TRANSFUGE N°70

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Septembre 2013 / N° 70 / 6,90 €

TRANSFUGE Choisissez le camp de la culture

LITTERATURE

Raymond Chandler

maitre spirituel La tentation americaine des ecrivains français CINEMA

Arnaud Desplechin Le grand retour Billy Wilder, faux misogyne ?

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Jean-Claude Taki

Les Heures

pâLes La vie cachée d’un père

soTChi invenTaire Les rives d’une ville sans présent

ÉDITIONS INTERVALLES - 80, boulevard Haussmann 75008 Paris - 01.53.43.83.30 - www.editionsintervalles.com


par Vincent Jaury

est une bien belle rentrée littéraire que cette rentrée française. Des premiers romans prometteurs, Loïc Merle par exemple, qui signe un livre assez exceptionnel, L’Esprit de l’ivresse (Actes Sud). Des confirmations avec François Bon et son Proust est une fiction (Seuil), une creative nonfiction (genre encore trop rare en France) parfaitement maîtrisée ; ou avec Philippe Vasset et sa Conjuration (Fayard), qui tente, aussi par la non fiction, de dessiner un Paris inédit. Thomas Clerc, de son côté, relit Perec, dans Intérieur (Gallimard), avec un certain brio.

Trois romans plus aboutis que les autres

Celui de Yannick Haenel, Les Renards pâles (Gallimard, L’infini). L’auteur, après son Jan Karski et sa plongée dans l’histoire, revient à notre monde contemporain. Un homme, Jean Deichel, décide de déserter notre société. Et participera à une révolution de sans-papiers. Si le style d’Haenel reste lyrique, il s’est allégé par rapport à l’excellent Cercle. Moins d’adjectifs rendent les phrases plus rapides. Si le livre est encore celui d’un esthète, il est aussi plus politique que ses précédents. Haenel s’est radicalisé, le roman prend la forme d’un manifeste, et il réfléchit comme il nous le dit dans le long entretien qu’il nous a accordé, sur le passage possible du Je au Nous. La révolution sera l’œuvre notamment des sanspapiers, Haenel se rappelant sûrement de la phrase de Robbe-Grillet : « N’oubliez pas que ce sont toujours les étrangers qui préparent la révolution. » Low Life de Nicolas Klotz est de toute évidence une autre de ses inspirations sur ce sujet-là. Haenel fait partie de ces écrivains, comme Allen Ginsberg, pour qui la littérature est la recherche d’une nouvelle sagesse. Dans ce livre, elle devient action. Celui de Tristan Garcia, Faber, le Destructeur (Gallimard). Garcia est un auteur que nous ne suivions pas à Transfuge. Nous n’avions par exemple pas été enthousiastes comme la majorité de la presse sur La Meilleure part des hommes, roman que nous avions jugé sociologisant. Là, il faut bien dire que Garcia nous a surpris. Certes, nous n’avons pas à faire un styliste de premier ordre. Garcia n’est un disciple ni de Céline, ni de Proust, ni de Joyce. Il se situe ailleurs. Il a une virtuosité,

une intelligence du roman rares. L’exceptionnel de ce livre est la tension qu’il y a en permanence entre le roman à thèse qui se déploie (le déclassement des classes moyennes d’aujourd’hui) et les tentatives réussies de déjouer cette aspiration. Par l’introduction dans le livre du roman de genre (polar) du film de genre (le fantastique), et par la construction, pas à pas, de vrais personnages, Faber donc, et ses amis Madeleine et Basile. Des personnages à la psychologie détaillée, replacés dans un contexte économique et sociologique précis mais pas écrasant. Enfin par l’humour, dans un passage extraordinaire où il nous lance sur une fausse piste, et où il explique au lecteur, point par point, son personnage principal. Cela, pour finir par dire que tout ça est de la foutaise. Le romancier, à ce moment-là, vient de liquider le philosophe (Garcia est docteur en philosophie). Et c’est justement cette guerre à laquelle se livre Garcia, entre sa part philosophique et sa part littéraire, qui fait de ce roman un livre puissant, original et très honnête, et dont le dispositif fonctionne à merveille. Celui de Jean-Philippe Toussaint, Nue (Editions de Minuit). Dernier volet de sa tétralogie, le livre est un régal. Ni thèse ni sagesse dans ce livre, pour Toussaint la littérature n’est pas du côté de la recherche du sens. Il pourrait, comme Claude Simon dans son discours pour la réception du Nobel en 1985, citer Barthes : « Si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien, sauf qu’il est. » On retrouve Marie rompant avec le narrateur dans ce roman sous influence robbe-grilletienne et proustienne (on pense à Albertine disparue). L’occasion pour Toussaint, comme il sait si bien le faire, de décrire de très belles scènes, sensuelles en diable : la scène de la robe emmiellée et celle de l’exposition, avec un jeu sur les points de vue remarquable. On parle de lui pour le prix Goncourt. Ce serait mérité. Au prochain numéro, nous aborderons la rentrée littéraire étrangère. Il nous a paru en effet judicieux de séparer la française de l’étrangère pour mieux les traiter, pour leur accorder plus d’espace, tant les livres intéressants sont nombreux. En espérant que vous partagerez, chers lecteurs, notre allégresse. EDITORIAL / Page 3

EN PLEIN CHAOS

Trio gagnant : Toussaint, Garcia, Haenel


P.16

Dossier

Rentrée littéraire

N°70/septembre 2013

Pour attaquer p.3

3/ éditorial – 6/ j’ai pris un verre avec… – 8/ le nez dans le texte 9/ dégoûts et des couleuvres - 10/ le journal de… – 12/ la mémoire retrouvée 14/ page des libraires – 15/ club Transfuge

Rentrée littéraire p.16

18/ 10 points : Pour tout savoir de la rentrée littéraire 20/ entretien : Jean-Philippe Toussaint 26/ entretien : Yannick Haenel 32/ entretien : Tristan Garcia 38/ critique : Ormuz, Jean Rolin 39/ critiques : Trois grands fauves, Hugo Boris La Fabrique du monde, Sophie Van der Linden

40/ critiques : Mon prochain, Gaëlle Obiégly

Proust est une fiction, François Bon

P. 48

Littérature

La tentation des Etats-Unis

41/ critique : La Conjuration, Philippe Vasset 42/ critique : L’esprit de l’ivresse, Loïc Merle 43/ critique : Plonger, Christophe Ono-dit-Biot 44/ critiques : La saison de l’ombre, Léonora Miano Petites scènes capitales, Sylvie Germain

45/ critique : Arvida, Samuel Archibald 46/ critique : Intérieur, Thomas Clerc 47/ contrefaçons : Il faut beaucoup aimer les hommes, Marie Darrieussecq La Nostalgie heureuse, Amélie Nothomb

48/ remous : La tentation des Etats-Unis 52/ déshabillage : Philippe Vasset 56/ relecture d’un classique : Philip Marlow, maître spirituel

P. 60

Cinéma

Arnaud Desplechin

sommaire

Cinéma

P. 76

Page 4 / TRANSFUGE

Cinéma

Billy Wilder

Cinéma p.60

60/ ouverture : Jimmy P., Arnaud Desplechin 63/ critique : Ma vie avec Liberace, Steven Soderbergh 64/ critique : Tirez la langue, Mademoiselle, Axelle Ropert 65/ critique : La Bataille de Solférino, Justine Triet 66/ critique : Vic + Flo ont vu un ours, Denis Côté 67/ critique : Ilo Ilo, Anthony Chen 68/ remous : Le monde d’hier, le cinéma d’aujourd’hui 72/ déshabillage : Serge Bozon 76/ relecture d’un classique : Billy Wilder, faux misogyne ?

Et pour finir p.80

80/ poésie : Lapins, lapins, Luo Ying 82/ lire dans le noir : Première station avant l’abattoir, Romain Slocombe 84/ une case en plus : Montage, Jun Watanabe, Tyler Cross, Fabien Nury et Brüno, Uriel, Samuel, Andrew, Will Argunas

86/ classique livre : De la littérature industrielle, Charles-Augustin Sainte-Beuve 88/ DVD : Sergio Sollima, Victor Kossakovsky et Luigi Comencini 90/ médias : Ginsberg et compagnie 92/ fabrique d’un acteur : Matt Damon 94/ tout, tout pour ma série : Platane 95/ la bonne séquence : La dernière fois que j’ai vu Macao 96/ papier à musique : Dialogue de soul 97/ les choses : Plaidoyer pour le livre 98/ état des lieux : En attendant pire



J’AI PRIS UN VERRE AVEC

Justine Triet par Louis Séguin - photo Bruno Lévy

«J

e suis jamais fatiguée d’habitude, mais là, pour la première fois, ça commence un peu. » C’est concevable : La Bataille de Solférino, le premier long métrage de Justine Triet, a suscité un engouement en festivals qui a commencé bien avant sa sortie en salles (en septembre). Cannes d’abord, où la réalisatrice présentait son film à l’ACID. « J’étais vraiment étonnée de l’accueil, je ne m’attendais pas à ça. En plus, avant de partir, j’étais presque sûre qu’il n’y aurait pas de relais médiatique. » De fait, en le découvrant, nombreux sont ceux qui se sont insurgés de ne pas le voir programmé

Ce qui relie beaucoup de réalisateurs aujourd’hui, c’est que l’on tourne même sans avoir tout l’argent qu’on voudrait. dans une sélection plus prestigieuse. Puis, il y a eu le festival Paris Cinéma en juillet, où La Bataille de Solférino a emporté le prix du public. Lequel public est lessivé partout où le film passe, pris à témoin de la lutte hystérique d’un homme (Vincent Macaigne) et d’une femme (Lætitia Dosch) pour savoir lequel est le plus normal des deux. L’enjeu : la garde de leurs enfants. En plein montage de la bande-annonce, Justine Triet a donc encore l’air épuisé par le rythme trépidant de son film et un Page 6 / TRANSFUGE

tournage au milieu de la foule des hollandistes. Elle a dû composer avec les aléas de l’actualité directe, le jour du second tour de l’élection présidentielle. Le résultat de l’élection a d’ailleurs demandé, quelques jours avant le tournage, un ajustement de scénario. Lequel composait à l’origine avec la victoire de Sarkozy… La pression et la fatigue sont d’autant plus manifestes pour la réalisatrice que cette Bataille est en passe d’être élevée au rang de porte-étendard du « jeune cinéma français ». Cette mouvance identifiée (à tort ou à raison) par la presse depuis quelques mois. Après avoir été sceptique sur la pertinence de cette étiquette, la réalisatrice commence à y souscrire peu à peu. « Mon point de vue évolue là-dessus. Ce qui relie beaucoup de réalisateurs aujourd’hui, c’est que l’on tourne même sans avoir tout l’argent qu’on voudrait. Mais je ne défends pas pour autant le cinéma ‘‘fauché et énergique’’ comme credo. Ce que je ressens dans ce côté bande, c’est peut-être l’influence du documentaire. Beaucoup de jeunes réalisateurs y ont vu une nouvelle façon de jouer, de diriger les acteurs. » Justine Triet précise alors : « Il y a surtout des amitiés très fortes, des gens avec qui je communique beaucoup. C’est le cas de Virgil Vernier {réalisateur d’Orléans NDLR}, nos films se parlent même s’ils sont extrêmement différents. » Elle lui confie d’ailleurs un rôle dans son film, tout comme à Arthur Harari, autre jeune cinéaste, et Vincent Macaigne, le JeanPierre Léaud de la potentielle nouvelle Nouvelle Vague. Quoiqu’il en soit, Justine Triet revendique une esthétique « presque un peu sale », quelque chose de non cinégénique qui se rapprocherait de la vie. Avec, en ligne de mire, l’envie de « voler quelque chose au réel ». Sans répit.


Directeur de la publication Gaëtan Husson édition Steve Krief

Conception et réalisation graphique Fabien Lehalle Direction artistique Danielle Zetlaoui (Synapse Productions, 34, rue Daguerre, 75014 Paris) Rédacteur en chef cinéma Damien Aubel Rédactrice en chef littérature Oriane Jeancourt Galignani Rédaction Philippe Adam, Fabrice Hadjadj, Frédéric Mercier, Sophie Pujas, Vincent Roy, Louis Séguin, Benoît Sabatier, Cécile Guérin, Mickaël Demets, Salomon Malka Chroniqueur François Bégaudeau Photographes Bruno Lévy, Olivier Roller Illustrateurs François Olislaeger, Caroline Gamon, PieR Gajewski

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le nez dans le texte

L’anarchimiste par François Bégaudeau

C

Le Bocage a la nage Olivier Maulin Balland 416 p., 18,90 e

omme on parle de fond de l’air, le fond du Bocage à la nage d'Olivier Maulin est anar. Une faune d’individus s’y fédère sous le courtois slogan reporté sur le panneau du domaine du Haut-Plessis : « Prière de ne pas nous emmerder. » Anar désigne moins un positionnement politique qu’une humeur. Une humeur de lâchemoi la grappe. L’anar ne théorise pas sur la police comme bras armé du capitalisme : il aime pas les képis, point barre – « flicaille, condés, matuche, poulets, perdreaux, poulardin, toute la volaille pourrie ». L’anar, c’est la France d’en bas qui dit merde à celle d’en haut. Et la France des champs à celle des villes. Nous sommes au cœur d’une Mayenne fièrement campée sur sa ruralité. Utilise-t-on vraiment ces mots en Mayenne  ? Non, évidemment. Pas plus qu’on ne dit « ciboulot », « poiscaille », « Jean-foutre », « bourre-pif », « berlue », « furax », « vioques », « vioquards », « tarin », « barouf », « tout le toutim » et autres antiquités verbales ressorties par Maulin. Celle langue tient plutôt de l’argot du Ménilmontant des années 30-60. La sédition n’est pas géographique mais temporelle. L’anar est d’abord en bisbille avec son temps, qui n’est justement pas le sien. L’anar est d’ailleurs si souvent vieux que « vieil anar » est devenu un syntagme insécable. A l’exception de Léonie, qui incarne non pas tant la jeunesse contemporaine (quelle horreur) que l’invariant de la jeune femme désirable, le casting du roman présente une moyenne d’âge élevée. C’est ici que l’anar est de droite. Ici que son refus s’incarne en camp retranché, ou en vieille maison dupontellienne encerclée par les spéculateurs immobiliers. Ici que le genre attitré de l’anar est le nanar d’antan, avec ses duos de flics pas dégourdis (Martin et Béjart) et des coups de fil du ministre de tutelle pour limoger ces nickelés, car dans le dossier « y a de quoi faire sauter trois fois la République ». Mais c’est aussi ici que Le Bocage à la nage s’émancipe de la majoritaire litanie réac. Parce que justement il ne s’agit que de nanar. Le camp retranché est gaulois jusque dans l’inconséquence. On y festoie en paillards banquets dont les tonitruantes imprécations retomberont avec l’ivresse, si jamais elle retombe. « S’ils suppriment les quotas, j’m’immole par le feu devant la préfecture ! Il y eut un éclat de rire général. » Ainsi va la Gaule : la diatribe y est aussi provisoire qu’une érection, et tout finit par des chansons rieuses. Fond réac ? Fond comique.

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Rien de tel qu’un peu de sauce réac pour égayer les débats de table – et avant de vomir un attablé clamera : « marre du politiquement correct ! » De la revendication identitaire, Maulin s’extirpe surtout par la radicalisation. Par le rehaussement du vieux réac en contre-révolutionnaire prompt à « faire chier la République », comme le bien nommé Jean Chouan. Fantasmer sur l’Ancien Régime ou le Moyen Age, ça a déjà une autre gueule que la routinière nostalgie des années 50-70. Maulin s’élève de la case Murray à la case De Maistre (ou Cioran, ou Céline). Et ne s’arrêtera plus en chemin. Alors que « le comte n’avait qu’un seul ennemi, mais de taille : le monde moderne », Louis, auteur d’une belle diatribe contre le remembrement, en vient à conclure : « Je tiens la civilisation pour le grand fossoyeur de l’humanité. » Attendu que les «  Egyptiens sont des dégénérés  », jusqu’où remontera-t-on ? Loin, si loin que le saut n’est plus temporel mais topographique. Le livre commence avec Philippe Berthelot, représentant en monte-escaliers, en train de consulter une carte. Ce qui arrive par la suite tient du changement d’échelle, de la déviation, de la sortie de route. Le récit fait un écart qui nous projette à l’écart, à part, nulle part, en utopie. Non pas le monde d’avant, mais un autre monde. Celui dont rêva le philosophe Jean-Louis Aubert ? En tout cas un territoire soustrait aux lois ordinaires et régulé dans un esprit rétrocommuniste : («  L’avant-garde du grand retour en arrière »), où chacun cultive sa propre parcelle et se promène nu s’il le souhaite. Tout ça par la grâce du comte du Plessis, vieil aristocrate loufoque et alchimiste à ses heures. De la boue en or ? Non, une société verrouillée en communauté libre. Grâce à la magie de l’écrit. J’écris communauté libre, et hop c’est fait. L’alchimiste en chef, c’est le narrateur. Celui qui raconte. Celui qui, racontant, peut tout. Celui qui peut figurer un bocage inondé ou un « Pote-Jésus » venu de la planète Mer flanqué de son âne Ali Baba. Ici, le seul maître est le pourquoi pas. « A partir du moment où il y avait un monde des fantômes, pourquoi n’y aurait-il pas un monde de nains ? C’était son raisonnement. » Dans ma chambre, lisant cela, il y eut un éclat de rire général. Schématisons  : dans son drolatique roman, Maulin tantôt délivre des discours via ses personnages, tantôt les met en action. Quand il discourt, il est réac. Quand il narre, il est libertaire. Le discours ressasse le foutu, le récit explore le possible. Le discours est anar, le récit est anarchiste.


Degouts et des couleuvres

© DR

Allen Ginsberg & friends au rythme de la béatitude

Rencontre avec Jean-Jacques Lebel, premier traducteur d'Allen Ginsberg en France dès les années 1960 et artiste plasticien, qui a réalisé le documentaire Beat Generation, diffusé le 18 septembre sur Arte. Propos recueillis par Louis Séguin

1/ Quel est le livre que vous n’emporteriez jamais sur une île déserte ? Mein Kampf !

2/ A quel livre ressemble votre vie en ce moment ?

Gulliver ; hélas, je suis vraiment convaincu qu’il y a un combat entre le poète, l’artiste et la société. Soit l’on accepte d’usiner des produits de consommations vides, de répondre à la demande de divertissement, soit on fait partie de la petite minorité qui accepte de renoncer au succès commercial immédiat, aux honneurs. Les personnages les plus intéressants ont toujours été marginalisés. Gulliver a été assailli de toutes parts, mais a fini par se libérer de tous ces nains. Il y a comme une justice poétique à tout ça.

3/ Quel classique n’avez-vous jamais lu ?

La Bible. Ceausescu, qui était immonde par ailleurs, a eu l’idée d’utiliser des Bibles comme papier pour les toilettes publiques, et je trouve que c’est très bien comme ça.

4/ Quel compliment récent vous a fait le moins plaisir ?

De manière générale, quand j’expose, en ce moment au Mamco de Genève, les gens me disent « c’est merveilleux, sublime », par souci de mondanités. Et je déteste cette mondanité superficielle qui envahit le monde de l’art.

5/ A qui ne s’adresse pas votre travail du moment ?

A BHL, qui prétend s’intéresser à l’art. Mon documentaire ne s’adresse pas aux pseudo-philosophes, aux gens qui sont dans le simulacre, et je serais très content que mon documentaire ne leur plaise pas.

6/ Ce qui vous plaît le moins dans votre activité ?

C’est épuisant. J’ai mis 23 ans, depuis 1990, pour monter ce projet sur la Beat Generation. De même, j’expose en ce moment un labyrinthe au Mamco de Genève, qui représente mon ressenti face aux tortures

de l’armée américaine en Irak. J’ai mis plusieurs années à trouver un lieu d’exposition. Il faut vivre 200 ans pour réussir à concrétiser quelques projets.

7/ Quel écrivain n’inviteriez-vous pas à dîner ?

Beat generation Arte le 18 septembre

Céline. J’admire son écriture, mais c’est une telle ordure que je ne voudrais certainement pas bouffer avec lui. Comment voulez-vous parler avec un maniaque ?

8/ Le réalisateur que tout le monde aime et que vous n’aimez pas ?

Clouzot, je trouve ça totalement sans intérêt. Je préfère Jonas Mekas.

9/ L’expression qui vous énerve le plus ?

Les gens qui ponctuent leurs phrases par « tu vois » : « Hier je suis allé là, tu vois, et puis demain j’irai là, tu vois, et il m’a dit ceci, tu vois. » Vous voyez ?

10/ A qui vous a-t-on dit que vous ressembliez, et que vous n’aimez pas ?

Un jour, un type m’a arrêté dans le métro et m’a dit : « C’est vous, Peter Ustinov ? » Et j’ai répondu : « Yes ! » Mais je n’en fais pas une maladie.

11/ L’artiste que vous aimiez et que vous détestez maintenant ?

Andy Warhol. J’aimais beaucoup ses premiers travaux et je n’ai pas du tout aimé ce qu’il est devenu, un artiste tombé dans l’usinage commercial. Peutêtre que j’ai été trop enthousiaste à son sujet. Cela dit, j’aime toujours sa première période.

12/ Ce que vous avez fait et que vous aimez le moins ?

Je trouve toujours que j’aurais pu faire mieux. Mon premier livre sur les happenings, par exemple, aurait pu être plus exigeant. Mais je pense que ce qu’on fait résume et contredit ce qu’on a fait auparavant. POUR ATTAQUER / Page 9


C’est l’été Jerry Lewis, l’occasion de vérifier que

le journal de

l’Idiot est mon personnage de comédie préféré Réalisatrice de Tirez la langue, Mademoiselle qui sort le 4 septembre, et scénariste de Tip Top de Serge Bozon, qui sort le 11 septembre, Axelle Ropert nous propose un joyeux match littérature vs cinéma.

© DR

15 juin 2013

Axelle Ropert

Je m’étais toujours promis de ne jamais tenir un « journal d’artiste ». J’aime les journaux intimes, mais je suis quand même souvent agacée par le côté « goûteur de petites choses », « contempteur de l’époque », et le « quant-à-soi soigneusement entretenu » du genre. J’ai commencé ma vie en adorant la littérature. Le cinéma s’est greffé plus tard sur cette passion première, à la fin de l’adolescence, alors même que j’ava is déjà dix ans de lectures intensives derrière moi. Je me pose souvent la question de savoir si c’est le cinéma ou la littérature qui est désormais le plus important pour moi. En tout cas, l’expérience de spectatrice m’a fait adorer cette démocratie joyeuse qu’est le septième art, là où la littérature est fondée sur la solitude. La littérature apprend à être seul, le cinéma à être à plusieurs. Il n’empêche que mon premier film, Etoile violette (un moyen métrage), est consacré à Jean-Jacques Rousseau, une figure absolue du solitaire captée par cet art d’être ensemble qu’est le cinéma. Un faux paradoxe ? Cinéma : 1 point / Littérature : 1 point. Le match est lancé.

6 juillet 2013

Tirez la langue, mademoiselle avec Louise Bourgoin, Laurent Stocker... Pyramide Distribution sortie le 4 septembre

C’est le début de l’été, je croise des enfants qui courent avec des bouquets à la main, des boîtes de chocolat empaquetées, soucieux de faire plaisir à la maîtresse en ce dernier jour d’école. J’ai un petit garçon qui a appris à lire cette année, et j’ai trouvé ça merveilleusement cinématographique comme situation. Le cinéma est très fort pour filmer la découverte par un enfant du savoir : je repense à la séquence du poème récité par une jeune fille sauvageonne dans Un jeu brutal de Jean-Claude Brisseau, ou à Maurice Pialat en instituteur de la IIIe République engueulant tendrement ses élèves, dans La Maison des bois. Cinéma : 2 points / Littérature : 1 point. Je ne suis absolument pas fétichiste en matière de cinéma, je ne me repasse jamais à satiété les séquences aimées d’un film, mais en littérature, je collectionne des petites choses qui me ravissent. La collection « Domaine étranger » de Jean-Claude Zylberstein aux Belles Lettres, par exemple. Ou encore « Domaine anglais », l’ancienne collection de Pierre Leyris au Mercure de France (si un éditeur lit ces lignes, pourrait-il relancer la traduction de Dorothy Richardson ? Ceci est un vrai SOS). Cinéma : 2 points / Littérature : 2 points. Egalité.

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15 juillet 2013

Le cinéma m’offre souvent des plaisirs fictionnels que la littérature contemporaine m’interdit. Par exemple, le plaisir du feuilleton. Je suis allée voir avec un ravissement absolu : Shokuzai, le feuilleton japonais de Kiyoshi Kurosawa. C’est génial de profondeur (l’assassinat d’une petite fille hante tout un groupe) et d’irrespect. Nulle grandeur conventionnelle du deuil, mais au contraire une manière de brusquer le chagrin par des éclats d’humour noir ou des saillies grotesques. Lorsque j’étais petite fille, je me lançais l’été dans la lecture de sagas romanesques. Adulte, je regarde des séries qui me procurent un plaisir similaire, celui du récit au long cours. Cinéma : 3 points / Littérature : 2 points.

30 juillet 2013

J’ai toujours une grande joie quand je découvre un écrivain que je ne connaissais pas : joie de s’assurer que la littérature est inépuisable et que, jusqu’à la fin de mes jours, j’aurai des trucs géniaux à lire. Par hasard, j’ai acheté Cassandra au mariage de Dorothy Baker, parce que j’ai été attirée par le bandeau publicitaire : « Carson McCullers a adoré ! », ça m’a renversée. Je déniche illico presto son deuxième livre, Le Jeune homme à la trompette, qui parle du jazz et donne envie d’adorer cette musique à ceux qui ne l’aiment pas du tout (moi en l’occurrence) et qui se lit la gorge nouée. Et je lance un second SOS : un éditeur français pourrait-il faire traduire le reste de l’œuvre de Dorothy Baker ? Cinéma : 3 points / Littérature : 3 points.

4 août 2013

Dans un mois sort mon film. Dans la rue, les visages de gens commencent à revêtir ceux de mes spectateurs potentiels : « Ah, celui-ci a l’air rêveur, il est pour moi »… « Ah celle-là, elle est trop fifille, elle n’est pas pour moi. » Le mois d’août est un mois merveilleux pour aller au cinéma, une disponibilité bienveillante des esprits détend l’atmosphère de toutes les salles. C’est l’été Jerry Lewis, l’occasion de vérifier que l’Idiot est mon personnage de comédie préféré, et la création de l’idiotie un truc fascinant. Bizarrement, j’adore rire au cinéma, mais les romans drôles ne m’attirent pas. Ils me paraissent toujours mineurs au regard de la littérature « sérieuse ». Cinéma : 4 points / Littérature : 3 points. Le match continue, l’automne est presque là.


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