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Variations autour du gluant

mayalen zubillaga, coordinatrice du numéro

« C’est Dans la sauce

Gluante

D’un soleil radieux Que glissait Le repas de ce jour. »

Frédéric Pacéré Titinga, La poésie des griots (Éditions Silex, 1982)

Au détour d’une longue conversation sur la cuisine du Bénin, l’amie Georgiana Viou évoquait il y a quelques années son penchant pour la sauce gluante au gombo : « C’est un légume très particulier, visqueux, que je n’aurais jamais mangé si je n’avais pas grandi avec lui. Ma mère dit qu’on peut atténuer cette consistance avec du jus de citron. »

Le gombo, légume fruit issu de la famille botanique des malvacées, est le plus connu des ingrédients à haut potentiel gluant. En Afrique du Nord, dans les Balkans ou au Proche-Orient, son goût et ses qualités épaississantes sont particulièrement estimés, mais pas ses velléités visqueuses que l’on s’efforce de contrarier grâce à plusieurs astuces, par exemple la cuisson des capsules entières ou l’ajout d’éléments acides tel le citron conseillé par Romaine, la mère de Georgiana. Au contraire, en Afrique de l’Ouest et centrale, ainsi que dans les lieux où les esclaves ont emporté une partie de leur cuisine, la vigueur gluante du gombo et d’autres plantes riches en mucilages, ces substances qui gonflent au contact de l’eau en prenant une consistance visqueuse, est appréciée et recherchée pour elle-même.

En Occident, où les mucilages semblent surtout intéresser, chez les férus de cuisine healthy, la troupe grandissante des préoccupés de l’intestin, l’appétence pour le gluant intrigue. Une étude publiée dans la revue internationale Appetite souligne que, parmi les caractéristiques des ingrédients majoritairement considérés comme « dégoûtants », cette texture arrive en tête1. Elle ramène à la pourriture et à l’animalité, aux aliments avariés et aux multiples sécrétions du corps, tolérées tant qu’elles restent à l’intérieur. La grille sémantique française n’est pas tendre : le Robert indique que le mot « gluant » signifie « visqueux et collant (d’une manière désagréable) », tandis que « visqueux » définit ce « qui est épais et s’écoule avec difficulté », ou, au sens figuré, ce qui est « répugnant par un caractère de bassesse, de traîtrise ». Curieusement, le seul aliment qualifié de gluant, dans le langage courant, ne l’est pas : il s’agit du riz gluant asiatique, collant mais non visqueux – en anglais, on parle de sticky rice.

Entendons-nous bien : le gluant évoqué ici n’est pas tout à fait celui d’un blanc d’œuf cru, même si l’omelette opportunément qualifiée de baveuse divise les gourmets, ni celui de la gélatine d’une tête de veau. Si certains champignons sont par ailleurs dits baveux, tel l’Hygrophorus latitabundus baptisé « limace » – ou « morvelous » chez les Provençaux qui ont l’art de la métaphore malicieuse –, ils sont loin de plaire à tous, et la partie gluante de leur chapeau, réputée laxative, est souvent retirée avant la cuisson. Il ne faut pas non plus confondre le visqueux, à la fois synonyme, qualificatif et superlatif du gluant, et la viscosité, par exemple celle du gluten – même racine que gluant, glu, colle – ou du jus de cuisson des pois chiches. Ce dernier, comme le gel sécrété par les graines de lin, est un substitut efficace au blanc d’œuf pour les personnes allergiques ou végans. Quant au blanc de poireau, il a beau contenir des mucilages lui apportant du moelleux, il reste léger en bouche une fois cuit, même sous sa vinaigrette. Dans les sauces gluantes africaines, la texture est épaisse, filante et plus ou moins extensible. Chez les Bamiléké du Cameroun, le nkui est préparé avec l’écorce des tiges de Triumfetta pentandra, une malvacée comme le gombo. Accompagnée de couscous de maïs, cette sauce parfumée, si gluante « qu’aucun ustensile ne peut l’attraper »2, est mangée à la main et traditionnellement servie aux femmes qui viennent d’enfanter. Dans un reportage de la Deutsche Welle, l’une d’entre elles explique que « ça fait couler bien les seins », et sa mère ajoute que, « quand une femme accouche, première des choses, il faut d’abord le nkui pour nettoyer toutes les saletés dans le ventre ». D’une valeur énergétique élevée, cette spé- cialité nourrit aussi les bébés et jeunes enfants, qui ont du mal à avaler les féculents grossiers3.

Au sud du Sahara, les sauces désignent non pas, en effet, des compositions d’accompagnement présentées dans des saucières, mais des préparations complètes de type ragoût qui escortent des « pâtes », sortes de polentas plus ou moins épaisses de céréales, racines ou tubercules, ou bien des couscous, dont elles facilitent la déglutition.

3. Clément Saidou, « Propriétés physico-chimiques et fonctionnelles des gommes hydrocolloïdes des écorces de Triumfetta cordifolia et Bridelia thermifolia », thèse de doctorat, Universités de Grenoble et de Ngaoundéré, 2012.

Toujours au Cameroun, chez les Peuls du Diamaré, le « registre du gluant (kolboto) est caractéristique de la cuisine »4, avec l’utilisation de nombreuses feuilles sauvages aux propriétés mucilagineuses. L’onctuosité qu’elles apportent aux sauces permet de faire glisser les « boules », par exemple de sorgho, notamment chez les tout-petits. Paulette Roulon-Doko, qui a longtemps travaillé auprès du peuple Gbaya en Afrique centrale, évoque aussi cette fonction mécanique du gluant, qui entraîne les morceaux de pâte de manioc chez les enfants en phase de sevrage et les malades peinant à mastiquer5. Le Mauritanien Jules Niang, chef et propriétaire du restaurant Petit Ogre à Lyon, confirme intuitivement cette interprétation :

« Le couscous traditionnel de mil, très rugueux, est mélangé avec de la poudre de feuilles mucilagineuses pendant sa cuisson pour compenser son côté étouffant. On l’accompagne d’une sauce soyeuse à base de feuilles fraîches, pas forcément gluantes mais cuites longtemps afin d’obtenir une trame très lisse : en France, on fait juste tomber les épinards, alors qu’en Afrique de l’Ouest, on n’a pas la culture du légume croquant. »

Parmi les feuilles, la corète potagère ou Corchorus olitorius L. – encore une malvacée – est un autre éminent pourvoyeur de gluant. Sa sauce accompagne, au Nigeria, les « boulettes féculentes » de manioc, d’igname ou de mil6, et, au Mali, le fakuhoy et le laahoy sont les deux variantes d’une même recette : la première tire sa consistance de la corète, la seconde… du gombo7 ! Dans son

4. Henri Tourneux, « Les préparations culinaires chez les Peuls du Diamaré (Cameroun) », Ressources vivrières et choix alimentaires dans le bassin du lac Tchad, IRD Éditions, Prodig Éditions, 2005.

5. Paulette Roulon-Doko, « Le symbolisme du gluant chez les Gbaya » (Internationale de l’imaginaire n° 7, « Cultures, nourriture ») livre Le goût de Cotonou8, Georgiana Viou rapproche la « sauce crincrin » de la mloukhiya nord-africaine et orientale : les deux sont à base de corète. Néanmoins, au Maghreb, où le mot mloukhiya désigne aussi parfois le gombo, ce n’est pas la texture gluante qui est recherchée mais l’onctuosité : le long mijotage de la version tunisienne, à base de poudre de corète séchée, fait perdre à la préparation sa consistance visqueuse.

6. L. Fondio et G. J. H. Grubben, « Corchorus olitorius L. », Ressources végétales de l’Afrique tropicale 16. Plantes à fibres, Fondation PROTA, 2012.

7. Monique Chastanet, « La cuisine de Tombouctou (Mali), entre Afrique subsaharienne et Maghreb », Horizons maghrébins n° 59, juin 2009.

Bien entendu, cette texture particulière, également appréciée au Japon à travers quelques aliments dits neba neba – nattõ, tororo, gombo émincé… –, ne fait pas plus l’unanimité en Afrique subsaharienne que la tête de veau, le boudin, les tripes ou les cuisses de grenouille en France. Les frontières entre goût et dégoût sont parfois ténues dans une même culture : « A quoi tient que l’amateur d’escargots ne mange guère de limaces ? » se demande le philosophe Robert Maggiori9. « Les gens me parlent souvent de leurs mauvais souvenirs d’enfance avec le gombo, insiste la cheffe Anto Cocagne. La sauce gluante rappelle la morve et file entre les doigts, ce qui n’est pas agréable dans les cultures où l’on mange avec les mains. Chez moi, au Gabon, on ajoute d’ailleurs le gombo en toute fin de cuisson pour éviter que la sauce ne soit trop gluante, alors que dans d’autres régions, on la renforce en écrasant les légumes pour libérer leur gomme mucilagineuse. »

Monique Chastanet, spécialiste de l’histoire des plantes et de l’alimentation en Afrique sahélo-soudanienne, démêle ci-dessous les fils de cette rapide incursion au cœur du gluant. Nos échanges, ainsi que ceux que nous avons menés avec les protagonistes de ces Cuisines Africaines, ont surtout ouvert nos appétits. Nous aurions pu, sur les chemins d’une promenade littéraire et musicale, parta- ger avec Aminata Sow Fall un soupou kandia, « festival où se côtoient poissons, viande, crustacés, gombos, bouquets d’oignons verts et de piment, condiments forts » 10. Le chanteur Youssou N’Dour adore ce plat mais évite de le consommer souvent à cause du gombo, « un légume un peu gélatineux qui peut être dangereux pour la voix car il a tendance à s’installer sur les cordes vocales et à s’endormir dessus »11. Par-delà l’océan, nous nous serions attablées avec des Afro-descendants du Brésil, de la Louisiane ou des Caraïbes, puis, sur les continents de l’imaginaire, nous aurions découvert que chez les Ambuun, un peuple de la République démocratique du Congo, le gluant du gombo a la réputation de faciliter les accouchements, d’accroître la puissance sexuelle des hommes et de permettre aux prisonniers de s’échapper des mains de leurs ennemis12 – nous nous serions bien gardées, alors, de sourire de la pensée magique des « autres », nous qui vénérons chaque année de nouveaux aliments sain(t)s.

Une des caractéristiques des cuisines africaines, qu’on retrouve rarement ailleurs, c’est la consistance gluante de certains plats. À des degrés divers cependant, selon les produits, les recettes et les régions. Repas et collations associent en général une « sauce » ou un laitage avec des céréales – ou d’autres nourritures de base (ignames, bananes plantain, manioc, etc., à côté de graminées, fruits et tubercules de cueillette). Les sauces représentent un élément essentiel, au niveau du modèle alimentaire et de l’apport nutritionnel. Elles contribuent à singulariser, voire à désigner des mets. Dans ce cas, la présence d’un aliment de base – en plus grande quantité – est sousentendue. Quant aux laitages, ils sont surtout consommés avec des céréales, le lait frais ou caillé jouant le rôle de liant.

L’usage de produits mucilagineux procède à la fois d’un choix et d’une nécessité. On pense d’emblée à des légumes fruits ou légumes feuilles entrant dans la composition de sauces gluantes : le gombo, Abelmoschus esculentus, la corète potagère cultivée et de cueillette ou muluxiya en arabe, Corchorus sp., les feuilles de niébé, Vigna unguiculata, ou de haricot, Phaseolus vulgaris, etc. Dans certains cas, ces sauces vont de pair avec une autre, composée de viande, de poisson, de condiments et d’épices, pour accom- pagner le plat de base. Nécessité aussi de ces produits mucilagineux, liée à une certaine sécheresse des céréales d’Afrique subsaharienne, par rapport aux céréales d’Europe et du Maghreb, ainsi qu’à la relative rareté des matières grasses, dont la fonction peut se rapprocher de celle des mucilages, mais dont la disponibilité varie beaucoup selon les régions et les saisons.

Les bouillies épaisses de céréales – appelées « pâte » ou « boule » en français local, et même « gâteau » au Mali par rapprochement avec le terme bambara tau – sont très consistantes et difficiles à consommer seules. Aussi ces sortes de polentas, à base de farine, de brisures, etc. – on en connaît diverses recettes, certaines visant à les rendre moins compactes –, sont-elles servies avec une sauce gluante. Il existe, par ailleurs, d’autres modes de cuisson des céréales, qui font intervenir différemment des produits mucilagineux.

En Afrique soudano-sahélienne, dans le couscous de mil, Pennisetum glaucum, ou de sorgho, Sorghum bicolor, c’est le plus souvent de la poudre de feuilles de baobab séchées, Adansonia digitata, ou de fruits de gombo séchés, qu’on mélange à la « graine » avant la dernière cuisson. Les mucilages procurent une sensation d’onctuosité, comparable à celle que donneraient des lipides, et facilitent l’ingestion de la céréale. Ce qu’exprime ce proverbe sérère du Sénégal : « Tu es désagréable comme un couscous sans laalo !», le laalo désignant la poudre de feuilles de baobab en wolof, en peul, etc. Mais il existe des variations selon les régions et les types de préparation. En milieu peul, dans la vallée du Sénégal, on met moins de laalo car on termine le couscous du soir, mangé d’abord avec une sauce, en versant du lait frais sur la « graine », celle qui reste dans le plat et qu’on augmente de quelques poignées. En général, on n’utilise pas de mucilage dans des couscous de plus gros calibre, consommés avec des laitages : en pays soninké

– Sénégal, Mali, Mauritanie –, il s’agit du soose, passé deux fois à la vapeur, et du fonde, cuit dans de l’eau bouillante.

On peut également cuisiner les céréales avec la sauce qui les accompagne. Au Sahel et au Maghreb, il existe des recettes où la sauce et le couscous sont cuits ensemble à la vapeur. En Afrique subsaharienne, même chose avec de la semoule (non roulée). Chez les Soninkés, il s’agit du soola avec du couscous, du futti et du jukka avec de la semoule. Des mucilages ou des matières grasses font partie des ingrédients : gombo coupé en petits morceaux, arachides pilées, Arachis hypogæa, poudre de feuilles de baobab ou de gombos séchés.

En Sénégambie, les brisures de céréales bouillies dans de l’eau sont mangées avec un laitage. On peut aussi les faire cuire dans une sauce, avec de la poudre de feuilles de baobab ou des arachides, ou bien arroser l’ensemble de beurre de vache au moment du repas. En soninké, on parle alors d’une « cuisine à une seule marmite ». Autrefois dévalorisée par rapport aux mets où céréale et sauce sont préparées séparément, cette façon de procéder a conquis ses lettres de noblesse avec le « riz au poisson » sénégalais. Mis au point au tournant du xxe siècle, considéré par la suite comme « plat national », il vient d’être inscrit au patrimoine immatériel de l’UNESCO en 2021 – c’est l’huile d’arachide qui assure ici l’essentiel du liant. Ce mode de cuisson est assez répandu en Afrique : dans le bassin du lac Tchad, par exemple, on faisait une bouillie d’éleusine, Eleusine coracana, mélangée avec du sésame, Sesamum sp., ou de l’arachide, le tout additionné d’un fruit de cueillette sucré, Vitex doniana. De nos jours, le riz s’est substitué à cette ancienne céréale, mais la préparation s’est maintenue. Si, dans ces recettes, la sensation gluante est moins prononcée qu’avec une sauce au gombo ou à la corète, des mucilages ou des corps gras sont bien présents.

En plus de leur qualité gustative propre et de leur fonction de liant, les produits mucilagineux sont riches sur le plan nutritionnel, apportant vitamines et minéraux, ainsi que des protéines végétales dans le cas de la poudre de feuilles de baobab, le séchage favorisant le développement de ces nutriments. Sans parler du rôle de nourritures de sevrage que ces sauces gluantes peuvent jouer, ou d’aliment reconstituant après un accouchement, comme l’évoque Mayalen Zubillaga. Une part d’empirisme est sans doute intervenue dans ces choix et dans la mise au point de ces techniques culinaires. À noter, enfin, que ces produits proviennent de l’agriculture ou de la cueillette, activité qui est restée importante en Afrique en période de suffisance et de pénurie.

Mucilages et matières grasses peuvent être interchangeables dans certaines recettes d’Afrique subsaharienne, malgré leur nette distinction sur le plan linguistique : il existe, en effet, un véritable continuum entre le gras et le gluant au niveau des goûts et des textures recherchés. Les matières grasses, végétales ou animales, sont très variées mais assez rares et soumises à des rythmes saisonniers, même si certaines se conservent et font l’objet d’échanges locaux. On peut citer le beurre de vache, l’huile de poisson, le beurre de karité, l’huile de palme, des protéagineux comme le sésame et l’arachide, etc. Cette saisonnalité renforce le recours à des produits mucilagineux. Toutefois les cuisinières avaient ou ont encore d’autres choix à leur disposition, en privilégiant une matière grasse quand c’est possible. En zone sahélienne, des graines de pastèque, Citrullus sp., ou des graines de coton, Gossypium sp., donnent des sauces très grasses : à Tombouctou, ce sont des plats énergétiques de saison froide, servis avec du riz arrosé de beurre de vache. Autre cas de figure en pays soninké, dans la haute vallée du Sénégal : on pouvait mettre de l’huile de sésame dans la « graine » de couscous, notamment de fonio, Digitaria exilis. On se servait alors de sésame cultivé, Sesamum indicum, plus riche en huile que les espèces spontanées. Ou bien d’huile d’un fruit de cueillette, le Balanites aegyptiaca, arbre caractéristique du Sahel. Ou encore d’arachides pilées. Cependant cette culture du sésame et donc cet usage ont disparu au milieu du xxe siècle, face au succès de l’arachide. Et le fonio ne fait plus partie des céréales locales.

Au Maghreb, le couscous appelle aussi la présence d’un liant même si le blé dur et l’orge sont des céréales plus hydratées que celles d’Afrique subsaharienne. Ce sont des corps gras qui jouent ce rôle en général : beurre (frais, salé ou fondu), huile d’olive, huile d’argan. Selon les recettes, les produits et les régions, on les ajoute avant la dernière cuisson du couscous ou dans le plat de service, différentes matières grasses pouvant ainsi être associées à la « graine ». Sans parler de l’huile d’olive ou de la graisse de mouton utilisées dans le bouillon, et qui contribuent à lier le tout au moment du repas. On peut parfois utiliser un mucilage : dans la région aride de Biskra (Algérie), on mélange à la céréale – comme on le fait en Afrique soudano-sahélienne – du gombo ou du pourpier, Portulaca oleracae.

Ce goût pour le gluant, ou pour une substance grasse et liante, fait donc intervenir plusieurs stratégies culinaires, qui reposent sur une grande diversité d’ingrédients et de techniques. Sans oublier la dimension culturelle de ces pratiques, quand il s’agit de gluant en particulier, et sur laquelle Mayalen Zubillaga attire notre attention. Cette appétence, plus ou moins développée selon les régions, établit néanmoins des points communs entre les cuisines africaines à l’échelle du continent.

Partout, la cuisine parle aussi de la vie, de la terre, des paysans et des circuits de distribution. Je viens de Wothie, un village mauritanien établi au bord du fleuve Sénégal. Après des études d’économie et de gestion à Nouakchott puis à Dakar, ainsi qu’un master de gestion à Nice, j’ai décidé de devenir cuisinier. En 2013, j’ai ouvert le restaurant Petit Ogre à Lyon. Ma formation culinaire s’est faite en France, où j’ai appris la rigueur et l’exigence de traçabilité. Je m’inscris pleinement dans le territoire lyonnais dont j’utilise bien sûr les ressources, mais je ne suis pas strictement locavore, car l’ailleurs, j’en viens. En m’approvisionnant pour le restaurant, je me suis très vite interrogé sur la provenance de certains ingrédients courants en Afrique, que l’on trouve dans les épiceries dites

« du monde » : ils ne sont pas produits sur le continent africain. Le tamarin, par exemple, provient majoritairement d’Inde. En parallèle, pendant mes voyages, j’ai constaté que certaines terres mauritaniennes et sénégalaises étaient fertiles mais peu exploitées. Plusieurs espèces cultivées traditionnellement ou poussant naturellement ont été oubliées au profit de plantes plus en vue, et une part importante de la production est destinée à l’exportation alors que la population peine parfois à se nourrir.

Le projet OLEL, qui consiste à initier et accompagner des fermes en Afrique de l’Ouest, est né de ces questionnements : pourquoi désinvestir la production sur le continent ou la laisser partir à l’export au détriment du ravitaillement local, et comment se saisir concrètement de ces questions alimentaires essentielles ? Nos fermes sont pour l’instant au nombre de quatre : une grande en Mauritanie et trois autres, plus petites, au Sénégal. Le modèle est celui de la ferme intégrée : les productions sont variées et interdépendantes, avec une vocation durable et un fort aspect social et communautaire. Ma mère est sénégalaise et mon père mauritanien, tous les deux sont peuls. Dans la langue de ce peuple d’Afrique de l’Ouest, le mot olel signifie « écho ». Il symbolise pour moi les souvenirs d’enfance, le jeu qui consistait à emmener sa voix le plus loin possible, la parole portant les bonnes nouvelles au fil de l’eau du fleuve.

Avec ses vingt hectares, la ferme Capitaine, située entre les villages de Wothie, Bolol Doggo et Rottie, en Mauritanie, est la plus vaste des quatre. Il s’agit de celle de mon père. Auparavant, ses terres étaient exploitées seulement trois ou quatre mois dans l’année, durant la saison des pluies. Nous avons démarré en 2020 et la marge de progrès était énorme. Pour l’arboriculture, nous avons misé sur la mangue, très prisée dans la zone, et le citron, incontournable pour la préparation du ceebu jën1 ou thiéboudiène, afin de sécuriser les revenus des paysans et pérenniser la structure à moyen terme. Nous avons également planté des arbres ou arbustes comme l’hibiscus, le sump ou dattier du désert, une plante endémique, ou encore du nébéday ou moringa, une espèce très résistante, presque disparue dans la région, et dont les feuilles et autres parties consommables ont des vertus nutritionnelles appréciables. Les cultures sont d’abord basées sur ce que mangent quotidiennement les populations, avec également quelques productions sus- ceptibles de générer des excédents commercialisables via une transformation ou une exportation : noix de cajou, arachide…

1. Le ceebu jën, inscrit sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité comme « art culinaire du Sénégal », est un plat à base de riz, poisson séché, mollusques, tomates et légumes de saison cuits dans « une seule marmite ».

Les aliments traditionnels, des ressources nutritionnelles

CLAIRE MOUQUET-RIVIER directrice de recherche à l’Institut de Recherche pour le développement (IRD)

J’anime une équipe spécialisée dans les questions de nutrition et de santé des populations au sud du Sahara. Il s’agit notamment de lutter contre les carences en micronutriments, en particulier chez les femmes et les enfants. Avec nos partenaires dans ces pays subsahariens, nous définissons, face à des problématiques de sous-nutrition ou parfois de sur-nutrition, des stratégies basées sur l’utilisation d’aliments présents localement. Certains produits phares des cuisines africaines subsahariennes sont particulièrement intéressants, par exemple les légumes feuilles. En France, on mange des épinards, des blettes et un peu d’oseille, mais en Afrique, presque toutes les feuilles de plantes sont consommées (feuilles d’amarante, de patate douce, manioc, baobab, oseille africaine, corète potagère...). Elles sont utilisées fraîches ou séchées, et cuites dans des sauces qui accompagnent des « pâtes » élaborées avec un produit amylacé, qu’il s’agisse de céréales (blé, maïs, riz, mil, sorgho...) ou de racines ou tubercules (manioc, igname, taro...). L’Afrique subsaharienne est aussi l’une des régions où l’on consomme le plus de légumineuses, dans une grande diversité : plusieurs variétés de niébé, fèves et pois multiples, zamné, néré transformé en condiment appelé nététou, soumbala, afitin, dawa-dawa ou iru selon les pays... Les légumineuses contiennent des quantités notables de micronutriments, fibres, minéraux et protéines, et permettent d’améliorer la durabilité des systèmes alimentaires.

Concernant le maraîchage, l’objectif est là aussi de produire, pour un usage local, des ingrédients consommés traditionnellement : légumes et racines comme le gombo, la tomate, l’aubergine ou le manioc, céréales tels le maïs ou le petit mil appelé souna, légumineuses comme le niébé. Les variétés à usage multiple sont privilégiées. La pastèque, par exemple, offre plusieurs parties intéressantes : d’abord la chair en tant que fruit, puis les amandes des graines séchées, égousi ou « pistaches africaines », pour agrémenter les sauces, et enfin la plante après récolte pour nourrir les ruminants. La ferme Capitaine fournit également, comme les trois autres, de nombreuses feuilles destinées à être cuisinées comme des légumes. Elles sont issues du baobab, du moringa, du niébé, du manioc, de la patate douce et de plusieurs autres espèces. Enfin, pour l’élevage, les races locales dominent car elles sont rustiques, c’est-àdire adaptées au milieu. D’autres races peuvent être introduites pour améliorer la productivité laitière (vaches et chèvres) ou la production de viande (moutons et poules), mais toujours dans un modèle extensif et basé sur les ressources naturelles.

On trouve ainsi, dans la ferme Capitaine, tout ce dont un humain a besoin pour – très bien – se nourrir : des œufs, des viandes blanches et rouges, du lait, des fruits, des légumes, des feuilles, des légumineuses et des céréales. Le tout est produit dans une logique qui va souvent plus loin que le bio, car la polycultureélevage permet de créer des systèmes vertueux et circulaires, avec par exemple des animaux qui amendent naturellement les terres pour les cultures. À la suite d’une étude menée sur le terrain, nous avons par ailleurs creusé un puits et mis en place un système de pompage alimenté par énergie solaire afin de pérenniser l’approvisionnement en eau.

L’ensemble du projet OLEL découle d’une réflexion sur la réappropriation des questions alimentaires par les populations, afin d’apporter une solution durable aux défis de sécurité nutritionnelle bien sûr, mais aussi d’éducation ou d’accès aux soins. Il est pensé comme un outil-ressource et un espace à investir pour ceux et celles qui habitent sur place. Les fermes sont de véritables lieux de vie pour les familles, et les villageois des alentours viennent y travailler ponctuellement, par exemple pour récolter les gombos. Je souhaite maintenir ces modes de vie traditionnels, tout en montrant qu’il est possible de faire fructifier la terre et de vivre de ses productions douze mois sur douze, avec des solutions simples et facilement reproductibles. Quand nous avons creusé le puits en Mauritanie, d’autres paysans ont fait de même dans les fermes voisines : c’est l’effet domino !

Il y a également une dimension de formation. Un travail de sensibilisation aux pratiques d’une agriculture respectueuse de l’environnement a été mené. À long terme, d’autres activités sur la transformation ou la vente directe sont envisagées. J’accompagne tout le développement depuis Lyon. Sur place, des réseaux de personnes compétentes, par exemple des ingénieurs agronomes travaillant pour des ONG, apportent aide et conseils. Trente-deux personnes sont d’ores et déjà employées dans les quatre fermes et rémunérées grâce à la vente des productions.

D’un point de vue culinaire, c’est passionnant. Je redécouvre des souvenirs d’enfance avec mon palais de cuisinier formé en Europe et explore de nouvelles palettes de saveurs. Récemment, lors d’un séjour en Afrique, j’ai goûté pour la première fois des feuilles de tamarin. Un produit extraordinaire ! J’ai eu un autre coup de cœur pour le ditakh (Detarium senegalense), un arbre sauvage du Sénégal et d’Afrique de l’Ouest qui fournit un fruit savoureux, intéressant à travailler et très riche en nutriments. Je compte proposer ces ingrédients au Petit Ogre, dont la carte change tous les mois. J’aime interroger les passerelles entre l’Europe et l’Afrique, faire dialoguer les terroirs, les produits et les recettes.

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