Laurent Gagnebin, Albert Camus dans sa lumière (1963)

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L au re nt Ga g n e bi n

l’athéisme nous interroge Beauvoir, Camus, Gide, Sartre

VAN DIEREN ÉDITEUR, Paris


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L’envers et l’endroit  Noces  Le divorce  L’esprit retrouvé  De la nature humaine  Innocence et culpabilité  Révolte ou révolution  L’amour du présent  Liberté et beauté  La pensée de midi  Notices I. L’absurde considéré comme « point de départ »  II. Le chrétien et l’amour du présent  III. Le différend Sartre-Camus 


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Le grand courage, c’est encore de tenir les yeux ouverts sur la lumière comme sur la mort. L’Envers et l’endroit.

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Par deux fois, dans Le Mythe de Sisyphe, Camus parle de la « mort prématurée ». Elle est, pour l’homme assoiffé d’expériences, l’image même de l’irrémédiable. La succession des présents devant une âme sans cesse consciente, voilà la vérité. « Sentir sa vie, sa révolte, sa liberté, et le plus possible, c’est vivre et le plus possible. Là où la lucidité règne, l’échelle des valeurs devient inutile… Disons que le seul obstacle, le seul manque à gagner est constitué par la mort prématurée… En pesant bien les mots, il s’agit uniquement d’une question de chance. Il faut savoir y consentir.Vingt ans de vie et d’expériences ne se remplaceront plus jamais. » Une mort prématurée est ainsi irréparable ; rien ne

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La veuve de Camus rappela à l’auteur après la parution de cet essai que Camus n’était pas le conducteur de la voiture.

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 

Le  janvier ,Albert Camus, âgé de quarante-sept ans, était tué dans un accident d’automobile ; il laissait derrière lui deux enfants adolescents, sa femme et sa mère, des lecteurs qui le rencontreraient encore dans son œuvre, mais aimaient, aux heures de désespoir, penser à cette conscience attentive et se dire : « Camus vit et lutte avec nous ; il est présent. » La fin brutale d’Albert Camus a soulevé une vague d’indignation : cette mort apparemment stupide et fatale ne concluait-elle pas en effet logiquement et par un point d’ironie une œuvre de l’absurde privée subitement de son point final ? Cependant, rouler à toute allure et en hiver sur une route bordée d’arbres n’est pas tant rencontrer l’absurde qu’aller à sa rencontre. Il est des instants dans la vie où la responsabilité tend la main à la fatalité 1.


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peut compenser la somme d’expériences dont elle nous frustre, car « battre tous les records, c’est d’abord et uniquement être en face du monde le plus souvent possible ». Si quelque chose devait, le  janvier , illustrer l’absurde que Camus avait jadis choisi comme point de départ de sa réflexion, ce n’était pas tant le fait de mourir accidentellement que celui de disparaître en pleine force de l’âge. Beaucoup pouvait encore être attendu, espéré, de cet artiste qui écrivait, à l’âge de quarante et un ans, dans sa « Préface » à L’Envers et l’endroit : « Après vingt années de travail et de production, je continue de vivre avec l’idée que mon œuvre n’est même pas commencée ».Trois ans plus tard, le lauréat du prix Nobel de littérature se peignait, dans ses Discours de Suède, comme un « homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d’une œuvre encore en chantier ». Le réflexe de nombreux critiques, apprenant la mort précoce d’Albert Camus, a été de chercher une consolation qui puisse soulager leur cruelle déception. « Albert Camus, ont-ils alors écrit, n’avait plus rien de bien important à ajouter à son œuvre ; son message ne pouvait plus s’enrichir véritablement. » Tenir de tels propos, c’était faire bon marché des déclarations mêmes d’Albert Camus que nous venons de citer ; l’auteur note encore dans Le Mythe de Sisyphe : « Si quelque chose termine la création, ce n’est pas le cri victorieux et illusoire de l’artiste aveuglé :“J’ai tout dit”, mais la mort du créateur qui ferme son expérience et le livre de son génie. » Camus n’avait pas tout dit ; la mort nous l’arracha, alors qu’il préparait un nouveau roman : Le Premier Homme. Était-ce là « le livre de son génie » ? Une chose est certaine : l’œuvre de Camus n’a pas de point final ; elle se termine par des points de suspension. Ce créateur à la recherche de la vérité humaine était en marche ; ses pas pouvaient encore le conduire au-delà de ses découvertes. Il semble pour le moins banal de parler de la « quête » d’un écrivain, tant il est vrai que chaque artiste est toujours à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un, de lui-même souvent.Albert Camus fait figure d’infatigable pionnier ; il refusait les conciliations faciles et mensongères, les solutions toutes faites qui sombrent dans la confusion. Cet être de dialogue était un lutteur.


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Il est possible d’appliquer à Camus ces mots qu’il écrivait le  février  dans Actuelles II : « Chez certains écrivains, il me semble que leurs œuvres forment un tout où chacune s’éclaire par les autres, et où toutes se regardent. » Les livres de Camus représentent une construction solidement charpentée. L’architecture de cette œuvre suivait un plan cohérent ; chaque volume trouvait sa place déterminée dans l’édifice qui resta inachevé. La pierre angulaire posée en - par un jeune apprenti de vingt-deux ans s’appelle L’Envers et l’endroit. À partir de ce recueil s’élaborera toute l’œuvre de Camus ; il l’annonce. L’œuvre de Camus se divise en trois genres littéraires nettement distincts : roman, essai, théâtre. Les principaux problèmes qu’a

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Le 21 août 1944 paraît le premier numéro du journal Combat, librement diffusé; Camus en est le rédacteur en chef.

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 

L’ancien animateur de Combat 2 n’avait pas déposé les armes et plutôt que d’une « quête », c’est d’une « conquête » qu’il faudrait parler à son sujet. Albert Camus, en effet, était parvenu à s’assurer de quelques vérités qu’il avait opiniâtrement poursuivies. Son œuvre n’égare pas le lecteur comme le « jardin anglais » des livres d’André Gide. L’œuvre de Camus est un « jardin à la française », dont les allées sont droites, les lignes bien marquées, les perspectives nettes et tranchées ; l’on est moins dérouté par son excès de fantaisie que par son excès de logique. Refaire avec Camus le chemin qu’il a poursuivi, tel est le but de notre étude. Si la route ne nous conduit pas à des impasses, elle n’en est pas moins souvent plongée dans une obscurité profonde ; mais, comme le veut le poète, « chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière ». Rieux lui-même ne disait-il pas dans La Peste : « Je suis dans la nuit et j’essaie d’y voir clair » ? Camus ne se complaît pas dans l’interrogation ; il donne des réponses. « Je n’ai pas beaucoup d’opinions, déclare-t-il. À la fin d’une vie, l’homme s’aperçoit qu’il a passé des années à s’assurer d’une seule vérité. Mais une seule, si elle est évidente, suffit à la conduite d’une existence. » Ces lignes du Mythe de Sisyphe sont tirées d’un chapitre intitulé « La conquête » ; ce n’est pas l’effet d’un hasard.


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vécus notre auteur sont traités sous chacune de ces trois formes ; ainsi L’Étranger, Le Mythe de Sisyphe et Caligula répondent à leur manière (roman, essai, théâtre) au drame posé par l’absurde. Même cycle à propos de la révolte avec La Peste, L’Homme révolté et Les Justes. En , Camus, préfaçant une réédition des essais de L’Envers et l’endroit, écrit ces lignes significatives : « Qu’importe ! Je voulais seulement marquer que, si j’ai beaucoup marché depuis ce livre, je n’ai pas tellement progressé. Souvent, croyant avancer, je reculais. Mais, à la fin, mes fautes, mes ignorances et mes fidélités m’ont toujours ramené sur cet ancien chemin que j’ai commencé d’ouvrir avec L’Envers et l’endroit, dont on voit les traces dans tout ce que j’ai fait ensuite et sur lequel, certains matins d’Alger, par exemple, je marche toujours avec la même légère ivresse. » Nous nous demanderons quel fut ce chemin qu’a suivi Camus ; nous le referons avec lui. Les idées familières qu’il acquiert au hasard des rencontres, au travers de ses expériences, et que son esprit modèle et fait siennes, sont à vingt-deux ans celles-là mêmes qu’il ne cessera de façonner tout au long de sa vie ; elles gravitent autour de deux pôles : le soleil et la mort. Ce sont là, comme le disait le titre de son premier livre, l’envers et l’endroit de notre condition. Cette dialectique du jour et de la nuit anime toute l’œuvre de Camus, lui imprime son mouvement véritable, sa respiration profonde. À vingt-deux ans, Camus a déjà connu une « certaine familiarité avec le beau visage du monde », mais il a aussi – c’est l’endroit du décor – « mâché l’horreur » (Noces). L’œuvre de Camus se développe avec ses ombres et ses lumières. Son clair-obscur 3 fait penser à une toile de Rembrandt. « Il n’y a pas de soleil sans ombre et il faut connaître la nuit », écrit l’auteur du Mythe de Sisyphe à la dernière page de son essai. 000

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Certains textes de L’Envers et l’endroit et un passage du Mythe de Sisyphe nous inclinent à penser, contrairement à ce que l’on pourrait croire, que Camus nomme envers le côté lumineux de l’existence et endroit la face obscure de notre monde. Ce renversement est surprenant et indique peut-être un certain pessimisme initial dans la pensée de Camus.


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Parler de Camus comme d’un philosophe serait déjà trop dire; l’auteur a toujours refusé ce titre: «Je ne suis pas un philosophe et je n’ai jamais prétendu l’être» (Actuelles II).

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 

Albert Camus appartient à une génération qui a traversé la guerre. L’expérience du meurtre est la sienne et celle de tous ses contemporains. Les épreuves multiples de la souffrance orientent sa réflexion, enrichissent sa connaissance. L’œuvre de Camus, comme celle de plusieurs romanciers de l’immédiat après-guerre, n’est plus tant description qu’expression d’une vue sur la condition humaine. Le peintre accède au plan de la signification et du jugement. Il prend position et s’engage. Il cherche à comprendre et à expliquer, voire à orienter la destinée de l’homme. Le romancier propose un style de vie ; il est moraliste 4. La psychologie s’efface au profit de la métaphysique. L’expérience de la guerre marque ainsi l’œuvre de Camus. Il écrit en  dans L’Été : « J’ai grandi, avec tous les hommes de mon âge, aux tambours de la première guerre et notre histoire, depuis, n’a pas cessé d’être meurtre, injustice ou violence. Mais le vrai pessimisme, qui se rencontre, consiste à renchérir sur tant de cruauté et d’infamie. Je n’ai jamais cessé, pour ma part, de lutter contre ce déshonneur et je ne hais que les cruels.Au plus noir de notre nihilisme, j’ai cherché seulement des raisons de dépasser ce nihilisme. Et non point d’ailleurs par vertu, ni par une rare élévation de l’âme, mais par fidélité instinctive à une lumière où je suis né et où, depuis des millénaires, les hommes ont appris à saluer la vie jusque dans la souffrance. » Dans ces lignes, où Camus jette un regard en arrière et décrit sa lutte, nous trouvons l’expression d’un projet qu’il a du reste réalisé : dépasser le nihilisme par fidélité à la lumière de sa terre natale, l’Algérie. Camus a participé aux tourments multiples de ses contemporains. En , il écrit dans L’Été : « La beauté ne peut se passer de l’homme et nous ne donnerons à notre temps sa grandeur et sa sérénité qu’en le suivant dans son malheur… Quelle tentation, pourtant, à certaines heures, de se détourner de ce monde morne et décharné ! Mais cette époque est la nôtre et nous ne pouvons vivre en nous haïssant. » Dans L’Homme révolté, Camus écrit en  ces mots significatifs : « Si notre histoire est notre enfer, nous ne saurions en détourner la face. Cette horreur ne


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peut être éludée, mais assumée pour être dépassée, par ceux-là mêmes qui l’ont vécue dans la lucidité, non par ceux qui, l’ayant provoquée, se croient en droit de prononcer le jugement. » 000 Loin de se peindre dans ses écrits et de s’y mettre en scène, Camus a puisé ses sujets et ses héros dans le théâtre du monde. Il s’est intéressé passionnément à son époque, parce qu’il l’a passionnément aimée telle qu’elle était : douloureuse. Camus a pris soin d’avertir lui-même ces critiques imprudents tentés de découvrir toujours et partout dans les écrits qu’ils étudient le portrait de leur auteur : « L’idée que tout écrivain écrit forcément sur lui-même et se peint dans ses livres, constate Camus dans L’Été, est une des puérilités que le romantisme nous a léguées. Il n’est pas du tout exclu, au contraire, qu’un artiste s’intéresse d’abord aux autres, ou à son époque, ou à des mythes familiers… Dans la mesure où cela est possible, j’aurais aimé être, au contraire, un écrivain objectif. J’appelle objectif un auteur qui se propose des sujets sans jamais se prendre lui-même comme objet. Mais la rage contemporaine de confondre l’écrivain avec son sujet ne saurait admettre cette relative liberté de l’auteur. » Il faut remarquer toutefois, nous l’avons vu, que l’œuvre de Camus est animée par les expériences qui ont été les siennes, expériences faites au plus noir de la nuit et au plus clair de la lumière, devant la mort et le soleil. Une raison importante empêche encore le lecteur de voir dans l’œuvre de Camus un constant autoportrait : une marge substantielle existe entre l’enseignement du moraliste et sa propre ligne de conduite ; Camus écrit clairement dans sa « Préface » à L’Envers et l’endroit : « Simplement, le jour où l’équilibre s’établira entre ce que je suis et ce que je dis, ce jour-là peut-être, et j’ose à peine l’écrire, je pourrai bâtir l’œuvre dont je rêve. » Cet aveu n’est pas isolé dans les livres de Camus. Proposer une morale n’est pas pour autant la vivre 5. 5

Citons en particulier ces mots que Camus écrit à son propre sujet dans sa «Préface» à L’Envers et l’endroit: «Et peut-il vraiment prêcher la justice celui qui n’arrive même pas à la faire régner dans sa vie?»


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La mère de Camus occupe une place privilégiée 6 dans l’œuvre de l’écrivain. D’origine espagnole, elle vint, à la mort de son mari, habiter Alger dans le quartier populaire de Belcourt. C’est là que l’enfant grandira dans un appartement étroit. Camus aura toujours pour sa mère un amour profond et presque muet. Entre elle et lui, le lien le plus solide sera celui du silence ; une compréhension sans phrases unit mère et fils tant il est vrai 6

Il est significatif que les Carnets de Camus, publication posthume dont les premières pages remontent à 1935, s’ouvrent sur le thème de la mère. Le récit de La Peste met plusieurs fois en scène la mère du docteur Rieux, le héros; le portrait de cette femme nous ramène plus d’une fois insensiblement au cœur d’une expérience vécue décrite autrefois dans L’Envers et l’endroit; les correspondances sont souvent frappantes. Le thème de la mère, dans l’œuvre de Camus, a été analysé par Pierre Nguyen-Van-Huy dans son livre La Métaphysique du bonheur chez Albert Camus, Neuchâtel, La Baconnière, 1962.

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 

Camus donne vie à des héros qu’il veut différents de lui, mais non point indépendants. Il y a là une nuance respectable. Le critique doit simplement se garder de se livrer avec trop de complaisance au petit jeu des identifications. S’il n’y a pas précisément similitude entre les personnages de Camus et leur auteur, il y a au moins correspondance. L’œuvre de Camus tient étroitement à son expérience ; elle exprime l’itinéraire d’une conscience. Les romans et pièces de Camus sont l’illustration d’une certaine Weltanschauung qui lui appartient en propre et qu’il développe dans ses essais ; son œuvre ne se comprend pas sans référence constante à ces ouvrages de réflexion que sont par exemple Le Mythe de Sisyphe, L’Été et L’Homme révolté. L’œuvre de Camus n’est nullement, à la manière de Gide, une perpétuelle confession. Camus écrit dans La Chute : « Les auteurs de confessions écrivent surtout pour ne pas se confesser, pour ne rien dire de ce qu’ils savent. Quand ils prétendent passer aux aveux, c’est le moment de se méfier, on va maquiller le cadavre. » Camus est un homme réservé qui ne se livre pas sans prudence et délicatesse. Le critique doit à son tour parler de cet auteur retenu avec autant de réserve que de respect. « Un homme est plus un homme par les choses qu’il tait que par celles qu’il dit », a écrit Camus dans Le Mythe de Sisyphe.


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qu’une certaine forme de mutisme peut être l’expression la plus vive de l’attention intense portée à ceux qu’on aime. La mère de Camus est morte peu après lui, âgée et dans le silence ; quelques lignes d’un journal nous l’ont discrètement appris. Elle demeurait pour notre esprit et notre cœur une mère aimante et humble. L’écrivain peut en , dans la « Préface » donnée à son premier livre, témoigner que, parmi ses nombreuses faiblesses, n’a jamais figuré le défaut le plus répandu de nos jours : l’envie ; il la nomme le « véritable cancer des sociétés et des doctrines ». Et il poursuit : « Le mérite de cette heureuse immunité ne me revient pas. Je le dois aux miens, d’abord, qui manquaient de presque tout et n’enviaient à peu près rien. Par son seul silence, sa réserve, la fierté naturelle et sobre, cette famille, qui ne savait même pas lire, m’a donné alors mes plus hautes leçons, qui durent toujours. » C’est ainsi que l’écrivain qui recevra le prix Nobel de littérature rend hommage à sa famille illettrée ; elle le préserva de deux dangers contraires qui menacent tout artiste « arrivé » ou « parvenu » et qui sont le ressentiment et la satisfaction. Camus écrit encore dans le même texte : « La pauvreté telle que je l’ai vécue ne m’a donc pas enseigné le ressentiment, mais une certaine fidélité, au contraire, et la ténacité muette. S’il m’est arrivé de l’oublier, moi seul, ou mes défauts, en sommes responsables, et non le monde où je suis né. » 000 Pénétrons un peu plus avant dans ce monde de pauvreté et de lumière où Camus est né et a longtemps vécu. Lumière et pauvreté sont l’envers et l’endroit de ses paysages de jeunesse. Il écrit dans la « Préface » à son premier livre : « Pour corriger une indifférence naturelle, je fus placé à mi-distance de la misère et du soleil. La misère m’empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et dans l’histoire ; le soleil m’apprit que l’histoire n’est pas tout. Changer la vie, oui, mais non le monde dont je faisais ma divinité. C’est ainsi, sans doute, que j’abordai cette carrière inconfortable où je suis, m’engageant avec innocence sur un fil d’équilibre où j’avance péniblement, sans être sûr d’atteindre le but.Autrement dit, je devins un artiste, s’il est vrai qu’il n’est pas d’art sans refus ni consentement. »


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS • L’ENVERS ET L’ENDROIT

La gêne que Camus a connue les premières années de sa vie a été tout illuminée par la lumière dorée de l’Algérie. Un soleil riche et généreux déversait ses flots de rayons brûlants sur une enfance miséreuse et comblée à la fois. « En Afrique la mer et le soleil ne coûtent rien », écrit Camus dans sa « Préface » ; ou encore : « La pauvreté, d’abord, n’a jamais été un malheur pour moi : la lumière y répandait ses richesses. Même mes révoltes en ont été éclairées. » Camus, grâce au soleil de sa terre natale, n’a pas souffert du relatif dénuement de son enfance ; il n’a pas été frappé par cette injustice suprême qu’était à ses yeux celle du climat. La fidélité de Camus à l’Algérie était faite d’amour et de reconnaissance. Le  janvier , dans une conférence prononcée à Alger, Camus déclarera publiquement : « En ce qui me concerne, j’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce que je suis, et je n’ai jamais séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y vivent, de quelque race qu’ils soient. Bien que j’aie connu et partagé les misères qui ne lui manquent pas, elle est restée pour moi la terre du bonheur, de l’énergie et de la création. Et je ne puis me résigner à la voir devenir pour longtemps la terre du malheur et de la haine. » La source de Camus est tout entière dans sa patrie, monde de misère et de lumière où il passa son enfance ; elle nourrit déjà les pages de son premier livre au titre révélateur du soleil et des ombres de l’Algérie : L’Envers et l’endroit. Dans ce balancement entre le jour et la nuit se trouve en germe toute la morale de Camus qui consacrera un certain équilibre et exaltera avec mesure la pensée de midi, cette heure où l’astre est à mi-chemin de sa course.


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Cette entente amoureuse de la terre et de homme délivré de l’humain – ah ! je m’y convertirais bien si elle n’était déjà ma religion. Noces.

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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS

Le premier livre de Camus, écrit à l’âge de vingt-deux ans, révèle déjà un jeune homme avide de vivre « au cœur battant du monde » (Noces). Camus adolescent a recherché avec passion un accord avec la terre ; c’est au creux de l’univers qu’il voudrait se découvrir, comme Narcisse penché sur un étang. « Qui suis-je et que puis-je faire, sinon entrer dans le jeu des feuillages et de la lumière ? Être ce rayon où ma cigarette se consume, cette douceur et cette passion discrète qui respire dans l’air. Si j’essaie de m’atteindre, c’est tout au fond de cette lumière. Et si je tente de comprendre et de savourer cette délicate saveur qui livre le secret du monde, c’est moi-même que je découvre au fond de l’univers. Moi-même, c’est-à-dire cette extrême émotion qui me délivre du décor. » L’expérience que décrivent ces lignes n’est encore qu’un essai dont la réussite reste hypothétique et s’exprime par des interrogations hésitantes (« Qui suis-je ? Que puis-je faire ? ») et par des formules conjecturales (« Si j’essaie, si je tente »). La tentative n’est-elle pas après tout le fruit d’une tentation, semble se demander l’auteur indécis. Une année encore, et Camus écrit Noces. Le titre ne laisse plus de doute : l’auteur a décidé de partir à la rencontre de la terre, de se fondre avec elle en une alliance étroite. Ce titre évoque en nous la fresque de Paolo Uccello qu’abritait à Florence le cloître de Sainte-Marie-Nouvelle ; on y voit le Créateur tirant d’un humus verdâtre l’homme dont la Bible nous dit qu’il est poussière de la terre. « Et quand donc suis-je le plus vrai, demandait Camus dans son premier livre, que lorsque je suis le monde ? » C’est Noces qui vient apporter à toutes ces interrogations chargées d’espoir une


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réponse vibrante, tremblante dans sa hardiesse qui sera de courte durée.Adam, le premier homme, est le type de la créature naturelle que rien ne sépare encore de la glèbe dont elle est façonnée, et Camus écrit dans Noces : « Il n’est pas toujours facile d’être un homme, moins encore d’être un homme pur. Mais être pur, c’est retrouver cette patrie de l’âme où devient sensible la parenté du monde, où les coups du sang rejoignent les pulsations violentes du soleil de deux heures. » L’accord avec la terre est le gage le plus sûr d’un retour au paradis perdu, à la patrie originelle. Animé par cette conviction neuve, l’adolescent semble renaître ; son souffle devient haletant : « Que d’heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d’accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde ! » Le monde est redécouvert : « Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d’insectes somnolents, j’ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. » Une étroite union le lie maintenant à sa terre natale où, pour la deuxième fois, il a vu le jour ; l’accord est parfait : « À présent, du moins, l’incessante éclosion des vagues sur le sable me parvenait à travers tout un espace où dansait un pollen doré. Mer, campagne, silence, parfums de cette terre, je m’emplissais d’une vie odorante et je mordais dans le fruit déjà doré du monde, bouleversé de sentir son jus sucré et fort couler le long de mes lèvres. Non, ce n’était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l’accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l’amour. Amour que je n’avais pas la faiblesse de revendiquer pour moi seul, conscient et orgueilleux de le partager avec toute une race, née du soleil et de la mer, qui puise sa grandeur dans sa simplicité et debout sur les plages, adresse son sourire complice au sourire éclatant de ses ciels. » Soleil, mer, ciels, c’est nous qui soulignons ces mots : ce sont là trois réalités qui permettent à l’adolescent de Noces de vivre son alliance avec le monde ; laisser le soleil baigner son corps, plonger dans la mer, noyer ses yeux dans la contemplation du ciel, n’est-ce pas s’unir à l’univers entier ? Si le soleil, en effet, a


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enrichi la jeunesse miséreuse de Camus, la mer aussi ; elle roulait généreusement ses flots sur les rivages de sa terre natale, elle lui a donné sans compter un bonheur royal : « J’ai grandi dans la mer et la pauvreté m’a été fastueuse, puis j’ai perdu la mer, tous les luxes alors m’ont paru gris, la misère intolérable », écrit Albert Camus en  dans L’Été. Mais, dans Noces, il s’écriait :

• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS • NOCES

Camus, comme ses héros, contemple le ciel pour s’intégrer au cosmos, vivre plus intensément et totalement dans une communion avec le monde entier : « La nuit, parfois, je dormais les yeux ouverts sous un ciel ruisselant d’étoiles », note-t-il dans L’Été. Dans ce livre, en effet, il associe dans un même mouvement, les embrassant d’un seul regard, le ciel et la mer, le soleil et les étoiles. C’est l’heure du crépuscule ; ce dernier et fascinant moment-limite où la lune, émergeant, succède au soleil qui plonge dans la mer ; richesse totale, et mystère de ce court instant où se touchent les extrêmes de la journée et se confondent à l’horizon doré et flou ces pôles de l’univers que sont le ciel et la mer : « Tous les crépuscules semblent être les derniers, agonies solennelles annoncées au coucher du soleil par une dernière lumière qui fonce toutes les teintes. La mer est outremer, la

 

« Ici même, je sais que jamais je ne m’approcherai assez du monde. Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver cellesci dans celle-là, et nouer sur ma peau l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. Entré dans l’eau, c’est le saisissement, la montée d’une glu froide et opaque, puis le plongeon dans le bourdonnement des oreilles, le nez coulant et la bouche amère – la nage, les bras vernis d’eau sortis de la mer pour se dorer dans le soleil et rabattus dans une torsion de tous les muscles ; la course de l’eau sur mon corps, cette pression tumultueuse de l’onde par mes jambes – et l’absence d’horizon. Sur le rivage, c’est la chute dans le sable, abandonné au monde, rentré dans ma pesanteur de chair et d’os, abruti de soleil, avec, de loin en loin, un regard pour mes bras où les flaques de peau sèche découvrent, avec le glissement de l’eau, le duvet blond et la poussière de sel. »


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route couleur de sang caillé, la plage jaune.Tout disparaît avec le soleil vert ; une heure plus tard, les dunes ruissellent de lune. Ce sont alors des nuits sans mesure sous une pluie d’étoiles. » Ce nouvel Adam, qui a mordu « dans le fruit déjà doré du monde », n’a-t-il pas cédé à la tentation, ne s’est-il pas ouvert par ce geste une voie d’amertume et de mort ? « À mesure que la journée avançait, que les bruits et les lumières étouffaient sous les cendres qui descendaient du ciel, abandonné de moi-même, je me sentais sans défense contre les forces lentes qui en moi disaient non. » C’est vrai, les nourritures terrestres dans lesquelles l’homme mord à pleines dents ne peuvent que lui dévoiler sa destinée éphémère ; il mourra ; c’est là une vérité auprès de laquelle aucune autre certitude ne prévaut : « Tout à l’heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j’aurai conscience, contre tous les préjugés, d’accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort. » Rien, ni l’écoulement du temps, ni le rythme des saisons ne peuvent tuer en l’homme la conviction profonde qu’il a de sa propre mort ; après l’été, les pluies de l’automne se répandent à la surface de la terre ; de son ventre mouillé monte un parfum : « Et voici qu’à nouveau cette odeur consacre les noces de l’homme et de la terre, et fait lever en nous le seul amour vraiment viril en ce monde : périssable et généreux. » L’homme lucide se sait mortel ; c’est là sa force. Ses liens avec la terre fragile le lui rappelleront chaque jour douloureusement ; la connaissance de ses propres limites pénétrera sa peau ; le voici devenu conscient et clairvoyant : « C’est dans la mesure où je me sépare du monde que j’ai peur de la mort […]. Créer des morts conscientes, c’est diminuer la distance qui nous sépare du monde, et entrer sans joie dans l’accomplissement, conscient des images exaltantes d’un monde à jamais perdu. Et le chant triste des collines de Djémila m’enfonce plus avant dans l’âme l’amertume de cet enseignement. » L’acceptation de notre condition de mortels s’accompagne d’une amertume que faisait momentanément oublier le fruit sucré où les dents s’étaient autrefois plantées avec délice.


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• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS • NOCES

000 En juin , Albert Camus adressait aux Temps modernes, sur l’invitation de son directeur, une lettre-réponse où il rétablissait la vérité faussée par l’auteur d’un article malveillant. Il y était dit qu’il avait « longtemps vécu dans l’euphorie un peu obnubilée des plages méditerranéennes » et ignoré les problèmes coloniaux dans un « total abrutissement du soleil ». Ce ne serait qu’à

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L’expérience que propose Camus dans Noces comporte un grave danger : le jouisseur étouffe en lui l’esprit. Perdu dans le monde, il se perd lui-même. Ne trouvons-nous pas, dans ce livre même, une déclaration troublante : « La vie d’un homme s’accomplit sans le secours de son esprit » ? Et aux dernières pages du recueil, cette tragique profession de foi : « Le monde est beau, et hors de lui, point de salut. La grande vérité que, patiemment, il m’enseignait, c’est que l’esprit n’est rien, ni le cœur même. » La tentation d’Adam pressentie tout à l’heure ne se révèle-t-elle pas dans cet aveu ? Un texte singulièrement intéressant nous montre que ce renoncement à l’esprit, professé à vingt-trois ans par Albert Camus, s’accompagne d’une plainte secrète et douloureuse, comme celle d’un mourant ; celui qui célèbre orgueilleusement ses noces avec la terre est troublé par quelque chose, en lui, qui proteste comme en un dernier souffle : « Le vent me façonnait à l’image de l’ardente nudité qui m’entourait. Et sa fugitive étreinte me donnait, pierre parmi les pierres, la solitude d’une colonne ou d’un olivier dans le ciel d’été. Ce bain violent de soleil et de vent épuisait toutes mes forces de vie. À peine en moi ce battement d’ailes qui affleure, cette vie qui se plaint, cette faible révolte de l’esprit. » Albert Camus, « pierre parmi les pierres », s’est laissé prendre et reprendre par la glaise dont le premier homme avait été tiré. Il lui faudra, pareil aux fameux esclaves de Michel-Ange emprisonnés dans leur bloc de marbre, un vigoureux effort pour se libérer de cette gangue et faire à nouveau triompher l’esprit. Lutte difficile que celle de Sisyphe jusqu’à ce qu’il réussisse à soulever son rocher et à accepter entièrement sa condition.


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contrecœur et pour ménager son avenir que Camus aurait renoncé à son « organisation exquise ». L’écrivain attaqué proteste avec vigueur et ses propos sont réunis dans Actuelles II. L’enfance que Camus décrit dans sa « Préface » à L’Envers et l’endroit et la jeunesse qu’il évoque dans Noces ne doivent pas faire illusion. Camus ne s’est pas voué à l’ignorance et à l’indifférence comme une brute animale : « Je vivais dans la gêne, mais aussi dans une sorte de jouissance », écrit Camus dans sa « Préface » ; ou encore : « J’étais moi-même trop occupé à sentir pour rêver d’autre chose. » De telles déclarations, qu’il serait vain de taire, se rapportent seulement à quelques années de la vie de Camus. Le jeune auteur ne s’est pas attardé lâchement dans une jouissance béate. Il a vite fait de rompre ses noces avec la terre ; la crise approche : le divorce tragique de l’absurde. Camus écrit en  dans Actuelles I ces mots essentiels pour notre propos : « Je suis né pauvre, sous un ciel heureux, dans une nature avec laquelle on sent un accord, non une hostilité. Je n’ai donc pas commencé par le déchirement, mais par la plénitude. Ensuite… » Ces points qui laissent la phrase inachevée en disent long sur le « déchirement » que devait connaître le poète de Noces devenu l’auteur du Mythe de Sisyphe. Un aveu poignant, recueilli dans L’Été en , nous révélera ce que les points de suspension voulaient laisser dans l’ombre : « Élevé d’abord dans le spectacle de la beauté qui était ma seule richesse, j’avais commencé par la plénitude. Ensuite étaient venus les barbelés, je veux dire les tyrannies, la guerre, les polices, le temps de la révolte. Il avait fallu se mettre en règle avec la nuit : la beauté du jour n’était qu’un souvenir. » La guerre ramènera Camus au cœur de notre tragique condition, à laquelle il espérait, par la brève tentative de Noces, s’arracher. L’« endroit » du monde lui sera brutalement révélé dans le cliquetis des armes et le râle des innocents. Une constante de la vie de Camus est la conscience d’un certain accord avec la terre ; mais cette alliance ne sera plus exclusive et ne se maintiendra plus au détriment de l’esprit. 000


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Ce passage qui annonce l’absurde semble nous décrire des noces. Le drame, c’est précisément qu’elles ne sont qu’illusion.

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« Pour en revenir à la lune, c’était pendant une belle nuit d’août […]. Elle a fait quelques façons. J’étais déjà couché. Elle était d’abord toute sanglante, au-dessus de l’horizon. Puis elle a commencé à monter, de plus en plus légère, avec une rapidité croissante. Plus elle montait, plus elle devenait claire. Elle est devenue comme un lac d’eau laiteuse au milieu de cette nuit pleine de froissements d’étoiles. Elle est arrivée alors dans la chaleur, douce, légère et nue. Elle a franchi le seuil de la chambre et avec sa lenteur sûre, est arrivée jusqu’à mon lit, s’y est coulée et m’a inondé de ses sourires et de son éclat. »

 

Après la première expérience de la plénitude et de l’harmonie, après avoir vécu et chanté ses noces, Camus franchit le cap des tempêtes. Il fait l’expérience d’un monde cassé. Le tournant est décisif. Le drame de Caligula nous retrace la tentative désespérée d’un homme qui veut recomposer la mosaïque de ce monde brisé. Le ciel et les étoiles ne sont plus pour lui l’occasion d’une participation, mais bien les signes d’une séparation. Le monde indifférent échappe à l’homme dément qui tente vainement de le saisir. Tout l’effort de Caligula consiste alors à atteindre l’inaccessible ; l’empereur romain s’engage tout entier dans cette entreprise délirante. Caligula veut posséder la lune ; il croira réussir, mais l’illusion de son succès ne peut le combler.Voici donc l’absurde. Caligula déclare à son ami Hélicon :


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Cet état de l’absurde, il s’agit d’y vivre. Je sais sur quoi il est fondé, cet esprit et ce monde arc-boutés l’un contre l’autre sans pouvoir s’embrasser. Le Mythe de Sisyphe.

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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS

Le Mythe de Sisyphe joue un rôle de premier plan dans l’œuvre de Camus ; certes Caligula et Le Malentendu, sous la forme du théâtre, et L’Étranger, sous celle du roman, traitent aussi de l’absurde ; mais c’est dans l’essai de  que l’écrivain développera sa pensée ; les trois autres œuvres sont la description d’une expérience vécue, dont la réflexion explicite ensuite et systématise les différents éléments. Déjà en , dans L’Envers et l’endroit, le lecteur peut découvrir les signes avant-coureurs du Mythe de Sisyphe. Un vieillard, que Camus met en scène dans son chapitre intitulé « L’ironie », reconnaît subitement, dans l’expérience amère de la solitude, sa condition désespérante : « Soudain il découvre ceci que demain sera semblable, et après-demain, tous les autres jours. Et cette irrémédiable découverte l’écrase. Ce sont de pareilles idées qui vous font mourir. Pour ne pouvoir les supporter, on se tue – ou si l’on est jeune, on en fait des phrases. » Quatre ans avant La Nausée de Jean-Paul Sartre, ces lignes graves nous introduisent à une pensée dont la guerre viendra confirmer les noires perspectives. La découverte de l’absurde est brusque ; aucun parti pris, aveu a priori, ne la prépare ; c’est d’une seconde à l’autre que l’homme peut réaliser la stupidité écrasante de sa condition. L’étincelle jaillit dans le champ d’une conscience endormie ; c’est l’éveil. Camus écrit dans Le Mythe de Sisyphe : « Le sentiment de l’absurdité au détour de n’importe quelle rue peut frapper à la face de n’importe quel homme. » Rencontrer l’absurde au coin d’une rue, ce n’est qu’un fait divers. Mais l’éveil, c’est la porte ouverte à l’absurde, la tentation du suicide, comme le montre si


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clairement déjà l’expérience décrite dans L’Envers et l’endroit. Le bonheur est soudain brisé par la prise de conscience : tout est équivalent, indifférent. L’avenir pèse alors de tout son poids sur un présent inexorablement voué à la répétition. Dans son premier livre, Camus décrit ailleurs encore la même expérience ; le voyageur, jeté brusquement dans un monde nouveau et inconnu, lui aussi, s’éveille ; loin des siens, de sa langue, arraché à tout appui, privé des masques habituels du quotidien, il se découvre étranger à lui-même et au monde.La chaîne confortable des attitudes familières, des coutumes et des routines est subitement rompue. Prenant alors conscience de sa solitude, l’homme retrouve son angoisse qu’un décor faisait oublier ; l’âme inquiète et malade, il rend à chaque être, à chaque objet ce que Camus appelle « sa valeur de miracle » ; toute image fugitive devient symbole de notre condition ; la vie s’y résume dans un reflet fragile. Sensible à tous les dons, le voyageur goûte alors à l’ivresse de la lucidité. Le désaccord intérieur qu’il connaît le porte à la fois très loin et très près de lui-même : une distance, en effet, s’établit entre lui et les choses ; mais cette conscience qui l’éveille et l’écarte du monde lui permet aussi d’ouvrir les yeux sur sa réelle condition. L’homme s’installe cruellement dans sa clairvoyance. « Car ce qui fait le prix du voyage, c’est la peur. Il brise en nous une sorte de décor intérieur. Il n’est plus possible de tricher – de se masquer derrière des heures de bureau et de chantier (ces heures contre lesquelles nous protestons si fort et qui nous défendent si sûrement contre la souffrance d’être seul). » Après la lecture de telles lignes, on comprend mieux pourquoi le premier roman d’Albert Camus s’appelle L’Étranger. Il semble bien – la lecture des Carnets le confirme – que ce soit en voyageant hors de son pays que Camus a découvert subitement le sentiment de l’absurdité. De L’Envers et l’endroit nous choisissons encore ce passage qui exprime la réalité d’un éveil : « Et voici que le rideau des habitudes, le tissage confortable des gestes et des paroles où le cœur s’assoupit, se relève lentement et dévoile enfin la face blême de l’inquiétude. L’homme est face à face avec lui-même : je le défie d’être heureux… Et c’est pourtant par là que le voyage l’illu-


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« Pour moi, devant ce monde, je ne veux pas mentir ni qu’on me mente. Je veux porter ma lucidité jusqu’au bout et regarder ma fin avec toute la profusion de ma jalousie et de mon horreur. C’est dans la mesure où je me sépare du monde que j’ai peur de la mort, dans la mesure où je m’attache au sort des hommes qui vivent, au lieu de contempler le ciel qui dure. Créer des morts conscientes, c’est diminuer la distance qui nous sépare du monde… » L’étape du Mythe de Sisyphe, suivie de près par celle des Lettres à un ami allemand, forcera Camus à se séparer du monde et à regarder

 

mine. Un grand désaccord se fait entre lui et les choses. Dans ce cœur moins solide, la musique du monde entre plus aisément. Dans ce grand dénuement enfin, le moindre arbre isolé devient la plus tendre et la plus fragile des images. » Ces quelques lignes résument et préfigurent tout Le Mythe de Sisyphe : l’éveil, l’inquiétude, la prise de conscience décrite comme une « illumination » ; le « désaccord », le dénuement ; l’amour des nourritures terrestres qui retrouvent tout leur prix dans un monde dépourvu momentanément de sens, l’homme s’accrochant à elles désespérément. « Je le défie d’être heureux », écrit Camus à propos de celui qui découvre l’absurde ; on sait que Caligula et Le Mythe de Sisyphe relèveront ce défi en lançant à la face de notre hideux destin le mot souverain de « mépris » ; l’essai de  se termine même par ces mots qui jettent un rayon de lumière sur le paysage sombre et bouché de l’absurde : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. » Cependant l’homme angoissé ne découvre au bout de la chaîne ininterrompue des habitudes qu’une mort inéluctable. La rencontre avec la terre et ses richesses périssables faisait déjà, dans Noces, connaître à l’homme la brièveté de sa vie ; mais l’inquiétude supprime d’un coup l’ivresse de l’union ; l’homme, dont la conscience s’éveille et qui prend ses distances devant une nature soudain hostile et étrangère, est confronté aussi bien à l’absurdité de sa vie qu’à celle de sa mort ; l’adolescent de Noces en revanche ne ressentait d’horreur que pour cette dernière. Sa communion avec la terre ne pouvait en effet lui faire oublier le scandale de sa propre fin. Un texte de Noces est particulièrement révélateur de ce sentiment :


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sa condition en face : la guerre ne permet plus de « contempler le ciel qui dure » et de négliger distraitement le « sort des hommes qui vivent ». Le vocabulaire de Camus va se modifier, tout au moins la signification, sous sa plume, de certains mots : la conscience, loin de « diminuer la distance qui nous sépare du monde », l’agrandira ; être conscient ne voudra donc plus dire être présent à la terre, comme c’est le cas encore dans Noces, mais au contraire s’éloigner des êtres et des choses, de soi-même aussi. La signification totalement renversée de cette expression, à quelques années de distance, marque un tournant important. 000 Le Mythe de Sisyphe traite du suicide ; ce dernier indique que l’homme qui se tue a pris conscience, souvent très brutalement, de la vanité de sa condition, du non-sens de sa vie. L’exil est sans recours puisque la mort est notre seule certitude et qu’après elle les jeux sont faits. Camus écrit : « On continue à faire des gestes que l’existence commande, pour beaucoup de raisons dont la première est l’habitude. Mourir volontairement suppose qu’on a reconnu, même instinctivement, le caractère dérisoire de cette habitude, l’absence de toute raison profonde de vivre, le caractère insensé de cette agitation quotidienne et l’inutilité de la souffrance. » L’absurdité, nous l’avons vu, naît en général à l’occasion d’un fait divers dérisoire, au détour d’une rue. Un rien éveille la conscience et brise le cycle confortable et trompeur du quotidien ; c’est en vain que l’homme cherchera le maillon qui renoue la chaîne rompue. L’homme vit d’avenir : « demain », « plus tard », « quand tu auras une situation », « avec l’âge tu comprendras », « quand je serai grand », « à la retraite » ; ce sont là des inconséquences, car il s’agit pour finir de mourir. Se situer par rapport au temps, y prendre sa place, découvrir que ce « demain » si désiré est notre pire ennemi puisqu’il nous rapproche insensiblement de la mort,c’est affronter l’absurde ; Camus évoque ainsi les origines de ce sentiment : « Il arrive que les décors s’écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre


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heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le pourquoi s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement. Commence, ceci est important. La lassitude est à la fin des actes d’une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience. Elle l’éveille et provoque la suite. La suite, c’est le retour inconscient dans la chaîne, ou c’est l’éveil définitif. Au bout de l’éveil vient, avec le temps, la conséquence : suicide ou rétablissement. En soi, la lassitude a quelque chose d’écœurant. Ici, je dois conclure qu’elle est bonne. »

Le sentiment de l’absurdité se manifeste avant tout par un divorce radical entre le monde et l’homme ; c’est le « désaccord » dont nous parlions plus haut. L’homme se sent totalement étranger au décor ; le monde se présente à nous irréductible, incompréhensible. C’est en vain que nous essayons avec notre raison, avec la science, d’organiser ce chaos où règne seul, en maître tout-puissant, le hasard. Notre exigence d’unité et notre appétit d’absolu sont toujours déçus. Cette soif d’unité et d’absolu, d’une part, et, de l’autre, l’irréductibilité du monde à un principe rationnel sont deux certitudes inconciliables.Ainsi, pour Camus, l’homme se trouve face à un univers qui lui échappe, lui est hostile et le domine ; dans la lutte, il découvre sa faiblesse et son impuissance. Camus écrit : « Ce divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor, c’est probablement le sentiment de l’absurdité. » On mesure ici toute l’importance du mot « divorce » sous la plume d’un auteur qui célébra glorieusement jadis ses « noces » avec la terre ; les liens les plus sacrés sont brisés. L’absurde se définit comme une confrontation et une lutte sans repos, un divorce entre l’esprit qui désire et le monde qui déçoit ; l’absurde, c’est notre nostalgie d’unité dans un univers anarchique, ou plus précisément la contradiction qui les enchaîne. Il n’y a pas d’absurdité sans « opposition », « déchirement », -

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La « nausée » nous soulève le cœur, mais elle nous force à réfléchir ; là résident son importance et sa valeur positive.

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« contradiction », « confrontation », mots que l’on retrouve sans cesse sous la plume de Camus et que celui de « divorce » résume. Camus écrit en effet : « L’absurde est essentiellement un divorce. Il n’est ni dans l’un ni dans l’autre des éléments comparés. Il naît de leur confrontation. Sur le plan de l’intelligence, je puis donc dire que l’absurde n’est pas dans l’homme (si une pareille métaphore pouvait avoir un sens), ni dans le monde, mais dans leur présence commune. Il est pour le moment le seul lien qui les unisse. » L’absurde provient de l’opposition entre l’appel de l’homme et le silence du monde. La nostalgie humaine, l’irrationnel et l’absurde qui naît de leur contact sont les trois sujets du drame. C’est là une « singulière trinité », dit Camus. Le désir profond de l’esprit est exigence de familiarité, appétit de clarté. Comprendre le monde, ce serait le réduire à l’humain, le « marquer de son sceau ». Si l’homme reconnaissait que l’univers peut, comme lui, aimer et souffrir, il serait réconcilié et l’on ne parlerait plus de divorce. Mais notre soif d’unité et d’absolu illustre le mouvement essentiel du drame humain. L’homme n’est pas plus l’univers que ce dernier n’est l’homme : « Si j’étais arbre parmi les arbres, chat parmi les animaux, cette vie aurait un sens ou plutôt ce problème n’en aurait point car je ferais partie de ce monde. Je serais ce monde auquel je m’oppose maintenant par toute ma conscience et par toute mon exigence de familiarité. Cette raison si dérisoire, c’est elle qui m’oppose à toute la création. Je ne puis la nier d’un trait de plume. » Ces derniers mots nous montrent très précisément que Camus a retrouvé l’esprit rejeté par lui dans Noces. L’absurde, en effet, n’existe pas en dehors de l’esprit et suppose forcément son existence. L’homme ne peut nier la raison et la radier de sa vie. C’est là un tournant essentiel de la pensée de Camus. Avant de pousser plus avant notre enquête, il convient de faire une citation qui précise et résume l’expérience de l’absurde : « Un degré plus bas et voici l’étrangeté : s’apercevoir que le monde est épais, entrevoir à quel point une pierre est étrangère, nous est irréductible, avec quelle intensité la nature, un paysage peut nous nier.Au fond de toute beauté gît quelque chose d’inhumain et ces collines, la douceur du ciel, ces dessins d’arbres, voici qu’à la minute même, ils


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Le Mythe de Sisyphe est un essai important en qui toute une génération s’est reconnue ; écrit par un auteur encore jeune, il a pu être l’objet de nombreuses critiques : style imprécis, répétitions, manque de clarté et de cohérence dans les développements. Ce livre n’en reste pas moins une œuvre-témoin, l’aveu d’un malaise ; les romans et les pièces qui l’illustrent sont le développement stylisé et rigoureux d’une expérience vécue. Ils permettent d’éclairer, par le comportement de différents personnages, la réflexion souvent gauche du Mythe de Sisyphe ; à travers ces héros l’absurde est plus immédiatement saisissable. Mais malgré ses défaillances, l’essai reste la pièce centrale de l’œuvre de Camus. Et L’Homme révolté, dix ans plus tard, ne fera que porter à plus de perfection la réflexion que Le Mythe de Sisyphe inaugurait. 000 Camus a montré, malgré ce que croit souvent un public mal renseigné, que le sentiment de l’absurde n’a été dans son œuvre et sa vie qu’un « point de départ » ; c’est par fidélité à sa propre expérience que Camus a consacré plusieurs de ses études à ce problème de l’absurde ; il n’a cessé pourtant de lui chercher une

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perdent le sens illusoire dont nous les revêtions, désormais plus lointains qu’un paradis perdu. L’hostilité primitive du monde, à travers les millénaires, remonte vers nous. Pour une seconde, nous ne le comprenons plus puisque pendant des siècles nous n’avons compris en lui que les figures et les dessins que préalablement nous y mettions, puisque désormais les forces nous manquent pour user de cet artifice. Le monde nous échappe puisqu’il redevient lui-même. Ces décors masqués par l’habitude redeviennent ce qu’ils sont. Ils s’éloignent de nous. De même qu’il est des jours où sous le visage familier d’une femme, on retrouve comme une étrangère celle qu’on avait aimée il y a des mois ou des années, peut-être allons-nous désirer même ce qui nous rend soudain si seuls. Mais le temps n’est pas encore venu. Une seule chose : cette épaisseur et cette étrangeté du monde, c’est l’absurde. »


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solution recevable. Il n’était pas dans le caractère de l’auteur de s’abandonner à ses interrogations sans réponse, à des constatations désespérantes. Mais c’est en vain, semble-t-il, que Camus a fait précéder le premier chapitre du Mythe de Sisyphe d’un avertissement essentiel. Il y écrivait notamment ces mots que les lecteurs pressés ont souvent ignorés : « Les pages qui suivent traitent d’une sensibilité absurde qu’on peut trouver éparse dans le siècle – et non d’une philosophie absurde que notre temps, à proprement parler, n’a pas connue […]. Mais il est utile de noter, en même temps, que l’absurde, pris jusqu’ici comme conclusion, est considéré dans cet essai comme un point de départ. En ce sens, on peut dire qu’il y a du provisoire dans mon commentaire : on ne saurait préjuger de la position qu’il engage. » Camus ne pouvait être plus clair et plus précis. Son livre n’avait rien d’une somme définitive et dogmatique. Il était une introduction bien plutôt qu’une conclusion. Son essai décrit à l’état pur un mal de l’esprit commun à sa génération, mais n’a pas la prétention d’esquisser une métaphysique ; aucune pensée systématisée ne transforme ces pages en un credo absolu et irrévocable. Camus n’a jamais été un philosophe de l’absurde, mais resta longtemps un peintre de l’absurde : il était le témoin fidèle d’une époque qui connut un malaise incontestable ; c’est pour cela que Le Mythe de Sisyphe est appelé par son auteur « commentaire ». C’est donc à tort qu’on a voulu faire de Camus le champion de l’absurde. L’auteur du Mythe de Sisyphe n’avait pas misé sur le non-sens ; il l’a constaté, puis surmonté. Son essai était une étape 7. Il convient de voir maintenant de quelle manière Camus a su peu à peu dépasser l’absurde, ce « mal du siècle ».

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Sur l’absurde considéré comme «point de départ», voir infra la notice I à la fin du présent essai sur Camus.


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Nous renaissons alors à l’esprit, nous y sommes plus à l’aise. Lettres à un ami allemand.

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Le Mythe de Sisyphe nous ouvre au monde de l’absurde. Ce dernier ne se conçoit pas, nous l’avons vu, sans un retour à l’esprit que Noces répudiait. Cette conquête fait toute la richesse d’un livre, qui, sans elle, aurait pu paraître négatif. Un texte, recueilli dans L’Été et intitulé « Les Amandiers », annonce déjà, de manière frappante, Lettres à un ami allemand où Camus affirmera la suprématie de l’esprit sur toute tyrannie et toute violence. Camus rencontre la guerre : « Le morne silence des lieux sans esprit, écrit-il dans L’Été, s’est établi pendant des années sur une Europe déchirée. ». Il ouvre ces quelques pages datant de  par un rappel du dialogue célèbre entre Napoléon et Fontanes : « Savez-vous, disait Napoléon à Fontanes, ce que j’admire le plus au monde ? C’est l’impuissance de la force à fonder quelque chose. Il n’y a que deux puissances au monde : le sabre et l’esprit. À la longue le sabre est toujours vaincu par l’esprit. » Cette affirmation de l’empereur est reprise par Camus qui, face aux décombres et aux déchirements, constate amèrement que « l’esprit a perdu cette royale assurance qu’un conquérant savait lui reconnaître ; il s’épuise maintenant à maudire la force, faute de savoir la maîtriser ». Camus proclame hautement sa volonté de ne plus jamais « s’incliner devant le sabre, ne plus jamais donner raison à la force qui ne se met pas au service de l’esprit », et il nous invite à le suivre sur cette voie : « Sachons donc ce que nous voulons, restons fermes sur l’esprit, même si la force prend pour nous séduire le visage d’une idée ou du confort. » Camus ne sacrifie pas aux idoles. Par rapport à Noces, ce texte de  amorce déjà un revirement de sa pensée morale. Mais les quatre Lettres à un ami allemand, écrites et publiées dans la clandestinité, datant de  et , marquent, dans l’œuvre de


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leur auteur, le tournant décisif, la véritable conversion, qu’annonçaient « Les Amandiers ». À son ami qui exalte la grandeur de son pays, Camus rappelle que la fin ne justifie pas les moyens. Il faut aimer sa patrie dans la clairvoyance et la justice et non servir aveuglément sa puissance. Le courage n’est rien sans le secours lucide de l’« esprit » et de l’« intelligence ». Ces deux mots reviennent sans cesse sous la plume de Camus qui présente l’Europe, que d’aucuns veulent asservir à la violence, comme « la terre de l’esprit » et non celle de l’« instinct ». « Vous ne distinguez plus rien, vous n’êtes plus qu’un élan », dit Camus à son ami allemand. Rien n’autorise l’homme à être meurtrier, même pas le désespoir. La découverte de l’esprit peut être qualifiée de renaissance dans une œuvre où Noces glorifiait le seul corps. L’esprit est retrouvé. C’est là un acquis auquel rien ne pourra désormais porter atteinte. Au cours des ans, dans ce long cheminement qui lui a fait connaître la souffrance et l’injustice, l’auteur des Lettres à un ami allemand devient plus pessimiste que naguère : l’épée n’est-elle pas, finalement, plus forte que l’esprit ? Camus atténue donc légèrement ce qu’il affirmait dans « Les Amandiers ». Revient-il en arrière ? Non, car l’esprit, en ces temps de guerre, reste son unique allié : « Nous y avons appris que contrairement à ce que nous pensions parfois, l’esprit ne peut rien contre l’épée, mais que l’esprit uni à l’épée est le vainqueur éternel de l’épée tirée pour elle-même.Voilà pourquoi nous avons accepté maintenant l’épée, après nous être assurés que l’esprit était avec nous. Il nous a fallu pour cela voir mourir et risquer de mourir, il nous a fallu la promenade matinale d’un ouvrier français marchant à la guillotine, dans les couloirs de sa prison, et exhortant ses camarades, de porte en porte, à montrer leur courage. Il nous a fallu enfin, pour nous emparer de l’esprit, la torture de notre chair. On ne possède bien que ce qu’on a payé. Nous avons payé chèrement et nous paierons encore. Mais nous avons nos certitudes, nos raisons, notre justice : votre défaite est inévitable. »


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Camus montre dans ces lignes que sa victoire n’est pas remportée sur un ennemi de chair et de sang, que le domaine conquis n’est pas un pays, mais l’esprit ; c’est de lui qu’il s’est saisi et c’est grâce à lui que d’ores et déjà il annonce sans hésiter le triomphe final. Le ton est prophétique et convaincu. Le  mai , par delà la victoire et en période de paix, Camus revenait pour la troisième fois, dans un article de Combat recueilli dans Actuelles I, à Napoléon et Fontanes. Il rappelait alors que le  mai , deux ans exactement auparavant, l’Allemagne signait une des plus grandes capitulations de l’histoire. En ce jour anniversaire, il se refusait à piétiner un vaincu et écrivait ces lignes : « Mais la capitulation de l’Allemagne, cette victoire contre toute raison et contre tout espoir, illustreront pour longtemps cette impuissance de la force dont Napoléon parlait avec mélancolie : “À la longue, Fontanes, l’esprit finit toujours par vaincre l’épée.” À la longue, oui… Mais après tout, une bonne règle de conduite est de penser que l’esprit libre a toujours raison et finit toujours par triompher, puisque le jour où il cessera d’avoir raison sera celui où l’humanité tout entière aura tort et où l’histoire des hommes aura perdu son sens. » Telle est la conviction du moraliste français ; ses prédictions réalisées, il retrouvait alors l’assurance de jadis et les accents de . Le leitmotiv a résonné des « Amandiers » à Actuelles I : l’esprit est le vainqueur de l’épée ; contrairement à ce que Camus crut un instant, en pleine guerre, l’esprit ne peut mourir, même quand la force qui l’écrase semble triomphante. L’œuvre de l’esprit, c’est une aventure courageuse et lucide qu’il faut poursuivre inlassablement « dans le vent de l’intelligence ». Le ton passionné des Lettres à un ami allemand, cette conviction de converti, ce feu dévorant, ce style ardent et ample rappellent les accents divinatoires et l’éclat verbal du Lamennais tourmenté des Paroles d’un croyant. Les confidences des Lettres ne sont-elles pas une profession de foi ? À certaines heures, il arrive à Camus de regretter que les roses puissent encore fleurir dans le cloître de San Marco, les pigeons se détacher en grappes de la cathédrale de Salzbourg et les géraniums rouges pousser infatigablement sur les petits cimetières de Silésie. Mais pourtant, à d’autres instants – et ce sont les seuls


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vrais, précise-t-il –, il se réjouit de tout cela, « car tous ces paysages, ces fleurs et ces labours, la plus vieille des terres, vous démontrent à chaque printemps qu’il est des choses que vous ne pouvez étouffer dans le sang. Il ne me suffisait pas de penser que toutes les grandes ombres de l’Occident et que trente peuples sont avec nous : je ne pouvais pas me passer de la terre. Et je sais ainsi que tout dans l’Europe, le paysage et l’esprit, vous nie tranquillement, sans haine désordonnée, avec la force calme des victoires. Les armes dont l’esprit européen dispose contre vous sont les mêmes que détient cette terre sans cesse renaissante en moissons et en corolles. La lutte que nous menons a la certitude de la victoire puisqu’elle a l’obstination des printemps ». Ces lignes nous montrent un point d’aboutissement de la pensée de Camus. La nature et l’intelligence s’accordent pour désavouer la violence et la haine. La nature et sa beauté offrent inlassablement à l’Europe déchirée l’harmonie d’un visage régulier et serein ; l’homme et son esprit clairvoyant opposent à la violence aveugle et insensée la recherche mesurée d’un juste équilibre. L’amour n’est rien sans la lucidité intelligente qui le guide. L’esprit et la nature sont ainsi le triomphe du permanent et de l’unité dans un monde livré aux bouleversements et aux déchirements. Cette acceptation de la terre et de l’esprit à nouveau réunis, n’estce pas là finalement la victoire de Camus ? De Noces aux Lettres, en passant par Le Mythe de Sisyphe, le pas est décisif ; c’est celui d’un homme que l’épreuve de la guerre a converti et qui déclare maintenant avec fermeté : « Qu’est-ce que l’esprit ? Nous connaissons son contraire qui est le meurtre. » C’est pour avoir ignoré jadis cette vérité que Camus avait cru pouvoir déifier le corps, c’est pour avoir brutalement rencontré la violence et lui avoir fait face qu’il a retrouvé l’intelligence. Où est celui qui écrivait dans Noces en temps de paix : « La vie d’un homme s’accomplit sans le secours de son esprit. » ? 000 Devant le monde brisé par l’absurde et fracassé par la guerre, l’esprit connaît une vocation créatrice : refaire l’homme et la terre. L’œuvre semble démesurée. Ce désir de reconstruction est


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS • L’ESPRIT RETROUVÉ

pourtant une constante de la pensée de Camus ; c’est une des conséquences essentielles de l’absurde et non la moins positive ; c’est déjà la révolte dans son mouvement créateur. Caligula était la première œuvre de Camus illustrant sa volonté de transformer ce monde absurde voué à la souffrance et au nonsens ; la pièce fut écrite en . Caligula veut l’impossible : il aimerait posséder la lune. Sa poursuite vaine, parce qu’aveugle, l’enfoncera toujours plus profondément dans le crime et la démence ; son désir relève pourtant d’une saine intention : réparer. Le monde tel qu’il est fait n’est pas supportable aux yeux du jeune empereur et il déclare : « Les choses telles qu’elles sont ne me semblent pas satisfaisantes. » Ou encore : « Les hommes pleurent parce que les choses ne sont pas ce qu’elles devraient être. » Quelques pages plus loin, Caligula dit à Caesonia : « Et que me fait une main ferme, de quoi me sert ce pouvoir si étonnant si je ne puis changer l’ordre des choses, si je ne puis faire que le soleil se couche à l’est, que la souffrance décroisse et que les êtres ne meurent plus ? Non, Caesonia, il est indifférent de dormir ou de rester éveillé, si je n’ai pas d’action sur l’ordre de ce monde. » Le désir ardent de Caligula le poussera au crime tant sa recherche est illusoire. Caligula veut transformer le monde à son gré, mais l’homme ne peut atteindre la perfection. L’absolu est un rêve dont la poursuite entraîne des conséquences meurtrières et désastreuses. Caligula est un héros absurde dans la mesure où le bien qu’il désire ne s’obtient qu’au travers du mal et de la terreur. Camus ne restera pas fixé sur une position aussi négative. L’empereur indique simplement, à sa manière, un désir réel de Camus, mais que l’auteur n’a jamais songé à assouvir de cette manière extrême. Un roman viendra, en , illustrer la pensée de l’écrivain ; il s’agit de La Peste, chronique d’une épidémie à Oran. Dans la ville labourée par le malheur, quelques hommes courageux luttent contre le fléau dans la mesure de leurs faibles moyens. Chacun agit selon ses forces et sa vocation. Le docteur Rieux, le héros, trouve alors dans l’exercice de son métier et dans son combat le sens et la justification de son existence. La peste sera


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vaincue ; mais la victoire n’est que provisoire. L’homme peut contribuer à transformer le monde, mais ses succès ne sont point définitifs. Camus écrit du docteur ces mots révélateurs : « Lui, Rieux, croyait être sur le chemin de la vérité, en luttant contre la création telle qu’elle était. » Plus loin le héros affirme : « Et je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où des enfants sont torturés. » Ces mots ne doivent pas être mal compris. Rieux aime les hommes, mais ce qui le révolte, c’est leur condition douloureuse et trop souvent injuste ; c’est contre elle qu’il se dresse, c’est contre la peste qu’il lutte, mais tout cela pour un bien commun et mesuré. L’achèvement dans la perfection n’est qu’un mirage. La Peste nous enseigne que les victoires humaines ne sont jamais que temporaires. Avec les années, Camus se persuade toujours davantage de cette vérité tragique. Il n’abandonnera pourtant pas la lutte. Dans cette persévérance inébranlable, que ne soutient ni ne ranime aucune promesse de réussite définitive, réside peut-être toute la grandeur de l’homme révolté. En , Camus écrit dans un article recueilli dans Actuelles I une page essentielle qui nous éclaire sur sa position finale. L’optique de Camus est résolument mesurée : « Mon rôle, je le reconnais, n’est pas de transformer le monde, ni l’homme : je n’ai pas assez de vertus, ni de lumières pour cela. Mais il est peut-être de servir, à ma place, les quelques valeurs sans lesquelles un monde, même transformé, ne vaut pas la peine d’être vécu, sans lesquelles un homme, même nouveau, ne vaudra pas d’être respecté. C’est là ce que je veux vous dire avant de vous quitter : vous ne pouvez pas vous passer de ces valeurs, et vous les retrouverez, croyant les recréer. On ne vit pas que de lutte et de haine. On ne meurt pas toujours les armes à la main. Il y a l’histoire et il y a autre chose, le simple bonheur, la passion des êtres, la beauté naturelle. Ce sont là aussi des racines, que l’histoire ignore, et l’Europe, parce qu’elle les a perdues, est aujourd’hui un désert. » Une page de cette trempe est un aboutissement dans l’élaboration d’une morale. Les œuvres ultérieures ne la contesteront plus. Après avoir cru, puis espéré, pouvoir refaire purement et simplement les hommes et la terre, Camus a découvert la vanité de son


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS • L’ESPRIT RETROUVÉ

projet. À l’exigence de la perfection immédiate et à la recherche du bien absolu a succédé très tôt la clairvoyance réaliste. Il s’agit de donner au monde un ordre relatif. L’univers ne se plie pas sans heurts dramatiques à nos désirs échevelés ; Caligula est là pour nous le rappeler, il faut alors refréner notre soif d’absolu pour se contenter d’un ordre provisoire et toujours menacé. La lutte vaut la peine d’être soutenue pour parvenir au moins à cet équilibre salutaire ; c’est pour le préserver que la révolte est permise. Dans la mesure de ses possibilités et en refusant de se leurrer sur ses faibles moyens, l’homme doit sauvegarder, contre tous les crimes de l’histoire, ce qui dans le monde est encore à défendre. Au lieu d’espérer une révolution totale, il trouvera appui sur ce qui déjà, sur la terre, est positif ; loin de courir à la recherche d’une excellence somme toute illusoire, il défendra âprement les biens précieux qu’il possède déjà : « la passion des êtres » et « la beauté naturelle » ; c’est avec ces réalités durables qu’il s’agit de combattre ; loin de les sacrifier pour un bonheur hypothétique et futur, il s’efforcera de les reconnaître. Ce sont en effet des valeurs données qu’il s’agit de retrouver et non pas de créer ex nihilo. Pour l’homme, rien de positif ne surgit du néant. L’excès est toujours néfaste. Il ne faut pas être dupe et l’homme doit craindre avant tout d’ajouter à l’injustice de notre monde ; qu’il cherche à la diminuer ! Tel doit être l’espoir ; tel est aussi le but réalisable. La recherche de l’impossible ne se fait qu’au travers du meurtre et de la violence ; elle est, dans de telles conditions, la solution nihiliste. L’homme doit parier pour la mesure, l’ordre relatif et la recherche incessante et humble du moindre mal. Lancé à la poursuite de la perfection et de l’absolu, l’homme se brise contre la résistance farouche d’un monde incoercible. Camus, lui, a maintenant conscience de marcher, à une allure régulière, sur le chemin de la vérité. Aucun mirage ne le séduit. Il retrouve ainsi cette force qui, comme il l’écrit en  dans L’Été, « m’aide à accepter ce qui est quand une fois j’ai reconnu que je ne pouvais le changer ». En , trois ans avant sa mort, le moraliste français donnait au monde entier, dans ses Discours de Suède, le modèle d’une morale


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prudente aux termes mesurés, l’exemple d’un enseignement résolu à ne plus se payer de mots : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. » Une quarantaine de pages plus loin, l’auteur déclarait : « L’art, dans un certain sens, est une révolte contre le monde dans ce qu’il a de fuyant et d’inachevé : il ne se propose donc rien d’autre que de donner une autre forme à une réalité qu’il est contraint pourtant de conserver parce qu’elle est la source de son émotion. À cet égard, nous sommes tous réalistes et personne ne l’est. L’art n’est ni le refus total, ni le consentement total à ce qui est. » 8 Camus expose ici avec précision les ultimes conclusions de son enseignement. Il rejoint par le détour de l’art le problème de l’absurde et de la révolte. Si l’homme ne réussit pas dans l’histoire à transformer le monde, il peut au moins le transfigurer par sa vision poétique. L’artiste modèle un monde neuf qui tend vers la perfection ; l’œuvre d’art résulte de l’effort de l’homme qui cherche à surmonter sa condition et à dépasser la contradiction. L’artiste poursuit l’œuvre inachevée de la création et tente de lui donner une forme nouvelle, comme un sculpteur terminerait une statue laissée en chantier par l’un de ses compagnons décédés. L’artisan en question ne fait que mener à bien une tâche déjà entreprise ; il part d’un donné qu’il accepte, mais, en même temps, il refuse l’imperfection de l’ébauche, la corrige et l’achève dans la mesure de ses moyens. L’homme ne doit pas agir autrement ; il accepte et refuse, mais ne se résigne ni ne renonce. L’on pourrait dire que Camus nous apprend à agréer le monde tel qu’il nous est offert, mais non pas purement et simplement ; le moraliste exige de nous un effort créateur.

8

Il est intéressant de constater que Le Mythe de Sisyphe et L’Homme révolté contiennent tous deux de très importantes études sur l’artiste et sa condition, sur la création artistique.


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On peut asservir un homme vivant et le réduire à l’état historique de chose. Mais, s’il meurt en refusant, il réaffirme une nature humaine qui rejette l’ordre des choses. L’Homme révolté.

      • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS

Un des soucis constants de Camus était de surmonter l’absurde considéré par lui comme un « point de départ », l’équivalent du doute systématique de Descartes. Le réflexe de l’absurde, une fois contrôlé par la conscience, se transforme en moyen formel ; l’absurde n’est plus que méthodique ; il est le maillon premier et indispensable d’un raisonnement dont les conclusions le dépassent. Avec le secours de l’esprit, Camus cherche à résoudre la contradiction de notre condition insensée et peut s’écrier comme Cherea dans Caligula : « Voir se dissiper le sens de cette vie, disparaître notre raison d’exister, voilà ce qui est insupportable. On ne peut vivre sans raison. » Prendre au sérieux l’absurde, c’était avant tout, pour Camus, rester fidèle à son époque et ne point abandonner, par une esquive trop facile, les hommes de son temps livrés à un mal en apparence triomphant. Camus commence par contester à notre condition toute signification. Puis, dans Le Mythe de Sisyphe, il estime que « le sens de la vie est la plus pressante des questions. » La réponse qu’il lui donne finalement n’est certes pas le désespoir – puisqu’il refuse le suicide –, mais n’est pas davantage l’espoir idéologique ou la croyance en une détermination de l’univers. « Refuser un sens à la vie » est-ce forcément « déclarer qu’elle ne vaut pas la peine d’être vécue » ? Camus pensait que non. L’écrivain exposait la nécessité d’une conscience tendue, déterminée à voir l’absurde en face, car « tout commence par la conscience et rien ne vaut que par elle ». L’homme doit vivre dans la confrontation, tel sera son défi à sa condition. Cet affrontement


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perpétuel de sa propre obscurité, cette volonté d’accepter librement un destin écrasant, en le provoquant au lieu de s’y résigner, c’est la révolte. Camus pourra dire ces phrases farouches qui semblent presque incroyables aujourd’hui, quand on sait combien les développements ultérieurs de sa pensée viendront bientôt les contredire : « Il s’agissait précédemment de savoir si la vie devait avoir un sens pour être vécue. Il apparaît ici au contraire qu’elle sera d’autant mieux vécue qu’elle n’aura pas de sens. » Refuser au monde une raison supérieure, c’était courir le risque de diviniser l’homme et d’en faire l’objet de sa foi ; Camus n’a pas cédé à la tentation. Qu’on ne se méprenne pas sur l’homme dont il parle et en qui, incontestablement, il met une bonne part de sa confiance ; cet homme-là n’a rien d’une glorieuse idole, il n’est pas invulnérable et abstrait ; c’est au contraire une « créature mutilée », écrit-il dans Le Mythe de Sisyphe, faible, qui élève une vaine et brûlante revendication contre son destin et n’obtient d’autre réponse que le silence déraisonnable du monde ou ce « silence éternel de la Divinité », dont parlait jadis Alfred deVigny. Les Lettres à un ami allemand viendront corriger de manière définitive les affirmations du Mythe de Sisyphe sur le non-sens. Les pages qu’elles nous offrent sur ce sujet sont déterminantes et parmi les plus importantes de toute l’œuvre de Camus, si l’on songe au tournant qu’elles illustrent. Au cœur d’une nuit d’été chargée de promesses pour les uns et de menaces pour les autres, dans l’attente de l’aube, Camus veut dire à son ami allemand comment il est possible qu’ils aient été si semblables autrefois et qu’ils soient devenus ennemis aujourd’hui : « Nous avons longtemps cru ensemble que ce monde n’avait pas de raison supérieure et que nous étions frustrés. Je le crois encore d’une certaine manière. Mais j’en ai tiré d’autres conclusions que celles dont vous me parliez alors […].Vous n’avez jamais cru au sens de ce monde et vous en avez tiré l’idée que tout était équivalent et que le bien et le mal se définissaient selon qu’on le voulait.Vous avez supposé qu’en l’absence de toute morale humaine ou


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divine les seules valeurs étaient celles qui régissaient le monde animal, c’est-à-dire la violence et la ruse.Vous en avez conclu que l’homme n’était rien et qu’on pouvait tuer son âme, que dans la plus insensée des histoires la tâche d’un individu ne pouvait être que l’aventure de la puissance, et sa morale, le réalisme des conquêtes. Et à la vérité, moi qui croyais penser comme vous, je ne voyais guère d’argument à vous opposer, sinon un goût violent de la justice qui, pour finir, me paraissait aussi peu raisonné que la plus soudaine des passions. »   • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS • DE LA NATURE HUMAINE

Ce dernier aveu est significatif ; voici un homme qui récuse ses propos passés et découvre en lui des aspirations nouvelles. En marquant ses distances face à son ami allemand, c’est de luimême en fin de compte et de ses déclarations passées que Camus s’éloigne. Lui qui proclamait dans son essai de  le règne d’une « divine équivalence » fait aujourd’hui grief de cette opinion à son ami. Camus déclare encore : « Je continue à croire que ce monde n’a pas de sens supérieur. Mais je sais que quelque chose en lui a du sens, et c’est l’homme, parce qu’il est le seul être à exiger d’en avoir. Ce monde a du moins la vérité de l’homme et notre tâche est de lui donner ses raisons contre le destin lui-même. Et il n’a pas d’autres raisons que l’homme et c’est celui-ci qu’il faut sauver si l’on veut sauver l’idée qu’on se fait de la vie. » Après avoir naguère refusé toute direction, Camus ne rejette plus aujourd’hui que le « sens supérieur ». Camus affirme la valeur essentielle et première de la personne humaine ; il tient à découvrir une signification, et pour le suivre, il faut se rappeler que les Lettres à un ami allemand marquent le retour à l’esprit : c’était croire du même coup qu’il était possible d’influencer notre destinée et de lui imprimer une direction. L’esprit est en effet créateur de sens ; c’est lui qui surmonte l’obstacle et oriente l’homme. Nous ne sommes pas voués à l’instinct. Camus ne reprochait-il pas tout à l’heure à son ami allemand d’avoir conclu que « l’homme n’était rien et qu’on pouvait tuer son âme » ? Il lui dira encore : « Vous aviez choisi l’héroïsme sans direction, parce que c’est la seule valeur qui reste dans un monde


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qui a perdu son sens […]. Mais nous avons aperçu alors que notre supériorité sur vous était d’avoir une direction. » Ces conclusions catégoriques reviennent de manière définitive sur celles de jadis. Camus ne les contestera plus. Maintenant déjà, l’absurde est un fait surmonté ; il s’agit pourtant encore de justifier en principe ce dépassement, d’en donner le pourquoi et le comment. Dire que de telles exigences s’imposaient à lui comme « la plus soudaine des passions » ne suffit pas ; Camus le sait bien. C’est en analysant avec lui la notion de valeur que nous retrouverons le chemin qu’il a parcouru pour aller au-delà de l’absurde et acquérir – et non plus seulement appréhender – de solides vérités. 000 Vivre, pour l’homme absurde, est une question de quantité plutôt que de qualité. Il s’agit pour lui d’accumuler les expériences et de supprimer toute « échelle de valeurs ». Ce qui compte, ce n’est pas de vivre mieux, mais de vivre plus. Camus écartait dans Le Mythe de Sisyphe les jugements de valeur au profit des jugements de fait. L’homme absurde gagne sa propre morale en cherchant à faire face au monde le plus souvent possible. Il s’agit d’une perpétuelle confrontation que seule, comme nous le rappelions aux premières lignes de ce livre, vient arrêter la « mort prématurée ». Le présent et la succession des présents, le plus longtemps possible et le plus possible, c’est l’idéal de l’homme absurde, conscience tendue qui veut vivre totalement sa révolte et démontrer l’inutilité d’une échelle de valeurs. Que signifie alors la vie dans un tel univers ? Camus nous répond en disant : « Rien d’autre pour le moment que l’indifférence à l’avenir et la passion d’épuiser tout ce qui est donné. La croyance au sens de la vie suppose toujours une échelle de valeurs, un choix, nos préférences. La croyance à l’absurde, selon nos définitions, enseigne le contraire. » L’homme ne choisit pas ; il vit tout. Dans un univers privé de sens, dans un monde où règne la « divine équivalence », dans un monde absurde enfin, tout se vaut.Telle est la construction fragile que Camus élevait dans Le Mythe de Sisyphe. 000


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS • DE LA NATURE HUMAINE

Dix ans après, en , Camus publie L’Homme révolté. Cet essai volumineux et riche est une conversion remarquable : il marque, à l’encontre des conclusions du Mythe, le triomphe de la notion de valeur dans l’œuvre de l’écrivain. Camus n’est pas une girouette abandonnée à tout vent de doctrines nouvelles ; nous devons attribuer à son souci de la vérité les divers tournants de sa pensée, que l’on ne saurait qualifier de mouvante. Camus n’a jamais hésité à abandonner courageusement ses conclusions passées, quand il les estimait erronées. Il est permis à chacun d’errer. La recherche obstinée de la bonne route est une forme de fidélité que des contradictions apparentes ne peuvent entamer. Camus le sait bien, lui qui écrivait dans Le Mythe de Sisyphe : « Une pensée profonde est en continuel devenir, épouse l’expérience d’une vie et s’y façonne. De même, la création unique d’un homme se fortifie dans ses visages successifs et multiples que sont les œuvres. Les unes complètent les autres, les corrigent ou les rattrapent, les contredisent aussi. » L’Homme révolté est peut-être le livre le plus achevé de Camus ; l’auteur en a dit lui-même dans Actuelles II : « À certains égards, ce livre est une confidence, la seule sorte de confidence, du moins, dont je sois capable, et que j’ai mis quatre ans à formuler avec les scrupules et les nuances qui s’imposaient. » La conversion n’a pas été brusque, mais lente ; elle est le fruit de nouvelles expériences et de réflexions longuement mûries. Le Mythe de Sisyphe apparaît dans l’œuvre de Camus comme un arbre touffu aux bourgeons prometteurs, dans les branches duquel coule une sève ardente et jeune. L’Homme révolté est l’image de l’arbre bien taillé, élagué, porteur de fruits mûris en leur temps. Le projet de L’Homme révolté a été d’étudier une contradiction propre à la pensée absurde – révoltée, précisément –, puis d’en chercher le dépassement. C’est au cœur d’une expérience vécue que Camus a cherché patiemment les valeurs dont il avait besoin pour répondre au désarroi de son époque. De ces valeurs âprement poursuivies, il disait, en , dans Actuelles II : « Si nous ne les trouvons pas, le monde croulera, et ce n’est peut-être que justice, mais nous nous serons écroulés avant lui, et ce sera infamie.


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Nous n’avons donc pas d’autre issue que d’étudier la contradiction où s’est débattue la pensée révoltée, entre le nihilisme et l’aspiration à un ordre vivant, et à la dépasser dans ce qu’elle a de positif. » L’on comprend mieux encore ce que Camus entend par « confidence » si l’on se réfère, dans le même livre, à la réponse que l’auteur donne à Gaston Leval qui l’accusait dans Le Libertaire de s’être, dans son essai, érigé en censeur universel. Camus rétorque : « Si L’Homme révolté, pourtant, juge quelqu’un, c’est d’abord son auteur.Tous ceux pour qui les problèmes agités dans ce livre ne sont pas seulement rhétoriques ont compris que j’analysais une contradiction qui avait d’abord été la mienne. Les pensées dont je parle m’ont nourri et j’ai voulu les continuer en les débarrassant de ce qui, en elles, les empêchait, selon moi, d’avancer. Je ne suis pas un philosophe, en effet, et je ne sais parler que de ce que j’ai vécu. J’ai vécu le nihilisme, la contradiction, la violence et le vertige de la destruction. Mais, dans le même temps, j’ai salué le pouvoir de créer et l’honneur de vivre. Rien ne m’autorise à juger de haut une époque dont je suis tout à fait solidaire. Je la juge de l’intérieur, me confondant avec elle. Mais je garde le droit de dire ce que je sais désormais sur moi et sur les autres, à la seule condition que ce ne soit pas pour ajouter à l’insupportable malheur du monde, mais seulement pour désigner, dans les murs obscurs contre lesquels nous tâtonnons, les places encore invisibles où des portes peuvent s’ouvrir. » Le retentissement de L’Homme révolté fut tel qu’il mit son auteur au premier plan des écrivains contemporains ; ce succès fut auprès de la gauche française un succès de scandale ; il est vrai que Camus expose dans son livre des vues contraires au marxisme et y développe, avec des accents parfois passionnés et lyriques, une éthique qui ne pouvait guère plaire à Jean-Paul Sartre. On connaît l’âpre querelle qui opposa les deux écrivains après la publication de cet essai 9. Une bonne partie d’Actuelles II reflète le 9

Pour de plus amples détails sur le différend Sartre-Camus, nous renvoyons le lecteur à la notice III, infra à la fin du présent essai sur Camus; il consultera aussi avec profit, sur ce sujet, le chapitre IV du livre de Pierre-Henri Simon, Présence de Camus, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1961, et de Pierre de Boisdeffre, dans son livre Des Vivants et des morts. Témoignages 1948-1953, Paris, Éditions universitaires, 1954,, la section intitulée «La fin d’une amitié», pp. 249ss.


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climat de méfiance et de haine, d’incompréhension obstinée et de jalousie qui entoura aussitôt une œuvre trop vraie pour être facilement admise. Il n’y a que la vérité qui blesse, dit le proverbe. L’Homme révolté frappa ses adversaires au point le plus faible. Camus avait la certitude que l’on reconnaîtrait un jour – « lorsque le vain bruit qu’on fait autour de ce livre sera éteint », dit-il dans Actuelles II – que son essai, malgré ses défauts, contribuerait « à affermir l’espoir, et la chance, des derniers hommes libres ». À juger le retentissement actuel de la pensée d’Albert Camus auprès des jeunes de notre génération, il semble bien que son livre a tenu ses promesses.

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Comme le dit Camus dans L’Homme révolté, « la conclusion dernière du raisonnement absurde est […] le rejet du suicide et le maintien de cette confrontation désespérée entre l’interrogation humaine et le silence du monde ». Le suicide signifierait la fin de cette confrontation et le raisonnement absurde qui refuse toute fuite et toute fausse délivrance ne peut souscrire à la mort délibérée. Le raisonnement absurde admet et choisit la vie « comme le seul bien nécessaire » puisqu’elle permet précisément le combat et que sans lui son pari n’aurait pas de support. Dans la tension de l’éveil, le meurtre et le suicide sont une seule et même chose qu’il faut prendre ou rejeter ensemble. Le crime détruit pour autrui cette opposition que l’on maintient pour soi en refusant la mort volontaire. L’apocalypse hitlérienne, qui avait déjà suscité les Lettres à un ami allemand, se trouve aussi à l’origine de L’Homme révolté. Le meurtre légitimé n’est rien d’autre qu’un « suicide collectif ». Suicide et meurtre sont donc les deux faces d’un même ordre. L’essai de  se propose ainsi de poursuivre, face au crime logique et à la révolte, une réflexion commencée dans Le Mythe de Sisyphe autour de la notion d’absurde. Après s’être interrogé sur le problème du suicide, Camus veut se mettre en règle avec celui du meurtre. Le Mythe de Sisyphe s’ouvrait par une affirmation vigoureuse selon laquelle le seul problème philosophique vraiment sérieux était le suicide ; l’auteur précisait alors que

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résoudre ce drame était répondre à la question fondamentale de la philosophie. L’Homme révolté propose d’emblée une déclaration du même genre : « Nous ne saurons rien tant que nous ne saurons pas si nous avons le droit de tuer cet autre devant nous ou de consentir qu’il soit tué. » Avant de répondre à cette question, Camus démasque les erreurs qu’il a faites jadis en parlant, dans Le Mythe de Sisyphe, de la notion de valeur. 000 Camus montre clairement que, si l’on ne croit à rien, si rien n’a de sens et si l’on ne peut affirmer aucune valeur, tout est possible et rien n’a d’importance. C’est le règne de l’équivalence. « On peut tisonner les crématoires comme on peut aussi se dévouer à soigner les lépreux. Malice et vertu sont hasard ou caprice. » Ainsi, au cœur d’une pensée absurde, le meurtre risque bien d’avoir une place privilégiée, puisque rien ne s’y oppose et que l’assassin n’a ni tort ni raison. L’homme qui se tue dans la solitude préserve encore une valeur puisque, apparemment, il ne se reconnaît pas de droit sur la vie des autres. Mais le meurtre vient anéantir ce dernier point positif. Pourtant, il semble difficile de rejeter le suicide d’une part et d’accepter le meurtre de l’autre. C’est là une contradiction. Si l’on refuse ses raisons au suicide, il semble à première vue impossible d’en donner au meurtre. Camus déclare : « Le raisonnement absurde ne peut à la fois préserver la vie de celui qui parle et accepter le sacrifice des autres. » On ne peut affirmer sa vie en niant celle d’autrui.Tel est ce sentiment premier qui s’impose à nous comme une évidence et qu’il s’agira pourtant de rendre explicite. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la négation absolue n’est pas épuisée par le suicide. En se tuant, on pense tout détruire et tout emporter avec soi, « mais de cette mort même renaît une valeur qui, peut-être, aurait mérité qu’on vécût ». Voilà ce que Le Mythe de Sisyphe n’avait point encore discerné et que découvre L’Homme révolté. Si, en effet, l’on se suicide et méprise ainsi la terre, on le fait au nom de quelque chose. Le suicide n’est pas sans raison : il a un « parce que » et un « pour que ». « Si le monde est indifférent au suicidé, écrit Camus, c’est que


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celui-ci a une idée de ce qui ne lui est pas ou pourrait ne pas lui être indifférent. » Ainsi réapparaît avec le suicide même la notion de valeur. Une autre faille dans le raisonnement absurde est encore démasquée par l’auteur. Si le suicide fait surgir un jugement de valeur, l’acceptation de la vie, contrairement à ce que prétendait jadis Camus dans Le Mythe de Sisyphe, ne peut se concevoir sans un jugement du même ordre. L’absurde en lui-même est contradiction. « Il l’est dans son contenu, écrit Camus, puisqu’il exclut les jugements de valeur en voulant maintenir la vie, alors que vivre est en soi un jugement de valeur. Respirer, c’est juger. » Telle est l’étrange équivoque. La position absurde, considérée comme une règle de vie, est un paradoxe insoutenable. La vie n’est certes pas un choix perpétuel ; mais il est vrai pourtant que l’on ne peut simplement pas imaginer une existence privée de toute décision. Chaque option pour ou contre suppose un système de références, à savoir cette « échelle de valeurs » que nous avons vue autrefois rejetée. À cet égard, la position absurde, en acte, est inimaginable et invivable. Mais elle l’est tout autant dans son expression, car, comme le dit Camus, « toute philosophie de la non-signification vit sur une contradiction du fait même qu’elle s’exprime ». La seule attitude cohérente fondée sur le non-sens serait donc le silence, si ce dernier à son tour n’avait un sens. Parler de l’absurde, c’est déjà le dépasser. La publication même du Mythe de Sisyphe est, en quelque sorte, en tant qu’apologie de l’absurde, une contradiction. En  déjà, dans L’Été, Camus relevait le paradoxe qu’il signale dans L’Homme révolté. L’on ne peut se limiter à l’idée que rien n’ait de sens et qu’il faille désespérer de tout ; il n’y a pas de nihilisme total. « Dès l’instant où l’on dit que tout est non-sens, on exprime quelque chose qui a du sens. Refuser toute signification au monde revient à supprimer tout jugement de valeur. Mais vivre, et par exemple se nourrir, est en soi un jugement de valeur. On choisit de durer dès l’instant qu’on ne se laisse pas mourir, et l’on reconnaît alors une valeur au moins relative à la vie. » Camus se demandait ensuite ce que signifiait une littérature désespérée. « Le vrai désespoir est agonie, tombeau ou abîme. S’il parle, s’il raisonne, s’il écrit surtout, aussitôt le frère


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nous tend la main, l’arbre est justifié, l’amour naît. Une littérature désespérée est une contradiction dans les termes. » 000 Il faut rappeler que Camus n’a jamais identifié absence d’espoir à désespoir et qu’il n’a jamais prêché une littérature du néant. Il a été, sur ce point, souvent mal compris ou mal interprété. Dans Le Mythe de Sisyphe déjà, il écrivait, à propos de cette lutte sans repos que soutient l’homme absurde, qu’elle suppose « l’absence totale d’espoir (qui n’a rien voir avec le désespoir), le refus continuel (qu’on ne doit pas confondre avec le renoncement) et l’insatisfaction consciente (qu’on ne saurait assimiler à l’inquiétude juvénile) ». Les parenthèses de ce passage ont été trop souvent oubliées. Quelques années plus tard, Camus indiquait nettement à son ami allemand la différence qui existait entre leurs deux morales : « C’est que vous acceptiez légèrement de désespérer et que je n’y ai jamais consenti […]. Parce que vous avez fait de votre désespoir une ivresse, parce que vous vous en êtes délivré en l’érigeant en principe, vous avez accepté de détruire les œuvres de l’homme et de lutter contre lui pour achever sa misère essentielle. Et moi refusant d’admettre ce désespoir et ce monde torturé, je voulais seulement que les hommes retrouvent leur solidarité pour entrer en lutte contre leur destin révoltant. » La notion de moindre mal n’est-elle pas à l’opposé du désespoir ? Elle consiste à dire avec lucidité et réalisme : nous ne referons point la terre, mais nous conjuguerons nos efforts pour obtenir qu’elle ne se défasse point. Dans L’Été, Camus s’écriera : « Bien entendu, un certain optimisme n’est pas mon fait. J’ai grandi, avec tous les hommes de mon âge, aux tambours de la première guerre et notre histoire, depuis, n’a pas cessé d’être meurtre, injustice ou violence. Mais le vrai pessimisme, qui se rencontre, consiste à renchérir sur tant de cruauté et d’infamie. Je n’ai jamais cessé, pour ma part, de lutter contre ce déshonneur et je ne hais que les cruels. Au plus noir de notre nihilisme, j’ai cherché seulement des raisons de dépasser ce nihilisme. Et non point d’ailleurs par vertu, ni par une rare élévation de l’âme, mais par fidé-


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lité instinctive à une lumière où je suis né et où, depuis des millénaires, les hommes ont appris à saluer la vie jusque dans la souffrance. » Ces quelques citations ne laissent plus de doute : Camus n’a jamais été l’écrivain du désespoir ; il est de ceux qui s’écrient avec Diego dans L’État de siège : « Qui parle de désespérer ? Le désespoir est un bâillon. » Le chœur répond : « Nous sommes les plus misérables ! L’espoir est notre seule richesse, comment nous en priverions-nous ? […] L’espoir nous soulève comme une vague. » L’œuvre entière de Camus aspire à une renaissance, à une résurrection, à une aube.

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Vivre ou se suicider, c’est affirmer malgré soi des valeurs. Il en est de même du mouvement de la révolte. « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. » Pourquoi y a-t-il un moment où l’homme révolté dit « non » ? Telle est en fait la question. La résoudre nous permettra d’aborder la notion essentielle de la nature humaine. Le non affirme l’existence d’une frontière et, en deçà, la présence d’un oui. Il y a ainsi dans toute révolte une adhésion entière à quelque chose. Le révolté qui dit oui et non fait donc intervenir implicitement un jugement de valeur. Il choisit, en se référant à une limite. Le révolté, au sens étymologique du mot, fait volteface. Il oppose ce qui est préférable à ce qui ne l’est pas ; il défend âprement, mais confusément encore, une certaine part de luimême qui lui échappe ; il perçoit qu’il y a dans l’homme quelque chose à quoi il peut s’identifier et qu’on ne saurait mépriser, asservir ou tuer. Il est facile, mais étrange aussi, de constater que le révolté accepte de mourir dans le mouvement de sa révolte ; « il montre par là qu’il se sacrifie au bénéfice d’un bien dont il estime qu’il déborde sa propre destinée. » Cette idée était déjà rapidement évoquée dans Le Mythe de Sisyphe quand Camus y parlait de ces hommes qui « se font paradoxalement tuer pour les idées ou les illusions qui leur donnent une raison de vivre » ; et il précisait entre parenthèses : « Ce qu’on appelle une raison de vivre est en

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même temps une excellente raison de mourir. » L’auteur ne faisait que pressentir ici la vérité qu’il dégagea dans L’Homme révolté. Ce n’est que dans cet essai qu’il tira toutes les conclusions de sa constatation et de son raisonnement. Le révolté qui meurt pour préserver un bien place celui-ci audessus de sa propre personne, ce qui ne veut pas nécessairement dire au-dehors de lui-même. Simplement, ce droit le dépasse, lui, en tant qu’individu. « Il agit donc au nom d’une valeur, encore confuse, mais dont il a le sentiment, au moins, qu’elle lui est commune avec tous les hommes. » Tout acte de révolte s’étend à quelque chose qui déborde le « je » et le tire de sa solitude pour le rattacher aux autres. Il s’agit d’une certaine solidarité, d’un « nous ». Ce « quelque chose », que Camus appelle pour le moment « valeur », devait être précisé. L’auteur des Lettres à un ami allemand ou les héros de La Peste, par exemple, luttent pour « quelque chose » qui dépasse leur individualité propre ; ils sont prêts à mourir pour des biens que l’on peut appeler justice, vie et amour ; ces valeurs pourtant se balancent dans le vide et font songer aux idées platoniciennes. L’on cherche en vain leur support. Camus élabore ainsi dans La Peste une morale de la charité qui ne comporte aucun fondement. Ces individus qui combattent contre la mort, la souffrance et leurs ravages communs découvrent entre eux cette solidarité de fait que l’homme révolté retrouve par son raisonnement. Que défendent en somme ces héros révoltés ? Serait-ce seulement de vagues idées que l’on aurait tôt fait d’assimiler à une idéologie ? Ce qu’il y a de sûr, c’est que, comme le veut et le montre Camus, l’individu n’est pas, à lui seul, cette valeur qu’il cherche à défendre. Il faut au moins tous les hommes pour la composer. « Dans la révolte, écrit Camus, l’homme se dépasse en autrui et, de ce point de vue, la solidarité humaine est métaphysique. Simplement, il ne s’agit pour le moment que de cette sorte de solidarité qui naît dans les chaînes. » La révolte est le fait de l’homme conscient et informé qui connaît ses droits et les défend. « Mais rien ne nous permet de dire, déclare Camus, qu’il s’agit seulement des droits de l’individu. Au contraire, il semble bien, par la solidarité déjà signalée, qu’il s’agisse d’une conscience de plus en plus élargie que l’espèce


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humaine prend d’elle-même au long de son aventure. » La valeur recherchée et pressentie dépasse, sans leur échapper pour autant, les contingences historiques et géographiques. 000

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Il est intéressant de constater, du point de vue littéraire, que, dans l’œuvre de Camus, la notion de solidarité apparaît avec celle de révolte et lui est consécutive. Meursault, dans L’Étranger, est seul ; il pense à lui ; il dit « je ». Il est un isolé, un étranger par rapport à lui, aux autres et au monde. Le problème premier du Mythe de Sisyphe est celui du suicide ; ce dernier relève d’une décision tout à fait individuelle et il est la marque de l’extrême séparation, de l’ultime solitude. Le thème de la révolte est abordé dans La Peste. Ce roman illustre la solidarité existant entre les hommes dans le combat commun livré contre le fléau qui les frappe eux et leurs proches. Rieux et ses amis se dépassent en autrui et ils disent « nous ». L’Homme révolté est une étude qui passe de l’individualisme au niveau communautaire. Le meurtre est automatiquement le fait de plusieurs hommes, alors que le suicide était celui d’un seul. La Chute, enfin, ce long monologue de Jean-Baptiste Clamence, ne doit pas faire illusion. Le « je » employé est celui du moraliste qui cherche dans l’individu cette part commune à tous les hommes. Chaque lecteur peut faire siennes les paroles de Clamence qui n’est plus qu’un prétexte. La Chute est ainsi la réunion du « je » et du « nous » ; avec ce roman se ferme le cycle inauguré par L’Étranger. Le passage du « je » au « nous » illustre une évolution importante de la morale de Camus. Le style exprime le mouvement d’une éthique qui passe lentement de la pensée individualiste à l’optique de la solidarité. Camus lui-même écrira en , dans Actuelles II, que « s’il y a évolution de L’Étranger à La Peste, elle s’est faite dans le sens de la solidarité et de la participation. Dire le contraire, c’est mentir ou rêver. » Il est amusant de voir que La Chute, ce roman où apparemment le monologue prend toute la place et où le « je » est envahissant, reste pourtant, à bien des égards, le livre de Camus où sa morale s’exprime dans les termes les plus généraux.


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Camus traduit cette valeur commune à tous les hommes – mise à jour par la révolte, mais encore imprécise – par des expressions variées qui tentent de la cerner toujours davantage. Il parle de « cet être obscur qui se découvre déjà dans le mouvement d’insurrection ». Il ne cherche donc pas dans la direction d’une idéologie commune, mais dans celle d’une ontologie comme le montre le mot « être » dont il use ici. Ailleurs, Camus évoque « une complicité transparente des hommes entre eux », « une texture commune », « la solidarité de la chaîne », « une communication d’être à être qui rend les hommes ressemblants et ligués ». Ou encore, Camus signale « la reconnaissance mutuelle d’une destinée commune et la communication des hommes entre eux ». Cette valeur recherchée, que Camus appréhende sans pouvoir encore la nommer ou la définir, s’incarne dans la personne humaine et ne plane pas dans le vide. Il ne s’agit pas tant de « valeurs » que d’« une valeur » ; il ne s’agit pas tant de la Liberté, de la Justice, du Bonheur, de la Vie, que d’un patrimoine commun à tous les hommes. La Justice, la Liberté ou laVérité ne sont que des idées. Quel est au juste alors ce dénominateur commun, ce lieu géométrique ? Camus n’hésite pas à prononcer – dans un monde qui la renie trop souvent aujourd’hui, tant du côté chrétien qu’athée du reste – l’expression de « nature humaine ». Il n’hésite pas non plus à appeler ce droit que défend l’homme révolté un « droit naturel » 10. L’apparition de ces différentes notions sous la plume de Camus est essentielle ; il atteint avec elles cette vérité vers laquelle toute son œuvre tendait et dont la découverte a exigé de lui plusieurs années de patiente et opiniâtre recherche. Camus déclare ainsi dans L’Homme révolté : « L’analyse de la révolte conduit au moins au soupçon qu’il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de la pensée contemporaine. Pourquoi se révolter s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver ? » Trois ans avant ces lignes, en , Camus écrivait déjà dans L’Été ces mots décisifs : « Depuis longtemps tout l’effort de nos philosophes n’a visé qu’à remplacer la notion de nature humaine par celle de situation, et 10

«Il n’y a pas de justice, en société, sans droit naturel» (L’Homme révolté).


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d’harmonie ancienne par l’élan désordonné du hasard ou le mouvement impitoyable de la raison. L’attaque est vive et va plus loin qu’il ne semblerait de prime abord. L’homme en situation auquel pense ici Camus est celui de la philosophie existentialiste ; l’auteur prend à son égard des distances qui ne sont point négligeables. Il semble, en effet, difficile de se dire existentialiste en défendant une notion de nature humaine permanente ; Camus d’ailleurs n’a jamais prétendu l’être et nous n’avons point lu dans son œuvre qu’il ait revendiqué pour lui cette dénomination que presque tous – critiques autant que lecteurs, disciples autant qu’adversaires – lui ont abusivement attribuée. Nous ne croyons pas que Camus soit existentialiste. Il semble au monde d’aujourd’hui que l’existence seule donne et apporte l’être véritable. Mais la réflexion camusienne vient déranger ces affirmations et leur apporter une salutaire sourdine. L’existence est en effet l’existence de quelque chose, sinon il ne serait pas même question d’existence ; elle est dès son origine liée à une essence. À une pensée acharnée à découvrir ce que les individus acquièrent en propre au cours de l’histoire, Albert Camus oppose une morale qui perçoit dans les hommes leur patrimoine commun, ce par quoi ils réalisent leur type permanent. Pour l’existentialiste, l’existence précède l’essence, l’homme passe de celle-là à celle-ci et se fait par l’histoire et au travers d’elle. Nous ne pouvons en toute honnêteté rattacher Camus à un tel courant de pensée quand il déclare nettement dans L’Homme révolté : « Mais il importe de remarquer déjà que cette valeur qui préexiste à toute action contredit les philosophies purement historiques, dans lesquelles la valeur est conquise (si elle se conquiert) au bout de l’action. » L’auteur disait de même trois ans auparavant dans L’Été : « Les valeurs pour les Grecs étaient préexistantes à toute action dont elles marquaient précisément les limites. La philosophie moderne place ces valeurs à la fin de l’action. Elle ne sont pas, mais elles deviennent, et nous ne les connaîtrons dans leur entier qu’à l’achèvement de l’histoire ». Camus opte délibérément pour la sagesse grecque contre la pensée contemporaine.


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Que, pour Camus, l’essence conditionne l’existence, cela ressort clairement d’une autre déclaration de L’Homme révolté où il dit : « Pour conquérir l’être, il faut partir du peu d’être que nous avons en nous, non le nier d’abord. » Ce peu d’être que nous avons en nous est ainsi un donné, plutôt qu’un acquis. D’où vient-il alors que Camus parle encore de « conquête » ? Camus n’ignore pas que l’homme se forme en partie, mais en partie seulement – là est la nuance –, au cours de son histoire. Camus n’ignore pas non plus que notre être ne se révèle pas d’un coup, mais peu à peu, et cela au travers de l’existence qui le complète et l’achève. Camus écrit par exemple dans L’Homme révolté : « On ne peut dire que l’être soit seulement au niveau de l’essence. Où saisir l’essence sinon au niveau de l’existence et du devenir ? Mais on ne peut dire que l’être n’est qu’existence. Ce qui devient toujours ne saurait être, il faut un commencement. L’être ne peut s’éprouver que dans le devenir, le devenir n’est rien sans l’être. » Peu de lignes de Camus sont aussi claires que celles-là pour évoquer la part permanente des êtres : notre nature humaine ; « ce qui devient toujours ne saurait être », dit Camus ici ; tout à l’heure il nous interrogeait : « Pourquoi se révolter s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver ? » Si Camus redécouvre la notion de nature humaine, il n’en oublie pas pour autant le dynamisme de l’histoire et de la vie à travers lesquelles notre être se révèle puis s’enrichit. L’homme est bel et bien dans l’histoire ; mais l’histoire, si elle a le dernier mot, n’en a pas le premier. L’être humain est ainsi à la fois mouvement et fixité. 000 Notre nature humaine tisse, entre les hommes, un lien qui se révèle au travers de leurs communes aspirations à la justice, la liberté, l’amour ou la vie – toutes ces valeurs qui sont autant de signes. Entre moi et autrui existe une solidarité que le meurtre peut briser ; mais a-t-il ce droit ? Au nom de cette nature humaine constatée, Camus répond non, « car il s’agit de décider s’il est possible de tuer celui, quelconque, dont nous venons enfin de reconnaître la ressemblance et de consacrer l’identité ». Avec la notion de nature humaine, Camus a dépassé l’isolement. Faut-il y retomber en légitimant le meurtre qui « retranche du


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS • DE LA NATURE HUMAINE

tout » ? Et Camus demande : « Forcer à la solitude celui qui vient d’apprendre qu’il n’est pas seul, n’est-ce pas le crime définitif contre l’homme ? » Meurtre et révolte sont donc contradictoires, car il « suffit qu’un homme retranche un seul être de la société des vivants pour s’en exclure lui-même » et nier ainsi sa nature humaine qui le rattache à autrui. Le révolté qui se dresse au nom de la nature humaine, au nom de l’identité de l’homme avec l’homme, ne peut sacrifier cette identité en consacrant, dans le sang, la différence. Dans l’expérience de l’absurde la souffrance était individuelle, mais dans celle de la révolte la souffrance devient commune ; elle est l’aventure de tous. Camus écrit alors : « Le mal qui éprouvait un seul homme devient peste collective. » La révolte tire l’individu de l’isolement et ne peut l’y replonger par le meurtre. Le grand et profond enseignement de Camus consiste à reprendre le cogito cartésien sous une nouvelle forme et à dire dans L’Homme révolté : « Je me révolte, donc nous sommes. » Si telle est la vérité, la révolte ne peut s’identifier au meurtre qui anéantit la maxime en cause ; le meurtre, en effet, transforme la sentence de Camus en une forme dégénérée qui serait : « Je me révolte, donc je tue » ou « Je me révolte, donc nous ne sommes plus », ce qui revient au même.


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Du reste, nous ne pouvons affirmer l’innocence de personne, tandis que nous pouvons affirmer à coup sûr la culpabilité de tous. La Chute.

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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS

Celui qui ne voudrait voir dans La Chute que le roman particulier de son héros, Jean-Baptiste Clamence, serait facilement amené à porter sur ce livre un jugement sévère. Ce bref récit est remarquablement écrit, mais il est d’intérêt inégal. C’est pourtant comme œuvre morale qu’il prend sa place dans la littérature française. Clamence n’est qu’un prétexte ; en lui vit tout l’amour-propre de l’humanité. Le « je » de ce fin et pénétrant monologue ne trompe pas ; le lecteur s’identifie, à chaque page, avec le héros du récit qui porte en lui notre duplicité profonde. Clamence, c’est nous. Telle est cette œuvre aux formules frappantes et incisives qui rappellent les maximes de La Rochefoucault ou de Vauvenargues, la verve amusée et ironique de Voltaire et l’éclat verbal de Rousseau. Clamence scrute sa conscience sans indulgence. Autrefois grand avocat parisien, Clamence vit aujourd’hui solitaire dans un quartier louche d’Amsterdam et raconte sa vie – on aimerait écrire « se raconte » – à un compatriote rencontré dans un bar. « Le sentiment du droit, la satisfaction d’avoir raison, la joie de s’estimer soi-même » furent les ressorts puissants qui longtemps évitèrent l’effondrement de l’avocat parisien maintenant déchu et transformé en « juge-pénitent ». Clamence confesse ses fautes pour mieux nous faire avouer les nôtres. Le lecteur éprouve constamment de la gêne à se sentir démasqué par le héros ou, mieux, par Camus. Il y a de la maïeutique dans ce récit. Content de lui, Clamence aimait naguère les nobles causes, faire triompher le droit de la veuve et de l’orphelin ; il aimait aussi, pour sa satisfaction personnelle, à faire l’aumône et à se dévouer. Clamence s’était finalement hissé « à ce point culminant où la


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vertu ne se nourrit plus que d’elle-même » et où l’on oblige son prochain sans jamais rien lui devoir. Clamence est le type de l’homme masqué ; il joue un rôle. Ne propose-t-il pas lui-même d’inscrire sur ses cartes de visite : « Jean-Baptiste Clamence, comédien » ? L’importance des mots « double » et « duplicité », constamment présents dans ce récit, nous montre que Camus y met à nu l’ambivalence de l’être humain. C’est par ce trait que ce livre, si différent des autres romans de Camus, se rattache pourtant au thème fondamental de l’écrivain. Qu’est-ce en effet que notre duplicité, sinon une autre forme de l’envers et l’endroit de notre condition ? Clamence, c’est l’amour-propre incarné : « Mes élans se tournent toujours vers moi, mes attendrissements me concernent. » Ou : « J’ai contracté dans ma vie au moins un grand amour, dont j’ai toujours été l’objet. » Les citations pourraient se multiplier. Clamence lui-même découvre que les défauts qui sont les siens sont aussi les nôtres, que son amour-propre et sa duplicité le rattachent à l’humanité entière ; l’analyse de son « je » et de « sa » culpabilité lui font retrouver les profondeurs troubles de la nature humaine. Là réside toute l’importance de ce récit pour notre sujet. Clamence ne déclare-t-il pas : « Toujours est-il qu’après de longues études sur moi-même, j’ai mis à jour la duplicité profonde de la créature ? » Si Camus, dans La Peste, a montré les élans généreux de la nature humaine, il s’applique dans La Chute à montrer ce qu’il appellerait, selon cette terminologie qui lui est propre, l’endroit du décor. À ceux qui étaient tentés de reprocher à l’œuvre de Camus une peinture idéalisée de l’homme, Camus vient répondre par le récit plutôt noir de La Chute. À ceux qui voulaient, vers les années , faire de Camus le saint de la littérature française, l’auteur donne de nous et de lui-même cet implacable portrait. Non, il ne se berce pas d’illusions sur la bonté naturelle de la créature. Il reste attaché à sa dialectique première de l’ombre et du soleil, à sa morale de l’équilibre. Au siècle des lumières qui prétendait, avec Rousseau, que l’homme est foncièrement bon, Camus répond dans La Peine capitale : « Naturellement, il ne l’est pas (il est pire ou meilleur). Après vingt ans de notre superbe histoire, nous le savons bien. » Nous trouvons là,


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Clamence dénonce une solidarité organique de tous les hommes dans le mal ; c’est sur un ton désabusé que le héros avoue à son confident : « Du reste, nous ne pouvons affirmer l’innocence de personne, tandis que nous pouvons affirmer à coup sûr la culpabilité de tous. » L’expérience de Clamence lui a permis de découvrir l’amour-propre qui se cache dans les actions humaines apparemment les plus généreuses : « L’homme est ainsi, cher Monsieur, déclare-t-il à son compatriote, il a deux faces : il ne peut pas aimer sans s’aimer. » Telle est la duplicité de la créature. C’est l’enseignement même de La Rochefoucault que reprend ici notre auteur ; chacun des deux moralistes s’efforce de nous montrer combien l’amour-propre est le ressort

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aussi bien que dans La Chute, ce que nous appelons le « réalisme » de Camus qui est fidélité à notre condition, amour clairvoyant de la vérité. L’expérience de Clamence met à nu une culpabilité fondamentale de la nature, une complexité des humains dans le mal, une solidarité de tous dans la défaillance de l’amour ; c’est là notre « chute » et celle de Clamence. Pierre-Henri Simon souligne ce trait dans son livre Présence de Camus, quand il écrit de l’aventure de Clamence qu’« elle implique la découverte d’une culpabilité immanente de la nature et d’un univers du péché ». La Chute est un livre-témoin dans l’œuvre de Camus ; il ne se comprend pas sans la riche trouvaille de L’Homme révolté : notre nature humaine. Si le « je » de Clamence est toujours aussi le nôtre, c’est que, précisément, l’auteur du récit découvre dans une personne particulière ce qui le rattache à tous les hommes. Camus n’a jamais été si parfaitement moraliste que dans La Chute ; le vrai moraliste, Montaigne l’a bien montré, parle de l’individu pour souligner non ce qui le distingue d’autrui, mais ce qui le rapproche de lui. Dans ce sens, La Chute est une réussite et l’on peut attribuer à Camus ces mots de son héros : « Avec cela, je fabrique un portrait qui est celui de tous et de personne. Un masque, en somme, assez semblable à ceux du carnaval, à la fois fidèles et simplifiés, et devant lesquels on se dit : “Tiens, je l’ai rencontré, celui-là !”»


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puissant et secret de nos actes les plus désintéressés en apparence. Camus, pourtant, n’ignore pas les dangers d’un diagnostic aussi noir et entier. L’amour-propre n’est pas nécessairement un mal ; l’auteur sait qu’il est impossible de respecter autrui si l’on se méprise soi-même. La reconnaissance de cette hygiène personnelle et salutaire permet à Camus d’écrire dans Actuelles II, en  : « Et puis, il faut dire, parce que cela est vrai, qu’on ne saurait aimer vraiment les autres si l’on ne s’estime pas d’abord. » Cette ferme affirmation résout l’ambiguïté de la formule selon laquelle l’homme « ne peut pas aimer sans s’aimer ». Dans La Chute, ce n’est qu’au pur égoïsme que Camus s’en prend. Si l’on analyse le thème de l’innocence dans l’œuvre de Camus, l’on constatera, là encore, que l’auteur a opéré sur ce point un important renversement. Meursault, dans L’Étranger, est convaincu de son innocence et le jugement qui le frappe lui est tout à fait incompréhensible ; l’individu naturel, isolé dans sa prison, ne saisit point le verdict que la société porte sur lui. Il en est ainsi, parce que L’Étranger et Le Mythe de Sisyphe, traitant tous deux de la mentalité absurde, défendent une forme d’individualisme, du « je » que La Peste et L’Homme révolté dépassent dans le « nous » communautaire. Meursault croit encore à cette « sainte innocence de celui qui se pardonne à lui-même » (La Chute). Pour Clamence, cette innocence n’est plus qu’un paradis définitivement perdu. L’homme absurde, qui ne croit pas à une table de références, ne peut se voir coupable. Il proclame contre tous les jugements qui tentent de l’accabler la pureté de ses actes, même déraisonnables. Son aspiration est une soif de vie qu’aucun jugement de valeur, de quelque ordre qu’il soit, ne peut étancher. Il n’y a pas de limite à sa passion d’exister. Ce qu’il demande, nous l’avons vu, c’est de vivre le plus possible et non le mieux possible ; pour lui, vivre le plus sera donc vivre le mieux. Les notions de quantité et de qualité se recouvrent. Camus écrit ainsi de l’homme absurde dans Le Mythe de Sisyphe : « On voudrait lui faire reconnaître sa culpabilité. Lui se sent innocent. À vrai dire, il ne sent que cela, son innocence irréparable. » Mais Tarrou, dans La Peste, n’est plus l’homme en face de lui-


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même ; il est l’homme en face d’autrui dont il se sent solidaire. Il découvre dans cette communauté qui le lie au prochain sa responsabilité et, du même coup, sa culpabilité en face de la société. Le passage du « je » au « nous » oblige Camus à un renversement et Tarrou constate maintenant : « Je sais de source certaine que chacun porte en soi la peste, parce que personne, non, personne au monde n’en est indemne. Et qu’il faut se surveiller sans arrêt pour n’être pas amené, dans une minute de distraction, à respirer dans la figure d’un autre et à lui coller l’infection. » Dans La Peste, Camus n’était pourtant point encore convaincu de la déchéance organique de l’être humain ; c’est dans La Chute qu’il la mettra en évidence. L’auteur était alors proche de la morale de Socrate selon laquelle l’homme ne se trompe et faute que par ignorance. Le narrateur de La Peste, Rieux, insistait sur ce point : « Le mal qui est dans le monde vient presque toujours de l’ignorance, et la bonne volonté peut faire autant de dégâts que la méchanceté, si elle n’est pas éclairée. Les hommes sont plutôt bons que mauvais, et en vérité ce n’est pas la question. Mais ils ignorent plus ou moins, et c’est ce qu’on appelle vertu ou vice, le vice le plus désespérant étant celui de l’ignorance qui croit tout savoir et qui s’autorise alors à tuer. L’âme du meurtrier est aveugle et il n’y a pas de vraie bonté ni de bel amour sans toute la clairvoyance possible. » Une année plus tard, en , Camus lui-même déclarera à Émile Simon dans une interview recueillie dans Actuelles I : « Ma position personnelle, pour autant qu’elle puisse être défendue, est d’estimer que si les hommes ne sont pas innocents, ils ne sont coupables que d’ignorance. » Ces différents propos sont intéressants à deux points de vue. D’abord, Camus montre dans ces lignes qu’il ne croit qu’à une culpabilité superficielle, relative au problème de la connaissance, et qui peut être corrigée par l’intelligence et la clairvoyance. L’enseignement n’est pas aussi radical que celui de La Chute une dizaine d’années plus tard environ. Ensuite, Camus insiste sur le lien essentiel qui existe entre raison et charité. Cette dernière, pour n’être pas aveugle, ne doit pas se séparer de l’intelligence qui peut lui imprimer son juste mouvement et lui donner sa


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direction véritable. L’amour clairvoyant et la passion lucide sont la revendication constante de l’auteur des Lettres à un ami allemand. Un amour qui ne serait pas guidé et maîtrisé court le risque de s’exercer à fin contraire ; c’est pour l’avoir trop souvent oublié que la passion a connu de coupables débordements. Sans prétendre à une « impossible innocence », Camus, dans L’Homme révolté, a cherché dans une morale réaliste de la mesure ce qu’il appelait « une culpabilité raisonnable ». Chaque révolte est dans son principe « nostalgie d’innocence » ; elle recherche un état de perfection ; elle est effort de purification. Tôt ou tard pourtant, elle prend les armes pour retrouver ou défendre des valeurs, et les consacre paradoxalement dans le meurtre et le sang. Ainsi la recherche de l’innocence plonge l’homme aveugle dans la culpabilité. Ce mouvement est un peu celui de l’objecteur de conscience qui prendrait les armes au nom même de la non-violence. La révolte, pure dans ses intentions, dégénère souvent dans les faits. Dans le monde du meurtre, tel que l’a connu l’ordre hitlérien, est instaurée une « culpabilité générale ». C’est la règle. Celui qui torture et tue connaît une ombre à sa victoire : il ne peut se sentir innocent. « Il faut donc créer la culpabilité chez la victime ellemême pour que, dans un monde sans direction, la culpabilité générale ne légitime plus que l’exercice de la force, ne consacre plus que le succès. » L’idée d’innocence disparaît alors chez l’innocent lui-même et la puissance règne avec la démesure. Ce drame est illustré par une pièce de Camus, qui par ses visées sociales et politiques, s’élève contre les régimes totalitaires ; c’est L’État de siège. La secrétaire de la Peste personnifiée prononce quelques mots qui rappellent les remarques de L’Homme révolté : «Vous savez aussi qu’à force de tuer, on se prend à envier l’innocence de ceux qu’on tue. » Une morale de la mesure ne peut se satisfaire du meurtre généralisé qui cherche à faire éclater au grand jour la culpabilité de tous. La rage de l’innocence dégénère dans les révolutions en culpabilité collective et définitive. La soif de justice se transforme en soif de sang. La véritable révolte nous place au contraire sur le chemin d’une « culpabilité calculée » où le « je me


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS • INNOCENCE ET CULPABILITÉ

révolte » conduit à un « nous sommes ». La collectivité assumée et acceptée définit ainsi paradoxalement un nouvel et fructueux personnalisme. Toute action entreprise par plusieurs et chaque société supposent une discipline. L’individu se pliera librement à la loi, puisqu’en servant le groupe, elle le sert lui aussi avant de l’obliger. Camus affirme enfin que l’homme « n’est pas entièrement coupable, il n’a pas commencé l’histoire ; ni tout à fait innocent puisqu’il la continue ». La formule est heureuse, parce qu’elle rend compte de la vérité avec mesure et réalisme. Elle permet de reconnaître la solidarité des hommes dans le mal à travers les chaînes de l’histoire et le fleuve du temps ; elle sauvegarde la responsabilité de l’individu qui prolonge l’histoire, en augmente le mal et s’y associe librement, elle souligne aussi son innocence relative puisqu’il n’est pas à l’origine de cette histoire où il se trouve jeté malgré lui. Une telle conception fait songer à la doctrine chrétienne du péché originel. Parvenus à ce point, il nous faut avec Camus étudier plus profondément cette morale de la mesure qui consacre des limites, et voir le rapport de ces dernières avec les notions d’amour et de liberté.


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Il y a encore cet ordre supérieur des cœurs et des consciences qui s’appelle l’amour et cet ordre sanglant, où l’homme se nie luimême, et qui prend ses pouvoirs dans la haine. Actuelles I.

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Si L’Homme révolté est un véritable plaidoyer en faveur de la vie, remarquons que Le Mythe de Sisyphe par le refus du suicide, les Lettres à un ami allemand par celui de la violence meurtrière, La Peste par celui de la souffrance inutile et de la mort des innocents, les Réflexions sur la guillotine par celui de la peine capitale, sont également des apologies de la vie. La révolte pour la vie est une constante de l’œuvre de Camus.

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 

L’Homme révolté est une protestation brûlante que Camus élève contre le meurtre généralisé. Le nihilisme absolu du XXe siècle est cause d’une agonie collective qui a connu son point culminant dans l’apocalypse hitlérienne ; « le secret de l’Europe, constate amèrement Camus, est qu’elle n’aime plus la vie » 11. C’est pour cela que se perpétuent les siècles de l’oppression, que la joie a été effacée au tableau du monde. Autrefois, la passion de vivre a pu dégénérer en excès criminels ; ces exagérations, pourtant, n’avaient rien de commun avec l’instauration du crime logique et du meurtre raisonné qu’a connue notre siècle. Le meurtre légitimé établit sur la terre son ordre monotone et implacable. « Si notre temps admet aisément que le meurtre ait ses justifications, déclare Camus, c’est à cause de cette indifférence à la vie qui est la marque du nihilisme. » Le révolté, qui se dresse face à l’oppresseur, qui s’engage à lutter contre la servitude, le mensonge et la terreur, opère un mouvement éminemment positif. Il veut construire là où l’on anéantit ; il « plaide donc pour la vie », comme dit Camus. La cause qu’il défend est la seule vraie : le triomphe de la justice, de la liberté, du soleil et de l’être. La révolte qui débouche sur la destruction est illogique ; elle renie son but et ses origines. « Sa logique profonde n’est pas celle de la destruction ; elle est celle de la


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création. » Toute révolte fidèle à elle-même veut être une lutte « en faveur de la vie, non contre elle ». La révolte prouve par là qu’elle est, comme le veut Camus, « source de vraie vie » ou « le mouvement même de la vie ». La nature humaine est partagée entre un double instinct : celui de la destruction et celui de la conservation ; c’est ce dernier qui doit triompher. Nous retrouvons ainsi cette dialectique du oui et du non rencontrée et analysée plus haut. Le oui est affirmation de vie ; le non s’oppose au meurtre. Le révolté reconnaît que notre nature est partagée entre l’ombre et la lumière, divisée par le bien et le mal. Mais, tout en laissant leur part à l’envers et l’endroit de notre condition, la révolte a pour conséquence dernière le refus du meurtre : dans son principe même, n’est-elle pas créatrice, n’est-elle pas une protestation contre la mort ? Fort de telles vérités, Camus peut maintenant répondre à ceux qui lui demandent ce qu’est un homme révolté : « Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. » 000 L’Homme révolté se présente comme une histoire de la révolte et de la révolution. La thèse que Camus développe dans son essai, c’est que la première dégénère le plus souvent en la seconde. La révolte pour la vie est positive ; mais le soulèvement dont la conséquence logique serait le meurtre n’est plus créateur et Camus l’appelle révolution. Toutefois, l’auteur peut faire à l’égard de celle-ci les mêmes remarques qu’à propos du suicide : « La révolution contemporaine qui prétend nier toute valeur est déjà, en elle-même, un jugement de valeur. L’homme, par elle, veut régner. Mais pourquoi régner si rien n’a de sens ? Pourquoi l’immortalité, si la face de la vie est affreuse ? » La révolte qui se nie elle-même est cette « contradiction » que Camus a cherché à dépasser dans son essai. La révolte véritable est, chez l’homme, le refus d’être traité en chose et manipulé au gré de l’histoire ; « elle est l’affirmation d’une nature commune à tous les hommes, qui échappe au monde de la puissance. » La révolution triomphante est celle qui veut prouver par ses meurtres, ses polices, ses procès, ses emprisonnements et ses excommu-


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS • RÉVOLTE OU RÉVOLUTION

nications qu’il n’y a pas de nature humaine, point de frontière à ne pas dépasser, que tout est permis au nom de fins rejetées à l’extrémité de l’histoire. La révolte, elle, donnera raison à la nature humaine ; elle dit oui à la vie et non au meurtre ; elle est effort de clarification dans la reconnaissance d’une limite infrangible. La révolution qui veut un être neuf et idéal, qui est donc aussi effort de purification, agit en dehors de toute règle morale. Là est son erreur. Elle se condamne à la terreur et au mépris de l’homme. Dans L’Homme révolté, Camus s’en est pris violemment à ce qu’il appelait l’historisme. La tentative de chasser l’absolu de l’histoire a conduit à faire de cette dernière un absolu. Camus ne combat pas l’histoire, comme beaucoup le lui ont reproché, mais bien l’historisme qui prête à l’histoire un caractère transcendant. Elle n’est pourtant pas un tout qui se suffise à lui-même. Camus dénonce la tendance moderne qui, depuis Hegel, la considère comme un mouvement nécessaire et dialectique, en marche vers l’accomplissement d’un ordre humain supérieur rejeté dans l’avenir et divinisé. Dans de telles perspectives, la fin justifie les moyens ; l’homme est sacrifié pour l’idée ; l’essentiel consiste à préparer l’avènement d’un nouvel ordre qui doit remplacer Dieu ou tout autre absolu. Le crime est toujours, dans ce cas, un moyen possible de hâter la venue du nouvel état souhaité. Camus condamne le révolutionnaire dans la mesure où, convaincu de sa mission sacro-sainte, oublieux des limites de son pouvoir souvent arbitraire, il instaure dans le monde présent une tyrannie visant à préparer la liberté future. La révolution du XXe siècle croit être fidèle à sa mission en remplaçant Dieu par l’histoire. En attendant l’instauration de la valeur en devenir, il faut agir, et cela sans règle morale. Camus refuse cette optique et déclare : « Le révolté, loin de faire un absolu de l’histoire, la récuse et la met en contestation, au nom d’une idée qu’il a de sa propre nature […]. Certes, le révolté ne nie pas l’histoire qui l’entoure, c’est en elle qu’il essaie de s’affirmer. Mais il se trouve devant elle comme l’artiste devant le réel, il la repousse sans s’y dérober. Pas une seconde il n’en fait un absolu. S’il peut participer, par la force des choses, au crime de l’histoire, il ne peut donc le légitimer. » Refuser l’historisme ne signifie donc pas qu’il faille se tenir en dehors de l’histoire, la juger de haut et se garder de rien entre-


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prendre en son cours. Au niveau du révolutionnaire, l’histoire n’est pas source de valeurs, mais de nihilisme. Camus écrit : « L’histoire, nécessaire, non suffisante, n’est donc qu’une cause occasionnelle. Elle n’est pas absence de valeur, ni la valeur ellemême, ni même le matériau de la valeur. Elle est l’occasion, parmi d’autres, où l’homme peut éprouver l’existence encore confuse d’une valeur qui lui sert à juger l’histoire. » L’idée que développe encore Camus dans L’Homme révolté, c’est que le marxisme, en chassant le christianisme, en a repris le cadre qui est l’histoire. Camus reproche aux marxistes de justifier le présent par un progrès hypothétique. 000 Tout l’effort de Camus consiste ainsi à démontrer qu’il faut préférer l’homme vivant à un homme inexistant dont on souhaite l’avènement. Aucune fin ni aucune idée abstraite n’autorisent le révolutionnaire à sacrifier son proche. L’homme « n’est pas justifié par n’importe quel amour », écrivait déjà Camus dans ses Lettres à un ami allemand. L’homme concret du présent doit être aimé avant l’idée que l’on se fait de l’Homme. Nous n’avons pas le droit de sacrifier nos contemporains à un avenir illusoire. La valeur première est la nature humaine et non l’histoire absolutisée qui se transforme en minotaure dévorant. Camus écrit dans L’Homme révolté ces lignes claires : « La révolution consiste à aimer un homme qui n’existe pas encore. Mais pour celui qui aime un être vivant, s’il l’aime vraiment, il ne peut accepter de mourir que pour celui-là. » Si la revendication de la révolution historique est la totalité, celle de la révolte est l’unité. Cette dernière se réalise dans la reconnaissance commune d’une limite qui mérite un respect inconditionné : notre nature humaine. En assignant à la révolte une frontière qu’elle ne pouvait franchir sans attenter à la dignité commune à tous les hommes, Camus délimitait une valeur. La vraie révolte ne vise qu’au relatif ; là est sa sagesse. Camus écrit de cette révolte ces mots significatifs : « Elle prend le parti d’une limite où s’établit la communauté des hommes. Son univers est celui du relatif. Au lieu de dire avec Hegel et Marx que tout est nécessaire, elle répète seulement que tout est possible et, qu’à


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Il s’agit de René Char.

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une certaine frontière, le possible aussi mérite le sacrifice. » Nous voyons combien de tels propos s’inscrivent dans une morale de la mesure ; intransigeante sur la noblesse des moyens, elle accepte l’approximation quant à ses fins, ne porte pas son but dans l’absolu ni ne le divinise ; en un mot, elle est réaliste. Cette notion de limite révélée par la révolte est inséparable de la nature humaine. Les pensées nihilistes, qui souscrivent souvent à un mouvement déterminé de l’histoire, négligent cette frontière. Les bornes mises à jour par la révolte transfigurent toutes nos actions et notre pensée ; il y a en effet maintenant une mesure des choses et de l’homme au-delà de laquelle toute pensée et toute action se nient elles-mêmes et sacrifient à l’outrance. Camus dit : « En même temps qu’elle suggère une nature commune des hommes, la révolte porte au jour la mesure et la limite qui sont un principe de cette nature. » Ou bien cette valeur de limite sera respectée, ou bien la démesure conduira à la destruction universelle dont elle fera sa règle. La démesure est une ivresse que Camus nomme « ivrognerie de l’âme ». Le respect de cette frontière assignée à la révolte par notre nature humaine, la reconnaissance du droit naturel exigent une attention quotidienne : « La démesure gardera toujours sa place dans le cœur de l’homme, à l’endroit de la solitude. Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crimes et nos ravages. Mais notre tâche n’est pas de les déchaîner à travers le monde ; elle est de les combattre en nous-mêmes et dans les autres. » L’homme ne peut pas toujours ne point tuer, admet Camus, mais « il peut mettre sa fièvre et sa passion à diminuer la chance du meurtre autour de lui. » La morale des limites opte pour le moindre mal, refusant aussi bien de consentir au pire que d’accepter purement et simplement notre condition. « Pour finir, liton dans L’Homme révolté, ceux-là font avancer l’histoire qui savent, au moment voulu, se révolter contre elle aussi. Cela suppose une interminable tension et la sérénité crispée dont parle le […] poète 12. »


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Avec de telles conclusions et dans de telles perspectives, il est permis d’attendre une renaissance. Cette morale de la mesure n’exige pas de l’homme l’impossible ni ne le laisse en deçà du réalisable. « L’avenir ne peut se prévoir, concède Camus, et il se peut que la renaissance soit impossible. Quoique la dialectique historique soit fausse et criminelle, le monde, après tout, peut se réaliser dans le crime, suivant une idée fausse. Simplement, cette sorte de résignation est refusée ici : il faut parier pour la renaissance. » En toute objectivité, Camus pouvait écrire dans Actuelles II à propos de son essai : « La seule passion qui anime L’Homme révolté est justement celle de la renaissance. » 000 Les idées de L’Homme révolté ont pris corps dans plusieurs romans ou pièces de Camus. Les meurtriers délicats des Justes acceptent de tuer pour l’idéal, mais en mourant se placent, eux et la vie qu’ils viennent de supprimer, au-dessus de l’histoire. Ils préfèrent le « je me révolte, donc nous sommes » au « je me révolte, donc nous serons ». Le meurtrier Kaliayev 13 déclare ainsi très clairement quoique paradoxalement : « Pour une cité lointaine, dont je ne suis pas sûr, je n’irai pas frapper le visage de mes frères. Je n’irai pas ajouter l’injustice vivante pour une justice morte. » La conscience déchirée, ces meurtriers-là affrontaient la contradiction. Pour eux, le meurtre reste le meurtre. Kaliayev tue à contrecœur et déclare à la grande-duchesse qui le visite en prison : « Il y a quelque chose de plus abject encore que d’être un criminel, c’est de forcer au crime celui qui n’est pas fait pour lui. Regardez-moi. Je vous jure que je n’étais pas fait pour tuer. » C’est ce même personnage qui s’écrie : « Mais c’est cela l’amour, tout donner, tout sacrifier sans espoir de retour ». La Peste exprime la notion que nous avons déjà rencontrée dans L’Homme révolté ; Rambert dit en effet ces mots lourds de sens : « Eh bien, moi, j’en ai assez des gens qui meurent pour une idée. Je ne crois pas à l’héroïsme, je sais que c’est facile et j’ai appris que c’était meurtrier. Ce qui m’intéresse, c’est qu’on vive et qu’on meure de ce qu’on aime. » À ces mots Rieux répond en 13

Il tuera en effet le grand-duc Serge.


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ces termes : « L’homme n’est pas une idée, et une idée courte, à partir du moment où il se détourne de l’amour. » Nulle part, dans ses récits, Camus n’a mieux fait ressortir le contraste existant entre le véritable amour qui est amour de l’homme et l’amour meurtrier qui est celui de l’idée. Dans L’État de siège, le chœur des femmes prononce sur Diego tué une complainte significative : elle invite l’homme à rester fidèle à l’amour des proches et à ne point le délaisser pour celui de l’idée ; ces héros qui « fuient leur mère », se « détachent de l’amante », ne sont en fait que des « chasseurs d’ombres » qui s’en vont « marchant de solitude en solitude, vers l’isolement dernier, la mort en plein désert ! » Tel est le cri de ces femmes qui pleurent un héros et s’écrient encore : « Puisque tout ne peut être sauvé, apprenons du moins à préserver la maison de l’amour ! Vienne la peste, vienne la guerre et, toutes portes closes, vous à côté de nous, nous défendrons jusqu’à la fin. Alors, au lieu de cette mort solitaire, peuplée d’idées, nourrie de mots, vous connaîtrez la mort ensemble, vous et nous confondus dans le terrible embrassement de l’amour ! Mais les hommes préfèrent l’idée. » Ainsi, dans la bouche des héros camusiens, tout comme dans les lignes de L’Homme révolté, nous retrouvons la morale de la mesure. La révolte est limitée par la nature humaine ; la vie du prochain met une frontière à notre liberté. La révolte ne peut se passer de l’amour ; elle refuse le salut ou le paradis hypothétiques de l’Histoire, s’ils doivent être payés de l’injustice, de l’oppression et de la haine ; « son honneur est de ne rien calculer, de tout distribuer à la vie présente et à ses frères vivants. C’est ainsi qu’elle prodigue aux hommes à venir. La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent. » La révolte est le mouvement même de la vie ; « elle est donc amour et fécondité, ou elle n’est rien, lit-on encore dans le même ouvrage. La révolution sans honneur, la révolution du calcul qui, préférant un homme abstrait à l’homme de chair, nie l’être autant de fois qu’il est nécessaire, met justement le ressentiment à la place de l’amour. » Nous découvrons ici ce nom cher à Camus qu’est celui de l’honneur ; c’est la vertu de ceux qui, dignes et intraitables, préfèrent la vie et la personne d’autrui à leur propre existence ou à leur idéal. Il est remarquable de voir un livre sur la


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révolte se conclure par une telle apologie : amour du prochain, qui est un homme, et qui est préféré au lointain, à l’idée. L’idéal ne prévaut pas sur la personne, l’avenir mort sur le présent vivant. 000 Avant de mettre un point final à ce chapitre, nous voulons encore dire quelques mots de la notion de tendresse. C’est dans La Peste que l’expression est le plus souvent employée ; amour et tendresse sont intimement liés, mais toutefois distincts ; l’antonyme du premier est la haine ; pour la seconde, c’est la dureté ou la raideur. De Rieux, il est dit par exemple qu’il savait que « ce monde sans amour était comme un monde mort et qu’il vient toujours une heure où on se lasse des prisons, du travail et du courage pour réclamer le visage d’un être et le cœur émerveillé de la tendresse ». Une telle évocation nous fait sentir toute la finesse et la douceur d’un sentiment moins absolu que l’amour. De ceux qui ont traversé victorieux l’épreuve de la peste, Rieux déclare à la fin de sa chronique : « Ils savaient maintenant que s’il est une chose qu’on puisse désirer toujours et obtenir quelquefois, c’est la tendresse humaine. » Elle est précieuse et rare ; elle est la vertu des êtres attentifs et généreux, mais aussi réceptifs et vulnérables. Plus l’homme est sensible, plus il est tendre et sujet aux blessures. La tendresse est la richesse des cœurs simples, des hommes démunis ; c’est un bien naturel qui repose en tout homme, mais que chacun n’a pas la générosité de partager. Pour manifester sa tendresse, il faut souvent mater son orgueil ; les plus forts et les plus virils la reconnaissent au plus profond d’eux-mêmes. À Kaliayev qui défend et représente, dans toute sa dignité, l’amour brûlant, Dora oppose une soif de tendresse qu’elle évoque en ces termes : « Le soleil brille, les têtes se courbent doucement, le cœur quitte sa fierté, les bras s’ouvrent. Ah ! Yanek, si l’on pouvait oublier, ne fût-ce qu’une heure, l’atroce misère de ce monde et se laisser aller enfin. Une seule petite heure d’égoïsme, peux-tu penser à cela ? » Et le héros répond : « Oui, Dora, cela s’appelle la tendresse. » Ce sentiment subtil est une vertu bien camusienne. La tendresse, c’est au fond l’opposé de la passion dans ce qu’elle a de dévorant et d’aveugle. L’œuvre tout entière de Camus en est pénétrée.


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Et quel accord plus légitime peut unir l’homme à la vie sinon la double conscience de son désir de durée et son destin de mort ? Noces.

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Si Gide a connu et chanté l’amour des nourritures terrestres, Camus, lui, a surtout exalté l’amour du présent ; il s’agit là d’une constante de sa pensée. Le premier de ces écrivains était particulièrement attentif à son corps, le second principalement à l’esprit. Le corps s’inscrit dans l’espace ; il est invité à une sensibilité que l’on pourrait dire superficielle, que nous nommons sensualité, sans pour autant porter sur elle un quelconque jugement de valeur. Prendre conscience en revanche de sa vie, c’est être ramené au problème du temps qui fait appel à une expérience du « sens interne », comme le voulait Kant, à une sensibilité tout intérieure, à une intuition de nous-mêmes. Être attentif à l’écoulement des heures, à la durée qui nous porte comme un fleuve ou à la succession des présents, c’est faire un effort de l’esprit. L’on saisit là toute la distance, importante, qui sépare les deux grands moralistes français. Camus n’a point exalté la jouissance corporelle, mais bien plutôt une passion de la vie et de tous ses moments ; se jeter dans l’instant et refuser l’éternité, c’était exiger de la conscience qu’elle se maintienne en état d’éveil et non qu’elle recherche inlassablement la jouissance charnelle. Certes, il faut savoir savourer la douceur de l’heure, le parfum des herbes luisantes de soleil, les soirs d’été dans la lumière vaporeuse des couchants, la fraîcheur des femmes jeunes et belles, « l’eau profonde et claire, le fort soleil, les filles, la vie du corps » (L’Exil et le Royaume), mais ne pas oublier pour autant le silence intérieur où l’esprit se recueille et prend conscience d’une brièveté dérisoire. « Ce pays me ramenait au cœur de moi-même et me mettait en face de mon angoisse secrète », écrit Camus, dans


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L’Envers et l’endroit, à propos de la plaine lumineuse de Vicence sur laquelle il promenait amoureusement son regard avide de vivre ; c’est le caractère périssable de tout et de chacun que lui rappelait la plaine éclaboussée de soleil, l’étendue brûlée qui, pareille au petit val de Rimbaud, « mousse de rayons ». Camus, face cette nature chaude et vibrante de vie, sent naître en lui un invincible goût du néant et s’écrie finalement : « Pour moi, aucune promesse d’immortalité dans ce pays. » Il est frappant de voir que l’évocation des nourritures terrestres ne se sépare pas, dans la pensée de Camus, d’une prise de conscience du fuyant et de l’éphémère. La terre que chante le poète est celle où le soleil se lève et se couche, où les journées passent. Le pas lent du promeneur le porte plus avant dans la vie. Aimer la terre, c’est aimer ses richesses périssables que ne prolonge aucune promesse d’éternité : « Mais la flûte aigre et tendre des cigales, le parfum d’eaux et d’étoiles qu’on rencontre dans les nuits de septembre, les chemins odorants parmi les lentisques et les roseaux, autant de signes d’amour pour qui est forcé d’être seul. Ainsi, les journées passent. Après l’éblouissement des heures pleines de soleil, le soir vient, dans le décor splendide que lui font l’or du couchant et le noir des cyprès. Je marche alors sur la route, vers les cigales qui s’entendent de si loin […]. La première étoile déjà, puis trois lumières sur la colline d’en face, la nuit soudain tombée sans rien qui l’ait annoncée, un murmure et une brise dans les buissons derrière moi, la journée s’est enfuie, me laissant sa douceur. » Chaque paysage s’associe ainsi à une tranche du temps et l’amour de vivre réclame, selon Camus, une passion silencieuse pour ce qui va peut-être nous échapper. Il est caractéristique, le bonheur que prend Camus à évoquer si souvent dans son œuvre les crépuscules ; elle est fugitive, l’heure où le jour tout en feu sombre dans la nuit ; elle nous fait mieux sentir le caractère éphémère de toutes choses et nous rappelle les limites de notre condition. Ces courts instants « où la journée bascule dans la nuit » dévoilent à l’homme la brièveté savoureuse et amère à la fois de sa vie. La


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C’est en 1930, à l’âge de dix-sept ans, que Camus fut frappé de tuberculose.

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 

nuit s’associe alors, dans le calme et l’immensité profonde de l’obscurité scintillante, à une détente, à une paix retrouvée où brillent des lumières. Le clair-obscur ne disparaît pas ; le contraste subsiste jour et nuit. Dans Caligula, le poème du jeune Scipion évoque la ligne des collines romaines, le « cri des martinets dans le ciel vert », celui des cigales, « la retombée des chaleurs, les chiens, les roulements des derniers chars, les voix des fermiers et les chemins noyés d’ombre dans les lentisques et les oliviers ». Ce sont là des « vérités » que nous dévoile le monde, quand vient « cet apaisement fugitif et bouleversant qui ramène le soir ». Le crépuscule rapide a quelque chose d’inquiétant dans sa brièveté. Ce poème réunit dans ses vers les éléments d’un paysage tendre et chaud ; il fait vivre devant nos yeux les joies simples et concrètes de la vie, mais nous parle aussi de « cette minute subtile où le ciel encore plein d’or brusquement bascule et nous montre en un instant son autre face, gorgée d’étoiles luisantes ». Là encore, l’évocation des nourritures terrestres s’inscrit dans le temps qui limite ces richesses mortelles. Camus nous parle dans L’État de siège « de la mer sous le soleil de midi, de l’odeur des roseaux dans le soir, des bras frais de nos femmes » ; il évoque dans le même livre « la rose sauvage, les signes dans le ciel, les visages d’été, la grande voix de la mer ». L’auteur a su porter un regard d’amour à ces biens naturels et dérisoires en apparence, leur donner dans sa vision créatrice de poète la valeur du miracle qui renouvelle toutes choses et transforme l’univers. La maladie, dont notre auteur connut fort jeune les atteintes 14, lui permit de regarder la mort en face et de donner tout leur prix aux richesses précaires du présent. Camus s’écrie dans Noces : « Rien de plus méprisable à cet égard que la maladie. C’est un remède contre la mort. Elle y prépare. Elle crée un apprentissage dont le premier stade est l’attendrissement sur soi-même. Elle appuie l’homme dans son grand effort qui est de se dérober à la certitude de mourir tout entier. » Camus comprend alors que « toute son horreur de mourir tient dans sa jalousie de vivre » et


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« qu’il n’est pas de bonheur surhumain, pas d’éternité hors de la courbe des journées ». La maladie incita naguère le jeune Gide à chanter Les Nourritures terrestres ; elle permet à Camus d’écrire Le Mythe de Sisyphe, ce cri déchirant d’adolescent qui invoque un délai devant l’ultimatum de la mort. « Ô mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible », dit l’extrait de Pindare que Camus plaça en tête de son essai. Le Mythe de Sisyphe, par son refus délibéré de l’au-delà, ne fera que confirmer les lignes de Noces où Camus faisait déjà l’apologie d’une mort sans espoir, c’est-à-dire privée de survie : « Si je refuse obstinément tous les plus tard du monde, c’est qu’il s’agit aussi bien de ne pas renoncer à ma richesse présente. Il ne me plaît pas de croire que la mort ouvre sur une autre vie. Elle est pour moi une porte fermée. » Croire au paradis futur, c’est, pour lui, refuser la vie actuelle et s’en remettre à l’avenir, sacrifier les richesses d’aujourd’hui à un hypothétique lendemain, car « s’il y a un péché contre la vie, ce n’est peut-être pas tant d’en désespérer que d’espérer une autre vie, et se dérober à l’implacable grandeur de celle-ci ». Selon Camus, « le corps ignore l’espoir » et notre auteur reproche aux « théologiens avisés » d’avoir appelé enfer « cette impassibilité et cette grandeur de l’homme sans espoir, cet éternel présent ». L’homme courageux et vrai sera celui que rien ni personne ne pourront séparer de notre condition limitée ; le matérialisme le plus fâcheux consiste alors à détourner sur des mythes stériles « l’attention obstinée et lucide que nous portons à ce qui en nous doit mourir pour toujours ». Un des thèmes importants du Mythe de Sisyphe parlera de l’espoir d’une survie, de l’illusion de ceux qui vivent non plus pour le présent, mais pour quelque grande idée fallacieuse qui le sublime et le dépasse. Donner un sens à notre vie absurde en bondissant dans l’au-delà, c’est trahir notre condition mortelle, car « la mort est là comme seule réalité. Après elle, les jeux sont faits ». L’homme absurde « veut savoir s’il est possible de vivre sans appel ». Le saut sous toutes ses formes, « la précipitation dans le divin ou l’éternel » nous cachent la vérité de notre mort irréparable.Tout


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Voir infra à la fin du présent essai sur Camus la notice II sur «Le chrétien et l’amour du présent».

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 

saut est une fuite que Camus dénonce sous les noms divers de « dérobade », d’« évasion » ou de « tricherie ». Camus a pris la liberté d’appeler « suicide philosophique » le mouvement par lequel l’esprit humain s’en remet à un dieu ou à l’éternité. Camus s’est toujours obstinément refusé à ce saut. « L’absurde, c’est la raison lucide qui constate ses limites. » Un arbre dans le vent, un visage ami, une fraternité menacée, tous ces biens vulnérables sont des richesses dont nous ne pouvons être frustrés. Il nous faut, dira Camus dans L’Homme révolté, « apprendre à vivre et à mourir, et, pour être homme, refuser d’être Dieu » 15. Cette terre sombre vouée à la mort connaît aussi le ruissellement du soleil. Le révolté refuse la divinité et l’au-delà pour « partager la lutte et le destin communs ». Notre fidélité, c’est l’amour constant de notre condition limitée. « Dans la lumière, le monde reste notre premier et notre dernier amour. Nos frères respirent sous le même ciel que nous, la justice est vivante. Alors naît la joie étrange qui aide à vivre et à mourir et que nous refuserons désormais de renvoyer à plus tard. Sur la terre douloureuse, elle est l’ivraie inlassable, l’amère nourriture, le vent dur venu des mers, l’ancienne et la nouvelle aurore. Avec elle, au long des combats, nous referons l’âme de ce temps et une Europe qui, elle, n’exclura rien. » Refuser l’au-delà, c’est choisir la liberté d’action. L’homme, se privant d’espoir et d’avenir, accroît sa disponibilité. Reconnaissant qu’il n’y a pas de lendemain, il donne vie du même coup à sa liberté profonde, à ses efforts créateurs. Considérant la mort comme un point final, il fait de nouveau intervenir une notion de limite, il mesure ses actions. La morale de Camus reste fidèle à elle-même.


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La liberté, seule valeur impérissable de l’histoire. L’Homme révolté.

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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS

La recherche de la liberté a animé une part importante de l’œuvre de Camus. Sa vie a été tendue vers cette valeur qu’il voyait refusée à de nombreux artistes de son temps, réduits au silence ou injustement opprimés. L’État de siège, en , nous parle de la dictature politique et élève une protestation vigoureuse contre les régimes totalitaires. Diego refuse obstinément la justice selon laquelle « on ne peut pas être heureux sans faire du mal aux autres » ; la liberté individuelle ne saurait être acquise au détriment de celle d’autrui. Nous n’avons pas le droit de disposer à notre guise des volontés humaines et de les réduire en esclavage momentané pour préparer l’avènement de la liberté totale. Environ dix ans plus tard, Camus, dans ses Discours de Suède, définissait le rôle difficile de l’écrivain qui, ne pouvant le plus souvent, dans les temps actuels, se mettre au service de ceux qui font l’histoire, défend au moins ceux qui la subissent. L’écrivain doit aujourd’hui accepter deux tâches qui sont « le service de la vérité et celui de la liberté ». Il ne peut s’accommoder du mensonge et de la servitude, dont les règnes tyranniques font proliférer les solitudes. L’écrivain se voue à une tâche créatrice dans le mouvement destructeur de l’histoire. La vérité fuyante et mystérieuse doit être patiemment conquise ; la liberté, aussi dangereuse qu’exaltante, ne se séparera pas d’une conscience de nos limites ; elle est recherche d’un juste équilibre au sein d’un monde dont les régimes totalitaires nient la mesure, tout comme ils contestent l’existence d’une nature humaine. Dans Actuelles II, en , Camus montrait que « le grand événement du XXe siècle a été l’abandon des valeurs de liberté par le mouvement révolutionnaire de l’histoire, le recul progressif du socialisme de liberté devant le socialisme césarien et militaire ».


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Dès ce tournant, le monde a perdu un certain espoir et l’homme autrefois libre a été plongé dans la solitude. Dans sa protestation, Camus s’efforce de montrer que la liberté est constamment « violée ou prostituée » et la justice « avilie ». La valeur de liberté doit être restaurée en nous et autour de nous ; aucune revendication de justice ne sera légitime si, pour atteindre nos fins, nous acceptons, même momentanément, de sacrifier la liberté. La justice ne se réalise pas dans le sang et le meurtre. La liberté avec un grand « L » est un mirage. Il y a des libertés précises à conquérir, une à une, péniblement. « Il n’y a pas une liberté idéale qui nous sera donnée un jour d’un coup, comme on reçoit sa retraite à la fin de sa vie. » Ces mots ironiques visent surtout les partisans de l’absolutisme historique. Camus s’en prend également à la liberté bourgeoise qui se croit faite d’abord de privilèges. La culture et le travail ne doivent pas être humiliés, car c’est avec eux que nous forgeons cette liberté conquise qui n’est pas un cadeau reçu d’un chef d’État, mais un bien que l’on gagne par « l’effort de chacun et l’union de tous ». Il n’y a pas de liberté sans communauté, pas de liberté dans l’isolement ou le pur individualisme. La liberté n’est qu’une prison ou un bagne aussi longtemps qu’elle courbe autrui dans l’asservissement ; « la liberté n’est pas faite d’abord de privilèges, elle est faite surtout de devoirs », écrit Camus dans Actuelles II. La liberté n’est pas indépendance, mais reconnaissance d’une communauté infrangible qui nous lie à autrui. Une fois de plus, en , L’Homme révolté vient contredire l’enseignement individualiste du Mythe de Sisyphe de dix ans plus jeune. « Je ne puis éprouver que ma propre liberté », déclarait le héros de l’absurde qui refusait d’analyser au regard d’autrui une notion qui, selon lui, perdait son sens dès l’instant où elle débordait le cadre de l’expérience individuelle. L’Homme révolté nous enseigne que la révolte n’est « nullement une revendication de liberté totale » ; elle fait au contraire son procès. Elle conteste le pouvoir illimité qui autorise le supérieur à violer la frontière interdite. Le révolté, loin de revendiquer dans le sang une illusoire indépendance générale qui exclut finalement toujours quelqu’un, veut qu’il soit reconnu que « la liberté a ses limites partout où se trouve l’être humain ». Le révolté exige


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Il est intéressant de constater que, pour Camus, la notion de beauté ne se sépare pas de celle de liberté. En , Camus écrit dans L’Été : « Tous ceux qui aujourd’hui luttent pour la liberté combattent en dernier lieu pour la beauté. » Qu’est-ce que Camus entendait par là ? Ces lignes sont tirées d’un des chapitres les plus importants de L’Été et que l’auteur intitule : « L’exil d’Hélène ». Hélène, c’est le symbole de la beauté que l’Europe a rejetée de ses frontières en lui imposant un ostracisme malheureux. La beauté retrouvée serait le règne de l’harmonie et de la mesure, le retour à l’idée de limite ; de la pensée grecque qu’il aimerait voir renaître en Europe, Camus déclare : « Elle a fait la part de tout, équilibrant l’ombre par la lumière. Notre Europe, au contraire, lancée à la conquête de la totalité, est fille de la démesure. » Trois ans plus tard, dans L’Homme révolté, Camus écrit encore ces mots révélateurs : « L’Europe n’a jamais été que dans cette lutte entre midi et minuit 16. Elle ne s’est dégradée qu’en désertant 16

La même expression se trouve en 1948 dans Actuelles II et en 1947 dans un texte

• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS • LIBERTÉ ET BEAUTÉ

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sans aucun doute une part de liberté pour lui-même, mais non pas indépendamment d’autrui. Il y a une solidarité des hommes entre eux : notre nature humaine. Le révolté se refuse ainsi le « droit de détruire l’être et la liberté de l’autre ». La liberté totale n’est qu’indépendance meurtrière, règne solitaire qui consacre l’isolement et l’avilissement d’autrui. Il faut reconnaître une liberté relative – limitée par la personne du prochain : « Chaque liberté humaine, à sa racine la plus profonde, est ainsi relative. La liberté absolue, qui est celle de tuer, est la seule qui ne réclame pas en même temps qu’elle-même ce qui la limite et l’oblitère. Elle se coupe alors de ses racines, elle erre à l’aventure, ombre abstraite et malfaisante, jusqu’à ce qu’elle s’imagine trouver un corps dans l’idéologie. » La liberté que définit ici Camus s’inscrit dans la morale de la mesure ; relative à la personne d’autrui, la liberté ne peut se passer alors d’amour pour lui. Le « moi » ne vaut que dans la reconnaissance du « toi ». Ma liberté est inclusive et non exclusive ; il n’y a pas de liberté mienne aussi longtemps qu’il n’y a pas de liberté nôtre.


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cette lutte, en éclipsant le jour par la nuit. La destruction de cet équilibre donne aujourd’hui ses plus beaux fruits. Privés de nos médiations, exilés de la beauté naturelle, nous sommes à nouveau dans le monde de l’Ancien Testament, coincés entre des Pharaons cruels et un ciel implacable. » Peu de lignes de Camus sont aussi claires que celles que nous venons de citer pour illustrer la morale qu’il a patiemment élaborée autour des notions de limite, de mesure et d’équilibre, d’envers et d’endroit. Il faut savoir renoncer à la justice totale, reconnaître les bornes qui jalonnent notre condition et jeter un regard sur la sagesse grecque pour redécouvrir cet équilibre supérieur que nous avons perdu et où la nature contrebalançait harmonieusement l’histoire. Mais aujourd’hui, égarés à la poursuite de vaines illusions, nous croyons ingénument trouver au bout de nos erreurs et de nos crimes les vérités que nous avons laissées derrière nous. « Nous tournons le dos à la nature, nous avons honte de la beauté », s’écrie amèrement Albert Camus. Dans de telles conditions, n’est-il pas indécent de se proclamer hautement les fils de la Grèce ? « Fils renégats », tout au plus. La nature – celle des paysages – reste toujours vivante. Elle oppose la paix de ses ciels calmes, la sérénité de ses mille visages à la folie des hommes roulés dans le mouvement furieux d’une histoire aveugle. Les révolutionnaires des temps contemporains sacrifient la beauté à la tyrannie arbitraire. Il n’y a pas de paix pour l’homme, tant qu’il ne peut s’attacher à la contemplation du monde. L’absolu et l’empire que nous poursuivons nous éloignent de l’harmonie naturelle que nous avons pourtant sous les yeux. À l’amour clairvoyant de notre condition, nous préférons la recherche folle de l’inaccessible. La démesure est notre lot ; l’harmonie et la beauté ne sont plus pour nous qu’un paradis perdu. Il est temps de renoncer au fanatisme, aux illusions du totalitarisme, pour retrouver cette patrie de l’âme où règnent, à jamais solidaires, liberté et beauté. Camus écrit, en  toujours, dans Actuelles I, des lignes singulièrement proches de celles de L’Été :

de L’Été que nous avons déjà cité; elle illustre l’envers et l’endroit de notre condition.


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« Nous vivons dans la terreur parce que la persuasion n’est plus possible, parce que l’homme a été livré tout entier à l’histoire et qu’il ne peut plus se tourner vers cette part de lui-même, aussi vraie que la part historique, et qu’il retrouve devant la beauté du monde et des visages ; parce que nous vivons dans le monde de l’abstraction, celui des bureaux et des machines, des idées absolues et du messianisme sans nuances. »

  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS • LIBERTÉ ET BEAUTÉ

Nous saisissons mieux maintenant les liens qui unissent la liberté et la beauté. Esclave de l’histoire et de ses tyrannies, l’homme n’est plus libre de s’attacher à la beauté naturelle d’une terre ruisselante de lumière ; mais l’absolutisme historique n’a jamais cessé de se heurter à notre soif intarissable d’harmonie : « Dans la misère commune, lit-on dans L’Homme révolté, la vieille exigence renaît alors ; la nature à nouveau se dresse devant l’histoire. »


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Si la seule solution est la mort, nous ne sommes pas sur la bonne voie. La bonne voie est celle qui mène à la vie, au soleil. Les Justes.

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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS

Quand la liberté et la beauté sont retrouvées, nous débouchons dans un paysage où règne ce que Camus appelle la « pensée de midi » ; tout le dernier chapitre de L’Homme révolté lui est consacré. Le soleil se lève sur une terre ingrate pour y déverser, avec l’obstination des aubes chaque jour renaissantes, sa cargaison de lumière dorée. « Au cœur de la nuit européenne, la pensée solaire, la civilisation au double visage, attend son aurore. Mais elle éclaire déjà les chemins de la vraie maîtrise. » La révolution faite au nom de la puissance et de l’histoire est devenue une mécanique meurtrière et démesurée ; pourtant, il faut lutter pour une nouvelle révolte, au nom de la mesure et de la vie. Camus n’a pas oublié le soleil de sa terre natale qui illumine de ses feux son œuvre entière : « Au bout de ces ténèbres, une lumière pourtant est inévitable que nous devinons déjà et dont nous avons seulement à lutter pour qu’elle soit. Par delà le nihilisme, nous tous, parmi les ruines, préparons une renaissance. Mais peu le savent. » Parvenus au terme de cette étude, nous sommes de ceux qui le savent ; pas à pas, nous avons en effet suivi notre auteur sur les chemins qui, de l’obscurité, le conduisirent à des rivages de lumière. Le soleil se lève sur la mer ; la pensée méditerranéenne renaît. Chaque homme dans sa nuit marche vers sa lumière. L’aube va poindre et la philosophie des ténèbres se dissipe audessus des flots. Camus lui-même s’écrie dans L’Été : « Avec tant de soleil dans la mémoire, comment ai-je pu parier sur le nonsens ? » En  déjà, Camus écrit dans L’Été quelques lignes qui célèbrent le retour à la sagesse grecque et le rayonnement de la « pensée de midi » : « L’ignorance reconnue, le refus du fanatisme, les bornes


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du monde et de l’homme, le visage aimé, la beauté enfin, voici le camp où nous rejoindrons les Grecs […]. Ô pensée de midi, la guerre de Troie se livre loin des champs de bataille ! Cette fois encore, les murs terribles de la cité moderne tomberont pour livrer, âme sereine comme le calme des mers, la beauté d’Hélène. » La pensée de midi est celle qui consacre l’équilibre tant recherché. Elle est le couronnement de la morale de Camus. Le soleil est à mi-chemin de sa course, les ombres s’estompent. Dans l’air silencieux et brûlant, nous percevons le moment harmonieux où le jour paraît avoir vaincu la nuit. En , Camus déclare dans une interview recueillie dans Actuelles I : « Les Grecs savaient qu’il y a une part d’ombre et une part de lumière. Aujourd’hui, nous ne voyons plus que l’ombre et le travail de ceux qui ne veulent pas désespérer est de rappeler la lumière, les midis de la vie. Mais c’est une question de stratégie. Dans tous les cas, ce à quoi il faut tendre, ce n’est pas à l’achèvement, mais à l’équilibre et à la maîtrise. » C’est trois ans plus tard que Camus publiait L’Homme révolté. Il parvient, avec cette œuvre, au bout du chemin qu’ouvrait L’Envers et l’endroit. Une limite dans le soleil et la nature humaine arrête les pas des conquérants meurtriers et présomptueux. « Dès cet instant, midi ruisselle sur le mouvement même de l’histoire. Autour de ce brasier dévorant, des combats d’ombre s’agitent un moment, puis disparaissent, et des aveugles touchent leurs paupières, s’écrient que ceci est l’histoire. Les hommes d’Europe, abandonnés aux ombres, se sont détournés du point fixe et rayonnant. » Ces accents aux nuances platoniciennes – on songe au mythe de la caverne – annoncent la victoire. La lumière peut triompher. Au midi de la pensée « nous choisirons Ithaque, la terre fidèle, la pensée audacieuse et frugale, l’action lucide, la générosité de l’homme qui sait ». Avec Hélène, nous avons retrouvé cette patrie de l’âme qu’est la beauté ; avec Ithaque, c’est le périple d’Ulysse que nous refaisons à la recherche de cette terre promise, jadis quittée, et gagnée aujourd’hui au travers des océans et des tempêtes, dans le vent de l’intelligence audacieuse, sous les nuages d’orage et le soleil de midi ; « j’ai toujours eu l’impression de vivre en haute mer, menacé, au cœur d’un bonheur royal »,


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affirmera Camus aux dernières lignes de L’Été écrites en . Maintenant que l’esquif a doublé le cap des tempêtes, évité les écueils, traversé les nuits étoilées pour finalement aborder à des rivages apaisants, nous pourrons, avec Camus, longer les grèves où nous percevrons la respiration mesurée de la mer. Le voyage semble près de s’achever, l’œuvre mûrit, quand la mort fatale de  engloutit Albert Camus. Mais nous l’écoutons encore :

• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS • LA PENSÉE DE MIDI

Il y a dans ce diagnostic beaucoup de prudence et beaucoup de sagesse. Des rives d’Afrique où Camus était né, la distance aidant, il voyait mieux le visage de l’Europe dont nous savons, après lui, qu’il peut être rayonnant.

 

« J’ai dit seulement que, depuis cent cinquante ans, l’idéologie européenne s’était constituée contre les notions de nature et de beauté (par conséquent de limite), qui ont été, au contraire, au centre de la pensée méditerranéenne. J’ai dit que du même coup un équilibre s’était rompu, que l’Europe n’avait jamais été que dans cette lutte entre midi et minuit et qu’une civilisation vivante ne pourrait pas se constituer en dehors de cette tension, c’est-à-dire sans cette tradition méditerranéenne négligée depuis si longtemps. C’est tout. »


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Dans « Le pessimisme et le courage », un article de Combat paru en septembre  et recueilli dans Actuelles I, Camus écrivait notamment : « Mais ce qu’il y a de vrai, c’est que le malaise qui nous occupe est celui de toute une époque dont nous ne voulons pas nous séparer. Nous voulons penser et vivre dans notre histoire. Nous croyons que la vérité de ce siècle ne peut s’atteindre qu’en allant jusqu’au bout de son propre drame. Si l’époque a souffert de nihilisme, ce n’est pas en ignorant le nihilisme que nous obtiendrons la morale dont nous avons besoin. Non, tout ne se résume pas dans la négation ou l’absurdité. Nous le savons. Mais il faut d’abord poser la négation et l’absurdité puisque ce sont elles que notre génération a rencontrées et dont nous avons à nous arranger. » Camus dit : « Il faut d’abord ». Tout comme dans Le Mythe de Sisyphe, l’absurde n’est considéré que comme un point de départ ; on ne résout pas en moins de deux cents pages une question à laquelle une vie entière n’est pas assurée de pouvoir répondre. Cinq ans plus tard, Camus procédait dans L’Été à une ferme mise au point. Il écrivait alors, en essayant de redresser la vérité : « Il faut donc se résigner. Mais on peut essayer à l’occasion de rectifier le tir, répéter alors qu’on ne saurait être toujours un peintre de l’absurde et que personne ne peut croire à une littérature désespérée. Bien entendu, il est toujours possible d’écrire, ou d’avoir écrit, un essai sur la notion d’absurde. Mais enfin, on peut aussi écrire sur l’inceste sans pour autant s’être précipité sur sa malheureuse


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• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS • NOTICES

: L’ABSURDE CONSIDÉRÉ

[…] POINT DE DÉPART

En , Camus revenait encore à la charge dans L’Homme révolté. Il invitait alors le lecteur à ne pas négliger le vrai caractère de l’absurde qui est d’être « un passage vécu, un point de départ, l’équivalent, en existence, du doute méthodique de Descartes ». Il rappelait que le sentiment de l’absurde est un sentiment parmi d’autres ; qu’il ait influencé et coloré tant d’actions et de pensées entre les deux guerres ne faisait que prouver sa puissance et sa légitimité. Selon Camus, l’erreur de toute une époque a été d’énoncer des règles universelles de conduite à partir d’une émotion désespérée dont le mouvement propre était de se dépasser. Camus écrit : « Si donc il était légitime de tenir compte de la sensibilité absurde, de faire le diagnostic d’un mal tel qu’on le trouve en soi et chez les autres, il est impossible de voir dans cette sensibilité, et dans le nihilisme qu’elle suppose, rien d’autre qu’un point de départ, une critique vécue, l’équivalent, sur le plan de l’existence, du doute systématique. Après quoi, il faut briser les jeux fixes du miroir et entrer dans le mouvement irrésistible par lequel l’absurde se dépasse lui-même. » On voit combien une telle déclaration répète, souvent mot pour mot et sur plus d’un point, les précédentes.

 

sœur et je n’ai lu nulle part que Sophocle eût jamais supprimé son père et déshonoré sa mère. L’idée que tout écrivain écrit forcément sur lui-même et se peint dans ses livres est une des puérilités que le romantisme nous a léguées […]. Mais la rage contemporaine de confondre l’écrivain avec son sujet ne saurait admettre cette relative liberté de l’auteur. Ainsi devient-on prophète d’absurde. Qu’ai-je fait d’autre cependant que de raisonner sur une idée que j’ai trouvée dans les rues de mon temps ? Que j’aie nourri cette idée (et qu’une part de moi la nourrisse toujours), avec toute ma génération, cela va sans dire. Simplement, j’ai pris devant elle la distance nécessaire pour en traiter et décider de sa logique.Tout ce que j’ai pu écrire ensuite le montre assez. Mais il est commode d’exploiter une formule plutôt qu’une nuance. On a choisi la formule : me voilà absurde comme devant. » Cette déclaration se passe de tout commentaire ; elle est claire.


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Camus avait déjà usé de la comparaison avec le doute systématique de Descartes dans L’Été où il écrivait notamment : « À quoi bon dire encore que dans l’expérience qui m’intéressait et sur laquelle il m’est arrivé d’écrire, l’absurde ne peut être considéré que comme une position de départ, même si son souvenir, et son émotion, accompagnent les démarches ultérieures. De même, toutes proportions soigneusement gardées, le doute cartésien, qui est méthodique, ne suffit pas à faire de Descartes un sceptique. » Ces quelques citations nous permettent de conclure : de l’« Avantpropos » du Mythe de Sisyphe (1941) à L’Homme révolté (1951), Camus a dépassé l’absurde sans cesser de le considérer comme un point de départ ; l’auteur n’est pas un philosophe de l’absurde mais il fut, dans la première étape de sa pensée, un peintre de l’absurde.


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS • NOTICES

: LE CHRÉTIEN ET L’AMOUR DU PRÉSENT

Le chrétien ne peut que s’incliner devant l’honnêteté de Camus qui, incroyant, n’a pas cédé – comme tant d’autres avant et après lui – à la tentation de diviniser l’homme. Son humanisme athée est, à cet égard, exemplaire et remarquablement solitaire. Son illustre devancier, André Gide, n’avait-il pas substitué à l’adoration de Dieu celle d’un homme démesurément grandi ? Le chrétien ne saurait reprocher à Camus de n’avoir pas été touché par la foi ; la grâce de Dieu reste un don totalement gratuit qui ne se discute pas. Il nous faut toutefois rectifier ce que les affirmations de l’auteur sur la croyance en la vie éternelle peuvent avoir d’arbitraire. L’espoir d’une survie ne devrait absolument pas signifier pour le croyant qu’il doive renoncer aux nourritures terrestres, à l’amour du présent, au carpe diem du poète latin. Au contraire. Dans l’humanité du Christ, Dieu a assumé une fois pour toutes ce monde transitoire, l’a revalorisé et promis par la résurrection du Sauveur à une restauration finale et définitive. Loin de se détourner de la création, le chrétien saura y voir l’œuvre toujours merveilleuse et nouvelle de Dieu et obéir à l’ordre de son Fils qui nous invite à regarder pour notre plus grand bien les « lis des champs » et les « oiseaux du ciel ». Le psalmiste de l’Ancien Testament ne s’écrie-t-il pas déjà en magnifiant le Créateur : « Je te loue de ce que je suis une créature si merveilleuse. Tes œuvres sont admirables, et mon âme le reconnaît bien » (Psaume 139,14) ? La Bible contient parmi les plus beaux poèmes qui aient jamais été écrits sur la nature, ses richesses, sa beauté. La création demeure pour le croyant une source intarissable d’étonnement et de joie. L’Évangile, dans son appel à la pauvreté, ne condamne point les richesses naturelles que sont la mer ou le soleil, mais les richesses superflues que l’homme est tenté de thésauriser avaricieusement. Qu’une certaine ascèse chrétienne et une vue d’un Christ exclusivement divin aient trompé notre auteur sur les véritables


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intentions ou exigences de l’éthique chrétienne, c’est plus que probable ; il convenait ainsi de rappeler ici, aussi clairement et brièvement que possible, l’une des significations, essentielle, de l’humanité de Jésus et l’infidélité à la volonté divine qu’il y aurait à voir dans l’ascétisme un mode de vie imposé à chaque chrétien ou une œuvre méritoire. Le croyant aime d’autant plus ce monde – et non moins – qu’il est promis à un renouveau dans le Royaume de Dieu.


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: LE DIFFÉREND SARTRE-CAMUS

Cf. Les Temps modernes, août 1952.

• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • CAMUS • NOTICES

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C’est la publication de L’Homme révolté qui fut à l’origine de la polémique spectaculaire qui opposa Sartre à Camus. Quel était, en quelques mots, le différend qui opposait les deux moralistes français 17 ? Il y avait des raisons d’être surpris ou déçu par la publication de cet ouvrage. Celui que l’on avait pris pour le moraliste torturé de l’absurde et de la révolte se révélait être le défenseur d’une éthique classique de la mesure, de l’ordre, l’apologète d’une morale du moindre mal. Ce réalisme prudent et sans illusion marquait un retour à l’antique sagesse grecque. Pour Sartre, la liberté de l’homme est simplement sans limite ; elle est spontanéité du vivant, il n’y a pas de nature humaine, mais chaque individu, par le plein usage de sa liberté, peut inventer l’homme, le façonner à sa guise ; la personne se construit ainsi dans le cours de l’histoire, elle est le fruit de nos libres créations. L’homme choisit son essence. « L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait », écrit Sartre dans L’Existentialisme est un humanisme. Il n’y a donc pas pour lui, comme c’est le cas pour Camus, de nature humaine préalable. C’est en agissant dans le monde et l’histoire que l’homme se définit et choisit peu à peu. Mais, pour guider ce choix, il n’y a pas d’échelle absolue de valeurs à laquelle nous référer ; chaque individu, à sa manière, doit se décider sans point d’appui. Camus, lui, trouve en l’homme une limite naturelle donnée à chacune de nos actions. Le fossé séparant Sartre et Camus n’était pas un simple dissentiment politique. Sartre reprochait en fait à Camus sa déviation de la pensée existentialiste. L’homme est pour Camus à la fois fixité et mouvement ; il possède une nature permanente et n’est pas formé par le seul cours des événements historiques. Cette nature humaine est pour lui spirituelle, en sorte que l’histoire n’est pas


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plus soumise à une loi nécessaire qu’abandonnée aux fantaisies des individus ; elle fournit au contraire à l’homme l’occasion de se réaliser par l’esprit qui dépasse cette histoire et peut lui imprimer sa marque et une direction. Camus, contre Sartre, soutenait que les valeurs sont dans l’esprit humain avant d’être dans l’événement. Comment, en effet, juger l’histoire, sinon par référence à quelque chose qui transcende l’histoire : notre nature spirituelle ? L’homme n’est pas le jouet de fatalités sociales ; l’amour et la souffrance, par exemple, sont le propre de l’homme de tous les temps et de partout ; seule la coloration de ces faces lumineuses et obscures de l’existence est le fruit de notre condition historique. Camus décrivait dans La Peste la solidarité des hommes dans l’amour et la souffrance ; L’Homme révolté, lui, fonde en principe ce qui n’était alors qu’une constatation de fait. Le révolté, loin de se mettre au service de l’histoire, défend l’esprit. Pierre-Henri Simon écrit dans Présence de Camus : « Appliqués l’un et l’autre à désacraliser l’histoire, Sartre et Camus, chemin faisant, s’éloignent l’un et l’autre de leur projet, encore que par des voies opposées : Sartre rejoint pratiquement la conception marxiste d’une fatalité révolutionnaire, et Camus retrouve la conception humaniste d’une transcendance des valeurs dans la conscience de l’homme solitaire, détaché de l’action temporelle et affirmant au-dessus de l’histoire les impératifs de l’esprit. » Camus rejoint ainsi cette vérité essentielle que « l’homme, tout en appartenant à l’histoire, la dépasse par l’esprit, ayant par l’esprit une dimension éternelle ». Mais peuton construire un humanisme – même sartrien – sans affirmer d’une certaine manière l’indépendance de l’esprit libre qui juge l’histoire ? Être révolutionnaire, c’est vouloir influencer l’histoire, c’est donc déjà la juger ; et comment faire, à moins de sombrer dans l’arbitraire pur ou la fatalité qui nie l’esprit, sans s’en référer à des valeurs qui la transcendent ?


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• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • PRÉFACE PAR RAPHAËL PICON

Laurent Gagnebin nous offre dans ces quatre ouvrages le récit d’une interrogation libre, sans faux-semblant, ni concession

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À travers les quatre ouvrages ici rassemblés, l’athéisme nous interroge. L’athéisme nous interroge et non prioritairement l’inverse, aimerions-nous aussitôt ajouter. Car c’est bien l’athéisme, les convictions qui l’animent, sa raison d’être, ce qui fonde sa légitimité, qui « nous » interroge. Il nous met en question en appelant explicitement, ou en provoquant naturellement, une clarification de nos convictions théologiques. Ce n’est donc pas d’abord le penseur chrétien qui, fort de ses convictions, interroge l’athéisme et le met en demeure de s’expliquer et de se justifier, mais le contraire. Inversion de taille qui signifie que la théologie se construit dans l’ouverture, par la confrontation et à travers le dialogue. Ce n’est pas une fois construite en système que la théologie s’expose à la critique, c’est en se confrontant à celle-ci qu’elle s’élabore, en demeurant ainsi en recherche, ouverte aux questions inédites et aux aspirations encore balbutiantes. Mais cet athéisme qui nous interroge est aussi celui qui nous pose question, nous laisse parfois perplexes et suscite en nous l’envie de débattre et d’en découdre. La mise en question et en critique n’est pas à sens unique. Les quatre livres rassemblés ici en un seul volume racontent cette confrontation vivante où les différents partenaires de la conversation apparaissent transformés de manière créatrice au contact d’autrui. C’est ainsi, par exemple, que sous la plume de Gagnebin, l’athéisme apparaît comme une réalité complexe et résolument plurielle : celui d’un André Gide, d’un Albert Camus, d’un Jean-Paul Sartre, ou d’une Simone de Beauvoir, différents à plus d’un titre, déterminés qu’ils sont notamment par les origines religieuses dont ils sont l’émancipation.


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facile ; une mise en question radicale, stimulante et provocatrice, qui place chacun en demeure de s’expliquer sur ce qu’il pense, sur ce qu’il croit et ne croit pas. Quel est ce « nous » ainsi interrogé ? Un « nous », au pluriel assurément. Celui d’un étudiant en théologie, devenu pasteur et théologien protestant, Laurent Gagnebin. Celui du christianisme, de ses théologies, ses pratiques, sa culture, interrogé par un athéisme dont l’auteur souligne à juste titre le caractère éminemment construit, instruit et volontaire. Ni la foi ni son refus ne sont jamais acquis. Foi et athéisme se conquièrent et se recherchent pareillement, tous deux appellent raison et réflexion et demeurent en procès de signification et en quête de légitimité. Ce « nous » est enfin, plus largement encore, celui d’une société dans son ensemble, la nôtre, notre monde commun mis en question et en demeure de clarifier son propre rapport à l’existence, au réel, à la possibilité d’une transcendance, d’un Dieu. Confrontée à la question fondamentale de l’athéisme, celle de savoir si un monde et une existence peuvent tenir sans Dieu voire ne gagneraient pas à s’en affranchir, la pensée théologique est conduite à s’interroger sur la pertinence de son référent ultime : l’absolu, Dieu lui-même. C’est ce retour à l’essentiel de la pensée théologique que raconte cette confrontation à l’athéisme. Celle-ci restera centrale dans les œuvres de Gagnebin et constitue le cœur de sa pensée théologique et spirituelle. En témoignent notamment différents ouvrages du théologien : Silence de Dieu – Parole humaine, le problème de la démythologisation (L’Âge d’Homme, Lausanne, 1978, collection “Alethina”) ; Du Golgotha à Guernica : Foi et création artistique (Les Bergers et les Mages, Paris, 1987), essai consacré à Picasso ; Quel Dieu ? (L’Âge d’Homme, Lausanne, 1990, collection “Alethina”) ; Nicolas Berdiaeff ou de la destination créatrice de l’homme (L’Âge d’Homme, Lausanne, 1994) et encore et peut-être surtout : Christianisme spirituel et christianisme social, la prédication de Wilfred Monod (Genève, Labor et Fides, 1987), ouvrage majeur consacré à la pensée du pasteur Wilfred Monod, reprise sous l’angle de la problématique de l’aliénation religieuse. On sait que Gagnebin aurait voulu, dans la même per-


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spective, écrire un livre sur le cinéaste Buñuel, auquel il a consacré de nombreuses heures de cours à la Faculté de théologie protestante de Paris. Ces différents ouvrages ont en commun de défendre un agnosticisme que son auteur estime commun à des athées et des croyants unis dans un même « je crois » qui les dépossède de tout savoir : l’athée croit que Dieu n’existe pas, mais il ne le sait pas ; le chrétien croit que Dieu existe, mais il ne le sait pas.

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Ce souci du dialogue et de la confrontation à la différence qui anime Gagnebin est, à bien des égards, constitutif du geste théologique lui-même. Car pour le christianisme, dire Dieu, c’est toujours aussi dire l’humain qui dit Dieu. Penser Dieu, c’est

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L’athéisme n’est pas seulement chez Gagnebin ce qui donne du grain à moudre à des théologiens en manque de stimulation, il est ce qui purifie la foi chrétienne elle-même. Et la confrontant à autre chose, l’athéisme relativise la foi dans ses énoncés dogmatiques et ses pratiques ; il la libère ainsi de l’esprit d’orthodoxie qui trop souvent l’étrangle. En l’appelant à plus de justesse doctrinale, l’athéisme sauve aussi la foi de l’obscurantisme qui l’étouffe. En dénonçant ses chimères et ses faux dieux, il la renvoie à l’Évangile lui-même, par-delà les institutions chrétiennes et ecclésiales. Il y a bien en effet, comme le signale le titre d’un livre de Berdiaeff, la Dignité du christianisme et l’indignité des chrétiens. Ce dialogue avec l’athéisme est très tôt apparu chez Gagnebin comme une occasion de revenir aux sources même de l’Évangile, d’un Évangile libéré de ses carcans dogmatiques, celui d’un homme, Jésus le Christ, au service d’une existence à sauver, à rendre plus épanouie, à émanciper de ce qui l’aliène. Cet intérêt pour l’athéisme est ainsi étroitement lié à l’importance que l’auteur accorde depuis son premier livre, celui sur Gide, au christianisme social, c’est-à-dire à une prédication de la solidarité à l’égard de ceux qui ne sont rien, à un christianisme du combat pour la justice sociale, à une prédication du refus des aliénations et des résignations. D’une manière paradoxale, loin d’éloigner de la foi et de l’Évangile, la confrontation à l’athéisme est ce qui en rapproche…


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toujours aussi réfléchir aux modalités de cette pensée, à ce qui la provoque et à ce qu’elle-même entend provoquer. La théologie est toujours ainsi une anthropologie ; une réflexion qui met en corrélation quête de Dieu et quête de l’humain. Les deux ne sont-ils pas d’ailleurs toujours en recherche d’eux-mêmes ? Comme l’a souvent écrit Gagnebin, « avec », est le mot le plus important du christianisme. « Avec » est ce qui sauve de l’aliénation, de ce qui, étymologiquement, est sans lien, seul et isolé. « Avec », est l’histoire d’un christianisme incarné qui, loin de rejeter les « nourritures terrestres », s’en nourrit, et ose penser Dieu et l’humain dans ce qui les rend inséparables l’un de l’autre. « Joindre les mains, c’est rejoindre les autres », écrit Gagnebin. La formule est bien connue de ses lecteurs… Ces quatre livres constituent les « écrits de jeunesse » de Gagnebin. Nous les publions ici par ordre alphabétique d’auteur, mais André Gide nous interroge, fut le premier à être publié, et ce en 1961 (Cahiers de la Renaissance Vaudoise, Lausanne), Gagnebin a alors 22 ans. Albert Camus dans sa lumière, le sera en 1963 (Cahiers de la Renaissance Vaudoise, Lausanne). Paraîtra en 1968 Simone de Beauvoir ou le refus de l’indifférence (Fischbacher), puis, en 1972, Connaître Sartre (Éditions Resma-Centurion, réédité en livre de poche chez Marabout). L’auteur vouera toujours au commanditaire du premier de ces livres, l’éditeur suisse Bertil Galland, une reconnaissance sans faille pour son courage et cette inévitable prise de risque que constitue la publication d’un jeune inconnu. Écrits de jeunesse, ces ouvrages le sont en effet par l’audace qui pousse un étudiant à s’affronter à une telle série de monuments de la littérature et de la pensée. Ils le sont aussi à travers leur tonalité agréablement primesautière, ou par la passion fougueuse qui anime le souci de comprendre de son auteur. Les commentateurs de ses ouvrages ne s’y sont pas trompés, séduits qu’ils furent par ces écrits à la fois simples et profonds : un style qui restera la marque de fabrique des livres ultérieurs de Gagnebin. C’est Gilbert Guisan, seul de tous ses professeurs que ce dernier aura véritablement admiré, alors recteur de l’université de Lausanne et professeur de littérature française à la Faculté des Lettres - où


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Gagnebin y suivit une année de cours avant de faire des études de théologie – qui préfacera l’ouvrage sur Gide en en soulignant la richesse, l’inventivité et la justesse de l’analyse. C’est Jacques Chessex, Prix Goncourt en 1973 pour l’Ogre, qui consacrera un bel article au même ouvrage sur Gide. Les livres sur Beauvoir et Sartre furent publiés du vivant de leurs « sujets » de référence et furent commentés par eux. Beauvoir écrira ainsi à Gagnebin, dans une lettre de juin 1975, « avec quel intérêt et quel plaisir Sartre a lu votre essai sur lui ». Elle préfacera aussi le livre que Gagnebin lui consacre et conclut cette préface par ces mots incomparables : « On me lira mieux vous ayant lu. » 

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Écrits de jeunesse, ils sont aussi des écrits d’avenir. Ils le furent pour l’auteur lui-même. Ce que nous écrivions sur l’importance que revêt pour Gagnebin la confrontation avec l’athéisme, dit bien que ses premières lignes publiées ont tracé le sillon de toute sa pensée théologique future. Livres d’avenir, en tant qu’ouvrages de théologie qui ouvrent de nouvelles perspectives, qui permettent de penser Dieu et la foi autrement, d’une manière originale et, à certains égards, inattendue. Le Dieu de Gagnebin, celui qui nous reconnaît et nous met en question, celui de l’ouverture aux autres et de la solidarité, de la liberté fraternelle et de l’amour libre, ce Dieu insoumis que rien ne

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Il faut bien évidemment lire ces livres en les resituant dans le contexte de leur rédaction : celui de la Suisse et de la France des années 1960-1970. Les livres consacrés à Beauvoir, Camus, Sartre sont réédités tels quels. Seul le Gide a subi quelques retouches et deux coupures. Ce choix éditorial tient au fait que ces livres gagnent à être lus comme des textes contemporains, ou quasi contemporains, de leurs auteurs de référence. Ils restituent ce qui pouvait être pensé d’eux à leur époque. Les analyses ultérieures renouvelleront la lecture de ces quatre auteurs ; elles mettront en relief des aspects de leur pensée encore insoupçonnés et dissiperont peut-être certains malentendus. Datés, certes, – comme tout bon texte appartenant à son temps parce qu’il le marque et le raconte –, ces livres n’en restent pas moins actuels.


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saurait aliéner reste toujours et encore à retrouver et à méditer. La théologie de la culture qu’écrivent ces quatre livres constitue un témoignage saisissant de la geste théologique dans ce qu’elle peut avoir de plus généreux et de plus créatif : sa passion pour la nouveauté. La théologie de Gagnebin est de celle qui se défait de tout esprit de propriétaire, celle qui nous libère des rives rassurantes de l’attendu pour nous convier à celles de l’inattendu encore à venir, et qui lutte, aussi, pour que ce même inattendu soit possible contre la désespérance du déjà-connu comme seul horizon de la vie. Livres d’avenir, ces ouvrages le sont aussi en tant qu’ils ressortissent de la critique littéraire. Dans un article intitulé « Sartre et l’espoir », paru en 2003 dans la revue du Christianisme social, Autres Temps, Gagnebin faisait état des derniers textes de Sartre qui suscitèrent, quelques jours avant sa mort, une immense stupéfaction. Son article montre que les écrits sartriens publiés après son livre confirmaient avec force l’essentiel de ce qu’il y soutenait. De même, Beauvoir ne reniera jamais la pensée et les thèses fondamentales du « Deuxième sexe », même si elle deviendra de plus en plus féministe et abandonnera peu à peu « l’idée d’une révolution purement politique au profit de l’idée d’un combat spécifique des femmes pour une amélioration de leur condition », comme l’écrit Martine Reid (« Présentation » de : Simone de Beauvoir, La femme indépendante, Folio, Gallimard, 2008 , p.16). La vie aura éloigné Gagnebin de la critique littéraire et celui-ci le regrette. Nous savons qu’il est très attaché à ces quatre essais. Il aurait notamment aimé écrire des livres sur Simenon, Julien Green, ou encore Malraux, mais le temps lui a manqué, requis qu’il fut par la théologie et le pastorat. Liant critique littéraire et théologie, Gagnebin est l’héritier d’Alexandre Vinet (1797-1847), homme de lettres et théologien suisse dont la pensée s’est elle aussi confrontée aux écrivains de son temps. Une ancienne catéchumène qui consacrait un mémoire de maîtrise à Simone de Beauvoir, téléphona il y a peu à Gagnebin, en lui annonçant son amusement de lui avoir trouvé un homonyme… Elle ne savait pas et ne pouvait imaginer qu’il était, lui, l’auteur


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de Simone de Beauvoir ou le refus de l’indifférence ! La réédition de ces quatre livres les ramène dans l’actualité des auteurs traités et nous permet de redécouvrir ces grandes figures de la pensée que furent Gide, Camus, Beauvoir, Sartre. Elles nous font notamment découvrir un interlocuteur, l’athéisme, qui, chez ces auteurs, devient un monument de culture et une véritable fête de l’intelligence. Nous y retrouvons aussi la rigueur, la cohérence et la richesse de la pensée de Laurent Gagnebin, un penseur de la liberté. Raphaël Picon,

Paris, mai 2009

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théologien, doyen de la Faculté libre de théologie protestante de Paris, professeur de théologie pratique

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L’auteur et l’éditeur remercient Lucie Kaennel de son précieux travail pour la réédition en un volume de ces quatre ouvrages.


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Ce livre, a été mis en pages par Flandes Indiano Ltda à Santiago de Chile et achevé d’imprimer le  octobre  dans l’Union européenne à Mesnil-sur-l’Estrée (Eure, France) sur les presses numériques Book It ! de l’Imprimerie Nouvelle Firmin-Didot pour le compte de        , .

isbn : 978-2-911087-70-7 • 10/09


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