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Marseille l’Africaine1

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À Marseille, dont la légende fondatrice raconte l’union, scellée par un banquet, entre une belle autochtone et un navigateur venu de loin, les cuisines africaines sont préparées quotidiennement dans les familles et les restaurants. À l’occasion de la Saison Africa2020, Les grandes Tables ont invité cinq cuisiniers et cuisinières phocéens à évoquer leurs goûts et gestes d’Afrique : des dialogues à retrouver intégralement, en vidéo, sur le site lescuisinesafricaines.com.1

Gagny Sissoko

« Dans la bouillabaisse, je mets des ignames ou du manioc ! »

J’ai vu le jour en Côte d’Ivoire de parents maliens, dans une famille de forgerons-bijoutiers. Quand j’ai perdu mon père, à l’âge de huit ans, nous sommes retournés au Mali, à la campagne. Nous étions très pauvres, mais j’adorais être auprès de ma mère, de ma tante et de mes sœurs qui pilaient. C’était pourtant un univers interdit aux garçons : les hommes étaient à la forge d’un côté, les femmes en cuisine de l’autre. Je pense que ma mère ne sait toujours pas que

Gagny Sissoko

je suis cuisinier. Elle dirait que ce n’est pas du travail, parce qu’un homme, ça ne cuisine pas !

Quand on dit « cuisine africaine », on pense au poulet yassa, au « tiep » ou à d’autres spécialités très connues, mais chaque pays a son patrimoine. Pour le Mali, je pense notamment au tô ou tau , une pâte à base de farine de mil, sorgho ou maïs que l’on retrouve un peu partout en Afrique de l’Ouest et centrale, avec des noms différents. Il y a aussi le bassi , un couscous sahélien, ou le tiga dèguè na , un mafé à l’arachide. On reproche parfois aux cuisines d’Afrique d’être trop grasses, ce qui est à mon avis une idée reçue. Dans mon village, il n’y avait pas d’huile, ça ne pouvait pas être gras ! C’est pareil pour les épices, notamment les piments : on les met entiers dans les sauces pour les parfumer, puis on les retire. Les condiments vraiment piquants sont proposés à côté. Dans tous les cas, le geste typique de ma cuisine africaine, c’est la découpe, forcément à la main et au couteau.

marseille l’africaine

J’étais encore jeune quand je suis parti à Bamako, où j’ai rencontré ma compagne, Julie, une Française qui m’a invité à manger une pizza dans un restaurant franco-libanais. Je me suis mis à faire des pizzas avec les ingrédients que je trouvais : manioc, banane… Je me suis aussi rapproché du milieu culturel et j’ai connu Eva Doumbia2, grâce à laquelle je suis venu en France, en 2012, pour être cuisinier de plateau. J’ai travaillé et voyagé avec des compagnies de théâtre et participé à des ateliers de cuisine. Un jour, le chef marseillais Bernard Loury m’a donné sa carte et m’a dit de passer le voir. J’y suis allé trois ans après. J’ai beaucoup appris auprès de lui, puis j’ai ouvert le restaurant La cuisine de Gagny avec Julie. J’y propose une cuisine métissée, comme moi et comme Marseille. Je ne mets pas des pommes de terre dans la bouillabaisse, mais des ignames ou du manioc. D’ailleurs, je pense que la bouillabaisse, c’est sénégalais. En tout cas, j’adore le dire à mes amis marseillais !

Nadjatie Bacar

Je viens des Comores et plus exactement d’Iconi, une ville de pêcheurs réputée pour ses habitants merveilleusement têtus. Quand j’étais enfant, ma grand-mère m’a montré comment préparer le madaba, composé de jeunes feuilles de manioc écrasées au pilon et cuites longtemps avec du lait de coco. Je sens encore dans mes narines l’odeur des feuilles pilées avec l’ail et le piment. J’ai aussi un très bon souvenir du goudgoud qu’elle confectionnait pour les grandes occasions. C’est un gâteau au riz et au lait de coco, caramélisé, qui cuit très longtemps à la braise et au bain- marie en embaumant la maison. Lors d’une manifestation sur la Canebière, j’en ai apporté pour le faire découvrir aux Marseillais, gratuitement : il s’agit d’un gâteau qui se partage et qui est lié aux moments de bonheur, par exemple les mariages.

Je suis arrivée à Marseille, la plus belle ville de France, à l’âge de treize ans. Ma mère était déjà là. J’ai vécu quelques années aux Flamants, un quartier très mixte où beaucoup de gens parlaient ma langue. J’ai d’abord travaillé dans le prêt-à-porter, mais je finissais tard et je venais d’avoir un enfant. Quand une conseillère de l’ANPE m’a parlé d’une formation en cuisine, je m’y suis inscrite par défi. J’ai appris la rigueur, l’observation, la générosité, et je me suis retrouvée dans mon élément, celui du partage et de l’ « être ensemble ». Au départ, je préparais des omelettes, ce qui m’amusait beaucoup, puis mon chef m’a donné de plus en plus de responsabilités. À vingt-et-un ans, je me suis sentie prête pour me lancer seule. J’ai commencé par de la cuisine à domicile avant d’ouvrir Douceur Piquante, dans le quartier du Panier. Aujourd’hui, marseille l’africaine je participe à des événements itinérants, par exemple avec Les grandes Tables, et je réfléchis à l’ouverture d’un nouveau lieu. Pour moi, les cuisines d’Afrique sont faites de proximité, d’échanges, de vapeurs, de braise, de rires et musique. C’est aussi une certaine idée de la traçabilité, basée sur des ingrédients qu’une personne vous confie pour que vous les transmettiez. Ici, j’achète mes légumes au marché chez un agriculteur, puis je descends sur le Vieux-Port pour le poisson. Je viens d’une famille de pêcheurs, alors je connais bien les produits de la mer. Mon autre famille, à Mitsamiouli, maîtrise quand à elle l’art des épices. Le métissage culinaire est en chacun de nous. D’ailleurs, si je devais associer la cuisine africaine à un geste, je choisirais celui consiste à mélanger les ingrédients avec les mains : je prends possession du produit, je façonne la matière, je lui donne une température. Surtout, pas de gants !

Hugues Mbenda

« Je me suis intéressé assez tard aux cuisines d’Afrique » Je suis arrivé en région parisienne en 1999, après avoir passé mes neuf premières années en République démocratique du Congo. Ma mère y tenait un restaurant, alors la cuisine est venue à moi naturellement. Je suis entré dans une école hôtelière. Quand j’ai eu mon bac professionnel, le chef Alain Solivérès, auprès de qui j’avais fait un stage au Taillevent, m’a trouvé un poste de commis. Je voulais me familiariser avec les techniques et méthodes de la cuisine française avant de trouver mon identité culinaire. Après avoir travaillé dans de belles maisons à Paris et Londres, j’ai senti que je pouvais voler de mes propres ailes. J’ai fait du consulting puis je suis parti à Marseille, où vivait mon frère, en 2019. Nous avons ouvert ensemble L’Orphéon puis, avec ma compagne Mathilde Godart, j’ai créé un

Hugues Mbenda lieu de street food appelé Libala. Ce mot signifie mariage en lingala, l’une des langues officielles de la République démocratique du Congo. J’apporte de plus en plus de touches africaines à ma carte, par exemple dans des gnocchis de banane plantain ou des falafels de niébé. J’essaie, comme d’autres chefs africains, de faire entrer nos cuisines dans la contemporanéité en montrant leur beauté, car on mange aussi avec les yeux.

Je dois dire, cependant, que je me suis intéressé assez tard aux cuisines d’Afrique : quand ma famille et moi sommes arrivés en France, notre but était de nous intégrer. Je ne connaissais pas le mafé, le « tiep » ou le poulet yassa, que j’ai découverts ici, en travaillant dans des restaurants et en goûtant ce que les plongeurs apportaient parfois dans leurs gamelles !

Ces cuisines m’évoquent aujourd’hui le fumé, lié à la rue et à la braise, ainsi que le piment : les mamans le mettent entier dans les plats en sauce mais ne le percent pas, ce qui permet de sentir son goût sans développer une sensation trop piquante. Je n’ose pas marseille l’africaine encore exploiter sa force au restaurant, où la plupart de mes clients sont européens. Je ne voudrais pas qu’il masque le goût des plats.

Alors que la cuisine française, telle je l’ai apprise à l’école, est basée sur des listes d’ingrédients et des pesées, il me semble qu’en Afrique, on cuisine surtout à l’instinct : il n’y a pas vraiment de recettes, plutôt des façons de faire. Pour une même préparation, on ne va pas toujours s’y prendre de la même manière, en respectant un ordre et des étapes, mais on arrivera peu ou prou au même résultat.

Georgiana Viou

« La cuisine du Bénin se transmet par l’observation et par le geste »

Je suis née à Cotonou d’une mère béninoise et d’un père nigérian. En 1999, je suis venue en France pour poursuivre mes études en Langues Étrangères Appliquées. Je voulais devenir interprète de conférence, mais la vie m’a fait changer mes plans. Je me suis installée à Marseille, où j’ai décroché un job dans une agence de communication. La cuisine étant ma seconde passion, j’ai proposé à mon patron de préparer à manger quotidiennement pour l’équipe. L’une de mes collègues m’a inscrite à l’émission MasterChef, où j’ai fait partie des finalistes. Lionel Levy, alors propriétaire du restaurant Une Table, Au Sud sur le Vieux-Port, m’a ensuite prise sous son aile. Tout s’est enchaîné. J’ai perfectionné mon apprentissage dans un établissement parisien avant de revenir à Marseille, où j’ai ouvert un atelier de cuisine puis travaillé dans plusieurs restaurants. Aujourd’hui, je suis la cheffe de ROUGE, à Nîmes, au sein de l’hôtel Margaret Chouleur. J’y utilise des produits typiquement béninois, mais ma carte est plutôt méditerranéenne.

L’expression « cuisine africaine », au singulier, est très courante. Les premiers livres sur le sujet, parus il y a quelques années et qui avaient le mérite d’exister, l’employaient aussi. Mais de quelle cuisine parle-t-on ? De celle du Maghreb ou de celle de l’Afrique subsaharienne ? De celle des familles ou de celle, contemporaine, de chefs comme Dieuveil Malonga ? De la même manière qu’il n’existe pas de cuisine européenne ou asiatique, il n’y a pas une cuisine africaine mais des cuisines africaines. Le problème de cette formule, c’est aussi qu’elle porte beaucoup de préjugés, notamment autour du gras et du piment. Les plats peuvent être légers et les épices douces.

Cela dit, mon goût de l’Afrique est un goût franc, dans lequel les produits sont toujours assaisonnés. Certains condiments, épices ou techniques, comme le fumage, la marinade ou la grillade, me ramènent automatiquement à Cotonou. Si je devais retenir un geste, ce serait celui de la main travaillant avec les mortiers. Il en existe des petits, dans lesquels on écrase par exemple des épices, et de très grands, comme dans le nord du Bénin. Ils mesurent un tiers de ma taille ! On y pile notamment de l’igname bouillie, souvent à plusieurs, dans une danse fascinante. Lorsque j’ai rédigé les marseille l’africaine recettes du livre Le goût de Cotonou, le plus grand défi a été de quantifier les ingrédients : la cuisine de mon pays se transmet par l’observation et le geste, pas par l’écrit.

SIRADJI RACHADI, DIT YASS

« Je rêve d’ouvrir une école de cuisine aux Comores »

Comme Nadjatie, je suis né aux Comores, où la plupart des hommes ne cuisinent pas. J’avais vingt-deux ans lorsque je suis venu m’installer en France. J’ai fait la plonge dans des restaurants à Monaco jusqu’en 2009 et, en même temps, j’ai découvert la cuisine. Je suis ensuite parti à Marseille où j’ai préparé le CAP. En 2013, j’ai été embauché par Les grandes Tables de la Friche en tant que commis. Désormais, j’y suis chef avec Laurent Mercier. Je m’éclate et l’équipe est ma deuxième famille. Je rêve aussi d’ouvrir une école de cuisine aux Comores, pour montrer aux jeunes hommes que non seulement ce n’est pas un travail réservé aux femmes, mais que des bases culinaires leur permettraient de s’en sortir en trouvant un travail.

La cuisine africaine m’évoque avant tout les racines, tels le manioc ou la patate douce, dont on mange aussi les feuilles comme dans le madaba. Aux Comores, qui sont des îles, le produit le plus important est cependant le poisson. En sauce, frit ou cuit à la vapeur, il est souvent accompagné de riz. Ma cuisine comorienne a également le goût des épices, qu’on utilise abondamment, même dans les desserts. J’aime particulièrement le piment, qui ne brûle pas forcément le nez ou la gorge. On doit d’ailleurs réussir à reconnaître, dans un plat, quelle variété a été utilisée.

Nous n’avons pas, sur l’archipel, de cuisine patrimoniale à proprement parler, car nous sommes un pays jeune et multiculturel. Certaines personnes disent même que les Comores, ce n’est pas l’Afrique. Notre cuisine a surtout des influences maghrébines ou indiennes. Nous avons en revanche une cuisine cultuelle festive, événementielle, faite de moments où tout le monde se mélange. Dans les rues, le barbecue et le feu de bois sont alors omniprésents.

Les gestes ? Il n’y a pas de pâtisserie africaine, et heureusement ! On serait perdus parce que pour réussir la pâtisserie, il faut peser et suivre la recette. En Afrique, on a des ingrédients, et on gère comme ça vient. Par exemple, un bouillon, on le goûte au fur et à mesure. Avant, je reprochais à mes parents ou collègues de ne pas noter les recettes, mais finalement, je fais pareil.

Couscous « Je suis africain »

mayalen zubillaga

2005. Les Nouvelles Presses du Languedoc présentent Les trois cuisines du Maghreb. 600 recettes arabes, juives et pieds-noirs de Léon Isnard1. Il s’agit d’une réédition de l’ouvrage La Gastronomie Africaine paru chez Albin Michel à Paris en 1930, qui prolonge lui-même deux livres publiés par l’éditeur Fouque, à Oran, dans les années 1910 et 1920 : L’Algérie gourmande ou les secrets de cuisine & de pâtisserie algériennes, puis l’Afrique gourmande. Encyclopédie culinaire de l’Algérie, de la Tunisie et du Maroc. Presque un siècle s’est écoulé et, dans le titre de 2005, l’Afrique a été remplacée par le Maghreb : en France, l’imaginaire du mot « Afrique » est désormais surtout subsaharien, sauf quand il est expressément flanqué de la caractérisation géographique « du Nord ».

Léon Isnard était un cuisinier réputé en France et notamment à Marseille où, jusqu’en 2017, on pouvait lire sur une plaque de fer, à l’angle des rues Thubaneau et des Récolettes, « Restaurant des Phocéens Isnard ». Au début du xxe siècle, l’aubergiste traversa la Méditerranée pour tenir des hôtels à Oran et Mascara. Sa description de la préparation du couscous fut reproduite par Jean-Baptiste couscous « je suis africain »

Y a-t-il du son dans mon couscous ?, direction artistique et mise en scène de Marie-Josée Ordener, composition musicale de Eléonore Bovon, avec les Lady’s de Because U. ART, Théâtre de la Criée, septembre 2021.

Reboul dans l’une des éditions originelles de La cuisinière provençale, devenant ainsi la première recette de ce plat dans un livre de cuisine française en métropole2.

2018. La première édition du festival Kouss.Kouss3, lancé par Les grandes Tables de la Friche avec plusieurs partenaires, se déroule dans une vingtaine de lieux à Marseille. Le premier jour de septembre, la fête bat son plein sur le toit-terrasse de la Friche la Belle de Mai, où dix chefs et cheffes proposent leur version du couscous. La nuit tombée, le chanteur Rachid Taha et le musicien Rodolphe Burger donnent un concert avec leur groupe, le bien nommé Couscous Clan. Quelques jours plus tard, Rachid Taha disparaît brutalement en laissant un album qui paraît à titre posthume, un an après son décès. Il s’intitule Je suis africain et, avec lui, l’Afrique s’étend de nouveau d’Alger au Cap. Sur les chaloupes œcuméniques qui convoquent mandole, kora, balafon ou violons, le rocker chante : « Je suis Africain / Africain, du nord au sud […]

J’aime, j’aime l’Afrique / Africain / Fantasmagorique / Africain / De New York au Congo […] / De Paris à Bamako ». Année après année, le festival Kouss.Kouss, créé dans la lignée de l’historique Cous Cous Fest sicilien et du tout jeune Couscoussi d’Alger lancé en 2018, réussit son pari : raconter aux Marseillais la vitalité du couscous dans un heureux mélange des genres et des disciplines.

2019. Nous sommes justement à San Vito lo Capo, en Sicile, pour l’édition annuelle du Cous Cous Fest. La cheffe sénégalaise Mareme Cisse et son fils arrivent en tête du championnat du monde

2.Mohamed Oubahli, « Une histoire de pâtes en Méditerranée occidentale : des pâtes arab o-berbères et de leur diffusion en Europe latine au Moyen Âge », Horizons maghrébins n° 59, 2008.

3.kousskouss.com de couscous avec un thiéré – couscous de mil – au poulpe et à la mangue. Tandis que la presse annonce, mi-enthousiaste, migoguenarde, que le meilleur couscous de la planète est sénégalais, quelques réactions outrées fusent sur les réseaux sociaux. Depuis la création, en 1998, de cette manifestation qui « célèbre la fraternité entre les peuples », plusieurs pays situés hors les terres du Maghreb ont pourtant remporté la joyeuse bataille, y compris audessous du Sahara : Côte d’Ivoire, Angola et île Maurice.

Le couscous appartient de fait au patrimoine commun de l’Afrique, et même de l’humanité tout entière : en décembre 2020, les « savoirs, savoir-faire et pratiques liés à la production et à la consommation du couscous » sont inscrits au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO, sur la base d’une candidature portée conjointement par le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Mauritanie. Le montage du dossier ne s’est pas fait sans heurts et la paternité exacte du couscous suscite toujours d’âpres débats, mais la semoule – ici de blé dur, parfois d’orge – roulée dans le secret et l’agilité des mains des femmes devient officiellement la spécialité emblématique de l’Afrique du Nord. La couscous « je suis africain » reconnaissance, si elle ne vaut pas titre de propriété, raconte la place centrale de ce plat dans les familles du Maghreb où le couscous, aussi bien quotidien que festif, est chargé de rites et de sentiments, symbolique au point de signifier la nourriture elle-même. La plus ancienne attestation écrite du couscous remonte au xe siècle sous le nom tââm (nourriture en arabe)4, et la cuisinière marocaine Fatéma Hal, invitée à Marseille lors de la première édition de Kouss.Kouss, écrit : « Dans ma région natale, on l’appelle “taame” (la nourriture) et dans certaines régions d’Algérie on appelle le couscous l’“ach”, “ce qui fait vivre”. »5 Quant à l’hypothèse de Léon Isnard, elle est aussi originale que poétique : « Le mot “couscouss” en arabe signifie “tha’am” qui veut dire “becquetée” ou aliment que prend un oiseau dans son bec et qu’il roule en petites boules pour les donner à manger à ses petits. » 6

Et les couscous d’Afrique subsaharienne ? Il est généralement admis que l’invention du couscous serait berbère et située dans le nord du Maghreb, et l’historien Mohamed Oubahli plaide pour un voyage nord-sud, à la faveur de grands échanges transsahariens entre les xie et xive siècles7. Monique Chastanet rappelle que le couscous est présent depuis des siècles dans l’ouest du Sahel, avec une grande diversité d’appellations, de techniques enrichissant le plat – notamment l’utilisation de plantes mucilagineuses8 et la fermentation – et de céréales ou tubercules : mil, fonio, sorgho, maïs, riz, manioc… Dans Les aventures du couscous9, Hadjira Mouhoub et Claudine Rabaa abondent dans ce sens, recettes à l’appui : « On déguste chez les Peuls du Sénégal un couscous réputé, le thiéré, préparé avec de la farine de mil ou de maïs et servi avec du mouton cuit avec des feuilles de niébé, petit cousin du haricot kabyle à œil noir, et arrosé de lait frais. En Côte d’Ivoire, le plat de couscous s’appelle attiéké, il est préparé avec du manioc râpé, fermenté plusieurs jours dans de l’eau et servi avec du poisson frit. Au Niger, le couscous est de riz assaisonné d’une pâte d’arachide, et au Bénin, on cuit le wassa-wassa, préparé avec de la farine d’igname. »

4.« Les gestes du blé : transformer les céréales », Le Grand Mezzé, Actes Sud/MUCEM, 2021.

5.Fatéma Hal, Couscous, Fleurus, 2014.

6. Léon Isnard, « Chez les Arabes. La cuisine sous la tente », L’Afrique du Nord illustrée. Journal hebdomadaire d’actualités nord-africaines n° 390, 20 octobre 1928.

7.« Les gestes du blé : transformer les céréales », op. cit.

8.Voir l’article « Variations autour du gluant » page 47.

9.Hadjira Mouhoub, Claudine Rabaa, Les aventures du couscous, Actes Sud, 2003.

L’anthropologue Annie Hubert écrivait que, comme la paella, le couscous possède les « caractéristiques principales des plats transculturels : un repas complet sur une base céréalière, dont on module à volonté l’accompagnement », sans « rien qui puisse offenser ce qui est gastronomiquement admis. » 10 Avec ses innombrables variantes, le couscous est aujourd’hui traditionnel en Afrique du Nord et subsaharienne, en Libye, en Égypte, en Sicile (cuscusu trapanese), au Portugal ou même au Brésil, où il existe de multiples cuscuz à base de maïs. Tous n’ont pas la structure familière qui réunit « graine » et bouillon. Pour l’universitaire Ouiza Gallèze, responsable pour l’Algérie du dossier de classement à l’UNESCO, le couscous est clairement d’origine berbère, mais c’est grâce à son internationalisation qu’il a traversé le temps en demeurant vivant11.

En France, la recette de Léon Isnard fut reprise plusieurs fois par le cuisinier Prosper Montagné, auteur du premier Larousse Gastronomique qu’il signa en 1938 en citant son confrère. Peu de Français le connaissaient, cependant, dans la première moitié du xxe siècle. Chez les immigrés d’Afrique du Nord, dont la présence avait augmenté avec la première guerre mondiale, il était consommé

couscous « je suis africain »

Marseille, terre de couscous

Il existe plusieurs théories sur la circulation du couscous. J’aime beaucoup celle des légionnaires qui partaient de Rome et, prenant les viae romaines, se rendaient en Grèce, au Levant et en Afrique du Nord, puis remontaient en Europe par l’Espagne. Quand un légionnaire se déplaçait, il trouvait partout du blé, des légumes et une viande locale. C’est ce qui expliquerait la diffusion du couscous tout autour du bassin méditerranéen, sous des formes diverses mais avec un ADN commun.

Marseille, ville gréco-romaine et grand port colonial ouvert sur la Méditerranée, n’y a évidemment pas échappé. Elle a été façonnée par le sac et le ressac des peuples venus avec leurs cuisines et, parfois, des itinéraires inattendus ou peu connus. Je pense par exemple à la diaspora libanaise en Côte d’Ivoire, arrivée ici avec les recettes de l’attiéké ou du « poulet bicyclette ». Marseille a cette énergie particulière des villes planétaires. Ce n’est pas un hasard si, au début du XXe siècle, JeanBaptiste Reboul a classé le couscous parmi les plats emblématiques de la Provence, dans l’une des premières éditions de son livre La Cuisinière provençale – un ouvrage de référence de la cuisine bourgeoise en Provence et non pas un livre de cuisine provençale comme on l’a, à tort, classifié. Il faut aussi se souvenir que le restaurant Fémina, dont le couscous berbère est la grande spécialité, a plus de cent ans. Créé en 1921 par l’arrièrearrière-grand-père de Mustapha Kachetel, il s’agit de l’un des trois plus anciens restaurants toujours en activité de Marseille – un trio dans lequel figure également Le Petit Nice, établissement triple- ment étoilé au Guide Michelin. Cette ville a toujours été éminemment précurseur.

Le festival Kouss.Kouss s’inscrit dans cette lignée. C’est l’antithèse de la « Charte de la bouillabaisse » inventée en 1980 par des restaurateurs marseillais. Une folie ! Ce document a enfermé la bouillabaisse dans un carcan, avec une méconnaissance à la fois de l’histoire du plat et des mécanismes de diffusion de la cuisine. Kouss.Kouss est une invitation à réinventer le plat et à l’interpréter chacun à sa manière : « Vous n’aimez pas la viande ? Mettez-y du poisson. Vous êtes végétarien ? Utilisez simplement les légumes locaux. Réfléchissez au concept de couscous et imaginez un plat fidèle à ce concept. » C’est ça, la cuisine vivante.

PIERRE PSALTIS, JOURNALISTE

dans un entre-soi masculin et ouvrier. Il fallut attendre les années soixante et soixante-dix, avec d’une part l’arrivée des Pieds-Noirs et l’installation sur le territoire d’usines de couscous déjà roulé, et d’autre part la densification de l’immigration nord-africaine et le regroupement familial, pour que le couscous gagne progressivement les habitudes alimentaires. Il reste, d’après plusieurs sondages réalisés à partir des années 1990, l’un des plats préférés des Français, tout au moins le « couscous royal » – probablement une invention hexagonale – mélangeant plusieurs viandes et des merguez, au grand dam des amateurs de couscous « authentique ». Quand une internaute demande sur le forum de Bladi.net, une communauté virtuelle marocaine, « Pour ou contre le couscous merguez? », elle obtient plusieurs dizaines de réactions. L’écrasante majorité des réponses est sans appel, de la saine indignation (« C’est une atteinte à la dignité du couscous ! ») à la prédiction désabusée (« Bientôt ça sera couscous saucisse frites »,) en passant par la prophylaxie empirique (« J’ai déjà fait un malaise avec un couscous au poisson, je n’irai pas au-delà ») ou l’autodérision (« J’aime bien le couscous en boîte Garbit depuis que ma femme m’a quitté en emportant le gasaa »). Un contributeur conclut avec la seule objection possible quand il s’agit de couscous: « Je ne mange que le couscous de ma mère. Tout le reste c’est du pipo. »

Puisse le festival Kouss.Kouss, avec son énergie tournée vers le monde, continuer de mettre en lumière l’incroyable diversité des couscous de toutes les Afriques, ceux du continent et les autres, nés au gré des voyages, des exodes, des déportations et du goût des souvenirs.

« Mon grand-père plantait des légumes et de la luzerne à l’ombre d’arbres fruitiers, figuiers, abricotiers, pêchers, grenadiers et oliviers. Il possédait toute une collection de semences rangées avec grand soin dans de petites boîtes en carton. Il y avait des graines pour chaque saison ».

Abderrazzak Benchaâbane, Le livre du sable et du parfum (Al Manar, 2017)

Le récit de ce souvenir d’enfance raconte quelque chose du terroir méditerranéen. La scène se passe au Maroc. Mais elle aurait pu avoir lieu ailleurs. Avant le succès qu’elle connaît bien au-delà de son pourtour, la cuisine méditerranéenne, qui peut d’ailleurs se décliner au pluriel, est d’abord un régime alimentaire marqué par la précarité du milieu dans lequel elle s’est développée pendant des siècles : une terre pauvre et caillouteuse soumise à un climat aride ainsi qu’à des vents violents. La « vie méditerranéenne » s’est ainsi établie « sous le signe de la sobriété, c’est-à-dire du rationnement volontaire »1, avait écrit l’historien Fernand Braudel. C’est d’ailleurs cette sobriété qui provoquera la redécouverte de la diète crétoise, et par extension méditerranéenne, au xxe siècle.

Et pourtant, l’image contemporaine de cette cuisine du soleil –colorée, généreuse et savoureuse – occulte souvent les contraintes originelles de son milieu naturel. Par ailleurs, l’usage répandu du singulier pour la désigner brouille la diversité ainsi que la spécificité de pratiques culinaires qui, chacune, racontent l’histoire du territoire sur lequel elles continuent de s’exercer. Comme le disait l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, chaque cuisine est « un langage » qui témoigne d’une identité particulière. L’espace méditerranéen peut ainsi s’enorgueillir d’une pluralité de langages culinaires.

Aujourd’hui, ces cuisines emblématiques sont d’ailleurs affectées par les crises agricoles et climatiques qui se multiplient depuis une trentaine d’années, au nord comme au sud de la Méditerranée. En outre, la modernité induit de nouveaux modes de vie où les traditions et les gestes du passé n’ont guère leur place tandis que l’industrie agroalimentaire fournit une nourriture uniforme, souvent importée, aux effets délétères sur la santé. Alors qu’il s’exporte ailleurs, le régime alimentaire méditerranéen s’érode sur son territoire originel.

Depuis deux décennies cependant, des initiatives émergent afin d’inverser la tendance, en cherchant à préserver cette diversité de pratiques culinaires et surtout de relocaliser la production alimentaire. L’UNESCO, Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, s’y est attelée en inscrivant des éléments de ces cuisines sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Ces derniers sont ainsi devenus des « patrimoines culinaires », issus des deux rives de la Méditerranée. En parallèle, d’autres projets de solidarité alimentaire se créent, portés par des collectifs citoyens ou des associations locales.

Cette réflexion fit l’objet d’une table ronde à Marseille le 8 février 2022 dans le cadre du Forum des mondes méditerranéens, un événement impulsé par le gouvernement français et visant à rassembler des acteurs de la société civile, issus des deux rives de la Méditerra- les patrimoines culinaires contemporains en méditerranée née autour de thématiques partagées – telles que l’économie, l’entrepreneuriat, le développement durable ou encore la cuisine – pour penser l’avenir de la coopération de part et d’autre de cette mer.

C’est dans ce contexte que I.C.I - Les grandes Tables ont produit Le Forum des mondes culinaires méditerranéens. Cette rencontre a réuni Ouiza Gallèze, docteure en philosophie et chercheuse au Centre National de Recherches en préhistoire, anthropologie et histoire (CNRPAH) à Alger ; Meryem Cherkaoui, cheffe consultante au Maroc et à l’international ; Sonia Hamzaoui, nutritionniste et docteure en sociologie de l’alimentation, chargée de recherche à l’Institut national du patrimoine de Tunisie ; Mennat El-Dorry, archéologue spécialisée dans l’histoire de l’alimentation en Égypte (CNRS) ; Valeria Sinischalchi, directrice d’études à l’EHESS (Centre Norbert Elias à Marseille) où elle enseigne l’anthropologie des économies.

Elles ont partagé leurs points de vue quant à la situation alimentaire et culinaire dans leurs pays respectifs, se rejoignant sur la nécessité de préserver les traditions mais aussi de répondre aux défis socio-culturels de l’époque contemporaine.

La diète méditerranéenne, un concept médical…

La diète méditerranéenne a été inscrite sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO en 2013. Elle « implique un ensemble de savoir-faire, de connaissances, de rituels, de symboliques et de traditions qui concernent les cultures, les récoltes, la cueillette, la pêche, l’élevage, la conservation, la transformation, la cuisson et, tout particulièrement, la façon de partager la table et de consommer les aliments », peut-on lire sur la page dédiée du site officiel de l’organisation onusienne. C’était la première fois qu’un mode alimentaire présent dans plusieurs pays était ainsi labellisé. Cette reconnaissance institutionnelle résulte néanmoins d’un long processus dans lequel la valorisation médicale et diététique a joué un rôle prépondérant.

Pensée comme un régime immuable remontant à l’Antiquité grecque et transmis comme tel, la « diète méditerranéenne » a été théorisée et popularisée dans les années 1960 par l’épidémiologiste américain Ancel Keys. Dans ses travaux, celui-ci aborde le régime crétois, ou méditerranéen, par ses bienfaits nutritionnels et sanitaires, insistant sur un mode de vie où s’associent frugalité et convivialité. Les composants de cette diète se résument à des céréales (sous forme de pains levés ou plats), des légumes, des fruits et leurs dérivés (notamment l’olive), des produits laitiers ainsi que, dans une moindre mesure, du poisson et de la viande.

À l’époque, les recherches d’Ancel Keys répondent à la médicalisation de l’alimentation qui prend alors de l’ampleur. Dans les traditions locales en Méditerranée, l’action médicinale des aliments, des condiments et des épices est cependant un fait avéré depuis bien longtemps. Par exemple, l’ail, l’oignon, le citron et le thym sont connus pour leurs propriété aromatiques et antiseptiques. Sans compter le rôle des religions où la prescription d’interdits ali- les patrimoines culinaires contemporains en méditerranée mentaires s’origine souvent dans des principes d’hygiène et de diététique. Il n’empêche, ce régime sain, présenté comme une manière de contrer les maladies cardiovasculaires et les cancers, entraîne un véritable engouement aux États-Unis et en Europe.

Quelques décennies plus tard, le Conseil oléicole international, qui cherche à exporter plus largement son huile d’olive, vante les bienfaits de ce corps gras, principale source de lipides en Méditerranée. L’argument économique et commercial est tout trouvé.

… devenu patrimoine culinaire

Le concept de diète a donc d’abord concerné les régions productrices d’huile d’olive sur le pourtour méditerranéen. « Après ces constatations médicales et mercantiles, la diète a pris un tournant culturel, en devenant l’emblème d’un mode de vie propre aux populations du bassin », explique Sonia Hamzaoui. L’étape suivante est donc la patrimonialisation institutionnelle : en 2010, l’UNESCO approuve la candidature formalisée par l’Espagne, l’Italie, la Grèce et le Maroc. Ils sont rejoints trois ans plus tard par Chypre, la Croatie et le Portugal.

Inscrite comme patrimoine immatériel, la diète méditerranéenne devient un de ces « objets culturels porteurs d’une part d’histoire et de l’identité d’un groupe social et qu’il convient de préserver en tant que témoins identitaires »2. Mais elle reste un modèle menacé dans son espace originel. Ouiza Gallèze avance des facteurs sociologiques liés à l’évolution des pratiques en cuisine :

« Du fait du travail des femmes, moins de temps est consacré à la préparation des repas à la maison : on achète le couscous déjà roulé, la saisonnalité perd de son importance, on a recours au fast food et aux plats surgelés ». Sonia Hamzaoui complète son propos, en rappelant le contexte économique et agricole de la Tunisie. De ce fait, certaines denrées deviennent chères : certaines familles ne peuvent plus se procurer d’huile d’olive. Par ailleurs, « la malbouffe est liée à de nouvelles manières d’habiter, poursuit-elle. Les logements urbains sont plus petits et rendent le stockage impossible, on ne peut plus s’approvisionner comme avant, ni faire sécher les fruits, les feuilles… » Congélateur et micro-onde, emblèmes de la révolution domestique, entraînent également de nouvelles pratiques : « la manière de préparer et la saveur des aliments changent tandis que l’individualisme alimentaire se développe ».

L’inscription de la diète méditerranéenne ne saurait cependant être considérée comme un échec. Au contraire, « l’UNESCO a voulu prévenir l’érosion de ce modèle alimentaire en le reconnaissant comme patrimoine, tempère Sonia Hamzaoui. C’est une manière de le préserver mais sans le figer, car il doit s’adapter à l’évolution des modes de vie. Le travail de l’UNESCO n’est donc qu’une amorce ».

Les limites et écueils d’une patrimonialisation institutionnelle

Le classement instauré par l’UNESCO, fruit d’une impulsion politique pour la préservation et valorisation d’un élément de la culture culinaire locale ou régionale, doit en effet être secondé par l’implication des communautés. Or ce n’est pas systématiquement le cas. « La patrimonialisation marque le passage de la sphère privée (d’une pratique issue du quotidien, chez soi) à la sphère publique (reconnaissance extérieure et institutionnelle), or ce n’est pas toujours repris par le collectif », constate Ouiza Gallèze, qui fut responsable pour l’Algérie du dossier de classement du couscous (2020).

les patrimoines culinaires contemporains en méditerranée

Les finalités de la patrimonialisation peuvent être d’ordre culturel, économique ou environnemental mais celle-ci requiert aussi l’adhésion de la communauté concernée. « Cela fait partie des éléments du dossier déposé à l’UNESCO », affirme d’ailleurs Imed Ben Soula, directeur du Département de l’Inventaire et de l’Étude des Biens Ethnographiques et des Arts Contemporains à l’Institut National du Patrimoine de Tunis. Il a également représenté la Tunisie dans le dossier d’inscription du couscous. « Outre le travail d’expertise, une approche participative est requise, ajoute-t-il. Il faut également fournir un plan de sauvegarde qui assurera la pérennité et la viabilité de l’élément. Pour cela, on doit indiquer comment la communauté, les médias et le public seront invités à redécouvrir l’élément ».

Une inscription à l’UNESCO présente un autre risque : celui de figer l’élément. Soit parce qu’assignée à une communauté, à des fins de revendication identitaire, soit parce qu’une fois patrimonialisée, elle devient un simple élément de folklore repris ensuite par l’industrie touristique. Or, un patrimoine doit rester vivant et surtout utile, socialement ainsi qu’économiquement. La candidature onusienne vise ainsi à considérer l’élément identifié comme un patrimoine aux multiples facettes. Dans le cadre du classement éventuel de la harissa, « notre stratégie est d’attirer l’attention sur les dimensions symboliques de la cuisine tunisienne, poursuit Imed Ben Soula, responsable du dossier en cours. Nous voulons montrer que la harissa incarne une culture du piment, avec ses rituels et ses croyances. Car c’est ce qui nous rassemble. Ici, le piment symbolise la protection, il continue de servir d’amulette ».

La nourriture est un processus dynamique Le risque de figer une pratique ou une recette paraît cependant peu probable. « L’histoire de l’alimentation est faite de changements et d’influences », indique à ce titre Mennat El-Dorry au cours de la table ronde. Elle démontre ensuite combien les cuisines en Méditerranée ont évolué au cours des siècles du fait du climat, d’effets de mode, de préceptes religieux, d’interactions avec d’autres cultures ou encore à cause des guerres et de la colonisation. « La mondialisation n’est pas nouvelle, ajoute-t-elle. La nourriture va continuer de changer, c’est un processus dynamique. Il serait naïf de vouloir figer des traditions pour les préserver, sous prétexte que c’est la meilleure manière de faire ou pour maintenir une identité. On peut documenter mais pas stopper l’évolution. Aujourd’hui, il faut surtout se demander comment adapter la cuisine traditionnelle à notre époque ». les patrimoines culinaires contemporains en méditerranée

En outre, les références culinaires attribuées aux aires géographiques telles qu’elles sont dessinées aujourd’hui sur le pourtour méditerranéen sont récentes. À ce titre, Mennat El-Dorry revient sur la notion de diète méditerranéenne qui offre une vision réductrice d’un modèle alimentaire soi-disant commun : « L’Égypte est un pays méditerranéen mais nous n’utilisons pas l’huile d’olive. Je me rappelle la première fois que j’ai vu une bouteille d’huile d’olive. C’était il y a vingt ans, mon père en avait ramené à la maison. A l’époque, c’était très rare et très cher. Aujourd’hui encore, on ne cuisine pas à l’huile d’olive parce qu’on en produit très peu. Il me semble donc important de se pencher sur la définition de ces aires et de considérer ce que chaque pays méditerranéen a d’unique ».

L’Égypte ne compte pas encore d’éléments culinaires sur la liste du patrimoine immatériel de l’UNESCO. Aussi Mennat ElDorry envisage-t-elle, avec d’autres collègues égyptiens, l’inscription de certains plats emblématiques tels que le kochary ou la molokhyyia. Leur réflexion en reste cependant aux prémices : « C’est une très longue procédure, explique-t-elle. Je me demande parfois si nous voulons le faire par orgueil ou réellement pour préserver nos traditions ».

Le patrimoine culinaire comme argument touristique

Depuis quelques années, la notion de patrimoine culinaire se retrouve dans l’argumentaire touristique de nombreux pays méditerranéens. Au Maroc et en Tunisie par exemple, la gastronomie locale fait ainsi l’objet d’une véritable stratégie de valorisation. De nombreux festivals y ont fleuri ces dernières années : celui du pain à Djerba (Tunisie)3, de l’argan à Essaouira (Maroc), des dattes de Kébili (Tunisie), de la bsissa à Lamta (Tunisie)… D’une région à l’autre, les initiatives se sont multipliées, émanant d’acteurs divers (institutions publiques locales, associations, corporations ou groupements de professionnels…) et ne relevant donc pas d’une stratégie commune. Sans compter que, souvent, l’aspect spectaculaire de l’événement vise à assurer la notoriété d’une région et sa promotion touristique plutôt que de réellement sensibiliser le public local à la préservation de son patrimoine face à l’uniformisation industrielle.

La mobilisation citoyenne pour la préservation de modèles alimentaires alternatifs

La sensibilisation du public peut aussi passer par des initiatives citoyennes, et non pas seulement institutionnelles. La volonté de préserver des gestes et des traditions culinaires mobilise, en effet, certains groupes d’individus dénonçant les méfaits de l’agriculture productiviste et de l’industrialisation. Il ne s’agit pas tant de patrimonialiser que de penser un autre système socio-économique et donc alimentaire.

La mobilisation individuelle et collective autour de l’alimentation s’exprime de diverses manières, selon les contextes nationaux, sur les rives nord et sud de la Méditerranée. Les actions émanent des producteurs autant que des consommateurs. « L’important, c’est d’avoir de nouveau une prise sur la chaîne alimentaire – production, distribution ou consommation – pour amorcer un changement », explique Valeria Siniscalchi. Les initiatives sont multiples : leur spectre d’influence peut être restreint ou large, surtout lorsqu’elles s’inscrivent dans des mouvements comme Via Campesina4 ou Slow Food5 .

3. Voir à ce propos Broudou (@broudoumagazine), un magazine qui s’intéresse au patrimoine immatériel culinaire tunisien et qui a participé au Forum des Mondes Méditerranéens à Marseille en février 2022. Son premier numéro est consacré au pain.

Le système de labellisation est un autre moyen de préserver les pratiques, tout en revendiquant l’appartenance à un territoire et donc à une identité culturelle spécifique. « Il s’agit d’imaginer, individuellement et collectivement, d’autres façons de produire et de consommer, parfois en s’inspirant de traditions anciennes – on parle alors de « rétro-innovation » – et qui sont viables, c’est-à-dire qui permettent de vivre dignement et n’ont pas une visée purement touristique », poursuit Valeria Siniscalchi. Plus qu’un patrimoine, la nourriture s’érige en symbole : incarnation du quotidien, elle acquiert une dimension politique.

« Que ce soit dans des pays en développement où certains aliments sont rares et posent des problèmes de disponibilité en termes techniques et sociaux ou que l’on soit dans des pays développés dans lesquels règne l’abondance alimentaire souvent accompagnée de crises de confiance ou que l’on soit encore à l’articulation du global et du local, l’alimentation prend une dimension politique », résume ainsi le sociologue Jean-Pierre Poulain6.

4. La Via Campesina est un mouvement international rassemblant des millions de petits paysans qui militent notamment pour la souveraineté alimentaire.

5. Né en Italie, Slow Food est aujourd’hui un mouvement international qui vise à sensibiliser les sociétés à une consommation alternative et à une alimentation de qualité pour tous.

6. Les modèles alimentaires méditerranéens : un héritage pluriel à étudier pour en faire un label pour le futur. Article publié dans Horizons Maghrébins - Le droit à la mémoire, N° 55, 2006 Manger au Maghreb les patrimoines culinaires contemporains en méditerranée

Le rôle prescripteur des chefs cuisiniers

Par ailleurs, plusieurs corps de métiers peuvent également jouer un rôle prescripteur en la matière. Désormais, la cheffe Meryem Cherkaoui collabore, au Maroc, avec des coopératives qui produisent des farines à partir de blés locaux : « On revient aux sources, on fait du local », résume-t-elle. La saisonnalité des ingrédients découle ainsi de ce « retour aux sources ». Elle insiste cependant sur l’intérêt d’adapter les recettes au contexte contemporain : « Il faut rendre la cuisine moins grasse, moins sucrée avec, par exemple, de nouvelles techniques de cuisson, plus saines, comme celle à basse température. Il faut s’imprégner de la tradition tout en introduisant de la technicité pour rendre les recettes plus actuelles », argumente-telle. Quelques années auparavant, la jeune femme avait sillonné le Maroc à la recherche de savoir-faire traditionnels. « L’un des enjeux est de pouvoir codifier nos recettes afin que notre tradition culinaire ne devienne pas juste du folklore, ajoute-t-elle. Dans les établissements hôteliers au Maroc, on enseigne une cuisine internationale et occidentale, mais pas la nôtre, traditionnelle ».

Le chantier est immense. La patrimonialisation onusienne n’est qu’un élément parmi d’autres contribuant à la prise de conscience et donc à la préservation de modèles alimentaires qui racontent un territoire et ses habitants. Ouiza Gallèze, Meryem Cherkaoui, Sonia Hamzaoui, Mennat El-Dorry et Valeria Siniscalchi se rejoignent sur la nécessité, voire l’urgence, de se mobiliser localement pour inventorier, documenter et ainsi sensibiliser le public à la richesse culinaire de leurs pays respectifs.

À la table des patrimoines culinaires méditerranéens

Couscous

Ce plat est devenu patrimoine immatériel de l’UNESCO en 2020 sous l’intitulé « Les savoirs, savoir-faire et pratiques liés à la production et à la consommation du couscous ». Comme pour la diète méditerranéenne, son inscription résulte du constat de la fragilisation d’un plat et des techniques qu’il requiert. « Sa préparation est un processus très long : ce n’est pas seulement de la semoule avec de la sauce, explique Ouiza Gallèze. C’est d’abord le grain qui demande un long temps de préparation. Traditionnellement, le couscous est roulé par des femmes, d’une façon très particulière, avec des rituels spécifiques qu’on oublie parce que l’habitude de rouler se perd. Lorsque la machine remplace la femme, les gestes, le goût et la saisonnalité disparaissent, ainsi que tout un savoir-faire artisanal relatif à la préparation (couscoussier, écuelle, tamis) ».

Harissa

Très populaire en Tunisie, cette purée de piments rouges, généralement séchés au soleil avant d’être broyés avec des épices (carvi, coriandre, cumin…) et, parfois, des tomates séchées, s’achète partout et sous toutes les formes : en conserve, en tube, en poudre ou fraîche. On l’utilise comme condiment pour rehausser un plat de couscous ou de tajine, la viande et le poisson, dans les sandwichs et les bricks… Cette pâte pimentée pourrait être prochainement inscrite au patrimoine immatériel de l’UNESCO. Le dossier déposé souligne la nécessité de préserver les savoir-faire associés à sa fabrication traditionnelle et ainsi d’encadrer la production industrielle.

Kochary

Ce mélange de riz, macaronis et lentilles brunes, garni d’une sauce tomate épicée, de pois chiches et d’oignons frits, est très estimé en Égypte. Associé à la cuisine de rue, il est également préparé à la maison. Des variations existent : dans la ville côtière d’Alexandrie, des lentilles jaunes sont préférées aux brunes tandis que le riz est parfumé au curry et au cumin. Le kochary serait en fait la version égyptienne d’un plat indien, le kitchari, également à base de lentilles (dal) et de riz mais sans les pâtes. Les historiens n’ont pas encore résolu la question de l’arrivée du plat en Égypte : certains invoquent des pèlerins musulmans au XIX e siècle ; d’autres, les soldats indiens de l’empire colonial britannique pendant la Première Guerre mondiale. Depuis les patrimoines culinaires contemporains en méditerranée quelques années, le kochary est devenu populaire dans certains pays de la péninsule arabe, adapté aux préférences culinaires locales.

Fabrication de l’huile d’argan dans le sud du Maroc.

MOLOKHIYYA

Voici un ragoût de corète potagère, une plante cuisinée dans de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest, du Maghreb, des Caraïbes et du Moyen-Orient, qui occupe également une place particulière chez les Égyptiens. Pour certains, la molokhiyya daterait de l’époque des Pharaons. Les feuilles fraîches ou séchées de corète sont finement ciselées avant d’être infusées dans un bouillon. Elles sont servies avec du riz et de la viande, parfois des oignons vinaigrés. Les variations sont nombreuses : la molokhiyya est accompagnée de crevettes à Alexandrie, de volaille ou de lapin en Haute-Égypte. Ce plat se retrouve aujourd’hui au Moyen-

Orient (Liban, Syrie, Palestine et Jordanie) : les feuilles peuvent être ciselées ou laissées entières. Au Maghreb, elles sont séchées, réduites en poudre et arrosées d’huile d’olive. Délayées dans de l’eau chaude, elles mijotent ensuite pendant plusieurs heures, avec des morceaux de viande et des condiments (coriandre, feuilles de laurier).

HUILE D’ARGAN

L’arganier est un arbre emblématique du Maroc. Il s’épanouit dans le sud-ouest du pays, notamment dans la région de Souss. La graine contenue dans ses fruits, une fois extraite, donne une huile aux nombreuses vertus (cicatrisante, riche en vitamines A et E, en antioxydants et en acides gras essentiels). L’huile d’argan est utilisée en cosmétique aussi bien qu’en cuisine. Elle agrémente certains plats comme le couscous ainsi que les poissons ou les sauces. C’est également une composante essentielle du amlou, un beurre d’amandes sucré au miel. Les pratiques et savoir-faire autour de l’arganier ont été inscrits au patrimoine immatériel de l’UNESCO en 2014, un an après l’institution d’un festival dédié à Essaouira.

Bsissa

Pour finir, la bsissa est un mélange de graines (blé ou orge), de légumineuses (pois chiche ou lentilles) et d’aromates (coriandre, fenouil, anis) qui sont torréfiés, moulus puis assaisonnés de sucre et d’huile d’olive. Cette pâte est généralement consommée au petit déjeuner ou au goûter. Ses vertus médicinales et nutritionnelles en font d’ailleurs un ali- ment énergétique servi pour célébrer une naissance, pour accompagner les voyageurs, notamment lors de pèlerinages à La Mecque, ou encore pendant le jeûne de ramadan. Un festival annuel de la bsissa a été fondé en 1999 à Lamta, dans le gouvernorat de Monastir en Tunisie. Aujourd’hui, la bsissa est devenue làbas un véritable phénomène de mode, super food prisée pour ses protéines végétales : certaines marques la déclinent en pâtes à tartiner, en boissons détox ou énergisantes. Mais la bsissa n’est pas une spécificité de Tunisie : d’origine très ancienne, elle se retrouve, sous diverses appellations, dans tout le bassin méditerranéen.

Bibliographie gaël faye, musicien et écrivain

Fernand Braudel, La Méditerranée, Champs, 2017.

Horizons Maghrébins - Le droit à la mémoire, n° 55, 2006. Manger au Maghreb. Abderrazzak Benchaâbane, Le livre du sable et du parfum, Al Manar, 2017. Le Grand mezzé, Actes Sud, 2021.

Philippe Chapelet, Patrick Elouarghi, Frédérick E. Grasser-Hermé, Matali Crasset, La cuisine de l’oasis, se nourrir de l’essentiel, Cherche-Midi Éditeur, 2021.

Rawi, Egyptian review - Issue N° 10 : Egypt’s culinary history, 2019.

Propos recueillis par Soro Solo

Dans votre roman Petit Pays1, inspiré de votre enfance au Burundi, vous écrivez : « Une fois rassasiés, saouls de tout ce jus et de toute cette pulpe, le souffle court et le ventre rond, nous nous sommes enfoncés tous les cinq au fond des vieux sièges poussiéreux du Combi Volkswagen, la tête basculée en arrière. Nos mains étaient poisseuses, nos ongles noirs, nos rires faciles et nos cœurs sucrés. C’était le repos des cueilleurs de mangues. » La mangue est-elle votre madeleine de Proust tropicale ?

Oui, mais pas seulement. Il y a aussi les goyaves, les papayes et tous les fruits qui étaient à disposition dans mon jardin d’enfance, à Bujumbura. Ils composaient mon quatre-heures. Je pense encore aux petites bananes jaunes, très sucrées : de véritables bonbons qui font grimper l’insuline. La cuisine est une grande source d’inspiration. Lorsque j’écris, je fais appel aux cinq sens et le goût est présent dans ma musique comme dans mon écriture, avec de nombreuses références à des aliments ou boissons. Le titre de mon premier album, sorti en 2013, est Pili pili sur un croissant au beurre. C’était un clin d’œil à mes origines, avec l’idée que les êtres humains, c’est comme les mélanges d’ingrédients : il suffit d’essayer, ça peut fonctionner ! Je n’avais jamais mangé de croissant avec du pili pili jusqu’à ce qu’une boulangerie de Kigali produise cette viennoiserie, et c’était vraiment bon. L’alimentation ne s’arrête pas à ce que l’on mange : il y a aussi les nourritures de l’âme.

Quel est votre produit fétiche ?

J’aime bien avoir du piment avec moi, justement. C’est hérité de ma mère, qui trimballait toujours son piment dans son sac à main. J’apprécie beaucoup également un fruit qui n’est pas très connu : la barbadine ou grenadille géante. Elle ressemble au maracuja et, comme lui, fait partie de la famille des fruits de la passion. Sa forme est plus allongée, ses graines plutôt grisâtres et son goût moins acidulé.

Aimez-vous manger et cuisiner ?

J’aime manger, oui, mais je ne suis pas un fin gourmet dans le sens où je ne cours pas après les bonnes adresses. J’ai commencé à être accueilli dans de grands restaurants en devenant écrivain, les cuisines africaines, ce sont des rencontres alors que quand j’étais uniquement rappeur, c’était plutôt catering avec crudités, carottes râpées et macédoine ! Mon quotidien reste simple : je me nourris surtout d’aliments crus. Ce que j’apprécie le plus, c’est de partager un repas avec des amis et de manger avec faim. J’ai un souvenir magnifique de spaghettis bolognaise dévorés avec une bande de copains après avoir grimpé, ensemble, le volcan du Nyiragongo au Congo. Nous avions le ventre vide depuis vingt-quatre heures et je crois que je n’ai jamais aussi bien mangé. Si le repas peut être accompagné de bonnes boissons, c’est encore mieux. Dans ce domaine, j’aime bien la bière, ou plutôt les bières. Quand j’étais à Bujumbura, j’oscillais entre Primus et Amstel puis, en m’installant au Rwanda, j’ai découvert le pouvoir de la Skol, de la Mützig et même de l’Avironga. Pour la petite histoire, au Burundi et au Rwanda, les gens aiment aussi boire la bière chaude.

Que sont pour vous les cuisines africaines ?

Ce sont des rencontres. La plupart des produits que l’on consomme régulièrement au Burundi et au Rwanda, par exemple le manioc ou les haricots, ont été importés dans le cadre de la colonisation. Les cuisines africaines sont encore mal connues en Europe et souvent décrites comme des cuisines simples, voire simplistes, entachées de clichés persistants. Quand je suis venu m’installer en France, mes camarades de classe pensaient que, quand j’habitais au Burundi, je mangeais de la viande d’éléphant.

Quelle est la solution ?

La valorisation des cuisines africaines doit être prise en main par les Africains eux-mêmes. Il ne faut pas attendre qu’un chef venu d’ailleurs vienne nous expliquer les richesses de nos spécia- lités. Ce sont des problématiques que l’on retrouve dans la musique ou l’écriture. Il y a de plus en plus de chefs, femmes et hommes, sur le continent ou afro-diasporiques, qui s’emparent du sujet. Je suis notamment l’actualité de Dieuveil Malonga, chef congolais, aujourd’hui installé à Kigali. Sa cuisine est ancrée dans le pays et majoritairement élaborée avec des produits de la région. Je découvre avec lui des légumes ou d’autres aliments que l’on peut manger au Rwanda, mais qui ne sont pas encore dans nos habitudes. Il réinvente les plats courants. Les cuisiniers sont aussi des artistes puisqu’ils imaginent de nouvelles formes et dépoussièrent la tradition pour la mettre au goût du jour. C’est exactement ce dont nous avons besoin. Il voulait quitter la routine, celle de son père Qui étiole les rêves au large des paupières Enfourcher son vélo, repartir à zéro

Petit gone de Lyon aux oripeaux d’évasion

Partir ! Non pas pour voir de nouveaux lieux

Mais voyager, pour ouvrir de nouveaux yeux

Orpailleurs d’horizons, y a que des hôtels mille étoiles

Pour les clochards célestes qui ne s’embarrassent pas d’un toit

Petit croissant au beurre, petit Français qui flâne

Il lisait Kerouac et chantait Bob Dylan

Il est parti vivre à la dure

Découvrir l’humain, épouser la nature

Et de pays en pays, il pédale, il pédale

Et de guerre en maladie, il pédale, il pédale

C’est usé par la route d’un voyage de cinq ans

Qu’au bord de son doute il rencontre un piment

Elle était belle comme un piment, une robe du dimanche

Elle rêvait d’un charmant, d’un amour qui s’épanche

* (Motown France, 2013) les cuisines africaines, ce sont des rencontres

Elle vivait dans un quartier populaire

Elle avait fui son pays, les pogroms et la guerre

Et la terre des ancêtres était un vaste mouroir

Et ce pays d’accueil, un sombre miroir

Qui lui renvoyait cette image de paria

Une réfugiée HCR qui glisse aux parois

Et qui veut s’envoler, partir loin d’ici

Là où le ciel ne dit ni Hutu ni Tutsi

Et puis les murs de sa chambre au vert papier peint Recouvert de poster de « Salut les Copains »

Était son antre où elle rêvait d’être hippie

D’écouter du Jimi et de vivre à Paris

En attendant le bus sous un arbre en fleur

Son destin croise celui d’un croissant au beurre

Elle et il aux Sources du Nil

Un vent souffle l’idylle sur les branches d’un nid

D’un croissant beurré et d’un piment swahili

Qui s’étaient donc jurés de s’aimer pour la vie

Malgré toutes les routes crevées d’ornières

Dans le panache de poussières des saisons blanches et sèches

Malgré le doute et les pluies diluviennes

Malgré les torrents de boue qui s’écoulent dans la plaine

Le croissant, le piment ont le goût d’un enfant

Puis de un puis de deux, carpe diem d’un instant

Aucune écluse ne peut contenir les rêves

Que le cœur transporte et pour lesquels il crève

Pili Pili rêvait de Paris

Croissant au beurre voulait vivre ici

Ils se croisent, se décroisent les chemins

Et laissent des enfants au carrefour des destins

Le mbaqanga, une histoire culinaire et musicale soro

Le mbaqanga, certainement la seule spécialité culinaire ayant donné son nom à un style musical, témoigne d’une créativité populaire intense, allègre et rebelle aux tentatives de mise sous silence. Cap sur l’Afrique du Sud, dans un township en plein apartheid, au son de la vie qui jaillit envers et contre tout.

Installons-nous dans un studio de Johannesburg ou du Cap, en Afrique du Sud, et couchons sur une bande analogique un soupçon de pop, un zeste de jazz et une bonne poignée de musique zoulou : ce mix donne un son urbain novateur. Non loin de là, dans les foyers à bas revenus, on mange une bouillie de maïs et, en fin de semaine, on jette dans la marmite les restes de légumes des le MBAQANGA, une histoire culinaire et musicale

La nourriture est au cœur de vos productions d’artiste sud-africaine. Quant au mbaqanga, il se situe à la frontière de la cuisine et de la musique. Que cela vous inspire-t-il ?

Trois questions à Ziphozenkosi Dayile, artiste et cofondatrice de Breaking Bread

La cuisine et la musique sont deux formes d’art universelles et accessibles à tous, contrairement aux arts plastiques classiques, beaucoup plus élitistes. L’histoire de l’Afrique du Sud est pétrie de mélanges entre populations autochtones et groupes venus d’ailleurs, et cette diversité se retrouve forcément dans la cuisine et la musique du pays. C’est pour moi l’un des sens du mbaqanga

L’artiste est donc toujours un peu cuisinier ?

Non, je ne crois pas. Les artistes font certes mijoter des idées, mais j’en connais qui sont de très mauvais cuisiniers ! En revanche, tous les cuisiniers sont un peu artistes. On constate d’ailleurs aujourd’hui un regain d’intérêt pour la cuisine comme forme artistique. Cela relève en partie du marketing, mais force est de constater que la cuisine s’introduit petit à petit dans le marché de l’art. Je pense cependant qu’elle doit rester à la portée du plus grand nombre.

Qu’est-ce que Breaking Bread, l’espace pluridisciplinaire que vous avez cofondé au Cap ?

Il vise à rassembler les gens autour d’un repas – rompre le pain –, mais aussi à partager des ressources avec d’autres artistes ou des membres de la communauté locale. Nous déclenchons des collaborations et des rencontres, en utilisant la cuisine et les aliments comme des vecteurs d’interactions. Nous pouvons par exemple explorer, par ce biais, ce qui dans l’histoire a façonné la cuisine sud-africaine : dépossession des terres, migrations forcées, esclavage… jours précédents : tomates, concombres, feuilles de haricots, oignons, carottes, éventuellement un peu de maïs… On laisse mijoter à feu doux et la tambouille est prête pour le déjeuner ou le dîner. Ce joyeux mélange des genres et des ingrédients, en musique comme en cuisine, porte le même nom : mbaqanga.

Pour les chroniqueurs musicaux et autres spécialistes, les premières pousses du mbaqanga apparurent dans les années cinquante et surtout soixante au sein des townships de Johannesburg, notamment dans des bars clandestins nommés shebeens. Le genre se singularisait par le croisement de partitions rurales traditionnelles zoulou, de kwela, de marabi et de courants afroaméricains comme le gospel, le rhythm and blues, le blues, le jazz et une bonne charge de swing venu des big bands. Alors que le régime d’apartheid interdisait tout mélange – y compris musical – entre communautés, répartissait les zones urbaines d’habitation et cantonnait les Sud-Africains noirs et « Coloured » à l’écart des circuits de production, cette ambiance de prohibition fut le terreau fertile où naquit une nouvelle expression créative venue des ghettos. eva doumbia, auteure et metteuse en scène

En s’appropriant des instruments occidentaux, les « Sudaf » noirs les mirent au service de leur style vocal et inventèrent un cocktail multi-ethnique à l’exubérance joyeuse. Les masses issues de l’exode rural, parquées dans les townships sous-équipés des périphéries urbaines, y trouvèrent un langage commun, un trait d’union mélodieux pour s’unir en tant que classe laborieuse, ainsi qu’une façon de continuer à vivre, s’amuser, aimer. Basses roucoulantes et ronflantes, batteries nerveuses, guitares scintillantes, saxophones et accordéons constituaient les ingrédients de cette recette où le chant et les harmonies vocales occupaient une place prépondérante. Le mbaqanga devint vite populaire dans toute l’Afrique du Sud, notamment dans les années soixante-dix. Il inspira dans les années quatre-vingt des artistes comme Johnny Clegg ou Paul Simon, et influence aujourd’hui encore des musiciens du monde entier.

Quel rapport avec les traditions culinaires, direz-vous ?

Le mot mbaqanga désigne en zoulou la bouillie quotidienne de farine de maïs, et peut-être aussi une sorte de ratatouille ou « plat du pauvre » préparée avec les restes de la semaine. La musique mbaqanga est-elle dès lors considérée comme une nourriture spirituelle qui, malgré le régime d’oppression et de domination, continua de sustenter les corps et les âmes jour après jour ? Le mot a-t-il d’abord été utilisé d’une manière méprisante par ceux qui jugeaient le style basique et grossier, avant d’être repris par ses amateurs comme un retournement malicieux et sentimental du stigmate ? Quoi qu’il en soit, le mbaqanga célèbre non seulement la nourriture et la musique, mais aussi la vie, l’amour, le sexe et tout ce qui touche au sensoriel dans une irréductible expression populaire.

Derrière chaque aliment se dévoile l’histoire d’une migration, d’une conquête coloniale, d’une forme d’exploitation des hommes ou de l’environnement. Le spectacle Autophagies (histoires de bananes, riz, tomates, cacahuètes, palmiers. Et puis des fruits, du sucre et du chocolat), à mi-chemin entre le théâtre et la dégustation collective, interroge la dimension politique des nourritures.

Je suis metteuse en scène et autrice dramatique. Je suis née près du Havre et j’ai grandi dans la banlieue de cette ville portuaire puis, d’un port à l’autre, j’ai créé ma compagnie à Marseille, avant de la faire se déplacer en Normandie. Depuis, je circule de région en région, avec des escales en Côte d’Ivoire et au Mali, deux pays dont je suis originaire, ou encore en Louisiane ou au Brésil.

La nourriture est une constante de mon travail artistique. J’aime les théâtres qui ont un vrai restaurant. J’aime lorsqu’on offre à boire et à manger avant, après ou pendant la représentation.

Lors d’un spectacle précédent, Afropéennes d’après Léonora

Miano, les personnages, des femmes noires, racontaient leurs peines et problèmes dans un restaurant. Quelques spectateurs et spectatrices étaient invités sur scène. Ils mangeaient le repas composé par Gagny Sissoko avec les comédiennes. Plus tard, lors d’une lecture d’extrait du roman Ségou de Maryse Condé, le lieu qui nous recevait, le Campement, à Bamako, proposait une dégustation de mets « pré-coloniaux ».

Cette histoire me travaillait, sans doute aussi parce que dans les années 1980, mon père, Amadou Doumbia, avait ouvert le premier restaurant africain (subsaharien) du Havre. Il y proposait du couscous et du mafé, des plats aujourd’hui banals mais que nous mangions rarement dans notre maison tenue par ma mère, une institutrice normande. Chez nous, les rares repas africains étaient servis lors de visites d’amis ivoiriens de mon père. J’ai longtemps pensé que le mafé, à base de pâte d’arachide, était une spécialité traditionnelle. Mais ce plat national malien, et plus généralement d’Afrique de l’Ouest, probablement arrivé sur le continent avec les habitudes culinaires des colons européens, n’est consommé que depuis le xviiie siècle.

Lorsque j’ai fait cette découverte, avec étonnement, je me suis demandé d’où provenaient la plupart des aliments que nous consommons aujourd’hui en Afrique ou en Europe, tels que les bananes, le riz, le chocolat, l’ananas ou la mangue : tous viennent d’Asie et d’Amérique et, hormis la banane et le riz, tous ont été introduits dans l’alimentation africaine avec l’arrivée des explorateurs et colons européens qui les ont eux-mêmes rapportés d’autres continents. Ainsi, nos assiettes sont envahies par l’histoire et, au creux des goûts et du plaisir de la bouche, se nichent des histoires de voyages, de conquêtes, de dépossessions, de déportations et de mises en esclavage. Consommer ces aliments, en résumé se nourrir, c’est manger l’autre et c’est se manger soi-même, parce que l’autre c’est toujours un peu soi.

Le projet Autophagies est né de ces constats et réflexions. Cette création croise théâtre et gastronomie, mais aussi musique, danse, documentaire. Au départ je cuisinais moi-même sur scène, pour le public, mais très rapidement, il est devenu évident qu’il fallait pour ce spectacle une véritable dimension gastronomique. Les grandes Tables m’ont mise en relation avec Alexandre Bella Ola. J’ai écrit la majorité des textes, et quelques-uns ont été signés par le romancier ivoirien Gauz.

« La frontière entre moi et l’autre, c’est moi qui la crée. La vie se nourrit de la vie. Toutes les nourritures sont étranges, bizarres, puis adoptées, parfois adaptées. Les huîtres, les escargots, les grenouilles, les termites, les crevettes… Mais aussi les vaches, les salades et les cochons… Si on pense simplement que la vie se nourrit de la vie, rien ne nous semble bizarre. Tu crois que si tu n’as pas de réponse à la mort, alors tu n’auras aucune réponse. Mais moi, je ne m’interroge plus sur ce qu’est la mort, je me demande plutôt ce qu’est la vie. La vie se nourrit de la vie. »

« En vérité je te le dis, le prix de la douleur c’est la beauté (et un ciel rouge sous une nuit d’orage). Mais où se trouve la beauté si nous continuons de taire la vie ? Si nous nous dérobons à la vérité de la vie, à la cruauté de la vie ? »

Très rapidement la forme eucharistique s’est imposée : une eucharistie documentaire pour partager un repas, dans l’esprit d’une communion sans religion. Parce que dans toutes les cultures humaines, on commençait le repas collectif par un remerciement.

Parce que ce rite du remerciement, qui nous rappelle que manger nous relie aux autres vivants, à la terre, à la mer, à l’univers, le monde moderne l’a oublié.

« Ce n’est pas moi qui t’ai semé.

Ce n’est pas moi qui t’ai planté.

Ce n’est pas moi qui t’ai nourri.

Ce n’est pas moi qui t’ai arrosé.

Ce n’est pas nous qui t’avons arraché de l’humus où tes racines se lovaient.

Ce n’est pas nous qui t’avons transporté.

Ce n’est pas nous qui t’avons transformé.

Ce n’est pas nous qui t’avons cuisiné.

“Viande” signifie “ce par quoi la vie est”. L’esprit est viande.

Mes mains n’ont pas découpé la viande de tes fruits. Chair des pommes comme viande des mangues. Il a été écrit “Je ne suis pas digne de te recevoir mais dis une parole et je guéris”, lorsqu’ailleurs il fut dit : “Pardonne-nous. Pardonne-nous de t’avaler.” Avec moi : “Pardonne-nous. Pardonne-nous de t’avaler.” »

Il est important de prendre conscience de ce que signifie manger. Nous ingurgitons des cadavres d’animaux ou de végétaux, nous consommons les laits destinés à nourrir les petits d’autres mammifères, nous nous repaissons d’ovules d’oiseaux avant la naissance de leurs progénitures que notre ingestion avorte. La nourriture a pour corollaire la mort et la cruauté. Nous l’avons oublié ou, plutôt, nous nous en sommes éloignés. Il est important de se remémorer, sans culpabilité, que nous n’avons pas d’autre choix pour vivre.

Parce que je m’intéresse à l’histoire des esclavages et des différentes exploitations, je sais que l’être humain occidental a besoin de soustraire à son regard les corps qu’il contraint à travailler ou tue pour subsister. Les abattoirs sont cachés et les viandes cuisinées ou hachées de manière à faire oublier qu’elles ont été les muscles d’êtres sensibles. Les Antilles esclavagistes étaient loin des métropoles anglaises ou françaises, le Brésil du Portugal, les Amériques latines de l’Espagne. Aujourd’hui les rizières sont en Asie, les champs de tomates destinées aux conserves en Chine, les noix de cajou en Afrique de l’Ouest ou en Inde. Nous pouvons lutter contre les différentes exploitations humaines, en prendre conscience et consommer différemment, mais ne pouvons pas nous nourrir sans ôter la vie. Alors prenons-en conscience et ritualisons.

Autophagies a cette prétention de ne pas être seulement un spectacle, mais bien une cérémonie. Lors des répétitions, je disais aux artistes, créateurs et créatrices : « Cette fiction n’en est pas une, j’y crois. » Après un prologue qui fait entrer le public dans la fiction (« Vous seriez les pratiquants d’une cérémonie culinaire »), je commence le spectacle par une prière inventée à partir d’invocations aztèques (c’est en Amérique que tout a commencé), chrétiennes, malinkés.

« 529 est le nombre véritable pour 2021. Car c’est en 1492 que tout a commencé. L’an zéro de mon histoire c’est 1492. C’est en l’an zéro que Christophe Colomb pose son pied sur une terre qu’il croit indienne. Il cherche Gengis Khan en Caraïbes, le colon est déboussolé. “Pré-colombien”, “Colombie”, “Méso-colombien” sont les mots de ma honte désorientée. Se désorienter, c’est ne pas savoir où est l’Orient. En 1502, c’est-à-dire en l’an 10 de notre ère, les caciques caraïbes offrent des fèves de cacao à l’homme au patronyme catastrophique. Colon jette aux flots les précieuses fèves, y croyant voir les excréments séchés de chèvres. On dit que ce sont des carmélites espagnoles qui l’agrémentent pour la première fois de sucre de canne. On dit. Certains racontent quand d’autres n’ont plus assez d’héritiers pour les chanter. Tout s’amplifie à la Renaissance, et c’est pire aux Temps Modernes. Au XVII e siècle, c’est-à-dire au troisième de notre ère colombienne, les monuments d’or candy édifiés par les pâtissiers des cours princières pourrissent ici les dents du Roi-Soleil, tandis qu’ont été abattues là-bas les pyramides amérindiennes. Exportation, importation. Exploitation. Extermination. Personne ne pourra plus jamais dire avec précision la violence subie par ces premières nations qui n’auront jamais compris pourquoi on les traitait aussi mal. Déportation. Les engagés d’Europe, les forçats, putains, assassins, endettés, et les autres sacrilèges ne suffiront pas non plus à repaître l’avidité de la plantation sucrière. Importation. Espagne, France, Hollande, Portugal, Italie, Angleterre, on y danse la valse de Vienne et le chocolat-crème-sucrée. Le feu de la canne allume les bactéries logées dans les dents cariées de tyrans consanguins. Confitures et mélasse dégoulinent dans les palais et les fermes. Chacun cherche son sucre ou sa mélasse pour les gibiers, les rôtis, pour enjoliver son pain noir. Importation. Déportation. Exploitation des énergies humaines. On importe des hommes de ce qu’on a appelé Afrique sur ce continent que l’on n’a pas encore nommé Amérique. Import-export. »

Lorsque j’ai commencé dans le théâtre après des études à la Sorbonne et au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, rien n’était simple, en France, pour les comédiens noirs. J’ai travaillé dans l’animation socioculturelle pour gagner ma vie. À cette époque, les restaurants africains couraient encore moins les rues que maintenant, ce qui m’a donné des idées. Au Cameroun, la cuisine de mon père avait été façonnée par son patron blanc pendant la période coloniale. Il rêvait d’avoir son propre restaurant, mais c’est moi qui ai finalement concrétisé ce fantasme : en 1995, j’ai ouvert avec mon épouse, Vicky, l’établissement Rio Dos Camaraos à Montreuil, en embauchant une équipe afin de pouvoir me consacrer au théâtre. Évidemment, rien ne s’est passé comme prévu. J’avais trouvé un chef, mais celui-ci n’est pas venu le jour de l’inauguration. J’ai dû le remplacer au pied levé. C’était le chaos mais, ce jour-là, je suis entré dans ma cuisine et je n’en suis jamais sorti. Une décennie d’apprentissage a été nécessaire pour que je me sente vraiment à l’aise dans ce métier et que je donne du sens à ma cuisine. Au Rio Dos Camaraos, puis chez Moussa l’Africain, un bistrot « afropéen » ouvert en 2017 à Paris, dans le quartier de Châtelet-Les Halles, j’ai développé une cui- sine panafricaine hybride, adaptée aux habitudes françaises et modernisée tout en gardant le goût du pays. emeka ogboh, artiste Propos recueillis par Stéphane Galland, programmateur musical et journaliste pour Radio Grenouille

Grâce à la réflexion qui structure mon travail, j’ai écrit plusieurs livres pour montrer la richesse des cuisines d’Afrique subsaharienne, qui restent méconnues. Que cuisinait-on avant la venue des Européens ? La plupart des produits phares sont arrivés sur le continent pendant la période de l’esclavage. Il y a encore énormément de domaines à explorer pour installer durablement les cuisines africaines dans le paysage culinaire mondial.

Récemment, j’ai gagné au loto du bonheur quand Eva Doumbia, qui cherchait un comédien capable de faire à la fois de la cuisine et du théâtre, m’a proposé de participer au spectacle Autophagies C’est Fabrice Lextrait, directeur des grandes Tables, qui nous a présentés l’un à l’autre. Je cuisine sur scène et les spectateurs mangent toute cette production à la fin de la représentation. Trente ans après avoir créé mon premier restaurant, j’ai ainsi la chance de retrouver mon métier d’origine et de concilier mes deux passions. Je crois que la vie nous porte : à un moment où un autre, nous n’avons pas d’autre choix que celui d’exprimer ce que nous avons en nous.

Je revendique un théâtre où l’on peut apprendre, un théâtre qui propose des récits historiques autres. L’adage africain dit que nous ne connaissons que les récits des chasseurs et non ceux des lions. Le théâtre peut aussi avoir la fonction de donner la parole aux vaincus. L’enjeu est alors de croiser les plaisirs, celui de la poésie et ceux de la bouche, avec le savoir. Je revendique une théâtralité ludique, joyeuse et didactique. Aussi, avec Autophagies, l’ambition est d’inviter à « manger en conscience », c’est-à-dire à savoir les implications de nos repas sur les autres, sur l’environnement. Un théâtre rituel, utile, une véritable communion. Le retour aux bacchanales.

Emeka, vous ne pensiez pas être un artiste avant d’en devenir un.

J’ai étudié à l’école d’art de Nsukka, mais je trouvais la peinture ou la sculpture trop statiques. Il n’existait pas de cursus sur les nouveaux médias, alors je me suis tourné vers le graphisme. Je ne pensais pas, alors, à une carrière artistique. J’étais content de faire des sites web ou du design graphique dans la publicité, en free-lance. Tout a changé quand je me suis mis à travailler avec le son. La ville de Lagos a fait de moi un artiste sonore. En 2008, j’ai suivi pendant trois semaines à Fayoum, en Égypte, un cours sur l’art sonore. En rentrant à Lagos, mes oreilles étaient davantage ouvertes à mon environnement. Je suis devenu plus attentif et j’ai commencé à enregistrer des sons, puis à les travailler. Avec le temps, j’ai découvert leurs implications politiques, notamment dans des villes occidentales tranquilles dont les ondes sonores habituelles étaient perturbées par mes installations révélant le vacarme de Lagos. Cela questionnait la migration, un thème central dans mes créations, et l’accueil fait à la différence. Je vis depuis une dizaine d’années à Berlin, où je suis un expatrié. Je sais ce que signifie le fait d’être noir en Europe. Par exemple, pour beaucoup de personnes, un Africain en Europe est forcément un réfugié qui a fui son pays. Une bonne manière de les détromper, c’est de les réunir autour d’un dîner !

Vos travaux sont explicitement politiques, souvent provocants, mais jamais agressifs.

J’ai un background de designer graphique dans l’industrie publicitaire. Je préfère l’approche consistant à être subtil, mais puissant. Si l’on est trop agressif ou violent, cela peut exclure des gens et, in fine, noyer ou perdre le message. Ce qui m’intéresse, ce sont les œuvres déclenchant la rencontre et le débat. Il n’existe pas une seule perspective sur le sujet des migrations en Europe, mais plusieurs points de vue.

Vous intégrez sans cesse de nouveaux médiums : d’abord son, graphisme, vidéo, puis musique et cuisine.

Je ne me considère plus comme un artiste sonore mais comme un artiste tout court, dans le sens où je ne veux pas limiter ma créativité. Certaines choses ne peuvent pas être exprimées par le son, ou pas seulement à travers lui. Ce qui m’intéresse, désormais, c’est de m’appuyer sur les cinq sens. De la même manière, l’art ne se limite pas à un tableau que l’on accroche sur un mur. La cuisine, c’est-àdire le fait de réunir et de fusionner des saveurs, exige de l’expérience et de l’expertise, comme la peinture qui consiste à mêler les couleurs sur une toile, ou la bière dont le goût dépend de la qualité de l’eau, des grains utilisés, des épices et des autres ajouts.

Comment avez-vous eu l’idée d’utiliser la nourriture comme l’une des formes de votre expression artistique ?

Presque un an après être arrivé à Berlin, j’ai été invité à faire une exposition personnelle à la Galerie Wedding. On m’a demandé quels étaient les moments forts que j’avais vécus depuis que je me trouvais en Allemagne, et j’ai réalisé que la plupart de ces instants tournaient autour de l’alimentation. Quand des gens venaient du Nigeria pour me rendre visite, je leur demandais : « Tu peux m’apporter ceci ou cela ? » Lorsque j’y retournais, je revenais ensuite avec deux valises, l’une pour le « barda » habituel, l’autre remplie de denrées. C’était vraiment une obsession, et c’est ce qui m’a mené à l’exposition No Food For Lazy Man.

De quoi parlait-elle ?

De migration et de nourriture, une thématique que l’on retrouve dans Stirring the Pot1 à Marseille. Dans ma pratique artistique, la cuisine est fondamentalement liée au fait d’être un expatrié ou un migrant. No Food For Lazy Man explorait les déclencheurs sensoriels que sont les sons, les goûts et les odeurs, associés à certains souvenirs ou à des lieux. Certaines épices, aujourd’hui encore, me font penser à la soupe que ma mère préparait pour me soigner quand j’étais malade, enfant. La cuisine est un élément très puissant pour signifier ce que représente, pour un migrant, le fait de se trouver loin de chez lui et de devoir s’adapter à un nouvel environnement. Il va automatiquement chercher des saveurs ou des odeurs qui lui rappellent son chez-lui, et en même temps devenir plus conscient de ce que manger veut dire : on ne mange pas seulement pour se nourrir, mais aussi pour se souvenir de son chez-soi et se connecter à un nouveau lieu. No Food For Lazy Man s’est tenu en 2015, et une grande partie de ce que je fais aujourd’hui a commencé à ce moment-là.

En 2018, vous avez vous-même cuisiné au sein du Studio Olafour Eliasson de Berlin. Cuisiniez-vous beaucoup avant de venir en Eruope ?

J’ai toujours aimé ça, parce que j’adore manger. Mais j’ai vraiment commencé à m’y mettre après mes études, puis surtout en m’installant à Berlin où il n’y a que quelques restaurants nigérians ou africains. Même là, je peux avoir envie de manger autre chose que ce qui est proposé à la carte, ou le cuisiner différemment. Je me suis aussi passionné pour la recherche d’alternatives, car certains ingrédients ou épices du Nigeria sont introuvables en Allemagne. Je pense par exemple à l’ugu, une cucurbitacée originaire d’Afrique de l’Ouest, principalement cultivée et consommée dans le sud du Nigeria. On utilise plusieurs parties de la plante, notamment les feuilles que je remplace par des épinards.

C’est aussi à l’occasion de No Food For Lazy Man que vous avez présenté pour la première fois une bière brune de votre création, baptisée « Original Sufferhead Beer ». Pourquoi la bière ?

Parce que j’aime ça ! Ce n’est pas un concept artistico-intellectuel. Je suis fan de bière, mais pas n’importe laquelle : ce qui m’intéresse, c’est la bière artisanale avec ses possibilités infinies. Les bières industrielles ont presque toujours le même goût. Quand j’ai emménagé à Berlin, je me suis vite ennuyé de la scène artistique et j’ai découvert le milieu de la bière artisanale. Je n’allais plus dans les vernissages mais dans les dégustations de bières et les festivals dédiés ! J’ai fait des rencontres et échangé sur le sujet, puis j’ai essayé de brasser moi-même. À un moment, je me suis tout de même souvenu que j’avais une carrière artistique et que je ne pouvais pas passer mon temps à brasser. J’ai trouvé le point d’intersection avec la Sufferhead. À l’occasion de la Documenta de Cassel en 2017, j’ai travaillé sur son image avec une campagne publicitaire, qui comportait notamment ce slogan placardé dans toute la ville : « Who is afraid of black ? » (« Qui a peur du noir ? »). Il était aussi inscrit sur nos t-shirts, ce qui déclenchait des discussions. On a également joué avec la bière brune, qui n’est pas aussi populaire et réputée en Allemagne que la blonde. S’emparer de ces couches de sens et de ces connexions, c’est ce qui me plaît vraiment.

À Marseille, pour Stirring the Pot, vous avez associé la bière à un danfo. Expliquez-nous de quoi il s’agit. Le danfo est un minibus jaune propre à Lagos. C’est une sorte de taxi collectif qui transporte des voyageurs dans toute la ville. Les danfos sont aujourd’hui progressivement mis hors service, mais ils restent des icônes. Ils me connectent à mon pays natal, alors on les retrouve souvent dans mon travail sur Lagos et ses paysages sonores. Pour Stirring the Pot, j’ai voulu transformer un danfo en minibar pour servir les bières « Uda » et « Uziza », qui racontent une fois encore l’histoire de la migration via l’alimentation et la cuisine. Elles sont parfumées avec de l’uziza et l’uda, des épices très courantes en Afrique de l’Ouest et notamment dans la région nigériane du peuple des Igbo, dont je suis originaire. On les utilise surtout dans des soupes. Ces bières, élaborées pour l’occasion avec un maître brasseur varois, Victor Carlier de la brasserie du Castellet à Signes, font partie intégrante de l’exposition. Leurs étiquettes, dont j’ai conçu le design, transmettent elles aussi l’histoire de la migration.

Était-ce la première fois que vous vous rendiez à Marseille ?

Non, j’étais déjà venu en 2010 ou 2011, pour un projet avec le centre de création des arts et des cultures numériques ZINC, toujours à la Friche la Belle de Mai. J’ai aimé cette ville dès le premier jour. Elle est authentique, humaine. Certains la disent sale et rustre, mais c’est la vie, mec ! Comme Lagos, c’est une ville portuaire, humide, ensoleillée, lumineuse, chaude, et les gens y sont gentils. Le son y est à mon avis moins intéressant qu’à Lagos, sauf peut-être au marché du quartier de Noailles : si tu fermes les yeux, tu as l’impression d’être dans un marché quelque part en Afrique.

Lorsque vous avez su qu’un projet d’exposition y était lancé dans le cadre de la Saison Africa2020, quelles ont été vos premières envies ?

J’ai su immédiatement que je voulais travailler sur la nourriture et que, de ce point de vue, Marseille serait un endroit intéressant. Je suis toujours content de manger ici. Il y a sûrement autant de diversité à Paris qu’à Marseille, mais Marseille est plus ouverte à cette diversité. J’avais très envie d’explorer cette spécificité via la nourriture. L’expérience a été d’autant plus sensationnelle que j’étais accompagné par Véronique Collard-Bovy, directrice de Fræme, et Fabrice Lextrait, directeur des grandes Tables. J’aime la cuisine méditerranéenne, très présente ici. En Provence, la nourriture est en outre particulièrement savoureuse : l’accent est mis sur l’assaisonnement et les goûts, ce qui m’attire beaucoup plus que les dressages fantaisistes ou un bel aspect visuel.

Pourquoi avoir nommé cette exposition Stirring the Pot, que l’on pourrait traduire par « Remuer la Marmite » ?

C’est un titre parfait parce que l’on pense d’abord à la nourriture. Et puis dans une marmite, on mélange des tas d’ingrédients pour composer un plat, ce qui rejoint le concept de cette exposition réunissant plusieurs éléments, dans différents espaces de la Friche la Belle de Mai, pour n’en faire qu’un. Mais Stirring the pot porte aussi un autre sens : celui de lancer une polémique. Cette dualité reflète ma vision de la migration et des politiques qui l’entourent. C’est enfin le titre d’un livre de James McCann sur l’histoire des cuisines africaines2, ce qui a fini de me décider.

Quelles sont les odeurs que l’on perçoit en visitant l’installation multi-sensorielle et immersive « Migratory Notes », spécifiquement conçue pour Stirring the Pot ?

On y sent des épices, l’océan et le pétrichor, c’est-à-dire l’odeur si particulière de la terre mouillée après la pluie. Pour créer ces essences, j’ai travaillé avec Carole Calvez, une parfumeuse basée à

Berlin. Du côté des épices, nous nous sommes concentrés sur la pepper soup (soupe au poivre), une soupe très épicée que l’on prépare au Nigeria. Je l’ai choisie car elle permet de rassembler plusieurs épices dans une seule fragrance qui, une fois libérée dans l’air, déclenche des souvenirs typiques de cuisine nigériane et de nourriture en train de cuire.

Aviez-vous déjà travaillé sur l’odorat pour une exposition ?

Je n’avais jamais créé de parfums mais je m’étais déjà emparé du sujet des senteurs avec Clémence Farrell – qui a assuré la scénographie de Stirring the pot – pour une installation au Maroc. Celle-ci comportait des sons mais nous voulions renforcer, pour le public, la sensation de se trouver dans la médina elle-même. Nous avions eu différentes idées, par exemple composer des tas d’épices ou brûler des encens, comme dans la médina.

Comment s’est passée votre rencontre avec Georgiana Viou, cheffe du grand banquet de Stirring the Pot en août 2021 ?

Nous avons fait connaissance pour la première fois dans un restaurant, à Marseille. Georgiana cuisinait et c’était incroyablement bon. Il s’avère qu’elle vient en partie, comme moi, du peuple Igbo du Nigeria. De plus, elle est elle-même expatriée, puisqu’elle est née et a grandi à Cotonou, au Bénin. Dans sa pratique culinaire, elle crée une fusion entre l’Afrique et l’Europe. Elle était donc la personne parfaite pour ce projet. On a beaucoup parlé de migration et de politique, et on a décidé de parler, à travers la cuisine, des peurs inutiles sur l’évolution culturelle, en intégrant par exemple dans un plat français des ingrédients ou épices africains.

Le 26 août, nous avons orchestré ensemble un grand banquet qui s’est tenu sur le toit-terrasse de la Friche la Belle de Mai et qui a réuni cinq cent cinquante personnes. Georgiana a cuisiné un aigo boulido, un bouillon aux herbes typiquement provençal, avec les épices de la pepper soup. Elle a également préparé une focaccia à l’huile de palme rouge ou encore un gâteau de haricots béninois « magni magni », servi avec des sardines grillées. Ce grand mélange a pris forme autour du feu, avec une scénographie conçue par Marie-Josée Ordener et Les grandes Tables.

Les thématiques autour de l’identité semblent particulièrement présentes dans les œuvres contemporaines du continent africain.

Il y a chez nous, Africains, un mouvement d’acceptation de notre propre identité. Auparavant, il existait une mentalité coloniale prégnante que je ne blâme pas, ce n’est pas le sujet. Au Nigeria, par exemple, le programme scolaire est écrit par des Britanniques. On y enseigne que Mungo Park, l’explorateur écossais, a « découvert » le fleuve Niger. Et avant lui, il n’y avait personne ? Qu’en est-il des gens qui vivaient là ? Nous redécouvrons notre identité en remontant à des racines, cultures et traditions dont on nous a longtemps dit qu’elles étaient mauvaises et arriérées. Tout cela s’exprime aussi dans notre art. Nous avons traversé une période de lavage de cerveau, où nous en savions plus sur Picasso que sur Ben Enwonwu. Désormais nous revenons à notre réalité. C’est important que l’on puisse dire : « Je suis africain et j’en suis fier. » L’art, ce n’est pas seulement de l’esthétique. Il ne s’agit pas uniquement de faire de jolies choses s’accordant à de riches intérieurs – si c’est ce que tu veux faire, fais-le d’une manière qui parle du capitalisme, par exemple ! Il doit y avoir un message, particulièrement à notre époque.

Retrouvez l’univers pluri/multisensoriel de l’artiste sur : www.emekaogboh.art

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