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DIEU ENCORE ET TOUJOURS
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Ce livre a été édité avec le soutien de
La Réforme progressive, Genève
© 2019. André Gounelle/Van Dieren Éditeur, Paris Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction ou traduction sans autorisation écrite préalable de l’éditeur de tout ou partie de ce texte par quelque moyen que ce soit est illicite et pourra faire l’objet de poursuites.
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ANDRÉ GOUNELLE
DIEU ENCORE ET TOUJOURS
VA N DI E REN É D IT EU R, P AR IS 20 19 • CO LLECT I O N « D ÉB AT S »
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Avant-propos : Encore et toujours p. Chapitre . p. Le jardinier invisible p. L’enfant malvoyant p. Les voyageurs p.
Chapitre . p. De quoi s’agit-il ? p. Le droit de réinterpréter p. Interrogation critique p. Du positif quand même p. Chapitre . p. Nominations divines p. Que veut dire « père » ? p. Quelle éternité ? p. Chapitre . p. Providence et malheur p. Les deux sens de « providence » L’« objection majeure » Gouvernance du monde p. Une monarchie absolue Un monde autonome Une entreprise en cours Chapitre . , Dieu sans conclusion p. Dieu relationnel p. Dieu terrible p. Dieu, une invention ? p.
• PARLER DE DIEU •
Chapitre . p. Le vocabulaire p. Le procès du monothéisme p. La dualité du monothéisme biblique p.
Chapitre . p. Situer le débat p. Dieu vivant p. Critique de la critique p. Idéalisme philosophique et foi religieuse p.
p.
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Avant-propos
le Proslogion), et cette réflexion vient nourrir, enrichir, parfois modifier l’expérience qui l’a suscitée. L’évêque anglican John Robinson (1919-1983), dont on a beaucoup parlé dans les années , a écrit qu’il n’était pas un « chercheur », mais un « explorateur » de Dieu. Je me reconnais assez bien dans cette distinction. Dieu s’est imposé et continue à s’imposer à moi. Il en est ainsi, je n’y puis rien. Je n’y vois ni une supériorité qui me conférerait une quelconque autorité, ni un défaut qui rendrait suspecte ma réflexion. Par contre, si je ne suis pas en quête de Dieu, j’éprouve le besoin d’une compréhension ou d’une intelligence de Dieu. À la différence de beaucoup de ceux qui affirment ou nient son existence, je ne prétends pas savoir qui il est ou ce qu’il est. Sa présence ne me le rend pas moins mystérieux ou énigmatique ; je m’efforce de l’« explorer », tel un géographe en voyage dans une terra incognita qu’il n’a pas à chercher (elle est là), mais à parcourir et à cartographier. Plusieurs livres ont jalonné mon exploration : Après la mort de Dieu (1974, réédition avec postface, Paris, Van Dieren, 1999) ; Le Dynamisme créateur de Dieu (1980, réédition revue, corrigée et complétée, Paris, Van Dieren, 2000) ; Parler de Dieu (1998, réédition augmentée et corrigée, Paris, Van Dieren, 2004). J’y ai exprimé des idées et des convictions que les années n’ont pas érodées ni beaucoup transformées. Elles restent vives et je les porte en moi aujourd’hui tout autant et avec à peu près les mêmes
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(fides quaerens intellectum, écrivait au XIe siècle Anselme de Cantorbéry dans
Pour moi, Dieu est avant tout une présence. Cette présence m’accompagne, m’habite et m’anime ; elle me bouscule et m’apaise ; elle m’apporte en même temps réconfort et exigence. Je la sens avec plus ou moins d’intensité selon les temps. À certains moments, elle a une grande force, à d’autres elle semble s’éclipser presque jusqu’à s’évanouir, mais, en fin de compte, elle demeure, persistante et insistante, discrète et tenace. Comme toute expérience, cette présence sollicite la pensée ; elle demande à être cernée, analysée, scrutée, évaluée et comprise aussi rigoureusement que possible. Dieu est donc aussi pour moi objet de travail et de réflexion
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formulations et argumentations que naguère. Je ne considère nullement qu’elles correspondraient à des étapes de ma réflexion que des cheminements ultérieurs m’auraient amené à dépasser. Pourtant aucun des ouvrages que je viens de citer ne me satisfait et il en était déjà ainsi quand je les ai fait paraître ; aussi ai-je éprouvé le besoin de les modifier peu ou prou tous les trois quand Patrick van Dieren a entrepris de les rééditer. Et j’ai conscience qu’il faudrait à nouveau et sans cesse les reprendre, les retoucher, les améliorer, les compléter dans un processus toujours inachevé. Même si elle a un côté frustrant, cette insatisfaction me paraît normale et heureuse. S’il en allait autrement, si ce que j’ai écrit (ou ce que d’autres ont écrit) me paraissait suffisant, la notion de Dieu, même soigneusement, intelligemment et respectueusement élaborée, aurait capturé et étouffé sa présence ; j’aurais remplacé le vivant par un concept, une image ou une idole qui l’enfermerait et le déformerait. Il me faut penser et dire Dieu parce que j’éprouve sa présence ; mais précisément parce qu’il s’agit d’abord d’une présence et non seulement d’un objet d’étude, je n’arriverai et personne ne parviendra jamais à le penser jusqu’au bout ni à en dire quelque chose qui soit pleinement adéquat. Il subsiste « nécessairement en lui quelque chose d’irréductiblement et de logiquement inexplicable », écrit le théologien et philosophe Ernst Troeltsch (1865-1923). Dieu n’est pas un dossier qu’on puisse fermer un jour parce qu’on en aurait fait le tour. Après la publication de Parler de Dieu, j’ai continué à travailler, à réfléchir et à écrire. J’ai lu, j’ai écouté des conférences et des prédications, j’ai participé à des discussions, j’ai aussi rédigé de petits articles à diverses occasions. Tout cela se cristallise dans le présent ouvrage. J’y ai évité autant que possible de répéter ce que j’ai écrit ailleurs (tout en renvoyant parfois à mes publications antérieures) ; je ne reviens pas (ou ne reviens que peu) sur certains points importants qui me sont chers : ainsi celui de la puissance de Dieu, qui n’est ni toute-puissance ni impuissance (voir mon article « Quelle puissance ? » dans Laval théologique et philosophique, 2006) ; ou celui de la création qui renvoie à une relation permanente et non à une origine (voir le chapitre sur la création dans mon livre Penser la foi) ; ou celui du Christ, non pas Dieu mais théophore, c’est-à-dire porteur de la parole, de l’action et de la présence divines (voir mon livre Parler du Christ ) ; ou la critique de la conception théiste de Dieu et la recherche, sur les traces de Paul Tillich (1886-1965) et des théologiens du Process, d’une autre conceptualité plus adaptée (mais loin d’être parfaite) pour le penser ; etc. J’en ai parlé ailleurs et je n’entends pas ici récapituler mes écrits précédents, mais les préciser et
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prolonger. Je remercie Patrick van Dieren, qui plus qu’un éditeur est pour moi depuis longtemps un ami, d’accueillir dans ses collections, après bien d’autres, cet essai. Une visite qu’il m’a faite dans ma retraite m’a donné l’envie de l’écrire, alors que j’estimais que le temps était venu pour moi de poser la plume ou, plus exactement, d’éteindre l’ordinateur. Bien que je sois parvenu à un âge où on rédige des testaments plutôt que des programmes, je n’ai pas du tout voulu dresser un bilan de mes recherches et y mettre un point final, comme si elles étaient parvenues à leur terme. Je ne vise nullement à esquisser un aboutissement qui rendrait secondaire toute suite ou insignifiante toute prolongation. Ce petit livre a pour seule ambition de répondre, pour sa modeste part et tant bien que mal, à la vocation que tous les croyants (et peut-être tous les humains) reçoivent et partagent : balbutier Dieu encore et toujours. J’écris « balbutier » pour souligner, ce dont le lecteur s’apercevra vite, que ces pages se situent au niveau de l’élémentaire et du rudimentaire – peut-il en aller autrement quand on parle de Dieu ? Les deux adverbes « encore et toujours » du titre de cet ouvrage ne traduisent pas la lassitude excédée d’une rumination sans fin ou d’un piétinement sans débouché ; ils expriment plutôt de l’émerveillement devant ce que Dieu, à la fois fidèle à lui-même et sans cesse nouveau, a d’inépuisable. Plus profondément, « encore et toujours » pourrait bien être un qualificatif ou un nom de Dieu. Il ne s’agit pas ici de chanter les merveilles de Dieu (ce qui relève de la piété et du culte, qui sont des nécessités pour la foi), mais de s’efforcer de le comprendre (c’est aussi une nécessité) autant qu’il est possible de le faire, c’est-à-dire pas beaucoup, mais quand même un petit peu. Montpellier, juillet
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Chapitre
Un jour, deux explorateurs arrivent dans une clairière, au beau milieu de la forêt vierge. Cette clairière est très belle : quantité de fleurs et de mauvaises herbes y poussent. L’un des explorateurs affirme : « Il doit nécessairement y avoir un
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LE JARDINIER INVISIBLE
Comment connaît-on Dieu ? À partir de quoi en parler et sur quoi se fonde ce que nous en disons ? Pour réfléchir à cette question, dans divers écrits et dans mes cours, j’ai souvent utilisé trois petites histoires, sortes de paraboles contemporaines qui illustrent trois réponses qui ont été proposées à cette interrogation. Je les reprends et les commente dans ce premier chapitre, et j’y reviendrai à plusieurs reprises dans le cheminement de ce livre. Ces trois paraboles nous viennent de Grande-Bretagne. Elles ont été écrites entre 1960 et , à un moment où se déroulent, dans le monde intellectuel anglo-saxon, de grands débats philosophiques sur la nature et le fonctionnement du langage. Au cours des discussions est examiné le cas du discours théologique ou religieux. Certains soutiennent qu’il n’a aucun sens, aucun contenu ni aucun effet. Quand on parle de Dieu, affirment-ils, on ne dit et on ne fait rien. Pour illustrer cette thèse, Anthony Flew (1923-2010) a écrit la première des trois paraboles que j’ai retenues, celle qui s’intitule « Le jardinier invisible ». J’ignore quels sont les auteurs des deux autres paraboles, celle de « l’enfant malvoyant » et celle des « voyageurs » ; elles ont été rédigées pour répondre à la première en présentant des contre-modèles. On peut les qualifier de « paraboles croyantes », la première étant « athée » ou plutôt « agnostique ». Dans les trois cas, la démarche est la même : le recours à une analogie pour montrer comment fonctionne le discours sur Dieu et pour déterminer le type de validité auquel il peut prétendre.
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jardinier qui entretient cette clairière ». L’autre explorateur n’est pas d’accord : « Il n’y a aucun jardinier ». Pour voir qui a raison, ils se mettent à surveiller attentivement la clairière. Ils y plantent leur tente, organisent un tour de garde, mais ils ne voient jamais personne. Le premier explorateur déclare alors : « Il s’agit certainement d’un jardinier invisible ». Ils décident alors de dresser une clôture en fil de fer barbelé ; ils l’électrifient ; ils font venir des chiens de garde qui patrouillent jour et nuit. Il ne se passe toujours rien. Aucun cri ne permet de penser qu’un quelconque intrus a reçu une décharge électrique. Aucun mouvement du fil ne trahit un grimpeur invisible. Les chiens ne donnent jamais l’alarme. L’explorateur croyant n’est pourtant pas convaincu. « Il doit y avoir, dit-il, un jardinier invisible, intangible, insensible aux décharges électriques, imperceptible et parfaitement silencieux, qui veille secrètement sur le jardin qu’il aime ». Du coup, l’explorateur sceptique perd patience : « Que reste-t-il de ta première affirmation ? En quoi celui que tu appelles un jardinier invisible, intangible, éternellement insaisissable se distingue-t-il d’un jardinier imaginaire, ou même de pas de jardinier du tout ? »
Cette première parabole appelle trois remarques. 1. D’abord, elle assimile la foi à une opinion ou à une croyance qu’il s’agit de vérifier ou d’infirmer : y a-t-il ou non quelqu’un qui s’occupe de la belle clairière et qui l’entretient ? Le croyant pense que le monde ne peut pas se comprendre autrement que par l’action d’un être suprême et mystérieux (autrement dit quelqu’un qui correspond à l’image habituelle de Dieu dans notre culture) . Affirmer l’existence du jardinier invisible revient à proposer une théorie explicative que l’autre explorateur va contester. Pour reprendre une distinction classique (elle se rencontre déjà chez Calvin, dans la première édition de l’Institution de la religion chrétienne, parue en 1536), « croire » équivaut ici à « croire que Dieu existe » et non pas à « croire en Dieu ». « Croire que Dieu existe » veut dire estimer que les êtres et les choses impliquent une réalité objective qui est leur origine et qui les explique (de même, comme l’écrit Voltaire en 1772, qu’une horloge implique un horloger). « Croire en Dieu » signifie vivre en relation avec Dieu et en fonction de Dieu, avoir un lien existentiel avec lui. La foi, pour un chrétien, n’est pas une
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hypothèse, probable ou certaine, qui sert à rendre compte du monde, des choses et des événements. Elle est une relation vécue et personnelle, heureuse ou conflictuelle, avec Dieu. Aussi, cette parabole ne peut que laisser insatisfait un chrétien ; elle s’en prend au discours intellectuel du déisme qui pose Dieu comme la cause qui permet de comprendre le monde et elle manque la spécificité du langage de la foi qui exprime ce que vit, ce que sent, ce qui secoue et met en cause celui qui parle. 2. Cette parabole pose la question de ce qu’on appelle classiquement la « théologie naturelle », à savoir une connaissance de Dieu qui s’appuie sur les facultés ordinaires de l’être humain, sur ses observations, ses connaissances, ses réflexions propres. Elle s’efforce de déterminer si à partir de constatations, d’enquêtes et de raisonnements à la portée de tout un chacun on peut acquérir et développer un savoir sur Dieu de type scientifique, soumis aux critères qui s’appliquent à toutes les autres connaissances. La parabole reproche implicitement à l’explorateur déiste de soustraire sa croyance au principe de falsifiabilité, souligné par Karl Popper (1902-1994), autrement dit de toujours trouver quelque chose qui empêche de la réfuter : quand aucune expérience ne peut vérifier ou démentir une connaissance, cette connaissance n’est pas scientifique ; elle n’est pas même une connaissance de quelque ordre que ce soit. On parle de « théologie naturelle » parce que Dieu, ici, ne se révèle pas. Il ne cherche pas à se faire connaître ; au contraire, s’il existe, il se dissimule soigneusement. Ce sont les explorateurs qui veulent le dévoiler ; ils cherchent des indices involontaires de son existence. Il faut distinguer « théologie naturelle » et « révélation naturelle » : si tous les matins, le jardinier invisible mettait un bouquet de fleurs devant la tente des explorateurs, il leur ferait signe par le moyen des fleurs ; ce serait alors un « miracle » et on aurait une révélation à la fois extraordinaire et naturelle en ce sens qu’elle se fait au travers des objets de la nature, et non une théologie naturelle qui déduit Dieu du cours ordinaire de la nature et non d’un événement insolite. De nombreux penseurs chrétiens, en particulier dans certains courants du protestantisme, récusent et refusent par principe toute théologie naturelle. Ils nient qu’on puisse savoir quoi que ce soit sur Dieu s’il ne prend pas l’initiative de nous rencontrer. On ne connaît Dieu qu’à partir de Dieu et non à partir du monde
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ou de nous-mêmes. Seules les paroles qu’il nous adresse (accompagnées ou non de signes) nous permettent de parler de lui. Cependant, même dans cette perspective, la théologie naturelle resurgit, car on ne peut pas éviter de se demander : pour que nous comprenions ces paroles révélées et déchiffrions les signes qui les accompagnent, il faut bien qu’ils rencontrent quelque chose en nous qui leur corresponde et qui puisse les accueillir ? Autrement dit, la foi serait impossible, inimaginable si elle n’entretenait pas une relation avec la raison humaine et le langage qui l’exprime. Quelle intelligibilité et quelle crédibilité peut-on rationnellement ou raisonnablement reconnaître à Dieu (sur la notion de crédibilité, voir le chapitre intitulé « Dieu crédible » dans mon livre Parler de Dieu) ? La parabole suivante pose cette question (voir le deuxième point du commentaire que j’en propose). 3. À la fin de l’histoire, l’explorateur sceptique ne nie pas ouvertement ou frontalement l’existence de Dieu. Il demande : « En quoi un jardinier invisible, intangible, insaisissable se distinguet-il de pas de jardinier du tout ? » Selon lui, rien ne le sépare vraiment de son compagnon croyant, si ce n’est un mot sans contenu ni consistance (un flatus vocis, un simple son). Il n’y a pas entre eux de vrai débat, leur dispute est purement verbale. S’ils s’expriment différemment, ils vivent, agissent et pensent de la même manière. La parabole du jardinier invisible entend mettre en cause le discours religieux ou théologique sur ce point précis : Dieu change-t-il quelque chose dans la réalité ou se réduit-il à une manière de parler ? Que nous acceptions ou que nous refusions l’existence de Dieu, n’en sommes-nous pas moins tous athées ? Disserter de Dieu revient-il à émettre un bruit dépourvu de sens ou est-ce dire quelque chose de soi, du monde et de ce qui les dépasse ? L’ENFANT MALVOYANT
Un enfant, malade des yeux, ne peut pas supporter la lumière du jour. Il ne tolère que celle d’une bougie. Il grandit dans une pièce obscure. Avec beaucoup d’amour, sa mère le nourrit, le soigne et s’ingénie à le distraire. Un jour, la mère dit à l’enfant : « Tu l’ignores, parce que tu n’en as pas l’expérience, mais au-dehors, au-delà de la porte, il y a le soleil ». L’enfant est stupéfait. Il a beaucoup de mal à comprendre. Des termes comme « au-dehors »,
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« au-delà » sont difficiles à penser. Pour lui, le mot « soleil » ne correspond à rien. Cependant, il a confiance en sa mère. Pas un instant il n’imagine qu’elle pourrait mentir ou dire des absurdités. Il pose des questions, écoute les explications. Finalement, il dit : « J’ai compris ; le soleil ressemble à la bougie, mais en beaucoup plus grand ; sa lumière est si forte qu’on ne peut pas la regarder. De plus le soleil fabrique sa lumière, alors qu’on doit allumer la bougie ». L’enfant y réfléchit souvent. Il n’arrive pas à tout comprendre, mais penser au soleil à partir de ce que lui a dit sa mère et à partir de la flamme de la bougie lui semble merveilleux.
l’homme ne peut pas supporter le face-à-face avec Dieu ; s’il le voit, il meurt). Une vérification empirique du type de celle que cherchent les explorateurs dans la parabole précédente est possible en principe ; il suffit d’ouvrir portes et fenêtres et de regarder. Cependant, en pratique, la situation de l’enfant malvoyant l’exclut. Notre « misère », au sens pascalien de ce terme (qui correspond à la maladie des yeux) , nous rend incapables de percevoir Dieu. Il ne se cache pas, mais nous sommes infirmes. Le problème vient du mauvais état où se trouve l’homme et nullement de la nature divine. Notons que l’homme pécheur (figuré par l’enfant malvoyant) est un malade et non un coupable ; il n’a pas
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évoque l’idée, présente dans quelques passages de l’Ancien Testament, que
Dans cette parabole, je note trois points. 1. L’enfant n’a pas directement l’expérience du soleil ni l’intuition de ce qu’il est. Sans sa mère et ce qu’elle lui dit, il n’en aurait pas la moindre idée. Il a beaucoup de peine à comprendre et à imaginer de quoi elle parle. Il en va de notre connaissance de Dieu comme de celle du soleil pour l’enfant. Elle ne repose ni sur un voir ni sur un savoir, mais sur une écoute. Elle naît à partir et au travers des propos de ceux qui en témoignent. « La foi vient de ce qu’on entend » (fides ex auditu) écrit l’apôtre Paul dans l’épître au Romains (10,17). Pour reprendre la définition de Thomas d’Aquin dans la Somme théologique (1266-1273), elle est la certitude de ce qu’on ne connaît pas et de ce qu’on ne constate pas. De même que le jardinier de la première parabole pour les explorateurs, la lumière du soleil est invisible pour l’enfant. Il ne saurait être question de remédier à cet aveuglement par une vision directe qui aurait des conséquences désastreuses (ce qui
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commis de faute, il est victime de sa mauvaise santé
(on est assez
proche de la conception du péché qu’on trouve dans quelques textes de Huldrych Zwingli). 2. Une
interprétation catholique de cette parabole verra dans la mère la figure de l’Église qui prend soin des fidèles et les instruit (une version protestante, mais elle fonctionne moins bien, ferait de la mère
l’image de la Bible) . Son amour et son dévouement font que son enfant lui accorde un grand crédit ; il ne peut imaginer qu’elle mente ou qu’elle délire. Le discours sur Dieu mérite audience parce que le porte l’autorité d’un témoin dont la qualité s’impose. L’Église exerce une médiation décisive : grâce à elle, grâce à son ministère et son enseignement on peut savoir et dire quelque chose de Dieu. Comment la parole de sa mère prend-elle sens pour l’enfant ? Puisqu’elle témoigne de quelque chose qu’il ne perçoit pas, dont il n’a pas l’expérience, comment peut-il comprendre ce qu’elle lui dit ? Qu’est-ce qui rend intelligible le discours sur Dieu ? Ne faut-il pas qu’il y ait en nous un « point d’accrochage » ou une « précompréhension », une sorte de porte d’entrée qui nous permette de comprendre et d’accueillir la révélation venue de Dieu ? Cette question (que j’ai mentionnée plus haut à propos de la théologie naturelle) a donné lieu, dans le protestantisme du XXe siècle, à des débats parfois vifs entre, d’une part, Karl Barth (1886-1968), défenseur d’un « non » résolu, et, d’autre part, Emil Brunner (1889-1966) et Rudolf Bultmann (1884-1976), plutôt partisans, de manière d’ailleurs très différente, d’un « oui » prudent. La parabole répond par un thème classique en théologie : celui de l’analogie. L’enfant n’est pas totalement aveugle, il perçoit la flamme de la bougie et, à partir d’elle, ce qu’on lui dit du soleil devient intelligible. Il y a une ressemblance suffisante entre la lumière du soleil et celle de la bougie, même si l’une est infiniment plus brillante que l’autre, pour que la seconde donne une idée de la première. Ainsi, selon la scolastique, la théologie, à la fois discours sur Dieu et connaissance de Dieu, repose sur le témoignage de l’Église et sur l’analogie de l’être. 3. Discrètement, sans y insister, la parabole suggère une image plutôt morne et chagrine du monde dans lequel nous vivons : elle le compare non pas à une belle clairière aux fleurs magnifiques, mais à la chambre fermée et sombre d’un malade. L’être humain y mène une existence probablement souffrante, en tout
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Deux hommes font route ensemble. L’un est croyant et a la conviction que sa marche aboutira à la Cité céleste. L’autre est incroyant et pense qu’elle ne mène nulle part. Comme il n’y a qu’une route, les deux hommes sont bien obligés de marcher de concert. Aucun d’eux n’a jamais emprunté cet itinéraire. Ils ne savent pas ce qui les attend au prochain tournant du chemin ; ils ignorent ce qu’ils vont trouver à l’étape suivante de leur marche. Durant leur voyage, ils connaissent des heures détendues et joyeuses, d’autres pénibles et dangereuses. Pour le croyant, son trajet représente un pèlerinage qui a un but et aboutira à un accomplissement. Il considère les moments agréables comme autant d’encouragements à poursuivre sa route, et les obstacles comme autant de leçons de persévérance préparées par le roi de la Cité céleste pour faire de lui un digne citoyen de cette cité vers laquelle il se dirige. L’incroyant pense que sa marche n’a aucun sens. Son voyage lui apparaît comme une nécessité inéluctable, mais cette route qu’il est obligé de prendre n’aboutira, selon lui, à rien. Puisqu’il ne peut pas faire autrement, il profite des bons moments et supporte les mauvais. Il pense qu’aucune
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LES VOYAGEURS
cas étriquée et vulnérable, ténébreuse et sans horizon. La situation dans laquelle il se trouve empêche un véritable épanouissement. En contraste avec l’extérieur, le soleil brille. L’au-dehors ou l’au-delà de ce monde apparaît lumineux et heureux ; pour l’enfant malvoyant, y penser est « merveilleux » (on ne sait pas bien pourquoi, ce pourrait au contraire le rendre sensible à sa triste condition). Cet au-delà est, comme le sacré selon l’historien des religions Rudolf Otto (1869-1937), à la fois fascinant et redoutable (le dernier chapitre reviendra sur ce thème), puisqu’il attire par sa luminosité et risque d’endommager encore plus gravement les yeux du malade. Le discours théologique ou religieux nous renvoie à des réalités et à des vérités autres et extérieures à notre monde. Elles procurent un soulagement et une consolation aux malheureux tout en étant dangereuses. Dieu n’a pas seulement (comme dans la parabole du jardinier invisible) une valeur cognitive ; il a aussi une dimension existentielle puisqu’il affecte notre vie intérieure.
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finalité ne donne sens au voyage. Il n’y a pas de cité céleste à attendre. Il n’y a que la route et la bonne ou la mauvaise fortune selon les cas. Rien ne permet pour le moment de trancher entre ces deux hommes, mais il n’en sera pas toujours ainsi. Un jour, la vérité se révélera. Quand ils arriveront au dernier tournant, alors il apparaîtra clairement que l’un a toujours eu raison, et que l’autre a toujours eu tort.
Je fais ici également trois commentaires. 1. La parabole du jardinier invisible se déroule dans une clairière énigmatique et très belle où campent des explorateurs. Ils se demandent ce qu’il y a derrière ce qu’ils perçoivent ; le discours sur Dieu concerne un « arrière-plan » ou un arrière-monde. La parabole de l’enfant aux yeux malades pose un espace compartimenté en deux zones : d’une part, un « dedans » limité et obscur ; d’autre part, un « dehors » vaste et lumineux. Depuis une pièce de laquelle il ne peut pas sortir, le malade s’interroge sur ce qu’il y a au-delà ; le discours sur Dieu porte sur un « autre part », un « ailleurs ». Dans cette troisième parabole, il n’est pas question d’un lieu de résidence ou d’habitation, mais d’une route à parcourir. On voit dans la vie humaine un déplacement, un voyage ou un trajet et non une installation dans un cadre stable. À une image spatiale et fixe des choses et des êtres se substitue une représentation temporelle et dynamique. Le discours sur Dieu parle du but du voyage, d’un « au loin ». L’accent ne porte pas sur la nature comme dans la première parabole, ni sur l’Église et l’au-delà comme dans la deuxième, mais sur l’histoire que symbolise la marche des deux hommes. Dans cette marche se succèdent des moments pénibles et d’autres agréables. On n’a ici ni la vision très positive de l’existence que suggère la clairière fleurie ni la vision plutôt négative de la chambre obscure du malade, mais une vision dynamique et réaliste : la vie est un mouvement, la vérité est un chemin ; il faut aller de l’avant ; parfois c’est dur, parfois cela va bien. 2. Parce qu’elle est temporelle, cette troisième parabole introduit la dimension de l’avenir, absente des deux précédentes. Cette dimension y apparaît déterminante (nous y reviendrons au chapitre 5). Le discours sur Dieu ne parle pas de ce qui est, mais de ce qui sera ou de ce qui vient. Il relève, en tout cas pour le moment, de l’utopie, au sens propre du mot : ce qui n’a pas (ou n’a pas encore)
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destination). Dans cette perspective temporelle, dominée par l’avenir, le discours sur Dieu relève de l’espérance et non d’une connaissance. La parabole souligne l’ignorance des deux marcheurs. Ils ne savent pas où ils vont. Ce qui les attend au prochain tournant, ce que sera l’étape suivante, où aboutira leur voyage, autant de mystères que rien ne leur permet de percer. Comme les explorateurs, ils ont affaire à de l’énigmatique ; ils en diffèrent en ce que l’énigme ne se situe pas pour eux dans ce qu’ils voient présentement ; elle concerne ce qui leur arrivera demain. Dans leur situation, l’affirmation de Dieu relève d’un pari, d’une décision risquée ; aucune science, aucune démonstration, aucun calcul de probabilités ne peuvent en démontrer la validité ni en établir la pertinence. Les explorateurs cherchent un test décisif pour trancher entre les deux discours antagonistes. Pour les voyageurs, il n’y en a pas et il leur faut en prendre acte. On saura à la fin des temps qui a raison et qui a tort. Pour le moment, le discours sur Dieu reste incertain et aléatoire ; nul ne peut le vérifier et il ne doit pas prétendre à une évidence qu’il n’a pas. Il exprime un engagement, un « parti pris » toujours discutable et révisable. 3. Toutefois, et on répond là à l’interpellation qui termine la parabole du jardinier invisible, il existe bien une différence entre le
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(l’archéologie s’intéresse aux débuts et aux fondements et non au but et à la
de lieu. Il ne localise pas Dieu dans un endroit « en arrière » du monde, comme la parabole du jardinier invisible, ni dans un endroit « à côté » du monde, comme celle de l’enfant malvoyant. Dieu, s’il existe, se trouve dans un endroit « en avant » du monde, que le voyageur croyant appelle une « cité céleste » et qui se situe au bout du chemin. Cette parabole s’inspire très probablement d’une théologie de l’espérance (selon le titre d’un livre de Jürgen Moltmann publié en 1964) et des théologies du Royaume du début du XXe siècle, dont Albert Schweitzer (1875-1965) est l’un des représentants les plus connus. Ces théologies estiment qu’on a dénaturé ou affadi le message même de Jésus qui se centre sur ce qui vient. Il n’appelle pas à une restauration, au retour à un passé exemplaire ; il annonce une nouveauté radicale. Au fil des siècles, la religion chrétienne a arrimé le présent au passé au lieu de l’orienter vers le futur. Elle a transformé la prédication « eschatologique » du Nouveau Testament (l’eschatologie traite de la venue d’un nouveau monde) en un enseignement « archéologique »
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croyant et l’incroyant. Les deux thèses ne reviennent pas au même, le désaccord n’est pas seulement verbal. Les deux voyageurs vivent les mêmes événements et leurs réactions sont à peu près identiques. Par contre, ils n’ont pas la même attitude intérieure à leur égard. Ils se distinguent par la manière dont ils les vivent et les interprètent. L’un se sent guidé, même si cette guidance ne lui est ni claire ni évidente. Il pense que sa route a un sens et un but, tandis que pour l’autre, il n’y a que hasard, bonne ou mauvaise fortune ; s’il y a une fin, il n’y a pas d’aboutissement. Le discours sur Dieu ne décrit pas un objet – la cité – qui échappe à notre perception ; il dit notre espérance. Il ne s’ensuit pas que ce discours soit sans objet et relève seulement de la subjectivité. La cité existe ou n’existe pas ; elle est soit réelle soit illusoire. Le croyant n’écarte pas une vérification objective. Il pense qu’un jour (la Bible parle du « jour du Seigneur ») la vérité ou la non-vérité du discours sur Dieu se constatera et s’imposera avec une totale évidence. Cependant, pour le moment, nous ne pouvons ni nous en assurer, ni même décrire ce que sera cette cité. Nous pouvons seulement parler de ce qui anime notre marche.
Nous retrouverons ces trois paraboles à quelques reprises dans les pages qui suivent (surtout au chapitre 6) ; elles aideront la réflexion en lui fournissant des illustrations utiles. L’image éclaire souvent le concept. En attendant, nous terminons ce chapitre par trois remarques. 1. Ces paraboles, au départ, ne se veulent pas une interrogation sur la nature ou l’essence de Dieu ; elles entendent poser le problème du discours qui en parle, de son statut et de sa validité. Elles correspondent à une préoccupation épistémologique (l’épistémologie concerne la méthode à mettre en œuvre pour connaître un objet) et non ontologique (l’ontologie traite de l’être d’un objet) . Cependant, même s’il importe de les distinguer, les deux questions ont des liens tels qu’on ne peut pas les dissocier. Bien souvent la méthode, loin de précéder la connaissance, en découle. On définit comment étudier un objet et comment en parler
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correctement à partir de la perception, de l’intuition et de la compréhension qu’on en a préalablement. 2. La parabole athée repose sur une conception personnaliste de Dieu, comparé à un jardinier invisible. Les deux paraboles croyantes en proposent une représentation beaucoup plus impersonnelle. La lumière ou une cité le figurent. Pourtant, toutes impersonnelles qu’elles soient, cette lumière et cette cité affectent la vie de l’enfant et la marche du voyageur, alors que l’éventualité du jardinier ne répond qu’à une simple curiosité. Le discours personnaliste n’est pas forcément le plus existentiel ni celui qui rend le mieux compte de l’expérience de la foi. Dans mon livre Parler de Dieu, et j’y reviendrai au chapitre suivant, j’explique que si Dieu a une dimension personnelle, il est autre chose et bien plus qu’une personne ; notre lien avec lui implique une relation de personne à personne sans jamais s’y réduire. 3. Toujours au niveau de la conception de Dieu sous-jacente, les trois paraboles ont en commun de l’expatrier dans un ailleurs par rapport au monde qu’habitent, expérimentent et connaissent les hommes. Les explorateurs cherchent Dieu en arrière de leur belle clairière, il est dans les coulisses ; il se trouve à côté et en marge de la pièce close pour l’enfant malvoyant ; le voyageur croyant l’attend dans un avenir lointain, au bout d’une route qu’on imagine longue. Or, la foi chrétienne vit et témoigne d’un Dieu qui est en même temps, indissociablement, ici et ailleurs, autre et intime, proche et lointain. En langage philosophique, on le qualifie à la fois de transcendant et d’immanent. La théologie insiste sur l’incarnation, par quoi il faut entendre non pas un événement exceptionnel qui se serait passé uniquement en Jésus (voir mon livre Parler du Christ), mais bien plutôt la présence de Dieu dans la réalité concrète (in carne) sans qu’il se confonde avec elle. Ralph Waldo Emerson (1803-1882) parle de « sublime ordinaire ». Les trois paraboles rendent compte, chacune à sa manière, de la transcendance ou de l’altérité de Dieu. Par contre, elles escamotent, non pas totalement mais largement, son immanence, sa proximité, son incarnation. Elles présentent un Dieu lointain, absent, caché (ce qu’il est), et non présent et actif dans le monde (ce qu’il est aussi). Il faudrait donc une parabole qui associe d’une part personnalité et impersonnalité, d’autre part altérité et intimité. Je n’en ai pas trouvé ni su en inventer une qui le ferait. Cet échec probablement
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inévitable me paraît, en fin de compte, riche et fécond. Une fausseté perçue et située devient une vérité partielle, approximative et relative ; nous approchons de la vérité en corrigeant des erreurs, en critiquant des conceptions et des images défectueuses. Quand on voit ce que Dieu n’est pas (ainsi qu’il ne se confond pas avec le monde mais ne s’en sépare pas non plus, ou encore qu’il n’est ni personnel ni impersonnel) ,
qu’il est.
on perçoit quelque chose de ce
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Chapitre
Ferdinand Buisson est alors un personnage considérable. Agrégé de philosophie, il obtient un doctorat ès lettres en avec une thèse remarquable sur Sébastien Castellion (1515-1563), un protestant adversaire de Calvin, en qui il voit un précurseur du protestantisme libéral. Collaborateur de Jules Ferry, il dirige pendant dix-sept ans l’enseignement primaire et contribue à mettre en place l’école républicaine et laïque. Il est l’un des fondateurs de la Ligue des Droits de l’Homme. En , élu député de la Seine, il préside la commission parlementaire qui prépare la séparation des Églises et de l’État. En , il reçoit le prix Nobel de la paix pour son engagement en vue d’une réconciliation francoallemande. Sa rigueur de pensée et son exigence morale sont
• DIEU ENCORE ET TOUJOURS
SITUER LE DÉBAT
J’ai un ami, franc-maçon et athée, dont j’admire l’ouverture d’esprit, le sens aigu des valeurs à honorer et les engagements humanitaires concrets (bien supérieurs aux miens). Nous sommes d’accord sur bien des points. Quand nous discutons, il m’arrive de me demander : « Qu’est-ce qui nous distingue exactement ? N’essaie-t-il pas de dire dans un langage laïque cela même que je tente d’exprimer dans un vocabulaire religieux ? » Nos rencontres m’ont amené à reprendre à mon compte et à faire mienne l’interrogation de l’explorateur incroyant à la fin de la parabole du jardinier invisible. On pourrait également formuler ainsi la question : Dieu apporte-t-il quelque chose de spécifique qu’on ne trouve pas dans un idéalisme humaniste ? Cette question, on s’en doute, n’est pas nouvelle. Je propose ici d’y réfléchir à partir d’un échange qui a eu lieu en entre Ferdinand Buisson (1841-1932) et Charles Wagner (1852-1918). Leurs textes ont été publiés à l’époque dans un petit livre intitulé Libre pensée et protestantisme libéral.
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largement reconnues. Tout en s’affirmant protestant libéral, il se rapproche de plus en plus des libres penseurs et va jusqu’à présider une de leurs associations de tendance spiritualiste. Cette évolution embarrasse et inquiète ses amis protestants libéraux : comment peut-on à la fois se prétendre foncièrement attaché au christianisme et se sentir « à l’aise dans une assemblée de libres penseurs » ? N’y a-t-il pas inconséquence ou contradiction ? Son cas ne donne-t-il pas raison aux catholiques et aux protestants orthodoxes qui accusent le libéralisme religieux de conduire à l’athéisme ? À l’intention de ceux qui s’interrogent, Buisson écrit quatre lettres (dont le journal Le Protestant assure la parution) pour s’expliquer et aussi pour les inviter à suivre le même parcours que lui. Les protestants libéraux demandent à l’un des leurs, le pasteur Charles Wagner, de réagir, ce qu’il fait en rédigeant quatre réponses que Le Protestant publie groupées à la suite de celles de Buisson.Wagner est un pasteur éminent, à la pensée et à la spiritualité originales, très connu et très apprécié. Originaire d’Alsace-Lorraine, il devient en le pasteur des protestants libéraux de Paris. Il y fonde la paroisse dite du « Foyer de l’Âme », près de la Bastille. Ses conférences attirent des foules, ses livres ont beaucoup de succès et sont constamment réédités, ses cultes sont largement suivis. Son rayonnement dépasse de beaucoup les frontières du protestantisme français. En , le président Theodore Roosevelt l’invite à faire une tournée de conférences aux États-Unis. Juste avant sa mort, on l’avait pressenti pour l’Académie française ; un article nécrologique, paru dans un petit journal protestant, écrit avec une cocasserie involontaire : « son décès l’a empêché de prendre place parmi les immortels » ! Les deux hommes se connaissent ; ils ont noué des liens personnels ; ils éprouvent du respect et de l’estime l’un pour l’autre. Wagner, à la demande de Buisson, a rédigé des textes pour les manuels scolaires de morale laïque. Il a béni, en , le mariage de la fille de Buisson. Par la suite, ils participeront tous les deux à l’Union des libres penseurs et des libres croyants, qui organisera des conférences et des débats de bon niveau. Ils ne sont pas des adversaires qui polémiquent, mais des amis qui réfléchissent ensemble sur leurs accords et leurs divergences. En , les relations entre catholiques et républicains sont particulièrement tendues en France. Émile Combes (1835-1921), figure
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emblématique de l’anticléricalisme, préside le Conseil des ministres. Partisans et adversaires de la séparation des Églises et de l’État s’opposent dans des affrontements très durs qui déboucheront sur la loi de . Ce contexte politique affleure à plusieurs reprises dans les échanges entre Wagner et Buisson. Il éclaire l’appel pressant que Buisson, très engagé dans la lutte pour la laïcité, adresse aux protestants libéraux de faire front commun avec les libres penseurs. Dans les analyses qui suivent, sans l’ignorer, je ne m’arrêterai guère sur cet aspect ; je privilégierai les dimensions proprement philosophiques et théologiques du débat entre les deux hommes en me concentrant plus précisément sur ce qui concerne directement la question de Dieu.
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Dans ses lettres, Buisson relève tout ce qui rapproche protestants libéraux et libres penseurs : le refus de l’autorité sacerdotale, le rejet des superstitions religieuses, la mise à l’écart de tout ce qui se prétend surnaturel (par exemple les miracles), la volonté d’une éducation qui rende l’homme autonome et responsable, le souci de la morale. Ils ont en commun d’écarter une quelconque « révélation de l’absolu par des voies extra-rationnelles » et de récuser la conception qui fait du dogme « une vérité absolue transmise aux hommes par une autorité absolue ». Sur la nécessité du libre examen, sur la défense de la liberté de conscience, sur l’indispensable lecture historico-critique des écrits bibliques, sur la condamnation du « cléricalisme » et d’une religion aliénante, ils se rejoignent. Finalement, conclut-il, il ne reste que Dieu pour les différencier. À quoi Wagner rétorque que c’est « plutôt un beau reste ». En fait, Buisson pense que même ce Dieu qu’affirment les uns et que nient les autres ne les sépare pas vraiment, parce que les protestants libéraux en ont une conception non personnaliste. Ils rejettent tout anthropomorphisme et ont purifié leur foi des représentations primitives, y compris celles concernant la divinité, qui encombrent les religions traditionnelles. Le Dieu auquel ils se réfèrent ne se distingue guère du vrai, du juste et du bien, autrement dit des plus hautes valeurs prônées par les libres penseurs spiritualistes ou idéalistes. Pour eux, croire en Dieu et le servir ne veut rien dire d’autre qu’« aimer le bien et aimer
DIEU VIVANT
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l’humanité ». Foi religieuse et foi morale, écrit Buisson en (vingt ans après son échange avec Charles Wagner) , « semblent se confondre, […] elles font pareillement croire au devoir, croire au bien, croire à un idéal vers lequel monte lentement le progrès de l’homme et de l’humanité ». Avec force et conviction, Wagner répond que Dieu ne se réduit ni à une doctrine métaphysique ni aux principes d’un idéalisme éthique. La foi est autre chose que l’acceptation et la mise en pratique de valeurs, si justes soient-elles. Pour le croyant, assimiler Dieu avec le principe de la morale n’a rien de choquant ou de scandaleux (on peut d’ailleurs traduire le « au commencement » qui ouvre le livre de la Genèse et le prologue de Jean par « en principe »). Dieu donne en effet la « loi » que les hommes doivent suivre ; il indique et inspire l’action bonne. Toutefois, plus qu’un principe au sens de fondement et de règle, il est surtout, essentiellement, la Bible l’affirme presque à chacune de ses pages, le vivant ; « vivant » non pas, comme le voudrait Buisson, à la manière des « lois de l’esprit » ou des « lois de la nature » qui vivent en nous et par nous, dans notre intelligence quand elle appréhende le réel. Dieu est vivant parce qu’il nous fait vivre ; sa présence nous accompagne, nous secoue et nous console, nous donne élan et souffle, suscite en nous révolte et mobilisation, nous empêche d’accepter les pseudo-fatalités qui pèsent sur nous et les prétendus déterminismes qui nous asservissent. Aussi la foi alliet-elle la sagesse humaine (celle qui discerne les principes) à une « sublime folie » qui ne se résigne jamais à ce qu’une logique pure considère comme inévitable, qui refuse « la souveraineté de l’ordre universel » selon une expression de Jean Réville (18541908), professeur au Collège de France, ami à la fois de Buisson et de Wagner. Les libres penseurs ne veulent connaître que la raison. Pourtant, la raison n’explique pas tout. Elle est, certes, nécessaire ; les tenants d’une religion obscurantiste ont tort de la mépriser ou de la négliger, voire de la rejeter. Elle ne suffit cependant pas. Elle n’apporte pas à l’homme tout ce qu’il peut recevoir et tout ce dont il a besoin pour vivre humainement. Le monde et la vie débordent de beaucoup notre « faculté de comprendre ». Quand on fait de Dieu un principe de la raison, principe explicatif ou principe éthique, on le mutile et on le rapetisse. On oublie qu’il est surtout une puissance vivante capable de faire du nouveau et
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d’opérer ce que, plus tard, les théologiens du Process appelleront des « transformations créatrices » (sur la théologie du Process, voir mon livre Le Dynamisme créateur de Dieu). CRITIQUE DE LA CRITIQUE
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Wagner reprend les uns après les autres les arguments que Buisson oppose aux croyances qui ont cours dans les milieux ecclésiastiques traditionnels, catholiques comme protestants. Il juge essentiel d’entendre et de recevoir ce qu’ont de juste ces critiques, mais aussi d’en percevoir les limites et les lacunes. À côté d’absurdités insoutenables, les croyances classiques portent également en elles des intuitions profondes qu’il importe de percevoir et de réhabiliter derrière des expressions qui effectivement les trahissent et les déforment si on les comprend littéralement (ce qui arrive par exemple avec les récits bibliques de miracles). Buisson écrit que les chrétiens éclairés abandonnent cette représentation primaire et simpliste de Dieu qu’est l’anthropomorphisme. Il a en partie raison ; pourtant, comme Wagner le souligne, à côté de ses déficiences et de sa naïveté, l’anthropomorphisme a aussi de la pertinence. Les hommes n’y échappent jamais, précisément parce que leurs connaissances et leurs pensées dépendent de la structure de leur perception et de leur esprit. Les plus grandes abstractions, écrit Wagner, « portent notre empreinte ». Le premier chapitre de l’Institution de la religion chrétienne de Calvin, dans l’édition de , a pour titre : « La connaissance de Dieu et de nous sont choses conjointes », ce qui veut dire que nous ne connaissons pas Dieu en lui-même mais dans sa conjonction (ou sa relation) avec nous, et par conséquent de manière toujours anthropomorphique ; réciproquement, nous ne connaissons l’homme que dans sa conjonction avec Dieu. L’anthropomorphisme ne se réduit pas à des sottises à éliminer, même s’il en comporte un bon nombre. Il ne devient stupide que si on le prend à la lettre en transformant en affirmations absolues ce qui exprime une relation et a donc une valeur « relative » (je reviendrai sur ce thème au chapitre 7). Plutôt que de le rejeter ou de l’adopter en bloc, il importe d’en mesurer le bien-fondé et les défauts. S’il ne dit pas la vérité ultime, néanmoins à travers lui se dit approximativement, maladroitement et partiellement quelque chose de la vérité ultime. Quand nous parlons de Dieu, nous ne décrivons pas l’être de Dieu en lui-même, ce qui excède
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nos capacités de connaître et de comprendre. Nous disons la manière dont nous le vivons et dont il s’inscrit dans notre existence. « Le Dieu que l’homme connaît, écrit Wagner, c’est Dieu en nous ». Ce que nous désignons par le terme de « théologie » devrait en fait s’appeler « anthropothéologie » (ou « théoanthropologie » comme préfère le dire Barth pour faire droit au primat de Dieu). Nous avons besoin de l’anthropomorphisme pour exprimer l’ultime en tant que présent dans notre monde et dans notre vie. Il égare quand ne l’accompagne pas une vive conscience que Dieu est « au dessus de Dieu », selon une formule de Tillich. Il est au dessus de ce que en nous disons et concevons, tout en se rendant présent à travers nos paroles et nos pensées. Dépasser l’anthropomorphisme ne conduit pas à l’abandonner purement et simplement, comme le voudrait Buisson, mais à s’en servir sans en être dupe. Prenons le thème, typiquement anthropomorphique, du « Dieu personnel ». Cette expression, fréquente dans le langage ecclésiastique (surtout au XIX siècle), ne se rencontre jamais dans la Bible qui utilise parfois, comme le font les deux paraboles croyantes du chapitre précédent, des images impersonnelles pour caractériser Dieu : il est un roc, une forteresse, un asile, proclament les psaumes ; en lui nous avons « la vie, le mouvement et l’être », déclare l’apôtre Paul à Athènes ; il est esprit, vérité et vie, il est amour, écrit Jean. Personnaliser Dieu revient à le rétrécir et à lui enlever sa divinité pour le mettre au niveau d’un être fini. Emerson y voyait une « profanation » ; « je refuse la personnalité à Dieu, écrit-il, parce que c’est trop peu ». Si Wagner s’accorde avec Buisson sur ce point, il ajoute tout de suite qu’il n’en demeure pas moins que l’expérience que nous avons de Dieu est de type personnel, parce que nous sommes des personnes. De plus, Jésus a introduit une nouvelle compréhension et une nouvelle expérience de Dieu. En l’appelant Père, en faisant sentir sa proximité, il « a humanisé Dieu », ce qui va contre tout processus d’abstraction et de dépersonnalisation. Certes, Dieu est plus et autre chose qu’une personne ; il n’est cependant pas moins (plus tard Tillich écrira qu’il n’est pas infra– mais supra-personnel). Il ne faudrait pas que la critique justifiée de la notion de Dieu personnel amène à affaiblir le sentiment ou à perdre la conscience qu’il est vivant. En ce qui concerne le cléricalisme, l’histoire ne démontre que trop sa tendance à confisquer Dieu et à soumettre au joug ecclésiase
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expérimentée se réfère-t-elle ou non à autre chose qu’à elle-même et, si oui, de quelle manière ?). L’échange
entre Buisson et Wagner, sans nier ces aspects, fait apparaître une nouvelle dimension : celle de l’éthique (Buisson précise « l’action morale, politique et sociale »). Elle correspond à l’engagement de ces deux hommes ; ils parlent de ce qui est leur ultimate concern pour reprendre l’expression de Tillich. Tout en restant courtois et réfléchis, leurs discours ont
Les trois paraboles du chapitre précédent posent la question de Dieu dans le cadre logique de la structure du discours (que dit-on exactement quand on affirme ou qu’on nie Dieu ?) et dans le cadre épistémologique de la connaissance du monde (la réalité vécue, constatée,
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IDÉALISME PHILOSOPHIQUE ET FOI RELIGIEUSE
tique les croyants, ce qu’on ne dénoncera jamais assez. Cependant lutter contre cette tendance signifie épurer la religion et non l’éliminer. La protestation la plus forte contre les dérives religieuses s’élève d’ailleurs de son sein. On le constate avec les prophètes de l’Ancien Testament qui s’opposent sans cesse aux prêtres. La religion garde néanmoins sa raison d’être, parce que l’homme a besoin de signes, de gestes, de pratiques, d’institutions et de doctrines pour empêcher sa foi de se dissoudre ou de s’évaporer. Tout cet « attirail » ecclésiastique relève des moyens, non des fins. Si c’est une erreur de le sacraliser en lui attribuant une valeur magique ou surnaturelle, on se trompe tout autant en voulant l’abolir ; on oublie sa nécessité pédagogique. « La plus sublime idée a besoin d’une figure visible pour habiter parmi nous. […] Spiritualiser n’est pas volatiliser. » Ce que Buisson incline à supprimer, Wagner invite plutôt à en faire un bon usage en le réinterprétant, en le comprenant autrement, en en cherchant le sens profond. Pour reprendre une formule célèbre de Pascal, ni l’un ni l’autre ne veulent séparer et opposer « le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » et « le Dieu des philosophes et des savants ». Comme l’écrit Tillich, « c’est le même Dieu ». Le même Dieu, oui, mais vu ou approché différemment : Buisson, qui s’inscrit dans le combat des Lumières contre l’obscurantisme religieux, a tendance à résorber le Dieu vivant d’Abraham dans le Dieu-principe des philosophes. Wagner, en lutte pour une foi lumineuse et humaniste, se sert du Dieu-principe des philosophes pour purifier la religion du Dieu vivant d’Abraham de ce qu’elle peut avoir d’obscurantiste.
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une passion, un souffle et un souci pratique, à la différence des trois paraboles du chapitre précédent plus centrées sur la validité des argumentations que sur leur portée existentielle. Pour Buisson, la religion sous sa forme orthodoxe et traditionnelle a pu être utile pour susciter et favoriser la moralité à des époques incultes et barbares (par exemple au début du Moyen Âge). Avec les progrès de la conscience morale, elle l’est moins ; elle devient même abusive et souvent aliénante en empêchant les gens de devenir des adultes autonomes et vraiment responsables. Elle a été autrefois un facteur de progrès ; aujourd’hui, si on ne la transforme pas, elle fait obstacle au progrès. La représentation courante d’un Dieu personnel et tout-puissant doit se dissoudre dans l’exigence morale qui habite intimement en chacun de nous, sinon elle nous soumet à la domination d’une altérité externe et nous maintient dans une servitude contraire à la nature et à la dignité humaines. Les croyants orthodoxes, en réfléchissant et en approfondissant leur foi, rejoindront naturellement les rangs des libres croyants. Les libres croyants deviendront naturellement des libres penseurs spiritualistes par l’abandon de croyances religieuses obsolètes et de la notion classique de Dieu au profit d’un idéal éthique rationnellement établi. Ainsi passe-t-on progressivement et paisiblement d’une « foi aveugle » à une « pensée raisonnée ». Quand ils évoluent ainsi, les croyants, estime Buisson, n’abandonnent, ne perdent ni ne renient rien ; bien au contraire, ils se montrent plus fidèles à l’Évangile et découvrent le fin fond de la vérité religieuse qui est éthique. Ils débarrassent leur foi des « scories » encombrantes, superflues, voire nuisibles qui la souillent et ils en dégagent l’« or pur ». Si la libre pensée paraît irréligieuse, « c’est par religion », affirme Buisson ; « c’est, écrit-il, pour mieux posséder le Dieu intérieur de la conscience qu’elle renie le Dieu des mythologies et des théologies ». Elle est en fait beaucoup plus profondément et fortement religieuse que la plupart des « cultes » institués. À nouveau, Wagner exprime à la fois sa proximité et son désaccord. À ses yeux, les défenseurs et les adversaires de l’orthodoxie religieuse ont en commun de figer la foi dans des croyances à accepter ou à refuser. Ils enferment Dieu dans des dogmes, des croyances, des légendes et des rites. Les premiers disent : acceptez tout, même l’absurde et le scandaleux, sinon vous êtes
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autonomie (autos, c’est le soi ; il y a autonomie est théonomie. La théonomie découle de ce que Dieu est à la fois autre et intime. Le theos (terme grec qui désigne la divinité) n’est pas seulement un « tout autre », extérieur et supérieur, auquel le croyant se soumettrait aveuglement. Il n’est pas non plus seulement un « semblable », une figure de l’intériorité, qui renverrait au croyant l’image de ce qu’il porte en lui comme aspiration et idéal. Il est indissociablement l’un et l’autre, en nous et différent de nous. Si le christianisme libéral critique les catégories religieuses traditionnelles comme le fait la libre pensée, il s’en distingue en ce qu’il ne les détruit pas. Il cherche l’esprit à travers et au-delà de la lettre, le vrai à travers et au-delà des symboles, le sacré à travers et au-delà des rites, alors que la « libre pensée religieuse », telle que la comprend Buisson, entend supprimer la lettre, les symboles, les rites pour donner ou redonner leur pureté et leur quand on ne dépend que de soi) ; elle
une autorité extérieure), ni
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qui veut dire autre et nomos qui signifie loi ; il y a hétéronomie quand on obéit à
des incroyants qui n’osent pas se l’avouer. Les seconds disent : rejetez tout ; éliminez Dieu puisque les dogmes et les légendes qui en parlent vont contre la raison et favorisent la superstition. « L’esprit sacerdotal s’incline devant l’autel, les vases du sanctuaire et les formes antiques […]. L’esprit d’incrédulité se rit de l’autel, des vases sacrés et du sanctuaire lui-même ». Wagner oppose à l’un et à l’autre l’esprit de la prophétie et de l’Évangile, « également éloigné de la tyrannie sacerdotale et de l’esprit antireligieux », qui n’identifie jamais Dieu avec des formes (les « vases ») ou des structures religieuses (les « sanctuaires ») ni avec des concepts philosophiques (les dogmes), mais qui sait que ces vases, ces formes et ces concepts ont pu et peuvent toujours véhiculer le message évangélique et aider des croyants à le vivre. Ainsi, à la fois trop religieux pour les libres penseurs et trop peu religieux pour les croyants orthodoxes, les chrétiens libéraux se trouvent « exclus » par les uns, « repoussés » par les autres, parce qu’ils contestent les représentations courantes de Dieu et les croyances traditionnelles, tout en pensant que derrière ou à travers elles s’exprime une altérité intime qui vit en nous sans jamais nous soumettre à une « autorité extérieure », mais aussi sans s’identifier purement et simplement aux exigences internes de notre conscience morale. Dans le langage technique de la théologie, on dira que pour eux la foi n’est ni hétéronomie (du grec heteros
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authenticité à l’esprit, au vrai et au sacré. Pour Wagner, on va trop loin quand on veut éliminer les textes, les doctrines et les sacrements. Ils sont indispensables pour véhiculer une réalité qui les dépasse. Ils deviennent nuisibles, quand ils prétendent la posséder et la capturer, ce qui est la grande erreur des orthodoxies. Les abandonner, comme le voudrait la libre pensée, serait « une perte sèche, incalculable et irréparable ».
Pour Buisson, entre l’idéal éthique et le Dieu chrétien, entre une libre pensée soucieuse de morale et une religion vraiment évangélique, entre la raison et la foi, il ne devrait pas y avoir antagonisme, mais coalition, voire fusion. Buisson appelle les chrétiens libéraux à l’union avec les libres penseurs pour affronter ensemble l’obscurantisme religieux et ses conséquences réactionnaires dans une lutte « bloc contre bloc », où chacun se voit sommé de choisir son camp et où on nie la possibilité d’une convergence, d’une interaction, d’une troisième voie (ou d’un « tiers parti ») entre les antagonistes. Cet appel à une alliance suscite chez Wagner des méfiances et des réticences. Il constate qu’à côté de libres penseurs réfléchis et idéalistes pour qui il a de l’estime et avec qui le dialogue est fécond, il y en a aussi beaucoup qui sont des anticléricaux injurieux et des antireligieux primaires avec qui toute discussion est stérile. Wagner donne parfois le sentiment d’être moins sévère que Buisson envers les croyants « orthodoxes » ; il souhaite les convaincre, les éclairer, les faire évoluer, en leur démontrant que les valeurs de l’humanisme idéaliste font partie de la religion authentique ; en approfondissant leur foi, ils se rapprocheront du christianisme libéral. Malgré leurs heurts, une communion conflictuelle et donc l’espoir d’une réconciliation persistent, alors que Buisson envisage seulement la victoire des uns et la défaite des autres. Au-delà des enjeux politiques de l’époque, Dieu et l’idéal peuvent-ils s’associer dans une alliance bénéfique pour chaque partie où la libre croyance se purifierait sans se vider de sa sève religieuse et où la libre pensée spiritualiste (soigneusement distinguée par Buisson de la libre pensée matérialiste) s’enrichirait sans
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renoncer à son rationalisme ? Au lieu de s’opposer, de manière souvent simpliste, ne feraient-elles pas mieux d’échanger, de s’écouter mutuellement, chacune apportant une contribution précieuse à l’autre ? La libre pensée aide les croyants à vivre une spiritualité ouverte et intelligente par sa dénonciation véhémente de la déviance orthodoxe et superstitieuse qui menace et affecte toutes les religions. Inversement, les libres croyants élargissent l’horizon des libres penseurs, leur font découvrir qu’il y autre chose que des sottises dans les religions, apportent du contenu et de la chair à un idéal que le philosophe Charles Renouvier (1815-1903), pourtant partisan de la morale laïque, jugeait trop « faible et vague » (Troeltsch parle d’un « spiritualisme froid », Calvin aurait sans doute dit « maigre »), et les aident à résister au matérialisme grossier grandissant qui réduit la libre pensée à des négations sans contenu positif. En dépit de leurs proximités et de leurs convergences, Buisson et Wagner n’ont pas réussi à nouer l’alliance qu’ils souhaitaient tous les deux. Leur échec s’explique en partie par le contexte politique tumultueux de leur époque. Il tient aussi à la distance qui demeure entre l’idéal de l’un et le Dieu de l’autre. Leur livre reste sans conclusion, comme en suspens : pas de répliques de Buisson aux réponses que lui a faites Wagner, pas de bilan de l’un d’eux ou d’un tiers qui essaierait de faire le point après leur échange. Peut-être, après tout, vaut-il mieux qu’il en soit ainsi : leur débat permet probablement de mieux saisir ce qui est en jeu dans la question de Dieu que ne l’aurait été un accord. Leur discussion, à la fois exigeante et amicale, stimule et féconde plus que n’aurait pu le faire une synthèse. La vérité se perçoit ou s’approche dans l’entrechoc parfois désagréable, parfois heureux des convictions ; elle s’étouffe ou s’enlise dans des harmonisations insipides.
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Chapitre
Si on excepte un texte d’Eschyle, où il s’applique à un sanctuaire où cohabitent plusieurs dieux, le mot « polythéisme » a été, semble-t-il, introduit par un auteur juif du Ier siècle de notre ère, Philon d’Alexandrie, qui l’utilise péjorativement et polémiquement. Le terme « monothéisme » apparaît beaucoup plus tard. Il aurait été forgé par un philosophe anglais Henry More (16141687), qui lui donne un sens différent de celui qu’il a pris ensuite. Ces deux termes relèvent du langage technique des spécialistes. Des historiens des idées et des croyances s’en servent pour classer religions et philosophies à partir du nombre de dieux qu’elles reconnaissent. Par contre, sauf rares et modernes exceptions, les textes et les fidèles des divers cultes ne se disent pas polythéistes ou monothéistes ; ces termes sont utilisés par ceux qui les étudient et parlent d’eux de l’extérieur.
• DIEU ENCORE ET TOUJOURS
LE VOCABULAIRE
Les trois paraboles du premier chapitre ne prennent à aucun moment en considération la possibilité de plusieurs jardiniers invisibles, de plusieurs soleils au dehors de la chambre obscure ou de plusieurs cités au bout de la route. Au cours de leur échange, Buisson et Wagner n’envisagent jamais l’éventualité d’une multiplicité de valeurs, de vérités ou de principes ultimes : ils se réfèrent à un Dieu unique (que Buisson démythologise en un seul idéal éthique) ; ou on l’affirme ou on le nie, pas d’autre option (tertium non datur) . L’hypothèse d’un polythéisme n’entre pas dans le champ de la discussion et le monothéisme semble aller de soi. De fait, aujourd’hui on ne rencontre, en tout cas en Occident, aucune alternative polythéiste sérieuse. Cette situation ne dispense cependant pas de s’interroger sur le monothéisme en tant que conception de la divinité, sur sa validité, ses avantages et ses inconvénients.
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Énumérons brièvement les différentes catégories que distinguent les classifications habituelles. • Le cosmothéisme, appelé plus couramment animisme, ne sépare pas vraiment Dieu et le monde ; ils s’entremêlent et on ne peut pas les dissocier. Il n’y a pas à proprement parler de Dieu, mais plutôt du divin qui saupoudre l’univers dans son ensemble ou qui, selon une expression d’Aristote, « pénètre l’ensemble de la nature ». Cette divinité diffuse, répandue en toutes choses et tout être, tellement intime ou immanente qu’elle ne se distingue guère de ce qui existe, se trouve reprise et approfondie philosophiquement dans les panthéismes et panenthéismes. • Le polythéisme, dont les antiquités grecque, romaine et égyptienne nous donnent les exemples les plus connus, pose plusieurs figures divines. Les dieux sont des êtres supérieurs, dotés de pouvoirs spéciaux, en général immortels, néanmoins assez proches des humains ; ils leur ressemblent beaucoup par leurs pensées, leurs sentiments, leurs actions et passions, ce qui les rend non pas intimes, mais familiers. Il y a entre eux des répartitions soit de territoires (chacun régissant une zone géographique bien précise), soit de compétences (chacun ayant une fonction propre : la guerre, le commerce, la navigation, l’artisanat, etc.). Ils entretiennent des relations mutuelles complexes, et souvent une hiérarchie leur assigne dans le panthéon un rang majeur ou mineur, à quoi s’ajoute parfois ces métis à la divinité faible que sont les demi-dieux. • L’hénothéisme – il serait plus juste de parler de monolâtrie – admet l’existence de plusieurs divinités, tout en ne pratiquant le culte (lâtrie) que d’une seule. Ainsi, d’après les livres de l’Exode (chap. 20) et du Deutéronome (chap. 5), le Dieu d’Israël donne aux siens ce commandement : « Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face, […] tu ne te prosterneras pas devant eux, tu ne leur rendras pas de culte ». Il ne dit pas que ces dieux n’existent pas, mais qu’on ne doit pas les vénérer et les servir. Il faut attendre dans la suite des livres bibliques celui du prophète Ésaïe pour trouver l’affirmation que ces dieux sont des illusions inconsistantes, fallacieuses, dépourvues de toute réalité ; ils ne sont que néant. • Pour le dualisme deux divinités se font face et s’affrontent ; en général on considère l’une comme positive, l’autre comme négative ; il y a un dieu du bien et un dieu du mal. On y distingue parfois le démiurge (celui qui crée) et le sauveur (celui qui délivre des méfaits du monde créé). Ainsi, au IIe siècle, Marcion oppose le Dieu de
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l’Ancien Testament, le Dieu des juifs, un Dieu de colère et de cruauté, au Dieu du Nouveau Testament, celui de Jésus et des chrétiens, le Dieu d’amour. Le premier Dieu a créé un monde mauvais où les hommes souffrent.Avec Jésus, un Dieu « étranger » (étranger à la nature et au monde), arrivant d’ailleurs, vient au secours des humains et entre dans ce monde, pour le conquérir et le transformer. On range aussi souvent dans cette catégorie les manichéismes où ce thème se décline avec quantité de variantes. • Le monothéisme concentre la divinité en un seul être qu’on proclame « un » à la fois en raison de l’unité interne de son être et surtout en raison de son unicité (il est le seul être divin). On ne dit pas comme dans l’hénothéisme : « tu n’auras pas d’autres dieux », mais : « il n’y a pas d’autres dieux ». On a un sentiment fort de sa transcendance ; il n’est pas seulement un autre, il est l’Autre. Même s’il existe de nombreux monothéismes, quand on en parle dans le monde occidental, il s’agit la plupart de temps du judaïsme, du christianisme et de l’islam, les trois religions dites, à tort ou à raison, « abrahamiques » parce qu’elles se réclament d’Abraham (qu’elles ne comprennent pas exactement de la même manière) ; il y a entre elles une parenté et des relations qui ont été plus souvent conflictuelles que paisibles. Pour commode qu’elle soit, cette classification n’en demeure pas moins assez superficielle et lacunaire. Elle comporte une part d’arbitraire et d’approximation. Les frontières entre les diverses catégories sont souvent floues et mouvantes. Plusieurs monothéismes admettent des êtres plus ou moins divins qui forment, comme dans le livre de Job, une sorte de cour céleste autour du Dieu suprême et atténuent ainsi l’affirmation de l’unicité de Dieu. Bien des polythéismes ont l’intuition d’un Dieu suprême (« plus dieu que tous les autres » dit de Mardouk un texte babylonien) ou d’une puissance supérieure (fatum ou destin) qui organise et régule les multiples divinités, ce qui diminue le pluralisme des dieux. On a dit de la doctrine trinitaire, dont traitera le chapitre suivant, qu’elle a développé un monothéisme mitigé par des éléments polythéistes. Il faut manier ces catégories avec prudence. De plus, elles ont l’inconvénient de ne pas apprendre grandchose sur les religions qu’elles répartissent dans ces cases et sur leur manière de comprendre la divinité, bien qu’évidemment le nombre de dieux qu’on reconnaît ne soit pas sans incidence sur la conception qu’on a de leur nature.
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LE PROCÈS DU MONOTHÉISME
Pendant longtemps, on a estimé que le monothéisme représentait un incontestable progrès par rapport au polythéisme qui l’aurait précédé (opinion partagée par Voltaire, Rousseau, Kant et beaucoup d’autres) . Il aurait marqué un grand pas en avant de la civilisation dans le domaine de la pensée, de la spiritualité et de l’éthique. On attribuait cette supériorité à deux facteurs. Premièrement, disait-on, à une image assez primitive et superstitieuse de la divinité, il substitue une conception purifiée et beaucoup plus élaborée. Il présente un Dieu vraiment divin, transcendant et suprême. Les dieux polythéistes, du seul fait qu’ils sont plusieurs, ne peuvent pas être ultimes. Ils ont rarement une dimension éthique, les récits mythologiques leur attribuent des passions, des amours, des haines, des intrigues et des rivalités qui ne sont guère en leur honneur, ce que relevait déjà le philosophe grec Xénophane au VIe siècle avant notre ère. Les polémistes chrétiens des premiers siècles ne se font pas faute de souligner que ces « dieux » n’atteignent même pas le niveau de moralité qu’on est en droit, selon les philosophes, d’attendre d’un bon citoyen, voire de tout homme digne de ce nom. Au contraire, le Dieu unique se situe au-delà et se caractérise par une différence radicale qu’on exprime le plus souvent en termes de sainteté ontologique et éthique ; la vérité, la justice et l’amour le définissent. Deuxièmement, le polythéisme, estimait-on, correspond à un « plurivers », autrement dit, à un monde découpé en des espaces ou des domaines (des régions, des fonctions, des populations ou des valeurs) irréductiblement hétérogènes, puisque relevant de divinités différentes. Ce monde ressemble à des pièces de puzzle en vrac sans dessin d’ensemble et donc impossibles à ajuster les unes aux autres. Le polythéisme traduit, pensait-on, l’incapacité ou l’échec de percevoir que derrière la diversité des gens, des choses, des sociétés et des cultures, il existe une unité profonde. Il favorise séparations et cloisonnements des peuples et des cultures. Le monothéisme, au contraire, refuse toute déchirure de l’être et du sens. Il exprime et favorise la conscience qu’il y a un « univers » : les êtres humains sont des semblables, les différentes réalités du monde sont entrelacées, les valeurs sont globales. Dieu y apparaît comme le « père » de tous et de tout, ce qui fait que tous et tout forment une famille de frères, de sœurs, de
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prochains. Le Dieu unique implique une solidarité générale, audelà des zones de particularité, alors que les dieux multiples installent une diversité irréductible, source de rivalités et d’entrechocs. Cette argumentation a longtemps passé pour évidente. Aujourd’hui, certains la contestent. À l’affirmation classique de la supériorité du monothéisme, ils opposent celle de sa nocivité. Loin de marquer un progrès, son apparition traduirait un déclin ou une décadence. On lui adresse principalement deux critiques ou objections qui mettent frontalement en cause les qualités que naguère on lui attribuait. 1. La première souligne qu’il résulte d’un recul, d’un amoindrissement, voire d’une dégradation du divin. Sa purification s’apparente à une épuration. Quand le monothéisme prend la place du cosmothéisme animiste ou du polythéisme, le divin se rétracte, se rabougrit, se rétrécit comme peau de chagrin ; il entre dans le processus de décrépitude, d’exténuation et de dépérissement qui conduit à la « mort de Dieu ». Par rapport au foisonnement et à la vigueur des divinités polythéistes, le monothéisme met en place un Dieu pauvre, exsangue ou anémié. Il serait l’antichambre de l’athéisme ; il amorcerait, selon Auguste Comte (1798-1857), « une entière cessation de l’état théologique » et on peut le qualifier de « religion de la sortie de la religion », pour reprendre une formule de Marcel Gauchet (Le Désenchantement du monde, 1985). En même temps, il opère un « désenchantement du monde », expression que Gauchet emprunte à Max Weber (1864-1920), et il entraîne ce que Friedrich Nietzsche, dans le paragraphe de L’Antéchrist (1896), appelle un « monotono-théisme » (« presque deux mille ans et pas un seul Dieu nouveau » se plaignait-il) . Vidé de sa divinité et de ses dieux, entièrement sécularisé ou profanisé (puisque Dieu lui est extérieur), le monde perd de son exubérance, de sa fantaisie et de sa magnificence ; son chatoiement s’efface ; son abondance se tarit. Les nymphes, les elfes, les lutins et autres farfadets qui peuplaient ses ruisseaux et ses bois le désertent. Il devient monocorde, pauvre, triste et austère. Goethe liait le polythéisme à l’art et à l’imagination, le monothéisme à la logique (plus sévère, moins séduisante) et à la morale (répressive et non exaltante). Ce reproche, souvent formulé, correspond probablement à une réaction, justifiée ou non, contre un légalisme et un puritanisme
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religieux excessifs. Il repose souvent sur une image fantasmée du paganisme antique. On en dessine un portrait fascinant, une sorte de « métaphore esthétique » qui, écrit dans son Éloge du polythéisme (2014) Maurizio Bettini, un spécialiste de la culture latine, a « peu à voir avec la pratique réelle de la religion antique ». En fait, le monothéisme ne rend pas Dieu moins présent ni le monde moins beau ni les croyants moins joyeux ; dans bien des cas, on constate plutôt le contraire. Quand Gotthold Ephraim Lessing (1729-1781) oppose le christianisme, « religion profondément triste, religion de la douleur universelle », à la sérénité des anciens, il nourrit des illusions. Les monothéismes ont autant cultivé et favorisé l’art et ont produit d’aussi grands chefs-d’œuvre en poésie, en musique, en peinture que les polythéismes. Il arrive certes que les religions, monothéistes ou polythéistes, soient moroses, étriquées et répressives ; il ne s’ensuit nullement que la divinité, unique ou multiple, le soit, pas plus que mal vivre son mariage ne signifie que la vie en couple soit en elle-même une mauvaise chose. Elle peut l’être, elle ne l’est pas forcément. 2. Une seconde critique, à mon sens plus incisive et mieux argumentée, a pris de l’ampleur ces dernières années à la suite des travaux de l’égyptologue Jan Assmann (même si on l’avait formulée auparavant, ainsi les penseurs des Lumières dans leur critique de la religion). Selon Assmann, qui expose sa thèse dans plusieurs ouvrages publiés depuis , le monothéisme biblique, initié par Moïse (qu’il soit un personnage historique ou fictif n’a pas ici d’importance), se singularise par la distinction tranchée entre la vraie religion à répandre et la fausse à éliminer. Il pose un « Dieu jaloux » qui ne supporte pas la concurrence. Il développe une « contrereligion », qui contredit, contrecarre, combat et condamne toute spiritualité autre que la sienne. Il s’efforce par n’importe quel moyen de détruire ce qu’il considère comme une abomination idolâtre. Sa violence s’exerce d’abord en interne (il tente, dans une démarche hénothéiste, d’éradiquer les impuretés et les impurs au sein du
avant de s’exporter (il s’en prend alors aux À la différence d’une pratique courante dans les polythéismes anciens, il rend impossible de traduire dans les termes de sa religion ce qui vient d’une autre, en particulier les noms et les figures des dieux. Il n’admet pas la possibilité d’une coexistence ou d’une compatibilité et encore groupe où on le professe)
cultes étrangers et à leurs adeptes).
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abstraites) .
LA DUALITÉ DU MONOTHÉISME BIBLIQUE
Dans son livre L’Invention de Dieu (2017), au terme d’une minutieuse analyse de l’évolution des représentations du divin dans la littérature hébraïque ancienne, Thomas Römer écrit que le monothéisme qui en émerge progressivement « comporte à la fois une composante ségrégationniste et une composante universaliste ». Déjà dans les écrits bibliques, ensuite dans le christianisme, on discerne, en effet, deux tendances toujours conjointes, entremêlées
À mon sens, on perdrait son temps et le procès n’aboutirait jamais, parce que la catégorie « monothéisme », trop générale et trop vague, ne permet pas une sentence précise, bien fondée et équitable. Je l’ai dit, cette catégorie correspond à une case dans une grille de classification, semblable à une étiquette qui, si elle fournit certes une indication, renseigne peu sur ce qu’elle recouvre. Il me paraît plus utile de prendre un cas concret, celui de la religion biblique, et de l’interroger sur la violence qu’entraîne ou non sa manière de comprendre et de vivre l’unicité de son Dieu.
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philosophie ou l’humanité, qui ont le défaut d’être des instances bien
moins d’une équivalence. Si l’Antiquité gréco-romaine identifie sans grande difficulté Zeus et Jupiter, aujourd’hui des extrémistes (aussi bien chrétiens que musulmans) jugent blasphématoire d’assimiler Dieu et Allah. Un monothéisme conséquent rejette ce qui diffère de lui. Cette puissance de négation a eu, selon Assmann, des effets positifs : elle a permis une distinction féconde entre la divinité, le monde et l’humanité, tout en maintenant leur cohérence ; elle a délivré de quantité de superstitions aliénantes ; elle a libéré de peurs ou d’angoisses terribles, elle a favorisé l’émergence et le développement d’une éthique exigeante. Son apport a, cependant, une très lourde contrepartie. « Le prix du monothéisme » (titre d’un livre de Assmann) est une propension quasi irrésistible à la violence ; s’il ne l’introduit pas, il la fonde, la légitime et l’accroît. Il met en place un totalitarisme religieux qui exclut la pluralité et, sinon suscite, du moins durcit les conflits religieux. On pourrait, à partir de ces considérations, imaginer un grand procès du monothéisme avec les réquisitoires des procureurs, les plaidoyers des avocats, la comparution des témoins de l’accusation et de la défense, et la décision d’un juge (lequel ? peut-être la
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et entrelacées, qui répondent cependant à des logiques très différentes. La première se centre sur l’« alliance », la seconde sur la « création ». En christianisme, on appelle « alliance » le lien particulier que Dieu contracte avec des « élus ». Dans l’humanité, Dieu distingue des individus et des groupes (le peuple juif ou l’Église, les circoncis ou les baptisés) avec lesquels il noue un pacte. Pour beaucoup de théologiens, l’alliance se trouve au cœur de la foi biblique et en constitue la substance, d’où les appellations d’Ancien et de Nouveau Testament (« testament » veut dire alliance). Même si, comme le montre, entre autres, le récit de la vocation d’Abraham (Genèse 12,3b), l’élection de quelques-uns leur donne une mission pour l’ensemble des « nations » (dans la Bible, on appelle « nations » tous les groupes qui n’appartiennent pas au « peuple » d’Israël) et a donc une visée universelle, il n’en demeure pas moins qu’elle confère aux « élus » un privilège et une supériorité. Ils savent et possèdent ce qui manque aux autres. Pour les Athéniens, que Paul harangue, Dieu est un « inconnu », comme l’avoue un des autels de leur ville, et l’apôtre vient les arracher à leur « ignorance » (Actes 17,23). Ceux qui s’estiment choisis par Dieu ont souvent la conviction qu’ils détiennent le monopole de la révélation et que Dieu se rencontre uniquement dans l’alliance dont ils sont bénéficiaires ; les autres devront donc s’y rallier et y entrer. Ainsi le prophète Ésaïe (2,2-4) déclare-t-il qu’à la fin des temps, toutes les « nations » se rendront à la montagne sainte (Jérusalem), autrement dit que l’alliance particulière avec Israël s’étendra jusqu’aux limites de la terre et intégrera, par absorption, l’ensemble de l’humanité, voire des êtres vivants (les animaux domestiques ou sauvages qu’énumère le chapitre 11). Cette conviction ne génère pas forcément sévices et brutalités envers ceux qui se trouvent hors du pacte. Que l’autre ait un autre dieu ne dérange pas trop, n’en fait pas ipso facto un ennemi, mais ne favorise guère le dialogue, l’entente et la confiance. On a beaucoup plus de peine à supporter que des semblables ou des proches, des compatriotes et des coreligionnaires, n’observent pas les clauses du pacte, en sortent et le brisent ; ils provoquent ainsi, d’après l’Ancien Testament, la « colère de Dieu » et s’attirent de gros ennuis. À l’époque néotestamentaire, juifs et chrétiens ont des jugements beaucoup moins durs envers les païens qu’envers leurs dissidents (les chrétiens sont des dissidents juifs et les
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communautés chrétiennes génèrent quantité de dissidences). Au XVIIe
siècle dans le Royaume de France, il valait mieux être un musulman (un étranger, originaire d’un autre pays, aux mœurs et aux croyances excentriques)
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qu’un protestant (un sujet du roi qui avait rompu avec la composante identitaire que représentait l’Église catholique) qu’on accusait de ne pas respecter le pacte qui normalement aurait dû le lier. On peut, même alors, refuser toute mesure de persécution soit par principe (parce qu’on n’admet pas ce que Castellion nomme le « forcement des consciences »), soit pour des raisons pratiques (on ne veut pas recourir à un remède aux conséquences pires que le mal) . Cependant, même quand on décide de ne pas avoir recours à la violence, on échappe difficilement à cette bienveillance condescendante que le pasteur Rabaut Saint-Étienne, parlant au nom des protestants, stigmatise en lors du débat sur les Droits de l’Homme. « Ce n’est pas, dit-il à la tribune de la Constituante, la Tolérance que je réclame ; c’est la liberté. […] La Tolérance ! je demande qu’il soit proscrit […] ce mot injuste qui ne nous présente que comme des Citoyens dignes de pitié, comme des coupables auxquels on pardonne ». Dans la même ligne, l’année suivante, en , le président George Washington écrit à une communauté juive : « On ne parle plus de tolérance comme si les uns devaient à l’indulgence des autres la possibilité de jouir des droits naturels inhérents à toute personne ». Quand on se contente de « tolérer » l’autre, on ne lui rend pas justice ; on ne l’empêche pas d’être ce qu’il est, sans toutefois reconnaître qu’il en a pleinement le droit. La tolérance ne supprime pas l’intolérance ; elle en atténue ou adoucit les effets. La notion religieuse d’alliance implique une relation unique, à nulle autre pareille ; qu’elle rejette ou qu’elle cherche à s’approprier ceux qui lui sont extérieurs, qu’elle les persécute ou les tolère, un exclusivisme, soft ou hard selon les cas, la menace toujours. 2. Par création, il ne faut pas entendre ici un acte ou un événement initial qui aurait, au début ou au commencement, mis en route l’univers et son histoire. Il ne s’agit pas d’un moment primordial, mais du lien permanent, celui d’un enracinement commun, que l’ensemble de ce qui existe entretient avec Dieu (voir le chapitre sur la création dans mon livre Penser la foi) . Que Dieu soit créateur des cieux et de la terre signifie qu’il est le Dieu de l’Univers en sa globalité. Il ne réserve pas à quelques-uns sa parole, sa présence
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et son action ; il intervient et se manifeste partout. Tous les êtres se situent pour lui sur le même plan, sans considération de race, de nationalité ou de religion. « Il ne fait pas acception de personnes », disent plusieurs textes bibliques. Il n’y a ni privilégiés ni désavantagés. À première vue, le monothéisme de la création paraît plus éloigné de la violence et plus favorable aux autres que celui de l’alliance. En fait, il génère facilement une intolérance qui réprouve et réprime les singularités, parce qu’il y voit une atteinte à l’unité et à la concorde. L’idéal universaliste risque d’engendrer un conformisme étouffant où ce qui distingue les individus et les groupes ne trouve pas de place légitime. Chacun doit renoncer à ses coutumes propres pour entrer dans le cadre général. Quand, à la suite de Arnold Toynbee (1889-1975), on pense que toutes les religions disent au fond la même chose, on cherche à éliminer ce qui les différencie pour ne garder que ce qu’on estime être commun ; on réduit leurs spécificités à des apparences superficielles, parasitaires et nocives à oublier et effacer. Dans les milieux qui militent pour un œcuménisme intrachrétien ou interreligieux, on culpabilise volontiers ceux qui s’écartent du consensus. On voit dans la différence sinon un « crime » (ce que dénonce Rabaut), du moins une faute. De même, dans la République française, l’affirmation de l’égalité de tous les citoyens (un principe positif ) pousse à niveler, voire à éradiquer la spécificité de leurs diverses cultures (une pratique dommageable). On a de la peine à reconnaître en tant que tels les Bretons, les Basques, les Alsaciens ou les Corses, parce qu’on refuse les cas particuliers et qu’on veut que les mêmes règles s’appliquent à l’ensemble des nationaux. Dans l’universalisme, comme le note Lamennais (1782-1854), tout le monde s’embrasse et chacun se perd. Paradoxalement, celui qui cherche à concilier, synthétiser et unifier tombe facilement dans l’intolérance. L’universalité de la création, qui pose un ensemble unique englobant, conduit vite à une inclusion ou une intégration impérialiste qui impose à chaque individu un même credo, une même règle, un même joug. Quand on veut que tous soient un, on ne permet à personne d’être soi. 3. Que l’on prenne le monothéisme historique de l’alliance ou le monothéisme cosmologique de la création, n’aboutit-on pas au même résultat ? Si le particularisme de l’alliance risque d’inciter
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à éradiquer ce qui ne relève pas d’elle, l’universalisme de la création court le danger de vouloir supprimer ce qui distingue. Dans les deux cas, on a effectivement la menace d’un despotisme qui rejette l’altérité, soit en l’excluant soit en l’absorbant. La dénonciation d’un lien intrinsèque entre violence et monothéisme comporte incontestablement une part de vérité. Heureusement, la coexistence et l’interpénétration de ces deux formes de monothéismes ouvrent un passage entre Charybde et Scylla. L’antagonisme constant entre la primauté donnée à l’alliance et la prééminence de la création corrige ce que chacune d’elles a d’excessif et de dangereux. Le thème de la création empêche que le Dieu de l’alliance ne devienne sectaire et exclusif : le Dieu de mon groupe, mon Dieu, est en même temps le Dieu de tous ; personne n’en a le monopole, ce qui, en principe, devrait détourner du rejet, en son nom, de celui qui appartient à une communauté et à une religion différentes. Le thème de l’alliance empêche que le Dieu de l’Univers ne devienne uniformisant et niveleur ; je le rencontre dans mon existence d’une manière à nulle autre semblable, dans une alliance spéciale. Pour être le Dieu de tous, il n’en est pas moins mon Dieu, celui avec qui j’ai une relation vivante et singulière. Toutefois, rien n’interdit qu’il ait des liens différents, mais tout aussi vivants et singuliers, avec n’importe laquelle de ses créatures. S’il se révèle et agit dans une histoire spécifique (celle de l’exode, celle d’Israël, celle de Jésus), il est aussi engagé dans d’autres histoires particulières, ce que suggère un texte d’Amos (9,7) : « N’êtes-vous pas pour moi comme les enfants des Éthiopiens, fils d’Israël ? dit l’Éternel. N’ai-je pas fait sortir Israël du pays d’Égypte, comme j’ai fait sortir les Philistins de Kaphtor et les Syriens de Qir ? » Les Philistins et les Syriens bénéficient d’une alliance analogue et parallèle à celle nouée avec les juifs. Il n’y a ni une révélation exclusive ni une révélation générale, mais une pluralité de révélations particulières. Dans le récit de Pentecôte, chacun parle des merveilles du Dieu unique dans sa langue propre et non pas dans une seule et même langue, que ce soit la langue d’un des groupes ou une langue générale de communication (tels le grec dans l’Antiquité et l’anglais aujourd’hui) : si tous disent la même chose, ils ne le font pas tous de la même manière. La conjonction polémique de l’alliance et de la création a pour effet que la foi monothéiste dans l’unicité divine n’entraîne pas
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forcément une conformisme religieux, qu’il soit obtenu par élimination de ce qui ne relève pas d’une alliance précise ou par incorporation dans un universalisme indifférencié. Il ne s’agit nullement d’harmoniser les deux thèmes dans une synthèse qui les neutraliserait et les figerait, mais de les comprendre et de les vivre dans une tension critique qui évite à la fois que l’unité détruise la pluralité et que la pluralité fasse obstacle à l’unité. L’intolérance ne découle pas de la foi en un Dieu unique (Israël), uni (tri-unité du christianisme traditionnel) ou un (islam), mais de la croyance en une seule révélation, manifestation ou alliance divine, qu’elle soit restreinte dans des limites strictement définies (celles du peuple élu) ou qu’elle soit destinée à englober l’ensemble des êtres.
Dans les chapitres précédents, nous avons rencontré des tensions : celle entre l’altérité et l’intimité de Dieu, celle entre Dieu conçu comme principe et Dieu perçu comme vivant. Nous avons chaque fois essayé de les dépasser de manière positive selon la logique de la bipolarité, chère à Paul Tillich, plus juste et féconde à mon sens que celles de la dialectique ou du paradoxe (voir ma préface à Une théologie du Nouveau Testament de François Vouga). Cette logique refuse d’éliminer l’un des pôles ou de le subordonner à l’autre (selon la démarche classique), ou de les réunir dans une synthèse qui les englobe et les dépasse (ce que fait la dialectique) , ou encore de les maintenir séparés et juxtaposés sans interférence mutuelle (dans une perspective paradoxale). Elle veut établir entre les deux pôles une complémentarité conflictuelle. Chaque pôle s’oppose à l’autre et a besoin de cette opposition pour ne pas dériver et garder sa part de vérité. Ce chapitre a mis l’accent sur une autre tension : celle de l’universel et du particulier. La distinction de deux monothéismes à la fois adversaires et nécessaires l’un à l’autre permet de la traiter, elle aussi, dans une perspective bipolaire. Cette tension a une incidence pratique importante, car elle met en jeu la question aujourd’hui essentielle de la coexistence pacifique et du dialogue entre religions. La coexistence ne se met en place que dans l’articulation de l’un avec le multiple. Un dialogue ne s’en-
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gage, en effet, que s’il y a un terrain commun qui permet de parler ensemble et en même temps des différences qui donnent du contenu et de la vie aux échanges. Si on est totalement d’accord, dialoguer n’a aucun d’intérêt, si on est totalement différent on n’arrivera pas à dialoguer. Entre l’universalité de la création et la particularité de l’alliance, il y a une relation à la fois complémentaire et conflictuelle ; au monothéisme qui l’instaure et l’entretient, elle donne les moyens d’échapper aux deux pièges qui le guettent : l’intolérance qui vomit l’autre et le totalitarisme qui l’ingurgite. Croire en un seul Dieu, celui auquel renvoie la création, n’empêche pas de reconnaître plusieurs alliances qui ne sont pas condamnées à s’unifier, dont chacune a droit à une spécificité irréductible ; elles donnent naissance à une diversité de religions – en définissant la religion comme le lien ou la relation avec Dieu selon une des étymologies possibles de ce mot, celle proposée par Lactance (vers 250-vers 325), qui le fait dériver du latin religare, « relier ». L’appartenance et la fidélité à une alliance historique précise n’effacent pas le Dieu unique de la création. Le monothéisme ainsi compris n’exclut pas mais admet, voire favorise la pluralité des approches religieuses de l’Unique ; il les relativise, même quand on croit fermement l’une d’entre elles préférable aux autres (préférable pour soi, bien évidemment). Le Dieu monothéiste ainsi compris est commun à tous sans être identique pour chacun.
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Chapitre
• DIEU ENCORE ET TOUJOURS
Ce chapitre m’embarrasse et je me le serais volontiers épargné. Quand j’exprime mes objections, mes réticences et mes réserves vis-à-vis de la trinité, la plupart du temps je me heurte à des réactions étonnées (« il dit n’importe quoi »), apitoyées (« il n’a vraiment pas compris ») ou indignées (« il ne respecte rien »). Du coup, je préfère éviter d’en parler. De mon côté, quand j’écoute ou lis des discours trinitaires, j’ai l’impression d’entrer dans des marécages de sottises et de sophismes, d’équivoques et de malentendus, d’élucubrations et de divagations avec, tout de même et heureusement, çà et là, quelques îlots de réflexions solides et d’aperçus pénétrants. Formulée comme je viens de le faire, je m’en rends bien compte, cette impression est excessive et comporte une part d’injustice. Elle n’en demeure pas moins vive et elle ne m’incite guère à aller voir de plus près. J’avais initialement l’intention de ne pas m’encombrer de ce que je ressens comme un fatras et de passer directement du chapitre sur le « monothéisme » à celui sur « Dieu père éternel », un enchaînement qui me paraissait tout naturel. Trois raisons m’en ont cependant empêché. D’abord, une double impossibilité. Impossible de ne pas m’interroger sur les attitudes de mes interlocuteurs. Comment les expliquer et sur quoi se fondent-elles ? Comment ne pas chercher à les comprendre ? Tout aussi impossible de m’en tenir à mes humeurs et impressions, si fortes soient-elles ; ce ne serait pas sérieux et je me dois de les évaluer. Comment ne pas entreprendre une réflexion qui les confirme, les infirme ou les mitige ? Ce chapitre, nous le verrons, va tenter de les préciser, et du même coup il les modulera, les atténuera et les nuancera sans pour cela les détruire ou les disqualifier. Ensuite, il serait présomptueux et désinvolte d’écarter d’un revers de manche une doctrine aussi répandue dans le monde chrétien. Notons cependant que contrairement à ce qu’on affirme souvent,
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elle n’y fait pas l’unanimité. Il existe des courants, des théologies et des Églises qui l’ignorent, la relativisent ou la rejettent. Ainsi, certaines tendances libérales dans le protestantisme. Du côté des théologies, il y a celle de Fausto Socin (1539-1604), bien trop méconnue ; par contre je ne mentionne ni Arius (vers 256-336) ni Michel Servet (1511-1553), qu’on cite souvent comme des représentants éminents de l’antitrinitarisme, alors qu’en fait, l’un et l’autre défendent des variantes de la doctrine trinitaire plus qu’ils ne la rejettent. De nos jours, la théologie du Process (voir mon livre Le Dynamisme créateur de Dieu) n’est ni trinitaire ni antitrinitaire, parce que cette problématique entre difficilement dans la logique d’une pensée qui refuse la notion de substance. Il existe des Églises protestantes qui ne demandent ni à leurs membres ni à leurs pasteurs de souscrire à cette doctrine ; elles ne le leur interdisent pas non plus ; elles les laissent libres. En , lors de l’Assemblée œcuménique de New Delhi, l’Église réformée de France et la Fédération des Églises protestantes de Suisse ont déclaré que telle était leur position. On rencontre dans le monde anglo-saxon et magyarophone des « Églises unitariennes », qui ne sont pas admises au Conseil œcuménique des Églises à cause de leur rejet de cette doctrine. Il n’en demeure pas moins qu’une grande majorité des chrétiens l’acceptent, fût-ce formellement, et que de nombreux théologiens lui confèrent un rôle décisif dans la conception biblique de Dieu, ce qui appelle examen. La troisième raison me semble moins circonstancielle et plus fondamentale. La réflexion sur la nature et sur les formes du monothéisme conduit inévitablement à s’interroger sur la trinité. Souvent, en effet, le christianisme se présente comme un « monothéisme trinitaire », ce en quoi il se distingue des monothéismes du judaïsme et de l’islam, et ce qui représente une sérieuse pierre d’achoppement dans les relations entre les trois religions. La doctrine trinitaire a révulsé les juifs (parce qu’elle implique la divinisation de Jésus, identifié avec le Fils, qu’ils jugent blasphéma-
et les musulmans (qui y voient une insupportable atteinte à l’unicité et à l’unité de Dieu à qui se substitue une « association »). Nous avons vu, au chapitre précédent, que le monothéisme d’inspiration biblique porte en lui une tension entre l’un et le multiple. Souvent on a estimé que la doctrine de la trinité permettait de dépasser cette tension, non en conjuguant, comme j’ai essayé de le faire, l’universalité de la création et la particularité de toire)
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l’alliance, mais en articulant l’unité substantielle de Dieu avec les différences entre personnes divines. Là aussi, il importe de le vérifier. Ces raisons imposent donc d’ouvrir, même à contrecœur, ce dossier. Je n’ai pas pu, comme je l’aurais souhaité, totalement éviter les analyses et les discussions techniques qui y abondent. J’ai essayé de les abréger et de les simplifier autant que possible. DE QUOI S’AGIT-IL ?
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Pour éviter des confusions fréquentes, il importe, ici encore plus qu’ailleurs, de poser des définitions aussi précises que possible. Par trinité, j’entends la doctrine qu’ont formulée aux IVe et Ve siècles de notre ère les conciles de Nicée (325) et de Constantinople (381) dans des « symboles », auxquels on ajoute, en général, le Quicumque, attribué (à tort) à Athanase d’Alexandrie, rédigé entre et . Ces textes déclarent, en gros, que Dieu est une essence ou une substance unique en trois personnes ou instances différentes : le Père, le Fils et l’Esprit. On ne doit ni séparer ni confondre les trois personnes ; elles sont à la fois indivises et distinctes. Elles ont des relations complexes : le Fils n’est pas créé (ce qui en ferait une divinité de second rang), mais engendré de toute éternité par le Père. L’Esprit n’est pas non plus créé, mais il procède de toute éternité du Père (version orientale ou byzantine) ou du Père et du Fils (version occidentale ou latine). L’engendrement du Fils et la procession de l’Esprit se font « hors du temps » et ne supposent pas, en tout cas pas nécessairement, à la différence de la création, de commencement à un moment donné. Les trois personnes sont « co-égales » (coaequales) et « consubstantielles » (elles ont la même substance). Comme le dit le Symbole d’Athanase , « le Père est Dieu, le Fils est Dieu, l’Esprit saint est Dieu ; et cependant ils ne sont pas trois dieux, mais un seul Dieu ». Ces textes ont entraîné d’intenses et multiples spéculations à cause des difficultés qu’ils comportent, sans vraiment proposer de solutions. Par exemple, comment comprendre cette égalité fortement affirmée et qui pourtant s’accompagne d’une hiérarchie implicite (même si explicitement on la nie) marquée par les termes d’engendrement et de procession ? Quel sens ou contenu donner aux expressions « engendrement » et « procession », si ce ne sont pas des opérations temporelles ? Les trois personnes forment-elles un sujet unique avec une seule volonté, et alors
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quelle distinction y a-t-il entre elles ? Ou bien chacune constitue-t-elle un sujet différent doté d’une volonté propre, et alors en quoi consiste leur unité substantielle ? Et ainsi de suite. Il y a eu de quoi occuper et de quoi faire se disputer pendant des siècles des bataillons de théologiens (n’auraient-ils pas eu mieux à faire ?). Nous laisserons le plus possible tout cela de côté. Pourquoi les conciles ont-ils formulé le dogme trinitaire ? Essentiellement afin de mettre fin à d’âpres disputes, dépourvues de toute charité, entre diverses factions du christianisme dont les thèses nous paraissent aujourd’hui très voisines ; si l’une de celles qui ont été condamnées avait gagné (par exemple celle d’Arius), pas grand-chose n’aurait changé. La doctrine devenue « orthodoxe » l’a emporté en grande partie parce que les autorités de l’Empire l’ont imposée de force. Cependant, on se tromperait en réduisant les débats à des conflits politiques ou ecclésiastiques. Les conciles ont voulu aussi et surtout répondre à une question capitale pour la foi chrétienne : quel statut reconnaître à Jésus ? Comment éviter qu’on le prenne pour un envoyé ou un messager de Dieu, parmi et à côté d’autres, et faire comprendre qu’en sa personne Dieu lui-même vient à nous et nous rencontre de manière décisive ? Le Symbole d’Athanase montre bien cet enjeu proprement christologique en terminant son exposé de la trinité par l’affirmation la divino-humanité de Jésus. En déclarant que Jésus a « deux natures » (il est « vraiment Dieu et vraiment homme »), le concile de Chalcédoine (451) mène à leur aboutissement les credo de Nicée et de Constantinople, sa « définition » le souligne dans son préambule. Les conciles ont eu pour but d’expliciter la relation entre Jésus et Dieu. Voilà ce que, d’un point de vue historique, est exactement et précisément la « doctrine trinitaire ». Cette mise au point appelle deux commentaires. Premièrement, pas plus que le mot même de « trinité » – il aurait été forgé par Tertullien (155-220) –, cette doctrine ne se rencontre, en tout cas telle quelle et explicitement, dans le Nouveau Testament. Quand à la fin de l’évangile de Matthieu (28,19) Jésus demande à ses disciples de baptiser les convertis « au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit », il emploie une formule ternaire et nullement trinitaire ; elle ne dit rien de la nature des trois êtres qu’elle énumère ni de leurs relations ; elle ne déclare pas que les trois sont un et que cet un est trois. À supposer que ce
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texte et quelques rares autres l’amorcent (ce qui me semble loin d’être ne contiennent ni la formulation ni l’affirmation de la doctrine trinitaire. Elle découle de réflexions et de débats postérieurs. Deuxièmement, aujourd’hui quand dans les milieux ecclésiastiques et théologiques on parle de la trinité, en fait il s’agit souvent d’autre chose que des définitions de Nicée-Constantinople. On en a un exemple frappant dans le brillant essai du théologien catholique eurasien Raimon Panikkar (1918-2010), La Trinité, une expérience humaine radicale. Je lui appliquerais volontiers ce que j’ai objecté un jour dans un colloque à l’intervenant qui me précédait : « Si vos propos sur la trinité sont très intéressants, ils n’ont, par contre, pas grand rapport avec la doctrine formulée par les conciles ». Fréquemment et depuis longtemps, on voit dans la trinité l’affirmation que l’amour et la relation constituent l’être le plus profond, l’essence même de Dieu. Il n’est pas un bloc monolithique, inerte, toujours semblable à lui-même, mais échange constant entre le Père, le Fils et l’Esprit. Que Dieu soit amour et relation, j’en suis d’accord (voir le dernier chapitre de ce livre). Cependant, d’une part, on peut l’exprimer autrement, plus directement et plus clairement qu’en ayant recours à la trinité ; d’autre part, les textes conciliaires ne le disent nullement. Ils entendent préciser, je l’ai indiqué, le statut du Christ. À mes yeux, nous avons là un sens surajouté ou une glose marginale, mais nullement l’essentiel de la doctrine trinitaire. sûr), ils
Ceux qui parlent, écrivent, enseignent, se servent de termes reçus ayant un certain sens dans l’esprit de leurs auditeurs et un autre sens dans leur propre esprit. Résultat : une confusion absolue […]. Il y a un langage traditionnel, enveloppe d’idées traditionnelles. Modifier les idées sans changer de langage et sans l’indiquer nettement est une faute non seulement contre le bon sens qui veut que l’on parle pour être
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Surajouter un sens et donc modifier ce que veut dire une doctrine, développer une glose marginale jusqu’à la placer au centre, estce un procédé légitime ou abusif ? Dans sa correspondance avec Ferdinand Buisson, Charles Wagner, visant les argumentations de certains ecclésiastiques, écrit :
LE DROIT DE RÉINTERPRÉTER
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compris, mais contre la probité qui veut que l’on n’induise personne en erreur sur sa pensée véritable.
Quand on fait dire à la doctrine trinitaire autre chose que ce qu’expriment les formules conciliaires qui la définissent, ne tombe-t-on pas dans le travers dénoncé ici par Wagner ? Pourtant, il le signale lui-même, cette règle logique et éthique à première vue incontestable ne va pas de soi, en particulier (pas seulement) pour la théologie qui opère toujours un travail d’interprétation, de réinterprétation, de recomposition et de transposition des données bibliques ou traditionnelles. Elle les reprend, les refond, les renouvelle et les maintient en les changeant. Quand, dans le chapitre précédent, j’ai expliqué que par « création » j’entends une relation permanente et non un acte ponctuel, n’ai-je pas fait exactement la même chose que ceux qui transforment le sens de la trinité ? Dans le même ordre d’idées, j’ai été frappé par la question qu’à la suite d’une conférence d’un de mes collègues, un auditeur lui a posée : « Si je vous ai bien suivi, vous comprenez Dieu tout autrement qu’on ne le fait généralement dans notre culture. Ne serait-il pas plus simple et honnête d’abandonner le mot “Dieu” et d’en employer un autre ? » À cette question, mon collègue a répondu qu’il n’avait pas d’autre mot à sa disposition ; de plus, qu’il réfléchissait sur le sens de celui que la Bible appelle Dieu et qu’il tenait à marquer cette continuité en employant le mot même que la Bible utilise ; il refusait de se l’interdire à cause d’un usage courant qu’il estimait mauvais. Il aurait pu ajouter que les juifs qui, au IIIe siècle avant notre ère, ont traduit en grec l’Ancien Testament (version dite des Septante) et, à leur suite, les auteurs du Nouveau Testament ont choisi le mot theos, qui désigne les divinités grecques, pour désigner le Dieu biblique qui, pourtant, ne leur ressemble guère. Ils se sont servis du même signifiant (du même mot) en lui conférant un signifié différent. On peut également faire valoir que le Nouveau Testament opère une vaste réinterprétation de l’Ancien et lui fait dire ce que, pris en lui-même et lu objectivement, il ne dit pas. Les termes et concepts dont nous nous servons évoluent, s’enrichissent ou s’appauvrissent, s’élargissent ou se rétrécissent, se déplacent et se modifient. Ils ne cessent de prendre des formes nouvelles et des significations changeantes. Les définitions passées n’emprisonnent pas. On ne doit pas déclarer illégitime un
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sens surajouté du seul fait qu’il n’est pas initial ou primitif. Il serait injuste de reprocher à quelqu’un de redéfinir à sa manière la trinité ou d’appeler « trinité » quelque chose qu’on ne trouve pas dans les formulations conciliaires, à condition toutefois, comme l’écrit Wagner, de « l’indiquer nettement », sans cela on ne sait pas de quoi on parle.Toutefois, certaines réinterprétations ou modifications de sens ne me paraissent ni justifiables ni fondées, soit parce qu’elles conduisent à des contradictions, soit parce qu’elles servent à maintenir ou à réhabiliter des notions fausses ou obsolètes.
À cet égard, je trouve suspecte l’équivalence à laquelle je viens de faire allusion entre, d’une part, la conviction que Dieu est « relation et amour » et, d’autre part, l’affirmation qu’il est « une substance en trois personnes ». Je me demande si « la substance en trois personnes » s’accorde avec « la relation et l’amour ». J’incline à penser qu’elle la contredit. En effet, l’unité de substance, très soulignée par les conciles, a pour conséquence que les relations entre les personnes sont internes à l’être divin ; l’amour y est, en fin de compte, un amour du soi pour son soi, puisque entre les personnes trinitaires la seule distinction admise consiste dans l’engendrement et la procession ; on les affirme différentes tout en les déclarant pareilles, quasi identiques (de même substance). L’altérité, condition d’une relation et d’un amour véritables, se voit sinon supprimée du moins sérieusement affadie. L’insistance sur la vie intérieure de la divinité rejette au second plan les partenaires qui lui sont extérieurs, à savoir les êtres humains et le monde qui sont des créatures et ne sont donc pas divins. On les écarte ou on les marginalise au profit d’un « entre soi » divin. Pour être tri-un, le seul Dieu ne cesse pas d’être un Dieu seul, enfermé dans son unicité, si plurielle soit-elle, et peut-être d’autant plus enfermé qu’elle est plurielle. La trinité le rend solitaire et autosuffisant, puisqu’il n’a pas à chercher hors de lui une altérité pour être et vivre. Le monde relève pour lui du superflu, du contingent, du gratuit et non de l’essentiel. Il n’en a pas besoin, puisqu’il échange avec lui-même. Je soupçonne la doctrine trinitaire de favoriser un solipsisme divin. Pour ma part, je crois que Dieu est fondamentalement « emmanuel » (ce qui veut dire « Dieu avec nous »). Il n’est Dieu que dans sa
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INTERROGATION CRITIQUE
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relation avec l’homme et le monde (voir le dernier chapitre), ce qu’à mon sens exprime l’affirmation qu’il est amour et relation. La doctrine trinitaire (« une substance en trois personnes ») le masque en substituant au face-à-face ou au vis-à-vis, fondamental pour la Bible et constitutif de l’un et de l’autre, entre Dieu et l’homme (je dirais pour ma part, plutôt « et le monde » que seulement « et l’homme »)
un jeu de miroirs interne à l’être divin, où chacune des personnes divines se voit elle-même en contemplant les deux autres. Jan Assmann écrit que le « Dieu monothéiste n’a pas de partenaire dans le monde divin ; son partenaire est l’être humain ». À tort ou à raison, il me semble discerner dans beaucoup de spéculations trinitaires des tentatives pour donner au Dieu unique un « partenaire dans le monde divin » sans abandonner le monothéisme et, à cette fin, de le poser lui-même comme partenaire de lui-même, ce qui pousse à reléguer la relation avec l’homme et le monde à un niveau secondaire. La théologie se doit de rester humble dans ses propos et prudente dans ses propositions. Nous ignorons tout de ce que Calvin appelle le « secret » de Dieu ; il faut se garder de trop en disserter et avoir conscience que nos spéculations les plus réfléchies et les mieux fondées restent toujours hasardeuses et incertaines. À la critique de la trinité et à l’interprétation de l’« emmanuel » que je viens d’esquisser, on peut reprocher d’aller au-delà du raisonnable. La pensée répugne toujours à accepter ses limites ; précisément parce qu’elle réfléchit et explore, elle éprouve le besoin d’avancer toujours un peu plus loin, ce qui la conduit parfois beaucoup trop loin. Est-ce le cas ici ? Peut-être ; quoi qu’il en soit, je ne présente pas cette réflexion comme aboutissant à « une vérité de foi », autrement dit, à une doctrine qu’il faudrait nécessairement accepter pour être chrétien et être sauvé (les conciles disent que nul ne peut être sauvé s’il ne croit pas à la trinité, ce qui me hérisse). Il s’agit d’une simple hypothèse dont on peut aussi bien se passer que de la doctrine trinitaire elle-même. DU POSITIF QUAND MÊME
Je ne suis cependant pas entièrement négatif à l’égard de la doctrine trinitaire. Même si je l’estime défectueuse, je n’y vois pas, à la différence de certains de mes amis unitariens et libéraux, un tissu d’absurdités. Je lui reconnais des qualités et j’en souligne deux.
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Le grand historien du christianisme primitif Adolf Harnack (1851-1930) a solidement établi que la doctrine trinitaire résulte d’une « hellénisation du christianisme ». En effet, elle utilise les catégories de la pensée philosophique du monde grec. Les conciles ne disent pas la même chose que le néoplatonisme dominant à leur époque ; ils s’en démarquent, mais ils se servent de son vocabulaire, de ses notions, de ses analyses pour exposer l’enseignement chrétien. Harnack leur reprochait d’avoir déformé ou même dénaturé l’Évangile en le traduisant dans une conceptualité qui lui est étrangère et lui convient mal. Ils l’auraient intellectualisé à l’excès en ayant recours à des abstractions philosophiques pour exprimer des expériences existentielles. Si l’analyse de Harnack me paraît juste dans ses grandes lignes, je ne le suis pas en revanche dans la critique qu’il en tire. Les chrétiens doivent parler le langage de leur temps et tenir compte de ses modes de pensée. À une époque largement hellénisée, il s’imposait de tenter une traduction du message évangélique dans les catégories grecques. Les conciles ont eu raison d’entreprendre cette transposition. Plutôt qu’un blâme, leur essai d’adaptation, dans son principe et malgré ses défauts, mérite approbations et félicitations. Comme le dit très bien Charles Wagner, « nous ne répudions pas [la] doctrine en elle-même, car une doctrine est avant tout une façon de penser ». Toutefois, je retiens de Harnack que les définitions conciliaires dépendent étroitement de leur contexte culturel et social. On peut difficilement les en séparer. La visée du dogme dépasse peut-être les circonstances historiques, mais en tout cas pas les formules qu’il emploie. Elles sont devenues aujourd’hui incompréhensibles, décalées et inappropriées. Raimon Panikkar note l’embarras des évêques africains qui ont à les traduire dans leurs langues ; ils n’y arrivent pas, faute de concepts et de mots qui le permettraient. La situation des Occidentaux n’est guère meilleure : si des termes tels que « personne » ou « nature » leur sont familiers (moins celui de « substance »), ils ne leur donnent pas le même sens qu’aux IVe et Ve siècles de notre ère. La raison même qui me fait approuver les conciles (ils ont tenté d’exprimer le message évangélique dans le langage et avec les notions de leur temps) me conduit à estimer, contre les conservateurs, qu’on ne doit pas maintenir les mêmes formules. Elles appartiennent à un autre âge, et nous avons à penser et à dire l’Évangile avec les mots et les concepts
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d’aujourd’hui. La fidélité aux conciles ne conduit pas à les répéter, mais à innover comme ils ont su le faire. Il me semble aussi faux de condamner leur élaboration doctrinale parce qu’ils ont utilisé les catégories du monde grec que de vouloir maintenir, quinze siècles plus tard, ces catégories qui ne correspondent plus à notre culture. Quand elle s’en tient aux énoncés de Nicée-Constantinople et de Chalcédoine, la théologie ne remplit pas sa mission. 2. En dépit de ses défauts (mais existe-t-il des formulations théologiques qui n’en aient pas ?), la doctrine trinitaire exprime des intuitions justes et profondes. J’en mentionne quelques-unes sans chercher à toutes les citer. Pour le croyant, Dieu est puissance (je ne dis pas « toute-puissance », une notion ni pensable ni biblique, voir mon livre Parler de Dieu) ,
ce qui correspond à la première personne de la trinité, symbolisée par la figure du Père, créateur et providence. Dieu est également sens, ce qui correspond à la deuxième personne de la trinité, associée à la sagesse ou au Logos (logos, en grec, veut dire « parole raisonnable et raisonnée ») et symbolisée par la figure du Fils. Et Dieu est l’unité de la puissance et du sens, autrement dit ni une puissance dépourvue de sens ni un sens démuni de puissance, ce qui correspond à l’Esprit, dont on dit classiquement qu’il est l’union du Père et du Fils. L’Esprit, puissance qui a du sens ou, ce qui revient au même, sens qui a de la puissance, donne à la fois vie à la vérité et vérité à la vie (une phrase de Emerson m’a suggéré cette formule). On peut dire, aussi et plus simplement, que l’action de Dieu prend pour nous trois formes différentes : il nous crée ; il nous sauve ; il nous transforme ou nous sanctifie. La doctrine trinitaire à la fois permet de distinguer ces trois opérations divines et interdit de les opposer ou même de les séparer. Enfin, pour revenir au thème du chapitre précédent, cette doctrine fait écho à la fois à l’unité dernière de Dieu et à la diversité de ses manifestations. Elle associe ce qu’il y a de juste dans le polythéisme (à savoir la pluralité des actions de l’Esprit) et ce qu’a de vrai le monothéisme (à savoir qu’il y a un seul Dieu). On comprend qu’Albert Schweitzer, pourtant très critique à l’égard des doctrines classiques (il y voit « des théories artificielles […] un brouillard de connaissances incertaines ») , ait pu déclarer : « Le dogme de la Trinité touche à des réalités profondes, auxquelles nous restons sensibles ». Je souligne la précision de cette phrase. Schweitzer ne dit pas qu’il « exprime », mais qu’« il touche à » et
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Si je pouvais [la] défendre, je le ferais. Mais je dois confesser franchement que je ne puis. Si quelqu’un le peut, je l’approuverai de le faire […]. Si certains possèdent un esprit assez aigu pour saisir ce que moi et ceux qui me ressemblent ne saisissons pas, tant mieux, je n’en suis pas jaloux.
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Certains chrétiens, surtout des ecclésiastiques et des théologiens, déclarent que la trinité est un fait divinement révélé. Je suis en total désaccord. À mes yeux, la trinité n’est pas un fait et elle n’est pas révélée. Elle est une interprétation humaine, que je trouve peu convaincante, parfois maladroite et dangereuse, tout en lui reconnaissant une certaine valeur. Il y a quantité d’autres interprétations possibles, également discutables (certaines quand même le sont moins), du témoignage du Nouveau Testament. J’admets tout à fait qu’on puisse tenir à la doctrine trinitaire. Sébastien Castellion, qui ne l’estimait guère, a écrit quelques lignes que je fais miennes :
mentionne qu’il relève de notre sensibilité (et non de notre intelligence) . Pour positive qu’elle soit, l’appréciation n’en reste pas moins nuancée. De même, dans sa Théologie systématique, Paul Tillich a écrit que les trois personnes que distingue la doctrine trinitaire « sont les reflets de quelque chose qui est réel dans la nature du divin pour l’expérience religieuse ». Là aussi, chaque mot mérite d’être soigneusement pesé. Tillich n’écrit pas que la doctrine trinitaire donne une description, un portrait ou une analyse, mais des reflets. Elle ne « reflète » pas l’essence ou l’être de Dieu, mais quelque chose qui est réel dans la nature du divin. Il ajoute que ce quelque chose est réel pour l’expérience religieuse. Cette dernière indication rappelle opportunément que la théologie traite de l’expérience que nous avons de Dieu, de la manière dont il nous rencontre et s’inscrit dans notre vie, et jamais de Dieu en lui-même. Les doctrines chrétiennes ne parlent pas directement de l’être de Dieu ; elles décrivent notre relation avec lui ; elles sont donc foncièrement relatives. La trinité ? Poco ma non troppo, dirait un musicien.
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On ne doit ni imposer la doctrine trinitaire ni l’exclure
(ce serait
tomber dans une intolérance et un rigidité dogmatique à rebours de celles d’une certaine orthodoxie, mais de même nature). Je ne plaide pas pour sa suppression, je souhaite seulement qu’on la considère comme une option facultative et qu’on admette la légitimité d’autres options. Je respecte, même si je pense qu’ils ont tort, ceux qui voient dans la trinité une expression ou interprétation convenable du message du Nouveau Testament. Par contre, parler du « Dieu trinitaire » ou de « Dieu Père Fils et Esprit » me paraît un dérapage dangereux qui appelle une vive protestation et un vigoureux redressement. On franchit là, en effet, les limites de l’acceptable : on absolutise une doctrine ; on fait d’une expression de la foi un objet de foi ; on identifie une formulation ecclésiale et une définition théologique avec la réalité divine ; on confond l’être de Dieu avec le discours qui essaie d’en rendre compte, ce qui fait de ce discours une idole.
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Chapitre
Dans la plupart des langues de l’Antiquité, on dispose de plusieurs termes pour parler des dieux. Ils se répartissent en trois grandes catégories. La première concerne la totalité des êtres dont on considère quelque part, dans un peuple quelconque, qu’ils dépassent les humains. Ils forment un « ensemble » qu’on désigne par un
• DIEU ENCORE ET TOUJOURS
NOMINATIONS DIVINES
En , la reine Catherine de Médicis convoqua à Poissy un « colloque », réunissant des théologiens catholiques et protestants. Elle espérait qu’ils parviendraient à un accord et mettraient ainsi fin aux affrontements qui commençaient à ensanglanter la France ; de fait, malgré un bref et mince rapprochement, le colloque n’aboutit ni à une paix ni même à une trêve. Théodore de Bèze, alors professeur de théologie à l’Académie de Genève, conduisait la délégation protestante. Il y lut une déclaration (une « invocation », dit-il) rédigée par ou avec Calvin qui commençait ainsi : « Seigneur Dieu, Père éternel ». Durant ma jeunesse, j’ai entendu chaque dimanche au cours du culte cette « invocation » (elle servait de « confession du péché ») ; elle s’est gravée dans ma mémoire et elle m’a inspiré le titre de ce chapitre. L’expression « Père éternel » ne lui appartient cependant pas en propre ; elle se rencontre dans de nombreux autres contextes, mais assez rarement dans la Bible où je l’ai repérée une seule fois en Ésaïe ,, un texte très connu, souvent lu à Noël, qui annonce la venue d’un enfant messianique. Quand les chrétiens s’adressent à Dieu en le nommant « Père éternel », que signifie pour eux cette appellation (cette « invocation ») et, plus précisément, que dit-elle de Dieu ? Je vais tenter de répondre en trois étapes, la première sur les nominations divines, la deuxième sur « père » et la troisième sur « éternel ».
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terme générique et universel : theos en grec, deus en latin, el ou elohim (un pluriel) en hébreu. Le polythéisme estime que cette catégorie générale comporte plusieurs divinités, dont chacune a un nom propre qui la distingue des autres. Assour, Mardouk, Amon, Zeus, Jupiter, etc. ont en commun d’appartenir à ce genre ou à cette classe d’êtres supérieurs qu’on qualifie de « dieux », de même que Pierre, Jacques ou Jean appartiennent à la classe d’êtres qu’on appelle « humains ». Le monothéisme affirme que l’ensemble « theos – deus – elohim » contient un seul élément : « Je suis l’Éternel [YHWH] et il n’y en a point d’autre. Hors moi il n’y a point de Dieu [elohim] », déclare la Bible (Ésaïe 45,5), tandis que la shahâda musulmane affirme : « Il n’y a pas d’autre dieu (ou divinité) que Dieu [Allâh] ». Du coup, le terme générique et le nom propre tendent à se confondre, ce qui se passe souvent dans les textes bibliques et encore plus dans nos traductions. La deuxième catégorie comprend les noms propres, déjà mentionnés, qui désignent un Dieu particulier. Chaque peuple a le sien ou les siens. Quel est le nom propre du Dieu des Hébreux ? Exode , rapporte que Dieu dit à Moïse : « Je suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob comme El Shaddaï ; mais je n’ai pas été connu par eux sous mon nom de YHWH ». D’après ce texte, le Dieu des patriarches (Abraham, Isaac, Jacob) a pour nom propre El Shaddaï. Le tétragramme YHWH ne vient que plus tard. Après le buisson ardent et l’exode, Dieu prend un nouveau nom, celui de YHWH, révélé à Moïse, qui se substitue à El Shaddaï ou, en tout cas, l’éclipse. Les cultures anciennes accordent une très grande valeur et beaucoup de poids au nom. Ils l’identifient avec la personnalité de celui qui le porte. En changer n’a rien d’anodin ou de superficiel. Quand il s’agit de Dieu, on indique ainsi qu’il prend un visage différent ; le lien que ses fidèles ont avec lui se modifie. En recevant ou en proposant un nouvelle manière de nommer Dieu, Moïse témoigne d’une révélation et d’une alliance qui prolongent, transforment et remplacent celles dont avaient auparavant bénéficié Adam, Noé ou Abraham. Dans le judaïsme, une « aura » toute particulière s’attache au tétragramme YHWH ; il est « le nom par excellence ». Plus que tout autre, il détient en lui quelque chose de la puissance et de la présence divines ; on le considère comme aussi sacré que celui qu’il désigne. On ne doit pas « le prendre en vain », l’utiliser à la légère,
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le souiller, s’en servir, par exemple, pour des manipulations magiques (signification possible du « en vain »), mais « le sanctifier », ainsi que le dit Jésus dans l’oraison dominicale. Les juifs évitent de le prononcer par crainte de le profaner. Quand ils le rencontrent dans leurs écrits de référence, ils disent Adonaï, « Seigneur ». Selon le rabbin Rachi de Troyes (1040-1105), dans Exode ,, Dieu dit non pas que YHWH est son « nom à jamais » (comme l’écrivent nos versions) , mais que YHWH est un nom « destiné à rester caché ». Le Transcendant garde son secret alors même qu’il se dévoile. On reconnaît là le thème du deus absconditus, selon une expression du prophète Ésaïe, exposé par exemple dans la quatrième lettre de Pascal à Mademoiselle de Roannez : la révélation, loin de dissiper le mystère de Dieu, l’épaissit. Si Rachi a raison, le nom que Dieu lui-même donne à Moïse, qui le révèle le plus ou le mieux au point de quasiment coïncider avec son être, reste hermétique alors même que Dieu le fait connaître. La parole humaine ne doit pas le prononcer, bien que, paradoxalement, il entre (Dieu lui-même l’y introduit) dans son lexique. Il ne se dit pas, il s’écrit. Il est lisible ou visible et non acoustique ou audible. Il relève à la fois du traçable et de l’ineffable. « C’est un nom et ce n’est pas un nom » commente François Rachline dans Un Monothéisme sans Dieu (2018). En hébreu, les noms propres ont souvent une signification. On s’est beaucoup interrogé sur celle deYHWH. Nous l’ignorons et devons nous contenter d’hypothèses invérifiables ; selon l’une d’entre elles, cette appellation pourrait bien vouloir dire : « il fera être ». En tout cas, il connote probablement un futur : « celui qui sera ». À la notion générique et aux noms propres s’ajoute une troisième catégorie, celle des comparaisons et des substitutifs (qu’on utilise pour éviter d’avoir à prononcer YHWH). Au rang des métaphores, mentionnons : roi, juge, berger, rocher, forteresse, bouclier, feu dévorant, etc. ; du côté des termes de contournement nous avons le Saint, le Très-Haut, le Seigneur, le Puissant, le Ciel, etc. Ces appellations sont nombreuses ; si elles n’ont pas le même poids que le nom propre, elles rendent attentif à tel ou tel aspect de Dieu et de son action ; elles apportent des précisions sur ce qu’il est et ce qu’il fait. Dans cette catégorie se rangent par exemple les images féminines de Dieu qui viennent contester la lourde dominante masculine qui a prévalu pendant des siècles et qui n’a toujours pas disparu.
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Quand Jésus parle de Dieu ou lui parle, il emploie souvent le mot « père ». Cette appellation se rencontre dans l’Ancien Testament. Elle n’en a pas moins, d’après Jean ,, choqué certains des auditeurs de Jésus. Cela tient très probablement à ce que dans sa bouche, elle n’est pas simplement une comparaison ou une métaphore mais vraiment un nom ; elle sort de la troisième des catégories que je viens de distinguer pour entrer dans la deuxième. Elle suggère que Jésus, à l’instar de Moïse, apporte ou dévoile un nouveau nom propre de Dieu (ce que suggère Jean 17,6), inaugurant ainsi une nouvelle alliance. À la différence de YHWH, ce nom n’est ni secret ni caché ni imprononçable ; il appartient au vocabulaire familial et familier ; en leur enseignant le Notre Père, Jésus ordonne explicitement à ses disciples de s’en servir. On pourrait voir là une réponse possible à la question, évoquée au chapitre précédent, d’un autre mot pour Dieu : pourquoi pas « Père » ? Le théologien étasunien John Cobb, dans un livre publié en , suggère abba (plus proche de « papa » que de « père »), le mot même que Jésus a prononcé à plusieurs reprises. Adopter aujourd’hui abba aurait toutefois l’inconvénient de demander de longues explications ; le terme usuel à l’époque de Jésus, transposé tel quel dans notre langue, y devient un terme étrange. Même si « père » fonctionne probablement comme un nom propre, il n’en demeure pas moins aussi une métaphore ; ou, plus exactement, il est une métaphore devenue nom propre. Il faut donc s’interroger sur son sens métaphorique et se demander ce que ce mot indique quand on l’applique à Dieu. QUE VEUT DIRE « PÈRE » ?
Charles Wagner a écrit que de tous les noms de Dieu, « Père est le moins prétentieux, le plus humble, le plus humain, le plus doux ». Il n’a pas dit « le plus simple », « le moins équivoque », « le plus évident » et il a eu raison. En effet, cette appellation, contrairement à ce que nous avons spontanément tendance à penser, n’a rien de limpide. Elle pose quantité de problèmes et comporte de gros inconvénients. Elle prête à malentendus et méprises. Elle demande explications et commentaires. Cinq indications nous aideront à en préciser le sens. 1. On a reproché à « père » d’effacer la transcendance de Dieu en le rendant trop proche et semblable. À la suggestion de Cobb, on a objecté que reprendre à notre compte abba risque de faire
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nouveau-né) et en lui conférant le nom qui sera le sien, il fait accéder l’enfant à sa propre identité et devient alors vraiment son père, même s’il n’en est pas le géniteur (il peut s’agir d’un enfant adopté). Dans la même ligne, quand l’Ancien Testament parle de la paternité divine, il la lie à une élection (à un choix déclaré par une parole) plus qu’à la création (au fait de conférer l’être ou la vie).
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tance que l’Antiquité gréco-latine accordait à la reconnaissance paternelle du
oublier ce qui le différencie de nous. Ne tombe-t-on pas alors dans la religion confortable d’un Dieu câlin et copain (ce qu’aujourd’hui on veut que soient les pères) ? Aussi agréable qu’un bon coussin ou qu’un bon fauteuil, semblable aux doudous des enfants, il rassure et assoupit, alors que le Dieu biblique inquiète, dérange, interpelle, secoue et mobilise. Si cette critique comporte une part de vérité, elle n’en demeure pas moins unilatérale. Que les exigences de Dieu soient impérieuses, sa justice redoutable et sa sainteté écrasante, bien des textes de la Bible le soulignent ; ils n’excluent pas pour autant son amour. D’autres pages parlent de l’affection qu’il nous porte, de la vigilance dont il nous entoure, de la confiance que nous pouvons avoir en lui, sans lui enlever pour cela sa grandeur, son mystère et sa majesté. La relation avec Dieu joint respect et révérence à proximité et tendresse. Quand Matthieu (6,9) commence la prière que Jésus enseigne à ses disciples non pas simplement par « père » comme Luc (11,2), mais par « notre Père qui es aux cieux », il met en tension le « père », l’intime (que renforce le « notre »), avec les « cieux » qui symbolisent un autrement plutôt qu’un ailleurs. Il conjugue la familiarité du « père » avec l’étrangeté du « céleste ». Parler de « Père éternel » équilibre également par « éternel » ce que « père » risque d’avoir de trop « domestique ». 2. Qualifier Dieu de « père » choque souvent les musulmans. Le Coran ne le fait jamais et « père » ne figure pas dans la liste des noms magnifiques de Dieu (la tradition musulmane en dénombre quatre-vingt-dix-neuf ) . On l’explique en disant que la paternité implique une sexualité que l’islam juge ne pas convenir à Dieu ; il y voit un anthropomorphisme exagéré et irrespectueux qui efface la différence et la sainteté de Dieu. À quoi on peut rétorquer, d’une part, qu’il faut entendre par « père » non pas seulement ni même principalement le géniteur biologique. La psychanalyse l’a justement souligné : le père est avant tout celui qui « nomme ». En le reconnaissant (on sait l’impor-
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D’autre part, on doit se garder de dévaloriser ou d’avilir la sexualité, en y voyant quelque chose de honteux et dégradant qui serait indigne de la divinité. Dans le monde antique, les dieux sont sexués et une activité sexuelle intense passe pour un signe plutôt que pour un défaut de divinité. Par contre, la Bible ne mentionne pas de relations sexuelles entre Dieu et une déesse parèdre ou des mortelles. Toutefois le livre d’Osée compare la relation de Dieu avec son peuple à celle d’un époux avec sa femme qui le trompe ; on a interprété l’érotisme du Cantique des cantiques comme l’image ou le symbole de la relation de foi. Ces deux analogies suffisent à montrer que, dans la Bible, la sexualité n’a rien de méprisable dans son principe. En fin de compte, qualifier Dieu de « père », même si on y met des connotations sexuelles, paraît moins dangereux que de le nommer « roi » ou « seigneur » avec la fâcheuse et inévitable dimension de despotisme que ces termes comportent. 3. S’il y a, bien heureusement, de très bons pères (jamais de parfaits), il y en a aussi des médiocres et parfois de franchement mauvais. Quand on a eu la malchance de souffrir d’un père indigne, absent ou brutal, on a en soi une image de la paternité tellement douloureuse et négative qu’on a de la peine à l’appliquer à Dieu. Une expression de l’apôtre Paul propose une piste pour sortir de cette difficulté. Dans l’épître aux Éphésiens (3,14-15), il écrit : « Je fléchis les genoux devant le Père de qui toute famille dans les cieux et sur la terre tire son nom ». Père se dit en grec pater et famille patria ; plutôt que par « famille », on pourrait traduire patria par paternité. Selon Paul, il ne faut pas comprendre la paternité divine à partir de ce que sont et de ce que font les pères humains ; au contraire, les hommes sont appelés à vivre et à exercer leur paternité sur le modèle de ce que Dieu est et fait pour eux : la patria humaine tire son nom du pater divin et non l’inverse. Dans la même ligne, on a souvent dit que qualifier Dieu de « berger » n’est pas faire des bergers souvent malhonnêtes et brutaux de l’Antiquité des icônes de Dieu, mais plutôt inviter ces bergers à se conduire comme le « bon berger » de la parabole. Ces appellations ne projettent pas sur Dieu ce qui se passe dans le monde terrestre ; elles expriment plutôt des exigences auxquelles les hommes devraient se conformer. Les noms que l’on attribue à Dieu comportent souvent des lois ou des commandements pour régir les relations humaines.
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Cette argumentation inspirée par Paul a de la force et aussi des faiblesses. Que nous le voulions ou pas, nous nommons toujours Dieu à partir de nos expériences. Nous ne pouvons pas procéder autrement ; tous nos discours nous reflètent, ce qui les rend évidemment anthropomorphiques. Croire qu’on peut y échapper relève de l’illusion. On se fourvoie quand on prétend partir d’un ciel (d’un monde idéal), où nous ne sommes pas, pour aller vers la terre (vers la réalité concrète). En fait, nous allons de la terre (de notre expérience humaine de la paternité) vers le ciel (vers la compréhension de Dieu comme père) pour ensuite revenir sur la terre (la remarque de Paul devient pertinente à ce moment-là) ; dans ce parcours on espère que quelque chose change, en l’occurrence notre conception et notre pratique de la paternité. Le discours sur Dieu ne descend pas sur nous d’en haut, il se forge dans un constant va-et-vient. Si nos discours sur Dieu ont une certaine pertinence, elle n’est jamais totale ; tous comportent des défauts, des manques, des zones d’ombre, voire des ténèbres, et font courir un risque, celui de travestir ou de caricaturer au lieu de décrire celui dont ils parlent. Il n’y a pas de nom parfait pour Dieu ou, s’il y en a un, il nous échappe. Le meilleur, pour l’Évangile celui de père, à la fois exprime quelque chose de juste et contient du faux. Le cas du père indigne nous montre ses faiblesses et ses limites. Elles n’interdisent pas de l’employer ; elles font comprendre que, comme François Rachline le dit de YHWH mais pour des raisons différentes, « père » – comme toutes les appellations de Dieu – est à la fois un nom et pas un nom. D’autres termes et l’ajout de qualificatifs (tels « céleste » ou « éternel ») sont nécessaires, mais aucun ne rend ce nom parfait. 4. Pourquoi nommer Dieu « père » et non « mère » ? N’y a-t-il pas là une injustice foncière que nous ressentons beaucoup plus aujourd’hui qu’autrefois ? On a fait valoir que la Bible parle aussi de Dieu au féminin et le présente quelquefois, mais assez rarement, comme une mère. Il reste cependant évident que l’androthéisme (ou andromorphisme) y domine, autrement dit qu’à quelques exceptions près, elle présente Dieu avec des caractéristiques plutôt masculines : Dieu est surtout père, même si, quelquefois, il est aussi décrit comme une mère. À l’objection féministe, on répondra en découplant paternité et masculinité. Je l’ai dit, père ne désigne pas tant le géniteur biologique, forcément mâle, que celui qui reconnaît et nomme l’enfant.
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Or cette fonction n’est pas le monopole d’un sexe ; une femme peut aussi bien l’exercer qu’un homme, de même qu’un homme peut remplir les fonctions dites maternelles, en dehors évidemment de l’accouchement biologique et de l’allaitement. Les conventions sociales et culturelles répartissent les fonctions entre les sexes ; dans les faits, les choses sont beaucoup plus mouvantes, nuancées et complexes. Le père peut être soit une femme ou un homme et donner ce nom à Dieu n’équivaut pas à le masculiniser. 5. Spontanément, nous lions la paternité à la provenance ou à l’origine ; elle fait surgir à l’existence l’enfant ; elle donne ou transmet la vie. « Père » évoque une précédence dont notre existence découle et dépend au moins en partie ; elle nous inscrit dans un cadre de traditions et de coutumes établies. Or, plusieurs textes bibliques préconisent la rupture avec les héritages du passé et valorisent de nouveaux commencements. Ainsi Dieu demande à Abraham de s’en aller de « sa patrie, de la maison de son père » : il ne s’agit pas ici d’honorer ses parents (comme le demandera plus tard un des dix commandements), mais de les quitter, de s’en séparer, de les renier. Ici, Dieu n’est pas père, mais rupture avec le père, reniement du père. La sortie des Hébreux d’Égypte brise un cadre patriarcal, puisque mis en place depuis longtemps par les anciens, Joseph et ses frères ; le statut ancestral a certes dégénéré, mais l’exode a pour objectif de l’annuler, non de le restaurer. De même, Jésus invite ses disciples à partir de leurs demeures, à laisser leurs parents pour le suivre ; il ne manifeste pas une grande estime pour ceux qui se revendiquent descendants d’Abraham. D’après ces textes et quelques autres, Dieu n’ancre pas dans ce qui a été reçu ; il oriente vers des ailleurs, ouvre des perspectives inédites (« le pays que je te montrerai », « la terre promise », « le Royaume »). Plutôt que du respect pour le passé, il suscite un élan et une poussée vers l’avenir. « Le Dieu de l’Évangile, écrit Rudolf Bultmann, est toujours en avant de moi comme celui qui vient : c’est sa perpétuelle futurition qui est sa transcendance ». Schweitzer regrettait que le christianisme soit devenu une religion archéologique, encombrée par la rumination et la célébration des événements d’autrefois, alors que Jésus fait entendre un message eschatologique qui annonce le Royaume qui vient. Cette primauté de l’avenir ne disqualifie cependant pas la notion de paternité divine ; elle oblige en revanche à réviser la compré-
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Jésus). De
QUELLE ÉTERNITÉ ?
Quand en , Olivétan, un cousin de Calvin, traduit la Bible en français, il choisit de rendre le tétragramme YHWH par « l’Éternel ». Il a été, semble-t-il, le premier à proposer cette traduction qu’ont largement adoptée les protestants et les juifs francophones. Elle a des mérites ; dans « éternel » on entend (à tort d’un point de vue strictement philologique) « être », et « être » (au futur) se trouve aussi vraisemblablement derrière le nom YHWH. Elle a aussi des inconvénients. Elle cache que YHWH est un nom propre, non un qualificatif. Surtout elle ouvre la porte à un
même, la création ne concerne pas tant l’origine du monde que son présent et son avenir ; plus qu’à un fondement initial, elle renvoie au dynamisme de Dieu qui à tout moment produit du neuf. Le Nouveau Testament parle de nouvelle naissance, d’êtres nouveaux, d’un nouveau monde. Une naissance introduit de l’altérité dans notre vie. Dieu est père pas tellement parce qu’il aurait enfanté autrefois, à l’origine, que parce qu’il ne cesse d’enfanter du nouveau en nous et dans notre monde. « Le nom de Dieu est le nom d’un appel » écrit en le philosophe américain John Caputo. On le constate avec « père » ; ce nom signifie que continuellement il appelle à un avenir différent de ce qui a été et de ce qui est.
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dans les récits bibliques, des bébés aussi inattendus qu’Isaac, Samuel ou
hension unilatérale que nous en avons souvent. La paternité ne se retreint pas à un engendrement ou une reconnaissance originaire. L’enfantement ne se réduit pas à l’accouchement initial, il s’étend à toute la vie et, sous des formes qui fluctuent selon les cas et les âges, il est une activité incessante. Suis-je moins père à quatre-vingts ans avec des enfants de cinquante ans qu’à cinquante ans quand ils en avaient vingt ou qu’à trente ans avec des nourrissons ? Si je le suis autrement, je ne le suis pas moins. Une relation à nulle autre pareille, où j’apporte et reçois dans un échange constant, se poursuit toujours en se transformant sans cesse. Un père et une mère éduquent leurs enfants, puis les accompagnent en partenaires privilégiés et non plus comme tuteurs et protecteurs. Ils les aident à poursuivre et construire leur vie. Dieu est père parce que jour après jour, année après année, il appelle à la vie, ouvre des portes et fait naître de l’inédit (ainsi,
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énorme contresens. Trois indications permettront, j’espère, de le dissiper. Philosophiquement, nous avons tendance à définir l’éternité par l’absence de temps et à penser que, s’il est éternel, Dieu n’a ni passé, ni présent, ni devenir. Les événements n’ont pas prise sur lui. Il n’évolue pas, il reste toujours identique à lui-même. L’écoulement des instants, des jours, des années, des périodes, des époques et des ères ne l’affecte ni ne le concerne. Tout autant que ce qui ne naît ni ne meurt pas, « éternel » qualifie ici ce qui ne bouge jamais. Selon Xénophane, l’être éternel se caractérise en ce qu’il « demeure, sans se mouvoir, comme il lui sied le mieux ». Dans le Timée (écrit vers 360 avant notre ère), Platon rapporte qu’on dit communément de la réalité éternelle qu’elle « était, est et sera ». Il émet des réserves vis-à-vis de cette formule qu’il juge impropre. On la répète « sans y penser ». En effet, précise-t-il, « c’est seulement “elle est” qui à parler vrai […] convient ». En effet, pour l’être éternel, le passé ne passe pas ; il reste présent ; le futur ne vient pas, il maintient le présent. Le maintenant éternel abolit le « était » et le « sera » qui caractérisent l’existence temporelle. Le « il y a » tient toute la place et n’en laisse pas pour un « il y avait » ou un « il y aura ». Comme me le signale Christian Amphoux, le grec utilise beaucoup le présent duratif, qui à la différence du présent « ponctuel » (et fugitif ), englobe ce qui précède et suit tant qu’aucun changement ne se produit. Dans le livre de l’Apocalypse (1,8), nous lisons : « Dieu, celui qui est, a été et qui vient ». On retrouve dans cette phrase le présent « est » et le passé « était » (ou « a été ») de la sentence grecque commune. Ensuite, malgré un voisinage apparent, les deux énoncés divergent considérablement. Le « qui vient » de l’Apocalypse n’équivaut nullement au « sera » des grecs ; il le contredit plutôt et cette opposition a pour conséquence que le passé et présent n’ont pas le même visage dans les deux cas. La formulation rapportée par Platon pose une permanence, une stabilité dans l’être, un repos en soi-même que rien ne dérange, une identité que n’affecte pas le déroulement temporel. En l’être éternel, le « sera » reproduit, comme une photocopie, le « est », qui lui-même duplique le « était » ; les trois temps se recouvrent et se confondent dans le présent duratif. Par contre, la formulation néotestamentaire indique un mouvement, un cheminement, une trajec-
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toire dont le « était » et le « est » sont des moments ou des étapes. Elle exprime une compréhension de l’éternité, qui y voit une temporalité active et non une spatialité imperturbablement identique à elle-même comme dans l’énoncé grec. Dans un cas, l’éternité divine signifie qu’en Dieu tout est accompli. Dans l’autre cas, l’éternité divine indique qu’il y a toujours en Dieu de l’inaccompli, et donc un futur qui diffère du passé et du présent, même s’il en hérite. Quand, dans cette seconde perspective, on qualifie Dieu d’infini, il s’agit d’une infinitude, d’un inachèvement, et non de la plénitude d’une infinité à qui rien ne manquerait. 2. Si Dieu est vivant, comme la Bible le répète, il s’ensuit qu’il a un passé, un présent et un avenir (voir le chapitre sur « Les temps de Dieu » dans mon livre Parler de Dieu) . La vie se déploie toujours, en effet, dans une suite de moments qui s’enchaînent ; elle conjugue une continuité avec du changement. Elle consiste en une histoire avec des épisodes heureux et des temps difficiles qui alternent ; il est possible d’y distinguer des étapes successives. On pourrait presque voir dans la Bible la biographie de Dieu, une biographie partielle et inaboutie. S’y succèdent des récits de manifestations divines ; en général, ils se réfèrent à un passé (à ce que Dieu a fait ou a été autrefois), ils ont un message pour le présent (ce que Dieu est ou devrait être pour nous aujourd’hui), et ils envoient vers un futur (vers une plus ou moins prochaine venue de Dieu, vers ce qu’il sera ou devra être demain) . Tout n’a pas été dit et fait dans le passé ; il n’est qu’un commencement, le début d’une entreprise qui ira beaucoup plus loin que son point de départ. Tout n’est pas donné dans le présent ; il ne se suffit pas à lui-même, il ne se prétend ni récapitulatif ni duratif. Il est ouverture, appel, élan vers ce qui vient. Abraham ne vit pas d’un exaucement, mais d’une promesse au contenu imprécis. La loi donnée à Moïse au Sinaï génère l’attente d’un messie au visage inconnu. Même le Christ, révélation suprême de Dieu pour un chrétien, tourne ses disciples vers un horizon et un but qu’il appelle le Royaume de Dieu (non pas un lieu autre, mais un temps à venir), dont on ne nous dit pas grand-chose. Sous cet aspect, la troisième des paraboles du chapitre , celle des voyageurs, apparaît la plus satisfaisante, à cause de l’orientation vers un futur qui manque aux deux autres. Dans la manière dont on a naguère mis l’accent sur l’« histoire du salut », jusqu’à en faire la clef de lecture de l’Ancien et du Nouveau Testament et le concept déterminant d’une théologie
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vraiment chrétienne, il y avait beaucoup de simplifications et d’exagérations. Il ne faut évidemment pas prendre à la lettre cette histoire. Il s’agit d’une construction en partie artificielle, à laquelle plusieurs textes résistent. Quand on la raconte, on risque de la figer dans la logique d’une planification préétablie et de masquer le jaillissement continu d’imprévu et d’imprévisible qui caractérise la temporalité. Bien des récits bibliques doivent être sérieusement démythologisés et on peut se demander si on ne fausse pas la Bible en y voyant le déroulement d’un « grand récit ». Toutefois, ne pas prendre à la lettre, démythologiser, ne signifie pas éliminer ; cela veut dire discerner la vision ou le message qui s’exprime à travers des fictions qui ne correspondent pas aux faits, qui utilisent des légendes historiquement contestables, voire démenties par les documents dont nous disposons. De la plupart des textes bibliques se dégage une conviction forte, exprimée dans le langage des contes ou des paraboles : Dieu ne sanctuarise pas un passé qui incarnerait l’idéal (un « paradis perdu » ou un « âge d’or ») auquel il faudrait revenir, comme le souhaitent les réactionnaires. Il ne sacralise pas le présent et ne maintient pas le statu quo, comme le voudraient les conservateurs. Il ouvre et appelle à un à-venir. Il est innovateur, inventeur, et non répétitif, reproductif. « Éternel » ne renvoie pas à une invariabilité ; ce mot indique le surgissement continuel de nouveauté. 3. De même, sur le plan existentiel, Dieu est ce ou celui qui empêche de se satisfaire de ce qu’on sait, de ce qu’on croit, de ce qu’on possède et de ce qu’on fait. Il n’installe pas dans une permanence, il déstabilise, déplace, mobilise. Quand on se croit arrivé, il fait découvrir qu’on a à peine commencé le voyage. Il se dérobe à celui qui s’imagine bien le connaître et suscite les questionnements de ceux qui cherchent, s’interrogent et doutent. Lorsqu’on juge négativement ce qui a été et qu’on rejette ce qui est, on ne se dresse pas contre lui, c’est lui qui proteste en nous contre ce qui fixe et fige. Il ne met pas au repos, il secoue et envoie plus loin. Il ne nous établit pas dans un immeuble, il ouvre des pistes à explorer, des routes à parcourir, des possibilités à explorer. Sa parole ne rend pas propriétaire d’un héritage sacré à préserver ; elle assigne une mission. Il donne sens : par « sens », n’entendons pas une explication qui permettrait de comprendre et d’accepter les choses ; il s’agit plutôt d’une direction ou d’une orientation, tel un panneau sur la route qui
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indique non pas qu’on a atteint le but, mais qu’il y a encore du chemin à parcourir. À une conception close, fermée sur elle-même d’un éternel qui éliminerait passé et avenir en les identifiant au présent, s’oppose une compréhension ouverte selon laquelle l’éternité veut dire qu’un véritable avenir, qui n’est pas le calque ou la résultante du passé et du présent, s’offre toujours à nous. L’éternité indique une béance, impossible à combler, qui empêche la vie de s’immobiliser et de s’arrêter.
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« Un enfant nous est né ». Selon Hannah Arendt (1906-1975), cette petite phrase résume la « bonne nouvelle » qu’annonce la Bible. Curieusement, cette philosophe juive situe cette « petite phrase » dans les évangiles, alors qu’elle se trouve chez le prophète Ésaïe (9,5), précisément dans le seul passage des Écritures qui qualifie Dieu de « Père éternel ». La natalité est le « miracle qui sauve le monde », écrit Arendt ; ailleurs elle précise : « dans la naissance de chaque homme […] quelque chose de nouveau apparaît dans le monde existant […]. Dieu a créé l’homme dans le but d’introduire dans le monde la faculté de commencer ». De même, pour Henri Bergson (1859-1941), « le monde est une entreprise de Dieu pour créer des créateurs ». L’appellation « Père éternel » ne renvoie pas à un passé originel, mais à un futur à attendre et à construire. Elle signifie que Dieu fait surgir du différent et de l’inédit dans le monde. Il est, écrit Troeltsch, « en permanence une puissance créatrice qui produit […] de nouveaux commencements et de nouvelles réalités ». Son dynamisme créateur nous ouvre des perspectives inédites et nous tourne vers autre chose que ce que le passé nous lègue et le présent nous apporte. Ce dynamisme, toujours actif, ne se tarit jamais. Encore et toujours, Dieu fera advenir de l’être ou injectera de l’avenir dans l’existant.
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Chapitre
La notion de providence tient une place importante dans la piété, la prédication et la théologie chrétiennes. Pourtant, lorsqu’on parcourt la Bible, on fait une constatation étonnante : le mot « providence » ne s’y rencontre nulle part (il se trouve cependant dans le livre de la Sagesse, un écrit apocryphe datant probablement du I siècle de notre ère) .
PROVIDENCE ET MALHEUR
LES DEUX SENS DE « PROVIDENCE »
Le mot « providence » appartient initialement au vocabulaire du stoïcisme. La plupart des philosophes de cette école pensent qu’une nécessité universelle et contraignante modèle, dirige, détermine le monde dans ses plus petits détails. Selon eux, ce qui arrive et existe ne vient jamais du hasard ni ne résulte d’une décision des êtres humains. Ils estiment qu’une puissance surnaturelle, le « destin » qu’on nomme en grec moira et en latin fatum, décide des choses et des événements. Tout est joué d’avance (le pro qu’on rencontre dans le grec pronoia et dans le latin providentia, qui le traduit, souligne ce « d’avance ») . Rien n’a le pouvoir de modifier le cours de la destinée et nul n’a assez de force ou de ruse pour le détourner ou le renverser : ce qui doit arriver arrivera de toute
• DIEU ENCORE ET TOUJOURS
Ce terme ne vient ni de l’Ancien ni du Nouveau Testament. La théologie et la prédication chrétiennes, qui l’utilisent abondamment, l’ont emprunté à la philosophie grecque. On a là un exemple de cette « hellénisation », opérée dès les débuts du christianisme, que déplore Harnack, et dont j’ai dit au chapitre qu’elle me semblait, bien que dangereuse, légitime et nécessaire. Cependant, comme dans le cas de termes tels que « substance » et « personne » dans la formulation conciliaire de la trinité, s’il a repris le mot, le christianisme en a modifié le sens et lui a fait dire autre chose que la philosophie grecque.
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manière. « C’était écrit », dit-on parfois encore aujourd’hui. Même les dieux sont impuissants devant le destin ; s’ils parviennent à le ralentir, ils échouent à le changer, ce qu’exprime avec aigreur et fureur Junon dans une tirade célèbre de l’Énéide : quippe vetor fatis. Quant aux humains, le drame d’Œdipe montre que, quoi qu’ils fassent, ils n’échappent pas à leur destin. Ne pas l’accepter, lutter contre l’ordre des choses ne sert à rien, sinon à tomber dans l’hubris (un orgueil démesuré), la plus grande faute pour les Grecs que puissent commettre les mortels. Le terme « providence » désigne ce gouvernement, plutôt impersonnel et indifférent, qui régit tout ce qui est. La Bible déclare très souvent que Dieu s’occupe des êtres humains, en particulier de ceux qui l’aiment et le servent. Il les conduit, les soutient et les protège jour après jour. Le croyant vit dans la sérénité et la confiance, car il se sait entouré par la sollicitude divine. De nombreux textes l’affirment. J’en cite quelquesuns parmi les plus connus : « L’Éternel est mon berger, je ne manquerai de rien […], je ne crains aucun mal, car tu es avec moi » (Psaume 23) ; « voici il ne sommeille ni ne dort celui qui garde Israël. L’Éternel est celui qui te garde […]. L’Éternel gardera ton départ et ton arrivée » (Psaume 121,4-5.8) ; dans le Sermon sur la montagne, ces paroles de Jésus : « Ne vous inquiétez pas en vous demandant : que mangerons-nous ou que boirons-nous ou de quoi serons-nous vêtus ? […] Votre Père céleste sait que vous en avez besoin […]. Ne vous inquiétez pas du lendemain » (Matthieu 6,25-34) . Les chrétiens ont pris l’habitude d’appeler « providence » cette sollicitude de Dieu qui veille sur les siens. La philosophie stoïcienne et l’affirmation croyante ont de fortes proximités conceptuelles : pour l’une comme pour l’autre une transcendance domine et ordonne le monde. Néanmoins, existentiellement une différence considérable les sépare, une différence analogue à celle entre l’idéal humaniste de Buisson et le Dieu vivant de Wagner. D’un côté, on a un principe métaphysique « froid », écrit Calvin (« maigre », dit-il ailleurs), qui concerne l’intelligence. La providence signifie que tous les êtres et tous les événements sont soumis à un déterminisme impersonnel, traduisent une logique rigoureuse et répondent à une nécessité inéluctable. Ils s’inscrivent dans une organisation cohérente de l’univers. Le sage le sait, le « simple » l’ignore, ce qui ne change en rien le déroulement de leur vie. De l’autre côté, la providence
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Albert Camus a écrit que le monde dur et cruel où nous vivons, avec ses misères, ses détresses, ses injustices, constitue l’« objection
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L’« OBJECTION MAJEURE »
veut dire que le croyant ne doit pas se sentir isolé dans l’existence. Quand il affronte des problèmes et rencontre des difficultés, il n’est pas tout seul, abandonné à lui-même. Dieu peut changer le cours des choses et, même s’il ne le fait pas, sa présence aimante accompagne et aide à chaque instant. On a une relation personnelle confiante qui se vit dans la foi et qui, souligne Calvin, apporte « consolation » ; étymologiquement, « consoler » veut dire arracher à la solitude et connote « consolider » dans le sens d’affermir. Que le même mot s’applique à deux attitudes qui, à côté de parentés intellectuelles, ont de grandes dissemblances affectives et existentielles, cela arrive et s’explique par l’histoire de la langue et des idées. Toutefois, quand on traite de la providence, on ne peut pas se contenter de repérer la double généalogie (philosophie grecque et foi chrétienne) de cette notion et s’en tenir là. Une analyse qui, dans la ligne de Bultmann, sépare l’objectivant (le fonctionnement des choses) de l’existentiel (le vécu du croyant), si elle apporte un éclairage nécessaire, ne suffit en tout cas pas. La dualité constatée soulève, en effet, un problème de fond : il serait absurde de faire existentiellement confiance à Dieu pour la vie de tous les jours, si Dieu n’intervenait pas objectivement, d’une manière ou d’une autre, dans la marche du monde. Autrement dit, la providence au second sens, celui de la foi, appelle une réflexion métaphysique sur ce qui gouverne les événements et les êtres. L’affirmation croyante de la sollicitude divine reste vide et vaine si ne l’accompagne pas une compréhension de la manière dont Dieu interfère avec ce qui existe et ce qui arrive. Le « Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob » a besoin du « Dieu des philosophes et des savants » : c’est le même Dieu sous deux angles différents et on ne peut le penser qu’en articulant entre eux ces deux aspects. Or, le lien, dans le cas de la providence, n’a rien d’évident. Nos expériences (ce qui se passe dans notre vie personnelle comme dans notre histoire collective), nos connaissances (ce que nous savons du monde et de son fonctionnement) semblent démentir et contredire la foi en un Dieu bienveillant qui veille sur nous.
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majeure » à la foi en un Dieu d’amour qui dirige toutes choses pour le plus grand bien des êtres humains. Les faits ne confirment-ils pas plutôt la croyance, attribuée aux Phéniciens, en des divinités méchantes qui persécutent les êtres humains et prennent plaisir à les faire souffrir ? Ou bien, l’hypothèse perse de deux dieux, un dieu du bien et un dieu du mal, perpétuellement en lutte l’un contre l’autre dans l’histoire et dans le monde, ne correspond-elle pas mieux à l’expérience ? Cette « objection majeure », déjà exprimée dans l’Ancien Testament (qu’on pense au livre de Job et à de nombreux psaumes), a été formulée, dans l’histoire récente de la pensée occidentale, essentiellement à partir de deux constats différents, néanmoins complémentaires et convergents. D’abord, la nature, tantôt douce et belle, se montre aussi parfois accablante et assassine. Elle écrase, elle torture, elle extermine ; il lui arrive de frapper durement les humains par des cataclysmes. En , l’effroyable tremblement de terre de Lisbonne, l’un des plus meurtriers de l’histoire, a suscité un vif débat sur la providence auquel prirent part, entre autres,Voltaire et Rousseau. En , à la Martinique, l’éruption volcanique de la montagne Pelée détruisit la ville de Saint-Pierre dont tous les habitants, une trentaine de milliers, moururent. En , un tremblement de terre tue quatre-vingt mille personnes à Messine. Dans son livre Aux croyants et aux athées, Wilfred Monod (1867-1943) mène une réflexion passionnée et tourmentée sur ces deux événements. Il y a également les cyclones, les ouragans et les tsunamis qui dévastent des régions et font de nombreuses victimes humaines et animales. Longtemps, on a fait de la catastrophe naturelle l’exemple emblématique du mal absolu (aucun moyen de s’en préserver) et absurde (parce qu’inexplicable) , de ce qui met en cause le plus radicalement l’affirmation de la providence. Comment Dieu pourrait-il vouloir ou permettre de tels malheurs ? Ensuite, à la brutalité de la nature, l’homme ajoute sa propre barbarie, celle-ci délibérée et par conséquent encore plus scandaleuse. On en a pris une conscience aiguë, plus semble-t-il qu’auparavant, au cours du XXe siècle. Parmi les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, deux frappent particulièrement les esprits : d’abord, la torture et le massacre des juifs perpétrés par les nazis ; ensuite, les bombardements atomiques de Hiroshima
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et Nagasaki. Certes, dans les deux cas, la faute et la responsabilité en incombent directement aux hommes ; on identifie plus ou moins facilement des coupables, alors que dans le cas d’un tremblement de terre ou d’une éruption volcanique, il n’existe que des victimes. Néanmoins, la question demeure : pourquoi Dieu ne les a-t-il a pas arrêtés et empêchés de commettre ces atrocités ? Pourquoi a-t-il laissé les mains libres aux bourreaux, au lieu de protéger et de secourir leurs souffre-douleur ? Des philosophes juifs, comme Élie Wiesel (1928-2016) et Hans Jonas (19031993), ont posé de manière poignante cette question. Ici, on perçoit le mal absolu dans les calamités historiques plus que dans les désastres naturels. Au XVIe siècle, à une époque où la peste emportait un tiers des Européens et les guerres un deuxième tiers, le protestant Ligier Richier (vers 1500-1567) a sculpté une statue tombale, le Transi de René de Chalon, qui se trouve à Bar-le-Duc : un squelette avec des traces de blessures et des lambeaux de chair encore attachés aux os, se tient debout, tête haute, un bras tendu vers le ciel avec dans la main un cœur saignant. D’après la plupart des commentateurs, l’œuvre se veut pieuse et l’artiste entend représenter le don de soi, l’offrande de sa vie à Dieu. Quand on la regarde aujourd’hui, on perçoit tout autre chose : une révolte et une accusation. Le squelette semble s’adresser au ciel et lui crier : « Mais enfin pourquoi ? Pourquoi cette vie blessée avant d’être anéantie ? » On pense à la terrible question de Jésus sur la croix : « Mon Dieu, pourquoi m’as tu abandonné ? » Hérode, Ponce Pilate, Judas, la foule hostile portent la responsabilité de l’exécution de Jésus ; il n’en demeure pas moins que c’est à Dieu qu’on demande des comptes. Les exemples que je viens de citer le montrent abondamment, quand on examine cette « objection majeure », on verse vite dans le pathétique. On peut difficilement l’éviter et il n’y a là rien de blâmable : on touche à des préoccupations lourdes, brûlantes, aux résonances affectives et existentielles profondes. Le traitement purement logique de cette question que proposent certains tenants de la philosophie analytique me semble friser l’inconvenance, à cause de l’absence de la dimension humaine. Pour avancer, il importe cependant de laisser de côté ce pathétique sans l’éliminer ni l’oublier, en le mettant en arrière-plan. Je vais essayer de situer mon propos au niveau de la réflexion plutôt
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qu’à celui de la sensibilité. L’une et l’autre me paraissent également légitimes et nécessaires ; elles s’éclairent l’une l’autre, mais ne se confondent pas. GOUVERNANCE DU MONDE
Comme le note Friedrich Daniel Ernst Schleiermacher (1768-1834), le thème de la « providence » renvoie à celui du « gouvernement du monde ». « Gouvernance » me semble aussi bien sinon mieux convenir pour traduire le mot latin gubernatio qui appartient au vocabulaire maritime et désigne le pilotage d’un navire, avant de s’appliquer à l’exercice de l’autorité politique. Comment Dieu pilote-t-il ou dirige-t-il le cours des événements ? À cette question, on a donné ou, plus exactement, j’ai repéré trois grandes réponses. UNE MONARCHIE ABSOLUE
Pour la première, très proche du stoïcisme, n’existe et n’arrive que ce que Dieu a décidé. Il exerce un gouvernement total, sans limite et sans partage, du monde. Selon Calvin, « Dieu a tellement la conduite de tout que rien ne se fait d’autant qu’il a ordonné ». Nous lui devons bonheurs et malheurs, réussites et échecs, maladies et guérisons. Les plus petits incidents, le cheveu qui tombe d’une tête, comme les plus grands événements, ceux qui secouent et atteignent des millions de gens, viennent de lui. Ce qui se passe est toujours et totalement conforme à sa volonté. Il en résulte que tout est bon, puisque la providence divine commande tout. Seule notre ignorance fait que certains événements nous apparaissent mauvais ou négatifs. Nous les jugeons tels parce que nous ne voyons ou ne connaissons qu’un côté des choses et que nous ne savons pas les raisons de Dieu. J’ai connu un pasteur de grande valeur, fervent calviniste, décédé à quarante-cinq ans ; quand il a su qu’il avait une tumeur maligne incurable, il a écrit à un ami : « Je reçois ce cancer comme un bienfait venant de Dieu qui servira à sa gloire ». Même quand on souffre atrocement et qu’on ne comprend pas, la foi en la providence donne ici la conviction que si « Dieu me pile », comme disait dans ses douleurs ce grand malade qu’était Calvin, il le fait en vue de mon bien et de celui du monde, par amour et sollicitude. Puisque Dieu en a décidé ainsi, le croyant doit considérer
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et recevoir comme une bénédiction ce qui arrive, y compris les catastrophes et les meurtres, y compris les tremblements de terre de Lisbonne et de Messine, la Shoah et Hiroshima.Tout cela, par des voies qui nous sont cachées et nous restent mystérieuses, profite au monde et à l’humanité. On cite parfois en ce sens – très probablement à contresens – l’affirmation de Paul : « Toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu » (Romains 5,28). Pour la vie quotidienne, la providence, ainsi comprise, ne rassure pas, elle n’affirme pas que nous serons épargnés. Par contre, elle console, elle proclame que tout est positif même ce qui nous semble le pire. Dans son Candide (1759), rédigé à la suite du tremblement de terre de Lisbonne,Voltaire se moque du docteur Pangloss qui, traversant mille tribulations fort désagréables, ne cesse de répéter : « Tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles ». La foi en la providence prend ici la forme d’un défi et d’un déni. Elle va contre les apparences ; elle contredit l’expérience. Malgré ce qu’il vit, en dépit de ce qu’il voit, bien que tout paraisse le démentir, le croyant affirme avec une persévérance obstinée (certains diront têtue) sa confiance en Dieu. Dans un monde où semblent proliférer la haine, le malheur et la mort, il proclame le règne de l’amour, du bonheur et de la vie. Aux terribles réalités qui malmènent les êtres humains, il oppose une vérité qu’on ne voit pas, qu’on peut seulement croire ; la foi dissipe l’illusion que ce dont nous souffrons relève du mal. Que Pangloss soit cocasse et caricatural n’empêche pas qu’il y a dans cette attitude un héroïsme qu’on ne peut que respecter et admirer, même quand on ne partage ni n’approuve en rien la conception du monde sous-jacente. Selon cette conception, tout est logique (on pense à l’adage bien connu de Hegel, dont l’interprétation est discutée : « tout ce qui est réel est rationnel ») ; et tout est bon puisque voulu par Dieu. Il n’y a sur la terre et dans les cieux ni absurdités ni scandales. Malgré une grandeur à laquelle je rends volontiers hommage, j’incline à la sévérité envers cette compréhension de la providence. Dans Luc 17,1, Jésus déclare : « Malheur à celui par qui le scandale arrive ». J’ai envie de commenter : malheur à celui qui masque le scandale, qui le maquille en bien et lui enlève ce qu’il a de révoltant. Au scandale du mal, il ajoute un scandale encore plus grand : celui de le nier.
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UN MONDE AUTONOME
La première réponse pose une monarchie absolue de Dieu. La deuxième affirme l’autonomie et la liberté du monde (une liberté plus ou moins sous surveillance) . Dieu a le pouvoir d’imposer sa volonté en toute circonstance, de conduire les événements à sa guise, de modeler les êtres, les choses et leur histoire, de faire agir chacun de nous selon son désir. Ce pouvoir constitutif de sa divinité, il a décidé de ne pas l’exercer. Pourquoi ? Parce qu’il tient à avoir affaire à des êtres libres, qui se tournent vers lui, entrent en relation avec lui, l’aiment et le servent volontairement, sans que rien ne les y oblige. À la suite d’Isaac Louria (1534-1572), qui a vécu et enseigné en Égypte, puis en Palestine, puis en Haute-Galilée, à Safed, des théologiens juifs de la kabbale parlent du tsimtsoum, du retrait de Dieu. Dieu crée, disent-ils, en reculant, comme la mer en reflux laisse la plage livrée à elle-même. Il ne submerge pas ses créatures par sa présence et sa puissance, il s’en va et leur permet, ainsi, de se mouvoir à leur guise, d’agir comme elles l’entendent. Il contracte et restreint son être, il le diminue, l’amoindrit, le comprime. Il s’éclipse, se fait discret, il n’intervient pas ni ne s’impose. Il nous laisse prendre nos décisions, il nous permet de devenir majeurs et responsables. Il renonce à exercer son pouvoir dans toute son étendue, un peu comme un souverain absolu qui abandonnerait au peuple et à ses représentants une partie, voire la totalité, de ses prérogatives. Ce thème a été repris par le philosophe juif Hans Jonas, dans un petit livre, Le Concept de Dieu après Auschwitz, une envoûtante réflexion à partir de la Shoah dont sa mère avait été une des victimes. Il forge un mythe (il sait bien et souligne que ce n’est pas un savoir) dans lequel il suggère que Dieu, mu par une nécessité interne (par « sa propre force d’impulsion » écrit-il), renonce à sa toute-puissance. Il éprouve le besoin d’être en relation avec une créature libre pour réaliser et enrichir son propre être, afin que sa transcendance s’éveille à elle-même. Il est un Dieu « en devenir », en recherche de sa propre expérience de soi, aspirant à « se sentir soi-même ». Il y parvient en créant des êtres libres ; il peut alors et ils peuvent pleinement s’accomplir. Du coup, il se rend vulnérable (il se met « en péril ») et devient soucieux, souffrant, à cause du « terrible impact [des actes humains] sur le destin divin ». Au-delà d’une « entreprise bien risquée de théologie spéculative »,
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expressément reconnue comme telle, Jonas traduit un sentiment très répandu après la Seconde Guerre mondiale : on peut croire en un Dieu malheureux, en échec, faible et dans l’incapacité d’imposer sa volonté, mais en tout cas pas en un Dieu toutpuissant, agissant dans le monde et régissant les événements. Du côté des chrétiens, on rencontre une thèse voisine chez le théologien réformé suisse Emil Brunner, moins « spéculatif » que Jonas, beaucoup plus prudent et réservé quand il parle de l’être de Dieu. Ce théologien modeste a une vive conscience de ses ignorances ; il se sait confronté à des mystères qui dépassent les capacités humaines. Reprenant une distinction classique (catégoriquement rejetée par Calvin), il pense que Dieu ne veut pas le mal, mais qu’il le permet, parce que la possibilité du mal est la condition nécessaire de la liberté, sa contrepartie inévitable. Dieu, écrit Brunner, faisant allusion au récit mythique de la Genèse, ne voulait pas qu’Adam et Ève mangent du fruit défendu. Il ne les a cependant pas empêchés de le prendre, ce qu’il pouvait faire, pour qu’Adam et Ève choisissent et décident eux-mêmes de l’orientation de leur vie. De même, affirme Brunner, Dieu aurait pu envoyer des légions d’anges qui auraient évité que Jésus soit arrêté, condamné et crucifié. Il ne l’a pas fait, non pas qu’il aurait voulu l’exécution de Jésus, mais afin de ne pas détruire l’autonomie des humains et de leur société. Dieu limite lui-même sa puissance pour « donner de l’espace à sa créature ». Il ne force aucun de nous à se comporter comme il le veut ; il nous appartient toujours de lui répondre par un « oui » ou par un « non » qui ne soient pas contraints. Si nous nous tournons vers lui, ce ne doit pas être par obligation, parce que nous serions ainsi programmés, mais « de notre propre mouvement ». Dieu ne crée pas des marionnettes ou des robots ; il veut un « réel vis-à-vis », des personnes avec qui il puisse entrer en « communion » parce qu’elles ont la capacité de se déterminer, de répondre librement à son amour. Cette deuxième réponse signifie-t-elle qu’en fait Dieu n’exerce aucune providence, qu’il ne dirige pas le monde, qu’il n’y intervient pas, qu’il laisse faire ? L’intuition d’un Dieu irréversiblement réduit à l’impuissance conduit Hans Jonas à mettre l’accent sur la responsabilité humaine. Il nous appartient de venir au secours de Dieu ; s’il ne peut plus être providence pour nous, nous avons, par une sorte de renversement, à nous faire
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providence pour lui. Puisque Dieu ne peut pas nous aider, « nous devons l’aider », écrit dans le camp de concentration où elle mourra Etty Hillesum (1914-1943). Par contre, Brunner ne rejette pas une action divine dans le monde ; au contraire, il y voit une conviction centrale de la foi chrétienne. La providence agit par des interventions ponctuelles et se manifestera à la fin des temps. La souveraineté absolue de Dieu demeure ; son retrait n’est ni total ni définitif. Dieu retient sa puissance, il ne l’annule pas. À certains moments, dans des cas exceptionnels, il sort de sa réserve et opère un miracle. La foi en la providence alimente la prière pour que Dieu vienne au secours de celui qui vit une situation de détresse. En outre, la providence poursuit son projet eschatologique ; elle conduit le monde vers la finalité, le telos, que Dieu, en le créant, lui a assigné. Cette conception de la providence, qui correspond probablement à ce que pensent confusément de nombreux croyants, évoque le deus ex machina du théâtre antique et classique qui descend des cintres et dénoue des situations inextricables au niveau de la scène. Elle tente d’expliquer le mal historique, le mal dû aux hommes ; en revanche, on ne voit pas comment elle s’appliquerait aux catastrophes naturelles (empêcher un tremblement de terre ne nuit en rien à la liberté humaine). Elle résiste mal aux coups de boutoir de la réalité. Elle vacille quand on s’aperçoit que, comme l’écrit Tillich, « beaucoup de choses se terminent mal », ou lorsqu’en cas d’extrême urgence rien ne se produit. Hans Jonas évoque le désarroi des juifs qui constatent au moment de la Shoah que Dieu n’intervient pas pour les sauver, contrairement aux promesses et affirmations qu’ils avaient entendues et intériorisées. UNE ENTREPRISE EN COURS
Les deux premières réponses ont en commun une vision statique du monde (même si Jonas l’atténue par son insistance sur l’évolution et Brunner par une eschatologie discrète). Il constitue un lieu stable ; il s’agit de découvrir ce qui le régit et en explique l’organisation. Pour éclairer les problématiques en présence, je reprends les paraboles du premier chapitre. Dans celle du jardinier invisible, il y a une clairière magnifique, où on ne perçoit ni mal ni laideur. Ce qu’il voit conduit l’explorateur croyant à affirmer l’existence et l’action d’une providence
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qui fait le nécessaire pour que tout soit bien. Ce qui correspond à la thèse de la monarchie absolue de Dieu, avec cependant une différence notable : les calvinistes affirment que la clairière est magnifique non pas parce qu’ils le constatent de visu, mais parce qu’ils le déduisent de leur foi en un jardinier invisible transcendant ; ils affirment que le monde est bien et bon parce qu’ils croient en la providence et non à partir de leur expérience ; ils vont de Dieu vers le monde. Dans la parabole, la démarche s’inverse : la beauté de la clairière persuade l’explorateur croyant qu’il y a un jardinier invisible ; elle témoigne, selon lui, de l’action d’une providence. Il va du monde vers Dieu. La parabole de l’enfant malade des yeux repose sur le contraste entre, d’une part, le confinement et l’obscurité du dedans, d’autre part, la vaste luminosité du dehors. Le soleil n’entre pas dans la chambre pour le bien de l’enfant qui n’en supporterait pas l’éclat ; la mère et la bougie permettent cependant une relation, assez mince quoique consolante, entre l’intérieur et l’extérieur. De même pour la deuxième thèse, celle de l’autonomie du monde, Dieu se retire pour le bien des humains, afin de ne pas les rendre aveugles par éblouissement ; ainsi pourront-ils vivre une relative liberté dans un monde sans Dieu ; néanmoins, une relation demeure grâce à l’écoute de la parole divine et par des miracles. Dans les deux cas, aucun mouvement, aucun déplacement ne s’opère. Le monde demeure fixe, constant, immobile ; il ne bouge ni n’évolue. Qu’il y ait un jardinier ou non, la clairière est ce qu’elle est ; de même l’au-dehors lumineux reste inaccessible à l’enfant qui en apprend l’existence. Avec la parabole des voyageurs, on passe du cadre statique de la nature et de l’espace au registre de la temporalité et de l’histoire. On ne considère pas le monde comme un espace organisé à comprendre ; on y voit un projet symbolisé par une route à parcourir. La providence ne planifie pas le chemin ; elle donne au voyageur croyant le sentiment que sa marche a un but. Elle ne sert plus à expliquer et à justifier ce qui est ; elle insuffle un dynamisme, un élan vers autre chose, une espérance. À côté de celle de la marche, d’autres images rendent compte de cette perspective dynamique. Ainsi celle de la navigation : la providence ressemble au commandant d’un navire qui le pilote vers le port de destination à travers vents et courants, écueils et tempêtes. Il est lui aussi secoué et il est à la manœuvre avec son
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équipage. On a également des images guerrières. La Bible présente parfois le monde comme un champ de bataille où s’empoignent des puissances antagonistes. Des forces démoniaques agressent aussi bien Dieu que les humains. Dieu anime la résistance au mal et nous mobilise pour le chasser. Wilfred Monod disait que l’Église offrait à Dieu une tête de pont pour conquérir à l’Évangile un monde assujetti à des forces sinistres. On peut aussi comparer le monde à un chantier : la providence anime et oriente les équipes au travail à travers les aléas de la construction. Quand on voit dans le monde une entreprise en cours (que ce soit un voyage, une lutte ou un chantier), la providence prend un autre visage. Elle n’est pas une volonté toute-puissante qui régenterait les choses et que nous devrions accepter. Elle n’est pas un gouvernement responsable de ce qui existe et arrive, auquel nous sommes en droit de demander des comptes quand les choses vont mal et que nous avons de bonnes raisons de contester lorsque celles-ci sont insupportables. Elle n’est pas une souveraineté qui renonce à s’exercer effectivement, parce que l’abstention vaut mieux que la tyrannie. Elle ne se tient pas au dessus, en dehors ou en face de nous. Elle nous accompagne, partage nos difficultés et nos souffrances ; elle lutte, travaille et souffre avec nous ; elle nous aide à avancer. J’illustre cette approche par un souvenir : celui d’une femme, très pieuse, qui venait de perdre son mari, sa fille et son petit-fils dans un accident de voiture ; raidie dans sa douleur, elle se reprochait de ne pas pouvoir accepter le « Dieu l’a voulu » et le « Dieu l’a permis » que lui répétaient ses proches, eux aussi très pieux. Le pasteur qui présidait les obsèques lui a dit avec beaucoup de force : « Vous avez raison d’être révoltée ; Dieu ne vous demande pas de vous résigner, de consentir à l’insupportable ; vous ne vous révoltez pas contre Dieu, c’est Dieu qui se révolte en vous et avec vous. Comme vous, comme nous, cet accident le meurtrit affreusement ; comme vous, comme nous, il aspire et travaille à un monde et à une vie autres ». Je me suis senti en plein accord avec ce pasteur. À mon sens, il avait bien prêché l’Évangile. Dieu lutte constamment contre le mal, celui que nous subissons et celui dont nous nous rendons coupables, peut-être aussi, comme nous l’entreverrons au chapitre suivant, contre celui qu’il porte et surmonte en lui.
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Cette troisième conception, outre qu’elle me paraît à la fois proche de la Bible et conforme à l’expérience, a le mérite d’être mobilisatrice. À propos de « père » et de « berger », j’ai signalé au chapitre que les noms et qualificatifs donnés à Dieu indiquent, certes, quelque chose de ce qu’il est, mais expriment également ce que nous devrions être ou faire. Il en va de même pour « providence ». Que Dieu soit providence implique qu’il nous faut être nous aussi une providence, peut-être pour Dieu lui-même (beaucoup jugeront trop audacieuse une telle affirmation) , en tout cas pour les autres, pour nos semblables, pour les animaux et pour la nature. Dans un monde qui va mal, nous avons la mission de faire surgir, chaque fois que nous le pouvons, du mieux. Être sensibles aux tragédies de l’existence, être parfois accablés par les événements n’empêche pas de penser qu’il y a toujours quelque chose à entreprendre et que nous pouvons nous y atteler en comptant que Dieu nous donnera la force nécessaire. La foi en la providence ne fournit ni un alibi pour nos démissions ni un oreiller pour nos paresses. Elle n’a de vérité que si
Sa providence, c’est cette lutte. Elle est le combat que Dieu mène pour que sa volonté soit faite « dans les cieux et sur la terre ». Elle est cette entreprise, que la Bible raconte à sa manière, qu’il poursuit pour que son règne vienne. Elle est ce chantier qu’il mène pour un monde vivable et une humanité digne de ce nom. Elle est sa présence qui nous accompagne dans le malheur, nous aide à rester debout et à marcher. Dieu n’est pas le tout-puissant qui gouverne le monde et qui détermine ou permet toutes choses. Il n’est pas non plus un impuissant qui a besoin que nous venions à son secours. Il est un compagnon et un partenaire (« emmanuel »), proche, solidaire, qui partage nos bonheurs et malheurs, qui œuvre en nous et avec nous. Dans les bonnes et les mauvaises étapes de notre existence personnelle et de l’histoire du monde, il donne la force et l’envie de continuer à avancer. Sa providence, plus « souterraine » que « souveraine », selon un mot de Raphaël Picon (1968-2016), n’est pas une puissance au dessus de nous qui régenterait les événements ; elle agit en nous, elle nous insuffle le courage de faire face et de réagir.
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elle nous fait agir, car c’est en partie par nous que Dieu exerce sa providence, c’est-à-dire qu’il vient au secours des êtres humains et du monde.
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Chapitre
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• DIEU ENCORE ET TOUJOURS
En protestantisme, on appelle « confessions de foi » (on dit aussi « déclarations de foi ») des textes ecclésiastiques qui énoncent les doctrines que l’on tient pour fondamentales, celles dont on estime qu’elles expriment l’essence ou l’essentiel de la foi chrétienne. Les Églises les formulent pour indiquer ce qu’on y croit, ce qu’on y enseigne et ce qu’on y prêche. Ces « confessions » leur servent à présenter leurs convictions à ceux qui n’en font pas partie et à fixer la norme théologique que leurs membres ont à respecter. Parmi les plus connues, citons pour les luthériens la Confession d’Augsbourg (1530), pour les réformés la Confession de La Rochelle (1559-1571) et la Confession helvétique postérieure (1566). Il y en a, au XVIe siècle et jusqu’à aujourd’hui, bien d’autres ; cellesci passent souvent pour exemplaires ; en tout cas, elles ont été fondatrices pour les Églises luthériennes et réformées. On nomme aussi « confession de foi » des textes beaucoup plus personnels et modestes où quelqu’un déclare ce qu’il pense et croit sur tel ou tel point à une date donnée, en fonction de sa réflexion, de son expérience et de sa situation. C’est en ce second sens que j’ai choisi d’intituler ce chapitre « confession de foi ». Je n’ai nullement l’intention, ce serait insensé et ridicule, de proposer un texte normatif, destiné à s’inscrire dans la durée et à bénéficier d’une reconnaissance ecclésiale. Je n’ai pas cherché non plus à écrire un texte qui définirait l’essence de la foi chrétienne telle que je la comprends ; je l’ai tenté au chapitre de mon livre Parler du Christ en insistant sur la relation entre Dieu, Jésus le Christ et l’homme. Je reste ici volontairement partiel et je me limite à dire où j’en suis pour le moment dans mon « exploration » tâtonnante de Dieu. Je n’aurais sans doute pas employé exactement les mêmes termes il y a vingt ans (je n’aurais cependant pas dit des choses très différentes) ; demain, je m’exprimerai peut-être autrement. Les insistances diffèrent d’un temps à l’autre, sans pour cela se contredire, mais parfois en se corrigeant ou se complétant.
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DIEU SANS CONCLUSION
Pourquoi une confession de foi plutôt qu’une conclusion ? Parce qu’une conclusion aurait été incompatible aussi bien avec ce ou celui dont essaie de parler ce petit livre qu’avec les convictions qui le sous-tendent. En effet, une conclusion marque un achèvement. Après elle, il n’y a, en principe, rien à ajouter ; elle prétend faire cesser discours et débats, elle entend clore discussions et recherches. On l’énonce quand on estime être arrivé à la fin et être parvenu à ses fins. Il n’y a plus lieu de continuer à parler et à écrire. Le discours doit se terminer, le mouvement de la plume (ou du clavier) cesser et la quête de la pensée s’arrêter, parce qu’on estime avoir épuisé ce qu’on avait à dire. En ce qui concerne Dieu, il me paraît chimérique, contradictoire voire blasphématoire de prétendre aboutir à une parole conclusive et définitive. Ce que nous en disons le désigne, oriente vers lui, mais il s’agit de balbutiements, d’approximations, non de descriptions et d’analyses exhaustives. Notre savoir, notre intuition, notre spiritualité ne peuvent pas s’emparer de lui, en faire le tour et se l’approprier. Encore et toujours, il déborde et brouille nos paroles, il dépasse et déconcerte notre réflexion, il bouscule nos certitudes et nos constructions religieuses. La fin du livre de Job rappelle l’impossibilité de cerner Dieu dans un discours achevé (ce qu’ont essayé de faire les amis venus le visiter) ; il le fait dans les chapitres où, avec raison, il insiste sur la primauté de la parole et de l’écoute. De même, contre la tendance qu’exprime la fin de l’Apocalypse à verrouiller le discours, le dernier verset de l’évangile de Jean indique qu’aucun ensemble de livres, aucun « canon » ne peut rendre compte de toute la Parole. Dieu entre bien dans une parole (non dans le silence), mais dans une parole incessante, sans terme, sans conclusion possibles. Il y a toujours plus et autre chose à dire. Cette incapacité d’aboutir ne tient pas seulement à la transcendance divine, à la particularité de son être, à sa différence ontologique. Elle vient aussi d’une caractéristique que Dieu partage avec nous (ou nous communique) : la vie. L’incomplétude caractérise la vie. D’un être humain, ce qu’en fin de compte il est, on peut le dire seulement à sa mort, quand il a perdu la vie : les allocutions funéraires et les articles nécrologiques entendent alors dresser un inventaire et établir un bilan, ce qui était inenvisageable auparavant. D’un objet, on peut dire ce qu’il est dans la mesure
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où il est inerte et tout entier donné ; rien en lui ne se dérobe au voir et au savoir. Charles Wagner le souligne très justement devant la tendance philosophique, forte chez Buisson, à faire de Dieu un « principe » : selon la Bible qui en témoigne et pour le croyant qui en expérimente la présence, Dieu est vivant, d’une vie qui, à la différence de la nôtre, ne connaît pas de baisse ou de déclin. Ni la mort ni l’inertie « ne l’engluent dans l’immuable » (je reprends, en la modifiant légèrement, une formule de Laurent Gagnebin dans Quel Dieu ?, 1971) . Le
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dynamisme, l’élan, l’impulsion constituent son être ; son histoire se poursuit ; elle ne s’arrête pas avec la venue de Jésus ou avec la clôture du canon biblique. Il va et pousse en avant. Le livre de l’Apocalypse nous invite à voir en lui « celui qui vient », non seulement celui qui est, a été et continuera à être ce qu’il est (comme dans la formulation des penseurs grecs). Son éternité, nous l’avons vu au chapitre , signifie qu’il ne cesse d’innover et nullement qu’en lui tout serait accompli. De même, nous l’avons déjà signalé, le qualifier d’infini renvoie non pas à une infinité qui engloberait et contiendrait tout et qui, par conséquent, se fermerait sur elle-même puisqu’il n’y a rien en dehors d’elle, mais au contraire à une infinitude, toujours ouverte sur quelque chose d’autre qui l’empêche de former une totalité. Que Dieu soit infini signifie d’une part qu’il n’en a pas fini et n’en finira jamais avec le monde et avec nous, d’autre part que nous ne pouvons et ne pourrons jamais en finir avec lui. Le mode de l’« inaccompli » (temps des langues sémitiques sans équivalent exact dans les langues latines), donc d’un à-venir en train de venir (ou en process), lui convient bien, alors qu’il est peu ou prou trahi par ces modes de l’« accompli », privilégiés dans notre langue, que sont le passé (même s’il s’est manifesté autrefois) et le présent (même s’il agit aujourd’hui). Bultmann le compare à ce « visiteur qui va toujours son chemin » dont parle un vers de Rainer Maria Rilke (1875-1926), un visiteur qui entre chez nous sans s’y installer, qui nous traverse et nous excentre, qui se dirige et nous conduit vers un ailleurs ou un autrement. L’Évangile de Pâques va jusqu’à proclamer que même la mort (celle de Jésus comme la nôtre) ne constitue pas un point final ; il n’assigne pas à une « dernière demeure » comme on le dit des tombes. Cette proclamation dépasse la raison, l’intelligence et l’imagination ; au-delà de ce qu’on peut comprendre et décrire, elle anime la foi et lui donne toute sa portée.
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Il y a bien des années, j’ai participé, avec un catholique, un juif et un musulman, à un débat public destiné à confronter et faire dialoguer nos religions. Les échanges courtois et nourris ont capté l’attention de l’auditoire. Au moment de terminer le soirée (de « conclure »), probablement désireux d’un beau « point d’orgue » avant de congédier l’assistance, l’animateur a demandé aux quatre intervenants de répondre chacun « en une minute » à la question suivante : « Dieu pour vous, finalement, c’est quoi ? » J’ai pour ma part répondu : Dieu est justement ce qui empêche de dire « finalement », qui interdit les « en fin de compte », qui récuse les « en dernier ressort ». Il est celui pour qui il y a toujours un autrement, un avenir, pour qui jamais rien n’est bloqué, figé, fermé, terminé. Il fait surgir des commencements, des aurores, des enfantements ; il prohibe les achèvements, les crépuscules, les épilogues ou les épitaphes et les jugements derniers ; il s’oppose radicalement aux fermetures, aux conclusions, aux aboutissements.
Il ne fonctionne pas à la manière d’un animateur qui, l’heure venue, cherche le mot de la fin avant de lever la séance, parce qu’il a accompli sa tâche. Il ne cesse pas d’animer, d’entretenir, de renouveler, de réactiver l’ouverture. Il ressuscite ce qui va s’éteindre, il appelle, même ce notable établi et probablement âgé qu’est Nicodème (Jean 3), à une nouvelle naissance ; nous avons vu que l’annonce de la venue d’un nouveau-né constitue, pour Hannah Arendt, le cœur même du message biblique. Dans les chapitres sur le « Père éternel » et la « providence », j’ai mis l’accent sur cette dimension de l’avenir. Cette insistance permet de préciser un peu plus la portée du titre de ce livre. « Encore et toujours » ne veut nullement dire « encore et toujours le même » ; il signifie « encore et toujours nouveau ». DIEU RELATIONNEL
Les noms et adjectifs dont nous nous servons se répartissent en deux grandes catégories. On a, d’abord, des termes objectifs ; ils déclarent ce que quelqu’un ou quelque chose sont en euxmêmes. On a, ensuite, des termes relationnels ; ils indiquent ce que quelqu’un ou quelque chose représentent ou signifient pour d’autres. Quand je dis de Pierre qu’il est brun et maigre, qu’il a soixante ans, qu’il est ingénieur et aime le cinéma, j’énumère des
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caractéristiques ou des qualifications qui font partie de son être et que chacun peut découvrir ou vérifier. Si j’ajoute qu’il est mon ami, je change de registre, je parle de ce qui se passe entre nous et de ce qui nous lie. Pierre est brun et maigre en luimême, indépendamment de moi. Je ne le rends pas « brun », il l’est sans moi. Par contre il n’est pas ami tout seul, isolément ; il ne l’est que par et avec moi ; je le rends « ami ». Qu’en est-il du mot « Dieu » ? J’y vois avant tout, principalement, un terme relationnel. Il désigne ce ou celui qui anime et oriente mon existence, celui dont je ne peux pas concevoir qu’il y ait pour moi quelque chose de plus grand, selon l’expression qu’utilise le Proslogion (1078) d’Anselme de Cantorbéry. Dans son Grand catéchisme (1529), Luther écrit que « la foi fait le Dieu », ce que Gabriel Vahanian (1927-2012) reprend en disant que l’homme est « la condition de Dieu ». Certes, Dieu est ou existe objectivement en dehors et indépendamment des croyants. Cependant, sans une relation vivante avec ses fidèles, il serait l’Être même, la Réalité suprême, le Grand Architecte de l’Univers, le dessein intelligent (Intelligent design), l’idéal éthique, l’« en soi pour soi » de la philosophie ; il ne serait pas, à proprement parler, Dieu. De la même manière que l’amitié que je lui porte fait de Pierre un ami, le mot « Dieu » renvoie au culte qu’on lui rend, à l’importance qu’il prend et qu’on lui donne dans notre vie. Albert Schweitzer le dit très bien : « Ce n’est que par ma relation avec la cause originelle de l’être, par la manière que j’ai à me rapporter à elle, que l’être devient Dieu ». Pour revenir sur la problématique du deuxième chapitre, l’idéal du beau, du vrai et du bien, rationnellement établi, tel que le comprend Buisson, n’équivaut pas au Dieu existentiellement vivant qui anime et dont témoigne Wagner. Intellectuellement, il remplit peut-être des fonctions identiques, mais la relation diffère. L’impératif catégorique peut avoir exactement le même contenu que le commandement évangélique ; néanmoins, il se manifeste, nous atteint et nous oblige sous une autre forme. Il le fait objectivement, universellement, anonymement, tandis que l’éthique croyante implique un lien personnel qui nous engage et nous révèle. Dans cette perspective, on peut dire que Dieu a besoin des hommes non pour être, mais pour être Dieu. Dans beaucoup de mythologies du Proche-Orient, les dieux créent les hommes parce que sans eux ils ne pourraient pas tenir leur rang de dieux ;
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ils ont besoin de sectateurs, exactement comme un professeur a besoin d’élèves pour être professeur et qu’on n’est père ou mère que parce qu’on a des enfants. « Dieu devient Dieu quand les créatures disent Dieu » écrivait Maître Eckhart (1260-1320). Entre Dieu et l’homme s’établit une sorte de réciprocité. Ils se constituent l’un et l’autre par leur vis-à-vis et leurs échanges. Si l’homme sert Dieu, Dieu rend aussi service à l’homme. Dieu fournit à l’homme les moyens d’être homme comme l’homme apporte à Dieu les moyens d’être Dieu. Quand il crée le monde, du même coup Dieu se crée lui-même en tant que Dieu (il devient alors Dieu) ; en sauvant les hommes, il se sauve lui-même, non en tant qu’être, mais en tant que Dieu. Que Dieu, compris comme terme relationnel, nomme ce qui pour chacun de nous confère sens à sa vie a deux conséquences. 1. Croire en Dieu veut dire, avant tout, que la question du sens nous habite, non seulement intellectuellement, mais aussi existentiellement. Même des gens qui nient l’existence d’un être métaphysique, qui refusent toute transcendance ont, en ce sens, un dieu, non pas parce qu’ils seraient à leur insu chrétiens ou parce qu’ils croiraient obscurément, sans en avoir une conscience claire, à une réalité surnaturelle, mais parce qu’il y a un idéal, un principe, une cause, une personne ou une chose qui joue un rôle déterminant dans et pour leur existence. Ce qui conduit à nuancer ce que je viens d’écrire à propos de Buisson ; il arrive que des principes ou des valeurs se divinisent en suscitant des attachements et des dévouements qui constituent une sorte de foi (une « quasireligion » disait Tillich). Demeure l’interrogation, exprimée par Harvey Cox dans La Cité séculière (1965) : la question du sens continue-t-elle à habiter nos contemporains qui, avec leurs ordinateurs, smartphones, internet, avec les embouteillages et le travail aussi problématique quand on en cherche que lorsqu’on en a, avec les parents, le conjoint, les enfants, etc., n’ont guère de temps de s’interroger sur leur être et sur l’être en général ? Je parie pour le oui, je crois l’être humain constitué par un questionnement fondamental (il est question, écrit Tillich, ce qui est autre chose que se poser des questions). La foi chrétienne entraîne un refus résolu à réduire les humains à des animaux dépourvus d’horizon et d’interrogations; sans ce refus, pas de Dieu ou, plus exactement, Dieu ne pourrait pas être Dieu. Croire en la divinité de Dieu implique de croire en l’humanité de l’homme.
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2. Actuellement
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surgissent ou resurgissent chez quelques philosophes et savants des argumentations qui cherchent à démontrer que l’existence de Dieu s’impose objectivement à la pensée. Ils reprennent, en la modernisant, ce qu’on appelait autrefois la preuve cosmologique : le théisme offre une hypothèse plus solide, plus vraisemblable, meilleure pour rendre compte du monde que l’hypothèse athée. Par exemple Richard Swinburne soutient cette thèse (Y a-t-il un Dieu ?, 2009). Il ne s’agit cependant pas de réhabiliter et de réintroduire le « dieu bouche-trou » dénoncé par Dietrich Bonhoeffer. Swinburne le souligne : Dieu ne vient pas, selon lui, expliquer ce que la science ne peut pas expliquer (ce qui est la fonction du « bouche-trou ») ; Dieu explique l’explication scientifique. Autrement dit, les défenseurs actuels du théisme philosophique entendent montrer que l’explication scientifique présuppose une régulation transcendantale (au sens kantien de « transcendantal ») . Leur argumentation, à supposer qu’elle soit pertinente, débouche sur une théorie qui prétend fournir une conception de l’univers peut-être plus satisfaisante que l’athéisme, mais non sur la foi, non sur une relation vivante qui donne sens à ma vie. Le mathématicien et philosophe Alfred North Whitehead (1861-1947) distingue la fonction séculière, laïque, cosmologique de Dieu, de sa fonction religieuse et existentielle. Il me semble normal que celui qui a expérimenté Dieu en tant que « question vive » (j’emprunte cette expression à Ghislain Waterlot, professeur à la Faculté de théologie protestante de Genève) s’interroge sur la manière possible de penser Dieu, autrement dit qu’il se demande comment le Dieu qu’il vit existentiellement fonctionne cosmologiquement ou ontologiquement ; il ne peut pas s’en tenir à la pure subjectivité. Par contre, penser cosmologiquement ou ontologiquement un principe ou une régulation transcendantale ne conduit pas à une relation de foi avec l’être suprême ainsi posé. Si les explorateurs de la parabole avaient réussi à découvrir le jardinier invisible, ils auraient découvert le secret de la belle clairière, mais ils n’auraient pas noué le lien intime et vivant qui permettrait au jardinier invisible d’être vraiment Dieu et non seulement une entité surnaturelle et transcendante. On ne va du « Dieu des philosophes et des savants » au « Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob et de Jésus » que si on passe par une expérience et une rencontre qui atteignent et remuent l’existence. La sagesse, pour devenir croyante, ne peut pas faire
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l’économie de la folie de la croix ; par contre la folie de la croix a pour vocation de se transformer en sagesse (1 Corinthiens 1,24 ; 3,18). Si elle se dérobe à cette exigence, elle se trahit elle-même. DIEU TERRIBLE
Je lis parfois dans la Bible des choses que je n’aime pas du tout et qui ne correspondent pas à ce que je crois. Je ne les accepte ni ne les élimine, j’essaie de les penser. Parmi ce qui me heurte, il y a le visage sombre, obscur, inquiétant, voire terrifiant de Dieu que nous présentent certaines pages : un Dieu guerrier et cruel qui châtie durement ses adversaires, un Dieu despotique et vindicatif qui sanctionne impitoyablement ceux qui lui désobéissent, un Dieu terrible qui fait peur même à ses fidèles, un Dieu qui entre parfois (même s’il le fait lentement) dans de grandes et fortes colères, un Dieu qui envoie le déluge et les plaies d’Égypte, qui demande à Abraham de tuer son fils, qui ordonne l’extermination de villes entières, qui fait égorger quatre cent cinquante prophètes de Baal, etc. Le professeur Philippe Abadie, de la Faculté de théologie catholique de Lyon, a compté entre six et sept cents passages qui disent que Dieu approuve, encourage, voire ordonne de terribles violences. Ce n’est pas rien et ne peut pas se réduire à un « détail de l’histoire » biblique. Hans Jonas, dans la méditation sur Auschwitz mentionnée au chapitre précédent, parle de rescapés juifs de la Shoah qui se demandent : « Quel est ce Dieu qui a pu laisser faire cela ? » La question va ici encore plus loin : « Quel est ce Dieu qui a pu vouloir, provoquer et déclencher cela ? » Théologiens, exégètes et prédicateurs s’en tirent en général en faisant appel au contexte historique. Ils expliquent que les rédacteurs de ces textes ont projeté sur Dieu la barbarie ambiante de l’époque. Ils font valoir que les passages horribles ont souvent une autre face : ainsi, l’histoire d’Abraham et d’Isaac comporte une polémique contre les sacrifices d’enfants. Ils montrent que la condamnation de l’idolâtre concerne en fait l’idolâtrie intérieure du croyant ; elle l’invite à purifier sa propre religion et non à massacrer les adeptes d’autres cultes. Le Cananéen païen serait la figure extériorisée et mythique du paganisme que le juif pieux doit éliminer en lui. Ils soulignent que le thème de la colère de Dieu rappelle que sa miséricorde ne comporte ni complaisance ni complicité. Il y a des choses insupportables et Dieu ne les sup-
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porte pas. S’il accueille, il exige également ; même s’il ouvre sa porte au malfaisant ou au malfaiteur, il refuse le mal et ce refus s’exprime dans les textes de violence. Ces argumentations ne manquent pas de pertinence ; je les crois souvent assez justes dans leurs grandes lignes. Pourtant, même ainsi expliqués et éclairés (certains diront aseptisés), ces textes continuent à suggérer que Dieu a en lui quelque chose de ténébreux et de terrifiant. Si on fait du Philistin honni la représentation externe des mauvais penchants internes des Israélites, ou si on voit dans le pharisien vilipendé par les évangiles l’image des déformations qui guettent les chrétiens, ne doit-on pas logiquement se demander si, de même, le Satan biblique ne serait pas la personnification mythologique d’un côté obscur et terrible en Dieu ? Ce sentiment inquiétant, voire angoissant, d’une dimension diabolique à l’intérieur de l’être de Dieu se rencontre chez Luther. Bien que chantre de la grâce, à certains moments Dieu lui a inspiré de la terreur et de l’horreur. Dieu est, écrit-il, « plus effrayant et plus horrible que le diable […], il nous traite avec violence, il nous tourmente et nous torture sans pitié ». Le Réformateur suggère parfois que le diable n’est pas l’adversaire ou le contraire de Dieu, mais l’un de ses visages, le visage que vient, dans l’Évangile, éclipser et recouvrir cet autre visage qu’incarne le Christ. Il y a sans doute dans cette terreur et horreur des reliquats de superstition et d’obscurantisme. Elles n’en méritent pas moins d’être scrutées et interrogées : n’expriment-elles pas quelque chose à quoi il importe de réfléchir ? Rudolf Otto a ouvert une piste dans un livre devenu un grand classique, Le sacré (1917). Il y souligne l’ambivalence structurelle du sacré. À la fois fascinant et effrayant, le sacré attire et épouvante ; il comble et consume ; il crée et détruit ; source de vie et porteur de mort, il est fondation et gouffre, assise et abîme, compassion et colère, paradis et enfer. Paul Tillich a repris et approfondi ce thème. « Le divin, écrit-il, englobe à la fois le divin et le démoniaque », ce qui signifie que Dieu a en lui une dimension agressive, destructrice, diabolique. Thomas Römer a relevé quelques textes bibliques qui le laissent entendre (Dieu obscur, 1996). Dans une telle perspective, l’Évangile annonce que Dieu contient, réprime, canalise cette composante mortifère. Il remporte une victoire toujours renouvelée et toujours à renouveler sur la puissance de malheur et de mort qui fait
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aussi partie de lui. Il la domine et l’asservit, tel un dompteur qui, jour après jour, impose sa volonté au fauve aux aguets (en l’occurrence un fauve qui vit en lui). Sans cette composante négative, Dieu serait inerte, pétrifié, sans dynamisme, autrement dit sans vie. S’il la laissait l’emporter, il serait ce dieu hostile aux hommes qu’on trouve dans certains mythes et que reflète parfois la Bible ; il ne serait pas sauveur, libérateur, miséricordieux et bienveillant. Affirmer que Dieu est vivant et qu’il est amour signifie qu’il y a en lui une tension constante entre une agressivité surmontée, sans être abolie, et une bienveillance qui affronte et maîtrise cette négativité destructrice. Dans mon livre Parler de Dieu, je me suis permis, non sans hésitations et craintes, d’exprimer des réticences devant l’affirmation de la « perfection absolue » de Dieu ; en voulant le célébrer et le louer, en fait, sans s’en apercevoir, on blasphème. « Absolu » signifie étymologiquement « ce qui est par soi seul ». L’absolu n’a besoin de rien et existe en dehors de tout lien avec une altérité. Or, le Dieu biblique est « emmanuel », donc en relation et non absolu. La perfection implique l’immobilité et l’immutabilité. « Parfait » signifie achevé, complet, inaltérable et s’applique à ce qui ne peut ni changer, ni bouger, ni avancer (de même qu’« éternel » dans la métaphysique grecque). Ce termes ne conviennent pas pour Dieu ; il n’est pas, avons-nous dit, une infinité figée dans sa complétude, mais une infinitude toujours en mouvement. Être « emmanuel » et non « absolu », être une puissance vivifiante et non une perfection mortifère implique en Dieu et exige de lui une incessante vigilance, une lutte jamais achevée contre luimême ou contre une partie de lui-même, la partie diabolique. La puissance divine, selon Tillich, est « puissance d’être », autrement dit, capacité de faire face à l’agression permanente du non-être. « Non-être » ne désigne pas le néant, l’absence d’être, mais les forces négatives (ou néantisantes) qui attaquent l’être de l’intérieur, cherchent à le dégrader, à l’abîmer et à le détruire. Ces forces négatives œuvrent dans le monde et le chapitre précédent a indiqué que le terme « providence » désigne Dieu en tant qu’il leur fait face. Elles existent et agissent aussi en lui ; elles sont une composante de sa divinité. Affirmer l’amour de Dieu veut dire qu’il opte pour l’être et la vie contre sa propre tendance à les détruire (ce que signifie l’arc-en-ciel à la fin du récit mythologique du déluge). Cet amour ne va pas de soi et ne coule pas de
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source ; il se construit dans un effort de chaque instant qui part d’une opposition pour aboutir à une alliance, qui va du rejet à la communion. L’amour de Dieu surmonte en lui une hostilité sous-jacente (il est, selon un mot cité par Otto, une « colère éteinte »). Ce « non » qu’il surmonte en lui donne force, dynamisme, splendeur à son « oui » ; ce « oui », du coup, devient admirable et lumineux. La miséricorde de Dieu ne se définit pas par la passivité et la facilité de ce qui ne rencontre aucun obstacle externe ni aucune opposition interne ; elle consiste en un combat continuel pour nous délivrer du mal et s’en délivrer lui-même. En utilisant un autre langage, plus mythologique, celui du Christus Victor, on pourrait dire que le Christ qui est en Dieu remporte la victoire sur le diable qui est aussi en Dieu. Que Dieu crée et sauve veut dire qu’il prend en considération et dépasse sans cesse la haine et la destruction, toujours présentes, toujours vaincues, qui font partie de son être. Le divin est le positif qui résiste au négatif aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de lui, et qui le surmonte. Son dynamisme vient de l’existence en lui d’un « satan » qu’il défie, endigue et domine. J’ai conscience que beaucoup de lecteurs verront dans les réflexions qui précèdent des spéculations à caractère plus ou moins nébuleux, et tout autant sinon plus aventureuses que le mythe de Hans Jonas. Peut-être ont-ils raison et vais-je trop loin. Toutefois, rappelons qu’étymologiquement « spéculer » veut dire « examiner » ou « observer », et non pas fantasmer ou divaguer. Si on regarde la vie, on y discerne bien le travail et le combat pour endiguer la mort qui en fait partie et qui la menace ; en toute existence s’affrontent constamment positivités et négativités. Je ne dis rien d’autre. Le Dieu obscur, inquiétant et effrayant n’est pas seulement un fantasme primaire ou archaïque. Il fait écho à une intuition juste que la foi évangélique n’éliminerait pas sans dommage. J’essaie tant bien que mal de formuler cette intuition. Je ne cherche pas à scruter l’être de Dieu, en cédant à la tentation insensée et extravagante qui habite toute théologie de dire ce qu’il est en luimême. Je m’efforce seulement de développer une sorte de « phénoménologie ontologique » qui dégage la structure de ses manifestations ou de la perception que nous en avons dans l’expérience croyante. La foi évangélique ne déclare pas qu’il n’y a pas de mort (là où il n’y a pas de mort, il n’y a pas non plus de vie), elle
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proclame que la vie l’emporte dans sa lutte constante contre la mort qu’elle porte en elle, qui à la fois la fait et la défait. Dieu est cette victoire. DIEU, UNE INVENTION ?
Qu’un théologien parle de Dieu comme d’une invention (même avec un point d’interrogation) risque d’étonner tout autant, voire plus que lorsqu’il consacre un paragraphe au « Dieu terrible » et suggère la présence d’un élément négatif en Dieu. Pour bien comprendre mon propos, il importe de clarifier le sens du mot « invention ». Il n’équivaut pas, comme on le croit trop souvent, à fiction, fabulation ou mensonge. Je définis en deux points. 1. Le verbe latin invenire qui a donné en français « inventer » ne signifie pas originellement « créer quelque chose qui n’existait pas auparavant », « forger une chimère » ou « fabriquer un objet ». Il veut dire « rencontrer ce qu’on ne connaissait pas jusque-là », « percevoir ce qu’auparavant on n’avait pas vu » ou « étendre notre connaissance à ce qu’antérieurement on ignorait ». On invente quelque chose quand on le découvre, par exemple lorsqu’on déterre un vase antique enfoui depuis des siècles sous un tumulus, qu’on détecte un gisement de pétrole sous la terre ou la mer qui le cache, qu’on débarque sur une île déserte non cartographiée, qu’on observe pour la première fois dans le firmament une étoile ou une planète. De celui qui trouve un manuscrit ancien, un site archéologique, un lieu géographique ou un corps cosmologique non repérés au préalable, on dit qu’il les a inventés. S’il les avait fabriqués ou forgés, on le qualifierait de faussaire et non d’inventeur. Or, même quand on sait ou qu’on estime savoir beaucoup de choses sur Dieu pour avoir appris et enseigné le catéchisme, pour l’avoir fréquenté dans la prière, la lecture de la Bible et la prédication, pour avoir beaucoup réfléchi sur lui, pour avoir éprouvé sa présence et sa puissance dans son existence, pour avoir passé du temps à l’« explorer », il reste en lui un océan d’inédit, d’inconnu, d’ignoré. Paul Ricœur (1913-2005) qualifiait la théologie d’« interminable », non parce que les théologiens seraient d’incontinents bavards (il leur arrive parfois de l’être), mais parce qu’en raison de l’infinitude de Dieu, on n’en atteint jamais le bout. La doctrine chrétienne n’a rien (ou ne devrait rien avoir) d’une demeure où on s’installe, dont on connaît tous les recoins,
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où tout est familier (telle la clairière de la parabole du jardinier invisible). Elle ressemble plutôt à une marche (comme dans la parabole des deux voyageurs) dans un pays aux multiples paysages, où, à côté de l’habituel, de l’acquis, du connu (il y en a), les étonnements, les émerveillements (et aussi, parfois, des déceptions), les trouvailles et les nouveautés se succèdent, inépuisablement. 2. Invention, ai-je dit, vient du verbe latin invenire. Même si probablement un linguiste contesterait cette déconstruction, on peut décomposer ce verbe latin en deux mots : venire qui veut dire « venir » ou « faire venir » et in qui signifie « dans ». Inventer consiste à introduire quelque chose dans notre monde, à l’insérer dans notre vie, à l’infiltrer dans notre horizon, à l’insinuer dans notre contexte ou à l’implanter dans notre réalité. Parce que Dieu nous échappe et nous dépasse, parce que son essence et sa vérité se situent hors de notre portée, il risque d’être pour nous absent ou inexistant. Pour qu’il nous atteigne et puisse nous toucher, il faut bien l’inventer, autrement dit le faire venir à nous, chez nous, parmi nous, dans notre réalité concrète : inventer des discours qui permettent de le dire ou d’en dire quelque chose ; inventer des catégories qui aident à le penser, à le faire entrer dans le domaine du crédible, même s’il excède les capacités de notre intelligence ; inventer des cérémonies qui nous le rendent plus ou moins sensible, sans pour cela, l’enclore ; inventer des gestes qui, comme le langage de sourds, aident à percevoir l’inaudible ; inventer des chants qui le louent et le glorifient (on l’espère sans blasphème inconscient). Son altérité demeure, mais elle n’empêche pas que s’invente une proximité. Nous touchons là à l’incarnation, par quoi j’entends la manifestation de Dieu dans notre contexte existentiel. L’ineffable, au nom imprononçable, comme le souligne la tradition juive, celui dont l’être ou l’essence transcende tout langage et toute raison, se fait connaître dans un logos, terme qui en grec désigne une parole sensée, articulée, structurée, raisonnable et rationnelle. Toute religion, non seulement le christianisme, repose sur la conviction que l’ineffable s’exprime sans cesser d’être indicible, que l’indiscernable, l’impalpable, l’immatériel, l’invisible, l’intangible devient sarx (« chair »), sans pour cela devenir objet. Dieu est cet impossible à dire qu’on parvient pourtant à dire, au moins un peu. Incarner ou s’incarner consiste à inventer un mode de manifestation ou d’expression qui soit accessible aux êtres de
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chair et de sang que nous sommes. Dieu ne reste pas « au ciel », dans quelque région métaphysique inaccessible ; il vient sur terre, dans notre monde. Il communique et se communique ; autrement dit, il établit, instaure, aménage un terrain commun avec nous et, du coup, il change et nous change. Pour m’en tenir au seul christianisme, les multiples théologies et les diverses Églises inventent continuellement des doctrines pour dire Dieu, des rites pour le célébrer, des organisations pour le faire percevoir et lui donner du poids dans la société. Elles inventent ainsi Dieu, en ce sens qu’elles permettent de le découvrir, de le percevoir, d’entrer en contact avec lui. Elles contribuent à le rendre présent ; elles luttent contre sa disparition de l’univers des hommes. Il arrive aussi, quand elles s’égarent, qu’elles le masquent, l’éloignent, le rendent incroyable ; dans ce cas, au lieu de l’inventer elles l’ex-ventent, si je peux me permettre ce néologisme, c’est-à-dire qu’elles l’expulsent et qu’elles deviennent les fossoyeurs de Dieu. L’inventivité religieuse est à la fois nécessaire et dangereuse. Elle a un visage angélique quand elle transmet un message qui vient de plus loin qu’elle, qui nous atteint au plus profond de nous et qui nous met en marche vers un avenir ou une altérité. Elle a une face démoniaque lorsqu’elle nous impose le carcan de pratiques insensées et de dogmes incompréhensibles qui, au lieu de renvoyer à Dieu, se substituent à lui. Au lieu de la foi, de l’amour et de l’espérance surgissent alors la superstition, l’obscurantisme et le fanatisme. Les religions inventent Dieu, vie, mouvement, ouverture ; il leur arrive d’inventer le diable qui sclérose et oppose. Si Dieu est une invention au double sens que je viens d’indiquer, qui est l’inventeur ? L’homme ? Effectivement, « Dieu porte l’empreinte de ce que nous sommes », comme l’écrit justement Raphaël Picon (reprenant une expression de Charles Wagner que j’ai citée au chapitre 2). Il porte notre empreinte dans les discours qui en parlent, évidemment, mais aussi dans sa divinité même, dans ce qui le fait être Dieu. J’ai déjà cité le mot de Luther : « La foi fait le Dieu ». Cependant, je crois beaucoup plus juste de répondre que Dieu est à la fois l’inventé et l’inventeur. « Dieu se crée sans cesse luimême », écrit Tillich. Il s’invente en entrant dans le monde des hommes, en pénétrant dans leur existence, en s’inscrivant dans leur culture, afin qu’ils puissent en partie le déchiffrer, en se concrétisant à travers leurs formes de vie, de sensibilité et de
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Ma confession de foi, actuelle et provisoire, tient en ces quatre points. Premièrement, Dieu pour moi est celui qui écarte tous les « finalement », qui rejette les « en fin de compte », qui élimine les « jugements derniers ». Deuxièmement, Dieu est ce qui me concerne ultimement au cœur ou au plus profond de mon existence, non une hypothèse ou un principe métaphysique (même s’il peut et doit l’être aussi). Troisièmement, Dieu est le positif de l’être et de l’existence qui surmonte sans cesse les négativités toujours présentes et offensives. Quatrièmement, dans ce qui n’est pas lui, Dieu qui seul est Dieu s’invite, s’invente lui-même et nous invente encore et toujours.
pensée. L’incarnation façonne sa figure et son être. À travers l’histoire, par ses actions et ses engagements, aussi par les réponses des hommes, il devient le Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, le Dieu de Moïse, d’Élie, de Jérémie, le Dieu de Jésus Christ et celui de bien d’autres, ce qui lui confère un visage et une personnalité qu’il n’avait pas auparavant. Le récit de la création nous dit qu’en suscitant l’univers, il se fait le Dieu du ciel et de la terre, des étoiles, des animaux et des végétaux tout autant que le nôtre. Il faut se méfier de l’anthropocentrisme qui estime que les humains sont les seuls partenaires ou les partenaires privilégiés de Dieu. Dieu se situe au dessus de Dieu, au dessus de ce que nous en disons, percevons, comprenons ; pourtant dans tout cela il y a quelque chose de lui. Il est aussi au dessus de ses manifestations, de ses inventions de lui-même ; pourtant en elles il vient à nous et nous rencontre. D’où l’ambivalence de toute parole sur Dieu : dans ce qu’elle a de vrai, se glisse du faux, à cause de la distance entre ce qu’il est et ce qui le manifeste ; dans ce qu’elle a de faux, s’insère du vrai, parce que Dieu, s’il n’en est pas le produit, s’invente aussi dans nos langages. En théologie, il n’y a pas d’orthodoxie, de discours juste ; il n’y a pas non plus d’hérésie, de discours faux. Ou, plus exactement, les deux s’y mélangent, de même que dans le champ d’une parabole de Jésus l’ivraie et le bon grain se côtoient et s’entremêlent et que vouloir les dissocier relève d’une témérité coupable (Matthieu 13,24-30).
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. Mao-cosmique. Peter L. L’Impératif hérétique. Les possibilités actuelles du discours religieux. Klauspeter Le Christianisme social. Une approche théologique et historique. John B. . Thomas pris de doute. Dieu et le monde.
Dérives pour Guy Debord, sous la direction de Jacob Rogozinski et Michel Vanni. Des Mots qu’on n’aime pas, sous la direction de Laurent Gagnebin. Préface d’André Gounelle. Michel
Destinée et salut. Essai de théologie poétique à propos de deux romans de Conrad.
Évangile et liberté, textes de L. GAGNEBIN, A. GOUNELLE et B. REYMOND. Préface de Jean Baubérot. Laurent
L’Athéisme nous interroge. Beauvoir, Camus, Gide, Sartre. J’ai peur de la mort. Préface d’André Gounelle. André
Après la mort de Dieu Édition nouvelle avec une postface de l’auteur. Dans la Cité. Réflexions d’un croyant. Le Dynamisme créateur de Dieu. Essai sur la théologie du Process. Éd. entièrement refondue. Parler de Dieu. Nouvelle édition revue et augmentée. Parler du Christ. Penser la foi. Pour un libéralisme évangélique. Penser le Dieu vivant. Mélanges offerts à André Gounelle.
Europes intempestives. Gilles Deleuze, peut-être.
Voix fantômes. La littérature à portée d’oreille. Christian Cristallographie(s). (Montesquieu, Certeau, Deleuze, Foucault,Valéry). Jacques Dieu, une invention ? Ou les divagations du creuseur solitaire. Jean-Denis Espérer contre toute espérance. Christiaan L.
La Liberté religieuse, sous la direction de Valentine Zuber.
La Nature des doctrines. Religion et théologie à l’âge du postlibéralisme. La Lutte des dieux. Christianisme de la libération et politique en Amérique latine.
George A. Michael
Lumières médiévales, sous la direction de Géraldine Roux. Luis
Écologie et Libération. Critique de la modernité dans la théologie de la libération. Religion sans rédemption. Contradictions sociales et rêves éveillés en Amérique latine.
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Raphaël
Le Christ à la croisée des religions. Christologie et pluralisme dans l’œuvre de John Cobb. Tous théologiens. Plaidoyer pour une théologie « populaire ». Arno Babel heureuse. Pour lire la traduction. Bernard
Albert
Ernst
Le Christianisme, l’histoire et les grandes religions. Conférences britanniques de . La Philosophie sociale du christianisme. Conférences de et . Traité du croire (Glaubenslehre). Cours de dogmatique de . Mario Le Couteau et le stylet. Animaux, esclaves, barbares et femmes aux origines de la rationalité scientifique. Charles
L’Homme est une espérance de Dieu. Anthologie. Topographie de l’étranger. Études pour une phénoménologie de l’étranger 1.
Bernhard
, rue Henry-Monnier • Paris courriel : info@vandieren.com • web :www.vandieren.com
Les Religions mondiales et le christianisme. Une Pure Volonté de vie. La Religion devant les résultats de la théologie historico-critique et des sciences de la Nature. Martin La Mise en évidence. La norme moderne à l’épreuve de l’Antiquité grecque. Louise Vous êtes la lumière du monde. Lettres à mes amis en prison.
VAN DIEREN ÉDITEUR.
À la Découverte de Friedrich Schleiermacher. Ernst Troeltsch et la théologie en modernité. Robinson Crusoé. Le Ciel vu de mon Île déserte. Sur la Trace des théologies libérales. Un demi-siècle de rencontres, de lectures et de réflexions. Friedrich D. E. De la Religion.
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Cet ouvrage a été imprimé dans l’Union Européenne par ISI:PRINT, à La-Plaine-Saint-Denis (France) pour le compte de VAN DIEREN ÉDITEUR, à Paris.
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