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Préserver le patrimoine culinaire grâce aux indications d’origine

axel mbetcha tiezan, cofondateur de Chefs in Africa

En Afrique comme ailleurs, les pratiques agricoles et culinaires expriment les identités des communautés et s’inscrivent dans des territoires spécifiques, formant un patrimoine alimentaire que Jacinthe Bessière et Laurence Tibère définissent ainsi : « Le patrimoine alimentaire comprend les éléments matériels et immatériels constituant les cultures alimentaires et définis par la collectivité comme un héritage partagé. Concrètement, il se compose de l’ensemble des produits agricoles, bruts et transformés, des savoirs et savoir-faire mobilisés pour les produire, ainsi que les techniques et objets culinaires liés à leur transformation. Enfin, ce patrimoine comprend également les savoirs et pratiques liés à la consomma- tion (manières de table, formes de sociabilité, symbolique des aliments, objets de la table…) et à la distribution alimentaire (marchés de pays, vente à la ferme). »1

Dans le monde occidental, plusieurs signes d’identification protègent ce patrimoine, notamment en Europe où sont nées les indications géographiques (IG) au début du xxe siècle. Celles-ci ont fait l’objet d’une reconnaissance européenne en 1992, date de création des Appellations d’origine protégée (AOP) et des Indications géographiques protégées (IGP). Elles ont également été institutionnalisées au niveau international par l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), avec la signature, en 1994, de l’accord ADPIC (Aspects de droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce). Celui-ci a incité de nombreux pays à mettre en place des politiques volontaristes pour valoriser leur patrimoine agricole et alimentaire. En mars 2022, l’Organisation pour un réseau international d’indications géographiques (oriGIn) comptait ainsi 8 791 IG enregistrées dans le monde2. Pour l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI), « une indication géographique est un signe utilisé sur des produits qui ont une origine géographique précise et qui possèdent des qualités, une notoriété ou des caractères essentiellement dus à ce lieu d’origine »

3. Elle constitue un droit de propriété intellectuelle attribué non pas à une personne ou à une entreprise, comme dans le cas d’une marque, mais à un groupe : le droit d’usage du nom ou du logo, collectif, appartient à une communauté locale qui définit la zone de production et les modalités d’élaboration du produit à travers un cahier des charges. Contrairement aux indications de provenance (Made in…) qui ne renseignent que sur le lieu de production, les IG incluent un aspect qualitatif, lié à des facteurs naturels comme le sol ou le climat, et humains tels les savoir-faire et la culture.

1. Jacinthe Bessière et Laurence Tibère, Anthropology of food n° 8, « Patrimoines Alimentaires », 2011.

2. www.origin-gi.com, consulté le 18 mars 2022.

3. www.wipo.int, consulté le 18 mars 2022.

En Afrique, le lien qui relie certains produits originaux avec des milieux physiques et humains est ancien. Le continent est un immense réservoir de terroirs, de savoir-faire et de produits dont le nom et la réputation sont connus et reconnus de longue date : gari de Savalou au Bénin, riz des montagnes de Man en Côte d’Ivoire, huile de palme de Boké en Guinée, etc.4 En revanche, la reconnaissance de ce lien par un droit de propriété intellectuelle est relativement récent et, si les IG se sont bien développées en Afrique du Nord et en Afrique du Sud, elles restent encore peu nombreuses en Afrique subsaharienne.

En Afrique de l’Ouest et du Centre, majoritairement francophone, l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI), organisme intergouvernemental né en 1977 et dont le siège se trouve au Cameroun, gère les IG dans ses dix-sept États membres et aux Comores. L’espace OAPI compte actuellement quatre Indications géographiques protégées : le poivre de Penja et le miel d’Oku au Cameroun et le café Ziama-Macenta de Guinée, reconnus en 2013, ainsi que l’ananas pain de sucre du plateau d’Allada du Bénin, distingué en 2020. Les trois premiers ont été obtenus dans le cadre de la phase initiale du PAMPIG (Projet d’Appui à la Mise en Place des Indications Géographiques dans les États membres de l’OAPI), financé par l’Agence française de développement (AFD). Cette dernière aide depuis longtemps États et organisations comme l’OAPI à mettre en place les IG, qu’elle considère comme des outils efficaces de développement rural et territorial. Les filières sélectionnées ont également été accompagnées par le Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement), notamment pour l’élaboration du cahier des charges et la délimitation du terroir, et par d’autres organismes tels l’Institut national de l’origine et de la qualité (Inao) ou l’Institut national de la propriété industrielle

(INPI). Le soutien est donc à la fois technique et financier. Parmi les filières ayant bénéficié de ce programme, celle du poivre de Penja mérite une attention particulière. Cultivé dans la région du Littoral au Cameroun, autour de la commune de Penja, ce poivre puissant et parfumé doit son caractère à un terroir volcanique très fertile, un microclimat humide favorable à la production des plantes à liane, et des savoirfaire spécifiques dans la culture et la transformation. Issu des baies de Piper Nigrum, une liane non endémique de la région, il fut probablement introduit par des Français pendant la colonisation. Considéré comme l’un des meilleurs poivres du monde, il fait aujourd’hui l’objet d’une reconnaissance internationale et la fierté des Camerounais. Toutes les étapes de production – récolte, rouissage, lavage, séchage, tri – sont effectuées à la main. Si l’IG est malmenée par les contrefaçons sur le marché local, elle reste considérée comme une réussite : la filière, qui comptait au départ vingt acteurs dont deux principaux producteurs, s’est fortement structurée et développée, avec une hausse des surfaces culti- vées, du nombre de producteurs, – environ trois cents aujourd’hui –, de la demande et des prix. Les méthodes de production ont été améliorées et la notoriété à l’étranger s’est très fortement accrue. Le 17 mars 2022, la Commission européenne a ajouté le poivre de Penja à sa liste des Indications géographiques protégées : la protection s’étend donc désormais aussi à l’Europe.

Dans la baie de Cancale, j’ai été pris dans trois vents contraires : les sortilèges du Mont-Saint-Michel, les croyances de l’arrière-pays celtique et l’horizon comme marchepied vers l’aventure, tout près de Saint-Malo où l’écrivain Michel Le Bris créa le festival « Étonnants voyageurs ». Je me suis inscrit dans cette histoire à travers mes recherches d’épices, poursuivies aujourd’hui par mes enfants. J’aime beaucoup les poivres. Ils ont guidé l’histoire des grandes aventures maritimes, menées par des Européens obsédés par l’idée de trouver la « perle noire ». Leur terre, c’est la côte malabar indienne, sur laquelle ont débarqué les Portugais : on y trouve vingt-deux variétés de Piper nigrum. Le poivre de Penja, un grand poivre dont la variété botanique est le karimunda, en est issu. Il s’est parfaitement développé sur les sols du Cameroun qui lui apportent beaucoup d’élégance. J’espère maintenant que les futures indications géographiques incluront aussi des plantes endémiques de l’Afrique, comme la maniguette ou « graine du paradis », ou encore les baies de Selim que l’on appelle parfois « poivre » de Guinée. Il existe sur le continent une multitude de graines, écorces, racines ou fleurs utilisées pour leurs propriétés organoleptiques et médicinales. C’est un boulevard et une aubaine pour continuer d’explorer la beauté de la diversité du monde. La cuisine est à égale distance entre la nature et la culture, deux univers particulièrement riches et multiples en Afrique.

La deuxième phase du projet PAMPIG, initiée en 2017, vise à consolider les acquis des IG pilotes et à appuyer de nouveaux produits dans quatre pays prioritaires, Bénin, Cameroun, Côte d’Ivoire, et Guinée.

Les produits sélectionnés restent bien sûr très marginaux par rapport à la diversité agricole et alimentaire de l’espace OAPI, où les produits dont les spécificités et la réputation sont liées à une origine géographique restent très nombreux : fruits et légumes, céréales et tubercules transformés, produits laitiers, épices, cacaos, cafés, miels… Le potentiel est immense. Les IG offrent aux consommateurs – locaux et internationaux – une garantie de qualité, tout en assurant aux producteurs de meilleurs revenus et une filière structurée permettant de sécuriser la production. Véritables outils de développement rural, elles font l’objet de projets menés par la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) qui souhaite exploiter leur potentiel en faveur d’un développement et de systèmes alimentaires durables. Elles peuvent par ailleurs contribuer à la préservation de l’environnement, de la biodiversité et des paysages. Les IG impliquent aussi une protection de savoir-faire autochtones traditionnels et un ancrage territorial répondant à un besoin d’identité et de racines chez les jeunes générations, tout en promouvant les cuisines africaines et leur richesse. Bref, elles mettent en valeur des aliments aussi bons à penser qu’à manger.

Les cuisines africaines semblent émerger soudainement sur la scène médiatique et éditoriale française. Comment l’expliquezvous ?

Les raisons sont multiples. Nous sommes dans une période de remise en question non seulement des modes de vie occidentaux dans leur rapport à la « nature » et à l’environnement, mais aussi de la marche vers ce que nous appelons le progrès. Le continent africain incarne, dans les représentations, le monde de la tradition – un mot à employer avec des pincettes – et d’une authenticité perdue par l’Occident. Cette vision n’est pas dénuée d’ambiguïté : elle actualise certains codes de l’imaginaire colonial du « bon sauvage africain », qui serait l’alimentation en contexte de migration resté au plus près d’un état originel statique. Elle ne correspond évidemment en rien à la réalité actuelle et passée du continent africain, dont les sociétés ont toujours été en mouvement. Il n’empêche que si les cuisines africaines émergent, en France ou aux États-Unis par exemple, c’est d’abord parce qu’elles sont en quelque sorte autorisées à le faire, au niveau symbolique, par les normes en vogue dans nos sociétés. D’une manière générale, les cuisines venues d’ailleurs sont historiquement reconnues dans l’espace public quand les personnes elles-mêmes, et surtout leurs descendants, sont considérés comme des membres à part entière du pays d’arrivée. Mais avant cela, il peut se dérouler des décennies durant lesquelles les derniers venus nourrissent, via des restaurants populaires et bon marché, ceux qui sont installés là de plus longue date. Les Américains sont ainsi nourris tous les jours par des immigrants, comme Krishnendu Ray l’a mis en évidence1. In fine, pour que des plats venus d’ailleurs soient valorisés et valorisables, plusieurs ingrédients doivent être réunis : il faut que des porte-parole existent et qu’ils soient reconnus comme légitimes, et que, comme le dirait Norbert Élias, les membres « établis » de la société d’arrivée acceptent leurs cuisines tout en les transformant.

Pour revenir aux restaurants populaires que vous venez d’évoquer, il existe aussi des établissements dits étrangers, reconnus en tant que tels, qui ont beaucoup de succès.

Oui, car on observe également une consommation de l’altérité – ce phénomène n’est pas récent –, avec là aussi, parfois, une certaine ambivalence : on mange l’autre, mais sans forcément entrer en contact avec lui. Les cuisines africaines sont souvent adaptées pour correspondre aux goûts et aux valeurs dominantes des socié- tés occidentales, comme l’explique le chef Pierre Thiam2 quand il évoque la nécessité d’une cuisine healthy, réputée bonne pour la santé, à New York et aux États-Unis. On assiste à la fabrique d’une Afrique consommable, avec une esthétique universalisable et en même temps spécifique, que ce soit dans les domaines de la musique – la première forme d’altérité ayant pénétré nos imaginaires –, de l’art, de la mode ou de la cuisine. Cela étant, il y a aussi bien sûr une prise de parole des habitants et habitantes du continent africain, ou de personnes dont les parents sont venus d’un pays d’Afrique : chefs et cheffes notamment, ou porte-parole comme Étienne Biloa3. On retrouve, là encore, des mécanismes similaires à ceux qui ont cours dans la musique aux États-Unis avec le blues ou le jazz. La situation de minorisation ethnique, voire de racisme, peut faire de la cuisine un lieu de résistance, de créativité et d’imagination, de « braconnage » et de « ruse », pour retourner le stigmate de manière positive : les « arts de faire » dont parle Michel de Certeau4 font devenir citoyen ou citoyenne.

N’est-ce pas lié également à la forte médiatisation de la cuisine, au sein de laquelle tout le monde essaie de trouver sa place ?

Les habitants des pays africains revendiquent leur participation aux échanges du monde globalisé. J’observe aussi parfois une recherche individuelle de reconnaissance et de citoyenneté. Certains de mes travaux concernent par exemple les jeunes migrants isolés appelés mineurs non accompagnés – les MNA –, qui sont le plus souvent des garçons. Ils ont traversé la Méditerranée ou le Sahara dans des conditions abominables et arrivent en France l’alimentation en contexte de migration seuls et sans diplôme. Les métiers de bouche constituent d’abord pour eux un moyen de survie et d’existence, mais nombreux sont ceux qui désirent vraiment devenir chefs. À travers la médiatisation de la cuisine et des émissions comme Top Chef, ces jeunes venus d’Afrique de l’Ouest, qui n’ont jamais cuisiné avec leur mère, voient dans ce parcours une manière de vivre et de s’émanciper –devenir un aîné – en s’inscrivant d’une manière positive dans la hiérarchie globale des valeurs en France, où la cuisine occupe une place centrale. Devenir chef, c’est-à-dire être apprenti, ou accueilli dans un établissement à l’occasion par exemple du Refugees Food Festival, puis pourquoi pas, à terme, ouvrir son propre restaurant, constitue ici aussi un retournement du stigmate, du « jeune migrant délinquant » au professionnel d’un savoir-faire reconnu. Évidemment, se pose la question de l’hégémonie de la cuisine dite française dans l’apprentissage.

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Vous insistez sur la nécessité de rappeler que la question des migrations et de l’alimentation renvoie aussi à des probléma–tiques économiques et politiques, évidentes ou sous-jacentes.

On mange « l’autre » de plusieurs manières, y compris en consommant sa force de travail pour l’agriculture. De nombreux hommes et femmes subsahariens ou maghrébins viennent travailler dans les champs en Italie, en Espagne ou en France, dans des conditions de travail et de vie souvent déplorables. Ils participent alors d’une industrie agroalimentaire polluante, qui les exploite et les expose aux pesticides. En juillet 2021, une entreprise espagnole de travaux agricoles et ses dirigeants ont été condamnés, lors d’un procès pour fraude au travail détaché, à de fortes amendes et à de la prison avec sursis. Il faut penser l’alimentation en lien avec les migrations dans sa globalité, de la fourche au déchet, et pas seulement dans sa dimension culinaire. Elle est aux prises avec des choix économiques et politiques, voire écologiques. Dans Sucre blanc, misère noire5, Sidney Mintz a souligné que l’importance du sucre en Europe, dont la consommation a connu une croissance exponentielle entre le xviiie et le xxe siècle – une révolution alimentaire –, est liée à l’histoire de l’esclavage dans la Caraïbe et au développement du capitalisme en Europe, et donc du prolétariat, liant par le sucre les destins de populations asservies d’un bout à l’autre de la planète. Il a aussi montré que l’attrait exceptionnel des ouvriers britanniques pour le sucre s’expliquait par l’ascension sociale que sa consommation quotidienne procurait dans l’imaginaire collectif.

On retrouve ici des mécanismes de distinction sociale par la gastronomie, un mot que l’on n’associe pas encore, d’ailleurs, aux cuisines africaines.

Oui, mais qu’est-ce qui est gastronomique et qu’est-ce qui ne l’est pas ? En France, où une gastronomie de cour liée à la royauté a vu le jour, celle-ci est un élément incontournable des relations internationales et un enjeu de géopolitique. Mais tous les pays n’ont pas fait ce choix, comme a pu le mettre en évidence l’anthropologue américaine Priscilla Ferguson6. Jack Goody, auteur de Cuisines, cuisine et classes7, a montré à quel point la question « gastronomique » n’est pas quelque chose d’universel. Au Ghana, où Goody a mené ses enquêtes, la problématique des classes sociales ne se joue pas dans la manière de cuisiner, mais dans la quantité : selon lui, un roi va manger la même chose qu’un forgeron ou un boucher, mais en plus grande quantité. Or, si les cuisines dites l’alimentation en contexte de migration africaines ont mis tant de temps à émerger sur la scène internationale, c’est aussi parce qu’elles n’étaient pas considérées en Occident colonisateur comme des « grandes cuisines », mais comme des cuisines de pauvres, rustres, associées à la faim et aux famines très médiatisées qui ont touché le Biafra ou l’Éthiopie à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Elles ne sont pourtant pas moins complexes ou élaborées qu’ailleurs. La préparation d’un ceebu jën8 nécessite beaucoup de savoir-faire, d’ingrédients et de temps de préparation.

5. Sidney W. Mintz, Sucre blanc, misère noire : le goût et le pouvoir, Nathan, 1991.

6. Priscilla Ferguson, « Identité et culture : la gastronomie en France », Revue de la BnF, vol. 49, n° 1, 2015.

7. Jack Goody, Cuisines, cuisine et classes, Cambridge University Press, 1982.

L’anthropologue Annie Hubert évoquait l’expression soul food (nourriture de l’âme) des Afro-américains pour qualifier, en situation migratoire notamment, les plats porteurs d’une identité culturelle9. Peut-on la transposer aux cuisines africaines en Europe et, d’une manière générale, à toutes les cuisines de migration ?

Je pense que cette expression doit être utilisée avec précaution. Elle a des connotations historiques précises. Aux États-Unis, la soul food est associée à l’esclavage. À l’intérieur même du pays, il s’agit d’une notion rejetée par certains Afro-américains, ou par exemple par l’organisation Nation of Islam, qui souhaitent se mettre à distance de l’histoire de l’esclavage. Ils considèrent que cette appellation est racisante et les enferme dans l’histoire fixiste et déterminante de l’esclavage. Pour ce qui concerne plus spécifiquement mes recherches, ce qui me gêne avec la formule soul food, c’est qu’elle a tendance à réifier des pratiques alimentaires, avec l’idée qu’il existerait un héritage profond et immuable, une nourriture de l’âme qui remonterait à l’enfance et nous accompagnerait jusqu’à la mort. D’une part ce point de vue peut être utilisé politiquement pour prétendre que les gens ne sont pas intégrables, d’autre part il est anthropologiquement faux. Il n’existe pas de tradition immuable et toute société est en mouvement permanent ! Les sociétés africaines, dans toutes leurs diversités, sont prises elles aussi dans la mondialisation et la globalisation. Les travaux de Fatou Ndoye et Nicolas Bricas10, ou la recherche que JeanPierre Hassoun et moi-même avons menée au sujet des fast-foods à Dakar11, montrent ainsi la circulation en Afrique de l’arachide, des poissons, des ignames, des patates douces, des cubes Maggi, du lait concentré sucré, des frites ou des hamburgers.

On imagine pourtant volontiers les personnes se déplaçant avec, dans leurs bagages, une culture « traditionnelle » qu’elles reproduiraient telle quelle en France ou ailleurs.

Je le répète, c’est plus complexe. Entre le pays de départ et celui d’arrivée, il n’y a ni rupture, ni continuité : il y a de la continuité dans la discontinuité et de la discontinuité dans la continuité, comme le disait l’anthropologue Roger Bastide. On a dit et redit que l’alimentation était le dernier élément à disparaître en migration, après la langue. Mais ce n’est pas ce que j’observe, ou du moins pas seulement. Les cultures alimentaires sont comme la culture en général : fragmentées et en recomposition. La cuisine, à partir du moment où elle sort de son milieu de socialisation premier, entre dans un processus d’hybridation et de réagencement. Dans le fond, ce que les l’alimentation en contexte de migration mangeurs et mangeuses ayant migré considèrent comme la « tradition », c’est l’idée qu’ils perpétuent un univers culinaire familial. Pour cela, un seul élément peut suffire. Chez les Malgaches12, la présence du riz, même cuit dans un rice cooker au lieu de l’antique marmite, marque une identité, y compris en accompagnement de pâtes ou d’une pizza. Les recettes se remodèlent aussi en se rapprochant des goûts des Français, soit en raison de l’achat massif d’aliments dans la grande distribution ou de la fréquentation des cantines, soit par l’utilisation volontaire de produits qualifiés de régionaux, par exemple le foie gras glissé dans des bricks. L’idée de permanence ou de continuité peut aussi exister simplement parce qu’on utilise une recette ou un ustensile hérités d’une aïeule, alors même que tout le reste change. La soul food, en somme, est un sentiment qui dépend des contextes, des situations et des biographies.

La cheffe béninoise Georgiana Viou écrit dans son livre Le goût de Cotonou13 : « Les descendants des esclaves noirs américains ont appelé soul food – nourriture de l’âme – la cuisine du sud des États-Unis, mais il s’agit d’une émotion aussi universelle qu’irréductible : c’est le sentiment à la fois nostalgique et velouté de l’exil, y compris quand celui-ci est intérieur. »

Je suis d’accord. La nourriture de l’âme est une subjectivité personnelle, singulière, vécue en fonction des rencontres et des contextes sociaux et politiques. C’est ce qui explique pourquoi ce sentiment n’est pas uniforme, même dans une fratrie par exemple. De plus, la soul food est non seulement un sentiment, mais un sentiment qui évolue à l’intérieur des parcours de vie individuels.

Je scrute depuis longtemps les allers-retours de Sénégalais et

Sénégalaises de Bordeaux, aujourd’hui des personnes âgées qui sont arrivées ici parfois très jeunes. Certaines ont travaillé pendant plusieurs décennies dans l’usine LU de Cestas, ou encore comme femmes de ménage dans les bureaux des entreprises de la Métropole bordelaise. Quand ces gens se retrouvent à Dakar après avoir passé quarante ou cinquante ans à Bordeaux, quelle est leur soul food à dix-sept heures ? C’est le biscuit industriel de LU ou la brioche tranchée avec de la confiture d’abricot ! L’immersion sur le terrain et sur le long cours, dans les familles, montre que l’alimentation en contexte de migration puis d’installation, c’est ce que l’on pourrait appeler de l’alternance combinarde, qui se joue dans des enjeux sociaux dépendant à la fois de la situation individuelle et des circonstances.

L’artiste nigérian Emeka Ogboh évoque la recherche, par les migrants, de nourritures familières ou d’ingrédients de substitution pour les produits introuvables dans les pays d’arrivée14.

On en revient aux raisons de l’émergence des cuisines africaines dans l’espace médiatique. Le devenir de la cuisine dans la « migrance », dans le mouvement, dépend aussi très pragmatiquement de la disponibilité des ingrédients. Dans les rayons « Cuisines du monde » des supermarchés, on ne trouve pas encore de produits d’Afrique subsaharienne, mais les épiceries spécialisées, physiques ou en ligne, sont de plus en plus nombreuses. En attendant, les Sénégalais de Bordeaux ont mis en place des réseaux d’approvisionnement pour le thiof, le poisson du ceebu jën, ou le yet et le guedj, respectivement un mollusque et un poisson séchés. Ceux-ci donnent un goût irremplaçable au ceebu jën ou au soupo kandia. Les Sénégalais essaient de labelliser et de valoriser ces produits phares de l’alimentation en contexte de migration leur « merroir », mais ils se heurtent aux normes sanitaires européennes. Ils les font donc circuler sous le manteau. Autre exemple : le couscous sénégalais appelé thiéré, élaboré avec de la farine de mil roulée – un délice. Il est quasiment introuvable en France. On le remplace fréquemment par de la polenta, ingrédient arrivé avec les immigrants… italiens ! Mais la plupart du temps, il est apporté par les Sénégalais eux-mêmes. En prenant l’avion reliant Dakar à Paris ou Bordeaux, on voit des hommes et des femmes encombrés de sacs énormes, remplis de thiéré. Ils viennent aussi avec du lalo, une poudre de feuilles de baobab qui apporte au couscous une saveur amère inimitable, ou encore du dibi, une viande séchée et fumée au feu de bois. Bref, ils combinent et alternent. Mais cela fonctionne également dans l’autre sens, puisque qu’ils repartent au Sénégal avec des bouillons cube, certaines pâtes ou des boîtes de Doliprane.

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Les représentations sont donc biaisées et les mots parfois maladroits, mais n’observe-t-on pas tout de même, en France, une véritable curiosité pour les cuisines d’ailleurs ? Ces rencontres autour des cuisines africaines en témoignent.

La « consommation » des personnes venues d’ailleurs, comme je le disais tout à l’heure, c’est aussi en effet le fait de se lier à l’autre par ses cuisines et de considérer le multiculturalisme comme la possibilité de faire culture commune. La France est un « pays d’immigration qui s’ignore », selon les mots de Dominique Schnapper15

Les travaux de l’historien Gérard Noiriel le montrent également très bien. Dans la fabrique de notre imaginaire national, qui paradoxalement s’appuie aussi sur la royauté et notamment la cour à Versailles, l’État centralisé prévaut sur tout le reste. La cuisine

« française » est dite gastronomique et érigée en frontière dure de l’ethnicité. Elle ne résulte cependant que d’apports de cuisines régionales et d’immigrants. Le couscous, par exemple, porte une véritable histoire transculturelle, comme l’a montré Annie Hubert16, puisqu’il est arrivé avec les Pieds-Noirs avant d’être « renforcé » par la présence des populations maghrébines. Les cuisines africaines, celles du nord du continent ou du sud du Sahara, font incontestablement partie du « commun » français. Elles constituent désormais l’un des volets de la gastronomie française parmi tant d’autres, tout en conservant leurs spécificités et leurs propres marqueurs identitaires. Il ne faut pas oublier, par ailleurs, ce que l’on pourrait appeler le « commun planétaire ». En France, des chefs souhaitent ouvrir des écoles de cuisine au Sénégal et en République centrafricaine, ou s’impliquer dans le changement de certaines pratiques agricoles ici et là-bas. Or, il s’agit de probléma-

Les notions de cuisine, de gastronomie et d’alimentation sont aujourd’hui brassées n’importe comment. Il est important de les replacer comme des enjeux politiques et économiques, donc culturels. Où se passe la cuisine ? Avant tout à la maison, dans les champs, les usines, les écoles. C’est là que se crée une marmite commune, un goût des peuples d’Afrique, expression subtile d’une culture vernaculaire. Il faut réaliser un travail de reconquête de l’identité des cuisines africaines, non pas celles des États-nations, mais bien celles des peuples dans leur pratique de nécessité quotidienne pour manger deux ou trois fois par jour. Un élément montre la complexité du regard qui doit être posé sur ces cultures : 60 % des produits consommés en Afrique ne sont pas africains. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que les peuples ont été en partie dépossédés de leurs systèmes de production vivrière et d’une certaine diversité culinaire. Avant de parler de mode ou de gastronomie africaine, il est vital de connaître et de faire connaître ce que sont les véritables structures d’une alimentation, d’une cuisine populaire africaine. Et dans cette immense diversité à valoriser au quotidien, cuisiniers et restaurants pourront puiser pour faire émerger des goûts, des techniques ou des produits, métronomes de ce que veut dire “manger africain”. Ethnographes, sociologues, cuisiniers et paysans africains ont l’impérieuse nécessité de partir à la reconquête de leurs alimentations populaires. Les cuisines africaines sont un formidable creuset pour nous nourrir, nous tous, dans ce combat et cette recherche de diversité. l’alimentation en contexte de migration tiques environnementales globales, qui nous concernent tous et toutes. Pensez par exemple aux questions agricoles liées au réchauffement climatique, avec d’ailleurs des impacts sur les flux migratoires dont on parle peu.

Qu’est-ce que Food2gather ?

C’est un programme européen de recherche appliquée, qui a pour ambition d’observer l’arrivée des nouveaux venus dans les sociétés européennes par la lorgnette de l’alimentation au sens large, mais aussi de voir comment cette dernière peut constituer une opportunité pour des communications interculturelles dans les espaces publics. Il s’agit par exemple d’interroger notre (in)hospitalité dans les lieux de l’aide alimentaire. En France, les exilés, demandeurs d’asile, réfugiés, sans-papiers, sont nombreux parmi les personnes en situation de grande précarité. Nos enquêtes montrent que la plupart du temps, les denrées qui arrivent dans leurs assiettes ou leurs cabas sont constituées des rebuts de la grande distribution eux-mêmes défiscalisés. Cette nourriture, souvent de mauvaise qualité – pas toujours –, ne correspond pas, d’autre part, à leurs goûts et pratiques, ce qui questionne notre modèle d’accueil en termes de respect des personnes venues chercher refuge ou tout simplement une vie meilleure. Par ailleurs, ces mêmes exilés mal nourris peuvent se retrouver à travailler dans les champs17, à moindre coût, pour ce système alimentaire dévastateur écologiquement et en termes de droits humains. Comment mieux accueillir ces individus qui ont été obligés de s’exiler et ont souvent vécu des expériences terribles ? Le festival « Cuisines de rue, cuisines de migrations : Sainte-Foy-La-Grande Bastide du monde », qui se tiendra en juin 2022, mettra en valeur les cuisines de personnes de toutes origines présentes dans la campagne viticole de la NouvelleAquitaine. À travers des offres de street food, des tables rondes invitant des cheffes d’ici se disant marocaines, sénégalaises, algériennes ou françaises, ou encore des visites d’un jardin partagé mis en place par deux jeunes Foyens se disant également tzigane et mauritanien, il montrera que l’alimentation peut aussi, par le biais de savoir-faire horticoles ou culinaires, servir de ressource citoyenne pour agir contre les rebuts de la grande distribution et échapper aux assignations sociales et identitaires. Il partira de questions interrogeant la place des migrations et des minorités dans la « cité » au sens politique, pour arriver à des préoccupations universelles d’accès à une alimentation de « qualité » et de responsabilité partagée autour des défis écologiques et agricoles : le commun environnemental !

Pour aller plus loin : Chantal Crenn, Jean-Pierre Hassoun et F. Xavier Medina, « Introduction. Repenser et réimaginer l’acte alimentaire en situations de migration », Anthropology of food n° 7, décembre 2010.

Julie Garnier, « “Faire avec” les goûts des autres », Anthropology of food n° 7, décembre 2010.

Faustine Régnier, L’exotisme culinaire. Essai sur les saveurs de l’Autre, Presses Universitaires de France, 2004.

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