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Table des matières

5 Edito

7 Avant-propos : « Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous »

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Fabrice Lextrait, Axel Mbetcha Tiezan, Pierre Sanner, Mayalen Zubillaga

11 « Préparer le ragoût du monde à manger la tête pleine »

N’Goné Fall / Propos recueillis par Les Cuisines Africaines

17 Chefs in Africa : promouvoir les patrimoines culinaires africains de la fourche à la fourchette

Axel Mbetcha Tiezan et Dieuveil Malonga

24 « La cuisine africaine est fondamentalement multiculturelle »

Pierre Thiam

29 L’Afrique subsaharienne par le menu

Onze cuisiniers et cuisinières

47 Variations autour du gluant

Mayalen Zubillaga

54 Sauces et autres produits gluants dans les cuisines africaines, entre choix et nécessité

Monique Chastanet

59 Le projet OLEL : réinvestir la production alimentaire sur le continent africain

Jules Niang

65 Préserver le patrimoine culinaire grâce aux indications d’origine

Axel Mbetcha Tiezan

71 « L’alimentation en contexte de migration, c’est de l’alternance combinarde »

Chantal Crenn / Propos recueillis par Mayalen Zubillaga

84 Marseille l’Africaine

Gagny Sissoko, Nadjatie Bacar, Hugues Mbenda, Georgiana Viou, Siradji Rachadi

94 Couscous : « Je suis africain »

Mayalen Zubillaga

102 Les patrimoines culinaires contemporains en Méditerranée

Claire Bastier

116 « Les cuisines africaines, ce sont des rencontres »

Gaël Faye / Propos recueillis par Soro Solo

121 Le mbaqanga, une histoire culinaire et musicale

Soro Solo

124 Autophagies, ou comment tenter de nourrir la bouche et l’esprit avec un spectacle

Eva Doumbia

133 Manger pour se souvenir et se relier

Emeka Ogboh / Propos recueillis par Stéphane Galland

142 Le who’s who des Cuisines Africaines

L’Afrique : ce vaste continent si voisin qui fait partie de notre histoire et que nous avions si bien su oublier…

Quand Fabrice Lextrait, des grandes Tables – I.C.I, et Pierre Sanner, de la Mission Française du Patrimoine et des Cultures Alimentaires, nous ont proposé de rendre compte, dans Papilles, de la manifestation Les Cuisines Africaines, notre accord a été immédiat.

Chacune des rencontres organisées en 2020 et 2021 dans cinq villes en France, dont bon nombre de Cités de la Gastronomie, s’est articulée autour de repas, de plateaux-radio et d’ateliers accueillant une grande diversité d’intervenants : chefs cuisiniers africains ou de la diaspora, auteurs, artistes, témoins... Nous pouvons ainsi transmettre ces témoignages d’engagements culturels, politiques et écologiques portés par des pratiques professionnelles et des parcours souvent singuliers.

Il était grand temps pour Papilles de s’ouvrir à ces horizons, et cette livraison qui porte haut la vitalité des scènes culinaires africaines vient à point nommé. Nous sommes heureux de vous faire découvrir le numéro 57 de Papilles, qui doit beaucoup à sa coordinatrice, Mayalen Zubillaga. Nous la remercions tout particulièrement pour la qualité de son travail.

Papilles

Les Cuisines Africaines ont été coproduites par : info@lescuisinesafricaines.com fabrice lextrait, directeur des grandes Tables et i.c.i axel mbetcha tiezan, cofondateur de Chefs in Africa pierre sanner, directeur de la Mission Française du Patrimoine et des Cultures Alimentaires mayalen zubillaga, coordonnatrice du numéro

Avec Le Channel, scène nationale de Calais, La Comédie de Clermont-Ferrand, scène nationale, la Cité internationale de la gastronomie et du vin de Dijon, la Friche la Belle de Mai à Marseille et la Cité internationale de la gastronomie de Tours.

En anglais, to stir the pot signifie « remuer la marmite », mais aussi, métaphoriquement, provoquer une controverse, faire remonter en surface des questions qui fâchent, susciter la discussion. L’artiste nigérian Emeka Ogboh a choisi cette expression pour son exposition marseillaise Stirring the pot1, offrant par la même occasion un titre à ce numéro de Papilles consacré aux cuisines africaines.

Entre mai et juillet 2021, l’événement itinérant Les Cuisines Africaines a savouré et exploré, à Tours, Dijon, Calais, ClermontFerrand et Marseille, la vitalité des cuisines d’Afrique avec plusieurs dizaines de chefs africains et afro-descendants. Ils vivent en Afrique, en France ou aux États-Unis, et tous et toutes tendent des cordes de continent à continent.

1. À lire page 133 : l’interview d’Emeka Ogboh et ses précisions sur l’utilisation de l’expression « Stirring the pot ».

Cette manifestation protéiforme, conçue à l’occasion de la Saison Africa2020 par la Mission Française du Patrimoine et des Cultures Alimentaires, Les grandes Tables - I.C.I et Chefs in Africa, a réuni vingt-quatre mille participants, mobilisé quinze pays, généré plus de huit heures de débats et engendré de nombreux repas et ateliers autour d’un triptyque : créer, goûter, partager. Dans des restaurants, des carrioles de rue, des écoles ou des espaces culturels, public et convives ont autant mangé qu’échangé, donnant chair à un territoire culinaire encore largement méconnu en France et en Europe, à l’exception – relative – du Maghreb.

Le périple, archivé sur le site lescuisinesafricaines.com et conçu comme le premier jalon de rencontres pérennes, continue aujourd’hui sur papier avec cette nouvelle livraison de Papilles. Plus de trente-cinq chefs, artistes, universitaires, journalistes et auteurs y soulignent la diversité des pratiques culinaires et agricoles africaines, déconstruisent les clichés et réenchantent l’image d’une culture gourmande en pleine effervescence.

Les cuisines africaines sont plurielles, sans aucun doute. L’Afrique compte plus d’un milliard trois cents millions d’habitants sur une superficie dépassant trente millions de mètres carrés, ainsi qu’une vaste diaspora liée aux traites négrières et aux mouvements migratoires. Elle ne saurait être réduite à un seul bloc. Comme partout, la cuisine y est à la fois un puissant élément rassembleur et le témoignage d’une diversité obstinément vivante. N’Goné Fall, commissaire générale de la Saison Africa2020, expliquait justement, en lançant ce projet pensé comme une invitation à regarder et comprendre le monde d’un point de vue africain, que « Africa2020 s’inspire de l’esprit du panafricanisme qui repose sur le principe d’unité et l’affirmation d’un avenir commun basé sur l’altérité, ce que les populations d’Afrique australe définissent par le terme Ubuntu : Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous. »2 n’goné fall, commissaire générale de la Saison Africa2020

Ensemble, nous avons bel et bien remué la marmite, goûtant des recettes traditionnelles africaines, explorant une scène contemporaine à la créativité foisonnante, ajoutant au passage, dans ce « ragoût du monde »3 en ébullition perpétuelle, de multiples récits, analyses et recettes qui se répondent de page en page. Ce numéro, composé avec tous ceux et celles qui sont intervenus lors des repas, ateliers et tables rondes des Cuisines Africaines, mais aussi à l’occasion du Forum des mondes méditerranéens de février 2022, n’est pas un bilan. Avec lui comme avec les rencontres elles-mêmes, nous souhaitons contribuer à la co-construction d’une « culture de la coopération » 4 horizontale, collaborative et transdisciplinaire, portée par la conversation féconde entre les continents et, à travers eux, entre le local et l’universel.

2. N’Goné Fall, « Édito. L’esprit de la Saison Africa2020 : transcender ensemble tous les futurs possibles », www.saisonafrica2020.com, consulté le 6 mai 2022.

3. Lire l’interview de N’Goné Fall page 11.

4. Raphaël Besson, De la coopération culturelle à la culture de la coopération, rapport d’étude, LUCAS, Laboratoire d’usages culture(s) - art - société, avril 2021.

Propos recueillis par Les Cuisines Africaines

Le vingt-troisième numéro du magazine Revue Noire portait sur la cuisine. « Manger, faire la cuisine, c’est bien ce que Revue Noire tente de faire depuis son premier numéro : préparer le ragoût du monde à manger la tête pleine », pouvaiton lire au début de cet opus que vous avez dirigé. Pourquoi cette volonté de parler de cuisine, dès 1996, dans une revue consacrée à la création artistique contemporaine ?

Si Revue Noire portait principalement sur l’art contemporain, cette aventure éditoriale a, pendant dix ans, mis en avant la création contemporaine du continent africain et de ses diasporas. Il nous a donc semblé logique de consacrer un numéro spécial à l’art culi- préparer le ragoût du monde à manger la tête pleine naire. La cuisine – ce que l’on mange, comment on le prépare et comment on le savoure – est au cœur de nos cultures, de nos traditions, de nos identités mouvantes. Parler des fruits, des légumes, des condiments et des plats, c’est remonter le chemin de notre enfance pour évoquer les goûts qui nous rattachent à nos terroirs et qui ont façonné nos envies de partage. Sur le continent africain, manger n’est jamais un acte solitaire, c’est une communion. Mal cuisiner est un crime de lèse-majesté. C’est sans doute pour cela qu’on ne précise jamais qu’il s’agit d’un art, car c’est un fait.

En acceptant de devenir la commissaire générale de la Saison Africa2020, vous avez déclaré vouloir déconstruire les principaux clichés sur l’Afrique. Quel regard portez-vous, à ce sujet, sur la vogue des cuisines africaines qui semblent susciter un intérêt croissant dans les médias et l’édition ?

La déconstruction des clichés sur l’Afrique n’était pas mon objectif premier mais la vision, le concept et la méthodologie que j’ai proposés ont de facto mis à mal les clichés et les fantasmes qui encombrent l’esprit des Français dès que l’on parle du continent africain. Cette Saison a été portée par 489 structures et personnalités basées en Afrique. Chacune a présenté sa vision du monde actuel en réagissant à une ou plusieurs des treize questions sociétales qui portaient ce projet hors norme, et l’art culinaire était bien évidemment présent dans la programmation qui embrassait tous les champs de l’activité humaine. Les chefs d’Afrique et de sa diaspora récente qui ont participé à l’aventure ont mis en lumière la multiplicité et la sophistication de cuisines qui se réinventent en permanence, au gré de rencontres. D’une manière générale, l’intérêt actuel pour les cuisines venues d’ailleurs est en croissance constante, et l’art culinaire du continent ne fait pas exception. Cela dénote une certaine ouverture d’esprit de la part du public fran- çais. Et au regard de la taille des populations africaines installées dans l’Hexagone, je dirais que mieux vaut tard que jamais.

Cinq grands axes, déclinés en treize questions que vous venez d’évoquer, ont été retenus pour la Saison Africa2020. Où placez-vous l’événement itinérant Les Cuisines Africaines ? L’alimentation étant volontiers considérée comme un « fait social total », la programmation n’embrasse-t-elle pas finalement l’ensemble des thématiques ?

L’art culinaire était présent dans de nombreux projets, notamment dans les QG Africa2020, ces centres panafricains temporaires avec une programmation pluridisciplinaire sur plusieurs semaines, mais Les Cuisines Africaines ont constitué le projet phare dans le domaine de la gastronomie. Celui-ci a abordé à 360 degrés toutes les questions qui ont porté la Saison : l’oralité et la diffusion des connaissances ; l’économie circulaire, sociale et solidaire, tout comme la redistribution des ressources ; la mémoire et l’histoire dont nous sommes les héritiers et les acteurs ; la transgression à travers la réinvention de recettes traditionnelles et de ce qu’elles disent de l’évolution de nos sociétés ; la circulation des personnes et des biens, tout comme le concept de territoire et de terroir. Ce projet itinérant, participatif et inclusif est allé à la rencontre des publics dans un esprit de partage de savoirs et de savoir-faire.

C’était un projet global qui a compris les fondamentaux de la Saison : transmettre, partager, innover. Les Cuisines Africaines ont mis en place un dispositif au service de la fabrique de récits, d’imaginaires et de cultures.

Avec la Saison Africa2020, vous souhaitiez également « planter des graines » pour inviter les gens à regarder le monde d’un point de vue africain. Les Cuisines Africaines, à travers les- préparer le ragoût du monde à manger la tête pleine quelles de nombreux chefs et cheffes africains ou afro-descendants ont cuisiné dans plusieurs villes françaises, y sont-elles parvenues ? Et surtout, comment aller plus loin ?

Ces cinq axes de réflexion, déclinés en treize questionnements, ont été déterminés par N’Goné Fall avec Ntone Edjabe, Nontobeko Ntombela, Folakunle Oshun et Sarah Rifk, lors d’un atelier qui s’est déroulé du 25 au 29 juin

Saison Africa2020 : les grands thèmes

2018 à Saint-Louis du Sénégal, afin de définir les messages portés par la Saison :

Oralité augmentée :

Diffusion des connaissances • Réseaux sociaux •

Innovations technologiques.

Économie et fabulation :

Redistribution des ressources • Flux financiers • Émancipation économique.

Archivage d’histoires imaginaires : Histoire • Mémoire • Archives.

Fiction et Mouvements (non) autorisés : Circulation des personnes, des idées et des biens • Territoire.

Systèmes de désobéissance : Consciences et Mouvements politiques • Citoyenneté.

En respectant le principe fondamental de la Saison Africa2020, à savoir confier les rênes des projets aux structures du continent africain et de sa diaspora récente, Les Cuisines Africaines ont permis aux divers publics français de sortir d’une posture insulaire et d’une vision unilatérale du monde pour aborder des questions sociétales depuis une perspective africaine. Cela oblige à réfléchir, à se remettre en question et à se mettre à la place de l’autre. L’altérité, en réponse aux trop nombreux réflexes de pensée unique, est au cœur de cette Saison. J’ai en effet dit que chaque projet proposé était une graine plantée. Alors, il faut nourrir la graine. Il ne s’agit pas tant d’aller plus loin que de continuer le travail amorcé, de garder l’esprit de la Saison vivace. Ainsi, peut-être un jour nous débarrasserons-nous des certitudes obsolètes et absurdes dans lesquelles nous sommes engoncés et qui nous empêchent d’aborder l’avenir avec confiance et sérénité.

Dans les années 1980, le président burkinabé Thomas Sankara déclarait lors de l’un de ses plus célèbres discours : « Il y en a qui demandent : mais où se trouve l’impérialisme ? L’impéria- lisme ? Regardez dans vos assiettes : quand vous mangez, les grains de riz, de maïs, de mil importés, c’est ça l’impérialisme. N’allez pas plus loin. » Où en est-on aujourd’hui ? préparer le ragoût du monde à manger la tête pleine

Les êtres humains se déplacent sur la planète depuis l’aube de l’humanité et, en se déplaçant, ils transportent leurs croyances, leurs coutumes et leurs cultures. Que serait l’art culinaire italien sans Marco Polo ? La pomme de terre serait-elle l’aliment de base en Europe sans les expéditions aux Amériques ? Y aurait-il eu des maîtres chocolatiers suisses et belges, du piment d’Espelette et de la tomate sans ces expéditions ? Des fruits et légumes dits « du terroir » ne sont que d’anciens fruits et légumes exotiques. Le quinoa est actuellement à la mode en Occident. La liste du voyage des plantes, des fruits, des légumes et des condiments est infinie. Et les recettes voyagent également. Ce phénomène n’est pas près de s’arrêter.

Thomas Sankara est une icône du panafricanisme et la Saison Africa2020 a elle-même été présentée comme « pluridisciplinaire et panafricaine ». Devrait-on parler de cuisine panafricaine plutôt que de cuisines africaines ?

Le panafricanisme est d’abord et surtout un idéal collectif d’émancipation politique, sociale, économique et culturelle qui concerne un territoire de plus de trente millions de kilomètres carrés. À l’échelle d’un projet qui embrassait l’intégralité de ce continent, poser le panafricanisme comme socle de la Saison Africa2020 était une évidence. Il y a une multitude de cuisines en Afrique et, comme toutes les cuisines du monde, elles sont le fruit d’emprunts, la résultante de voyages désirés ou imposés. Certaines ont des similitudes – que l’on retrouve également dans la Caraïbe et aux Amériques –, d’autres n’en ont aucune. Alors parlons de cuisines d’Afrique.

Une question plus personnelle pour conclure : quelle est votre histoire avec la cuisine ?

Mon histoire avec la cuisine demeure éternellement liée à ma grand-mère maternelle, cordon-bleu hors pair qui avait une appétence sans limite pour les produits frais, la créativité et les goûts d’ailleurs. Pour elle, la cuisine était une affaire de la plus haute importance. Elle me répétait inlassablement et avec gravité : « Honore ton estomac car c’est la seule chose que tu emporteras dans l’au-delà. »

Chefs in Africa : promouvoir les patrimoines culinaires africains de la fourche à la fourchette

axel mbetcha tiezan et dieuveil malonga, fondateurs de Chefs in Africa

Rassembler, faire connaître, transmettre

Axel Mbetcha Tiezan

Au milieu des années 2010, Dieuveil Malonga et moi-même avons entrepris plusieurs voyages culinaires au Rwanda, en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Nigeria, au Cameroun ou au Kenya. La plupart des chefs et cheffes que nous y avons rencontrés étaient confrontés au même défi : celui de réussir à valoriser leurs savoir-faire. Ils avaient le sentiment de ne pas être présents sur une scène culinaire mondiale en pleine ébullition.

En 2016, nous avons créé la plateforme Chefs in Africa pour répondre à ce besoin, créer des liens et construire une image d’excellence et de modernité, loin des clichés et du folklore. Elle rassemble aujourd’hui plus de quatre mille personnes et se concrétise par un site Internet : chefsinafrica.fr. Celui-ci nous semblait indispensable à un moment où la mise en valeur du travail des chefs passe de plus en plus par le monde digital. Mais il s’agit surtout d’un vaste réseau à travers lequel sont menées des actions variées : communication pour faire connaître les uns et les autres, organisation d’événements et de manifestations culturelles, mise en place de rencontres entre chefs sur le continent africain – ou ailleurs comme à l’occasion de la Saison Africa2020 en France –, prises de contacts avec des producteurs…

Les cuisines africaines ne sont pas des cuisines exotiques. L’Afrique est partout et, avec elle, les membres de Chefs in Africa : sur le continent africain évidemment, mais aussi à Paris, Lyon ou Marseille, aux Antilles, dans les Caraïbes, dans le sud des ÉtatsUnis, à New York, Cuba, Tokyo ou Salvador de Bahia. Les cuisines africaines ont en effet beaucoup voyagé avec l’esclavage, la colonisation et les mouvements migratoires. L’idée forte, c’est de s’unir et d’aller au-delà des frontières pour parler un langage commun, mais pluriel. Le journaliste ivoirien Soro Solo rappelle qu’un proverbe, au Mali, dit que c’est quand les oiseaux volent ensemble que l’on entend la musique de leurs battements d’ailes.

Un autre volet, fondamental, consiste à valoriser les terroirs africains et à développer des liens économiques avec des petits producteurs en Afrique, par exemple de poivre de Penja1 ou d’autres épices, participant ainsi au développement local. Pour faire connaître les cuisines africaines au-delà du continent, il faut aussi faire connaître ses produits dont nous, cuisiniers, sommes des transformateurs. Nous représentons le dernier maillon de la chaîne. Les producteurs œuvrent au quotidien pour permettre à notre filière d’exister : le pêcheur qui se lève à cinq heures pour se rendre sur le lac où il capturera les meilleurs poissons, la mère de famille agricultrice qui gagne chaque jour ses plantations au petit matin, l’éleveur qui assure la traite de ses bêtes…

À travers des voyages et rencontres, nous avons beaucoup appris et noué des liens solides avec certains producteurs et artisans, par exemple des Ghanéens maîtrisant des techniques ancestrales et variées de fumage du poisson : certains pêcheurs sont constitués en petits comités, d’autres fonctionnent en famille avec la mère nettoyant les poissons, les fendant en deux et les déposant sur des grilles d’une manière spécifique. Nous nous sommes également rapprochés de commerçants faisant office d’intermédiaires entre producteurs et consommateurs, avec là aussi des qualifications à sauvegarder et à partager. Je pense par exemple aux femmes qui vendent, sur les marchés, des épices dont elles connaissent parfaitement les propriétés et les usages. Ces savoir-faire constituent l’essence des cuisines africaines. Nous avons à cœur de les identifier pour les léguer aux générations futures, car Chefs in Africa est aussi un outil de transmission et de préservation d’un patrimoine immatériel.

Pour l’instant, nous autofinançons le réseau tout en développant des partenariats, par exemple avec l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), institution des Nations Unies chargée de la promotion d’un tourisme responsable, durable et accessible à tous. Nous avons par ailleurs pour projet de créer, en 2023, un African Culinary Insti- tute qui proposera notamment des formations pour des chefs africains, afro-descendants ou d’autres origines. Il sera installé au Rwanda, puis essaimera dans quatre autres pays afin de couvrir, à terme, les cinq grandes régions africaines ayant des héritages culturels et culinaires communs précédant les frontières issues de la colonisation : l’Afrique de l’Est avec le Rwanda, donc, mais aussi l’Afrique centrale avec le Congo, l’Afrique de l’Ouest avec la Côte d’Ivoire ou le Ghana, l’Afrique du Sud avec le Botswana, le Maghreb avec le Maroc. Avec Chefs in Africa, nous souhaitons contribuer à écrire une nouvelle histoire de la gastronomie africaine.

Fusionner sans indifférencier

Dieuveil Malonga, cuisinier

Je suis né et j’ai passé les premières années de ma vie en République du Congo. À partir de l’âge de quinze ans, j’ai vécu en Allemagne, où j’ai fait ma formation de cuisinier puis mon apprentissage dans des restaurants étoilés. J’ai ensuite travaillé à Marseille au sein de l’hôtel InterContinental, avant d’ouvrir un restaurant gastronomique à Kigali : le Meza Malonga. Mon parcours est aussi cosmopolite que la cuisine que je pratique et promeus, l’afro-fusion.

Pendant cinq ans, j’ai parcouru l’Afrique en visitant pas moins de trente-huit pays. À l’occasion de cet African Taste Tour, j’ai rencontré d’autres cultures et découvert une multitude de produits et techniques culinaires. Je me suis mis à parler non plus de cuisine africaine au singulier, mais de cuisines africaines au pluriel. J’ai pris pleinement conscience de l’incroyable richesse du continent en matière de gastronomie. J’ai aussi pu confirmer une intuition liée à mon histoire : la cuisine n’a pas de frontières, aujourd’hui encore moins qu’hier. Pour moi, l’Afrique, c’est la rencontre des cultures. C’est pour cette raison que j’ai tant aimé Marseille, quand j’ai quitté Berlin : il s’agit d’une ville ouverte, où vivent de nombreux Comoriens et Nord-Africains, et où l’on trouve des restaurants africains !

Dans ma pratique, j’associe les souvenirs des gestes et recettes de ma grand-mère congolaise, qui était très talentueuse aux fourneaux, avec des techniques venues d’ailleurs. D’une manière générale, l’afro-fusion consiste pour moi à cuisiner les produits d’un pays avec les procédés d’un autre, ce qui marche aussi en restant sur le continent africain : on peut faire découvrir la cuisine rwandaise à un Ivoirien en préparant des ingrédients du Rwanda, mitonnés selon des techniques de cuisson de la Côte d’Ivoire. En bref, il s’agit surtout d’une cuisine panafricaine dont le but est la construction de ponts entre régions, pays et continents.

Les épices, pour lesquelles j’ai une véritable passion, jouent un grand rôle dans ces échanges. J’en ai près de cinq cents, provenant de toute l’Afrique, dans mon laboratoire à Kigali. J’essaie de faire renaître certaines épices qui ont été oubliées, tant pour leur goût que pour leurs vertus médicinales. J’ai la même curiosité pour les autres ingrédients. Ici, au Rwanda, j’ai découvert le tamarillo, un fruit originaire d’Amérique du Sud et très cultivé localement, que je cuisine dans de nombreuses recettes. Mes produits frais proviennent majoritairement d’une ferme des environs, ou du district de Musanze, dans lequel je me rends deux fois par mois environ, avec mes apprentis, pour rencontrer les paysans et les pêcheurs. Ma façon de vivre le réseau Chefs in Africa s’inscrit dans cette veine. L’Afrique regorge de nombreux talents dans les métiers de bouche. Enthousiaste, créative et déterminée, une nouvelle génération de chefs veut réinventer et universaliser les cuisines africaines, en montrant qu’elles peuvent être aussi raffinées et contemporaines que les autres, à la fois dans leur rapport aux terroirs et leur capacité à s’adapter aux codes esthétiques et urbains de l’époque.

Pour autant, fusionner ne veut pas dire indifférencier. En Afrique, aujourd’hui, la plupart des aliments consommés ne sont pas produits sur le continent. Il existe pourtant sur place une immense diversité de produits, y compris indigènes. Si nous ne faisons pas attention, des cultures culinaires entières disparaîtront, avec leurs spécialités, leurs produits ou leurs techniques traditionnelles d’agriculture ou de pêche. Le lien avec les producteurs et la valorisation des produits, via Chefs in Africa, doit contribuer à les préserver, tout comme les échanges entre chefs. Par exemple, des produits sont cuisinés dans certains pays et pas dans d’autres alors même qu’ils y poussent. C’est le cas du ndolé, une plante dont les feuilles servent de base à un plat qui porte le même nom au Cameroun. Elle est présente au Kenya mais pas valorisée. La faire voyager, c’est aussi la faire vivre.

Après des études en communication à Paris et une business school à Londres, j’ai travaillé dans l’industrie musicale pendant une douzaine d’années. En 2014, j’ai rencontré Dieuveil Malonga lors d’un dîner. Sa cuisine m’a inspiré : je reconnaissais des produits et des goûts du continent africain, mais travaillés et présentés d’une manière différente. Nous avons rapidement noué un partenariat, puis j’ai créé une structure, Untold Stories, pour l’accompagner dans le développement de sa carrière.

Aujourd’hui, à travers cette agence installée à Paris, je suis le manager ou agent, selon les besoins, de plusieurs talents. Beaucoup d’entre eux, tels Mory Sacko, Glory Kabe ou Pierre Siewe, sont afrodescendants. Mon rôle, c’est de valoriser ces chefs dans leur singularité, tout en faisant en sorte qu’ils n’existent pas uniquement au sein de la communauté afro.

Il ne s’agit pas seulement de marketing mais de promotion d’une culture forte, exigeante et authentique. Ce qui m’anime, c’est de raconter des histoires atypiques, de leur donner une résonance potentiellement universelle et de créer du lien. Je souhaite parler de la créativité dans ce qu’elle a d’intime et déconstruire les clichés, quand ils méritent de l’être. Les cuisines africaines ne sont pas une mode mais une réalité, tous les jours de l’année. Elles s’inscrivent pleinement dans les questions environnementales, économiques, politiques et de santé publique qui traversent l’alimentation, par exemple la consommation raisonnée de viande et de poisson, ou encore la préservation de la diversité des terroirs. Les ambassadeurs de cette culture ont des opportunités à saisir mais aussi, à mon sens, une grande responsabilité.

À la tête de plusieurs restaurants aux États-Unis, au Sénégal et au Nigeria, Pierre Thiam, né à Dakar en 1965, a écrit plusieurs ouvrages et lancé Yolélé, une entreprise qui commercialise du fonio1 produit par des paysans du Sahel. Il s’est installé à la fin des années 1990 à New York, où il a trouvé sa vocation de chef avant de devenir l’un des principaux porte-parole de la cuisine ouest-africaine dans le monde. Témoignage entre deux continents.

J’ai grandi à Dakar, dans un quartier cosmopolite où il était possible de manger des spécialités venues de l’ensemble du Sénégal.

J’ai quitté le pays en 1989. J’étudiais alors la physique-chimie à Dakar, et je pensais poursuivre mon cursus aux États-Unis. Trois jours après mon arrivée à New York, la chambre d’hôtel dans laquelle je logeais a été dévalisée – « hôtel » est un grand mot, car il s’agissait plutôt d’une sorte de squat pour immigrés africains à Harlem. On m’avait volé la valise contenant toutes mes économies, qui s’élevaient à deux ou trois mille dollars. J’étais coincé à New York sans un sou !

Un autre Sénégalais, qui travaillait dans un restaurant de Greenwich Village appelé Garvins, m’a dit que l’équipe cherchait un plongeur. Je me suis donc retrouvé tout à fait fortuitement dans la restauration. Je devais faire la plonge et débarrasser les assiettes vides, mais j’ai très vite compris que ce qui m’intéressait, c’était la cuisine elle-même. J’aimais manger, comme beaucoup de personnes qui ont grandi en Afrique de l’Ouest et ont été nourries avec tout un tas de bonnes choses, fraîches et élaborées quotidiennement selon les trouvailles du marché. Ma mère était passionnée de cuisine et possédait même le Larousse gastronomique en quinze volumes. Mais elle ne m’avait pas appris à cuisiner et je n’imaginais pas une seule seconde en faire mon métier.

À New York, d’ailleurs, j’ai eu un choc culturel : il n’y avait que des hommes dans la cuisine du restaurant, alors que je venais d’un pays où c’était exclusivement le domaine des femmes. Je n’étais pas loin de penser que les hommes ne pouvaient pas cuisiner ! Là, je les voyais mettre la main à la pâte – littéralement – et élaborer de très belles assiettes. J’ai également réalisé qu’à New York, capitale culinaire où l’on pouvait goûter presque toutes les cuisines du monde, les restaurants africains étaient presque inexistants. J’ai commencé à y voir une opportunité.

Mais avant tout, je me suis formé sur le tas. Le chef du Garvins m’a pris sous son aile et m’a appris à préparer les sauces, les fonds, les découpes de légumes… J’ai ensuite travaillé dans d’autres établissements, notamment Jean-Claude, un bistrot français de Manhattan, avant d’être embauché chez Boom à Soho. J’étais chargé des repas du midi. Le restaurant proposait une cuisine qualifiée de « multi ethnique » (global ethnic food), avec des spécialités venant de plusieurs pays mais non fusionnées entre elles.

Lorsque Boom, porté par son succès, a ouvert une antenne à Miami, non seulement j’y ai été promu chef, mais la direction m’a demandé de mettre au menu certains plats que je préparais pour les « dîners de famille ». Dans la restauration américaine, ceux-ci désignent les repas du staff avant le service. Ils sont confectionnés à tour de rôle par les membres de l’équipe. Quand j’étais préposé à la popote, je choisissais des recettes africaines comme le mafé, le yassa et autres spécialités, armé de mes souvenirs familiaux et gustatifs. Les copains les adoraient. J’appelais parfois ma mère à Dakar pour qu’elle me donne des précisions sur certaines préparations. Je suis ensuite revenu à New York où Boom a ouvert un autre restaurant à Manhattan, Two Rooms. J’y ai conçu la carte d’un espace situé à l’étage, cette fois entièrement dédié à l’Afrique.

Puis je me suis installé à mon compte, comme chef privé pour des réceptions à domicile. Je proposais de la cuisine africaine avec des touches françaises, vietnamiennes, japonaises… J’ai finalement ouvert à Brooklyn mon propre bistrot, Yolélé, en 2000, puis le Grand Dakar restaurant en 2004. Dans les deux cas, il s’agissait de proposer aux New-Yorkais une carte contemporaine ouestafricaine. J’ai fait en sorte que la présentation des plats ne soit pas intimidante pour les clients, en m’adaptant notamment aux habitudes américaines. Par exemple, en Afrique, les sauces sont souvent épaisses et couvrent tout. Dans mes restaurants, chaque ingrédient se distingue, les assiettes sont plus graphiques et épurées, j’esthétise.

J’ai donc appris à cuisiner en cuisinant, mais aussi en lisant des ouvrages spécialisés, par exemple ceux de Julia Child, cheffe, présentatrice de télévision, auteure et chantre de la cuisine française aux États-Unis. Je me suis par la suite inscrit dans des formations pour parfaire mes connaissances dans des domaines qui m’intéressaient particulièrement. Récemment, The Culinary Institute of America, qui est la plus grande école de cuisine des États-Unis, m’a demandé de participer à l’élaboration d’un programme d’études sur les cuisines de la diaspora africaine. J’étais emballé !

La cuisine africaine a en effet une importance fondamentale aux États-Unis, notamment dans le sud, mais aussi en Amérique latine, en raison bien sûr de l’esclavage et du Middle Passage, c’està-dire la traversée de l’Atlantique d’est en ouest par les esclaves. Ce qui est beau, c’est qu’elle a transcendé les frontières en ne cessant de se réinventer. Elle est fondamentalement multiculturelle et c’est la cuisine essentielle de l’Amérique.

On ne parle pas assez, par exemple, d’une histoire que je trouve fascinante : celle du riz. Ce sont les Africains qui ont apporté cette céréale outre-Atlantique. Les Presses de l’Université de Harvard ont publié un livre dédié au sujet, Black Rice (2002). Il existe deux grandes familles de riz dans le monde : l’asiatique (Oryza sativa) et l’africain (Oryza glaberrima). Or, l’ADN du riz cultivé aux ÉtatsUnis est le même que celui du second. Au xviiie siècle, il était déjà largement implanté en Amérique. Il était cultivé par les esclaves ou les marrons – esclaves en fuite –, par exemple des Sénégalais de Casamance ou des Guinéens. Ceux-ci ont appliqué et partagé, dans les plantations destinées au marché local ou européen, leurs savoir-faire dans la culture, la transformation et la préparation de la céréale. La riziculture s’est ainsi diffusée, grâce à eux, en Caroline du Sud, au Brésil, à Cuba ou au Mexique. Imaginez la cuisine mexicaine sans riz ! La diaspora africaine est tout autant celle des plantes que celle des hommes, qui ont débarqué là avec de véritables compétences agronomiques et culinaires.

Au Sénégal, pour revenir sur le continent, d’autres communautés, par exemple libanaise ou vietnamienne, ont également introduit leurs produits, leurs spécialités et leurs qualifications, et ont ellesmêmes enrichi la carte du pays. Quand j’étais enfant, je me rendais régulièrement chez mon parrain vietnamien dont j’adorais la cuisine. Dans mon livre Yolele! Recipes from the heart of Senegal, paru en 2008, je me penche sur la cuisine traditionnelle du Sénégal, mais sans écarter les multiples influences qui m’ont enrichi : libanaise et vietnamienne, comme je viens de l’évoquer, mais aussi arabe, portugaise, française, américaine… Peu de choses rassemblent autant que la cuisine !

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