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L au re nt Ga g n e bi n
l’athéisme nous interroge Beauvoir, Camus, Gide, Sartre
VAN DIEREN ÉDITEUR, Paris
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Préface, par Simone de Beauvoir Une vocation d’écrivain Un paradis perdu : la nature La tentation de la sainteté Tous les hommes sont mortels Les autres Une philosophie de la liberté La femme et ses responsabilités L’appel du large
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• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • BEAUVOIR • PRÉFACE
Simone de Beauvoir
Cher Monsieur, Bien que plusieurs très bons livres m’aient été consacrés, vous avez eu bien raison de penser que le vôtre pourrait apporter une note nouvelle. Connaissant admirablement mon œuvre et ce qui a été écrit sur elle, vous avez réussi à faire entendre une voix originale et jeune. Plus qu’aucun autre écrivain peut-être, je déplore les malentendus qui naissent fatalement entre lui et son public, puisque, comme vous l’indiquez, je souhaite établir avec mes lecteurs un dialogue direct, vivant ; il m’est donc extrêmement précieux que vous vous soyez attaché, avec tant de bonheur, à les dissiper. Réserves, critiques, contradictions, je les accepte bien volontiers à condition qu’elles concernent une véritable pensée que trop souvent on travestit. Quiconque vous aura lu ne pourra plus – s’il a quelque bonne volonté – se laisser tromper par ces déguisements. Vous m’avez comprise avec une exactitude et une subtilité remarquables et vous avez tout mis en œuvre pour que vos exposés clairs, rigoureux, nuancés, obligent les autres à me comprendre. On me lira mieux, vous ayant lu. C’est de grand cœur que je vous dis : merci !
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La littérature prit dans mon existence la place qu’y avait occupée la religion : elle l’envahit tout entière, et la transfigura. Mémoires d’une jeune fille rangée.
Simone de Beauvoir s’est expliquée très clairement sur ce problème dans l’«Épilogue» qui conclut La Force des choses.
• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • BEAUVOIR
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« Pourquoi Simone de Beauvoir et non Sartre ? » Telle est la question que la plupart de mes amis me posèrent quand ils apprirent que je préparais un essai sur l’auteur du Deuxième Sexe. Il leur semblait que j’allais perdre mon temps à étudier un doublet du philosophe bien connu et que, ce faisant, je m’éloignais des sources véritables de l’existentialisme athée de ce siècle. Certes, mon premier projet avait été d’écrire un livre sur l’œuvre de Jean-Paul Sartre, poursuivant ainsi à travers lui le dialogue ouvert par mes précédents ouvrages consacrés à Gide et Camus. Pour réaliser cette entreprise, je lus d’un trait et avec passion les trois volumes des Mémoires de Simone de Beauvoir ; ils me révélèrent en Sartre un homme beaucoup plus attachant et sympathique que l’écrivain rébarbatif que j’inventais en quelque sorte à la lecture de son œuvre ; ils me découvrirent surtout un auteur que je connaissais mal et qui me plut d’emblée : Simone de Beauvoir. Je dévorai ses livres les uns après les autres et décidai de continuer avec elle cette route où je m’avançais à la rencontre de l’athéisme contemporain. En fait, et contrairement à ce que pourrait croire un lecteur trop pressé, les œuvres de Simone de Beauvoir et de Sartre sont très différentes, quoique, comme elle l’a reconnu dans La Force des choses, « elles poussent sur un même terreau » 1. Le préjugé selon lequel l’œuvre de Simone de Beauvoir ne ferait que répéter, et en moins bien, celle de Sartre ne relève-t-il pas de l’opinion
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générale qui veut qu’une femme-écrivain doive forcément, pour arriver, s’appuyer sur un auteur en vogue ? Simone de Beauvoir est en réalité la preuve du contraire. La réaction de mes proches face à mon dessein était révélatrice : l’œuvre de Simone de Beauvoir ne pouvait être qu’un plagiat plus ou moins poussé de celui auquel sa vie était intimement liée. Il s’agira dans notre étude de prouver la fausseté de ce point de vue et de montrer la valeur et l’authenticité d’une pensée personnelle. D’ailleurs, Sartre n’a pas fait la carrière de Simone de Beauvoir, comme on le prétend fréquemment ; il s’est contenté de présenter à Brice Parain deux manuscrits de son amie, dont l’un fut du reste refusé ; c’est tout. On objectera peut-être que Sartre a tout de même influencé Simone de Beauvoir et que sans lui son œuvre eût été totalement différente, voire inexistante. Lecteurs et critiques, dans le domaine des influences, prennent trop facilement pour accordé ce qui ne l’est pas. Parenté d’esprit et correspondance ne sont pas synonymes de descendance ou filiation. Bien avant d’avoir rencontré Sartre, Simone de Beauvoir avait choisi d’écrire et s’avançait sur ces chemins de la liberté que retrace pour nous le deuxième tome des Mémoires.Telle qu’elle était à vingt ans – et nous aurons à le montrer –, Simone de Beauvoir, avec ou sans Sartre, ne pouvait être différente de l’image que nous connaissons aujourd’hui ; aucune rencontre, fût-ce celle du plus ardent mystique ou d’un anarchiste d’extrême droite, n’y aurait rien changé ; de toute façon, dans l’état d’esprit où elle se trouvait alors, une telle rencontre était impossible, impensable. Tout au plus Sartre a-t-il permis à Simone de Beauvoir de se choisir et non de le choisir, et de pousser plus avant dans la direction qui déjà était la sienne : « Je l’ai suivi avec allégresse parce qu’il m’entraînait dans les chemins où je voulais aller », note Simone de Beauvoir dans La Force des choses. Elle reconnaît que sur les plans politique et philosophique les initiatives sont venues de Jean-Paul Sartre, mais cela n’enlève rien à l’originalité de son œuvre ; en affirmant si simplement une dépendance de cet ordre, Simone de Beauvoir ne prouve-t-elle pas du même coup que c’est dans une liberté totale, sans complexe d’infériorité inavoué, qu’elle a poursuivi
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aux côtés de Sartre 2 l’entreprise qu’elle avait commencée en fait bien avant de l’avoir connu : entreprise de liquidation ? 000
S’il est difficile de parler de Simone de Beauvoir sans se référer à Jean-Paul Sartre, tant la vie de ces deux écrivains fut unie, remarquons que l’inverse, selon Sartre lui-même, est tout aussi vrai. Le lecteur consultera avec profit, pour s’en convaincre, l’interview de Sartre réalisée par Madeleine Gobeil en 1965 et recueillie dans le livre de Serge Julienne-Caffié, Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, 1966, pp. 38-43; Sartre y déclare par exemple en parlant de Simone de Beauvoir: «C’est très difficile de dire ce que l’on doit à une personne. D’une certaine manière si vous voulez, je lui dois tout.» Dans le même livre, le chapitre intitulé «De Sartre à Simone de Beauvoir» nous paraît constituer aussi une heureuse mise au point.
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Aux yeux de l’enfant que nous décrivent les Mémoires d’une jeune fille rangée, rien n’avait plus de prix que les livres et, en dehors de ses études, la lecture restait « la grande affaire » de sa vie ; mais l’auteur de préciser dans Pyrrhus et Cinéas : « Aimer les livres, admirer les écrivains, vouloir écrire, c’était pour moi dans mon enfance un seul et même projet. » Adolescente, Simone de Beauvoir avait déjà décidé que sa vie ne la conduirait pas nécessairement au mariage ; elle regardait avec la plus grande circonspection le destin de ménagère de la plupart des femmes et préférait infiniment la perspective d’un métier à celle d’une alliance. Dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, elle évoque à quel point son amie Zaza la scandalisa un jour en lui déclarant avec une sorte de défi provoquant : « Mettre neuf enfants au monde comme l’a fait maman, ça vaut bien autant que d’écrire des livres. » Décidée depuis longtemps à consacrer sa vie à des travaux intellectuels, Simone de Beauvoir ne voyait en fait aucune commune mesure entre ces deux destinées. C’est dire que l’adolescente des Mémoires renonçait déjà à la maternité entrevue comme une charge terne et sans joie : « Avoir des enfants, qui à leur tour auraient des enfants, c’était rabâcher à l’infini la même et ennuyeuse ritournelle ; le savant, l’artiste, l’écrivain, le penseur créaient un autre monde, lumineux et joyeux, où tout avait sa raison d’être. » Simone de Beauvoir découvre comme mobile essentiel de sa vocation d’écrivain son goût de la communication. Elle voulait
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toujours exprimer à d’autres ce qu’elle avait vu, senti, aimé ; abandonner au silence ses différentes expériences était un déchirement. Mais la littérature assurait surtout l’immortalité à celle qui perdit la foi à quatorze ans ; si Dieu n’était plus là pour l’aimer et l’écouter inlassablement, des lecteurs innombrables compenseraient cette absence. Simone de Beauvoir pensait donc entrer dans la littérature comme d’autres entrent au couvent. Mais bientôt, et pareille en cela à Labrousse dans L’Invitée, dégrisée et sans illusion, confrontée à la réalité du monde et non plus à ses seules aspirations, Simone de Beauvoir dira à ses lecteurs par la bouche de son héros : «Vous savez, j’ai changé, je n’ai plus la mystique de l’œuvre d’art. Je peux très bien envisager d’autres activités. » On sait que Sartre opéra lui aussi une telle conversion. 000 Un texte important de Simone de Beauvoir nous éclaire sur sa conception de la littérature ; dans un recueil paru en , l’auteur répond à la question posée par le titre même du livre : Que peut la littérature ? Ce volume est composé d’interventions faites par différents orateurs, dont Jean-Paul Sartre, lors d’un débat organisé à la Mutualité par l’équipe du journal Clarté. Il nous paraît utile de présenter ici la pensée de l’auteur. Comme l’écrit Simone de Beauvoir dans La Longue Marche, le premier objectif de la littérature est « d’exprimer le monde dans sa réalité » ; il s’agit là d’un « dévoilement », précise-t-elle dans Que peut la littérature ? Cette action est exercée par des hommes pour des hommes. Nous constatons que chacun d’entre nous vit en situation et que chacune de ces situations est si singulière qu’il pourrait sembler à première vue qu’elle constitue une prison ; une des clés de l’évasion, c’est la littérature, qui permet surtout et avant tout aux hommes de communiquer entre eux et de réaliser que, si ma condition est vraiment mienne, elle n’en est pas pour autant fermée sur elle-même. La littérature nous fait ainsi communiquer dans ce qui nous sépare ; un livre nous révèle un inconnu, un étranger, mais surtout un autre dont nous découvrons l’univers et dont chaque œuvre nous restitue à sa manière un portrait et une présence. Un langage personnel et humain, un style nous frappent ; une voix
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nous parle et Simone de Beauvoir d’écrire : « Il n’y a pas de littérature s’il n’y a pas une voix. » C’est précisément cette voix à la fois unique et familière, celle de Simone de Beauvoir, que nous avons entendue à la lecture des Mémoires et qui, aujourd’hui encore, justifie le présent essai ; un dialogue s’amorça que rien ne pouvait plus arrêter ; Simone de Beauvoir était là avec ses interrogations et mises en question ; refuser cet appel, c’était nous dérober. Ce qui nous importait alors, c’était de pénétrer dans son monde simultanément si lointain et si proche, et, à travers la lecture, le lier et l’associer au nôtre. Simone de Beauvoir écrit du reste dans Que peut la littérature ? : « De toute façon, moi, lecteur, ce qui m’importe c’est d’être fasciné par un monde singulier qui se recoupe avec le mien et pourtant qui est autre. » C’est là que réside, selon elle, le « miracle » de la littérature. Toute œuvre littéraire est ainsi une « aventure spirituelle », qui nous porte à la rencontre d’autrui, note Simone de Beauvoir dans L’Existentialisme et la sagesse des nations. Aventure, parce qu’un roman ou une pièce de théâtre ne sont pas les résultats figés d’un plan préétabli par l’auteur. Simone de Beauvoir s’est toujours défendue d’avoir écrit des romans à thèse. Chacun de ses livres a été une recherche au résultat aussi surprenant qu’inattendu ; écrire, c’est vivre une histoire dont l’issue, le plus souvent, nous échappe. « Écrire, ce n’est pas enregistrer une connaissance, mais prolonger une expérience », déclare Simone de Beauvoir dans La Longue Marche. Dans La Force des choses, elle affirme même avoir publié une part importante de son œuvre bien avant d’avoir entendu parler de ce que l’on appelle l’existentialisme : « J’avais écrit mes romans avant même de connaître ce terme, en m’inspirant de mon expérience et non d’un système » ; et, à propos des Mandarins, elle note en se défendant d’avoir composé un roman à thèse : « J’ai montré des gens en proie à des espoirs et à des doutes, cherchant à tâtons leur chemin : je me demande bien ce que j’ai démontré. » De telles affirmations nous rappellent le danger qu’il y aurait à emprisonner notre auteur dans ses livres au point de l’enfermer dans les limites étroites d’un système ou d’une école philosophique. Aventure encore, parce que l’œuvre de Simone de Beauvoir se veut « engagée », comme elle le précise dans Que peut la littérature ? ;
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tous ses livres, de manières très diverses certes, témoignent en effet de son souci de comprendre notre monde et notre temps. Simone de Beauvoir, par ses écrits, par sa vie, a refusé la politique de l’autruche ou de la tour d’ivoire. Ses essais politiques ou philosophiques, ses reportages et mémoires, ses multiples études et même ses romans 3, sont autant de livres qui nous indiquent ce souci permanent : mordre sur l’histoire, et, ce faisant, mais sans illusion, en marquer le cours. L’écrivain ne se contente pas d’être lu : « Il veut avoir de l’influence, il veut être imité, médité », souligne Simone de Beauvoir dans Pyrrhus et Cinéas. La revue Les Temps modernes que dirige Jean-Paul Sartre est l’exemple le plus clair de ce désir d’engagement dont la vie et l’œuvre de notre auteur sont la preuve ; « nous espérions influencer nos contemporains », note Simone de Beauvoir dans La Force des choses, expliquant ce que ce périodique représentait aux yeux de Sartre et de ses collaborateurs.Tout engagement oblige à des options précises et à des prises de position ; si celles de Simone de Beauvoir, quoique courageuses, nous paraissent parfois manquer de nuances ou ne correspondent pas exactement aux nôtres, il n’en reste pas moins vrai que cette œuvre nous rappelle le rôle décisif qu’un écrivain peut exercer aujourd’hui dans le monde, le devoir qui est le sien de s’intéresser à son temps et de prendre parti. Il est clair qu’une telle attitude va à l’encontre de ce que l’on appelle l’art pour l’art. L’artiste, quel qu’il soit et s’il veut être écouté, ne saurait se désintéresser de la situation des hommes qui l’entourent. Une telle exigence, qui n’a pas toujours été celle de Simone de Beauvoir, lui fit perdre définitivement cette mystique de l’écriture où tant d’auteurs incroyants trouvent finalement le substitut d’une religion. Cela ne signifie absolument pas qu’il faille mépriser la forme et le style d’un livre sous prétexte
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Le titre Les Mandarins est significatif à cet égard; le mandarinat en Chine correspond en effet à l’exploitation de la culture à des fins purement personnelles, désintéressées et gratuites. Robert Dubreuihl et son ami Henri Perron, écrivains et journalistes, luttant dans ce roman contre une littérature de caste qui serait le seul apanage de la bourgeoisie et d’une élite, sont les représentants typiques d’une «littérature engagée»; à travers ces deux personnages et leurs recherches hésitantes, c’est toute la théorie artistique de Simone de Beauvoir qui se dessine.
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Personnage inspiré par Giacometti, ami commun de Simone de Beauvoir et de Sartre. Rappelons en outre que la sœur de Simone de Beauvoir est peintre.
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qu’il appartient à la littérature engagée ; cela signifie simplement que pour Sartre ou Simone de Beauvoir l’œuvre d’art la plus parfaite n’est pas achevée tant qu’elle ne vit que pour et par ellemême. Nul ne contesterait que les Mémoires d’une jeune fille rangée ou Les Mots de Jean-Paul Sartre soient des chefs-d’œuvre de la littérature française ; mais, avant d’être cela, ils ont voulu être des témoignages ; le reste leur est pour ainsi dire donné par surcroît. « Claude n’avait pas tous les torts quand il brûlait d’être joué sur une scène ; une œuvre devient vraie en se faisant connaître », constate Élysabeth dans L’Invitée en jetant sur ses propres tableaux un coup d’œil perplexe ; Marcel 4 dans Le Sang des autres, peintre lui aussi, ne découvre qu’après de nombreuses et vaines tentatives que l’art solitaire est une impasse, une solution souvent présomptueuse : « Je voulais que mon tableau existe tout seul, sans avoir besoin de personne. Pour de vrai, ce sont les autres qui le font exister. » Aventure donc enfin, parce qu’un livre n’est pas achevé, n’a pas atteint son but tant qu’il n’a pas eu de lecteur. Rares sont en effet les écrivains qui ne cherchent pas avant tout dans la littérature un moyen de communication. Gide lui-même, fondateur de La Nouvelle Revue Française dont les intentions étaient bien différentes de celles des Temps modernes, ne déclarait-t-il pas dans Ainsi soit-il ou les jeux sont faits : « Et, si j’en viens à moi, je crois que ce qui m’a surtout poussé à écrire, c’est un urgent besoin de sympathie » ? Les mots luttent contre la séparation. Simone de Beauvoir est plus d’une fois revenue à ce thème fondamental. Dans Pyrrhus et Cinéas, elle note : «Toute parole, toute expression est appel : le véritable mépris est silence. » C’est une des raisons pour lesquelles elle peut affirmer, dans Que peut la littérature ?, qu’une « littérature désespérée » est une contradiction dans les termes. Exprimer un doute ou une angoisse, c’est leur trouver un sens, une raison d’être, espérer surtout les partager avec d’autres. Si notre auteur, tout comme Sartre, semble parfois avoir attaché son attention à des thèmes qui nous paraissent lugubres, si elle n’a, par exemple, jamais hésité à peindre sa crainte de la
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mort, c’est qu’elle avait besoin de vivre sa révolte avec d’autres, de savoir et sentir à travers l’intérêt de ses lectures pour son œuvre que son expérience à elle était aussi celle de beaucoup d’entre eux : « Le langage nous réintègre à la communauté humaine ; un malheur qui trouve des mots pour se dire n’est plus une radicale exclusion, il devient moins intolérable. » 000 Si, selon Simone de Beauvoir, le rêve de ses vingt ans fut de se faire aimer à travers ses livres futurs, il nous faut constater que plus de trente ans plus tard les Mémoires expriment ce même pressant besoin ; chaque livre est un appel adressé au lecteur dont la collaboration s’avère ainsi indispensable. Par leur transcendance et leur pouvoir de soustraire le passé au néant, les mots luttent ainsi contre la solitude et la mort. « Sans doute les mots universels, éternels, présence de tous à chacun, sont-ils le seul transcendant que je reconnaisse et qui m’émeuve ; ils vibrent dans ma bouche et par eux je communique avec l’humanité. Ils arrachent à l’instant et à sa contingence les larmes, la nuit, la mort même et ils les transfigurent. Peut-être est-ce aujourd’hui mon plus profond désir qu’on répète en silence certains mots que j’aurai liés entre eux », écrit Simone de Beauvoir dans La Force des choses. Si le dialogue que nous engageons avec Simone de Beauvoir n’a pas nécessairement pour conséquence de nous faire adopter tous les points de vue de l’auteur, il nous permet au moins de nous associer à son œuvre, en contrepoint pour ainsi dire, d’y déchiffrer mille interrogations et hésitations stimulant notre liberté et réclamant nos réponses ; la véritable compréhension de cette œuvre chargée de révoltes et de refus ne consistera pas à l’approuver béatement ou à la récuser par le mépris, mais à en saisir les secrètes ou avouées intentions. Il n’importe pas tant, par exemple, de s’indigner contre l’abandon du christianisme dont la vie et l’œuvre de Simone de Beauvoir offrent le spectacle que d’en comprendre les raisons profondes qui, il faudra plus d’une fois le reconnaître, se transforment pour les croyants en véritables accusations. C’est dire que, face à cette œuvre qui nous parle et nous touche, nous manifestons aussi notre refus de l’indifférence, mettant au compte de Simone de Beauvoir ces mots qui
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concluent une étude qu’elle consacra à Sade et qui a été recueillie dans Privilèges (sans pour autant établir entre ces auteurs la moindre comparaison) : « Ce qui fait la suprême valeur de son témoignage, c’est qu’il nous inquiète. Il nous oblige à remettre en question le problème essentiel qui sous d’autres figures hante ce temps : le vrai rapport de l’homme à l’homme. » 000
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Cf. Geneviève Gennari, Simone de Beauvoir, Paris, Éditions universitaires, 1958; Antonin-Marcel Henry, Simone de Beauvoir ou l’échec d’une chrétienté, Paris, Fayard, 1961; Georges Hourdin, Simone de Beauvoir et la liberté, Paris, Cerf, 1964; Francis Jeanson, Simone de Beauvoir ou l’entreprise de vivre, Paris, Seuil, 1966; Serge Julienne-Caffié, Simone de Beauvoir, op. cit. La Force des choses, troisième tome des Mémoires, livre en outre dans un «Intermède» de précieux renseignements sur la technique littéraire de Simone de Beauvoir et sa manière de travailler.
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À l’heure où nous écrivons, cinq essais, à notre connaissance, ont déjà été consacrés en français à l’œuvre et à la vie de Simone de Beauvoir 5.Valait-il encore la peine de publier cette étude ? Nous l’avons cru. Écrite par un jeune, elle pouvait certainement apporter une note nouvelle aux livres précédemment parus sur Simone de Beauvoir. C’est dire assez que nous ne voulons pas répéter nos devanciers qui nous permirent en fait de délimiter plus précisément les frontières de cet essai et d’échapper ainsi à la tentation de tout dire ou redire. Quant à ceux qui se demanderaient s’il est légitime de commenter une œuvre inachevée au risque de préjuger des positions futures de leur auteur, Simone de Beauvoir répond elle-même en écrivant en déjà dans La Force de l’âge : « Mon existence n’est pas finie, mais déjà elle possède un sens que vraisemblablement l’avenir ne modifiera guère. » Enfin, il convient de se rappeler que Simone de Beauvoir, dans ses Mémoires, a analysé presque toute son œuvre, la livrant à une critique impitoyable et désarmante. Le lecteur désireux d’approfondir ses connaissances pourra s’y reporter sans hésiter 6. En conclusion, qu’il nous suffise de rappeler que, contrairement à certains lecteurs ou critiques toujours à l’affût de confidences ou de confessions, nous ne nous adonnerons pas au petit jeu des
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identifications ; une telle tentative est de toute façon vouée à l’échec ; aucune grille ne permet de déchiffrer les héros de Simone de Beauvoir. L’auteur, excédée par ce genre de recherches, a du reste pris le soin de nous avertir dans un passage de La Force des choses qu’elle consacre au roman Les Mandarins. Pas plus que les autres d’ailleurs, ce livre est un roman à clé ; Simone de Beauvoir s’explique en disant : « Peu importe dans quelle mesure et de quelle manière la fiction s’inspire au donné : elle ne s’édifie qu’en le pulvérisant pour le faire renaître à une autre existence. » Les romans de Simone de Beauvoir sont certes nourris de toutes ses expériences, dont la principale est celle de la guerre, et de toutes ses rencontres, dont la plus importante est celle de Sartre, mais aucun d’entre eux n’en est la pure et simple reproduction. C’est donc avec précaution qu’il nous faudra puiser nos sources auprès des personnages de cette œuvre ; ils ne sont pas nécessairement le reflet des pensées et de la vie de leur auteur, loin de là. Aucune affirmation ne peut être avancée sans la confronter aussitôt à l’ensemble des livres de Simone de Beauvoir et l’on ne saurait sans injustice lui faire endosser les attitudes ou propos de ses héros. Simone de Beauvoir souhaite que l’on prenne ses romans pour ce qu’ils sont : des évocations, et non des autobiographies ou des reportages.
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Je crois que les arbres, les pierres, les ciels, les couleurs et les murmures des paysages n’auront jamais fini de me toucher. La Force des choses.
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La famille de Simone de Beauvoir avait l’habitude de passer l’été dans le Limousin ; retiré près d’Uzerche, son grand-père de Beauvoir possédait là une belle propriété. Le parc de Meyrignac était alors pour l’enfant un terrain riche de mille promesses et propice aux aventures de la liberté : « le parc, entouré de barrières blanches, n’était pas grand, mais si divers que je n’avais jamais fini de l’explorer », lit-on dans les Mémoires d’une jeune fille rangée. C’est dans cet univers merveilleux et protégé que Simone de Beauvoir et sa sœur Poupette vont connaître les exaltations multiples et toujours renouvelées de la découverte. Amoureuse
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La nature joue un rôle capital dans la vie et l’œuvre de Simone de Beauvoir ; c’est peut-être même sa constante présence qui donne à ses livres une coloration très différente de celle de l’univers sartrien. Simone de Beauvoir remarque à propos de Sartre dans La Force de l’âge : « Il était allergique à la chlorophylle. » Là où l’auteur de La Nausée se sent exilé d’un monde végétal qui le nie et lui oppose son indifférence – rappelons-nous le célèbre passage de l’arbre et de la racine –, Simone de Beauvoir, elle, trouve dans la nature un écho et une correspondance possible. Pour Camus, comme pour Sartre, le sentiment de l’absurdité se manifestait avant tout par un divorce radical entre le monde naturel et l’homme ; l’absurde, dans Le Mythe de Sisyphe, provient en effet de cette opposition irréductible entre l’appel de l’homme et le silence du monde. La nature a été l’objet chez Simone de Beauvoir d’une importante évolution qu’il est indispensable de retracer ici.
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de son cousin Jacques, l’adolescente des Mémoires trouve dans la nature un miroir de sa passion : « La campagne me comblait, comme à cinq ans, comme à douze ans et l’azur suffisait à remplir le ciel. Je savais à présent ce que promettait l’odeur des chèvrefeuilles et ce que signifiait la rosée des matins. Dans les chemins creux, à travers les blés noirs en fleur, parmi les bruyères et les ajoncs qui griffent, je reconnaissais les innombrables nuances de mes peines et de mes bonheurs. » La première de ses joies était alors de surprendre tôt le matin le réveil des prairies, de pousser la barrière du jardin et de marcher sur les chemins de la liberté en quittant, dans le secret des aubes toujours renaissantes, foyer clos et famille autoritaire. Agrandi aux dimensions de l’univers, le parc de Meyrignac, malgré ses barrières blanches, était la source du bonheur presque mystique où Simone de Beauvoir touchait aux limites de l’inaccessible sans en éprouver pourtant l’inquiétant et lointain mystère ; un petit déjeuner croustillant et odorant l’attendait en effet à la maison : « Le mince glacis qui voilait la terre fondait doucement ; le hêtre pourpre, les cèdres bleus, les peupliers argentés brillaient d’un éclat aussi neuf qu’au premier matin du paradis et moi j’étais seule à porter la beauté du monde, et la gloire de Dieu, avec au creux de l’estomac un rêve de chocolat et de pain grillé. » La nature fait retentir un appel indicible qui permet à Simone de Beauvoir de se dépasser en une exaltation religieuse. Elle se perd dans l’infini, en contemplant un paysage dont les limites reculent sans cesse au gré de sa marche ; le vent venu d’ailleurs et de partout l’entraînait dans son tourbillon jusqu’aux confins de la terre ; abandonnée au spectacle d’une terre généreuse en moissons et démesurément étendue sous les cieux, Simone de Beauvoir se fondait dans l’univers immense : « Je n’avais plus de bornes. » Plus vivement qu’à Paris, elle pressentait alors autour d’elle la présence d’un Dieu souverain et bienveillant ; le Créateur de la terre et de ses merveilles accueillait avec complaisance le témoignage de ses enfants penchés sur les splendeurs de sa création. Les confortables ordonnances de l’univers, la place naturelle que l’homme y trouvait, la rencontre facile et immédiate de la terre et des êtres vivants, tout était là pour rassurer Simone de Beauvoir, lui cacher les privilèges de sa condition et
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: LA NATURE
lui faire goûter les joies sans mélange d’un bonheur encore innocent, mais ignorant. À ce culte de la nature, avec ses effusions, ses ferveurs, s’ajoute, surtout pour l’adolescente, le sentiment d’une liberté conquise sur le monde des adultes, d’une souveraineté qui l’affranchissait enfin de sa famille et de son corps ; ce dernier, avec ses inquiétants mystères ou désirs, marqué, aux yeux pudiques d’un regard étranger, d’une tare honteuse, trouve dans la nature son plein épanouissement et un accueil sans équivoque ; ici « la chair n’est plus souillure : elle est joie et beauté. Confondue avec le ciel et la lande, la jeune fille est ce souffle indistinct qui anime et embrase l’univers, et elle est chaque brin de bruyère ; individu enraciné au sol et conscience infinie, elle est à la fois esprit et vie ; sa présence est impérieuse et triomphante comme celle de la terre même », écrit l’auteur du Deuxième Sexe. Si, selon Simone de Beauvoir, la jeune fille plus que l’adolescent est appelée à vouer à la nature un culte panthéiste où mysticisme et sensualisme s’harmonisent étrangement, il faut remarquer que Gide aussi connut naguère cette adoration équivoque dont Les Nourritures terrestres se font l’écho. Mais précisément Gide élevé à bien des égards comme une fille et par des femmes, soumis aux mêmes tabous ou interdits sexuels que ceux de l’enfance de Simone de Beauvoir, grandi dans le respect inconditionné de la religion et la crainte muette de la chair, était en fait tout prédisposé à connaître de tels élans. Sans identifier, sur ce point, l’éducation et l’expérience de Simone de Beauvoir adolescente à celles de la jeunesse d’André Gide, il faut du moins en souligner la parenté : pour les deux enfants, le charnel et le spirituel seront éprouvés comme des contraires, frères ennemis que rien ne saurait réconcilier. Nul besoin de s’étendre longuement sur l’éducation sexuelle de Simone de Beauvoir ; elle fut inexistante. Les questions physiques répugnaient à sa mère au point qu’elle ne les aborda jamais avec sa fille ou, du moins, trop tard ; elle ne l’avertit même pas des surprises qui attendent toute adolescente au seuil de la puberté. Comment s’étonner alors qu’à seize ans et malgré ses nombreuses lectures, en fait sévèrement contrôlées et censurées par sa mère, Simone de Beauvoir fût encore « une oie blanche »,
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comme elle l’écrit dans le premier volume des Mémoires ? « Je ne sais s’il entrait ou non de la mauvaise foi dans mon ingénuité ; en tout cas la sexualité m’effrayait », précise-t-elle. De l’étudiante rationaliste et pourtant passablement affranchie de naguère, redoutant toujours ses sens et leurs caprices, Simone de Beauvoir note dans le même recueil : « Les choses de la chair restaient taboues pour moi. » Élevée, tout comme Gide, dans la crainte des réalités sexuelles les plus naturelles, entourées par sa famille d’un manchon de silences, l’on comprend mieux pourquoi dans sa vie l’amour des nourritures terrestres devait s’avérer un jour absolument incompatible avec celui de Dieu. Un passage essentiel des Mémoires relate la crise décisive que toute son éducation préparait ; après avoir passé sa journée à lire dans un Balzac prohibé l’idylle douteuse d’un homme et d’une panthère, entretenu à son propos des rêveries impures, un soir, à Meyrignac, Simone de Beauvoir s’accoude à la fenêtre de sa chambre et tente une timide prière qui s’envole aussitôt : « Je plongeai mes mains dans la fraîcheur des lauriers-cerises, j’écoutai le glouglou de l’eau, et je compris que rien ne me ferait renoncer aux joies terrestres. Je ne crois plus en Dieu, me dis-je, sans grand étonnement. C’était une évidence : si j’avais cru en lui, je n’aurais pas consenti de gaîté de cœur à l’offenser. J’avais toujours pensé qu’au prix de l’éternité ce monde comptait pour rien ; il comptait, puisque je l’aimais, et c’était Dieu soudain qui ne faisait pas le poids : il fallait que son nom ne recouvrît plus qu’un mirage. » L’image tout éthérée d’une divinité que l’on veut et croit ainsi épurée et sublimée, l’idée d’un Dieu s’opposant aux choses de la chair ne sont-elles pas en fait les mirages d’un Dieu sans visage et sans lien réel avec la terre des hommes ? Simone de Beauvoir écrit encore à propos de Dieu ces mots révélateurs du danger que nous pressentons : « Sa perfection excluait sa réalité. C’est pourquoi, j’éprouvai si peu de surprise quand je constatai son absence dans mon cœur et au ciel. Je ne le niai pas afin de me débarrasser d’un gêneur : au contraire, je m’aperçus qu’il n’intervenait plus dans ma vie et j’en conclus qu’il avait cessé d’exister pour moi. » Notons en passant que ce « au contraire » établit toute la différence existant entre l’expérience de Simone de
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Beauvoir et celle d’André Gide ; en abandonnant le Dieu de sa jeunesse, Gide en effet se débarrassait surtout du regard précisément gêneur d’un Dieu qu’il ne s’est jamais résolu pourtant à exclure définitivement de sa vie. 000
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: LA NATURE
Les Mémoires de Simone de Beauvoir nous présentent encore un autre aspect important de ses rapports avec la nature ; l’expérience qu’ils reflètent n’est pas sans nous rappeler celle du Bouddha quittant secrètement un jour le château et le jardin où son père le retenait prisonnier et découvrant alors subitement l’horreur d’un monde entaché par la vieillesse, la maladie et la mort, en deux mots la souffrance et le mal. L’amour de la nature est facile quand il nous détourne des réalités tragiques de ce monde. Il offre un alibi commode à tous ceux qui s’autorisent des beautés naturelles pour oublier ou nier les laideurs de notre condition. « Certes, à qui aime les hommes l’amour de la Nature n’est pas interdit, loin de là : mais il faut se méfier de quiconque puise en elle des leçons », écrit Simone de Beauvoir dans Privilèges, livre au titre significatif. Dans la voix du vent ou de la mer, l’homme est en effet tenté de n’écouter que sa propre voix ; la contemplation du soleil l’aveugle au point de le rendre indifférent aux souffrances d’autrui. Si, comme le rappelle Simone de Beauvoir dans le même essai, la Lorraine enseigna à Barrès la grandeur de la propriété foncière, n’était-ce pas alors parce qu’il avait « choisi d’en contempler seulement les collines couvertes de vignes et de mirabelliers ; les hauts fourneaux qui flambent à travers la plaine, il les ignore ». Une remarque des Mémoires d’une jeune fille rangée rejoint assez exactement le souci dont le texte de Privilèges témoigne : « J’aimais tant la campagne que la vie des paysans me semblait heureuse. Si j’avais entrevu celle des ouvriers, je n’aurais guère pu éviter de me poser des questions : mais j’en ignorais tout. » La nature ne nous présente qu’une face de la réalité : celle du soleil et de ses joies insouciantes ; elle peut ainsi constituer, entre l’homme privilégié et ceux qui le sont moins ou pas du tout, un écran ; il dépendra de nous de vouloir ou non franchir ce mur qui nous sépare d’autrui, refuser l’enlisement possible que constitue
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une nature ainsi aliénante et regarder la réalité en face.Tout paysage doit devenir alors en quelque sorte une vérité humaine. Pour Dubreuilh, dans Les Mandarins, la rencontre de la nature n’est pas tant faite de rêves, d’émotions ou souvenirs complaisants que d’une prise de conscience qui permet de déchiffrer, dans un paysage, un sens, un message humains. « Il s’arrêtait plus volontiers devant des paysans en train de faucher le regain que devant une prairie nue », écrit Simone de Beauvoir à propos de son héros auquel elle prête ici son propre sentiment qui rejoint celui de Sartre. La nature, loin de nous retenir captifs de mirages fallacieux, stimule cette curiosité insatiable que nous devons porter aux hommes.Toute démarche inverse risque de devenir une fuite. Les interrogations et les doutes de l’adolescence, l’expérience de la guerre et de son cortège de souffrances et de crimes, l’action politique et les engagements délicats ou ambigus qu’elle réclame, la découverte du tragique d’une existence toujours menacée par la haine et la mort révélèrent à Simone de Beauvoir ce qu’il y avait de fragile et de faux dans le quiétisme connu naguère par la jeune fille rangée, protégée et choyée de Meyrignac. « La Nature est un temple… », écrit le poète ; ne serait-elle pas plutôt une tour d’ivoire ? Mais, et c’est ce qu’il reste à démontrer, pour Simone de Beauvoir, cathédrale ou prison signifient au fond la même chose. La nature et la religion nous abusent et sont la source d’une dangereuse aliénation. 000 Quand bien même elle avait perdu l’auréole de Meyrignac, la nature a gardé dans la vie et l’œuvre de Simone de Beauvoir une place essentielle ; seul le regard qui s’attachait à elle était différent par son refus de l’indifférence et des masques trompeurs de l’ignorance ; romans, mémoires, reportages de Simone de Beauvoir illustrent le rôle très important que continuera à jouer la nature dans l’existence de notre auteur ; la contemplation sereine de jadis a cédé le pas à une quête exigeante et coûteuse de l’homme. André Gide vieillissant, sans perdre vraiment son amour de la vie et des nourritures terrestres, mais toujours plus attiré par les problèmes sociaux et confronté aux réalités dégrisantes de la guerre, connaîtra un tournant identique ; en , il
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: LA NATURE
écrivait dans son Retour de l’URSS : « L’âge venant, je me sens moins de curiosité pour les paysages, beaucoup moins, et si beaux qu’ils soient ; mais de plus en plus pour les hommes. » La nature qu’évoquera plus tard Simone de Beauvoir s’associera presque toujours alors à un souvenir d’enfance la ramenant insensiblement à une sorte de paradis perdu sans joie peut-être, mais sans regret il est vrai. « Cependant, l’automne s’annonçait sur les routes du Jura. Quand nous sortions de l’hôtel, le matin, une vapeur blanche cachait la campagne d’où montait déjà une odeur de feuilles mortes ; peu à peu, le soleil la déchirait, elle s’effilochait, la chaleur nous transperçait, je sentais sur ma peau un grand bonheur d’enfance », écrit Simone de Beauvoir dans La Force de l’âge. Le goût de l’immédiat, du présent, chez Simone de Beauvoir, dépend probablement de son tempérament : « J’aimais tous les plaisirs du corps, la couleur du temps, les promenades, les amitiés, les bavardages, et connaître, et voir », nous dit l’auteur de La Force des choses avec des inflexions bien camusiennes, mais c’est aussitôt pour constater le danger que comporte une telle attitude et la part de fuite qu’elle peut en fait signifier. Quand Robert, dans Les Mandarins, découvre dans un paysage une terre souriante et généreusement offerte, un bonheur à portée de sa main, ne déclare-t-il pas aussitôt, lui aussi, avec un sentiment de honte et de culpabilité : « C’est facile d’oublier combien ce monde est dur » ? Quant à Régine, dans Tous les Hommes sont mortels, en conduisant Fosca sur les lieux de son enfance qui s’associent irrésistiblement aux mille joies d’une ferme, d’un village, croyant y trouver et retrouver l’enchantement de naguère et le prix de l’éternité promise à cette terre toujours identique à elle-même, ne réalise-t-elle pas subitement, à une remarque de son ami, la fragilité de sa sérénité conquise au prix des illusions d’une adolescence insouciante ? Les progrès de la technique, les conquêtes humaines arracheront peut-être un jour à son immobilité la terre de son enfance. Régine réalise alors le caractère éphémère des êtres et des choses ; confrontée à la vie possible et probable de ce paysage assoupi dans la torpeur estivale et son apparente permanence, c’est sa mort à elle soudain qui lui est jetée à la face. Il faut compter avec le temps, avec les hommes.
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Pour conclure, qu’il nous suffise de redonner la parole à Simone de Beauvoir qui avoue clairement son perpétuel amour de la nature en un texte de La Force des choses qui se passe de tout commentaire ; c’est une femme de cinquante-cinq ans qui s’exprime ainsi : « Je crois que les arbres, les pierres, les ciels, les couleurs et les murmures des paysages n’auront jamais fini de me toucher. Je m’émouvais autant que dans ma jeunesse d’un coucher de soleil sur les sables de la Loire, d’une falaise rouge, d’un pommier en fleur, d’une prairie » ; mais, après avoir évoqué encore plusieurs de ces bonheurs fugaces et légitimes, « la pluie d’or des feuilles d’acacia, quand vient l’automne », « un rosier grimpant contre la pierre d’une façade », « les lumières en fleurs de l’autostrade », « les tuiles dorées des toits bourguignons » ou « le brasillement des autos, la nuit, sur l’asphalte des Champs-Élysées », l’auteur ajoute ces mots qui en disent long sur l’évolution que nous avons tenté de dessiner dans ce chapitre : « Quelque chose 7 en sourdine minait cette douceur, ces fêtes, ce pays ; mais pour l’instant on ne m’obligeait pas à mettre le nez dedans et je me laissais prendre au chatoiement des apparences ». Quant à nous, sensible à la beauté de ces évocations et à la noblesse des sentiments qu’elles inspirent à leur auteur, ce n’est pas sans plaisir que nous cédons à la fois à leur séduction et à leurs leçons.
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Il s’agit de la guerre d’Algérie.
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Après la cathédrale, le plus beau bâtiment de la ville était une immense prison… Tous les Hommes sont mortels.
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« Protégée, choyée, amusée par l’incessante nouveauté des choses, j’étais une petite fille très gaie » ; c’est ainsi que, dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir évoque en quelques mots ses premières années, heureuses et faciles ; tout lui garantissait une enfance sans problème et comblée : des parents attentifs qui l’aimaient, une sœur plus jeune avec laquelle elle partageait chacune de ses joies, un cadre bourgeois qui respirait l’aisance et la sécurité, sa chambre aux meubles laqués de l’appartement du boulevard Raspail, Louise, la bonne, aux yeux tendres et protecteurs. À la sollicitude de sa famille s’ajoutait celle d’un peuple surnaturel et doux : le petit Jésus, le bon Dieu, laVierge, les anges dont l’un même, comme Louise, était paraît-il tout particulièrement assigné à son service. « Mon ciel était étoilé d’une myriade d’yeux bienveillants. » Aucun doute, aucune hésitation ne troublaient cette harmonie préétablie qu’étayait en outre un enseignement disposé « autour de coordonnées fixes et de catégories tranchées », sur lesquelles il n’y avait pas lieu de s’interroger. Dans ce monde sans faille où tout allait de soi, Simone de Beauvoir trouvait ainsi sa place dont personne ne contestait la légitimité. L’amour d’une mère possessive et dominatrice lui évitait, avant les révoltes de l’adolescence, les charges de la responsabilité ; cette mère, dont, nous diton dans Une Mort très douce, « la religion était le pivot et la substance même de sa vie », prit en charge l’instruction religieuse de Simone de Beauvoir, alors que son père, avocat cultivé et brillant qui affirmait en souriant son scepticisme d’incroyant, incarnait aux yeux de l’enfant le travail et l’intelligence. La conséquence de cet état de choses fut que l’auteur des Mémoires d’une jeune fille rangée s’habitua à considérer sa vie intellectuelle incarnée par son père et sa vie spirituelle dirigée par sa mère
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comme deux domaines radicalement hétérogènes et sans interférence possible. Les entreprises humaines, telles que la politique, les affaires, n’avaient par conséquent rien à voir avec la religion qui appartenait à un ordre supraterrestre et relevait d’une instance céleste. Une telle formation devait marquer d’une empreinte indélébile toute la destinée spirituelle de Simone de Beauvoir. Elle affirme dans le premier tome de ses Mémoires : « Ainsi reléguai-je Dieu hors du monde, ce qui devait influencer profondément la suite de mon évolution. » « Maman est entrée dans la vie corsetée de principes les plus rigides : bienséances provinciales et morale de couventine », écrit Simone de Beauvoir dans Une Mort très douce. De cette morale sévère, Simone de Beauvoir gardera la marque ; une fois rejetées les valeurs de son milieu, elle n’en restera pas moins fidèle à une attitude intérieure de rigueur et d’austérité, dont sa vie et son œuvre sont le miroir : probité intellectuelle, refus de toute mauvaise foi, goût de la vérité, fût-elle choquante et dure. André Gide aussi, après s’être débarrassé des formes extérieures de la morale exigeante et coûteuse de sa mère, gardera toujours en lui, par sa passion de la sincérité et sa haine du mensonge, un fond secret d’héritage protestant. L’enfance 8 de Simone de Beauvoir fut très pieuse et les demoiselles du Cours Desir qu’elle fréquentera bientôt ne feront qu’encourager leur élève à suivre les voies de la sainteté et du renoncement. Simone de Beauvoir et sa sœur s’adonnaient à des concours d’endurance : « nous nous pincions avec la pince à sucre, nous nous écorchions avec la hampe de nos petits drapeaux », apprend-on dans les Mémoires d’une jeune fille rangée. Ces exercices douloureux étaient compensés par les délices du confessionnal où, devant le « suave » abbé Martin, Simone de Beauvoir goûtait avec ravissement d’« exquises pâmoisons ». Elle amassa les mérites, multiplia les mortifications, portait un scapu-
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Nous ne résumons pas dans ce chapitre toute la jeunesse de Simone de Beauvoir; nous ne prenons en considération que quelques pages de son enfance qui nous permettent de suivre l’évolution spirituelle qui conduisit Simone de Beauvoir à l’athéisme de ses quatorze ans. Ce parti pris s’explique par le but du présent essai; le lecteur désireux d’en savoir davantage pourra toujours se reporter aux Mémoires d’une jeune fille rangée.
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laire ; ces conduites édifiantes lui valaient tant de faveurs et de satisfaction que rien ne pouvait entamer ses élans : « Humant l’odeur de l’encens, le regard attendri par la buée des cierges, il m’était doux de m’abîmer aux pieds de la Croix, tout en rêvant vaguement à la tasse de chocolat qui m’attendait à la maison ». Nous retrouvons ici des sentiments identiques à ceux qu’éprouvait Simone de Beauvoir en sortant du parc de Meyrignac pour connaître des extases mystiques dans la nature, sans oublier toutefois le petit déjeuner qu’on préparait pour elle en son absence. Ajoutons à tout cela une imagerie un peu niaise où la bravoure et la dévotion se confondaient en l’entraînant à d’étranges identifications avec Blandine, par exemple, exposée sans mot dire, la tunique déchirée et ensanglantée, aux griffes des lions et aux regards de la foule ; il entrait du reste dans ces transports un sensualisme religieux assez équivoque. Dieu lui-même ajoutait son autorité à celle de ses parents ; la volonté divine ne faisait qu’une avec la leur ; elle était la réponse préexistante à toute question, la tranquillisait de toutes ses inutiles curiosités et la mettait à l’abri de toute angoisse : « Je sentais sur mes épaules le joug rassurant de la nécessité ». Dieu le veut, disait déjà la devise des croisés ; Simone de Beauvoir y voit dans sa Morale l’image d’un Dieu de tout repos. En outre, l’Éternel chérissant chacune de ses créatures, Simone de Beauvoir découvrait sous son regard tutélaire le prix infini de sa propre existence.Tout la confirmait ainsi dans une trompeuse quiétude. Hélène également, dans Le Sang des autres, aimait dans son enfance se sentir irresponsable et passive « dans les bras de Dieu » ; auprès de l’Éternel, elle trouvait alors à sa vie le même caractère réconfortant de nécessité que Simone de Beauvoir à la sienne. Blomart incroyant vient pourtant jeter le trouble dans ce monde sans problème où vit son amie en lui disant : « Je crois que votre tort, c’est de vous imaginer que nos raisons de vivre devaient vous tomber du ciel toutes faites : c’est à vous de les créer ! » Régine, l’héroïne de Tous les Hommes sont mortels, dont la jeunesse passée connut les mêmes débordements mystiques et le même idéal que celle de Simone de Beauvoir, se refusait à prendre en mains sa vie et préférait aussi trouver en Dieu un associé qui la justifiait en lui donnant toujours raison. Elle renoncera cependant
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au Dieu protecteur de son enfance pour forger elle-même son avenir en se promettant, plutôt que d’obéir à des voies tracées d’avance, de suivre sa route et sa volonté à elle : « Je me serai fidèle ; je ne me ferai pas défaut. » Simone de Beauvoir a-t-elle connu la même évolution qu’Hélène ou Régine ? C’est une question à laquelle il convient de répondre maintenant. 000 En écrivant de l’« homme authentique » qu’il ne doit consentir à reconnaître aucun absolu étranger, qu’il lui faut renoncer à chercher hors de soi la garantie de son existence, refuser de croire à des valeurs données une fois pour toutes et qui entravent sa liberté, Simone de Beauvoir nous indique, dans Pour une Morale de l’ambiguïté, que son cheminement fut identique à celui de ses héroïnes ; l’homme ainsi affranchi comprendra alors « qu’il ne s’agit pas pour lui d’avoir raison aux yeux de Dieu, mais d’avoir raison à ses propres yeux ». Comment un tel renversement s’est-il opéré dans la vie de l’auteur si fiévreusement consacrée autrefois à la piété la plus frénétique ? L’excès même de ce zèle religieux ne pouvait être de bon augure dans la mesure où il se doublait des plus graves illusions qui transformaient la vérité de l’Évangile en paradis artificiels. Là encore, tout prédestinait Simone de Beauvoir à perdre la foi, victime qu’elle était d’une aliénation religieuse commune, semble-t-il, à tout son entourage ; le monde en effet ne pouvait se prêter longtemps à ces mascarades édulcorantes, ni se réduire pour toujours à cette imagerie douteuse. Prières, méditations, mortifications de Simone de Beauvoir se frottant au sang avec une pierre ponce ou se fustigeant avec la chaîne d’or qu’elle portait à son cou restaient des efforts infructueux ; cette piété stérile de serre chaude débouchait finalement sur le néant. Comme elle le relève dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, une aventure apparemment dérisoire, mais en fait décisive, devait bientôt infliger, et pour toujours, un cruel démenti à ce système trop bien agencé et purement gratuit, où Dieu lui « semblait tout à fait étranger au monde où s’agitent les hommes » ; pas plus que l’Éternel, le pape au fond du Vatican ou l’abbé Martin de son confessionnal ne devaient s’intéresser aux détails des existences
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terrestres ; un jour, pourtant, l’abbé Martin au courant de certaines turbulences de Simone de Beauvoir, rompant avec la tradition, morigéna sur un ton familier celle qui cherchait auprès de lui de vaines exaltations ; le choc fut bouleversant ; d’un coup, la religion tout entière s’écrasa du ciel sur la terre : « Mes joues s’embrasèrent ; je regardai avec horreur l’imposteur que pendant des années j’avais pris pour le représentant de Dieu : brusquement il venait de retrousser sa soutane, découvrant des jupons de bigote ; sa robe de prêtre n’était qu’un travesti ; elle habillait une commère qui se repaissait de ragots. » Du jour au lendemain, la rupture fut ainsi consommée ; l’abbé Martin en s’attachant subitement à de réelles désobéissances de Simone de Beauvoir plutôt qu’à ses « défaillances éthérées » l’avait rendue complice d’une sorte d’« obscénité ». Si Dieu devait, pour quelque temps encore, sortir indemne de cette aventure, ce ne fut pourtant que « de justesse ». Une fois cette première brèche ouverte dans le mur de ses convictions, les doutes s’insinuèrent dans l’esprit de Simone de Beauvoir ; rien d’étonnant à cela puisque miracles, Bible, visions n’étaient garantis que par l’autorité de ceux qui les lui enseignaient, mais qui précisément venaient de perdre à ses yeux tout prestige.Aucune preuve irréfutable à laquelle se cramponner ne lui permit de retrouver la sécurité incontestée et incontestable de jadis.Trop extrémiste pour vivre sous le regard de Dieu en disant à la fois oui et non au siècle, convaincue par toute son éducation religieuse que la foi excluait toute compromission avec le monde et que la vie conventuelle était seule compatible avec les exigences du Ciel, inclinée également par l’âge à attacher plus d’importance qu’autrefois au scepticisme paternel et à mettre en doute les pseudo-vérités dont se nourrissait son enfance, la jeune adolescente de quatorze ans trancha net avec son passé : « Mon incrédulité ne vacilla jamais. » Seule une crise mystique de courte durée saisit plus tard l’étudiante qui conclut assez rapidement qu’elle ne pouvait plus bâtir sa vie sur de tels vertiges et vestiges ; aussi renonça-t-elle définitivement à cultiver ces états de transe. Une nuit pourtant, elle somma Dieu, s’il existait, de se déclarer : « Il se tint coi et plus jamais je ne lui adressai la parole. »
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Face à cette aventure spirituelle que les Mémoires d’une jeune fille rangée nous retracent étape par étape, le lecteur éprouve plus d’une fois l’envie irrésistible de sourire. Cette tragi-comédie pourtant devient sinistre quand on mesure la responsabilité de ceux qui en furent, inconsciemment peut-être, les agents ou les complices. Certes, Simone de Beauvoir reconnaît dans ses Mémoires avoir d’abord composé son personnage d’enfant sage ; il lui valut cependant tant de louanges et ce théâtre rencontra une telle approbation qu’elle finit par s’identifier à son image de petite fille modèle et qu’elle devint sa seule vérité. Rien ni personne, apparemment, dans le milieu familial et scolaire de Simone de Beauvoir, ne la conduisirent à reconnaître dans l’Évangile et la personne du Christ un amour créateur profondément ancré dans la vie quotidienne de l’histoire des hommes. Si Dieu lui interdisait beaucoup de choses, il ne réclamait d’elle aucun engagement positif, sinon quelques pratiques religieuses légitimes certes, mais dans la seule mesure où elles reçoivent chaque jour le répondant d’un amour inventif et authentique. Les féeries mensongères abandonnées, les impasses spirituelles de son enfance disparues, le passé liquidé, il fallait reconstruire sa vie de toutes pièces ; c’est ce à quoi Simone de Beauvoir s’employa durant plusieurs années que nous ne résumons pas et qui la conduisirent finalement à l’Université ; en y rencontrant le fameux trio Herbaud, Nizan, Sartre, la brillante étudiante, qui passera en son agrégation de philosophie, eut l’impression de se retrouver elle-même ; ces trois amis, refusant les déguisements et les fuites, lui demandèrent somme toute d’oser ce à quoi son enfance s’était opiniâtrement opposée, mais que toute son adolescence avait ensuite appelé : regarder la réalité en face, réalité où Dieu ne pouvait plus jouer aucun rôle parce qu’on lui en avait fait jouer un de figuration dans un scénario équivoque. L’attitude de ces trois camarades d’études, qui avaient sans hésiter tiré déjà toutes les conséquences de la mort de Dieu en ramenant la philosophie du ciel sur la terre, eut aux yeux de Simone de Beauvoir l’attrait de l’authenticité. On comprendra l’importance d’une telle rencontre si l’on se souvient de ces mots sévères que Simone de Beauvoir écrit dans les Mémoires d’une jeune fille rangée en évoquant la fausse monnaie en cours
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Dans Les Belles Images, c’est principalement encore sous le jour de l’aliénation religieuse que le christianisme est représenté.
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dans son entourage : « Autour de moi on réprouvait le mensonge, mais on fuyait soigneusement la vérité. » Peu importe à première vue que la foi de Simone de Beauvoir s’attachât dans son enfance à ce que nous appellerions une contrefaçon du christianisme et de Dieu, ce qui est plus grave, c’est que la religion tout entière ait pris à ses yeux le caractère d’une duperie monumentale. Auprès du monde imaginaire et de la vie en vase clos de sa jeunesse, l’univers foisonnant et largement ouvert de Jean-Paul Sartre s’apparentait à celui de la liberté : « Son esprit était toujours en alerte. Il ignorait les torpeurs, les somnolences, les fuites, les esquives, les trêves, la prudence, le respect. Il s’intéressait à tout et ne prenait jamais rien pour accordé. » À quelques nuances près, cette attitude de contestation correspondait assez exactement à celle qu’avait peu à peu adoptée Simone de Beauvoir après avoir perdu la foi à l’âge de quatorze ans. Le refus de la religion lui permit d’accorder au présent et aux hommes l’attention qu’ils méritent et dont les mirages d’un christianisme désincarné l’avaient autrefois détournée ; ce refus, une fois encore, fut celui de l’indifférence. De nombreux passages de l’œuvre de Simone de Beauvoir nous laissent entendre que son sentiment vis-à-vis de la religion ne se modifia jamais ; il serait vain de les citer tous 9. Il faut noter du reste que nous ne trouvons jamais sous sa plume les attaques épaisses et grossières dont certains fossoyeurs du christianisme se repaissent. Assistant dans une église de Harlem à un service religieux, Simone de Beauvoir ne cache pas son émotion. Face à cette « cérémonie bouleversante » par sa sincérité, elle écrit pourtant, dans L’Amérique au jour le jour, à propos des assistants ces mots significatifs et qui résument très clairement ce sentiment d’aliénation religieuse dont les chrétiens sont si souvent victimes : « Comme ce serait beau si le but de ces assemblées était de les intégrer à une vie terrestre au lieu de les détourner au profit d’un Dieu de soumission ! Comme la main tendue du pasteur serait un symbole émouvant si elle était un appel à des hommes, pour des
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hommes, et non un geste de mensonge ! » Et Simone de Beauvoir de regretter ensuite l’alliance de la religion avec les puissances financières ou autres, l’exploitation de la dévotion en guise de « dérivatif », le souci que les chrétiens manifestent pour l’autre monde au détriment du nôtre, la prédication du mépris des nourritures terrestres et l’appel à la résignation. Nous ne pouvons, pour notre part, que nous associer à ces reproches en souhaitant et voulant un christianisme purifié, conscient de ses devoirs créateurs et dans la culture et dans la vie sociale.
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La mort m’a épouvantée dès que j’ai compris que j’étais mortelle. La Force de l’âge.
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La mort joue un rôle si important dans la vie et dans la pensée de Simone de Beauvoir qu’il serait possible de consacrer un livre entier à ce thème qui, comme celui de la nature, donne à l’œuvre de notre auteur une coloration très différente de celle des drames sartriens ; ce problème, saisi de manière très personnelle, confirme, s’il en est encore besoin, l’originalité de Simone de Beauvoir. Les titres mêmes de plusieurs de ses livres nous révèlent cette préoccupation constante qui est la sienne : Le Sang des autres (1944), où l’écrivain oppose la plénitude de la vie à la dissolution de la mort ; Les Bouches inutiles (1945), où l’auteur souligne la distance infranchissable qui sépare les vivants et les morts ; Tous les Hommes sont mortels (1947) envisagé comme un « long vagabondage autour de la mort », selon ses propres termes notés dans La Force de l’âge ; Une Mort très douce (1964), où Simone de Beauvoir décrit l’agonie de sa mère. Pour une Morale de l’ambiguïté (1947) s’ouvre par une citation très significative de Montaigne : « Le continuel ouvrage de notre vie, c’est bastir la mort » ; La Force de l’âge se conclut par une longue méditation sur la mort où Simone de Beauvoir résume en une dizaine de pages sa pensée à ce sujet. Nous nous proposons dans ce chapitre de suivre pas à pas l’auteur dans ses réflexions que lui inspire le scandale de notre fin ; il nous faut ainsi dégager les aspects principaux de ce problème primordial dans son œuvre ; cette dernière n’est-elle pas du reste une suprême tentative pour conjurer la mort ? Les mots en effet, comme elle le montre dans Que peut la littérature ?, luttent contre le temps et l’oubli ; mais à ceux qui ont essayé de réconforter Simone de Beauvoir en lui montrant que sa propre fin n’était rien en regard de l’immortalité que lui vaudrait son œuvre et son succès posthume, elle répond sans illusion dans
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Une Mort très douce : « Qu’on l’imagine céleste ou terrestre, l’immortalité, quand on tient à la vie, ne console pas de la mort. » C’est après avoir perdu la foi que Simone de Beauvoir a découvert l’angoisse de la mort contre laquelle la promesse d’un paradis et la vie tranquille de son enfance la défendaient ; un soir pourtant, l’histoire de cette petite sirène qui, pour l’amour d’un prince charmant, renonce à l’immortalité et se change en écume, la plongea dans une étrange panique où l’univers entier lui sembla sombrer dans le silence : « Mais non. Dieu me promettait l’éternité : jamais je ne cesserai de voir, d’entendre, de me parler. Il n’y aurait pas de fin », se souvient l’auteur des Mémoires d’une jeune fille rangée. L’épouvante de la mort n’a saisi Simone de Beauvoir qu’à l’âge du doute et de l’adolescence qui lui enlevèrent d’un coup toutes ses espérances. L’auteur des Mandarins prête à son héroïne exactement la même expérience ; une sirène également vient troubler l’euphorie d’Anne : « Ce n’était pas un conte. C’est moi la sirène. Dieu est devenu une idée abstraite au fond du ciel et un soir je l’ai effacée. Je n’ai jamais regretté Dieu : il me volait la terre. Mais un jour, j’ai compris qu’en renonçant à lui je m’étais condamnée à mort ; j’avais quinze ans ; dans l’appartement désert, j’ai crié. En reprenant mes sens, je me suis demandé : Comment les autres gens font-ils ? Comment ferai-je ? Est-ce que je vais vivre avec cette peur ? ». « Cette peur » surmontée parfois, mais toujours renaissante, sera la compagne de tous les jours de Simone de Beauvoir. Rêves, teneurs et visions, tout un cortège macabre suit chaque pas de l’auteur depuis son enfance jusqu’à l’âge de raison. Deux passages de ses Mémoires, qui évoquent pourtant des événements fort éloignés l’un de l’autre dans le temps, suffiront à nous convaincre. Nous lisons dans les Mémoires d’une jeune fille rangée : « Une nuit, à la Grillère, comme je venais de me coucher dans un vaste lit campagnard, l’angoisse fondit sur moi ; il m’était arrivé d’avoir peur de la mort jusqu’aux larmes, jusqu’aux cris ; mais cette fois, c’était pire : déjà la vie avait basculé dans le néant ; rien n’était rien, sinon ici, en cet instant, une épouvante si violente que j’hésitai à aller frapper à la porte de ma mère, à me prétendre malade, pour entendre sa voix. Je finis par m’endormir, mais je gardai de cette crise un souvenir terrifié. » Nous trouvons dans
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La Force de l’âge un texte parallèle en quelque sorte et tout aussi révélateur que le premier : « Une nuit d’été, quelques jours avant la générale des Mouches, je dînai avec Sartre chez Camille ; nous revenions à pied de Montmartre quand le couvre-feu nous a surpris : nous sommes descendus dans un hôtel de la rue de l’Université. J’avais un peu bu, je suppose : dans ma chambre tendue de rouge, brusquement la mort m’est apparue. Je me suis tordu les mains, j’ai pleuré, je me suis cogné la tête aux murs, avec autant de véhémence qu’à quinze ans. » Le monde inanimé, qui nous offre sans cesse le spectacle d’une nature morte, découvrit très tôt à Simone de Beauvoir ce néant qui nous épie derrière chaque chose ; les objets opaques présents au monde d’une manière absurde et muette plongeaient Simone de Beauvoir enfant dans une véritable terreur ; elle raconte dans le premier volume de ses Mémoires comment, à Meyrignac, la contemplation d’un veston posé sur le dossier d’une chaise fut pour elle un événement décisif : « Dans les siècles révolus, dans le silence des êtres inanimés je pressentais ma propre absence : je pressentais la vérité, fallacieusement conjurée, de ma mort » ; cette expérience est décrite encore avec précision dans L’Invitée : « Le veston restait là, indifférent, tout étranger, et elle était toujours Françoise. » Le monde des objets nous révèle ainsi notre propre mort en nous découvrant du même coup la face d’un univers aveugle et sourd ; il faut alors échapper à cette menace d’engloutissement et repousser la tentation de l’indifférence. Si les choses sont là de manière absurde et nous nient dans leur épaisseur inutile, c’est à nous de les faire exister en leur donnant un sens, c’est-à-dire une signification humaine ; l’être-là immotivé des objets doit être surmonté par un acte volontaire, par notre regard qui situe les choses par rapport aux hommes, leur accorde une raison d’être et les recrée en quelque sorte toujours à nouveau.Toutes les premières pages de L’Invitée nous montrent Françoise pénétrant dans un monde qui, sans elle, abandonné à lui-même, l’était en fait à la mort : « Elle avait ce pouvoir : sa présence arrachait les choses à leur inconscience, elle leur donnait leur couleur, leur odeur […]. Elle était seule à dégager le sens de ces lieux abandonnés, de ces objets en sommeil ; elle était là et ils lui appartenaient. Le monde
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lui appartenait. » Simone de Beauvoir décrit dans Le Sang des autres une expérience du même genre ; mais dans ce roman, c’est l’être-là des hommes qui est absurde et injustifié et c’est aux êtres vivants qu’il s’agit de trouver, à travers les entreprises de la vie, un but et une raison d’être. On réalise combien un tel point de vue rappelle celui d’Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe ; l’indifférence que Simone de Beauvoir déchiffre sur le visage du monde, c’est l’absurde camusien, la nausée sartrienne. Le veston des Mémoires d’une jeune fille rangée joue exactement le même rôle que l’arbre et la fameuse racine de La Nausée. La réalité de notre mort est déjà inscrite dans le monde des êtres inanimés ; le tragique de notre existence, comme le montre Simone de Beauvoir à la première page de sa Morale, vient de ce que l’homme pense sa condition absurde, là où l’animal et la plante ne font que la subir : « Il s’évade de sa condition naturelle sans cependant s’en affranchir. » Là où le monde animal ou végétal ne fait qu’un avec lui-même dans une plénitude sans fissure, l’homme se pense et prend des distances à l’égard de lui-même ; l’homme se creuse en quelque sorte. Notre corps qui s’use dans un vieillissement incessant nous rattache à l’univers des choses et nous rappelle à chaque instant que la mort se cache au cœur de notre chair ; cette puissance secrète qui appartient au monde de la nécessité, c’est au fond La Force des choses ; ce n’est pas un hasard si cette expression commune a été donnée comme titre par Simone de Beauvoir au troisième tome de ses Mémoires, qui nous décrit sans illusion la vieillesse commençante de l’auteur. La mort peut constituer un problème philosophique, devenir une révolte de la raison contre l’usure implacable des êtres et des choses ; la citation de Dylan Thomas que Simone de Beauvoir place en tête du récit d’Une Mort très douce suffirait à le prouver : « N’entre pas sagement dans cette bonne nuit. / La vieillesse devrait brûler de furie, à la chute du jour ; / Rage, rage contre la mort de la lumière. » Mais la mort est surtout une présence concrète dont il est impossible de nier la réalité ; dans La Force des choses, Simone de Beauvoir raconte la peur qu’elle connut en apprenant un jour à Paris qu’un accident de santé, une crise d’hypertension, était survenu à Sartre alors en voyage en Russie ; les termes employés
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La description d’agonies est fréquente dans l’œuvre de Simone de Beauvoir ; le corps d’un mourant retourne insensiblement à cet état d’indifférence totale qui caractérise le monde des choses ; les corps des vivants eux-mêmes, malgré leur vigueur, leur beauté ou leur jeunesse apparentes, sont déjà marqués du signe de la mort qui les mine sournoisement et que les femmes surtout essaient de cacher à travers les masques du maquillage. C’est à la mort de son oncle Gaston que Simone de Beauvoir assista pour la première fois à la fin de quelqu’un. Ni les regrets, ni son affection pour son oncle suffisent à expliquer, selon l’auteur des Mémoires d’une jeune fille rangée, l’ouragan qui la dévasta alors ; bien plus que des sentiments, réels du reste, de compassion, c’est le caractère inexorable de la mort qui la frappa sans pitié : « Irréparable ; irrémédiable : ces mots martelaient ma tête, à
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nous indiquent précisément que la mort est quasiment palpable et tangible : « La mort m’avait saisie ; elle n’était plus un scandale métaphysique, mais une qualité de nos artères ; non plus un manchon de la nuit autour de nous, mais une présence intime qui pénétrait ma vie, altérait les goûts, les odeurs, les lumières, les souvenirs, les projets : tout. » Si la mort, familière pour ainsi dire, nous dévore à petit feu tout au long de notre vie, elle n’en reste pas moins un événement surprenant et scandaleux contre lequel notre raison bute en vain ; il s’avère alors impossible – et toute la vie de Simone de Beauvoir prouve une telle vérité – d’intégrer purement et simplement la mort à notre vie ; la confusion et la force invincible des sentiments éprouvés à son endroit contredisent sans cesse les raisons que nous nous donnons pour ne pas en avoir peur et trouver naturelle une chose qui finalement ne l’est pas ou, du moins, n’est que rarement ressentie comme telle. Qu’il s’agisse de la nôtre ou de celle d’autrui, la mort est à la fois attendue et inconcevable ; celle d’un vieillard aimé nous trouve en général aussi désemparés que celle d’un enfant : « Tous les hommes sont mortels, écrit Simone de Beauvoir en concluant Une Mort très douce, mais pour chaque homme sa mort est un accident et, même s’il le connaît et y consent, une violence indue. »
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la faire éclater ; et un autre leur répondait : inévitable. » La certitude de notre mort est ainsi un scandale, car elle signifie la négation même de notre liberté et nous frustre à la fois de notre vie et de nos projets d’avenir. Dans La Force de l’âge, Simone de Beauvoir rappelle l’étonnement qui la saisit en voyant mourir son père avec indifférence, accueillant sans révolte et en toute conscience ce qu’il avait toujours attendu comme l’inévitable ; connaissant les sentiments de Simone de Beauvoir face à la mort, on comprend l’admiration qu’elle porta alors à cet homme incroyant qui acceptait si paisiblement de retourner au néant : « J’assistai à son agonie, à ce dur travail vivant par lequel la vie s’abolit, m’essayant vainement à capter le mystère de ce départ vers nulle part. Je restai longtemps seule avec lui après le sursaut final ; d’abord, il fut mort mais présent : c’était lui. Et puis je le vis s’éloigner vertigineusement de moi : je me retrouvai penchée sur un cadavre. » Dans Une Mort très douce, récit de plus de cent cinquante pages publiées en , Simone de Beauvoir retrace avec une vérité à la fois irrécusable et blessante la lente agonie de sa mère rongée sans le savoir par un cancer. Plus d’un lecteur a reproché à l’auteur de ces pages leur révoltante impudeur, d’autres y ont perçu, en plus du chef-d’œuvre littéraire qu’elles représentent, un saisissant témoignage, les accents d’une authenticité résolue à ne pas se payer de mots. Si la révélation de cette agonie heurte le respect que nous portons aux derniers instants douloureux et intimes de ceux que nous aimons, la sincérité de ces lignes est un puissant appel à la vérité refusant les mascarades et palinodies dont on entoure parfois les moribonds.Toute l’œuvre de Simone de Beauvoir préparait et annonçait en fait un tel écrit ; ce chefd’œuvre déchirant et nu constitue le prolongement normal que le rigoureux et implacable auteur des Mémoires devait donner un jour à son autobiographie. Ce long périple entrepris par Simone de Beauvoir en compagnie de la mort trouve dans ce récit son achèvement le plus naturel. Cet émouvant face à face avec la mère tyrannique de son enfance, subitement réduite à la dépendance et à l’impuissance d’une malade ou d’une chose, permit à Simone de Beauvoir de retrouver alors pour sa mère une tendresse que le silence et les malentendus successifs avaient depuis
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longtemps déjà étouffée. Une fois encore, c’est la minutieuse et patiente observation de l’ouvrage de la mort sur un corps vivant, mais presque choséifié, qui éprouva le plus Simone de Beauvoir : « Un sourire a découvert sa mâchoire : c’était déjà le macabre rictus d’un squelette… », note par exemple l’auteur de ce récit. Vingt ans plus tôt, dans Le Sang des autres, Simone de Beauvoir s’était déjà appliquée à décrire, au cours de son roman, la lente agonie d’Hélène. Face à son amie mourante, Blomart réalisait, tout comme Simone de Beauvoir au chevet de sa mère, que toute chair est dépositaire d’une mort en puissance ; il découvre ainsi « l’absolue pourriture cachée au sein de tout destin humain » ; dans le corps vivant d’Hélène, le héros constate qu’un cadavre peu à peu « se modèle » ; Blomart respire « cette odeur de mort qui déjà sourd » de cet être qui fuit vers le néant. Que nous le voulions ou non et quels que soient les efforts tentés par les hommes pour se cacher la vérité, chacun d’entre nous porte en lui, dès sa naissance, sa mort future qui nous rendra un jour ou l’autre pareil à ce veston inerte de Meyrignac, à jamais incapable de penser. C’est cette certitude que Simone de Beauvoir a refusé d’éluder et que, dans son horreur de la mort, elle a tenu pourtant à maintenir malgré tout. « On n’est jamais qu’un mort en sursis », écrit Simone de Beauvoir dans La Force de l’âge ; n’est-ce pas la même conviction qui étreint Anne dans Les Mandarins quand, à la fin du roman, elle évoque Robert, lasse et sans courage, tentée par le suicide qui ne serait que le consentement total à l’indifférence qui l’envahit alors ? « Il m’a souri, son regard était toujours aussi jeune : mais son visage a commencé à se défaire, il se défera jusqu’au jour où il se décomposera […]. Et moi je regardais ses dents ; il n’y a que ça de loyal dans un corps : les dents où le squelette se découvre ; je regardais le squelette de Robert et je me disais : “Il attend son heure.” L’heure viendra. On nous laisse languir plus ou moins longtemps, mais il n’y a jamais de grâce. Je verrai Robert couché sur un lit, le teint cireux, un faux sourire aux lèvres, je serai seule devant son cadavre […]. Chacun est seul, enfermé dans son corps avec ses artères qui durcissent sous la peau qui se dessèche, avec son foie, ses reins qui s’usent et son sang qui pâlit, avec sa mort qui mûrit
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sourdement en lui et qui le sépare de tous les autres. » Françoise, dans L’Invitée, participant à une réception où mille élégances fraîches et souriantes se côtoient, regarde aussi avec stupeur ces visages d’une « jeunesse embaumée » ; elle ne se leurre pas et derrière chaque fond de teint devine une peau qui se fane : « Ça vieillissait par en dessous ; ça pourrait vieillir encore longtemps sans que craquât la carapace bien lustrée et puis, un jour, d’un seul coup, cette coque brillante devenue mince comme un papier de soie tomberait en poussière ; alors on venait apparaître une vieillarde parfaitement achevée avec ses rides, ses tavelures, ses veines gonflées, ses doigts noueux. » Tous ces passages de l’œuvre de Simone de Beauvoir traduisent une obsession continuelle de sa vie ; dans chacune de ces descriptions nous déchiffrons une angoisse secrète qu’un regard lucide et sans illusion essaie vainement de dominer. Face à cet état de choses, la tentation de l’indifférence est presque insurmontable ; toujours à nouveau vaincue, elle resurgit au détour du chemin et nous saisit à la gorge. À quoi bon construire longuement sa vie, si finalement ce château de cartes s’effondre et s’anéantit dans la mort, se demande Hélène dans Le Sang des autres ; tout devient alors « absurde depuis le début » ; ailleurs, gagnée par le désespoir d’une amie, elle éprouve subitement encore l’inutilité de ses luttes, de ses larmes, de ses désirs ou regrets : « La vie de Denise. Ma vie. De minuscules îlots au milieu d’une mer noire, perdus sous un ciel vide et bientôt recouverts par les eaux uniformes. » À quoi bon, se demande aussi Françoise dans L’Invitée en découvrant le mirage du monde et sa vanité : « Il n’y avait rien qu’une addition indéfinie d’instants indifférents ; rien qu’un grouillement désordonné de chair et de pensée, avec au bout la mort. » À quoi bon, se demande Anne dans Les Mandarins en s’interrogeant sur ses amitiés, ses amours et son œuvre : « il faut bien tuer le temps : mais le temps aussi me tuera, voilà la vraie harmonie préétablie. » À quoi bon, se demande parfois aussi l’auteur de La Force de l’âge, elle-même confrontée à ce destin invincible qui la rend aussi éphémère qu’une goutte d’eau dans l’océan : « par moments, toutes mes entreprises m’apparaissaient comme vaines, le bonheur devenait un leurre et le monde le masque dérisoire du néant. »
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C’est dans Tous les Hommes sont mortels que ce pourquoi deviendra un refrain incessant de Fosca et que Simone de Beauvoir étudiera de manière exhaustive le vertige de l’indifférence qui atteint dans cette œuvre remarquable, où la fiction et le réalisme historique s’harmonisent excellemment, son point le plus culminant et son degré le plus angoissant. Il s’agit pourtant maintenant pour nous, et à travers cette œuvre premièrement, d’analyser la manière dont Simone de Beauvoir surmonte l’indifférence que subit l’homme face à cette conviction inébranlable qui est la sienne et selon laquelle tous les hommes sont mortels. Le titre de ce roman est à lui seul tout un enseignement, si l’on se rappelle la page que Simone de Beauvoir, dans Pyrrhus et Cinéas, consacre à l’opinion de Heidegger déclarant que l’homme vit pour mourir et qu’il n’y aurait pour lui d’autre choix qu’entre la fuite et l’assomption de cette fin ; mais, remarque Simone de Beauvoir en contredisant à juste titre le philosophe, la mort ne saurait être un but et un projet pour l’homme dans la mesure où toute fin nécessite un choix, une action créatrice ; or l’homme ne fait pas sa mort, ne vit pas pour mourir ; il est mortel ; il ne saurait par conséquent poser librement comme but de sa vie un terme qui lui est de toute façon assigné. Le pour heideggerien est dépourvu de sens. Nous pressentons déjà par ce raisonnement la volonté délibérée de Simone de Beauvoir de donner à l’existence humaine un autre but que ce tunnel de la nécessité débouchant sur le néant où se débattent tant de ses héros. Dans Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir, en s’inspirant de Sartre, reprend la même thèse en indiquant que la définition « l’homme est mortel » signifie tout autre chose qu’une simple vérité empirique ; une des caractéristiques de notre destin, c’est que le mouvement de notre vie limitée donne un sens aux notions de passé et d’avenir, une valeur privilégiée à l’action et à l’engagement qui ne pourront se répéter indéfiniment : « Immortel, un existant ne serait plus ce que nous appelons un homme. » C’est à partir de cette théorie fondamentale que Simone de Beauvoir va construire tout son roman ; Raymond Fosca, le héros de ce livre, a bu au Moyen Âge l’élixir d’immortalité et, malgré toutes ses tentatives, ne peut plus mourir. D’abord dévoué corps et âme à sa ville natale de Carmona, le prince
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Fosca agrandit son rêve de puissance à toute l’Italie, puis au monde en devenant le conseiller privé de Charles Quint sur l’empire fameux duquel le soleil ne se couchait jamais. D’une entreprise à l’autre, Fosca l’immortel découvre le tragique de son destin singulier qui le rend finalement totalement étranger aux hommes qui se débattent passionnément dans une courte vie, là où lui ne trouve pas de raison impérieuse et immédiate d’agir. Du même coup, il apprend à connaître sa radicale solitude et le prix infini que la mort ou le sacrifice possible de sa vie pour les autres donne à l’existence de tous les héros profondément engagés qu’il côtoie. « Jamais ne s’effacerait ce goût de solitude et d’éternité qui était le goût de ma vie », constate amèrement Fosca. Dans l’expérience toujours à nouveau brisée de ses amours ou amitiés, il rencontre provisoirement les joies de la fraternité et de la création, mais son immortalité lui donne en fin de compte la fixité d’une pierre ou d’un dieu tout embarrassé de son éternité. Un dégoût universel, sorte de nausée perpétuelle qui se dégage de cette immortalité aussi fétide que les eaux dormantes et stagnantes d’un marécage, fane l’un après l’autre chacun de ses bonheurs, chacune de ses étreintes, de ses actions. L’immortalité tue en lui toute vie ; Fosca est pour toujours un mort-vivant ; c’est ce qu’exprime Régine : « Au moins, quand je mourrai, moi, j’aurai vécu, dit-elle.Vous, vous êtes un mort » ; c’est du reste ce qu’il s’entendra dire par chacune de celles qu’il aimera. Blasé et à jamais désabusé, étranger à la condition humaine et aux passions de ses amis, Fosca ne peut échapper au vertige de l’indifférence qui le rejette inlassablement, pareil à un coquillage vidé de sa substance, sur les plages infinies de son immortalité ! Perdu dans le temps et sur la terre, il se perd lui-même ; incapable de se saisir, il ne s’éprouve plus alors que comme un moucheron, un peu d’écume, un brin d’herbe ou une fourmi. Ce qui est le lot momentané de tant de héros de Simone de Beauvoir est le sort permanent de ce prince. Son immortalité l’exclut du rang des hommes : « Toute seule ! Tu me laisses partir toute seule ! », lui murmure Marianne agonisante. La mort est par excellence, tout comme l’éternité fixe de Fosca, « le scandale de la solitude et de la séparation », note Simone de Beauvoir dans La Force de l’âge ; les extrêmes se touchent.
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Plus d’une fois dans son œuvre, Simone de Beauvoir a montré combien la mort voue l’homme à une indomptable solitude. En se penchant avidement sur l’agonie d’Hélène, Blomart, dans Le Sang des autres, réalise impuissant qu’« il ne peut pas la partager ». Devant sa mère torturée par la souffrance, Simone de Beauvoir s’écrie dans Une Mort très douce : « Comme elle était seule ! Je la touchais, je lui parlais, mais impossible d’entrer dans sa souffrance. » Certes, Simone de Beauvoir ne nie pas la sympathie, vertu de l’homme qui le différencie précisément des choses indifférentes qui nous entourent, mais la mort étant un événement unique, dont aucune expérience ne saurait nous donner un avant-goût, ne peut être par conséquent partagée dans la compassion. À plusieurs reprises et dans des œuvres très différentes, Simone de Beauvoir a insisté sur ce thème qui revient sous sa plume comme un leitmotiv en nous faisant pressentir toute l’importance qu’elle lui accorde : « Je mourrai d’une mort qui est absolument unique pour moi, mais c’est la même chose pour chacun de vous », dans Que peut la littérature ? ; « Cette mort qui nous est commune à tous, chacun l’aborde seul », dans La Force de l’âge ; « Le malheur, c’est que cette aventure commune à tous, chacun la vit seul », dans Une Mort très douce. Si le roman Tous les Hommes sont mortels pourrait à première vue représenter le triomphe de l’indifférence et de la séparation dans l’œuvre et la pensée de Simone de Beauvoir, il ne faut pas se laisser tromper par les apparences ; en reconnaissant à l’éternité du prince Fosca les mêmes qualités que celles que revêt pour nous parfois, mais sans raison essentielle, la mort, Simone de Beauvoir entend en fait nous faire toucher du doigt une réalité primordiale à ses yeux : sans la mort, la vie n’aurait plus aucun prix ; son roman est ainsi une démonstration par l’absurde. Loin donc de considérer la mort de manière purement négative, il faut nous résoudre à lui accorder un rôle éminemment positif. Seule l’immortalité plongerait légitimement l’homme dans l’indifférence, tandis que la mort lui apprend à chaque minute la valeur incommensurable et irremplaçable de l’instant, de chacune de nos actions et de la solidarité humaine.
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Simone de Beauvoir affirme dans La Force de l’âge avoir voulu montrer dans Pyrrhus et Cinéas en que, sans la mort, « il ne saurait y avoir ni projets ni valeurs ». Elle indique dans son essai que la mort n’est pas saisie par les hommes comme la fin de leurs actions ; ces dernières en effet engagent toujours un avenir qui la dépasse ; nul n’a besoin en fait de la mort pour renoncer ou poursuivre. De l’écrivain, Simone de Beauvoir déclare par exemple que « si son projet l’engage dans les siècles futurs, la mort ne l’arrête pas non plus ». Pour un vivant dont chacune de ses actions et de ses réalisations est l’occasion d’une nouvelle et perpétuelle transcendance, la mort n’a plus cette importance paralysante dont on la revêt trop souvent ; l’homme traverse la mort par ses visées et entreprises ; loin de constituer pour lui une barrière, elle est l’obstacle qui stimule son effort ; elle est refus de l’indifférence.Toute fin est ainsi l’occasion d’un nouveau départ : « L’être des hommes n’est pas l’être figé des choses ». La perspective de la mort ne saurait nous figer, car nous restons mouvement à travers nos multiples et successives entreprises. Un espoir invincible nous porte en avant ; refuser cette marche qui à la fois nous rapproche de notre mort et nous en éloigne, c’est céder à l’indifférence. La mort est un fait naturel dont il n’y a pas lieu en soi de se désoler ou se réjouir ; elle est impuissante à infliger un quelconque démenti aux entreprises humaines, dans la mesure où notre liberté nous engage toujours tout entier dans le futur ; la mort s’avère être alors, comme l’écrit Simone de Beauvoir dans sa Morale, « le risque impliqué par toute démarche vivante » et son conditionnement pour ainsi dire ; et d’ajouter, dans L’Existentialisme et la sagesse des nations : « les existentialistes affirment que l’homme est transcendance ; sa vie est engagement dans le monde, mouvement vers l’Autre, dépassement du présent vers un avenir que la mort même ne limite pas. » Compte tenu d’autrui et du temps qui nous prolonge et se poursuit après nous, ma mort n’est pas la catastrophe que peut seul y voir un égocentrisme forcené. Une position aussi claire démontre l’injustice de l’opinion selon laquelle l’existentialisme serait une philosophie du désespoir ; elle est au contraire un optimisme, comme l’écrit Simone de Beauvoir qui fait confiance à l’homme
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Cf. infra le dernier chapitre du présent essai, intitulé «L’appel du large».
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et à l’avenir. Nous aurons à revenir plus longuement sur ce point 10 ; retenons pour l’instant cette vision positive d’une mort incapable d’acculer l’homme à un fait accompli ; tout passé est toujours dépassé. Si les héros que nous peint Simone de Beauvoir se débattent souvent dans le piège de l’indifférence, il est extrêmement rare en fait qu’ils restent prisonniers d’une telle situation. En nous rappelant toujours à nouveau la brièveté de notre vie, la mort donne à chacune de nos actions une valeur exceptionnelle. Si le croyant, victime de l’aliénation religieuse, est tenté de se reposer pour laisser à l’Éternel le soin d’accomplir ce qu’il enjoint pourtant à l’homme de réaliser dès ici-bas, l’athée, lui, ne connaît pas cette séduction et accorde presque automatiquement au présent tout son prix ; c’est dans notre vie que se joue, en quelque sorte pour lui aussi, une éternité. Anne, dans Les Mandarins, sait qu’il lui est impossible d’offrir à Dieu des marchés et elle déclare en pensant à Nadine, sa fille : « Cette vie est sa seule chance ; il n’y aura pas d’autre vérité que celle qu’elle aura connue, pas d’autre monde que celui auquel elle aura cru. » « C’est au sein du transitoire que l’homme s’accomplit, ou jamais », écrit encore par exemple Simone de Beauvoir dans Pour une Morale de l’ambiguïté. En rappelant, dans le premier tome de ses Mémoires, que la peur de la mort ne l’avait jamais quittée, Simone de Beauvoir note pourtant aussitôt ces mots significatifs : « Par contraste le fait d’exister ici, en cet instant, prenait parfois un éclat fulgurant. » Face à l’éternité, le croyant peut connaître un sentiment identique ; loin de trouver en elle la source d’un immobilisme facile, il devrait, tout en respectant l’ordre de la patience divine, y trouver surtout mille raisons d’agir. La morale de Simone de Beauvoir et des existentialistes athées en général, quoique ouverte, nous l’avons vu, aux souffles d’une espérance traversant l’espace et le temps, refuse à l’homme toute survie personnelle. L’œuvre réalisée est toujours limitée. Cette vision de l’homme confronté à son destin éphémère n’est pas sans grandeur ; il serait assez ridicule de stigmatiser la mélancolie
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d’une pensée qui se refuse à tout Au-delà supraterrestre, mais dont le renoncement, qui n’a rien à voir finalement avec le désespoir, ne peut se consoler d’une mort sans appel. Qui d’entre nous ne le comprendrait ? Simone de Beauvoir s’en explique en écrivant très justement dans sa Morale : « C’est l’affirmation de notre finitude qui sans doute donne à la doctrine que nous venons d’évoquer son austérité et, aux yeux de certains, sa tristesse. » Si, subjectivement, chaque homme vivant agit toujours en pensant et posant le demain de son existence, il n’en reste pas moins vrai qu’un jour ou l’autre, objectivement parlant, la mort viendra annihiler ces projets et cet avenir.
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La solitude est une mort et, en retrouvant la chaleur des contacts humains, je ressuscitais. La Force des choses.
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Le problème de la communication, essentiel pour tout écrivain, tient une place très importante dans l’œuvre de Simone de Beauvoir tout comme dans celle de Jean-Paul Sartre ; si les thèses fondamentales de ces deux auteurs à ce sujet se ressemblent et se recoupent, il n’en reste pas moins vrai que Simone de Beauvoir donne de la rencontre d’autrui dans ses livres une image plus lumineuse que celle que nous recevons à la lecture des romans et des drames du créateur de Huis clos ; on connaît le fameux « l’Enfer c’est les autres » de cette pièce qui nous présente un cercle fermé de relations où les partenaires gardent à jamais leur irréductibilité ; à la fois présente et inassimilable, telle nous apparaît finalement une conscience étrangère.Toutefois, il ne faudrait pas déduire d’une formule et d’une expérience précise, celle de la guerre, toute une théorie et boucler Sartre dans une étroite prison, dans un système ; si les relations qu’il nous décrit s’inscrivent en général dans un cadre limité et conflictuel, ses héros n’en sont pas moins, comme ceux de Simone de Beauvoir, appelés à dépasser ce stade de la solitude pour naître à l’ordre de la solidarité, sur un plan social tout au moins. Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler ici que Huis clos fut d’abord intitulé « Les Autres » et imprimé sous ce nom dans L’Arbalète. Le titre du deuxième roman de Simone de Beauvoir, publié en , est révélateur de préoccupations identiques : Le Sang des autres ; celui de son premier, paru en , ne l’est pas moins : L’Invitée ; l’invitée, c’est l’autre, l’étrangère (on pense au roman de Camus) ; Xavière, dont la présence insidieuse et tyrannique vient transformer lentement et totalement le couple formé par Françoise et Pierre, c’est le scandale de l’autre, l’impossibilité de la coexistence, l’opacité d’une conscience toute
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fermée sur elle-même ; le trio n’aura qu’une vie orageuse et éphémère. Dans Le Sang des autres, Simone de Beauvoir a montré plus heureusement que dans son premier récit, quoique de manière encore trop abstraite et didactique, la complexité du problème de la rencontre d’autrui en le prolongeant par celui de la responsabilité ; Jean Blomart, contrairement à Françoise dans L’Invitée, s’efforce de dépasser le stade de l’isolement pour connaître des rapports translucides où sa liberté ne s’affirme que dans la reconnaissance immédiate de celle de ses compagnons de route ; Hélène, elle, dans le même roman, après avoir vécu dans une totale indifférence, s’ouvre finalement à la générosité de l’action et de la camaraderie. Toutes les premières ébauches de romans réalisées par Simone de Beauvoir avant la publication de L’Invitée, et dont les Mémoires nous racontent les multiples péripéties et reprises, se cristallisent autour d’un thème fondamental : le mirage de l’autre. La citation de Hegel placée en tête de L’Invitée résume à elle seule l’intrigue entière de ce livre : « Chaque conscience poursuit la mort de l’autre. » Cette affirmation nous indique également pourquoi ce chapitre du présent essai se rattache étroitement au précédent consacré à la mort dans l’œuvre de Simone de Beauvoir. La présence de Xavière est ressentie peu à peu par Françoise dans ce roman comme un meurtre, dans la mesure où toute relation authentique suppose et nécessite un renoncement à soi et un sacrifice auxquels Xavière se refuse ; son égocentrisme exclut l’autre, Françoise. En tuant son amie, Françoise, à la fin de ce roman, se sent à nouveau exister « seule, sans obstacle au cœur de sa propre destinée ». Que cet assassinat final soit le point le plus faible de ce récit est difficilement contestable ; Simone de Beauvoir en convient elle-même dans ses Mémoires en reconnaissant avec raison que rêver un meurtre n’est pas nécessairement l’accomplir. L’invraisemblance de ce geste est d’ordre psychologique. Anne, à la fin des Mandarins et avant de se ressaisir en un sursaut final dont on ne sait pas du reste exactement s’il est choix délibéré de la vie ou simple consentement, exprime également cette idée fondamentale que l’absence d’amour équivaut à la mort : « Mon cœur ne bat plus pour personne : c’est
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comme s’il ne battait plus du tout, c’est comme si tous les autres hommes étaient déjà retombés en poussière. » La conscience de chacun étant toujours éprouvée comme un absolu, la rencontre d’autrui dégénère de ce fait aisément en une lutte et une mise à mort : « Comment plusieurs absolus seraientils compatibles ? », se demande Pierre dans L’Invitée. Simone de Beauvoir attribue à Françoise à la dernière page du récit des pensées similaires : « Mais comment se pouvait-il qu’une conscience existât qui ne fût pas la sienne ? Alors c’était elle qui n’existait pas. » C’est pour avoir un jour et subitement découvert que Xavière avait une conscience à la fois identique et souveraine que Françoise réalisa d’un coup la faillite d’une amitié où Xavière lui volait le monde en refusant de le partager avec elle. Compte tenu du rôle important joué par la conscience dans l’œuvre de Simone de Beauvoir ou de Sartre, on comprendra facilement la place essentielle qu’y occupent également le regard et le miroir ; le premier en effet est, pour ainsi dire, le chemin que la conscience emprunte pour emprisonner et supprimer autrui ; ne dit-on pas fusiller du regard ? « Rien de plus équivoque qu’un regard, écrit Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe ; il existe à distance, et par cette distance, il paraît respectueux : mais il s’empare sournoisement de l’image perçue. » Le miroir, lui, signifie un face à face avec soi où notre conscience essaie vainement de se saisir elle-même sans jamais pourtant y parvenir absolument : étranger à autrui, je le reste à moi-même. Chacun essaie ainsi de se réaliser en niant autrui, alors qu’en réalité une liberté étrangère bien comprise ne devrait servir qu’à confirmer la nôtre. Loin de rester au stade d’un combat, la communication doit être convertie en une réciprocité, où chacun se sente à la fois objet et sujet pour l’autre. C’est pour avoir refusé toute véritable rencontre et s’être obstinément murée dans un orgueil désespéré que Xavière dans L’Invitée fait connaître sans cesse à Françoise le vertige de l’indifférence où les êtres et les choses lui restent totalement étrangers. Victime de cette solitude qu’elle a opiniâtrement refusée, Françoise se sent happée par le vide vertigineux d’une « indifférence insultante ». Séparée de tous, délaissée et ne retrouvant dans ce délaissement aucune véritable solitude, elle éprouve
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alors cruellement le besoin d’une présence qui la tirât de ce gouffre où sa vie est en train de s’engloutir : « il fallait aller au cinéma ou téléphoner à quelqu’un », remarque-t-elle encore désabusée, mais dans un élan qui la sauve de sa terreur. En consacrant à Sade une étude approfondie recueillie dans Privilèges, Simone de Beauvoir a cherché à montrer que le sadisme est un refus de l’autre, dans lequel cet écrivain s’est toujours cloisonné. Elle déclare elle-même dans La Force des choses que « Sade posait en termes extrêmes le problème de l’autre ». Pour n’avoir découvert avec les hommes aucune solidarité, avoir été incapable de s’affirmer autrement que par une jouissance exclusive et solitaire, violente et sodomite, tyrannique et destructrice, Sade victime de cet « autisme » que Simone de Beauvoir lui reconnaît et lui reproche ne put « jamais réaliser la présence d’autrui ». En stigmatisant l’attitude du marquis, Simone de Beauvoir nous indique clairement que les options de Xavière dans son premier roman ne sauraient être prises pour son idéal ; tout au contraire. L’Invitée n’est pas un roman à thèse et ce qu’il montre et non démontre, c’est l’impasse où aboutit le chemin que Xavière a aveuglément choisi pour Françoise. C’est principalement dans Pyrrhus et Cinéas (1944) et Pour une Morale de l’ambiguïté (1947) que Simone de Beauvoir a esquissé la solution d’un drame que la conclusion positive du Sang des autres (1944) ou des Bouches inutiles (1945) nous dévoile également. Le premier de ces essais répond en fait à la question posée un jour à Jésus : « Qui est mon prochain ? » ; Simone de Beauvoir s’attache du reste à la parabole du Bon Samaritain dont elle donne une traduction fidèle ; elle rejoint ainsi à peu de chose près le point de vue de la sagesse chrétienne et s’oppose, en ce cas, à une vision marxiste du problème ; elle affirme l’absolue nécessité qu’il y a à traiter chaque homme comme une fin et non comme un moyen ; elle écrit par exemple dans sa Morale en faisant allusion au Parti communiste : « Si ce sont vraiment des hommes que le mouvement prétend servir, il doit ici préférer la vie de trois individus concrets à une très incertaine et faible chance de servir un peu plus efficacement par leur sacrifice l’humanité à venir. S’il tient ces vies pour négligeables, c’est qu’il se range, lui aussi, du côté des politiques formels qui préfèrent
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l’Idée à son contenu ; c’est qu’il se préfère lui-même, dans sa subjectivité, aux buts auxquels il prétend se dévouer. » On ne saurait mieux dire ; de telles propositions expriment du reste tout le drame camusien des Justes où l’auteur peignait des « meurtriers délicats » confrontés exactement à la même question. Simone de Beauvoir et Camus refusent tous deux les doctrines totalitaires qui dressent par delà l’homme le mirage de l’Homme. Par la parabole du Bon Samaritain, précisément, le Christ nous apprend à préférer l’homme à l’idée qu’on s’en fait, le prochain au lointain ; c’est pour des raisons à la fois précises et abstraites, parce qu’exclusives de l’autre (l’urgence de leur travail, la peur d’un cadavre, la crainte des brigands), que les voyageurs de la parabole ont passé à côté de leur devoir : un blessé à secourir. Simone de Beauvoir constate en outre que la relation qui nous fait communiquer avec autrui n’est pas donnée une fois pour toutes et que c’est à nous de la créer toujours à nouveau. Elle écrit dans Pyrrhus et Cinéas : « Le lien qui m’unit à l’autre, moi seul peux le créer ; je le crée du fait que je ne suis pas une chose mais un projet de moi vers l’autre, une transcendance. » Là encore, notre auteur rejoint l’enseignement de la parabole qui nous apprend que le prochain n’est pas purement et simplement celui dont on est proche, mais bien celui dont on s’approche ; Simone de Beauvoir écrit du reste en commentant le texte biblique : « on n’est le prochain de personne, on fait d’autrui un prochain en se faisant son prochain par un acte. » Là où l’existentialiste trouve en l’autre, en l’homme, le fondement presque nécessaire de sa vie, le chrétien trouve en l’Autre, en Dieu, le fondement librement offert et assumé de la sienne. Une affirmation de Pyrrhus et Cinéas est très significative à cet égard : « nous avons besoin d’autrui pour que notre existence devienne fondée et nécessaire. » Nous avons vu que, pour Simone de Beauvoir, les choses n’existent qu’une fois qu’un regard s’est posé sur elles pour les arracher à leur être-là. De même en va-t-il pour les hommes. Comme le présent est déjà mouvement vers l’avenir, l’individu n’existe que comme dépassement de soi vers les autres ; une solitude radicale ne peut que le figer en objet. Enfermée en elle-même, la
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vie humaine rejoindrait en fait l’indifférence et l’immanence du monde végétal ou minéral. Dans sa Morale, Simone de Beauvoir oppose une fin de non-recevoir à la conduite de l’aventurier qui croit pouvoir se sauver seul ; pour qu’une entreprise soit et demeure vivante, il lui faut le regard et le concours d’autrui qui l’anime, la prolonge, la transcende vers l’avenir ; mourir, c’est alors abandonner sa vie entière à d’autres mains. Se retirer dans une attitude de défi et d’indépendance hautaine, c’est choisir en fait délibérément un esclavage en refusant de faire confiance à la liberté de l’autre qui seule fonde la mienne. L’« homme passionné », comme l’appelle Simone de Beauvoir, refuse le dialogue et prétend garder pour soi ses créations successives : « Nous voyons donc qu’aucune existence ne peut s’accomplir valablement si elle se limite à elle-même ; elle fait appel à l’existence d’autrui. » Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’existentialisme athée n’a rien d’un solipsisme qui, à la manière de Nietzsche, exalterait la seule volonté de puissance ; le moi orgueilleux et tyrannique d’André Gide lui est totalement étranger. Loin d’être purement formelle et dépourvue de tout contenu, une telle morale donne un objet précis à notre liberté ; dans la mesure où se vouloir libre signifie simultanément vouloir les autres libres, cette éthique invite chacun en effet à des entreprises précises et réelles ; la liberté fonde des libertés. Ce refus de l’individualisme s’avère être un refus de l’indifférence. Dût-il s’engager tout seul, un homme engage toujours tous les autres avec lui.Avant d’étudier de plus près, dans le chapitre suivant, le problème de la liberté ainsi étroitement relié à celui de l’altérité, il nous faut encore illustrer par l’attitude de certains héros de l’auteur l’enseignement que nous avons puisé dans ses essais. Dans Le Sang des autres, l’amour parvient à combler Hélène ; pareil à Prométhée dévoré par son aigle, l’homme, nous l’avons vu, et contrairement aux choses, connaît par les distances qu’il prend vis-à-vis de lui-même et des autres un véritable vide intérieur (néant, dirait Sartre) ; la solidarité que lui découvrent ses engagements successifs peut seule le rétablir dans son intégrité. C’est en aimant Blomart qu’Hélène s’éprouve enfin comme une « flamboyante plénitude » (nous soulignons). Compte tenu de cela, on
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saisira mieux pourquoi les foules, les manifestations de masse, les fêtes jouent un rôle de premier plan dans la vie et l’œuvre de Simone de Beauvoir. La foule en effet nous révèle à la fois notre solitude et une certaine fraternité. Chacun d’entre nous a éprouvé une fois ou l’autre dans sa vie les sentiments ambigus que nous inspirent les grands rassemblements. Françoise, dans L’Invitée pour ne citer qu’un exemple, perdue dans le grouillement à la fois confus et réconfortant d’une réception, partage très précisément cette impression équivoque : « À certains moments, il semblait à Françoise que ces vies étaient venues s’entrecroiser exprès pour elle en ce point de l’espace et du temps où elle se tenait, à d’autres instants, ce n’était plus ça du tout. Les gens étaient éparpillés, chacun pour soi. » C’est encore et surtout dans l’engagement politique qu’Hélène, dans Le Sang des autres, se retrouve après s’être si longtemps cherchée ; la solidarité connue dans son dévouement final à la cause de la Résistance transforme sa vie entière : « Maintenant, elle n’était plus jamais seule, plus jamais inutile et perdue sous le ciel vide […]. La coquille s’était brisée : elle existait pour quelque chose, pour quelqu’un. La terre entière était une présence fraternelle. » Non seulement sa vie, mais sa mort même vont être transfigurées par une telle expérience : celle du sacrifice que Fosca l’immortel ne peut jamais, nous l’avons vu, qu’envier à autrui. C’est pour avoir risqué sa propre vie que celle des autres va pouvoir garder un sens. Découvrant enfin une existence authentique, Hélène en mourra, mais en fin de compte « même la mort ne pouvait rien contre elle », écrit Simone de Beauvoir dans La Force de l’âge en analysant son roman. Tout le drame des Bouches inutiles est une apologie de la solidarité ; le mot ensemble y revient comme un leitmotiv. Dans une ville assiégée par l’ennemi et par la faim, le gouvernement se refuse, après un retournement difficile qui constitue la trame de la pièce, à sacrifier, selon une coutume antique fréquemment pratiquée, les femmes et les enfants ; il n’y a plus à la fin de ce livre les autres, les bouches inutiles, mais un peuple entier et uni dans sa volonté de connaître une seule et même vie, une seule et même mort pour tous. Aucune victoire, aucune défaite ne pourront plus jamais les séparer. Rien ne pourra ainsi les arracher à cette
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liberté chèrement conquise et payée. Et Clarice, tout comme Hélène, peut alors s’écrier : « Ah ! maintenant, je n’ai plus peur ni de la mort ni de la vie. » De tels exemples suffisent à infirmer la thèse si répandue selon laquelle la philosophie existentialiste voue l’homme à une radicale séparation et à une destinée absurde. Soutenir une telle opinion, c’est mentir ou rêver. L’amitié et la générosité ne sont pas des vertus faciles et de tout repos ; toujours à inventer et redécouvrir, elles n’en restent pas moins « le plus haut accomplissement de l’homme », note Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe. Pour avoir assez brutalement parfois montré l’entreprise difficile, menacée, incertaine que constitue la vie d’un homme, l’existentialisme de Simone de Beauvoir ou de Sartre s’est vu taxer par des lecteurs superficiels de philosophie noire et pessimiste ; rien n’est plus faux. Simone de Beauvoir répond ellemême à ses détracteurs égarés en écrivant dans L’Existentialisme et la sagesse des nations ces lignes qui résument l’ensemble de ce chapitre tout en annonçant le suivant dans un mais que nous avons intentionnellement souligné : « Ainsi la séparation des consciences est un fait métaphysique, mais l’homme peut la surmonter ; il peut à travers le monde s’unir aux autres hommes ; les existentialistes sont si loin de nier l’amour, l’amitié, la fraternité, qu’à leurs yeux c’est seulement dans ces relations humaines que chaque individu peut trouver le fondement et l’accomplissement de son être ; mais ils ne considèrent pas ces sentiments comme donnés d’abord, il faut les conquérir. »
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La liberté est une source inépuisable d’inventions, et chaque fois qu’on en favorise l’essor on enrichit le monde. La Force de l’âge.
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Nous avons vu que, pour Simone de Beauvoir, l’homme est transcendance, un dépassement incessant à la fois vers l’autre et vers l’avenir ; il existe en quelque sorte sous forme de projets ; ces derniers ne visent pas la mort, comme le voudrait Heidegger, mais des fins précises consécutives à des choix singuliers tout à fait personnels et qu’il faut toujours à nouveau réenvisager, reprendre ou poursuivre. L’homme est un mouvement perpétuel et c’est précisément à ce mouvement qu’est indissolublement attachée sa liberté. Si la vie nous jette malgré nous dans le monde, il faut constater que l’homme est alors forcé d’assumer ses actes et ses engagements sans point d’appui, dans l’incertitude et le risque ; l’essence de la liberté, c’est une ouverture permanente sur l’infini : aucun acquis définitif, donné d’avance et une fois pour toutes, aucun pacte avec l’avenir non plus, ne constituent pour l’homme une sorte de mètre étalon, de référence auxquels se raccrocher invariablement. Porté par l’esquif hésitant de sa liberté, l’homme avance sur la mer des possibles sans bouée de sauvetage, sans boussole et sans phare. Blomart déclare dans Le Sang des autres : « Je ne choisis pas d’être, mais je suis. Une absurdité responsable d’elle-même, voilà ce que je suis. » S’il n’existe pour Simone de Beauvoir aucune valeur absolue ou préétablie, si les choix sont entièrement libres, il n’en faut pas conclure pour autant que l’homme vit sans but ; mais c’est à lui de se fixer des fins sans justification extérieure, de se donner une raison d’être sans aucune nécessité objective. Il ne faut donc pas déduire précipitamment de ces considérations que la pensée existentialiste voue l’homme à une existence insensée ; ce serait confondre la notion d’ambiguïté avec celle d’absurdité : « Déclarer
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l’existence absurde, écrit Simone de Beauvoir dans sa Morale, c’est nier qu’elle puisse se donner un sens ; dire qu’elle est ambiguë, c’est poser que le sens n’en est jamais fixé, qu’il doit sans cesse se conquérir. » Remarquons en passant que l’amour et le pardon, tels que les envisage un chrétien, eux aussi, dépassent les jugements apparemment les plus définitifs et qu’il n’est pour eux également aucun obstacle qui ne soit susceptible d’être surmonté, aucun échec qui ne puisse devenir l’occasion d’une victoire, aucune fin qui ne puisse donner lieu à un nouveau départ ; même la mort est considérée dans cette perspective. L’« homme sérieux », comme l’appelle Simone de Beauvoir dans sa Morale, est précisément celui qui cherche à se débarrasser de sa liberté pour subordonner ses actions à des valeurs inconditionnées incarnées le plus souvent par des institutions : la famille, le mariage, l’Église, le Parti, par exemple. Il a annihilé en lui tout sens critique, et par là créateur, et s’enferme avec « mauvaise foi » dans un monde confortable et rassurant qui l’oblige à renier sans cesse sa liberté, mais a l’avantage, à ses yeux, de lui offrir un univers tout fait pareil à celui de l’enfant. Rassuré, sans désir, il n’éprouve plus cet appétit qui creuse l’homme libre, cette faim qui le pousse en avant ; tout bardé de dogmes rigides, il ne peut ou il ne veut pas comprendre qu’il y ait peut-être d’autres valeurs que les siennes, d’autres appels correspondant en fait aux défauts de sa cuirasse ; argent, honneurs, rang ou pouvoir lui suffisent et constituent à la fois ses idoles et ses privilèges. « L’homme dit sérieux, écrit Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe, est en fait futile parce qu’il accepte de sa vie des justifications toutes faites. » Le lecteur aura compris qu’une telle position correspond en réalité chez Simone de Beauvoir, tout comme chez Sartre du reste où l’« homme sérieux » est appelé « salaud », au refus d’une nature humaine. Sans nier le moins du monde une solidarité possible entre les hommes, nous l’avons constaté dans le précédent chapitre, notre auteur leur dénie toute permanence.Trois citations suffiront à résumer sa pensée sur ce point. Simone de Beauvoir écrit très clairement dans Pyrrhus et Cinéas : « en un sens, un homme est toujours tout ce qu’il a à être, puisque, comme le montre Heidegger, c’est son existence qui
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définit son essence. » Dans le même livre : « Nos libertés se supportent les unes les autres comme des pierres d’une voûte, mais d’une voûte que ne soutiendrait aucun pilier. L’humanité est tout entière suspendue dans un vide qu’elle crée elle-même par sa réflexion sur sa plénitude. » Dans Le Deuxième Sexe, nous trouvons cinq ans plus tard une affirmation du même ordre : « Un existant n’est rien d’autre que ce qu’il fait ; le possible ne déborde pas le réel, l’essence ne précède pas l’existence : dans sa pure subjectivité, l’être humain n’est rien. On le mesure à ses actes. » En soutenant dans les évangiles que l’on reconnaît l’arbre à ses fruits, le Christ ne dit pas fondamentalement autre chose que notre auteur ; mais de là à prétendre que l’homme n’est rien sous prétexte que ses actes seuls le réalisent dans son authenticité, il y a un pas que plusieurs se refusent à franchir. L’analyse de la révolte conduisait Camus, par exemple, à l’idée d’une nature humaine : « Pourquoi se révolter s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver ? », demandait-il dans L’Homme révolté ; l’existence est existence de quelque chose, sinon il n’en serait pas même question ; dès son origine, elle est liée à une essence ; remplacer la notion de nature humaine par celle de situation n’était selon lui qu’une illusion propre aux philosophies de l’histoire qui oublient que les valeurs, avant d’être dans l’événement, sont dans l’esprit humain. Pour Simone de Beauvoir et Sartre, l’existence précède l’essence, l’homme passe de celle-là à celle-ci et se fait par l’histoire tout en faisant l’histoire. « L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait », écrit par exemple Sartre dans L’Existentialisme est un humanisme. Là où Camus estimait qu’il y a des valeurs préexistantes à l’action, Simone de Beauvoir place ces valeurs à la fin de l’action ; elles ne sont pas, elles deviennent sans jamais vraiment s’accomplir. Sans oublier le dynamisme de l’histoire et les conquêtes créatrices de l’homme, Camus les confrontait à certaines limites naturelles. Refuser à l’homme un dénominateur commun est impensable, car ce serait nier du même coup la possibilité de toute communication ; Simone de Beauvoir le sait bien. C’est précisément ce qui donne à sa position une figure très paradoxale. Car finalement, Simone de Beauvoir ne parvient pas à rejeter totalement la notion de nature humaine. Selon elle, l’homme est condamné à
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la liberté : « Un homme ne peut jamais abdiquer sa liberté ; lorsqu’il prétend y renoncer, il ne fait que se la masquer, il se la masque librement. » Affirmer ainsi dans Pyrrhus et Cinéas que tout homme est libre, qu’il lui est impossible d’échapper à ce destin et qu’en tentant de le faire il agit librement, c’est reconnaître aux hommes un patrimoine commun et permanent ; ne peut-on pas y voir la reconnaissance implicite d’une nature humaine ? En croyant abandonner une notion, Simone de Beauvoir la retrouve par le détour de la liberté ; elle renaît ainsi de ses cendres. Cette liberté fondamentale que l’existentialisme reconnaît à l’homme, Simone de Beauvoir dans sa Morale l’appelle « naturelle », quoiqu’elle le fasse avec précaution en accompagnant l’adjectif en cause d’un « pour ainsi dire ». Que cette liberté en quelque sorte métaphysique, qui correspond en fin de compte à une fatalité aussi absurde que le fameux clinamen de Lucrèce, ne s’oppose pas à une liberté morale, cela va sans dire. Le christianisme lui-même accorde à l’amour une vertu éminemment et essentiellement créatrice ; mais soutenir que la liberté est à la fois « un donné et une conquête », c’est reconnaître à l’homme cette fixité et ce mouvement que Camus décrivait dans L’Homme révolté ; ajouter ensuite qu’en vérité la liberté se confond avec une existence toujours en devenir, si bien que « ce n’est qu’en tant que devant être conquise qu’elle se donne », n’enlève rien à l’affirmation catégorique et primordiale selon laquelle l’homme est libre et ne saurait se soustraire à sa condition. La biologie avec la notion d’hérédité, la psychologie avec celle d’inconscient collectif réaffirment du reste, par des voies différentes certes, l’idée d’une nature humaine. L’homme à la fois devient ce qu’il est et est ce qu’il devient. Dans son livre sur Les Enfants sauvages, Lucien Malson a heureusement démoli le mythe d’une certaine nature humaine qui vouerait l’homme à une éternelle répétition. L’être humain en effet n’est pas plus pétrifié dans sa nature, qui lui donnerait alors la fixité d’une chose, qu’il n’est le dépositaire sacré d’idées innées telles que les concevait Rousseau et qui ne sont en général rien d’autre que des idées reçues. Il n’en reste pas moins vrai que si, selon les exemples convaincants de l’auteur, un nourrisson élevé au milieu des loups ou des porcs adopte toutes leurs attitudes,
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La liberté d’autrui et la mienne semblent à première vue s’exclure ; mais, dans une reconnaissance lucide, il me faut admettre que ma situation est fondée par autrui et que je ne peux parler de ma liberté sans du même coup reconnaître la
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leur vie, leurs cris et s’avère par la suite incapable d’une rééducation qui le conduirait par exemple à parler, un jeune louveteau ou un porcelet placés dès leur naissance dans un cadre strictement humain n’en deviennent pas des hommes pour autant. Ces expériences nous indiquent simplement que le propre de la nature humaine est de s’adapter à n’importe quelle condition, fût-ce la condition animale, tout comme la philosophie de la liberté de Simone de Beauvoir nous rappelle que le propre de la nature humaine est de n’être pas une nature, de n’être pas choséifiée et pour tout dire morte ; l’homme aussi est une aventure et les éclairages de l’humanisme athée ajoutent ainsi une pierre importante à l’édifice qui se construit sur des fondations que ni les uns ni les autres n’ont finalement pu supprimer et que presque tous s’accordent à appeler liberté. Si la philosophie de Simone de Beauvoir se refuse avec une opiniâtreté farouche à reconnaître une nature humaine, c’est que notre auteur a de très bonnes raisons de le faire : que de lâchetés et d’immobilisme la reconnaissance de la permanence d’une nature n’a-t-elle pas, sur le plan politique ou social, provoqué puis justifié ! Nous pouvons comprendre que face à un tel danger et confronté à un tel état de fait, l’existentialisme ait préféré rayer une fois pour toutes ces mots de son vocabulaire et de sa pensée. Les défenseurs de la nature humaine eussent-ils su être vraiment ceux de l’homme et se servir de cette notion à double tranchant à bon escient et non pour voler au secours de toutes les idéologies conservatrices, résolues souvent à maintenir coûte que coûte tous les privilèges de certains et toutes les illusions des autres, peut-être l’existentialisme n’aurait-il pas condamné l’affirmation d’une nature humaine comme pestiférée et marquée à jamais pour eux du sceau de la honte et de la mauvaise foi. Là encore, il faut se rendre compte que le refus de la nature humaine correspond en réalité à un refus de l’indifférence.
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sienne. Si la liberté se fonde ainsi en se réalisant sans dépendre d’une justification donnée une fois pour toutes, elle ne débouche pas pour autant sur le néant, mais dans un monde peuplé par les autres. L’homme n’est jamais libre qu’en situation. La liberté privée, selon Simone de Beauvoir, du recours à une nature humaine n’est pas une réalité abstraite qui parachuterait l’homme dans le ciel désincarné des idées platoniciennes ; pareille à la colombe de Kant qui ne volerait pas sans le support de l’air où appuyer ses ailes, la liberté ne s’éprouve qu’au contact d’une situation, d’une rencontre, voire d’une résistance. Si la puissance de l’homme est limitée et limitable, s’il est même possible de la réduire à l’état historique de chose, il n’en demeure pas moins vrai qu’aucune force extérieure ne peut tuer en lui une révolte intérieure toujours possible où l’individu le plus asservi peut encore se dépasser, surmonter sa condition, échapper ainsi au destin qui l’écrase.Toutefois, consentir à l’esclavage d’autrui, c’est refuser à notre liberté sa plénitude ; la fatalité qui transforme par notre faute l’autre en destin, en objet, est une fatalité que nous avons consentie ou préparée. C’est dans la rencontre authentique d’autrui que la liberté trouve simultanément ses limites et sa loi. Par son refus de l’oppression, du meurtre, des tortures, de toute humiliation, la liberté humaine apparemment sans limite ne se confond pas avec l’anarchie du bon plaisir ; elle est endiguée et doit l’être par le respect inconditionné de la personne humaine : « Objet pour autrui, chaque homme est sujet pour soi, et il revendique âprement d’être reconnu comme tel », écrit Simone de Beauvoir dans L’Existentialisme et la sagesse des nations.Ainsi s’écroule la critique si souvent adressée à l’existentialisme et qui prétend que cette philosophie livre l’homme à un pur individualisme ; dégrader l’homme en chose, en lui refusant la solidarité, reste pour Simone de Beauvoir le scandale des scandales où l’on consent à se nier soi-même en supprimant autrui. 000 L’analyse de la liberté dans l’œuvre de Simone de Beauvoir nous conduit ainsi immanquablement à celle de la responsabilité, à l’affirmation d’une solidarité éclairée où, comme le dit Blomart
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dans Le Sang des autres, chacun puise chez son voisin « la force d’imposer sa propre volonté, sans empiéter sur la liberté de personne et tout en demeurant responsable de soi ». L’indifférence elle-même est en réalité un consentement à quelque chose ; toute passivité est en somme voulue ; ne pas choisir, c’est encore choisir de ne pas choisir. « Immobile ou agissant, nous pesons toujours sur la terre ; tout refus est un choix, tout silence a une voix », remarque Simone de Beauvoir dans Pyrrhus et Cinéas. C’est pour cette raison que Simone de Beauvoir a placé en tête du Sang des autres cette citation de Dostoïevski : « Chacun est responsable de tout devant tous. » Le livre entier est l’illustration de cette philosophie de la liberté que nous avons premièrement dégagée des essais de Simone de Beauvoir. Nous sommes tous des assassins responsables du sang des autres par nos silences aussi bien que par nos prises de position. Jean Blomart, le héros de ce livre, un peu artificiel, découvre, au travers d’une existence politique qui se voulait à la fois innocente et engagée, le mythe des mains pures et la réalité des mains sales, pour reprendre le titre significatif donné par Sartre à l’un de ses drames. Par le seul fait d’exister, de respirer, l’homme est toujours plus ou moins criminel, plus ou moins solidaire. La vie politique vient chaque jour démolir la bonne conscience de Blomart, lui montrant le prix de l’action où l’on ne saurait s’engager sans engager autrui. Compromis, privilèges viennent jeter un cruel démenti à cette idée illusoire où le héros s’enferma autrefois pour ne rien devoir à personne, ni en bien ni en mal. En fait chaque geste, fût-ce celui du refus ou de l’indifférence – ce mot revêt dans cette œuvre une grande importance –, est susceptible d’entraîner après lui et malgré moi d’imprévisibles avalanches, un danger mortel, de lointains imprévus. C’est avec raison que Marcel peut finalement déclarer à propos de Blomart : « Il a toujours été persuadé que chacun de ses gestes était un assassinat ». Fosca, dans Tous les Hommes sont mortels, responsable sans l’avoir voulu de tant de désespoirs, sait aussi que chaque engagement nous contraint d’aller plus loin que là où nous voulions : « Quel homme peut prévoir la conséquence de ses actes ? », demande-t-il alors. De combien de morts ou sacrifices notre liberté n’est-elle pas redevable ? Simone de
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Beauvoir, elle-même, à la dernière ligne des Mémoires d’une jeune fille rangée, écrit en se rappelant la destinée tragique de Zaza, son amie d’enfance : « Ensemble nous avions lutté contre le destin fangeux qui nous guettait et j’ai pensé longtemps que j’avais payé ma liberté de sa mort ». Qu’il le veuille ou non, l’homme est solidaire et par conséquent responsable ; en refusant l’amour d’Hélène, Blomart la jette malgré lui dans les bras d’un autre et lui impose en somme un viol et un avortement tragique : « Celui qui l’avait couchée sur ce lit, c’était moi. Je n’avais pas voulu entrer dans sa vie, j’avais fui, et ma fuite avait bouleversé sa vie. » En militant dans un mouvement de gauche, il entraîne avec lui son ami Jacques qui mourra ; Hélène aussi est tuée après être entrée finalement à ses côtés dans l’entreprise de la Résistance et y avoir travaillé sous ses ordres. Enfin, Henri, dans Les Mandarins, pose tout le problème de l’engagement de l’écrivain, il découvre qu’« on a toujours tort, quoi qu’on fasse, et surtout si on a cru bien faire ». On comprend que face à un tel état de choses, les héros de Simone de Beauvoir soient si souvent tentés par l’indifférence et l’abandon ; ces derniers hélas influencent également le cours des événements ; ne pas faire de politique est une manière d’en faire ou, du moins, de faire le jeu de certains. Dans la solidarité et l’erreur, en cherchant son chemin dans le respect d’autrui, il ne reste alors qu’à progresser sans illusion sur les chemins de la liberté qui s’avèrent être ceux de la responsabilité ; il faut faire confiance aux autres, à l’avenir, renoncer à la parure d’une impossible innocence. Le Sang des autres, comme La Chute de Camus, nous révèle ainsi un univers de péché ou règne le remords, une culpabilité universelle dont nous aurons du reste à reparler 11. Toute liberté vraie est responsabilité, et du moment que l’homme est condamné à l’une comme à l’autre, mieux vaut pour lui choisir lucidement l’une et l’autre qu’y être acculé au travers de multiples dérobades. Ainsi, chez Simone de Beauvoir, la philosophie de la liberté a pour correspondant immédiat une morale de la volonté. 000
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Cf. infra le dernier chapitre du présent essai, intitulé «L’appel du large».
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Maintenir et protéger en soi, comme le voulait André Gide, la seule possibilité de choisir, sans jamais se résoudre au choix, serait fuir notre responsabilité. Pour créer des valeurs, il faut s’exposer sans recours possible au risque de l’action, du choix et de l’engagement. Pour ne pas s’enliser dans une liberté en puissance, il faut faire de notre vie une entreprise incessamment reprise. Les virtualités de l’existence ont ainsi pour conséquence des options précises : « Nous n’existons que si nous agissons », déclare Blomart dans Le Sang des autres ; le héros qui a rejeté son milieu lui reproche de tenir pour définitivement acquis ce qui devrait toujours être remis en question. Le monde est un chantier où se poursuit une aventure. L’histoire n’a rien à voir avec une mécanique aveugle et implacable ; elle doit être une marche volontaire et lucide. Dans la mesure où le mal, selon Simone de Beauvoir, réside dans des institutions toujours défectueuses et provisoires et non à proprement parler en l’homme, car il n’y a pas de nature humaine, il nous faut alors rassembler toutes nos forces pour convertir une destinée apparemment immuable en liberté créatrice : « Si nous ne bougeons pas un doigt, crois-tu que le monde changera tout seul ? », demande Blomart à Marcel qui l’écoute avec un certain scepticisme. Les inventions humaines d’une éthique de la volonté définissent ainsi sans cesse de nouvelles situations et pulvérisent les anciennes.Tout but atteint devient un donné à dépasser. Aucun être humain ne trouve ici-bas une place déterminée d’avance ; c’est à lui de se justifier en quelque sorte au travers de ses actes ; il s’agit pour lui de vouloir. Dans L’Invitée, Françoise déclare à Xavière en lui reprochant son apathie : « Il vous semble qu’on est quelque chose de tout fait une fois pour toutes, mais je ne pense pas ; j’ai l’impression qu’on se fait librement ce que l’on est. » L’homme entretient avec le monde des rapports qui ne sont pas donnés d’avance et qu’il lui faut inventer jour après jour ; chacune de nos décisions est une création libre, mais non arbitraire ; tout un passé en effet me précède et je ne saurais construire l’avenir sans le dépassement de quelque chose que je laisse derrière moi. Il n’en reste pas moins vrai que l’homme n’a rien à voir avec l’existence inerte des objets et que sa vie de déraciné perpétuel ne peut être comparée à la croissance indifférente
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d’un arbre : « Il n’existe entre le monde et moi aucune attache toute faite », remarque Simone de Beauvoir dans Pyrrhus et Cinéas. Il en sera toujours ainsi, parce que l’homme n’est pas repliement sur soi, indifférence, mais au contraire mouvement vers l’autre : « je ne suis pas d’abord chose, mais spontanéité qui désire, qui aime, qui veut, qui agit. » En découvrant dans l’engagement syndical les joies de la solidarité, du renoncement et de l’action, Blomart et ses amis échappent au vertige de l’indifférence ; en considérant la foule chaleureuse d’une manifestation politique, le héros du Sang des autres est ainsi évoqué : « ces hommes savaient affirmer leur volonté et leur vie n’était pas une sourde végétation de plante : ils se choisissaient un destin ; c’est dans l’orgueil qu’il communiait avec eux, pensant : je suis l’un d’eux. » C’est pour avoir renoncé aux privilèges de sa classe et rejoint la condition ouvrière que Blomart a dépassé le stade absurde de l’être-là ; en refusant d’occuper une place avantageuse qu’il n’avait pas délibérément choisie, Blomart s’arrache à une destinée à la fois jouée d’avance et usurpée : « Tout ce dont j’ai profité jusqu’ici, ça a été malgré moi. Je ne me considère pas comme engagé », dit-il en effet avant de bouleverser sa vie. Certes, il n’ignore pas qu’un abîme profond le séparera toujours des travailleurs qui subissent une condition que lui a choisie, mais du moins sait-il qu’on peut se dépasser et assumer sa vie dans un acte volontaire et neuf. Il faut qu’il en soit un jour ainsi pour chacun. Fosca, dans Tous les Hommes sont mortels, exprime la même idée quand il déclare en pensant aux lutteurs de la vie qui l’entourent : « Ce qui a du prix à leurs yeux, ce n’est jamais ce qu’ils reçoivent : c’est ce qu’ils font. » Ainsi, pour Simone de Beauvoir, n’est vraiment mien que ce que j’ai voulu et réalisé : « La seule réalité qui m’appartienne entièrement, c’est donc mon acte », écrit-elle dans Pyrrhus et Cinéas. Toute autre possession peut revêtir la forme du privilège ; pour exister véritablement, il faut pour ainsi dire renoncer à ce que l’on a malgré soi : « Un bien que je n’ai pas voulu n’est pas mon bien, n’est pas un bien », affirme par exemple Blomart. Jacques, dans Les Bouches inutiles, exprime la même conviction en déclarant de sa cité : « le bien de cette ville, c’est ce qu’elle choisit elle-
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Cf. sur ce point sa Morale, où Simone de Beauvoir reconnaît la valeur du passé à condition que le culte qu’il inspire parfois ne soit pas pratiqué au détriment de l’homme d’aujourd’hui. Elle avoue également que mépriser le passé invite souvent alors à en faire autant du présent et de l’avenir.
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même comme son bien. L’empire du monde lui fût-il donné, elle ne serait qu’une esclave si elle le recevait d’une main étrangère. » Si nous percevons aisément la vérité roborante de ce point de vue de l’auteur, il ne faut pas pour autant oublier qu’il comporte un réel danger auquel Simone de Beauvoir semble du reste avoir échappé. Appeler l’homme à une responsabilité absolue, n’est-ce pas du même coup l’inviter à une totale ingratitude ? Refuser une nature humaine, n’est-ce pas refuser aussitôt toute tradition ? Si l’on peut trouver de bonnes raisons de stigmatiser le culte de l’enracinement et des ancêtres, n’y aurait-il pas aussi un certain orgueil dans l’idée qu’« à chaque homme l’humanité prend un nouveau départ », demande l’auteur de Pyrrhus et Cinéas ? Dûton grandir dans l’opposition, cette dernière ne serait rien sans ceux qui simultanément la justifient et la nourrissent. Il ne s’agit pas, Simone de Beauvoir le sait bien, de repartir à zéro pour construire l’avenir, mais d’assumer notre passé pour le transfigurer et le faire sien dans un continuel dépassement 12. Une part importante de l’œuvre et de la vie de Simone de Beauvoir s’est élaborée dans le refus des valeurs reçues de sa famille. Qui le lui reprocherait, dans la mesure où son refus s’est voulu et cru celui de l’indifférence ? Si tant de gens condamnent aveuglément la pensée existentialiste, c’est qu’en leur enlevant le fondement d’une nature humaine qui excuserait tout, elle prétend enlever du même coup à beaucoup d’entre eux un oreiller de paresse. La liberté, telle que l’entend Simone de Beauvoir, est coûteuse. Morale sans dogme figé et imposé du dehors, morale de l’intériorité comme on l’a dit, cette éthique de l’ambiguïté rejoint, sur ce plan-là, les conclusions de l’immoralisme gidien qui n’a rien à voir avec l’amoralisme ; elle est d’autant plus exigeante qu’elle ne réclame pas la simple obéissance à des règles toutes faites, mais la recherche incessamment reprise d’une conduite improvisée dans le respect d’autrui. Condamnant la soumission parfois facile et trompeuse aux
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principes absolus et définitifs, Simone de Beauvoir attend de l’individu une fidélité sans concession dans la responsabilité et l’effort créateur qu’il ne faut pas confondre avec l’anarchie. N’est-elle pas du reste un maître si exigeant que bien des disciples superficiels ont pu s’y tromper ? En réclamant la plus grande liberté, Simone de Beauvoir appelle en même temps une responsabilité résolue à ne se satisfaire d’aucun a priori. La méfiance avec laquelle certains considèrent puis condamnent radicalement la pensée existentialiste indique assez que ceux qui la repoussent ainsi se détournent en fait d’un dialogue qui tournerait peut-être à leur désavantage. Il y a une manière de dire non à autrui qui en est une de dire oui à la facilité, d’avoir peur de soi et de la vérité. La rencontre du christianisme et de l’athéisme devrait toujours conduire, après une confrontation salutaire, à une épuration de nos positions et opinions respectives. Ceux qui se contentent d’étouffer la voix d’un Sartre, d’une Simone de Beauvoir, ne sont pas toujours les moins touchés par elle. La philosophie existentialiste honnêtement reconnue pour ce qu’elle est, avec chacune de ses exigences, oblige à une conduite qui force le respect, mais, comme l’écrit Simone de Beauvoir dans L’Existentialisme et la sagesse des nations, « les hommes redoutent par-dessus tout les responsabilités, ils n’aiment pas courir des risques, ils ont si peur d’engager leur liberté qu’ils préfèrent la renier. Et c’est la raison la plus profonde de leur répugnance à l’égard d’une doctrine qui place cette liberté au premier plan ».
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Les femmes d’aujourd’hui sont en train de détrôner le mythe de la féminité ; elles commencent à affirmer concrètement leur indépendance ; mais ce n’est pas sans peine qu’elles réussissent à vivre intégralement leur condition d’être humain. Le Deuxième Sexe.
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La philosophie de la liberté et l’éthique de la volonté, telles que Simone de Beauvoir nous les présente dans ses œuvres respectives, demandent encore à être vécues dans la réalité quotidienne ; leurs exigences communes font appel à notre responsabilité et à notre invention créatrice. Une question se pose immédiatement alors à l’auteur du Deuxième Sexe : dans quelle mesure une femme peut-elle vraiment, dans la civilisation actuelle, mettre en pratique ce que cette philosophie et cette éthique professent in abstracto ? Les femmes plus ou moins maintenues dans un état de dépendance appartiennent en fait, selon Simone de Beauvoir, à un monde infantile qui leur interdit d’accéder au niveau de la responsabilité.Tout comme l’enfant, elles peuvent exercer leur liberté, mais cela au sein d’un univers constitué avant elles et sans elles. Les femmes, écrivait en Simone de Beauvoir dans sa Morale, « ne peuvent que subir les lois, les dieux, les mœurs, les vérités créés par les mâles. Même aujourd’hui, dans les pays d’Occident, il y a encore beaucoup de femmes, parmi celles qui n’ont pas fait dans le travail l’apprentissage de leur liberté, qui s’abritent dans l’ombre des hommes ; elles adoptent sans discussion les opinions et les valeurs reconnues par leur mari ou leur amant, et cela leur permet de développer des qualités enfantines interdites aux adultes parce qu’elles reposent sur un sentiment d’irresponsabilité ». Le charme et la grâce des femmes, leur émouvante sincérité ne sont-elles pas en effet l’envers d’une certaine futilité et d’une coupable insouciance ? La situation équivoque de la femme
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associée au monde des hommes sans en faire véritablement partie tisse entre eux une dangereuse complicité. Là où l’enfant subit sa condition, la femme y consent en s’abandonnant à la facilité et en se conformant aux usages. Ces lignes de la Morale annoncent tout le problème des mille pages du Deuxième Sexe (dont les deux volumes paraîtront en 1949). La femme n’est-elle pas la victime plus ou moins consciente d’une certaine condition à laquelle aucune nature ne la prédestine en fait ? Telle est la question fondamentale à laquelle Simone de Beauvoir tente de répondre dans son étude. Dans le premier tome, l’auteur présente Les faits et les mythes ; dans le second, L’expérience vécue. Cette œuvre remarquable, au sens étymologique du mot, a scandalisé beaucoup de lecteurs ; elle en a passionné d’autres et nous comprenons fort bien que Simone de Beauvoir lui attache beaucoup d’importance, car ces pages méritent une grande attention, ont exercé sur des personnes fort nombreuses une profonde influence, ont apporté à leur auteur cinq ans avant Les Mandarins (couronné du prix Goncourt) une célébrité aussi incontestable que lourde à porter. « C’est peut-être de tous mes livres celui qui m’a apporté les plus solides satisfactions. Si on me demande comment je le juge aujourd’hui, je n’hésite pas à répondre : je suis pour », écrit Simone de Beauvoir dans La Force des choses. Le succès du Deuxième Sexe fut, à bien des égards, un succès de scandale ; Simone de Beauvoir n’avait pas du tout recherché ce dernier, mais la vérité. Eût-elle passé certains faits sous silence, tu des expériences, édulcoré des descriptions, ne lui aurait-on pas alors reproché de n’en avoir pas dit assez, de n’avoir pas osé, d’être restée à mi-chemin entre un ouvrage scientifique et un manuel de poésie suggestive ? De toute façon, Le Deuxième Sexe en aurait été appauvri. Sa précision, sa richesse sont une force et un atout ; est-il si violent et choquant que certains l’ont prétendu ? C’est difficile à dire aujourd’hui, mais ce qui nous rend Simone de Beauvoir si attachante et proche, c’est cette voix dont nous avons déjà parlé, où nous percevons, malgré une franchise un peu brutale parfois, des accents d’une réelle sensibilité, d’une grande délicatesse de sentiments, associés à des exigences d’honnêteté et de véracité peu communes.
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Il convient maintenant de suivre de plus près, et en les résumant fatalement beaucoup, les développements principaux du Deuxième Sexe. Simone de Beauvoir constate dans le premier tome qu’en fin de compte « l’humanité est mâle » ; l’homme ne définit jamais la femme que relativement à lui et ne la considère pas comme un être autonome. La perspective et le langage que notre auteur adopte sont bien entendu existentialistes ; c’est pour cela qu’elle dira que la femme est vouée à l’immanence et qu’on lui refuse
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Le Deuxième Sexe reste pour nous un livre témoin ; nous voulons dire par là que ce qui nous intéresse en lui n’est peut-être pas tant et seulement les positions qu’il défend que surtout et aussi les motivations profondes de ce plaidoyer. Ce dernier avait et a encore des raisons d’être. C’est cela qui compte et qui finalement devrait toujours être pris en considération. Les passions exacerbées que cette œuvre a suscitées se sont maintenant apaisées ; l’intérêt demeure ; on doit même reconnaître que sa publication a été utile, car elle a posé au public une question qui méritait de l’être et qui l’était implicitement par toute la philosophie d’une femme-écrivain. Simone de Beauvoir a dû parfois, probablement, se faire violence pour être parfaitement sincère dans ce livre qui appelle sagement les choses par leur nom. Nous ne croyons pas pour autant qu’elle ait fait œuvre courageuse, comme on l’a souvent prétendu. Le milieu assez clos où elle a vécu l’empêchait en effet de prévoir l’ampleur des réactions déchaînées par les thèses qui devaient alors lui paraître, ainsi qu’à ses amis, aller de soi. Elle voulut mettre les choses au point, elle mit le feu aux poudres. Rien de commun par exemple, malgré les apparences, entre la publication du Corydon par André Gide et celle du Deuxième Sexe par Simone de Beauvoir. Certes tous deux, à l’aide d’une étude aussi scientifique que possible, y légitiment plus ou moins un certain mode de vie, mais Gide, ce faisant, voulait à la fois se rendre intéressant et scandaliser, se justifier et se condamner, alors que Simone de Beauvoir, sans défendre aucun vice, en condamne à juste titre beaucoup et du même coup nous juge et nous interroge.
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toute véritable transcendance. La femme ne peut ainsi réaliser le propre de la condition humaine telle que nous l’avons décrite dans les précédents chapitres. Elle est fixée en objet dans un univers essentiellement et souverainement masculin. Libre en principe comme chacun, la femme vit en fait une perpétuelle oppression, une perpétuelle frustration ; les hommes, en l’excluant de leur sphère, la projettent dans une succession de mythes où elle se perd et qui font d’elle l’Autre par excellence. Les femmes n’ont que rarement droit à l’action ; leur influence, sur le plan de l’histoire, n’est qu’une agitation symbolique : « elles n’ont gagné que ce que les hommes ont bien voulu leur concéder ; elles n’ont rien pris ; elles ont reçu. » Les femmes qui ont accompli des œuvres comparables à celles des hommes l’ont fait sous la pression des événements, échappant presque à toute différenciation sexuelle : « Isabelle la Catholique, Élisabeth d’Angleterre, Catherine de Russie n’étaient ni mâle ni femme : des souverains. » Aujourd’hui encore, selon Simone de Beauvoir, les femmes sont dans l’ensemble inférieures aux hommes, c’està-dire que leur situation leur ouvre de moindres possibilités. Tout le problème consiste à savoir si cet état de choses doit se perpétuer. Simone de Beauvoir répond non. Pour ce faire, elle commence par rejeter trois points de vue. Elle s’attache premièrement aux données biologiques ; elle leur reconnaît une extrême importance, admet pleinement qu’elles constituent une des clés qui permettent de comprendre la femme, mais refuse absolument l’idée qu’elles constituent pour la femme un « destin figé ». Les données biologiques sont impuissantes à définir une hiérarchie des sexes ; elles n’expliquent pas pourquoi la femme est l’Autre, pas plus qu’elles ne la condamnent à conserver un rôle de suivante, de seconde, de subordonnée. De toute façon, dans ce domaine, on ne saurait purement et simplement tirer de la constatation de ce qui est ce qui doit être. Tout comme l’être humain, la femme n’est pas une réalité fixe, mais une aventure. C’est dans son devenir, ses capacités insoupçonnées souvent, ses possibilités qu’il faut la comparer à l’homme ; on ne peut arrêter les comptes, car l’homme, nous l’avons vu, est pour Simone de Beauvoir, mouvement et dépassement.
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Deuxièmement, Simone de Beauvoir, sans rejeter en bloc les apports de la psychanalyse dont plus d’un aperçu est fécond, en refuse la méthode souvent incertaine. La psychanalyse, elle aussi, ne parvient pas à expliquer pourquoi la femme est l’Autre. Freud luimême avoue ignorer l’origine de la suprématie mâle;il se contente de constater le prestige de ce dernier en insistant sur la souveraineté du père. Le langage de la psychanalyse suggère que le drame de l’individu est exclusivement intérieur, mais une vie est en fait relation au monde ; c’est en se choisissant à travers ce monde que la personne se définit; c’est donc vers lui qu’il faudra se tourner pour trouver une réponse valable aux questions qui nous préoccupent. Enfin, Simone de Beauvoir n’a pas de peine à montrer qu’il faut dépasser et même « déborder » le matérialisme historique « qui ne voit dans l’homme et la femme que des entités économiques », jouets en somme d’une sorte de hasard-fatalité, oubliant ainsi de les intégrer à la totalité de la réalité humaine. La technique seule, pas plus que la sexualité isolée de son contexte, ne saurait rien expliquer. Les remarques précédentes nous permettent de comprendre pourquoi Simone de Beauvoir s’applique alors avec soin à brosser un tableau aussi complet que possible de l’histoire de la condition du deuxième sexe. Dans la mesure où il n’y a pas de nature féminine donnée une fois pour toutes, mais une situation féminine imposée, l’histoire revêt une immense importance. D’après ce que nous avons dit précédemment de la notion de nature humaine, il n’y a pas lieu de s’étonner ici du fait que Simone de Beauvoir nie l’existence d’une nature féminine. En quelque sorte, on ne naît pas femme, on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne fixe définitivement la femme dans la condition que toute une civilisation a en fait élaborée et peu à peu construite. Simone de Beauvoir écrit dans une note importante de La Force de l’âge : « Ce qui distingue ma thèse de la thèse traditionnelle, c’est que, selon moi, la féminité n’est pas une essence ni une nature : c’est une situation créée par les civilisations à partir de certaines données physiologiques. » Si l’on considère d’un coup d’œil l’histoire de la condition féminine à travers les âges, on verra que « toute l’histoire des femmes a été faite par les hommes ». Le problème de la femme est ainsi
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un problème d’hommes, comme le problème noir est, tout compte fait, un problème blanc. Selon Simone de Beauvoir, c’est le régime social fondé sur la propriété privée qui a principalement entraîné la tutelle de la femme mariée, et c’est la révolution technique réalisée par les hommes qui va peu à peu affranchir définitivement les femmes. Une Rosa Luxemburg, une Marie Curie démontrent avec éclat « que ce n’est pas l’infériorité des femmes qui a déterminé leur insignifiance historique : c’est leur insignifiance historique qui les a vouées à l’infériorité ». La machine apporte, selon Simone de Beauvoir, un bouleversement sans précédent à la condition de la femme qui échappe au foyer et prend à l’usine une part importante à la production. Par la machine, la différence de forces physiques entre travailleurs et travailleuses est souvent annulée. D’autre part, la main-d’œuvre exigée par le brusque essor de l’industrie du XIXe siècle fut si importante que la collaboration des femmes s’avéra indispensable. Marx et Engels promettent ainsi aux femmes une libération impliquée par celle du prolétariat. Un autre événement décisif ouvre aujourd’hui, selon Simone de Beauvoir, une ère nouvelle aux femmes : la découverte assez récente des moyens anticonceptionnels. En réduisant le nombre de ses grossesses, en les intégrant rationnellement à sa vie au lieu d’en être l’esclave, la femme conquiert la maîtrise de son corps ; soustraite à certaines servitudes dues à des maternités successives, elle peut assumer le rôle économique qui se propose à elle et qui seul, selon notre auteur, lui assurera la conquête de sa personne tout entière. « C’est par la convergence de ces deux facteurs : participation à la production, affranchissement de l’esclavage de la reproduction, que s’explique l’évolution de la condition de la femme. » 000 Avant d’étudier de plus près et par des exemples plus précis les thèses de Simone de Beauvoir touchant le travail de la femme et le problème très complexe de la maternité, il nous faut encore dire quelques mots de la condition féminine dans l’histoire chrétienne. Simone de Beauvoir reconnaît qu’elle doit principalement à son éducation religieuse d’avoir toujours considéré la femme comme l’égale de l’homme. Dieu l’aimait dans son enfance
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Cf. à ce sujet l’entretien de Simone de Beauvoir avec Francis Jeanson, dans Simone de Beauvoir ou l’entreprise de vivre, op. cit., pp. 257ss.
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autant que si elle eût été un garçon et elle ne voyait pas de différence entre les saints et les saintes.Avant de faire intervenir dans sa réflexion des critères d’ordre intellectuel, Simone de Beauvoir était ainsi naturellement encline à reconnaître aux hommes et aux femmes une égalité morale et spirituelle 13.Anne, dans Les Mandarins, quoique incroyante, déclare pour sa part : « j’avais appris dans l’Évangile que les hommes sont tous égaux, tous frères, et ça je continuais à y croire dur comme fer. » Simone de Beauvoir estime pourtant que l’idéologie chrétienne a contribué à l’oppression de la femme ; citant Tertullien,Ambroise de Milan, Jean Chrysostome, Jérôme et Thomas d’Aquin, elle s’applique à montrer et démontrer, textes à l’appui, qu’une même idée relie entre eux tous ces penseurs pour lesquels la femme responsable de la chute n’est en fait rien d’autre qu’un être « occasionnel », incomplet, une sorte d’homme manqué. Certes un souffle de charité embrase l’Évangile et l’amour du prochain « s’étend aussi bien aux femmes qu’aux lépreux » ; à travers l’apôtre Paul s’affirme pourtant, d’après Simone de Beauvoir, la tradition juive « farouchement antiféministe ». Il y a du vrai dans toute cette évocation. Les femmes chrétiennes étaient en effet beaucoup plus honorées que les juives de la même époque. Il ne serait pas très difficile, en isolant, comme le fait Simone de Beauvoir, des versets de leur contexte et en forçant la note, de trouver chez Paul le principe de la subordination de la femme à l’homme. Nous croyons pourtant que ces jugements sont discutables. En reconnaissant le rôle déterminant joué dans les évangiles et dans le christianisme primitif par celles que l’on appelle les saintes femmes, en voyant dans tous les êtres humains sans exception des enfants et serviteurs de Dieu, en considérant le culte marial, Simone de Beauvoir s’étonne de voir le christianisme proclamer paradoxalement, sur un certain plan, l’égalité de l’homme et de la femme. Une telle attitude n’est pas du tout contradictoire en regard des thèses fondamentales de l’Évangile. N’est-ce pas Paul lui-même qui, bien avant Simone de Beauvoir, mettait en parallèle dans un texte célèbre de son épître aux
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Galates le problème de la femme avec celui du racisme ou de l’esclavage et s’écriait : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (3,28) ? Cet apôtre que Simone de Beauvoir appelle « farouchement antiféministe » ne s’avère-t-il pas être le premier dans l’histoire à comparer de la sorte les trois différenciations raciale, sociale et sexuelle, et proclamer en Christ leur dépassement ? C’est aussi commettre une grave erreur que de soutenir que l’Église a aggravé la condition de la femme mariée. Elle l’a très nettement améliorée. Les textes de théologiens divers plutôt victimes de leur temps que volontairement conservateurs ne peuvent rien contre les faits. En proclamant la monogamie, l’indissolubilité du mariage, l’exigence d’une fidélité réciproque, l’Église a toujours considéré le mariage comme un libre contrat entre deux volontés responsables chacune à part entière, sans restriction d’aucune sorte pour la femme. Le droit canonique qui proclame le libre consentement des futurs époux, dût-il s’opposer même à la volonté de leurs parents, a inspiré toute la législation moderne à ce sujet. Jésus a adopté devant les femmes une position proprement révolutionnaire pour son temps. Il suffit de penser à son plus proche entourage où les femmes occupèrent une place de choix – fait exceptionnel à l’époque –, à sa générosité défiant toutes les traditions hypocrites face au problème de la prostitution. L’on peut se référer encore à des événements moins frappants peut-être, mais tout aussi décisifs.Il est intéressant de constater par exemple qu’en relatant le fameux épisode de Marthe et Marie, Luc s’applique à souligner le caractère surprenant de cette invitation en écrivant dans un texte trop souvent mal traduit : « or ce fut une femme du nom de Marthe qui le reçut chez elle. » Dans la rencontre de Jésus avec la Samaritaine (Jean 4,27), l’évangéliste insiste aussi sur l’étonnement des disciples retrouvant Jésus : « Là-dessus, ses disciples arrivèrent. Ils étaient surpris de le voir parler à une femme. » De telles remarques tempérèrent peut-être les jugements de Simone de Beauvoir qui, quoique partiellement justifiés, n’en sont pas moins inexacts. Le mythe de l’éternel féminin est, selon elle, un piège où tombe tête baissée l’« homme sérieux » ; il pré-
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Si la femme est ce qu’elle est en vertu d’une certaine civilisation, elle l’est aussi en vertu de toute son éducation. C’est ce que cherche à montrer Simone de Beauvoir dans la partie du Deuxième Sexe consacrée à L’expérience vécue. Comme ce soustitre l’indique, l’auteur aborde dans ces pages des thèmes d’ordre moins général que dans le premier tome, tels que l’initiation sexuelle de la jeune fille, l’homosexualité ou la prostitution par exemple ; sans pouvoir ni vouloir les analyser tous ici, car là n’est
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fère imaginer la femme et lui prêter une nature qui la désavantage par rapport à lui que de confronter ses sentiments et ses passions à la vérité. Une idole figée se substitue à l’expérience vécue, mais plus les femmes s’affirment comme un être humain au même titre que les hommes, plus cette qualité de l’Autre qu’on leur confère encore s’évanouira. Il faut refuser la mystification de l’esprit de sérieux et la fausse poésie des mythes. Aucun rêve ne saurait rien ajouter de plus enivrant à la réalité. Nous croyons que l’Évangile a vu la femme dans son authenticité en l’intégrant pleinement à l’humanité. En refusant la notion de nature féminine, Simone de Beauvoir ellemême n’a du reste jamais prétendu qu’il n’y ait pas de différence entre la femme et l’homme. Soutenir qu’ils ont et doivent avoir dans le monde d’aujourd’hui des chances égales, une même liberté, qu’aucun destin ne fige la femme dans une soumission aveugle, ne revient pas à nier les caractères spécifiques des attitudes, sentiments et phénomènes proprement féminins. Nier en effet toutes les différences, qui sont, selon l’auteur de La Force des choses, d’ordre culturel plutôt que naturel, serait tomber dans un féminisme abstrait et rapidement agressif assez cher aux Américaines, mais totalement étranger à Simone de Beauvoir. Là encore, une telle position implique plus ou moins, semble-t-il, la reconnaissance implicite d’une nature sans laquelle il ne serait pas même question de spécificité. Nous lisons du reste dans La Force de l’âge : « Ai-je jamais écrit que les femmes étaient des hommes ? Aije prétendu que je n’étais pas une femme ? Mon effort a été au contraire de définir dans sa particularité la condition féminine qui est la mienne. » Ces mots devraient éviter tout malentendu.
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pas notre propos, nous tenons toutefois à nous exprimer à propos de quelques-uns d’entre eux qui entrent plus précisément dans le cadre de la présente étude. Nous croyons que Simone de Beauvoir a tout à fait raison de demander aux hommes d’aujourd’hui d’offrir, sans restriction aucune, la possibilité aux femmes de faire et de créer quelque chose en ce monde. Le travail n’est pas le privilège de la caste des mâles et ne doit pas l’être. Il n’en reste pas moins vrai qu’il est encore difficile à l’heure qu’il est de concilier travail et maternité. Nul ne contesterait pourtant que des progrès soient accomplis pour permettre aux femmes d’harmoniser ces deux parts de leur existence. « C’est par le travail que la femme a en grande partie franchi la distance qui la séparait du mâle ; c’est le travail qui peut seul lui garantir une liberté concrète », écrit Simone de Beauvoir.Trop souvent réduite à un rôle de poupée dans sa jeunesse, la femme vieillissante et sans travail qui perd cette fraîcheur que les masques du maquillage cherchent en vain à lui restituer, qui n’a plus à s’occuper d’enfants déjà sortis de la coquille, a l’impression de n’être plus bonne à rien. Un travail intéressant qui lui donne de vraies responsabilités lui permet de faire, elle aussi, dans le monde et le temps, une œuvre continue où s’affirme sa responsabilité. La vie de Simone de Beauvoir est une belle apologie de ce qu’elle défend dans son livre. N’a-t-elle pas construit librement et volontairement une œuvre, son œuvre, exactement au même titre que Jean-Paul Sartre ? Les femmes qui naguère avaient en France une agrégation de philosophie étaient de véritables pionnières et se comptaient sur les doigts de la main ; elle fut de celles-là. Simone de Beauvoir a pris en main sa vie et l’a façonnée avec une ténacité remarquable en refusant de se laisser porter purement et simplement par le génie et la célébrité de Sartre, en refusant surtout de renoncer à son entreprise, écrasée qu’elle était par le poids des préjugés et principes qui ligotaient sa famille. Dans le milieu qui était le sien, prendre un métier pour une femme était déchoir, se déclasser et infliger à ses parents l’insulte d’une certaine déchéance. Les étudiantes qui poursuivent aujourd’hui leurs études contre vents et marées ne trahissent pas plus leur classe qu’elles ne renient leur sexe. Il faut
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regretter pourtant que tant d’entre elles abandonnent leurs études à peine mariées, voyant dans les charges du mariage un substitut de leur profession. Rien ne remplace un métier et rien ne remplace la maternité ! « Gagner sa vie, en soi ce n’est pas un but ; mais par là seulement on atteint une solide autonomie intérieure », écrit Simone de Beauvoir dans La Force de l’âge. Cela dit, il nous faut analyser de plus près les pensées de l’auteur concernant le mariage et la maternité. Elle s’est toujours méfiée des institutions qui cachent souvent mal une part importante d’hypocrisies. Ce n’est pas le mariage en soi qui lui répugne, c’est l’institution du mariage sous le couvert de laquelle ont lieu tant de bassesses, vivotent tant d’amours éteintes. Quand Simone de Beauvoir a écrit dans Le Deuxième Sexe que « le principe du mariage est obscène », elle s’en prenait en fait vigoureusement aux dangers d’une institution où droits et devoirs, convenances et façade remplacent si souvent hélas l’échange véritable de l’amour répondant à un élan spontané. Ce faisant, Simone de Beauvoir rappelle un peu la question que Jésus posait à propos du sabbat et qui l’était indirectement alors de toute institution : le mariage est-il fait pour l’homme ou l’homme pour le mariage ? Il est vrai qu’il existe encore des familles où l’on regarde avec des yeux offusqués quiconque ose parler de « mariage d’amour », comme si une telle expression était une grossièreté blasphématoire. La « consigne » de l’amour conjugal invite, selon Simone de Beauvoir, à tous les « mensonges ». Le sentiment est libre s’il est vécu sans peur ni contrainte. « Liberté ne signifie pas caprice : un sentiment est un engagement qui dépasse l’instant », précise Simone de Beauvoir, dont les exigences ont échappé à plus d’un lecteur. C’est au nom de la très haute opinion qu’elle a du couple que Simone de Beauvoir condamne une certaine forme de la vie conjugale, refusant en fait par son attitude toute solution de facilité. Un des derniers livres de Simone de Beauvoir paru en décembre , La Femme rompue, se conclut par un récit où l’auteur analyse, à travers le journal intime de son héroïne, le problème du couple. Ces pages sont décisives. Elles nous montrent avec finesse et perspicacité le dramatique échec d’une union. Ce texte n’appartient pas à l’ordre de la démonstration,
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mais à celui de la description ; Simone de Beauvoir cherche ici à souligner le danger réel qu’il y a pour une femme à construire sa vie sur le seul mariage et à miser uniquement, en quelque sorte, sur une fidélité toujours susceptible, pour les raisons les plus diverses, d’être brisée un jour. L’auteur écrit du reste dans l’exergue qui précède ces pages : « La femme rompue est la victime stupéfaite de la vie qu’elle s’est choisie : une dépendance conjugale qui la laisse dépouillée de tout et de son être même quand l’amour lui est refusé. » Simone de Beauvoir a reconnu qu’il existait des couples parfaitement heureux, équilibrés, dans le cadre du mariage ; elle prétend toutefois qu’il y en a plus en dehors. Soutenir cela est de toute façon très difficilement vérifiable et passablement utopique. Ce qu’il nous faut retenir de la théorie de l’auteur, bien plus que les thèses elles-mêmes auxquelles tant d’hommes ont déjà répondu sur tous les tons et pas toujours les meilleurs, c’est son utilité : elle signale incontestablement un danger inhérent à toute institution et qu’il ne faut jamais oublier. Il n’en reste pas moins vrai pourtant que jusqu’à ce jour, aucun pays, pas plus l’URSS que la Chine, n’a remplacé le mariage par quelque chose de plus satisfaisant ; son caractère institutionnel reste, jusqu’à plus ample informé, un moindre mal et, à notre avis, le meilleur garant du respect de la femme. La pratique et la diffusion de l’amour libre généralisé et, pour ainsi dire, institutionnalisé risqueraient à leur tour de réduire rapidement la femme à l’état d’une chose ou d’une bête. Les malentendus provoqués par les pages de Simone de Beauvoir sur ce sujet ont suffisamment prouvé, malgré toutes ses précautions, que la majorité de ses lecteurs n’avaient pas du tout saisi les motivations profondes d’une théorie qui n’a que les apparences du laisser-aller. Il nous paraît de toute façon chimérique de vouloir imposer à tous une pratique qui, à bien des égards, est le fruit d’une expérience, d’un tempérament et d’un caractère particuliers à Simone de Beauvoir et à Jean-Paul Sartre. Le couple, car c’en est un, Sartre-Simone de Beauvoir est une incontestable réussite. Notre auteur du reste a plus d’une fois affirmé qu’elle y voyait une des plus belles entreprises de sa vie. Ce qui donne à ses yeux tant de prix à cette union fut son caractère de liberté que n’entrave aucune contrainte extérieure ; sa
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durée est fonction de l’amour et de la volonté, non d’une institution. Il n’en reste pas moins vrai que cette réussite est avant tout exceptionnelle. On la doit aux exigences réciproques de ces deux partenaires.Toutefois, ni la vie ni l’œuvre de Simone de Beauvoir n’encouragent à suivre ces deux compagnons de route sur la voie de l’amour libre prôné pourtant avec force dans Le Deuxième Sexe. Il s’agit maintenant de voir pourquoi. Un lecteur honnête de Simone de Beauvoir ne pourra se réclamer d’elle pour être le défenseur d’une quelconque licence sexuelle ; l’auteur n’a jamais en effet prêché cette dernière, encore qu’elle estime, dans La Force des choses, que dans ce domaine « le choix, les consentements, les refus ne doivent pas obéir à des institutions, des conventions, des intérêts ». Elle précise son point de vue dans Le Deuxième Sexe : « En France surtout on confond avec entêtement femme libre et femme facile, l’idée de facilité implique une absence de résistance et de contrôle, un manque, la négation même de la liberté. » En réfléchissant dans Une Mort très douce au cas de sa mère qui, à trente-cinq ans, délaissée déjà par son mari, connaissait alors les exigences de la chair sans plus jamais pouvoir les satisfaire, Simone de Beauvoir voit dans le mariage bourgeois « une institution contre nature ». Dans un tel cas, si un jugement devait être porté, nous le prononcerions plutôt contre le père de l’auteur qu’aucune institution ne saurait en l’occurrence excuser. S’il est vrai, comme le soutient Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe, que l’amour physique ne puisse justifier une existence ni recevoir aucune légitimation étrangère, est-il juste pour autant de prétendre qu’il ne doive par conséquent jouer en toute vie humaine qu’« un rôle épisodique et autonome », et doive demeurer avant tout libre ? Nous ne le croyons pas. Une telle attitude dévalue en fait l’amour physique en lui assignant un rôle superficiel qui lui enlève toute sa valeur d’engagement et de responsabilité. Puisqu’il faut appeler les choses par leur nom, nous dirons que l’on ne connaît pas une femme comme on boit une tasse de thé avec elle. L’amour corporel n’atteint sa plénitude, son épanouissement, sa vérité que dans une fidélité toujours nouvelle et dans une recherche difficile et incessamment reprise.Toute autre voie est celle de la facilité, des désillusions, des plaisirs rapides et sans conséquence.
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Simone de Beauvoir le sait bien pourtant, elle qui écrit dans La Force des choses que si son entente avec Sartre s’est maintenue malgré tout, « ce ne fut pas sans quelques pertes et fracas dont les autres firent les frais ». Cet aveu ne suffit-il pas à condamner l’égoïsme relatif qui semble se cacher, qu’on le veuille ou non, derrière toute théorie de l’amour libre ? D’autre part, ni l’échec du trio de L’Invitée, ni celui de l’amour entre Anne et Lewis dans Les Mandarins, ne sont très stimulants pour quiconque voudrait puiser dans l’œuvre de Simone de Beauvoir de bonnes raisons de pratiquer l’amour libre. En revenant à Paris, y retrouvant Robert après avoir abandonné Lewis aux ÉtatsUnis, Anne réalise l’ampleur du ravage dont elle est responsable et du désespoir laissé derrière elle : « Rien ne rachèterait jamais la désolation de ce matin : le mal que je lui faisais était inexpiable. » Peut-être Simone de Beauvoir nous répondra-t-elle que son œuvre, reflet approximatif sur ce point d’expériences personnelles, montre ainsi en réalité les difficultés dont est hérissée la voie coûteuse de l’amour libre qui n’a rien à voir avec une solution de facilité. En vérité, le groupe conjugal est l’expression la plus naturelle et la plus spontanée de l’amour qui suppose presque toujours, par la naissance d’un ou de plusieurs enfants, la création d’une famille stable sans laquelle, on le sait, aucune progéniture ne peut connaître d’épanouissement harmonieux. 000 Simone de Beauvoir reconnaît dans La Force de l’âge que le bonheur connu dans la rencontre de Sartre était si compact qu’aucune nouveauté, telle que la naissance d’un enfant, ne pouvait encore la séduire : « Un enfant n’eût pas resserré les liens qui nous unissaient Sartre et moi ; je ne souhaitais pas que l’existence de Sartre se reflétât et se prolongeât dans celle d’un autre : il se suffisait, il me suffisait. Et je me suffisais : je ne rêvais pas du tout de me retrouver dans une chair issue de moi. » Le point de vue avec lequel Simone de Beauvoir considère ici une éventuelle maternité ne va-t-il pas en quelque sorte à l’encontre de sa propre philosophie ? Car enfin n’est-ce vraiment qu’en regard d’euxmêmes, de leurs désirs, de leurs désagréments personnels, de leur confort, qu’un couple attaché à la philosophie existentialiste
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juge de l’opportunité ou de la non-opportunité de donner au monde une nouvelle créature ? Simone de Beauvoir avoue ensuite n’avoir eu que si peu d’affinités avec ses parents et avoir connu une telle aversion pour la vie de famille qu’il lui semblait alors que ses propres enfants ne pourraient à leur tour lui manifester qu’indifférence ou hostilité : « Aucun fantasme affectif ne m’incitait donc à la maternité. » Simone de Beauvoir d’autre part ne voyait aucune commune mesure entre la destinée d’une mère et celle d’un auteur : « Par la littérature, pensai-je, on justifie le monde en le créant à neuf, dans la pureté de l’imaginaire, et, du même coup, on sauve sa propre existence ; enfanter, c’est accroître vainement le nombre des êtres qui sont sur terre, sans justification. » Une telle déclaration peut surprendre sous la plume de Simone de Beauvoir. Sa philosophie ne nous a-t-elle pas appris que chaque être est une aventure unique avec laquelle l’humanité recommence pour ainsi dire à zéro ? Pourquoi présenter alors contradictoirement la maternité comme une morne répétition ? On pourrait à la rigueur comprendre que dans un univers privé de Dieu et de sens, la naissance d’un enfant puisse paraître absurde. Dans L’Âge de raison, Mathieu, le héros de Jean-Paul Sartre, exprime un tel sentiment : « Un gosse : une conscience de plus, une petite lumière affolée, qui volerait en rond, se cognerait aux murs et ne pourrait plus s’échapper. » Mais il ne faut pas oublier que la philosophie existentialiste nous a précisément enseigné qu’il appartient à chaque individu de prendre ses responsabilités et de donner lui-même un sens au monde dans lequel il se trouve jeté malgré lui. Il nous semble par conséquent qu’il nous faut trouver, d’une part dans un caractère peu séduit par l’idée de la maternité et d’autre part dans une relation affective désenchantée avec ses parents, la source d’un choix qui ne fut en fin de compte qu’une inclination naturelle. Simone de Beauvoir n’écrit-elle pas dans La Force de l’âge : « Je n’ai pas eu l’impression de refuser la maternité ; elle n’était pas mon lot. » ?
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La démonstration de l’auteur nous semble plus convaincante quand, dans Le Deuxième Sexe, elle défend l’idée d’une maternité responsable. Si, par la maternité, la femme accomplit intégralement sa destinée physiologique, encore faut-il qu’elle le fasse librement et puisse assumer cette vocation que Simone de Beauvoir appelle « naturelle ». Une telle position, elle, s’accorde pleinement avec sa morale de la volonté. Il est vrai qu’une femme, pour le bien même de ses enfants, doit se trouver dans une situation psychologique, morale et matérielle qui lui permette de supporter les charges de la maternité et de les accepter. Aussi Simone de Beauvoir se défend-elle dans La Force des choses d’avoir attaqué la maternité ; elle a voulu avec raison, croyonsnous, que la femme vécût le sentiment maternel et l’amour « en vérité et librement, alors que souvent ils lui servent d’alibi et qu’elle s’y aliène, au point que l’aliénation demeure, le cœur s’étant tari ». La chrétienté, dans son ensemble, accepte du reste le principe du contrôle des naissances ; l’Église catholique romaine, à l’inverse du protestantisme, en repousse certaines formes qui lui paraissent anti-naturelles. Il ne nous appartient pas, croyons-nous, de condamner les liens illégitimes qui unissent Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, de juger le choix qu’a fait notre auteur en refusant en toute liberté la maternité qu’elle n’a du reste jamais véritablement désirée. C’est son droit le plus strict. Sans nourrir aucune prévention contre la maternité, disons que Simone de Beauvoir est restée tout à fait étrangère à l’amour qui peut unir une mère et son bébé, quand bien même l’enfance et l’adolescence jouent-elles un rôle important dans plusieurs pages de son œuvre 14 ; ce rôle cependant a toujours été d’ordre plus intellectuel qu’affectif. Qu’il suffise, pour conclure, de rendre la parole à Simone de Beauvoir, qui écrit dans La Force de l’âge en parlant d’elle et de Sartre avec une sincérité désarmante où elle reconnaît leurs faiblesses : « Non seulement nous étions comme tous les bourgeois, protégés du besoin, et, comme tous les fonctionnaires, de l’insécurité, mais nous n’avions pas d’enfants, pas de famille, pas de responsabilités : des elfes. » 14
Cf. en particulier le personnage de Catherine dans Les Belles Images.
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Choisir la vie, c’est toujours choisir l’avenir. Sans cet élan qui nous porte en avant nous ne serions rien de plus qu’une moisissure à la surface de la Terre. Les Bouches inutiles.
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L’œuvre de Simone de Beauvoir n’est pas précisément riante ; elle n’est pas pour autant désespérée. Elle a son visage propre : celui du sérieux et de la gravité. La souffrance et le mal sont trop présents à l’esprit de notre auteur pour qu’elle se contente de nous donner une image édulcorée de la condition humaine. À certaines déclarations ou images confiantes et heureuses de l’œuvre de Simone de Beauvoir, il est aisé d’en opposer d’autres plus tristes et plus sombres. Blomart, dans Le Sang des autres, rappelle même à deux reprises, par ses propos, la doctrine du péché originel ; s’il est une réalité qu’aucun existentialiste n’a jamais niée de Kierkegaard à Jean-Paul Sartre, c’est bien celle du mal. Le héros affirme ainsi : « À présent, j’avais tout à fait compris ; j’étais en faute à jamais, depuis ma naissance et par delà ma mort. » Ou encore : « C’était trop tard, tout était fini. Parce que j’ai voulu me garder pur alors qu’elle était installée en moi, mêlée à ma chair, à mon souffle, la pourriture originelle. » Le thème du remords tient une place de choix dans l’œuvre de Simone de Beauvoir ; il est frappant de voir combien ce mot revient souvent sous sa plume, dans Le Sang des autres en particulier. En découvrant sa responsabilité et sa liberté, l’homme découvre du même coup sa culpabilité, comme le montre déjà le mythe antique, mais combien actuel, de la Genèse. Simone de Beauvoir ne croit pas à une nature humaine, mais cela ne l’empêche pas d’affirmer une solidarité des hommes, leur responsabilité commune dans le mal comme dans le bien. Le roman du Sang des autres illustre plus que tout autre cette vérité ; il suffit du reste de rappeler la citation de Dostoïevski qui l’introduit : « Chacun est responsable de tout devant tous. » En refusant les masques de l’indifférence, les travestis de l’illusion et les verts paradis rousseauistes, Simone de Beauvoir n’a pas voulu
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désespérer son lecteur, mais lui offrir des raisons de vivre pour contribuer à changer le monde qui est le nôtre, que nous le voulions ou non. Si la guerre joue un rôle de premier plan dans les romans de Simone de Beauvoir, c’est qu’elle a joué un rôle important dans sa vie. 000 L’optimisme foncier de Simone de Beauvoir et cette passion qu’elle a toujours eue de tout voir sans tricher se manifestent principalement dans son amour des voyages. « Jadis, en Limousin, au long des chemins creux, je m’étais raconté qu’un jour je parcourrais la France, peut-être le monde, sans manquer une prairie ni un bosquet », écrit-elle dans La Force de l’âge. Elle a, dans une large mesure, réalisé le vœu de son enfance en visitant avec une patiente minutie les États-Unis, Cuba, la Chine, le Japon, l’URSS, la Turquie, le Mexique, le Brésil, une immense partie de l’Afrique, quasiment toute l’Europe.Voyager avait toujours été un de ses désirs les plus ardents. En ne recherchant pas seulement l’âme des villes ainsi traversées dans les musées et leur passé, mais aussi dans leur présent brûlant d’une actualité sociale et politique, Simone de Beauvoir a voulu approfondir sa connaissance de l’homme. À bien des égards, une telle exigence rappelle celle d’André Gide. En sillonnant le monde, Simone de Beauvoir n’a-t-elle pas pris sa revanche sur l’adolescente claquemurée des Mémoires d’une jeune fille rangée et retrouvé la haine fameuse des familles et foyers clos de l’auteur des Nourritures terrestres ? L’écolière des Mémoires d’une jeune fille rangée, qui feuilletait frénétiquement son atlas et connaissait alors cette « extase géographique » qui ne la quittera plus, s’enchantait déjà des planches coloriées d’un livre à l’image d’un monde merveilleux. Retrouver avec ses propres yeux ce que l’on avait déchiffré sur une carte, n’est-ce pas connaître un ravissement unique en son genre où l’idée rejoint enfin une réalité tangible ? Avide de s’instruire, Simone de Beauvoir parcourait ses manuels scolaires comme des continents : « Quand j’ouvrais mes livres d’anglais, il me semblait partir en voyage, je les étudiais avec un zèle passionné. »
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Que ce soit en visitant les galeries du Louvre et réalisant ainsi son premier « grand voyage » qui la conduisit d’Assyrie en Égypte et d’Égypte en Grèce, ou en suivant au hasard les allées du parc de Meyrignac, Simone de Beauvoir échappait à l’atmosphère étouffante d’une famille murée dans ses principes ; elle faisait ainsi l’apprentissage tout existentiel de la liberté : « Chez ma tante, comme chez grand-père, on me laissait courir en liberté sur les pelouses, et je pouvais toucher à tout. Grattant le sol, pétrissant la boue, froissant feuilles et corolles, polissant les marrons d’Inde, éclatant sous mon talon des cosses gonflées de vent, j’apprenais ce que n’enseignent ni les livres ni l’autorité. J’apprenais le bouton d’or et le trèfle, le phlox sucré, le bleu fluorescent des volubilis, le papillon, la bête à bon Dieu, le ver luisant, la rosée, les toiles d’araignée et les fils de la vierge ; j’apprenais que le rouge du houx est plus rouge que celui du laurier-cerise ou du sorbier, que l’automne dore les pêches et cuivre les feuillages, que le soleil monte et descend dans le ciel sans qu’on le voie jamais bouger. Le foisonnement des couleurs, des odeurs m’exaltait. Partout, dans l’eau verte des pêcheries, dans la houle des prairies, sous les fougères qui coupent, au creux des taillis se cachaient des trésors que je brûlais de découvrir. » Aucun lecteur ne peut rester insensible à de telles descriptions et oublier les premières escapades de cette opiniâtre voyageuse dont les pas nous ramènent plus d’une fois et insensiblement au cœur de notre propre enfance. Ainsi le veut son exceptionnel pouvoir d’évocation. Elle partait d’ordinaire se promener avec sa sœur : « Nous griffant les jambes aux ajoncs, les bras aux ronces, nous explorions à des kilomètres à la ronde les châtaigneraies, les champs, les landes. Nous faisions de grandes découvertes : des étangs ; une cascade ; au milieu d’une bruyère, des blocs de granit gris que nous escaladions pour apercevoir au loin la ligne bleue des Monédières. En chemin, nous goûtions aux noisettes et aux mûres des haies, aux arbouses, aux cornouilles, aux baies acides de l’épine-vinette ; nous essayions les pommes de tous les pommiers ; nous nous gardions de sucer le lait des euphorbes et de toucher à ces beaux épis couleur de minium qui portent altièrement le nom énigmatique de Sceau de Salomon. Étourdies par l’odeur du regain fraîchement coupé, par l’odeur des
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chèvrefeuilles, par l’odeur des blés noirs en fleur, nous nous couchions sur la mousse ou sur l’herbe, et nous lisions. Parfois aussi, je passais l’après-midi, seule, dans le parc paysagé, et je me soûlais de lecture tout en regardant s’allonger les ombres et voleter les papillons. » Simone de Beauvoir penchée à la portière d’un train pour offrir son visage au vent et au soleil s’était juré jadis de ne jamais ressembler à ces voyageurs aveugles et sourds entassés dans la chaleur absurde des compartiments. Elle a tenu sa promesse. En rencontrant plus tard l’étudiant affranchi et insoumis qu’était Jean-Paul Sartre, elle ne fera que répondre à l’appel du large qui depuis si longtemps hantait ses espérances et sa vie, se lancer sur ces Chemins de la liberté dont toute une œuvre se fera bientôt l’écho : « Avec le romantisme de l’époque et de ses vingt-trois ans, il rêvait à de grands voyages : à Constantinople, il fraterniserait avec les débardeurs ; il se soûlerait, dans les bas-fonds, avec les souteneurs ; il ferait le tour du globe et ni les parias des Indes, ni les popes du mont Athos, ni les pêcheurs de Terre-Neuve n’auraient de secrets pour lui. Il ne s’enracinerait nulle part, il ne s’encombrerait d’aucune possession non pour se garder vainement disponible, mais afin de témoigner de tout », se souvientelle dans les Mémoires d’une jeune fille rangée.Voyager fut ainsi, pour Simone de Beauvoir et pour Sartre, partir à la conquête de l’homme, le découvrir là où il est dans ses ombres et ses lumières, refuser la tentation de l’enracinement bourgeois tout comme la perpétuelle disponibilité gidienne, choisir la voie de l’engagement et de la vérité, annexer à leurs univers personnels quelque chose d’inédit, sortir de leur peau de sédentaires ignorants pour enfin véritablement s’incarner et connaître. 000 L’homme, nous l’avons vu, est, selon Simone de Beauvoir, mouvement vers l’autre et vers l’avenir, projet perpétuel, refus de l’êtrelà, de l’immanence et de l’indifférence des choses inanimées ; il est dépassement et transcendance. Le voyageur, plus que tout autre, réalise la vérité profonde qui se cache dans cette vision des êtres ; une telle conception rejoint du reste une réalité de toujours : la vie n’est pas une donnée immobile, mais une entreprise
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de chaque jour, de chaque heure. En se jetant dans le monde, l’homme se lance vers l’avenir ; ce mot revêt une grande importance dans l’œuvre de notre auteur. Ce n’est pas un hasard s’il se trouve aussi bien à la dernière page de L’Amérique au jour le jour et de La Femme rompue qu’à la dernière ligne de son essai sur la Chine au titre symbolique : La Longue Marche ; elle y écrit par exemple – les citations pourraient se multiplier – : « J’ai compris qu’en Chine, plus que partout ailleurs, il y a une erreur à éviter : c’est de juger les choses comme si elles étaient arrêtées. Dans ce pays qui ne cesse pas de bouger, le présent tire son sens du passé qu’il dépasse, de l’avenir qu’il annonce. » Ou ailleurs : « Une vie confinée dans un présent amer, sans prise sur le lendemain, ne mérite pas d’être appelée humaine. Le premier bienfait du régime – ses pires détracteurs en conviennent – c’est qu’il a donné à la société chinoise stabilité et sécurité ; par là, il a restitué à l’existence des Chinois la dimension qui lui manquait : ils possèdent un avenir ; ils ne sont plus jouets d’une fatalité : quelque chose est à faire. » Quiconque est attentif au présent et à l’avenir éprouve alors très fortement aussi le temps qui passe irrémédiablement. C’est ce sentiment poussé au paroxysme chez notre auteur qui nous l’a tout de suite rendue si proche ; cette conscience incessante d’un vieillissement invincible de tout ce qui nous entoure et de notre propre existence constitue la principale obsession de Simone de Beauvoir ; rares sont ceux qui éprouvent aussi intensément la fuite du temps, mais il en est qui ne peuvent oublier le tragique et irréversible écoulement des jours et des heures. Cette dialectique perpétuelle qui se joue, à travers l’instant, entre le passé et le futur donne à toute l’œuvre et à toute la vie de Simone de Beauvoir leur respiration profonde. La hantise du temps écoulé, de l’heure qui s’en va, l’horreur de cette mort inévitable qui nous marque peu à peu et de cette déchéance qui nous gagne malgré tout et malgré nous, telle est la contrepartie nécessaire de l’amour intense porté à la vie, à chacun de ses aspects, de ses moments. Pour l’athée, comme pour le chrétien, chaque pas en est à la fois un de plus et un de moins. Simone de Beauvoir n’en a pas moins connu dans sa vie une étrange permanence, d’autant plus frappante que sa conscience du devenir était plus grande et
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ses voyages plus lointains ; avec Paris et le quartier de SaintGermain-des-Prés, avec Jean-Paul Sartre, une unité et une continuité incontestables cernent sa vie entière. Simone de Beauvoir a su pourtant, plus que tout autre, que les choses se cassent, que les amitiés se brisent, que les absolus de l’instant ou des passions se volatilisent 15. En vieillissant, Simone de Beauvoir a, par la force des choses que ses Mémoires évoquent, vécu bien des désillusions et surtout connu un rapport tout nouveau avec le temps ; au fur et à mesure qu’elle avançait en âge, son avenir se rétrécissait en effet comme une peau de chagrin. En écrivant ses Mémoires, l’auteur se replonge dans une vie qui lui paraît subitement presque entièrement derrière elle ; elle savait du reste qu’il en serait un jour ainsi. Elle perd peu à peu la notion du présent et presque totalement celle du futur qui, de jour en jour, devient plus improbable pour elle. Les jeux sont faits. « J’ai vécu tendue vers l’avenir et, maintenant, je me récapitule, au passé : on dirait que le présent a été escamoté », écrit-elle dans La Force des choses. Simone de Beauvoir n’a plus d’avenir à construire, ne projette plus de posséder le monde, ne connaît plus le saisissement de la nouveauté. Tout cela est fait, passé ou presque. Certes jamais, elle en convient, elle ne subira passivement son existence tant que cette passion d’écrire qui est la sienne ne l’aura pas quittée et la poussera toujours encore en avant vers d’autres rivages, d’autres temps, d’autres lecteurs. Elle note à ce propos que la création littéraire est « aventure, elle est jeunesse et liberté ». La nostalgie bien compréhensible qui se dégage alors de La Force des choses n’a rien d’étonnant ou de scandaleux ; il serait simplement malhonnête de l’assimiler au désespoir. Simone de Beauvoir remarque même qu’elle n’a « plus guère envie de voyager sur cette terre privée de ses merveilles », mais c’est aussitôt pour ajouter qu’elle aimerait bien « savoir la suite de notre histoire » et préciser qu’à travers les jeunes que nous sommes, le mot « avenir » garde pour elle tout son sens. Il y a là plus que de la résignation : l’oubli de soi. 15
Cf. à ce sujet l’entretien de Simone de Beauvoir avec Jeanson dans Simone de Beauvoir ou l’entreprise de vivre, op. cit., p. 290, et celui avec Madeleine Gobeil dans l’essai de Serge Julienne-Caffié, Simone de Beauvoir, op. cit., pp. 212ss.
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Vieillir n’est pas une entreprise facile et Simone de Beauvoir, pareille à ses héroïnes, ne se soumet pas sans révolte au destin qui la frappe elle aussi. « À quarante ans, j’ai pensé : Au fond du miroir la vieillesse te guette, et c’est fatal, elle m’aura. Elle m’a. » Elle découvre dans la glace des poches en dessous de ses yeux, sa face « trop pleine », « cet air de tristesse », que lui donnent ses rides autour de la bouche ; elle contemple sans joie cette tête où une vérole s’est mise dont elle ne guérira jamais et qui infecte aussi son cœur. Sa mort a déjà commencé. Une certaine indifférence, contre laquelle elle a pourtant toujours combattu, la gagne et nous ne sommes pas surpris de rencontrer alors ce mot sous sa plume. Le lecteur d’André Gide trouve aussi dans son dernier livre, Ainsi soit-il ou les jeux sont faits, un vieillard aux yeux ternes et aux traits bien différents de ceux de l’adolescent fervent et débordant de joie de naguère : « Ah ! par exemple, il importe que je ne me rencontre pas dans un miroir : ces yeux pochés, ces joues creuses, ces traits ravagés, ce regard éteint… je suis à faire peur et cela me fiche un cafard atroce. » En outre, la réalité de ce monde ne correspond plus aux espoirs nourris par Gide autrefois ; sa joie naturelle devient artificielle face à la désolation d’une terre déchirée par deux guerres mondiales ; une cruelle et douloureuse lucidité ouvre ses yeux à un univers désenchanté : « À partir d’un certain âge, il m’a semblé que je quittais mon rôle. Mon optimisme devenait guindé, ou bien il battait en retraite. Il me fallait bien reconnaître que l’aspect du monde ne le justifiait guère et que je ne parvenais à le maintenir qu’en cessant de regarder ailleurs qu’en moi. De la désolation partout ; et pas moyen d’en sortir que par une sorte d’égoïsme qui me dégoûtait : “Moi du moins, je…” ou par ce que les catholiques appelaient : la Foi, contre quoi protestait ma raison. Avais-je donc partie liée avec toute la misère du monde ? Je manquais effroyablement de ce cynisme qu’il eût fallu pour m’en distraire. Mon humeur m’entraînait naturellement vers la joie, il est vrai ; mais pour maintenir en moi celle-ci, force eût été d’ignorer ou d’oublier trop de choses. » Ces lignes pourraient être signées par Simone de Beauvoir et constituer une conclusion de La Force des choses ; il est surprenant de constater la très grande similitude des
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sentiments exprimés et éprouvés par ces deux auteurs avançant, sans désespoir mais sans espoir non plus, vers la mort ; nous avons déjà signalé d’ailleurs l’irrécusable parenté de leurs jeunesses écoulées toutes deux au cœur de familles bourgeoises, pieuses, d’une nature d’abord éperdument aimée et plus ou moins repoussée par la suite. Simone de Beauvoir apprend à dire : « Jamais plus ». Définitivement finis les aventures du passé et les projets d’avenir, les amours nouvelles et les voyages chargés de promesses. Chacun connaît les dernières lignes de La Force des choses, cette conclusion si souvent incomprise 16 : « Je revois la haie de noisetiers que le vent bousculait et les promesses dont j’affolais mon cœur quand je contemplais cette mine d’or à mes pieds, toute ma vie à vivre. Elles ont été tenues. Cependant, tournant un regard incrédule vers cette crédule adolescente, je mesure avec stupeur à quel point j’ai été flouée. » Que faut-il déchiffrer dans cette ultime confidence ? Une certaine détresse, un certain reproche, ou un aveu de faillite, un échec ?Tout simplement d’abord une vérité et ce refus de l’indifférence qui est le fil conducteur de toute une œuvre. En commentant ce texte final de La Force des choses, plus d’un critique a oublié ou ignoré qu’il évoque un passage très précis qui se trouve au cœur du premier tome des Mémoires et que nous tenons à rappeler ici ; Simone de Beauvoir écrivit en effet dans les Mémoires d’une jeune fille rangée : « Les nuages, au fond de l’étang, se teintaient de rose ; je me levais, mais je ne me décidais pas à partir ; je m’adossais à la haie des noisetiers ; la brise du soir caressait les fusains, elle me frôlait, me souffletait, et je m’abandonnais à sa douceur, à sa violence. Les noisetiers murmuraient et je comprenais leur oracle ; j’étais attendue par moimême. Ruisselante de lumière, le monde couché à mes pieds comme un grand animal familier, je souriais à l’adolescente qui demain mourrait et ressusciterait dans ma gloire : aucune vie, aucun instant d’aucune vie ne saurait tenir les promesses dont j’affolais mon cœur crédule. » 16
Simone de Beauvoir met les choses au point et s’explique dans les deux entretiens déjà signalés, cf. Francis Jeanson, Simone de Beauvoir ou l’entreprise de vivre, op. cit., pp. 269-276, et Serge Julienne-Caffié, Simone de Beauvoir, op. cit., pp. 214-217.
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Plus d’une fois dans ses livres, Simone de Beauvoir a déjà manifesté des sentiments tout à fait identiques à ceux exprimés par la conclusion de La Force des choses. Il serait faux par conséquent d’y voir une sorte de testament aussi imprévu que définitif ; elle ne constitue pas un bilan, mais une impression passagère, déjà dépassée du reste comme en témoignent les nombreuses déclarations de l’auteur au sujet de ces lignes ; de toute façon, Simone de Beauvoir travaille à d’autres œuvres et n’a pas encore dit son dernier mot. Plus d’un critique trop imprudent et pressé lui a vainement coupé la parole. La publication de La Femme rompue en décembre , dont la première partie intitulée « L’âge de discrétion » est entièrement consacrée au problème de la mort et du vieillissement, nous fait entendre la voix d’une femme brisée par les ans et prisonnière d’une situation sans issue : « Tout de même c’est vrai que ça existe la vieillesse, ai-je dit. Et ce n’est pas drôle de se dire qu’on est fini. » Tout au long de ces pages, l’héroïne bute, comme l’écrit Simone de Beauvoir dans l’exergue qui précède ce récit, « contre une inéluctable fatalité, celle de l’âge ». Peut-être certains s’empareront-ils de ce livre pour justifier la thèse couramment défendue selon laquelle Simone de Beauvoir, ayant durant toute sa vie misé sur le vide, se verrait aujourd’hui acculée au pessimisme le plus sombre. Un tel jugement nous paraîtrait tout à fait injuste. Premièrement, la femme de ce récit ne saurait être confondue avec Simone de Beauvoir elle-même ; deuxièmement, l’auteur ne propose ici aucune leçon, aucune thèse, aucune moralité : Simone de Beauvoir évoque une destinée qui n’est pas à proprement parler la sienne, une expérience à laquelle elle a simplement participé ; enfin, la conclusion de cette nouvelle apparemment désespérée, parce qu’elle peint la vieillesse à laquelle nul ne peut échapper, s’avère singulièrement positive. Une succession de points d’interrogation permet encore à l’avenir d’exister et nous montre que l’héroïne surmonte déjà son désespoir par une prise de conscience lucide et volontaire qui se termine par ce mot : « Espérons ». Mais ce qui nous paraît le plus important, c’est qu’après avoir souligné avec un réalisme sans concession l’horreur de la vieillesse, la dernière page de ce texte aboutit à une affirmation victorieuse et seule
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véritablement salvatrice en l’occurrence : celle de la sympathie ; le nous solidariste se substitue au je individualiste ; une espérance pure de toute illusion, mais réelle tout de même, renaît : « L’angoisse de vieillir me reprendrait-elle ? Ne pas regarder trop loin. Au loin c’étaient les horreurs de la mort et des adieux ; c’étaient les râteliers, les sciatiques, les infirmités, la stérilité mentale, la solitude dans un monde étranger que nous ne comprendrons plus et qui continuera sa course sans nous. Réussiraije à ne pas lever les yeux vers ces horizons ? Ou apprendrai-je à les apercevoir sans épouvante ? Nous sommes ensemble, c’est notre chance. Nous nous aiderons à vivre cette dernière aventure dont nous ne reviendrons pas. » Chaque départ, chaque souvenir a toujours représenté pour notre auteur une petite mort, un arrachement sans espoir de retour. N’écrit-elle pas dans L’Amérique au jour le jour plus de quinze ans avant le dernier tome de ses Mémoires ces mots révélateurs et quasiment prophétiques, où personne pourtant n’a lu un constat de faillite : « Dans le train qui, le soir, nous reconduit à Williams, j’ai au cœur un sentiment incertain qui hésite entre le triomphe et le regret. C’est fait : j’ai vu le Grand Canyon. L’espoir chatoyant si longtemps caressé s’est changé en un passé défini. Au terme de mon attente, on m’a donné un souvenir de plus, rien qu’un souvenir. Je pense avec satisfaction : j’ai fait ce que je souhaitais faire. Mais c’est une satisfaction ambiguë, du genre de celle que peut éprouver à son lit de mort le sage quand il se dit pour se consoler de mourir : J’ai bien vécu. » Pas plus qu’il ne faut ignorer l’aspect positif du « elles ont été tenues », il ne faut sous-estimer le côté un peu littéraire des derniers mots des Mémoires : « J’ai été flouée » ; cela sonnait bien. Écrite à un moment précis, cette page doit en outre être replacée dans un cadre déterminé lui aussi : celui de la souffrance. C’est là que nous retrouvons du reste les pensées d’André Gide que nous avons citées plus haut. Simone de Beauvoir a été écœurée par deux guerres, celle de , celle d’Algérie ; le témoignage et la protestation, dont le livre consacré à Djamila Boupacha se fait l’écho, restent la preuve vivante d’une très profonde tristesse. Cet essai qui nous révèle l’horreur et l’ampleur de la torture pratiquée en Algérie fut publié en collaboration avec Gisèle Halimi.
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En rédigeant la dernière page des Mémoires, Simone de Beauvoir mesure son étonnement en évoquant les espérances fallacieuses de son adolescence. Qui, dans son entourage et son univers protégé, lui avait alors parlé franchement de la monstruosité de la guerre, des trahisons, de la mort, de nos inévitables complicités avec le meurtre ? Oui, les promesses ont été tenues, mais leur réalisation n’ont rien de commun dans la relativité floue de l’existence avec l’absolu pur et sans tache dont tout enfant auréole chacune de ses espérances. Une promesse contient toujours plus que sa réalisation. 000
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C’est à tort que certains ont vu dans l’existentialisme une philosophie désespérée. En reconnaissant la liberté humaine, Simone de Beauvoir nous dévoile des raisons de vivre et jette les bases d’une morale de la volonté. Nous avons vu en effet que la liberté est cette terre féconde où s’enracinent toutes les significations et toutes les valeurs sans lesquelles notre existence serait absurde. Le monde ne possède pas de justification toute faite, mais il appartient à l’homme de donner un sens par ses entreprises à ce qui l’entoure et, par là, à lui-même. Simone de Beauvoir refuse toute solution nihiliste de l’existence. On a prétendu que l’existentialisme athée ignorait la grandeur de l’homme pour n’en retenir que la bassesse. Nous avons essayé de montrer combien ce point de vue défigure les faits. L’œuvre entière de notre auteur s’attache à dépeindre l’homme dans sa vérité : ni ange ni bête. Cette doctrine ne nie pas l’amitié et l’amour, la fraternité sous toutes ses formes, mais nous montre que les chemins de la liberté ne sont pas ceux de la facilité. Elle refuse à la fois le mirage de certaines idéologies et la tentation du pessimisme. L’homme sans Dieu est maître de son destin, encore faut-il qu’il assume sa liberté et la veuille ; c’est bien là plutôt ce que nous appellerions un optimisme. Le lecteur qui rejette cette morale exigeante lui préfère en réalité souvent un pessimisme confortable qui ne laisse pas de place à l’espoir, c’est-à-dire à l’action. Les déterminismes soulagent l’homme du fardeau de sa responsabilité. L’existentialisme en remettant entre nos mains le sort de notre vie vient troubler ce repos ; comme
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l’écrit Simone de Beauvoir dans L’Existentialisme et la sagesse des nations, « si l’existentialisme inquiète, ce n’est pas parce qu’il désespère l’homme, mais parce qu’il réclame de lui une tension constante ». En refusant toutes les consolations, aussi bien celles de l’au-delà que celles de la résignation, cette philosophie de l’action créatrice fait confiance à l’homme. Le thème de la misère humaine n’a rien de nouveau du reste. Quiconque aura lu Augustin d’Hippone, Pascal ou Calvin sait à quoi s’en tenir sur ce sujet. « Toute une tradition chrétienne s’est attachée pendant des siècles à pénétrer l’homme du sentiment de son abjection ; il est vrai que pour le croyant, le péché originel qui pourrit la nature humaine peut être racheté avec le secours de la grâce », écrit encore Simone de Beauvoir dans le livre cité plus haut. Il faut constater hélas que parmi les chrétiens qui vont répétant sans cesse que le cœur de l’homme est plein d’ordures, il en est beaucoup qui ne semblent pas se soucier tellement du secours de l’Esprit. Nier sur le plan naturel toute innocence et toute vertu, convaincre l’homme de sa totale impuissance revient en fin de compte à le condamner à un immobilisme coupable et commode. Reconnaître, face à Dieu et aux hommes, notre finitude, la faiblesse dérisoire de nos moyens, de nos outils, c’est simultanément reconnaître la grandeur démesurée et la beauté exaltante de la tâche qui nous est confiée, qui nous élève au-dessus de nous-mêmes, nous force à un dépassement et nous fait, en Christ, découvrir et trouver l’Éternel au cœur de l’instant éphémère ou de notre humanité déchirée et précaire. Il ne s’agit pas pour nous d’accepter ou refuser purement et simplement ce monde, mais de le choisir dans un effort purificateur et créateur qui nous associe à l’œuvre divine dans un univers encore en chantier, mais destiné tout entier par le Christ aux promesses de l’Éternité et aux grands bouleversements de la foi et de la charité. Répondre à l’appel de Dieu, c’est recevoir et réaliser notre vocation terrestre, sans rien refuser du présent, pour tout consacrer et non pas sacrifier au futur. Il n’est pas un seul de nos compagnons de route, un seul paysage de notre vie qui ne puisse devenir pour nous la source et l’objet à la fois d’un élan généreux, d’un attachement profond. L’existence du
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chrétien ici-bas, toute tournée vers l’Éternel, ne saurait se passer d’un étrange amour accordé aux êtres et aux choses dans ce qu’ils ont de plus fragile et de plus passager. Le chrétien recherche, à travers les grandeurs et misères humaines, le Royaume de Dieu, la transfiguration réelle de l’homme et de la terre. On ne réfutera la thèse de l’athéisme, à savoir que la religion est l’opium du peuple, qu’à condition que les ouvriers du christianisme ne s’en servent jamais comme d’un instrument d’exploitation au service d’intérêts particuliers. La déchéance originelle ne saurait tout excuser ou justifier. Seul un christianisme purifié, approfondi, prenant conscience de ses responsabilités d’ordre culturel et social pourra vaincre ou convaincre l’esprit antichrétien. C’est la force de l’existentialisme athée de Simone de Beauvoir de nous rappeler ainsi à notre vocation créatrice. En quittant l’œuvre de cette femme-écrivain, nous emportons avec nous les parfums mélangés de la terre, un goût de vie et de mort, les échos d’une voix qui ne nous quittera plus, laquelle nous redit chaque jour que la force des choses se confond en réalité avec les faiblesses de l’homme.
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Ce livre, a été mis en pages par Flandes Indiano Ltda à Santiago de Chile et achevé d’imprimer le octobre dans l’Union européenne à Mesnil-sur-l’Estrée (Eure, France) sur les presses numériques Book It ! de l’Imprimerie Nouvelle Firmin-Didot pour le compte de , .
isbn : 978-2-911087-70-7 • 10/09
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• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • PRÉFACE PAR RAPHAËL PICON
Laurent Gagnebin nous offre dans ces quatre ouvrages le récit d’une interrogation libre, sans faux-semblant, ni concession
À travers les quatre ouvrages ici rassemblés, l’athéisme nous interroge. L’athéisme nous interroge et non prioritairement l’inverse, aimerions-nous aussitôt ajouter. Car c’est bien l’athéisme, les convictions qui l’animent, sa raison d’être, ce qui fonde sa légitimité, qui « nous » interroge. Il nous met en question en appelant explicitement, ou en provoquant naturellement, une clarification de nos convictions théologiques. Ce n’est donc pas d’abord le penseur chrétien qui, fort de ses convictions, interroge l’athéisme et le met en demeure de s’expliquer et de se justifier, mais le contraire. Inversion de taille qui signifie que la théologie se construit dans l’ouverture, par la confrontation et à travers le dialogue. Ce n’est pas une fois construite en système que la théologie s’expose à la critique, c’est en se confrontant à celle-ci qu’elle s’élabore, en demeurant ainsi en recherche, ouverte aux questions inédites et aux aspirations encore balbutiantes. Mais cet athéisme qui nous interroge est aussi celui qui nous pose question, nous laisse parfois perplexes et suscite en nous l’envie de débattre et d’en découdre. La mise en question et en critique n’est pas à sens unique. Les quatre livres rassemblés ici en un seul volume racontent cette confrontation vivante où les différents partenaires de la conversation apparaissent transformés de manière créatrice au contact d’autrui. C’est ainsi, par exemple, que sous la plume de Gagnebin, l’athéisme apparaît comme une réalité complexe et résolument plurielle : celui d’un André Gide, d’un Albert Camus, d’un Jean-Paul Sartre, ou d’une Simone de Beauvoir, différents à plus d’un titre, déterminés qu’ils sont notamment par les origines religieuses dont ils sont l’émancipation.
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facile ; une mise en question radicale, stimulante et provocatrice, qui place chacun en demeure de s’expliquer sur ce qu’il pense, sur ce qu’il croit et ne croit pas. Quel est ce « nous » ainsi interrogé ? Un « nous », au pluriel assurément. Celui d’un étudiant en théologie, devenu pasteur et théologien protestant, Laurent Gagnebin. Celui du christianisme, de ses théologies, ses pratiques, sa culture, interrogé par un athéisme dont l’auteur souligne à juste titre le caractère éminemment construit, instruit et volontaire. Ni la foi ni son refus ne sont jamais acquis. Foi et athéisme se conquièrent et se recherchent pareillement, tous deux appellent raison et réflexion et demeurent en procès de signification et en quête de légitimité. Ce « nous » est enfin, plus largement encore, celui d’une société dans son ensemble, la nôtre, notre monde commun mis en question et en demeure de clarifier son propre rapport à l’existence, au réel, à la possibilité d’une transcendance, d’un Dieu. Confrontée à la question fondamentale de l’athéisme, celle de savoir si un monde et une existence peuvent tenir sans Dieu voire ne gagneraient pas à s’en affranchir, la pensée théologique est conduite à s’interroger sur la pertinence de son référent ultime : l’absolu, Dieu lui-même. C’est ce retour à l’essentiel de la pensée théologique que raconte cette confrontation à l’athéisme. Celle-ci restera centrale dans les œuvres de Gagnebin et constitue le cœur de sa pensée théologique et spirituelle. En témoignent notamment différents ouvrages du théologien : Silence de Dieu – Parole humaine, le problème de la démythologisation (L’Âge d’Homme, Lausanne, 1978, collection “Alethina”) ; Du Golgotha à Guernica : Foi et création artistique (Les Bergers et les Mages, Paris, 1987), essai consacré à Picasso ; Quel Dieu ? (L’Âge d’Homme, Lausanne, 1990, collection “Alethina”) ; Nicolas Berdiaeff ou de la destination créatrice de l’homme (L’Âge d’Homme, Lausanne, 1994) et encore et peut-être surtout : Christianisme spirituel et christianisme social, la prédication de Wilfred Monod (Genève, Labor et Fides, 1987), ouvrage majeur consacré à la pensée du pasteur Wilfred Monod, reprise sous l’angle de la problématique de l’aliénation religieuse. On sait que Gagnebin aurait voulu, dans la même per-
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spective, écrire un livre sur le cinéaste Buñuel, auquel il a consacré de nombreuses heures de cours à la Faculté de théologie protestante de Paris. Ces différents ouvrages ont en commun de défendre un agnosticisme que son auteur estime commun à des athées et des croyants unis dans un même « je crois » qui les dépossède de tout savoir : l’athée croit que Dieu n’existe pas, mais il ne le sait pas ; le chrétien croit que Dieu existe, mais il ne le sait pas.
• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • PRÉFACE PAR RAPHAËL PICON
Ce souci du dialogue et de la confrontation à la différence qui anime Gagnebin est, à bien des égards, constitutif du geste théologique lui-même. Car pour le christianisme, dire Dieu, c’est toujours aussi dire l’humain qui dit Dieu. Penser Dieu, c’est
L’athéisme n’est pas seulement chez Gagnebin ce qui donne du grain à moudre à des théologiens en manque de stimulation, il est ce qui purifie la foi chrétienne elle-même. Et la confrontant à autre chose, l’athéisme relativise la foi dans ses énoncés dogmatiques et ses pratiques ; il la libère ainsi de l’esprit d’orthodoxie qui trop souvent l’étrangle. En l’appelant à plus de justesse doctrinale, l’athéisme sauve aussi la foi de l’obscurantisme qui l’étouffe. En dénonçant ses chimères et ses faux dieux, il la renvoie à l’Évangile lui-même, par-delà les institutions chrétiennes et ecclésiales. Il y a bien en effet, comme le signale le titre d’un livre de Berdiaeff, la Dignité du christianisme et l’indignité des chrétiens. Ce dialogue avec l’athéisme est très tôt apparu chez Gagnebin comme une occasion de revenir aux sources même de l’Évangile, d’un Évangile libéré de ses carcans dogmatiques, celui d’un homme, Jésus le Christ, au service d’une existence à sauver, à rendre plus épanouie, à émanciper de ce qui l’aliène. Cet intérêt pour l’athéisme est ainsi étroitement lié à l’importance que l’auteur accorde depuis son premier livre, celui sur Gide, au christianisme social, c’est-à-dire à une prédication de la solidarité à l’égard de ceux qui ne sont rien, à un christianisme du combat pour la justice sociale, à une prédication du refus des aliénations et des résignations. D’une manière paradoxale, loin d’éloigner de la foi et de l’Évangile, la confrontation à l’athéisme est ce qui en rapproche…
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toujours aussi réfléchir aux modalités de cette pensée, à ce qui la provoque et à ce qu’elle-même entend provoquer. La théologie est toujours ainsi une anthropologie ; une réflexion qui met en corrélation quête de Dieu et quête de l’humain. Les deux ne sont-ils pas d’ailleurs toujours en recherche d’eux-mêmes ? Comme l’a souvent écrit Gagnebin, « avec », est le mot le plus important du christianisme. « Avec » est ce qui sauve de l’aliénation, de ce qui, étymologiquement, est sans lien, seul et isolé. « Avec », est l’histoire d’un christianisme incarné qui, loin de rejeter les « nourritures terrestres », s’en nourrit, et ose penser Dieu et l’humain dans ce qui les rend inséparables l’un de l’autre. « Joindre les mains, c’est rejoindre les autres », écrit Gagnebin. La formule est bien connue de ses lecteurs… Ces quatre livres constituent les « écrits de jeunesse » de Gagnebin. Nous les publions ici par ordre alphabétique d’auteur, mais André Gide nous interroge, fut le premier à être publié, et ce en 1961 (Cahiers de la Renaissance Vaudoise, Lausanne), Gagnebin a alors 22 ans. Albert Camus dans sa lumière, le sera en 1963 (Cahiers de la Renaissance Vaudoise, Lausanne). Paraîtra en 1968 Simone de Beauvoir ou le refus de l’indifférence (Fischbacher), puis, en 1972, Connaître Sartre (Éditions Resma-Centurion, réédité en livre de poche chez Marabout). L’auteur vouera toujours au commanditaire du premier de ces livres, l’éditeur suisse Bertil Galland, une reconnaissance sans faille pour son courage et cette inévitable prise de risque que constitue la publication d’un jeune inconnu. Écrits de jeunesse, ces ouvrages le sont en effet par l’audace qui pousse un étudiant à s’affronter à une telle série de monuments de la littérature et de la pensée. Ils le sont aussi à travers leur tonalité agréablement primesautière, ou par la passion fougueuse qui anime le souci de comprendre de son auteur. Les commentateurs de ses ouvrages ne s’y sont pas trompés, séduits qu’ils furent par ces écrits à la fois simples et profonds : un style qui restera la marque de fabrique des livres ultérieurs de Gagnebin. C’est Gilbert Guisan, seul de tous ses professeurs que ce dernier aura véritablement admiré, alors recteur de l’université de Lausanne et professeur de littérature française à la Faculté des Lettres - où
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Gagnebin y suivit une année de cours avant de faire des études de théologie – qui préfacera l’ouvrage sur Gide en en soulignant la richesse, l’inventivité et la justesse de l’analyse. C’est Jacques Chessex, Prix Goncourt en 1973 pour l’Ogre, qui consacrera un bel article au même ouvrage sur Gide. Les livres sur Beauvoir et Sartre furent publiés du vivant de leurs « sujets » de référence et furent commentés par eux. Beauvoir écrira ainsi à Gagnebin, dans une lettre de juin 1975, « avec quel intérêt et quel plaisir Sartre a lu votre essai sur lui ». Elle préfacera aussi le livre que Gagnebin lui consacre et conclut cette préface par ces mots incomparables : « On me lira mieux vous ayant lu. »
• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • PRÉFACE PAR RAPHAËL PICON
Écrits de jeunesse, ils sont aussi des écrits d’avenir. Ils le furent pour l’auteur lui-même. Ce que nous écrivions sur l’importance que revêt pour Gagnebin la confrontation avec l’athéisme, dit bien que ses premières lignes publiées ont tracé le sillon de toute sa pensée théologique future. Livres d’avenir, en tant qu’ouvrages de théologie qui ouvrent de nouvelles perspectives, qui permettent de penser Dieu et la foi autrement, d’une manière originale et, à certains égards, inattendue. Le Dieu de Gagnebin, celui qui nous reconnaît et nous met en question, celui de l’ouverture aux autres et de la solidarité, de la liberté fraternelle et de l’amour libre, ce Dieu insoumis que rien ne
Il faut bien évidemment lire ces livres en les resituant dans le contexte de leur rédaction : celui de la Suisse et de la France des années 1960-1970. Les livres consacrés à Beauvoir, Camus, Sartre sont réédités tels quels. Seul le Gide a subi quelques retouches et deux coupures. Ce choix éditorial tient au fait que ces livres gagnent à être lus comme des textes contemporains, ou quasi contemporains, de leurs auteurs de référence. Ils restituent ce qui pouvait être pensé d’eux à leur époque. Les analyses ultérieures renouvelleront la lecture de ces quatre auteurs ; elles mettront en relief des aspects de leur pensée encore insoupçonnés et dissiperont peut-être certains malentendus. Datés, certes, – comme tout bon texte appartenant à son temps parce qu’il le marque et le raconte –, ces livres n’en restent pas moins actuels.
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saurait aliéner reste toujours et encore à retrouver et à méditer. La théologie de la culture qu’écrivent ces quatre livres constitue un témoignage saisissant de la geste théologique dans ce qu’elle peut avoir de plus généreux et de plus créatif : sa passion pour la nouveauté. La théologie de Gagnebin est de celle qui se défait de tout esprit de propriétaire, celle qui nous libère des rives rassurantes de l’attendu pour nous convier à celles de l’inattendu encore à venir, et qui lutte, aussi, pour que ce même inattendu soit possible contre la désespérance du déjà-connu comme seul horizon de la vie. Livres d’avenir, ces ouvrages le sont aussi en tant qu’ils ressortissent de la critique littéraire. Dans un article intitulé « Sartre et l’espoir », paru en 2003 dans la revue du Christianisme social, Autres Temps, Gagnebin faisait état des derniers textes de Sartre qui suscitèrent, quelques jours avant sa mort, une immense stupéfaction. Son article montre que les écrits sartriens publiés après son livre confirmaient avec force l’essentiel de ce qu’il y soutenait. De même, Beauvoir ne reniera jamais la pensée et les thèses fondamentales du « Deuxième sexe », même si elle deviendra de plus en plus féministe et abandonnera peu à peu « l’idée d’une révolution purement politique au profit de l’idée d’un combat spécifique des femmes pour une amélioration de leur condition », comme l’écrit Martine Reid (« Présentation » de : Simone de Beauvoir, La femme indépendante, Folio, Gallimard, 2008 , p.16). La vie aura éloigné Gagnebin de la critique littéraire et celui-ci le regrette. Nous savons qu’il est très attaché à ces quatre essais. Il aurait notamment aimé écrire des livres sur Simenon, Julien Green, ou encore Malraux, mais le temps lui a manqué, requis qu’il fut par la théologie et le pastorat. Liant critique littéraire et théologie, Gagnebin est l’héritier d’Alexandre Vinet (1797-1847), homme de lettres et théologien suisse dont la pensée s’est elle aussi confrontée aux écrivains de son temps. Une ancienne catéchumène qui consacrait un mémoire de maîtrise à Simone de Beauvoir, téléphona il y a peu à Gagnebin, en lui annonçant son amusement de lui avoir trouvé un homonyme… Elle ne savait pas et ne pouvait imaginer qu’il était, lui, l’auteur
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de Simone de Beauvoir ou le refus de l’indifférence ! La réédition de ces quatre livres les ramène dans l’actualité des auteurs traités et nous permet de redécouvrir ces grandes figures de la pensée que furent Gide, Camus, Beauvoir, Sartre. Elles nous font notamment découvrir un interlocuteur, l’athéisme, qui, chez ces auteurs, devient un monument de culture et une véritable fête de l’intelligence. Nous y retrouvons aussi la rigueur, la cohérence et la richesse de la pensée de Laurent Gagnebin, un penseur de la liberté. Raphaël Picon,
Paris, mai 2009
théologien, doyen de la Faculté libre de théologie protestante de Paris, professeur de théologie pratique
• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • PRÉFACE PAR RAPHAËL PICON
L’auteur et l’éditeur remercient Lucie Kaennel de son précieux travail pour la réédition en un volume de ces quatre ouvrages.