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Arn o Ren ken
babel heureuse Pour lire la traduction
VAN DIEREN ÉDITEUR, collection
, Paris
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Cet ouvrage a été publié avec l'appui du Fonds national suisse de la recherche scientifique et du Fonds des publications de l’Université de Lausanne
Ont collaboré à l’édition : Francesco Gregorio, Adrien Guignard, Christian Indermuhle, Maxime Laurent.
© 2012. Arno Renken | Van Dieren Éditeur, Paris Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction ou traduction sans autorisation écrite préalable de l’éditeur de tout ou partie de ce texte par quelque moyen que ce soit est illicite et pourra faire l’objet de poursuites.
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. Lire la traduction ? . De la relativité en dérive
. La philosophie en langue et la nécessité philosophique de la traduction . La justification de la langue vulgaire, le refoulement de la langue et de la traduction . « Je », « Ich », « I » qui doutent toujours : la traduction et l’étrange sujet cartésien . La traduction et l’étrangeté de la pensée : lire ce qui se dérobe
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. De la norme à la pensée : conception normative et usage créatif de la traduction . Foucault, lecteur-traducteur de Nietzsche ou comment éviter l’origine pour aller vers la généalogie
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. Penser la traduction, passer par la traduction : apories et dérives
2.1. La fantaisie relativiste, ou comment voir simultanément une feuille, un bateau et une traversée (Galilée) 19 2.2. « Horizont » / « Verschmelzung » : l’horizon immobile du relativisme herméneutique 22 2.3. Étranges langues étrangères : le relativisme linguistique et la dérive par la traduction 24
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. « Qu’importe qui parle » : partir de « Beckett » pour quitter l’auteur . L’autre voix et l’ailleurs des textes : Beckett et l’écriture de la traduction . Un récit « dans l’autre sens » : l’expulsé et ses versions . L’histoire distante : le narrateur expulsé de la littérature . L’histoire plurielle : Der Ausgestossene, L’expulsé, The Expelled qui se ressemblent . L’expulsé de l’originalité . L’expulsé de “Qui parle ?”
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₍₎
. Le rapport ambivalent entre herméneutique et traduction . Langues, langage et traduction : les limites de l’herméneutique . Les effets de traduction et leur recouvrement normatif . L’expérience de la traduction et l’écriture du doute
. ₍ , ₎ . Entre la langue et sa langue : l’ange traducteur chez Luther, la planète langue chez Dürrenmatt . Le texte jubilatoire : une performance croisée de l’écriture et de la traduction . La communication manquante : les personnages étrangers à leur texte . Remuer les lèvres loin de la compréhension : la lecture muette de l’éclipse de lune
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. Un détour créatif : Herder et l’origine de la langue . Les dangers de la ligne droite : la « théorie morte » de l’équivalence et son évitement . Figures de la déviation de la traduction : toucher pour ouvrir ailleurs . Confuses lectures : échos traduits, échos de la traduction . Flâner dans les arcades de Babel : l’expérience de la traduction et la littérature ouverte
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. « The wrong word ? » : la formule beckettienne de la littérature et de la traduction . Qualifier-disqualifier : le titre « Mirlitonnades » et l’écriture à venir . L’ajout des traductions et l’ailleurs du poème . De “parlons-en” à “n’en parlons pas” : la fluidité du poème . Finalement, la première page : la traduction et la condition de la lecture
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. Babel bascule : subversions de la traduction . La catastrophe du « Tunnel » et sa visibilité : « Kulissen » ou « coulisses » . La catastrophe du « Tunnel » et sa lisibilité : le livre muet et le tunnel échappant au « Tunnel » . La chute dans le livre ou le basculement heureux de Babel
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. Babel confuse : traduction ou explication . La provocation des langues : traductible et intraduisible . La traduction : écriture et lecture de l’éloignement . La traduction comme subversion
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Der alte biblische Mythos kehrt sich um, die
Alors le vieux mythe biblique se retourne, la confusion Verwirrung der Sprachen ist keine Strafe mehr,
des langues n’est plus une punition, le sujet accède à la das Subjekt gelangt zur Wollust durch die
jouissance par la cohabitation des langages, qui Kohabitation der Sprachen, die nebeneinander
travaillent côte à côte : le texte de plaisir, c’est Babel arbeiten: der Text der Lust, das ist das glückliche
heureuse. Babel. Barthes | König, Die Lust am Text, . Barthes, Le plaisir du texte, .
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1. LIRE LA TRADUCTION ? Der alte biblische Mythos kehrt sich um, die
Alors le vieux mythe biblique se retourne, la confusion Verwirrung der Sprachen ist keine Strafe mehr,
des langues n’est plus une punition, le sujet accède à la das Subjekt gelangt zur Wollust durch die
jouissance par la cohabitation des langages, qui Kohabitation der Sprachen, die nebeneinander
travaillent côte à côte : le texte de plaisir, c’est Babel arbeiten: der Text der Lust, das ist das glückliche
heureuse. Babel. Barthes | König, Die Lust am Text, . Barthes, Le plaisir du texte, .
Schopenhauer, « Ueber Sprache und Worte », 103.
Une bibliothèque composée de traductions ressemble à une galerie de peinture composée de copies.
Partons de l’exergue : et déjà la traduction aura commencé par réjouir. Babel se retourne, on tend l’oreille. On connaissait cet extrait où Barthes parle du « texte de plaisir », des langages qui cohabitent et « travaillent côte à côte ». Mais on le connaît moins lorsqu’il est lui-même engagé dans le retournement qu’il énonce, lu, texte de plaisir qu’il est lui aussi, dans la confusion babélienne. Alors, on aura beau entendre « cohabitation » et « Kohabitation », « côte à côte » et « nebeneinander », les textes font autre chose que de se poser, l’un ici, l’autre là, dans un rapport réglé et courtois de bon voisinage. Il n’y aurait alors ni confusion des langages ou des langues, ni d’heureuse Babel. Si l’on prête l’oreille à la traduction, on entendra que les textes ne disent pas, chacun chez soi et dans une sorte de fidélité par séparation, « cohabitation » ou « Kohabitation » ; ils parlent aussi l’un “chez” l’autre. Si, comme nous allons la considérer ici, la traduction est affaire de plaisir, alors les textes ne sont plus simplement et statiquement « côte à côte », « nebeneinander ». Ils interviennent, interfèrent, semblent se lire lorsque nous les lisons. Ils vivent ensemble. La traduction commence par réjouir. Cette éventualité n’est pas seulement ignorée ou oubliée. Elle est largement exclue par un ordre du discours qui lie la littérature aux textes originaux. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer la manière dont les traductions sont perçues dans l’enseignement et la recherche. Dans le quadrillage disciplinaire des sciences humaines, peu importe que Goethe ou Proust existent de diverses manières dans une pluralité de langues, que leurs œuvres ne soient pas seulement “ouvertes”, mais textuellement multiples. Elles resteront le privilège de ceux qui lisent ces auteurs dans “leur” langue et elles sont d’abord et surtout à lire dans l’original. Il y a là toute une logique d’interdits et d’évidences, de valorisations du propre et de l’origine, d’exclusions et de disqualifications de l’étranger qui détermine largement les pratiques littéraires ou philosophiques. Lire une traduction comme texte de plaisir est quasiment inconcevable si ce n’est par coquetterie ou snobisme ; au pire un amour pervers, au mieux une faute de goût : « Eine Bibliothek von Uebersetzungen gleicht einer Gemäldegalerie von Kopien » écrivait Schopenhauer. La comparaison est éloquente, non seulement parce qu’elle qualifie le rapport de dépendance et de soumission de toute traduction – même “fidèle” elle sera une
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. • 1 . LIRE LA TRADUCTION
tromperie – mais aussi parce qu’elle énonce la visée ultime de cette supercherie : l’identification et donc, idéalement, l’indistinction par rapport à l’original. La traduction travaille alors à son propre effacement. Dans l’ordre qui lie la littérature aux originaux, la lecture d’une traduction est donc exclue. Soit la traduction est inapparente, “bonne” et l’expérience qu’en aura le lecteur ne comportera aucune spécificité, soit elle est “mauvaise”, opaque et sa lecture n’a aucun intérêt. La traduction paraît illisible. En ce sens, il s’agit ici d’imaginer une réflexion dont la possibilité est largement occultée ou verrouillée. Or, un tel projet ne saurait être simplement “dialectique” et exhiber un ordre du discours contre un autre. Nous n’avons aucun “dehors” d’opposition pour décrire la traduction. L’expérience que nous en avons n’est pas celle d’une fixation sur laquelle on pourrait prendre appui, mais celle d’une déstabilisation qu’il s’agit de faire valoir. Si autant de discours s’acharnent à grand renfort d’exigences et de morale à rendre la lecture de la traduction indiscernable, si l’on cherche constamment à se l’approprier à grands coups de “justesse”, de “fidélité” ou d“adéquation”, peut-être n’est-ce que pour juguler l’inquiétude que la traduction inscrit dans les ordres littéraires et philosophiques. Il n’y a probablement aucune autre écriture qui soit aussi étroitement normée et ordonnée, alors même que les normes en question sont systématiquement en porte-à-faux avec ce que les traductions donnent à lire. De fait, à aucun moment de ce livre, nous ne lirons un sens ou une forme être transportés, jamais nous ne verrons un mouvement évidemment orienté, un projectile sémantique siffler d’une langue et d’un texte sources vers une cible, ni ne devrons diagnostiquer une fidélité ou une adéquation d’un texte à un autre. En revanche, oui, nous ne cesserons de sentir, au fil des lectures, le sol se dérober sous nos pieds. Dans son Journal, Gide écrit et commente une citation : « “J’avais l’esprit naturellement porté à la vénération”, dit quelque part Goethe […] ». Puis Gide ajoute une parenthèse qui vient discrètement troubler cette première lecture : « “J’avais l’esprit naturellement porté à la vénération”, dit quelque part Goethe (ou du moins son traducteur). » L’intervalle d’une parenthèse, au moment de lire et de citer Goethe – Goethe ? –, Gide hésite. Le traducteur a lui aussi écrit. Soudainement, Goethe devient étrange et le « je » que Gide cite et ce qu’il énonce cessent de simplement coïncider « quelque
Gide, Journal : 1889-1939, 354.
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part » avec une position et un sens stables et identifiables. Le texte s’ouvre à la possibilité d’être différent, se soustrait aux coordonnées par lesquelles il se donne à comprendre, les évidences s’affolent : Gide lit la traduction. La traduction n’a donc rien à voir avec un dépassement de l’étranger par une intelligibilité rendue au texte. Elle ne cherche pas à revenir à un monde prébabélien en annulant comme elle le peut la différence et la singularité des langues. La traduction est l’événement d’une étrangeté, événement lisible à condition de lui prêter oreille. En ce sens, elle résiste obstinément aux discours normatifs que l’on porte sur elle. C’est dire que la question de la traduction est toujours aussi politique. Mais si la traduction est l’événement d’une étrangeté, elle ne constituera aucun fondement pour une communauté nostalgique de sa cohésion perdue. Elle ne préserve ni ne livre aucune identité dont on pourrait disposer ensemble. L’idée selon laquelle la traduction serait “la langue de l’Europe” est ambiguë. Si la traduction est politique, ce n’est pas pour une communauté qui chercherait, stable, propre, territoriale, à se retrouver (retrouver son Eden paisible), mais qui, babélienne, s’ouvre indéfiniment, par la traduction, encore à son invention. <>
Bailly, Le propre du langage, 214.
Dans cette optique, une pensée de la traduction ne doit pas être elle-même oublieuse de la langue. Les langues n’offrent pas de tour qui permettrait d’embrasser, de comparer à partir d’un plateau métalinguistique ou hors-langue, leurs différences. L’étrangeté n’est pas normalisable et appropriable par une langue et un ordre englobants. On juge, on critique, on interprète, on compare ou tout simplement on lit une langue par la langue. Pour la langue vaut ainsi ce que Jean-Christophe Bailly dit plus abstraitement du langage : « Or il n’y a dans le langage aucune tour d’où on puisse l’observer. Dès qu’on y est – dès qu’on parle, qu’on écrit ou qu’on lit – le langage se soustrait à toute possibilité panoramique. […] Les seuls tours que le langage mette à disposition sont comme les tours du jeu d’échec – non des points fixes d’où l’on domine l’étendue, mais des curseurs qui se déplacent en modifiant l’équilibre statique du champ de bataille. » Mais en voyant les tours se déplacer sur le champ de bataille, le regard est déjà devenu panoramique, regard de tour sur les tours. S’il n’y a pas de tours pour la langue, c’est alors
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Nouss, « La traduction comme OVNI », 340.
. • 1 . LIRE LA TRADUCTION
Francesco Gregorio rend attentif à la difficulté d’une pensée hors-tours ; la figure de la tour effondrée serait celle du labyrinthe irreprésentable, sans quoi on lui redonne centre et le “reverticalise” : « la figure du labyrinthe est la vignette métaphorique de l’effondrement de toutes les tours verticales et babéliques qui permettent d’énoncer les catégories de détermination et les hiérarchies verticales des pouvoirs de l’un. On peut penser le labyrinthe, mais on ne peut le représenter car, aussitôt qu’on le représente, on le transforme en son contraire : une structure avec un centre » (Gregorio, « Les Grecs, l’Europe aujourd’hui », 199, note 4).
Barthes, « Sur la lecture », 47.
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nous qui nous déplaçons aussi, non pas dans « l’équilibre statique du champ de bataille » mais bien dans un jeu singulièrement dynamique 1. C’est précisément pour cela que l’expérience de la traduction n’est jamais celle de deux textes qui cohabitent l’un posé à côté de l’autre dans une sorte de neutralité indifférente, et que la perspective énoncée dans les deux versions du texte de Barthes est aussi subvertie par elles. La critique qui semble s’imposer comme le passage obligé de tout lecteur de traductions est du coup non pas impossible, peut-être est-elle inévitable, mais toujours problématique et nécessairement partisane. Surtout, si on laisse valoir la traduction plutôt que d’en contrôler normativement les effets, elle mettra en branle ce que nous appelons « littérature » et « traduction » – et nous voyagerons aussi. La traduction déconcerte ainsi le discours à partir duquel elle se donne à penser. Lire la traduction, c’est alors se livrer à une lecture qui se laisse subvertir par la traduction. Si on admet avec Barthes que « la lecture, ce serait là où la structure s’affole », alors non seulement la lecture de la traduction nous révèle quelque chose de cette expérience-là, mais elle le fait avec une radicalité qui affole aussi l’index qui dit « là où ». La traductologie se livre alors, pour reprendre un terme d’Alexis Nouss, à sa « co-errance ». Les dichotomies classiques des discours sur la traduction (original / traduction, source / cible, fidélité / trahison…), mais aussi la manière dont on comprend la littérature (auteur, voix, langue…) ne disparaissent pas et ne sont pas simplement remplacées par d’autres, mais elles se défont de leur tranquille évidence. Un plaisir de la traduction est alors celui de rouvrir inlassablement ce que nous croyions savoir de la littérature, sans pour autant ajouter une pierre supplémentaire à la tour poétique : c’est du creux de la lecture que la littérature et la traduction sont à inventer. On perçoit donc la difficulté du projet. Si la traduction est l’événement d’une étrangeté, alors le piège à éviter est d’en normaliser la dynamique par le recours à un fondement souverain, et
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d’enclore l’expérience de la traduction dans le petit carré d’un résultat qui opposerait son ordre aux autres : une subversion n’est pas une révolution et elle ne maintient pas la distance d’un face-à-face. Il s’agira donc d’être attentif aux dérangements mêmes infimes qui se tissent entre les textes comme s’ils s’écrivaient encore. Les points cardinaux d’une position et d’une méthode se mettent alors eux aussi à bouger et la boussole théorique devient folle. De fait, l’écriture de ce livre a largement procédé par raturage. Jamais la lecture n’a permis de figer un discours et de prendre position. Inlassablement, la traduction paraît emporter avec elle le point de départ et les évidences par lesquels on cherche à l’aborder. C’est cette impertinence créative de la traduction qu’il s’agit non pas de démontrer, mais de montrer. Or il n’y a, pour cela, aucune marche à suivre. L’expérience de la traduction est à chaque fois singulière et indissociable des textes que nous lirons. Surtout, elle ne constate pas ce qui meut les textes : elle est, inséparable de la traduction, elle-même mise en mouvement, lecture mobile. Ainsi lisant, le chemin ne sera pas suivi, il sera fait, et c’est à l’aune de sa performance, de sa capacité de donner à entendre ce que fait la traduction et de le donner à entendre par elle, que ce livre demande à être jugé.Tels seront sa fragilité et son défi. <> Le projet de ce livre, sa performance et sa capacité à offrir en lecture un plaisir de la traduction, est aussi tributaire de l’efficacité de son montage. Ce livre peut être lu de nombreuses manières. Articulé autour d’une lecture précise et d’un motif particulier, chaque chapitre est conçu pour permettre une lecture isolée. Mais il existe aussi, entre les différentes parties, des charnières que le texte soulignera par des renvois internes, des rappels thématiques ou la reprise de certains motifs. Les transitions peuvent être plus ou moins audibles. Ici ou là, elles grinceront, faisant apparaître, avec une discrétion variable, les ouvertures et les seuils. On mettra ainsi en avant que la contiguïté des différents chapitres ne procède pas de la supposée nécessité d’une tradition ou d’une intention, mais bien de la possibilité d’une attention. C’est par exemple pour cette raison qu’une lecture des poèmes de Beckett s’intercale entre les chapitres consacrés à Benjamin et Derrida (chap. 7 et 9). On a ainsi défait la proximité de deux textes qui sont volontiers lus ensemble. Ici, ce n’est que « pas à / pas »
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(pour reprendre un poème de Beckett) que l’on ira de l’un à l’autre. Par ce biais, on met en avant non seulement une dynamique des poèmes beckettiens qui fait singulièrement écho à Benjamin, mais on confère également une autonomie au texte de Derrida qui se présente lui-même comme la traduction et comme un éloignement de Benjamin. Une autre rupture inattendue apparaît entre la lecture de Dürrenmatt et le chapitre consacré à Benjamin (chap. 6 et 7). Elle annonce une dynamique du travail : avec Benjamin et Derrida, nous abordons les penseurs qui ont été les plus sensibles aux effets de la traduction. Il y a désormais un changement de dominante entre l’expulsion (motif récurrent dans les chap. 2 à 6) et l’impulsion par la traduction à laquelle s’attache la seconde moitié du livre. Les deux mouvements ne sont pas séparables – il n’y a donc pas de quoi établir des parties – mais ils ne sont pas également appuyés. On n’a pas non plus distingué entre les “genres” des textes, œuvres philosophiques d’un côté, littéraires de l’autre, comme s’il allait de soi que l’expérience de la traduction y différait “naturellement” et “essentiellement”. Les chapitres faisant intervenir les mêmes auteurs (Beckett : chap. 4 et 8 ; Dürrenmatt : chap. 6 et 10) n’ont pas été regroupés sous l’autorité de leur nom. La question de la voix traductive – qui parle dans une traduction ? – occupe une place importante dans les chapitres à , alors que les chapitres à insisteront sur la dimension créative et subversive de l’écriture en traduction. L’architecture de ce livre s’attache donc à l’“esthétique” de la traduction, à ses effets, à la manière dont elle affecte les ordres littéraire et philosophique, plutôt qu’à des considérations historiques. On suspendra le réflexe “chronologique” qui secondarise la traduction. Ce choix ne dit évidemment rien de l’intérêt, et même de la nécessité, d’un discours historique ; il est plutôt tributaire de la volonté d’aiguiser une attention à la traduction, attention qui apparaît lorsque les textes sont pris dans une certaine contemporanéité conférée par la lecture. C’est Hans-Jost Frey qui a probablement le plus fortement insisté sur la nécessité de considérer la traduction à partir d’une telle « contemporanéité » (« Gleichzeitigkeit »), et ceci notamment pour parvenir à faire entendre, en deçà d’un rapport de dépendance chronologique, comment les textes se modifient et se font réciproquement : « Indem in der Gleichzeitigkeit von Original und Übersetzung die reziproke Beziehung beider sich herstellt, wird die Überset-
Frey, Der unendliche Text, 42.
En s’établissant comme relation réciproque entre l’original et la traduction
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dans leur contemporanéité, la situation traductive devient pertinente pour l’intelligibilité des deux.
Barthes, Le plaisir du texte, 50.
zungssituation für das Verständnis beider relevant. » La démarche n’est pas sans rappeler le plaisir de Barthes lorsqu’il retrouve Proust chez Flaubert : « Je savoure […] le renversement des origines, la désinvolture qui fait venir le texte antérieur du texte ultérieur. » Ce que Barthes savoure, outre la transgression qu’il opère, c’est aussi la possibilité d’un autre regard qui se joue de l’impératif de la chronologie et s’autorise à parler d’autre chose que de causalités linéaires et d’influences. Dans les théories de la traduction, le prestige de l’“original” et le paradigme de la filiation jouissent d’une évidence telle que la lecture ne paraît permise qu’à sens unique. On reste alors sourd à la manière singulière dont les textes constituent “leur” temporalité. La traduction peut, par sa lecture, se soustraire à la linéarité chronologique par laquelle elle est si souvent abordée. Nous en verrons quelques exemples : Foucault, lorsqu’il place en titre d’un des chapitres de l’Histoire de la folie la traduction latine du Narrenschiff de Brant (La Nef des fous), ne le fait pas pour marquer une continuité, mais bien un “blanc” de l’histoire (chap. 3.1). Le prêtre qui apparaît dans « Mondfinsternis » de Dürrenmatt (« Eclipse de lune » dans la traduction française par Barilier) cite la traduction luthérienne pour échapper à la Bible (chap. 6.2). Derrida traduit Benjamin pour établir une distinction (traduisible / traductible) pourtant impossible dans l’“original” (chap. 9.2). Une telle temporalité du “ne plus” n’est que difficilement envisageable lorsqu’on impose à la traduction d’emblée un rapport de filiation. D’autre part, nous verrons que la traduction peut initier une écriture à venir, ouvrir à du “encore”. C’est une caractéristique que donnent à lire les Mirlitonnades de Beckett, mais aussi un élément important des réflexions de Benjamin et de Derrida. Il y aurait, à partir de ce “ne plus” et de ce “encore”, toute une réflexion possible sur la temporalité de la traduction qui la ferait échapper à l’axe continu et univoque (peut-être est-il aussi monolingue) de la chronologie, dont Benjamin pourrait être l’instigateur : dans son essai sur la traduction, il déploie des images dont la temporalité opère des collusions entre des “avants” et des après-coups (« Wehen », « parturition douloureuse » / « Nachreife », « post-maturation » ; « Samen », « semence » / « Reife », « maturation ») 2. Toujours est-il que lire la 2
Voir infra, 168 sqq. ; les traductions citées sont celles de Laurent Lamy et d’Alexis Nouss. De manière assez frappante, une telle temporalité n’est pas sans rappeler celle qu’Agamben, dans la continuité de Benjamin mais aussi de Barthes, perçoit dans le contemporain : « Comprenez bien que le rendez-vous
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traduction dans la contemporanéité que confère la lecture, c’est aussi constater que l’évidence “génétique” de la secondarité n’implique pas ipso facto une évidence textuelle. La traduction crée aussi sa temporalité. 2. DE LA RELATIVITÉ EN DÉRIVE
1. LA FANTAISIE RELATIVISTE, OU COMMENT VOIR SIMULTANÉMENT UNE FEUILLE, UN BATEAU ET UNE TRAVERSÉE (GALILÉE)
• BABEL HEUREUSE •
. • 2 . DE LA RELATIVITÉ EN DÉRIVE
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dont il s’agit dans la contemporanéité ne se situe pas seulement dans le temps chronologique : il est, dans le temps chronologique, quelque chose qui le travaille de l’intérieur et le transforme. Et cette urgence, c’est l’inactualité, c’est l’anachronisme qui permet de saisir notre temps sous la forme d’un “trop tôt” qui est aussi un “trop tard”, d’un “déjà” qui est aussi un “pas encore”. » (Agamben | Rovere, Qu’est-ce que le contemporain ?, 25-26). Blanchot, dans un texte qui fait implicitement référence à Barthes – il y est question de la « disparition » de l’auteur ou, « pour s’exprimer plus brutalement, de sa mort, au reste jamais définitivement constatée » – écrit : « Du “ne pas encore” au “ne plus”, tel serait le parcours de l’écrivain, non seulement son temps toujours suspendu, mais ce qui le fait être par un devenir d’interruption. » (Blanchot, Après coup, 86). Pour une étude sur la temporalité de l’écriture chez Blanchot, je renvoie à Frey, Maurice Blanchot, en particulier le dernier chapitre intitulé « Der Augenblick der Literatur ». Dans la continuité de Benjamin, on peut se demander si la traduction n’ouvre pas aussi, dans la littérature, le parcours en sens inverse, du “ne plus” au “ne pas encore”. Voir Geertz, « Distinguished Lecture : Anti Anti-Relativism », 263.
La réflexion sur la relativité semble inévitable pour qui veut parler de traduction, puisque celle-ci est, paraît-il, menacée par l’incommensurabilité des langues et des cultures. Mais la question est aussi, on ne le sait que trop bien, terriblement épineuse, polémique et passionnée. Il est même difficile de savoir dans quelle mesure le problème est d’actualité. Souvent décrit comme une alternative dépassée ou à dépasser, le conflit entre universalistes et relativistes est pourtant régulièrement réanimé et envenimé. Il peut également arriver que le relativisme soit en même temps considéré comme éculé et actuel. Clifford Geertz contrecarre l’anti-relativisme non pas en tant que relativiste, mais en tant qu’« anti anti-relativiste3. » Plutôt que de s’enferrer dans ces alternatives qui conçoivent à chaque fois leurs positions comme des fondements, on peut les considérer elles-mêmes comme les effets d’un discours dont la traduction est un élément, mais qui n’entraîne pas son impossibilité.
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Lucrèce | Clouard, De la nature, 2.1-2.10.
Galilei, Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo, 221-222.
Sagredo :Voilà qui me rappelle une fantaisie qui m’a traversé un jour l’imagination pendant que je naviguais en direction d’Alep […]. Supposons que la pointe d’une plume à écrire, placée à l’intérieur du navire tout au long de la traversée qui m’emportait de Venise à Alexandrie, ait pu laisser un signe visible de la totalité de son voyage : quelle trace, quelle marque, quelle ligne aurait-elle laissée ? Simplicio : Elle aurait laissé une ligne tracée de Venise jusque là-bas ; cette ligne ne serait pas parfaitement droite […]. Sagredo : Ainsi le mouvement vrai, très vrai, de cette pointe de plume aurait été, lui aussi, un arc de cercle parfait, si le vaisseau – laissons de côté les balancements de la mer – avait avancé dans le calme et la tranquillité. Et si c’était moi qui avais continuellement tenu la
Sans une position surplombante, la dichotomie classique entre relativisme et universalisme est prise à rebrousse-poil. Le relativisme qui concerne plus précisément la traduction (herméneutique et linguistique) ne se déploie qu’au prix de construire une position qui permettrait le nivellement et la comparaison, mais s’exclurait lui-même de l’ordre qu’il remet en question. Le relativisme a besoin d’une transcendance qui l’empêche d’être inquiété par son propre discours. Dans la mesure où il peut constater la relativité de tout regard excepté le sien, le relativiste ressemble à l’observateur de Lucrèce : « Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la détresse d’autrui ; non qu’on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent. Il est doux aussi d’assister aux grandes luttes de la guerre, de suivre les batailles rangées dans les plaines, sans prendre sa part du danger. Mais la plus grande douceur est d’occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d’où s’aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent. » On voit l’errance, mais on n’erre pas ; on voit dériver, mais on ne dérive pas. En toile de fond, je désire placer un texte tiré du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde de Galilée dans lequel il cherche à expliquer la relativité cinétique. Sagredo : Ora mi sovviene di certo mio fantasticamento, che mi passò un giorno per l’immaginativa mentre navigava nel viaggio di Aleppo […]. Se la punta di una penna da scrivere, che fusse stata in nave per tutta la mia navigazione da Venezia sino in Alessandretta, avesse avuto facultà di lasciar visibil segno di tutto il suo viaggio, che vestigio, che nota, che linea avrebb’ella lasciata ? Simplicio : Avrebbe lasciato una linea distesa da Venezia sin là, non perfettamente diritta […]. Sagredo : Sì che il vero, vero, verissimo moto di quella punta di penna sarebbe anco stato un arco di cerchio perfetto, quando il moto del vassello, tolta la fluttuazion dell’onde, fusse stato placido e tranquillo. E se io avessi tenuta continuamente quella medesima penna in mano, e solamente l’avessi talvolta mossa un dito o due in qua o in là, qual alterazione arei io arrecata a quel suo principale e lunghissimo tratto ? Simplicio : Minore di quella che arrecherebbe a una linea retta lunga mille braccia il declinar in varii luoghi dall’assoluta rettitudine quanto è un occhio di pulce.
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Sagredo : Quando dunque un pittore nel partirsi dal porto avesse cominciato a disegnar sopra una carta con quella penna, e continuato il disegno sino in Alessandretta, avrebbe potuto cavar dal moto di quella un’intera storia di molte figure perfettamente dintornate e tratteggiate per mille e mille versi, con paesi, fabbriche, animali ed altre cose, se ben tutto il vero, reale ed essenzial movimento segnato dalla punta di quella penna non sarebbe stato altro che una ben lunga ma semplicissima linea.
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(Galilée | Fréreux, De Gandt, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, 198199, trad. modifiée).
• 2 . DE LA RELATIVITÉ EN DÉRIVE
Cet extrait n’est qu’un exemple des nombreuses expériences de pensées imaginées par Galilée pour illustrer la relativité du mouvement. Mais il s’agit à ma connaissance du seul moment où cette expérience est associée à une scène d’écriture ou d’inscription. Ce qui est remarquable, c’est que Galilée produit un espace singulier qui rend la relativité pensable et qui se confond en même temps avec toutes les positions que le texte décrit. Le même geste du dessinateur constitue trois mouvements différents : pour celui qui voyage avec le bateau, la plume trace un dessin.Vu du dehors, ce mouvement est dédoublé : une droite ou une courbe parfaite, quasiment une figure géométrique pour celui qui voit le trait d’infiniment haut, ou alors un long tracé d’infimes zigzags pour qui reste le nez collé au trajet, à ses vagues et à ses accidents. Mais qu’est-ce qui rend ces différentes expériences copensables et comparables ? C’est une des surprises de ce texte que ce qui fait tenir ensemble les différentes perspectives n’est pas le regard céleste et panoptique – pourtant présent dans le texte – de Dieu. Au contraire. Le foyer où viennent converger toutes les perspectives est clairement mentionné au début de l’extrait et construit toute l’expérience : c’est celui d’« une fantaisie » sur un navire voguant entre Venise et Alep, mais débordant cette situation singulière. Cette fantaisie dont le texte est pour nous la trace – comme l’est le dessin pour les voyageurs – devient la condition englobante de toutes les expériences relatives qu’il décrit. Le texte où se lit la rêverie est alors paradoxalement la mesure de la relativité. Si l’homme est comme prisonnier d’un mouvement, il peut néanmoins rêver, fabuler et écrire d’autres mouvements possibles, des fantaisies, comme le peintre peut dessiner « des villages, des édifices, des animaux et toutes sortes d’autres choses » – « toute une histoire » nous dit l’histoire – alors qu’il est sur un navire. La forme dialogique du texte redouble la fantaisie, dans la mesure
plume en main, me contentant de la déplacer d’un ou deux doigts d’un côté ou de l’autre, de-ci de-là, quelles modifications aurais-je apportées à ce tracé principal très long qui serait le sien ? Simplicio : Cela représenterait bien moins, pour une ligne droite de mille coudées, que des écarts d’un œil de puce à certains endroits, par rapport à la rectitude absolue. Sagredo : Si donc un peintre avait commencé, en quittant le port, à dessiner avec cette plume sur un papier et continué à le faire jusqu’à Alexandrie, il aurait pu tracer à la plume toute une histoire avec beaucoup de figures aux contours parfaits et hachurés en mille et mille directions, avec des villages, des édifices, des animaux et toutes sortes d’autres choses, et pourtant le mouvement véritable, réel et essentiel de la plume n’aurait été qu’une ligne très longue, mais toute simple.
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où l’interlocuteur imagine en même temps que le lecteur les mouvements qui sont décrits. La fantaisie devient alors le médium sans dérive à partir duquel la relativité est pensable : on y jouit de l’art et on y fait tenir ensemble un œil de puce et un regard cosmique. 2. « HORIZONT » / « VERSCHMELZUNG » : L’HORIZON IMMOBILE DU RELATIVISME HERMÉNEUTIQUE
Grondin, « Herméneutique et relativisme », 111. Ibid., 106.
Ibid., 107.
Ibid., 108.
Koschorke, Die Geschichte des Horizonts, 193-194.
Le gain de sens de la fiction spatiale est lié au fait que l’auteur délègue progressivement la perspective de la description à ses héros ou au “je” qui en fait l’expérience. La focalisation à partir d’un point de vue se situant au-delà de la sphère visuelle du récit cède le pas à une focalisation subjective émergeant du milieu même de l’événement.
Gadamer, Wahrheit und Methode, 310-311.
Avec sa notion d’horizon, Gadamer semble inscrire un relativisme dans l’herméneutique. C’est ce que suggère Jean Grondin : « Le vrai est toujours ce qui nous semble tel, entendons ce qui a réussi à se faire valoir au sein de notre horizon. » Mais, selon Grondin, le relativisme herméneutique se distingue fondamentalement du « relativisme défaitiste ou de l’anything goes » parce que, de par sa posture postmétaphysique, il ne présupposerait pas « un point de vue absolutiste » – l’oxymore exprime assez bien le dilemme relativiste. Par conséquent, si les herméneutes ne parlent que peu du (et de leur propre) relativisme, c’est parce qu’« [i]l est, dans leur esprit, sans objet et le fruit d’une préoccupation périmée, parce que métaphysique ». Le concept d’horizon paraît effectivement exclure un « point de vue absolutiste ». Dans son essai sur l’histoire de l’horizon, Albrecht Koschorke souligne que la spatialité romantique – que ce soit dans la peinture ou la littérature – va de pair avec le renoncement à une perspective surplombante : « Der Bedeutungszuwachs der Raumfiktion hängt damit zusammen, dass der Autor in wachsendem Mass die Perspektive der Schilderungen an seine Helden oder an das erlebende Ich delegiert. Die Fokalisation von einem jenseits der visuellen Erzählsphäre liegenden Standpunkt aus weicht einer subjektiven Fokalisation aus der Mitte des Geschehens selbst. » Pourtant, l’absence d’un point de vue absolutiste n’est pas aussi évidente chez Gadamer, en particulier lorsqu’il associe à la notion d’horizon (« Horizont ») celle de fusion («Verschmelzung »). Gadamer introduit la fusion pour contrer le mouvement par lequel la tâche de l’historien est traditionnellement décrite, par Dilthey notamment : la transposition. Pour contester la conception de l’histoire comme voyage dans le temps, Gadamer remplace le «Versetzen » (« transposer ») par « sich versetzen » (« se transposer ») et un assonant : « Verschmelzen » (« fusionner)4. 4
À ce propos, voir aussi Grondin, « La fusion des horizons ».
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(Blumenberg | Cassagnau, Baatsch, La passion selon saint Matthieu, 9).
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Du coup, on n’échappe pas à la question de savoir ce qui fait tenir les deux notions ensembles. Chez Gadamer, elles sont d’emblée comprises l’une dans l’autre. Les horizons ne sont pas, comme des monades, extérieures au mouvement de leurs fusions. Chez Ricœur, et c’est une différence cruciale entre les deux herméneutes, le lien me paraît clairement méthodologique et la fusion est le produit d’une force voire d’une contrainte : « Entre le savoir absolu qui abolit les horizons et l’idée d’une multitude d’horizons incommensurables, il faut faire place à l’idée de fusion entre horizons, qui ne cesse de se produire chaque fois que, mettant à l’épreuve nos préjugés, nous nous astreignons à conquérir un horizon historique et nous imposons la tâche de réprimer l’assimilation hâtive du passé par nos propres attentes de sens. […] La fusion des horizons est ce à quoi nous nous efforçons. » (Ricœur, Temps et récit III, 399, je souligne). 6 Voir par exemple ce que Koschorke écrit à propos du « Fernweh » romantique (Die Geschichte des Horizonts, 214).
Posons-le d’emblée : arpenter l’horizon, cela n’existe pas, c’est un paradoxe, une prétention métaphorique de l’irréalisable.
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5
Blumenberg, Matthäuspassion, 7.
Si Gadamer contourne ainsi des impasses liées à l’utopie de l’historiographie comme transport d’une époque dans une autre, utopie qui n’est pas sans rappeler les exigences traditionnelles vis-à-vis de la traduction, il inscrit aussi un hiatus en creux du concept qu’il crée. Blumenberg, dans les belles pages qui ouvrent son ouvrage Matthäuspassion, fait remarquer qu’on ne peut arpenter un horizon. « Es gibt, das sei vorausgeschickt, so etwas nicht : “Horizontabschreitung” ist ein Paradox, ein metaphorisches Ansinnen des Unvollziehbaren. » Gadamer associe lui aussi à l’horizon une notion qui lui est hétérogène. Un horizon, vaste ou étroit, n’est pas plus ou moins fusionné avec d’autres ; il n’est pas plus large parce qu’il aura fusionné mais, plus humblement, parce qu’il est différent et que le proche ou le lointain s’y distribuent autrement. Paradoxalement, « Horizont » et « Verschmelzung » ne se laissent pas fusionner sans faille 5, et on peut se demander si l’association de « Verschmelzung » à « Horizont » ne le rétrécit pas plus qu’il ne l’élargit. En effet, Koschorke montre à quel point l’horizon est d’emblée à penser comme un espace ouvrant, comme une dé-limitation qui appelle toujours déjà à la transgression de la limite, même infiniment différée 6. Mais un autre aspect de la fusion d’horizons me paraît plus crucial par rapport à la question du relativisme. Il a moins trait à ce que la notion signifie qu’au geste même qui l’énonce. En effet, il n’y a pas d’horizon à partir duquel on puisse dire qu’il y a « fusion » (et non séparation, confusion, illusion, projection, etc.). Dire qu’il y a fusion, c’est déjà être ailleurs, au-delà des horizons qui fusionnent ; ici tout particulièrement, le dire et le dit ne coïncident pas. En ce sens, il y a bien quelque chose
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comme « un point de vue absolutiste » dans le relativisme herméneutique. Étrangement, dans un des moments-clés de l’expérience herméneutique – le moment où l’on peut comprendre ce que « comprendre » veut dire – l’herméneutique, moins dans ce qu’elle dit que dans son dire, perd tout horizon. La fusion est alors la tache aveugle de la compréhension, le moment où l’herméneutique, au plus proche de ce qu’elle fait, est aussi le plus éloignée d’elle-même : hors d’horizon. Aussi, lorsque Gadamer écrit : « Es macht die geschichtliche Bewegtheit des menschlichen Daseins aus, dass es keine schlechthinnige Standortsgebundenheit besitzt », ceci devrait valoir pour l’herméneutique aussi. On semble devoir se diriger vers une dérive où plus aucune place, pas même celle qui parle d’attachement à un lieu (« Standortsgebundenheit ») et de « Verschmelzung » (« fusion »), n’est stable. Mais la phrase suivante contrecarre cet effet : « Der Horizont ist vielmehr etwas, in das wir hineinwandern und das mit uns mitwandert. » Le philosophe écrivant, dans la performance de son énonciation, ne dérive pas – alors qu’il désigne pourtant un double déplacement (« hineinwandern », « nous pénétrons » et « mitwandert », « se déplace avec nous »). Il est comme extérieur à ce qu’il dit, l’observateur immobile de son propre mouvement.
Gadamer, Wahrheit und Methode, 309.
La mobilité historique du Dasein humain est précisément constituée par le fait qu’elle n’est pas absolument attachée à un lieu. (Gadamer | Fruchon, Grondin, Vérité et méthode, 326).
Ibid., 309.
L’horizon est au contraire quelque chose en quoi nous pénétrons progressivement et qui se déplace avec nous. (Ibid., 326).
3.
ÉTRANGES LANGUES ÉTRANGÈRES : LE RELATIVISME LINGUIS-
TIQUE ET LA DÉRIVE PAR LA TRADUCTION
Ricœur, Sur la traduction, 27.
“Les langues sont foncièrement différentes, donc la traduction est impossible” : dans les discours sur la traduction, surtout lorsqu’ils prennent un tour normatif, le relativisme linguistique est inlassablement invoqué pour expliquer les “problèmes” voire l’impossibilité de toute traduction. L’association de la différence radicale des langues et de l’intraduisibilité jouit d’une telle évidence qu’elle ne semble avoir besoin d’aucune médiation argumentative : « La thèse de l’intraduisible est la conclusion obligée d’une certaine ethnolinguistique – B. Lee Whorf, E. Sapir – qui s’est attachée à souligner le caractère non superposable des différents découpages linguistiques. » Étonnant regard hors-monde qui parvient ainsi à placer en transparence les langues les unes sur les autres, comme des calques, pour constater la non-coïncidence de leurs lignes de partage. Il en résulte par contrainte (une « conclusion obligée ») l’impossibilité essentielle, essentialisée, de la traduction : « l’intraduisible ». La « thèse » est donc bien un
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Ricœur, Sur la traduction, 58.
Sapir, « The Status of Linguistics as a Science », 162.
Dans une large mesure, nous voyons, nous entendons et nous ressentons comme nous le faisons parce que les habitudes linguistiques de notre communauté nous prédisposent à certains choix d’interprétation. Whorf, « Science and Linguistics », 213.
Nous découpons la nature suivant les voies tracées par nos langues maternelles. (Whorf | Carme, Linguistique et anthropologie, 125, trad. modifiée).
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Thouard, « L’embarras des langues », 10.
. • 2 . DE LA RELATIVITÉ EN DÉRIVE
état de fait (il est question ailleurs de « l’intraduisibilité de principe »). Tout discours sur la traduction, comme tout discours sur les langues, se fait dans une langue. Lorsque Sapir écrit : « We see and hear and otherwise experience very largely as we do because the language habits of our community predispose certain choices of interpretation » et Whorf : « We dissect nature along lines laid down by our native languages », leurs propos devraient s’impliquer eux-mêmes comme possibilités de leur langue. Comme tout relativisme, le relativisme linguistique devrait en toute rigueur s’autorelativiser, c’est-à-dire, dans un ressassement clos sur sa propre énonciation, se dire et se penser comme moment singulièrement relatif à sa propre langue. La conscience de cette difficulté n’est certes pas nouvelle. Humboldt pose déjà la question du rôle de sa langue dans ses recherches. Selon Thouard, c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il renonce finalement à établir une linguistique systématique : « L’absence même d’une “linguistique humboldtienne” tient directement à sa défiance vis-à-vis de ce que l’on pourrait nommer le paralogisme linguistique : l’oubli, par le théoricien, du langage avec lequel il théorise. » La formulation de Thouard, en parlant ici de « langage » plutôt que de « langue » (terme qu’il utilise pourtant dans la phrase suivante) et de « avec lequel il théorise », recule peut-être elle-même devant cette difficulté, puisque le commentateur suggère, contre Humboldt et contre sa propre lecture, que la théorie est extérieure à sa langue. Pour les relativistes, le dilemme demeure. Dans quelle langue décrire leurs différences ? Il n’y a pas de lieu sans langue pour parler des langues et il n’y a pas de langue universelle qui englobe les autres. Les critiques qu’on adresse souvent aux universalistes risquent ainsi de se retourner, à vide, contre leurs détracteurs. On ne sera pas étonné de ce qu’insinue Steiner au sujet des conceptions universalistes : « Might it be that the transformational generative method is forcing all languages into the mould of English, as much seventeenth-century grammar endeavoured to enclose all speech within the framework of classical Latin ? » Sauf que le même sarcasme peut s’adresser aux relativistes aussi. Car observer la différence irréductible, la relativité des langues suppose, comme l’omniprésence de l’observateur galiléen, un médium qui les englobe, donc la fiction d’une langue de comparaison
Steiner, After Babel, 112.
Serait-ce donc que la méthode générative et transformationnelle assujettit toutes les langues au carcan de l’anglais, à la façon dont la grammaire du XVIII e s’efforçait de faire entrer le langage dans les alvéoles du latin classique ? (Steiner | Dauzat, Lotringer, Après Babel, 162).
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Humboldt, « Enleitung zu Agamemnon », 32.
Un tel poème est, d’après sa nature propre […] intraduisible. On a déjà souvent remarqué, et la recherche le confirme aussi bien que l’expérience, que […] aucun mot d’une langue n’équivaut parfaitement à un mot d’une autre langue. (Humboldt | Thouard, « Introduction à l’Agamemnon », 33).
compossible 7. Cet aspect devient particulièrement visible lorsque, comme dans le cas des études comparatives que mena Whorf sur la langue des Hopis, la langue de la comparaison est aussi une des langues comparées. Or la comparaison ne saurait faire l’impasse sur la traduction. On ne peut énoncer la relativité des langues que par le recours à une langue et à la traduction dont on rature a posteriori le rôle. Au mieux les langues étrangères sont, dans un statut d’exemplification, placées aux marges de l’argumentation. La pensée de la relativité, comme celle de l’universalité, se déploie alors dans une langue oublieuse de sa singularité. Paradoxalement, dans le geste par lequel universalistes et relativistes parlent des langues, il n’y a pas de place pour une langue étrangère ; universalisme et relativisme sont des monolinguismes. Humboldt avait conscience de ces dilemmes. Dans cette perspective, il vaut la peine de s’arrêter sur la manière singulière dont il conçoit le rapport entre la différence des langues et la traduction. Lui aussi constate d’abord l’irréductibilité des langues et les difficultés qui en résultent pour le traducteur. Mais lorsqu’il exige d’une traduction qu’elle ne donne pas seulement à lire un autre texte mais aussi l’étranger de l’autre langue, Humboldt, comme l’avait fait Schleiermacher auparavant, inquiète le lien habituel entre relativité des langues et intraduisibilité. Dans son « Introduction à l’Agamemnon », il commence pourtant par le réaffirmer : « Ein solches Gedicht ist, seiner eigenthümlichen Natur nach […] unübersetzbar. Man hat schon öfters bemerkt, und die Untersuchungen sowohl, als die Erfahrung bestätigen es, dass […] kein Wort einer Sprache vollkommen einem in einer andren Sprache gleich ist. » Mais on sait bien, Humboldt le mentionne à plusieurs reprises, que les langues ne se laissent pas fixer dans une grille, qu’on ne saurait donc pas en calculer la correspondance ou en figer l’équation (« gleich ») ; “un mot d’une 7
Dans le cadre d’une discussion sur le relativisme et l’universalisme culturels, Bernhard Waldenfels arrive à une conclusion analogue : « Tant que la dispute reste figée sur les oppositions entre particularité et universalité, relativité et non relativité, mesures contextuelles et non contextuelles, on aboutit irrémédiablement à une soumission du propre et de l’étranger à une comparaison épistémique ou pratique. » (Waldenfels | Gregorio, Moinat, Renken, Vanni, Topographie de l’étranger, 134, souligné par l’auteur). Or, comme le dira Waldenfels dans la suite, une telle comparaison ne peut se faire sans un certain privilège accordé au propre. D’où le motif, récurrent dans ses livres sur l’étranger, de l’« asymétrie ».
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(Humboldt | Thouard, « Introduction à l’Agamemnon », 39).
Ibid., 38.
Le sentiment du lecteur sans parti pris manque rarement ici la véritable ligne de démarcation. (Ibid., 39).
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Voir aussi à ce propos l’étude de Frey qui relie cet aspect de la théorie du langage de Humboldt à sa théorie de la traduction, « Übersetzung und Sprachtheorie bei Humboldt », notamment 60-61. 9 Humboldt parle d’« élargir la signifiance et la capacité expressive de sa propre langue », « Erweiterung der Bedeutsamkeit und der Ausdrucksfähigkeit der eignen Sprache » (Humboldt, « Enleitung zu Agamemnon », 36 ; Humboldt | Thouard, « Introduction à l’Agamemnon », 35-37).
Tant que l’on ne sent pas l’étrangeté, mais l’étranger, la traduction a rempli son but suprême.
• BABEL HEUREUSE •
8
Humboldt, « Enleitung zu Agamemnon », 38.
langue ≠ un mot d’une autre langue” devient inintelligible lorsqu’on cesse de concevoir les langues comme données objectivement pour penser leur dynamisme et leur vie : energeia, pour reprendre l’expression célèbre, plutôt que ergon. Aucune langue n’est extérieure à son usage singulier 8. La suite de l’essai va prendre appui sur cette conviction. Une des exigences les plus célèbres de Humboldt vis-à-vis de la traduction est qu’elle puisse faire sentir l’étranger : « Solange nicht die Fremdheit, sondern das Fremde gefühlt wird, hat die Uebersetzung ihre höchsten Zwecke erreicht. » Si Humboldt ne développe pas cette distinction entre étranger et étrangeté qui paraît pourtant importante, c’est parce qu’elle est d’abord affaire d’une expérience de lecture : « Das Gefühl des uneingenommenen Lesers verfehlt hier nicht die wahre Scheidelinie. » C’est sur lui, le lecteur, et sur sa langue que l’étranger agit, élargissant son potentiel d’expression et de nuance 9. Ce qui intrigue alors, et ce sur quoi on n’insiste peut-être pas assez lorsqu’on considère la réflexion de Humboldt, c’est que ses développements viennent retourner l’apparente évidence de l’équation de départ. Car le dynamisme des langues auquel la traduction participe aussi par l’étranger qu’elle donne à sentir rend l’équation impossible puisque les langues ne sont pas recluses dans une identité figée. De plus, l’équivalence n’est plus souhaitable : impossible et inintelligible, elle cesse de constituer l’idéal de la traduction. La « conclusion obligée » qui fait passer de la relativité des langues à l’intraduisible, pourtant suggérée au commencement, est ainsi subvertie au fil de l’argumentation. L’irréductible différence des langues dont on peut faire l’expérience n’est pas la prémisse d’une intraduisibilité calculable. La traduction, par l’étranger qu’elle fait sentir, est l’expérience d’une relativité qui se soustrait à toute équation.
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Une autre formulation subversive du rapport entre relativisme linguistique et intraduisibilité se trouve chez Oskar Pastior : Pastior, Das Unding an sich, 102.
Rien ne remplace l’original. La traduction n’est au fond pas possible. La traduction est le faux mot pour un processus qui n’existe pas. Dans une autre langue, tu penses différemment, tu parles différemment, tu agis différemment, tu es différemment.
Nichts ersetzt das Original. Im Grunde ist ja Übersetzung nicht möglich. Übersetzung ist das falsche Wort für einen Vorgang, den es nicht gibt. In einer anderen Sprache denkst du anders, sprichst du anders, agierst du anders, bist du anders.
Ce qui rendrait la traduction fondamentalement impossible, c’est la différence de pensée, de parole, d’action et d’être qui disjoint une langue de l’autre. De manière assez remarquable, si l’intraduisibilité se formule comme une loi, sa légitimation, elle, fait intervenir un “tu” qui, même s’il est indéfini (est-ce celui qui écrit ? le lecteur ? l’auditeur ?), ne se confond pas avec l’instance générale et anonyme d’un “on”. On ne peut traduire, on ne peut remplacer l’original parce que tu penses, tu parles, tu agis et tu es différemment dans une autre langue. La relativité des langues en appelle donc ici à une certaine expérience de ce “tu” qui parle une langue étrangère. Mais du même coup, le rapport entre l’expérience de la relativité et la loi de l’intraduisibilité censée en découler devient lui aussi problématique. Car lorsque le “tu” parle une langue étrangère, la loi de l’intraduisibilité doit ellemême être traduite. Il n’est pas étonnant que ce soit non seulement sur le processus, mais aussi sur le mot même de « Übersetzung » que porte la critique (« Übersetzung ist das falsche Wort »). Ce mot vient d’une langue singulière, l’allemand, et il « est » donc d’autant plus « faux » qu’il devrait être dit dans l’autre langue. La traduction a donc un moment d’avance sur l’intraduisibilité. C’est aussi ce que suggère le « anders » répété avec insistance, et qui, singulièrement, se démarque de son quasi-homonyme « anderen » qui le précede : « In einer anderen Sprache denkst du anders, sprichst du anders, agierst du anders, bist du anders. » On passe, je traduis, de l’autre langue à un penser, un parler et un agir qui diffèrent. Du coup, si le début de la phrase est confronté au dilemme relativiste, la fin donne à lire un glissement. Le « anders » vise implicitement ce dont il diffère et qui, dans cette langue-ci et cette énonciation-ci, échappe à ce qui est dit et pensé. La phrase suggère que penser, parler, agir et être se soustraient à la désignation parce que, processuellement, ils diffèrent (“anders denken”, “anders sprechen”, “anders agieren”, “anders sein” et non “anderes Denken, Sprechen, Agieren, Sein”). La phrase compose donc avec la traduction que
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Voilà succinctement ce qu’est aussi la traduction. […]. Un texte et un texte.
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Nouss, Paul Celan, 42.
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10 Voir supra 20.
Pastior, Das Unding an sich, 99, souligné par l’auteur.
pourtant elle dit exclure. L’énoncé projette sa propre différence, son propre “anders sprechen” et se met ainsi lui-même en dérive : il se traduit. On entendra littéralement : « Nichts ersetzt das Original ». Non plus « Rien ne remplace l’original », mais « Rien remplace l’original ». Le lecteur de Pastior reviendra alors peut-être à ce qu’il a lu quelques pages plus tôt et qui reste inconciliable avec l’idéal de remplacement dont il est question ici : « Das, kurz und bündig, ist auch die Übersetzung […]. Ein Text und ein Text. » La perspective n’est pas la disjonction des langues supposée contrecarrer la traduction, mais la traduction comme conjonction irréductible. En réalité, ces deux moments se requièrent mutuellement. Si, dans un modèle universaliste, la traduction n’était qu’une substitution d’étiquettes linguistiques, elle remplacerait sans reste l’original. La traduction n’aurait strictement aucun rapport avec l’original puisqu’il(s) serai(en)t le même texte. On dirait : “original, traduction : un texte”, “Original, Übersetzung : ein Text”. Mais la conjonction autour de laquelle se constituent “le texte et le texte” se dessine justement sur le fond de la disjonction des langues. La traduction n’est alors pas la logique d’effacement des textes et la suppression de leur étrangeté par le biais d’un remplacement, au contraire. Comme conjonction des textes, elle est leur affirmation : « Il y a déplacement, non remplacement » écrit Nouss à propos de la traduction. Deleuze dirait peut-être que la traduction ne fait pas que parler une langue par une autre, un texte par un texte, mais qu’elle les fait bégayer, qu’elle les emporte en passant entredeux : « Entre les choses ne désigne pas une relation localisable qui va de l’une à l’autre et réciproquement, mais une direction perpendiculaire, un mouvement transversal qui les emporte l’une et l’autre, ruisseau sans début ni fin, qui ronge ses deux rives et prend de la vitesse au milieu. » Ce qui passe entre les langues leur échappe. La traduction est alors aussi une possibilité, pour les langues, d’être étrangères, étranges. C’est cela, la dérive ; du haut de sa rive, Lucrèce disait : « la plus grande douceur est d’occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d’où s’aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent 10. » Maintenant, de sa rive érodée, Lucrèce tombe.
Deleuze, Milles Plateaux, 37.
Lucrèce | Clouard, De la nature, 2.1-2.10.
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3. PENSER LA TRADUCTION, PASSER PAR LA TRADUCTION : APORIES ET DÉRIVES
Nouss, « La traduction comme OVNI », 340.
En matière de théorie de la traduction, la seule cohérence possible est une co-errance. Alexis Nouss Dériver : voilà qui contredit ce que l’on attend d’une pensée “sérieuse”, et d’une “bonne” traduction. L’errance, même commune, a une proximité ambiguë et dangereuse avec l’erreur. Quant au traducteur, dans son travail de passeur, la moindre des choses qu’on exige de lui est qu’il sache d’où il vient, où il va, ce qu’il transporte – et qu’il justifie, souvent paratextuellement, ce qu’il a perdu (ou volé, tronqué, vendu ?) chemin faisant. On préférera alors l’assurance des rives et la douceur un peu cruelle de sa propre sécurité, on privilégiera la loi établie d’une méthode et la terre ferme des origines. Et peut-être oubliera-t-on que cette sûreté et cette certitude nous ont coûté un triste prix : celui d’une littérature et d’une pensée qui ne voyagent pas, d’une recherche qui n’explore rien que ce qu’elle perçoit déjà, d’une écriture et d’une lecture enfin qui, à force de jouir des douceurs de la stabilité, ne sait plus mouvoir ni émouvoir. Pourtant, le transport, le passage, la traversée accompagnent autant l’idée que nous nous faisons de la pensée – quel est le point de départ, le cheminement, où veut-t-on en venir – que de la traduction – transport, traversée d’une rive à l’autre, tra-duction, ÜberSetzung… Ce qui est sans cesse mis en avant, ce qui donne sens à ces images de déplacement et leur confère leur caractère normatif, c’est le point de départ, l’origine et l’original d’une part, l’arrivée, le résultat, la conclusion d’autre part. Or le mot « transport » contient cette valorisation déjà dans son nom. Comme s’il s’agissait d’une médiation transparente, on efface l’entre-deux et on fait les comptes pour fixer le processus au niveau de ses pôles : qu’y avait-il au début, que devait-on en faire, qu’a-t-on à la fin. La dérive, parce qu’elle se dérobe à la valorisation de l’origine et de l’arrivée ainsi qu’à la logique comptable par laquelle on risque de réduire l’entre-deux, subvertit l’idée d’un transport et de rives préétablies. La dérive, mouvement en mouvement, fait et défait inlassablement les rives auxquelles elle se dérobe, elle cesse d’être évaluable à partir d’un lieu sûr et s’autonomise.
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Ibid., 16.
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contexte cette fois du Protagoras, chez Cassin, L’effet sophistique, 297-298, n. 3.
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l’intelligence, 301-302. 12 On trouvera également un commentaire des traductions de « poros », dans le
Kofman, Comment s'en sortir ?, 14.
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11 L’auteure se réfère explicitement au livre de Detienne et Vernant, Les ruses de
Deleuze, Parnet, Dialogues, 7.
Sarah Kofman pointe la trame métaphorique commune à la pensée et à la traduction. Dans Comment s’en sortir ?, elle renoue avec un problème posé quelques années plus tôt par Gilles Deleuze et Claire Parnet : « Le but, ce n’est pas de répondre à des questions, c’est de sortir, c’est d’en sortir. » « Comment s’en sortir ? » : la question que pose le titre est partagée par le penseur et le traducteur. Kofman amorce sa réflexion sur une ambiguïté qu’elle perçoit chez Platon. Celui-ci apparaît bien comme l’inventeur d’une hiérarchie de la pensée et d’un quadrillage étroit des savoirs permettant de contrôler par l’épistémè philosophique les effets d’autres procédés de connaissance « obliques, approximatifs et incertains », l’intelligence rusée, la mètis. Cette conclusion est, selon Kofman, « classique et incontestable 11 ». Or, la condamnation platonicienne est ambiguë. Dans le mythe de la naissance de l’amour racontée dans le Banquet, Platon opère un double geste. D’une part, il identifie l’amour véritable à la philosophie et, de l’autre, il trace une généalogie de l’amour (donc de la philosophie) : son père est Poros, lui-même fils de Mètis. Voilà qui vient contrecarrer le partage de l’intelligence : « L’apparenter à Mètis, c’est donner à la philosophie la même finalité sotériologique qu’à la technè : celle d’inventer des poroi pour sortir l’homme des apories, de toutes sortes de situations difficultueuses, sans issue. C’est Mètis, en effet, qui permet de se frayer un poros, un chemin, un trajet à travers les obstacles, d’inventer un expédient (poros) pour trouver une issue (poros) à une situation sans issue, aporétique 12. » Si l’on pense en outre à ce que Barbara Cassin appelle la « première mise en scène de la “mètis” », force est de constater qu’elle est associée à un “s’en sortir” littéral, à savoir un sortir de l’antre du cyclope anthropophage où Ulysse et ses compagnons sont retenus prisonniers. Lorsque Polyphème lui demande son nom, Ulysse se présente comme Outis, littéralement “non-quelqu’un”, personne, de sorte que, lorsque les voisins du cyclope, l’entendant hurler, demandent si quelqu’un l’attaque, il répond « Personne me tue » (Outis me kteinei). Les cyclopes s’en trouvent bernés et Ulysse peut ainsi « penser comme [s]on nom et [s]on habile tour [mètis]
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Homère | Dufour, Raison, L’Odyssée IX, 417.
Article « mêtis » dans Cassin, Vocabulaire européens des philosophies, 784.
Kofman, Comment s’en sortir ?, 15.
les avaient abusés ». Dans les termes de Cassin, cette mètis primordiale constitue un modèle « de cet art déceptif et scandaleux pour les philosophes qu’est la rhétorique sophistique ». Ici la mètis réside dans l’ingénieux calembour qui permet de passer du nom propre Outis au nom commun pour personne. Dans l’argumentation kofmanienne aussi, le passage des noms propres « Mètis » et « Poros » aux noms communs pour ruse et voies et leurs sens dans la généalogie joue un rôle primordial. La traduction est un opérateur essentiel de ce passage.Toujours est-il que, pour Ulysse, la mètis est inséparable de ce qu’il dit et surtout de ce qu’il fait dire à Polyphème, qui constitue sa ruse. Son poros, son échappée ne le fait pas seulement sortir de l’antre, mais se produit aussi dans l’immanence de son discours. Avant le pieu enfoncé dans l’œil du cyclope, avant la ruse des moutons, il y a le moment ouvrant dans la langue la possibilité de la fuite – mètis et calembours. La lecture de Kofman suggère que la répartition platonicienne entre une “bonne” et une “mauvaise” aporie, entre l’aporie sophistique qui paralyse la pensée et l’aporie philosophique qui la mobilise 13, n’est pas aussi nette que Socrate veut bien nous le faire croire. Elle est en tout cas inquiétée par le mythe que luimême raconte. Le rapport entre la mètis – ruse, ingéniosité – et le poros – la voie, la sortie – ne se défait pas dans la philosophie : « Le lien de parenté entre Poros et Mètis, c’est un lien indissoluble entre le trajet, le passage, le franchissement, la ressource, la ruse, l’expédient, la technè, la lumière et la limite (peiras). » La généalogie noue ensemble ce qui, croit-on savoir, ne doit avoir aucun rapport : le trajet, le passage, le franchissement et la limite, la ruse et la lumière. Ce qui lie la mètis et le poros n’est alors pas seulement un rapport logique ou généalogique, mais bien aussi, à son tour, une aporie. Or Kofman ouvre ici un champ sémantique également caractéristique de la traductologie. Comme pour confirmer ce recoupement, la phrase est immédiatement suivie d’une longue parenthèse consacrée à la traduction : (C’est dire la difficulté de « traduire » poros et le terme corrélatif aporia ; et souligner les apories dans lesquelles ces termes 13 Voir Kofman, Comment s’en sortir ?, 51 sqq. Pour une lecture critique de l’inter-
prétation kofmanienne, cf. Gasché | Leroux, « L’expérience aporétique à l’origine de la pensée », 109 sqq.
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plongent les traducteurs qui sortent de leur perplexité en traduisant, en général, poros par expédient et aporia par « embarras » ; traductions qui laissent dans l’ombre toute la richesse sémantique de poros et d’aporia, laissent insoupçonnés les liens avec les mots de la même « famille » 14.
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tulé « Sarah Kofman : Effecting Self Translation », on trouvera une réflexion plus générale sur la conception kofmanienne de la traduction, en particulier dans son rapport à la psychanalyse et à l’écriture autobiographique.
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14 La parenthèse est fermée à la page 18. Dans un essai de Christie McDonald inti-
Cette remarque sur la traduction semble, tout comme le partage platonicien, « classique et incontestable ». On trouve d’innombrables exemples dans la littérature philosophique où un auteur inventorie les sens d’un terme dans une langue et fait remarquer qu’on ne trouve pas, dans une autre, la même polysémie. On parle alors volontiers de « perte » ou d’« appauvrissement » ; comme Kofman, on mentionne (souvent on regrette) la « difficulté » ou le « problème » qu’il y a à traduire un mot singulier d’une langue. Mais la parenthèse de Kofman va plus loin que la sempiternelle plainte sur les manquements de la traduction. Elle replie la traduction sur la philosophie : elle indique que la question « Comment s’en sortir » est partagée par l’une et par l’autre. S’il y a bien une « difficulté » à traduire les deux termes, cette difficulté est à son tour une « aporie » qui laisse perplexe le traducteur qui s’en sort en traduisant par « expédient » et « embarras ». La traduction de poros et d’aporia est alors simultanément l’aporie de la traduction et son issue : « aporia » embarrasse et c’est ce même « embarras » qui permet de se tirer d’affaire. « Aporia » traduit par « embarras » marque dès lors à la fois l’impasse et le passage de la traduction et elle vient ainsi à son tour confirmer le « lien indissoluble » entre mètis et poros que Kofman a philosophiquement montré plus tôt. Ce qui ressemblait d’abord à une critique philosophique de la traduction apparaît alors comme une congruence ou une isomorphie inattendue de la traduction et de la philosophie. On comprend du coup la parenthèse. Elle ne signifie pas que la philosophie souveraine arrête son développement pour juger les écarts que les traducteurs lui ont imposés ; elle ne parle pas d’un point accessoire ou mineur avant de reprendre le fil, essentiel et philosophique, de son argumentation. La parenthèse marque plutôt une parallélisation avec ce qui précède, puisqu’elle met au jour que la traduction obéit à la
Kofman, Comment s’en sortir ?, 16-17.
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même logique aporétique que la pensée. Il n’a pas d’abord été question de la philosophie puis, comme en note, de la traduction ; dès le début, semble nous dire la parenthèse, il a été question des deux. Même le fait que Kofman parle de termes d’une « famille » qui sont laissés dans l’ombre par la traduction renvoie à ce qui a été dit de la philosophie. En laissant poros et aporia orphelins, la traduction redouble à son tour le geste platonicien et rompt la filiation qui relie la philosophie à ses proches. L’aporie dynamisante commune à la philosophie et à la traduction réside alors dans le fait que cette rupture généalogique, cette trahison ou ce reniement familial, sont aussi ce qui permet la naissance de la philosophie telle que Platon la comprend, et ce qui rend possible la traduction d’aporia.
Kofman, Comment s’en sortir ?, 17.
Ibid., 18.
Traduire, s’ouvrir un chemin dans une langue en utilisant ses ressources, décider pour un sens, c’est sortir des impasses angoissantes, aporétiques de toute traduction. C’est accomplir le geste philosophique par excellence, un geste de trahison.
L’affirmation, convenue, selon laquelle la traduction choisit « un sens », et son corollaire selon lequel toute traduction s’accompagne d’un appauvrissement sémantique, ne résiste pas, nous le verrons tout au long de ce travail, à la lecture des traductions. Plus précisément, le contexte suggère ici que la manière dont la traduction s’en sort réside dans le geste de « s’ouvrir un chemin », et que par « sens » il faille d’abord entendre “direction”,“orientation”,“trajectoire”. Contrairement à odos, poros ne désigne pas un chemin en général mais une voie fluviale. « Dire que poros est un chemin à frayer sur une étendue liquide, c’est souligner qu’il n’est jamais tracé, toujours effaçable, toujours à retracer de façon inédite. On parle de poros lorsqu’il s’agit d’ouvrir une route là où n’existe et ne peut exister de route proprement dite 15. » Dans le cas de poros, le passage et le traçage de la voie ne constituent donc pas deux moments discernables. Le chemin ne préexiste pas à son emprunt, passer et passage constituent un même événement. Dire dès lors que le traducteur choisit un sens ne peut en aucun cas signifier qu’il opte pour une 15 Voir aussi à ce propos la lecture proposée par Christian Indermuhle,
Cristallographie(s), 12-13.
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Kofman, Comment s’en sortir ?, 20.
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celle-ci ne formule pas seulement le paradoxe constitutif de toute traduction, mais, en quelque sorte, le performe puisqu’il est lui-même un mot d’esprit prétendument intraduisible. Plus généralement, dans le domaine des discours courants sur la traduction, le mot d’esprit partage avec la poésie la réputation de la plus grande intraduisibilité. Dans le Candide de Voltaire – par ailleurs fictionnellement traduit de l’allemand par un certain Docteur Ralph – le héros épo-
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16 Kofman rappelle que Freud affectionnait la maxime « traduttore, traditore » ;
possibilité parmi plusieurs autres, préétablies, stables et repérables. Au contraire, c’est ainsi qu’il faudra le comprendre tout au long des lectures proposées ici : le passage fait le lieu. C’est dire que la réflexion sur la traduction se soustrait à tout discours territorial qui fixe a priori les langues dans une identité étanche, fige leur devenir et règle des circulations entre des frontières établies : la traduction n’est pas un problème douanier mais une “percée” par invention. Il n’y a alors pas de carte sur laquelle on puisse choisir son poros. Contrairement à une logique territoriale stable et subsumable à un ordre préétabli, le poros n’est jamais “transparent”, jamais totalement justifié, il se soustrait justement au tout et en cela il est fragile. Cela implique qu’il produit aussi toujours du “reste”, du “encore”. Du coup, il tire sa légitimité non pas d’un ordre transcendant, d’un départ ou d’une destination, mais d’une performance. Tant qu’aucun chemin, aucun poros n’est tracé sur la mer, donc emprunté, un sens ne présage ni de l’arrivée, ni de ce qui arrive : « La mer, “veuve de routes”, […] est l’analogue du Tartare hésiodique, l’image même du chaos où règnent des bourrasques qui mêlent dans leurs tourbillons désordonnés toutes les directions de l’espace, où la gauche et la droite, le haut et le bas s’échangent sans jamais se fixer, où l’on ne trouve ni repère ni trajet orienté ». Décider pour un sens, ce n’est alors surtout pas favoriser et retrancher dans un catalogue d’options : c’est créer, c’est tracer un sens, faire sens en passant. L’autre aspect à noter dans cette citation, c’est la « trahison » par laquelle Kofman rabat la traduction sur la philosophie. Dans une certaine mesure, le franchissement d’une aporie, l’invention d’un sens là où il ne peut y en avoir est, comme tel, déjà un geste de trahison, une subversion et une infidélité à ce qui était supposé restreindre le mouvement. C’est alors par excellence, et non par défaut, que la traduction trahit. Dans un autre contexte – il s’agit d’une lecture de Freud et de la prétendue intraduisibilité des mots d’esprit –, Kofman parle de la « trahison » « inhérente à toute traduction » 16. Si on les prend au sérieux, ces propos jettent une
Kofman, Pourquoi rit-on ?, 62.
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lumière particulière sur l’adage fatigué « traduttore, traditore », ils en défont l’antinomie polémique. Si la traduction se fraie son chemin et s’extrait par trahison des impasses dont elle est prisonnière, alors elle ne se laisse pas définir ex negativo au vu de ce qui ne “passe” pas. La trahison n’est pas dans ce qui reste à quai, est perdu ou tronqué en chemin, manquant à l’arrivée : elle est positivement le passage, le traçage du chemin lui-même. C’est avant tout l’embarras et la paralysie de la fidélité qu’il faut dépasser. « Traduttore, traditore » n’est pas l’observation dépitée qu’on ne traduit qu’au prix de la trahison – c’est la reconnaissance heureuse que la traduction existe grâce à la trahison, et la plus grande trahison à la traduction se nomme alors « fidélité ». Lisant Kofman, on peut aller plus loin encore. Car la trahison n’est pas uniquement un passage, elle est aussi passée : elle est lisible, et Kofman interprète à la fois Platon et ce que, par la traduction, elle appelle « trahison ». Pour ce qui concerne la philosophie, lorsque Platon opère le partage entre bonne et mauvaise aporie, lorsqu’il rompt la filiation qui rattache la philosophie à Mètis, il trahit non seulement la famille mythologique de la philosophie en la pensant “orpheline”, il trahit aussi l’ordre philosophique qu’il instaure ce faisant puisque cette trahison est elle-même une ruse, une mètis. Et que cette démarche est philosophiquement pensable et mobilisatrice, c’est ce dont témoigne à son tour la possibilité de la lecture kofmanienne. La même chose vaut pour la traduction, et c’est pour cette raison que Kofman peut parler de son « geste philosophique ». Lorsqu’aporia est arrachée à sa « famille », la traduction montre ce que fait la traduction et passe sa trahison, la parenthèse ne serait pas possible sans cela. Il n’y a donc pas de transparence de la traduction ; elle est le passage qu’elle fait, le poros lisible en cours de traçage. Kofman conclut en appelant de ses vœux une autre « conception philosophique de la traduction » :
Kofman, Comment s’en sortir ?, 17-18.
Reconnaître l’intraductibilité de poros et d’aporia, c’est indiquer qu’il y a dans ces termes […] de quoi rompre avec une conception philosophique de la traduction et avec la logique de l’identité qu’elle implique.) nyme assiste non sans étonnement à une telle traduction : « Cacambo expliquait les bons mots du roi à Candide, et quoique traduits, ils paraissaient toujours des bons mots. De tout ce qui étonnait Candide, ce n’était pas ce qui l’étonna le moins » (Voltaire, Candide ou l’optimisme, 74).
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On n’en saura malheureusement pas plus, mais il y a, dans cette conclusion, également de quoi « rompre » avec la congruence entre traduction et philosophie dont il a été question auparavant. Car si on est d’accord de considérer la traduction positivement et productivement comme « trahison », comme franchissement d’une aporie, comme traçage d’un sens tel que nous l’avons défini plus haut, alors ce n’est surtout pas l’habituelle évidence de l’intraductibilité, mais bien la traductibilité qu’il s’agit de « reconnaître ». Plus précisément, « intraductibilité » change radicalement de sens. Kofman, au moment où elle souhaite une autre pensée de la traduction dont elle a elle-même proposé une piste, semble retourner à la conception classique. Si traduire, c’est tracer un poros, alors l’intraductibilité n’est pas une impasse, mais l’événement à partir duquel la traduction fait sens ; tracer une échappée hors de l’intraductibilité, c’est le moment proprement créatif de la traduction. Cet événement n’est pas normativement maîtrisable, d’autant moins que l’on renonce à la « logique de l’identité » qui sous-tend la conception classique de la traduction. On ne dispose plus alors d’un lieu souverain qui permettrait de condamner la traduction ou de formuler son impossibilité au nom des différences qu’elle produit. Pourtant, lorsque Kofman invite à « reconnaître l’intraductibilité » comme moment final et non comme une amorce de la traduction, elle endosse la logique de l’identité, elle regrette qu’en français aporos et poros n’ont plus la « même famille », elle espère, peut-être involontairement, une histoire de la philosophie qui serait un passage continu, une transmission invariable du même, sans traduction. Si on veut reconnaître l’intraductibilité – ce qui est plutôt facile tant cette reconnaissance est orthodoxe –, on prendra le parti d’une morale qui pourtant trahit le développement que Kofman a présenté jusqu’ici. Alors pourquoi ce geste ? À lire de plus près, on se rend compte que la juxtaposition entre philosophie et traduction proposée par Kofman est travaillée par une ambivalence qui explique l’étonnant retournement en fin de parenthèse. La parenthèse forme une boucle qui immobilise le mouvement imprimé à la traduction par la remarque, comme s’il s’agissait de l’endiguer (même typographiquement), d’empêcher qu’elle vienne naviguer trop librement sur l’« océan des discours », intitulé du chapitre suivant. La traduction aura même été plus solidement arrimée encore, alors que tout le développement
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semblait viser le contraire. Elle s’ouvre sur une « difficulté » pour les traducteurs, elle se referme comme un piège sur un appel à « reconnaître » l’« intraductibilité ». Double rempart contre la traduction : il y a quelque chose à reconnaître (une faute ? un échec ? une incompétence ?) et il n’y a pas de traduction, pas même potentielle, d’aporos et de poros. Même cette rencontre entre la philosophie et la traduction semble reniée : car qui, au juste, devrait reconnaître ici quelque chose si ce n’est le traducteur embarrassé, pris par le philosophe sur le fait de sa trahison ? Et à qui s’adresse cette reconnaissance si ce n’est au philosophelecteur à qui on a caché la famille originaire de sa discipline, faisant comme si sa famille d’accueil était sans autre forme de procès (le procès devient caduc si l’impossibilité est reconnue) la famille légitime ? S’il y a à reconnaître, c’est que les ruses par lesquelles la traduction s’est frayée un chemin hors des impasses qui la bloquaient ne satisfont pas : elles ne satisfont pas parce qu’il y a trahison – l’argument est finalement moral. Si Kofman doit immobiliser la traduction, c’est que la ressemblance qu’elle y a décelée avec la philosophie est aussi ce qui l’en sépare. Nous l’avons vu, Kofman base son argument sur le lien généalogique qui, dans le mythe que raconte Platon, relie la philosophie à Poros et à Mètis. Or, on voit bien que cette lignée, ce poros qui permet à Kofman d’esquiver et d’interroger une conception trop cloisonnée de la démarche philosophique, est aussi, inversement, la difficulté, l’aporie de la traduction. Non pas que la traduction reproduise le partage platonicien et l’exclusion de la mètis ; rien ne permet de l’affirmer et la conception kofmanienne de la traduction indiquerait plutôt le contraire. Mais la traduction trahit aussi, en défaisant la généalogie, le poros que Kofman s’était frayé. En reconnaître la traductibilité reviendrait alors à reconstruire l’impasse dont elle cherchait à s’échapper et requerrait également d’expliquer au nom de quel principe d’identité et de quel “conservatisme” la lecture privilégierait la famille d’origine de la philosophie plutôt que sa famille d’adoption. Il y a alors peut-être une même démarche de la philosophie et de la traduction lorsqu’elles cherchent, par ruse et par ingéniosité, à s’en sortir. Mais cette proximité est aussi un différend : le poros traductif est une aporie pour la philosophie, le poros philosophique est une aporie pour la traduction. La traduction s’en sort en rendant aporétique le poros de la philosophie ; la philosophie s’en sort en énonçant l’intraductibilité de son poros.
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diale chez Derrida. Il s’ensuit évidemment qu’une citation dans “une” langue à l’intérieur d’un texte d’une autre langue engage une polyphonie qui n’est pas réductible à une simple coprésence de deux langues séparées dans un texte. C’est les limites mêmes de la langue comme langue “propre” qui s’en trouvent inquiétées. Dans une formulation paradoxale, Derrida en fait une préoccupation de la déconstruction : « Si j’avais à risquer, Dieu m’en garde, une seule définition de la déconstruction, brève, elliptique, économique comme un mot d’ordre, je dirais sans phrase : plus d’une langue » (Derrida, Mémoire pour Paul de Man, 38). Cette thématique se trouve aussi dans Le monolinguisme de l’autre, formulée comme « la loi même de ce qu’on appelle traduction » : « On ne parle jamais qu’une seule langue… / (oui mais) / On ne parle jamais une seule langue… » (Derrida, Le monolinguisme de l’autre, 25). Dans le dernier article que Derrida consacre à la traduction, il insiste dès le titre – « Qu’est-ce qu’une traduction “relevante” » – sur la présence de deux langues au sein du texte. Il thématise ainsi le rapport des langues comme indécidable, « en cours » de traduction. Derrida perçoit d’ailleurs dans ce « plus d’une langue » en creux d’une langue une limite même de la théorie. À propos de la traduction et du « he war » de Joyce, on peut lire : « Laissons pour une autre fois une lecture moins vite interrompue de ce he war et notons une des limites des théories de la traduction : elles traitent trop souvent des passages d’une langue à l’autre et ne considèrent pas assez la possibilité pour des langues d’être impliquées à plus de deux dans un texte. » (Derrida, « Des tours de Babel », 207-208. Il en est également question dans Ulysse gramophone, 16-17 et 44 sqq.).
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17 Cette problématique d’une langue jamais recluse sur son identité est primor-
Traduction et philosophie ont bien un même geste, frayer des passages ; mais elles se heurtent, le passage de l’une étant l’impasse de l’autre. Et pourtant, cette symétrie n’est pas nette ; elle ressemble trop au partage que Platon cherche à instaurer avec la sophistique et que Kofman a pour projet de déconstruire. C’est qu’en réalité, Kofman n’a cessé de traduire cela même dont elle demande qu’on reconnaisse l’intraductibilité. Dès le début elle nous aura fait naviguer d’une traduction à une autre – poros c’est le chemin, le trajet, l’expédient, l’issue, le franchissement, la voie, la route… Cela vaut déjà pour les termes « poros » et « aporia » qui, grecs dans un texte français (mais ce grec dans un texte français, aucun Grec ne l’a jamais lu), se font vox peregrina et inscrivent une polyphonie irréductible dans le discours kofmanien ; leur statut de traduction, même lorsque les termes sont “grecs”, confine à l’indécidable 17. Du coup, autant la limite entre langue propre et étrangère que la perspective à partir de laquelle on peut dire qu’il y a traduction deviennent diffuses. Poros, aporia ou mètis ne sont alors pas des simples “originaux” grecs dans un texte français. La traduction, sans être qualifiable, y est déjà en cours.
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La traduction de « poros » se fait ainsi elle-même poros dans l’argumentation philosophique. Dans une large mesure, c’est elle qui fait apparaître, qui trahit dans tous les sens du terme, la proximité entre « le trajet, le passage, le franchissement, la ressource, la ruse, l’expédient ». Les traductions – celles de Kofman aussi – n’arrachent pas seulement les termes à leur famille ; elles accompagnent et participent de l’argumentation. Kofman détache Mètis et Poros de leur ancrage mythique pour en faire mètis et poros. La traduction ne rompt pas seulement la filiation initiale, elle rend aussi les termes impensables comme noms propres tout en permettant de reverser l’interprétation que Kofman fait des noms communs vers la généalogie. Ainsi, saisir « le lien de parenté entre Poros et Mètis » comme l’unité de la ruse et de l’expédient, c’est moins prendre conscience d’une transmission généalogique “naturelle” et évidente, qu’un effet de la traduction « ruse » et « expédient » restituée au mythe. Dans le discours philosophique, la généalogie ne prend pas vraiment “sens” par un héritage, par une transmission issue d’une origine qui, par voie directe et du haut en bas, imprimerait son caractère à sa descendance. Chez Kofman, c’est bien plus la traduction qui, restituée à la généalogie, lui donne sens. On semble ainsi rejoindre François Noudelmann lorsqu’il écrit dans un chapitre symptomatiquement intitulé « Passages et travers » de son livre sur la généalogie :
Noudelmann, Pour en finir avec la généalogie, 28.
Ce qui conduit n’oriente pas seulement un départ vers une fin mais tient en sursis le sens de la fondation. La réflexion sur le passage doit devancer paradoxalement celle sur l’origine de ce qui passe : loin de se réduire au vecteur passif d’une fondation, la transmission définit l’origine.
Kofman utilise la traduction de « poros » comme poros de la philosophie et, pourtant, simultanément, elle critique la traduction en raison de la rupture généalogique, c’est là la ruse de son argumentation. La conséquence est assez inouïe : la traduction est une nécessité pour la philosophie puisqu’elle permet de lire « ruse » et « expédient » dans le mythe platonicien, en même temps qu’il s’agit de « reconnaître l’intraductibilité ». Cette duplicité trouve pourtant un écho dans l’analyse philosophique de Kofman elle-même puisqu’elle n’est pas sans rappeler le rapport qu’elle lit chez Platon entre philosophie et sophistique : « celui qui traque la bête sophistique, la chasse de tous ses
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Kofman, Comment s’en sortir ?, 24.
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repaires en une poursuite impitoyable, le philosophe, est étroitement apparenté à son gibier ». Notons une fois encore la résurgence du paradigme familial, non plus pour désigner une lignée de la philosophie, mais le rapport avec ce qu’elle chasse ; dans une même logique que ce que nous avons vu pour la traduction, constituer une famille et la pourchasser ne semblent pas indépendants l’un de l’autre. Poros et aporos ne désignent alors pas seulement des principes communs à la philosophie et à la traduction. Ils constituent un moment aporétique de leur rapport. Il y a là une tension mobilisatrice, une impulsion pour une dérive qui permettra à la fois de penser la langue et la traduction de la philosophie et d’ouvrir la voie à une « conception philosophique de la traduction » que Kofman appelle de ses vœux. Pour cela, nulle méthode préétablie même si le voyage commence chez Descartes par qui l’étrangeté par la traduction est devenue un moment constitutif de la pratique philosophique. Il nous faudra plutôt tracer un chemin pour trahir le territoire stable des discours et nous risquer à l’étranger ; troubler et se laisser troubler : lire.
. • 3 . PENSER LA TRADUCTION
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1. LA PHILOSOPHIE EN LANGUE ET LA NÉCESSITÉ PHILOSOPHIQUE DE LA TRADUCTION
Montesquieu, Lettres persanes, 285-286.
Meschonnic, Éthique et politique du traduire, 69.
Un moment après, [le géomètre] sortit, et nous le suivîmes. Comme il allait assez vite, et qu’il négligeait de regarder devant lui, il fut rencontré directement par un autre homme : ils se choquèrent rudement ; et, de ce coup, ils rejaillirent chacun de leur côté, en raison réciproque de leur vitesse et de leurs masses. Quand ils furent un peu revenus de leur étourdissement, cet homme, portant la main sur le front, dit au géomètre : « Je suis bien aise que vous m’ayez heurté ; car j’ai une grande nouvelle à vous apprendre : je viens de donner mon Horace au public. - Comment, dit le géomètre : il y a deux mille ans qu’il y est. - Vous ne m’entendez pas, reprit l’autre : c’est une traduction de cet ancien auteur, que je viens de mettre au jour : il y a vingt ans que je m’occupe à faire des traductions. - Quoi ! Monsieur ! dit le géomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez pas ? Vous parlez pour les autres et ils pensent pour vous ? […] Que ne vous appliquez-vous plutôt à la recherche de tant de belles vérités, qu’un calcul facile nous fait découvrir tous les jours ? » Après ce petit conseil, ils se séparèrent, je crois, très mécontents l’un de l’autre.
Le heurt que raconte Montesquieu dans ses Lettres persanes est une référence récurrente dans les discours sur la traduction. Ce succès s’explique probablement par le fait que, comme l’a encore récemment affirmé Henri Meschonnic, « ce passage condense à merveille tout un passé et un présent, un passé du présent, d’opinions dépréciatives, parfaitement intégrées à la culture, sur la traduction comme l’opposé absolu de ce qu’est, en termes tout aussi culturellement sacralisés, l’écriture : l’œuvre originale opposée à la traduction, l’écriture à la désécriture. » Si effectivement, dans le prolongement d’une opinion sur la traduction toujours en vigueur, le texte de Montesquieu donne à lire cette axiologie qui dévalue la traduction au nom d’une originalité, autre chose s’y produit encore dont on ne mesure peutêtre pas les conséquences. Ironiquement, au moment où les deux hommes sont corporellement trop proches l’un de l’autre, le géomètre opère une distribution à la fois violente et naïve – on imagine que c’est peut-être lui qui ne pense pas – plaçant d’un côté ceux qui pensent, de l’autre ceux qui écrivent. Certes,
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Ibid.
Ibid.
• 1 . PHILOSOPHIE EN LANGUE ET NÉCESSITÉ DE LA TRADUCTION
Badiou : « De la langue française comme évidement », 465.
.
La question “qui parle” est un axe de lecture du chapitre consacré à L’expulsé de Beckett, infra, chap. IV.
• BABEL HEUREUSE •
1
Cassin, Présentation du Vocabulaire européen des philosophies, XVII.
la disjonction ne convainc pas. Mais une question s’impose : qui pense lorsqu’on lit un philosophe en traduction, et de qui lit-on l’écriture 1 ? La question de la traduction et de sa lecture devient philosophiquement essentielle du moment que l’on considère la philosophie en langue : « Penser la philosophie en langue, traiter les philosophies comme elles se disent », c’est le point de départ que Barbara Cassin énonce dans sa présentation du Vocabulaire européen des philosophies. L’ouvrage est unique, puisqu’en tenant compte des singularités des langues dans lesquels s’écrivent les philosophies européennes, il accorde une place centrale à la traduction : « Nous avons pris pour objet des symptômes de différence, les “intraduisibles”, entre un certain nombre de langues européennes ». Autant dire qu’ainsi compris, l’« intraduisible » ne signifie pas l’impossibilité, pour la traduction, de s’acquitter d’une tâche imposée, mais constitue un effet lisible, productif et souhaitable de la traduction elle-même : « Parler d’intraduisible n’implique nullement que les termes en question, ou les expressions, les tours syntaxiques et grammaticaux, ne soient pas traduits et ne puissent pas l’être – l’intraduisible, c’est plutôt ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire. » La parenthèse « (ne pas) » n’est évidemment pas sans danger puisqu’elle risque de ramener le discours à un niveau normatif. Si « intraduisible » renvoie à ce qu’on ne cesse pas de ne pas traduire, il n’est plus un effet de traduction pour devenir, selon un discours convenu, le constat d’échec de toute traduction. Tel ne sera pourtant ni le but, ni surtout la spécificité du Vocabulaire européen des philosophies. Or, la philosophie en langue – et en traduction – a aussi une histoire ; elle trouve chez Descartes un point d’ancrage privilégié qu’il s’agit ici de lire. Sous la rubrique « Français » du Vocabulaire, Alain Badiou commence son article « De la langue française comme évidement » en rappelant cet événement qui constitue non seulement un moment capital pour la modernité philosophique, mais détermine aussi un rapport nouveau entre la philosophie, la langue et la traduction : la publication par Descartes du Discours de la méthode en français. Certes, ce choix linguistique n’est pas comme tel une première. Parmi les livres célèbres écrits en français, il
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Brague, « Langues et traditions constitutives de la philosophie en Europe », 692.
Cahné, Un autre Descartes, 38.
suffit de penser aux Essais de Montaigne. Rémi Brague suggère que la première œuvre philosophique à avoir été rédigée en langue vulgaire – le cas échéant en catalan et pour une raison de compétence linguistique – serait le Libre de contemplació en déu de Raymond Lulle vers . De plus, la philosophie existe en français grâce à la traduction : Aristote a notamment été traduit du latin vers le français au cours du XIV e siècle 2. Si le choix linguistique de Descartes n’est donc pas une innovation radicale, l’importance du texte dans la tradition fera cependant du Discours de la méthode un événement incontournable dans l’instauration d’une écriture philosophique en langue vulgaire. C’est aussi la liberté avec laquelle Descartes écrit tantôt en français, tantôt en latin qui est caractéristique. Dans son étude sur le langage de Descartes, Pierre-Alain Cahné note une répartition des textes écrits en latin et ceux écrits en français selon « un critère assez évident : presque toutes les matières scientifiques relèvent du français tandis que la prima philosophia a recours au latin 3 ». Mais la relative liberté avec laquelle Descartes use d’une langue ou d’une autre vient aussi confirmer par un autre biais la rupture épistémique que Foucault décrit dans Les mots et les choses entre un ordre des similitudes et de la ressemblance et, dès le XVII e siècle, un ordre de la représentation dont Descartes, justement, est l’un des plus éminents acteurs. Précédemment, écrit Foucault, le langage se connectait au monde, participait de lui, selon les modalités de similitudes et de signatures qui rassemblaient le langage parmi les choses, il n’était pas face au monde auquel il renvoyait : « Dans son être brut et historique du XVI e siècle, le langage n’est pas un système arbitraire ; il est déposé dans le monde et il en fait partie à la fois parce que les choses elles-mêmes cachent et manifestent leur énigme comme un lan2 3
Je renvoie ici aux études de Francesco Gregorio sur Oresme et sur la réception d’Aristote, en particulier « Frankreich im 14. Jahrhundert. Nicole Oresme ». L’auteur ajoute sur la même page une remarque qui en dit long sur une certaine négation philosophique de la traduction, qui est peut-être plus la sienne que celle de Descartes : « le choix du système linguistique dans lequel Descartes décide d’écrire relève de raisons sans doute beaucoup plus essentielles. Ainsi les Méditations perdent-elles beaucoup dans la traduction pourtant si attentive, et révisée par Descartes lui-même, du duc de Luynes ; et que dire du Discours dans sa version latine… ». Le discours habituel sur la traduction comme perte semble ici se doubler d’une conception finalement utilitariste de la langue. Les lacunes de la traduction indiqueraient que Descartes a choisi parmi les langues celle qui à chaque fois s’avère le plus adaptée à sa “pensée”.
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Foucault, Les mots et les choses, 49-50.
Ibid., 70.
• BABEL HEUREUSE • • 1 . PHILOSOPHIE EN LANGUE ET NÉCESSITÉ DE LA TRADUCTION
Descartes, Lettre à Mersenne du 20 novembre 1629.
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gage, et parce que les mots se proposent aux hommes comme des choses à déchiffrer. » Or, pour marquer la rupture qui s’établit à l’âge classique, le terme qui est utilisé par Foucault est significatif : le langage obtient la fonction de « traduire », de représenter un réel auquel il ne participe plus : « le langage n’est plus une des figures du monde, ni la signature imposée aux choses depuis le fond des temps. La vérité trouve sa manifestation et son signe dans la perception évidente et distincte. Il appartient aux mots de la traduire s’ils le peuvent ; ils n’ont plus droit à en être la marque. Le langage se retire du milieu des êtres pour entrer dans son âge de transparence et de neutralité. » Du coup apparaît comme souci épistémologique central la question de l’adéquation du langage au réel. Or, dans ce contexte, il n’y a plus de raison d’accorder un privilège a priori à telle ou telle langue naturelle – traditionnellement l’hébreu ou le latin – puisque la question de la “traductibilité” leur est commune à toutes. La liberté cartésienne par rapport à la langue trouve également sa possibilité dans ce nouvel ordre. Aussi, si tant est qu’elle fût possible, l’adéquation du langage aux choses n’estelle plus à chercher dans une langue plus proche du monde, mais au contraire dans une langue artificielle tellement claire, cohérente, malléable qu’elle “traduirait” le réel dans ses plus infimes détails. Dans une lettre à Mersenne de novembre , Descartes exprime les avantages d’une langue artificielle en invoquant un meilleur jugement, une formule étonnamment proche de celle par laquelle il justifiera, quelques années plus tard, l’écriture du Discours de la méthode en français : « les paysans pourraient mieux juger de la vérité des choses que ne font maintenant les philosophes. » Il n’y aura pas de langue artificielle et, dans sa lettre déjà, Descartes doutait de sa réalisabilité. Or, du moment que l’usage du latin perd de son évidence et que se pose la question de l’adéquation d’un discours à ce qu’il “traduit”, la langue d’écriture peut devenir l’objet d’un choix. Descartes, en écrivant dans plusieurs langues, en collaborant d’ailleurs aussi à certaines traductions de ses œuvres, en est un exemple. Dans ce contexte, la rédaction en français du Discours de la méthode est un événement fondamental non pas, nous l’avons vu, parce qu’il serait le premier, mais surtout en raison de sa réception, de son rôle dans la tradition philosophique et du fait que Descartes, conscient de rompre une tradition, thématise explicitement le choix de sa langue au sein du texte.
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C’est bien une révolution du discours philosophique qui s’installe avec l’écriture en langue vulgaire : elle permet l’émergence de ce que Cassin appelle la « philosophie en langue » et fait de la traduction une nécessité philosophique. Certes, le choix cartésien du français permet de “démocratiser” potentiellement la philosophie 4. Mais comme le latin était la langue d’une élite indépendamment des langues de chaque pays, les textes qui s’adressaient à elle pouvait précédemment circuler, en Europe, sans recours à la traduction. De fait, le Discours de la méthode sera largement traduit et lu, ironiquement mais assez logiquement, surtout dans sa traduction latine 5. En élargissant l’adresse de son écrit, s’il ne veut pas se limiter aux seuls francophones 6, Descartes fait de la traduction une opération essentielle de la philosophie. La conséquence de l’écriture en langue vulgaire est soit la multiplication des versions, soit, si l’on renonce à la traduction, la limitation du lectorat et donc le risque d’éclatement des échanges intellectuels en Europe en autant de débats qu’il y a de langues. Ce sera, deux siècles plus tard, le constat dépité de D’Alembert dans le « Discours préliminaire de l’Encyclopédie », avec une référence implicite à Descartes : Cependant il résulte de [l’usage de la langue vulgaire] un inconvénient que nous aurions dû prévoir. Les Savants des autres nations à qui nous avons donné l’exemple, ont cru avec raison qu’ils écriraient encore mieux dans leur langue que dans la nôtre. L’Angleterre nous a donc imités ; l’Allemagne, où le Latin semblait s’être réfugié, commence insensiblement à en perdre l’usage […]. Ainsi, avant la fin du XVIII e siècle, un philosophe qui voudra s’instruire à fond des découvertes de ses prédécesseurs, sera contraint de charger sa mémoire de
4 5
6
Voir à ce propos Badiou, « De la langue française comme évidement », 465-466. La traduction latine a été publiée en 1644, sept années après l’édition française. Avant la fin du siècle, dix éditions latines sont réalisées contre seulement cinq pour la version française (cf. Marion, « Ouverture », 19). Ce qui n’équivaut pas aux lecteurs en France puisque le royaume n’était de loin pas linguistiquement homogène. En parlant de « langue de mon pays », Descartes fait un geste politique significatif qui se situe dans la continuité des tentatives d’unification linguistique en France depuis un siècle. Rappelons que c’est en 1539 qu’a été édicté l’ordonnance de Villers-Cotterêts qui impose le français comme langue juridique et administrative, contre le latin et les autres langues régionales.
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sept à huit langues différentes ; et après avoir consumé à les apprendre le temps le plus précieux de sa vie, il mourra avant de commencer à s’instruire.
D’Alembert, article « Contre-sens » de l’Encyclopédie.
• BABEL HEUREUSE •
.
2. LA JUSTIFICATION DE LA LANGUE VULGAIRE, LE
À la fin du Discours de la méthode, Descartes donne une légitimation philosophique à son écriture en français :
Descartes n’écrit pas en français parce que sa langue maternelle est plus adéquate au développement de sa pensée, ni parce qu’elle est plus apte à traduire le réel, mais parce qu’il vise un
Descartes, Discours de la méthode, 93.
• 2 . JUSTIFICATION DE LA LANGUE VULGAIRE
REFOULEMENT DE LA LANGUE ET DE LA TRADUCTION
Et si j’écris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu’en latin, qui est celle de mes précepteurs, c’est à cause que j’espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu’aux livres anciens.
La solution que D’Alembert prend soin de passer sous silence, c’est la traduction. On n’en sera pas étonné ; dans l’article « Contre-sens » qu’il rédige pour l’Encyclopédie, la traduction occupe une place critique centrale et la définition du contresens n’est pas sans rappeler la répartition pensée / écriture du géomètre chez Montesquieu : « CONTRE-SENS, subst. m. vice dans lequel on tombe quand le discours rend une autre pensée que celle qu’on a dans l’esprit, ou que l’auteur qu’on interprète y avait. » Puis D’Alembert ajoute que la traduction risque de ressembler « à un portrait qui rendrait grossièrement les traits sans rendre la physionomie, ou en la rendant autre qu’elle n’est, ce qui est encore pis ». Dans la perspective de D’Alembert, la traduction, comme la multiplicité des langues d’écriture, menace la pensée. C’est donc assez logiquement qu’il aspire dans le « Discours préliminaire », sans y croire, au retour d’une langue savante commune. On voit bien que l’écriture de la philosophie en langue vulgaire instaure un rapport nouveau entre la philosophie et les langues dont la traduction, qu’elle soit explicitement thématisée ou non, est un élément essentiel. Cet événement a un effet sur la philosophie elle-même et ouvre la voie autant au dépit de D’Alembert qu’au travail de Cassin ; et c’est cet effet que nous allons chercher à lire chez Descartes.
D’Alembert, Discours préliminaire de l’Encyclopédie, 137.
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Descartes, Discours de la méthode, 23.
Fumaroli, « Ego scriptor », 33.
meilleur jugement par un lectorat non spécialisé, ouvrant par là les portes du débat philosophique à un public à la fois raisonnable et non instruit. L’ignorance possible de ces nouveaux lecteurs est contrebalancée non seulement par le fait qu’instruits ou non, le « bons sens » invoqué au début de l’essai est partagé par tous les hommes, mais aussi parce que la langue du Discours de la méthode et celles des lecteurs est une langue commune. Langue vulgaire et bon sens permettent de mieux juger, alors que les « livres anciens » en latin trouvent une adhésion qui n’est que la croyance en l’autorité d’une élite. Chez Descartes, le choix de la langue vulgaire place le lectorat auquel il s’adresse dans la continuité de la thèse célèbre sur laquelle s’ouvre le Discours, à savoir que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». En retour, le français lie la qualité du jugement à une langue. Le français implique une meilleure pratique – celle du jugement d’une opinion par la raison – et fait de la langue vulgaire une langue vivante, revivifiant du même coup l’exercice de la philosophie. Mais la conformité entre le choix linguistique et une conception de la philosophie recèle aussi une disjonction. Descartes, pour s’adresser à la raison, emploie une langue vivante par opposition à celle que l’on trouve dans les livres anciens, ce qui veut dire aussi une langue singulière, historiquement déterminée, irréductiblement différente autant du latin des savants que des autres langues vulgaires. Comme tel, le français comporte les propriétés inverses de la raison « naturelle » à laquelle pourtant elle dit s’adresser et qui en légitime l’usage. La tension entre la singularité de la langue vulgaire dans laquelle écrit Descartes et l’universalité d’une raison toute pure partagée par tous à laquelle il s’adresse, n’est pas anodine : elle requiert la traduction qui s’inscrit ainsi silencieusement et nécessairement au cœur de la pratique philosophique de Descartes. Il n’en sera pourtant pas question. Si Alain Badiou peut qualifier le choix linguistique de Descartes d’essentiellement « politique » ou Marc Fumaroli, pour des raisons similaires, de « choix rhétorique », c’est parce que le privilège du français ne se base sur aucune théorie de la langue, sur aucune “qualité” philosophique immanente à la langue française, mais sur l’intensification de la qualité du jugement que rend possible la raison de son lectorat. Certes, c’est moins la “masse” qui est visée que le potentiel philosophique du “bon sens” ; ce dernier est, à son tour, partagé par
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tous. En réalité, il s’agit là déjà d’une prise de position sur le rapport entre langue et pensée, à savoir que l’une n’a aucune incidence sur l’autre. L’universalité de la raison naturelle est possible parce qu’elle transcende la singularité des langues naturelles : Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui digèrent le mieux leurs pensées afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu’ils proposent, encore qu’ils ne parlassent que bas breton, et qu’ils n’eussent jamais appris de rhétorique 7.
. • 2 . JUSTIFICATION DE LA LANGUE VULGAIRE
La tension entre langue naturelle et raison naturelle est discutée par Derrida dans une lecture du Discours de la méthode que mon analyse rejoint sur plusieurs points (voir notamment Derrida, Du droit à la philosophie, 285).
Badiou, « De la langue française comme évidement », 466.
• BABEL HEUREUSE •
7
La différence des langues – et donc aussi la traduction – ne pose pas de problème spécifique du moment qu’elle « persuade » par des raisonnements « clairs et intelligibles ». Le fait que la raison puisse sans autre s’énoncer en français, en latin ou en bas breton, que donc la « transmission de la pensée est indifférente à la langue », signifierait la traductibilité absolument transparente, sans reste ni obstacle, de la philosophie d’une langue à une autre. Mais cette conclusion est peut-être hâtive. La transparence des langues et de la traduction rendrait caduc le choix de Descartes lui-même. Si la traduction de la pensée était sans autre possible, et si le but ne résidait que dans la possibilité pour une opinion d’être mieux jugée, alors l’objectif serait indistinctement atteint, que Descartes écrive en français ou que son texte, comme ce sera le cas quelques années plus tard avec les Méditations métaphysiques, soit traduit. Du moment que les raisonnements sont « clairs et intelligibles », il ne devrait pas y avoir de différence philosophique fondamentale entre le Discours traduit ou directement écrit en français. Or, Descartes fait un choix de langue, et ce choix n’est pas indifférent puisqu’il se légitime par la qualité du jugement et touche donc à la pratique même de la philosophie telle que Descartes la conçoit. La tension entre une philosophie qui requiert voire pratique la traduction et qui pourtant fait l’impasse sur elle travaille aujourd’hui encore la pratique philosophique. Ce malaise est significativement lisible dans le passage où Descartes explique son choix linguistique. Au moment de la justifier, la langue devient elle-même étrangement indiscernable. Descartes légitime son usage du français en écartant le problème
Descartes, Discours de la méthode, 27-28.
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Descartes, Discours de la méthode, 93 (je souligne).
Ibid., 28 (je souligne).
de la langue au fur et à mesure qu’on lit : « Et si j’écris en français, qui est la langue de mon pays […], c’est à cause que j’espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions. » Il s’agit d’expliquer la « langue » et le « français », mais l’explication invoque la « raison », le meilleur jugement et l’« opinion ». La « cause » fait intervenir des notions centrales de la philosophie, mais, alors que c’est elle qu’il s’agit de justifier, la langue n’y apparaît plus. Sous nos yeux se réalise une logique d’autosuppression propre à la médiation, et c’est peut-être justement cette disparition de la langue vulgaire au profit de la raison et du jugement, disparition non pas dite, mais performée par le discours, qui constitue son principal atout philosophique ; comme si le jugement était à la fois optimisé par la langue, mais aussi simultanément et réciproquement, comme si la langue se retirait de la pensée pour devenir indiscernable. L’usage du français ne rend pas seulement lisible le texte de Descartes aux lecteurs francophones ; il produit aussi le jugement apparemment immédiat de l’« opinion » cartésienne par la « raison naturelle toute pure ». Le savant qui lit en latin semble devoir, par sa langue, se borner à l’univers poussiéreux des « livres anciens » ; langue morte, lettres mortes. Mais dans le cas de ceux qui liront Descartes en français, c’est comme s’il n’y avait plus ni langue, ni livre, ni écriture : le meilleur jugement passe entre l’opinion et la raison « toute pure », c’est-à-dire une raison purifiée de sa médiation linguistique. Or il s’avère que le texte procède de la même manière avec la traduction qu’elle rend nécessaire. Il en performe la nécessité, et il la passe sous silence : étrange refoulement, caractéristique peutêtre de tout un usage philosophique de la traduction, dont on entend néanmoins encore le geste. En semblant parler d’une indifférence des langues pour une raison exprimée clairement, Descartes parle pourtant de ceux qui « peuvent toujours le mieux persuader ce qu’ils proposent, encore qu’ils ne parlassent que bas breton ». Le « que » produit une axiologie des langues qui contrecarre et résiste au partage égalitaire de la raison que la phrase affirme pourtant. Les langues ne sauraient alors être indifférentes, et la traduction, nécessaire et refoulée, ne sera pas transparente : il faut la lire.
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3. « JE », « ICH », « I » QUI DOUTENT TOUJOURS : LA TRADUCTION ET L’ÉTRANGE SUJET CARTÉSIEN
Je est un autre. Arthur Rimbaud
Rimbaud, « Lettres dites du “voyant” », 200.
[…] ich bist ein Anderer […]. Felix Philipp Ingold
• 3.
« JE », « ICH », « I » QUI DOUTENT TOUJOURS
On trouve dans le Discours une formulation similaire : « Ainsi mon dessein n’est pas d’enseigner ici la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte j’ai taché de conduire la mienne » (Descartes, Discours de la méthode, 25).
Descartes, Discours de la méthode, 25.
.
8
Descartes, lettre à Mersenne de mars 1636.
• BABEL HEUREUSE •
Mais, ne proposant cet écrit que comme une histoire, ou, si vous l’aimez mieux, que comme une fable, en laquelle, parmi quelques exemples qu’on peut imiter, on en trouvera peut-
Descartes ne conçoit pas le Discours de la méthode comme une étude désincarnée des fondements de la science, mais comme une description de sa propre expérience de la philosophie ; c’est aussi dans ce sens qu’il comprend son titre. En mars , il écrit à Mersenne : « Je ne mets pas Traité de la méthode, mais Discours de la méthode […] pour montrer que je n’ai pas dessein de l’enseigner, mais seulement d’en parler 8. » C’est aussi son propre cheminement philosophique, ses doutes, ses goûts, sa vie que Descartes raconte : « je serai bien aise de faire voir en ce discours quels sont les chemins que j’ai suivis, et d’y représenter ma vie comme en un tableau ». Le choix du français joue évidemment un rôle important dans la complicité que Descartes cherche avec son lecteur. Quant à la légitimation, elle explicite la dimension autobiographique du projet dans la mesure où elle dit aussi que le sujet qui écrit est en même temps un sujet du texte. Les traductions interviennent sur cet aspect et subvertissent – sans pourtant l’anéantir – le rapport entre celui qui écrit et celui qui est écrit. C’est que le « je » qui s’écrit ainsi occupe une position singulière et imprenable par qui que ce soit hormis celui qui, en français, l’écrit. Le texte nous tient ainsi à distance de ce « je » auquel on ne peut s’identifier sans reste. Cet écart maintenu entre le sujet du texte et ses lecteurs importe d’ailleurs à Descartes. Il autorise le recul essentiel à la critique et participe donc, comme le fait aussi l’usage du français, à la possibilité d’un meilleur jugement :
Ingold, « Gleiches anders machen », 219.
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Descartes, Discours de la méthode, 25.
Fumaroli, « Ego scriptor », 39.
Descartes, Discours de la méthode, 53-54.
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 459.
être aussi plusieurs autres qu’on aura raison de ne pas suivre, j’espère qu’il sera utile à quelques-uns sans être nuisible à personne, et que tous me sauront gré de ma franchise.
Ce sujet biographique n’est pas l’unique « je » du Discours de la méthode. Autre chose se produit au moment nodal du « Je pense donc je suis ». Marc Fumaroli parle, pour désigner la différence entre ces deux sujets, de « “je” empirique » et de « “je” transcendantal ». Dans l’exercice du doute, Descartes se défait également de son vécu et donc de ce qu’il a raconté jusqu’alors : « je rejetai comme fausses toutes les raisons que j’avais prises auparavant pour démonstrations », « je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes ». En « rejetant » ce qui avait été considéré « auparavant » comme vrai, le doute dénoue le lien qui relie le « je » à la biographie. Plus précisément, il imagine la fiction de ce dénouement, de cette désidentification du « je » (« je me résolus de feindre ») puisque cet événement constitue lui-même un épisode biographiquement raconté (« je me résolus de feindre »). L’élément philosophiquement essentiel n’est ainsi pas une disjonction nette,“réelle”, entre un “je” empirique et un “je” transcendantal, mais la possibilité rationnelle de la feindre. Et de fait, lorsqu’on lit les nombreux commentaires sur le « je pense », les lecteurs suivent Descartes dans sa fiction et décollent le “je” du « Je pense » de sa signature. C’est particulièrement frappant lorsque Merleau-Ponty, par exemple, qualifie la « vraie formule » du cogito cartésien comme : « on pense, on est. » Le “je” est transformé en une instance anonyme et absolument appropriable par chacun. Ainsi fictionnellement démis de son vécu, le “je” cesse de marquer une distance entre celui qui écrit, sa vie singulière, et le lecteur ; il peut, toujours « comme une histoire » ou une « fable », être repris à son compte par tous ceux qui se risquent à l’exercice du doute. C’est en cela que réside la portée proprement universelle, la transcendance du « je pense ». Or, à condition de suivre Descartes dans sa fable, « je pense » implique du coup un moment, peut-être le seul, d’une traductibilité absolument transparente. En feignant de délier le “je” de son vécu, Descartes feint aussi de le soustraire à la singularité de sa langue. Merleau-Ponty en donnant pour vraie formule du « je pense » un « on pense » impersonnel le confirme : « on » n’a pas de biographie, mais n’a pas, non plus, de langue singulière. Ce
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principe de traductibilité est essentiel puisqu’il constitue un des opérateurs par lesquels la transcendance est conférée au cogito. La traduction doit, par la fable de Descartes, devenir possible par principe. En définitive, l’appropriation de ce “je” transcendantal par le lecteur repose sur la condition que, dans l’expérience du « je pense », les langues, leurs différences et leur étrangeté, ne jouent aucun rôle. Le cogito ainsi compris est aussi l’événement d’une indifférence au français, au latin ou au bas breton. La traduction n’y est pas seulement absolument possible, elle y est surtout absolument insignifiante. Il s’agit d’un cas limite de traduction ; il ne s’agit peut-être plus de traduction. Mais Descartes ne délie pas seulement le “je” de sa biographie ; le doute est aussi, simultanément, un moment de la biographie. La fable qui mène au « je pense » est à tel point exceptionnelle, singulière, “intransférable” que Descartes redoute de nous perdre en chemin :
• 3.
« JE », « ICH », « I » QUI DOUTENT TOUJOURS
Marc Fumaroli parle justement de « la révélation du “Je” transcendantal » (« Ego scriptor », 44).
Ibid., 52.
.
9
Descartes, Discours de la méthode, 53.
• BABEL HEUREUSE •
Le premier doute, au début de cette quatrième partie du Discours de la méthode, ne porte pas sur le vécu et les opinions de celui qui écrit ; il porte sur l’opportunité de raconter le doute, plus précisément sur notre capacité d’en suivre le récit. Rarement la distance entre le « je » qui écrit et celui qui le lit n’a été si importante. Descartes, « aussi solitaire et retiré que dans les déserts les plus écartés » comme il le dit à la fin de la partie précédente, risque donc aussi, au moment même du fondement de sa méthode, d’être abandonné par une partie de son lectorat que la langue pourtant élargit. C’est que le doute qu’il entame n’est pas seulement une entreprise fictive de “débiographisation” du “je”, c’est aussi pour lui une expérience singulière, intime. On lit alors différemment le « Je pense donc je suis ». Plutôt que la possibilité d’une traductibilité absolue telle que nous l’avons considérée plus haut, il est, pour le « je », l’événement d’une “révélation”, d’un déclic qui disjoint dans le vécu de ce « je » un avant du doute et un après de la certitude 9. Dans le cogito se croisent ainsi
Je ne sais si je dois vous entretenir des premières méditations que j’y ai faites ; car elles sont si métaphysiques et si peu communes, qu’elles ne seront peut-être pas au goût de tout le monde.
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Descartes | Gäbe, Von der Methode des richtigen Vernunftgebrauchs und der wissenschaftlichen Forschung, 127. Descartes | Olscamp, Discourse on Method, Optics, Geometry and Meteorology, 62.
deux fonctions biographiques et deux principes de traductibilité qui ne se laissent pas décoller l’un de l’autre. Or c’est justement cette ambivalence du “je” que les traductions donnent à lire. Que se produit-il en effet si, au lieu de « Et si j’écris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu’en latin, qui est celle de mes précepteurs », on lit « Wenn ich ferner französisch schreibe, die Sprache meines Landes, und nicht lateinisch, die Sprache meiner Lehrer […] » ou « And if I write in French, which is the language of my country, rather than in Latin, which is that of my teachers […] » ? Il y a là une étrangeté du texte cartésien, une étrangeté touchant précisément à l’effacement de la langue vulgaire et donc à la légitimation de son usage et à la suppression du problème de traduction qui pourtant s’imposerait ici. La traduction, d’abord, casse la redondance qui participe à l’évidence du texte français : dans celui-ci, Descartes décrit et justifie le geste qu’il fait en le décrivant. Il écrit en français que, à présent et au présent, il écrit en français. Le présent participe à l’effet d’effacement de la langue puisqu’il suggère une immédiateté entre le moment de l’écriture et celui de la lecture et contraste ainsi avec le passé attaché au latin, aux « précepteurs » et aux « livres anciens ». Or, dans les traductions, c’est toute l’intimité que l’auteur cherche à produire avec son lecteur en partageant sa langue qui est inquiétée. Qu’est-ce que ce sujet qui affirme, à la première personne de l’indicatif présent, que maintenant, en allemand, « ich schreibe französisch » ou, en anglais, « I write in French » ? Le texte s’affirme lui-même comme traduction. Ce faisant, il rend lisible ce que Descartes, en français, avait écarté : l’inscription linguistique du discours et la nécessité de la traduction. Un « Ich » qui dit en allemand s’écrire en français interrompt la continuité tranquille entre une opinion qui s’inscrit dans une langue naturelle singulière et une raison naturelle. Ce qui est alors troublé, ce que Descartes, en français, avait ignoré en écartant la question de la langue, c’est aussi le rapport entre celui qui écrit et “son” opinion : on découvre que celui qui dit « Ich » et qui dit écrire en français n’a pas écrit le texte allemand qu’il lit, alors que celui qui dit exprimer “son” opinion, opinion en français, n’écrit pas. « Ich schreibe Französisch » dit aussi : « Ich » est un autre, expérience d’une diablerie, d’une division entre la pensée et l’écriture qui, lisiblement, ne s’appartiennent plus l’une l’autre.
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. • 3.
« JE », « ICH », « I » QUI DOUTENT TOUJOURS
ne peut ni ne doit être un commentaire » (Humboldt « Einleitung zu Agamemnon », 40 ; Humboldt | Thouard, « Introduction à l’Agamemnon », 41).
• BABEL HEUREUSE •
10 « Eine Uebersetzung kann und soll kein Commentar seyn. », « Une traduction
Or, lorsque le rapport entre pensée et langue est problématisé par les traductions, et que ce « Ich » ou ce « I » qui parle de lui et de sa langue française n’est plus situable avec assurance, c’est tout le rapport entre le sujet, sa pensée et son écriture qui se trouble. Impossible d’associer sans heurts ce « Je », « Ich » ou « I » pensant à celui qui écrit et impossible de reconnaître dans celui qui écrit un sujet qui dit « Je ». « Vous parlez pour les autres et ils pensent pour vous » avons-nous lu chez Montesquieu ; mais c’est la netteté de ce partage que les traductions de Descartes réfutent. Et comme la traduction touche ainsi à la fois au « Je » et à “sa” pensée, elle sème le doute justement là où Descartes, lui, ne doutait plus : « Je pense », « Ich denke », « I think » – impossible de saisir la langue et le lieu à partir duquel cette certitude s’énonce. Ce que la traduction donne à lire, c’est que ce principe premier, cette origine de la méthode cartésienne se pense et se dit d’emblée et irréductiblement de multiples manières. Si on lit le cogito sous cet angle, la traduction cesse d’être un simple principe possible en toute transparence. « I think » ou « Ich denke » deviennent étranges puisqu’ils sont formulés par un « Ich » ou un « I » écrivant – et vivant – cet événement en français. Insignifiante si on admet la “débiographisation” feinte, la traduction est inquiétante si celui qui écrit « Ich » ou « I » dit écrire en français. Cela signifie que l’appropriation ne saurait prendre le dessus sur l’étrangeté. Au contraire : l’universalité du « je suis », dans la mesure où il en appelle à une traductibilité transparente, achoppe toujours sur la singularité de l’expérience qui le rend possible. Lorsqu’on lira « Ich denke » ou « I think », on pourra bien le prendre comme l’évidence première, transférable et appropriable indifféremment par tous. Il n’en restera pas moins – il en restera d’autant plus – que cela s’est écrit en français dans une expérience que personne ne s’appropriera sans reste. « Je » est alors toujours aussi une expérience de l’étranger. L’étrangeté n’est ni une critique, ni une réfutation de la philosophie et de ses concepts, mais une inquiétude, un dérangement. La traduction, d’ailleurs, ne critique pas ; elle n’est pas un commentaire – Humboldt insistera sur ce point 10 – qui se donnerait à lire comme un texte sur un autre texte. La traduction ne réfute
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pas non plus : elle ne se donne pas comme un texte qui chercherait à se ranger à la place de et contre un autre texte. Mais la traduction inquiète et dérange parce qu’elle est un texte étranger et par là aussi étrange. Le cogito, si on prend au sérieux la traduction, traduction que le Discours de la méthode implique, reste l’évidence première de la méthode cartésienne. Mais l’expérience de l’étranger réside justement en ceci qu’on ne sait pas exactement pour qui et dans quelle langue il se donne à penser : comme si ce simple énoncé « Je pense donc je suis » s’opacifiait, comme si cette origine ne cessait de se déplacer et de nous déplacer avec : l’évidence a lieu, mais elle n’a pas de lieu. Au moment de sa plus intime évidence, celle où je peux énoncer « Je », « Ich, « I », la pensée est aussi emportée, de manière inquiétante et productive, par sa propre étrangeté.
4. LA TRADUCTION ET L’ÉTRANGETÉ DE LA PENSÉE : LIRE CE QUI SE DÉROBE
Waldenfels, Topographie des Fremden, 20-21.
L’étranger n’est pas simplement un autre qui […] provient d’une délimitation du même. Quand nous distinguons des pommes et des poires, ou une table et un lit, il nous est difficile d’affirmer que ces choses sont étrangères les unes aux autres ; à strictement parler, ces choses n’ont pas de rapport réciproque les unes avec les autres. Une chose est tout simplement l’autre de l’autre quand nous la déterminons comme ceci ou comme cela. [...] La distinction s’opère dans le médium d’un universel qui nous permet de distinguer entre différents fruits et différents meubles. Cela vaut évidemment aussi pour des “soi” (selves) ou pour des groupes dans la mesure où nous parlons à leur propos, les trions et les classons. Dans ces cas, l’un est différent de l’autre, parce qu’il est différencié de lui sur la base d’une “différence spécifique”, mais non pas parce qu’il se différencie lui-même de
Que peut signifier une telle expérience de l’étrangeté de la philosophie ? Un des principaux auteurs contemporains à avoir posé cette question est Bernhard Waldenfels. Son point de départ consiste en une différenciation entre altérité et étrangeté : Fremdes ist nicht einfach ein Anderes, das […] durch Abgrenzung vom Selben entsteht. Wenn wir zwischen Apfel und Birne oder zwischen Tisch und Bett unterscheiden, so werden wir schwerlich behaupten, dass all dies einander fremd ist ; streng genommen gibt es hier gar kein wechselseitiges Einander. Das eine ist schlichtweg das andere des anderen, wenn wir es als dieses oder jenes bestimmen. […] Die Unterscheidung vollzieht sich im Medium eines Allgemeinen, das uns erlaubt zwischen verschiedenen Früchten oder Möbelstücken zu unterscheiden. Dies gilt natürlich auch für “selbste” (selves) oder für Gruppen, sofern wir über sie reden, sie sortieren und klassifizieren. Eines ist in diesen Fällen von anderem verschieden, weil es von ihm unterschieden wird aufgrund einer “spezifischen Differenz”, nicht aber weil es sich selbst vom anderen unterscheidet. […] Das Fremde befindet sich nicht einfach anderswo, es ist ähnlich wie Schlafen vom Wachen,
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Gesundheit von der Krankheit, Alter von der Jugend durch eine Schwelle vom jeweils Eigenen getrennt 11.
Ibid., 42, souligné par l’auteur.
L’étranger se montre en tant qu’il se soustrait à nous. (Ibid., 55).
Ibid., 21.
(Ibid., 31).
• 4 . LA TRADUCTION ET L ’ ÉTRANGETÉ DE LA PENSÉE
[L’étranger] est séparé du propre par un seuil, comme le sommeil l’est de la veille, la santé de la maladie et la vieillesse de la jeunesse.
.
concepts d’étrangeté et de responsivité – et leur mise en rapport avec les réflexions contemporaines en philosophie politique, je renvoie à deux livres de Michel Vanni, L’impatience des réponses, chap. XI et L’adresse du politique, 49-64. Voir aussi le chapitre consacré à Waldenfels dans Raulet, La philosophie allemande depuis 1945, 65-69.
• BABEL HEUREUSE •
11 Pour une étude approfondie sur les travaux de Waldenfels – notamment ses
(Waldenfels | Gregorio, Moinat, Renken, Vanni, Topographie de l’étranger, 30-31, trad. modifiée).
Le partage entre des mêmes et des autres ne se produit pas de la même manière que la différenciation entre le propre et l’étranger. Les autres se distinguent entre eux toujours à partir d’une position de surplomb et selon des critères de partage qui les retranchent les uns des autres. Il s’agit d’un exercice de séparation qui permet à la fois de repérer, de scinder et d’identifier des éléments selon telle ou telle caractéristique. C’est justement cette position en surplomb, souveraine, la position du séparateur qui n’existe pas par rapport à l’étranger. Du même coup, ce qui distingue propre et étranger n’est pas de l’ordre d’une différence spécifique qui départage et ne précède pas leur différenciation. L’étranger apparaît bien plus dans le mouvement même par lequel il se soustrait, s’hétérogénéise pour ainsi dire de l’intérieur. C’est pour cette raison qu’il n’y a pas de scission entre le propre et l’étranger ; leur “rapport” est un seuil, zone de partage jamais clairement traçable, toujours indécidable entre un ici et un là-bas ou un ailleurs. Plutôt qu’un face-à-face, l’étranger est le mouvement par lequel il se soustrait. Il n’est pas cet autre différencié et posé à côté d’autres autres, mais un “ça m’échappe” : « Das Fremde, insiste Waldenfels, zeigt sich, indem es sich uns entzieht ». Mais là encore, la caractérisation reste délicate ; l’étranger se dérobe aussi au discours, et le texte de Waldenfels en est un indicateur. Ainsi, le titre de son ouvrage – Topographie de l’étranger – suggère la possibilité d’un regard sur l’étranger qui serait en surplomb. De même lorsqu’il dit, dans la dernière phrase de la citation, que « [das Fremde] ist ähnlich wie Schlafen vom Wachen, Gesundheit von der Krankheit, Alter von der Jugend durch eine Schwelle vom jeweils Eigenen getrennt », on se demande comment le « est » (« ist ») – qui risque “d’ontologiser” l’étranger et de le fixer en “quelque chose” qu’il ne peut pas être – se rapporte au « par » (« durch »), et comment ce « par », associé à un seuil, peut à son tour séparer (« getrennt »). Mais le seuil n’est justement pas à penser comme une séparation
l’autre. L’étranger ne se trouve pas simplement ailleurs ; il est séparé du propre par un seuil, comme le sommeil l’est de la veille, la santé de la maladie et la vieillesse de la jeunesse.
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Waldenfels, Topographie des Fremden, 184-185.
Où est ce qui est étranger ? Où est l’étranger, l’étrangère ? (Waldenfels | Gregorio, Moinat, Renken, Vanni, Topographie de l’étranger, 213).
entre deux lieux préexistants dans un même espace. C’est qu’il n’y a pas de lieu propre et de lieu étranger. Waldenfels parle à plusieurs reprises d’atopie, et, dans Topographie des Fremden, le chapitre intitulé « Lieux étrangers » (« Fremdorte ») s’ouvre sur une section « Voies sans issue » (« Ausweglosigkeiten ») dont la première question « Wo ist (der, die oder) das Fremde ? » n’est suivie que par d’autres questions. Mais même ici on peut se demander d’où, depuis quelle propriété ou quelle étrangeté, ces questions se posent et se relient entre elles. C’est le seuil qui constitue les lieux et non l’inverse. Du coup, le propre et l’étranger semblent autant séparés l’un de l’autre qu’ils participent l’un de l’autre. Ici et ailleurs ne désignent pas une extériorité de l’étranger par rapport au propre, de même que le “ça m’échappe” ne constitue pas une scission. Pour pouvoir placer de cette manière l’étranger par rapport au propre, on suppose déjà un plan homogène qui embrasserait consensuellement les deux termes et un regard souverain qui en disposerait. Pour le dire autrement, on aurait déjà jugulé l’étranger en en faisant de l’autre et du même. L’ambivalence de l’étranger est justement à chercher ici : être toujours déjà là dans le mouvement par lequel il se soustrait ; le “ça m’échappe” est toujours aussi un “ça me touche”, “ça me concerne” – savon glissant qui nous file entre les doigts dans le geste même par lequel on le saisit.Voilà pourquoi le propre et l’étranger ne sont pas : ils deviennent, et pris dans ce devenir, ne cessent de se rapporter conflictuellement à l’autre. L’étranger n’est ainsi ni autre part, hors d’atteinte et cloisonné, ni ici chez moi, accueilli ; il est ailleurs, mais d’un ailleurs qui ne cesse de venir 12.
12 Je reprend cette formulation à Nancy, assez proche ici de Waldenfels : « L’intrus
s’introduit de force, par surprise ou par ruse, en tout cas sans droit ni sans avoir été d’abord admis. Il faut qu’il y ait de l’intrus dans l’étranger, sans quoi il perd son étrangeté. S’il a déjà droit d’entrée et de séjour, s’il est attendu et reçu sans que rien de lui reste hors d’attente ni hors d’accueil, il n’est plus l’intrus, mais il n’est plus, non plus, l’étranger. Aussi n’est-il ni logiquement recevable, ni éthiquement admissible, d’exclure toute intrusion dans la venue de l’étranger. Une fois qu’il est là, s’il reste étranger, aussi longtemps qu’il le reste, au lieu de simplement se “naturaliser”, sa venue ne cesse pas : il continue à venir, et elle ne cesse pas d’être à quelque égard une intrusion : c’est-à-dire sans droit et sans familiarité, sans accoutumance, et au contraire, d’être un dérangement, un trouble dans l’intimité. C’est cela qu’il s’agit de penser, et donc de pratiquer : sinon, l’étrangeté de l’étranger est résorbée avant qu’il ait franchi le seuil, il ne s’agit plus d’elle. » (Nancy, L’intrus, 11).
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• BABEL HEUREUSE •
. • 4 . LA TRADUCTION ET L ’ ÉTRANGETÉ DE LA PENSÉE
13 Cf. supra, chap. I.2.
Descartes, Discours de la méthode, 28.
Lorsque dans les traductions du Discours de la méthode on lit « I think » « in French », « Ich denke » « französisch », la pensée de Descartes nous file entre les doigts : elle devient étrangère et ce non pas d’une manière accessoire, mais bien parce qu’en s’écrivant en langue vulgaire, le Discours s’y expose. Voilà qui vient troubler la souveraine transparence des concepts et l’évidence des raisonnements qui se veulent « clairs et intelligibles » indépendamment de la langue dans laquelle on les lit. Pourtant, cette étrangeté qui, au plus tard avec Descartes, devient un élément constitutif de la pratique philosophique, n’est que très marginalement pensée. Au point que l’étudiant ou le chercheur qui baserait son travail sur des traductions se voit systématiquement sujet à critique. Quelle que soit la pertinence d’une telle critique dans des cas particuliers, elle porte un regard spécifique sur la traduction qu’elle sépare de la philosophie à proprement parler. Or, ce geste ne tient pas compte de la traduction comme étrangère mais joue, selon la distinction qu’a établie Waldenfels, au niveau de la dichotomie même / autre : s’il faut – il s’agit avant tout d’une règle – lire le Discours de la méthode en français exclusivement ou éventuellement en latin puisque la traduction a été autorisée par Descartes, c’est parce que ses traductions sont d’autres textes. L’original est comme séparé et hors de portée des traductions dont les différences ne sauraient provoquer aucune inquiétude. Il est à cet égard frappant de noter à quel point les discours sur la traduction mobilisent les paradigmes cartographiques et lexicographiques. Ceux-ci ont justement comme particularité de ne pas appartenir à ce qu’ils décrivent : la carte n’a pas d’horizon, ne contient que des frontières bien délimitées, et le cartographe n’y est pas lui-même localisable. Pas d’étranger : une région, une autre région, une autre région. De même, un dictionnaire multilingue ne fonctionne que parce qu’il met face-à-face des mots dans différentes langues sans que le geste qui les met en rapport ne semble émerger de l’une d’entre elles. Lorsqu’il est question de « faire passer » quelque chose d’une langue à une autre ou que la traduction, comme dans la plupart des discours normatifs, est conçue comme transport, celui qui perçoit les déplacements est inlocalisable : il prend la position du cartographe ou du contrôleur aérien qui, loin de tout mouvement, situant des lieux et des circulations face à lui, est lui-même partout et nulle part. C’est le paradoxe classique du relativisme 13. L’apologie du multi-
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Schopenhauer, « Ueber Sprache und Worte », 101-102.
On ne trouve pas pour chaque mot d’une langue l’équivalent exact dans chaque autre. […] Les exemples qui suivent peuvent provisoirement servir à clarifier ce que je veux dire : ἀπαίδευτος, rudis, roh.
[…] Geist, esprit, wit. Witzig, facetus, plaisant. Malice, Bosheit, wickedness Auxquels on pourrait ajouter un nombre incalculable d’autres qui seraient certainement encore plus pertinents. Cette presqu’identité, on pourrait l’exprimer, à l’instar de l’illustration des concepts par des cercles telle qu’elle est d’usage dans la logique, par des cercles se recouvrant à peu près, mais pas totalement concentriques :
Parfois, le mot pour un concept manque dans une langue alors qu’il se retrouve dans la plupart, probablement dans toutes les autres : un exemple particulièrement scandaleux de cela nous est livré par le manque du verbe « stehn » en français. […] C’est sur cela que repose la déficience nécessaire de toute traduction.
linguisme et la critique de la traduction que formule Schopenhauer dans son Parerga und Paralipomena en est un exemple caractéristique : Nicht für jedes Wort einer Sprache findet sich in jeder andern das genaue Aequivalent. [...] Deutlich zu machen was ich meyne mögen einstweilen folgende Beispiele dienen: ἀπαίδευτος,
rudis, roh. […] Geist, esprit, wit. Witzig, facetus, plaisant. Malice, Bosheit, wickedness
Zu welchen sich unzählige andere und gewiss noch treffendere werden fügen lassen. Bei der in der Logik üblichen Versinnlichung der Begriffe durch Kreise, könnte man diese Paenidentität durch sich ungefähr deckende, jedoch nicht ganz concentrische Kreise ausdrücken, wie :
Bisweilen fehlt in einer Sprache das Wort für einen Begriff, während es sich in den meisten, wohl in allen andern findet: ein höchst skandalöses Beispiel hievon liefert im Französischen der Mangel des Verbi « stehn ». [...] Hierauf beruht das nothwendig Mangelhafte aller Uebersetzungen 14. 14 « Paenidentität » est un néologisme de Schopenhauer qui, si j’entends bien,
joint à « Identität » le préfixe latin « paen- » signifiant “presque” (comme dans « péninsule », presqu’île). Il est assez éloquent – et plaisant – de constater que la différence des langues, au moment de la désigner, n’apparaît pas comme un défaut mais aussi, au moins au niveau de la performance textuelle, comme une impulsion pour la créativité linguistique. Depuis, le terme « Paenidentität » apparaît sporadiquement dans des travaux allemands consacrés à la différence des langues ou à la traduction. Mentionnons notamment une étude de Leo Spitzer publiée en 1918 qui cite Schopenhauer avant de comparer « Lieben » et « aimer ». Or, comme pour montrer que la différence des langues n’empêche pas la traduction, mais qu’au contraire la traduction la met au jour, Spitzer, immédiatement après la citation de Schopenhauer, introduit la comparaison par un verbe qui peut aussi signifier “traduire” : « Übertragen wir das nochmals auf frz Aimer ! » (Spitzer, Über einige Wörter der Liebessprache, 29).
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• BABEL HEUREUSE •
. • 4 . LA TRADUCTION ET L ’ ÉTRANGETÉ DE LA PENSÉE
15 Cf. supra, 39 sqq.
Outre le fait cocasse que « stehn » soit intraduisible en français, et que donc le mot qui, en allemand, désigne l’immobilité (mais aussi l’inscription, l’écriture : “es steht geschrieben”) soit également immobilement ancré dans sa langue, c’est la perspective à partir de laquelle Schopenhauer parle ici qui est éloquente. Il mobilise les paradigmes cartographiques et lexicographiques pour effacer sa propre inscription linguistique et son propre usage de la traduction. En effet, le constat que les termes ne coïncident pas, illustré par la figure géométrique et par la liste de mots, mais également l’expérience qu’il manque dans une langue donnée un mot pour un concept, sont déjà des expériences de traduction ; la critique de la traduction présuppose, ici comme chez Kofman, la traduction 15. Sa liste de mots et son schéma semblent casser cette circularité : les différentes langues deviennent des langues autres, elles se trouvent face au penseur et au lecteur, comme infiniment éloignées d’eux, et ce n’est que là-bas que la traduction s’avère impossible. Le philosophe, suspendu sur un tout autre plan, un plan de transcendance pour ainsi dire, échappe au piège de la langue, au piège de la traduction, au risque de son étrangeté. Par ce biais, on enraye d’une double manière l’étrangeté de la traduction. Premièrement en transformant cette étrangeté en altérité, en prenant une position de maîtrise qui empêche d’être concerné par les termes comparés. La philosophie donne alors à sentir qu’elle est hors langue et donc aussi hors traduction. Deuxièmement, en opérant une négation de l’étranger. Celle-ci peut prendre deux formes bien connues : l’assimilation ou l’exclusion. Dans l’approche philosophique de la traduction, ces deux attitudes correspondent d’une part à l’exigence de voir la traduction coïncider avec ce que la philosophie attend d’elle, de l’accueillir donc à condition d’être philosophico-compatible, où alors de l’exclure purement et simplement. Proclamer l’impossibilité de la traduction, c’est avant tout stigmatiser la non-coïncidence irrémédiable entre les normes discriminantes de la théorie et les traductions effectives. Les « opinions dépréciatives » sur la traduction dont, selon Meschonnic, le texte de Montesquieu cité au début de ce chapitre est l’expression, sont aussi un rempart dressé contre ce qui risque de troubler une certaine image que la philosophie (mais aussi la critique littéraire) a
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Platon | Pachet, La république X, 607c.
d’elle-même. Proclamer l’impossibilité, c’est exclure la traduction à force de loi. De facto, les deux approches, assimilation et exclusion, se rejoignent dans l’exclusion et la traduction apparaît toujours aussi subversive. Au mieux aura-t-on, comme dans le refus platonicien des poètes, une sorte d’exclusion sous condition, comme le dit Socrate parlant de la poésie : si elle « avait quelque argument à avancer pour prouver qu’il faut qu’elle existe dans une cité dirigée par de bonnes lois, nous aurons plaisir à l’accueillir car nous sommes conscients d’être nousmêmes sous son charme ». Lisant des traductions, nous allons poursuivre ce charme. Le Discours de la méthode, rendant nécessaire la traduction et étant troublé par elle, est un moment paradigmatique pour une « philosophie en langue » selon la formule de Barbara Cassin, et donc une philosophie exposée à son étrangeté et à sa traduction. Lire la philosophie ainsi, c’est refuser de croire que la traduction est extérieure à la pratique philosophique elle-même, mais qu’elle s’y inscrit, qu’elle y agit. La traduction donne à lire, et ce justement parce qu’elle diffère toujours, non pas qu’elle est impossible, mais au contraire que la philosophie ne cesse pas de penser, d’explorer ses propres seuils et de se confronter ainsi à sa propre étrangeté. Descartes n’est alors pas seulement un philosophe qui écrit en langue vulgaire. C’est aussi la signature d’une pensée qui n’a jamais cessé de s’écrire – autrement. Les philosophes qui seront abordés dans les chapitres suivants sont, chacun singulièrement, en prise avec cet événement.
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Deleuze gives [the] thought of the phantasm and the event the proper name “Foucault”. It might also properly be called translation: a disjunctive affirmation, the emergence of a new form. Séan Hand
Hand, « Translating Theory », IX.
1. DE LA NORME À LA PENSÉE : CONCEPTION NORMATIVE ET USAGE CRÉATIF DE LA TRADUCTION
Foucault, L’archéologie du savoir, 133.
Ibid., 136-137.
Étonnant statut philosophique de la traduction que nous avons lu chez Descartes : elle est nécessaire et écartée, productive, constitutive d’une singulière expérience de lecture et largement ignorée. C’est peut-être vers Foucault qu’il faut se tourner pour trouver une version contemporaine, à la fois singulière et créative, de ce rapport contrasté à la traduction. Tout au long de son œuvre, Foucault paraît être “à la limite” de parler de traduction sans pourtant le faire, et les quelques remarques que l’on trouve ici ou là sont plutôt classiques et convenues. Mais il y a aussi chez Foucault – c’est pour cela qu’il vaut la peine de s’y arrêter – un certain retournement des tensions que nous avons lues chez Descartes : la traduction devient un élément constitutif de l’argumentation de certains textes – en particulier de son essai « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » où ces effets sont à la fois théoriquement dépréciés et pourtant essentiels à son écriture. Foucault n’a jamais véritablement parlé de traduction. On trouvera certes quelques observations dans L’archéologie du savoir, mais la traduction n’y apparaît que comme “cas” à partir duquel se dégage l’articulation entre énoncé et énonciation : « Une phrase est fidèlement traduite dans une langue étrangère : deux énoncés distincts ou un seul ? » Quelques pages plus loin, la distinction entre énoncé et énonciation autorisera une réponse à cette question : « Soit un discours et sa traduction simultanée ; soit un texte scientifique en anglais et sa version française ; soit un avis sur trois colonnes en trois langues différentes : il n’y a pas autant d’énoncés que de mises en jeu, mais un seul ensemble d’énoncés dans des formes linguistiques différentes 1. » On 1
Cette réponse sera elle-même nuancée quelques lignes plus loin : « Quand on utilise un énoncé pour en faire ressortir la structure grammaticale, la configuration rhétorique ou les connotations dont il est porteur, il est évident qu’on ne peut pas le considérer comme identique dans sa langue originale et dans sa traduction. »
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Foucault, Histoire de la sexualité II, 25.
• 1 . DE LA NORME À LA PENSÉE
Je reviens en détail sur cet aspect est dans le chapitre suivant. Voir par exemple Foucault, L’archéologie du savoir, 190 et 202-203.
Foucault, deuxième préface à l’Histoire de la folie, 10.
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n’apprend rien sur la traduction. Ni elle, ni la « fidélité », ni la possibilité d’« un seul ensemble d’énoncés dans des formes linguistiques différentes » n’apparaissent comme problématiques. Et pourtant, les travaux de Foucault semblent bel et bien convier à une réflexion sur la traduction. Son intérêt pour l’émergence, la distribution, la hiérarchisation des discours, son travail sur la fonction-auteur 2, son espoir, revendiqué aussi pour ses propres écrits, de voir les discours affranchis d’une origine stable, d’un contrôle herméneutique qui en jugule le déploiement et en fige le sens, tous ces éléments suggèrent la traduction comme moment incontournable : « Je voudrais que cet objet-événement [le livre], presque imperceptible parmi tant d’autres, se recopie, se fragmente, se répète, se simule, se dédouble, disparaisse finalement sans que celui à qui il est arrivé de le produire, puisse jamais revendiquer le droit d’en être le maître, d’imposer ce qu’il voulait dire, ni de dire ce qu’il devait être. » Foucault « voudrait » : la formule est prudente, marquée d’un “trop tard” puisque l’auteur s’y exprime avec une assurance souveraine. Toujours est-il que la traduction, lue et prise au sérieux dans ses effets, l’étrangeté de la philosophie, est peut-être aussi, pour le livre, l’événement par lequel il se répète, se simule ou se dédouble. Dans ce cas, les lignes de Foucault seraient aussi un appel à la traduction. On ne sera alors pas étonné que la traduction, bien que jamais vraiment thématisée pour elle-même, soit présente en filigrane tout au long de l’œuvre foucaldienne. Tout d’abord, évidemment, comme statut des sources et comme mode de circulation des discours qui sont étudiés. Au XVIII e et au XIX e siècles, des textes décrivant les dangers mortels de la masturbation sont « une traduction libre, dans le style de l’époque » d’un médecin grec du I er siècle, Arétée. Il y a d’innombrables exemples de cet usage de la « traduction » chez Foucault. Un autre problème de traduction, la plupart du temps implicite, se situe à un niveau méthodologique : comment comparer des formations discursives entre elles ? Dans L’archéologie du savoir, Foucault parle justement de « traduction » ou de « traductibilité » pour décrire les manières dont des énoncés ou des groupes d’énoncés circulent d’un ordre discursif à un autre 3. De manière
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Foucault, Histoire de la sexualité II, 49-50.
Foucault, L’ordre du discours, 75.
analogue, Foucault examine son propre langage et son propre travail de traducteur lorsqu’il étudie ce qui appartient à un ordre épistémique révolu : « Les Grecs utilisent volontiers un adjectif substantivé : ta aphrodisia, que les Latins traduisent à peu près par venera. “Choses” ou “plaisirs de l’amour”, “rapports sexuels”, “actes de la chair”, “voluptés”, on essaie comme on peut de donner un équivalent en français. Mais la différence des ensembles notionnels rend malaisée la traduction exacte du terme. » Par ces exemples, on voit bien que Foucault, lorsqu’il est question de traduction sur un plan méthodologique, s’attache à une conception orthodoxe et normative : il est question de fidélité et de liberté, d’exactitude et d’équivalence ; et quand il s’agit de traductions effectives, on lit une traduction « à peu près », on « essaie comme on peut », on s’attelle à une tâche « malaisée ». Foucault montre toutefois ailleurs que la traduction ne se réduit pas à un remplacement transparent du même et que ses effets viennent jouer jusque dans l’original. Ce dernier cesse alors d’être le foyer stable d’un discours. À la fin de L’ordre du discours, il écrit : C’est par une traduction, celle de la Phénoménologie de l’esprit, qu’il [J. Hyppolite] avait donné à Hegel cette présence ; et que Hegel lui-même est bien présent en ce texte français, la preuve en est qu’il est arrivé aux Allemands de le consulter pour mieux comprendre ce qui, un instant au moins, en devenait la version allemande.
Foucault assigne implicitement une tâche au traducteur. Sans grande surprise, elle consiste à rendre présent un auteur dans une autre langue. Mais un deuxième point est plus étonnant. La réussite de cette tâche, pour être confirmée, découple curieusement cette présence de la langue cible. En effet, la traduction contribue à mieux comprendre le texte allemand non seulement pour le lecteur francophone, mais pour le germanophone aussi. « Cette présence » acquise par Hegel n’est donc pas seulement et pas essentiellement sa présence en France ; avant sa traduction, Hegel n’aura pas été si présent en Allemagne non plus. Or, la fin de la citation nous dit pourquoi : si, par la traduction française, Hegel a connu un gain de présence en Allemagne, c’est parce que, envers et contre toute attente, elle est devenue une « version allemande ». Cette remarque contrarie les propos convenus sur la traduction. Foucault passe d’un éloge à Hyppolite, qui aurait
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. • 1 . DE LA NORME À LA PENSÉE
Une caractéristique singulière de la traduction de Jean Hyppolite de la Phénoménologie de l’esprit, qui n’a certainement pas échappé à Foucault, touche justement aux deux termes « Entäusserung » et « Entfremdung » : Hyppolite leur fait subir un surprenant croisement, traduisant presque systématiquement « Entäusserung » par « aliénation » et « Entfremdung » par « extranéation ».
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fait la médiation entre une pensée et une langue étrangère, à tout autre chose. L’original et la traduction paraissaient séparés ; mais il s’avère maintenant qu’ils s’enroulent l’un autour de l’autre. Au commencement, il n’y a plus Hegel en allemand qu’on essaye, comme on peut, approximativement, de faire passer en français. La logique de la préséance de l’original n’opère pas si la traduction française est aussi une version allemande. Non sans ironie, avec un geste aussi ludique que philosophique, Foucault donne une nouvelle identité à ce philosophe qui n’a cessé de penser le devenir-soi, “l’appropriation”, par un mouvement qui passe par l’étranger (« Entäusserung » ou « Entfremdung ») ; Hegel s’approprie “son” autre texte, la traduction 4. Dès lors, ne serait-ce que « pour un instant au moins », Hegel cesse d’être une entité stable recluse dans un original intouchable. Par la traduction, Hegel n’est pas uniquement devenu francophone ; Hegel devient – Hegel. On voit bien alors à quel point le rapport de Foucault à la traduction est, par moment en tout cas, ambivalent, balançant entre des propos convenus, parfois normatifs et critiques face aux différences qu’il y décèle, et une admiration devant la traduction de Jean Hyppolite qui, s’écartant de l’original, est susceptible de le rendre plus original encore. En l’absence d’une théorie de la traduction à proprement parler, il est difficile de dire si cette ambivalence est systématique ou intentionnée. Mais il est frappant de constater à quel point Foucault fait usage de la traduction du moment qu’elle permet d’inquiéter les notions contre lesquelles il dirige ses textes. Dans le cas de son éloge de Jean Hyppolite, c’est aussi l’évidence d’une origine et de l’auteur qui est perturbée, restituant Hegel à la possibilité d’une écriture et d’une intelligibilité dynamiques. Foucault s’attaque surtout à l’autorité et au contrôle des discours par le biais de la notion d’auteur. Dans ce projet, la traduction pourrait jouer un rôle non seulement parce qu’elle multiplie les textes sans que ceux-ci ne puissent sans reste se superposer, mais aussi parce qu’elle découple le lien entre auteur et écriture et empêche ainsi de considérer le texte
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Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », 829-830.
traduit simplement comme la mise en discours d’une intention 5. Selon Foucault, « la manière dont la critique littéraire a, pendant longtemps, défini l’auteur […] est assez directement dérivée de la manière dont la tradition chrétienne a authentifié […] les textes dont elle disposait. » Or, pour exposer les quatre critères qui permettent d’authentifier l’auteur d’un corpus de textes et de l’estampiller d’un nom propre qui en contrôle les usages 6, Foucault prend singulièrement appui sur un “écrivant” qui, justement, n’est pas à proprement parler l’auteur de l’œuvre qui lui est associée : Jérôme, traducteur de la Vulgate. Remarquable ironie : pour décrire les principes selon lesquels on attribue un auteur à des textes, Foucault se réfère lui-même à un auteur dont l’œuvre majeure, celle qui est la plus évidemment associée à son nom, se soustrait à la fonction-auteur. Alors de deux choses l’une : soit les critères ne s’appliquent pas à l’œuvre la plus classique de celui qui les énonce et on a alors, avec la Vulgate, une situation exceptionnelle d’autorité textuelle étrangère à la fonction-auteur, soit les critères s’appliquent aussi à l’œuvre principale de Jérôme, ce qui induirait une confusion entre auteur et traducteur. Dans tous les cas, l’attribution de la fonction-auteur est équivoque. Que ce soit dans l’exégèse chrétienne ou dans la critique littéraire contemporaine, l’auteur a beau exercer son droit selon des critères définis, ils sont néanmoins déjà problématiques au plus proche d’où, selon Foucault, ils s’énoncent. En s’appuyant sur Jérôme, la fonction-auteur est, sans que cela ne soit dit, d’emblée mise en crise par la traduction. Le constat, dans le cas de la traduction de Hegel par Jean Hyppolite, qu’une traduction intervient dans une œuvre et y inscrit un devenir, et l’utilisation d’un traducteur pour mettre en crise la fonction-auteur dès sa description, contrecarrent l’espace étroit et orthodoxe dans lequel Foucault confine la traduction par ailleurs. La traduction apparaît dès lors comme un élément productif de sa pensée et de son écriture. Cette dimension productive de la traduction, Foucault l’utilise aussi dans ses travaux plus spécifiquement historiques. Le premier chapitre de l’Histoire de la folie s’intitule « “Stultifera 5 6
Sur le rapport ambigu entre écriture et auteur, voir Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », 823-824. Les quatre critères qui doivent être remplis pour authentifier un auteur sont la constance qualitative des œuvres, leur cohérence théorique, leur unité stylistique et leur possibilité historique.
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Ibid., 18.
Ibid., 64-65.
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. • 1 . DE LA NORME À LA PENSÉE
L’expérience classique de la folie naît. La grande menace montée à l’horizon du XVe siècle s’atténue, les pouvoirs inquiétants qui habitaient la peinture de Bosch ont perdu leur violence. Des formes subsistent, maintenant transparentes et dociles, formant cortège, l’inévitable cortège de la raison. La folie a cessé d’être, aux confins du monde, de l’homme et de la mort, une figure d’eschatologie ; cette nuit s’est dissipée sur laquelle elle avait les yeux fixés et d’où naissaient les formes de l’impossible. L’oubli tombe sur le monde que sillonnait le libre esclavage de sa Nef : elle n’ira plus d’un en-deçà du monde à un au-delà, dans son étrange passage ; elle ne sera plus jamais cette fuyante et absolue limite.
Foucault, Histoire de la folie, 35.
navis” ». La Nef des fous, le fil rouge de la description foucaldienne de la folie préclassique, n’apparaît dans le titre ni dans sa traduction française, ni dans sa version originale (le Narrenschiff de Brant) mais, comme on l’apprendra plus tard, dans sa traduction latine de . Un jeu subtil entre l’usage de l’original « Narrenschiff » et des deux traductions « Stultifera navis » et « La Nef des fous » apparaît ainsi dans le texte. Lorsqu’il est question de l’apparition de la Nef dans l’histoire, Foucault la nomme à plusieurs reprises dans la langue originale, l’allemand, comme pour insister sur le fait que cette « figure » a une langue d’émergence singulière. Allemand dans un texte français, l’apparition du « Narrenschiff » ne se résorbe pas sans failles dans la langue de l’historien, la Nef ne se normalise pas dans son discours. La figure est donc d’abord étrange et étrangère : « étrange bateau ivre qui file le long des calmes fleuves de la Rhénanie et des canaux flamands. » On trouve la même stratégie d’écriture à d’autres endroits, par exemple pour décrire « dans les pays de langue allemande, la création des maisons de correction, des Zuchthäusern » et, en Angleterre, des « houses of correction ». En fait, le premier chapitre de l’Histoire de la folie raconte peut-être moins l’apparition de la figure de la Nef que son irrémédiable disparition. Dans ce contexte, le choix de lui donner une traduction latine pour titre n’est pas anodin. Pour nous, la « Stultifera navis » fait le mouvement inverse de la « Nef des fous » ; elle ne vient pas au lecteur francophone comme s’il en partageait encore la langue mais apparaît dans l’étrangeté d’une langue que personne ne parle plus. Cet effet n’est pas sans faire écho aux analyses de ce chapitre :
Ibid., 73.
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« Plus jamais » : le monde que sillonnait la Nef s’est éclipsé dans la lumière de la raison, c’est le constat nostalgique que Foucault donne ici à entendre. Mais si cette nostalgie apparaît à la fin du premier chapitre, elle l’a également déjà devancé. En effet, le « cortège de la raison » est d’autant plus « inévitable » que le travail de Foucault, bon gré mal gré, y participe lui aussi. Le discours historico-philosophique foucaldien se situe dans l’horizon de la rationalité qui a sonné le glas de la Nef. Or, c’est justement cela que dit d’emblée la traduction latine du titre. Elle n’est ni la langue d’émergence de la figure, ni la langue familière dans laquelle nous croyons la connaître. « Stultifera navis », c’est la Nef traduite dans une langue morte pour nous, expression d’un monde d’emblée révolu. Si les analyses foucaldiennes montrent comment disparaît le monde de la Nef, la traduction dans le titre insiste sur le fait que la Nef s’est déjà effacée du discours familier de la rationalité. « Stultifera navis », c’est la Nef infiniment et irrémédiablement éloignée avant que la description historique ne prétende l’aborder. 2. FOUCAULT, LECTEUR-TRADUCTEUR DE NIETZSCHE OU COMMENT ÉVITER L’ORIGINE POUR ALLER VERS LA GÉNÉALOGIE
Ces observations sur la question de la traduction chez Foucault suggèrent son statut extrêmement ambivalent. La reprise, sur un plan méthodologique, d’une conception relativement orthodoxe est contrecarrée par une utilisation de la traduction qui, dans ses effets, va jusqu’à anticiper les analyses proprement dites. Cette logique trouve son point culminant dans un article célèbre de : « Nietzsche, la généalogie, l’histoire ». En complément à sa réflexion menée au cours des années sur l’archéologie, Foucault cherche ici à définir les modalités et les visées de ce que, désormais, il appellera « généalogie ». Mon but n’est pas ici d’étudier les thèses présentées dans ce texte mais, en rapport avec ce que Foucault dit et fait de la traduction, d’attirer l’attention sur un aspect de son fonctionnement 7. Dans un premier temps, Foucault commence non pas par dire ce qu’il entend par « généalogie », mais par la décrire (« La généa7
Pour une lecture axée sur les thèses présentées par Foucault dans cet article et le statut de la généalogie, cf. Dreyfus, Rabinow | Durand-Bogaert, Michel Foucault, 155-173.
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logie est grise ; elle est méticuleuse et patiemment documentaire », etc.) et par définir, à défaut de ce qu’elle est, ce à quoi elle s’oppose : [La généalogie] s’oppose au contraire au déploiement métahistorique des significations idéales et des indéfinies téléologies. Elle s’oppose à la recherche de l’« origine ».
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. • 2 . FOUCAULT , LECTEUR - TRADUCTEUR DE NIETZSCHE
Les termes comme Entstehung ou Herkunft marquent mieux que Ursprung l’objet propre de la généalogie. On les traduit d’ordinaire par « origine », mais il faut essayer de restituer leur utilisation propre.
Ibid., 1014.
Suit une lecture de Nietzsche sous l’angle de la notion de généalogie et de son usage de “l’origine”. De cette façon, Foucault aboutit à une définition, positive cette fois-ci, de la généalogie : elle est « définie comme recherche de la Herkunft et de l’Entstehung ». Or, en comparant les définitions “négative” et “positive”, on observe un point qui, à ma connaissance, a été ignoré par les commentateurs de ce texte : le prédicat de l’une est la traduction du prédicat de l’autre. Dans la première citation, la généalogie « s’oppose » à la recherche de l’origine en ce qu’elle se définit, selon la deuxième citation, comme la recherche de la Herkunft et de l’Entstehung. La traduction a dès lors un statut-clé dans la logique du texte foucaldien, celui de disjoncteur de la valeur définitionnelle de ce à quoi l’article est consacré, la généalogie. Dans la mesure où le français ne recouvre pas l’allemand, la traduction permet de passer de ce que la généalogie n’est pas à ce qu’elle est. La non-coïncidence des versions ouvre la voie à une détermination positive de la généalogie et, en ce sens, elle en rend possible la pensée ; elle trace ici aussi, comme chez Kofman, un poros hors de la fausse conception de la généalogie comme recherche de l’« origine ». S’il fallait un argument pour montrer qu’il n’est pas philosophiquement souhaitable que la traduction dise la “même chose” dans deux langues différentes, on l’aurait ici trouvé. Précisons encore. On peut répliquer que c’est au contraire par le retour au texte nietzschéen non-traduit qu’on passe à la définition positive. Ce serait alors l’évitement de la traduction et un retour à la préséance philosophique de l’original qui rendrait possible la définition de la généalogie. Foucault semble lui-même considérer sa lecture de cette manière :
Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », 1004-1005.
Ibid., 1008.
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Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », 1006.
Ce que Foucault écrit ici correspond à un usage tellement normal de l’original et de la traduction qu’on ne perçoit pas à quel point il menace de rompre avec la généalogie elle-même. Ce que Foucault récuse dans l’origine (et ce que, selon lui, Nietzsche refuse dans l’Ursprung), c’est qu’« on s’efforce d’y recueillir l’essence exacte de la chose, sa possibilité la plus pure, son identité soigneusement repliée sur elle-même, sa forme immobile et antérieure à tout ce qui est externe, accidentel et successif ». Le propos foucaldien semble alors singulièrement se disjoindre de lui-même. Comment ne pas conclure qu’en obtenant « l’objet propre » de la généalogie par la restitution de l’« utilisation propre » des termes « Entstehung » et « Herkunft », Foucault donne bel et bien à la généalogie, contre la généalogie, une origine ? S’il faut lui restituer une utilisation propre, l’original de Nietzsche devient une origine dont il s’agit de retrouver, par un geste anti-généalogique, la vérité contre ce qui lui est « externe, accidentel et successif » – entendez ici la traduction. Le moment anti-généalogique de la généalogie consiste à rechercher dans « Entstehung » et « Herkunft » l’origine, tronquée par la traduction « origine », de la généalogie. La rupture du discours avec lui-même révèle à quel point les effets de la traduction sont ignorés, au moment même où il s’agit de mettre en crise la notion d’origine. Mais s’arrêter à ce paradoxe reviendrait à rester sourd à ce que fait le texte. Foucault dit bien vouloir restituer l’utilisation propre des termes, sous-entendant par là que la traduction aurait illégitimement tronqué ou volé quelque chose de cette utilisation. Cependant, toute l’ambivalence d’une telle restitution vient s’inscrire dans le texte foucaldien. C’est que Foucault rend la distance entre lui et Nietzsche indécidable. En effet, qui énonce ces mots-clés qui, dès le titre, jalonnent l’article (« généalogie », « histoire », « origine », « Ursprung », « Herkunft », etc.) ? Nietzsche ? Foucault ? Nietzsche restitué par Foucault ou encore Foucault à l’unisson avec Nietzsche ? Une des caractéristiques de l’article – Foucault usera d’un procédé similaire dans « Qu’est-ce qu’un auteur » – consiste à subvertir la logique traditionnelle de la citation. Il produit ainsi ce que, dans la continuité d’Antoine Compagnon, on peut désigner par « écriture brouillée 8 ». Il y a bien des citations “classiques”, des 8
Dans la dernière partie intitulée justement « L’écriture brouillée » de La seconde main, Compagnon décrit des modes de citations d’ordres différents que ceux qu’il a précédemment décrits, brouillant du même coup, dans une certaine mesure en tout cas, également sa propre typologie de citations.
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Quelle couleur doit être cent fois plus importante pour le généalogiste de la morale que précisément le bleu, c’est là une chose qui tombe sous le sens : c’est le gris. (Nietzsche | Wolting, préf. de La généalogie de la morale, § 7, trad. modifiée). Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », 1004. Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, préface, § 4.
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Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », 1005-1006.
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Foucault paraît ici raconter une histoire. La focalisation est d’abord interne. On poursuit avec Nietzsche son évaluation rétrospective jusqu’au point de sa conclusion, où la narration semble coller au plus près de ce qu’elle raconte : « maintenant » Nietzsche sourit, mais on croit bien entendre que, dans la proximité produite par le texte, Foucault sourit avec lui. Or, une rupture se dessine entre ce moment de coïncidence et la fin de la citation. Lorsqu’on lit « les analyses proprement nietzschéennes », on s’est retiré hors de la perspective de Nietzsche pour nous retrouver au niveau de l’analyse de Foucault qui place
Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, Vor., § 7.
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Puis Nietzsche revient en arrière, fait l’historique de cette enquête [de l’origine des préjugés moraux] dans sa propre vie ; il rappelle le temps où il « calligraphiait » la philosophie et où il se demandait s’il fallait attribuer à Dieu l’origine du mal. Question qui le fait sourire maintenant et dont il dit justement que c’était une recherche d’Ursprung ; même mot pour caractériser un peu plus loin le travail de Paul Rée. Puis il évoque les analyses proprement nietzschéennes qui ont commencé avec Humain trop humain.
Ibid., 1004.
passages que Foucault reprend à Nietzsche, sépare soigneusement de “son” texte, avec un renvoi bibliographique en note. Mais leur statut devient lui-même ambigu puisque d’autres termes, justement ceux sur lesquels porte le texte (« Ursprung » et « Herkunft »), sont sans autres intégrés dans le corps du texte, rendant du coup indécidable s’il faut les lire comme termes nietzschéens ou foucaldiens. Et puis il y a des parties du texte qui paraissent indistinctement communes aux deux. Dans la première phrase déjà, Foucault parle comme s’il était Nietzsche : « La généalogie est grise ». Dans la préface de la Genealogie der Moral, Nietzsche écrit : « Es liegt ja auf der Hand, welche Farbe für einen Moral-Genealogen hundert Mal wichtiger sein muss als gerade das Blaue : nämlich das Graue. » Dans la troisième phrase de l’article, Foucault, tout comme Nietzsche, prend le contre-pied de Paul Rée et de la “généalogie anglaise” : « Paul Rée a tort, comme les Anglais, de décrire des genèses linéaires – d’ordonner ». Nietzsche avait lui aussi introduit sa controverse avec Paul Rée en parlant de la « englische Art », de la manière anglaise, d’élaborer des hypothèses généalogiques. Or, le travail sur le brouillage des voix est un élément constitutif du fonctionnement du texte :
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face à lui, sur un plan comparatif, « le travail de Paul Rée » et les « analyses nietzschéennes » ; dans la logique de ce qui précède, on se serait plutôt attendu à « ses propres analyses ». Or, entre ces deux modes narratifs (celui où Foucault raconte avec Nietzsche et celui où Foucault raconte Nietzsche) vient un moment d’ambiguïté, et ce précisément lorsque la réflexion passe au niveau “lexicographique” de l’usage de « Ursprung ». Suivant le sens qu’on donne à « justement », le rapport entre Foucault et Nietzsche se modifie. Si « justement » désigne la simple concordance entre les questions passées et la recherche de l’Ursprung, alors il est dit pareillement par Nietzsche et par Foucault. Mais si « justement » désigne plus spécifiquement l’utilisation adéquate du terme « Ursprung » pour qualifier les anciennes recherches, alors il provient du regard analytique de Foucault sur Nietzsche. Dans le premier cas, Foucault et Nietzsche, encore souriants, disent que « ces vieilles questions sur l’Ursprung sont justement le piège qu’en généalogistes nous éviterons à l’avenir” ; dans le second cas, Foucault dit de Nietzsche : “il est juste de dire comme le fait Nietzsche que ces questions sont de la recherche d’Ursprung, “Ursprung” est le mot juste. » Ces deux lectures compossibles et indécidablement mêlées se soutiennent l’une l’autre. L’observation analytique de Foucault selon laquelle il y a, chez Nietzsche, un usage juste de « Ursprung » lui permet de dire, avec Nietzsche, que sa recherche est justement ce à quoi la généalogie s’oppose. Une circularité apparaît dès lors. Elle pose d’une nouvelle manière la question de “l’origine” nietzschéenne de ce que Foucault appelle « généalogie » et le rôle de la traduction. En effet, « l’utilisation propre » que Foucault entend restituer aux termes « Entstehung » ou « Herkunft » contre leur traduction indifférenciée par « origine » n’est finalement propre que par l’accréditation de sa lecture. C’est elle qui permet d’évaluer l’utilisation nietzschéenne d’« Ursprung » comme juste. La distinction entre les différents termes n’est pas simplement et originairement nietzschéenne, elle émerge de la lecture de Foucault qui parvient à la lire chez Nietzsche et à la dire avec Nietzsche. Or, ce que Foucault lit n’est pas l’original. Certes, il recourt, surtout pour les termes traduits par « origine », à des termes en allemand. Reste pourtant à déterminer quel statut on peut leur donner. De fait, à une exception près, Foucault ne mentionne dans les notes que les versions françaises des ouvrages de
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. • 2 . FOUCAULT , LECTEUR - TRADUCTEUR DE NIETZSCHE
Plusieurs concepts de la philosophie sont ainsi pris et traduits par un même terme dans deux langues ; on peut penser au cogito, au Dasein, etc. 10 Ce point contredit évidemment l’idée convenue que la traduction travaille avant tout sur des signifiants. Dans un passage sur lequel nous reviendrons, Derrida affirme : « un corps verbal ne se laisse pas traduire ou transporter dans une autre langue. Il est cela même que la traduction laisse tomber. Laisser tomber le corps, telle est même l’énergie essentielle de la traduction » (Derrida, « Freud et la scène de l’écriture », 312). Cette affirmation est problématique dans le cas de textes qui, comme d’ailleurs certains auxquels Derrida s’intéressera plus tard (par exemple l’Ulysse de Joyce), travaillent au seuil de plusieurs langues et rendent ainsi indécidables à quelle langue appartient un « corps verbal ». On peut alors se demander si la traduction, déjà en cours dans le texte, ne constitue pas aussi une affirmation du « corps verbal ».
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Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », 1008 et 1011.
Nietzsche. Mais surtout, dans une logique similaire à ce que nous avions discuté chez Kofman, Foucault traduit lui aussi « Ursprung », « Herkunft » et « Entstehung » : « Ursprung » est assez systématiquement traduit par « origine » alors que « Herkunft : c’est la souche, la provenance » et « Entstehung désigne plutôt l’émergence, le point de surgissement. » Du coup, « Ursprung », « Herkunft » et « Entstehung » cessent d’être naïvement des termes originaux allemands tout en ne se superposant pas purement et simplement aux termes nietzschéens. Lorsqu’il utilise ces mots allemands, jamais à l’évidence Nietzsche n’entend « origine », « provenance » ou « émergence ». En les comprenant en français, en traduisant, pour ainsi dire non par leur “signifiant”, mais leur “signifié”, les termes “allemands” excèdent déjà la limite de “leur” langue 9. L’apparente identité de « Ursprung », « Herkunft » et « Entstehung » dans le texte foucaldien et dans l’original nietzschéen n’empêche pas que, puisqu’ils sont compréhensibles et définis dans leur usage “propre” en français, ce sont des traductions 10. Nous avons vu que le texte de Foucault constitue un rapport ambivalent avec l’usage classique de la citation, brouillant la réponse à la question « qui parle ? ». Or, il apparaît ici que la traduction travaille le caractère citationnel des termes discutés. À aucun moment du texte, « Ursprung », « Herkunft » et « Entstehung » ne sont marqués comme citations. Certes, l’italique semble marquer l’étrangeté des termes par rapport à la langue du texte dans lequel ils apparaissent, suggérant que “malgré” l’absence de guillemets, ils sont des originaux d’un autre texte cité ici. Mais ce serait ignorer qu’au moment même où Foucault semble traduire ces termes “originaux”, il met en italique également un des termes évidemment français,
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Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », 1008 et 1011.
rompant du coup le sentiment d’un marquage typographique de la différence des langues : « Herkunft : c’est […] la provenance », « Entstehung désigne plutôt l’émergence ». Le texte de Foucault se déploie ainsi sur un seuil singulier qui le rend insituable autant par les théories classiques de la citation que celles de la traduction, mais qui lui confère aussi son dynamisme spécifique : les termes autour desquels se construit sa réflexion se donnent simultanément comme encore des “originaux” cités, et déjà des traductions constitutives du texte français. Pris ainsi dans leur ambivalence, entre original et traduction, citations de Nietzsche et termes foucaldiens, « Ursprung », « Herkunft » et « Entstehung » sont essentiels dans la logique du texte. Ils jouent sur les deux plans qui se mêlent dans « justement ». Ils rendent à la fois possible l’effet d’une communauté des voix et le regard lisant de Foucault sur Nietzsche. Foucault, lorsqu’il discute l’« Entstehung » et la « Herkunft », ne précise pas s’il entend ces termes dans leur acception nietzschéenne ou s’il en fait des concepts spécifiques de sa propre recherche 11. Si Foucault et Nietzsche peuvent, dans un même « maintenant », sourire de la recherche anti-généalogique d’un Ursprung, c’est parce que le terme traduit « Ursprung » leur devient aussi commun. En même temps, c’est parce que Foucault le cite qu’il peut évaluer son usage comme adéquat chez Nietzsche. « Justement », c’est alors aussi le constat d’ajustement entre la traduction et la citation. L’entrelacs des voix, la proximité ou la distance de Foucault et de Nietzsche lorsqu’ils parlent de généalogie et d’origine contrecarrent le plan d’une pure et simple restitution de l’original en sa vérité, comme si le passé était positivement disponible dans sa neutralité. Au terme d’une lecture attentive aux effets de la traduction, la restauration de « l’utilisation propre » de « Ursprung », « Herkunft » et « Entstehung » ne peut en aucun cas équivaloir à un retour à l’original puisqu’ils constituent aussi, dans le texte de Foucault, déjà des traductions. De cette manière, le texte échappe au piège que Foucault, suivant en cela les opinions convenues sur la traduction, se tend à lui-même. La traduction ainsi comprise semble s’agencer avec ces opérateurs d’une continuité historique par rapport auxquels Foucault cherche à s’affranchir : la tradition, l’influence, l’évolution ou 11 Voir par exemple Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », 1008-1014.
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. • 2 . FOUCAULT , LECTEUR - TRADUCTEUR DE NIETZSCHE
12 Voir Foucault, L’archéologie du savoir, 31-32.
“l’esprit” 12. La définition de la généalogie « comme recherche de la Herkunft et de l’Entstehung », opposée à la « recherche de l’origine », performerait ce qu’elle exclut si « Herkunft » et « Entstehung » ne tiraient leur légitimité que de l’autorité de l’original et de leur « utilisation propre » chez Nietzsche. Au début de l’article, Foucault reproche à Paul Rée de faire de la généalogie « comme si les mots avaient gardé leur sens ». La traduction, pour peu qu’on y soit attentif, empêche Foucault de faire la même erreur. Ce qui se révèle alors n’est peut-être rien d’autre que la possibilité d’une histoire telle que Foucault l’entend. L’article, rappelons-le, vise aussi à esquisser via Nietzsche les contours d’une nouvelle pratique historique. Or, en laissant opérer la traduction, Foucault ne lui assigne pas la tâche d’être le médium transparent d’une conservation des discours au-delà des ruptures discursives et épistémiques, redessinant ainsi comme elle le peut la longue courbe continue du devenir. Il trace au contraire un poros à une difficulté qui ne cesse de travailler ses recherches et qu’il élude souvent par un terme qui revient presque obsessionnellement dans ses réflexions théoriques, « décrire ». Quelle écriture est possible pour décrire l’hétérogénéité et l’éparpillement des discours, ses événements, ses seuils, son caractère révolu, son étrangeté sans l’homogénéiser, transgresser, aplanir et se l’approprier « comme si les mots avaient gardé leur sens » ? Comment dire un discours qui, c’est là sa singularité et son historicité, n’est plus dicible ? Une des forces de Foucault aura peut-être été de ne pas imposer une doctrine pour résoudre ces questions, somme toute récurrentes dans l’épistémologie de l’histoire ; d’où s’énoncerait-elle à son tour ? Mais si on est attentif à la traduction, on remarquera qu’elle est, dans l’écriture foucaldienne, l’événement par lequel il échappe au dilemme. Elle restitue l’étrangeté du discours, constitue, en lui, son dehors. Nietzsche comme origine sans original de la généalogie, Hegel devenant Hegel chez Hyppolite. La Stultifera navis, présente distante par la traduction, comme si elle larguait les amarres pour fuir une historiographie qui ne pourrait en saisir l’étrangeté, devient comme une nouvelle image, dérivante, de la traduction pour l’histoire. Dans le discours foucaldien se dessine alors une figure qui n’est pas sans rappeler celle qu’il perçoit chez Magritte entre l’image et la
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Foucault, Ceci n’est pas une pipe, 34.
phrase « Ceci n’est pas une pipe » : une « petite bande mince » qui est « l’effacement du “lieu commun” ». Elle n’est pas rien, inerte, stérilisante puisqu’elle constitue « une région incertaine et brumeuse », singulièrement dynamique où rapport et non-rapport s’enroulent indéfiniment et dont émerge toute la lecture de Foucault. La traduction a peut-être une fonction similaire ; elle rouvre l’évidence historique de l’intérieur – ceci est la nef et ceci n’est pas la nef, ceci est l’origine et ceci n’est pas l’origine, ceci est Hegel et ceci n’est pas Hegel – et restitue à l’histoire son étrangeté sans se réfugier dans un simple mutisme. Par la traduction, on touche alors à une expérience historique dont Foucault rêvait peut-être la singularité : non pas une science qui se réfugie dans l’indifférence creuse d’un anything goes – on est d’ailleurs très souverain pour l’affirmer – mais l’avènement, en creux du discours historique, d’une singularité dont la vérité et l’autorité demeurent suspendues : l’histoire qui flotte. Une dernière remarque encore. Le texte de Foucault pointe aussi vers le futur. En jouant sur le seuil entre originaux et traductions, les termes « Herkunft » et « Entstehung » indiquent la double direction que vise le texte. Celui-ci est à la fois un essai sur Nietzsche et un programme de ce que Foucault compte écrire : c’est toute l’ambiguïté de la « généalogie », terme propre à Nietzsche et à Foucault. Le texte relie ainsi Foucault à Nietzsche en même temps qu’il pointe de Foucault vers un Foucault à venir. C’est bien cela qui s’annonce lorsque « Herkunft » et « Entstehung » sont des “originaux” cités par Foucault, et des concepts foucaldiens qu’il traduit. Plutôt que des citations d’un original, ils sont, comme traductions, des incitations qui ouvrent vers une généalogie à venir. Et s’il fallait traduire ce qui arrive ainsi comme nouvelle origine de la généalogie, origine par la traduction, c’est peut-être « Hinkunft » qu’il faudrait risquer.
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₍₎
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cette solitude où la voix raconte seul moyen de la vivre à moins qu’elle ne me l’apprenne la voix ma vie lors de cette autre solitude qu’est le voyage c’est-à-dire au lieu d’un premier passé d’un second passé et d’un présent un passé un présent et un futur quelque chose là qui ne va pas Samuel Beckett
Beckett, Comment c’est, 200-201.
1. « QU’IMPORTE QUI PARLE » : PARTIR DE « BECKETT » POUR QUITTER L’AUTEUR
Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », 829-830.
Ibid., 839-840.
Pour montrer selon quels critères on établit l’auteur d’un texte, Foucault se réfère à un penseur dont l’œuvre la plus célèbre, une traduction, se dérobe elle-même à l’autorité de celui qui l’a écrite : Jérôme 1. Ce choix, subvertissant la pertinence des critères, anticipe aussi la fin de « Qu’est-ce qu’un auteur ? » où, par un jeu subtil de citations, la légitimité de la question « qui parle ? » est troublée : Tous les discours, quel que soit leur statut, leur forme, leur valeur, et quel que soit le traitement qu’on leur fait subir, se dérouleraient dans l’anonymat du murmure. On n’entendrait plus les questions si longtemps ressassées : « Qui a réellement parlé ? Est-ce bien lui et nul autre ? Avec quelle authenticité, ou quelle originalité ? Et qu’a-t-il exprimé du plus profond de lui-même dans son discours ? » Mais d’autres comme celles-ci : « Quels sont les modes d’existence de ce discours ? D’où a-t-il été tenu, comment peut-il circuler, et qui peut se l’approprier ? Quels sont les emplacements qui sont ménagés pour des sujets possibles ? Qui peut remplir ces diverses fonctions de sujet ? » Et, derrière toutes ces questions, on n’entendrait guère que le bruit d’une indifférence : « Qu’importe qui parle. »
Dans la perspective de notre réflexion sur la traduction, deux éléments méritent d’être évoqués. Ils concernent le « Qu’importe qui parle » sur lequel se clôt le texte, “répondant” ou plutôt déviant ainsi par une question la question initiale « qu’est-ce qu’un auteur ? ». Premièrement, la traduction est un événement 1
Voir supra, 70.
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Rémy Ponton, article « Auteur » dans Aron, Saint-Jacques, Viala (éds), Dictionnaire du littéraire.
• BABEL HEUREUSE •
Agamben | Rueff, « L’auteur comme geste », 76.
. • 1.
« QU ’ IMPORTE QUI PARLE »
par excellence où ces deux questions – « qu’est-ce qu’un auteur ? » et « qu’importe qui parle ? » – se posent. Le fait que, dans la majorité des cas, l’auteur n’est pas celui qui écrit la traduction intervient profondément dans le sens commun – « l’auteur d’un texte est celui qui l’a écrit » – et ébranle la notion traditionnelle d’auteur tout comme son corollaire, l’intention. Simultanément pourtant, ces interrogations paraissent exclues du champ de la traduction. Les discours normatifs qui énoncent ce que doit être une traduction et ce que doit faire un traducteur jouent un rôle de maintien de l’ordre poétique qui neutralise le potentiel critique de ces questions. L’exigence de retour à l’original (lié aux questions « Qui a réellement parlé ? Est-ce bien lui et nul autre ? Avec quelle authenticité, ou quelle originalité ? » mentionnées par Foucault), le fait qu’on attende du traducteur, si c’est possible, qu’il travaille de concert avec l’auteur et cherche son aval, le privilège accordé aux traductions autorisées ou aux autotraductions, toutes ces normes martèlent haut et fort : « il importe qui parle ». Le deuxième élément que je veux souligner à propos du « qu’importe qui parle » touche plus spécifiquement au fonctionnement du texte foucaldien. Giorgio Agamben y décèle une « contradiction qui semble évoquer le thème secret de la conférence », à savoir que le « même geste, qui refuse toute pertinence à l’identité de l’auteur, affirme néanmoins sa nécessité irréductible. » En d’autres termes, il y a nécessairement quelqu’un qui parle disant « qu’importe qui parle », tout comme il y a un auteur demandant « qu’est-ce qu’un auteur ? » Mais si on se contente de constater cette contradiction, on risque de manquer un effet singulier du texte. Le « qu’importe qui parle » n’est en effet pas le seul passage entre guillemets dans l’extrait et il faut se demander quels statuts spécifiques ont ces différents énoncés. D’abord, Foucault “cite” les questions traditionnellement posées par rapport aux discours (« Qui a réellement parlé ? Est-ce bien lui et nul autre ? » etc.). À ces questions, Foucault en ajoute d’autres qu’il imagine pertinentes dans le futur (« Quels sont les modes d’existence de ce discours ? D’où a-t-il été tenu, comment peut-il circuler, et qui peut se l’approprier ? », etc.). Dans la mesure où elles ne sont que l’expression d’un ordre du discours actuel ou à venir, elles ne peuvent pas être elles-mêmes attribuées à quelqu’un en particulier ; elles sont de “tout le monde” au point d’être anonymes, elles font ou défont l’auteur, mais elles n’en ont pas. Or c’est un
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Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », 820.
tel anonymat qu’énonce « qu’importe qui parle ». Au contraire d’une occurrence précédente, Foucault ne dit pas ici de qui est cette phrase, la plaçant virtuellement dans le même anonymat que les questions qui précèdent. Le texte de Foucault réalise ainsi ce que la citation dit. Lu de cette manière, la contradiction que décrit Agamben n’est pas évidente : « qu’importe qui parle » est, tout comme les questions, un élément indifférencié d’un ordre du discours à venir. La contradiction devient en revanche patente lorsqu’on s’engage dans le piège que le texte foucaldien nous tend, et que l’on refuse de voir la dernière citation s’enfoncer dans « le bruit d’une indifférence ». La contradiction apparaît ainsi moins dans le texte de Foucault que chez nous qui nous demandons, à propos de « qu’importe qui parle », « qui a réellement parlé ? » Or cette question, sans réponse à la fin de l’article, a déjà été résolue au début – c’est en ce sens que le texte nous tend un piège. Foucault y introduit le « thème dont [il voudrait] partir » par cette citation « qu’importe qui parle, quelqu’un a dit qu’importe qui parle ». Ici, contrairement à ce que nous lisons à la fin, rompant avec son propos et la citation ellemême, Foucault associe un nom à la formulation : « Beckett » 2. Ce qui a changé entre la première et la seconde occurrence de la citation est la conséquence de la démonstration foucaldienne. Le nom d’auteur a disparu, la citation, d’abord reliée à « Beckett », est désormais placée au niveau de celles, anonymes et indifférentes, qui la précèdent directement. Deux effets se superposent alors. Premièrement, « qu’importe qui parle » devient la conclusion évidente des développements préalables non seulement par
2
Une année plus tôt, Foucault avait utilisé la même phrase avec une ponctuation modifiée, sans mention d’auteur et produisant donc un effet similaire à celui que nous lisons dans « Qu’est-ce qu’un auteur ? » : « en chaque phrase règne la loi sans nom, la blanche indifférence : “Qu’importe qui parle ; quelqu’un a dit : qu’importe qui parle” (Foucault, « Réponse à une question », 723). La ponctuation dans le texte beckettien est celle que Foucault reprend dans « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (cf. Beckett, Nouvelles et textes pour rien, 129). On trouvera une lecture croisée de Beckett et de Foucault à partir de la notion d’archive chez Grossman, L’angoisse de penser, 91-108. Notons enfin que la mise en rapport de la question « qui parle ? » et Beckett apparaît déjà chez un auteur de prédilection de Foucault (auquel il a consacré, en 1966, La pensée du dehors), à savoir Blanchot : « Qui parle dans les livres de Samuel Beckett ? Quel est ce “Je” infatigable qui apparemment dit toujours la même chose ? Où veut-il en venir ? Qu’espère l’auteur qui doit bien se trouver quelque part ? Qu’espérons nous, nous qui lisons ? » (Blanchot, Le livre à venir, 286).
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• 2 . L ’ AUTRE VOIX ET L ’ AILLEURS DANS LES TEXTES
Si Foucault se réfère à Beckett, ce n’est peut-être pas seulement parce que la citation convient particulièrement bien à son propos, mais aussi parce qu’il repère dans l’œuvre beckettienne un souci ou un dilemme communs. De fait, les quelques références de Foucault à Beckett ont lieu sur le fond d’un conflit lié à la prise en charge du discours. C’est le cas, nous l’avons vu, du « qu’importe qui parle » anonyme mais productivement problématique à la fin de « Qu’est-ce qu’un auteur ? » et de « Réponse à une question », ou alors contradictoire lorsqu’il est explicitement associé au nom « Beckett ». Au début de L’ordre du discours, on peut lire : « J’aurais aimé qu’il y ait derrière moi […] une voix qui parlerait ainsi : “Il faut continuer, je ne peux pas continuer, il
Ibid., 820.
.
BECKETT ET L’ÉCRITURE DE LA TRADUCTION
• BABEL HEUREUSE •
2. L’AUTRE VOIX ET L’AILLEURS DES TEXTES :
ce que l’énoncé dit, mais aussi par l’anonymat dans lequel il est maintenu. La première occurrence est, comme le dit Agamben, contradictoire. Mais à la fin, démis de son nom propre, « qu’importe qui parle » est devenu performativement ce que Foucault perçoit comme l’avenir probable des discours, la possibilité de leur prolifération indéfinie et impersonnelle. Il est toutefois improbable que nous puissions renoncer au nom d’auteur avec la même aisance que celle opérée par le texte. Sachant, puisqu’il l’a lu auparavant, que Foucault emprunte la formule à Beckett, il continuera vraisemblablement à distinguer entre l’impersonnalité des citations précédentes et la dernière, il tranchera toujours dans la belle indifférence qu’impliquent le texte foucaldien et la citation pour associer le nom « Beckett » à « qu’importe qui parle ». La citation est ainsi simultanément, jusque dans sa performance anonyme, à la fois la fin évidente du texte et sa mise à l’épreuve radicale. « Beckett a dit qu’importe qui parle » et « quelqu’un a dit qu’importe qui parle » s’excluent. La facilité et même l’évidence avec laquelle le lecteur, même convaincu, passe d’une formulation à l’autre pose la question de savoir jusqu’où on est prêt à renoncer à la fonction-auteur. Le texte ne cesse ainsi d’aboutir simultanément à sa conclusion et de découdre sa démonstration. C’est pourquoi « qu’importe qui parle » est l’aboutissement et le « thème » d’où il s’agit de « partir ». On revient sans cesse à ce thème, comme s’il était musical. On n’en a pas fini avec la fin annoncée de l’auteur.
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Foucault, L’ordre du discours, 8.
Beckett, L’innommable, 213.
Foucault, L’ordre du discours, 7-8.
Beckett, Compagnie, 7 et 88.
Beckett, L’innommable, 12.
Beckett, Nouvelles et textes pour rien, 199.
faut continuer, il faut dire des mots tant qu’il y en a, il faut les dire jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent” ». La voix qui parle ainsi et que Foucault – belle coïncidence – ne nomme pas est celle de L’innommable. Pour Foucault, le conflit qui apparaît au moment où il prononce les mots de Beckett est celui de la voix et de la prise de parole. Il aurait voulu, dit-il encore, « au lieu d’être celui dont vient le discours » être « le point de sa disparition possible » ; ne pas parler, laisser dire, disparaître ; cette visée qui traverse autant l’œuvre de Beckett que celle de Foucault est paradoxalement énoncée à travers un amplificateur institutionnel prestigieux, le Collège de France. Le silence ne peut y être convoité que haut et fort, il faut continuer à parler. Que dire soit le dire d’un autre, qu’il y ait « derrière » celui qui parle une voix étrangère qui déleste le discours du poids et du prestige de l’autorité, c’est cette problématique qui intéresse Foucault chez Beckett. Mais Foucault ne pense évidemment pas ici à reconduire sa parole vers une autorité cachée dans son dos. « Derrière » n’implique aucun idéal de dévoilement. Ce dire d’un autre est surtout un autre dire : un dire sans origine, purement traversant, passant par “Foucault” ou “Beckett” comme il passe par la bouche d’une persona. Ce dire est aussi un effet de la traduction. Avec une radicalité particulière, de manière récurrente et d’ailleurs abondamment étudiée, les textes de Beckett travaillent à la désappropriation des voix. Qu’on pense seulement à Compagnie où « une voix parvient à quelqu’un dans le noir » qui s’avère, par un étrange effet de retour, être aussi une voix d’ici : « La fable de toi fabulant d’un autre avec toi dans le noir. » Au début de L’innommable, on peut lire une formulation qui aurait certainement plu à Foucault : « il faut que le discours se fasse. » À la fin encore des Nouvelles et textes pour rien, il est question d’un « joli trio » de voix – une trinité puisque « tout ça ne fait qu’un » : « un qui parle en disant, tout en parlant, Qui parle, et de quoi, et un qui entend, muet, sans comprendre […]. Et cet autre, naturellement, que dire de cet autre, qui divague ainsi, à coup de moi à pourvoir et de lui dépourvu ». Comme les voix qu’on lit, on s’y perd et c’est peut-être – encore une ! – notre propre voix qu’on entend dans le texte lorsqu’on lit sur la même page : « bah il y a des voix partout. » Voix d’ailleurs, voix clivées, voix multipliées, voix déroutées et nous avec elles. L’énumération sommaire ne rend pas justice aux
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.
Clément, L’œuvre sans qualité, 182.
• 2 . L ’ AUTRE VOIX ET L ’ AILLEURS DANS LES TEXTES
Dans l’étude qu’elle a consacrée à ce phénomène chez Beckett, Brigitte Riéra met elle aussi précautionneusement en rapport les procédés de rétractations et la traduction : « À vouloir revenir avec précision sur ce qui a été dit […] le narrateur beckettien attire la suspicion sur la réalité des mots. […] Espaces, questions et raisonnements sont explorés avec rigueur au sein d’un travail qui s’apparente à celui du traducteur. La question “Comment dire” peut ainsi se poser comme celle de l’écrivain bilingue qui hésite entre deux formulations. » (Riéra, « Rétractations », 198). Le phénomène est également étudié par Iser, Der Akt des Lesens, 341 sqq., et « Die Figur der Negativität in Becketts Prosa ». À propos de la figure de l’épanorthose, voir Clément, L’Œuvre sans qualité, 423. Les éléments d’autocorrection apparaissent aussi entre “l’original” et la traduction comme le montre Linda Collinge dans sa lecture comparative de Malone meurt et Malone dies (Collinge, Beckett traduit Beckett, 51).
Deleuze, « L’épuisé », 67.
• BABEL HEUREUSE •
3
Beckett, L’innommable, 136.
textes de Beckett, à la complexité, aux tensions voire aux contradictions de leur polyphonie. Toujours est-il que ces effets pointent aussi vers la traduction. Ainsi, les questions que pose, sans y répondre, l’innommable, s’imposent également à leur lecture : « Combien sommes-nous finalement ? Et qui parle en ce moment ? Et à qui ? Et de quoi ? » Cette coïncidence des effets de traduction et de la multiplicité des voix n’est pas fortuite. Dans sa lecture de Beckett, Deleuze fait très précisément le lien entre la problématique de l’autre voix et celle de la langue toujours étrangère : « C’est toujours un Autre qui parle, puisque les mots ne m’ont pas attendu et qu’il n’y a de langue qu’étrangère. » La conséquence – c’est une expérience récurrente chez Beckett – en est que le récit qui nous est raconté (ou qui se raconte) transmet aussi le sentiment d’avoir pu être différent, raconté autrement. Il y a un hiatus constitutif de la rhétorique beckettienne suggérant un autre discours qui diverge toujours. D’où la présence continuelle d’autocorrections, d’épanorthoses et de rétractations 3. Mais il faut alors lire cette caractéristique des textes de Beckett dans toute sa radicalité, et c’est ce à quoi va s’efforcer notre lecture de L’expulsé. Lorsque les textes doutent d’eux-mêmes, se corrigent, se reprennent, voire se nient, lorsque « c’est toujours un Autre qui parle » dans une langue qui n’est « qu’étrangère », lorsque la voix est toujours une voix autre, jamais assimilée au texte qu’on lit, l’œuvre cesse d’être recluse sur elle-même, stable et identifiable : il n’y a pas d’original. Le texte ne coïncide pas avec lui-même mais s’écrit dans un écartement qui ne cesse de se faire. « L’œuvre ne peut s’identifier ni à une version ni à l’autre […], elle est seulement ailleurs » dit justement Bruno Clément, et ceci ne vaut pas uniquement pour les
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autotraductions. Si la poétique de Beckett est celle d’une autre voix, d’une voix d’ailleurs, sans origine, qui parle autrement, une lecture de la traduction n’a aucune raison de privilégier spécifiquement les autotraductions. Cela ne nie évidemment pas leur importance dans l’œuvre de Beckett. De fait, ce chapitre doit beaucoup aux nombreuses études sur la question 4. Mais dans la perspective de ma lecture, celle non pas de saisir le rôle des langues et de la traduction chez Beckett, mais l’étude de ce que la traduction fait “à” l’œuvre, le partage entre traduction et autotraduction n’est pas central. Il est même peu pertinent puisqu’on introduirait un “il importe qui parle”, alors qu’un des effets de la poétique beckettienne, parce qu’elle est aussi une écriture de la traduction, est justement de subvertir cet ordre du discours. Et si Beckett défait “l’original”, la personne qui s’intéresse à ce que fait la traduction n’a pas de raison de privilégier ipso facto les textes que Beckett a traduits. Elle lira un « ailleurs » (Clément) et une langue « étrangère » (Deleuze), car Beckett n’a pas fait de la traduction une écriture ; il a aussi fait de l’écriture une traduction. 3. UN RÉCIT « DANS L’AUTRE SENS » : L’EXPULSÉ ET SES VERSIONS
Peu après la guerre, Beckett écrit en français un récit qui sera repris dans les Nouvelles et textes pour rien : « L’expulsé » 5. En paraît la traduction allemande « Der Ausgestossene » d’Elmar Tophoven et, la même année, « The Expelled », traduit par
4
5
Mentionnons quelques études marquantes qui ne sont pas explicitement citées dans ce chapitre : Bishop, « Samuel Beckett : Working Multilingually » ; Cohn, « Samuel Beckett Self-Translator » ; Edwards, Beckett ou le don des langues ; Fletcher, « Écrivain bilingue » ; Kenner, « Beckett Translating Beckett ». Notons aussi les contours flous de la notion d’autotraduction ; en dégageant sa pertinence uniquement à partir de critères qui ne sont pas textuels mais biographiques et génétiques, il n’est pas toujours évident de savoir à partir de quel type d’intervention de la part de l’auteur une traduction est une autotraduction. Tom Bishop se demande ainsi si les traductions allemandes d’Elmar ou Erika Tophoven ne devraient pas faire partie, aux côtés des versions françaises et anglaises, de l’œuvre plurilingue de Beckett puisque l’auteur y a étroitement collaboré (cf. Bishop, « “Père céleste, la créature était bilingue” », 100). Une version différente, sensiblement plus longue, a été publiée dans le numéro de décembre 1946 – janvier 1947 de la revue Fontaine. À propos du rapport entre les deux variantes, voir Genetti, « “La plaine dans la tête j’allais à la lande” ».
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Ibid., 28.
• 3 . UN RÉCIT
Ibid., 50 et 82-84.
. « DANS L ’ AUTRE SENS »
La publication isolée du texte – indépendamment des deux autres nouvelles des Nouvelles et textes pour rien (« Le calmant » et « La fin ») – a évidemment un effet sur sa lecture. Les interprètes établissent volontiers le rapport entre les trois nouvelles même si les récits ne l’exigent pas et peuvent être considérés de manière autonome. À propos de cette unité possible, voir Fletcher, The Novels of Samuel Beckett, 102 sqq.
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Beckett | Tophoven | Seaver, Beckett, Der Ausgestossene, L’expulsé, The Expelled, 16.
Richard Seaver et Samuel Beckett. En , Suhrkamp publie la nouvelle en édition trilingue 6. En résumé, le texte raconte comment le narrateur est chassé de chez lui et vagabonde sans but dans une ville qui lui est devenue étrangère. Il rencontre un cocher qui, après l’avoir entraîné dans la recherche vaine d’une chambre, l’héberge dans sa remise d’où l’expulsé s’enfuit au point du jour. À première vue, la question de la voix ne pose pas de problèmes particuliers dans la nouvelle. Pourtant, lors des quatre occurrences du terme, la voix a un rapport trouble ou conflictuel avec le narrateur. Elle est absente lorsque le père de l’expulsé lui choisit son chapeau (« Moi je n’avais pas voix au chapitre ») et aussi, un peu paradoxalement, lorsque c’est la voix – la sienne ? – qui lui dicte sa destination en le vouvoyant (« Il y avait d’autres landes beaucoup plus proches, mais une voix me disait, C’est la lande de Lunebourg qu’il vous faut, je ne me suis pas beaucoup tutoyé »). Dans la manière dont elle apparaît, la voix n’est pas “propre”, même si un tour linguistique (« je me » plutôt que “vous” ou “tu”) tente de l’attribuer. “Sa” voix n’est pas la “sienne”, et s’il l’entend c’est qu’excentrique et indéfinie (« une voix »), elle vient à lui. Pour ce qui concerne les deux autres apparitions du terme, la voix est soit dérangeante et brutale (« J’allais m’assoupir quand une voix me fit sursauter, celle du cocher ») soit, sur un mode paranoïaque, désagréablement intelligible : « J’entendais […] les voix assourdies du cocher et de sa femme en train de me critiquer. » De manière assez remarquable, l’expulsé n’a donc pas explicitement de voix propre. Il perçoit celles des autres, celle aussi de son autre moi qui semble, à son tour, l’envoyer balader à Lunebourg. La seule fois où il est question de la sienne, c’est pour dire qu’il n’en a pas. Les deux traductions se situent dans le prolongement de cette logique puisque « voix » est systématiquement traduit par « voice » et « Stimme » à l’exception notable du « pas voix au chapitre » ; les deux traductions passent la « voix » elle-même sous silence en traduisant par « no say in the matter » et « kein Mitspracherecht ».
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Et pourtant, il parle. Le lien de l’expulsé à la langue n’est pas sans rappeler l’ambivalence de son rapport à la mémoire :
Beckett | Tophoven | Seaver, Beckett, Der Ausgestossene, L’expulsé, The Expelled, 10.
Voir Badiou, Beckett, 61.
Beckett | Tophoven | Seaver, Beckett, Der Ausgestossene, L’expulsé, The Expelled, 54-56.
C’est tuant les souvenirs. Alors il ne faut pas penser à certaines choses, à celles qui vous tiennent à cœur, ou plutôt il faut y penser, car à ne pas y penser on risque de les retrouver, dans sa mémoire, petit à petit. C’est-à-dire qu’il faut y penser pendant un moment, un bon moment, tous les jours et plusieurs fois par jour, jusqu’à ce que la boue les recouvre, d’une couche infranchissable. C’est un ordre 7.
Le passage intrigue non seulement à cause de la rétractation (« il ne faut pas penser à certaines choses » / « ou plutôt il faut y penser ») mais aussi parce qu’au fil de l’explication, le narrateur vient retourner le point de départ en son contraire. Le « volontarisme du souvenir » qu’il décrit projette l’inverse d’une mémoire vive. Non pas travailler à raviver les choses qui vous tiennent à cœur, mais, mortes ou vives, les ensevelir. Au “passif ” « C’est tuant les souvenirs » répond ainsi en filigrane sa contradiction “active”: tuer les souvenirs par le souvenir. C’est ce double discours qu’explicite la traduction allemande. Le constat « C’est un ordre » est traduit par l’exclamation « Keine Widerrede ! » qui s’adresse peut-être moins au narrateur ou à nous qu’au texte luimême ; l’expression intime au discours de se taire avant qu’il n’exprime explicitement sa propre contradiction. De fait, l’expulsé est pris dans l’écart d’une extrême amnésie et d’un souvenir détaillé. Il « n’arrive pas à oublier » le nom de Maître Nidder (le seul nom propre du récit), un notaire qui lui remet un héritage, mais oublie celui de la femme qui a fait de lui son héritier. Mais la plus grande tension réside dans l’existence même du récit. L’expulsé, en effet, ne se souvient pas de l’âge qu’il avait lors de l’expulsion (« Je ne sais plus quel âge je pouvais bien avoir. Ce qui venait de m’arriver n’avait pas de quoi faire date dans mon existence ») alors qu’en même temps, il est capable d’en faire le récit détaillé. C’est que paradoxalement, en rupture avec l’existence de la narration et avec son titre, il y a comme un décrochement entre le narrateur et ce qu’il raconte : l’expulsion est un non-événement pour l’expulsé. Nous comprendrons plus tard pourquoi il en est ainsi. 7
On trouvera une étude détaillée sur la question de la mémoire dans la prose de Beckett chez Lüscher-Morata, La souffrance portée au langage dans la prose de Samuel Beckett, chap. 4.
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Mémoire défaillante et précise, narrateur qui n’a pas voix au chapitre mais fait le récit, la ressemblance n’est peut-être pas fortuite. C’est que la mémoire, dans L’expulsé, est toujours liée à la langue. L’étonnante démarche visant à ensevelir les souvenirs sous la boue n’a finalement d’autre légitimité que son acte de langage : « C’est un ordre ». Par ailleurs, à l’exception de ce passage, le terme de « mémoire » n’apparaît dans le texte qu’associé à la perte d’un nom ou à l’incapacité de donner un chiffre. « J’avais compté les marches [du perron] mille fois, aussi bien en montant qu’en descendant, mais le chiffre ne m’est plus présent, à la mémoire. » La phrase suivante en donne la raison. Il ne s’agit pas d’une incapacité de se souvenir, mais bien de l’impossibilité de faire adhérer la langue à ce à quoi elle est supposée s’appliquer ; le chiffre n’est pas « dans la mémoire » parce qu’il n’a jamais pu être dit :
Ibid., 6.
• BABEL HEUREUSE •
. • 3 . UN RÉCIT
« DANS L ’ AUTRE SENS »
Difficile de savoir en quoi réside la “force” du mot « pareil ». Peutêtre parce que “pareil” et “même”, ce n’est pas du pareil au même : la formule “même chose” ferait émerger autant la question de l’identité (audible non seulement dans les expressions comme “lui-même”,“soi-même” etc., mais aussi attestée par l’étymologie puisque “metipsimus” viendrait de “egometipse”, “moi-même en personne”) que celle de la “chose”. Le mot “pareil”, quant à lui, insiste plus littéralement sur l’égalité que sur l’identité. Or, autour du signe de l’égalité (il s’agit bien aussi de chiffres), les valeurs peuvent indifféremment tourner, être lues comme le fait l’expulsé « dans l’autre sens » sans jamais devoir renvoyer hors de leur mise en rapport vers un supposé réel. De cette manière, le fait de compter cesse de se réduire à une logique statique de désignation d’un réel, mais apparaît dans la dynamique d’un retournement indifférent hors de la version performée par l’expulsé. L’expulsé se tourne, reprend, corrige et surtout compte encore, compte différemment. En prise avec l’impasse d’une langue qui ne colle pas aux choses, impasse peut-être du lieu lui-même – on imagine la porte fermée en haut alors que le perron marque la limite à partir de laquelle on ne joue plus – les versions inlassables du haut en bas, du bas en
Je n’ai jamais su s’il fallait dire un le pied sur le trottoir, deux le pied suivant sur la première marche, et ainsi de suite, ou si le trottoir ne devait pas compter. Arrivé en haut des marches je butais sur le même dilemme. Dans l’autre sens, je veux dire de haut en bas, c’était pareil, le mot n’est pas trop fort.
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Beckett | Tophoven | Seaver, Beckett, Der Ausgestossene, L’expulsé, The Expelled, 10.
haut sont le médium par lequel le narrateur continue à marcher et à compter : la version est son poros. Dans ce processus, le problème n’est pas le chiffre, « le nombre des marches ne fait rien à l’affaire » dit-il un peu plus loin. Le problème, c’est comment dire le chiffre. Le dilemme émerge soit d’une absence de règle quant à l’application des mots au monde (le trottoir, est-ce « un » ou non), soit du mutisme du monde luimême (le trottoir compte-t-il ?). La première solution correspond surtout aux versions française et anglaise (« le trottoir ne devait pas compter », « the sidewalk shouldn’t count »). Il semble que compter soit lui aussi un ordre, mais un ordre qui tait ce qu’il ordonne. La traduction allemande, d’une manière qui est d’ailleurs aussi audible dans les autres langues, laisse entendre que le trottoir ne participe pas au décompte : « nicht mitzählte ». Dans les deux cas – peut-être sont-ils indissociables – le résultat est le même : impossible de savoir comment la langue adhère aux choses dont elle se fait la voix. On confond chez Beckett le vide et l’indécidabilité de la langue. Certes, les deux dimensions sont présentes dans l’œuvre, mais elles ne sont pas pour autant identiques. À l’instar d’autres personnages beckettiens, le problème de l’expulsé à l’égard de la langue n’est pas son caractère foncièrement inadéquat et inadapté ; le rapport des mots aux “choses” n’est pas nié, mais – et c’est peut-être plus radical – il est devenu indécidable. Le langage n’est pas vide, arbitraire et contingent, mais il l’est peut-être. Il n’y a aucune règle transcendante qui énonce l’application de la langue au réel (qui dit si le trottoir doit compter, should count) et il n’y a aucune écoute qui puisse déterminer si le réel compte lui-même (« ob der Bürgersteig mitzählte »). L’expulsé ne conteste d’ailleurs jamais ni la langue, ni ses souvenirs. Il est incapable d’en juger la fausseté ou la justesse, il ne cesse d’en douter ; « je ne sais plus » ou « je ne savais pas » sont des expressions récurrentes, obsessionnelles du texte 8. Le rapport de l’expulsé aux mots devient alors un « dilemme », littéralement une disjonction de deux arguments possibles, sur lequel il vient « buter » comme si l’indécidabilité était devenue elle-même une marche du perron. Le narrateur « butai[t] sur le même dilemme » alors qu’il est arrivé, incertain de son compte, en haut des esca8
Voir par exemple Beckett | Tophoven | Seaver, Beckett, Der Ausgestossene, L’expulsé, The Expelled, 6, 20, 30, 34, 46, 54, 90.
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liers et qu’il veut, en vain, réessayer le décompte, avec un joli double sens, « dans l’autre sens ». Le dilemme reste le même dans l’autre sens, en redescendant et, là encore, il sera impossible de dire si le compte est bon. De manière remarquable, l’identité du dilemme est le seul fait auquel la langue puisse s’appliquer avec certitude : « Dans l’autre sens, je veux dire de haut en bas, c’était pareil, le mot n’est pas trop fort. » Le texte insiste en ajoutant « Je ne savais par où commencer ni par où finir, disons les choses comme elles sont. » Il n’y a pas de « choses », finalement, hors de ce dire qui ne sait pas « par où commencer ni par où finir ». S’il y a convergence entre les choses et les mots, elle n’est à chercher nulle part ailleurs que dans le doute constitutif de leur énonciation. La langue est indécidable, mais elle s’applique sans faille à cette indécidabilité elle-même. Pourtant, on n’aboutit pas ici, comme dans d’autres œuvres de Beckett, à un épuisement de l’écriture confinant au mutisme. L’expulsé ne cesse de parler, de raconter, et la non-assurance de sa langue entraîne, plutôt qu’un tarissement, un excès de paroles compossibles. Comme le trop de la voix qui, excentrée, vient à l’expulsé – et à nous – depuis un dehors indéfini, les paroles sont inlassablement produites, emportées dans le vide qui se creuse entre les mots et les choses. Or, la scène du décompte sur le perron montre comment la narration ajoute ainsi les mots aux mots : il le fait de telle sorte que « dans l’autre sens » « c’était pareil ». Arrivé en haut des marches, il n’arrête pas, ajoute à un décompte un autre décompte, continue sa suite de mots par une version : son “propre” récit, sa continuation – et c’est pour cela que la voix ne peut être qu’excentrique – est une traduction.
• BABEL HEUREUSE •
. • 4 . L ’ HISTOIRE DISTANTE
4. L’HISTOIRE DISTANTE : LE NARRATEUR EXPULSÉ DE LA LITTÉRATURE
Lorsque le narrateur décide d’aller à la lande de Lunebourg, il explicite, nous l’avons vu, la distance qui le sépare de “sa” voix : Il y avait d’autres landes beaucoup plus proches, mais une voix me disait, C’est la lande de Lunebourg qu’il vous faut, je ne me suis pas beaucoup tutoyé. L’élément lune devait y être pour quelque chose.
La voix qui pousse l’expulsé à agir lui vient d’ailleurs et, même s’il se l’approprie (« je ne me suis pas »), elle maintient vis-à-vis de lui
Ibid., 28.
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Beckett | Tophoven | Seaver, Beckett, Der Ausgestossene, L’expulsé, The Expelled, 29.
Ibid., 28.
Ibid., 12.
une distance suffisante pour légitimer le vouvoiement. À cela s’ajoute un élément marquant. Si l’expulsé obéit à la voix, c’est pour une raison qui traverse la différence des langues, en l’occurrence l’allemand et le français. Puisque ces langues les concernent, autant le narrateur de L’expulsé que celui de Der Ausgestossene comprennent l’argument et le traduisent. Le premier traduit le nom de lieu allemand « Lüneburg » par « Lunebourg » afin d’établir le lien phonétique avec « lune » ; le second maintien « Lüneburg » en allemand puis cite le mot français en en précisant la dimension sonore : « Auf den Klang lune musste es auch wohl zurückzuführen sein. » De manière remarquable, le « es » ambigu (le « y » l’est aussi en français) peut se rapporter autant à la motivation du narrateur qu’au geste de traduire. « Zurückführen » signifie « ramener à », de sorte que le « lune » du texte allemand désigne moins ce que le narrateur entend dans « Lüneburg » que « lune » dans la version française. Le passage du français vers l’allemand est donc lisible dans le texte qui se montre ainsi comme traduction. La traduction anglaise enfin, dans la mesure où elle ne participe à aucune des langues en jeu ici, traduit sans comprendre, tout comme elle ne comprend pas le vouvoiement qui précède et qu’elle passe sous silence : « It’s the Lüneburg heath you need. The element Lüne must have had something to do with it. » À court d’argument dans sa langue, le texte anglais invente une sorte de non-langue, un hybride d’écriture allemande (l’Umlaut « ü ») et de prononciation impossible à déterminer, pour marquer la nécessité, pour le narrateur-traducteur, de passer la limite de la langue étrangère. Ce que la version anglaise suggère ainsi, c’est que la motivation de l’expulsé (ou de sa voix qu’il entend) est moins à chercher dans ce qui est dit que dans l’étrangeté – radicale le cas échéant – des autres langues. L’expulsé traduit son histoire.Voilà pourquoi il peut parler tout en mettant en scène l’absence de voix propre. Il est ainsi à la fois quelqu’un qui parle et son propre “entendant”. Il se dit « Lüneburg », il traduit « Lunebourg », il entend « lune ». On en lit les effets dans le texte au moment où le personnage et la situation narrative, lunatique, se dédouble, par exemple lorsqu’il se désigne lui-même à la troisième personne tout en corrigeant, toujours incertain des mots, son propos : « Qu’est-ce que cela devait être alors pour l’homme fait, surfait 9 ? » Dédoublement 9
Le texte anglais met encore en évidence l’ambiguïté en mêlant le « I » à la per-
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aussi plus tard, lorsque le narrateur dit « moi dont l’âme se tordait du matin au soir, rien qu’à se chercher. » La torsion est narrative. Elle se fait du moment que le narrateur se traduit sans voix, se raconte distant. En ce sens, le procédé consiste en une certaine écoute de ce moi que, traduisant, l’expulsé raconte. La torsion et l’écoute sont littéralement chorégraphiées dès l’instant suivant l’expulsion : Dans ces conditions rien ne m’obligeait à me lever tout de suite. Je m’accoudai, curieux souvenir, au trottoir, j’assis mon oreille dans le creux de ma main et me mis à réfléchir à ma situation, pourtant familière.
• BABEL HEUREUSE •
. • 4 . L ’ HISTOIRE DISTANTE
spective extérieure « for the man I have overgrown to » (je souligne). Quant à la version allemande, elle superpose une idée d’épuisement à celle d’achèvement : « für den fix und fertigen Mann. » (Beckett | Tophoven | Seaver, Beckett, Der Ausgestossene, L’expulsé, The Expelled, 13).
Ibid., 12-14.
Réfléchir à sa situation requiert de l’expulsé une singulière posture. Il s’écoute au plus proche d’où il se parle, l’oreille assise dans sa main : ce par quoi on entend logé dans ce avec quoi on écrit. L’écoute enfouie dans l’écriture est la posture de l’expulsé comme traducteur, comme si le récit de sa situation devançait silencieusement son écoute et son écriture. L’expulsé a la pose du narrateur qui, traducteur qu’il est, se trouve curieusement précédé par son récit ; et c’est dans cet écart que se dessine aussi la distance entre lui et lui. L’histoire du chapeau joue dans cette optique un rôle important. C’est dans le cadre de son achat par le père du narrateur qu’on apprend que l’expulsé n’avait pas « voix au chapitre ». Différentes fonctions du chapeau doivent ici être mentionnées. Il est premièrement un élément de distinction entre le narrateur et les autres, et donc un attribut qui le singularise et le rend repérable. Avant de nous dire que son « âme se tordait du matin au soir, rien qu’à se chercher », le narrateur signale que ses congénères, avec qui il était « malgré tout obligé de frayer de temps en temps », se moquent de lui et de son chapeau « comme au ridicule le plus saillant ». Deuxièmement, le chapeau force l’expulsé dans son histoire, l’empêche d’en rêver une autre. Au moment où, l’oreille assise dans le creux de sa main, il réfléchit à sa situation, il rêve d’une histoire étrangère à l’événement qui, pourtant, vient de lui arriver :
Ibid., 16-18.
Ibid., 16.
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Beckett | Tophoven | Seaver, Beckett, Der Ausgestossene, L’expulsé, The Expelled, 14.
Ibid., 14 (je souligne).
Beckett, « Proust », 525.
Beckett, « Le concentrisme », 39.
Proust, Du côté de chez Swann, 143.
Mais le bruit, plus faible, mais indubitable, de la porte claquée à nouveau, me tira de ma rêverie, où déjà s’organisait tout un paysage charmant, à l’aubépine et aux roses sauvages, très onirique, et me fit dresser la tête, les mains posées à plat sur le trottoir et les jarrets tendus. Mais ce n’était que mon chapeau, planant vers moi à travers les airs, en tournoyant.
Expulsé de chez lui, le narrateur, au moment même qui donne sens au titre, atterrit dans une autre histoire. C’est que le « paysage charmant » qu’il imagine est poétique, plus précisément proustien. La version anglaise met en évidence l’origine francophone de ce charmant paysage littéraire « the door slammed again, roused me from my reverie. » L’aubépine est une fleur canonique chez Proust, Beckett le savait bien. On la retrouve dans la liste des fétiches que Beckett dresse dans son essai « Proust », rédigé en anglais en . Probablement la même année, dans un texte consacré au mouvement artistique fictif appelé le « Concentrisme » et singeant le discours pseudo-érudit d’une certaine critique littéraire, on peut lire : « Marcel Proust se métamorphose en aubépine à force de fumigations. » Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, l’aubépine est associée à de « doux souvenirs d’enfance ». Mais c’est surtout dans Du côté de chez Swann que le rapport entre ce que l’expulsé raconte et le récit proustien est le plus évident. Il s’agit d’une scène d’adieu, les parents de Marcel ayant décidé de quitter Combray pour Paris. Marcel foule son nouveau chapeau à ses pieds et prend congé de ses chères aubépines en disant : « “Ô mes pauvres petites aubépines, disais-je en pleurant, ce n’est pas vous qui voudriez me faire du chagrin, me forcer à partir.Vous, vous ne m’avez jamais fait de peine ! Aussi je vous aimerai toujours”. » Ce que l’expulsé décrit, ce dans quoi il se retrouve, c’est le jardin de Combray dont le charme poétique est néanmoins d’emblée rompu, ironisé par le redoublement pléonastique « ma rêverie » / « très onirique ». Si, comme chez Proust, le chapeau annonce le départ et confirme l’expulsion, il est, pour l’expulsé, autre chose encore ; il l’empêche de se retrouver dans une histoire qui n’est pas la sienne : « le charme était rompu » dit-il plus loin. L’anglais utilise le mot « spell » pour qualifier ce charme brisé. On aimerait le lire comme un « ex-spell » dont en entendrait la trace dans le titre Expelled.Toujours est-il que l’envoi du chapeau expulse le narrateur hors d’une histoire étrangère, le forçant du même geste dans la sienne, elle aussi aliénée. Le chapeau fait L’expulsé.
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Ramené ainsi à l’histoire par un élément qui le singularise et l’identifie – plus tard on apprendra que les initiales du narrateur sont inscrites en lettres métalliques dans le chapeau – l’expulsé ne raconte pas son histoire à partir de lui-même. Tout comme le chapeau et les initiales s’imposent à lui en l’expulsant hors d’autres histoires et le liant à la “sienne”, le récit qu’il raconte et qui le raconte lui vient d’ailleurs. C’est par cette non-coïncidence du récit à lui-même qu’apparaît l’écriture comme traduction ; elle rend possible le doute, la reprise, la correction – et donc aussi l’invention – de l’histoire ; surtout, miracle de ce paradoxe, c’est elle qui permet à l’expulsé, sans avoir voix au chapitre, de raconter.
5. L’HISTOIRE PLURIELLE : DER AUSGESTOSSENE, L’EXPULSÉ, THE EXPELLED QUI SE RESSEMBLENT
Ma vie n’en continuait pas moins, et même telle que je l’entendais, jusqu’à un point.
. • 5 . L ’ HISTOIRE PLURIELLE
La vie de l’expulsé continue telle qu’il l’entend jusqu’à un point qui est aussi le point – final ? – de son histoire. Reste à savoir comment un tel récit – celui d’une vie qui se raconte par excentrement, traduite – se rapporte à celui qui raconte. De fait, l’expulsé est doublement et radicalement expulsé. La nécessité de raconter son histoire s’impose du dehors, de l’événement même de l’expulsion qui l’éjecte moins de sa maison que d’une histoire, celle de Marcel. Mais excentrique, parlant d’une voix qui n’est pas proprement la sienne et qui, formelle, le vouvoie, le narrateur est aussi expulsé de l’histoire qu’il raconte. Ces deux dimensions de l’expulsion sont lisibles sur le perron. C’est là qu’il se retrouve après avoir été jeté de chez lui, c’est là qu’il sera éjecté hors des « charmants paysages » proustiens, c’est là qu’il s’essaie à nommer les marches par versions. Par une telle expulsion radicale, le narrateur-traducteur a avec sa vie une difficulté semblable à celle qu’il avait en comptant les marches : aucun récit préalable ne fixe la règle selon laquelle il peut relater son propre vécu ; il n’y a pas d’original. Du coup, il peut qualifier une marche ou un événement de « un » ou de « deux », mais il peut aussi la qualifier autrement. Pour l’histoire, cela implique
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• BABEL HEUREUSE •
Si l’expulsé raconte “son” histoire qu’il traduit, c’est littéralement qu’il faut lire cette affirmation :
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qu’elle pourrait être à la fois semblable et différente : c’est l’expérience même de la traduction. Or, l’implication de l’autre histoire semblable est précisément ce à quoi le narrateur se réfère à la fin de la nouvelle : Quand je suis dehors, le matin, je vais à la rencontre du soleil, et le soir, quand je suis dehors, je le suis, et jusque chez les morts. Je ne sais pas pourquoi j’ai raconté cette histoire. J’aurais pu tout aussi bien en raconter une autre. Peut-être qu’une autre fois je pourrai en raconter une autre. Âmes vives, vous verrez que cela se ressemble.
When I am abroad in the morning, I go to meet the sun, and in the evening, when I am abroad, I follow it, till I am down among the dead. I don’t know why I told this story. I could just as well have told another. Perhaps some time I will be able to tell another. Living souls, you will see how alike they are.
Wenn ich draussen bin, morgens, gehe ich der Sonne entgegen, und abends, wenn ich draussen bin, folge ich ihr, bis in die Welt der Toten. Ich weiss nicht, warum ich diese Geschichte erzählt habe. Ich hätte ebensogut eine andere erzählen können. Ein andermal werde ich vielleicht eine andere erzählen können.Wie sehr sie sich gleichen, das werdet ihr sehen, ihr lebenden Seelen.
Beckett | Tophoven | Seaver, Beckett, Der Ausgestossene, L’expulsé, The Expelled, 90-91.
Sur le point de s’achever, le texte suggère la possibilité d’une autre histoire pourtant semblable. Mais à y écouter de plus près, on entend deux torsions singulières. Premièrement, d’autres histoires sont déjà lisibles dans l’extrait qui les annonce. La topique du couchant et du monde des morts ouvre un registre poétique étranger au reste du récit, mais néanmoins connu. Nous avons vu plus haut que l’expulsion n’est pas seulement celle hors de la maison, mais aussi hors d’un récit, hors des « paysages charmants » de Proust. La fin fait retourner l’expulsé à la littérature, mais à une littérature qui n’est plus signée. Il passe ainsi des paysages poétiques « charmants » aux lieux communs littéraires, c’est-à-dire effectivement là où, dans la littérature, les histoires « se ressemblent ». Comme pour le confirmer, la phrase ellemême répète et bégaie : « Quand je suis dehors […] quand je suis dehors », « J’aurais pu tout aussi bien en raconter une autre. Peutêtre qu’une autre fois je pourrai en raconter une autre. » Deuxièmement, le texte suggère que les histoires différentes et semblables sont déjà impliquées dans celle qu’on lit. C’est à ce niveau que la situation narrative comme traduction se confirme. Ce que la rencontre du soleil le matin et sa poursuite le soir met en scène comme mouvement est significativement identique à celui que nous avions lu au commencement, au moment où il était question des escaliers. Certes, le référentiel a changé ; du dehors sur le perron, on passe à un dehors cosmique. Mais autant le début que la fin du récit impliquent un « autre sens », une
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“l’égalité” étymologiquement présente dans le terme français. Le terme allemand comporte quant à lui une dimension corporelle – les frères Grimm le rapprochent à la fois de “Leiche” et de “Leib” – qui, associé avec le « umgekehrt », dynamise et met encore en évidence le décompte comme version.
Beckett | Tophoven | Seaver, Beckett, Der Ausgestossene, L’expulsé, The Expelled, 7.
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10 En traduisant « pareil » par « gleich », la traduction de Tophoven laisse entendre
continuation par version : tantôt celle qui permet de faire le compte de bas en haut puis de haut en bas, tantôt celle qui permet d’aller vers le soleil levant et de le suivre lorsqu’il est couchant. Dans le premier passage, on aboutit à l’indécision numérique des marches. Dans le second, c’est l’image finale qui se trouble et devient sémantiquement ou symboliquement indécise : rencontre du soleil naissant et sa poursuite dans le monde des morts. À chaque fois, le résultat qui s’ensuit est la possibilité d’un autre compte ou d’une autre histoire dont on expérimente pourtant la ressemblance. Quelle est cette autre histoire semblable ? La version allemande donne un indice. Elle utilise le verbe « gleichen » pour qualifier la ressemblance. Or, pour désigner le décompte des marches dans les deux sens, elle utilise le même terme : « Umgekehrt […] war es das gleiche 10. » Ce mot, nous l’avons vu, est déjà qualifié de « fort » et se trouve ainsi, en allemand, doublement mis en évidence. Surtout, le texte crée le lien entre les histoires semblables et les décomptes des marches. Or, c’est justement sur le fond de ce passage que nous avions qualifié le procédé de l’expulsé comme « traduction » puisque le « pareil » (« gleiche » ou « same » en anglais) qualifie le rapport entre les deux décomptes, dans un sens et « dans l’autre sens ». Il est alors frappant que, parmi les traductions, ce soit justement celle en allemand, la moins susceptible d’être prise pour autre chose qu’une traduction puisque Beckett n’y a pas explicitement collaboré, qui établisse le rapport entre les histoires semblables annoncées à la fin et la démarche de traducteur que donne à lire le narrateur au début. Elle nous suggère par là que ces autres histoires semblables ne sont à chercher nulle part ailleurs que dans le livre trilingue qu’on tient entre nos mains. Est-ce à dire que L’expulsé est l’original qui annonce ses traductions ? Ce serait oublier la logique de cette situation narrative ambivalente qui inclut une dimension traductive et caractérise aussi le texte français. En plus, on négligerait le fait que le rapport avec les autres histoires à raconter est explicite surtout dans la version allemande qui nie ainsi l’antériorité du texte français.
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Beckett | Tophoven | Seaver, Beckett, Der Ausgestossene, L’expulsé, The Expelled, 14, 20 et 22.
Le rapport entre L’expulsé, Der Ausgestossene et The Expelled est alors déterminé non pas axiologiquement par un original et ses traductions, mais par une lecture toujours déjà prise dans la multiplicité des autres langues auxquelles chaque texte se réfère à la fin. Autrement dit, « vous verrez que cela se ressemble » n’est pas seulement l’annonce des autres lectures à venir mais déjà, du moment où il caractérise l’expérience de la traduction, une référence à la lecture en cours. C’est pourquoi le narrateur ne cesse d’hésiter dans son texte et de douter de sa langue, comme il doutait précédemment du nombre de marches ; le récit est jalonné de « comment décrire » (« Comment décrire ce chapeau ? », « Mais comment le décrire ? », « Comment décrire [la maison] ? ») et de « je veux dire » récurrents. Dans le texte s’inscrit ainsi le “comment dire” du traducteur, comme s’il y avait autre chose à exprimer ou quelque chose à formuler autrement que ce que dit le texte que nous lisons. 6. L’EXPULSÉ DE L’ORIGINALITÉ
Si le texte français se donne lui aussi à lire comme traduction, il en résulte une autre conséquence à laquelle, me semble-t-il, les études sur L’expulsé n’ont pas pris garde et qui ne concerne plus le récit dans son ensemble mais spécifiquement l’“événement” de l’expulsion. Celui-ci change de nature si le narrateur traduit et que, pour nous, il n’y a pas d’original. Comme l’histoire, l’expulsion est distante du narrateur et elle ne paraît pas le concerner ; elle ne fait pas date dans son existence. Mais en plus, l’expulsion se caractérise elle-même par une multiplicité puisqu’en l’absence d’original, elle n’est pas textuellement repérable comme événement unique engagé “dans” le récit, mais elle est prise dans les versions plurielles de la traduction. Cet aspect devient lisible précisément au moment de l’expulsion, lorsque le narrateur, réflexivement, décrit son rapport à cet événement. Le texte suggère – la chose est impossible dans la logique du récit si on ne le prend pas comme traduction, comme d’emblée la pluralité même de l’événement – que l’expulsion n’est pas unique, mais qu’elle se produit, aussi paradoxal que cela paraisse, dans des modalités différentes :
Ibid., 12 (je souligne).
Ils s’étaient donc contentés, pour une fois, de me jeter dehors, sans plus.
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. • 6 . L ’ EXPULSÉ DE L ’ ORIGINALITÉ
participe à rendre floue la distinction entre l’homme et l’œuvre. Beckett est né un Vendredi saint, le jour où est commémorée la mort du Christ. Cette coïncidence est certes contestée (cf. Knowlson | Bonis, Beckett, 33), elle sert néanmoins de point de départ à certaines lectures : « Faisons l’hypothèse que la simultanéité d’une naissance réelle, celle de Beckett, un Vendredi saint et de la mort symbolique du Christ est un schéma récurrent du texte beckettien » (Riéra, « Du ressassement à la lettre », 194-195). Un des passages les plus commentés à cet égard se trouve dans Malone meurt : « Je nais dans la mort, si j’ose dire » (Beckett, Malone meurt, 183). Dans L’expulsé, le narrateur a « une sorte de vision » où l’on perçoit aussi l’expression « sortir les pieds devant » ; il imagine « la porte s’ouvrir et [s]es pieds sortir » (Beckett | Tophoven | Seaver, Beckett, Der Ausgestossene, L’expulsé, The Expelled, 26). À propos du rapport entre l’expulsion et la naissance, voir par exemple Bernard, Samuel Beckett et son sujet, 24, et Noudelmann, Beckett ou la scène du pire, 102. Pour une lecture de Malone meurt sous l’angle de la mort et de l’écriture, cf. Hart Nibbrig, Ästhetik der letzten Dinge, 201-203.
Ibid., 20.
• BABEL HEUREUSE •
11 La simultanéité naissance-mort chez Beckett a fait couler beaucoup d’encre et
Le narrateur parle de l’expulsion comme s’il y en avait eu d’autres. Or de telles expulsions sont impensables puisque, dans la linéarité du récit, l’expulsion est littéralement un point de nonretour : elle interdit sa réitération, au point que certains interprètes y ont vu une naissance, comme souvent chez Beckett, indistincte de la mort 11. En qualifiant l’expulsion comme n’étant qu’une parmi d’autres possibles – et possibles différemment – le récit se décroche pour ainsi dire de sa propre linéarité qui interdit une telle réitération. Celle-ci n’est possible que si le texte se démultiplie en des textes parallèles dont fait déjà partie celui qu’on lit. Les “autres” expulsions auxquelles le narrateur fait allusion sont celles qui, se donnant à lire dans les versions, se sont produites auparavant ou sont à venir, encore et encore. Ce sont aussi ces expulsions qui se produisent au moment de la lecture semblable et différente des autres traductions. C’est donc maintenant – et non uniquement lors d’un épisode précédant le récit – qu’il faut lire le pluriel suggéré des expulsions. Juste après avoir demandé comment décrire son chapeau, le narrateur dit, dans une formulation qui reprend le « pour une fois » de l’expulsion : « Une autre fois, une autre fois. » Il semble soudainement désigner non plus un moment futur du récit qui ne viendra d’ailleurs pas, mais ce qui se dit dans l’autre texte : l’expérience de la traduction, l’« autre fois » maintenant à lire et à relire. Le passage où l’expulsé “chorégraphie” sa position de narrateurtraducteur va dans le même sens :
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Beckett | Tophoven | Seaver, Beckett, Der Ausgestossene, L’expulsé, The Expelled, 12-14.
Ibid., 15.
Je m’accoudai, curieux souvenir, au trottoir, j’assis mon oreille dans le creux de ma main et me mis à réfléchir à ma situation, pourtant familière.
L’expression est hautement paradoxale. Le narrateur tout juste expulsé se trouve néanmoins dans une situation qu’il peut qualifier de « familière ». On retrouve ici la négation du caractère unique de l’expulsion. Mais surtout – c’est en ce sens que l’expression est paradoxale – « familier » signifie étymologiquement l’exact contraire de la situation dans laquelle il se retrouve. Le terme de « famille » n’implique pas d’abord un lien généalogique, mais bien “géographique” : une famille, c’est l’ensemble des personnes vivant sous un même toit. En ce sens, indépendamment de la question ouverte de savoir qui habite la maison, la situation familière de l’expulsion est littéralement une rupture familiale. Ce que ce paradoxe révèle en outre, c’est que cette expulsion constitue peut-être un piège pour le lecteur. Car si, exclu de la maison, le narrateur se retrouve dans une situation familière, cela signifie aussi, pour autant qu’on le prenne au mot, qu’il se retrouve – chez lui. Une expulsion peut alors en cacher une autre. En se constituant comme déjà familière, l’expulsion chasse le narrateur hors d’une histoire unique, originaire dans laquelle le fait d’être chassé de chez soi constitue un événement au sens fort du terme. En vivant son expulsion comme un moment banal, le narrateur est exclu de l’unicité de ce qu’il vit. Il est déjà embarqué dans la reprise de cet “événement” ordinaire pour lui, chassé de son originalité. Ceci explique pourquoi il raconte comme un traducteur, distant et comme étranger à son récit. La traduction allemande nous engage encore à faire un pas supplémentaire. Contrairement aux textes français et anglais (qui disent « familière » et « familiarity »), la version allemande parle de « vertraute Lage ». On n’y retrouve donc pas le paradoxe que nous venons de lire. Par contre, on distingue discrètement la traduction parler d’elle-même. Dans « vertraut », il y a aussi « treu », fidèle 12. Au moment précis où les textes anglais et français suggèrent que l’expulsé est chez lui par l’expulsion, le narrateur allemand désigne le rapport que sa traduction va entretenir avec le récit,
12 À l’article « Trauen » de leur dictionnaire, les frères Grimm parlent de la parenté
étroite (« engverwandt ») des deux termes.
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un rapport de fidélité. En repliant ainsi la familiarité de l’expulsion sur la fidélité de la traduction, le rapport entre les textes confirme le statut de traducteur de l’expulsé : le croisement des deux versions souligne qu’il est chez lui dans la traduction et qu’il est fidèle à son expulsion. Celle-ci est alors aussi à lire comme l’expulsion hors du récit unique et originaire. C’est, chez Beckett, la situation du narrateur du moment que l’expulsion de la maison l’envoie sur le perron : l’oreille assise dans la main, chorégraphiant fidèlement sa pratique habituelle de traducteur, il devient l’expulsé de L’expulsé. La traduction, racontant ce « qui se ressemble », en est la singulière écriture.
7. L’EXPULSÉ DE “QUI PARLE ?”
.
Ibid., 54.
Ibid., 44.
• 7 . L ’ EXPULSÉ DE “ QUI PARLE ?”
Le narrateur n’en est donc pas « réduit à [s]e signer ». L’expression, au vu de ce que nous avons dit jusqu’ici, a de quoi être prise au sérieux. Le personnage qui raconte sa propre histoire et lui donne son titre ne se signe pas et laisse ainsi indéfini le lien entre
• BABEL HEUREUSE •
À ce moment vint à passer un convoi funèbre […]. Ce fut un grand branle-bas de chapeaux en même temps qu’un papillotement de mille et mille doigts. Personnellement si j’en étais réduit à me signer j’aurais à cœur de le faire comme il faut.
On lit donc l’histoire d’un narrateur-traducteur dont l’expulsion l’exclut aussi de l’unicité du récit. En jouant sur le registre d’une traduction, le texte ne cesse de demander quelle est l’expulsion et d’où, vers quoi elle expulse. Ces questions, annoncées déjà dans le titre – expulsé, Ausgestossene, expelled – ne trouveront aucune réponse, au contraire. Le texte travaille à leur insolubilité, ce qui, en retour, le maintient en mouvement. La radicalité de l’expulsion et la dynamique du récit tiennent aussi au fait que le narrateur est expulsé même de l’expulsé, filant dans un entredeux inlocalisable dans le texte, en errance, entre ex- et -pulsé, Aus- et -gestossen, ex- et -pelled. Précisons encore : l’expulsion du narrateur-traducteur, qui est aussi l’expulsion loin de l’originalité, ramène à la question qui intéresse Foucault chez Beckett : « qui parle ? » Mais ici aussi, de manière ciblée et lisible, la réponse est exclue. Lorsque Maître Nidder somme le narrateur de signer (« Signez, dit-il »), le texte ne dit pas si l’expulsé obéit à l’ordre ou non. Dans ce contexte, un autre passage doit être pris au mot :
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Beckett | Tophoven | Seaver, Beckett, Der Ausgestossene, L’expulsé, The Expelled, 66.
lui-même, son récit et son nom. Ne pas se signer c’est, pour celui qui parle, laisser ouvert le rapport de l’expulsé à L’expulsé. Qu’est ce que ce « se signer » ? Les versions allemande et surtout anglaise développent elles aussi un double sens qui permet de les prendre littéralement. Elles explicitent chacune le signe de croix par lequel il s’agit de se signer. L’allemand parle de « bekreuzigen ». Le texte fait écho à un autre passage : le cocher (dont la fonction joue à ce moment elle-même sur l’ambivalence de « cocher ») marque « d’une croix » (« angekreuzt », « marked with a cross ») les logements potentiels pour l’expulsé. La croix n’est ainsi pas, dans la mise en parallèle des deux passages, strictement liée au symbole religieux. En écrivant, à la place de « se signer », « making the sign of the cross », la version anglaise ouvre plus explicitement encore le potentiel sémantique de la croix. Tracer une croix, c’est tracer les axes d’un système de coordonnées dont le centre, l’origine, est constitué par la personne. En refusant de « se signer », le narrateur se dérobe aussi à ce centre : le point d’origine, l’original, absent à la fois de l’expulsé et de L’expulsé. Mais en plus, « se signer » par un « sign of the cross », c’est aussi faire le geste de celui qui est privé d’écriture, dont le nom dans le texte n’a pas « voix au chapitre ». Surtout, la croix tracée autrement (le narrateur dit bien dans ce passage qu’il ne se signerait pas comme les autres) devient le signe même de l’inconnue, le seul signe qui, en toute rigueur, s’applique aux marches d’escalier que le narrateur compte au début et qui, maintenant, semble le désigner lui-même : « x ». Le texte travaille à maintenir ouvertes les questions qu’il pose, et c’est ainsi qu’il fait errer le récit autant que le narrateur. Contentons-nous alors, comme une dernière figure de cette lecture trilingue de trois traductions, d’imaginer ce que le narrateur-traducteur, sommé par le notaire de signer, écrit. Un nom ? Celui d’un autre, voire d’un autre “lui” ? Traducteur, il écrit peut-être les deux à la fois et trace du coup une signature sans s’y réduire : X comme signe d’un récit sans origine, écriture d’un traducteur dont le nom était là dès le titre : L’expulsé, à la lettre : x-spelled.
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Aber nein, nicht einmal das ist es. Hans-Georg Gadamer
Gadamer, « Lesen ist wie Übersetzen », 285.
1. LE RAPPORT AMBIVALENT ENTRE HERMÉNEUTIQUE ET TRADUCTION
Gadamer, Wahrheit und Methode, 388.
[…] toute traduction est déjà interprétation. (Gadamer | Fruchon, Grondin, Vérité et méthode, 406).
L’expulsé est loin, très loin d’être un personnage herméneutique : il ne comprend pas, ne sait pas comment dire ; étranger à son histoire, il doute inlassablement. Pourtant, nous l’avons vu, il est à la fois traduit et traducteur. Du coup, le récit dénoue aussi deux notions souvent associées : traduire et comprendre. Déjà « hermêneia », sous l’effet des discussions qui accompagnèrent la traduction en grec des Écritures saintes, élargit son sens de « signification » ou « interprétation » à « traduction » 1. Il y a aussi toute une série de formules qui rabattent les questions liées à la traduction sur l’herméneutique, comme si le rapport entre l’une et l’autre était incontestable. « Élémentaire, docteur Bon Sens », écrit cyniquement Meschonnic à propos de Ricœur lorsque ce dernier reprend à son compte l’expression de Steiner « Comprendre, c’est traduire 2 ». Mais cette affirmation circule peut-être avec trop de facilité. Elle masque une hésitation ou un doute lisible dans l’herméneutique elle-même. Entre la traduction et la compréhension, il y a aussi un différend. Gadamer affirme, dans Wahrheit und Methode déjà, que toute traduction est une interprétation : « Jede Übersetzung ist [...] schon Auslegung. » Pourtant, quelques lignes plus haut, il mentionne aussi que la traduction intervient dans une situation 1
2
Voir à ce propos Clara Auvray-Assayas, Christian Berner, Barbara Cassin, André Paul et Irène Rosier-Catach, Article « Traduction » dans Cassin (éd.), Le Vocabulaire européen des philosophies, 1309. « Understanding as translation », traduit en français par « Comprendre, c’est traduire », est le titre que George Steiner donne au premier chapitre d’After Babel. Ricœur reprend la formule à plusieurs reprises (Meschonnic parle de « récidives ») dans Sur la traduction, 22, 44 et 50. Pour la remarque de Meschonnic, voir Éthique et politique du traduire, note 1, 8. On trouvera également une critique de l’usage herméneutique de la traduction dans Poétique du traduire, 195. Une proposition alternative et critique a récemment été proposée par Alexis Nouss : « Contrairement à l’idéologie encore régnante en matière de traductologie, la traduction n’est pas congénitalement et consubstantiellement liée à la compréhension. Une formule le résumera pour l’instant : moins on comprend, plus on traduit » (Nouss, Paul Celan, 38).
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• 1 . RAPPORT AMBIVALENT HERMÉNEUTIQUE
/ TRADUCTION
Le statut de la réflexion sur la traduction dans Wahrheit und Methode n’est pas sans poser quelques problèmes. Elle intervient à un moment charnière, au début de la troisième partie intitulée « Ontologische Wendung der Hermeneutik am Leitfaden der Sprache » (« Tournant ontologique pris par l’herméneutique
En tout cas, il s’agit d’un commandement herméneutique de réfléchir moins aux degrés de la traduisibilité qu’aux degrés de l’intraduisibilité.
.
LES LIMITES DE L’HERMÉNEUTIQUE
Gadamer, « Lesen ist wie Übersetzen », 285.
• BABEL HEUREUSE •
2. LANGUES, LANGAGE ET TRADUCTION :
Gadamer, Wahrheit und Methode, 387.
dérangée et difficile (« gestört » et « erschwert ») de la compréhension. En suggérant ainsi que la traduction comme interprétation est liée aux moments de compréhension difficiles, Gadamer semble se référer à une conception de l’herméneutique qui rappelle plus celle de Schleiermacher (l’herméneutique contrecarre l’incompréhension ou la mécompréhension qui menace toujours) que celle de Gadamer lui-même (l’herméneutique décrit fondamentalement notre être-au-monde comme compréhension). Du coup on n’est pas surpris que la réflexion sur la traduisibilité – plutôt que sur l’intraduisibilité – doive être légitimée ; malgré l’équivalence entre traduction et interprétation, le projet herméneutique ne l’implique pas ipso facto : « Jedenfalls ist es ein hermeneutisches Gebot, nicht so sehr über Grade der Übersetzbarkeit, wie über Grade der Unübersetzbarkeit nachzudenken. » Dans Wahrheit und Methode, la traduction est d’ailleurs moins l’objet de la réflexion qu’une étape qui donne à comprendre ce qu’est le langage.Autant dire que la traduction est, pour l’herméneutique, à la fois essentielle à la compréhension et simultanément une limite : entre les deux, c’est ce que nous lirons, s’écrit un doute. La question de la traduction se pose ainsi différemment pour Gadamer que pour Foucault. Celui-ci ne l’aborde que marginalement, mais introduit dans son écriture les effets de dérangement qu’elle produit. Chez Gadamer au contraire, la traduction devient un sujet central et, au fil de ses travaux, la nécessité apparaît de ne pas se limiter à une approche normative et surtout de tenir compte, comme l’indique le titre d’un de ses articles « Lesen ist wie übersetzen » (« Lire est comme traduire »), du lien entre la traduction et la lecture. Mais cette nécessité impliquée par son herméneutique a, en retour, des conséquences qui ne se résorbent pas totalement dans la pensée gadamérienne. C’est à ce moment qu’une ligne de fracture, un doute, se dessine dans ses écrits qui trouble le rapport entre herméneutique et traduction.
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Gadamer, Wahrheit und Methode, 478.
L’être qui peut être compris est langue. (Gadamer | Fruchon, Grondin, Vérité et méthode, 500).
Gadamer, Wahrheit und Methode, 388.
Quand on se comprend, on ne traduit pas, on parle. (Gadamer | Fruchon, Grondin, Vérité et méthode, 406).
sous la conduite du langage »). Le moment est crucial dans le projet gadamérien puisque c’est ici que doit être démontrée la dimension universelle de l’herméneutique. Affirmer, comme Gadamer le fera, que la compréhension est toujours déjà langagière lui permet, par un effet de retour sur ce qui précède dans le livre, de rassembler les expériences décrites jusqu’ici en un moment herméneutique unifié : le moment du dialogue dont émerge la vérité 3. La troisième partie n’est alors pas la simple suite des deux précédentes, mais aussi leur cohérence rétrospective. Elle est même la cohérence prospective de toute herméneutique future. Presque à la fin de Wahrheit und Methode, Gadamer rabat l’ontologie herméneutique sur le langage par une formulation célèbre : « Sein, das verstanden werden kann, ist Sprache. » Du coup, l’ensemble des questions herméneutiques, celles déjà lues et celles à venir, ne peuvent faire l’impasse sur le langage. Le fonctionnement de la troisième partie dans la logique du livre, la manière dont elle ramène à elle les deux premières, est significative du rôle du langage dans l’ensemble de l’herméneutique : elle constitue un foyer où se concentre et se relie la diversité des expériences herméneutiques. En introduisant la traduction et donc aussi la multiplicité des langues au début de cette partie, Gadamer risque de faire éclater cela même qui est supposé unifier : la Sprache 4. De plus, une tension apparaît qui a trait à ce que nous avons déjà mentionné : de prime abord, la question de la traduction n’est pas présentée comme spécifiquement herméneutique. La traduction intervient plutôt sur une limite où la compréhension est en défaillance : « Wo Verständigung ist, da wird nicht übersetzt, sondern gesprochen. » C’est justement pour cette raison que la traduction intéresse Gadamer. En tant que dérangement dans une situation de communication, elle rend visible les conditions de la compréhension. En ce sens d’ailleurs, contrairement à Schleiermacher
3
4
Pour plus de détails sur l’architecture de Wahrheit und Methode et le statut de la troisième partie, voir notamment Grondin, L’horizon herméneutique de la pensée contemporaine, 235-251. Pascal Michon perçoit dans la tripartition de Wahrheit und Methode une réplique à Kant, chaque partie renvoyant à une critique, mais « en les réarticulant dans un ordre exactement inverse à celui dans lequel Kant les avait conçues » (Michon, Poétique d’une anti-anthropologie, 26-27). On trouvera un commentaire sur la question épineuse de la traduction de « Sprache » par « langue » ou « langage » chez Gadamer dans Pascal Michon, Poétique d’une anti-anthropologie, 49-52.
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par exemple 5, la traduction n’est pas, au moment de la rédaction de Wahrheit und Methode, un enjeu herméneutique central mais une étape dans le raisonnement gadamérien : Gadamer, Wahrheit und Methode, 387.
Es sind die gestörten und erschwerten Situationen der Verständigung, in denen die Bedingungen am ehesten bewusst werden, unter denen eine jede Verständigung steht. So wird der sprachliche Vorgang besonders aufschlussreich, in dem ein Gespräch in zwei einander fremden Sprachen durch Übersetzung und Übertragung ermöglicht wird. 5
(Gadamer | Fruchon, Grondin, Vérité et méthode, 406).
• BABEL HEUREUSE •
. • 2 . LANGUES , LANGAGE ET TRADUCTION
Si Gadamer passe par la traduction pour mettre au jour ce qu’est le langage, Schleiermacher prend soin, et c’est un aspect novateur de sa réflexion, de relier étroitement sa théorie de la traduction et sa conception du langage. Ainsi rappellet-il dans son « Ueber die verschiedenen Methoden des Uebersezens » le double rapport que le locuteur entretient avec la langue: « Jeder Mensch ist auf der einen Seite in der Gewalt der Sprache, die er redet ; er und sein ganzes Denken ist ein Erzeugniss derselben. […] Auf der andern Seite aber bildet jeder freidenkende geistig selbstthätige Mensch auch seinerseits die Sprache. » | « Chaque homme, pour une part, est dominé par la langue qu’il parle ; lui et sa pensée sont un produit de celle-ci. […] Mais, par ailleurs, tout homme pensant librement, de manière indépendante, contribue à former la langue. » (Schleiermacher, « Ueber die verschiedenen Methoden des Uebersezens », 40 ; Schleiermacher | Berman, « Des différentes méthodes du traduire, 41). Or, ce double rapport est un des éléments fondamentaux de son herméneutique puisqu’il détermine les deux moments de l’interprétation, l’interprétation grammaticale qui étudie le discours eu égard au système général de la langue et l’interprétation psychologique ou technique qui s’intéresse à l’usage singulier, au « style » comme il le nomme, de la langue dans un discours. Un des soucis principaux de son herméneutique est de chercher le point où l’universalité de la langue et la singularité du discours, grammaire et style, s’interpénètrent, une tâche jamais totalement réalisable et qui ne saurait se faire sans prendre le risque d’un “saut”, la « Divination », dans l’incertain : « das Allgemeine und das Besondere müssen einander durchdringen, und dies geschieht immer nur durch Divination. » | « le général et le singulier doivent se compénétrer et cela n’a toujours lieu que par la divination. » (Schleiermacher, Hermeneutik und Kritik, 170 ; Schleiermacher | Simon, Herméneutique, 150). S’il vaut la peine de mentionner la divergence entre Gadamer et Schleiermacher, c’est parce qu’elle annonce déjà une différence radicale dans leur manière de concevoir la traduction. L’usage singulier d’une langue, le style, justement parce qu’il se soustrait au carcan de la langue comme système général, constitue à la fois l’originalité d’une œuvre, mais aussi, dans la langue propre déjà, son étrangeté. L’exigence qui sera finalement celle de Schleiermacher de donner à lire dans sa propre langue par la traduction à la fois une œuvre et l’étrangeté de l’autre langue en est la conséquence obligée. Chez Gadamer, en revanche, comme il ne passe pas par une théorie du langage mais s’appuie plutôt sur la traduction pour développer une herméneutique dont le dépassement de l’étranger est une visée essentielle, la question de l’étrangeté par la traduction ne se pose pas. À propos du rapport étroit entre l’herméneutique de Schleiermacher et sa réflexion sur la traduction, je renvoie à l’étude détaillée d’Annette Kopetzki, Beim Wort nehmen, 245-264.
Ce sont les situations où l’entente est perturbée ou compliquée qui permettent le mieux de prendre conscience des conditions de toute communication. Le processus langagier particulièrement instructif à cet égard est celui où la traduction et la transposition assurent la possibilité d’un dialogue en deux langues étrangères l’une à l’autre.
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Gadamer, « Mensch und Sprache », 151.
En ce sens, le parler n’appartient pas à la sphère du « je », mais à celle du « nous ». (Gadamer | Schouwey, « L’homme et le langage », 64).
Si la traduction apparaît au seuil de la compréhension, c’est parce qu’elle intervient simultanément sur deux limites qui se rejoignent : celle des langues et celle du langage. Depuis cette double extrémité, elle travaille à rendre herméneutique, à donner à comprendre, ce qui s’y soustrait – elle est, pour ainsi dire, un procédé d’herméneutisation. Or qu’entend Gadamer par langage ? Le langage, Gadamer ne cessera d’insister sur ce point, n’est pas “disponible” et donné comme tel : il émerge du dialogue, du Gespräch, qui n’est pas le face-à-face figé de deux individus émettant un message dans un code linguistique qu’ils activent, mais l’élaboration conjointe d’une langue commune. Le langage, toujours pris dans le mouvement du dialogue, a ainsi d’emblée un manque pour arrière-fond : il n’est jamais là, jamais suffisant, jamais achevé. Le dialogue partage avec le jeu – un autre « fil conducteur » dans Wahrheit und Methode – au moins trois traits, dont Gadamer a dressé la liste en . Premièrement, le langage, comme tout médium, travaille à se faire oublier. Gadamer parle de l’oubli de soi, la « Selbstvergessenheit » qui permet, par le dialogue, l’émergence de la « chose » dont il est question. Deuxièmement, le langage n’est jamais subjectif. « Je » ne parle pas. C’est, dans les termes de Gadamer, la « Ichlosigkeit » du langage, sa « non-liaison à un je » selon la traduction de Jacques Schouwey. On parle toujours avec quelqu’un, ou plutôt, c’est toujours ensemble qu’on est parlé : « Insofern gehört Sprechen nicht in die Sphäre des Ich, sondern in die Sphäre des Wir. » Enfin, le langage est universel, c’est-àdire sans clôture qui le séparerait a priori de l’indicible, et infini en puissance. Un dialogue, selon Gadamer, n’est jamais achevé, mais plutôt suspendu ou interrompu 6. Il y a un rapport étroit entre cette universalité du langage et ce que j’ai dit plus haut du manque. Gadamer, dans des textes plus tardifs, parle plus volontiers des limites du langage. Les deux aspects ne peuvent en définitive pas être pensés l’un sans l’autre. La limite se réfère au “non encore dit” (ce qui ne signifie surtout pas l’indicible) ; on ne dit jamais intégralement. L’universalité renvoie à un “à dire” inépuisable et infini et donc à l’ouverture du dialogue sur des dialogues passés et à venir. Même si Gadamer est attentif au rapport entre la limite et l’universalité, il n’en reste pas moins que la visée herméneutique privilégie 6
Sur ces trois aspects, voir Gadamer, « Mensch und Sprache », 150-152.
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(Gadamer | Fruchon, Grondin, Vérité et méthode, 406).
Gadamer, Wahrheit und Methode, 387.
. • 2 . LANGUES , LANGAGE ET TRADUCTION
C’est la définition gadamérienne de la poésie : « Es gibt einen sehr plastischen Vergleich, in dem Paul Valéry den Unterschied zwischen dem dichterischen Wort und dem Alltagswort durch den Unterschied zwischen der Goldmünze von einst und dem Geldschein von heute darstellt. […] Die Münze ist ihren Gehalt wert – er steht nicht nur darauf. Das ist ein Gedicht: Sprache, die nicht nur etwas bedeutet, sondern das ist, was sie bedeutet. » | « Une comparaison très parlante de Paul Valéry recourt, pour évoquer la différence entre parole poétique et parole quotidienne, à celle qui existe entre la monnaie en or de jadis et le billet de banque d’aujourd’hui. […] La pièce même vaut effectivement ce qu’elle vaut ; ce qu’elle vaut n’est pas simplement inscrit sur elle. Un poème, c’est celà : du langage qui non seulement signifie quelque chose, mais qui est ce qu’il signifie » (Gadamer, « Philosophie und Literatur », 31 ; Gadamer | Fruchon, « Philosophie et littérature », 180).
Le langage est le milieu dans lequel se réalisent l’entente entre les partenaires et l’accord sur la chose même.
• BABEL HEUREUSE •
7
Gadamer, Wahrheit und Methode, 387.
l’universalité. Il y a une productivité du manque et de la limite en vue d’un “à dire” illimité, mais le manque n’est pas lui-même visé. La poésie ou le silence doivent eux aussi vouloir dire quelque chose : ils sont ce qu’ils signifient 7. Le langage semble avoir à la fois besoin et horreur du vide. La diversité des langues intervient sur ces trois aspects de l’oubli de soi, de la non-subjectivité et de l’universalité du langage. Du coup, une autre limite du langage apparaît, différente de celle discutée plus haut. Une formule célèbre au début de la troisième partie de Wahrheit und Methode définit le langage ainsi : « Die Sprache ist die Mitte, in der sich die Verständigung der Partner und das Einverständnis über die Sache vollzieht. » Tout d’abord, le langage est « Mitte », médium (par lui émerge la “chose” à comprendre). On ne sera pas surpris puisque le titre du chapitre annonce déjà la langue comme le « Medium » de l’expérience herméneutique : « Sprache als Medium der hermeneutischen Erfahrung ». Mais du coup aussi, on ne peut qu’être intrigué par le changement terminologique. Plus explicitement que « Medium », « Mitte » laisse entendre le milieu, le centre. Le terme confirme ainsi que le langage est le foyer où viennent converger la multiplicité des expériences herméneutiques. Gadamer passe ainsi de « l’entente entre les partenaires » à « l’accord sur la chose même ». En tant qu’événement dialogique d’une convergence, « Mitte » justement, le langage, à l’instar du jeu et surtout de la fusion d’horizon, a pour Gadamer la fonction herméneutique essentielle de résorber le multiple en une unité : on passe du pluriel « die Partner » (« les partenaires ») au singulier « die Sache » (« la chose même ») et de « Verständigung » (« entente ») à « Einverständnis » (« accord »). Mais comme nous
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Gadamer, « Mensch und Sprache », 151.
Celui qui parle une langue que personne ne comprend ne parle pas.
allons le voir, cette réduction par le langage ne va pas sans violence 8. Or, la langue étrangère, si elle reste étrangère, résiste à l’oubli du langage, à sa « Selbstvergessenheit », et l’empêche d’être un « milieu » ; elle se maintient comme langue étrangère, et impose ce qui, herméneutiquement, doit s’oublier. L’étrangeté de la langue que personne ne comprend empêche le langage d’être un « milieu ». Celui-ci est affirmé et sa fonction de médium est bloquée. Du coup, dans un mouvement centrifuge, le centre “herméneutique”, désormais herméneutiquement inopérant, est repoussé à ses confins. Pour ce qui concerne la non-subjectivité, la traduction a un effet qui touche à l’une de ses conséquences principales. En effet, par sa non-liaison à un je, le langage se constitue comme impliquant d’emblée le “nous” et il se donne ainsi comme l’événement par excellence dont émerge l’êtreensemble. La langue étrangère, puisqu’elle vient troubler ces caractéristiques du langage, s’en trouve en quelque sorte exclue : la langue étrangère n’est pas du langage. De plus, dans la mesure où elle n’est pas comprise, elle est aussi ce qui menace la communauté ; elle résiste au “nous”. Dans un passage dans lequel il est question de la non-subjectivité du langage, Gadamer note non sans un geste violent d’exclusion : Wer eine Sprache spricht, die kein anderer versteht, spricht nicht 9.
(Gadamer | Schouwey, « L’homme et le langage », 64). 8
9
Cette réduction herméneutique à l’unité est aussi l’un des principaux axes critiques de Jochen Hörisch : « Dies aber ist eben das Versprechen der Hermeneutik […] dort übersichtliche Einheitlichkeit her(aus)zustellen, wo ansonsten schiere Unübersichtlichkeit herrscht. Darauf verweist schon die hermeneutische Grundbegrifflichkeit, die durchweg Reduktion von Zwei- oder Vielheiten auf eine Einheit verspricht und doch nicht so funktional sprechen möchte. Wer Horizonte verschmilzt, lässt eben an der Stelle vieler Perspektiven eine einzige übrig. Wer einen Universalitätsanspruch erhebt, integriert zumindest und subsumiert zumeist alternative Ansprüche. » | « Telle est cependant la promesse de l’herméneutique [...] : produire et faire ressortir une unité claire là où ne règne sinon qu’une totale confusion. C’est ce qu’indiquent déjà les concepts fondamentaux de l’herméneutique qui promettent constamment une réduction de la multiplicité à une unité et se refusent pourtant de parler d’une manière aussi fonctionnaliste. Celui qui fusionne des horizons ne garde justement qu’une seule perspective à la place de plusieurs. Celui qui fait valoir une revendication à l’universalité au minimum intègre, et la plupart du temps subsume les requêtes alternatives. » (Hörisch, Die Wut des Verstehens, 75-76, je traduis). Au chapitre suivant, nous lirons un tel expulsé de l’herméneutique chez Dürrenmatt.
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Gadamer, « Die Vielfalt der Sprache und das Verstehen der Welt », 349.
Gadamer, Wahrheit und Methode, 300 (souligné par l’auteur).
Il y a [une tension] entre l’étrangeté et la familiarité qui caractérise pour nous la tradition […]. C’est dans cet entre-deux que l’herméneutique a son véritable lieu.
• BABEL HEUREUSE •
(Gadamer | Fruchon, Grondin, Vérité et méthode, 317, trad. modifiée).
.
Gadamer, Wahrheit und Methode, 309.
Quand notre conscience historique se transporte dans des horizons historiques, cela ne signifie pas qu’elle s’évade dans des mondes étrangers sans rapport avec le nôtre. Au contraire, tous ensemble, ces mondes forment l’unique et vaste horizon, de lui même mobile, qui, au-delà des frontières de
• 2 . LANGUES , LANGAGE ET TRADUCTION
Double expulsion : celui qui parle la langue étrangère est hors communauté, et sa langue est hors langage. Mais cette phrase touche aussi à la question de l’universalité. Dans une conférence sur la multiplicité des langues, Gadamer insiste sur l’importance du « im Gespräch sein », d’une certaine écoute et d’un “laisser parler”. Par là, le dialogue maintient son ouverture à l’avenir et se garantit une certaine ininterruption. La non-subjectivité et l’universalité confèrent ainsi au langage sa dimension proprement politique. Dans Wahrheit und Methode, Gadamer définit l’ancrage de l’herméneutique dans l’entre-deux entre l’étranger et le familier : « [Eine Spannung] spielt zwischen Fremdheit und Vertrautheit, die die Überlieferung für uns hat […]. In diesem Zwischen ist der wahre Ort der Hermeneutik. » Indépendamment des difficultés que pose un tel positionnement – y a-t-il des pôles d’objectivité, d’étrangeté et de propre entre lesquels pourrait se placer l’herméneutique ? – il révèle un point essentiel qui n’est pas sans rappeler certaines formulations du cercle herméneutique. En se situant à mi-chemin entre le propre et l’étranger, l’ancrage de l’herméneutique est d’emblée conçu comme consensus ; l’herméneutique est là où le propre et l’étranger s’accordent. L’entente n’émerge ainsi pas seulement du dialogue, elle le précède aussi comme condition de possibilité. Une structure analogue se révèle aussi, plus spécifiquement dans la théorie de l’histoire, à propos de la notion si commentée d’horizon. Si l’événement capital de la « fusion d’horizons » a lieu, c’est aussi parce que l’histoire est toujours déjà médiatisée par la tradition, toujours déjà impliquée dans la compréhension historique qu’on en a par le biais de l’« efficience de l’histoire », la « Wirkungsgeschichte ». Le pluriel des horizons qui fusionnent est ainsi mis en doute par la continuité de l’histoire, et c’est ainsi l’horizon unique du devenir qui, après coup, s’avère être la condition préalable de la fusion. La fusion des horizons risque de n’être rien d’autre que la fusion de l’horizon avec lui-même et la conscience historique serait le solipsisme a priori de la tradition ; c’est ainsi que la question de l’étrangeté historique se trouve évacuée : « Wenn sich unser historisches Bewusstsein in historische Horizonte versetzt, so bedeutet das nicht eine Entrückung in fremde Welten, die nichts mit unserer eigenen verbindet, sondern sie insgesamt bilden den einen grossen, von innen her beweglichen Horizont, der über die Grenzen des
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ce qui est présent, embrasse la profondeur historique de la conscience que nous avons de nous-mêmes. C’est donc un seul horizon qui englobe tout ce que la conscience historique contient. (Gadamer | Fruchon, Grondin, Vérité et méthode, 326). Waldenfels, Topographie des Fremden, 42.
L’étranger se montre en tant qu’il se soustrait à nous. (Waldenfels | Gregorio, Moinat, Renken, Vanni, Topographie de l’étranger, 55).
Gegenwärtigen hinaus die Geschichtstiefe unseres Selbstbewusstseins umfasst. In Wahrheit ist es also ein einziger Horizont, der all das umschliesst, was das geschichtliche Bewusstsein enthält 10. » Il y a ainsi une homogénéisation préalable à toute compréhension de l’hétérogène. Si on reprend la caractérisation de Bernhard Waldenfels discutée plus haut « Das Fremde zeigt sich, indem es sich uns entzieht 11 », alors l’expérience herméneutique de l’étranger, renonçant à ce qui se dérobe au familier, renonce aussi à l’étranger 12. L’étrangeté, dans l’herméneutique, risque de se réduire à une variation relative du propre. Ce que l’étranger peut avoir de subversif est désamorcé par la voie du consensus. C’est pour cette raison que Werner Hamacher qualifie l’herméneutique gadamérienne de « diplomatique » plutôt que « dialectique » 13. Dans un autre passage de Wahrheit und Methode sur lequel nous reviendrons, Gadamer fait de l’annulation de l’étranger un but de l’herméneutique 14. Il apparaît que ce but la précède déjà. L’éthique du dialogue pluraliste – un objectif affirmé de l’herméneutique gadamérienne – réduit aussi au silence, s’affirme aussi comme une pratique monologique. Orientée sur une
10 Gadamer semble avoir conscience de la difficulté que pose l’existence d’un
11 12 13
14
horizon unique par rapport à la question de la fusion, sans pour autant résoudre le dilemme (voir Gadamer, Wahrheit und Methode, 311-312). Voir aussi supra, 59-60. Pour une analyse de l’approche gadamérienne de l’étranger, cf. Waldenfels, Vielstimmigkeit der Rede, 67-78. « Einheit und Ganzheit sind die Resultate einer diplomatischen – nicht dialektischen – Vermittlung, an deren Ende sich herausstellt, dass es die Vermittlung des Selbst mit sich selbst gewesen ist. Das andere kommt für Gadamer nur in Betracht, soweit es in den Horizont des gemeinsamen Sinns eingetreten ist und seine Andersheit zugunsten der Gemeinsamkeit abgestreift hat. » | « L’unité et la totalité sont les résultats d’une médiation diplomatique – et non dialectique – qui, à son terme, s’avère avoir été la médiation de soi avec soi-même. L’autre n’entre pour Gadamer en considération que dans la mesure où il s’introduit dans l’horizon d’un sens commun et s’est démis de son altérité au profit de ce qui est commun. » (Hamacher, Entferntes Verstehen, 42, je traduis). Jochen Hörisch note les paradoxes d’une pensée orientée sur le consensus par la communication (visant implicitement surtout Habermas) et la compréhension, qui menace de s’imposer à elle-même le silence par le consensus qu’elle cherche. À ce propos, Hörisch donne à penser que le partage ne présuppose pas seulement le dissensus, mais le provoque pour son maintien, le dissensus étant du coup lui aussi un objectif de la communication (Hörisch, Die Wut des Verstehens, 105). Voir notamment Gadamer, Wahrheit und Methode, 391.
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logique discriminante du consensus, le bâillonnement de celui qui parle dans une langue inintelligible, son expulsion hors de l’herméneutique par le refus de l’entendre (à défaut de le comprendre) avec sa langue, est peut-être la condition effrayante pour donner à l’herméneutique comme au langage l’expansion universelle que Gadamer leur attribue 15. On atteint ici un pivot à partir duquel on peut lire le rôle que l’herméneutique gadamérienne attribue à la traduction. La 15 Une logique d’exclusion similaire se trouve aussi dans la notion gadamérienne
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de jeu. Cet aspect n’étonne pas puisque les notions de jeu et de dialogue répondent à des logiques très similaires, notamment en ce qui concerne la non-subjectivité. On connaît la phrase célèbre « Alles Spielen ist ein Gespieltwerden. » | « “Jouer” c’est toujours “être-joué”. » (Gadamer, Wahrheit und Methode, 112 ; Gadamer | Fruchon, Grondin, Vérité et méthode, 124, souligné par l’auteur). Or Gadamer estime aussi que toute attitude potentiellement subversive par rapport à la logique du jeu entraîne soit la fin du jeu, soit l’exclusion du joueur : « Wer das Spiel nicht ernst nimmt, ist ein Spielverderber. » | « Qui ne prend pas le jeu au sérieux est un trouble-fête. » (Gadamer, Wahrheit und Methode, 108 ; Gadamer | Fruchon, Grondin, Vérité et méthode, 120), « Chaque joueur peut se soustraire [aux règles], en s’excluant du jeu. » (« Das Spiel der Kunst », 87, je traduis). Le jeu se donne du coup comme événement dont le fonctionnement exclut a priori toute perturbation : fin de match ou carton rouge. La dimension “politique” de ces dynamiques d’exclusion – que ce soit le jeu ou le dialogue – apparaît lorsqu’on les considère sous l’angle de la question de l’ordre et du maintien de l’ordre : « Das Ordnungsgefüge des Spieles lässt den Spieler gleichsam in sich aufgehen und nimmt ihm damit die Aufgabe der Initiative ab. » | « La structure d’ordre du jeu est ainsi faite qu’il absorbe en quelque sorte le joueur, le dispensant d’avoir à assumer l’initiative. » (Gadamer, Wahrheit und Methode, 110 ; Gadamer | Fruchon, Grondin, Vérité et méthode, 123). La notion gadamérienne du jeu est alors diamétralement opposée à celle de Schiller qui met en rapport, dans son esthétique, le jeu et la liberté. En considérant le dialogue et le jeu comme processus qui excluent toute subversion et qui intègrent d’emblée les locuteurs et les joueurs sans qu’ils prétendent à l’initiative, l’herméneutique de Gadamer ne peut conceptuellement qu’être conservatrice ; elle écarte toute possibilité de désordre, et la suppression de l’étranger devient alors essentiel. Notons qu’Adorno – qui dit dans les Minima Moralia « La mission actuelle de l’art est d’introduire le chaos dans l’ordre » (Adorno | Kaufholz, Ladmiral, Minima Moralia, 207) – a peut-être justement ce danger du concept de jeu en tête lorsqu’il écrit : « Im spezifischen Spielcharakter verbündet sich Kunst, schroff der Schillerchen Ideologie entgegengesetzt, mit Unfreiheit […]. Spiel in der Kunst ist von Anbeginn disziplinär […]. Der vorgebliche Spieltrieb ist seit je fusioniert mit der Vorherrschaft blinder Kollektivität. » | « Dans le caractère spécifique du jeu, l’art s’allie à la non-liberté, ce qui est en contradiction radicale avec l’idéologie schillérienne […]. Le jeu dans l’art est d’emblée disciplinaire […]. Le prétendu instinct ludique a toujours fusionné avec la prédominance d’une aveugle collectivité. » (Adorno, Ästhetische Theorie, 470 ; Adorno | Jimenez, Théorie esthétique, 440, trad. modifiée).
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Gadamer, Wahrheit und Methode, 388-389.
La nécessité du recours à la traduction d’un interprète correspond au cas extrême qui dédouble le processus herméneutique, c’est-à-dire le dialogue: il y a le dialogue de l’interprète avec notre vis-à-vis et notre propre dialogue avec l’interprète. (Gadamer | Fruchon, Grondin, Vérité et méthode, 406, trad. modifiée).
tâche du traducteur paraît de prime abord facile à déterminer. Elle consisterait à rendre possible le langage en renouant le dialogue que la diversité des langues a rompu. Or, une tension se dessine ici entre cette mission attribuée à la traduction et la conception herméneutique du langage. En effet, si le traducteur est à même d’amener celui qui parle une langue étrangère au dialogue commun, et de le faire ainsi passer du balbutiement solipsiste au langage, ce travail ne restitue pas pleinement le dialogue, mais le redouble en superposant celui avec le traducteur et celui entre les partenaires : Das Angewiesensein auf die Übersetzung des Dolmetschers ist ein Extremfall, der den hermeneutischen Vorgang, das Gespräch, verdoppelt : es ist das des Dolmetschers mit der Gegenseite und das eigene mit dem Dolmetscher.
On peut légitimement se demander si ce dédoublement est propre à la traduction ou s’il ne désigne pas plus largement l’effet de toute interprétation. La multiplication des discours, des discours sur et à partir des discours, même lorsqu’ils interprètent ou expliquent un texte, en complexifient également, par leur simple existence, la compréhension.Toute interprétation trouble aussi l’interprétation 16. Toujours est-il que le traducteur, rendant visible sa médiation, biaise l’universalité du langage :
Gadamer, « Mensch und Sprache », 152.
Le langage n’est pas un domaine clos du dicible, à côté duquel il y aurait d’autres domaines, ceux de l’indicible, mais, au contraire, le langage englobe tout. Il n’y a rien qui, en principe, soit soustrait à la possibilité d’être dit, dans la mesure où seul le vouloir-dire [meinen] veut dire quelque chose. (Gadamer | Schouwey, « L’homme et le langage », 65, trad. mod.). Gadamer, Ibid., 152.
Tout dit ne contient pas simplement et purement sa vérité en lui-même mais renvoie, en amont et en aval, à du non-dit. (Gadamer | Schouwey, Ibid., 65, trad. mod.).
[Die Sprache] ist kein abgeschlossener Bereich des Sagbaren, neben dem andere Bereiche des Unsagbaren stünden, sondern sie ist allumfassend. Es gibt nichts, das grundsätzlich dem Gesagtwerden entzogen wäre, sofern nur das Meinen etwas meint.
Cela ne signifie pas, nous l’avons vu, que tout soit effectivement dit, mais que le dialogue inachevé déborde toujours sa réalisation effective et comprenne donc les virtualités de sa reprise. Gadamer ajoute quelques lignes plus loin : « Alles Gesagte hat seine Wahrheit nicht einfach in sich selbst, sondern verweist nach rückwärts und nach vorwärts auf Ungesagtes. » Or, le traducteur donne à entendre, en rendant le langage à celui que personne ne comprenait, que ce qu’il dit ne coïncide pas avec la “chose” qui émerge du dialogue. Gadamer en a conscience puis16 Ce paradoxe est étudié par Hörisch, Die Wut des Verstehens, notamment 21
sqq.
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qu’il répète à plusieurs reprises que la traduction ne vient pas simplement se juxtaposer de manière invisible à l’original : Gadamer, Wahrheit und Methode, 389.
Es ist ein anderes neues Licht, das von der anderen Sprache her und für den Leser derselben auf den Text fällt. Die Forderung der Treue, die an die Übersetzung gestellt wird, kann die grundlegende Differenz der Sprachen nicht aufheben.
(Gadamer | Fruchon, Grondin, Vérité et méthode, 407).
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Impossible de fixer où on est lorsqu’on fait l’expérience de ces deux éclairages différents, et impossible aussi de déterminer de quel texte il est ici question. Il semble que l’expérience de cette double lecture embrouille aussi les images par lesquelles on cherche à la décrire. Toujours est-il qu’entre les langues de l’original et de la traduction, donc aussi par la traduction, une différence se fait. Cet aspect a des conséquences importantes pour l’herméneutique puisqu’il indique aussi une de ses limites. Dans le hiatus irréductible que la traduction produit entre les langues, la singularité de l’étranger reste et résiste. La traduction n’est alors pas seulement un rendre compréhensible mais aussi, en même temps, un événement où le discours se soustrait à l’herméneutique. L’universalité du langage se trouve alors doublement inquiétée. Premièrement, il y a bien une limite du langage, du dialogue, qui n’est autre que la différence entre les langues, incompréhensible mais audible et lisible par la traduction. Le traducteur inscrit une différence entre son texte et l’original, par laquelle apparaît leur étrangeté ; aucune herméneutique ne peut pleinement la combler puisqu’elle le ferait elle aussi dans une langue. La limite est ici bien de l’ordre d’un indicible (et non d’un “à dire”), un indicible qui n’est pas à penser comme extérieur au dialogue et au langage, mais qui leur est immanent. C’est de l’intérieur que le langage est limité, et il n’y aurait pas de “problèmes” de traduction (si tant est que ce soient les siens) si tel n’était pas le cas. Deuxièmement, il n’y a aucune langue pour parler de la différence des langues et décrire l’écart qui se dessine entre original et traduction. Ce qui pose du même coup la question de savoir dans quelle langue on peut parler d’« universalité du langage » ou énoncer les normes auxquelles la traduction est censée se plier. Lorsque la traduction fait entrer en dialogue celui qui parle une langue étrangère, elle ne rend pas seulement compréhensible ce qui est dit. Du dédoublement émerge aussi ce qui est irrécupérable, inassimilable par le langage. Il s’agit là d’une étrangeté qui émerge de la traduction et se dérobe à la compréhension traçant
C’est sous un éclairage nouveau, provenant de l’autre langue, que, pour celui qui le lit dans cette langue, le texte est placé. L’exigence de fidélité imposée à la traduction ne peut supprimer la différence fondamentale des langues.
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Waldenfels, Vielstimmigkeit der Rede, 86-87.
Sans un excès radical d’étrangeté, ce qui veut dire aussi : sans une contreforce anti-herméneutique qui s’oppose à l’appropriation générale, sans un contre-courant qui se soustrait aux courants de sens, l’herméneutique se délite pour n’être plus que l’expression d’une culture donnée qui tourne vainement autour d’elle-même et se confirme elle-même.
ainsi, contrairement au présupposé qui les identifie, une séparation essentielle entre herméneutique et traduction. La traduction ne va pas seulement parler de la langue étrangère et de ce qui s’y dit. Sa non-coïncidence, le dédoublement qu’elle fait entendre, irréductible au dialogue, produit une étrangeté du langage qui se soustrait à la compréhension. L’herméneutique a tout à gagner de cette limite si elle veut être autre chose qu’une théorie de l’assimilation : c’est aussi à la fois depuis et en vue de ce seuil que peut être pensé ce que comprendre veut dire. On rejoint ainsi Waldenfels lorsqu’il pense l’étrangeté du dialogue à partir de l’écart entre le dire et ce qui est dit, entre le geste de répondre et la réponse : Ohne einen radikalen Überschuss an Fremdheit, das heisst auch : ohne eine anti-hermeneutische Gegenkraft, die sich der allgemeinen Aneignung widersetzt, ohne einen Gegensog, der sich den Sinnströmungen entzieht, sinkt die Hermeneutik herab zum blossen Ausdruck einer bestehenden Kultur, die um sich selbst kreist und sich selbst bestätigt.
3. LES EFFETS DE TRADUCTION ET LEUR RECOUVREMENT NORMATIF
Derrida, Béliers, 15.
Une question essentielle est dès lors celle de savoir comment l’herméneutique passe outre l’étrangeté que la traduction inscrit dans le dialogue. Il me semble que cela se produit, chez Gadamer et chez de nombreux autres, par une stratégie de recouvrement du descriptif par le normatif. Parmi les interruptions de dialogue que Gadamer a lui-même connues, une est restée particulièrement en mémoire : celle qui l’opposa en à Derrida. Or, la traduction est invoquée comme un facteur de cet échec : « Selon [Gadamer], l’écueil de la traduction avait été l’une des causes essentielles de cette surprenante interruption [du dialogue], en 17. » Il est probable en effet que la distance philosophique entre Gadamer et celui qui a traduit les questions de Derrida et annoncé, une année plus tôt, son projet de « bouter l’esprit hors des sciences de l’esprit », ait été quasiment insurmontable 18. Mais ce qui se joue en arrière-plan est moins une observation qu’un 17 Voir aussi Gadamer, « Dekonstruktion und Hermeneutik », 138. 18 Le traducteur était Friedrich Kittler qui, peu auparavant, avait édité Die
Austreibung des Geistes aus den Geisteswissenschaften.
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Gadamer, Wahrheit und Methode, 389 et 404.
Gadamer | Fruchon, Grondin, Vérité et méthode, 408.
19 Ailleurs, Gadamer parle d’évidence renforcée par la traduction (« verstärkte
Eindeutigkeit ») ; voir Gadamer, « Lesen ist wie übersetzen », 281.
• 3 . LES EFFETS DE TRADUCTION …
Le traducteur, on le voit, doit surexposer et assumer cet effet. Mais l’expression de la norme trébuche sur elle-même : c’est “ouvertement” – du moins si on écoute le mot « offenbar » – que la traduction doit ne rien laisser ouvert (« offenbar nichts offenlassen »). Du coup, il apparaît que la traduction va, en refermant ou en resserrant le “sens”, aussi ouvrir, en tout cas s’écarter de la norme qu’on lui impose. La nécessité de cette norme, en toute rigueur, s’annule. D’ailleurs, comme pour le confirmer par l’exemple que Gadamer lui-même donne, l’expérience de lecture des Fleurs du mal dans la traduction de George semble avoir été l’inverse d’une clarification du sens et, symptomatiquement,
Celui qui traduit doit assumer un tel excès de clarté. De toute évidence [offenbar] il ne peut rien laisser en suspens [offenlassen] de ce qui est, pour lui-même, obscur. Il doit jouer cartes sur table [Farbe bekennen].
.
Gadamer, Wahrheit und Methode, 389.
Wer übersetzt, muss solche Überhellung auf sich nehmen. Er darf offenbar nichts offenlassen, was ihm selber unklar ist. Er muss Farbe bekennen.
• BABEL HEUREUSE •
idéal de réduire le traducteur à un passeur qui, lorsque quelque chose ne passe pas, peut être désigné comme bouc émissaire : il n’a pas rempli les exigences et, s’il l’avait fait, le dialogue aurait eu lieu. L’échec apparent du dialogue devient l’échec évident de la traduction. Ce qui est ici visible, c’est l’introduction d’un discours normatif. Dans Wahrheit und Methode, les énoncés sur ce qu’on exige du traducteur et l’expérience qu’on fait de la traduction se confondent sans pourtant être conciliables. Nous avons déjà vu quelques-unes de ces observations. La traduction dédouble le dialogue. Elle constitue aussi une surexposition, une « Überhellung » de l’original 19. Cette image, Gadamer semble ne pas le voir, n’est pas totalement conciliable avec la clarté qu’il attribue à la traduction. La surexposition impliquerait aussi un aveuglement, en tout cas un “moins voir” lié à l’excès de lumière. Gadamer parle également de sa lecture nouvelle d’une traduction, celle que George a faite des Fleurs du mal dont les poèmes, selon lui, « semblent respirer une santé nouvelle ». On peut se demander si la « surexposition » n’est pas déjà de l’ordre d’une norme visant à replier la traduction sur l’interprétation. On en perçoit mal la nécessité et le discours gadamérien devient très insistant sur ce point, comme si une ambiguïté produite par la traduction constituait une menace :
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Gadamer, « Lesen ist wie übersetzen », 284.
Du reste, les traductions de Baudelaire par George sont-elles encore des “Fleurs du mal” ? Ne résonnent-elles pas plutôt comme les sons précurseurs d’une nouvelle jeunesse ?
Gadamer, Wahrheit und Methode, 390.
Seul le traducteur qui amène à la langue la chose que le texte lui montre, c’est-à-dire qui trouve une langue qui ne soit pas seulement la sienne, mais encore la langue adaptée à l’original, saura véritablement la reconstituer. (Gadamer | Fruchon, Grondin, Vérité et méthode, 409, trad. modifiée).
Gadamer, Wahrheit und Methode, 391.
Gadamer, plutôt que de les interpréter, semble se laisser dérouter en posant une série de questions ouvertes : « Georges Baudelaire-Übersetzungen, sind sie überhaupt noch “Blumen des Bösen” ? Schallen sie nicht eher wie Vorklänge einer neuen Jugend 20 ? » Entre les poèmes allemands et leur titre (Blumen des Bösen), un écart s’est ouvert d’une manière inédite, absente chez Baudelaire. Les expériences de traductions décrites par Gadamer donnent toutes à penser la traduction comme différente de l’original. Étrangement, ce qui est exigé du traducteur s’articule au contraire sur un idéal de recherche d’une langue adéquate et finalement sur une stratégie d’assimilation : Nur ein solcher Übersetzer wird wahrhaft nachbilden, der die ihm durch den Text gezeigte Sache zur Sprache bringt, d. h. aber : eine Sprache findet, die nicht nur die seine, sondern auch die dem Original angemessene Sprache ist.
Dans le paragraphe suivant, Gadamer rappelle l’exigence commune à la traduction et à l’interprétation : celle de surpasser, voire de vaincre (« Überwindung ») l’étranger. Le terme n’est pas sans violence puisqu’il est issu du vocabulaire martial : “überwinden” désigne aussi la victoire sur un ennemi. Plus généralement, on voit bien que l’approche normative qui se donne à lire ici – et qui n’est d’ailleurs pas sans poser problème en vue du projet global de Wahrheit und Methode – contrecarre les expériences que Gadamer décrit. Ni le dédoublement du dialogue, ni la « surexposition » supposée nécessaire, ni la nouvelle vitalité des Fleurs du mal ne constituent un langage commun entre original et traduction ou une annulation de leur étrangeté. Au contraire, les poèmes de Baudelaire traduits par George, les Blumen des Bösen, sont dits « eigentümlich neu » : singuliers, étranges et peut-être aussi, avec une connotation péjorative possible, bizarres – dans tous les cas : une distance produite plutôt qu’une distance franchie. 20 Je peine à comprendre où Gadamer perçoit la tension entre les poèmes et leur
titre. Son commentaire, comme celui de Wahrheit und Methode, est assez elliptique. Est-ce à dire qu’il y a une disjonction implicite et évidente pour lui entre le « mal » et la « jeunesse » ? La tension n’est-elle pas déjà lisible entre « fleur » et « mal » ? Ou alors la différence touche-t-elle spécifiquement à l’allemand « Böse », donnant alors à lire indirectement la distance entre le titre allemand et le titre français ?
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Exiger de la traduction qu’elle annule la distance, qu’elle soit donc cela même qu’elle n’est jamais, est une manière efficace pour l’éluder. Il est évident que si la traduction trouvait un langage commun, annulant curieusement la diversité des langues qui la rend possible, les limites immanentes du dialogue et de l’herméneutique disparaîtraient. Mais à quel prix ? On aurait renoncé du même coup à la traduction. 4. L’EXPÉRIENCE DE LA TRADUCTION ET L’ÉCRITURE DU DOUTE
Une formule célèbre de Benedetto Croce dit : « Traduttore-traditore. » Toute traduction est une trahison. [...] Avec le temps, on devient de plus en plus irritable contre ce qui, en tant que traduction, ne s’approche qu’à moitié ou d’un quart de la langue réellement vivante. On trouve ces traductions de plus en plus difficiles à supporter et de surcroît de plus en plus difficiles à comprendre. Il s’agit en tout cas d’un commandement herméneutique de réfléchir moins aux degrés de la traduisibilité qu’aux degrés de l’intraduisibilité.
. • 4 . L ’ EXPÉRIENCE DE LA TRADUCATION ET L ’ ÉCRITURE DU DOUTE
La traduction, nous dit Gadamer, peut-être devrait-on commencer par ne pas en parler. Peut-être faudrait-il l’aborder par sa limite, par là où elle manque ou échoue : l’intraduisibilité. Le geste paraît conforme à la perspective normative qui est amorcée dans Wahrheit und Methode et qui recale au second plan l’expérience qu’on a de la traduction au nom d’exigences qui la nient. Et pourtant, un malaise est déjà lisible. Le titre annonce bien une réflexion sur la traduction et les mesures associées à l’intraduisible – des « degrés » de traduisibilité ou d’intraduisibilité, des fractions (moitié ou quart) de rapprochement – appartiennent peut-être pour Gadamer à un « commandement herméneutique », mais elles sont somme toute assez étrangères à son vocabulaire habituel. Reste à savoir d’ailleurs comment et selon quelle échelle on mesure une “grandeur négative” comme l’intraduisibilité, et dans quelle langue et quel horizon la distance entre des textes et des langues peut être évaluée. Si la distance qui se fait entre original et traduction coïncide avec l’étrangeté
Gadamer, « Lesen ist wie übersetzen », 279.
• BABEL HEUREUSE •
Ein berühmtes Wort von Benedetto Croce sagt : « Traduttoretraditore. » Jede Übersetzung ist ein Verrat. […] Man wird mit den Jahren immer empfindlicher gegen die Viertels- und Halbannäherungen an wirklich lebendige Sprache, die als Übersetzungen begegnen. Man findet sie immer schwerer zu ertragen und obendrein immer schwerer zu verstehen. Jedenfalls ist es ein hermeneutisches Gebot, nicht so sehr über Grade der Übersetzbarkeit, wie über Grade der Unübersetzbarkeit nachzudenken.
Gadamer avait peut-être conscience de tous ces dilemmes. Près de trente ans après Wahrheit und Methode, il consacre un article sur la lecture et la traduction qui commence ainsi :
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Gadamer, Wahrheit und Methode, 391-393.
des textes et des langues, alors elle ne résiste pas seulement à la compréhension, mais aussi à sa mesure. La problématique du texte n’est pas nouvelle. La question de l’écriture et le problème herméneutique qu’elle pose – comment transformer le mutisme du texte et sa propre aliénation (« Selbstentfremdung ») en dialogue « authentique » – sont, dans Wahrheit und Methode déjà, mis en rapport avec la traduction. Comme autant la textualité que la langue étrangère sont des aliénations du dialogue, l’interprète-lecteur et le traducteur se rejoignent dans leur mission herméneutique de la surpasser ; leur différence n’est alors pas de principe mais graduelle. Le travail du traducteur coïncide avec celui de l’interprète dans la mesure où ils sont supposés dépasser et du même coup annuler l’étrangeté. L’écriture et la langue étrangère, en tant qu’aliénations, rendent cette mission plus difficile mais n’en changent pas le principe. La visée herméneutique reste la même :
Gadamer, Wahrheit und Methode, 391.
Car tout traducteur est un interprète. La langue étrangère ne constitue qu’une aggravation de la difficulté herméneutique, celle de l’étrangeté et de son dépassement. (Gadamer | Fruchon, Grondin, Vérité et méthode, 409, trad. modifiée).
Denn jeder Übersetzer ist Interpret. Die Fremdsprachigkeit bedeutet nur einen gesteigerten Fall von hermeneutischer Schwierigkeit, d. h. von Fremdheit und Überwindung derselben.
On retrouve dans « Lesen ist wie Übersetzen » les tensions que nous avons discutées jusqu’ici : Gadamer observe que la traduction clarifie, transforme, « ajoute » en même temps qu’elle « perd », et il exige qu’elle soit un pont d’une rive à une autre, qu’elle franchisse et annule les distances, et qu’elle soit « équivalente ». Mais ce qui change, c’est que le texte gadamérien rend lisible dans son écriture même les dilemmes qui apparaissent entre herméneutique et traduction. Cela commence d’emblée avec la citation de la célèbre formule « traduttore-traditore » que Gadamer traduit en allemand, comme pour en affirmer à la fois la portée (il “trahit” le jeu de mot) et en nier la conséquence (il traduit quand même) : « Toute traduction est une trahison. », « Jede Übersetzung ist ein Verrat ». Or « verraten », tout comme « trahir », signifie à la fois trahir et révéler. En traduisant par « Verrat », Gadamer, dans la continuité du commandement qu’il énonce, privilégie nettement la non-fidélité sur la révélation, même si la question du « gain » qui peut en résulter sera un des sujets de l’article. C’est sur ces deux plans, lus simultanément l’un contre l’autre, que travaille le texte de Gadamer. La traduction trahit et il est donc
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Entre le non et le oui à la traduction, le texte affirme puis hésite. Il hésite dans son écriture même, demandant finalement s’il ne faut pas nuancer son point de départ. Et, au moment où il est question de la poésie, de ce qui, selon Gadamer, se laisse le moins traduire, le texte, comme s’il avait perdu son répondant, se replie pour dialoguer avec lui-même :
Gadamer, « Lesen ist wie übersetzen », 281, (je souligne).
Lire des textes traduits est généralement décevant. Il manque la respiration de celui qui parle, qui insuffle la compréhension. Il manque à la langue le volume de l’original. Pour cette raison néanmoins, les traductions sont parfois, pour les connaisseurs de l’original, de réelles aides à la compréhension. […] Voilà qui est bien aussi un gain. Non ?
Gadamer, « Lesen ist wie übersetzen », 285.
Äquivalente müssten nicht nur für die Wortbedeutungen gefunden werden, sondern ebenso auch für die Klänge. Aber
Il faudrait trouver des équivalents non seulement pour les sens des mots, mais tout autant pour les sons. Mais non, ni
• 4 . L ’ EXPÉRIENCE DE LA TRADUCATION ET L ’ ÉCRITURE DU DOUTE
Übersetzte Texte zu lesen ist im allgemeinen enttäuschend. Es fehlt der Atem des Sprechenden, der das Verstehen anhaucht. Es fehlt der Sprache das Volumen des Originals. Gleichwohl sind Übersetzungen gerade deshalb manchmal für den Kenner des Originals echte Verständnishilfen. […] Das ist doch wohl ein Gewinn. Oder ?
Il s’agit de rendre compte de ce qui est perdu en traduction, mais peut-être aussi, de ce qui y est gagné. Même dans la transaction apparemment désespérément déficitaire de la traduction, il y a un plus et un moins de déficit, il y a aussi de temps en temps quelque chose comme un bénéfice.
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Ailleurs, Gadamer indique la déception qu’on aurait généralement en lisant des traductions, mais demande en même temps, précautionneusement, s’il n’y aurait pas la possibilité d’un gain :
Gadamer, « Lesen ist wie übersetzen », 279 (je souligne).
• BABEL HEUREUSE •
Es gilt, noch über das Rechenschaft zu geben, was verlorengeht, wo übersetzt wird, und vielleicht auch, was dabei gewonnen wird. Selbst bei dem hoffnungslos scheinenden Verlustgeschäft des Übersetzens gibt es nicht nur ein Mehr oder Weniger an Verlust, es gibt auch mitunter so etwas wie Gewinn..
de l’ordre d’un commandement herméneutique de ne pas en parler ; la traduction révèle aussi en transformant (par exemple en surexposant l’original) et recèle du coup une dimension herméneutique importante. Entre ces deux exclusions, le texte de Gadamer ne cesse d’hésiter. Plus exactement, il s’attache, et ce dès le départ, à la disqualification normative de la traduction. Mais comme celle-ci ne coïncide ni avec le projet d’une herméneutique non-normative, ni avec l’expérience qu’il a des traductions, l’argument donne sans cesse à lire l’alternative exclue. Une sorte de logique comptable de pertes et profits apparaît dans le texte, mais hésite sans cesse entre les deux colonnes du “débit” et du “crédit” herméneutiques. Il s’agit de montrer ce qui est manquant, déficitaire dans la traduction mais aussi, mais peut-être aussi, s’il n’y a pas là quelque chose qui pourrait être un bénéfice :
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les mots (aussi adéquats [entsprechende] soient-ils), ni les sons (aussi attrayants [ansprechende] soient-ils) ne pourraient accomplir cela. Les vers sont des phrases. Mais non, ce n’est pas ça. Ce sont des vers, et le tout est un poème, un chant, une mélodie – il n’est pas même nécessaire que ce soit une mélodie qui se répète.
Gadamer | Fruchon, Grondin, Vérité et méthode, 406.
nein, weder Worte (noch so entsprechende) noch auch Klänge (noch so ansprechende) könnten das leisten. Verse sind Sätze. Aber nein, nicht einmal das ist es. Es sind Verse, und das Ganze ist ein Gedicht, ein Gesang, eine Melodie – es muss nicht einmal eine Melodie sein, die sich wiederholt.
Ça tourne comme ça ne tourne que rarement dans l’écriture de Gadamer. Les phrases se raturent au fur et à mesure de la lecture : d’abord une norme, classique, qui dit qu’il faut traduire et le fond et la forme. Puis, toujours classique, le constat d’impossibilité. Mais quelque chose a déjà glissé. D’une part, la phrase joue avec ce dont elle parle : le « entsprechende » et le « ansprechende », en se répondant et en se reprenant entre eux, défont la distinction entre le mot et le son. Ils deviennent autonomes au moment où le texte dit leur insuffisance. Mais du coup, justement en se reprenant, la phrase performe une notion fondamentale de l’herméneutique, de telle manière néanmoins à ne plus coïncider avec ce que l’herméneutique en dit : justement le dialogue. « Aber nein […]. Aber nein, nicht einmal das ist es […] es muss nicht einmal […] », Gadamer se répond en niant et en se reprenant, mais sans jamais tomber d’accord avec lui-même : performance donc d’un dialogue où ne se réalise pas « l’accord sur la chose même »), performance d’un dialogue qui se dérobe à l’herméneutique aussi. D’autre part, et c’est ici qu’on quitte l’argumentation ordinaire sur la traduction, l’impossibilité de l’adéquation ne conduit pas à rejeter la possibilité de la traduction. C’est l’exigence herméneutique formulée précédemment qui est niée. La fin de la citation, sans corriger par une formulation positive ce qui a été ainsi rejeté, revient sur ce qu’est un poème dont la définition, réduite à un simple bégaiement tautologique, semble manquer : les vers sont tout juste encore des vers. Quant au « tout » qu’est le poème, à sa mélodie qui ne doit pas nécessairement se répéter, rien n’indique qu’il ne désigne que la “somme” du poème original. Impossible de lui donner un contenu identifiable. Dans la mesure où il est question ici de la traduction poétique, on peut imaginer, à défaut de comprendre, que le tout inclut l’original et la traduction. Et comme la norme, qui ne veut faire de la traduction qu’une simple répétition plate et inaudible de l’original, a été raturée, une autre mélodie du poème, dans le poème, peut émerger sans même devoir répéter : la traduction.
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Fleming, « “–” », 161.
Le Gedankenstrich […] semble ne fournir aucun camouflage, aucune couverture, aucun répit – ici, “ça” pense. Écrire et penser en “tirets de pensée”, césurer ce qui est écrit dans l’acte d’écrire, exposer les lacunes dans la pensée ne revient pas seulement, comme chez Nietzsche, à manipuler ce qu’il y a de plus dangereux, mais aussi, comme chez Hamacher, à libérer “ça” : « Ça s’écrit, ça se lit – ça devient – libre. »
Gadamer, Wahrheit und Methode, 302 (souligné par l’auteur).
(Gadamer | Fruchon, Grondin, Vérité et méthode, 318, trad. modifiée).
• 4 . L ’ EXPÉRIENCE DE LA TRADUCATION ET L ’ ÉCRITURE DU DOUTE
Il suffit de dire que dès que l’on comprend, pour autant que l’on comprenne.
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Hamacher dans un texte consacré à Celan (Hamacher, « Die Sekunde der Inversion », 120) ; la traduction que j’en propose modifie légèrement celle de Jean-Luc Nancy : « Il s’écrit, il se lit – il devient – libre. » (Hamacher | Nancy, « La seconde de l’inversion », 221).
[…] l’hésitation, la pause, la recherche, la découverte du mot.
• BABEL HEUREUSE •
21 Le passage entre guillemets renvoie implicitement à une citation de Werner
Gadamer, « Lesen ist wie übersetzen », 280.
Entre l’affirmation du “tout” comme poème, comme mélodie et comme chant et son affranchissement par rapport à l’exigence de répétition, un signe typographique rare chez Gadamer, un « – », simple tiret, “Gedankenstrich”. Une hésitation, un doute, un espacement de l’écriture, trou dissensuel irrécupérable pour une lecture qui se voudrait traduction du texte en dialogue consensuel. C’est justement cela que le traducteur doit chercher et qui, selon Gadamer, est si hétérogène à la rigidité de l’écriture : « das Zögern, die Pause, das Suchen und das Finden des Wortes. » Le tiret est une telle pause et une telle hésitation où la recherche d’un mot et d’une langue – et non sa découverte – se rend lisible, libère la pensée comme écriture : « Gedankenstriche […] seem to offer no camouflage, no cover, no respite – here “it” thinks. To write with and in thinking-dashes, to caesura what is written in the act of writing, to expose the lacunae in thought is not only, as in Nietzsche, to handle what is most dangerous, but also, as in Hamacher, to set “it” free : “Es schreibt sich, es liest sich – es kommt – frei” 21. » Nous trouverons chez Benjamin et Derrida un travail ou une pratique de cette écriture du doute sous la forme d’une confusion et d’une subversion. Ce que le texte gadamérien donne en tout cas à lire lorsque la traduction intervient, c’est une textualité à rebrousse-poil de son “intention”, de la « chose du texte », une textualité qui en dit plus long que ce que l’auteur a voulu dire. Il s’agit en somme d’une écriture qui doute de l’herméneutique. La traduction apparaît alors comme ce qui ne peut être rassemblé dans aucun dialogue consensuel, ni épuisé par aucune langue. Elle n’est pas la garantie d’une transmission homogène d’un horizon, mais elle en troue plutôt son unicité. Dans sa réflexion sur l’histoire, Gadamer avait écrit : « Es genügt zu sagen, dass man anders versteht, wenn man überhaupt versteht. » La traduction, dérobant l’écriture gadamérienne à l’herméneutique, suggère que comprendre n’est pas seulement comprendre autrement ; c’est surtout un autre comprendre, “anderes Verstehen”, qui doit s’inventer comme étrangeté et donc comme un ailleurs de l’herméneutique.
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Traduction et herméneutique, avant de passer de l’une à l’autre, il hésite. Puis il inscrit un Gedankenstrich dans l’herméneutique qui ne la nie pas et ne l’affirme pas, qui la suspend. Ce qui est certes aussi, je traduis, un trait d’esprit.
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Sonst aber ist es hübsch, durch eine Welt zu wandeln, die uns nicht versteht, eine, die wir nicht verstehen – eine deren Laute nur in der Form von « Yousana – wo – bi – räbidäbi – dé – » an unser Ohr dringen… Missverständnisse sind nicht möglich, weil die gemeinsame Planke fehlt – – es ist eine saubere, grundehrliche Situation. Denn wie sprechen Menschen mit Menschen –? Aneinander vorbei. Kurt Tucholsky
Tucholsky, Sprache ist eine Waffe, 113.
1. ENTRE LA LANGUE ET SA LANGUE : L’ANGE TRADUCTEUR CHEZ LUTHER, LA PLANÈTE LANGUE CHEZ DÜRRENMATT Gadamer, « Mensch und Sprache », 151.
Celui qui parle une langue que personne ne comprend ne parle pas. (Gadamer | Schouwey, « L’homme et le langage », 64).
L’herméneutique gadamérienne exclut du langage celui qui parle une langue que personne ne comprend : « Wer eine Sprache spricht, die kein anderer versteht, spricht nicht 1. » C’est une telle exclusion que nous allons lire dans ce chapitre chez Dürrenmatt. Mais le chemin passe d’abord par Luther pour au moins deux raisons. Premièrement, l’exclusion gadamérienne n’est pas séparable, nous l’avons vu, d’une certaine “politique herméneutique” orientée sur la communauté de ceux qui se comprennent et qui participent par le dialogue consensuel à l’émergence d’une langue partagée. Or, quel que soit le rôle que l’on attribue à Luther dans l’histoire de l’herméneutique et, plus spécifiquement, dans la pensée de Gadamer 2, la question d’une communauté de langue trouve une expression singulière, certes plus théologique qu’herméneutique, dans le projet traductif du réformateur. Le récit « Mondfinsternis », en plaçant à un moment-clé la traduction luthérienne comme toile de fond, mais aussi en faisant de la traduction un principe narratif, donne à lire à la fois les oubliés de la communauté luthérienne, et les exclus de l’herméneutique. 1 2
Voir supra, 112. Luther apparaît en particulier chez Gadamer dans sa réflexion sur le symbole (voir par exemple Gadamer, Die Aktualität des Schönen, 46). Mentionnons aussi les remarques dans les premières pages de la deuxième partie de Wahrheit und Methode où une citation de Luther se trouve d’ailleurs en exergue.
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À la question de savoir comment traduire de telle manière que, non seulement un texte puisse exister dans une autre langue, mais que surtout il puisse y jouir d’une autonomie absolue et d’une intelligibilité maximale pour tout un chacun, Luther a donné une réponse devenue canonique : Luther, « Sendbrief zum Dolmetschen », 21.
Denn man muss nicht die Buchstaben in der lateinischen Sprache fragen, wie man soll Deutsch reden, wie diese Esel tun, sondern man muss die Mutter im Hause, die Kinder auf der Gassen, den gemeinen Mann auf dem Markt drum fragen und denselbigen auf das Maul sehen, wie sie reden und darnach dolmetschen ; da verstehen sie es denn und merken, dass man deutsch mit ihnen redet 3.
. • 1 . ENTRE LA LANGUE ET SA LANGUE
Peu importe ici de savoir si, de fait, la traduction luthérienne de la Bible répond à cette exigence “cibliste” ; Catherine Bocquet souligne les difficultés de qualifier la démarche de Luther ainsi puisque elle sous-entendrait aussi une remise en cause de la sacralité du texte “original” (voir Bocquet, L’art de la traduction selon Martin Luther, 83). Le caractère “cibliste” est contesté par Meschonnic, Poétique du traduire, 43. Luther nuance lui-même son orientation sur la languecible lorsque l’importance littérale de l’original l’exige. Si la mesure est ainsi la langue-cible, Luther maintient le dilemme de la traduction : « Mais j’ai préféré déroger aux habitudes de la langue allemande plutôt que de m’éloigner des mots du texte grec. Ah, l’art de la traduction n’est pas à la portée du premier venu, en dépit de ce que pensent les apôtres insensés : pour bien traduire, il faut un cœur juste, pieux, loyal, persévérant, fervent, chrétien, savant, talentueux et expérimenté » (Luther | Bocquet, « De la traduction et de l’intercession des saints », 171). Ce qui apparaît alors – et c’est probablement une des nouveautés du « Sendbrief » – c’est le rôle capital du traducteur et donc sa présence lisible dans la traduction (voir à ce propos Kopetzki, Beim Wort nehmen, 59). Certaines réflexions proposées ici sont issues d’une présentation commune avec Christian Indermuhle dans le cadre du colloque Traduction(s) qu’il a organisé à l’Université de Genève le 3 février 2007.
Berman, L’épreuve de l’étranger, 46.
• BABEL HEUREUSE •
3
(Luther | Bocquet, « De la traduction et de l’intercession des saints », 171, trad. mod.).
L’exigence d’intelligibilité est indissociable de la mission que Luther cherche à accomplir par la traduction : rendre accessible les Écritures au plus grand nombre et surtout aux non-lettrés et donc trouver une langue susceptible de les atteindre. L’objectif théologique passe nécessairement par le travail sur la langue, et l’intelligibilité maximale donne sa mesure à la traduction. Pour parvenir à ses fins, Luther propose en fait une double traduction : il s’agit de traduire (à partir de l’hébreu, du grec ou du latin) vers l’allemand, mais il s’agit aussi d’écrire la langue que les gens parlent et donc « de traduire dans un allemand qui s’élève d’une certaine manière au dessus de la multiplicité des Mundarten sans pour autant les renier ou les écraser ». Certes,
Car ce n’est pas aux lettres du texte latin, comme le font ces ânes, qu’il faut demander comment on parle allemand. C’est à la mère dans son foyer, aux enfants dans les rues, à l’homme du commun sur la place du marché qu’il faut le demander ; écoutez comment parle leur bouche et tenez-en compte pour votre traduction : c’est ainsi qu’ils vous comprendront et auront le sentiment que vous leur parlez allemand.
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Luther cité dans Bocquet, L’art de la traduction selon Martin Luther, 38.
Luther, « Sendbrief zum Dolmetschen », 18.
Le docteur Martinus Luther, le veut ainsi. (Luther | Bocquet, « De la traduction et de l’intercession des saints », 168).
Ibid., 16 (je souligne).
Saint Jérôme lui-même, lorsqu’il a traduit la Bible en latin, a dû subir les commentaires de tout le monde : à les entendre, le seul incapable, c’était lui. (Luther | Bocquet, Ibid., 166).
Ibid., 15.
Luther n’est pas, comme on l’a longtemps dit, l’inventeur d’une langue standard. Mais il n’en reste pas moins que l’intelligibilité de l’écrit, au regard des parlers régionaux, est problématique : « Es sind aber in der deutschen Sprache viel Dialecti, unterschiedne Art zu reden, dass oft Einer den Andern nicht wol versteht. » D’où le souci permanent de montrer, parfois simultanément, la fidélité théologique du texte et son adéquation à une langue du peuple. La question religieuse et la question linguistique sont intimement mêlées. Or, pour légitimer sa démarche, Luther ne cesse de convoquer des personnages : la mère, l’enfant, l’homme du commun 4. Par un tour de passe-passe, l’unité nécessaire de ceux à qui doit s’adresser la Bible luthérienne – tout le monde – présuppose la fiction d’une langue qui leur est commune, à savoir l’allemand de Luther avant qu’il ne l’écrive. À cela s’ajoute le personnage et l’autorité ultime que Luther ne cessera d’opposer à ses « ânes » détracteurs, c’est-à-dire « Luther » lui-même : « Doktor Martinus Luther will’s so haben 5. » La configuration du conflit est alors assez singulière. Luther, d’abord, est seul, mais c’est une solitude qui d’emblée place son travail de traducteur dans la continuité de celui de Jérôme : « Also ging es Sankt Hieronymo auch ; da er die Biblia dolmetscht, da war alle Welt sein Meister, er allein war es, der nichts konnte 6. » Or, l’expression qu’utilise Luther ici pour exprimer sa solitude face à l’Église qu’il partage avec Jérôme est parlante. En effet, les détracteurs de Luther lui reprochent d’avoir indûment ajouté le mot « allein » (littéralement “seul”) dans sa traduction pour marquer une disjonction : « Wir halten, dass der Mensch gerecht werde ohn des Gesetzes Werke, allein durch den Glauben » (« Nous estimons en effet que l’homme est justifié par 4
5 6
Catherine Bocquet consacre elle aussi un chapitre de son étude aux « “personnages” » du « Sendbrief zum Dolmetschen », mais semble ne compter parmi eux que les personnalités historiques : Wenceslas Link, Hieronymus Emser, Augustin, etc. (L’art de la traduction selon Martin Luther, 129-140). Ce choix s’explique peut-être aussi par le fait que Catherine Bocquet s’intéresse dans ce chapitre plus à la dimension théologique du « Sendbrief » qu’à sa dimension littéraire. Une étude plus ciblée sur la mise en scène textuelle et la prise en compte d’autres personnages, l’homme du commun, la mère, l’enfant, l’ange ou Marie, pourrait montrer comment le théologique s’articule au littéraire. Le même argument est répété à la page suivante. Cet aspect permet évidemment à Luther de retourner contre les « papistes » leur propre version de la Bible.
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Ibid., 22-23.
De même encore, la salutation de Marie par l’ange Gabriel : « Je te salue Marie, pleine de grâce ; le Seigneur est avec toi ».Telle est la version jusqu’ici simplement calquée sur le texte latin : mais dites-moi, est-ce là du bon allemand ? Avez-vous déjà rencontré un Allemand disant à sa femme « du bist vol gnaden » [tu es pleine de grâce] ? D’ailleurs, les Allemands savent-ils ce que signifie « vol gnaden » [pleine de grâce] ? Sachant que les Allemands associent l’adjectif « vol » [plein] à un
• 1 . ENTRE LA LANGUE ET SA LANGUE
Voir Luther, « Sendbrief zum Dolmetschen », 25-29.
(Luther | Bocquet, Ibid., 171).
.
7
Or, l’usage de cette langue est d’utiliser allein (solum [seulement, ne… que]) pour renforcer l’idée de négation contenue dans « nicht » et dans « kein » lorsque l’on évoque deux choses en affirmant l’une et en niant l’autre.
• BABEL HEUREUSE •
Item, da der Engel Mariam grüsset und spricht: Gegrüsset seist du, Maria voll Gnaden, der Herr mit dir. Nun wohl, so ist’s bisher einfach dem lateinischen Buchstaben nach verdeutschet. Sage mir aber, ob solchs auch gutes Deutsch sei ? Wo redet der deutsch Mann so : Du bist voll Gnaden ? Und welcher Deutscher verstehet, was da heisst: voll Gnaden ? Er
Ibid., 19.
la foi, indépendamment des œuvres de la loi » dit la version TOB). On a beaucoup insisté sur la légitimation proprement théologique de cet ajout puisqu’il permet d’accentuer la disjonction entre les œuvres et la foi et de soutenir ainsi la doctrine luthérienne de la justification par la foi seule, à laquelle plusieurs pages de la fin du « Sendbrief zum Dolmetschen » sont consacrées 7. Mais l’ajout du « allein » montre aussi la coïncidence de la légitimation par la théologie et par la langue puisque Luther écrit plus loin : « Das ist aber die Art unsrer deutschen Sprache, wenn sie von zwei Dingen redet, deren man eines bejaht und das ander verneinet, so braucht man des Worts solum “allein” neben dem Wort “nicht” oder “kein”. » Lorsque Luther utilise ainsi le « allein » en parlant de Jérôme – et en pensant aussi à sa propre situation – on y entend deux sens qui se superposent. Le conflit qui oppose Jérôme et Luther à leurs adversaires est radical ; la distance qui, dans leur compétence de traducteur, sépare Jérôme / Luther et les « papistes » est aussi insurmontable que celle qui, par rapport au Salut, sépare les œuvres de la foi. Or, le « allein » comme marqueur de disjonction a aussi, surprenante coïncidence, « allein » pour conséquence : le combat de Luther est un combat de solitude. Ce qui est important pour maintenir la crédibilité de Luther, c’est alors de montrer que cette solitude est le contraire d’une marginalité. Luther reproduit ainsi sur le plan de son autorité un geste similaire à celui qu’il fait par rapport à sa langue. Son allemand comme son combat sont ceux de tout le monde. « Doktor Martinus Luther » est seul, mais d’une solitude qu’il partage à la fois avec le peuple silencieux auquel il adresse sa traduction et, grâce à Jérôme, avec la tradition à laquelle ses adversaires euxmêmes se réfèrent. Aux côtés de sa solitude, Luther trouvera “tout le monde” et l’histoire. Mais c’est dans le texte qu’il traduit que Luther perçoit son plus puissant allié, et ce dans un épisode particulièrement symbolique :
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tonneau de bière ou à une bourse remplie d’argent, j’ai écrit « Du holdselige » [toi qui a la faveur de Dieu]. Le lecteur allemand parvient mieux ainsi à se représenter ce que l’ange veut dire par sa formule de salutation. […] si j’avais voulu écrire le meilleur allemand, j’aurais fait dire à l’ange : « Gott grusse dich, du liebe Maria » [que Dieu te salue, ma chère Marie] (car tel est le sens des mots prononcés par l’ange, et c’est ainsi qu’il aurait salué Marie en allemand). Il s’en est fallu de peu, me semble-t-il, que leur vénération enflammée pour Marie ne les ait conduits à se pendre euxmêmes parce que j’avais réduit à néant la formule de salutation prononcée par l’ange Gabriel. Ibid., 173).
Luther cité par Bocquet, L’art de la traduction selon Martin Luther, 48.
Luther | Bocquet, « De la traduction et de l’intercession des saints », 173.
Luther, « Sendbrief zum Dolmetschen », 16.
muss denken an ein Fass voll Bier oder Beutel voll Geldes; darum hab ich’s verdeutscht : Du Holdselige, worunter ein Deutscher sich sehr viel eher vorstellen kann, was der Engel meinet mit seinem Gruss. […] Und würde ich hier das beste Deutsch genommen haben und den Gruss so verdeutscht : Gott grüsse dich, du liebe Maria (denn soviel will der Engel sagen, und so würde er geredet haben, wann er hätte wollen sie deutsch grüssen), ich glaube, sie würden sich wohl selbst erhängt haben vor übergrossem Eifer um die liebe Maria, dass ich den Gruss so zunichte gemacht hätte.
Luther ne se réfère pas seulement au texte qu’il traduit. Il ouvre surtout un horizon fictionnel qui constitue la réalisation propre de sa traduction (« denn soviel will der Engel sagen, und so würde er geredet haben, wann er hätte wollen sie deutsch grüssen » | « car tel est le sens des mots prononcés par l’ange, et c’est ainsi qu’il aurait salué Marie en allemand »). Dans un prêche de , Luther disait également que Dieu et les anges parlent en allemand céleste, « auf himmlisch deutsch ». La citation du « Sendbrief zum Dolmetschen » défait le rapport frontal entre le texte et ceux à qui il s’adresse et franchit ainsi la limite soudainement poreuse qui sépare le “contenu” du livre de son lectorat. L’annonciation, événement crucial “dans” le récit évangélique, devient fictionnellement un événement ayant lieu hors du texte auprès de ceux qui le liront. L’annonciation ne devient lisible par la « mère dans son foyer », les « enfants dans les rues », « l’homme du commun sur la place du marché » qu’à condition que Marie puisse être hors livre parmi eux, partageant leur monde et surtout leur langue – mère fictionnelle parmi les mères et susceptible de se lire dans Luther. Or, dans cet agencement, Luther trouve lui aussi son pendant traducteur, solitaire et autoritaire, capable d’envoyer se faire pendre les « papistes » et que lui-même n’ose pas suivre jusqu’au bout puisqu’il renonce au meilleur allemand (« Gott grüsse dich, du liebe Maria » | « que Dieu te salue, ma chère Marie » au profit de « Du Holdselige » | « toi qui a la faveur de Dieu ») : c’est “son” ange que Luther décrit, un ange qui, de la Marie juive à la Marie allemande, fait fictivement dans le texte ce que Luther entend faire avec le texte, un ange traducteur. Contrairement à Tucholsky dans la citation en exergue, la Marie germanophone ne s’amusera pas des sons émis par l’ange. De même, sauf s’ils lisent une version des « ânes » papistes et la manière dont ils braient – « ika, ika » –, Luther ne tolérera pas
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Dürrenmatt, Stoffe IV-IX, 158.
La différence avec l’allemand écrit est trop grande et trop petite en même temps. L’allemand écrit est une langue étrangère sans en être une. (Dürrenmatt | Despot, Vallon, L’édification, 115).
. • 1 . ENTRE LA LANGUE ET SA LANGUE
9
À propos de la diglossie dans les textes autobiographiques de Dürrenmatt, voir Müller, « Ich habe viele Namen ». Voir Dürrenmatt, Stoffe IV-IX, 159-160.
• BABEL HEUREUSE •
8
que la mère, l’enfant, l’homme ne comprennent pas sa Bible, la leur. L’horizon fictionnel ouvert par Luther sous-tend son propos sur la traduction. On le trouve peuplé de mères, d’enfants et d’hommes qui parlent l’allemand de Luther avant qu’il ne l’écrive et on peut y entendre, pour peu qu’on y croie, une Marie germanophone et un ange qui traduit. Le discours luthérien pose ainsi comme préalable l’effet projeté par sa traduction ; c’est là probablement une de ses tensions les plus productives. Ce qui est en tout cas marquant, c’est que Luther devance ce qui sera au moins symboliquement associé à son nom : un allemand et une langue d’écriture qui soient, sinon parlés, du moins compréhensibles par tous. La fiction luthérienne n’est rien d’autre que la possibilité d’un étalon linguistique commun. Reste à savoir ce qui se soustrait à cette fiction. En tout cas, indépendamment du rôle historique central que sa traduction de la Bible a joué dans l’établissement d’une langue d’écriture standardisée, Luther est aussi devenu le nom d’une « tension » qui traverse la langue allemande entre un allemand standard supposé intelligible par tous et les allemands multiples qui sont effectivement parlés. Dürrenmatt est probablement un des auteurs les plus importants à en avoir cherché le potentiel poétique. Décrivant la « distance » qui le sépare de “sa” langue d’écriture, il écrit : « Der Abstand zum “Schriftdeutschen” ist zu gross und zu klein. Das Schriftdeutsche ist eine Fremdsprache und doch keine 8. » Dans son grand projet “autobiographique” des Stoffe, il expose comment son rapport ambivalent à l’allemand standard, son sentiment de ne pas pouvoir le maîtriser, l’a amené à deux reprises à battre en retraite : une première fois pour fuir la littérature et se consacrer à la philosophie parce qu’il se jugeait incapable d’écrire dans un allemand “correct”, une seconde fois pour quitter la philosophie et se consacrer à la littérature parce qu’il ne parvenait pas à dire ce qu’il pensait dans la quasi-étrangeté de la langue écrite 9. Or, cette double fuite devant la langue n’a rien d’un simple aller-retour ; Dürrenmatt ne se retrouve pas à la case départ, mal à l’aise dans l’écriture et dans la littérature comme s’il ne les avait jamais quittées. Plutôt qu’une échappée loin de la langue, Dürrenmatt décrit un détour qui le mène de la langue à sa langue. Ce qui a changé entre-
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deux, c’est le sens même de ce qu’il fuyait. Au face-à-face stérile entre une langue écrite qui constitue la norme à la fois de la langue parlée et de la littérature succède une interaction : Dürrenmatt, Stoffe IV-IX, 161.
La langue parlée agit sur la langue écrite à la manière des couches atmosphériques sur la croûte terrestre, insensiblement, par érosion, par de mouvantes dunes linguistiques, si bien qu’avec le temps, un paysage linguistique familier paraît tout à fait étrange. À l’opposé, la langue écrite se métamorphose par elle-même, par tremblements de terre, par déplacements tectoniques, et agit par sa métamorphose sur la langue parlée un peu comme la croûte terrestre agit sur les couches atmosphériques par le réchauffement, l’évaporation, etc. (Dürrenmatt | Despot, Vallon, L’édification, 117).
Die Sprechsprache wirkt auf die Schriftsprache wie die Lufthülle auf die Erdoberfläche, unmerklich, durch Erosion, durch sprachliche Wanderdünen, so dass mit der Zeit eine vertraute sprachliche Landschaft fremdartig erscheint. Andererseits verändert sich die Schriftsprache selber, durch Erdbeben, durch tektonische Verschiebungen, auch wirkt sie, indem sie sich verändert, auf die Sprechsprache ein, wie die Erdoberfläche auf die Lufthülle ja auch einwirkt, durch Erhitzung, Ausdunstung usw.
Plutôt que d’une réciprocité linéaire, ce passage propose une dynamique circulaire où les images de changements ne cessent de passer des unes aux autres par le biais d’un « durch » (“par”) que le texte répète avec insistance. Ce qui disparaît, et ce alors que le verbe “wirken” (“agir sur”, “produire un effet”) apparaît à plusieurs reprises, c’est l’éventualité d’un résultat, et donc d’un état de la langue comme conséquence d’une suite d’effets. Une logique de causalité binaire et linéaire est mise hors-jeu puisqu’il devient impossible de trancher entre cause et effet, un changement causé étant aussi une cause de changement : « auch wirkt [die Schriftsprache], indem sie sich verändert, auf die Sprechsprache ein » (« et agit par sa métamorphose sur la langue parlée »). Dans cette logique, les « durch » cessent d’être uniquement explicatifs pour caractériser la médiation de la langue par la langue et les images. Les « durch » se transforment eux aussi en cours de lecture, deviennent, plutôt que des marqueurs de causalité, des traversées, les “via”, d’une langue en changement. Ce passage constitue une nette rupture de registre dans le discours de Dürrenmatt. Ce qui nous est présenté n’est ni une conception théorique, ni un événement autobiographique. C’est très littéralement une vision de la langue que Dürrenmatt propose. Cette vision, pourtant, n’est pas sans paradoxe. Ce qui est vu est luimême – la première phrase nous le dit – imperceptible, « unmerklich » (« insensiblement » dit la traduction de Despot et Vallon). Aussi, le regard – extraterrestre puisqu’il perçoit la terre enveloppée d’air – ne paraît-il pas exister sur le même plan que ce qu’il voit. L’image, quant à elle, est froide et désertique : la plasticité de la langue est due à l’érosion, au vent, aux tremblements
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(Dürrenmatt | Despot, Vallon, L’édification, 117, trad. modifiée).
Dürrenmatt, Stoffe IV-IX, 161-162.
Seul celui qui n’écrit pas croit à la langue allemande, il écrit et pense naïvement, voit l’écriture comme un simple problème grammatical à résoudre. […] À l’opposé, l’écrivain se pose moins la question de savoir s’il écrit grammaticalement “juste” ou “faux”. Il est conscient de la “subjecti-
• 1 . ENTRE LA LANGUE ET SA LANGUE
Dürrenmatt, Stoffe IV-IX, 159-161, Dürrenmatt | Despot, Vallon, L’édification, 117.
.
De même qu’il n’existe pas une langue mais des langues, la langue allemande en soi n’existe pas : si elle existait, elle serait une langue morte, comme le latin et le grec que j’apprenais à l’école. Car celles-ci ne sont plus que des langues écrites, et ne sont plus formées de mots prononcés. Ce sont des pétrifications linguistiques. La langue que nous parlons et la langue que nous écrivons, en revanche, sont vivantes […].
• BABEL HEUREUSE •
Darum glaubt eigentlich nur der Nicht-Schriftsteller an die deutsche Sprache, er schreibt und glaubt “naiv”, das Schreiben ist ihm höchstens ein grammatikalisches Problem, das grundsätzlich lösbar ist. […] Im Gegensatz dazu stellt sich für den Schriftsteller weniger die Frage, ob er grammatikalisch “richtig” oder ‚“falsch” schreibe, die “Subjektivität” der
Dürrenmatt, Stoffe IV-IX, 160.
et glissements tectoniques, aux réchauffements et aux évaporations : on est loin des images liées à la vie par lesquelles la dynamique des langues est souvent décrite. Lorsque Dürrenmatt écrit que, sous l’effet réciproque de la terre et de l’atmosphère, un paysage d’abord familier devient étranger, il est probable que cette familiarité initiale n’ait rien d’une intimité ; cet univers minéral et gazeux ne nous est familier que parce que nous pouvons nous en faire une image, et non parce que nous y vivons. La planète langue que Dürrenmatt donne à voir est certes habitable (terre et atmosphère), mais elle n’est de fait pas habitée. Cet aspect est particulièrement mis en évidence par ce qui précède la citation. Dürrenmatt parle de sa méfiance vis-à-vis de l’idée qu’il puisse y avoir quelque chose comme la langue (le français, l’allemand, etc.) : « So wie es keine Sprache gibt, sondern nur Sprachen, gibt es auch keine deutsche Sprache an sich : gäbe es sie, wäre die deutsche Sprache etwas Totes, so wie das Latein und das Griechisch, das ich in der Schule lernte, etwas Totes waren : weil sie nur noch Schriftsprachen sind und vom gesprochenen Wort nicht mehr geformt werden. Sie sind sprachliche Petrefakte. Die Sprache, die wir sprechen, und die Sprache, die wir schreiben, sind dagegen etwas Lebendiges. » Mais la vision, même s’il y est aussi question de la langue parlée, n’en est pas “vivante” pour autant ; elle garde, de par son univers minéral et désertique, quelque chose de la pétrification par laquelle Dürrenmatt décrit les langues mortes. La vision que déploie la citation est donc aussi marquée par un vide. La langue est là, visible, mais dans ce désert il n’y a personne qui la parle. Plus loin, Dürrenmatt énonce ce qui paraît ainsi manquer, « der persönliche, individuelle Sprachausdruck eines jeden Einzelnen » (« l’expression langagière de tout un chacun ») qui se trouve à la fois pris dans le vaste va-et-vient de la langue et est susceptible d’agir sur lui. Or, le locuteur singulier peut avoir deux rapports distincts à la langue. Le premier est « grammatical » et caractérise une relation normative à l’égard de la langue standard ; il permet de dire quel usage est “juste” ou “faux”. Le second est stylistique :
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vité” de la langue, il s’inquiète de savoir s’il s’exprime “bien” ou “mal”, de manière “juste” ou “fausse”. Ce ne sont pas des questions grammaticales, mais stylistiques. Une “belle” phrase ne se justifie pas scientifiquement. Fondée sur le style, la science littéraire serait une théologie littéraire. (Dürrenmatt | Despot, Vallon, L’édification, 117-118, trad. mod.).
Sprache wird ihm bewusst, ihn beunruhigen die Fragen, ob er sich “richtig” oder “falsch” ausdrücke, “genau” oder “ungenau”. Diese Fragen sind keine grammatikalischen, sondern stilistische. Ein “guter” Satz ist nicht wissenschaftlich zu begründen. Eine Literaturwissenschaft des Stils ist Literaturtheologie.
Ici encore, ce que dit Dürrenmatt n’est pas foncièrement nouveau. Le partage entre grammaire et style, une conception de la langue comme système contraignant et pourtant susceptible de s’ajuster à l’individualité et à la liberté du locuteur n’est pas sans rappeler les réflexions de Schleiermacher par exemple 10. Par contre, on échappe à l’aspect le plus remarquable du texte de Dürrenmatt si on y lit uniquement une théorie de la langue. En introduisant le locuteur, la vision de la langue décrite auparavant obtient en effet un nouveau statut. Ce que nous avions vu – la planète langue et plus exactement la langue allemande avec sa différence entre langue parlée et langue écrite – Dürrenmatt le décrit maintenant comme une « foi » à laquelle ne peuvent naïvement s’attacher que ceux qui, au contraire de celui qui pourtant nous l’a fait voir, ne sont pas écrivains (« Darum glaubt eigentlich nur der Nicht-Schriftsteller an die deutsche Sprache » | « Seul celui qui n’écrit pas croit à la langue allemande »). Si la vision n’expose pas seulement l’interaction entre langue écrite et langue parlée mais donne aussi à voir sa dimension lunaire, froide, vide de ceux qui parlent, l’apparition du locuteur ne comble pas cette lacune. Elle modifie le statut de la vision, elle la déréalise en en faisant une croyance à laquelle justement celui qui nous la fait voir, l’écrivain, celui qui a du style et ne croit pas à la grammaire, ne peut adhérer. C’est que le style se dérobe au type de regard qui percevait la vision. Comme le regard fantaisiste chez Galilée qui ne voit dans un dessin fait sur un bateau naviguant de Venise à Alexandrie qu’une longue ligne droite reliant les deux villes 11, la singularité du style échappe à celui qui a sur la langue une vue du ciel.Voilà pourquoi une science du style ne peut être que « théologique » (« Eine Literaturwissenschaft des Stils ist Literaturtheologie » | « Fondée sur le style, la science littéraire serait théologie »). Le style, son « évidence » (le terme revient avec insistance à la fin de 10 Voir supra, note 5, 109. 11 Voir supra, chap. I.2.1.
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cette réflexion sur la langue), n’est mesurable par aucune topographie ; il ne devient lisible qu’à condition de vivre sur terre. La grammaire est alors en quelque sorte l’inverse. C’est elle qui rend possible le regard d’en haut : elle évalue la justesse et la qualité de l’adéquation entre langue écrite et langue parlée ; elle établit le point de contact normatif voire judiciaire (puisqu’elle peut condamner et réduire au silence) entre le ciel et la terre. Or lorsqu’il discute de l’historicité de la grammaire, Dürrenmatt mentionne sans surprise celui qui est habituellement associé à la standardisation de l’allemand, Luther : Dürrenmatt, Stoffe IV-IX, 162-163.
• 1 . ENTRE LA LANGUE ET SA LANGUE
« Das Hirn ». Dürrenmatt y imagine que tout – le réel et l’imaginaire – est le fruit d’un cerveau absolu. Au fil du temps celui-ci en vient à constituer des événements imaginaires, à élaborer le passé et, dans une mise en abyme infinie, à écrire le récit dürrenmattien lui-même. Parmi l’histoire fictionnelle qui se déploie par ces neurones, on trouve, aux côtés de Hannibal qui détruit Rome, Mohammed II qui conquiert l’Europe ou Montezuma qui renvoie Cortés à la mer, également Luther qui fonde un culte dédié à Wotan (cf. Dürrenmatt, Stoffe IV-IX, 255).
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12 L’autre référence à Luther a un statut très différent. Elle apparaît dans le récit
(Dürrenmatt | Despot, Vallon, L’édification, 118).
• BABEL HEUREUSE •
La référence à Luther – le nom n’apparaît qu’à deux reprises dans les deux volumes des Stoffe 12 – va au-delà d’un simple exemple historique. Les effets de sa traduction de la Bible sont, nous l’avons vu, préétablis dans une fiction, à savoir une communauté linguistique où les mères, les enfants, les hommes, une Marie parlent l’allemand de Luther avant qu’il ne l’écrive. La vision de Dürrenmatt – une vision “grammaticale”, de l’interface normative entre langue parlée et langue écrite dont Luther, justement, est un événement – n’est pas sans rapport avec cette fiction. Il est aussi le regard rétrospectif sur cette communauté du point de vue de celui qui n’y participe pas de plein droit. Dürrenmatt, parce qu’il ne croit plus sà cette langue et à la théologie qui l’accompagne, vide la fiction luthérienne de ses habitants et la donne à lire comme fiction. L’ange traducteur, qui garantissait la médiation entre la langue parlée avec laquelle il s’adresse à Marie et la langue écrite par laquelle le commun du peuple le lira, cesse d’opérer. Il n’y a plus d’évidence qu’on parle sur la terre comme au ciel, la vision s’estompe.
La grammaire n’est pas une loi de la nature, elle se compose de règles qui se sont historiquement développées au travers de tendances ou d’usages linguistiques, mais aussi d’“événements” linguistiques, comme par exemple la traduction de la Bible de Luther […].
Die Grammatik ist kein Naturgesetz, sie besteht aus Vorschriften, die historisch aus gesellschaftlichen Sprachtendenzen, aber auch aus “Sprachereignissen”, wie etwa Luthers Bibelübersetzung, entstanden sind.
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Dürrenmatt, Stoffe IV-IX, 164.
[Il] refoule la tension entre son dialecte et la langue écrite, au lieu de l’exploiter. (Dürrenmatt | Despot, Vallon, L’édification, 119, trad. mod.). Dürrenmatt « Persönliches über Sprache », 462.
[L’écrivain] suisse alémanique reste dans la tension de celui qui parle différemment qu’il n’écrit.
Sur terre, loin de la communauté fictive imaginée par Luther, apparaît la tension qui traverse la langue. Dürrenmatt la conçoit comme une possibilité essentielle de son écriture. Parlant des auteurs qui, comme il l’avait lui-même fait, cherchent à concilier leur langue avec les normes de l’allemand standard, il écrit : « er verdrängt die Spannung zwischen seiner Mundart und der Schriftsprache, statt sie auszunutzen. » En déjà, Dürrenmatt avait utilisé le même terme pour caractériser la situation de l’écrivain suisse alémanique : « der deutschweizer Schriftsteller bleibt in der Spannung dessen, der anders redet, als er schreibt 13. » La grammaire cesse de bénéficier d’une autorité transcendante et, par la tension, apparaît aussi la possibilité du style. L’abandon de la fiction luthérienne et de sa propre vision est donc moins la perte d’une transcendance que l’accès à l’écriture. Mais ce qui est essentiel pour mon propos, c’est que se manifeste du même coup à la fois la menace de l’inintelligible et la possibilité de la traduction luthérienne. En effet, aussi paradoxal que cela paraisse, la fiction de Luther légitime certes sa traduction, mais elle la rend aussi obsolète. L’ange dit les mots à Marie que Luther écrit dans sa Bible ; mais du coup, la fiction donne aussi à entendre les paroles qui auraient été dites s’il n’y avait pas eu à les traduire. L’intelligibilité que Luther exige pour sa traduction a pour corollaire son existence fictionnelle dans la langue-cible avant et donc indépendamment de la traduction. Chez Dürrenmatt en revanche, dans l’immanence d’un monde où aucun ange ne garantit l’adéquation entre la langue parlée et celle écrite, la traduction devient une nécessité qui investit l’allemand lui-même, un moment de la langue. Elle ne permet alors pas seulement de rendre compréhensible la langue étrangère, mais aussi d’explorer ce qui se soustrait à cette compréhension et se maintient comme étrangeté. Ce qui est invisible dans la fiction luthérienne et dans la vision de la planète langue, Dürrenmatt l’explore avec Luther dans une nouvelle du premier volume des Stoffe, « Mondfinsternis ». Notre lecture sera celle d’une marge de la communauté de langue qu’on a lue chez Gadamer ou chez Luther : Flötenbachtal, aucun Ange n’y viendra, aucun dialogue consensuel ne se l’appropriera, et ce non malgré, mais grâce à la traduction. 13 À propos de cette citation et pour une réflexion sur la question de la diglossie
dans l’écriture d’autres écrivains suisses alémaniques et dans la traduction, voir Weber Henking, Differenzlektüren, notamment 275 sqq.
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2. LE TEXTE JUBILATOIRE : UNE PERFORMANCE CROISÉE DE L’ÉCRITURE ET DE LA TRADUCTION Dürrenmatt, Stoffe I-III, 13.
Dürrenmatt, Stoffe I-III, 13.
Néanmoins j’écris sur moi. Pas sur l’histoire de ma vie : sur l’histoire de mes « matières » romanesques […]. Il reste que [ces matières] sont le résultat de ma pensée, les miroirs diversement taillés dans lesquels se reflète ma pensée, donc ma vie. (Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 13).
. • 2 . LE TEXTE JUBILATOIRE
son paradoxe comme autobiographie dans le livre de Probst, (K)eine Autobiographie schreiben. 15 Notons que pour la version allemande, le premier volume a été réédité sous une forme très légèrement remaniée en 1990. Le changement principal consiste en l’adjonction du titre « Labyrinth » (le second volume est quant à lui intitulé « Turmbau », titre auquel fait manifestement référence la traduction française, L’édification). 16 À propos de ce double statut, voir par exemple Weber, « Erinnerung und Variation ».
(Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 13).
• BABEL HEUREUSE •
14 On trouvera une analyse génétique des Stoffe largement articulée autour de
Raconter sa propre vie : entreprise universellement tentée, toujours recommencée. Entreprise à mes yeux compréhensible, mais irréalisable.
« Es ist immer wieder von irgend jemandem versucht worden, sein eigenes Leben zu beschreiben. Ich halte das Unterfangen für unmöglich, wenn auch für verständlich. » Telles sont les premières lignes d’un projet “autobiographique” que Dürrenmatt entame au milieu des années et sur lequel il travaillera jusqu’à sa mort en . Une singularité de l’œuvre, par laquelle Dürrenmatt cherche à contourner le paradoxe d’un projet autobiographique qui n’est pas le récit impossible de sa vie, consiste à relier son histoire à l’histoire de ses œuvres inachevées : « Wenn ich trotzdem über mich schreibe, so nicht über die Geschichte meines Lebens, sondern über die Geschichte meiner Stoffe […]. Aber die Stoffe sind die Resultate meines Denkens, die Spiegel, in denen, je nach ihrem Schliff, mein Denken und damit auch mein Leben reflektiert werden 14. » En paraît le premier volume Stoffe I-III traduit en français par Étienne Barilier sous le titre La mise en œuvres. En sort le second volume (Stoffe IV-IX) traduit par Marko Despot et Patrick Vallon (L’édification, ) 15. Les réflexions sur la langue que nous avons présentées jusqu’ici sont issues du deuxième volume, mais elles font étrangement écho à un récit de Stoffe I-III intitulé « Mondfinsternis », « Éclipse de lune ». Parmi les histoires réécrites pour les Stoffe, cette nouvelle a un statut particulier puisqu’il ne s’agit pas à proprement parler d’une “matière” abandonnée ; Dürrenmatt avait esquissé l’histoire en 1955 avant de la transformer et de l’adapter pour la scène une année plus tard. La pièce qui en résulte est celle qui fit de Dürrenmatt un auteur de renommée internationale, La Visite de la vieille dame.Vingt ans plus tard, il reprend donc la version en prose qu’il avait laissée à l’état de brouillon et rédige la nouvelle définitive. Le texte est alors à la fois une étape préliminaire et une réécriture de la pièce 16. La nouvelle reprend grosso modo la
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Dürrenmatt, Stoffe I-III, 250-252.
Lisons les Actes des Apôtres, chapitre XXIII, verset : « Claudius Lysias au très excellent gouverneur : sois dans la joie. » Chers bancs, chers fonts baptismaux, chères orgues, chère galerie, chères fenêtres, chers murs, chères poutres, cher toit, ma chère église vide. Les paroles de la Bible que vous venez d’entendre forment le début d’une lettre. Claudius Lysias en est l’auteur, le gouverneur en est le destinataire. “Sois dans la joie” représente la formule de salutation. « Si maintenant je vous expliquais qui furent Claudius Lysias et le gouverneur, ces personnages vous seraient à juste titre indifférents, tout comme la personne en faveur de qui fut écrite cette lettre : l’apôtre Paul. En effet, que comprendriez-vous, poutres et murs, à la nature de ces humains ? Mais si les paysans et les paysannes étaient assis sur vous, chers bancs – comme ils le sont d’habitude un dimanche sur quatre –, pourquoi leur curiosité seraitelle plus grande que la vôtre ? Dans leurs montagnes, depuis la nuit des temps, ils ne s’intéressent qu’à l’inessentiel. Mais ce qui est le plus important, plus important que toutes les réalités passées, ce qui vit autrefois,
même intrigue que la Visite, mais introduit également quelques changements significatifs.Walt Lotcher retourne, après quarante années passées au Canada où il s’est enrichi, dans son misérable village d’origine situé loin du monde au fin fond de la vallée de Flötenbach. Une fois péniblement arrivé jusqu’à l’auberge, il apprend que son amante d’alors – Kläri – avait été enceinte de lui et a épousé son ancien rival, Mani. Lotcher promet alors un million pour chaque famille du village à condition que Mani soit assassiné. Contrairement à la proposition correspondante de Claire Zachanassian dans La visite de la vieille dame, l’offre de Lotcher ne pose aucun dilemme moral aux villageois ; même Mani l’accepte. Il demande néanmoins à pouvoir encore visiter l’exposition agricole à Oberlottikofen. À la pleine lune suivante – Lotcher mène pendant ce temps une vie orgiaque dans sa chambre d’hôtel – Mani est tué, écrasé sous un hêtre. Lotcher, après avoir payé son dû, quitte le village et meurt d’une crise cardiaque sur la route. Pendant ce temps, un chasse-neige monte dans la vallée et rétablit le cordon qui relie le village au reste du monde, et le conseiller aux États local annonce sa décision d’investir dans le Flötentbachtal pour en faire un centre touristique – “bonne nouvelle” qui participe à rendre le meurtre des villageois plus absurde encore. Dans la nouvelle, la question de la langue peut être lue à partir d’une scène qui se situe à peu près au milieu du récit. Le pasteur – qui monte une fois par mois au village pour faire son office et est l’auteur d’une somme théologique intitulée Fondement joie – entame son sermon dans l’église désertée : « Ich lese aus der Apostelgeschichte Kapitel Vers : Claudius Lysias, dem teuren Landpfleger: Freude zuvor ! Liebe Bänke, lieber Taufstein, liebe Orgel, liebe Empore, liebe Fenster, liebe Mauern, liebe Balken, liebes Dach, meine liebe leere Kirche. Die Worte der Bibel, die ihr vernommen habt, sind der Beginn eines Briefes. Claudius Lysias ist der Absender, der Landpfleger der Empfänger, “Freude zuvor” der Gruss. Wenn ich euch aber jetzt erklären würde, wer Claudius Lysias und wer der Landpfleger gewesen ist, so wären euch dieser Claudius Lysias und dieser Landpfleger, oder gar der Mann, um dessentwillen dieser Brief geschrieben wurde, der Apostel Paulus nämlich, mit Recht völlig gleichgültig, denn was begreift ihr Balken oder Mauern schon, wer diese Leute sind,
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. • 2 . LE TEXTE JUBILATOIRE
œuvres, 221-222).
• BABEL HEUREUSE •
maintenant et à jamais, ce que ces paysans et paysannes sont incapables d’éprouver, le cœur même de l’essentiel, tu l’éprouves maintenant, toi mon église vide : “Sois dans la joie.” Oui, tu es dans la joie, la joie fondamentale ; oui, tu l’éprouves dans ton corps. Car tu n’es plus envahie par la transpiration de ces paysans et de ces paysannes. Et vous, chers bancs, vous n’êtes plus écrasés sous leur poids. Et vous, chers murs, vous n’êtes plus contraints de renvoyer l’écho de leurs reniflements ; et toi, cher orgue, tu ne dois plus accompagner leur misérable chant. « Tu es libérée, église vide, et parce que tu es libérée, tu comprends aussi – toi qui, faite de bois, de pierre, de métal et de verre, es tout simplement poussière –, tu comprends que l’auteur de la lettre, le centenier Claudius Lysias, l’objet de la lettre, l’apôtre Paul, et le destinataire de la lettre, le gouverneur, sont aussi devenus, tout simplement, poussière. Et moi de même, tout comme ces paysans et ces paysannes, je deviendrai poussière. Ne le sont-ils pas déjà ? Seulement ils l’ignorent. « Mais la poussière comprend la poussière. Miroirs les uns des autres, nous nous reconnaissons enfin, tous tant que nous sommes, et nous confessons ensemble : sois dans la joie, gouverneur, et qu’importe comment nous te nommons : Félix (le nom que tu portes dans les Actes des Apôtres) ou Dieu, ou l’univers. L’essentiel n’est-il pas que chaque poussière, qu’elle soit de bois ou de pierre, qu’elle soit ver de terre, homme, bête, soleil ou Voie lactée, s’écrie avec allégresse, vers le néant : sois dans la joie ! « Oui, église vide, nous sommes poussière, poussière de poussière, fragment de poussière minuscule. Mais quelle que soit la brièveté de notre vie, quelques années, quelques mois, quelques heures, quelques secondes, ou même, comme certaines particules d’atomes de poussières, quelques millionièmes de secondes, nous jubilons ! Car un seul Fondement vaut pour tous et pour chacun : la Joie. La Joie seule ne questionne pas, la Joie seule ne s’épuise pas en vaines réflexions, la Joie seule ne console pas ; pour elle, nul besoin de consolation, car elle est la Joie, en qui nous demeurons tous. Amen. (Dürrenmatt | Barilier, La mise en
aber wenn jetzt – wie sonst jeden vierten Sonntag – die Bauern und Bäuerinnen auf euch sässen, meine Bänke, wie wären sie neugierig darauf, denn sie interessieren sich in ihren Bergen seit eh und je nur für das Nebensächliche. Aber das Wichtigste, wichtiger als alles Vergangene, das, was lebt, einst, jetzt und immerdar, das, was diese Bauern und Bäuerinnen nicht fühlen, das Wesentliche vom Wesentlichen, das fühlst du jetzt, meine leere Kirche, dieses “Freude zuvor”, indem du diese “Zuvor-Freude”, diese Urfreude, geradezu körperlich erlebst, erfüllen dich doch die Ausdünstungen dieser Bauern und Bäuerinnen nicht mehr, so wie auf euch, ihr Bänke, ihr Gewicht nicht mehr lastet, und von euch, ihr Mauern, ihr Schnarchen nicht mehr widerhallt und ihr jämmerlicher Gesang, den du, Orgel, begleiten musst. Du bist befreit, leere Kirche, und weil du befreit bist, begreifst du auch, die du mit deinem Holz, Stein, Metall und Glas schlechthin Staub bist, den Briefschreiber, den Oberhauptmann Claudius Lysias, und den Grund seines Briefes, den Apostel Paulus, und den Empfänger des Briefes, den Landpfleger, sind sie doch auch schlechthin Staub geworden, und werde ich doch auch einmal schlechthin Staub sein, so wie diese Bauern und Bäuerinnen einmal Staub werden, ja schon Staub sind, ohne es zu wissen. Weil aber Staub Staub begreift, erkennen wir uns alle ineinander wieder, ein Spiegel in einem anderen Spiegel, und bekennen : Freude zuvor dem Landpfleger, wobei nebensächlich ist, wie wir diesen Landpfleger nennen, ob Felix, wie in der Apostelgeschichte, ob Gott, ob Weltall, Hauptsache, dass jeglicher Staub, ob Holz, Steinklotz, Gewürm, Getier, Mensch, Erde, Sonne, Milchstrassensysteme, ins Nichts hineinjauchzt : Freude zuvor ! Deshalb nämlich, leere Kirche, weil wir als Staub, als Staub von Staub, als Stäublein eines Stäubleins existieren, und sei es nur kurze Zeit, einige Jahre, einige Monate, einige Stunden, ja einige Sekunden oder gar, wie einige Teilchen eines Millionstel Stäubchens, nur einige Millionstel Sekunden : Auch diese jubillieren ! Gibt es doch für alles und jegliches kein anderes Fundament als dieses : Freude zuvor, denn allein die Freude fragt nicht, allein die Freude grübelt nicht und allein die Freude tröstet nicht, weil allein die Freude keinen Trost braucht, ist sie doch zuvor, die Freude zuvor. Amen. »
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Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 218.
Que les habitants du Flötenbachtal ne s’intéressent qu’à l’inessentiel, le pasteur en avait déjà fait l’expérience en remontant, en leur compagnie, la vallée. Alors que les villageois hésitaient à le précipiter au fond du ravin pour éviter qu’il ne découvre leur plan, Mani, sous étroite surveillance, avait osé la question « niaise », qui montre que « ces paysans n’ont strictement rien compris à la théologie », « C’est vrai que le bon Dieu existe ? ». Dieu est donc, comme l’est Claudius Lysias, inessentiel, « nebensächlich », pour la théologie jubilatoire ; il y est remplacé par ce fondement ignoré qu’est la « joie ». Or, c’est par une pratique de lecture particulière que cette substitution est opérée. Par rapport au texte biblique, le pasteur réalise un double glissement et donc un repositionnement des éléments herméneutiquement pertinents que le terme nebensächlich – littéralement ce qui se trouve à côté de ce qui compte – met en évidence. La traduction de Barilier, en parlant d’« inessentiel », semble placer le discours plus directement dans le registre ontologique, mais elle met aussi en avant la subsistance de cette joie – implicitement essentielle – dans le vaste devenir-poussière de l’univers. De plus, elle laisse entendre la stratégie rhétorique du pasteur qui, pour sa démonstration, est pour ainsi dire forcé d’aller directement à l’inessentiel dont l’anéantissement est, essentiellement cette fois, la plus grande des joies. Le premier glissement concerne l’attention sémantique. Les paysans, tout comme le lecteur probablement, s’ils avaient été présents, se seraient arrêtés sur l’histoire de l’expéditeur ou du destinataire de la lettre. C’est la pertinence de cette attention que le pasteur rejette comme indifférente, au point que les noms peuvent finalement être pris dans la vaste chaîne des substitutions décrites à la fin du sermon (« wobei nebensächlich ist, wie wir diesen Landpfleger nennen, ob Felix, wie in der Apostelgeschichte, ob Gott, ob Weltall » | « qu’importe comment nous te nommons : Félix (le nom que tu portes dans les Actes des Apôtres) ou Dieu, ou l’univers »). Ce qui reste alors, c’est cela même qui passe pragmatiquement au second plan et qui, ici, devient décisif et rend possible la théologie jubilatoire. La salutation, « Freude zuvor » | « Sois dans la joie », parce qu’elle devient à la fois sensible (« das fühlst du jetzt » | « tu l’éprouves maintenant ») et chargée de sens (« das Wesentliche vom Wesentlichen » | « le cœur même de l’essentiel ») constitue l’enjeu capital de la lettre. Le pasteur déjoue ainsi sa fonction de
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. • 2 . LE TEXTE JUBILATOIRE
χαίρειν ». Dans la version de la Vulgate – que Luther n’utilise manifestement pas ici, on lit : « scribens epistolam continentem haec Claudius Lysias optimo praesidi Felici salutem ». On ne retrouve l’expression « Freude zuvor » qu’à une seule reprise, à nouveau comme traduction de « χαίρειν », dans l’adresse de l’épître de Jacques : « Jakobus, ein Knecht Gottes und des HERRN Jesu Christi, den zwölf Geschlechtern, die da sind hin und her : Freude zuvor ! » (Jakobus, 1:1). 18 Ma lecture se distingue ici de celle de Claudia Müller : « kennt der Pfarrer den Originaltext nicht ? Wie dem auch sei : Die Formel, an der er seine Predigt aufhängt, ist eine Fehlübersetzung der griechischen Grussformel “khairein”. […] Der Pfarrer beherrscht offensichtlich sein Griechisch nicht und die Diskurse laufen ihm davon. So wird seine auf einem Sprachfehler gründende Theologie der Freude – eine Inversion von Kierkegaards Theologie der Furcht und des Zitterns – hochironisch inszeniert als haltloses, völlig subjektiviertes und aller
• BABEL HEUREUSE •
17 Le verset est en grec : « Κλαύδιος Λυσίας τῷ κρατίστῳ ἡγεμόνι Φήλικι
formule et la littéralise. Or, ce glissement pragmatique évident – il participe de l’effet grotesque de la scène – en prolonge un autre plus inapparent. De fait, « Freude zuvor » n’est pas une formule de salutation idiomatique en allemand ; elle est, dans la citation déjà, pragmatiquement et sémantiquement étrange. Ici se produit un événement capital pour le fonctionnement du texte. C’est en effet par l’expression inattendue « Freude zuvor » que Luther traduit la salutation habituelle grecque « χαίρειν » 17. Curieuse ironie, c’est ce même verbe (« χαίρω ») qu’utilise l’ange pour saluer Marie, et à la place duquel, si elle avait été allemande, il aurait selon Luther choisi « Gott grüsse dich, du liebe Maria ». Quoi qu’il en soit, la formule que le pasteur littéralise pour en faire le cœur de sa théologie a déjà été démise de sa fonction pragmatique par Luther. C’est ainsi dans la continuité de la traduction luthérienne que l’interprétation du pasteur prend sens. Cette stratégie est d’ailleurs mise en évidence par le contexte dans lequel apparaît la nouvelle. Dans la partie plus strictement autobiographique qui précède le récit, Dürrenmatt décrit comment son père pasteur prenait soin de lire et d’annoter la Bible en hébreu, grec ou latin. À cette rigueur philologique, centrée sur les originaux, s’oppose la lecture qui se débarrasse de l’original par le recours ciblé à la traduction. Du coup, ce ne sont pas seulement Lysias, le gouverneur et le contenu de la lettre qui passent au second plan au profit de la salutation, ce sont les Actes des Apôtres eux-mêmes qui apparaissent inessentiels et « nebensächlich » par rapport à ce qui a textuellement rendu possible la théologie jubilatoire et instauré le « fondement joie » : la traduction de Luther 18.
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Genette, Palimpsestes, 293-303.
La théologie jubilatoire s’appuie sur une intertextualité piégée, inintelligible si on renonce à la possibilité de lire des traductions. Les Actes des Apôtres sont certes mentionnés, mais ils ne sont pas comme tels utilisés ; l’intertextualité du sermon ne renvoie pas à l’histoire et aux personnages de la Bible, mais spécifiquement à la traduction de Luther. Cet aspect touche d’ailleurs un point aveugle de la théorie de l’intertextualité. Celle-ci ne tient habituellement pas compte du fait que les traductions peuvent être lues. La traduction n’apparaît le cas échéant que par l’intertextualité – Genette parle de « transposition » – qui s’établit entre elle et l’original. Or, le fait de lire des traductions ouvre la possibilité qu’un texte puisse renvoyer spécifiquement à elles sans pour autant inclure l’original. Ce que la lecture de Dürrenmatt suggère alors, c’est qu’un texte peut exclure du réseau intertextuel un texte – ici la Bible – que pourtant il mentionne 19. Plus précisément, le pasteur utilise et prolonge la manière dont la version luthérienne s’écarte des textes grec et latin. Son interprétation n’est ainsi pas à comprendre comme un discours “sur” la traduction de Luther ; elle se situe plutôt dans sa continuité. À cet égard, il est frappant que le texte – très soigneux au niveau de son usage des guillemets – insère le passage de Luther direcGlaubensinhalte entleertes Geschwätz, das als chaotisches Gegenstück zum göttlichen ordnungsstiftenden Logos lesbar wird. » | « le pasteur ne connaît-il pas le texte original ? Quoi qu’il en soit, la formule à laquelle se rattache sa prédication est une traduction fautive de la formule de salutation grecque “khairein”. [...] Manifestement, le pasteur ne maîtrise pas le grec et les discours lui échappent. Basée sur une faute de langue, sa théologie de la Joie – une inversion de la théologie kierkegaardienne de la Crainte et du Tremblement – est mise en scène de manière hautement ironique comme un baratin ne correspondant à rien, totalement subjectivé, vidé de tout contenu de foi et qui se donne à lire comme la contrepartie chaotique du Logos divin et instigateur d’ordre. » (Müller, « Ich habe viele Namen », 116-117). Indépendamment de la question de savoir si Luther fait ici une « faute » (il est en tout cas évident qu’il rompt avec les principes explicités dans le « Sendbrief »), la question de sa lecture de l’original ne se pose pas. Le pasteur profite au contraire de la possibilité et de la productivité de lire une traduction. L’ironie réside alors moins dans le fait que les discours lui échappent et le laissent s’enfoncer dans le chaos de sa logorrhée que dans le constat – joyeux ? – que la traduction divergente constitue la possibilité d’une rencontre théologique avec l’illustre réformateur. 19 Gun-Yong Park par exemple, dans l’analyse intertextuelle qu’il propose de « Mondfinsternis », parle de la citation du pasteur comme si la traduction de Luther entretenait un rapport transparent et immédiat avec les Actes des Apôtres (Park, Intertextuelle Analyse zweier Werke von Friedrich Dürrenmatt : Mondfinsternis und Der Besuch der alten Dame, 155-158).
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Car un seul Fondement vaut pour tous et pour chacun : la Joie. La Joie seule ne questionne pas, la Joie seule ne s’épuise pas en vaines réflexions, la Joie seule ne console pas ; pour elle, nul besoin de consolation, car elle est la Joie, en qui nous demeurons tous. (Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 222).
. • 2 . LE TEXTE JUBILATOIRE
œcuménique de la Bible (TOB)) : « L’amour […] ne jalouse pas, il ne plastronne pas, il ne s’enfle pas d’orgueil, il ne fait rien de laid, il ne cherche pas son intérêt, il ne s’irrite pas, il n’entretient pas de rancune, il ne se réjouit pas de l’injustice, mais il trouve sa joie dans la vérité. »
Dürrenmatt, Stoffe I-III, 252.
• BABEL HEUREUSE •
20 Voir 1 Corinthiens 13, en particulier les versets 4 à 6 (cités ici selon la Traduction
tement dans le sermon sans marquer son caractère de citation. Une singulière coïncidence se produit alors entre le sermon qui révoque son contenu attendu – Dieu, Lysias, le gouverneur et finalement la Bible elle-même – et le lieu d’où il s’énonce, l’église vide de tout paroissien. Si l’église peut faire l’expérience corporelle du « Freude zuvor », c’est aussi parce que « Freude zuvor » est un événement qui fait corps avec le texte ; et si l’église est ainsi « libérée » (« Du bist befreit, leere Kirche » | « Tu es libérée, église vide »), c’est aussi parce que le texte est d’abord lui-même à la fois une traduction libre et une interprétation débridée. La fin du sermon, qui fait ironiquement écho aux célèbres propos de Paul sur l’amour dans la première épître aux Corinthiens 20, est une suite de négations censées expliquer le caractère fondamental de « Freude zuvor » – qui du coup ne fonde plus rien : « Gibt es doch für alles und jegliches kein anderes Fundament als dieses : Freude zuvor, denn allein die Freude fragt nicht, allein die Freude grübelt nicht und allein die Freude tröstet nicht, weil allein die Freude keinen Trost braucht, ist sie doch zuvor, die Freude zuvor. » Le texte, comme ce dont il parle, s’annule et son fondement tourne dangereusement sur lui-même – « ist [die Freude] doch zuvor, die Freude zuvor ». Ce qui se maintient, finalement, ce n’est pas la joie, mais la jubilation. Elle paraît se nouer au dernier terme dont on ne sait plus ni dans quelle langue il s’exprime, ni de quel texte il provient, ni ce qu’il signifie au moment de refermer le livre dont il n’a pas été question : « Amen ». La traduction, quant à elle, n’aura transporté aucun sens, aucune forme, aucune doctrine, elle n’aura pris la mesure d’aucune mère, homme ou enfant dans l’église désertée. Mais elle permet de passer d’un discours sur la joie à la jubilation, du lire au délire. Si, à la fin du texte allemand, le « Amen » final fait tourner à vide le « Freude zuvor » pour le maintenir comme performance jubilatoire, la version de Barilier anticipe cet “ainsi soit-il” dans la salutation elle-même :
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Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 221.
– Lisons les Actes des Apôtres, chapitre XXIII, verset : « Claudius Lysias au très excellent gouverneur : sois dans la joie. » Chers bancs, chers fonts baptismaux, chères orgues, chère galerie, chères fenêtres, chers murs, chères poutres, cher toit, ma chère église vide. Les paroles de la Bible que vous venez d’entendre forment le début d’une lettre. Claudius Lysias en est l’auteur, le gouverneur en est le destinataire. « Sois dans la joie » représente la formule de salutation.
Le pasteur entretient d’emblée un rapport ambivalent au texte qu’il lit. Dans la version allemande, le « amen » final performe sur le plan du discours ce qu’il énonce ; il jubile plus qu’il n’exige la jubilation. Le désir de réalisation énoncé par « amen » se trouve du coup devancé par son énonciation. En français, à condition qu’on traduise et qu’on entende le français de « amen », ce processus est lisible dans le court-circuit pléonastique qui se produit entre le dernier mot et la phrase de la Bible ; « sois dans la joie » et « ainsi soit-il » forment la boucle tautologique dans laquelle le sermon tourne à vide. « Sois dans la joie » : dans la version de Barilier, ce fondement de la théologie jubilatoire n’est pas, comme en allemand, un piège intertextuel en ce qu’il renverrait spécifiquement à la traduction en excluant l’original pourtant mentionné ; il est plutôt une intertextualité fallacieuse. En effet, on ne trouvera ce que lit le pasteur dans aucune Bible, dans aucun autre livre que celui que, lisant le sermon, on tient entre ses mains. Le « Lisons les Actes des Apôtres » introductif (l’allemand disait « Ich lese aus der Apostelgeschichte ») est aussi l’indice que ce qui est lu et qui est marqué comme intertextuel ne se trouve comme tel dans nul autre texte que dans celui que, de fait, nous lisons. Mais cette fausse intertextualité n’établit pas seulement une connivence spécifique entre le lecteur “dans” et les lecteurs “du” texte. Il est aussi l’occurence d’un singulier croisement entre les prêches allemand et français. Le pasteur de la version allemande prolonge dans son interprétation la traduction luthérienne. Dans le texte français, c’est le geste d’écriture qui trouve sa continuité. Non seulement la citation, au moment où le pasteur l’énonce, est simultanément lue et écrite et n’est énonçable et lisible que par la coïncidence entre la lecture et l’écriture, mais le pasteur prend également la position de l’auteur fictif, Claudius Lysias. Celui-ci est systématiquement
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décrit comme « auteur 21 » (l’allemand dit « Absender » et « Briefschreiber »). Ce positionnement devient particulièrement évident lorsque le pasteur s’adresse dans son sermon au gouverneur auquel est destiné la lettre :
• 2 . LE TEXTE JUBILATOIRE
libérée, église vide, et parce que tu es libérée, tu comprends aussi […] l’auteur de la lettre. » Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 221). 22 Le potentiel à la fois de multiplication infinie et d’évidement, de reconnaissance et d’aliénation se retrouve chez Dürrenmatt à plusieurs reprises. On peut penser à sa « ballade » du Minotaure où la créature homme-animale danse à
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21 « Claudius Lysias en est l’auteur, le gouverneur en est le destinataire. », « Tu es
Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 222 ; Dürrenmatt, Stoffe I-III, 251.
• BABEL HEUREUSE •
« Qu’importe comment nous te nommons », l’adresse du pasteur est celle de la lettre dont il prolonge ici l’écriture. Le fait que le nom du destinataire soit sans importance ne joue, à son tour, aucun rôle. Ce nom, « Félix », lui-même traduction de “joie”, infiltre l’ensemble du réel pulvérisé : c’est cela qu’il s’agit de « comprendre » (de saisir et d’embrasser), et c’est le “felix” du monde, de toute poussière, qu’il s’agit de « reconnaître » (à la fois de constater, d’admettre et d’explorer). Cette mission de reconnaissance jubilatoire n’est possible que via l’écriture de la missive ; on entend bien alors que la poussière ne « s’écrie » pas seulement, mais bien qu’elle s’écrit aussi avec allégresse, vers le néant : sois dans la joie. Chaque texte devient ainsi la fonction en miroir de l’autre, à la fois miroir l’un de l’autre et miroir l’un dans l’autre22 ; l’original de
Mais la poussière comprend la Weil aber Staub Staub begreift, erkennen wir uns alle ineinander poussière. Miroirs les uns des wieder, ein Spiegel in einem autres, nous nous reconnaissons anderen Spiegel, und bekennen : enfin, tous tant que nous sommes, Freude zuvor dem Landpfleger, et nous confessons ensemble: sois wobei nebensächlich ist, wie wir dans la joie, gouverneur, et diesen Landpfleger nennen, ob qu’importe comment nous te Felix, wie in der Apostelnommons : Félix (le nom que tu geschichte, ob Gott, ob Weltall, portes dans les Actes des Apôtres) Hauptsache, dass jeglicher Staub, ou Dieu, ou l’univers. L’essentiel ob Holz, Steinklotz, Gewürm, n’est-il pas que chaque poussière, Getier, Mensch, Erde, Sonne, qu’elle soit de bois ou de pierre, Milchstrassensysteme, ins Nichts qu’elle soit ver de terre, homme, hineinjauchzt : Freude zuvor ! bête, soleil ou Voie lactée, s’écrie avec allégresse, vers le néant : sois dans la joie !
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Dürrenmatt ne peut jubiler que dans la continuité de la traduction luthérienne qu’il comprend ; la traduction de Barilier qu’en inventant et en prolongeant, tout en la lisant, l’écriture biblique. L’image des miroirs se miroitant, c’est aussi l’image de l’absence d’image, où la médiation ne fonctionne que par son annulation. En ce sens, les textes interrogent aussi la distinction entre écriture et traduction qui ne sont plus le statut figé de tel ou tel texte, mais bien le mode de fonctionnement réciproque des deux. Cette fine indistinction – écriture par traduction, traduction par écriture –, c’est pour le texte et pour nous la possibilité de jubiler. 3. LA COMMUNICATION MANQUANTE : LES PERSONNAGES ÉTRANGERS À LEUR TEXTE
Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 196.
« Freude zuvor » et « Sois dans la joie » : le pasteur germanophone fonde sa théologie jubilatoire sur la lecture d’une traduction, celle de Luther, traduction qui est, selon Dürrenmatt, déterminante pour l’établissement d’une grammaire, d’une langue normée ; le pasteur francophone fonde la sienne sur l’écriture “originale” d’une citation. Cette dynamique croisée n’est pas spécifique à la seule scène du sermon dans l’église vide, mais caractérise plus largement la manière dont les deux textes mettent en scène leur rapport à la langue. Dès la première page du récit, la distinction entre dialecte et langue standard se trouve thématisée ; avant l’ascension vers le village, le garagiste est « sidéré » d’entendre que Lotcher, avec sa grosse Cadillac, lui parle en « dialecte bernois, et même celui de la vallée de Flötenbach. » Les alternances abruptes de discours directs et indirects constituent une caractéristique évidente du texte allemand. Or, de manière surprenante, les éléments dialectaux, lorsqu’ils apparaissent dans le texte, ne sont souvent pas, comme on travers un labyrinthe de miroirs. Dans les volumes des Stoffe, le miroir se retrouve non seulement dans le récit « Der Rebell » où le personnage échoue dans une prison de miroirs (Stoffe I-III, 320 sqq. ; pour une lecture de ces deux textes sous cet aspect, voir Hart Nibbrig, Spiegelschrift, 24-27) mais aussi comme un des principes d’écriture du projet “autobiographique” : « Aber die Stoffe sind die Resultate meines Denkens, die Spiegel, in denen, je nach ihrem Schliff, mein Denken und damit auch mein Leben reflektiert werden. » | « Il reste que [les matières] sont le résultat de ma pensée, les miroirs diversement taillés dans lesquels se reflète ma pensée, donc ma vie » (Dürrenmatt, Stoffe I-III, 13 ; Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 13).
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Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 210.
Dürrenmatt, Stoffe I-III, 240.
Ibid., 241. Ibid., 239-240.
– Qu’une vache lâche quelque chose, il est enterré sous la bouse, notre Suisse de l’étranger, dit Miggu Hacker. – […] Le travail quotidien se réduit à peu de chose : donner le fourrage et traire dans une section séparée, où les vaches à lait peuvent, par la même occasion, recevoir les aliments concentrés correspondant à leurs besoins. – Des aliments concentrés, Alex ! dit Mani. Cela aussi, vous devez vous en procurer. Toujours escorté par l’aubergiste et par
• 3 . LA COMMUNICATION MANQUANTE
qualifie von Lafrigen de « Auslandschweizerlein » (Dürrenmatt, Stoffe I-III, 239).
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23 Cet aspect est étudié par Müller, « Ich habe viele Namen », notamment 122 sqq. 24 Le même jeu sur le diminutif se retrouve un peu plus loin lorsque Miggu Hacker
Dürrenmatt, Stoffe I-III, 238.
• BABEL HEUREUSE •
Wenn eine Kuh etwas fallen lasse, werde dieses Auslandschweizerlein vom Kuhfladen begraben, meint Miggu Hacker. […] so gering sei der tägliche Arbeitsaufwand, da nur eingestreut werden müsse, gemolken werde in einem separaten Melkstand, wo unter anderem die Milchkühe entsprechend ihrem Bedarf auch gleichzeitig Kraftfutter erhalten würden. « Kraftfutter, Alex », sagt Mani, « das müsst
Ibid., 213.
pourrait pourtant s’y attendre, constitutifs du discours direct, mais intégrés dans ce qu’en rapporte le narrateur 23. Cette infiltration d’éléments oraux dans l’écriture trouve son pendant dans la scène où les villageois visitent l’exposition agricole. Leur guide est un « Suisse de l’étranger », c’est-à-dire, pour les villageois, surtout un étranger tout court : « Pourquoi se sont-ils crus obligés de nous coller ce connard d’étranger. » À peine le guide a-t-il prononcé son nom qu’il se démarque linguistiquement des paysans : « “Benno von Lafrigen”, stellt sich das Männlein vor, hochdeutsch, und schlägt die Hacken zusammen, “Auslandschweizer”. » Il est pour ainsi dire doublement aliéné ; par sa langue et par le diminutif -lein, dont le dialecte fait un usage abondant, mais qui est ici simultanément linguistiquement “standardisé” 24. En français, le caractère étranger de la langue est plus explicite encore ; von Lafrigen parle « l’allemand d’Allemagne ». De fait, si le narrateur écrit par moment comme les personnages parlent, von Lafrigen, lui, parle comme un livre : phrases longues et alambiquées, vocabulaire technique, ton à la fois formel et précieux. C’est le déphasage grotesque entre le discours de von Lafrigen et les paysans qu’on entend alors même que ce dont il est question, les machines agricoles, est supposé constituer leur monde commun ; mais celui-ci ne peut exister en l’absence de langue partagée. On apprend que le guide ne comprend pas la langue des paysans (« von Lafrigen versteht kein Oberländerdeutsch ») alors que du côté des villageois – preuve s’il en est que von Lafrigen parle comme un livre – Res Stierer se plaint de ne pas comprendre l’allemand écrit (« Wenn er nur besser Schriftdeutsch verstünde, murrt Res Stierer »). La mise en scène de ce discours sous-tend l’absurdité de la situation :
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Röufu Ochsenblutt, il trotte derrière le Suisse de l’étranger. La stabulation libre s’utilise d’ailleurs surtout pour le bétail mis à l’engrais, dit von Lafrigen. […] Une vache meugle. On entend un clapotement lourd. La stabulation libre ouverte est le système le plus simple. Une écurie ouverte du côté le plus favorable par rapport au vent permet au bétail de sortir à tout moment. Nouveau meuglement, nouveau clapotis. – Dans la stabulation fixe, il faut distinguer, selon la dimension de la place accordée aux animaux, entre les stalles longues, moyennes et courtes. Suivezmoi, je vous prie. Nouveau meuglement, nouveau clapotis. – Il en réchappe cette fois encore, dit Mäxu Ochsenblutt. La conférence se poursuit dans une nouvelle écurie. – L’élimination mécanique du fumier fait préférer, actuellement, l’usage de la stalle courte. Ici, par exemple, elle a dix à vingt centimètres de moins que le corps de la bête. Immédiatement derrière elle, sur un niveau quelque peu inférieur, nous avons une rigole à déjections, que l’on peut nettoyer soit à l’aide de poussoirs commandés par un treuil, soit à l’aide d’un tracteur monoaxe. – Formidable, s’exclame Mani. – Grâce au système d’élimination du fumier par bielles et poussoirs, explique von Lafrigen, les déjections […] sont acheminées jusqu’à un transporteur à chaîne, lequel à son tour les achemine jusqu’au tas de fumier. Cependant, ces dernières années, l’élimination du fumier par lavage, méthode qui réclame encore moins de travail, a pris une importance croissante. Là, on peut dire que la litière est supprimée. Chaque stalle est pourvue d’une grille (approchez, je vous prie) au-dessous de laquelle est disposée, en inclinaison légère, la rigole à déjections, laquelle se déverse dans un réservoir, lequel communique avec la fosse à purin hors de l’écurie. (Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 211212).
ihr euch dann auch anschaffen », und trottet, immer noch eingeklemmt zwischen dem Bärenwirt und Ochsenblutts Röufu, dem Auslandschweizer nach. Vorwiegend werde der Laufstall jedoch für die Aufstallung von Mastvieh verwendet, sagt von Lafrigen […]. Eine Kuh muht. Etwas platscht dumpf. Der Freiluftlaufstall sei die einfachste der Aufstallung, ein nach der witterungsgünstigen Seite offener Stall ermögliche dem Vieh ständigen Auslauf. Wieder ein Muhen und Platschen. Beim Anbindestall drüben werde dagegen nach der Länge der Standfläche der Tiere in Langstand, Mittellangstand und Kurzstand unterschieden. « Bitte folgen. » Wieder muht und platscht es. « Er kommt, meiner Seel, jedesmal davon », sagt Ochsenblutts Mäxu. Der Vortrag geht in einem neuen Stall weiter. Durch die Mechanisierung der Entmistung werde bei neuen Stallungen vorwiegend der Kurzstand bevorzugt, die Standlänge sei hier - cm kürzer als die Rumpflänge der Tiere, anschliessend an die Standfläche sei die Kotrinne, die etwas tiefer liege, diese werde entweder mit Schiebern, die von Seilwinden gezogen oder von kleinen Einachsschleppern geschoben werden, geräumt. « Grossartig », staunt Mani. Bei Schubstangenentmistungsanlagen, erklärt von Lafrigen, werde der Kot […] schubweise weiterbefördert und bis zu einem Kettenförderer bewegt, der den Stalldung dann bis zum Dunghaufen fördere. In den letzten Jahren habe jedoch die noch weniger arbeitsaufwendige Schwemmentmistung immer mehr an Bedeutung gewonnen. Hierbei entfalle das Einstreuen der Tiere ganz. An die Standfläche schliesse sich ein Rost an, « bitte nähertreten » unterhalb dessen eine Kotrinne mit einem leichten Gefälle zu einem Behälter, zu der Güllengrube ausserhalb des Stalles verlaufe.
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• BABEL HEUREUSE •
Dürrenmatt, Stoffe I-III, 240 ; Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 212.
• 3 . LA COMMUNICATION MANQUANTE
Dürrenmatt, Stoffe I-III, 240 ; Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 212.
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Chaque stalle est pourvue d’une grille (approchez, je vous prie) au-dessous de laquelle est disposée, en inclinaison légère, la
La conférence (« Vortrag ») en allemand standard de von Lafrigen est rythmiquement interrompue, soit par les commentaires agacés ou déçus des villageois et les interjections enthousiastes de Mani, soit par les beuglements des vaches et les bruits de leurs déjections dont on apprend, justement, la gestion mécanisée. Or, entre le guide et les paysans, rien ne passe. Dans son flot de paroles, von Lafrigen ne quitte jamais le registre d’un catalogue publicitaire et demeure inintelligible pour les villageois. Du coup, son discours reste sans objet. Sa langue semble se vider et sans cesse refluer uniquement du côté de ses “signifiants”. Mani, lorsqu’il ne s’exclame pas béatement sur on ne sait quoi, s’accroche à tel ou tel mot de von Lafrigen qu’il répète – on imagine qu’il le fait en allemand standard – même si ce qu’il désigne n’est pas montré dans la visite (« Kraftfutter » | « Des aliments concentrés ») ; les autres paysans, quant à eux, s’intéressent plus à von Lafrigen qu’à son exposé. Quelques lignes plus loin, Hegu Hinterkrachen confirme que le guide – qui porte dans son nom et en dialecte ce qu’il fait (« laferi » signifie “bavard”) – ne parle pas du même monde que le sien : « Der schwätze ständig von Kühen und könne eine Geiss nicht von einem Kalb unterscheiden. » | « Il n’arrête pas de pérorer sur les vaches, et il ne distinguerait pas une chèvre d’un veau. » Les paysans entendent ainsi une langue de “signifiants”, indistincte, largement inintelligible ; mais aussi, comme s’il fallait lui donner une coïncidence détraquée, la langue est trouée par cela même dont elle parle. La référence ratée se fait entendre au niveau du “signifiant” pour rendre présent non pas l’objet du discours mais, littéralement, la manière dont il merdouille. On ne s’étonnera pas que les paysans rêvent de voir von Lafrigen enterré par une bouse ou tomber dans la fosse à purin : « Es sei Zeit, den Schwätzer selber in die Gülle zu spülen » | « Il est temps d’aller rincer ce bavard dans la fosse en question. » Si la langue standard du guide n’a déjà pas, pour les villageois, de contenu, autant que von Lafrigen devienne lui-même le contenu de ce dont il parle. C’est pourtant lorsque le guide demande aux paysans de s’« approcher » que la distance linguistique et la violence grotesque qui en résulte s’avère la plus grande :
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Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 212.
Ibid., 212.
rigole à déjections, laquelle se déverse dans un réservoir, lequel communique avec la fosse à purin hors de l’écurie. – Il est temps d’aller rincer ce bavard dans la fosse en question, propose Hermännli Zurbrüggen. Mais von Lafrigen ne comprend pas le dialecte de l’Oberland.
Plus encore que le texte allemand, la version de Barilier insiste sur l’incompréhension entre le guide et les villageois. Plus tôt déjà, dans une ambiguïté lisible également en allemand, von Lafrigen avait dit « Suivez-moi, je vous prie » (« Bitte folgen ») sans que l’on ne puisse déterminer s’il parlait d’un déplacement vers un autre endroit ou si, pédagogiquement, il cherchait à capter l’attention des villageois. Dans ce dernier cas, sa prière est tournée en dérision puisque elle est immédiatement suivie par un « nouveau meuglement, nouveau clapotis ». Mais le texte de Barilier dit aussi ironiquement ce qui fait défaut entre von Lafrigen et les paysans : au moment où ils se rapprochent les uns des autres, von Lafrigen utilise un terme pour ce qui n’a pas lieu entre lui et les villageois : « communique ». Du coup, les visiteurs perçoivent ce qui leur manque : une « rigole à déjections » qui, par le biais d’un réservoir, « communique avec la fosse à purin » – qui relie donc d’un côté les trous dans la langue du guide et, de l’autre, un purin utile pour les paysans. Dans le terme allemand désignant la fosse à purin (« Güllengrube »), on entend d’ailleurs le nom que Dürrenmatt donne au village dans la Visite de la vieille dame, Güllen. Hermännli Zurbrüggen rêve de « rincer » von Lafrigen dans « la fosse en question », donc de jeter celui dont le discours n’est pour lui qu’un vaste trou dans la fosse – qui demeure une « question » – avec lesquels les trous du discours « communiquent ». Du coup, le rêve n’est pas seulement celui d’une violence ; il est aussi la performance d’une langue qui, à défaut de communication, reste creuse. Si la communication n’a pas lieu, la non-communication est, quant à elle, soigneusement mise en scène par le texte. Or, ce qui passe d’abord inaperçu, c’est que le narrateur allemand, pour pouvoir donner à lire ses personnages, ne cesse de les traduire. C’est aussi ce que met en évidence le contraste entre discours direct presque systématiquement en allemand standard et le discours indirect où le narrateur laisse subsister des éléments dialectaux. Il souligne à chaque fois que ce qu’on comprend comme discours “direct” est toujours déjà médiatisé, transformé par le nar-
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pagaille) dans Weber Henking, Differenzlektüren, 290-292. 26 Dans ce roman, un auteur fictif relate l’histoire qui lui est racontée par un com-
mandant de police à la retraite. Dans une longue parenthèse, il confie « par souci d’honnêteté » être intervenu non seulement sur la description des événements, mais aussi sur la langue puisque la discussion s’est « naturellement » déroulée en suisse allemand (Dürrenmatt, Das Versprechen, 140).
Dürrenmatt, Stoffe I-III, 241 ; Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 213.
• 3 . LA COMMUNICATION MANQUANTE
25 On trouvera une lecture de ce passage et de sa traduction par Barilier (Val
Dürrenmatt, Durcheinandertal, 150.
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S’il pouvait parler qu’on le comprenne, grommelle Res Stierer .
• BABEL HEUREUSE •
Wenn er nur besser Schriftdeutsch verstünde, murrt Res Stierer.
Dürrenmatt, Stoffe I-III, 223.
rateur – la nouvelle étant du coup aussi une traduction qui se manifeste comme telle. De fait, l’intervention apparaît dès la première réplique. Si, comme nous l’avons discuté, le garagiste qui installe les chaînes à neige sur la Cadillac de Lotcher est « sidéré » d’entendre “l’étranger” parler en « Berndeutsch », le lecteur de la version allemande est lui aussi surpris : le géant a bien parlé en langue standard, et c’est uniquement dans le discours rapporté, largement traduit du narrateur, que l’on entend une nuance dialectale (« ob er Willu Grabers seiner sei »). La démarche ne va pas de soi. Dans un épisode de son dernier roman Durcheinandertal, Dürrenmatt met en scène le retour dans sa vallée natale d’un tueur professionnel qui, comme Lotcher, se fait reconnaître par son dialecte : « “Elsi ma di de, u mi ma si de o” » dit-il au syndic du village surpris 25. Dans « Mondfinsternis » en revanche, comme d’ailleurs dans le roman Das Versprechen que Dürrenmatt publia en 26, les lecteurs germanophones n’accèdent pas à ce que disent les personnages. Cette dimension traductive qui s’articule en allemand autour de la diglossie est, en français, relayée par la distinction entre parole et écriture. C’est ainsi à la lettre que la version française comprend le terme « Schriftsprache », “langue écrite”. Le texte allemand fait jouer la tension entre discours “indirect” et discours “direct”, inscrivant des éléments d’oralité là où le narrateur est l’instance qui porte le discours, alors même que les paroles “des” personnages sont, quant à elles, traduites. Le texte français fait pour sa part passer une très grande partie du discours rapporté allemand en discours “direct”, jouant ainsi sur le paradoxe d’une oralité écrite que le texte, réflexivement, thématise au moment de l’exposition agricole :
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Dans les deux langues, la phrase établit un rapport tendu entre elle-même et ce qu’elle dit. En allemand, la difficulté de Res Stierer à comprendre le « Schriftdeutsch », non seulement nous la lisons, mais la forme verbale « verstünde », certes possible en dialecte bernois, connote fortement la langue écrite. En français, la phrase montre plus généralement (« qu’on le comprenne ») mais aussi plus radicalement encore que non seulement von Lafrigen parle comme un livre, mais aussi que les paroles des paysans, prises dans l’écriture du discours direct, leur sont devenues étrangères. La contradiction du procédé habituel et imperceptible du discours “direct” devient ainsi lisible dans le récit comme mise à distance des personnages par rapport au texte. La traduction du narrateur allemand et l’écriture du narrateur français ne sont pas simplement les moyens par lesquels un récit devient accessible ; elles rendent aussi lisible la distance qu’elles produisent avec les personnages qui nous sont pourtant racontés. La distance avec une herméneutique visant l’établissement d’une langue commune par le dialogue consensuel ne saurait être plus grande. Les paysans ne sont pas intelligibles par la traduction et l’écriture, mais surtout aliénés par le texte qui les fait exister et dans lequel, jamais, ils ne pourraient se comprendre. 4. REMUER LES LÈVRES LOIN DE LA COMPRÉHENSION : LA LECTURE MUETTE DE L’ÉCLIPSE DE LUNE
Dürrenmatt, Stoffe I-III, 234 ; Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 206.
Dürrenmatt, Stoffe I-III, 233 ; Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 205.
Le texte français souligne qu’il faut « parler » pour que les villageois « comprennent ». Mais dans le texte allemand aussi, ces derniers entretiennent un rapport conflictuel autant à l’écriture qu’à la lecture. Au moment d’ouvrir la séance du conseil communal au cours de laquelle le meurtre de Mani, déjà décidé, sera discuté (« sie seien schliesslich eine Demokratie » | « Finalement, nous sommes en démocratie »), Hegu demande s’il doit rédiger le procès-verbal : « Ob er verrückt sei, regt sich der Bärenwirt auf, hier gebe es nichts zu schreiben » | « Tu es fou, s’agite l’aubergiste. Il n’y a rien à écrire. » L’événement qui fait l’objet de la séance et de la nouvelle est ainsi d’emblée placé hors textualité. Ici, « hier », pas d’écriture ; et Hegu, en voulant écrire, est « verrückt », à la fois fou et déplacé. De manière remarquable, la version de Barilier, en se donnant justement comme l’écriture de cette discussion, omet de traduire le « hier » : « Il n’y a rien à
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Entre-temps, il ne faut pas que l’institutrice débarque soudain […]. Envoyons-lui quelqu’un, par exemple Jöggu Mani, qu’elle aime bien. Jöggu lui demanderait de lui lire des vers, elle en fait à longueur de journée. (Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 206).
Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 223 ; Dürrenmatt, Stoffe I-III, 253.
. • 4 . REMUER LES LÈVRES LOIN DE LA COMPRÉHENSION
Mani se place du côté qui regarde la pleine lune, il tasse la neige plus solidement et s’assied contre le hêtre, juste où la scie a travaillé. Au boulot, dit l’aubergiste. Chrigu Hacker et Nobi Geissgraser font voler leurs haches contre le tronc. D’abord elles rebondissent sur ce bois dur comme du fer. Les coups résonnent dans la vallée, on doit les entendre très nettement jusqu’au village. Lentement, les haches pénètrent le tronc. Maintenant, ce sont Res Stierer et Binggu Kobler qui les ont empoignées. L’aubergiste croit voir que Mani, appuyé contre l’arbre,
Dürrenmatt, Stoffe I-III, 233.
• BABEL HEUREUSE •
Mani stampft an der im Vollmond liegenden Seite der Buche den Schnee noch fester und setzt sich mit dem Rücken gegen die Buche, dort, wo sie angesägt ist. « Beginnen wir », sagt der Bärenwirt, und dann schlagen Hackers Chrigu und Geissgrasers Nobi ihre Beile in die Blüttlibuche, die Beile prallen zuerst ab am eisenharten Stamm, die Schläge hallen durchs Tal, mächtig sind sie im Dorf zu hören, dann dringen die Beile langsam ein, jetzt schlagen Res Stierer und Binggu Kobler, und der Bärenwirt sieht, wie Mani, an den Baum gelehnt, die Lippen
Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 205.
écrire. » C’est que du coup, en écrivant, il n’y a pas d’“ici” du texte (« hier gäbe es nichts zu schreiben ») ; ce dernier est déjà fou, déjà ailleurs (« verrückt »). Les paysans ne lisent pas. Pourtant, la question de la lecture apparaît, outre lors de l’épisode de l’église vide, à deux reprises. Tout d’abord, la lecture est une stratégie pour maintenir l’institutrice à distance et éviter qu’elle ne fasse échouer le plan du meurtre : « inzwischen könne ja einer zur Lehrerin, damit sie nicht zufällig erscheine, […] zum Beispiel Manis Jöggu, den habe sie doch ganz gern, und Jöggu solle sie bitten, ihm etwas von ihren Reimen vorzulesen, die reime doch immer. » Très explicitement, la lecture est donc utilisée comme stratégie d’éloignement ; il n’y a rien à écrire ici, on ne lira que là-bas. Et pourtant, il semble que quelqu’un lise une fois. Mani, au moment où rien n’est à lire. L’après-midi de sa mort, il fait une dernière promenade, suivi à quelque distance par Res Stierer – celui qui ne comprend pas le « Schriftdeutsch » et qui souhaite qu’on parle pour qu’on comprenne. Ce jour-là, nous annonce le texte, « le ciel est une ardoise bleu sombre », « wie eine dunkelblaue Wandtafel ». Or, cette métaphore semble se prolonger au moment du meurtre :
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Dürrenmatt, Stoffe I-III, 257 ; Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 226-227.
Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 228-229.
bewegt. Der Bärenwirt gibt ein Zeichen, Kobler und Stierer hören auf zuzuhauen, und der Bärenwirt neigt sich zu Mani und fragt, ob er noch etwas wolle. « Der Vollmond », antwortet Mani mit grossen Augen.
remue les lèvres. Il fait un signe ; Kobler et Stierer arrêtent leur travail. Penché sur Mani, le patron lui demande s’il désire encore quelque chose. La pleine lune, répond Mani, qui ouvre de grands yeux
L’aubergiste voit ou croit voir sans comprendre – c’est un des rares moments de la nouvelle où le narrateur délègue la perception à un personnage – Mani regarder le ciel, l’ardoise, en remuant les lèvres, comme s’il lisait. Or, ce qu’il déchiffre ainsi, c’est l’événement qui donne son titre à la nouvelle, une éclipse de lune. Mais celle-ci n’est finalement intelligible ni pour Mani, ni pour les autres paysans. Les coups de hache cessent un instant, les explications fusent « Quelque chose de rouillé la recouvre. C’est le soleil, hasarde Binggu Kobler. Non, je crois que c’est l’Australie, le corrige Sämi Zurbrüggen. » Puis ils prient le « Notre Père » qui demande pourtant l’exact contraire de ce que les paysans, à ce moment, espèrent : que sa volonté apocalyptique, visible au moment où la lune « finit par devenir un œil incandescent et rongé par d’horribles ulcères, qui vise la neige rouge sombre, et les hommes, de son regard méchant », ne se fasse pas « sur la terre comme au ciel ». Mani, quant à lui, « semble ne pas avoir compris qu’il est libre » et c’est avec un retard mortel qu’il se relève au moment charnière où la lune réapparaît : « Enfin Mani se relève. Et c’est alors que, dans le ciel, derrière l’ulcère couleur de feu, jaillit une étincelle blanche et claire. » L’épisode de l’église mis à part, aucun autre moment de la nouvelle ne nous place à une telle distance des personnages. Difficile de dire où nous nous trouvons lorsque les coups de haches retentissent : « die Schläge hallen durchs Tal, mächtig sind sie im Dorf zu hören » ; le texte français insiste encore plus sur la distance : « on doit les entendre très nettement jusqu’au village ». Pour le coup, aucune trace de dialecte et les discours “indirect” et “direct” sont soigneusement délimités l’un par rapport à l’autre. Plus que jamais, le texte allemand traduit, le texte français écrit ; plus que jamais, les villageois, lisant l’éclipse – le signe d’une catastrophe terrestre, puis, au moment où la lune réapparaît, un encouragement céleste – sont distants de leur propre
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Dürrenmatt | Barilier, La mise en œuvres, 234.
• BABEL HEUREUSE •
. • 4 . REMUER LES LÈVRES LOIN DE LA COMPRÉHENSION
récit, chargé de pathos. Lisant l’éclipse de lune, ils semblent échapper à « Éclipse de lune ». À la fin de la nouvelle, un chasse-neige financé par le canton relie le village au reste du pays et paraît ainsi rétablir le contact entre eux et le monde ; par « solidarité confédérale », il s’agit de « raccorder » Flötenbach à l’autoroute et donc au pays, explique le conseiller aux États dans son allocution finale. Cette nouveauté rend non seulement caduc et absurde le meurtre qui précède puisqu’elle annonce la prospérité du village mais, surtout, elle met un terme au récit. Lotcher, échoué dans le talus, se fait recouvrir par la neige propulsée par la machine. Sur le point de mourir « quelque chose de chaud, de doux et de noir coule de sa bouche » : comme si l’encre tarissait, comme si la tension luthérienne entre la parole et l’écriture, la violence qu’elle a déployée dans le texte, trouvait ici sa fin douce-amère. L’écriture et la traduction ne prennent justement pas la fonction qu’aurait un tel chasse-neige, celle de relier le village au reste du monde, de faire comprendre ou de communiquer. La traduction dans l’original tout comme l’écriture dans la traduction ne rendent pas simplement présents les personnages dans le texte ; ils donnent surtout à lire qu’ils en sont étrangement éloignés. En ce sens, la nouvelle constitue le projet inverse de la fiction luthérienne et il est remarquable qu’au moment où Luther apparaît comme principe d’écriture, au moment du sermon, le discours s’inscrit dans un espace vide de villageois. La fiction luthérienne avait posé une communauté de locuteurs comme préalable à la lecture de sa traduction et avait inscrit dans son texte la possibilité d’une Marie qui partage d’emblée un même monde avec la mère, l’enfant ou l’homme du commun. « Mondfinsternis » explore les exclus de cette fiction par l’écriture d’un texte dont les personnages ne se comprennent pas. Écriture d’une tension donc, dont Dürrenmatt a énoncé, dans le second volume des Stoffe, le principe poétique et dont il avait fait une des motivations de son travail littéraire. Du coup, nous ne rejoignons certes pas les paysans, mais leur éloignement devient, lui, lisible par la traduction : la jubilation dans l’église vide, la communication merdouillante dans l’exposition agricole, la lecture de l’éclipse de lune qui paraît se soustraire à l’« Éclipse de lune ». Mais peut-être est-ce surtout une image qui, d’abord inapparente, surgit et caractérise finalement la nouvelle. Dürrenmatt avait
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élaboré une vision de la planète langue, froide et inhabitée. « Mondfinsternis » nous livre la contre-vision, à condition de prendre Luther à la lettre : « man muss die Mutter im Hause, die Kinder auf der Gassen, den gemeinen Mann auf dem Markt drum fragen und denselbigen auf das Maul sehen, wie sie reden ». Mani est assis contre le hêtre, en allemand contre la « Buche », terme phonétiquement et étymologiquement lié à « Buch », livre. Par le hasard des langues, le texte français tire Mani sur le plan ontologique au moment où la version allemande pose son rapport à la littérature. Dans « Mondfinsternis » et « Éclipse de lune », c’est bien contre le hêtre et contre le livre que Mani, lisant l’éclipse, remue silencieusement les lèvres : une lecture visible dans le texte et pourtant déjà hors du livre. On ne saura ni ce que Mani dit, ni ce qu’il lit. Mais miracle de la traduction, lecture de ce qui s’éloigne dans le texte, ce silence semble soudainement faire trembler la nouvelle.
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1. UN DÉTOUR CRÉATIF : HERDER ET L’ORIGINE DE LA LANGUE
Herder, « Abhandlung über den Ursprung der Sprache », 722.
Je n’ai du reste fait aucun détour en ordonnant ces notions : au contraire, nous sommes d’un coup arrivés au but ! (Herder | Modigliani, Traité de l’origine du langage, 57).
Lorsqu’au fil d’un long cheminement, on se retrouve subitement au but, ce qui ressemblait à un détour n’en est pas un. C’est en tout cas ce que dit Herder dans son essai sur l’origine du langage : « Ich habe auch mit diesem Aufräumen der Begriffe keinen Umweg genommen : sondern wir sind mit einemmal am Ziele 1 ! » Difficile pourtant de saisir cette affirmation. Elle est d’abord rhétorique puisqu’elle veut nous convaincre, et en particulier convaincre les membres du jury de l’Académie des sciences, que ce qu’on a lu jusqu’ici était peut-être laborieux, mais essentiel, une étape nécessaire sur la voie d’une argumentation qui, a posteriori, s’avère avoir été droite. Mais l’affirmation ne corrige pas seulement une impression, elle contredit elle-même l’expérience de lecture. Une des particularités de l’essai est sa non-linéarité, qui a d’ailleurs déconcerté et stimulé ses lecteurs contemporains 2. Le texte revient sur ce qui précède et dérègle 1
2
Le désir de retourner sur le chemin que Herder s’était fixé et la crainte de la perte se trouvent aussi ailleurs dans l’essai : « Doch ich verlöre mich in ein unermessliches Feld, wenn ich mich in einzelne Sprachanmerkungen einlassen wollte – also zurück auf den ersten Erfindungsweg der Sprache ! » | « Mais je me perdrais dans un champ immense si je voulais m’adonner à des remarques linguistiques isolées – revenons donc au premier chemin d’invention du langage » (Herder, « Abhandlung über den Ursprung der Sprache », 742 ; Herder | Modigliani, Traité de l’origine du langage, 79-80, trad. modifiée). Voir à ce propos le commentaire de Ulrich Gaier : « Mit dieser Darstellungsweise rekonstruiert Herder das “eigentliche” Sprechen der frühesten Poesie in einem “philosophischen Zeitalter” so, dass Weg und Umweg, Dialektik und Irrtum des diskursiven Denkens […] zur Erfahrung des Lesers werden kann » | « Par ce mode de présentation, Herder reconstitue la parole “propre” de la poésie originaire à une “époque philosophique” de telle manière à ce que le chemin et le détour, la dialectique et l’erreur de la pensée discursive […] peuvent devenir l’expérience du lecteur. » (commentaire dans Herder, « Abhandlung über den Ursprung der Sprache », 1276). Parmi ceux que cette démarche a influencés, Gaier mentionne évidemment Goethe, mais aussi Schiller, Novalis et Friedrich Schlegel. Goethe, dont certains prétendent qu’il aurait pris Herder comme modèle pour le personnage de Faust, le décrit significativement dans les termes suivants : « Wäre Herder methodischer gewesen, so hätte ich auch für eine dauerhafte Richtung meiner Bildung die köstlichste Anleitung gefunden ; aber er war mehr geneigt zu prüfen und anzuregen, als zu führen und zu leiten. » | « Si Herder eût été plus méthodique, j’aurais aussi trouvé chez lui les directions les plus précieuses pour orienter de façon durable ma formation ; mais il était plus disposé à éprouver et à stimuler qu’à diriger et à conduire » (Goethe, Dichtung und Wahrheit, 409 ; Goethe | Colombier, Poésie et vérité, 262, je souligne).
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Ibid., 697.
Déjà comme animal, l’homme a du langage. (Ibid.,31).
Ibid., 722.
[Nous] sommes d’un coup arrivés au but ! À savoir que : l’homme posé dans l’état de réflexion agissant pour la première fois librement, a inventé le langage. Qu’est-ce, en effet, que la réflexion ? Et qu’est-ce que le langage ? […] L’invention du langage lui est donc aussi naturelle que le fait qu’il est un homme !
• BABEL HEUREUSE •
(Ibid., 57-58).
.
Ibid., 723.
« Ah, c’est toi le bêlant ! » (Ibid.,59).
Ibid., 724.
le langage est inventé ! inventé tout aussi naturellement et nécessairement pour l’homme, que l’homme était un homme. (Ibid.,60).
• 1 . UN DÉTOUR CRÉATIF : HERDER …
ce qu’il semble avoir posé, à commencer par sa première prémisse : « Schon als Tier hat der Mensch Sprache. » Mais le « schon » (« déjà ») – indissociable du problème de l’origine de la langue – et le « als » (« comme ») – et donc la question de la démarcation entre l’homme et l’animal – vont se troubler au fil de la lecture. La langue doit être inventée par l’homme, et l’homme se distingue de l’animal par cette invention. C’est justement cela qu’énonce le « but » qui empêche les propos précédents d’être un détour : « sondern wir sind mit einemmal am Ziele! Nämlich : Der Mensch, in den Zustand von Besonnenheit gesetzt, der ihm eigen ist, und diese Besonnenheit (Reflexion) zum erstenmal frei würkend, hat Sprache erfunden. Denn was ist Reflexion ? was ist Sprache ? […] Erfindung der Sprache ist ihm also so natürlich, als er ein Mensch ist ! » La langue que l’homme a déjà comme animal (« als Tier ») se change ici en une invention de la langue de l’homme comme homme (« als er ein Mensch ist ! »), c’est-à-dire en tant qu’il diffère, par cette invention, de l’animal. Du coup, la linéarité que suggère l’arrivée au but, et que nie le sentiment de détour, est troublée. On est, au moment où il est question de « but » et de « mise en ordre », renvoyé de manière critique à la prémisse de l’essai. Ce qui se prétend une arrivée au but est aussi la performance d’un retour et d’un détournement du départ : le but devient simultanément un début. La différence entre le détour que Herder veut éviter et le détour qu’il performe réside dans sa créativité. À y lire de plus près, une surprenante coïncidence s’établit avec la thèse elle-même sur l’origine des langues. On connaît le célèbre mouton blanc, doux et laineux qui, en bêlant, offre à l’homme d’abord un trait, puis surtout le mot distinctif (« Merkwort ») qui permet de le reconnaître et de le désigner. Or, pour passer du trait distinctif au mot, le bêlement ne suffit pas ; c’est au retour du mouton, lorsqu’il bêle une deuxième fois que l’esprit sent intérieurement : « “Ha ! du bist das Blökende !” » L’homme a besoin du détour par le souvenir qui permet de reconnaître. Il remonte, faisant la distinction, au moment où le mouton était encore indistinct ; c’est alors que l’on peut dire : « die Sprache ist erfunden ! ebenso natürlich und dem Menschen notwendig erfunden, als der Mensch ein Mensch war. » C’est ainsi par un curieux jeu de retours – retour du mouton et sa reconnaissance via le souvenir – que la langue est inventée. Le récit de Herder nous fait assister à cette invention comme si on y était (« die Sprache ist erfunden » | « le langage est inventé »),
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mais aussi de manière à marquer que les distinctions que seule la langue peut établir, en particulier la distinction homme / animal, existent déjà “en direct” lorsque l’invention est décrite : « als der Mensch ein Mensch war » | « que l’homme était un homme ». L’apparent paradoxe du début selon lequel l’homme a la langue en tant qu’animal et que la langue l’en sépare est corrélatif avec le fait que non seulement la langue est inventée, mais aussi qu’elle invente conjointement le mouton, l’homme et leur distinction. L’événement « “Ha ! du bist das Blökende !” » est simultané au déclic réflexif “Ha ! du bist das Sprechende !” , “tu es celui qui parle !” En ce sens, « als der Mensch ein Mensch war » est temporel (on traduirait alors “quand l’homme fut homme”) et la langue est inventée lorsque l’homme est né. On comprend alors mieux l’ambivalence de la première prémisse et son apparent paradoxe. « Schon als Tier hat der Mensch Sprache », « Déjà comme animal, l’homme a du langage », n’est une phrase possible que par détours : cette curieuse expression (“Mensch als Tier”) remonte à la fois au-delà de la langue puisqu’elle amalgame sa distinction originaire, et se place en deçà puisque la différenciation, et donc aussi le « als », n’est possible que par elle. Elle est ainsi à la fois en avance et en retard sur elle-même, elle met en scène l’indistinction de l’origine de la langue via la distinction que la langue opère. L’origine de la langue, son invention, n’est alors pas un “but” à viser, un point zéro à trouver et à porter au langage, mais, dans le texte, l’expérience de ce “via” où distinction et indistinction passent inlassablement l’une par l’autre. L’intelligibilité de l’origine, c’est la performance du détour. 2. LES DANGERS DE LA LIGNE DROITE : LA « THÉORIE MORTE » DE L’ÉQUIVALENCE ET SON ÉVITEMENT
Herder est peut-être un des principaux penseurs à avoir pratiqué une écriture du détour pour parler de la langue et pour sortir des apories qu’implique tout discours sur l’origine de la langue. Benjamin perçoit lui aussi la dimension créative du détour – on pense à sa lecture de la flânerie chez Baudelaire, ou à son art de l’errance, qui est un art de l’écriture, à Paris ou Berlin – et on le retrouve dans son essai sur la traduction. Par là, apparaît, dans ce travail, une nouvelle mise en valeur de la traduction. Jusqu’ici, sa dimension créative était liée à une certaine logique d’expulsion :
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Avec cette ébauche d’explication, il semblerait que la pensée, après de vains détours, ait simplement renoué avec la théorie traditionnelle de la traduction. (Benjamin | Lamy, Nouss, « L’abandon du traducteur », 17). Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels, 208.
La méthode est détour. (Benjamin | Muller, Hirt, Origine du drame baroque allemand, 24).
. • 2 . LES DANGERS DE LA LIGNE DROITE
Le terme “Umweg”, sous la plume de celui qui, de manière assez hétérodoxe, affirme ailleurs que « Methode ist Umweg » a de quoi faire dresser l’oreille. Surtout, cette formulation, en retour, renvoie à la traduction. Si elle paraît paradoxale, ce n’est pas seulement parce qu’elle contredit les exigences habituelles de la méthodologie, mais surtout parce qu’elle est une traduction biaisée du méthodos grec, le chemin ou la direction vers un but. En ce sens, l’impulsion critique de « La méthode est détour » se fait elle aussi par le détour de la traduction, d’une traduction libérée du sens “direct” de l’original. La traduction devient alors déjà une méthode qui détourne méthodos du droit chemin, le fait dériver. La citation de « Die Aufgabe des Übersetzers » implique que le détour n’est pas vain à condition de ne pas mener à un but d’emblée attendu. Il subit alors un traitement singulier qui en fait une dérive. En déplaçant le but qui paraissait initialement visé, le détour perd et se soustrait à cela même qui permet de le mesurer et de l’évaluer comme détour. Une fois le point d’arrivée perdu de vue, non seulement le détour cesse d’être vain, mais il se dérobe aussi à la préséance d’une voie directe puisque la direction n’est plus localisable. Un détour non vain, c’est alors un détour errant, c’est tout autant la déviation du but que celle du détour lui-même, c’est un détour qui ne se définit plus par rap-
Benjamin, « Die Aufgabe des Übersetzers », 12.
• BABEL HEUREUSE •
Mit diesem Erklärungsversuch scheint allerdings die Betrachtung auf vergeblichen Umwegen wieder in die herkömmliche Theorie der Übersetzung einzumünden.
c’est en étant attentif à ce que Descartes tait de la singularité des langues naturelles et de la nécessité philosophique de la traduction que le cogito s’ouvre à son étrangeté ; c’est en lisant la traduction contre les exigences que Foucault formule à son égard qu’elle ouvre la voie à la généalogie ; c’est en lisant l’écriture de Gadamer à rebrousse-poil du recouvrement normatif de la traduction qu’apparaît le doute créatif de l’herméneutique. Or c'est chez Benjamin qu’on trouvera, avec une radicalité inédite dans les discours sur la traduction, l’affirmation de son caractère dynamique d’impulsion. Nous l’avons vu, Herder contre le sentiment d’un détour inutile en annonçant l’arrivée subite au but. Dans son « Die Aufgabe des Übersetzers », Benjamin énonce une crainte similaire d’un détour vain puisqu’il semble nous avoir menés, comme l’aurait fait le droit chemin, à un but qu’il s’agissait d’éviter :
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port à une fin ou un résultat, c’est un détour ou une méthode qui s’accompagne soi-même : une dérive 3.
3
La notion de détour se trouve thématisée dans plusieurs études sur Benjamin. Dans sa réflexion comparative entre la théorie de la traduction de Benjamin et celle de Derrida, Alfred Hirsch n’applique néanmoins le détour qu’au second (cf. par exemple Hirsch, Der Dialog der Sprachen, 213 et 231). On ne peut que renvoyer à la grande étude de Bettine Menke, (Menke, Sprachfiguren, 140 sqq.) qui, dès les premières lignes, dit vouloir lire Benjamin « comme une théorie s’accomplissant dans / en tant que figures du détour (« als eine Theorie, die sich selbst in / als Figuren des Umwegs vollzieht »). Ailleurs, elle opère un rapprochement intéressant entre le détour et la figure benjaminienne du labyrinthe et de la perte : « Das Labyrinth ist eine Raumfigur der Verschiebungen und Vexationen, ist Figur der Retardation und Verspätung und darin der Methode als Umweg. Es gibt bei Benjamin eine Emphase des längeren Weges, des Umweges und schliesslich der Irrkunst » | « Le labyrinthe est une figure spatiale des décalages et des déconvenues, elle est figure du retardement et du retard et, en cela, de la méthode comme détour. Il y a chez Benjamin une emphase du chemin plus long, du détour et, finalement, de l’art d’errer » (Menke, Sprachfiguren, 266). Si le rapport de ces différentes notions tombe sous le sens, il faut faire attention à ne pas les juxtaposer de manière indifférenciée. En particulier, le détour a un rapport spécifique à la norme lorsqu’il se réalise dans un labyrinthe : un Umweg n’y est pas un Irrweg, une fausse piste, et la ligne droite y est une tricherie. Si Menke peut néanmoins largement corréler les deux notions, c’est par le biais d’une compréhension spécifique du labyrinthe qui se trouve vidé de son “centre” et donc de ce qui impose sa règle à l’ordre labyrinthique ; Menke parle d’un évitement du centre (« Umgehen des Zentrum » (Menke, Sprachfiguren, 266)) qui donne sens au détour (« Umweg »), qui l'impose même, comme figure immanente au labyrinthe ainsi compris. La force de cette figure, convaincante pour ce qui concerne l’écriture benjaminienne, est de soustraire au labyrinthe sa dimension statique de positionnement à partir de son centre et de le mobiliser. S’il n’y a plus de position centrale qui détermine l’avancée dans le labyrinthe et promet une fin de la recherche, l’errance se donne sens à elle-même. Le détour du labyrinthe détourne le labyrinthe : « Mit der entsprechenden Verschiebung an der Metapher des Labyrinths ändert sich in dieser das Verhältnis von labyrinthischen Verschlingungen und Zentrum, das nicht nur unerreichbar wird, sondern schliesslich […] sich selbst in die verschlungenen Wege des Labyrinths zerlegt » | « Avec les déplacements correspondants de la métaphore du labyrinthe, le rapport entre les entrelacements labyrinthiques et le centre s’y transforme ; le centre ne devient pas seulement inatteignable, mais se décompose finalement […] lui-même dans les chemins entrelacés du labyrinthe. » (Menke, Sprachfiguren, 268). Il n’est pas impossible que le détour joue un rôle plus important dans les lectures germanophones de Benjamin. Si cette intuition se confirme, elle témoigne peut-être aussi d’une réception détournée des textes de Benjamin, via Derrida et via la traduction de « Des tours de Babel » par Alexander García Düttmann (Derrida | Düttmann, « Babylonische Türme. Wege, Umwege, Abwege »).
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(Benjamin | Lamy, Nouss, « L’abandon du traducteur », 17).
. • 2 . LES DANGERS DE LA LIGNE DROITE
« Verwandtschaft », dernier mot du paragraphe dans lequel apparaît le « Methode ist Umweg » et qui désigne le rapport entre mosaïque et traité (Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels, 209), est traduit par « parenté » dans « La tâche du traducteur » de Maurice de Gandillac, et par « affinité » dans « L’abandon du traducteur » par Laurent Lamy et Alexis Nouss. Ces derniers expliquent ce choix par un renvoi intertextuel entre « Die Aufgabe des Übersetzers » et un essai rédigé par Benjamin au même moment sur les Affinités électives (Wahlverwandtschaften) de Goethe (cf. Benjamin | Lamy, Nouss, « L’abandon du traducteur », note 24, 41-42). Dans « Des tours de Babel », rédigé avant cette dernière traduction, Derrida utilise les deux termes.
Mais le rapport auquel on songe ici, qui touche au plus intime des langues, ressortit à une convergence sans pareille. Elle consiste en ce que les langues ne sont pas étrangères les unes aux autres mais, a priori et abstraction faite de toutes relations historiques, trahissent une affinité mutuelle en ce qu’elles veulent dire.
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Benjamin, « Die Aufgabe des Übersetzers », 12.
Ce travail sur le détour et l’évitement d’un but qui le rendrait inutile n’est pas une simple caractéristique “formelle” du texte. Elle touche également à la manière dont Benjamin pense la traduction. Quelle est cette théorie habituelle de la traduction à laquelle le discours benjaminien risque à son propre regret d’aboutir, rendant du coup caduc son détour ? Quelle est cette arrivée redoutée qui rendrait le détour mesurable à l’aune d’une ligne droite ? Dans les phrases qui précèdent la citation sur le détour, Benjamin a parlé d’une convergence singulière qui réside dans le fait que les langues ne sont pas qu’étrangères les unes aux autres mais entretiennent entre elles un rapport de parenté ou d’affinité qui est ce qu’elles veulent dire : « Jenes gedachte, innerste Verhältnis der Sprachen ist aber das einer eigentümlichen Konvergenz. Es besteht darin, dass die Sprachen einander nicht fremd, sondern a priori und von allen historischen Beziehungen abgesehen einander in dem verwandt sind, was sie sagen wollen 4. » Ici s’annonce déjà le « pur langage », la « reine Sprache » et il est remarquable que Benjamin exclue soigneusement toute référence possible à une subjectivité et à une intention. La convergence ne réside dans aucune référence, dans aucun usage ni dans aucune intention, mais dans ce que les langues elles-mêmes veulent dire en tant qu’elles sont langues (« was sie sagen wollen »). Mais cette phrase, c’est le problème que Benjamin perçoit, est extrêmement ambivalente. Elle exprime un faux consensus dans la mesure où Benjamin y exprime certes sa pensée, mais elle est aussi, au moins en apparence, l’observation qui risque de mener à une théorie habituelle de la traduction. L’affirmation d’une convergence entre les langues menace de mettre en péril le détour benjaminien en ce qu’elle pourrait donner à penser qu’elle est également l’expression d’une convergence des
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Benjamin, « Die Aufgabe des Übersetzers », 12.
Si c’est l’affinité des langues qui est appelée à se vérifier dans les traductions, comment le pourrait-elle autrement qu’en transmettant de la façon la plus exacte possible la forme et le sens de l’original ? La théorie en question n’est certainement pas en mesure d’arrêter le concept de cette exactitude et pas davantage de rendre finalement compte de ce qui est essentiel aux traductions. Mais en vérité l’affinité des langues s’atteste dans une traduction de façon beaucoup plus profonde et déterminante que dans la ressemblance superficielle et indéfinissable entre deux œuvres poétiques. (Benjamin | Lamy, Nouss, « L’abandon du traducteur », 17).
Ibid., 12.
[Il] peut être démontré ici qu’aucune traduction ne serait possible […] si
théories. Pour que le détour ne soit pas vain, il faut ainsi montrer qu’il y a divergence théorique sur ce qu’on entend par « convergence ». La discordance est d’ailleurs audible dans le texte : « Konvergenz », défini comme un rapport d’affinité, de nonétrangeté entre les langues (« dass die Sprachen einander nicht fremd […] sind » | « en ce que les langues ne sont pas étrangères les unes aux autres »), est en même temps le plus étranger des mots de la phrase, quasi un Fremdwort. Pour maintenir l’écart avec la théorie qu’il semble ainsi faussement rejoindre, Benjamin en précise encore la dangerosité avant de s’en dégager avec un « Mais en vérité » | « In Wahrheit aber » : Wenn in den Übersetzungen die Verwandtschaft der Sprachen sich zu bewähren hat, wie könnte sie das anders als indem jene Form und Sinn des Originals möglichst genau übermitteln ? Über den Begriff dieser Genauigkeit wüsste sich jene Theorie freilich nicht zu fassen, könnte also zuletzt doch keine Rechenschaft von dem geben, was an Übersetzungen wesentlich ist. In Wahrheit aber bezeugt sich die Verwandtschaft der Sprachen in einer Übersetzung weit tiefer und bestimmter als in der oberflächlichen und undefinierbaren Ähnlichkeit zweier Dichtungen.
Juste après la phrase sur le détour, le texte benjaminien opère une formidable accélération qui retourne l’argument contre les adversaires dont il décrit, en passant, l’hypothèse. L’affinité des langues devrait, croit-on savoir, conduire à une conception de la traduction comme transmission d’une forme et d’un fond ; c’est ces discours classiques sur la traduction que Benjamin veut éviter. Cette affinité serait alors la médiatrice qui rend possible à la fois la traduction comme opération de transfert interlinguistique et son résultat comme ressemblance entre deux œuvres poétiques. La théorie habituelle est celle du passage précis d’une langue à une autre, une théorie qui prend ainsi la forme de ce qu’elle décrit, sans détour. Mais ici se produit le retournement. Car ce passage précis et cette ressemblance, sujet et objet, forme et contenu de la théorie habituelle, sont eux-mêmes insaisissables et indéfinissables. La théorie doit renoncer à cela même qu’elle vise, elle perd son droit chemin – et ceci en même temps que la traduction, telle qu’elle y est comprise, abandonne son propre but : « [hier] ist erweisbar, dass keine Übersetzung möglich wäre, wenn sie Ähnlichkeit mit dem Original ihrem
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Je renvoie au texte de Carol Jacobs « Not, Bremse » qui propose une lecture précise de « Lehre vom Ähnlichen » et de « Über Sprache überhaupt » en lien avec la question de la traduction. Cette perte est un des aspects principaux de l’essai. Dans une certaine mesure, il est audible dans le mot « Ähnlichkeit » lui-même qui, selon certaines étymologies, peut être relié aux « Ahnen », les ancêtres. Voir à ce propos Jacobs, « Not, Bremse », 395.
Mais on acquiert [la connaissance des domaines du « ressemblant »] moins en dressant l’inventaire des ressemblances rencontrées qu’en restituant les processus qui engendrent celle-ci. (Benjamin | Vallois, « Théorie de la ressemblance », 63). Ibid., 206.
La perception [de la ressemblance] a toujours la fugacité de l’éclair. Elle passe en un clin d’œil, reviendra peut-être, mais ne saurait être fixée comme le sont les autres perceptions. Elle s’offre au regard de manière aussi fugitive, aussi transitoire qu’une constellation. (Ibid., 63).
• 2 . LES DANGERS DE LA LIGNE DROITE
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Benjamin, « Lehre vom Ähnlichen », 204.
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La constellation produit, dans le paradigme astrologique des Anciens pour nous perdu 6, l’événement furtif d’une ressemblance à l’instant de la naissance. Cette instantanéité, littéralement le coup de foudre de la ressemblance, change aussi la prémisse énoncée au début de l’article : il n’y a pas de processus qui mène à un état de ressemblance ; la ressemblance est processuelle, indissociable d’un devenir-ressemblance. C’est là son événementialité et c’est pour cela qu’elle est, Benjamin insiste sur ce point, foncièrement historique. Elle échappe à la saisie et à la propriété (« festgehalten »), elle n’est pas un produit, elle se produit. Or, la constellation n’est peut-être pas seulement une
(Ibid., 18).
• BABEL HEUREUSE •
Die Wahrnehmung [der Ähnlichkeit] ist in jedem Fall an ein Aufblitzen gebunden. Sie huscht vorbei, ist vielleicht wiederzugewinnen, aber kann nicht eigentlich wie andere Wahrnehmungen festgehalten werden. Sie bietet sich dem Auge ebenso flüchtig, vorübergehend wie eine Gestirnkonstellation.
elle aspirait simplement à la ressemblance avec l’original.
letzten Wesen nach anstreben würde. » Il ne s’agit donc pas de placer la ressemblance, la « ressemblance superficielle et indéfinissable » entre deux textes, comme but qu’il s’agit de poursuivre. Benjamin dévie de cette voie, de ce méthodos de la théorie traditionnelle de la traduction. Pour qui lit son essai « Lehre vom Ähnlichen », le terme de « Ähnlichkeit » tel qu’il est visé par cette théorie est effectivement indéfinissable 5. De manière étonnamment analogue au texte « Die Aufgabe des Übersetzers », cet article de commence par rejeter une manière convenue de parler de sa problématique : « Zu gewinnen ist aber solche Einsicht [im Bereiche des “Ähnlichen”] weniger im Aufweis angetroffener Ähnlichkeiten als durch die Wiedergabe von Prozessen, die solche Ähnlichkeit erzeugen. » La ressemblance n’y est donc pas étudiée comme un état, mais comme l’expérience d’un événement qui se produit, dans sa temporalité, en un éclair :
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image, une métaphore qui cherche à décrire la ressemblance par une ressemblance, mais aussi la forme par laquelle elle se donne furtivement à lire. C’est en tout cas une constellation qui se forme justement dans le texte de Benjamin lorsqu’il est question de la ressemblance des différentes langues : Benjamin, « Lehre vom Ähnlichen », 207.
Si l’on ordonnait les mots des différentes langues ayant une même signification autour d’un centre constitué par le signifié commun, il faudrait voir dans quelle mesure ils ressemblent tous – alors qu’ils n’ont pas entre eux la moindre ressemblance, souvent – à ce signifié placé au milieu. (Benjamin | Vallois, « Théorie de la ressemblance », 63).
Ordnet man die Wörter der verschiedenen Sprachen, die ein gleiches bedeuten, um jenes Bedeutete als ihren Mittelpunkt, so wäre zu erforschen, wie sie alle – die miteinander oft nicht die geringste Ähnlichkeit besitzen – ähnlich jenem Bedeuteten in ihrer Mitte sind.
Il faut faire attention à ne pas passer trop vite sur cette phrase. S’il est bien question d’une ressemblance entre un mot et son sens, celle-ci n’est pas une sorte de coïncidence linéaire. Il ne s’agit pas pour Benjamin, à l’instar de Herder par exemple, de prêter oreille à ce qui, dans la langue, vibre d’isomorphie originaire. D’abord, ce point central n’a rien d’un astre de sens extralinguistique qui ferait graviter autour de lui les différentes langues. L’image est au contraire constitutive d’un acte – qui est aussi un acte de langue – en-dehors duquel elle n’existe pas (« ordnet man »). Aussi, le centre, le « Bedeutete », par le détour duquel une ressemblance apparaît dans la langue, ne précède pas les langues ni ne les retient à lui, mais il est au contraire constitué par leur agencement 7. Il n’est rien en-dehors de la configuration des langues qui s’établit par leur ordonnancement. Du coup – et c’est un élément important également dans « Die Aufgabe des Übersetzers » – il n’y a aucune ressemblance qui passe entre une langue et une autre (« die miteinander oft nicht die geringste Ähnlichkeit besitzen »), mais la ressemblance ne peut être une relation que via un tiers qui n’existe singulièrement que dans la mise en rapport des langues 8. La ressemblance ne fige pas deux éléments dans une relation binaire : la relation, furtivement, constelle. La ressemblance n’est donc pas une fin à conquérir pour la traduction, et on n’est pas étonné que Benjamin délaisse plus tard le terme « Ähnlichkeit » au profit de l’expression « taube Gleichung » pour désigner le rapport binaire entre deux textes. 7
8
Carol Jacobs souligne que du coup, les priorités et les hiérarchies habituelles (notamment celle qui accorde au sens la préséance sur les mots) tendent à disparaître (Jacobs, « Not, Bremse », 409). À ce propos, je renvoie aux analyses de Hamacher, « The Word “Wolke” » 152153 et Jacobs, « Not, Bremse », 409-410.
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Mais c’est aussi les langues – moins leur différence que leur vie singulière – qui rendent désuet cet objectif. Alors que la théorie habituelle de la traduction, elle-même « morte », nie la maturation immanente des œuvres et des langues pour en faire des convergences fixes et mesurables, Benjamin leur réinsuffle vie en décrivant la traduction comme l’événement à la fois d’une naissance et d’une post-maturation : So weit ist [die Übersetzung] entfernt, von zwei erstorbenen Sprachen die taube Gleichung zu sein, dass gerade unter allen Formen ihr als Eigenstes es zufällt, auf jene Nachreife des fremden Wortes, auf die Wehen des eigenen zu merken.
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« Er hat eben deswegen das Gebot der Akademie übertreten und keine Hypothese geliefert. […] Er glaubt also mit seinem Ungehorsam den Willen der Akademie eher erreicht zu haben, als er sich sonst erreichen liess – – – » | « C’est précisément pourquoi il a transgressé l’injonction de l’Académie et ne livre pas d’hypothèse. […] Il croit donc avoir, avec son indiscipline, accédé à la volonté de l’Académie plus tôt qu’il n’eût autrement été possible de le faire – – – » (Herder, « Abhandlung über den Ursprung der Sprache », 69 ; Herder | Modigliani, Traité de l’origine du langage, 155-156).
(Benjamin | Lamy, Nouss, « L’abandon du traducteur », 18, trad. modifiée).
• BABEL HEUREUSE •
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[La traduction] est si loin d’être l’équivalence muette de deux langues mortes qu’entre toutes les formes, celle qui lui échoit en propre consiste à marquer la post-maturation du vocable étranger, la parturition douloureuse du sien.
La phrase semble toucher, puis éviter le titre de l’essai ; elle énonce certes ce que la traduction a de plus propre – et donc aussi sa mission – mais ne dit rien de la tâche du traducteur ; les termes « merken » et « zufällt », dans lequel on entend aussi “Zufall” (le hasard), suggèrent que le propre de la traduction n’est pas affaire d’une intention prescriptible mais d’une attention particulière. « L’équivalence muette », qui est par excellence la tâche que la théorie « morte » imposerait au traducteur, est ainsi mise à distance et, explicitant cette distance (« So weit ist [die Übersetzung] entfernt […] » | « [La traduction] est si loin […] »), Benjamin contourne le point de départ attendu de son essai : le détour est aussi un évitement. Cette dimension “stratégique” du détour comme contournement motive également l’écriture de Herder auquel Benjamin, en utilisant le terme assez inattendu « merken » (la traduction de Lamy et Nouss dit « marquer »), fait peut-être discrètement allusion. À la fin de son essai sur l’origine de la langue dont on a vu qu’il commençait par un détour, Herder admet avoir évité de poser une hypothèse pourtant requise par l’Académie pour mieux atteindre les exigences qu’elle avait fixées 9. Mais cette proximité stratégique entre les deux penseurs qui évitent ainsi un point de départ attendu, met
Benjamin, « Die Aufgabe des Übersetzers », 13.
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e
de Man, « “Conclusions” on Walter Benjamin’s “The Task of the Translator” », 25.
Si vous traduisez donc « Wehen » par « douleurs de l’enfantement », vous devriez autant le traduire par « douleurs de la mort » que par « douleurs de l’enfantement » et l’accent est peut-être davantage sur la mort que sur la vie. (de Man | Nouss, « Conclusions : “La tâche du traducteur” de Walter Benjamin », 40). ee
Ibid., 25. Ce n’est d’aucune manière un processus de maturation, c’est un regard en arrière sur un processus de maturation qui est achevé et qui n’a plus lieu. (Ibid., 40). eee
Ibid., 25. Le processus de traduction, si nous pouvons l’appeler un processus, en est un de changement et de mouvement qui a l’apparence de la vie mais de la vie comme après-vie parce que la traduction révèle aussi la mort de l’original. (Ibid., 40).
aussi en évidence une nuance importante. Chez Herder, le “merken”, l’attention permet d’assister hic et nunc, pour ainsi dire “en direct” dans le texte, à l’invention de la langue (et de l’homme) par l’homme. Benjamin en revanche tranche, alors même qu’il est question de naissance et de maturation, dans la “naturalité” du processus. Le “merken” ne porte jamais sur l’événement de la naissance ou de la maturation mais tourne autour d’eux, prête l’oreille aux contractions qui précèdent la naissance et à la maturation qui suit son interruption artificielle. L’attention que la traduction fait porter sur le propre et l’étranger ne les fixe donc jamais mais les marque d’une anticipation ou d’un après-coup. Dans sa lecture de ce passage, Paul de Man insiste surtout sur la dimension mortuaire des métaphores benjaminiennes : e« So if you translate Wehen by “birth pangs”, you would have to translate it by “death pangs” as much as by “birth pangs”, and the stress is perhaps more on death than on life. » Il fait une remarque similaire à propos de « Nachreife » : ee« It is by no means a maturing process, it is a looking back on a process of maturity that is finished, and that is no longer taking place. » Ce qui lui permet de conclure : eee« The process of translation, if we can call it a process, is one of change and of motion that has the appearance of life, but of life as an afterlife, because translation also reveals the death of the original. » L’interprétation n’est pas sans violence et on peut se demander si de Man parle ici de la traduction chez, ou de sa propre traduction de Benjamin 10. Indépendamment des remarques terminologiques, le pluriel « Wehen » renvoie à la naissance plutôt qu’au décès et « Nachreife » ne désigne pas qu’une maturation interrompue mais aussi et surtout sa continuation artificielle : une maturation par interruption . L’insistance trop forte et trop polarisée sur la dimension mortuaire risque de masquer cela même contre quoi Benjamin s’oppose ici et qu’il désigne par « tote Theorie », défunte théorie. Une contre-lecture est celle de Christiaan L. Hart Nibbrig. Il souligne la dynamique non seulement dans les images de régénéra10 Rainer Nägele parle à ce propos de « gewaltsame Umdeutung » ; il est aussi
celui qui fait la lecture la plus productive de cette interprétation de de Man, en laissant résonner dans le « Wehen » la traduction hölderlinienne d’Œdipe (Nägele, « Echolalie », 27-28). Nouss et Lamy évoquent également la lecture de de Man dans les notes 27 et 28 de leur propre traduction (Benjamin | Lamy, Nouss, « L’abandon du traducteur », 42-43).
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tion que Benjamin déploie, mais aussi et surtout dans la manière dont il dénoue la polarisation classique entre original et traduction, propre et étranger : « Damit ist das sterilisierende Abbildverhältnis von Original und Übersetzung bis hin zu seiner Aufhebung dynamisiert. » Une théorie elle-même vivante donc, en ce qu’elle ébranle et anime les notions par lesquelles la « défunte théorie » pense la traduction.
Hart Nibbrig, Übergänge, 223.
Par là, la relation stérilisante de l’original et de la traduction comme copie se trouve dynamisée au point d’en être abolie.
3. FIGURES DE LA DÉVIATION DE LA TRADUCTION : TOUCHER POUR OUVRIR AILLEURS
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Benjamin, « Die Aufgabe des Übersetzers », 17.
Si la tâche du traducteur apparaît sous un tel jour, alors les pistes frayées en vue de son accomplissement risquent de s’obscurcir de façon d’autant plus impénétrable. Plus encore, cette tâche : dans la traduction, faire mûrir la semence du pur langage, ne semble jamais soluble, n’est déterminable dans aucune solution. Car ne la prive-t-on pas de toute assise si la restitution du sens cesse de servir de critère ? Et la
• 3 . FIGURES DE LA DÉVIATION DE LA TRADUCTION
11 Voir Benjamin, « Die Aufgabe des Übersetzers », 13-14.
• BABEL HEUREUSE •
Erscheint die Aufgabe des Übersetzers in solchem Licht, so drohen die Wege ihrer Lösung sich um so undurchdringlicher zu verfinstern. Ja, diese Aufgabe : in der Übersetzung den Samen reiner Sprache zur Reife zu bringen, scheint niemals lösbar, in keiner Lösung bestimmbar. Denn wird einer solchen nicht der Boden entzogen, wenn die Wiedergabe des Sinnes aufhört, massgebend zu sein ? Und nichts anderes ist ja
Ce à quoi l’essai de Benjamin renonce, et l’imagerie de la vie qui traverse tout le texte en est un outil fondamental, c’est au paradigme de la traduction comme passage d’un texte à un autre ou d’une langue vers une autre. À cette voie qui mène de l’original à la traduction, Benjamin substitue une notion oblique, la « reine Sprache », le « pur langage ». Comme le dit la citation ci-dessous, c’est elle et non le transfert d’un sens qui est visée par la traduction ; c’est elle aussi qui ne cesse d’émerger du rapport entre original et traduction, rendant caduc l’idéal de remplacement de l’un par l’autre. Ce que la traduction produit est indiscernable pour le traducteur lui-même puisque le « pur langage » reste invisible, « verborgen », dans l’isolement d’une seule langue. Elle n’émerge que par la traduction, se donne à pressentir comme harmonie toujours incernable et toujours à venir du rapport entre les langues. Ce n’est pas un hasard si, dans le texte, la première occurrence de « reine Sprache », comprise comme « harmonie » et comme « fin messianique de l’histoire » des langues, vient clore un paragraphe qui, dans sa première phrase, récuse la traduction comme reproduction d’un original 11. La pensée benjaminienne coupe ainsi la voie qui mènerait en ligne droite de l’original à la traduction pour littéralement désorienter leur rapport :
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signification de tout ce qui précède — sous une tournure négative — n’est vraiment pas différente. Fidélité et liberté […], voilà les concepts traditionnels de toute discussion sur les traductions. Pour une théorie qui dans la traduction est en quête d’autre chose que la restitution du sens, il semble qu’ils ne soient plus utiles. (Benjamin | Lamy, Nouss, « L’abandon du traducteur », 23, trad. modifiée).
– negativ gewendet – die Meinung alles Vorstehenden. Treue und Freiheit […] sind die althergebrachten Begriffe in jeder Diskussion von Übersetzungen. Einer Theorie, die anderes in der Übersetzung sucht als Sinnwiedergabe, scheinen sie nicht mehr dienen zu können.
À aucun moment de l’essai, l’« Aufgabe » comme tâche et comme abandon ne semblent plus proches l’un de l’autre qu’ici où, significativement, le titre apparaît dans le texte. « Ja, diese Aufgabe : in der Übersetzung den Samen reiner Sprache zur Reife zu bringen, scheint niemals lösbar, in keiner Lösung bestimmbar. » (« Plus encore, cette tâche : dans la traduction, faire mûrir la semence du pur langage, ne semble jamais soluble, n’est déterminable dans aucune solution. ») : cette phrase elle-même se soustrait à la saisie. D’abord, elle se maintient comme discours sur l’impossibilité qui semble accompagner la tâche du traducteur. Aussi, le texte fait osciller ce à quoi se rapporte l’impossibilité, marquée par le suffixe « -bar », appliqué d’abord aux solutions du traducteur (« lösbar » | « soluble ») puis à la caractérisation de ses solutions « in keiner Lösung bestimmbar » (« déterminable dans aucune solution »). Du coup, on passe fluidement – on entend aussi la dimension chimique de « Lösung » – de l’abandon apparent du traducteur à celui du traductologue : pour l’un comme pour l’autre, la traduction ne se dissout pas dans un produit dont l’adéquation est mesurable. Ainsi, la solution désigne aussi bien celle du traducteur que celle de son intelligibilité et, comme pour le confirmer, l’image par laquelle Benjamin décrit la tâche (« den Samen reiner Sprache zur Reife zu bringen » | « faire mûrir la semence du pur langage ») est certes impossible à réaliser par le traducteur mais également impossible comme image : une semence n’est pas un fruit, elle ne mûrit pas. Il apparaît alors effectivement que les voies autant de la traduction que de son intelligibilité s’obscurcissent au moment même où Benjamin évoque la lumière (« Erscheint die Aufgabe des Übersetzers in solchem Licht » | « Si la tâche du traducteur apparaît sous un tel jour »). Voilà qui explique après-coup le détour. Les chemins sur lesquels on transporte le sens sont sombres et le théoricien sent lui aussi le sol se retirer sous ses pieds. La voie que Benjamin ouvre quant à lui n’est justement pas celle du sens, du message ou de la communication. La deuxième phrase de l’essai annonçait déjà que
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Jacobs, « The Monstrosity of Translation », 758.
Par la tournure négative de la phrase, Benjamin définit la traduction comme indéfinissable.
• BABEL HEUREUSE •
Benjamin, « Die Aufgabe des Übersetzers », 14.
• 3 . FIGURES DE LA DÉVIATION DE LA TRADUCTION
Benjamin, « Die Aufgabe des Übersetzers », 18.
Wie nämlich Scherben eines Gefässes, um sich zusammenfügen zu lassen, in den kleinsten Einzelheiten einander zu folgen, 12 Voir à ce propos Frey, « Die Sprache und die Sprachen in Benjamins Überset-
zungstheorie », 157-158.
.
comprendre une œuvre à partir de ce qu’elle communique détourne du chemin qu’il cherche à suivre. Or, suivant une logique que nous avons déjà rencontrée, l’obscurité de l’objet est aussi l’obscurité du discours sur lui : « With this negative turn of the phrase, Benjamin defines translation as undefinable. » Benjamin rend dès lors la tâche du traductologue obsolète, en tout cas tant que celui-ci ne cherche qu’à prendre la route du sens. Cette difficulté met singulièrement le théoricien dans la même position que le traducteur lui-même, et ce jusque dans sa pratique d’écriture. Liberté et fidélité cessent de fonctionner comme notions centrales ; pire, si on suit ce que dit Benjamin, le terme de « Übersetzung » compris comme passage d’une rive linguistique à une autre semble devenir inadéquat et trahir la tâche assignée à la traduction. On ne sera alors pas étonné que certains termes centraux se maintiennent dans un flottement sémantique indécidable. C’est, nous l’avons vu, le cas de « Aufgabe », à la fois tâche, mission et abandon. C’est vrai également de « meinen » dont l’harmonie, plus précisément l’harmonie des différents « Art des Meinens », fait justement émerger le « pur langage ». Or « meinen », c’est le sens le plus évident dans le texte de Benjamin, désigne bien la visée, le vouloir-dire. Mais en même temps, il peut signifier “tenir quelque chose pour ceci ou cela”, “avoir une opinion”. L’hypothèse de la « reine Sprache » est ainsi à la fois posée comme apodictique et comme doxologique, nécessaire et incertaine 12. Du coup, quelle que soit sa nécessité pour la traductologie et la traduction, le « pur langage » n’est que pure visée ; il n’est atteint ni par l’une, ni par l’autre. Mais c’est aussi là sa fonction : en tant que visée elle écarte la traduction et la traductologie du droit chemin du sens. Du coup, le rapport entre original et traduction est lui-même dévié ; ils cessent de renvoyer immédiatement l’un à l’autre. Une célèbre image que Benjamin introduit pour décrire le rapport entre original et traduction par rapport à la question du sens donne à lire ce mouvement :
En effet, de même que les débris d’une amphore, pour être assemblés, doivent correspondre les uns aux autres dans les plus petits détails, sans être pour autant
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identiques, ainsi la traduction, au lieu de se mouler sur le sens de l’original, doit-elle plutôt, dans un mouvement d’amour et jusque dans le détail, reproduire son mode de viser dans la forme de sa propre langue, de telle façon qu’à l’instar des débris formant les fragments d’une même amphore, original et traduction deviennent reconnaissables comme les fragments d’un langage supérieur. (Benjamin | Lamy, Nouss, « L’abandon du traducteur », 24, trad. modifiée).
Ibid., 19.
Si toutefois il est licite d’identifier le sens d’une construction langagière avec celui de sa communication, il reste, dans son intime proximité et pourtant à une infinie distance, […] un élément ultime, décisif. Il reste, dans toute langue et dans ses constructions, hors du communicable, un non-communicable qui […] est symbolisant ou symbolisé. (Ibid., 25).
Ibid., 19.
Seulement symbolisant, dans les constructions finies de la langue ; mais symbolisé, dans le devenir des
doch nicht so zu gleichen haben, so muss, anstatt dem Sinn des Originals sich ähnlich zu machen, die Übersetzung liebend vielmehr und bis ins Einzelne hinein dessen Art des Meinens in der eigenen Sprache sich anbilden, um so beide wie Scherben als Bruchstück eines Gefässes, als Bruchstück einer grösseren Sprache erkennbar zu machen.
L’image joue sur deux registres ; celui du mythe kabbalistique des “vases cassés” élaboré au XVIe siècle par Isaac Luria d’une part 13, de l’autre, elle fait allusion au symbolon, les tessons de terre cuite dont l’ajointement constitue la marque de reconnaissance entre des familles alliées ou des amis. Le terme « liebend » (« dans un mouvement d’amour ») apparaît pour désigner le liant entre original et traduction et, dans le paragraphe suivant, le symbolisé et le symbolisant sont introduits pour désigner ce qui, dans la langue, se soustrait à la communication : « Allein, wenn der Sinn eines Sprachgebildes identisch gesetzt werden darf mit dem seiner Mitteilung, so bleibt ihm ganz nah und doch unendlich fern […] ein Letztes, Enscheidendes. Es bleibt in aller Sprache und ihren Gebilden ausser dem Mitteilbaren ein NichtMitteilbares, […] Symbolisierendes oder Symbolisiertes. » Le texte, en introduisant avec le symbole une notion que Benjamin a beaucoup discutée dans son Ursprung des deutschen Trauerspiels, semble pourtant nous filer entre les doigts. Indéniablement, il y a du symbolique dans la traduction. Pourtant, Benjamin évite la notion qui semble s’imposer : le terme de “symbole” n’apparaît jamais. Ce qui est en revanche explicite, ce sont ses deux versants – symbolisant ou symbolisé. Par là, le texte devient flottant. Premièrement, la seule mention de ses deux composants semble contrevenir à la force unifiante du symbole qui, du coup, devient paradoxalement intotalisable si ce n’est dans une fin messianique visée et toujours éloignée, comme l’est le « pur langage », la « reine Sprache ». Le symbole se maintient toutefois par l’image des tessons et par les termes « Symbolisierendes oder Symbolisiertes » (« symbolisant ou symbolisé »). La phrase suivante les développe : « Symbolisierendes nur, in den endlichen Gebilden der Sprachen ; Symbolisiertes aber im Werden der Sprachen selbst. Und was im 13 Voir à ce sujet la note 50 de la traduction de Lamy et Nouss, « L’abandon du tra-
ducteur », 55-56 et la note 9 de Jacobs, « The Monstrosity of Translation », 763. La double composante de l’image benjaminienne est mentionnée en note par Wohlfarth, « Das Medium der Übersetzung », 116.
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insiste sur cette disjonction : « Therefore the distinction between symbol and symbolized, the non-adequation of symbol to a shattered symbolized, the nonsymbolic character of this adequation, is a version of the others, and indicates the unreliability of rhetoric as a system of tropes which would be productive of a meaning. » | « C’est pourquoi la distinction entre le symbole et ce qui est symbolisé, la non-adéquation du symbole à un symbolisé en miettes, le caractère non symbolique de cette adéquation, cela est une version des autres distinctions et montre la faiblesse de la rhétorique comme système de tropes qui serait producteur de sens. » (de Man, « “Conclusions” on Walter Benjamin’s “The Task of the Translator” », 33 ; de Man | Nouss, « Conclusions : “La tâche du traducteur” de Walter Benjamin », 49). On peut se demander si son insistance mystérieuse sur le caractère “mortuaire” du texte ne s’explique pas aussi par le désir “d’allégoriser” ce que Benjamin décrit par le rapport entre symbolisant et symbolisé. S’il n’en est jamais question dans cet essai, de Man reprend néanmoins des éléments essentiels de la théorie benjaminienne de l’allégorie, notamment au vu de sa temporalité (voir à ce sujet de Man, « The Rhetoric of Temporality »). 15 Les différentes images – que ce soit la “survie”, le mûrissement du germe (et non, comme on l’attendrait, du fruit) ou encore le noyau qui se “produit” – montrent les multiples connexions entre l’essai sur la traduction et la théorie benjaminienne de l’histoire. Une étude sur ce rapport dépasse le cadre de ce chapitre et l’enjeu de cette recherche, mais pourrait en constituer un prolongement. Il s’agirait de ne pas se limiter à déceler dans « Die Aufgabe des Übersetzers » les éléments, d’ailleurs assez explicites, de sa théorie de l’histoire mais aussi de cerner comment sa pensée de l’histoire procède de la traduction (voir à ce propos Nouss, « L’ange traducteur »). L’envergure et l’audace d’un projet portant sur le rapport entre histoire et traduction apparaît pleinement lorsqu’on considère qu’il n’y a aucune raison – justement au vu de ce que Benjamin dit à
(Ibid., 25, trad. mod.).
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14 Voir Benjamin, « Die Aufgabe des Übersetzers », 343 et 353-354. Paul de Man
langues elles-mêmes. Et ce qui cherche à se présenter dans le devenir des langues, à s’y produire même, c’est ce noyau-là de pur langage.
Werden der Sprachen sich darzustellen, ja herzustellen sucht, das ist jener Kern der reinen Sprache selbst. » Ici encore, on semble assister à une disjonction : « nur » (« uniquement »), « aber » (« mais »), les langues dans leur finitude d’une part, leur devenir infini de l’autre. Pourtant, ce qui se dessine ainsi apparemment comme un écartement à l’intérieur même du symbole, ce qui, pour ainsi dire, le diaboliserait et menacerait alors d’en faire ce que justement il n’est pas, son autre obscur, toujours sur le seuil de la déchéance, ruine, facies hippocratica de l’histoire, l’allégorie 14, ceci est immédiatement et simultanément contré. D’abord, bien sûr, par le fait que Benjamin maintient les termes « symbolisant » et « symbolisé ». Mais surtout, comme précédemment avec la semence qui mûrit, Benjamin subvertit l’image : le noyau (« Kern ») est comme détaché de la circularité qui caractérise son devenir, et il n’est plus ni le vecteur, ni l’origine d’une fertilité mais cherche lui-même, comme noyau, à se produire (« herstellen ») dans les langues 15. En ce sens, et justement parce qu’il
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Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels, 342.
L’unité de temps de l’expérience symbolique, c’est l’instant mystique, où le symbole recueille le sens dans son intérieur caché et, si l’on peut dire, forestier. (Benjamin | Muller, Hirt, Origine du drame baroque allemand, 178, trad. modifiée).
Benjamin | Lamy, Nouss, « L’abandon du traducteur », 17, 18 (trad. modifiée).
« cherche », le noyau n’est pas seulement le centre et la quintessence du rapport entre les langues, mais apparaît aussi comme le manque, le défaut de pur langage qui met en branle, dans les langues finies et par la traduction, l’infini devenir des langues. Symbolisant et symbolisé ne sont pas séparés, mais plutôt liés d'une manière hésitante, inachevable : en aucun cas, on trouve de symbole unifié, totalisé. Symbolisant et symbolisé restent en jointure, dynamisés par le vide nucléaire qu’est le pur langage. Aussi paradoxal que cela paraisse, Benjamin conçoit la jointure ouverte. Cette liaison hésitante se produit également comme expérience du texte, lorsque le symbolisant et le symbolisé sont introduits : « Symbolisierendes oder Symbolisiertes », « symbolisant ou symbolisé ». Le « ou » qui relie les deux termes en même temps qu’il est leur intervalle, prend ensemble en une hésitation l’inclusion et l’exclusion. S’il n’y avait pas ce doute, le « oder » se raturerait lui-même : uniquement exclusif, il n’y aurait plus ni symbolisant, ni symbolisé ; simplement inclusif, les deux termes se résorberaient sans reste dans le symbole. Impossible donc de fixer ce « ou ». Dans l’Ursprung des deutschen Trauerspiels, Benjamin avait attribué au symbole une temporalité particulière : « Das Zeitmass der Symbolerfahrung ist das mystische Nu, in welchem das Symbol den Sinn in sein verborgenes und, wenn man so sagen darf, waldiges Innere aufnimmt. » Nous l’avons vu, ce « Nu », cet « instant », caractérise aussi la temporalité de la ressemblance et on comprend mieux pourquoi la recherche d’une équivalence entre deux textes aboutit à une « ressemblance superficielle » ou à une « équivalence muette ». La lecture du « ou » fait coexister une inclusion et une exclusion, et, furtivement, constelle les deux termes : le « ou » est hésitant, “inexclusif ” et lui-même un événement symbolique. La dimension symbolique de la traducleur propos – de ne pas prendre en considération ses lectures historiques et ses propres traductions. En dehors de ses travaux sur Baudelaire qui sont toujours cités dans ce contexte, on peut aussi mentionner ses essais et sa traduction de Proust (« Zum Bilde Prousts » était d’abord conçu sous le titre « En traduisant Proust »). La question du temps et de la mémoire y jouent évidemment un rôle essentiel (à propos de l’essai sur Proust et de la traduction chez Benjamin, voir Müller Farguell, « Penelopewerk des Übersetzen »). On pourrait aussi étudier les traductions que Benjamin réalise de ses propres textes de souvenirs, comme certains passages de son Enfance berlinoise. Dans tous les cas, il me semble moins intéressant de réduire l’histoire et la traduction à des objets séparés d’une “doctrine”, que de considérer la manière dont elles collaborent à former la singularité et la dynamique de l’écriture benjaminienne.
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Derrida, « Des tours de Babel », 223.
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. Benjamin, « Die Aufgabe des Übersetzers », 19-20.
Tout comme la tangente ne touche le cercle que de façon fugitive et en un seul point, et que c’est juste ce contact, non le point, qui lui assigne la loi selon laquelle elle poursuit à l’infini sa marche en ligne droite, de même la traduction touchet-elle le sens de l’original de façon fugitive, et seulement en un point infiniment petit, pour de là suivre son propre cours selon la loi de fidélité dans la liberté du mouvement langagier. (Benjamin | Lamy, Nouss, « L’abandon du traducteur », 26).
• 3 . FIGURES DE LA DÉVIATION DE LA TRADUCTION
Wie die Tangente den Kreis flüchtig und nur in einem Punkte berührt und wie ihr wohl diese Berührung, nicht aber der Punkt, das Gesetz vorschreibt, nach dem sie ins Unendliche ihre gerade Bahn zieht, so berührt die Übersetzung flüchtig und nur in dem unendlich kleinen Punkte des Sinnes das Original, um nach dem Gesetze der Treue in der Freiheit der Sprachbewegung ihre eigenste Bahn zu verfolgen.
tion ne réside alors ni dans la remise en état des symbola en une totalité perdue, ni dans leur séparation qui cesserait d’en faire des symbola. Comme jamais, la promesse d’une réconciliation symbolique des langues dans le pur langage et la menace de leur séparation ne sont plus indistinctes que dans ces symbola. La fêlure reste lisible, transversalement, elle maintient la traduction en cours. Il faut dire que le double registre sur lequel joue l’image benjaminienne subvertit, sans l’annuler, la référence au symbolon et c’est en cela qu’elle est aussi une image de la déviation que nous cherchons à lire dans cet essai. Les tessons qui s’ajointent ne se suffisent pas, leur coïncidence est nécessaire, mais ne constitue pas un but : autre chose est visé et autre chose est produit. Derrida, commentant cette image, souligne : « Comme la cruche qui donne son topos poétique à tant de méditations sur la chose et la langue, de Hölderlin à Rilke et à Heidegger, l’amphore est une avec elle-même tout en s’ouvrant au-dehors – et cette ouverture ouvre l’unité, elle la rend possible et lui interdit la totalité. » La jointure est fondamentale, mais ce qui est visé – c’est ici que le registre du “vase brisé” vient interférer avec celui du symbolon pour dévier la voie classique de la traduction – c’est l’ouverture qu’elle rend possible ; une « amphore », le « Gefäss », s’ouvre sur quelque chose. Et voilà que le rapport entre original et traduction semble partir en biais. Le moment important est moins celui de savoir comment les deux fragments coïncident l’un avec l’autre que le fait qu’ils produisent un événement qui leur est, pour ainsi dire, étranger : ils visent et créent, par leur rencontre, un ailleurs qui s’ouvre. L’essentiel n’est alors pas ce qui passe de l’original à la traduction mais quelle tierce expérience ils génèrent. Un peu plus loin, une autre « comparaison » indique la même logique :
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C’est une toute autre trajectoire qu’un passage réglé (par la fidélité ou la liberté) de l’original vers la traduction ; pas de départ, pas d’arrivée, pas de source, pas de cible : entre deux juste un toucher « flüchtig » – fuyant et fugitif – infiniment petit sur une trajectoire infiniment longue. Le vecteur ne passe pas de l’un à l’autre mais, de biais, établit le contact et fuit ailleurs. Dans les deux images, celui de la tangente et celui du “vase brisé”, le moment de contact ou de toucher entre original et traduction est important ; mais il n’est pas visé, il ne constitue pas un but de la traduction. Le frôlement furtif entre le cercle et la tangente donne la loi selon laquelle la traduction part ailleurs à l’infini. La liaison des tessons crée l’ouverture, elle la crée infiniment puisque les langues restent fragments, « Bruchstücke » ; elles ouvrent s’ajointant. Impossible de cerner si cette ouverture est un commencement ou une fin, si le récipient est un vase, une amphore ou une urne. Dans tous les cas, il y a une ouverture qui se fait. Indépendamment du fait qu’aucun texte n’existe pour un lecteur, c’est bien une attention à la traduction qui, en creux du texte de Benjamin, veut être perçue. 4. CONFUSES LECTURES : ÉCHOS TRADUITS, ÉCHOS DE LA TRADUCTION
Benjamin, « Die Aufgabe des Übersetzers », 16.
Cependant, la traduction ne se voit pas, à l’instar de l’œuvre poétique, plongée pour ainsi dire au cœur même de la forêt de montagne de la langue ; elle se tient à l’orée, face à elle et, sans y pénétrer, elle y appelle l’original à rentrer au seul endroit où respectivement, dans l’écho de la propre langue, peut être donné la résonance d’une œuvre de la langue étrangère. (Benjamin | Lamy, Nouss, « L’abandon du traducteur », 22, trad. modifiée).
Hart Nibbrig, Geisterstimmen, 133.
Densité extrême sur le mode de la définition poétique, enténébrée mais cristalline. (Hart Nibbrig | Hendriks, Renken, Voix fantômes, 151).
Collons l’oreille à ce qui s’ouvre ainsi. D’abord – c’est peut-être le passage le plus célèbre de l’essai – Benjamin parle d’écho : Die Übersetzung aber sieht sich nicht wie die Dichtung gleichsam im innern Bergwald der Sprache selbst, sondern ausserhalb desselben, ihm gegenüber und ohne ihn zu betreten ruft sie das Original hinein, an demjenigen einzigen Orte hinein, wo jeweils das Echo in der eigenen den Widerhall eines Werkes der fremden Sprache zu geben vermag.
Cet écho a fait couler beaucoup d’encre. Le texte intrigue parce qu’au moment où il paraît donner une image à même de guider le lecteur dérouté, une topographie plus classique de la traductologie qui décrirait ce qui passe entre original et traduction, il finit par nous désorienter plus radicalement encore : « Das ist äusserste Verdichtung im Gestus eines dichterischen Definierens, dunkel aber kristallin. » On serait tenté d’en fixer la topographie en disant par exemple : d’un côté, en-dehors de la
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. • 4 . CONFUSES LECTURES
forêt, se tient la traduction ; de l’autre, à l’intérieur de la forêt, se trouve l’original. Une situation de face-à-face à partir de laquelle on pourrait bien envisager un mouvement de l’un(e) vers l’autre ; le poéticien, le philosophe, le traductologue respirent. Mais on planterait l’arbre pour cacher la forêt. Non seulement, une telle localisation figée contrevient au souci, récurrent chez Benjamin, de défaire les oppositions habituelles entre extérieur et intérieur, mais elle aboutirait surtout à la théorie « morte » de la traduction comme “transport” entre deux pôles qu’il redoute. Significativement, Benjamin ne dit pas que la traduction est en-dehors de la forêt, mais qu’elle s’y voit – mais d’où ? Et où, d’où la voyons-nous, lecteurs ? Ensuite, c’est par une tournure négative, par où elle ne se voit pas, qu’elle est “décrite”. Enfin, l’image recourt elle-même à la comparaison (« wie die Dichtung », « à l’instar de l’œuvre poétique ») dont un des termes au moins se soustrait à la saisie : quelle est cette « Dichtung », à un lapsus près de ce qui à la fois la rendrait visible mais la sortirait aussi de la forêt : “Lichtung” (“clairière”) ? Estce l’œuvre ? L’original ? De fait, le texte laisse ouverte la question de savoir dans quelle langue – langue de l’original ou langue de la traduction ou les deux – l’appel (« ruft sie das Original hinein », « elle y appelle l’original ») se fait. Impossible de ramener l’original et la traduction dans un rassurant face-àface. Mais ce qui, dans la suite, est plus intrigant, c’est que “rien” n’est dit. C’est l’appel, son geste et non un hypothétique contenu, qui se répercute de loin en loin. Sous la rubrique « Ruf », les frères Grimm précisent dès le début de leur article que le terme désigne davantage le son que ce que ce son exprime : « mehr mit betonung des schalles als des durch den schall ausgedrückten » – un beau redoublement, le « Ruf » met l’intonation sur le son. L’ambivalence ne se défait pas et il est finalement impossible d’entendre avec certitude ce qui est l’écho de quoi. La disposition, le maintien à distance (« ohne ihn zu betreten » | « sans y pénétrer ») est contrarié par ce qu’on entend, des sons qui résonnent les uns dans les autres, ou alors toujours déjà les résonances de ces sons. Ce qui importe pour la traduction, c’est non pas un dire authentifiable, mais la production – et peut-être même (puisqu’il n’existerait pas sans elle) – l’invention de l’écho en littérature. L’ambivalence du double génitif, au moment où le texte “traduit” lui-même « écho » (« den Widerhall eines Werkes » | « la
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Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels, 342.
[L’instant] mystique, où le symbole recueille le sens dans son intérieur caché et, si l’on peut dire, forestier. (Benjamin | Muller, Hirt, Origine du drame baroque allemand, 178, trad. modifiée).
résonance d’une œuvre »), est alors significative et doit être maintenue : par la traduction, l’œuvre a, mais l’œuvre est aussi, un écho 16. Or, telle est finalement l’expérience de lecture des traductions : des textes en apparence soigneusement disposés, séparés tant qu’on ne les lit pas. Puis, les lisant, des renvois, des rappels ou des appels. Dans la lecture, plus de face-à-face stable ; la littérature s’ouvre de partout. C’est que cet extrait si étroitement lié à la théorie benjaminienne de la traduction – peut-être le plus cité aussi – est lui-même pris dans un réseau dense de citations et de traductions. Parmi les textes qui donnent ici de la voix, il y a l’extrait déjà mentionné du Ursprung des deutschen Trauerspiels sur l’expérience symbolique dont l’unité de temps réside dans le « mystische Nu, in welchem das Symbol den Sinn in sein verborgenes und, wenn man so sagen darf, waldiges Innere aufnimmt ». Mais ce qu’on entend surtout, ce sont les « Correspondances » de Baudelaire, les « confuses paroles », les « forêts de symboles », les « longs échos qui de loin se confondent » et les sons « qui se répondent » 17. Le terme « écho » est ainsi lui-même l’écho – à la fois citation et traduction – du poème baudelairien. Comme si cela ne suffisait pas, ce terme traduit et cité est, à l’intérieur de l’extrait, reprit et retraduit dans la langue dans laquelle écrit Benjamin, sa langue originale : « Widerhall ». L’indécision dans le jeu des échos n’est alors pas simplement décrite dans un discours sur la traduction mais aussi performée dans ce que ce discours traduit. Impossible de savoir dans quelle langue et depuis où « écho » résonne. Contre les reproches d’obscurité, de difficulté qu’on adresse volontiers au texte de Benjamin, celui-ci 16 « Die präzise Unschärfe des Genitivs eröffnet die doppelte Möglichkeit : Echo
zu sein und Echo zu haben » | « Le flou précis du génitif ouvre la double possibilité : être un écho et avoir un écho » (Hart Nibbrig, Übergänge, 222). 17 Cf. à ce propos Hart Nibbrig, Geisterstimmen, 133-135 (Hart Nibbrig | Hendriks, Renken, Voix fantômes, 150-153) et Utz, Anders gesagt – autrement dit – in other words, 32-33. Un lien possible entre le symbole et les correspondances pourrait s’articuler autour du mysticisme, mentionné par Benjamin lorsqu’il parle du symbole, mais central aussi dans la théorie des correspondances. Dans « L’invitation au voyage », Baudelaire mentionne en deux phrases l’allégorie, les mystiques et les correspondances : « Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c’est là, n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur, qu’il faudrait aller vivre et fleurir ? Ne serais-tu pas encadrée dans ton analogie, et ne pourrais-tu pas te mirer, pour parler comme les mystiques, dans ta propre correspondance ? » Voir à ce propos Johnson, Défigurations du langage poétique, 121-123.
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devient, au moment de sa plus grande confusion, extrêmement tangible, produisant dans son texte les échos qu’il décrit. Quant aux « confuses paroles » et au « échos qui de loin se confondent » – on perçoit la traduction de « Babel », « confusion » en filigrane – c’est peut-être dans leur traduction implicite chez Benjamin qu’elles se retrouvent le plus intimement concrétisées. Benjamin n’a jamais traduit le poème des « Correspondances ». Ici le silence est peut-être aussi éloquent que l’écho. Le derniers vers du sonnet, à condition de le lire à rebrousse-poil de la synesthésie des deux tercets, décrit les correspondances comme événement de traduction dans les termes que Benjamin, tout au long de son article, réfute. La confusion des échos devient une musique et les deux dernières strophes disent que les éléments « chantent les transports de l’esprit et des sens. » Mais les échos de Benjamin ne transportent rien si ce n’est eux-mêmes et nous. Ils créent un paysage qui fait bouger ses auditeurs et jusqu’à son propre agencement (un original ici, une traduction là). De cette dérive, on sort certes confus, mais peut-être moins à cause des paroles obscures que parce qu’on aura fait l’expérience inouïe, irréductible à aucune des voix qu’on entend et qu’on ne peut ni simplement rapporter l’une à l’autre ni clairement distinguer, de la stéréo-lecture.
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5. FLÂNER DANS LES ARCADES DE BABEL : L’EXPÉRIENCE DE LA TRADUCTION
Une dernière image semble rassembler une partie des autres : Die wahre Übersetzung ist durchscheinend, sie verdeckt nicht das Original, steht ihm nicht im Licht, sondern lässt die reine Sprache, wie verstärkt durch ihr eigenes Medium, nur um so voller aufs Original fallen. Das vermag vor allem Wörtlichkeit in der Übertragung der Syntax und gerade sie erweist das Wort, nicht den Satz als das Urelement des Übersetzers. Denn der Satz ist die Mauer vor der Sprache des Originals, Wörtlichkeit die Arkade.
C’est un des très rares moments où Benjamin énonce une norme, et ce point n’est pas sans créer un conflit avec le reste du texte. Faut-il s’étonner que ce soit à ce moment précis qu’apparaît un terme inattendu qui rappelle la « défunte théorie » du transport
Walter Benjamin, « Die Aufgabe des Übersetzers », 18.
La vraie traduction est transparente, elle ne cache pas l’original, ne bloque pas sa lumière, mais c’est le pur langage, comme renforcé par son propre medium, qu’elle fait tomber d’autant plus pleinement sur l’original. Cela est rendu possible avant tout par la littéralité dans la traduction de la syntaxe, et elle manifeste justement que l’élément originaire du traducteur est le mot, non la proposition. Car, devant la langue de l’original, la proposition est le mur, la littéralité, l’arcade. (Benjamin | Lamy, Nouss, « L’abandon du traducteur », 25, trad. modifiée).
• 5 . FLÂNER DANS LES ARCADES DE BABEL
ET LA LITTÉRATURE OUVERTE
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Walter Benjamin, « Die Aufgabe des Übersetzers », 18.
C’est pourquoi, surtout à l’époque où elle paraît, le plus grand éloge qu’on puisse faire à une traduction n’est pas qu’on la lise comme un original de sa langue. (Benjamin | Lamy, Nouss, « L’abandon du traducteur », 25, trad. modifiée).
Baudelaire | Benjamin, Tableaux parisiens, 56-57.
et de la ligne droite : « Übertragung » (littéralement l’action de porter quelque chose d’un lieu à un autre) ? Il y a une dimension “méthodologique” dans cet énoncé auquel l’article dans son ensemble a largement renoncé. Le hiatus entre cette phrase et le reste nous renvoie au titre qui semble, dans une première lecture, effectivement annoncer un texte méthodologique. Si, dans la continuité de de Man ou de Derrida, on a beaucoup commenté la polysémie de « Aufgabe », l’ambivalence du génitif est passée inaperçue. Ainsi, si on lit « Aufgabe » comme abandon, ce n’est pas seulement le traducteur qui abandonne, mais aussi lui qui est abandonné. Ce geste n’est pas étranger au texte de Benjamin. Or, l’image des arcades laisse justement aussi tomber la perspective normative pour nous saisir nous, lecteurs, dont l’autorité a pourtant été écartée au début. Juste avant la dernière citation, Benjamin écrit : « Es ist daher, vor allem im Zeitalter seiner Entstehung, das höchste Lob einer Übersetzung nicht, sich wie ein Original ihrer Sprache zu lesen. » La formulation est négative, mais c’est bien une expérience de lecture qui est visée ici, une expérience qui laisse peut-être tomber le traducteur pour lui préférer une vue, une perspective que seule la traduction est à même d’offrir. Les arcades rassemblent deux aspects que nous avons rencontrés dans les images précédentes : la déviation et l’ouverture. Lorsqu’on lit ces arcades, les perspectives et les projections qui s’y ouvrent, on ne va pas d’un endroit à un autre : on longe, on tourne, on défile au gré des ouvertures qu’on lit ; le chemin, comme un détour, est transversal, latéral ou biaisé, il dérive et se transforme mais ne s’efface pas en faveur d’un transport. Étonnamment, c’est en mentionnant les arcades que le texte de Benjamin révèle le plus explicitement son statut de préface à la traduction des Tableaux parisiens. En se demandant quelles sont ces arcades, on tombera sur un « Rêve parisien » | « Pariser Traum », traduit par Benjamin : Babel d’escaliers et d’arcades, C’était un palais infini, Plein de bassins et de cascades Tombant dans l’or mat ou bruni
Gestuftes Babel von Arkaden Ein unabsehbarer Palast Stand voller Becken und Kaskaden In Gold und Bronze eingefasst
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Ibid., 24-25. Ibid., 28-29.
. • 5 . FLÂNER DANS LES ARCADES DE BABEL
Ce poème est probablement l’un des plus glosés des Fleurs du mal. Ce qui m’intéresse en particulier, c’est cette disparition du « palais » dans la traduction. Plutôt que d’énumérer les différents éléments (« palais neufs, échafaudages, blocs, / Vieux faubourgs »)
Ibid., 22-23.
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Paris change ! mais rien dans ma Paris wird anders, aber die bleibt gleich mélancolie N’a bougé ! palais neufs, échafau- Melancholie. Die neue Stadt die alte dages, blocs, Vieux faubourgs, tout pour moi Mir wirds ein allegorischer Bereich devient allégorie
En allemand, quelqu’un perçoit dans ces arcades ou, plus précisément, voit que dans cette Babel d’arcades, il n’arrivera pas à tout voir, ni à tout prévoir : « unabsehbar ». Dans une sorte d’appel en retour – les échos ne sont pas loin – la traduction convoque avec le « eingefasst » un élément absent chez Baudelaire mais mentionné dans la préface : l’« amphore », le « Gefäss » où les pièces s’ajointent et ouvrent et qui, ici, se montre comme fragment manquant dans l’original. Un renversement entre intérieur et extérieur se produit avec ce « eingefasst ». En français, le palais contient, contenant infini d’autres contenants, les bassins et les cascades. En allemand, cette lecture subsiste, mais le palais peut aussi (la rime nous y incite) devenir lui-même le contenu de l’or et du bronze qui le sertit. Ainsi compris dans tous les sens du terme, le palais est, pour celui qui lit en français, effectivement imprévisible, « unabsehbar ». Mais il l’est dans un autre sens encore, et c’est ce qui en fait un événement singulier de la traduction. En effet, le terme « palais » apparaît à quatre reprises dans les Tableaux parisiens. Dans le premier poème du recueil, « Paysage », il est question de « magnifiques palais » et, en allemand, de « Feenhag ». Dernier mot du poème « Le soleil », le « palais » est, en allemand, un « Fürstenschloss ». Les « palais neufs » du second poème « Le Cygne » sont, chez Benjamin, « Die neue Stadt ». Nous ne ferons pas une analyse détaillée du recueil ; il s’agit de déambuler et de fixer le regard sur ce palais babélien qui, avec ses arcades, paraît annoncer la traduction. Contentons-nous de conclure en lisant. Dans « Le Cygne », la traduction de « palais neufs » par « Die neue Stadt » établit une nette rupture :
Ibid., 28-29.
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Hart Nibbrig | Hendriks, Renken, Voix fantômes, 71.
Benjamin, « Charles Baudelaire », 568.
En un mot, Hugo n’était pas un flâneur. (Benjamin | Lacoste, Charles Baudelaire, 97).
Benjamin, Gesammelte Schriften, vol. IV.2, 899.
Baudelaire | Benjamin, Tableaux parisiens, 22-23.
culminant finalement dans « tout » qui devient allégorie, la version allemande les ramasse dans l’ensemble qu’ils constituent et dont le nom est donné au début du poème, la ville, « Stadt », Paris. Or, autour de cette ville gravite littéralement le figement qu’articule le poème. « Die neue Stadt die alte » reprend en une formulation ce qui, en français, est comme brisé sur les commencements des deux premiers vers et mis en évidence par les exclamations : « Paris change ! […] N’a bougé ! ». La traduction, nous l’avons vu, tire selon Benjamin vers le symbolique, même si elle en laisse la jointure ouverte. Mais que se produit-il si « tout […] devient allégorie » ? Si tout, pour reprendre la lecture de Christiaan L. Hart Nibbrig, devient « monument pétrifié, lieu de conservation d’un sens momifié, signifié, mais absent du signe lui-même, d’un sens vidé jusqu’à n’être que l’espace de résonance de cette voix » ? Comment encore déambuler par la traduction dans un palais allégorique ? Peut-on flâner dans un figement ? La réponse de Benjamin serait non et peut-être a-t-il apprécié le fait que le poème soit dédié à Victor Hugo, auteur que Benjamin distingue de Baudelaire justement quant à la flânerie : « Hugo war, mit einem Wort, kein Flaneur. » Quoi qu’il en soit, si la traduction est “symbolisante”, dynamique et ouvrante par ajointement, elle se soustrait à la pétrification, au facies hippocratica allégorique. Le palais et les autres éléments énumérés disparaissent de la traduction à l’instant de leur figement. Le palais est rendu imperceptible par la traduction. De manière intrigante, Benjamin propose dans une première ébauche une logique inverse : « palais » y est traduit – traduit ? – par « Palais ». Le palais allégorique y est maintenu, mais au prix de renoncer à la traduction. Dans la version définitive, la traduction rend inapparent le palais allégorique, dans l’autre le palais fait disparaître la traduction. Sorte de contrearchitecture au palais babélien, le palais allégorique donne ainsi à lire, par sa disparition lisible chez Benjamin, le dynamisme singulier de la traduction qui le “contourne”. Dans le premier poème des Tableaux parisiens, « Paysage », le palais qui apparaît dans la seconde strophe se rapporte assez explicitement à celui du « Rêve parisien ».Tourné vers la suite du recueil, le poème l’annonce : « Je fermerai partout portières et volets / Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais. / Alors je rêverai des horizons bleuâtres, / Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres […] ». « Babel » n’est pas explicitement énoncé, même s’il est question de verticalité dès la première strophe.
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Je veux, pour composer chastement mes églogues, Coucher auprès du ciel, comme les astrologues, Et, voisin des clochers écouter en rêvant Leurs hymnes solennels emportés par le vent.
Ich will um meinen Strophenbau zu läutern Dicht unterm Himmel ruhn gleich Sternedeutern Dass meine Türme ans verträumte Ohr Mit dem Winde mir senden den Glockenchor.
• BABEL HEUREUSE •
. • 5 . FLÂNER DANS LES ARCADES DE BABEL
18 Voir aussi à ce propos Landfester, « Nirgends », 171-172.
Le “je” dira encore être en « haut de [s]a mansarde » « voisin des clochers », et voir « Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité ». La traduction de Benjamin établit beaucoup plus évidemment le rapport avec Babel et ce par trois aspects au moins 18. Premièrement, les « clochers » sont des tours, « Türme » et « Turm ». Deuxièmement, le poème allemand situe le “Ich” qui l’énonce directement sous le ciel : « Ich will […] / Dicht unterm Himmel ruhn […] », rappelant ainsi la visée de la tour mythique. Troisièmement, alors que le français parle des « églogues » à venir, l’allemand annonce les poèmes comme des constructions de strophes et les lie du coup directement aux tours : « Strophenbau ». Le traducteur est un bâtisseur de strophes. En toute cohérence, si les poèmes en tant que constructions sont eux-mêmes associés aux tours babéliennes, le “Ich” du poème allemand ne s’en dit pas le « voisin » mais, puisqu’il y est déjà, se les approprie : « meine Türme ». De fait, comme la description de l’écho de la traduction dans « Die Aufgabe des Übersetzers », le poème, dans son rapport avec la version française, dévoie l’écoute qu’il décrit. Le “chœur de cloches”, « Glockenchor », est dépossédé et envoyé (plutôt qu’« emporté ») par une étrange topographie sonore vers cela qui pourtant le produit, « meine Türme ». Simultanément dans le poème français, « leurs hymnes » pointe maintenant vers ce qui est audible de la traduction, son « Glockenchor » emporté par le vent au-delà de la clôture du poème. Indépendamment des nombreux autres aspects qui diffèrent dans les deux versions, il est frappant de voir à quel point Benjamin déroute ainsi d’entrée de jeu le lecteur et lie sa traduction à Babel. L’identification du « Ich » allemand au « je » français se dénoue ; « mein Strophenbau » semble renvoyer, dans une sorte d’autonomisation, aux strophes “bâties”, à la Babel du traduc-
Ibid., 22-23.
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Benjamin, Gesammelte Schriften, vol. IV.2, 897.
teur. L’oreille rêveuse (« verträumte Ohr ») à laquelle s’adresse le “Ich” devient l’oreille du “je” (qui effectivement rêvera dans le poème « Rêve parisien ») alors que contre toute attente le voisinage que le “je” désigne (« voisin des clochers ») est aussi, babélienne : la traduction. Par une mise en rapport avec Babel, la traduction annonce ainsi sa voix, insituable dans les échos qui se produisent et dont l’“origine” ne peut plus être établie. Par un effet de renvoi, Babel est à la fois le lien et la séparation des versions. On comprend mieux alors la traduction de « féeriques palais » par « Feenhag ». Le terme n’étonne pas seulement en raison de sa différence avec le français (une première version du poème disait « Schloss »). Même pour celui qui ne lit que la version allemande, l’expression paraît précieuse, vieillie, voire – non sans une pointe d’ironie peut-être si on se rapporte au paysage idyllique que déploie le poème – kitsch (on apprend plus tard que « l’Idylle » se compose de ce qu’il y a « de plus enfantin »). En tout cas, le terme rend attentif à lui-même ; non seulement il établit une nette rupture sémantique avec l’original, mais il le “signifie” luimême : « Hag », c’est une haie, une barrière tressée, et vivante. La séparation perméable est ainsi à la fois énoncée et faite, et si le français annonce explicitement le palais du « Rêve parisien », la traduction, elle, sans le dire mais en “se” performant, le suggère déjà comme étant une « Babel ». Par « Strophenbau », le “Ich” de la traduction caractérise son écriture spécifique en la reliant au « Babel » du « Rêve parisien », et cette distinction se fait notamment lors de la traduction de « palais féeriques » par « Feenhag ». Or, la singularité de chaque écriture se trouve confirmée par une logique inverse dans le poème suivant « Le Soleil ». Le dernier mot « palais » y est traduit par « Fürstenschloss », château de Prince. Par là, la traduction suggère un univers de conte très différent de celui du mythe biblique et rompt ainsi le lien avec Babel qu’elle avait initié dans « Paysage ». Nous avons vu que ce lien n’est pas seulement un renvoi à un autre poème. Il caractérise singulièrement l’écriture du “Ich”-traducteur qui, juste sous le ciel, bâtit ses strophes. En écartant dans « Le Soleil » ce rapport à Babel, Benjamin semble mettre cette écriture traductive entre parenthèse. Or, ce faisant, il suit l’analyse qu’il fait ailleurs du poème. Selon lui, l’« escrime » dont il est question dans la première strophe (« Je vais m’exercer à ma fantasque escrime ») caractérise la démarche
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Benjamin, « Charles Baudelaire », 571. Voir aussi 616.
Baudelaire s’est peint lui-même aux prises avec une « fantasque escrime » de ce genre dans la première strophe du « Soleil », et c’est probablement le seul passage des Fleurs du mal qui nous le montre en plein travail poétique. (Benjamin | Lacoste, Charles Baudelaire, 100).
Baudelaire | Benjamin, Tableaux parisiens, 24 et 23-25.
• BABEL HEUREUSE •
. • 5 . FLÂNER DANS LES ARCADES DE BABEL
spécifique du poète qui, réflexivement et spécifiquement dans ce poème, la décrit : « In solch “phantastischem Gefecht” begriffen hat Baudelaire sich selbst in der Anfangsstrophe des “Soleil” porträtiert, und das ist wohl die einzige Stelle der “Fleurs du mal”, die ihn bei der poetischen Arbeit zeigt. » En tant qu’il est le seul poème du recueil où le “je” qui l’énonce dit aussi, en parlant d’« escrime », son travail d’énonciation, l’écriture du “Ich”-traducteur est mis à distance. C’est logiquement ce que signale la version de Benjamin : « Je vais m’exercer à ma fantasque escrime » devient chez lui « Wird […] // Wegab ein seltsames Gefecht mich führen ». Le vers français s’étire sur trois vers en allemand. Surtout, Benjamin remplace la formulation active par un passif, évitant un “Ich” justement problématique dans un vers décrivant réflexivement le travail du poète. Enfin, l’adjectif « fantasque » associé à « escrime » et que Benjamin, dans son commentaire, avait traduit par « phantastisch » devient étrange, comme si le “Ich”-traducteur ne parvenait à le saisir : « seltsam ». Si, comme le poème précédent l’implique, « Babel » renvoie à l’écriture du “Ich”-traducteur, le « Fürstenschloss » final, rompant tout rapport entre le palais et Babel, signale l’étrangeté des deux écritures. Le soleil, « père nourricier » s’introduit dans le palais « en roi » « ainsi qu’un poëte ». En allemand, ici aussi, une distance est marquée et peut-être même une légère dévalorisation : « so wie ein Dichter » (« so wie » peut, plus que « ainsi », signaler une simulation ou une feinte). Comme telle, la traduction ne participe pas à ce palais qui reste sous l’autorité monarchique de l’autre écriture, « Fürstenschloss ». Mais la singularité de cette écriture, peut-être sa solitude (il s’introduit aussi « sans bruit et sans valets »), n’apparaît elle-même que sous le regard, divergeant et lui aussi écrivant, de la traduction ; notre lecture n’aurait pas été possible sans cela. Par la rupture avec le mythe biblique, la traduction rend lisible la particularité à la fois de sa propre écriture et de l’écriture, étrange pour lui, du poème français. Cet aspect contrevient à la conclusion selon laquelle les deux poèmes seraient hermétiquement clos l’un pour l’autre. Dans la version allemande, il n’est pas dit que le soleil « s’introduit » ; le terme utilisé est « erfüllt » qui signifie “remplit” mais aussi “réalise”, “comble”. Cette dernière possibilité suggère que ce que rend lisible la traduction, la spécificité et l’étrangeté des deux écritures, réalise, fait vivre le travail poétique puisque c’est
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par la traduction que le palais peut être dit comblé. Dans ce cas, l’écriture solitaire du poète, caractérisée par l’exclusion de Babel dans « Fürstenschloss », ne trouve sa réalisation que dans la traduction. L’écriture de l’original est loin de la traduction, mais c’est dans la traduction qu’elle se réalise, comme si l’absence de Babel dans « Fürstenschloss » annonçait la nécessité de Babel et nous renvoyait, pour ainsi dire in absentia, au palais du « Rêve parisien ». Cet ajointement par la distance entre original et traduction semble alors n’être rien d’autre que le mouvement par lequel la poésie se fait – et ceci de manière singulière, imprévisible, « unabsehbar » pour reprendre la manière dont l’allemand caractérise le palais du « Rêve parisien ». L’expérience de la « Babel d’escaliers et d’arcades » n’est alors pas seulement celle d’un poème. Elle devient par excellence celle des lecteurs de la traduction et de ce qu’elle bâtit. La traduction ne se légitime plus au vu du “sens” des poèmes, mais en vertu de l’effet qu’elle produit. « Babel d’arcade » n’est alors ni seulement l’image théorique de la traduction, ni uniquement l’élément d’un poème traduit. Elle est l’événement poétique de la traduction et elle est, pour nous, flânant au gré de ce qui s’y ouvre encore et encore, un nom de notre expérience.
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Wenn es zwölf schlägt, hat das Enden schon begonnen, und zuletzt kommt nicht das Letzte, sondern – bei allem, was lebt, weil es sich darstellt – die Bedingung der Möglichkeit des Anfangs.
Hart Nibbrig, Ästhetik der letzten Dinge, 360.
Christiaan L. Hart Nibbrig
1. « THE WRONG WORD ? » : LA FORMULE BECKETTIENNE DE LA LITTÉRATURE ET DE LA TRADUCTION
Avec Benjamin, la traduction peut être pensée comme impulsion, comme écriture qui se prolonge, continue encore et encore et ne se laisse pas stabiliser entre les pôles rigides d’un début et d’une fin, d’une source et d’une cible. Lisant Baudelaire, on a déjà fait l’expérience des ouvertures qu’une telle conception rend possibles. Le chapitre que nous entamons est un détour tant le nom « Derrida » semblerait s’imposer maintenant. On différera cette attente. Premièrement on marque ainsi un certain éloignement entre les deux auteurs qu’avec Beckett on franchira « Pas à / pas », un éloignement et un flottement dont Derrida, traduisant Benjamin, fera un élément important de sa réflexion sur la traduction. Deuxièmement, ce chapitre permettra de prolonger pour ainsi dire “latéralement” cette figure de la continuation par la traduction que nous avons lue chez Benjamin. Chez Beckett, une telle écriture de la traduction devient en effet un projet poétique radical. Nous l’avions déjà abordé à propos de L’expulsé. Le narrateur-traducteur, lorsqu’il compte indécis les marches devant la maison, sort de l’impasse d’une langue déconnectée du réel, y trace son poros, en établissant encore et encore, indéfiniment, se retournant en haut des escaliers ou en bas sur le perron, de nouvelles versions 1. C’est cette ouverture dans l’écriture et sa continuation indéfinie que nous allons étudier dans les poèmes de Beckett. On se souvient que pour l’expulsé, l’essentiel n’est pas de trouver le bon chiffre – ce qui mettrait fin au compte et constituerait comme tel l’aporie – mais une interrogation que l’on trouve explicitée dans l’œuvre tardive de Beckett : Beckett, Samuel Beckett’s « Mal Vu Mal Dit / Ill Seen Ill Said », 8.
Comment dire ? Comment mal dire ?
1
Voir 91 sqq.
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Ces questions posées dans Mal vu mal dit ne concernent pas seulement ponctuellement le personnage qui les énonce et qui jette ainsi la suspicion, la sienne et la nôtre, sur l’ensemble de son propos, donc aussi sur ces questions elles-mêmes. Elles caractérisent aussi plus largement le projet poétique de Beckett et notamment une de ses principales caractéristiques : l’écriture en français. « En français, c’est plus facile d’écrire sans style » confiet-il à la fin des années à Niklaus Gessner 2. Mais c’est surtout dans une lettre de , écrite en allemand et adressée à Axel Kaun, que le « Comment mal dire ? » est exprimé comme but de l’écriture poétique :
Gessner, Die Unzulänglichkeit der Sprache, 32.
Beckett, « German Letter of 1937 », 52.
• 1.
« THE WRONG WORD ? »
3
Dans un fragment de nouvelle écrit en anglais et daté de 1932, le narrateur associe déjà l’écriture en français à l’absence de style (voir Beckett, « Dream of Fair to Middling Women », 47). On trouvera une analyse de cette lettre et une mise en rapport avec l’œuvre de Beckett chez Clément, L’œuvre sans qualités, 238 sqq.
. ,
2
• BABEL HEUREUSE •
Le registre utilisé ici par Beckett – différenciation entre un “caché” dont il faudrait faire l’expérience et un “apparent” sur lequel il s’agit de jeter le discrédit – n’est pas nouveau. En revanche, la manière dont il l’exploite est assez singulière. En effet, Beckett n’aboutit pas à l’idéal de dévoilement ou de découverte du rien ou de “ce qu’il y a derrière” ; si la langue est un voile – dans cette métaphore, on entend aussi le texte – il ne doit pas être levé et rendu inapparent au bénéfice de ce qui se cacherait de l’autre côté. La langue ne devient pas le médium plus ou moins encombrant qui n’attendrait que sa propre disparition. L’indifférence
Il m’est effectivement de plus en plus difficile, oui, de plus en plus absurde, d’écrire un anglais officiel. Et ma langue m’apparaît de plus en plus comme un voile que l’on doit déchirer pour atteindre les choses qui sont derrière (ou le rien qui est derrière) […]. Espérons que le temps viendra, Dieu merci, dans certains cercles, il est déjà là, où le meilleur usage de la langue se fera là, où sera fait son plus fort mésusage. Comme nous ne pouvons pas la déclencher d’un coup, ne négligeons au moins pas ce qui contribue à son discrédit. Forer un trou après l’autre, jusqu’à ce que ce qui se tapit derrière, que ce soit quelque chose ou rien, commence à suinter au travers – je ne puis concevoir un but plus élevé pour l’écrivain d’aujourd’hui.
Es wird mir tatsächlich immer schwieriger, ja sinnloser, ein offizielles Englisch zu schreiben. Und immer mehr wie ein Schleier kommt mir meine Sprache vor, den man zerreissen muss, um an die dahinterliegenden Dinge (oder das dahinterliegende Nichts) zu kommen […]. Hoffentlich kommt die Zeit, sie ist ja Gott sei Dank in gewissen Kreisen schon da, wo die Sprache da am besten gebraucht wird, wo sie am tüchtigsten missbraucht wird. Da wir sie so mit einem Male nicht ausschalten können, wollen wir wenigstens nichts versäumen, was zu ihrem Verruf beitragen mag. Ein Loch nach dem anderen in ihr bohren, bis das Dahinterkauernde, sei es etwas oder nichts, durchzusickern anfängt – ich kann mir für den heutigen Schriftsteller kein höheres Ziel vorstellen 3.
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Beckett, « German Letter of 1937 », 53 (je souligne).
Dans un premier temps, il ne peut s’agir que d’inventer d’une manière ou d’une autre une méthode pour représenter par les mots cette attitude railleuse vis-à-vis des mots.
voire la nonchalance avec laquelle Beckett désigne ce qui se tapit derrière la langue (« die dahinterliegenden Dinge (oder das dahinterliegende Nichts) » | « les choses qui sont derrière (ou le rien qui est derrière) » ; « das Dahinterkauernde, sei es etwas oder nichts, » | « ce qui se tapit derrière, que ce soit quelque chose ou rien ») suggèrent que ce n’est pas cela qui l’intéresse. Ce qui est plutôt mis en évidence, et ce par une rupture du registre métaphorique assez inattendue, c’est le passage d’un « Dahinter- », « derrière », immobile non par vers un devant où il apparaîtrait sans médiation, mais vers un « Durch- », « au travers », où il devient fluide. De « Dahinterkauernde » à « durchzusickern », ce qui se cachait devient lui-même la médiation entre un devant et un derrière, et ce de telle sorte que le figement animal et menaçant (“Kauernde”), qui est peut être aussi le figement bête d’une certaine métaphysique du dévoilement, se fluidifie par la langue déchirée. Or, c’est sur elle qu’est mis l’accent. Dans la dernière phrase qui énonce le but le plus élevé de l’écrivain, le sujet n’est pas l’apparition, le suintement de ce qui se cache derrière la langue, mais bien le forage ou la perforation de la langue elle-même4. Ce qui importe, c’est le traitement qui lui est infligé, donc de rester dans la langue pour la déchirer ou la perforer, geste bien différent que dévoiler ; le poétique est “dans” le trou et non dans ce qui serait visible au travers de lui. Quelques lignes plus loin, Beckett écrit : « Zuerst kann es nur darauf ankommen, irgendwie eine Methode zu erfinden, um diese höhnische Haltung dem Worte gegenüber wörtlich darzustellen. » La méfiance par rapport à la langue n’amène donc pas à la quitter. Au contraire, elle permet de dessiner dans la langue ce que Beckett saisit comme la possibilité de l’écriture littéraire. Les trous forés ne sont donc pas des zones de non-langue mais des zones de langue dans et contre la langue, des zones de langue par excellence.
4
Gilles Deleuze est probablement celui qui a le plus radicalement lu l’œuvre de Beckett sous l’angle de la violence (« forer », « déchirer», etc.) faite à la langue. Il évite lui aussi de déterminer un au-delà de la langue chez Beckett pour en décrire les « limites immanentes » (Deleuze, « L’épuisé », 69). Au moment où il cite la lettre à Axel Kaun, il nuance immédiatement le « suinter à travers » par une contre-citation de Cap au pire : « Cap au pire dira au contraire “pas de suintement” » (Deleuze, « L’épuisé », 70). Selon la lecture de Deleuze, c’est ainsi bien la violence contre la langue et non son dépassement vers un au-delà qui caractérise l’écriture beckettienne.
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. , • 1.
Beckett | Beckett, Samuel Beckett’s « Mal Vu Mal Dit | Ill Seen Ill Said », 9.
« THE WRONG WORD ? »
Voir à ce propos ma lecture de Kofman, supra, 34-35. Mary Lydon fait elle aussi remarquer que les questions « Comment dire ? » et « What is the word ? » sont constitutives de la traduction. Celle-ci vient ainsi très concrètement jouer en creux de la poétique beckettienne (voir Lydon, « Beyond the Criterion of Genre », 70-71). Notons aussi que la dernière œuvre de Beckett est un poème intitulé « Comment dire » écrit en français (publié dans Poèmes suivi de Mirlitonnades, 26-27) ; pour sa traduction anglaise, Beckett choisit ici aussi le titre « What is the word ».
Carl Andre cité par Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, 98.
• BABEL HEUREUSE •
5 6
Deleuze, « L’épuisé », 59-60.
Dans le traitement que Beckett fait subir à l’image, le trou devient ainsi à la fois tout et rien, trou dans la langue et trou de langue, une « disjonction incluse » pour reprendre une expression que Deleuze applique à l’écriture beckettienne. On aimerait entendre, dans l’allemand de Beckett, aussi son anglais : le « hole » qu’il y a dans « whole ». En tout cas, la phrase folle par laquelle Carl Andre décrit son travail artistique convient singulièrement à la conception beckettienne de la langue : « A thing is a hole in a thing it is not. » La littérature se situe ainsi là où les mots travaillent contre les mots. L’usage de la langue se confond du coup avec son mésusage (« wo die Sprache da am besten gebraucht wird, wo sie am tüchtigsten missbraucht wird » | « le meilleur usage de la langue se fera là, où sera fait son plus fort mésusage ») et son dire avec un “mal dire”. Les questions « Comment dire ? Comment mal dire ? » demandent alors surtout à partir de la littérature : “Comment faire de la littérature ?”. « Comment dire ? Comment mal dire ? », les questions ne concernent pas seulement le projet littéraire de Beckett. Elles en caractérisent aussi un moyen, la traduction. C’était déjà un tel “comment dire” ou “comment mal dire” qui poussait l’expulsé à compter et à recompter les marches. Il faut prendre garde ici à maintenir la question et à ne pas y glisser, sous la forme d’un dictionnaire ou d’une méthode, une réponse. Les questions s’y soustraient et c’est en cela qu’elles cherchent non pas une norme ou une méthode, mais bien une performance. Le « comment » ne porte sur aucun “objet” (“comment dire ceci ou cela ?”) mais entretient la processualité du dire. Elle n’est pas anticipée par une marche à suivre ou un catalogue de possibles, mais trace, crée sa voie dans la langue 5. Dans la traduction anglaise de Mal vu mal dit (Ill Seen Ill Said), Beckett ne laisse aucun doute sur la dimension traductive de ces questions : « What is the word ? What the wrong word 6 ? » En anglais, les
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questions placent en second plan celle du dire et, plutôt que l’énonciation, interrogent les mots eux-mêmes. Or, à y regarder de plus près, ce mouvement vers la langue que réalise le texte anglais passe déjà, dans la version française, entre les deux questions. En qualifiant une manière de dire, la seconde question « Comment mal dire ? » porte plus explicitement sur la langue, sur un type de mot, que la question générale « Comment dire ? ». Ce qui se profile et ce qui menace entre les deux, c’est la possibilité d’une réponse – pire, d’une bonne réponse – à « Comment dire ? » que « Comment mal dire ? » vient immédiatement contrecarrer. Du coup, « Comment mal dire » ne nuance et ne précise pas seulement « Comment dire ? ». Elle est une sorte de rétractation de ce qui n’est pas dit et déjoue ainsi, en devançant la réponse, le “mot juste”. La traduction anglaise « wrong word » laisse ainsi entendre par la négative ce qui est tu entre les deux questions françaises. De cette manière, non seulement « Comment dire ? » mais aussi « Comment mal dire ? » apparaissent comme questions essentielles de la traduction, et ce au sens d’un “mal traduire”. Non pas évidemment parce que la traduction serait, selon des règles fixées malgré elle, fautive par essence. De toute façon, « mal » ou « wrong » échouent nécessairement dans leur prétention à évaluer et à juger, puisque c’est le mot “juste”, exempt de violence à l’égard de la langue, qui s’avère être le faux et que c’est bien plus la parole “adéquate” qui dit mal. “Juste” et “mal”, “right” et “wrong” sont d’emblée caducs comme valeurs préétablies. En ce sens, les deux questions ne renvoient pas à la difficulté d’exprimer dans la langue une intériorité, une profondeur ou une vérité indicible : c’est justement ce à quoi elles échappent. « Mal » n’est pas d’abord une valeur, « mal » est une fonction du texte : il permet sa continuation avant que ne tombe le couperet du mot juste dont l’éventualité menace entre les deux questions. La possibilité de « mal dire », du « wrong word » crée un vide du langage qui attise l’écriture, la force à continuer encore. « Comment dire ? Comment mal dire ? » produit et appelle du texte : pas un mot juste, juste encore un mot. C’est en ce sens qu’il y a un « mal dire » de la traduction. Il n’en constitue pas l’évaluation et le jugement de toute façon impossible en l’absence de langue transcendante qui rendrait d’ailleurs caduque la traduction elle-même. Au contraire, l’absence de langue englobante et de mesure commune implique le « mal
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• BABEL HEUREUSE •
Cixous, Le voisin de zéro, 81.
. , • 1.
Grossman, L’angoisse de penser, 109.
« THE WRONG WORD ? »
dire » comme possibilité d’un “dire autrement”. Le mot “juste”, si tant est qu’on puisse le juger, serait aussi celui qui mettrait un terme à la traduction, qui littéralement l’achèverait. Il couperait court au dynamisme qui passe entre les deux questions et qui maintient l’écriture du texte. Lorsqu’on entend « mal dire » et « wrong word » comme l’expression d’une absence de mesure et d’une incapacité de formuler un jugement, ils cessent d’être les valeurs sous-tendant la condamnation de la traduction pour devenir des fonctions. « Mal dire » ou « wrong word » ne disent alors pas que la traduction est d’emblée impossible, mais qu’elle ne cesse, obstinément, d’être possible encore ; au bonheur de celles et ceux qui aiment que leur lecture n’en finisse pas. « Comment dire ? Comment mal dire ? » La question ne concerne pas seulement le narrateur qui discrédite ce qu’il raconte, le projet poétique de Beckett, l’écriture du traducteur. Elle caractérise aussi, finalement, l’interprète et le critique, à plus forte raison lorsqu’il lit dans plusieurs langues. « Comment dire » devient un des problèmes essentiels et « mal dire », au sens que nous venons de discuter, un enjeu primordial. Il est remarquable que tant d’interprètes de Beckett thématisent, tout en l’interprétant, leur difficulté à l’interpréter. Ce paradoxe est bien audible dans le célèbre texte qu’Adorno a consacré à Fin de partie : « Versuch, das Endspiel zu verstehen ». L’essai est un essai, une tentative. Dans deux ouvrages très récents sur Beckett apparaît le terme « épreuve ». Hélène Cixous, à la fin de Le voisin de zéro, dans un chapitre qui semble définitivement congédier « Sam » intitulé « Pour tenter d’en finir de finir en corps et en âme avec Beckett », commence ainsi : « C’est une épreuve pour moi et pour beaucoup d’autres. » Quant à Evelyne Grossman, elle dit plus explicitement encore : « Écrire sur Samuel Beckett est pour moi toujours une épreuve. À chaque fois je me dis que cette fois c’est fini. Terminé. » Indépendamment des raisons particulières qui expliquent les difficultés de ces interprètes, il apparaît – c’est une conséquence de « Comment dire ? Comment mal dire ? » – qu’elles ne résultent pas d’un texte qui dépasserait “par le haut” son lecteur. C’est par le bas que les textes – les traductions aussi – se soustraient du moment qu’ils travaillent à leur propre discrédit (« Verruf » disait la lettre à Axel Kaun). Une critique qui chercherait à garder la mainmise pour saisir les œuvres, à “bien dire” ce qu’elle y comprend devra aussi renoncer à une part essentielle de ce qu’elles font. L’« épreuve » dont parle Evelyne
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Grossman n’est ainsi pas à chercher dans une opposition entre les textes et leur lecture mais comme l’un de leurs points de contact. L’écriture critique s’en trouve dynamisée. Ici aussi, il y a donc dérive heureuse de l’écriture et de la lecture, dont il faudrait décrire la dimension infinitive. Elle pourrait se formuler comme un corollaire de « Comment dire ? Comment mal dire ? » : Beckett, Worstward Ho, 7.
Essayer encore. Rater encore. Rater mieux.
Try again. Fail again. Fail better.
(Beckett | Fournier, Cap au pire, 8).
2. QUALIFIER-DISQUALIFIER : LE TITRE « MIRLITONNADES » ET L’ÉCRITURE À VENIR
Trouver par le biais d’un “mal dire” le point où l’écriture se trouve dynamisée, se prolonge et continue – par la traduction en particulier – c’est aussi l’enjeu d’un recueil de très brefs poèmes que Beckett publie en français sous le titre de « Mirlitonnades ». L’œuvre passe quasiment inaperçue auprès de la critique, comme d’ailleurs l’ensemble de la poésie beckettienne et dans la continuité du jugement dépréciateur que le titre anticipe. En revanche, elle donne lieu en allemand à un remarquable travail de traduction. En – soit trois ans après leur publication en français – Suhrkamp publie une traduction des poèmes sous le titre Flötentöne qui comprend, pour chaque mirlitonnade, deux versions allemandes. La première est réalisée par Elmar Tophoven avec la collaboration de Beckett, la seconde par Karl Krolow 7. En , la même maison d’édition publie une deuxième version bilingue intitulée Trötentöne comprenant cette fois les traductions de Barbara Köhler qui propose entre une et trois versions allemandes pour chaque mirlitonnade 8. Sans compter d’autres versions éparses, ce ne sont pas moins de trois à cinq traductions de chaque poème qui ont ainsi été écrites en allemand 9. En plus, 7
8
9
Elmar Tophoven est le traducteur principal de l’œuvre francophone de Beckett en allemand (Erika Tophoven, sa femme, a quant à elle traduit une large part de l’œuvre anglophone). Karl Krolow est surtout connu comme poète, mais il a également été traducteur d’Apollinaire (Bestiarium oder das Gefolge des Orpheus) et de Rilke (Die Fenster). Barbara Köhler est l’auteure de plusieurs recueils de poèmes et la traductrice de deux livres de Gertrude Stein (Zeit zum Essen et Tender Buttons, Zarte Knöpfe). À l’exception, nous y reviendrons, du dernier poème du recueil qui ne figure pas dans Flötentöne (voir infra, 219). Par « traductions éparses », j’entends surtout
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• BABEL HEUREUSE •
. , • 2 . QUALIFIER - DISQUALIFIER
des poèmes qui sont mis en ligne sur internet.). Enfin, Hinrich Hudde, dans un article critique consacré aux traductions de Tophoven et de Krolow, propose ses propres versions de huit mirlitonnades (cf. Hudde, « Lyrische Endspiele »). 10 Cf. Trötentöne, 89-91. 11 Sur ces trois fonctions du suffixe « -ade » (dépréciation, collection et action), voir Béchade, Phonétique et morphologie du français moderne et contemporain.
Barabara Köhler ajoute quatre mirlitonnades sous le titre « Arbeitsnotizen » (littéralement “notes de travail”) après sa traduction 10. À partir des poèmes de Beckett se réalisent ainsi ce que nous avons lu plus haut comme une poétique du “mal dire” : écriture qui se met elle-même en crise et qui, par là, engage à sa continuation. Cet aspect est déjà lisible dans le néologisme « mirlitonnade ». Les vers de « mirliton » désignent des poèmes sans ambition ni invention, aux rimes et aux thèmes attendus, des textes donc sans grande valeur poétique. Le mirliton est aussi un instrument de musique, une sorte de flûte artisanale qui, à l’instar du kazoo, distord et aliène la voix grâce à la vibration d’une membrane. Quant au suffixe “-ade”, outre qu’il accentue l’effet dépréciatif, il renvoie premièrement à l’idée d’une collection dont l’effet global n’est pas réductible à ses éléments (dans une colonnade par exemple, on peut imaginer ajouter, enlever ou remplacer une colonne sans que l’effet du tout ne soit modifié). Deuxièmement, « -ade » associé à un verbe (ici « mirlitonner ») constitue la substantivation d’une action (comme dans baignade, ruade, etc.) 11. Comme autant la signification de « mirliton » (poème ou flûte) que la racine à laquelle « -ade » s’applique (nom « mirliton » ou verbe « mirlitonner ») sont indéterminables, le sens du titre, comme s’il était lui-même une collection de sens possibles, oscille. Le titre se compose ainsi de toute une série d’ouvertures. Une première est axiologique. Le titre dévalue l’œuvre qu’il rassemble. Beckett utilise le même procédé ailleurs. Ainsi, Catastrophe et les autres textes du volume sont qualifiés de « dramaticules » et Pour finir encore de « foirade ». Mais dans le cas de Mirlitonnades, le titre fonctionne de manière différente pour au moins deux raisons. La première touche à la spécificité de la réception de la poésie beckettienne. Lorsque l’auteur d’En attendant Godot et de la trilogie intitule ses pièces « dramaticules » ou sa prose « foirades », ces qualificatifs restent dérisoires. Le titre « foirade » est le premier à
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Fletcher, « Beckett’s Verse », 320.
On notera que j’évite le terme “poésie” puisqu’il serait téméraire de ma part d’être le premier à revendiquer plus pour les compositions en vers de Beckett que ce que d’autres critiques ont été disposés à concéder.
Laass, Schröder, Samuel Beckett, 25.
Durozoi, Samuel Beckett: Irremplaçable, 215.
foirer, les discrédits ne sont pas crédibles. Dans le cas des Mirlitonnades, la dérision fonctionne différemment puisque la poésie de Beckett n’a jamais été reconnue au même titre que le reste de l’œuvre. Elle est le plus souvent ignorée, reléguée en note de bas de page ; Beckett est un « poète délaissé 12 ». Dans les rares travaux sur cette partie de son œuvre, la discussion sur la valeur s’impose comme un passage obligé. En 1964 déjà, dans le premier texte scientifique spécifiquement consacré à la poésie de Beckett et intitulé « Beckett’s Verse », un critique aussi bienveillant que John Fletcher commence par cette réserve : « It will be noted that I avoid the term “poetry”, for it would be temereous of me to be the first to claim more for Beckett’s verse compositions than other critics have so far be willing to concede 13. » Après la publication des Mirlitonnades, la situation a peu changé. Ainsi, trois ans après la parution de Flötentöne, c’est avec surprise que Henner Laass et Wolfgang Schröder constatent avoir consacré un chapitre entier à cette partie de l’œuvre généralement considérée comme insignifiante. Plus récemment, en , Gérard Durozoi termine son chapitre sur Mirlitonnades par une conclusion en forme d’avertissement : Il convient pourtant de ne pas accorder trop de sérieux aux Mirlitonnades. En concentrant thèmes et impulsions, ils ne donnent qu’une version simplifiée, privée de subtilité, de ce qui fait autrement son chemin dans les textes : un qui, de Beckett, ne connaîtrait que ces à peine poèmes ne lui attribuerait qu’un talent superficiel ou une habileté d’aimable jongleur doux-amer.
Contrairement aux « foirades » et aux « dramaticules », l’ironie spécifique du titre Mirlitonnades réside plutôt dans la continuité et dans l’anticipation de la critique. Cette dernière se trouve alors en quelque sorte doublée par l’œuvre à laquelle elle s’attache. Dès lors, si tant est que la question de la valeur de la poésie bec12 Beckett occupe une place de choix dans l’Anthologie des poètes délaissés
éditée par Pierre Dauzier et Paul Lombard. 13 On trouvera sur la même page une liste des recensions auxquelles Fletcher fait
référence. En 2007, Jude Stéfan, dans un article posant également la question de la valeur des poèmes de Beckett, semble prendre les mêmes précautions que Fletcher. L’intitulé de sa contribution au catalogue d’exposition consacré à Beckett par le Centre Pompidou traduit « Beckett’s Verse » : « Sur le vers beckettien ».
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Clément, L’œuvre sans qualités, 220.
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kettienne soit intéressante, elle ne peut plus se poser au regard de critères extérieurs aux poèmes eux-mêmes. La critique leur est devenue immanente comme fonctionnement du recueil. La deuxième raison pour laquelle le titre Mirlitonnades se distingue d’autres autodévaluations va dans le même sens. Lorsque Beckett appelle les textes de Catastrophe des « dramaticules » et ceux de Pour finir encore des « foirades », la disqualification se fait, comme le note Bruno Clément, au niveau des surtitres, c’est-àdire comme « l’adjonction au titre du “genre” dont il est censé relever ». Or, « mirlitonnades » – de même d’ailleurs que la « pochade radiophonique » publiée dans Pas – n’est pas une adjonction mais le titre lui-même. Son statut est du coup foncièrement équivoque. Il disqualifie le recueil qu’il qualifie. Le titre se décolle pour ainsi dire de lui-même pour se faire littéralement juge et partie. Entre les deux, il n’y a aucune médiation possible puisque le jugement « mirlitonnades » discrédite les poèmes Mirlitonnades. Ce qui reste alors ouvert, et c’est pour cela qu’on peut parler d’ouverture axiologique, c’est la possibilité de juger les poèmes : le titre, qualifiant-disqualifiant, se creuse de l’intérieur et devance tout en l’incitant la déconsidération du recueil. De là, une autre ouverture apparaît entre le titre et l’œuvre. En superposant dans un même intitulé à la fois une logique de titre et de critique, il devient impossible de cerner qui l’énonce et quel rapport s’établit entre lui et les poèmes qu’il rassemble. Un flottement se produit alors qui affecte les manières dont on peut entendre « mirlitonnades ». C’est que sa dimension critique crée une distance avec les poèmes qui contrecarre sa fonction de titre, comme s’il devait ne pas coïncider avec le recueil que pourtant il est aussi. Le titre Mirlitonnades, plutôt que de caractériser les poèmes, semble devoir, pour ainsi dire, les “décaractériser” puisqu’il devient impossible de déterminer qui émet ce jugement (si c’en est un) et quel statut il peut avoir. La voix qui dit « mirlitonnades » n’est alors pas seulement inlocalisable parce qu’on ne sait pas d’où elle provient (ce qui vaut pour de nombreux titres) mais surtout parce qu’elle rend indécidable son rapport de distance ou de proximité avec l’œuvre. On a alors la situation assez unique d’un titre qui semble se trouver ailleurs que l’œuvre à laquelle il appartient. Entre le titre et le recueil se dessine alors un étonnant dédoublement qui tour à tour affirme ce que le titre dit et nie. Impossible en effet de ne pas qualifier les poèmes de « mirlitonnades »,
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puisque le recueil lui-même l’exige ; mais impossible aussi de le croire sur parole, de ne pas voir la distance dans laquelle il maintient les poèmes. Le titre, dans son rapport au recueil se disjoint de l’intérieur et dit, dans un même moment, ce que les poèmes sont et ce qu’ils ne sont pas. À l’intérieur de ce seul mot de « mirlitonnades » se produit ainsi un événement similaire à ce que nous avons lu plus haut comme la logique du « Comment dire ? Comment mal dire ? ». Les deux questions ne disent pas simplement le contraire l’une de l’autre, mais s’ajustent, dans un mouvement d’autocorrection qui, soustrayant au « mal » sa dimension de jugement de valeur et le transformant en fonction, permet la continuation de l’écriture. Dans le cas de Mirlitonnades, c’est aussi la lecture qui est appelée à continuer. Les vers de mirliton, qui ne valent pas la peine d’être lus, sont aussi accompagnés de leur antithèse : des vers à lire. En ce sens, « Mirlitonnades » ne cesse de se traduire dans les poèmes dont il caractérise la logique de continuation en même temps qu’il les rassemble ; le titre est à la fois une partie et le tout du recueil, « racine carrée du livre et le livre élevé au carré » pour reprendre une expression de Schlegel 14. Dans l’écartement qui s’opère dans le titre entre “ceci sont des mirlitonnades” et “ceci ne sont pas des mirlitonnades” se défait aussi, comme dans « mal dire », la question de la valeur pour laisser la place à une fonction de continuation de l’écriture et de la lecture. Or, c’est par ce biais que se fait la jonction entre les différents sens que l’on peut attribuer au terme « mirliton » et à son suffixe « -ade » : démis de sa dimension de valeur, « mirliton » cesse d’être une collection statique de mauvais vers pour devenir l’action d’altération de la voix. Ainsi compris, les traductions obtiennent un rôle particulier que Flötentöne et Trötentöne donnent à lire. En effet, elles constituent elles-mêmes les continuations de l’écriture et de la lecture que le titre français impose. Dans une certaine mesure, elles le disent elles-mêmes. Flötentöne et Trötentöne ne font explicitement référence ni à la dévaluation des vers, ni à l’instrument du mirliton. Ce que ces titres font entendre, c’est ce que l’instrument produit : les sons du mirliton. 14 C’est l’exigence de Schlegel à l’égard d’une préface : « Eine gute Vorrede muss
zugleich die Wurzel und das Quadrat ihres Buchs sein. » | « Une bonne préface doit être à la fois la racine carrée du livre et le livre élevé au carré » (Schlegel, Schriften zur kritischen Philosophie 1795-1805, 127 ; Schlegel | Rabault, L’essence de la critique, 65).
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Tant que l’écriture et la lecture continuent, les Mirlitonnades ne se réduiront pas à des vers de mirliton. Ils continuent de résonner dans ce que leur “mal dire” implique, dans ce qui se produit entre la qualification et la disqualification du titre. Les sons que nous promettent Flötentöne et Trötentöne ne sont alors pas les redites d’un recueil qui les précède, mais la réalisation d’un programme qu’il annonce : écrire encore, lire encore. 3. L’AJOUT DES TRADUCTIONS ET L’AILLEURS DU POÈME
La continuation de l’écriture et de la lecture par le “mal dire” : s’il s’agit là d’un projet poétique des Mirlitonnades, si celles-ci jouent leur musique par ce biais, on ne sera pas surpris par la multiplicité des traductions. Celles-ci ne visent pas à remplacer l’original. Elles constituent justement un “mal dire” qui, pour que les poèmes mirlitonnent encore, évite que les textes se réduisent à des vers mirlitons. C’est d’une telle continuation que parle l’un des poèmes :
• BABEL HEUREUSE •
Hör sie hinzukommen, die Wörter Zu den Wörtern, wortlos, die Schritte zu den Schritten, nacheinander. (Elmar Tophoven)
. , • 3 . L ’ AJOUT DES TRADUCTIONS
hör wie sie hingehn die wörter zu den wörtern wortlos schritt zu schritten hin und hin
…
hör sie dazukommen Worte zu Worten wortlos Schritte zu Schritten einer nach dem anderen (Karl Krolow)
écoute-les s’ajouter les mots aux mots sans mot les pas aux pas un à un
(Barbara Köhler)
Beckett | Krolow | Tophoven, Flötentöne, 20-21 ; Beckett | Köhler, Trötentöne, 16-17.
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La brièveté du poème 15, l’ambivalence des termes (« pas » comme substantif ou comme adverbe de négation), le rythme haché, l’indécidabilité des rapports entre les différents éléments (quel rapport entre l’ajout des mots et la suite des pas ?), les répétitions (trois fois « mots », deux fois « pas »), les rimes forcées (« les » / « ajouter », « pas » / « à »), le réseau intertextuel qu’il tisse avec d’autres poèmes et avec d’autres œuvres de Beckett16, tous ces éléments font de cette mirlitonnade un poème caractéristique du recueil. Et si, comme nous l’avons discuté plus haut, la poétique des Mirlitonnades est celle d’une continuation de l’écriture, alors c’est à la lecture de cette continuation que le premier vers nous invite : « écoute-les ». Du coup, dans le recueil, ce poème n’en est pas seulement un parmi d’autres ; il est aussi celui qui énonce ce qu’il s’agit de lire et d’entendre : moins des mots que l’ajouts des mots, non les mots ajoutés que les mots s’ajouter. Les deux derniers vers en laissent déjà entendre la dynamique paradoxale : « un à / un », ça fait deux et pourtant, dans le poème, ça fait un ; un ajout par diabolie qui divise pour singulariser, dédouble pour dé-doubler. Et on n’échappe pas à la question de savoir s’il ne s’agit pas là de la logique même de la traduction 17. À les écouter de près, il semble que les pas, les mots, les poèmes s’ajoutent et se traduisent déjà dans un pas, un mot ou un poème. Si ce ne sont pas les mots, mais l’ajout qu’il faut écouter, et l’ajout comme tel et non la manière dont il s’opère (c’est ce à quoi invite Barbara Köhler), le sens de la lecture cesse d’être évident. Une première direction de la lecture, du haut en bas, fait apparaître le poème comme une érosion des vers et des mots et devient
15 Le poème le plus long des trente-sept mirlitonnades comporte seize vers – une
longueur exceptionnelle – le plus court en compte deux. Les deux tiers, soit vingt-cinq poèmes, sont constitués de quatre à six vers rarement plus longs que cinq syllabes. 16 Ainsi, par exemple, le jeu sur les « pas » réapparaît dans un autre poème : « pas à pas / nulle part / nul seul / ne sait comment / petits pas / nulle part / obstinément » (Beckett | Krolow | Tophoven, Flötentöne, 54 ; Beckett | Köhler, Trötentöne, 54) et dans la pièce Pas publiée en 1978. Dans le texte où Tophoven décrit sa démarche pour traduire les Mirlitonnades, il souligne que, pour lui, une des difficultés a consisté à laisser entendre les références intertextuelles des poèmes avec les autres œuvres de Beckett (cf. Tophoven, « Vom “Gegenden-Strich-Übersetzen” », 90-91). 17 C’est ce qu’explore et ce que performe un texte de Gahse, Übersetzt. Eine Entzweiung.
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ainsi le poème de la disparition du poème. C’est ce qu’observe Jean-Paul Gavard-Perret losqu’il écrit : Et les mots semblent déjà se détruire eux-mêmes en une sorte d’éboulement que propose la versification du poète […]. La versification appelle au tarissement, d’autant qu’on ne sait si le mot « pas » doit être encore entendu sous l’acception de nom commun ou sous celle d’adverbe de négation.
Gavard-Perret, Beckett et la poésie, 46-47.
Cette lecture mérite d’être précisée et nuancée. Le poème laisse apparaître une tension que Gavard-Perret ne mentionne pas mais qui est liée à l’« éboulement » et au « tarissement ». Ces deux images n’impliquent pourtant pas la même chose au vu du “reste” qui résulte de la disparition du poème : sédiments de mots – ou, plus paradoxalement, de non-mots – et donc un cumul par érosion ou, au contraire, un évanouissement ou un effacement du poème qui s’épuise. Or, l’idée d’un « impossible tas » de non-mots qui résulterait de l’érosion et qui se réaliserait en bas du poème, sur la page, n’a rien d’absurde. Les derniers vers – « un à / un » – peuvent renvoyer à la première réplique de Clov dans Fin de partie. La référence intertextuelle est certes ténue pour une expression aussi courante que « un à un ». Mais elle s’impose justement au vu de la traduction de Krolow qui, disant « einer nach dem / anderen » reprend littéralement la version allemande de la pièce traduite par Elmar Tophoven, Endspiel. Quant à la version de Tophoven lui-même, comme pour toutes ses traductions des Mirlitonnades, elle transforme le poème en prose, introduit une ponctuation et remplace la verticalité caractéristique des poèmes français par une disposition horizontale. L’effet d’éboulement visible dans la version française est ainsi contrecarré ; en revanche, le poème rend syntaxiquement lisible son rapport à Fin de partie :
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…
Fini, c’est fini, ça va finir, ça va Ende, es ist zu Ende, es geht zu Ende, es geht vielleicht zu peut-être finir. Un temps. Les Ende. Pause. Ein Körnchen grains s’ajoutent aux grains, kommt zum anderen, eins un à un, et un jour, soudain, nach dem anderen, und eines c’est un tas, un petit tas, l’imTages, plötzlich, ist es ein possible tas. Haufen, ein kleiner Haufen, der unmögliche Haufen.
Beckett | Tophoven | Beckett, Endspiel, Fin de partie, Endgame, 10-11.
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Beckett | Tophoven | Beckett, Endspiel, Fin de partie, Endgame, 98.
Autant dans le poème que dans la pièce, les traductions désignent non seulement l’ajout, mais font aussi entendre le changement que l’ajout produit : « eins nach dem anderen ». Le dé-doublement est aussi une transformation de ce à quoi il s’ajoute et l’ajout apparaît bien comme une dynamique. Dans cet extrait, c’est à Zénon d’Élée que Clov fait référence, référence encore plus explicite lorsque Hamm, à la fin de la pièce, reprend la même image et dit : « Instants sur instants, plouff, plouff, comme les grains de mil de… il cherche… ce vieux Grec, et toute la vie on attend que ça vous fasse une vie. » De fait, le texte de Beckett croise deux paradoxes de Zénon. Le premier est le célèbre paradoxe de la flèche qui, à force de devoir toujours encore traverser l’espace fractionnable qui la sépare de sa cible, n’en finit pas d’arriver sans jamais l’atteindre. Chez Beckett, la flèche de l’archer est devenue celle du temps et la fin visée, promise déjà dans le titre de la pièce et dans son premier mot, ne cesse d’être différée : « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir ». Le deuxième paradoxe, celui des grains de mil, est moins connu, mais se construit selon la même logique de fragmentation. Comment est-il possible que la chute d’une poignée de grains fasse du bruit alors que les éléments dont il se compose – les grains ou à plus forte raison les fractions de grain – lâchés un à un, sont silencieux18 ? L’intertextualité lisible par les traductions entre le poème et Fin de partie met en évidence la possibilité paradoxale d’écouter non pas les mots – comme on n’entend pas les grains – mais bien leur cumul, leur ajout, leur « impossible tas ». Ce que Beckett reprend de Zénon, c’est la logique qui consiste à évider par ajout : la flèche n’atteindra jamais sa cible à cause de l’espace toujours et encore divisible qui lui reste indéfiniment à parcourir, le bruit du tas impossible ne se compose que du silence des grains et des particules infinies de grains. Le poème, dont la versification s’effrite au gré des mots qui s’ajoutent, donne ainsi à écouter l’ajout des mots non pas par eux-mêmes, mais par l’évidement qui se produit autour de la mirlitonnade, sur la page « sans mot » comme l’énonce le vers central : page sans mot, mais pas vide de poème. Dans ces circonstances, il est significatif que ce soient justement les derniers vers du poème qui établissent un rapport avec Fin de partie et avec les paradoxes 18 À propos de ce paradoxe et de son contexte, voir Pichot, La naissance de la
science 2, 274.
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du « vieux Grec ». Dans « un à / un » se concentrent et se croisent à la fois la logique d’ajout et, par la rupture de vers qui traverse cet ajout et la perte de syllabe entre les deux vers, une soustraction. Le dernier vers « un » devient alors ambivalent puisqu’il désigne à la fois un pas et un mot, mais aussi, tout juste encore un vers et un pied. Ce qui, en revanche est douteux alors même que cela paraissait évident, c’est que « un », tout en étant le vers ultime, soit la fin du poème. Dans sa logique soustractive et puisque « un à / un » signifie aussi un vers et un pied de moins, le poème suggère que, sous ce derniers vers, se produit l’ajout du vers « sans mot », c’est-à-dire « un » moins une syllabe. Comme la flèche de Zénon, le poème n’en finit pas d’arriver vers sa fin : pur ajout encore. Le « sans mot » du vers central, ambigu puisqu’il peut qualifier à la fois l’ajout et l’écoute, se réalise encore et encore comme ajout après le poème lu – et c’est bien cela que le premier vers nous invitait à écouter. C’est par la lecture des traductions de Tophoven et de Krolow que s’impose l’intertextualité de la mirlitonnade. Dans le réseau qui relie les poèmes à Fin de partie et à Endspiel et donc au paradoxe de Zénon apparaît aussi le principe de fonctionnement du poème français. Mieux encore, c’est par la conjonction des deux traductions – une fois par référence syntaxique, une fois par référence lexicale – que se constitue l’intertextualité. En lisant les traductions côte à côte, on remarquera d’ailleurs un étonnant croisement, comme si l’une mentionnait le type de renvoi de l’autre. En effet, celle de Tophoven invite à écouter la manière dont les mots (« die Wörter ») s’ajoutent, alors que la version de Krolow parle plus largement de paroles ou de discours (« die Worte »). De plus, contrairement au « dazukommen » neutre de Krolow, le « hinzukommen » de Tophoven suggère effectivement que l’ajout des mots aux mots concerne moins son propre texte qu’un autre discours distinct ; l’adverbe « hinzu », au contraire de « herzu », marque une distance par rapport au lieu d’où il s’énonce.Tophoven incite du coup à prêter l’oreille non pas à ses propres ajouts de mots, mais bien à ceux des autres textes qui, dans l’édition où il est publié, l’accompagnent. La logique d’ajout lisible chez Beckett et par les traductions a une conséquence singulière : le poème ne se limite pas au texte qu’il est. Il a son “événement” non pas seulement dans le noir des mots, mais aussi dans les “dehors” de ses ajouts : ajout des traductions à l’original, ajout des traductions aux traductions met-
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tant au jour la logique du poème français, ajout du vers sans mot qui se produit dans la soustraction du « un » après « un ». Or, dans cette configuration, les traductions donnent à lire un élément supplémentaire qui explique le rapport d’abord énigmatique entre l’ajout des « mots » et celui des « pas ». En effet, les trois traductions décrivent le « s’ajouter » par des verbes qui sont aussi des verbes de mouvement : « hinzukommen » (Tophoven), « dazukommen » (Krolow) et surtout, dans la version de Barbara Köhler, « hingehn ». Chez elle, les mots et les pas vont littéralement s’ajouter les uns aux autres avec un « hin » répété qui rappelle la version de Tophoven et marque une distanciation voir un éloignement par rapport à l’énonciation. À contresens de ce que semble impliquer l’image de la traduction comme déplacement d’un texte-source vers un texte-cible, la version de Köhler suggère, au moment où son texte diffère le plus évidemment de l’original, un ajout qui s’éloigne de la traduction. En toute rigueur, c’est donc l’original qui diverge. C’est déjà la logique du « einer nach dem / anderen » de Krolow où le « anderen » diffère lui-même par l’ajout. Si l’ajout est ainsi d’emblée et explicitement lisible comme distanciation, la traduction de Köhler introduit encore un autre plan. Contrairement aux trois autres versions, ce poème ne nous invite pas à écouter les mots s’ajouter, mais plus précisément et réflexivement à écouter la manière dont ils le font : « hör wie sie ». Or, la modalité de cet ajout est un éloignement, « hingehn », que la versification stricte relie au « un à / un ». Dans cet agencement, le poème français n’est pas sans effet sur la traduction : « les pas / aux pas » est devenu « schritt zu / schritten ». Le poème allemand maintient le nombre de syllabes du vers français mais, en mettant « schritt » au singulier, il en anticipe la fin : « un » pas. Le « un à / un » du poème français, bien qu’il ne soit pas sémantiquement repris par Köhler, se trouve du coup préalablement réalisé. À cela s’ajoute un autre élément. Dans les deux poèmes, les vers s’articulent différemment les uns aux autres. Là où la mirlitonnade de Beckett se construit sur la répétition des mêmes mots en fin de vers (trois fois « mot(s) », deux fois « pas »), ce sont les débuts de vers qui, chez Köhler, sont redits. Cette logique est particulièrement audible dans les couples « les pas / aux pas » et « schritt zu / schritten ». Indépendamment d’une certaine identité sémantique et d’un nombre égal de syllabes, un détail a changé : la rupture et donc la transition d’un vers à l’autre est
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modifiée, et cette différence jette un éclairage nouveau sur ce que sont ces « pas » et sur leur rapport aux ajouts de mots. Inversant les syllabes et donc, pour ainsi dire, le pied d’appui par lequel on passe au prochain vers, la traduction nous donne à entendre comment (« hör wie ») les mots, dans le poème, s’ajoutent : ils le font effectivement par un « aller », un « hingehn », à savoir par enjambement. Comme les traductions de Tophoven et de Krolow qui mettent en évidence ce qui, indéfiniment, s’ajoute au poème après son dernier vers, la version de Köhler invite à prêter l’oreille non pas aux mots de Beckett mais à ce qui, « sans mot », se trame dans ses bordures et constitue la logique de ses ajouts, d’un “aller” pas à pas vers le prochain vers et le prochain mot : les petits passages à vide et sans mot, les interstices muets qui séparent et relient les vers et les mots entre eux. Lisant Köhler, c’est eux que l’on écoute. Qu’est-ce qui est alors traduit ? Premièrement, dans le cas de la traduction de Barbara Köhler, il n’est pas évident qu’elle ne traduise que le poème français. La manière dont son texte construit une tension entre le « hin » et le « zu » entre lesquels se produit l’ajout n’est pas sans rappeler les traductions qui précèdent, et en particulier celle de Tophoven : « Hör sie hinzukommen ». C’est la prise en compte par la version de Köhler des deux autres traductions qu’exprime le « hin und / hin » inattendu. Le « hin » rappelle évidemment le « hingehn » du deuxième vers et, en tant que dernier mot, il peut aussi s’associer et renforcer le premier, « hör » (« hinhören » signifie une écoute particulièrement attentive et ciblée). Mais il défait simultanément la logique d’appel du poème français qui se formulerait par un « herhören » et risque ainsi de se soustraire à ce à quoi il invite. La lecture circulaire proposée par Köhler performe alors la disparition paradoxale du poème par le poème. Pris en revanche dans sa linéarité, en terminant par « hin und / hin », le poème produit un double effet. D’une part, il décrédibilise l’ajout dont il nous invite à écouter les modalités d’ajouts, et du coup se décrédibilise lui-même et les autres poèmes comme ajouts : « hin sein » signifie aussi « être fichu ». Avec « hin und / hin » on aurait alors aussi l’expression d’un ajout de ratages comme ajouts de mots et de pas ; tel serait un moment poétique du “mal traduire”. Mais simultanément, les deux derniers vers laissent entendre l’effet “zénonien” des traductions précédentes. Écrivant « hin », le poème, plutôt que de terminer
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Tophoven, « Vom “Gegen-den-Strich-Übersetzen” », 92-93.
Dans les Textes pour rien à la forme très brève (Texte um nichts), les passages qui paraissaient intraduisibles sont restés pendant des années des taches blanches dans l’empagement du manuscrit de la traduction allemande, jusqu’à ce qu’elles aient finalement pu être remplies. Les Mirlitonnades, dans leur consistance poétique, paraissent être des taches noires dont l’environnement éclairant doit être reconnu avant qu’on puisse tenter une traduction adaptée au contexte tout entier.
par un vers en apparence final, désigne au-delà de lui-même, au-delà de ce qui est écrit, le lieu sans mot de l’ajout ouvert par Tophoven et Krolow. Köhler, en ce sens ne traduit pas seulement le poème de Beckett mais aussi la performance des précédentes traductions. Deuxièmement, il n’y a aucune évidence à dire que les traductions font passer un poème d’une langue à une autre, qu’une version vise dans sa langue à refaire, voire à remplacer, le texte original. Les éditions bilingues – à plus forte raison si elles contiennent plusieurs traductions – contrarient d’emblée cette exigence. Les traductions des Mirlitonnades en tout cas, rien que par la rupture visuelle entre les poèmes et surtout par l’horizontalité de la version de Tophoven, ne laissent subsister aucun doute sur leur noncoïncidence. Aussi, les traductions ne transfèrent-elles pas un sens ou une forme dans l’autre langue pour y reproduire la lecture qu’on aurait de l’original ; elles produisent bien plus une lisibilité inédite du poème. Dans le cas de la mirlitonnade, elles font entendre cela même que le poème nous demande d’écouter et qu’il laisse lui-même largement inaudible : l’ajout « sans mot » des mots. Elles laissent apparaître ce qui s’ajoute indéfiniment après le « un » et les enjambements qui, pas à pas, « un à / un » nous font basculer d’un mot à l’autre. On ne sera pas étonné que Krolow, dans le commentaire qu’il joint à sa traduction, fasse de la disparition cela même qu’il s’agit d’entendre et donc, paradoxalement, ce qui reste des Mirlitonnades 19. Quant à Tophoven, il termine son texte par une remarque qui, abstraction faite de sa dimension normative, rejoint la lecture que nous avons faite du poème : Bei Samuel Becketts sehr kurz gegliederten Textes pour rien (Texte um nichts) waren im deutschen Übersetzungsmanuskript jahrelang unübersetzbar erscheinende Stellen als weisse Flecken im Satzspiegel stehengeblieben, bis sie endlich ausgefüllt werden konnten. Die Mirlitonnades scheinen in ihrer poetischen Konsistenz wie schwarze Flecken zu sein, deren erhellendes Umfeld erkannt werden muss, ehe eine gesamtkontextgerechte Übertragung versucht werden kann.
19 Voir à ce propos Krolow, « Zu Samuel Becketts “Mirlitonnades” », 100.
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Tophoven ne parle certes pas de l’expérience de lecture que nous avons discutée, mais la concordance des images est frappante. Là où la traduction des Textes pour rien, dans une surprenante coïncidence avec son titre (« Texte um nichts » signifie littéralement « textes autour de rien »), générait une indécision lisible comme blancs dans le noir qui les entoure, les Mirlitonnades sont, selon Tophoven, des “noirs” sur fond noir tant que le contexte qui les éclaire n’est pas établi. Or, nous l’avons vu, pour nous, ce contexte, l’intertextualité de la mirlitonnade, ne précède pas les traductions ; ce sont elles qui la manifestent, ce sont elles qui laissent entendre Clov et Zénon et révèlent ainsi la logique d’ajout par soustraction qui caractérise le poème. La mirlitonnade s’avère alors avoir son lieu sans mot après son dernier vers et dans les enjambements qui nous font passer d’un pas à l’autre. Si la mirlitonnade est une tache noire, c’est alors effectivement ce qui est hors de ce noir qui ressort : le poème devient lisible blanc sous noir. Plus encore que le poème français, les ajouts que sont les traductions laissent ainsi entendre les ajouts « sans mot » des mots dans le blanc et réalisent ce dont la version française, tant qu’elle reste seule, ne peut que parler. Loin d’être l’écriture d’une reproduction, les traductions donnent ainsi à imaginer la réalisation du poème et, par son et leur “mal dire”, constituent la condition et la nécessité de son prolongement. Alors le blanc qui apparaît et se renouvelle à chaque lecture n’est pas le désert d’une poésie évidée qui s’épuise et se désole, mais l’impulsion jouissive pour une écriture qui continue.
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4. DE “PARLONS-EN” À “N’EN PARLONS PAS” :
Dans le recueil des Mirlitonnades, des discordances se font parfois entendre entre les poèmes. La plus évidente concerne les deux derniers vers de deux poèmes qui se suivent et sont construits selon une versification quasi identique. Comme « Comment dire ? Comment mal dire », elle inquiète l’opposition entre bien et mal : « le bien revient / en mieux » et « le pis revient / en pire » On entend en filigrane l’expression “Le mieux est l’ennemi du bien”. De manière plus discrète, la mirlitonnade « écoute-les » trouve elle aussi son “contre-poème”. Plutôt que d’ajouts en staccatos, c’est de flux qu’il sera question :
Beckett, Poèmes suivi de Mirlitonnades, 41 ; Beckett | Krolow | Tophoven, Flötentöne, 40 / 42 ; Beckett | Köhler, Trötentöne, 40 / 42.
• 4 . DE “ PARLONS - EN ” À “ N ’ EN PARLONS PAS ”
LA FLUIDITÉ DU POÈME
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Beckett | Krolow | Tophoven, Flötentöne, 28-29 ; Beckett | Köhler, Trötentöne, 26-27.
Hegel, Phänomenologie des Geistes, 82 ; Hegel | Hyppolite, La phénoménologie de l’esprit, I, 81.
flux cause que toute chose tout en étant toute chose donc celle-là même celle-là tout en étant n’est pas parlons-en
Der Fluss ist die Ursache dafür, dass jedes, obgleich es etwas ist, also dies hier und sogar jenes dort, obgleich es ist dennoch nicht ist. Pustekuchen! (Elmar Tophoven)
Fluss erreicht dass alles leicht in Bewegung ist jede Regung also dies hier selbst das dort alle Bewegung nicht ist nicht der Rede wert (Karl Krolow)
fluten verursacht dass alle sachen alles das ist tatsache alles also dies da wie auch das da alles das ist nicht tut nichts zur sache (Barbara Köhler)
Plus explicitement que dans la mirlitonnade discutée plus haut, Beckett renvoie à un questionnement philosophique. Tout d’abord, on reconnaît Hegel, en particulier par les déictiques « donc celle-là / même celle-là » et par la mise en rapport que le poème établit entre les « choses » montrées et la question du langage (« parlons-en »). Au début de la Phénoménologie de l’esprit, dans un chapitre intitulé « Die sinnliche Gewissheit oder das Diese und das Meinen », Hegel décrit le premier stade de la conscience – la « sinnliche Gewissheit », « certitude sensible » selon la traduction de Jean Hyppolite – qui est justement la certitude d’un ceci ou d’un cela. Or une telle certitude est, selon Hegel extrêmement pauvre en vérité (« Diese Gewissheit aber gibt in der Tat sich selbst für die abstrakteste und ärmste Wahrheit aus » | « En fait cependant, cette certitude se révèle expressément comme la plus abstraite et la plus pauvre vérité ») et ce notamment parce que, pris dans le hic et nunc, on ne fait l’expérience de ceci ou de cela que comme des étants, fuyants et changeants. Ce qui se laisse saisir et maintenir par la conscience n’est ainsi pas l’apparition singulière de ceci, mais déjà sa médiation générale. Or, à la fin du chapitre et c’est cela qui est ironi-
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(Hegel | Hyppolite, La phénoménologie de l’esprit, I, 91).
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et surtout, parce que ce qui est […] s’enfuit, aussitôt que nommé, vers son propre non-être. De sorte que le travail de nomination est toujours à refaire. Sur ce point, Beckett est disciple d’Héraclite : l’être n’est rien que son devenirnéant. […] Comment alors l’impératif du dire […] peut-il s’accorder à l’être ? Avons-nous quelque espoir que le langage puisse arrêter le flux, conférer à une chose (“celle-là, même celle-là”) une stabilité au moins relative ? Et sinon à quoi bon l’impératif “Parlons-en” ? » (Badiou, Beckett, 27-28). 21 Ainsi, par exemple, la version scatologique du changement dans Molloy : « on change de merde. Et si toutes les merdes se ressemblent, ce qui n’est pas vrai, ça ne fait rien, ça fait du bien de changer de merde, d’aller dans une merde un peu plus loin » (Beckett, Molloy, 66). Dans « L’expulsé », le narrateur, après avoir obéi à l’injonction d’un policier de marcher sur le trottoir pour ne pas gêner le trafic, reçoit, peut-être du même agent, l’ordre de retourner sur la route
Mais, conformément aux remarques précédentes, ceux qui exposent une telle affirmation disent encore immédiatement le contraire de ce qu’ils visent […] Ils visent ce morceau de papier sur lequel j’écris ceci, ou plutôt je l’ai déjà écrit ; mais ce qu’ils visent ils ne le disent pas. Si d’une façon effectivement réelle ils voulaient dire ce morceau de papier, qu’ils visent, et s’ils voulaient proprement le dire, alors ce serait là une chose impossible parce que le ceci sensible qui est visé est inaccessible au langage qui appartient à la conscience, à l’universel en soi.
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20 Voir à ce propos le commentaire d’Alain Badiou : « S’il faut parler, […] c’est aussi
Hegel, Phänomenologie des Geistes, 91-92 (souligné par l’auteur).
quement repris par Beckett lorsque, lui aussi en fin de poème, écrit « parlons-en ». Hegel s’oppose à ses détracteurs qui conçoivent une vérité riche dans l’expérience sensible immédiate en montrant qu’ils ne sauraient même pas en parler puisque la langue est d’emblée générale : « Die, welche solche Behauptung aufstellen, sagen aber, gemäss vorhergehenden Bemerkungen, auch selbst unmittelbar das Gegenteil dessen, was sie meinen […]. Sie meinen dieses Stück Papier, worauf ich dies schreibe oder vielmehr geschrieben habe ; aber was sie meinen, sagen sie nicht. Wenn sie wirklich dieses Stück Papier, das sie meinen, sagen wollten, und sie wollten sagen, so ist dies unmöglich, weil das sinnliche Diese, das gemeint wird, der Sprache, die dem Bewusstsein, dem an sich Allgemeinen angehört, unerreichbar ist. » « Parlons-en », en ouvrant le poème au moment où il paraissait se clore, est peut-être aussi une réponse ironique à Hegel : il s’agit alors de parler de cette feuille-ci, apparaissant sous le vers et inatteignable par lui, d’en parler donc indéfiniment. L’autre référence philosophique, celle qui est sans cesse évoquée par les commentaires de ce poème, est Héraclite 20. Elle apparaît en particulier par le « flux » et les traductions de Tophoven et de Krolow, qui avaient déjà montré le rapport entre la mirlitonnade précédente et le paradoxe de Zénon, mettent en évidence cette intertextualité en traduisant par « Fluss ». Si le poème paraît ainsi chargé de références philosophiques évidentes, c’est peut-être justement cette évidence elle-même qu’il faut interroger et qui constitue l’ironie spécifique, et aussi la légèreté, de la mirlitonnade. D’une certaine façon, la référence à Héraclite nous le suggère ; les passages qui renvoient à lui dans l’œuvre de Beckett sont, pour la plupart, ironiques ou grotesques 21. C’est que le
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Badiou, Beckett, 27.
poème n’est pas juste philosophique : il l’est avec une telle force et une telle “orthodoxie” que les noms de Hegel ou d’Héraclite, sans être dits, ne peuvent pas ne pas s’imposer. En ce sens, le poème est didactique – il est significatif que Badiou parle de « disciple » pour décrire le rapport de Beckett à Héraclite. Le poème contient une hypothèse explicative (« flux cause »), une exemplification (« donc celle-là / même celle-là ») et se clôt sur un dire indéfiniment prolongé. C’est la traduction de Tophoven qui insiste le plus clairement sur cette dimension. Une fois les vers transformés en prose, une fois l’ambivalence rythmique figée par la ponctuation, le poème semble se réduire à la description factuelle d’une doctrine 22. Il n’y a pas grand-chose à ajouter à ce qu’il explique – et c’est peut-être en cela qu’il diffère le plus évidemment de son “contre-poème” zénonien ; « parlons-en » se réduit à un impératif didactique et formel, à une interruption du poème au moment exact où il invite pourtant à parler. Le « en », dernier mot du poème et dont on ne sait ce qu’il reprend – flux, toute chose, celle-là – évide la parole, la creuse de son renvoi indéfini. Le dernier vers ne constitue en ce sens pas une aposiopèse, le poème n’est pas inachevé 23 ; en un certain sens, dans son geste explicatif, il l’est au contraire déjà avant sa fin. On ne sera dès lors pas surpris que les deux autres traductions – celle de Krolow et celle de Köhler – problématisent le geste didactique du poème français. Beckett et Tophoven expliquent l’image du flux ou du fleuve par la problématique de l’être et du non-être. Krolow reste au niveau de l’image elle-même et donc à la question du mouvement (« Bewegung », « Regung ») sans passer plus généralement à son interprétation. Pour le dire autrement, là où Beckett et Tophoven expliquent les conséquences de l’image du flux (qui « cause » ou qui est une « Ursache »), Krolow décrit ce que le fleuve implique comme fleuve et à quoi l’image afin de ne pas déranger les piétons ; le narrateur lui demande alors : « Désirezvous, dis-je, sans penser un seul instant à Héraclite, que je descende dans le ruisseau ? » (Beckett, Nouvelles et textes pour rien, 23). On peut encore penser au dialogue entre Estragon et Vladimir : « Vladimir : Je te dis qu’il y a du nouveau ici, depuis hier. Estragon : tout suinte […] on ne descend pas deux fois dans le même pus. » (Beckett, En attendant Godot, 84). 22 Notons au passage que Badiou rejoint la lecture de Tophoven par l’introduction, dans sa citation du poème, d’une ponctuation et de majuscules en début de chaque vers (Badiou, Beckett, 27). 23 L’aposiopèse et l’inachèvement du poème constituent l’axe de lecture de JeanPaul Gavard-Perret (cf. Beckett et la poésie, 26).
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conduit ; de manière caractéristique, le terme « cause » est lui aussi ramené à un mouvement : « Fluss erreicht ». Peut-être estce la limite entre explication et description qui constitue la ligne de partage entre ce qui vaut la peine d’être dit et ce qui n’importe pas. En terminant par « nicht der Rede wert », le poème de Krolow exprime aussi ce à quoi il a lui-même renoncé. Le « also dies hier / selbst das dort » ne pointe alors pas vers un monde mouvant mais vers les deux poèmes qui accompagnent celui de Krolow et auxquels il a redonné mouvement. En même temps, c’est bien aussi la question de la valeur – de la valeur d’échange et de la valeur de l’échange entre traductions et l’original – qui est posée avec le « wert ». La version de Barbara Köhler semble de prime abord reprendre le geste explicatif de Beckett et surtout de Tophoven en utilisant le verbe « verursacht ». Mais elle trouble aussi d’emblée la référence à Héraclite en choisissant, à la place de « Fluss », le verbe substantivé « fluten ». Surtout, comme elle le fait dans plusieurs autres mirlitonnades, Köhler privilégie le travail sur le “signifiant” à celui sur le “signifié” et subvertit ainsi le geste explicatif. Le poème décline ainsi différentes possibilités de jouer avec les termes « sache » et « tun ». Les deux moments où les termes sont associés – dans le mot « tatsache » et dans l’expression finale « […] tut / nichts zur sache » – sont aussi les plus paradoxaux du poème. En effet, à la tension entre être et non-être, le poème substitue celle entre être et ne pas faire (« alles das ist / tatsache alles » / « nicht tut »). D’une part « tatsache » désigne le fait que tout ce qui est ne fait pas, que donc « tat » peut être retranché de « tatsache » pour obtenir le dernier mot du poème, « sache ». D’autre part, contrairement aux autres versions, le dernier vers n’est pas isolé mais étroitement lié au reste du poème, de sorte que « tut » participe à la fois à ce qui précède (« fluten verursacht / dass […] alles / nicht tut ») et à ce qui suit (« […] tut / nichts zur sache »). À cela s’ajoute qu’il se trouve pris entre deux négations (« nicht tut / nichts ») qui rendent sa valeur indécidable. Si on cherche à comprendre l’explication que le premier vers promet, on se trouve plus embrouillé que jamais : le sens des mots reflue vers les signifiants avec lesquels le poème joue, la syntaxe est mouvante et ambiguë. Là où le poème de Beckett explique, celui de Köhler complique. Le « […] tut / nichts zur sache » final désigne ainsi à la fois l’anti-didactique du poème allemand et son non-rapport avec le poème français. En même
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temps, puisque la mirlitonnade de Köhler peut prolonger les jeux de mots qu’elle initie, qu’elle n’est pas limitée par la doctrine qu’elle décrit mais peut se permettre de parler de ce qui n’a aucun rapport (« […] tut / nichts zur sache »), elle se fait finalement elle-même flux et réalise, tout en semblant le nier, le « parlons-en » de la mirlitonnade française. Dans ses discussions avec Tophoven, Beckett avait signalé que « parlons-en » pouvait signifier « quelle bêtise », « what a nonsense » 24. Sans exception, toutes les traductions mettent en avant ce sens-là. Entre la mirlitonnade de Beckett et les versions allemandes, entre « parlons-en » et les différents “n’en parlons pas” des traductions apparaît une étrange interaction. Nous l’avons vu, le « parlons-en », parce qu’il intervient à un moment où il n’y a plus rien à dire et parce qu’il interrompt brutalement le poème, performe le contraire de ce à quoi il invite. À l’inverse, chaque traduction ouvre à sa manière l’espace de la parole. Tophoven et Krolow balaient avec « Pustekuchen ! » et « nicht der Rede wert » les vers qui précèdent comme s’il s’agissait de recommencer ou de corriger en amont l’écriture de la mirlitonnade. L’expression « Pustekuchen » souffle quant à elle le chaud et le froid : traduisible par exemple par “des clous !” elle est le refus du dialogue initié par « parlons-en » dans lequel elle s’est pourtant déjà – même si c’est sur un mode ironique – engagée. Quant au « […] tut / nichts zur sache » de Barbara Köhler, il intègre plus explicitement encore ce que nous avons décrit plus haut comme la logique propre du « mal dire ». Le poème suggère que ce qui était à dire, la chose essentielle à exprimer (et qui, le cas échéant, peut aussi se référer à l’original à côté duquel la traduction aurait heureusement passé), reste encore à dire ou à redire : parlons-en. Mais la réciproque est vraie aussi. Puisque les traductions disent dans leur dernier vers l’inverse littéral de ce qu’on lit en français, et puisque ce changement, dans l’édition bilingue est lisible et mis en évidence, nous lisons le moment critique et dynamique d’un “mal traduire”. L’affirmation « tout en étant / n’est pas » peut porter autant sur la disqualification du poème comme mirlitonnade que sur son rapport aux poèmes allemands comme traductions. En même temps, c’est bien aussi la question de la valeur – de la valeur d’échange et de la valeur 24 C’est ce que rapporte Siegfried Unseld, l’éditeur de Beckett chez Suhrkamp
(« To the Utmost », 94).
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Ibid., 28.
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de l’échange entre traductions et avec l’original – qui est posée par Krolow avec son « wert » final, nous amenant ainsi, au moment où les poèmes diffèrent le plus évidemment, vers le “mal traduire” et le “mal dire” caractéristiques du recueil. Ce que les traductions produisent est aussi la confirmation du poème français. Non seulement « parlons-en » est fait sans être dit, mais surtout, rouvrant l’écriture, le poème lui-même se fait mouvant, devient flux. L’index que tend le poème lorsqu’il dit « toute chose / donc celle-là / même celle-là » pointe à la fois vers Hegel et l’inaccessibilité de la singularité visée par le poème, et vers le poème lui-même ; la mirlitonnade elle aussi « tout en étant / n’est pas » puisque les traductions ne cessent de la raturer (« Pustekuchen ! », « nicht der Rede wert ») et rendent ainsi possible son écriture à venir. Du coup, la rupture qu’on lit dans la mirlitonnade entre le dernier vers et ce qui précède – Badiou sépare les deux parties par un point – se défait. Comme le réalise la version de Barbara Köhler en jouant sur les mots et les enjambements, le parler s’avère flux. On entendra alors le lien qui se tisse entre le premier et le dernier vers ; le poème est un flux, littéralement, le « flux cause » même si le poème se rétorque à lui-même « nicht der Rede wert ». L’ambivalence du « parlons-en » et de ses traductions, de leur “mal dire”, réinvestit et dynamise ainsi le poème qui n’est plus l’expression figée d’une doctrine mais, par l’“en parler” des traductions, devient parole mobile, mouvante : flux. Le problème que perçoit Badiou – les questions de savoir comment le dire peut « s’articuler à l’être » et si « le langage [peut] arrêter le flux, conférer à une chose une stabilité au moins relative » – ne se pose en fait pas, du moment que l’on admet que les traductions existent, sont lisibles et ne laissent pas l’original fixe et inchangé. Le poème cesse de se rapporter à ce qu’il dit comme une doctrine face à son objet. Il devient l’événement d’un « mal dire » dont l’enjeu n’est pas la nomination d’un réel fuyant, mais l’ouverture, entre original et traductions, d’un parler fluide où s’annonce, indéfiniment, la lecture du poème.
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5. FINALEMENT, LA PREMIÈRE PAGE : LA TRADUCTION ET LA CONDITION DE LA LECTURE
Prenons de la distance. Les poèmes que nous avons lus dans le détail donnent à lire leurs effets ailleurs qu’uniquement dans les mots qu’ils sont (et qu’ils ne sont pas seulement), et trouvent leur dynamisme singulier et leur continuation dans les traductions. Cette logique caractéristique du recueil est annoncée dans le premier poème :
Beckett | Krolow | Tophoven, Flötentöne, 10-11 ; Beckett | Köhler, Trötentöne, 6-7.
en face le pire jusqu’à ce qu’il fasse rire
Man hat so lange das Schlimmste vor sich bis es einen zum Lachen bringt (Elmar Tophoven)
aufs ärgste gefasst bis das macht dass man lacht / schlimmstes vor sich bis es lächerlich (Barbara Köhler)
bis zum Äussersten gehen dann wird Lachen entstehen (Karl Krolow)
Sans entrer dans les détails de l’analyse, quelques aspects de cette première mirlitonnade méritent d’être soulignés. D’abord, le texte comporte une dimension programmatique notamment par le ton et le “thème” qu’il fait paradoxalement, mais de manière très beckettienne, rimer (« pire » / « rire ») et par son extrême brièveté (dix syllabes pour quatre vers) 25. Ensuite, le poème français est déjà une traduction, plus précisément la « traduction mirlitonnisée 26 » d’une réplique d’Edgar au début du quatrième 25 Le caractère programmatique du poème a été signalé à plusieurs reprises.
Laura Cerrato estime qu’il est « le résumé de ce que Beckett cherchait avec ces poèmes : la conjugaison du parodique, du comique et du pathétique » (Cerrato , « Samuel Beckett », 136). De fait, il s’agit probablement du poème le plus connu du recueil. Plus largement, Hall Bjørnstad qualifie lui aussi ce poème de « programme » qui donnerait à lire la pratique beckettienne du rire (voir Bjørnstad, « Le rire de Beckett », 53-54). 26 L’expression « traduction mirlitonnisée » est de Cerrato, « Samuel Beckett », 138.
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Beckett | Beckett, Janvier, Watt, 48-49.
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French, 122-137. De nombreux essais parmi les plus importants consacrés aux Mirlitonnades traitent parallèlement de « Long after Chamfort » (voir par exemple Engelberts, « Beckett et le “light verse” »). Une autre mirlitonnade-traduction mérite d’être mentionnée parce qu’elle joue un rôle important dans une œuvre de Beckett, à savoir la pièce « Nacht und Träume » publiée dans Quad. La pièce fait référence à un poème de Heinrich Josef von Collin mis en musique par Schubert. Trois vers de ce poème sont : « Heil’ge Nacht, du sinkest nieder, / […] Rufen, wenn der Tag erwacht: / Kehre wieder, heil’ge Nacht ». La mirlitonnade dit pour sa part : « nuit qui fait tant / implorer l’aube / nuit de grâce / tombe » (Beckett, Poèmes suivi de Mirlitonnades, 39). 28 Notons que la présence d’un tel rire dans les Mirlitonnades singularise le recueil au sein de l’œuvre tardive de Beckett. Dans Comment c’est, publié en 1961, le narrateur décrit une « détérioration du sens de l’humour » (Beckett, Comment c’est, 27) qui, selon Evelyne Grossman, caractérise aussi un changement dans l’écriture beckettienne, une disparition progressive de son « rire grinçant » (Grossman, L’esthétique de Beckett, 103-104).
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27 Les maximes ont été publiées en bilingue dans Collected Poems in English and
Beckett, Fin de partie, 33.
acte de King Lear de Shakespeare : « The whorst returns to laughter ». En , au moment où Beckett entame la rédaction des Mirlitonnades, il publie sous le titre « Long after Chamfort » la traduction sous forme de mirlitonnades de sept maximes de Sébastien Chamfort et d’une de Pascal 27. L’écriture des poèmes se situe ainsi de fait dans le prolongement d’un travail de « traduction mirlitonnisée ». La conjonction « pire » / « rire » n’est pas sans rappeler d’autres textes de Beckett. On peut penser à la réplique de Nell dans Fin de partie « rien est plus drôle que le malheur » ou à la typologie du rire dans Watt. Le narrateur y distingue entre le « rire éthique » qui « rit de ce qui n’est pas bon » et le « rire judiciaire » qui « rit de ce qui n’est pas vrai » ; puis, les rejetant comme « Pas bon ! Pas vrai », il décrit l’ultime forme du rire : « Mais le rire sans joie est le rire noétique, par le groin – ha ! – comme ça, c’est le rire des rires, le risus purus, le rire qui rit du rire, hommage ébahi à la plaisanterie suprême, bref le rire qui rit – silence s’il vous plaît – de ce qui est malheureux 28. » Or ce qui est frappant dans le poème, c’est qu’il ne donne pas à lire une théorie du rire, mais qu’il travaille au contraire à laisser l’ensemble des termes dont il se compose dans une extrême indétermination. En face de qui ou de quoi ? Le pire (mais lequel ? « Schlimmste » ? « Äusserste » ? « ärgste » ?) est-il déjà “là” (« lange […] vor sich », Tophoven et « Schlimmstes / vor sich », Köhler), doit-il être rejoint (« bis zum Äussersten gehen », Krolow) ou faut-il s’y attendre (« aufs ärgste / gefasst ») ? Le « jusqu’à » est-il temporel,
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Tophoven, « Vom “Gegen-den-Strich-Übersetzen” », 85 (je souligne).
Au cours des efforts pour sauver le plus de données possible vers l’autre côté, le procédé suivant a été mis à l’épreuve.
Krolow, « Zu Samuel Becketts “Mirlitonnades” », 95.
Ibid., 95-96.
On doit – bon gré mal gré – se laisser immédiatement embarquer “à l’extrême” par ces petits textes qui se rapprochent à pas feutrés.
logique voire causal ? La mirlitonnade renvoie-t-elle hors d’ellemême vers une sorte de réel indéterminé ou fait-elle réflexivement référence au recueil ? Dans ce cas, le poème, annoncé comme vers de mirliton, se donnerait à comprendre comme poème raté, et il serait pire surtout dans la mesure où il se désigne peut-être fallacieusement comme « pire ». Il y a encore une autre possibilité. Très concrètement, pour le lecteur des éditions bilingues, le face-à-face constitue la mise en rapport livresque entre l’original et les traductions. Tophoven décrit sa démarche de traduction de ce poème comme un « sauvetage » de l’original vers la traduction : « Im Laufe der Bemühungen, möglichst viel von diesen Gegebenheiten hinüberzuretten, wurde folgendes Verfahren erprobt. » Dans un geste qui semble accueillir celui de Tophoven et se construit lui aussi sur un vis-àvis entre original et traduction, Krolow parle dans le même contexte d’un « Herüberholen » (littéralement “amener vers ici”). Mais ce qui est plus frappant encore, c’est que Tophoven érige sa traduction de « en face / le pire » par « bis zum Äussersten » réflexivement comme principe fondant sa démarche : « Man muss sich – ob man will oder nicht – mit diesen anschleichenden Textchen sogleich “bis zum Äussersten” einlassen 29. » Ainsi compris, « bis zum Äussersten / gehen » – expression polysémique qui signifie aussi “faire tout son possible” – est à la fois traduction et démarche du traducteur. À l’instar du « mal dire », « pire » n’est pas l’expression d’un échec latent du traducteur, mais la condition féconde qui rend la traduction possible. Peut-être, plutôt que de figer la mirlitonnade « en face » dans une image, devrait-on l’écouter. Le poème se construit sur un canevas sonore minimal articulé autour d’une succession de voyelles “a” (« jusqu’à ce » et les homonymes « face » et « fasse ») et “i” (« il » et surtout les termes rimés, presque des lapsus, « pire » 29 Lire réflexivement, dans le texte traduit, le principe guidant l’écriture du traduc-
teur, est caractéristique des essais de Hans-Jost Frey. C’est notamment le cas lorsqu’il lit le sonnet 137 de Shakespeare traduit par Celan qui écrit, pour « false plague », « Lügen-Leide ». Cette souffrance est, selon Frey, aussi celle du traducteur exprimant un sentiment qu’il ne peut s’attribuer. Le poème allemand donne ainsi à lire en retour son écriture spécifique de traduction : « Lügen-Leid ist deshalb nicht nur die Übersetzung von false plague, sondern gleichzeitig der “originale” Ausdruck des Zustandes des von der Originalität augestossenen Übersetzers » | « Lügen-Leid est pour cette raison non seulement la traduction de false plague mais aussi simultanément l’expression “originale” de la situation du traducteur expulsé de l’originalité » (Frey, Der unendliche Text, 47-48).
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et « rire ») 30. C’est ces deux dominantes vocales que mettent en évidence les deux versions de Barbara Köhler ; la première se compose clairement à partir de la dominante “a” (elle reprend également les homonymes « face » / « fasse » dans « gefasst »), la seconde à partir de “i”. Chaque traduction laisse également entendre une “fausse note” dont Köhler annonce l’importance dans l’une des quatre mirlitonnades qu’elle a placées en fin de volume : beim flötengehen pfeifen auf letzten löchern noch gezielt im ton vergreifen 31
Köhler, « Kurz nach Beckett », 90.
Dans les traductions de Köhler, les deux “fausses notes” sont constituées et mises en évidence par la seule voyelle accentuée qui, dans le premier poème n’est pas un “a” et, dans le second, pas un “i” : le “ä” de « ärgste » et celui de « lächerlich ».Transcendant les deux versions, la traduction relie ainsi phoniquement les deux termes qui, dans la mirlitonnade française, sont mis en avant par la rime : « pire » et « rire ». Si on prête attention aux sonorités du poème, un agencement s’impose dans le recueil entre cette première mirlitonnade et la dernière, elle aussi fortement marquée (surtout dans les deux vers centraux) par une succession phonique de “a” et de “i” :
Dans sa postface, il propose plusieurs alternatives versifiées qui, contrairement à la traduction publiée dans le recueil, en tiennent compte (Tophoven, « Vom “Gegen-den-Strich-Übersetzen” », 85-87). Le jeu sonore du poème est fortement mis en évidence dans la version musicale qu’en offre Kurtág dans Signs, Games and Messages, plage 41. 31 Le titre « Kurz nach Beckett » choisi par Barbara Köhler pour ses mirlitonnades fait référence à celui de la « traduction mirlitonisée » de Chamfort par Beckett « Long after Chamfort ».
• 5 . FINALEMENT , LA PREMIÈRE PAGE …
30 La succession sonore entre “a” et “i” est une contrainte que note Tophoven.
Beckett | Köhler, Trötentöne, 86-87.
. ,
Les poèmes encadrant le recueil est d’abord sonore et le rapport entre la première mirlitonnade et la dernière est audible autant dans la version française que dans l’allemande. Le poème français laisse clairement entendre la première strophe de la fable
• BABEL HEUREUSE •
ein alter hase passé alles träumen gezwungen seinen bau zu räumen hatte die hatz satt mit absicht löschte er die lichter nicht
à bout de songes un bouquin au gîte à dire adieu astreint de chasse lasse fit exprès d’oublier le chandelier
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« Le lièvre et les grenouilles » de La Fontaine. C’est cependant moins cette reprise que le remplacement du lièvre par le bouquin qui est marquant. Le poème peut ainsi jouer sur le double sens que le terme rend possible (lièvre et vieux livre). Si le premier poème nous met face au pire qu’il pourrait être luimême, le dernier laisse présager une catastrophe à venir qui l’affecte aussi ; le chandelier intentionnellement laissé allumé menace de brûler le bouquin – l’animal dans le recueil et aussi, surtout, le recueil lui-même. Au moment où le bouquin est « à bout de songes », on se retrouve au bout du bouquin qui, prévoyant, nous annonce déjà sa disparition. En toute cohérence, le poème est absent de l’édition qui réunit les traductions de Tophoven et de Krolow. Tophoven ne disait-il pas traduire le recueil « gegen den Strich », à rebrousse-poil ? Chez Krolow, l’absence du poème est finalement la conséquence ultime de sa traduction “pour le pire”. « Sich […] mit diesen schleichenden Textchen sogleich “bis zum Äussersten” einlassen », cela signifie aussi suivre les textes au-delà de leur ultime limite, jusqu’au dehors et au pire, jusqu’au rire qu’ils impliquent, jusqu’au gîte et au foyer où ils projettent de brûler : feu le bouquin. Quant à Köhler, elle écrit ce que rend possible le “mal dire” : la continuation de l’écriture et de la lecture. Le vieux lièvre a passé un seuil 32 – il l’a « passé » en français – devant lequel le bouquin, « à bout de songe », se tient encore. Mais au lieu d’organiser l’incendie qui empêchera l’écriture et la lecture, il crée les conditions pour les rendre possibles encore : « löschte er die lichter nicht ». Fini, le recueil. Fini ? On n’éteindra pas la lumière. Il nous reste à lire l’écriture qui continue, avec son mal dire et son bien rire. On n’éteindra pas la lumière parce que le livre qu’on a lu ne cesse de s’écrire ; et, vieux lapins dans un rais de lumière, peut-être voyons-nous un peu plus la portée de cette phrase énigmatique de Bachelard : Bachelard, La flamme d’une chandelle, 100.
La lampe est l’être de la première page.
32 Le « passé » de « passé alles träumen » et donc aussi un dépassement entre les
textes. C’est dans ce sens d’ailleurs qu’il apparaît dans une mirlitonnade précédente : « de pied ferme / tout en attendant plus / il se passe devant / allant sans but ». Köhler propose trois traductions de ce poème dont l’une “germanise” l’expression française : « passiert er sich ». En revanche, aucune version de Köhler n’utilise directement un mot français, comme c’est le cas ici.
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₍₎
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Benjamin, Fragmente, autobiographische Schriften, 209.
Die Ferne ist das Land der erfüllten Wünsche. Walter Benjamin
1. BABEL CONFUSE : TRADUCTION OU EXPLICATION
Le détour est une figure de la continuation – il y a toujours encore d’autres détours possibles – et lorsque comme chez Benjamin il se soustrait aux pôles fixes d’un départ ou d’une arrivée, il est aussi une figure de la dérive. Détour et dérive, en se soustrayant à la norme de la ligne droite, ne sont jamais pleinement justifiae Blumenberg, Die Sorge geht über den Fluss, bles : il y a toujours des détours compossibles, il y en a toujours à 137. faire. Si la ligne droite jouit du primat de la nécessité, le détour Le chemin le plus court d’un point de ouvre quant à lui un champ de possibles jamais totalement justidépart à un point d’arrivée est unique. fiable : e« Von einem Ausgangspunkt zu einem Zielpunkt gibt es Mais il existe entre l’un et l’autre une quantité infinie de détours […]. Au sens nur einen kürzesten Weg, aber unendlich viele Umwege […]. Im le plus strict, en effet, seul le chemin le strengsten Sinne erhält nur der kürzeste Weg das Gütesiegel der plus court obtient le label de qualité de la Vernunft, und alles rechts und links daran entlang und vorbei ist raison, et tout ce qui se trouve à sa droite ou à sa gauche, le long de lui ou au-delà das der Stringenz nach Überflüssige, das sich der Frage nach de lui, est, selon les règles de la nécessité, seiner Existenzberechtigung so schwer zu stellen vermag. » le superflu qui répugne tellement à s’interroger sur la légitimité de son existence. Dérive et détours prêtent flanc aux soupçons d’irrationalité ; mais ils sont aussi l’ouverture au multiple et à son exploration. (Blumenberg | Mannoni, Le souci traverse le fleuve, 153). C’est que le droit chemin ne peut se fonder que sur une pratique ee Ibid., 137. Le prétendu « art de vivre » d’exclusion – ee« [d]ie vermeintliche “Lebenskunst” der kürdes chemins les plus courts est, dans la zesten Wege ist in der Konsequenz ihrer Ausschlüsse Barbarei » – logique de ses exclusions, une barbarie. alors que chaque détour, dans une logique conjonctive, esquisse (Ibid., 153). l’alternative d’autres détours à faire. Or un tel « à », expression de la continuation, joue un rôle crucial dans la compréhension derridienne de la traductibilité : l’à-traduire. « Détour » : le mot est audible dans le titre d’un des essais sur la traduction les plus cités ces dernières décennies, « Des tours de Babel » de Derrida. On n’en sera pas étonné, du moment que l’on considère que ce texte porte largement sur le « Aufgabe des Übersetzers » de Benjamin. Pourtant, « Détour » n’apparaît pas en dehors de la consonance du titre ; il y est plutôt performé. Le texte nous fait circuler dans les multiples usages de « tour » (un Hirsch, Der Dialog der Sprachen, 213. tour, une tour, autour, tournure, retour…) : « Derridas ExplikaLes explications de Derrida empruntent un détour large et conséquent à tionen nehmen sich einen beharrlichen und weiten Umweg travers les propos et les phrases de durch die Worte und Sätze seines Textes. » son texte. Peut-être est-ce ce détour produit par le texte que dit le titre de la traduction allemande par Alexander García Düttmann :
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• 1 . BABEL CONFUSE
[De] même que Babel est à la fois nom propre et nom commun, Confusion devient aussi nom propre et nom commun, l’un comme l’homonyme de l’autre […]. C’est pour le traducteur
Ibid., 204.
.
Ce mouvement par lequel la langue, comme dans « Des tours » ou « Aufgabe », exige la traduction en même temps qu’elle la rend périlleuse, porte pour Derrida un nom : Babel. Derrida en lit le mythe dans deux traductions, celle de Segond et celle de Chouraqui, et surtout il y lit exactement la manière dont luimême traduit le titre de Benjamin et dont Düttmann traduit celui de Derrida :
• BABEL HEUREUSE •
On ne devrait jamais passer sous silence la question de la langue dans laquelle se pose la question de la langue et se traduit un discours sur la traduction.
Derrida, « Des tours de Babel », 211-212.
« Babylonische Türme. Wege, Umwege, Abwege ». Défaisant ce que liaient les consonances en français – des tours / détour – la traduction allemande scinde et distribue les éléments en un titre qui dit la tour et un sous-titre qui dit le détour. Par ce travail de séparation, le titre de la traduction opère avec le titre du texte derridien de la même manière que, dans son texte, Derrida opère avec le titre de l’essai de Benjamin : « Le titre dit aussi, dès son premier mot, la tâche (Aufgabe), la mission à laquelle on est (toujours par l’autre) destiné : l’engagement, le devoir, la dette, la responsabilité. […] Quant à aufgeben, c’est aussi donner, expédier (émission, mission) et abandonner. » Derrida, comme Düttmann le fait avec « Des tours », lit le terme « Aufgabe » de Benjamin en le traduisant, en en listant dans sa langue les différents sens possibles. La démarche n’est pas seulement explicative, elle est aussi réflexive, puisque les différentes traductions de « Aufgabe » décrivent ce qu’est la traduction. Derrida démêle en français ce qu’on peut lire dans « Aufgabe » ; mais ce faisant, il n’offre pas de regard extérieur sur la traduction : son geste est une traduction qui donne à lire ce que traduction veut dire. Il n’y a alors pas de partage net entre le discours sur la traduction et la pratique de la traduction, l’un requérant l’autre – les arguments qui décrivent la traduction sont, eux aussi, des traductions. On comprend mieux dès lors la mise en garde un peu isolée (elle constitue un paragraphe à elle seule) qui thématise la question de la langue théorique et brouille la distinction entre discours traductologique et traduction :
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sans solution satisfaisante. Le recours – à l’apposition et à la majuscule (« Sur quoi il clame son nom: Bavel, Confusion... ») ne traduit pas d’une langue dans une autre. Il commente, explique, paraphrase mais ne traduit pas. Tout au plus esquisse-t-il une analyse en divisant l’équivoque en deux mots là où la confusion se rassemblait en puissance, dans toute sa puissance, dans la traduction interne, si on peut dire, qui travaille le nom en la langue dite originale. Car dans la langue même du récit originaire, il y a une traduction, une sorte de translation qui donne immédiatement (par quelque confusion) l’équivalent sémantique du nom propre qui, par lui-même, en tant que pur nom propre, n’en aurait pas.
Derrida, « Des tours de Babel », 208-209.
Humboldt, « Einleitung zu Agamemnon », 40.
Une traduction ne peut ni ne doit être un commentaire. (Humboldt | Thouard « Einleitung zu Agamemnon » (édition bilingue), 41)
La traduction de « Babel », divisant ce qui est confusément lié – un nom propre et un nom commun (“Bavel” et “Confusion”) – ne satisferait pas parce qu’elle commente plus qu’elle ne traduit. On entend en filigrane l’exigence de Humboldt : « Eine Uebersetzung kann und soll kein Commentar seyn. » Mais on voit bien ce qu’il y a de problématique dans cette insatisfaction derridienne. Le partage entre la traduction d’une part et le commentaire, l’explication ou la paraphrase de l’autre, ce partage dont l’étanchéité semble devoir être la mesure de la satisfaction que procure une traduction, est aussi remis en cause. Et ceci est vrai moins à cause d’une difficulté “technique” qu’il y aurait à traduire telle ou telle expression comme « Des tours », « Aufgabe » ou « Babel » dans une autre langue ; tout l’essai de Derrida montre aussi que le commentaire et la traduction débordent toujours déjà ce seuil supposé les séparer puisque, pour expliquer la traduction, il aura traduit et, en traduisant, il aura expliqué. Le texte de Derrida commentant et traduisant le mythe de Babel et l’essai de Benjamin a pour la première fois été publié en bilingue, se donnant dès lors à lire lui-même à la fois comme commentaire et comme traduction 1. Or, la traduction et l’explication, empiétant l’une sur l’autre, ne clarifient pas pour autant. Se donnant à lire comme excès puisqu’elles débordent
1
Cf. Graham (éd.), Difference in Translation. La deuxième édition a été publiée dans un volume dédié à Maurice de Gandillac, l’un des traducteurs français de Benjamin (L’Art des confins). Une note bibliographique dans l’édition du volume Psyché signale d’ailleurs explicitement qu’une « première version » – belle polysémie puisqu’elle peut aussi désigner une traduction devenue “originale” – a été publiée en « édition bilingue » (« Des tours de Babel », 203, note 1).
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les limites qu’on leur assigne, la traduction et l’explication sont aussi des complications. La confusion des langues est donc aussi celle de la traduction et de l’explication et, en la donnant à lire, la traduction-explication de « Babel » par « Bavel, Confusion... » en est une belle performance. Le rapport habituel de la traduction à “son” mythe s’en trouve radicalement inversé ; la traduction n’est pas ce qui jugule la confusion et cherche envers et contre le geste divin à reconstituer un peu d’entente et de clarté sur les ruines de la tour, mais elle participe de la confusion, en prolonge les effets et ce, ironiquement, justement lorsqu’il est question d’explication.
2. LA PROVOCATION DES LANGUES :
TRADUCTIBLE ET INTRADUISIBLE
2
Pendant la Révolution française, les “assignats” servaient de valeur d’emprunt puis étaient transformés en papier-monnaie dont l’émission effrénée, en vue d’éponger les dettes de l’État, entraîna une spectaculaire dévaluation. Il est probable que Goethe, dans la seconde partie du Faust où on assiste à l’invention par Mephisto du papier-monnaie, fasse référence à ces événements. Voir à ce propos Hart Nibbrig, Die Auferstehung des Körpers im Text, 106.
• 2 . LA PROVOCATION DES LANGUES
En disant que le texte sacré « assigne », Derrida introduit déjà discrètement le champ sémantique économique qui caractérise une partie de ses réflexions sur la traduction 2. L’assignat est un événement où le signe et sa valeur se trouvent menacés d’un déséquilibre qui d’emblée inscrit la dette et le crédit dans la logique d’échange. En ce sens, lorsque Derrida parle de dette, celle-ci n’est pas à comprendre comme la conséquence d’une traduction effective, mais le principe auquel s’expose d’emblée toute traduction, avec la menace qu’elle ne travaille qu’à crédit.
Derrida, « Des tours de Babel », 234.
.
Le texte sacré assigne sa tâche au traducteur, et il est sacré en tant qu’il s’annonce comme traductible, simplement traductible, àtraduire, ce qui ne veut pas toujours dire immédiatement traduisible, au sens commun qui fut écarté dès le début. Peut-être faut-il distinguer ici entre le traductible et le traduisible.
• BABEL HEUREUSE •
Si les traductions de « Babel », de « Des tours » ou de « Aufgabe » ne satisfont pas, c’est peut-être moins parce qu’elles expliquent que parce qu’elles ne finissent et qu’elles n’en finissent pas d’annoncer la possibilité de la traduction. C’est cet aspect qui donne, selon Derrida, son caractère paradigmatique au texte sacré :
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Derrida | Düttmann, « Babylonische Türme », 161.
Derrida, « Des tours de Babel », 234.
Ibid., 235.
Le sacré n’est pas un statut figé imposé au texte par une instance, une autorité ou une institution transcendante. C’est un agencement dynamique et immanent entre intraduisibilité et traductibilité 3. Certes, la « distinction » du traduisible et du traductible, en particulier dans leur rapport à un « sens commun », est ellemême à déconstruire ; c’est ce que fait, d’une certaine manière, la traduction de Düttmann : « Freilich bedeutet “übersetzbar” nicht einfach “übersetzbar” in dem gemeinen Sinne, den Benjamin von Anfang an ausschliesst. Vielleicht muss man an dieser Stelle zwischen dem “Übersetzbaren” als Übertragung der Sprachen in die reine Sprache [le traductible] und dem “Übersetzbaren” als Vermittlung eines Inhalts [le traduisible] unterscheiden. » Nous reviendrons sur le fait que la traduction rabat la distinction derridienne sur le discours de Benjamin. Notons d’abord que l’oxymore « “übersetzbar” [bedeutet] nicht einfach “übersetzbar” » (littéralement « “traduisible” ne signifie pas simplement “traduisible” ») surprend là où le français « simplement traductible […] ce qui ne veut pas toujours dire immédiatement traduisible » annonce déjà la distinction qui va suivre. Pour le coup, c’est plutôt, dans une logique inverse que celle que nous avions vue précédemment, l’original qui explique ou explicite la traduction. La traduction dit aussi sa propre difficulté : celle de considérer le texte qu’elle traduit comme « simplement traductible » – le « simplement », « einfach », se trouve précédé d’un « nicht » – et celle de considérer « traductible » comme traductible. La traduction ne traduit ici pas uniquement ; elle se fait aussi entendre. La traductibilité, écrit Derrida, est un « appel à la traduction ». Lire la traduction consisterait peut-être à entendre que cet appel est aussi un appel de la traduction. Lorsque la traduction de Düttmann renvoie à Benjamin pour décrire la distinction derridienne, elle lui confère un statut particulier : celui d’être, dans “l’original” de Derrida, une traduction. Ce faisant, la traduction donne à lire quelque chose qui, à ma connaissance, est toujours passé inaperçu dans les lectures de ce texte : « [le texte sacré] est traductible (übersetzbar) et intraduisible. » Or, ce sur quoi il faut porter son attention ici, c’est peutêtre moins sur l’apparent paradoxe qui est énoncé que sur la parenthèse discrète qui indique ce que fait le texte. Celle-ci, en effet, signale que cette distinction – francophone au point que la 3
Cf. Nouss, « Texte et traduction », en particulier 14-15. et 20-21.
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traduction allemande de Düttmann donne à lire son embarras – est en français, dans l’original, une traduction ; en même temps, le mot allemand cité dans la parenthèse ne peut, dans la langue originale, la langue de la distinction, que se nuancer lui-même en se répétant (« “übersetzbar” [bedeutet] nicht einfach “übersetzbar” »). Mais traductible et traduisible y restent indistincts. La distinction opérée par Derrida est donc un effet de traduction et pourtant non repérable dans la langue d’origine dont elle “provient” chez Derrida et dans laquelle elle est retraduite par Düttmann, l’allemand. Elle a dès lors le statut étrange d’une traduction intraduisible dans sa langue originale. Ce faisant, la question du traductible ne s’énonce pas comme une norme extrinsèque aux langues et à la traduction. La distinction s’y inscrit au contraire en creux dans la mesure où elle est ellemême traduite, et ce de telle manière que s’y affirme la singularité des langues, puisqu’elle ne peut pas être immédiatement reconduite à une langue originale. Or, en donnant à lire la distinction comme langue et comme traduction, le texte de Derrida performe ce qu’il faut entendre par « traductibilité » :
• BABEL HEUREUSE •
Ibid., 234.
. • 2 . LA PROVOCATION DES LANGUES
Comment comprendre ce dernier « comme » ? Quel “saut” se produit pour que la traduction fasse ainsi émerger cela même dont on suppose qu’il la rature ? Le « comme » a ici une fonction de transfert qui vient, dans une certaine mesure, retourner l’« intransférable » de la première phrase contre l’« irremplaçable » qui le précède directement ; il donne à penser qu’il y a, aussi étonnant que cela paraisse, la possibilité d’un “transférer” qui se soustrait à toute velléité de remplacement, et ce justement parce qu’elle ne fait pas passer autre “chose” que sa limite, son intransférabilité. De fait, le « comme » devance la menace que l’intraduisible fait planer sur la, sur sa traduction. L’intraduisibilité se traduit déjà, devenant ainsi l’événement qui
La traductibilité pure et simple est celle du texte sacré dans lequel le sens et la littéralité ne se discernent plus pour former le corps d’un événement unique, irremplaçable, intransférable, « matériellement la vérité ». Appel à la traduction : la dette, la tâche, l’assignation ne sont jamais plus impérieuses. Jamais il n’y a plus traductible, mais en raison de cette indistinction du sens et de la littéralité (Wörtlichkeit), le traductible pur peut s’annoncer, se donner, se présenter, se laisser traduire comme intraduisible.
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Düttmann, « Von der Übersetzbarkeit », 137-138
Les réflexions de Benjamin sur la tâche du traducteur et le préjugé de la communication ont un trait décisif en commun, sans lequel la notion même de traduction resterait inintelligible. La traduction est constamment pensée comme quelque chose qui aurait pour but l’abolition de la multiplicité des langues : une abolition de cette multiplicité même qui, justement, affirme la nécessité de traduire.
Schleiermacher, « Ueber die verschiedenen Methoden des Uebersezens », 38.
C’est pourquoi, dans ce domaine, la traduction est une activité quasiment mécanique qui, avec une connaissance moyenne des deux langues, peut être exercée par n’importe qui […]. (Schleiermacher | Berman, « Des différentes méthodes du traduire », 39).
s’ouvre à la traduction et non le verrou qui l’interdit. La structure du « comme intraduisible » est celle d’un “à traduire” toujours déjà pratiqué par la traduction. Ce sont ainsi précisément les notions liées au passage, au transport d’un sens qui sont devancées et par là troublées par l’intraduisibilité. Les deux notions d’intraduisibilité et de traductibilité sont alors bien plus proches l’une de l’autre que leur expression paradoxale ne le suggérait, en ce qu’elles travaillent à défaire “dans” la traduction les normes du transport et évitent d’aboutir à un pur et simple blocage tel qu’on le trouve souvent chez les tenants du relativisme linguistique. Si la traductibilité émerge comme tâche, ce n’est pas malgré, mais bien parce que le texte sacré est immanent à sa littéralité et à sa langue. Düttmann, dans un article qui porte sur les mêmes questions que celles soulevées ici par Derrida, affirme que : « Benjamins Nachdenken über die Aufgabe des Übersetzers und das Vorurteil der Kommunikation [haben] einen entscheidenden Zug gemein, ohne den der Begriff der Übersetzung selber unverständlich bleiben müsste. Stets wird die Übersetzung als etwas gedacht, das auf eine Aufhebung jener Vielheit der Sprachen zielt : auf eine Aufhebung jener Vielfalt, die sich in der Notwendigkeit des Übersetzens gerade behauptet. » Or, la distinction derridienne tente de penser justement le contraire. Envers et contre l’effet de surprise, l’agencement intraduisible / traductible n’est oxymorique que si on maintient que la traduction est le passage d’une langue à une autre. Mais considérés dans leurs rapports à la singularité des langues, la traduisibilité et la traductibilité sont en contestation et en provocation réciproques. La traduisibilité, c’est la négation de la langue, de sa “littéralité”, la traductibilité en est une affirmation. Le geste qui consiste à tracer une ligne de partage à l’intérieur de la traduction selon son rapport à la langue n’est pas nouveau. Déjà dans sa conférence de (publiée en ) « Ueber die verschiedenen Methoden des Uebersezens », c’est l’affirmation ou non du lien d’un discours (et donc de la traduction) à sa langue qui permet à Schleiermacher de différencier le « Dolmetschen » du « Uebersezen ». Le « Dolmetschen », l’interprétation, peut se faire de manière quasi mécanique comme simple opération de substitution. Les langues y sont secondaires au point que Schleiermacher estime qu’un interprète peut ne pas maîtriser les langues qu’il traduit : « Deshalb ist das Uebertragen auf diesem Gebiet fast nur ein
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Depuis cette limite, à la fois intérieure et extérieure, le traducteur en vient à recevoir tous les signes de l’éloignement
4 5
Sur cet aspect de la différenciation, voir Berman, L’épreuve de l’étranger, 233. La traduisibilité et la traductibilité ont aussi une dimension politique : « Problème politico-institutionnel de l’Université : celle-ci […] a pour idéal, avec une traductibilité exhaustive, l’effacement de la langue. […] Ce que cette institution ne supporte pas, c’est qu’on touche à la langue, à la fois à la langue nationale et, paradoxalement, à un idéal de traductibilité qui neutralise cette langue nationale. » (Derrida, « Survivre / Journal de bord », 138-140). Ailleurs encore, Derrida demande : « Le politique est-il une machine à traduire universelle ? » (Derrida, Politiques de l’amitié, 222).
• 3 . TRADUCTION : ÉCRITURE ET LECTURE DE L ’ ÉLOIGNEMENT
Le rapport entre traductible et intraduisible, entre la loi de l’« à-traduire » qui affirme les langues et la norme du transport et du remplacement qui les neutralise, Derrida le qualifie de « limite ». Or, ce qui est frappant, c’est que cette limite n’est pas pensée comme obstacle, mais comme lieu à partir duquel le traducteur écrit :
(Ibid., 39-41, souligné par le traducteur).
.
ÉCRITURE ET LECTURE DE L’ÉLOIGNEMENT
[…] dans le domaine de l’art et de la science, et partout où domine la pensée, qui est une avec le discours, et non la chose, pour laquelle le mot est peut-être un signe arbitraire, mais fermement établi.
• BABEL HEUREUSE •
3. LA TRADUCTION :
Ibid., 40.
mechanisches Geschäft, welches bei mäßiger Kenntniß beider Sprachen jeder verrichten kann. » Il en va autrement pour la traduction qui s’exerce « auf jenem der Kunst und Wissenschaft zugehörigen Gebiet, und überall wo mehr der Gedanke herrscht, der mit der Rede Eins ist, nicht die Sache, als deren willkührliches vielleicht aber fest bestimmtes Zeichen das Wort nur dasteht 4. » Le fait que Derrida, contrairement à Schleiermacher, ne calque pas la distinction traductible / traduisible sur un partage “disciplinaire” (discours “courants” vs discours scientifiques ou artistiques) lui permet d’articuler traductible et intraduisible comme agencement constitutif du texte sacré. Or, l’intraduisibilité cesse d’être le signe d’un échec de la traduction dans la mesure où la traductibilité en devient la loi 5. Elle n’est alors pas l’obstacle à dépasser, mais la principale ressource du traducteur. L’intraduisible, en tant qu’il est ce qui résiste à la neutralisation des langues, est ce qui rend possible l’affirmation de leur singularité : le traductible. Voilà pourquoi Derrida peut dire que le traductible se donne « comme intraduisible ». L’appel de la traduction, c’est déjà la traduction en tant qu’affirmation des langues et de la littéralité.Toute norme de remplacement est certes possible, mais elle a toujours déjà un temps de retard.
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Derrida, « Des tours de Babel », 234.
Derrida, Ulysse gramophone, 59-60.
(Entfernung) qui le guident en sa démarche infinie, au bord de l’abîme, de la folie et du silence. […] Ce danger n’est pas celui de l’accident, c’est la traductibilité, c’est la loi de la traduction, l’à-traduire comme loi, l’ordre donné, l’ordre reçu — et la folie attend des deux côtés.
La limite est intérieure puisque le rapport entre traduisible et traductible, entre l’affirmation des langues et leur neutralisation, tend à écarter la traduction d’elle-même. Dans un passage d’Ulysse gramophone qui renvoie explicitement à « Des tours de Babel », Derrida décrit la tension de la manière suivante : « Selon une distinction que j’ai risquée ailleurs à propos de l’histoire et du nom de Babel, ce qui reste intraduisible est au fond la seule chose à traduire, la seule chose traductible. L’à-traduire du traductible ne peut être que l’intraduisible. » En faisant jouer sur un même plan le traduisible contre le traductible, cette première formulation est plus radicalement “dialectique” que celle qu’énonce le traductible comme intraduisible. Le « traductible comme intraduisible » signifie que la traduction subvertit une certaine compréhension de la traduction alors que « ce qui reste intraduisible est au fond la seule chose à traduire » peut classiquement et normativement laisser entendre que la traduction est l’échec programmé de sa tâche essentielle. Malgré sa similitude, la formulation dans Ulysse gramophone peut laisser subsister une conception philosophique relativement traditionnelle de la traduction, et ce n’est peut-être pas un hasard si Derrida utilise à ce moment précis des termes plutôt inattendus : qu’est-ce qu’une « chose » – le terme apparaît à deux reprises – à traduire ? Un sens fixe, objectivable, extérieur à la langue ? Et qui, dans quelle langue, peut affirmer qu’elle est « la seule » et sur quel « fond », fondement ou vérité ? Dans « Des tours de Babel » Derrida déconstruit ainsi aussi la manière dont il a pensé traductible et intraduisible et qui risque d’exclure dialectiquement la traduction. Lorsque la traductibilité se donne « comme intraduisible », les limites de ce qu’on appelle « traduction » deviennent ellesmêmes floues. C’est à partir de cette extrémité, qui n’est justement pas une exclusion mais une dynamique, que le traducteur est « guidé » – preuve s’il en est que cette limite n’est pas un obstacle –, et cela non par un but, une visée, un phare, mais par l’éloignement, « (Entfernung) » – terme ici aussi déjà traduit dans l’original derridien. L’éloignement est certes celui des langues
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. • 3 . TRADUCTION : ÉCRITURE ET LECTURE DE L ’ ÉLOIGNEMENT
Cf. à ce propos Hirsch, « Die geschuldete Übersetzung », surtout 403-406.
• BABEL HEUREUSE •
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dont la traductibilité est justement l’affirmation, il « nous met en rapport avec cette “langue de la vérité” qui est le “véritable langage” » écrivait Derrida précédemment. Mais justement pour cette raison, parce que la traductibilité est le « pressentiment » de cet éloignement, le traducteur est aussi éloigné d’une certaine idée de la traduction comme suppression de la différence des langues. La traductibilité défait ainsi le modèle classique de la traduisibilité qui guide le traducteur d’une langue-source vers une langue-cible pour en abolir idéalement la distance. C’est l’éloignement lui-même qui guide sans qu’un sens autre que cet éloignement ne puisse imposer sa loi de l’extérieur. Écriture de l’éloignement, il faut décidément lire Derrida comme la traduction de Düttmann nous l’annonçait : détours de Babel. Si c’est l’éloignement qui guide et s’écrit par la traduction, alors elle ne peut connaître d’aboutissement.Voilà qui explique peutêtre l’insatisfaction dont parlait Derrida à propos de la traduction de « Babel ». Non pas une évaluation, une note tout juste passable faute de mieux accordée à la traduction par une autorité du texte (la Philosophie, la Littérature, etc.), mais l’expression même de l’éloignement. L’insatisfaction n’est alors effectivement pas constitutive d’une norme extrinsèque, mais émerge de la traduction elle-même ; elle est produite plutôt qu’imposée, liée au “à” de l’à-traduire, aiguillon pour la continuation de l’écriture et de la lecture. C’est en ce sens qu’il est question de la traductibilité comme ordre donné et reçu, comme dette, comme à-traduire 6. La traduction satisfaisante serait justement celle qui abolirait la distance, neutraliserait la langue au nom d’un sens passé, transmis, communiqué, qui raturerait le « à » de « à-traduire » et du coup la traductibilité de la traduction. Mais la « loi » que pense Derrida est sans exécution, insatisfaisante donc aux yeux d’une norme qui exige l’effectuation du passage, et ce non parce que la traduction ne serait pas à la hauteur de sa tâche, mais parce que, productrice d’éloignement par une « démarche infinie », la traduction refuse d’être définie. Si c’est l’éloignement et non l’original qui guide le traducteur – une subversion du modèle classique qui fait du texte premier la visée ultime et idéale de toute traduction – c’est que l’original n’est pas l’instance présente, pleine et suffisante qui la légitime comme guide :
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Derrida, « Des tours de Babel », 218.
Ibid., 216.
Ibid., 224.
Car si la structure de l’original est marquée par l’exigence d’être traduit, c’est qu’en faisant la loi l’original commence par s’endetter aussi à l’égard du traducteur. L’original est le premier débiteur, le premier demandeur, il commence par manquer — et par pleurer après la traduction.
L’original est lui aussi insatisfaisant, lacunaire. Il « commence par manquer », c’est-à-dire premièrement par ne pas être là, pleinement, comme ce qu’on attend de lui, comme un texte suffisant dans tous les sens du terme et, deuxièmement, il commence par rater ce qu’il vise, manque sa cible, celle d’être plein, autonome et autarcique au point de comprendre en lui-même son autre, la traduction, condition sine qua non de son originalité. L’intraduisibilité a donc pour corollaire l’inoriginalité. Cette observation en dit long sur le fonctionnement du texte de Derrida puisque, comme nous l’avons vu, le partage traductible / intraduisible est lui-même la traduction d’un original dans lequel la distinction ne peut être que manquante. L’original « commence par pleurer après la traduction », écrit Derrida. L’ambivalence de « après » – signe d’une aspiration ou d’un désir et marque temporelle – trouble la secondarité qui qualifie habituellement la traduction. Mais pourquoi pleure-t-il ? D’abord, bien sûr, les pleurs, puisqu’ils sont ceux d’un original dont manque l’originalité, sont aussi l’expression un peu narcissique de cette perte ; l’original pleure après l’original. En même temps, Derrida introduit au milieu de son texte un registre érotique et matrimonial. La « loi intérieure de l’original », écrivait-il un peu plus tôt, est aussi « demande et désir ». Plus tard il ajoute : « C’est ce que j’ai appelé le contrat de traduction : hymen ou contrat de mariage avec promesse d’inventer un enfant dont la semence donnera lieu à histoire et croissance 7. » Est-ce à dire que l’original pleure l’union rompue, la trahison du contrat ? La traduction, une belle infidèle ?
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On trouvera une lecture de Derrida sous l’aspect de la traduction et de la question des genres dans Chamberlain, « Gender and the Metaphorics of Translation », 468-470. Par l’expression curieuse « inventer un enfant », Derrida trouble le paradigme généalogique ; ce geste n’est pas éloigné de celui de Benjamin et ses images impossibles de la graine qui « mûrit » et de la semence de pur langage qui cherche à se « produire » dans le devenir des langues (voir supra, 171-172 et 175).
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La démarche est ici périlleuse, on le voit, puisqu’on risque de réintroduire dans la réflexion les notions que Derrida cherche à déconstruire, la fidélité, la justesse voire pire, la pureté ou une immaculée création. Faire de la dette une dot, du don un dû, et voici les dichotomies et les asymétries classiques qui réinvestissent le discours. Or, dans une logique étrangement disjonctive, le texte de Derrida nous suggère ici la méfiance à son propre égard :
• 3 . TRADUCTION : ÉCRITURE ET LECTURE DE L ’ ÉLOIGNEMENT
9
Il est évidemment impossible ici de dérouler cette tradition liée à toute la théorie et la métaphysique occidentale de la vérité. Je me permets de renvoyer néanmoins, puisque c’est aussi de lui qu’il est question, à Benjamin. Dans son essai sur les Affinités électives de Goethe, il décrit la tâche du critique non pas comme exercice de dévoilement, mais insiste justement sur le maintien du voile : « Also wird allem Schönen gegenüber die Idee der Enthüllung zu der der Unenthüllbarkeit. Sie ist die Idee der Kunstkritik. Die Kunstkritik hat nicht die Hülle zu heben, vielmehr durch deren genaueste Erkenntnis als Hülle erst zur wahren Anschauung des Schönen sich zu erheben » | « Vis-à-vis du beau, l’idée du dévoilement devient celle de l’impossibilité de dévoiler. Telle est l’idée directrice de toute critique d’art. La critique n’a pas à soulever le voile, mais, par sa connaissance comme voile, de la façon la plus précise, à s’élever jusqu’à l’intuition véritable du beau » (Benjamin, « Goethes Wahlverwandtschaften », 195 ; Benjamin | Gandillac, « Les Affinités électives de Goethe », 251, trad. modifiée). L’hymen est aussi une figure textuelle ; dans « La double séance » (263), Derrida le lie à hyphos, la toile ou le tissu, dont Barthes désirait faire l’objet d’une science du texte à venir, « l’hyphologie » (Barthes, Le plaisir du texte, 86).
Derrida, « Survivre / Journal de bord », 137.
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Ibid., 227.
• BABEL HEUREUSE •
Voilà qu’intervient, dans le texte derridien, un érotisme particulier. Non pas un idéal de nudité, de transparence, de dévoilement ou de dénuement, mais un érotisme du “en plus”, d’ajout voire d’excès. Le manteau sur un autre manteau – image récurrente en littérature et en particulier dans les discours du déguisement 8 – est aussi le texte qui s’ajoute au texte. Dans « Survivre / Journal de bord », Derrida parle d’« effet de traduction » comme des « effets de transfert, de superposition, de surimpression textuelle » 9. Cet érotisme renforce l’idée de la traduction comme écriture de l’éloignement. En tant qu’ajout, la traduction se rend
J’ai […] pensé à une robe de mariage. Benjamin ne pousse pas les choses dans le sens où je les traduis moi-même, le lisant toujours déjà en traduction. J’ai pris quelque liberté avec la teneur de l’original, autant qu’avec sa langue, et encore avec l’original qu’est aussi pour moi, maintenant, la traduction française. J’ai ajouté un manteau à l’autre, ça flotte encore, mais n’est-ce pas la destination de toute traduction ?
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Derrida, « Des tours de Babel », 235.
lisible elle-même en même temps que sa superposition à l’autre texte avec lequel elle ne se confond pas. Mais aussi, plus paradoxalement peut-être, l’érotisme du “en plus” entérine la sacralité du texte marqué par « l’événement d’un pas de sens ». « Pasde-sens, cela ne signifie pas la pauvreté mais pas de sens qui soit lui-même, sens, hors d’une “littéralité”. » La littéralité se recourbe sur elle-même du moment que la robe ne se dévoile et ne se replie que sur de la robe ; c’est toujours comme texte que les textes éloignés – la robe a, comme chez Benjamin, de « larges plis » – sont lisibles. La distance ouvre sur du texte exclusivement, aucune littéralité ne va s’en dérober. Mais il n’y a là rien de stérile. Entre les textes, ça bouge, « ça flotte encore » puisqu’il y a éloignement, et la « destination » de la traduction n’est à chercher nulle part ailleurs. L’original est incapable d’avoir à lui seul ce mouvement imprimé au texte. C’est entre les textes, entre les robes en excès que quelque chose se produit qui, sans sortir de la littéralité et sans abolir l’éloignement, est lisible comme flottement. Ce “flottement” dont Derrida dit qu’il est la « destination » de la traduction, n’est pas une norme à remplir. Il est surtout un nom pour l’expérience dérivante de la traduction. 4. LA TRADUCTION COMME SUBVERSION
La question du mariage est, affirme Derrida, un effet de traduction, plus exactement l’effet d’une traduction qui est libre et qui le dit (« je les traduis moi-même, le lisant toujours déjà en traduction. J’ai pris quelque liberté avec la teneur de l’original ») 10. Ce faisant, le texte, pour introduire l’idée du mariage, fait l’opération inverse de ce que cette métaphore risque d’impliquer. L’exigence de fidélité, comme une des règles qui s’impose dans le cadre du mariage, est d’emblée court-circuitée et délégitimée par le procédé qui pourtant semble la rendre envisageable. Corollairement, à aucun moment du texte Derrida n’affirme avec autant de clarté ce qu’il traduit et comment il traduit que là où il s’éloigne de Benjamin.
10 Ironiquement, la critique de Meschonnic à Derrida ressemble justement à ce
moment à une critique de traduction comparant l’original et la version pour en stigmatiser les différences : « Plus loin “l’hymen” et la “robe de mariage”. Benjamin parlait du “manteau royal aux larges plis” » (Meschonnic, Éthique et politique du traduire, 106).
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Ibid., 224.
Derrida, « Survivre / Journal de bord », 198.
Derrida, « La double séance », 258.
• 4 . LA TRADUCTION : COMME SUBVERSION
Ibid., 261.
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également de l’hymen pour montrer la manière dont Derrida subvertit les métaphores liée à la féminité dans les discours sur la traduction. Quant à Sarah Kofman, elle étudie la fonction du « double bind » chez Derrida sous l’aspect d’une « sexualisation du texte » (Kofman, Lectures de Derrida, 139-145).
Ibid., 225.
• BABEL HEUREUSE •
11 Dans « Gender and the Metaphorics of Translation », Lori Chamberlain parle
Cette situation est moins paradoxale qu’il n’y paraît, mais elle biaise tout de même la réciprocité entre original et traduction. Que la traduction soit affaire d’éloignement, nous l’avons vu précédemment. Comme la tangente chez Benjamin qui trouve sa loi dans le toucher furtif au sens pour poursuivre sa voie à l’infini, le flottement a certes besoin de contact mais aussi d’amplitude. Or, au moment où Derrida dit qu’il traduit, c’est justement un tel éloignement qu’il nous donne à lire. Le mariage n’advient, dans le texte de Derrida, à aucun moment : il y a contrat, promesse et robe de mariage. Et la seule fois où il est question de sa « consommation », c’est en soulignant ce que cette possibilité a d’impropre, d’« en apparence si absurde » puisqu’il rend le texte encore « plus vierge ». L’union contractuelle est promise : « La complétude symbolique n’aura pas eu lieu jusqu’à son terme et pourtant la promesse de mariage sera advenue. » Ce qui advient n’est donc pas le mariage, pas la complétude et la complémentarité, mais sa promesse : « la réconciliation est seulement promise. » Qu’est-ce que cela implique ? Derrida identifie le contrat de mariage et l’hymen (« le contrat de traduction : hymen ou contrat de mariage »). L’hymen apparaît, dans son rapport à la traduction, à plusieurs reprises dans « Survivre / Journal de bord », et ce dans des termes que nous avons déjà lus dans « Des tours de Babel ». L’hymen est l’événement d’un « double bind » qui « se produit et s’interdit aussitôt 11 ». Dans « La double séance », l’hymen est un des opérateurs principaux par lesquels Derrida lit Mallarmé. Il y rend indécidable le partage entre séparation et fusion : « “Hymen” […] signe d’abord la fusion, la consommation du mariage, l’identification des deux, la confusion entre les deux. » Puis plus loin : « Rappel : l’hymen, confusion entre le présent et le non-présent […] produit un effet de milieu. Opération qui “à la fois” met la confusion entre les contraires et se tient entre les contraires. Ce qui compte ici, c’est l’entre, l’entre-deux de l’hymen. » L’hymen est ainsi le nom par lequel Derrida pense le milieu qui tout à la fois réunit et sépare ; peau, pellicule, membrane sur laquelle on se méprend si on dit
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Derrida, « Des tours de Babel », 203.
Ibid., 220.
Ibid., 219.
qu’elle disjoint et que l’on nie si on croit qu’elle joint – les passages dans lesquels il est question d’hymen cumulent les « ni… ni… » – et dont la participation à ce dont elle est « l’entre » confine à l’indécidable au point qu’il ne puisse pas non plus s’associer spécifiquement à la féminité 12. Mais impossible de ne pas avoir le vertige si nous comprenons la traduction, sa promesse ou son contrat, à partir de ce que Derrida appelle « hymen ». Car s’il est l’« opération qui “à la fois” met la confusion entre les contraires et se tient entre les contraires », alors Derrida, lorsqu’il dit traduire librement Benjamin, traduit aussi implicitement et assez littéralement ce qu’il affirme dès les premières lignes de son texte être « à peu près intraduisible » 13 : Babel, Confusion. Ce point a une conséquence cruciale : le contrat de traduction s’écrit lui-même comme traduction. Babel est alors le nom d’un tour, qui est aussi un tour joué au texte de Derrida – le terme de « cercle » apparaît justement au moment où il est question de l’origine du contrat. Babel demande et empêche la traduction, comme l’original auquel elle semble s’identifier : [Dieu, Babel] n’a pas fini de pleurer après la traduction de son nom alors même qu’il l’interdit. Car Babel est intraduisible. Dieu pleure sur son nom.
Au moment où Derrida écrit (ou est-ce Babel qui l’affirme désespérément ?) « Babel est intraduisible », il est déjà trop tard. Car le contrat (de traduction, d’à-traduire, de mariage, l’hymen) qui accompagne cette situation et dont la distinction traductible / intraduisible sera un corollaire essentiel en gêne déjà la valeur de vérité. L’à-traduire est inextricablement lié à l’intraduisibilité de Babel. Mais comme il en est aussi, dans la logique du texte de Derrida, la traduction (hymen, confusion), l’intraduisibilité est d’emblée ratée ; Babel se traduit toute seule. « Dieu pleure sur son nom » ne signifie pas qu’il pleure la traduction désirée, mais la traduction – le terme est parlant : « interdite ». Il n’y a aucune
12 À ce propos, voir par exemple l’échange entre Derrida et McDonald dans
« Chorégraphie », 104-105 et 111-112. 13 Notons que Düttmann, alors qu’il traduit « Babel » dans son titre
(« Babylonische Türme ») déplace aussi, de manière assez cohérente, le « à peu près » derridien en-deça de la limite de traduisibilité : « fast unübersetzbar », « presque intraduisible » (Derrida | Düttmann, « Babylonische Türme, 119).
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Ibid., 224.
• BABEL HEUREUSE •
. • 4 . LA TRADUCTION : COMME SUBVERSION
raison de ne pas entendre dans ce terme tout ce qui le lie à l’imposition d’un pouvoir ; il est somme toute associé à un contrat et à la loi, même si celle-ci « n’est pas une contrainte extérieure ». Mais cet interdit est outrepassé par le contrat même qui l’implique puisqu’il est déjà traduction. La traduction est excessive parce qu’elle est là – même si elle est éloignée – en creux de la loi l’interdisant. Elle inter-dit, redet dazwischen, interrompt la loi de l’original. Si l’original pleure après la traduction, ce n’est donc pas à cause de son nom intraduisible, à cause de la belle absente. Il pleure parce qu’en excluant la traduction de son nom, il l’aura traduite, il pleure parce que la traduction, trop éloignée pour ne faire plus qu’un avec lui et trop là pour préserver son originalité, a subverti sa loi. La promesse, écrit Derrida, reste promesse, chose due : « En tant que promesse, la traduction est déjà un événement, et la signature décisive d’un contrat. Qu’il soit ou non honoré n’empêche pas l’engagement d’avoir lieu et de léguer son archive. » Mais aussi, la promesse est déjà traduction, chose donnée. La traduction comme promesse, l’à-traduire, la promesse comme traduction : telle est la charnière autour de laquelle s’écrit « Des tours de Babel ». On comprend mieux aussi pourquoi le texte derridien, que ce soit au moment d’introduire la distinction traduisible / traductible ou le contrat comme contrat de mariage, se donne lui-même à lire comme traduction, et ce jusqu’à rendre confus son statut et sa logique. Dans ce pli ne se joue rien d’autre qu’une nouvelle acception déroutante de la traduction, la traduction comme subversion qui travaille au corps même du texte de Derrida. Car en faisant de l’à-traduire déjà une traduction, en faisant devenir traduction un élément propre à l’original (« Celui-ci exige la traduction même si aucun traducteur n’est là, en mesure de répondre à cette injonction qui est en même temps demande et désir dans la structure même de l’original »), la traduction suspend un interdit ; si l’à-traduire travaille la traduction, alors le contrat est à la fois caduc et inhonorable : caduc parce que l’ordre est en retard sur ce qu’il ordonne (la traduction désordonne, littéralement), inhonorable parce que la traduction inscrit alors en elle-même le « à » qui, comme nous l’avons vu, la rend « insatisfaisante » et une « démarche infinie ». On voit bien que l’original et la traduction n’ont pas le même rapport à la loi. L’original, telle est sa structure, exige, désire, demande et interdit ; la traduction déroute son rapport au
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Derrida, « Des tours de Babel », 226.
contrat en y étant déjà inscrite et, en même temps, en se plaçant hors de sa portée, comme écriture de l’éloignement qui reste toujours à faire. Elle précède et suspend alors toute réponse et toute signature. Elle n’annule pas le contrat, mais elle ne le valide pas non plus ; il y a là de quoi retirer tout sol légal sous les pieds des discours sur la fidélité ou la trahison de la traduction. Le contrat jamais signé, l’échappée sous l’autorité de la loi force à réinventer à chaque fois le statut et la nature du rapport, et telle serait la productivité d’une promesse qui reste promesse. L’hymen, traduction de Babel supposée intraduisible, est aussi bien la promesse du mariage que la séparation, la désunion. Plutôt que de « laisser tomber le corps » comme Derrida le disait dans un essai sur Freud 14, il y a alors dans la traduction quelque chose qui se maintient comme corps étranger, inassimilable et non normalisable par la loi de l’original qu’elle vient creuser ; comme pour les robes, la traduction est, dans le corps, un corps en trop. Un art de la traduction serait alors, comme le manteau royal que Derrida lit comme robe de mariage, « [d’épouser] sans épouser », de suspendre amoureusement sa réponse à la demande en mariage. On peut alors dire que la traduction échappe à la loi de l’original et le fait dévier de son originalité. Le troisième terme du soustitre de Düttmann est parlant, « Abweg » étant la déviance, le chemin à côté de celui qui était attendu, un possible chemin de fuite 15. La traduction échappe même, sans pourtant l’invalider, à la distinction derridienne entre intraduisible et traductible puisque cet aspect déterminant pour la sacralité du texte est déjà un phénomène de traduction à au moins deux titres. Premièrement, parce que Derrida l’a lui-même traduite de Benjamin qu’il cite entre parenthèses. Deuxièmement, parce que la traductibilité comme promesse, hymen, est aussi une traduction de Babel.
14 « Un corps verbal ne se laisse pas traduire ou transporter dans une autre
langue. Il est cela même que la traduction laisse tomber. Laisser tomber le corps, telle est même l’énergie essentielle de la traduction. » (Derrida, « Freud et la scène de l’écriture », 312). Nous avons vu que la pratique foucaldienne de la traduction rend elle aussi cette affirmation problématique (voir supra, note 10, 77). 15 Le premier exemple donné par les frères Grimm dans leur Deutsches Wörterbuch sous la rubrique « Abweg » est : « auf dem abweg entfliehen ».
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À la fin de son texte, Derrida reconduit la distinction à la littéralité : Ce qui se passe dans un texte sacré, c’est l’événement d’un pas de sens […]. Pas-de-sens, cela ne signifie pas la pauvreté mais pas de sens qui soit lui-même, sens, hors d’une « littéralité ». Et c’est là le sacré. Il se livre à la traduction qui s’adonne à lui. Il ne serait rien sans elle, elle n’aurait pas lieu sans lui, l’un et l’autre sont inséparables.
• BABEL HEUREUSE •
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Cette immanence du sens et de la lettre n’est pas tranquille, nous l’avons vu. La seule chose qu’elle bloque, c’est la possibilité de la traduction comme transport de sens d’une langue à une autre. Mais la performance du texte derridien montre (le titre de Düttmann traduisant Babel, « Babylonische Türme », nous l’annonçait) que la traduction en est d’autant plus subversive – l’original ne pleure pas pour rien. Elle est déjà là comme condition de possibilité du contrat, en même temps qu’elle refuse de s’y soumettre. C’est que la traduction, et telle serait peut-être sa “sacralité”, crée une littéralité dont le rapport à l’original ne peut être soumis à aucune autre loi et à aucune autre satisfaction qu’à celle de son éloignement. Les textes sont alors pris d’une mobilité, d’un flottement, que « Des tours de Babel » rend lisible. Et si « pas de sens » est, comme le dit Derrida, non pas une lacune, une déficience mais un « événement », alors le pas, et avec lui la traduction, est détourné et se fait détour, devient chorégraphique. Pas de sens : Sinnschritt.
Ibid., 235.
• 4 . LA TRADUCTION : COMME SUBVERSION
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Kafka, Nachgelassene Schriften und Fragmente II, 484.
Manganelli | Di Meo, Pinocchio : un livre parallèle, 150.
Wir graben den Schacht von Babel. Franz Kafka On ne lit pas un livre ; on y précipite ; il est, à tout instant, autour de nous. Giorgio Manganelli
1. BABEL BASCULE : SUBVERSIONS DE LA TRADUCTION
Subversion : peut-être ce terme nous mène-t-il au pivot où il s’agit de laisser cette recherche. De fait, la traduction comme subversion nous accompagne dès le début : le cogito étrange de Descartes, la généalogie sans origine de Foucault, le doute de l’herméneutique vis-à-vis de l’herméneutique chez Gadamer, etc. À chaque fois singulière, cette subversion est l’expérience heureuse – poétiquement, politiquement – d’une lecture qui laisse valoir la traduction comme événement d’une étrangeté. Après le chapitre consacré à Benjamin, nous avions prolongé le motif de la continuation en la lisant “latéralement” comme projet poétique de Beckett. Faisons de même avec la figure de la subversion dont on trouve la performance radicale chez Dürrenmatt. Prochain “pas de sens”, c’est ainsi en lisant, comme on le fait dès le départ, qu’on ne clora pas cette recherche : on échappera, on en sortira, pour dériver encore. La traduction subvertit ; cela signifie qu’elle met notre expérience sens dessus dessous, elle la subvertit. Elle est basculement. Sa lecture ne peut être que catastrophique – somme toute, la katastrophê, c’est aussi le renversement ou le retournement, la traduction étymologique de la subversion, catastrophique en tout cas pour un ordre qui, avant de lire, croit savoir ce qu’est la Littérature, la Philosophie, etc. Or, ce qui a rendu possible et nécessaire la traduction est, dit-on, justement une catastrophe : la destruction de la tour de Babel par un Dieu courroucé. Une catastrophe ? En , le savant jésuite Athanasius Kircher publie
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. • 1 . BABEL BASCULE
L’image reproduite ici se trouve à la page 37 du livre. À propos du Turris Babel d’Athanasius Kircher et des arguments démontrant l’impossibilité de la tour, voir Wegener, Die Faszination des Masslosen, 144149.
• BABEL HEUREUSE •
1 2
un essai sur la tour de Babel, Turris Babel 1. Il y démontre notamment qu’indépendamment de l’intervention de Dieu, jamais l’édification n’aurait été possible. Selon ses calculs, la tour aurait dû mesurer au minimum l’équivalent de cinq fois le diamètre terrestre, ne serait-ce que pour atteindre le niveau inférieur du ciel marqué par la trajectoire lunaire. Les matériaux de construction nécessaires à une réalisation aussi gigantesque auraient dépassé les réserves disponibles sur la planète. De plus, jamais aucun homme – le chantier nécessite le travail de quatre millions d’ouvriers pendant une durée supérieure à ans – ne pourrait atteindre son sommet puisqu’un cavalier montant la rampe à raison de miles par jour prendrait plus de huit siècles pour l’atteindre. La vanité humaine trouve ainsi la démonstration scientifique de son absurdité. À cela s’ajoute que le poids de la tour aurait dépassé celui de la terre, la faisant alors immanquablement basculer. Les conséquences en sont apocalyptiques : la tour de Babel aurait condamné une partie de la terre à vivre dans la nuit, elle aurait complètement transformé l’équilibre climatique. Surtout, le poids de la tour aurait fait dévier la terre de la position centrale qu’elle occupe dans la Création. C’est l’ordre divin du monde que la tour de Babel menace 2. Le potentiel catastrophique n’est donc pas à chercher dans sa destruction, mais bel et bien dans sa construction. Une gravure de Turris Babel donne à voir la catastrophe évitée grâce à l’intervention divine et, coïncidence suggestive, elle le fait en traçant en grand sur la page le signe même du Salut, la croix. Mais à y regarder de plus près, outre la « Nota ad Lectorem » des deux encadrés qui explique les conséquences du basculement – un autre bouleversement – heureux puisqu’il est la conséquence de la catastrophe évitée – apparaît : le verset . de la Genèse où est prise la décision de construire une tour qui atteindrait le ciel (« venite faciamus nobis civitatem et turrem cuius culmen pertingat ad caelum » selon la vulgate citée en premier lieu) est inscrit en haut de page et d’emblée dans six versions différentes (en latin, grec, syriaque, hébreu, arabe et chaldéen). L’initiative de la construction est ainsi, selon un curieux
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anachronisme, exprimée en plusieurs langues qui se traduisent avant l’intervention de Dieu. La gravure met en évidence le fait que la confusion résultant de sa destruction salvatrice la précède aussi dans la multiplicité des textes qui la donnent à lire 3. Comme si la traduction avait déjà été là, agissait dans la langue unique, présente, originale : la subversion par la traduction se produit toujours déjà, confusion heureuse d’avant la confusion. Et c’est de cela que « Babel » est le nom. Plongeons-y. 2. LA CATASTROPHE DU « TUNNEL » ET SA VISIBILITÉ : « KULISSEN » OU « COULISSES »
Dürrenmatt, Stoffe IV-IX, 50-52.
Je capitulai, confirmais la vieille histoire, la tour s’écroulait en grondant. (Dürrenmatt | Despot, Vallon, L’édification, 38).
« Babel », « Tunnel » : chez Dürrenmatt, le lien entre les deux termes ne se limite peut-être pas uniquement à une coïncidence sonore. En , soit trois ans avant la rédaction de la nouvelle « Der Tunnel », il avait travaillé sur une pièce intitulée Der Turmbau zu Babel. Elle devait raconter la construction chaotique de la tour qui, à la différence de ce qu’en dit le récit biblique, atteint le ciel. Nabuchodonosor est le seul à y arriver, tous les autres hommes ont été brûlés par le soleil, ou (c’est ici que s’annonce un lien avec le « Tunnel ») sont tombés des jours durant vers la terre. Il espérait trouver Dieu là-haut, créateur d’un monde absurde, pour le tuer. À sa place, il y rencontre un vieillard qui balaie et auquel Nabuchodonosor va finalement succéder 4. La pièce ne sera jamais achevée et Dürrenmatt brûlera une partie du manuscrit : « ich kapitulierte, machte die alte Geschichte wahr, der Turmbau brach krachend zusammen. » Notons bien : c’est la « vieille histoire », celle de la Bible, qui concorde avec la pièce. Car une particularité du Turmbau zu
3
4
Marc de Launay conteste la tradition selon laquelle l’épisode de Babel relate l’apparition de la multiplicité des langues en s’appuyant notamment sur le fait que leur pluralité apparaît déjà au chapitre 10 et notamment juste avant le récit de la construction de la tour (Launay, « “Nous creusons la fosse de Babel” », 109-110). Il y a visiblement confusion autour de la confusion des langues. Si je ne puis me prononcer sur la démonstration philologique de Marc de Launay et la rupture qu’il établit avec la lecture classique de ce texte, il semble néanmoins évident que Kircher participe de la tradition qui fait de Babel l’événement inaugural de la confusion des langues ; Turris Babel est d’ailleurs largement consacré à l’histoire de leur multiplicité. Pour l’intrigue de la pièce, voir Friedrich Dürrenmatt, Stoffe IV-IX, 50-52. Pour plus de détails, notamment à partir des passages qui subsistent du manuscrit, cf. Wirtz, « Die Verwandlungen des Engels », 146 sqq.
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(Dürrenmatt | Weideli, Le chien, Le tunnel, La panne, 98).
. • 2 . LA CATASTROPHE DU
« TUNNEL » ET SA VISIBILITÉ
6
Le récit inverse soudainement la topographie traditionnelle associée au Divin (Dieu se retrouve “sous” nous, comme s’il était en enfer), inversion lisible dans la phrase au moment où, nous ayant laissé tomber, il nous précède dans la chute ; on chute simultanément à partir et vers lui. La traduction française renforce la subversion par la valeur littérale que peut prendre le « si bien » paradoxalement associé à « laissés tomber ». Comme si souvent chez Dürrenmatt, la nouvelle travaille aussi avec Kierkegaard (« Ohne Kierkegaard bin ich als Schriftsteller nicht zu verstehen » | « sans Kierkegaard, on ne peut pas me comprendre comme écrivain » affirme-t-il dans Stoffe IV-IX, 125 ; L’édification, 92). On se souvient du lâcher-prise qu’implique, non sans vertige, le “saut” tant discuté par les existentialistes. La nouvelle laisse aussi entendre les hymnes de Hölderlin ; l’imperceptibilité du Divin dans « Patmos » : « Zu lang, zu lang schon ist / Die Ehre der Himmlischen unsichtbar » ou la fin de « Dichterberuf » : « Furchtlos bleibt aber, so er es muss, der Mann / Einsam vor Gott, es schützet die Einfalt ihn, / Und keiner Waffen brauchts und keiner / Listen, so lange, bis Gottes Fehl hilft. ». Walter Weideli, a notamment traduit Robert Walser, Elias Canetti, Ludwig Hohl et plusieurs œuvres de Dürrenmatt jusque dans les années 1980.
Dieu nous a laissés tomber si bien que nous voilà précipités vers lui.
• BABEL HEUREUSE •
5
Dürrenmatt, Der Hund, Der Tunnel, Die Panne, 82.
Babel est justement que la construction est menée à son terme, achevée puisqu’il n’y a plus de Dieu pour l’empêcher. À la hargne obstinée des hommes pour monter au ciel et y demander des comptes, répond l’absence de Dieu qui, visiblement, les a laissés tomber ; et c’est justement cela que dit, trois ans plus tard, la fin du « Tunnel » : « Gott liess uns fallen und so stürzen wir denn auf ihn zu 5. » Dans le récit du « Tunnel », linéaire et ne formant qu’un seul long bloc textuel, un jeune étudiant de vingt-quatre ans prend, comme chaque semaine, le train pour Zurich. Lors de ce voyage en principe sans histoire, le train se perd et sombre finalement à vive allure dans un tunnel sans fin et le jeune homme, seul passager à avoir rapidement noté l’anomalie, va avec le chef de train dans la locomotive et contemple fasciné le rien qui s’offre à lui. La nouvelle a été publiée en en édition “biface” avec sa traduction par Walter Weideli 6, c’est-à-dire de telle manière que les deux versions débutent chacune à une extrémité du livre ; le volume comporte ainsi deux “débuts” et, au fil de l’avancement de la lecture, les “fins” de chaque version s’approchent l’une de l’autre. Il y a alors un pivot du livre qui impose non pas la lecture d’un texte, mais aussi le retournement du livre en vue de son prolongement, la lecture de l’autre version, dans l’autre sens et dans l’autre langue. Le texte insiste sur la normalité, normalité que le tunnel – plus exactement le “devenir-trou” du tunnel – vient interrompre. Le
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Dürrenmatt, Der Hund, Der Tunnel, Die Panne, 15 ; Dürrenmatt | Weideli, Le chien, Le tunnel, La panne, 15. Ibid., 16.
Ibid., 20.
Ibid., 18.
narrateur souligne que l’étudiant monte dans « l’express habituel » / « in den gewohnten Zug 7 » et qu’il le prend « souvent » en français, « schon manchmal » en allemand. Cette habitude joue un rôle crucial dans la reconnaissance de la catastrophe : par opposition aux passagers qui ne perçoivent rien de particulier, l’étudiant utilise le référentiel qu’il connaît pour constater la durée anormale du tunnel. De fait, seuls les personnages dont on sait qu’ils font le trajet régulièrement paraissent inquiets : l’étudiant, le contrôleur et le chef de train. Les autres passagers sont indifférents à la longueur du tunnel ; dans le même compartiment que le jeune homme, un joueur d’échec et une jeune fille rousse qui lit un roman ne sont pas affectés par la catastrophe qui s’annonce, alors qu’en dehors du compartiment seul un touriste anglais prête attention au tunnel et tapote la vitre avec sa pipe « d’un air épanoui » en disant « Simplon ». Dans la vitre à travers laquelle on ne voit rien et qui devient image, ne se miroite, magrittéenne, que la pipe qui dit alors le contraire de son propriétaire : “ceci n’est pas le Simplon”. Pour amplifier l’effet de normalité, le narrateur inscrit l’histoire dans une topographie connue. Les noms de lieu (Zürich, Burgdorf, Herzogenbuchsee, Langenthal) établissent un référentiel repérable, tranchant avec l’anonymat de la plupart des personnages 8, qui va être défait par l’apparition du tunnel. Les noms tracent “l’horizon d’attente” des protagonistes et donc leur compréhension du tunnel comme catastrophe. Aussi, la première réaction du jeune homme consiste-t-elle à corriger son référentiel : « il était donc probable qu’il s’était trompé de train » ; en allemand, c’est moins l’erreur probable de l’étudiant qui est évoquée que la fausseté de la référence : « es war daher wahrscheinlich, dass er einen falschen Zug genommen hatte ». Seul le faux train explique ce bien trop vrai tunnel. Il s’agit d’éviter la catastrophe par le déplacement topographique de la normalité ; on est certes dans un tunnel, mais ce tunnel est ailleurs. Ce n’est que par l’autorité du contrôleur puis du chef de train que ce déplacement est contrecarré. Pour les autres voyageurs, le problème se pose de manière très différente. Dans le même compartiment, le joueur d’échec ne 7 8
Comme il s’agit d’une édition biface, la pagination de chaque version est identique. On ne connaît que le nom du chef de train : « Keller », littéralement « cave ».
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bronche pas : la Suisse, son annuaire statistique l’a dit (sa seule référence semble-t-il), est un pays de tunnels et celui-ci est donc plus la confirmation d’un ordre qu’une intrusion extraordinaire. Quant à la lectrice, deuxième passagère du compartiment, elle est à tel point plongée dans son livre que le tunnel ne semble pas exister pour elle ; il est, tout au plus, un dérangement momentané de la lecture. En contraste donc avec les autres passagers, le jeune homme s’affirme comme un voyant. Cette « Fähigkeit » – en français c’est un « don » – est mentionnée dès le début du récit :
Ibid., 15.
. • 2 . LA CATASTROPHE DU
« TUNNEL » ET SA VISIBILITÉ
L’étudiant est celui qui voit, mais aussi celui qui, parce qu’il voit, refuse de voir et inscrit ce refus dans son corps : cigares, lunettes, tampons de ouates et graisse sont d’emblée mentionnés comme moyens de démarcation, et ce dans une phrase elle-même hypertrophiée. Or, entre la version allemande et la version française, la capacité de voir ne s’articule pas exactement de la même manière au positionnement du narrateur. Cette différence devient lisible au moment même où les deux textes, en apparence, semblent coïncider. Les faux amis « Kulisse » et « coulisse » impliquent un décalage du regard que les narrateurs français et allemand portent à la fois sur l’étudiant et les « horreurs » qu’il perçoit. En effet, « Kulisse » désigne non pas les coulisses, l’envers du décor, ce qu’il a “derrière” mais le décor lui-même. Du coup le terme allemand crée à la fois une dichotomie devant / der-
• BABEL HEUREUSE •
Un jeune homme de vingt-quatre ans, gras comme s’il avait voulu tenir à distance les horreurs qu’il voyait se dérouler dans les coulisses (il avait ce don, et c’était peut-être le seul), aimant à boucher, puisque c’est bien par là que l’abominable risquait de l’envahir, les ouvertures de son corps au point de fumer le cigare (Ormond Brasil ⁾ et de porter une seconde paire de lunettes sur la première, des lunettes de soleil, et des tampons d’ouate dans les oreilles […].
Ein Vierundzwanzigjähriger, fett, damit das Schreckliche hinter den Kulissen, welches er sah (das war seine Fähigkeit, vielleicht seine einzige), nicht allzu nah an ihn herankomme, der es liebte, die Löcher in seinem Fleisch, da doch gerade durch sie das Ungeheuerliche hereinströmen konnte, zu verstopfen, derart, dass er Zigarren rauchte (Ormond Brasil ) und über seiner Brille eine zweite trug, eine Sonnenbrille, und in den Ohren Wattebüschel […].
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rière (« hinter »), mais donne aussi sa position au narrateur. Celle-ci est à situer non pas dans les coulisses mais bien du côté où le décor fonctionne comme décor, dans l’espace d’illusion, où plutôt dans son “jeu”, puisqu’en défaisant le référentiel qui permettrait de faire le partage entre illusion et réalité, la nouvelle subvertit aussi cet espace. Le narrateur allemand est ainsi étroitement lié à l’étudiant pour qui il existe un devant et un derrière, même si le texte ne nous révèle pas s’il a la même faculté de voyance que le personnage. Le positionnement commun de l’étudiant et du narrateur par rapport à l’horreur est également marqué par le « herankomme[n] » et le « hereinströmen » (“her” marque un mouvement qui se rapproche de celui qui parle), qui signalent une situation d’énonciation partagée. En français en revanche, le texte suggère certes l’idée d’une opposition devant / derrière, mais elle n’apparaît qu’implicitement. L’expression « dans les coulisses » annonce une perspective narrative biaisée, latérale par rapport à l’étudiant : pour annoncer la visibilité de ce qui menace “derrière”, le texte allemand doit dire « hinter », alors qu’en français l’envers du décor est déjà impliqué par le mot « coulisse ». Le narrateur allemand est lié à la perspective de l’étudiant, spectateur comme lui, tout en sachant que l’illusion scénique cache un mécanisme abominable. Le narrateur français est par contre en dehors de la salle du théâtre, capable d’embrasser à la fois la perspective de l’étudiant et, puisqu’il y a pour lui un « dans » les coulisses et non un « derrière » le décor, l’espace derrière l’illusion. Il a du coup une position qui ne coïncide pas avec celle de l’étudiant qui, à son tour, semble tenir à distance non seulement l’horreur, mais aussi son narrateur. Mais en plus – c’est un aspect caractéristique du texte français – cette distance permet de mettre en évidence le statut du texte, lui-même espace d’illusion. Les apparentes dichotomies – devant / derrière, réalité / illusion – se décousent dans la mise en rapport des textes et les termes « Kulissen » et « coulisses », dans leur apparente proximité, sont eux-mêmes le décor où – et non derrière lequel – se défait la paisible unité, la normalité rassurante du « Tunnel ».
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3. LA CATASTROPHE DU « TUNNEL » ET SA LISIBILITÉ : LE LIVRE MUET ET LE TUNNEL ÉCHAPPANT AU « TUNNEL »
Pour ce qui concerne l’étudiant, un des paradoxes de sa vision – outre le fait qu’il voit aussi au moment où il n’y a littéralement « rien » (c’est le dernier mot du texte) à voir – réside dans le refus de se laisser corporellement envahir par l’horreur dans les coulisses. Les cigares « Ormond Brasil » semblent, pour celui qui veut bien entendre en français, porter leur fonction dans leur nom – écran de fumée entre le corps et l’horreur, bouchons qui permettent de maintenir l’abominable hors monde. Cette volonté de démarcation du corps et de l’horreur est réitérée dans le corps même du texte par l’inscription d’une parenthèse :
• BABEL HEUREUSE •
Dürrenmatt, Der Hund, Der Tunnel, Die Panne, 15 ; Dürrenmatt | Weideli, Le chien, Le tunnel, La panne, 17.
(toujours semblables parce qu’il n’avait vécu que pour cet instant qui venait d’arriver, cet instant d’effraction où la terre s’était brusquement entrouverte pour l’engloutir dans ses entrailles fabuleuses).
Deux remarques s’imposent ici. Premièrement, là où le texte allemand établit une dichotomie surface / intérieur, la traduction
« TUNNEL » ET SA LISIBILITÉ
(immergleich, weil er nur auf diesen Augenblick hinlebte, der nun erreicht war, auf diesen Augenblick des Einbruchs, auf dieses plötzliche Nachlassen der Erdoberfläche, auf den abenteuerlichen Sturz ins Erdinnere).
• 3 . LA CATASTROPHE DU
Le corps bouché et les actes ordonnés sont une résistance à la catastrophe. Mais le rapport n’est pas simplement d’opposition ; le paradoxe réside aussi dans le fait que c’est précisément par le maintien d’un semblant d’ordre que la catastrophe est recherchée. Ainsi, une autre parenthèse dit-elle (il est question du retour identique et banal du quotidien) :
.
(tout ce qu’il entreprenait n’était qu’un subterfuge, derrière la façade de ses actes se cachait un besoin d’ordre, non pas de l’ordre en soi, mais d’un semblant d’ordre face à l’horreur dont il essayait de se protéger en se rembourrant de graisse, en se fourrant des cigares dans la bouche, des tampons dans les oreilles).
(alles, was er tat, war nur ein Vorwand, hinter der Fassade seines Tuns Ordnung zu erlangen, nicht die Ordnung selber, nur die Ahnung einer Ordnung, angesichts des Schrecklichen, gegen das er sich mit Fett polsterte, Zigarren in den Mund steckte, Wattebüschel in die Ohren).
Ibid., 23-24.
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désigne cet intérieur (« entrailles », du latin intralia, intérieur) mais donne aussi littéralement corps à la terre devenue monstrueuse et gloutonne. Le train sombre ainsi moins qu’il n’est avalé ou gobé. Le texte français opère par là un renversement qui n’est pas explicite en allemand : ce n’est pas l’abominable qui fait intrusion dans le corps du jeune homme mais c’est lui qui, par la chute, est ingéré par l’abominable. Deuxièmement, en traduisant « abenteuerlich » par « fabuleux », la traduction donne à lire non seulement le caractère extraordinaire de cette aventure ; dans le prolongement du « dans les coulisses » de la première phrase, elle énonce aussi, génériquement et réflexivement, la littérarité ou la fictionnalité du texte que nous lisons, à savoir une fable dont un des éléments constitutifs est, selon Aristote, outre la péripétie et la reconnaissance, la catastrophe. Ce jeu avec l’espace d’illusion ou de fictionnalité existe aussi dans le texte allemand. C’est la fille rousse lisant son roman qui constitue le moment le plus évidemment réflexif. La lecture de la fille n’est interrompue que par l’entrée du train dans le tunnel alors que les lumières du wagon n’ont pas encore été allumées :
Dürrenmatt, Der Hund, Der Tunnel, Die Panne, 15 ; Dürrenmatt | Weideli, Le chien, Le tunnel, La panne, 17.
Es war völlig finster im Abteil, da der Kürze des Tunnels wegen die Lichter nicht in Funktion gesetzt waren, denn jede Sekunde musste sich ja in der Scheibe der erste, fahle Schimmer des Tages zeigen, sich blitzschnell ausweiten und mit voller, goldener Helle gewaltig hereinbrechen; als es jedoch immer noch dunkel blieb, nahm er die Sonnenbrille ab. Das Mädchen zündete sich in diesem Augenblick eine Zigarette an, offenbar ärgerlich, dass es im Roman nicht weiterlesen konnte, wie er im rötlichen Aufflammen des Streichholzes zu bemerken glaubte; seine Armbanduhr mit dem leuchtenden Zifferblatt zeigte zehn nach sechs.
L’obscurité, dans le compartiment, était totale car vu la brièveté du tunnel on avait renoncé à faire fonctionner les lampes, et d’ailleurs un premier pâle reflet de jour allait se montrer d’une seconde à l’autre dans la vitre ; il s’étendrait à la vitesse de l’éclair, envahissant brusquement tout d’une clarté vive, dorée ; mais comme l’obscurité durait toujours, il ôta ses lunettes de soleil. Au même instant la jeune fille alluma une cigarette, manifestement agacée de ne pouvoir continuer sa lecture, à ce qu’il crut du moins deviner durant le bref éclair rougeâtre lancé par l’allumette ; le cadran lumineux de sa montre-bracelet indiquait six heures dix.
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. • 3 . LA CATASTROPHE DU
« TUNNEL » ET SA LISIBILITÉ
À la fin de la phrase suivante, on apprend qu’il est six heures et quart lorsque les lumières sont enclenchées. Le wagon a donc passé cinq minutes dans l’obscurité. Une fois arrivé à la locomotive vide, le chef de train dira à l’étudiant que le conducteur a sauté du train « au bout de cinq minutes déjà » (Ibid., 25).
• BABEL HEUREUSE •
9
Ibid., 16.
La lumière n’existe plus que comme attente, réduite à un « Schimmer » en allemand alors qu’en français, comme si une face du livre biface faisait miroiter l’autre, ce « Schimmer » en est le « reflet ». L’attente de la clarté est en fait une image : c’est « dans la vitre », « in der Scheibe », et non à travers elle que la lumière est fictivement attendue. La fenêtre n’est pas le milieu transparent entre un intérieur et un extérieur, mais bien la surface d’une projection attendue, décor, « Kulisse ». Or, la lumière de la vitre, littéralement prévue, fait aussi bien écran. Le tunnel, que l’étudiant « n’avait jamais vraiment remarqué […], mais tout au plus senti passer » devient un fait, une évidence qui l’amène à enlever ses lunettes. Le tunnel ne passe plus. Surtout, sa longueur est normalisée comme le confirme quelques lignes plus loin, en contraste avec le reflet prévu, l’enclenchement des lumières. “L’événement” de la non-fin s’impose – on apprendra d’ailleurs plus loin que c’est après ces cinq minutes sans lumière que le conducteur a sauté du train 9 – mais on ne lit pas par quoi. Occupé à projeter une lumière fictionnelle dans la vitre, le texte tait la transition d’un tunnel court, normal au point qu’on n’enclenche pas les lumières, à un tunnel sans fin. C’est donc à un moment crucial, moment muet, que l’obscurité empêche la lectrice de lire. Au lieu de la lumière escomptée, c’est son image, une apparition fragile à la lumière d’une allumette, qui est visible un instant, en allemand, significativement, un « Augenblick ». Cette apparition est ambivalente, à la fois lointaine et proche. Lointaine, puisque le lecteur du « Tunnel » lit que la lectrice dans le tunnel ne lit pas. Mais c’est justement là aussi l’écran du texte. Alors que se produit silencieusement la transition d’un tunnel indiscernable par sa brièveté à l’évidence d’un tunnel infini, le texte fait apparaître une scène de non-lecture. En ce sens, le livre de la jeune fille est muet au même moment que le nôtre. On trouve ainsi dans le tunnel et dans le « Tunnel » l’image de sa propre incapacité de déchiffrement. En même temps, la lectrice constitue une sorte de mise en abyme par inversion, comme dans un miroir ou dans les vitres. Car ce que révèle le paradoxe d’une lectrice que nous lisons lorsqu’elle ne
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Dürrenmatt, Der Hund, Der Tunnel, Die Panne, 15 ; Dürrenmatt | Weideli, Le chien, Le tunnel, La panne, 20.
Ibid., 26.
lit pas, c’est des manières de s’exposer à la lecture. En interrompant sa lecture au moment du tunnel, elle fait ce que nous ne ferons pas, elle évite ce à quoi on s’engage : une lecture catastrophique. En ce sens, elle fait écho au mécanicien qui, en sautant du train, a aussi échappé au « Tunnel ». En contraste à ses stratégies de lectures sécuritaires, le texte nous annonce déjà l’expérience d’un livre dans lequel on ne sera pas seulement plongé, mais dans lequel, surtout, on plonge. La traduction ajoute une dimension à cette réflexivité. En parlant de fable, elle donne à lire la fictionnalité du texte. Ainsi, à part l’expression « fabuleux », la traduction marque une distance supplémentaire entre le narrateur et ce qui est raconté. Dans la première phrase, l’étudiant, en allemand, s’engraisse et se bouche le corps pour se protéger de l’horreur ; en français, le jeune homme fait « comme si » il voulait se protéger. De cette manière, ce n’est pas seulement la graisse, mais aussi l’explication en français qui fonctionne comme masque et, comme l’implique aussi le regard biaisé de « coulisses », l’étudiant tient également à distance l’horreur et le narrateur. Ailleurs, lorsque le narrateur met en évidence le contraste entre l’étudiant voyant et les autres passagers, le texte allemand dit « Die Menschen […] verhielten sich ruhig » traduit par « Les gens […] avaient l’air très calmes », l’expression « avoir l’air » rejouant la dichotomie montrer / cacher exprimée dès le début du récit. À la fin de la nouvelle, alors que le chef de train tente de remonter à la verticale de la locomotive vers les wagons, il se retrouve, en allemand, suspendu dans le puits – « Schacht » dit le texte comme pour rappeler la citation de Kafka en exergue de ce chapitre – tandis qu’en français, il est « comme dans un puits ». Cette nuance est capitale : le « comme » sème le doute sur la possibilité de nommer un couloir devenu catastrophiquement puits. Or cette incapacité de nommer est d’emblée au centre du récit, que ce soit par les noms des villes qui, traçant la topographie d’une normalité, sont désormais impropres et désuets ou par la scène du livre muet au moment même où la perte du train dans le tunnel devient évidente. Ce que le texte nomme « tunnel » n’est justement pas, n’est déjà plus, voilà la catastrophe : un tunnel. En marquant le récit d’un doute et d’une distance supplémentaire, la traduction met aussi au jour le caractère innommable de ce tunnel qui, parce qu’il n’a pas de fin (et qui n’a sinon rien d’anormal
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Ibid., 21.
Ibid., 26.
• BABEL HEUREUSE •
Ibid., 24.
. • 3 . LA CATASTROPHE DU
estime, en euphémisant la catastrophe, le chef de train), parce qu’il est sans issue, littéralement a-porétique, n’est pas un tunnel ; ce qui attend le train et ses passagers n’est pas une sortie, mais le vide d’une course indéfinie. Le fait que la traduction répète dans le dernier paragraphe à deux reprises le mot « vide » pour traduire une fois « unten », une fois « Abgrund », est alors remarquable. Il ne renvoie pas seulement à ce que voient – en ne voyant rien – les deux protagonistes sous eux ; il nomme aussi l’impossibilité même de désigner ce qu’ils voient, à savoir la catastrophe d’un tunnel qui, justement, n’en est pas un. La traduction semble réaliser à un autre niveau le mutisme du livre. Nous l’avons vu, la fille doit interrompre sa lecture au moment où les lumières du wagon n’ont pas encore été enclenchées, alors que le livre que nous lisons tait la transition vers l’anormal. La traduction, elle, reprend ces éléments mais, en plus, se tait lorsque le tunnel se transforme définitivement en trou et que le train dégringole. Comme pour confirmer à la fois le mutisme du livre incapable de décrire la catastrophe et le vide d’un tunnel / pas tunnel, la phrase qui, en allemand, témoigne de son devenir-trou – « Die Maschine schien sich von neuem nach vorne zu neigen » – est l’unique phrase non traduite ; le vide, au moment où il se réalise, n’est pas dit, il est fait. En français, le texte performe cet étrange événement qui rend le tunnel insaisissable, indicible, tunnel qui n’est plus un tunnel, trou – troué. La traduction, en inscrivant un « comme si » supplémentaire dans le récit dürrenmattien, n’en est alors pas un simple redoublement : elle réalise textuellement l’impossibilité de désigner la catastrophe et montre, en quelque sorte, à quel point le tunnel échappe au « Tunnel ».
« TUNNEL » ET SA LISIBILITÉ
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4. LA CHUTE DANS LE LIVRE OU LE BASCULEMENT HEUREUX DE BABEL
Finalement, autant le récit que sa lecture s’emballent :
Dürrenmatt, Der Hund, Der Tunnel, Die Panne, 15 ; Dürrenmatt | Weideli, Le chien, Le tunnel, La panne, 26.
« Was sollen wir tun ? » schrie der « Que devons-nous faire ? », criat-il au travers du vacarme des Zugführer durch das Tosen der parois du tunnel déferlant sur ihnen entgegenschnellenden eux dans l’oreille de l’autre, Tunnelwände hindurch dem qui, de tout son corps inutileandern ins Ohr, der mit seinem ment gras et ne le protégeant fetten Leib, der jetzt nutzlos plus, adhérait sans bouger à la war und nicht mehr schützte, vitre du poste de commande et unbeweglich auf der buvait avidement de ses yeux Glasscheibe des Führerstandes enfin grands ouverts le vide klebte und den Abgrund unter béant. « Que devons-nous ihm in seine nun zum ersfaire ? », cria encore une fois le tenmal weit geöffneten Augen chef de train, à qui le jeune sog. « Was sollen wir tun ? » homme de vingt-quatre ans, schrie der Zugführer noch sans détourner les yeux du einmal, worauf der spectacle, ni se laisser distraire Vierundzwanzigjährige, ohne par les deux tampons d’ouate sein Gesicht vom Schauspiel qu’un formidable courant d’air abzuwenden, während die zwei brusquement surgi dans la Wattebüschel durch den ungecabine projetait à la vitesse de heuren Luftzug, der nun plötzl’éclair vers le haut du couloir, lich hereinbrach, pfeilschnell répondit avec une hilarité fannach oben in den Schacht über tomatique : « Rien ». ihnen fegten, mit einer gespensterhaften Heiterkeit antwortete : « Nichts. »
Le « rien », « nichts » prononcé par le jeune homme et dernier mot du texte, fonctionne comme une confirmation de la catastrophe. D’abord, il annule la question, question kantienne, à laquelle pourtant il est supposé répondre. « Was sollen wir tun ? », « Que devons-nous faire ? » La question n’est pas posée, mais criée à deux reprises par le chef de train – leurs rôles respectifs sont soudainement inversés 10 – et elle se fait elle même tunnel sonore perçant le vacarme du tunnel (« hindurch », « au travers »). Elle
10 Plus tôt, c’est logiquement l’étudiant qui demande au chef de train quelle
action doit être entreprise : « Ob er die Notbremse ziehen solle, fragte der junge Mann » (Ibid., 22).
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Dürrenmatt, Der Hund, Der Tunnel, Die Panne, 82 (annexe).
Dürrenmatt | Weideli, Le chien, Le tunnel, La panne, 97 (annexe).
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Dürrenmatt, Der Hund, Der Tunnel, Die Panne, 81 (annexe).
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Dürrenmatt | Weideli, Le chien, Le tunnel, La panne, 98 (annexe).
• 4 . LA CHUTE DANS LE LIVRE
est la question normative par excellence, posée par celui qui est supposé incarner l’autorité. La “réponse” de l’étudiant, elle, se soustrait à la norme, raison pour laquelle, devenue fantomatique, elle reste flottante et se dérobe à toute référence. Bien sûr, elle est la conséquence de cette chute infinie : il n’y a « rien » à faire qu’à contempler, fasciné, le vide qui s’ouvre. Ce vide, d’ailleurs, est paradoxalement “plein”, concentré, puisqu’en l’absence de référentiel, il n’y a plus de dehors du tunnel qui permette de maintenir comme dichotomies imperméables une illusion face à une réalité, un rien opposé au tout. Mais ce « rien » final désigne aussi un défaut de fin et ce autant sur le plan de ce qui est raconté (un tunnel sans fin) que sur celui du texte lui-même (le « Tunnel » sans fin). Il existe en effet une première version du texte que nous avons déjà rencontrée plus haut, modifiée par Dürrenmatt en , dans laquelle le « Nichts » est suivi de « Gott liess uns fallen und so stürzen wir denn auf ihn zu », « Dieu nous a laissés tomber si bien que nous voilà précipités vers lui . » En terminant par « Rien », la nouvelle version énonce aussi le manque de la première fin, non seulement fin initiale du récit, mais également fin annoncée du tunnel, Dieu. La première fin est publiée en annexe dans le volume. En allemand, elle est intitulée « Der ursprüngliche Schluss des “Tunnels” » et, en français, « Première version du “Tunnel” (fin) ». Le titre allemand court-circuite la fin (« Schluss ») et l’origine (« Ursprung ») : c’est la fin originaire du « Tunnel ». La suppression de ce passage implique à la fois l’absence de fin du « Tunnel » (comme du tunnel) ; mais elle signifie aussi la disparition de l’origine qui la caractérisait. De fait, justement parce que la lecture du texte peut, dans le livre, se prolonger, se refaire indéfiniment dans l’autre sens, l’absence de fin originaire traduit la fin de l’origine. C’est à cette possibilité que se réfère la polysémie du titre français. Le terme de « fin » n’y apparaît lui-même que comme une adjonction, soulignant ainsi que la « (fin) » n’est pas à proprement parler dans la nouvelle, et qu’au sein du volume elle est un ajout. Mais c’est surtout le terme « version » qui attire l’attention : à la fois une étape textuelle, le statut du texte (une traduction) et, enfin, le geste qui fait disparaître cette fin du livre pour le lire en sens inverse : une version, c’est aussi un retournement. Du coup, le terme « version » noue ensemble ce qui annule la fin originaire de la nouvelle, à savoir la traduction, toujours encore à lire dans la version du livre, la fin étant du coup à chaque fois
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différée par le retournement du volume auquel on est convié, dans lequel il est déjà pris : en effet, assez étrangement, on semble précéder l’étudiant dans la chute, on le voit voir « sans détourner les yeux du spectacle ». On devance bien l’étudiant, on en perçoit le visage collé contre la vitre avant de la locomotive. Du coup, on chute aussi, déjà à travers la page. Avec le dernier mot du texte, « rien », « nichts », ni le tunnel, ni le « Tunnel » ne trouvent leur aboutissement et le récit « Tunnel », tout comme le tunnel qu’il désigne improprement, continuent indéfiniment dans la page. Les deux versions semblent d’ailleurs ne pas savoir où placer leur point : « “Nichts.” » en allemand, comme s’il s’agissait de ne clore que la réplique de l’étudiant, le récit prolongeant ainsi sa course au-delà de la citation, ou « “rien”. » en français, comme si c’était cette fois la réplique qui performait ce qu’il dit de “l’autre côté” du récit – « rien », point, puis rien. Chez Beckett déjà, nous avions vu que le blanc n’équivaut pas nécessairement à une désolation 11. Ici aussi, le blanc n’est pas l’espace indifférent qui le suit ; il est le moment qui invite à la version du livre et maintient l’ouverture du « Tunnel », du tunnel. Le texte n’est pas pris en tenaille entre les deux faces du livre, il fuit, texte de plaisir, de l’ordre prescrit par la division canonique de l’original et de version, du recto et du verso. Or, puisque le « Tunnel » n’a pas de fin, qu’il se lit et relit, dans une boucle où origine et fin se court-circuitent, l’extraordinaire précède et inquiète toujours déjà la normalité que la nouvelle met d’abord vainement en place. Les termes « coulisses », « Kulissen » du début, qui désignent aussi cet ordre, s’associent au « Schauspiel », « spectacle » de la “dernière” phrase qui décrit la vision du tunnel. L’avant et l’arrière, l’apparence et le réel qui semblaient de prime abord distinguables, s’engrènent par la lecture encore à faire et le « Tunnel » est aussi le mouvement par lequel ces dichotomies et leurs normes s’annulent. On lit ainsi encore et encore, à chaque fois différemment et dans l’autre langue. On ne lit pas un tunnel qui serait une traversée d’un bout à un autre, on ne lit pas un livre du début à sa fin et, surtout, on ne lit pas une traduction qui serait un passage d’une langue à une autre. S’enfonçant dans le volume entrouvert, on lit, certes, une catastrophe. Mais surtout, reprenant l’autre ver11 Voir supra, 209.
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sion, notre lecture devient elle-même subversive, catastrophique : la katastrophê, le renversement, la version n’est pas un moment textuel distant, mais bien l’événement d’une lecture par laquelle, aboutissant à chaque fois dans le “Nichts” ou le “rien” de la page pour poursuivre la lecture par l’autre bout, dans l’autre langue, on est nous aussi pris dans la chute. Les versions du « Tunnel » offrent ainsi à la fois la lecture d’un récit catastrophe et la lecture catastrophique d’un récit. Impossible, ici, de séparer le texte du livre, impossible d’exiger de la traduction qu’elle soit la simple répétition transparente d’un original. La traduction n’a pas plus que le tunnel un but ou une mission : elle a, elle est un effet. Les textes babéliens de Dürrenmatt et de Weideli fonctionnent du coup comme une performance formidable de la traduction : ça ne passe pas, ça se passe. Le recours à un ordre qui ne lit que des originaux, qui replie soigneusement l’identité d’une œuvre dans un texte, une langue, une origine, passera à côté d’une expérience radicale et singulière. Comme la fille aux cheveux rouges, sa lecture sera peut-être sûre, solide, souveraine ; mais elle ne sera pas catastrophique. En revanche, pour celui qui aime lire la traduction, une lecture étrange le touchera et le fera dériver : celle d’un récit qui ne parle pas de mais qui est encore et encore une continuation, celle d’un récit qui n’a pas de, mais qui est une chute. La littérature s’en trouve sens dessus dessous, basculée, à inventer. Et lire la traduction aura été l’événement créatif d’une lecture qui file, heureuse Babel, vers une autre version –
• 4 . LA CHUTE DANS LE LIVRE
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• ADORNO - BARTHES
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• BABEL HEUREUSE •
• BAUDELAIRE - BIBLE
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• BABEL HEUREUSE •
• BIBLIA - DERRIDA
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• BABEL HEUREUSE •
• DERRIDA - FUMAROLI
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• BABEL HEUREUSE •
• GADAMER - HART NIBBRIG
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• BABEL HEUREUSE •
• HART NIBBRIG - LUTHER
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• BABEL HEUREUSE •
• LYDON - RIÉRA
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• BABEL HEUREUSE •
• RILKE - WEGENER
TUCHOLSKY, Kurt, Sprache ist eine Waffe. Sprachglossen, Rowohlt, Reinbek bei Hamburg, . UNSELD, Siegfried, « To the Utmost.To Samuel Beckett on His Eightieth Birthday » in As No Other Dare Fail: For Samuel Beckett on His th Birthday by His Friends and Admirers, John Calder, London, , pp. -. UTZ, Peter, Anders gesagt – autrement dit – in other words. Übersetzt gelesen : Hoffmann, Fontane, Kafka, Musil, Hanser, München, . VANNI, Michel, L’impatience des réponses. L’éthique d’Emmanuel Lévinas au risque de son inscription pratique, CNRS éditions, Paris, . —— L’adresse du politique. Essai d’approche responsive, Cerf, Paris, . VOLTAIRE, Candide ou l’optimisme. La princesse de Babylone et autres contes, vol. I, Le Livre de poche, Paris, . WALDENFELS, Bernhard, Ordnung im Zwielicht, Suhrkamp, Frankfurt am Main, . —— Deutsch-Französische Gedankengänge, Suhrkamp, Frankfurt am Main, . —— Topographie des Fremden. Studien zur Phänomenologie des Fremden , Suhrkamp, Frankfurt am Main, . — Topographie de l’étranger. Études pour une phénoménologie de l’étranger (trad. Francesco GREGORIO, Frédéric MOINAT, Arno RENKEN, Michel VANNI),Van Dieren, Paris, . —— Grenzen der Normalisierung. Studien zur Phänomenologie des Fremden , Suhrkamp, Frankfurt am Main, . —— Sinnesschwellen. Studien zur Phänomenologie des Fremden , Suhrkamp, Frankfurt am Main, . —— Vielstimmigkeit der Rede. Studien zur Phänomenologie des Fremden , Suhrkamp, Frankfurt am Main, . —— Idiome des Denkens, Suhrkamp, Frankfurt am Main, . —— Une philosophie de la réponse. Choix de textes (traduction, édition et introduction de Francesco GREGORIO, Frédéric MOINAT, Arno RENKEN, Michel VANNI) in Revue de théologie et de philosophie, vol. , Lausanne, . WEBER, Ulrich, « Erinnerung und Variation : Die Beziehung der “Stoffe” zu Dürrenmatts früheren Werken. “Die Mondfinsternis” und “Der Besuch der alten Dame” » in Peter RUSTERHOLZ et Irmgard WIRTZ (éds), Die Verwandlung der « Stoffe » als Stoff der Verwandlung. Friedrich Dürrenmatts Spätwerk, Erich Schmidt, Berlin, , pp. -. WEBER HENKING, Irene, DifferenzlektüreN. Fremdes und Eigenes der deutschsprachigen Schweizer Literatur, gelesen im Vergleich von Original und Übersetzung, Iudicium, München, . —— « Übersetzen – Ein Kampf mit den Windmühlen ? » in entwürfe. Zeitschrift für Literatur, n° , Bern, , pp. -. WEGENER, Ulrike B., Die Faszination des Masslosen. Der Turmbau zu Babel von Pieter Bruegel bis Athanasius Kircher, Olms, Hildesheim, .
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• BABEL HEUREUSE •
Merci à toi, Raphaëlle – pour, comment dire, pour
Ce travail a bénéficié d’un soutien du Fond national suisse de la recherche scientifique sans lequel il n’aurait vu le jour ; je remercie mes collègues du projet FNS « Literarische Polyphonien in der Schweiz » pour les nombreuses et fructueuses discussions, notamment Christa Baumberger, Michael Böhler, Claire Jaquier, Claudia Müller, Béatrice Schmid, Muriel Zeender. Mein Dank gilt den Studierenden, Kolleginnen und Kollegen der Section d’allemand und des Centre de Traduction Littéraire der Universität Lausanne für die vielfältigen Diskussionen und für die spannende Zusammenarbeit. Namentlich genannt seien : Hans-Georg von Arburg, Regula Bigler, Daniel Cuonz, Christian Elben, Simone Fässler, Clara Hendriks, Carine Hirschi, Elias Schafroth, Reto Sorg, Peter Utz, Mathilde Vischer. Besonders danken will ich meiner Directrice de thèse, Irene Weber Henking, die diese Dissertation von Anfang an geduldig, immer weiterhelfend betreut und in zahlreichen, freundschaftlichen Gesprächen gefördert und bereichert hat. Christiaan L. Hart Nibbrig danke ich für die glücklichen gemeinsamen Lektüren und für die Anregungen, die nicht nur meine Arbeit mitgestaltet, sondern auch immer wieder zu meiner Freude am Lesen und Schreiben beigetragen haben. Merci à Alexis Nouss pour son intérêt et son soutien précieux à mon projet, pour ses remarques et ses suggestions qui ont enrichi ma réflexion. Meinen Eltern, Agnes und Annegret danke ich für ihr Vertrauen und ihre liebevolle Unterstützung. Merci à mes amis du Groupe de la Riponne pour les multiples débats et leur soutien, en particulier : Lorenzo Bonoli, Patrick F. van Dieren, Yves Erard, Pierre Fankhauser, Francesco Gregorio, Adrien Guignard, Christian Indermuhle, Catherine König-Pralong, Emanuel Landolt, Maxime Laurent, Thierry Laus, Michail Maiatsky, Hugues Poltier, Michel Vanni, Boris Vejdovsky, Antonin Wiser. Merci à Adrien Fontanellaz, Pierre Lepori, Anne-Laure Pella, Elise et Jonathan Shubs pour leur si précieuse amitié.
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A ADORNO, Theodor W. , , 259, 261 AGAMBEN, Giorgio , , , , , 259 ANDRE, Carl APOLLINAIRE, Guillaume ARISTOTE , ARON, Paul , 259 AUGUSTIN D’HIPONNE AUVRAY-ASSAYAS, Clara
BERNER, Christian , 272 BISHOP, Tom , 262, 265 BJØRNSTAD, Hall , 262 BLANCHOT, Maurice , , 262, 265
BLUMENBERG, Hans , , 262
BOCQUET, Catherine , , , , 262, 269 BONIS, Oristelle , 269 BRAGUE, Rémi , 262 BRANT, Sebastian ,
B BAATSCH, Henri-Alexis , 262 BACHELARD, Gaston , 259 BADIOU, Alain , , , , , , , , 259 BAILLY, J.-Christophe , 259 BARILIER, Étienne , , , -, , , , , , , , 264 BARTHES, Roland , , , , , , 259 BAUDELAIRE, Charles , , , -, , 260, 261
BÉCHADE, Hervé , 260, 261 BECKETT, Samuel , , -, , , , -, -, -, -, ․, , , , , , 259, 260, 261, 262, 263, 264
BENJAMIN, Walter , -, , , -, -, , , -, , , 259-263, 265, 267, 268, 270, 271, 274
BERMAN, Antoine , , , 261, 272 BERNARD, Michel , 261
C CAHNÉ, Pierre-Alain , 262 CANETTI, Elias CARME, Claude , 274 CASSAGNAU, Laurent , 262 CASSIN, Barbara , , , , , , , 259, 262 CELAN, Paul , , , , 267, 271 CERRATO, Laura , 262 CHAMBERLAIN, Lori , , 262
CHAMFORT, Sébastien-Roch Nicolas de , , 265 CHOURAQUI, André CIXOUS, Hélène , 262 CLÉMENT, Bruno , , , , 262 CLOUARD, Henri , , 269 COHN, Ruby , 260, 262 COLLIN, Heinrich Josef von , 271 COLLINGE, Linda , 262 COLOMBIER, Pierre du , 267
COMPAGNON, Antoine , 262
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D D’ALEMBERT, Jean le Rond , , 263 DAUZAT, Pierre-Emmanuel , 272 DAUZIER, Pierre , 263 DE GANDT, François , 266 DELEUZE, Gilles , , , , , , , , 261, 263, 267, 268
, , , , 263-265, 267, 268
FOURNIER, Édith , 261 FRÉREUX, René , 266 FREUD, Sigmund , , , 263, 265, 269
FREY, Hans-Jost , , , , , 265 FRUCHON, Pierre , , , , , -, 266 FUMAROLI, Marc , , , 265
261, 268
HIRSCH, Alfred , , , 263, 265, 268
HIRT, André , , ,
-J
272
JOYCE, James , , 263
• A
J JACOBS, Carol , , , , 268 JANVIER, Agnès , 60, 265 JANVIER, Ludovic , 260, 265 JÉRÔME (saint) , , , JIMENEZ, Marc , 259 JOHNSON, Barbara , 268,
I INDERMUHLE, Christian , , 268 INGOLD, Felix Philipp , 268 ISER, Wolfgang , 268
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261
HOHL, Ludwig HÖLDERLIN, Friedrich , , 261, 269 HOMÈRE , 268 HÖRISCH, Jochen , , , 268 HUDDE, Hinrich , 268 HUGO,Victor HUMBOLDT, Wilhelm von , , , 261, 265, 268, 272 HYPPOLITE, Jean -, , , , 268
MAN, Paul , , , , 263 G DERRIDA, Jacques , , , , , , , , , , GÄBE, Lüder , , , 264 , , , , -, GADAMER, Hans-Georg , , , , - , , , 263, 264, 265, 266, 269, 271 , , , 267, 27 DESCARTES, René , , , , , , , , , -, GAHSE, Zsuzsanna , 266 , , , , , 262, 264, GAIER, Ulrich , 268 GALILEI, Galileo (Galilée) 270 , , , 263, 264, 269, 270 DESPOT, Marko , , , , , , , , GANDILLAC, Maurice de , , , 261 264 GASCHÉ, Rodolphe , 266 DETIENNE, Marcel , 264 GAVARD-PERRET, Jean-Paul DI MEO, Philippe , 270 , , 266 DIDI-HUBERMAN, Georges GEERTZ, Clifford , 266 , 264 GENETTE, Gérard , 266 DREYFUS, Hubert , GENETTI, Stefano , 266 DUFOUR, Médéric , DURAND-BOGAERT, Fabienne GEORGE, Stefan , GESSNER, Niklaus , 267 , GIDE, André , , 267 DUROZOI, Gérard , DÜRRENMATT, Friedrich , , GOETHE, Johann Wolfgang , , , , , , , , , , -, 261, 267 , , , , , , , , , , , 264, GRAHAM, Joseph F. , 267 GREGORIO, Francesco , , 271 , , , , 267, 273 DÜTTMANN, Alexander García , , , -, , GRIMM, Jacob , , , , 267 , , , 263, 264, 265 GRIMM, Wilhelm , , , , 267 E GRONDIN, Jean , , , EDWARDS, Michæl , 265 , , , , , , EMSER, Hieronymus , , , , , , ENGELBERTS, Matthijs , , 266, 267 265, 266, 270-272 GROSSMAN, Evelyne , , , , 267 F FLAUBERT, Gustave FLEMING, Paul , FLETCHER, John , , , 265 FOUCAULT, Michel , , , , -, , , , , ,
DE
H HABERMAS, Jürgen HAMACHER, Werner , , , 265, 267 HAND, Séan , , 267 HART NIBBRIG, Christiaan L. , , , , , , , , , 265- 268, 270, 274 HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich , , , , , , , , , 268 HENDRIKS, Clara , , , 268 HÉRACLITE - HERDER, Johann Gottfried , , , , , -,
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K KAFKA, Franz , , 268, 273
KANT, Immanuel , 267 KAUFHOLZ, Éliane , 259 KAUN, Axel , , KENNER, Hugh , , 269 KIERKEGAARD, Soren KIRCHER, Athanasius , , , 273 KITTLER, Friedrich , 263, 269
KNOWLSON, James , 269 KOFMAN, Sarah -, , , , , , 269, 270 KÖHLER, Barbara , , , , -, -, , , 260, 269, 272 KOPETZKI, Annette , , 269
KOSCHORKE, Albrecht , , 269
KROLOW, Karl , , , , , -, , 259, 260, 269, 272
KURTÁG, György , 269
L LA FONTAINE, Jean de LAASS, Henner , 269 LACOSTE, Jean , , 261 LADMIRAL, Jean-René , 259
LAMY, Laurent , , , , , , , , , , , 261 LANDFESTER, Ulrike , 269 LAUNAY, Marc de , 269 LEROUX, Georges , 266 LINK, Wenceslas LOMBARD, Paul , 263 LOTRINGER, Lucienne , 272 LUCRÈCE (Titus Lucretius Carus) , , 269 LULLE, Raymond LURIA, Isaac LÜSCHER-MORATA, Diane , 269
LUTHER, Martin -, , , , , , , , 262, 269 LYDON, Mary , 270, 271
M
P
MAGRITTE, René, voir aussi : magrittéenne MALLARMÉ, Stéphane MANGANELLI, Giorgio ,
PACHET, Pierre , 271 PARK, Gun-Yong , 271 PARNET, Claire , 263 PASCAL, Blaise 270 PASTIOR, Oskar , , 271 MANNONI, Olivier , 262 PAUL [apôtre] , , MARION, Jean-Luc , 270 PAUL, André MCDONALD, Christie , , PICHOT, André , 271 263, 270 PLATON , , , , , , MENKE, Bettine , 270 , 266, 271 MERLEAU-PONTY, Maurice PONTON, Rémy , 270 PROBST, Rudolf , 271 MESCHONNIC, Henri , , PROUST, Marcel , , , , , , 270 , , 260, 263, 270, 271 MICHON, Pascal , 270 MODIGLIANI, Denise , R , 268 RABAULT, Pascale , 272 MOINAT, Frédéric , , , RABINOW, Paul , 264 , 273 RAISON, Jeanne MONTESQUIEU, Charles-Louis RAULET, Gérard , 271 de Secondat, baron de La RÉE, Paul , , Brède et de – , , , , RICŒUR, Paul , , , , 268, 270
MULLER, Sibylle , , , 261 MÜLLER, Claudia , , , , 270 MÜLLER FARGUELL, Roger W. , 270
271
RIÉRA, Brigitte , , 271 RILKE, Rainer Maria , , 263, 272, 273 RIMBAUD, Arthur , 272 ROSIER-CATACH, Irène ROVERE, Maxime , 259 RUEFF, Martin , 259
N NÄGELE, Rainer , 267, 270 NANCY, Jean-Luc , , 267, 270
S SAINT-JACQUES, Denis , 259 SAPIR, Edward , , 272 SCHILLER, Friedrich , SCHLEGEL, Friedrich , ,
NIETZSCHE, Friedrich , , , 263, 265, 270 NOUDELMANN, François , 261, 272 , 270 SCHLEIERMACHER, Friedrich NOUSS, Alexis , , , , Daniel Ernst , , , , , , , , , , , , , 261, 272 , -, , , , SCHOPENHAUER, Arthur , 261, 263, 269, 271 , , 272 NOVALIS [Friedrich von SCHOUWEY, Jacques , , Hardenberg] , 261 , , 266 SCHRÖDER, Wolfgang ,
O OLSCAMP, Paul J. , 264 ORESME, Nicole , 267
269
SCHUBERT, Franz SEAVER, Richard , , , -, , 260 SEGOND, Louis SHAKESPEARE, William ,
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SIMON, Marianna , 272 SPITZER, Leo , 272 STÉFAN, Jude , 272 STEIN, Gertrude , , 272 STEINER, George , , 268, 272
T Thouard, Denis , , , , , 268, 272 TOPHOVEN, Elmar -, , -, , , , , -, 260, 269, 272 TUCHOLSKY, Kurt , , 273
U
Z ZÉNON , , ,
-…
274
WIRTZ, Irmgard , 273, 274 WOHLFARTH, Irving , 274 WOTLING, Patrick , 270
• K
264
WHORF, Benjamin L. -,
W WALDENFELS, Bernhard , -, , , 273 WALSER, Robert WEBER HENKING, Irene , , 266, 273 WEBER, Ulrich , 273 WEGENER, Ulrike B. , 273 WEIDELI, Walter , , , , , , , ,
• BABEL HEUREUSE •
V VALÉRY, Paul , 268 VALLOIS, Michel , , 261 VALLON, Patrick -, , 264 VANNI, Michel , , , , 273 VERNANT, Jean-Pierre , 264 VIALA, Alain , 259 VOLTAIRE [François-Marie Arouet] , , 273
UNSELD, Sigfried , 273 UTZ, Peter , 273
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Ce livre, le douzième de la collection « Par Ailleurs », dirigée par le Groupe de la Riponne à Lausanne a été mis en pages par Flandes Indiano Ltda à Santiago de Chile et achevé d’imprimer dans l’Union européenne à Mercuès (Lot, France) sur les presses de l’Imprimerie France-Quercy pour le compte de , .
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