TRANSFUGE N°73

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Décembre 2013 / N° 73 / 6,90 €

TRANSFUGE Choisissez le camp de la culture

SPECIAL Claude Simon, Alain Robbe-Grillet, François Mauriac, Curzio Malaparte, Jack London, Robert Penn Warren, Douglas Sirk, YasujirÔ Ozu, Raoul Walsh, John Huston…

LITTéRATURE

Grand entretien

László Krasznahorkai La littérature politique, c’est quoi au juste ? M 09254 - 72 - F: 6,90 E - RD

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CINéMA

James Gray,

rencontre avec un maître d’aujourd’hui


LE NEW YORK DES ECRIVAINS MICHKA ASSAYAS STÉPHANE AUDEGUY EMMANUELLE BAYAMACK-TAM FRANÇOIS BÉGAUDEAU ARNO BERTINA CLÉMENCE BOULOUQUE CHLOÉ DELAUME YANNICK HAENEL VINCENT HEIN ORIANE JEANCOURT GALIGNANI ALAIN MABANCKOU CHRISTINE MONTALBETTI TANGUY VIEL ILLUSTRATIONS DE FRANÇOIS OLISLAEGER SOUS LA DIRECTION DE VINCENT JAURY

STOCK


A

par Vincent Jaury

ntonin Artaud, excessif, radical, écrivain, à sa façon, de la table rase, nous a servi de point de départ pour le dossier de ce numéro de Transfuge, consacré aux films et aux romans oubliés ou alors voués aux gémonies. « Protestation contre le rétrécissement insensé que l’on impose à l’idée de culture en la réduisant à une sorte d’inconcevable panthéon. » Cette phrase tirée du texte incroyable « Pour en finir avec les chefs-d’œuvre », (Le Théâtre et son double, 1938) est d’une telle modernité, qu’elle nous sert encore aujourd’hui. Elle nous sert à chaque numéro, ici à Transfuge, pour continuer à nous débattre dans la culture contemporaine, hors panthéon ; cette culture littéraire et cinématographique au sein de laquelle nous tentons de vous donner des repères. Ce numéro, à ce titre, est particulier puisque, comme au mois de décembre de l’année dernière, nous nous retournons vers les classiques. Histoire de faire une pause, une pause hivernale permettant de revenir de près à des textes et des films qui souffrent parfois d’analyses sommaires et impressionnistes. Il était temps donc de refaire un point. Revenir aux classiques ne signifie pas trahir notre ami Antonin Artaud, au contraire. C’est aller certe du côté du panthéon, mais plutôt du côté des caves noires et insalubres, où reposent, semble-t-il, des milliers d’œuvres d’art qui méritent de sortir des oubliettes.

En effet, combien de romans et de f ilms retenons-nous des écrivains et cinéastes canonisés ? Si peu en vérité. Si tout le monde lit Le Cid, combien d’entre nous ont lu Sertorius ou Suréna ? Lutter contre le rétrécissement de la culture, c’est donc ce que nous avons fait en lisant un Claude Simon méconnu, Le Vent, un Mauriac injustement oublié, Les Anges noirs, un Jack London loin du Grand Nord, Patrouille de pêche, un Robert Penn Warren, connu pour ses Fous du roi et pourtant auteur aussi du très beau L’Esclave libre ; en visionnant un Douglas Sirk de la première période jamais cité par les cinéphiles et pourtant réussis, L’Aveu, ou le mal-aimé Rideau déchiré d’Hitchcock. Contre tout avis réactionnaire, nous pensons que le panthéon est aisément démantelable. Il est difficile de croire aujourd’hui à des positions fermes dans le domaine esthétique. Artaud le radical, notre contemporain, nous exhorte en fait à la pondération, à un peu plus de perplexité devant les œuvres d’art. Bref, on déconstruit et reconstruit. En redonnant un peu d’hétérogénéité à nos deux champs de prédilection, la littérature et le cinéma, nous vous offrons un peu de liberté. De cette liberté de choisir ses classiques, défendre ses contemporains dont Transfuge se veut la figure de proue en 2014. Au nom de toute la rédaction, bonne année à tous !

ÉDITORIAL / Page 3

EN PLEIN CHAOS

Protestation


sommaire

N°73/Décembre 2013

P.16

Le grand entretien

László Krasznahorkai

Pour attaquer p.3

3/ éditorial – 6/ j’ai pris un verre avec… – 7/ page des libraires – 8/ le nez dans le texte 9/ dégoûts et des couleuvres –10/ le journal de… – 11/ club Transfuge 12/ la mémoire retrouvée – 14/ festivals

Le grand entretien p.16

16/ introduction 19/ entretien : László Krasznahorkai

Littérature p.24

Littérature

P. 32 Révolutions de papier

24/ ouverture : À Bord du Googol, Miquel de Palol 28/ critique : Stone Arabia, Dana Spiotta 29/ critique : La Route du Donbass, Serhiy Jadan 30/ critique : Lettres à Poséidon, Cees Nooteboom 31/ critiques 32/ remous : Révolutions de papier 36/ déshabillage : Clerc le notaire

Cinéma p.38

38/ ouverture : The Immigrant, James Gray 43/ critique : Rêves d’or, Diego Quemada-Diez 44/ critique : A Touch Of Sin, Jia Zhang-ke 45/ critique : La Jalousie, Philippe Garrel 46/ critiques 48/ remous : Strip-tease 52/ déshabillage : Louis Garrel

Dossier p.54

P. 38

Cinéma

James

Gray

54/ Les classiques oubliés 58/ les livres : Le Vent, Claude Simon - Le Voyeur, Alain Robbe-Grillet Le Bal au Kremlin, Curzio Malaparte - Patrouille de pêche, Jack London Les Anges noirs, François Mauriac - L’Esclave libre, Robert Penn Warren Le Tramway, Claude Simon - Tous les coqs du matin chantaient, Nicolas Bouvier, ThierryVernet - Les Extravagants, Paul Morand - Le Chrysanthème, Robert Pinget Monsieur Pain, Roberto Bolaño - Maggie Cassidy, Jack Kerouac

68/ dialogues avec : Alberto Manguel 70/ le choix des écrivains 72/ les films : L’Aveu, Douglas Sirk - Le Fils unique, Yasujirô Ozu

P. 54 Dossier Les classiques oubliés Dossier

The Phantom light, Michael Powell - Le Vent de la plaine, John Huston L’Homme-léopard, Jacques Tourneur - La Blonde et le Shérif, Raoul Walsh Lydia, Julien Duvivier - Haute société, George Cukor Trois places pour le 26, Jacques Demy - Coup de cœur, Francis F. Coppola Beyond therapy, Robert Altman - Le Rideau déchiré, Alfred Hitchcock Les Feux du music-hall, Federico Fellini - à bientôt, j’espère, Chris Marker

82/ dialogue avec : Olivier Assayas 84/ le choix des cinéastes

Et pour finir p.86

86/ fabrique d’un acteur : Robert Redford 87/ lire dans le noir : Nu dans le jardin d’Éden 88/ la bonne séquence : La Jalousie, Philippe Garrel 90/ papier à musique : Christiane F. 92/ médias : La bande à Beigbeder 94/ DVD : Apostrophes 95/ la vie intérieure de l’intervieweur : Polanski 96/ une case en plus : É. Davodeau , F. Bégaudeau et C.Oubrerie, F. Peeters 97/ les choses : L’hypothèse du sentiment 98/ états des lieux : Deux grosses perles de malheur Page 4 / TRANSFUGE

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par Frédéric Mercier

J’

attends Bertrand Tavernier chez lui. C’est-àdire à l’Institut Lumière de Lyon dont il est le président. Au cours du Festival Lumière, entre deux séances de vieux films, Tavernier a l’habitude de se promener dans son jardin de l’institut, du côté de l’ancien hangar des usines (où fut tourné le premier film de l’histoire) et de la villa Belle Époque des deux frères Lumière. Il s’installe à une table et me demande de bien vouloir l’attendre quelques instants. L’heure est grave : il cherche, un stylo à la main, dans le guide du festival, quel sera le prochain film qu’il ira voir. Le choix ce matin-là a l’air de le laisser dubitatif : ce sera En route pour la gloire de Hal Ashby ou un nanar adoré par Tarentino, son vieux copain à qui il remettra deux jours plus tard le très convoité Prix Lumière 2013. Bon gré mal gré, il opte pour le Ashby : « J’ai un mauvais souvenir du film. Quelque chose comme Les Raisins de la colère avec une esthétique de pub. Bon, de toute façon, on verra bien. » Quand je m’installe, je lui rappelle une anecdote. Il y a quelques

Faut quand même que j’aille le voir, ce Ashby. années, j’étais venu lui demander ce qu’il pensait de mon film de chevet : La Captive aux yeux clairs (The Big Sky), western souvent mésestimé de Hawks. Il m’avait répondu que son ami, le romancier James Lee Burke, tenait le livre de A.B. Guthrie Jr qui l’avait inspiré pour un chef-d’œuvre. Quelques années plus tard, Tavernier dirige désormais une nouvelle collection dédiée aux romans western chez Acte Sud qu’il a appelée « L’Ouest, le vrai ». L’occasion est rêvée de lui demander s’il compte enfin éditer The Big Sky : « Il fait partie de la sélection pour les prochaines sorties. Ce qui est incroyable, c’est que vous ne lirez jamais une seule étude en France sur le film où l’on parle de ce roman. Il y a de la part des critiques français un manque absolu de curiosité. La faute à la politique des auteurs. En Page 6 / TRANSFUGE

ne focalisant l’attention que sur le cinéaste, on a évacué les sources. » Pour une question de commodité de lecture, tout ce que me raconte Tavernier a été écourté. Entre l’ouverture et la fermeture des guillemets, il en a profité pour faire comme à son habitude de très nombreux détours. Il m’a expliqué que Guthrie était considéré par Burke comme un romancier aussi génial que Faulkner ou Hemingway. Il m’a aussi expliqué qu’il existe une suite à ce roman intitulée The Way West qui a inspiré un western avec Kirk Douglas et Robert Mitchum : « C’est malheureux que des écrivains comme Guthrie ou un type comme Jack Schaefer (dont le roman Shane a inspiré un grand western du même nom à George Stevens) soient méconnus en France. D’où l’idée de cette collection. Mais vous savez, il n’y a pas que le roman western qui a été négligé. C’est le cas aussi du roman noir. Tous les grands romanciers du genre ont été d’abord mal traduits et présentés dans des versions mutilées. Regardez Chandler. En France, il y a vraiment eu de la désinvolture vis-à-vis des formes populaires. Et dans le cas des westerns, l’ignorance est totale. On assimile ça à de la littérature enfantine. » L’heure tourne, Tavernier me parle des deux grands romanciers du genre avec lesquels il a inauguré la collection : Ernest Haycox (pour son livre Des clairons dans l’après-midi) et W.R. Burnett (pour Terreur apache). Selon lui, ces écrivains avaient dès les années 1930 et 1940 pourvu le genre des qualités que l’on allait louer bien plus tard aux westerns de Don Siegel et Clint Eastwood : « Déjà, il y avait chez eux de la sécheresse, de la fatigue, de la désillusion, de la boue et des héros que la communauté rejette. Trente ans avant le Nouvel Hollywood, ils faisaient du surwestern. Et c’est là que le bât blesse. Si on revenait aux sources, à ces fabuleux romans, on se rendrait compte du nombre de conneries qui ont été écrites sur le western au cinéma. » Déjà, Tavernier se lève car son film va commencer. « Faut quand même que j’aille le voir, ce Ashby. » En le saluant, je lui dis que le dossier du mois porte sur les œuvres oubliées ou mal aimées des auteurs classiques. « À l’international ? » me demandet-il tandis qu’il remet son chapeau. J’acquiesce. Il me dévisage : « Y aurait à dire. »Sans blague.

© DR

J’AI PRIS UN VERRE AVEC

Bertrand Tavernier


Le Dernier Arbre

de Tim Gautreaux Seuil « Cadre Vert » 416 p., 22 e

Librairie L’échappée belle 7, rue Gambetta 34200 Sète

Un premier roman magnifique d’un auteur américain inconnu en France. Une plongée sidérante en plein cœur des bayous du Sud des États-Unis dans les années 1920. La famille Aldridge y exploite avidement la forêt de cyprès jusqu’à épuisement, jusqu’au dernier arbre. Randolph est envoyé par son père pour sauver son frère aîné, Byron, meurtri par l’horreur de la Première Guerre mondiale, de la folie. L’arrivée de Randolph dans la scierie est une opposition frontale de deux mondes, celui de sa bonne éducation universitaire et de ses illusions face à la violence extrême d’un milieu sans morale que Byron surveille en tant que shérif primitif. C’est un roman onirique et violent, un grand roman du sud où l’on retrouve la puissance évocatrice et narrative d’auteurs comme Ron Rash, Joseph Boyden ou Russel Banks.

Daffodil Silver

de Isabelle Monnin éd. Jean-Claude Lattès 409 p., 19,50 e

Le tumulte des mots 6, rue de Rochechouart 75009 Paris

Avec une écriture sensible et précise, Isabelle Monnin nous plonge au cœur d’une saga extraordinaire. Daffodil, la narratrice, retrace le destin de sa famille un peu fantasque, dont tout l’univers tourne autour de la mort de la tante Rosa, sœur de la mère, Lilas, dont l’obsession sera de recréer, minute par minute, la vie de celle dont elle ne fera jamais le deuil. Un projet fou qui va vite la dépasser et emporter chacun dans un tourbillon incroyable. Un roman bouleversant sur la vulnérabilité de la vie et le travail de mémoire, écrit avec une délicatesse qui fait de ce roman un très grand livre.

UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE TOTALE “Svetlana Alexievitch signe un livre prodigieux.” Vincent Jaury, Transfuge

Les mots et les choses 30, rue de Meudon 92100 Boulogne-Billancourt

Michel Schneider, Le Point

“Extraordinaire.” Baptiste Liger, Lire

PRIX MÉDICIS ESSAI 2013

© Andrei Liankevich

“Un livre capital, bouleversant d'humanité.”

Trois personnages de l’inconscient collectif, dont la démesure est décrite sans fioriture dans ce bel ouvrage. Avec un ton résolument romanesque, l’auteur fait revivre le parcours de véritables monstres de vie, dont la reconnaissance historique éclipse le caractère outrageusement humain. Danton, c’est un taureau qui pleure d’incompréhension quand il saisit que personne ne l’empêchera d’aller à l’échafaud. Hugo, c’est un grand-père surpuissant qui gobe une orange pour amuser les petits. Churchill, c’est un vainqueur désavoué qu’un sommelier monégasque sort de l’ennui. Original et instructif ! Rencontre et dédicace le 5 décembre à partir de 19 heures aux Mots et les choses

Trois Grands Fauves de Hugo Boris Belfond 288 p., 18 e

POUR ATTAQUER / Page 7

ACTES SUD

la page des libraires

SVETLANA ALEXIEVITCH


le nez dans le texte

Éthique du caustique par François Bégaudeau

à

L’Ambition Iegor Gran P.O.L 224 p., 16,50 e

supposer qu’il y ait des familles d’écrivains, Iegor Gran appartient à celle des caustiques. Les ONG ici, l’écologie là, d’autres cibles ici et là, ont été plus ou moins tendrement écorchées par sa plume. Et justement la réussite de l’entreprise caustique réside dans ce « plus ou moins », dans l’art de « limiter la casse ». Il faut, dans ce genre où l’inépuisable flux de phénomènes risibles alimenterait des années de ricanement, savoir se restreindre. Poser la limite au-delà de laquelle la moquerie supplante en bêtise la bêtise moquée. Pour être à la hauteur de ce défi, il faudra jouer idéalement sur fond et forme : pertinence de la cible, qualité de la frappe. Or on peut perdre aussi sur les deux tableaux. Par exemple, s’attaquer à la faune superficielle des vernissages est aussi convenu que la décrire comme un « ramassis de pique-assiettes » et de « parasites ». Mais Gran parvient le plus souvent à sauver sa mise par une trouvaille verbale. Qu’on ne puisse pas vivre de poésie, c’est entendu ; noter que « les poètes n’obtiennent pas le moindre crédit immobilier », c’est déjà plus inédit. Que la race des ambitieux fonceurs soit à abattre, cela va sans dire ; les comparer à « ces chars de la Première Guerre mondiale, maladroits et sans vision latérale » méritait d’être dit. Et si le ridicule des « bisous, câlins, poutous et chatouilles » n’échappe qu’aux deux qui s’y adonnent, on l’avait rarement si bien résumé que par « tout l’infantile fatras de l’incontinence amoureuse ». Résumé est le terme clé. L’art caustique, l’humour en général, se mesure à la capacité de concision. C’est le moindre étalage verbal qui assure la réussite de « son intelligence de klaxon », « les mecs aussi prévisibles qu’un papier de toilette », « un fonctionnaire de droit divin ». À l’inverse, c’est son excessive dilatation qui plombe la description du notaire, lourdement flanqué d’une « chemise bleuâtre qu’on achète dans une boutique de province tenue par une vieille fille » ; et plus encore celle d’une mère prolo, « grosse chose à petites jambes, tenant davantage d’une souche que d’une femme, faisant mal aux yeux par sa laideur ». Là le caustique s’emporte, mord la ligne jaune, dépasse les bornes. Cette façon d’y aller en trois temps, d’y revenir à deux fois, confine au rentre-dedans. Le trait caustique doit être fin. Tracé sans en avoir l’air, il se fait entendre sans bruit. Voyons les lignes consacrées à décrire le salon invariable d’une espèce que l’auteur appelle drolatiquement – quoique le magazine soit devenu

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un repoussoir cliché – « telerama mediocris » : « Une télé 105 cm, une table basse où flottait, tel le radeau de la Méduse attendant le sauveur, une monographie de Botticelli (Éd. La Martinière, 85 euros). » Le plus fort, ici, n’est pas le plus ouvragé (« une table basse […] sauveur »), mais la parenthèse purement informative qui dit, mieux qu’un bon mot, à quel point un beau livre porte bien son nom : pièce de décor au contenu indifférent puisqu’on ne l’ouvre jamais. Radicalisons : les bons mots sont de trop quand nommer les faits suffit. Gran n’est jamais aussi élégant que lorsqu’il attrape les données objectives d’une époque d’universelle débrouillardise. Et il ne le fait jamais aussi bien qu’en racontant. En racontant que José, post-étudiant précaire, vend sur Internet des ordinateurs fabriqués en assemblant des pièces de portables en panne achetés sur eBay. Ou que, réparateur informatique deux jours par semaine, il s’en remet, démuni devant une machine, au protocole LDPM. Ce qui signifie : Lis Donc le Putain de Manuel. Ainsi le supposé spécialiste en vient à consulter la notice, puis s’en remet à des forums Internet qui conseillent de consulter… un spécialiste. Et José : « C’est de moi qu’ils parlent. » Circularité burlesque. Dans le cercle arbitraire des compétences et des mérites, il devient possible que José récupère, en interceptant un coup de fil, la manne des cours de maths privés que dispense son colocataire. Et lorsque son élève Bruno se rend compte de l’usurpation, tous deux trouvent un deal : tu fais semblant de m’apprendre des trucs, je fais croire à mes parents que j’ai beaucoup appris de toi, tu prends leurs 25 euros, et tu m’en donnes 10. Tope là. Les meilleurs marchés sont de dupes. Penchés peu après sur une dissertation de lettres, les deux complices se demandent s’ils sont fondés à recopier Wikipédia. Ils soumettent leur dilemme à un écrivain, Iegor Gran en personne, qui répond que les rédacteurs d’un devoir de littérature ne doivent surtout pas s’interdire de piller, les écrivains étant eux-mêmes de grands pilleurs. « Ainsi libérés, des ailes leur poussèrent et ils plongèrent sans complexe dans le pompage. » Ici l’auteur ne regarde plus de haut l’imposture universelle : il s’y inclut. Plus loin il remet une couche d’« autobashing ». Les gens l’imaginent toujours au travail ? Révélation : « Sous des apparences d’intense activité se cache une répugnante passivité d’iguane, aux lourds relents de charogne. » La charogne ne s’imposait pas, un peu redondante, mais là ça passe, puisqu’on s’acharne sur soi. Causticité bien ordonnée commence par soi-même.


DÉgoÛts et des couleuvres © DR

Rencontre avec Tewfik Hakem animateur et producteur de l'émission Un autre jour est possible sur France Culture. Propos recueillis par Louis Séguin

1/ Quel est le livre que vous n’emporteriez jamais sur une île déserte ? Ulysse de James Joyce.

2/ À quel livre ressemble votre vie en ce moment ?

À à peu près la majorité des poèmes de Jean Sénac, ceux réunis récemment en poche sous le titre Pour une terre possible (Points « poésie »).

3/ Quel classique n’avez-vous jamais lu ou vu ? L’Odyssée et l’Iliade d’Homère…

4/ Quel compliment récent vous a fait le moins plaisir ?

« Fabienne Pascaud partage tout à fait votre avis… » Depuis j’ai changé d’avis sur le livre en question – que je ne citerai pas.

5/ À qui ne s’adresse pas votre travail du moment ?

aller-retour payé dans la machine à remonter le temps. Station souhaitée : 1960-1963. Entre les tournages de Rocco et ses frères et du Guépard en passant par L’Éclipse d’Antonioni.

8/ Le réalisateur que tout le monde aime et que vous n’aimez pas ?

Abel Ferrara. Depuis Bad Lieutenant, ça date de plus de vingt ans déjà, il ne fait que foirer ses films, et on lui pardonne tout.

9/ L’expression qui vous énerve le plus ?

« Emballez, c’est pesé », au lieu de dire « Ok, yallah » en bon français d’aujourd’hui.

10/ À qui vous a-t-on dit que vous ressembliez, et que vous n’aimez pas ?

À la France qui ne se lève pas tôt, la chanceuse, et qui ne m’écoute pas à la radio à 6 heures du mat’, préférant le podcast ou l’écoute en ligne – quand elle veut, et si elle veut.

À un prestidigitateur, apparemment célèbre, qui a un nom sympathique et ridicule à la fois : Majax. Qu’il ait vingt ans, au moins, de plus que moi ne change rien à l’affaire. Partout où je vais dans le monde, on me le ressort !

6/ Ce qui vous plaît le moins dans votre activité ?

11/ Ce que vous avez fait et que vous aimez le moins ?

Me lever tôt, justement.

7/ Quel acteur n’inviteriez-vous pas à dîner ?

Alain Delon, sans surprise. Produire Mr Klein pour échouer trente-cinq ans après au FN, pff ! Avoir été le jeune premier chéri de Visconti pour finir, un demi-siècle plus tard, porte-parole des Frigide Barjot, c’est rageant ! Mais inviter Delon à un couscous-agneau, c’est quand même trop tentant. Allez, ok, mais avec un

Fêter mon anniversaire – et pour aggraver le cas avec des amis qui ont plus ou moins le même âge.

12/ L'artiste que vous aimiez et que vous détestez maintenant ?

Longtemps j’ai adoré Tintin au Tibet, quel con ! Aujourd’hui ceux qui soutiennent que Tintin au Congo est l’album le plus raciste d’Hergé et Tintin au Tibet son plus bel opus humaniste peuvent même intervertir les titres qu’ils me feront rire pareil. POUR ATTAQUER / Page 9


le journal de

Ragazzo solo,

ragazza sola

© P. Matsas/Opale/Acte Sud

Dans Lady Hunt, Hélène Frappat traque les fantômes. Ici, l’écrivain nous livre la chronique de ses jours et de ses nuits.

Vendredi 27 septembre

Hélène Frappat

À Manosque, il fait nuit en plein jour. Les participants de cette étrange « sieste littéraire » ferment les yeux. Bientôt les musiciens fredonneront leurs ballades lancinantes. Les écrivains diront leurs textes tout bas. C’est un exercice de cinéma, de radio, d’écriture, d’hypnose, de table tournante. Un trip, comme les improvisait le saxophoniste Art Pepper avec ses compagnons de prison. Peu à peu, la musique substituait à la geôle un monde infini de fiction. La rêverie écartait les murs. Parmi les ombres indistinctes, je me souviens d’avoir appartenu à la communauté fugitive des rêveurs.

Dimanche 29 septembre

lady hunt Actes Sud 320 p., 20 e

Il pleut, la nuit est douce, la nuit m’appartient : je vais au cinéma. Au Saint-Germain-des-Prés, les étoiles, au dos des sièges, s’éteignent doucement. Les deux acteurs de Io e te de Bernardo Bertolucci rejouent, trente-quatre années plus tard, la tragédie de La Luna. Rome est vue par l’ouverture du soupirail où se terre un adolescent. La drogue est le nom du lien qui enchaîne un enfant à ses parents. Comme une jeune fille est belle, déguisée en vampire. Soudain, les premières mesures de la version italienne de Space Oddity s’élèvent. J’avais acheté le vinyle de Bowie à Rome. « Dimmi ragazzo solo, dove vai ? Perche tanto dolore ? » Le frère et la sœur s’enlacent. Chaque nuance de leur amour, chaque geste de leur danse est chorégraphié avec la précision des musicals de l’ancien temps. « Hai perduto senza dubbio un grande amore… Ma di amori è tutta piena la città… La notte è un grande mare… Se ti serve la mia mano per nuotare… Grazie ma stasera io vorrei morire… » La pluie a cessé. La ville luit faiblement. Je vole au-dessus des rues en écoutant la chanson. « Perche sai nei miei occhi c’è un angelo, un angelo che ormai non vola più… » Personne n’a vu le film de Bernardo Bertolucci. Même Catherine Deneuve a lancé un appel aux spectateurs absents. « La nuit est une grande mer… Prends ma main, si tu veux, pour nager… Merci,

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mais ce soir je voudrais mourir… Parce que tu sais, dans mes yeux, il y a un ange, un ange qui désormais ne vole plus… »

Lundi 7 octobre

J’organise une soirée Poltergeist. Parfois, je ne sais pourquoi, un film ou un livre me convoque. Qu’est-ce qui, derrière l’écran bleuté qui hypnotise une petite fille, dans une grande maison où tout le monde dort, me tend la main ?

Dimanche 20 octobre

À peine arrivée à la Foire du Livre de Saint-Étienne (à l’issue d’un voyage en train, durant lequel j’ai partagé le compartiment avec un curé hitchcockien au regard inquiétant, et des supporters stupéfaits qu’une voyageuse se rende à Saint-Étienne pour autre chose que le match), je file à l’hôtel de ville rejoindre ma « tribune ». Ainsi m’accueille l’animateur du débat : « Je tiens à vous prévenir que je n’ai pas lu votre livre. Je n’ai pas reçu le SP. » (Traduction de l’idiome goujat : service de presse.) Que se passe-t-il si je préviens le public que le monsieur à ma droite balance des questions au hasard ? Depuis une période récente, j’ai découvert la vertu du silence (face à l’inélégance, la dinguerie…), mais aussi le plaisir de parler publiquement d’un livre, sans m’infliger l’imaginaire torture d’une confession. Alors je tente mentalement de renouer avec le plaisir, jusqu’au moment où la question tombe : « Diriez-vous que votre héroïne, Laura Kern, a plutôt réussi ou raté sa vie ? » Silence (je n’ai pas encore appris la vertu de l’esquive désinvolte. Une mystérieuse « vérité », derrière toute question, même inadéquate, encore et toujours me convoque). Finalement je réponds que pareil système de valeurs – réussir ou rater sa vie – est pour moi dégueulasse. Et que « nous autres écrivains, sommes tous des ratés, enfin j’espère » (j’aime souvent nous qualifier de zombies, mais là, ça tomberait à plat). Après le débat, derrière la table où signent les zombies, une dame, l’air apitoyé, m’aborde : « Pourquoi vous vous dévalorisez comme ça ? Vous ne savez pas vous vendre ! Vous devriez faire de la sophrologie. »


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