L. Gagnebin, André Gide nous interroge. Essai critique sur sa pensée religieuse et morale. (1962)

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l’athéisme nous interroge Beauvoir, Camus, Gide, Sartre

VAN DIEREN ÉDITEUR, Paris


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Préface  André Gide nous interroge  La sincérité d’André Gide  La jeunesse d’André Gide  Emmanuèle ou Dieu avec Gide  Ainsi soit-il ou les jeux sont faits  André Gide l’immoraliste  André Gide et le communisme  L’amour des nourritures terrestres  La foi en l’homme  L’aurore  Écouter André Gide 


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Gilbert Guisan, professeur de la Langue et de Littérature françaises, recteur de l’Université de Lausanne.

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Il est peu de jeunes gens qui, aujourd’hui, lisent André Gide. Et c’est le premier mérite de l’essai de Laurent Gagnebin que de décrire la richesse psychologique et morale d’une œuvre et d’un destin qui obligent à l’interrogation, à la confrontation, au dialogue. Remarquablement informé tant sur cette œuvre elle-même, approchée avec finesse, que sur les ouvrages critiques qui ont tenté de l’éclairer, cités avec une générosité presque excessive, Laurent Gagnebin apporte au futur lecteur de Gide les clés indispensables, qui pourraient se trouver sans doute dans des ouvrages antérieurs, mais éparses et surtout peut-être un peu rouillées. La critique se renouvelle souvent moins par la différence des perspectives que par celle des sensibilités. Laurent Gagnebin analyse l’œuvre de Gide avec les arrière-pensées qui sont celles de sa génération, et c’est là le second intérêt de son livre. À vrai dire, j’aurais voulu ces arrière-pensées moins discrètes. « André Gide nous interroge ? » Je crains fort qu’une fois de plus le magicien subtil n’ait abusé de l’indépendance qu’il promet. « Que mon livre t’enseigne à t’intéresser plus à toi qu’à moi-même – puis à tout le reste plus qu’à toi » : si je suis bien sûr que Laurent Gagnebin est attentif au « reste », il n’a pas échappé dans cet essai à l’ensorcellement du maître. La mise en question n’est-elle pas devenue interview trop déférente ? À vous, lecteurs, d’en juger.

 

André Gide fut pour les lecteurs de ma génération un compagnon de tous les jours, nécessaire quand bien même il pouvait décevoir ou irriter. Nous allions, en quête d’orientation sinon de certitude, des œuvres les plus anciennes, Les Nourritures terrestres, toujours suaves, L’Immoraliste, La Porte étroite, toujours fascinantes, aux plus récentes, à ces pages de Journal surtout qui, habilement distribuées, ne laissaient jamais l’esprit vide et entretenaient notre fidélité. Sollicités par les problèmes politiques et sociaux, nous restions attentifs aux valeurs morales et esthétiques. Gide représentait celles-ci ; il réussit même, momentanément, à répondre à ceuxlà. Cependant, dès 1940, il entrait dans une zone d’ombre qui alla s’élargissant, malgré d’ultimes publications, malgré même les confidences de la dernière heure qui pouvaient encore toucher les amis d’autrefois – et de fait les émurent –, mais non pas en susciter de nouveaux.


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La valeur d’une étude est-elle dans la question ou dans la réponse ? Gide croit qu’elle est dans la question, parce que, bien posée, elle provoque la pensée du lecteur, et c’est cette pensée qui est chose importante. Elsie Pell


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Compagnon de ta solitude, jeune homme qui plus tard me liras, c’est à toi que je m’adresse. Je voudrais que tu puises dans mes écrits force, courage et conscience ; et mépris pour les fausses vertus. Ne sacrifie pas aux idoles. André Gide, Journal.

      • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE • GIDE NOUS INTERROGE

Le  février , des fermiers du pays portèrent au petit cimetière de Cuverville le cercueil d’André Gide. Le chemin que suivit le cortège était détrempé par la pluie. Sur sa tombe, on récita le Notre Père. Gide repose maintenant sous une simple dalle blanche, au côté de sa femme. « Chaque âme emporte dans la tombe, pour l’y cacher à jamais, du secret. » Ces mots, écrits dans Feuillets d’automne, illustrent l’impénétrable destinée de leur auteur. Voilà dix ans que Gide est mort et que son œuvre lui survit. « Et, si j’en viens à moi, écrivait-il dans son dernier livre, je crois que ce qui m’a surtout poussé à écrire, c’est un urgent besoin de sympathie. C’est ce besoin qui me dicte à présent les ratiocinations dont j’emplis aujourd’hui ce cahier et qui me fait bannir toute emphase : que le jeune homme qui me lira peut-être se sente avec moi de plain-pied. » Âgé de seize ans, lorsque je lus, comme premier livre d’André Gide, le message ultime qu’il nous laissait à quatre-vingt-deux ans, je me suis en effet senti de plain-pied avec cet auteur préoccupé par le problème religieux qui tôt ou tard tourmente aussi l’adolescent. « Et, si j’en viens à moi », dit Gide. Chez lui, tout part du « je » et tout y revient ; mais ce qui attache chez cet homme, c’est ce qu’il donne à voir à travers lui de l’homme. Cela seul assure la pérennité de son œuvre. Le dialogue engagé avec André Gide est un partage ; il le nomme « sympathie ». Sa voix nous émeut parce que la souffrance, morale ou physique, est commune à tous les hommes. Ne sommes-nous pas inexorablement le prochain


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d’André Gide ? La souffrance appelle inlassablement la communion. « Les plus belles œuvres des hommes sont obstinément douloureuses », écrit Gide dans L’Immoraliste. Le lecteur, face aux préoccupations manifestées par l’œuvre d’André Gide, se trouve du même coup face aux siennes, à celles qui l’assaillent chaque jour. Les problèmes qui passionnent Gide, objets de sa quête fervente, sont des plus communs. Posés cent fois par la théologie et la morale, rabâchés, ils n’en sont pas moins nôtres ; il nous intéressent. Nous réagissons. Problèmes quotidiens peut-être, familiers aussi, mais problèmes qui ne sont jamais définitivement résolus, et que chaque génération considère à nouveau, les réponses précédentes n’étant à ses yeux ni satisfaisantes ni suffisantes. Comme l’a dit Henri Massis, l’œuvre de Gide « pose les plus graves questions ». André Gide nous interroge. Son drame intérieur requiert toute notre attention. Nous ne sommes pas seulement forcés à la confrontation, nous devenons les témoins des duels que Gide se livre à lui-même, les spectateurs de son théâtre secret, où se joue un drame qui, particulier en apparence, ne tarde pas à prendre un caractère universel. Les luttes d’André Gide mettent en cause nos propres valeurs, stimulent notre indépendance critique, sollicitent notre réponse. Gide excite la curiosité du lecteur ; si l’auteur, en mourant, emporte son secret, l’œuvre qui lui survit nous dispense suffisamment d’énigmes pour aviver notre soif. Les confidences gidiennes ne nous sont pas étrangères. Elles nous concernent. « Un grand homme n’a qu’un souci, déclara Gide dans Prétextes, devenir le plus humain possible, disons mieux : devenir banal […] et, chose admirable, c’est ainsi qu’il devient le plus personnel. » 000 Un passage a été coupé ici et est reporté en annexe n° 1, en page 305

000 « Lorsque je considère et pèse ce mot de Dieu que j’emploie, je suis forcé de constater qu’il est à peu près vide de substance ; et c’est bien là ce qui me permet d’en user si commodément. C’est un vase informe, à parois indéfiniment extensibles, qui contient


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ce qu’il plaît à chacun d’y mettre, mais qui ne contient que ce que chacun de nous y a mis », affirme Gide dans Les Nouvelles Nourritures. L’objet de notre étude est d’analyser le contenu hétéroclite du vase dont parle ici André Gide. Au préalable, nous devons pourtant répondre à quelques objections. Peut-on vraiment parler d’un dialogue avec André Gide ? Dans quelle mesure son œuvre est-elle le miroir de sa personnalité ? Faut-il croire à la sincérité de l’écrivain ? Ces points éclaircis, nous pourrons aborder de front l’objet de notre étude. Gide nous pose d’importantes questions, mais il aime aussi leur répondre lui-même. Il faudra donc l’écouter. Il est trop facile de couper la parole à un mort. Michel de L’Immoraliste s’écrie à la première page : « J’ai besoin… J’ai besoin de parler, vous dis-je. Savoir se libérer n’est rien ; l’ardu, c’est savoir être libre. Souffrez que je parle de moi ; je vais vous raconter ma vie, simplement, sans modestie et sans orgueil, plus simplement que si je parlais à moimême. Écoutez-moi… » Dans ces mots, c’est Gide qui s’exprime par la bouche de son héros ; écoutez-moi, dit-il. Nous le ferons. André Gide se promène dans son œuvre comme le visiteur dans la Galerie des glaces à Versailles. Émile Henriot a écrit dans son article « D’André Walter à André Gide », publié dans Le Monde en octobre  : « Le chef-d’œuvre de Gide, c’est lui-même. » L’image que les livres de Gide nous donnent de leur auteur est déformée. On trouve entre les héros de cette œuvre et leur créateur des correspondances, mais non pas précisément des identités. Les personnages de Gide nous renseignent à son sujet d’une manière relative ; ils ne sont pas des calques. Gide a transposé sur eux ses propres tendances en les poussant à leur paroxysme. Dans son étude sur La Jeunesse d’André Gide, Jean Delay remarque qu’« André Gide a transféré sur André Walter ses propres conflits en les exagérant et les portant jusqu’au point de crise ». Il en va de même pour tous les autres personnages des livres de Gide ; son œuvre est une œuvre-miroir, mais le miroir est déformant, grossissant. Gide lui-même fut conscient de cela, et il écrivit dans son Journal des Faux-Monnayeurs : « Ce qui manque à chacun de mes héros, que j’ai taillés dans ma chair même, c’est ce peu de bon sens qui me retient de pousser aussi loin qu’eux mes folies. »


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Gide nous prend comme familiers de sa vie intérieure ; il aime à nous découvrir son existence privée comme l’hôte aime à montrer sa chambre, et ce qu’il y cache de précieux et de personnel, à l’ami qu’il reçoit chez lui. Entre Gide et nous s’établit donc ce dialogue où nous sommes tout à la fois partenaires et témoins. Gide écrit dans une note de Si le Grain ne meurt : « Je suis un être de dialogue. » Et il s’en explique aussitôt : « Tout en moi combat et se contredit. » Si donc Gide nous parle, c’est surtout parce qu’il se parle à lui-même ; il rappelle parfois ceux qui pensent à haute voix pour ne pas vous laisser seuls. Le dialogue avec Gide n’est ainsi bien souvent qu’une séduisante apparence. Il se réduit fréquemment à un monologue, et si le lecteur trouve à glaner, il ne peut guère semer. Nous ne sommes bien souvent que les spectateurs des duels intérieurs de Gide. Dans une lettre du  juillet  de Paul Claudel à André Gide, nous trouvons ces mots : «Vous êtes l’enjeu, l’acteur et le théâtre d’une grande lutte dont il m’est impossible de prévoir la conclusion. » De son côté, Gide écrit dans son Journal ces mots révélateurs : « Mon âme : un champ de manœuvres. » Il n’en demeure pas moins vrai qu’André Gide s’adresse au lecteur, tient compte de sa présence, sollicite son attention. Il a poussé l’art de la conversation à une perfection que peu d’auteurs ont atteinte ; Mauriac écrit dans ses Mémoires intérieurs : « Gide virtuose du dialogue : avec ses amis, avec ses adversaires, avec lui-même, avec le Christ. Le seul de nos aînés qui ait possédé ce don admirable. » 000 Une autre remarque s’impose d’emblée au lecteur de Gide : chez lui, l’esthétique et le moral se confondent. Il a traité en artiste des sujets inspirés par des soucis d’ordre moral. Il a fait, de l’accueil de l’immédiat, une règle de vie. Cette disponibilité de tout l’être, cette ouverture aux innombrables attraits de l’existence répondent à son exigence intérieure de sincérité, à son refus du système. Le moraliste, dont la vie fut écartelée entre le désir d’évasion et le rappel des principes, est aussi l’esthète qui écrivit dans ses Nouveaux Prétextes : « L’art naît de contrainte, vit de lutte, meurt de liberté. » Le style littéraire de Gide est l’écho de son style de vie, soumis et insoumis, vivant par ce contraste,


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rapprochant les contraires, nous offrant par sa rigueur et son abandon simultanés deux tendances opposées et pourtant coexistantes chez notre auteur. Cette synthèse n’est pas une harmonie, mais un combat douloureux. Gide semble issu de la contradiction ; il inscrit en tête de ses Morceaux choisis : « Les extrêmes me touchent. » Il déclare dans ses mémoires : « La complication, je ne la cherche point, elle est en moi. » Gide a expliqué ainsi l’origine de sa nature partagée et déchirée : « Les vacances du nouvel an, nous les passions à Rouen dans la famille de ma mère ; celles de Pâques, à Uzès, auprès de ma grand-mère paternelle. Rien de plus différent que ces deux provinces de France, qui conjuguent en moi leurs contradictoires influences. Souvent je me suis persuadé que j’avais été contraint à l’œuvre d’art, parce que je ne pouvais réaliser que par elle l’accord de ces éléments trop divers, qui sinon fussent restés à se combattre, ou tout au moins à dialoguer en moi. » Avant de contempler ce « merveilleux jardin d’hésitations », comme disait Jacques Rivière, d’en suivre les détours, d’en observer les ombres et les lumières – «Votre âme est un paysage choisi », écrit Verlaine –, écoutons, au seuil de notre entreprise, cet avertissement que Gide nous adresse par la bouche du Saül de son drame : « Tu es trop jeune pour me comprendre : je sens que je deviens très étonnant ! – Ma valeur est dans ma complication. – Écoute, je veux te dire des secrets… »


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Si un écrivain n’a pas le désir d’être sincère et la croyance qu’il y atteindra mieux que ses aînés, il laisse échapper de ses mains un puissant levier qu’il risque de ne jamais retrouver plus tard. Jacques de Lacretelle, Le Tiroir secret.

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« On ne peut à la fois être sincère et le paraître », a écrit Gide dans L’Immoraliste ; c’était exprimer là finement une tragique vérité dont nous ferions bien de tenir compte. Gide a choisi d’être sincère, quitte à ne le point paraître. La sincérité demande à celui qui se livre d’être attentif à l’instant ; l’âme changeante et mouvante laisse alors sur la ligne du temps des traces différentes suivant les heures, d’où ces perpétuelles contradictions des confidences de Gide et leur apparente légèreté. « Que cette question de la sincérité est irritante ! » s’écrie Gide dans Les Faux-Monnayeurs. « Si je me retourne vers moi, poursuit-il, je cesse de comprendre ce que ce mot veut dire. Je ne suis jamais que ce que je crois que je suis – et cela varie sans cesse, de sorte que souvent, si je n’étais pas là pour les accointer, mon être du matin ne reconnaîtrait pas celui du soir. Rien ne saurait être plus différent de moi que moi-même. » Selon le sens commun, la sincérité livrerait des vérités d’ordre statique. Pour Gide, il en va tout autrement. La sincérité doit être dynamisme, activité créatrice de valeurs. Par là il se distingue des « moralistes » au sens courant du mot, psychologues travaillant sur de l’arrêté. La sincérité de Gide est une aspiration, une morale en devenir qui rejette les conventions pour créer, à mesure qu’elle se développe, ses propres normes improvisées, et continuellement renouvelées. Pour André Gide, la sincérité, loin d’obéir à des règles qui amèneraient l’analyste à des conclusions définitives, obéit à une construction en mouvement perpétuel. La sincérité ne livre pas des constatations, elle est inventive, et, à


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chaque fois, à chaque cas particulier, elle découvre l’être tout entier, le révèle sous un angle nouveau, dans un autre éclairage. La sincérité n’obéit pas à un ordre extérieur à l’individu, mais à un ordre personnel qu’il crée lui-même suivant chaque situation donnée. Aux moralistes qui rejettent l’arrêté, Gide réserve le nom d’immoralistes ; ce sont en fait des esthètes sans règle fixe, des moralistes sans morale et sans principes. Eux seuls peuvent prétendre à la sincérité. Un dialogue de L’Immoraliste, essentiel à ce propos, nous montre exactement la position d’André Gide. Ménalque s’entretient avec Michel, le héros : « Je hais tous les gens à principes. – Ils sont, reprit Ménalque en riant, ce qu’il y a de plus détestable en ce monde. On ne saurait attendre d’eux aucune espèce de sincérité ; car ils ne font jamais que ce que leurs principes ont décrété qu’ils devaient faire, ou, sinon, regardent ce qu’ils font comme mal fait. » La sincérité n’obéit pas aux principes qui l’entravent. L’homme sincère, loin d’obéir aux lois fixes, lois de l’imitation, doit s’isoler et se distinguer pour inventer. Gide écrit encore dans le même livre : « Pourtant c’est toujours seul qu’on invente. Mais qui cherche ici d’inventer ? Ce que l’on sent en soi de différent, c’est précisément ce que l’on possède de rare, ce qui fait à chacun sa valeur ; et c’est là ce que l’on tâche de supprimer. On imite. Et l’on prétend aimer la vie. ». On peut rapprocher ces mots de Ménalque des propos de M. de Baraglioul dans Les Caves du Vatican : « Désormais je n’attends plus rien que de moi. Désormais j’attends tout de moi ; j’attends tout de l’homme sincère. » 000 La sincérité est une préoccupation constante de Gide. S’il l’a voulue dynamique, personnelle et libre, il l’a désirée encore totale. « Mon intention pourtant a toujours été de tout dire », écrit Gide dans Si le Grain ne meurt. Or n’y a-t-il pas en chacun de nous une mystérieuse région où se cache notre pudeur naturelle qui, en matière de sincérité, admet bien que l’on dévoile la


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000 C’est à propos de Corydon et Si le Grain ne meurt et aussi Retour de l’URSS que Gide s’est surtout posé la grave question de la sincérité, encore que les ouvrages comme Voyage au Congo et Oscar

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Le mystère d’un être toujours en instance de renouvellement ne facilite pas la tâche du moraliste qui s’étudie, soucieux de vérité, autant que de sincérité. Aussi redirons-nous avec François Mauriac ces mots qu’il écrivit en , à la mort d’André Gide : « C’est sa gloire que de ne s’être jamais relâché – durant toute une vie – dans son effort pour demeurer sincère envers luimême. Nous ne maquillerons pas cette dépouille. » Gardonsnous aussi de le faire. Dans sa tentative d’investigation personnelle, Gide a été conscient des limites de sa recherche ; un être humain est à lui seul un monde que l’œil le plus perspicace ne peut déchiffrer dans sa totalité. Gide écrit lui-même, dans son dernier livre, à quelques jours de la mort, dans ce message ultime qui aurait pu consacrer et couronner cette entreprise patiente et hardie que fut son œuvre d’analyste : « Je ne me comprends pas moi-même tout à fait bien. » Et il nous dit encore : « Nous pénétrons si mal, si peu avant, dans le for intérieur d’autrui. Il y a ce que l’on voit, ce que l’on entend.Tout l’intime demeure un mystère. »

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vérité, mais non point toute la vérité ? Le silence auquel nous a habitués la sagesse chrétienne ne répond-il pas à une exigence naturelle, à un instinct profond ? Telle est la question que nous nous posons ; de Montaigne, ou même Augustin d’Hippone, à Jean-Jacques Rousseau, pour aboutir à Amiel, l’évolution s’est faite dans le sens de la plus grande liberté, vers lequel aussi penche Gide. Qu’il nous soit permis de mettre ici en doute le bien-fondé de cette évolution ; même au nom de la sincérité et du courage, est-il permis de tout dire et encore à n’importe qui ? Nous ne le croyons pas. Cependant, avec le temps, l’effet de choc produit par des confessions qui ne taisent aucune vérité s’atténue ; il reste des documents d’un intérêt psychologique évident.


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Wilde, in memoriam aient présenté à notre auteur le même cas de conscience. Que ce soit dans une tentative de légitimation de son mode de vie et de ses penchants sexuels qu’il présente comme naturels, dans le récit de son enfance et de son adolescence ou encore dans la dénonciation des erreurs du communisme en URSS ou des compagnies concessionnaires au Congo, c’est toujours le même souci de sincérité critique qui anime Gide. Il s’est expliqué lui-même, dans Ainsi soit-il, sur les raisons qui l’avaient poussé à faire certaines révélations : « J’omets l’autre argument, que l’on (et Claudel en particulier) brandit au sujet de Corydon et que j’appelle l’argument honteux : “Vous allez vous faire du tort”. Eh ! parbleu je m’en doutais et ne me faisais aucune illusion non plus sur le déchaînement de haine que la publication de mon Retour de l’URSS allait nécessairement provoquer. Je risquais ma tranquillité, dans l’un comme dans l’autre cas ; mais il est certaine forme de confort moral qu’il me semble que je payais trop cher, si c’était aux dépens de la véracité. » Gide parle de la « véracité ». Bien peu de lecteurs aujourd’hui contesteraient celle de ses différents témoignages ; sur plus d’un point, le temps lui a donné raison. Gide exècre le mensonge. Ses révélations ont pu être surprenantes, non point inexactes ; il ne travestit pas les faits, même les plus scandaleux. Il sait être objectif. 000 Le lecteur assidu découvre à la sincérité d’André Gide un autre mobile que celui de la simple véracité – mobile qui, à lui seul, pourrait déjà la justifier. C’est en  que Gide publie ses mémoires ; ils déclencheront contre lui, comme la publication du Corydon en , une violente campagne d’hostilité. Gide maintient ses positions. Dix ans plus tard, en , son Retour de l’URSS, qui marque son rejet du communisme, l’exposera à un adversaire sans retenue : la presse d’extrême gauche. Les mémoires s’ouvrent par une confession, celle de certaines « mauvaises habitudes », comme l’on dit pudiquement, qu’il se plaisait à cultiver avec un camarade. Ce disant, il ajoute : « Je sais


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Il serait faux de prétendre et de croire que la sincérité des mémoires de Gide soit entière. La confidence répugne à tout auteur dès qu’elle atteint un certain degré d’indiscrétion et touche aux plus intimes sentiments. Gide lui-même a éprouvé

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du reste le tort que je me fais en racontant ceci et ce qui va suivre ; je pressens le parti qu’on en peut tirer contre moi. Mais mon récit n’a de raison d’être que véridique. Mettons que c’est par pénitence que je l’écris. » Ce qu’il nous faut retenir de nouveau dans cet aveu, c’est le mot de « pénitence ». Si Gide a tenu à faire certaines déclarations, ce n’est pas en effet tant pour se justifier, ce n’est pas non plus pour s’attirer un certain public, par exhibitionnisme, comme l’aurait voulu Edmond Jaloux ; c’est par « pénitence » ; il l’avoue à la deuxième page de ses mémoires. Au souci de « véracité » s’ajoute celui, combien plus subtil, d’un besoin presque inavoué de justice. Gide recherchait, malgré lui, la condamnation de ses mœurs. La question de la sincérité se situe donc au cœur même du problème de la morale. L’amour de la vérité et l’exigence de justice sont à l’origine des confessions gidiennes ; cela ressort très clairement d’une lettre de Gide datée du  janvier , adressée à Sir Edmund Gosse. Cette lettre parut dans La Nouvelle Revue Française de juillet . Nous en retiendrons ces quelques lignes où Gide montre que la sincérité est une « obligation morale », un refus du « camouflage conventionnel » : « Pourquoi j’ai écrit ce livre [Si le Grain ne meurt] ? Parce que j’ai cru que je devais l’écrire. Ce que j’en attends ? Rien que de très fâcheux pour moi (et pas seulement pour moi hélas !). Et certes il a fallu que cette obligation morale fût bien impérative pour me faire passer outre ; mais, vraiment, il m’eût paru lâche de me laisser arrêter par la considération de cette peine et du danger. Je sentais que je ne pourrais mourir satisfait si j’avais gardé tout cela sur le cœur. […] Peut-être est-ce à ma formation protestante que je le dois… Cher ami, j’ai le mensonge en horreur. Je ne puis prendre mon parti de ce camouflage conventionnel qui travestit systématiquement l’œuvre de X…, de Y…, et de tant d’autres. […] J’ai écrit ce livre parce que je préfère être haï qu’aimé pour ce que je ne suis pas. »


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cette gêne. Ce n’est pas pour rien que Roger Martin du Gard reprochait aux mémoires de Gide de ne jamais dire assez et de laisser le lecteur sur sa soif. Comment alors livrer, sans trop choquer et sans se peindre ouvertement, ce que les mémoires ont partiellement retenu et qu’une exigence intérieure de sincérité voudrait pouvoir publier ? Il reste le truchement du héros ; le roman permet à chaque auteur d’aller très avant dans la confidence, de se libérer sans qu’il y paraisse. C’est pour cette raison précisément que Gide déclare dans une note éclairante de Si le Grain ne meurt : « Les Mémoires ne sont jamais qu’à demi sincères, si grand que soit le souci de vérité ; tout est toujours plus compliqué qu’on ne le dit. Peut-être même approche-t-on de plus près la vérité dans le roman. » Dans Ainsi soit-il, Gide s’exprime sans ambages : « Certes dans le journal (d’Alissa, du pasteur de ma Symphonie pastorale, de l’oncle de mes Faux-Monnayeurs, etc.), la sincérité peut également être mise en doute ; mais le jeu reste plus subtil et l’on invite le lecteur à y participer. Il est “de mèche” avec l’auteur. » Un peu plus loin, Gide signale combien fréquemment s’échappe dans une œuvre, drame ou roman, l’aveu inconscient et involontaire d’un auteur qui se dévoile au travers de ses personnages. Ce n’est pas sans raison que Jacques Rivière écrivit à son ami Henri Fournier, le  août  : « Malgré les apparences, je crois que les romans sont des confessions dissimulées, ou bien des platitudes. » 000 Gide s’est donné pour règle d’être sincère. C’était là une prétention courageuse, mais présomptueuse. Ce causeur timide n’a, en effet, pas toujours su échapper à la feinte et s’est vu plus d’une fois, dans ses rapports avec autrui, contraint de jouer un faux personnage, ce à quoi il répugnait particulièrement, quoiqu’il aimât jouer et surprendre. « J’aime le jeu, l’inconnu, l’aventure : j’aime à n’être pas là où l’on me croit ; c’est aussi pour être où il me plaît et que l’on m’y laisse tranquille », écrit-il dans ses mémoires. Si ceux qui ont approché Gide ont été déconcertés par ses fuites et ses dérobades, le caractère ondoyant et mouvant de ses propos, l’instabilité de ses affirmations, il faut l’attribuer à


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« Si je m’avance, c’est en timoré ; et le plus souvent je préfère ne pas m’avancer du tout. Cela vient aussi de la longue habitude prise de n’être pas du tout écouté. Mieux vaut alors garder le silence. Et de là vient peut-être la valeur, si tant est qu’il en ait, de mon Journal ; avec lui je prenais ma revanche ; en lui je me réfugiais. »

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certains traits timorés de son caractère. Tout enfant déjà, les oncles et tantes de Gide l’appelèrent « l’irrégulier ». Son apparente versatilité vient en bonne part de son manque de confiance en lui ; il en était paralysé. Une autre chose retenait Gide et explique ses retraits constants : l’ignorance complète du crédit dont il pouvait jouir dans l’esprit d’autrui. Dans Ainsi soitil, Gide s’écrie : « J’admire et j’envie ces infatués naturels, qui se reposent sur la conviction que tout leur est dû. Quelle assurance cela donne à leur démarche ! » Cependant, Gide est, pour son lecteur, un homme moins surprenant et fuyant qu’il ne paraît aux yeux de ses interlocuteurs. Gide se confie facilement à celui qui le lit ; il laisse tomber le masque devant ce confident qui ne peut pas l’interrompre et le heurter. La sincérité de Gide n’a plus à craindre l’opposition ou le blâme accusateur. Le  mai , Gide écrit dans son Journal : « Devant Claudel je n’ai sentiment que de mes manques ; il me domine ; il me surplombe […]. Je ne songe qu’à filer doux. » Gide avoue ici son inconfort dans la conversation, sa soumission qui n’est, en fait, qu’apparente. François Mauriac a consigné dans ses Mémoires intérieurs le souvenir de la feintise que nous découvrons là. Il écrit de Gide : « Son charme venait de ce contraste : qu’il cédait aisément à vos raisons ! Avec quel feint détachement il vous laissait le dernier mot ! Mais rendu à lui-même, devant la page de son carnet, il réoccupait avec force tous les points sur lesquels il avait paru céder, passait à l’attaque, s’armait de toutes les concessions qu’on avait cru habile de lui faire, les retournait avec une verve feutrée contre vous, ce qui n’eut rien été, mais surtout contre la vérité dont vous vous imaginiez l’avoir convaincu. Le Journal n’est fait que de ces solitaires et cruelles représailles aux dépens de l’interlocuteur assez stupide pour avoir cru un seul instant qu’on peut avoir raison contre André Gide. » Ce dernier déclare lui-même dans Ainsi soit-il :


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Il y a dans l’œuvre de Gide cette soif d’être enfin écouté, une réserve qui s’évanouit pour faire place à l’épanchement, une hésitation prudente et timorée qui se dissipe au profit d’une sincérité enhardie par l’isolement. On y trouve aussi cette volonté toujours en éveil, ce contrôle d’un homme qui voyait clair, mais dont la voix savait se taire au bon moment pour ménager son intégrité.


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Où est le Dieu de ma jeunesse Apollinaire, « Le Brasier », dans Alcools.

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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE

Gide s’est lancé à sa propre découverte ; il s’est contemplé comme le Narcisse de son traité ; de ses yeux, comme de ceux de Georges Molinier des Faux-Monnayeurs, il aurait pu dire : « J’y voyais toute sorte de sentiments s’agiter comme des herbes au fond d’un ruisseau. » Si Gide s’est observé et cherché, une autre poursuite a guidé et tourmenté sa vie : celle de Dieu. Lisons ce que Gide a écrit de Dostoïevski : « Ai-je été influencé par Dostoïevski ? C’est possible, cela n’est pas certain. Le vrai, c’est que, lorsque je l’ai lu, j’ai senti en plus de mon admiration d’extraordinaires affinités entre mes pensées et les siennes. » Quelles peuvent être ces correspondances ? Écoutons, pour le savoir, ces paroles de Dostoïevski à propos des Karamazov, paroles qui pourraient tout aussi bien être d’André Gide et nous indiquent précisément quelle est la principale de ces affinités : « La question capitale qui sera poursuivie dans toutes les parties de ce livre est celle même dont j’ai souffert consciemment ou inconsciemment toute ma vie : l’existence de Dieu. » Moi et Dieu, voilà résumée en trois mots la vie d’André Gide, sa double quête. Ce n’est qu’en suivant chacune de ces deux routes que nous pourrons, à leur carrefour, rejoindre notre auteur. Il serait vain de les dissocier et de ne poursuivre alors que l’ombre d’André Gide. Il déclare lui-même dans Ainsi soit-il : « Les rapports de l’homme avec Dieu m’ont de tout temps paru beaucoup plus importants et intéressants que les rapports des hommes entre eux. » Comme par nécessité, les mémoires d’André Gide commencent par le mot dont tout autre auteur se serait furieusement défendu : Je. « Je naquis le vingt-deux novembre . » Gide peint alors l’enfant qu’il fut : « À cet âge innocent où l’on voudrait que toute l’âme ne soit que transparence, tendresse et


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pureté, je ne revois en moi qu’ombre, laideur, sournoiserie. » Ce portrait ne contraste-t-il pas, mot pour mot, avec celui qu’il fait, bien des pages plus loin, de sa cousine Madeleine Rondeaux qu’il épousera et nommera toujours Emmanuèle, « une enfant qui n’était que pureté, qu’amour et que tendresse », enfant en laquelle il découvrira un jour, comme il l’a écrit, « la raison, le but et la dévotion de ma vie ». Ce mot dévotion, autant que celui d’Emmanuèle 1, est à retenir ; Madeleine Rondeaux a été l’idole de Gide ; il eut pour elle une véritable adoration. Ce poète passe son enfance dans une famille de la haute bourgeoisie protestante, pénétrée du souci de tenir son rang social. Une éducation imbibée de préjugés et encombrée de principes, un milieu ligoté par d’étroites traditions et un enseignement religieux maladroit détermineront pour toujours chez Gide une haine de la contrainte familiale. L’amour accaparant et autoritaire d’une mère déterminera, avec une certaine prédestination initiale, l’inversion sexuelle de Gide. Il fut exposé à une pénible et pernicieuse pression de son milieu. « Gide victime, Gide ou le pédéraste malgré lui : voilà ce qu’avec moins de discrétion Jean Delay, censeur généreux, aurait pu mettre avec un point d’interrogation en sous-titre à sa Jeunesse d’André Gide », écrit Émile Henriot dans son article cité plus haut. Le document constitué par la correspondance inédite de Gide et de sa mère et les témoignages de Si le Grain ne meurt nous apportent la preuve d’une déplorable contrainte. Émile Henriot poursuit : « Bible, principes et censures, mère, tantes, cousines aussi, tout s’est ligué contre l’enfant désagréable, peu aimable, contre l’adolescent erratique, contre l’homme fait même, que fut Gide sous ses aspects divers jusqu’à vingt-six ans, à l’heure du choix, de la rébellion, de la fuite. » Le grand malheur d’André Gide a été l’absence d’un père, mort alors que l’enfant n’avait pas onze ans, et réduit, lui aussi, à l’état d’esclave par une épouse abusive. L’on comprend, sans toutefois les partager, les espoirs sataniques d’Émile Henriot vouant Madame Gide mère à la chaudière la plus bouillante de l’enfer, pour autant qu’il y en ait un. Face à ce passé terrifiant qui fixera le Gide malade, malheureux et 1

Rappelons qu’Emmanuel signifie en hébreu «Dieu avec nous».


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE • LA JEUNESSE DE GIDE

révolté de plus tard, on entend facilement ce cri de Ménalque dans L’Immoraliste : « Le souvenir est une invention de malheur. » Et encore ces propos d’Armand dans Les Faux-Monnayeurs : « Tu ne sais pas ce que peut faire de nous une première éducation puritaine. Elle vous laisse au cœur un ressentiment dont on ne peut plus jamais se guérir. » C’est avec une amertume douloureuse que Gide devait jeter un regard en arrière. Mais l’on ne peut effacer le chemin parcouru, surtout quand il a laissé en vous d’indélébiles marques. Dans L’Immoraliste se trouvent écrits ces mots : « Le grave enseignement huguenot de ma mère s’était, avec sa belle image, lentement effacé en mon cœur ; vous savez que je la perdis jeune. Je ne soupçonnais pas encore combien cette première morale d’enfant nous maîtrise, ni quels plis elle laisse à l’esprit. » Gide perdra sa mère à l’âge de vingt-six ans et malgré ce que nous en avons dit, il garda d’elle un souvenir respectueux, aimant, même « émerveillé », a-t-il écrit. Dans la revue Quatre-Vents, en février , Gide trace d’elle un rapide portrait, décrivant son caractère sans haine ni acrimonie : « Tout ce qui était naturel chez ma mère, je l’aimais. Mais il arrivait que ses élans fussent arrêtés par des conventions et le pli que laisse trop souvent l’éducation bourgeoise. […] Excellente sans doute lorsqu’il s’agit de réfréner de mauvais instincts, cette éducation s’en prend également, mais très fâcheusement alors, aux mouvements généreux du cœur ; une sorte de calcul, alors, les retient ou les détourne. » Plus loin, Gide poursuit, à propos de sa mère : « Elle restait soucieuse des autres et de leurs jugements ; toujours désireuse du mieux, mais d’un mieux répondant à des règles admises. » L’on perçoit dans ces lignes le refus, par Gide, d’une morale obéissant à des normes définitives et son vœu d’une règle de vie toujours improvisée, intérieure et personnelle, où l’individu construit luimême l’échelle des valeurs. Le passé de Gide, ce pesant acquis, lui dictera des phrases virulentes. Qui ne connaît le fameux « Familles je vous hais » ou, dans les Faux-Monnayeurs : « Les préjugés sont les pilotis de la civilisation » ? Ces cris ne doivent pas faire illusion. Les maximes de Gide ne sont le plus souvent que des confidences déguisées ;


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elles ne sont en accord réel qu’avec leur auteur, avec tout autre elles paraissent sonner faux. Ce sont des vêtements faits sur mesure, les siennes, vêtements qu’il essaie abusivement de nous faire endosser. « Je hais tous les gens à principes ! » déclarent successivement Ménalque et Michel dans L’Immoraliste. Le milieu où grandit Gide a tout mis en œuvre pour lui inculquer cette haine. La condamnation facile et grossière de l’homosexualité a exilé Gide. Révolté, il brisa le carcan de la morale étriquée et aveugle qui l’étranglait. A-t-on le droit de condamner un bossu, un inverti, un malade ? Oui, si l’on s’appelle Claudel, semble-t-il. À l’entendre s’exprimer sur ce point, l’on en vient à douter qu’un sentiment quelconque de charité ait pu l’habiter. Dans Combat, le  mars , on lisait une interview de Paul Claudel par Dominique Arban ; Claudel déclarait froidement : « J’ai beaucoup fréquenté Gide quand je le croyais profondément chrétien… et que j’ignorais son défaut abominable », et Dominique Arban de préciser que Claudel, à ces mots, « se détourne pudiquement ». Certes, nous ne pouvons fermer les yeux sur les préférences sexuelles d’André Gide ; lui-même n’a pas été sans les reconnaître. Dans son dernier livre, cependant, il met les choses au point : « Quant à mes goûts sexuels, je ne les ai jamais cachés que lorsqu’ils pouvaient gêner autrui : sans précisément les afficher, je les ai laissés paraître ; c’est aussi que je n’ai jamais cru qu’ils fussent de nature à me déshonorer. C’est le laisser-aller, c’est l’abandon complaisant à ces goûts qui déshonore ; mais ceci ne regarde que moi. Enfin, il y a le tort fait à autrui, qui entre dans un compte spécial. » 000 Jeune, André Gide est initié à la lecture ; l’un de ses premiers souvenirs remonte à celle du livre de Job. La poésie et le caractère religieux de ce texte le frappent déjà, imprégnant cet enfant qui, à l’âge d’homme, continuera de lire la Bible et en fera longtemps son livre de chevet. Il y verra toujours, en plus d’un enseignement moral, une valeur esthétique ; il écrit dans son Journal : « Je m’étonne qu’on n’ait jamais cherché à dégager la vérité esthé-


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Monsieur Tancrède était le grand-père d’André Gide qui vécut de 1800 à 1867; il était président de tribunal, homme d’une grande élévation morale, pieux, austère.

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« Le souper fini, je fis mine de repartir ; mais mes hôtes ne l’entendaient pas ainsi. Déjà la mère s’était levée ; l’aîné des fils coucherait avec un de ses frères ; j’occuperais sa chambre et son lit, auquel elle mit des draps propres, rudes et qui sentaient délicieusement la lavande. La famille n’avait pas l’habitude de veiller tard, ayant celle de se lever tôt ; au demeurant je pourrais rester à lire encore s’il me plaisait. – Mais, dit le vieux, vous permettez que nous ne dérangions pas nos habitudes qui ne seront pas pour vous étonner, puisque vous êtes le petit de Monsieur Tancrède 2. Alors il alla chercher la grosse bible que j’avais entrevue, et la posa sur la table desservie. Sa fille et ses petits-enfants se rassirent à ses côtés devant la table, dans une attitude

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tique de l’Évangile. » Nous savons que, pour Gide, esthétique et morale se confondent ; ce passage le confirme. Il raconte ainsi le souvenir de cette lecture d’un caractère particulier : « Le succès de ces lectures était tel, et mon père poussait si loin sa confiance, qu’il entreprit un jour le début du livre de Job. C’était une expérience à laquelle ma mère voulut assister ; aussi n’eutelle pas lieu dans la bibliothèque ainsi que les autres, mais dans un petit salon où l’on se sentait chez elle plus spécialement. Je ne jurerais pas, naturellement, que j’aie compris d’abord la pleine beauté du texte sacré ! Mais cette lecture, il est certain, fit sur moi l’impression la plus vive, aussi bien par la solennité du récit que par la gravité de la voix de mon père et l’expression du visage de ma mère, qui tour à tour gardait les yeux fermés pour marquer ou protéger son pieux recueillement, et ne les rouvrait que pour porter sur moi un regard chargé d’amour, d’interrogation et d’espoir. » Un autre souvenir, se rattachant à la Bible et au protestantisme, nous est rapporté dans ses mémoires. Là encore, Gide apparaît comme cet être délicat, sensible, qu’impressionnait la piété simple et sincère. Gide, égaré, a été recueilli par une famille de paysans protestants :


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recueillie qui leur était naturelle. L’aïeul ouvrit le livre saint et lut avec solennité un chapitre des évangiles, puis un psaume ; après quoi chacun se mit à genoux devant sa chaise, lui seul excepté, que je vis demeurer debout, les yeux clos, les mains posées à plat sur le livre refermé. Il prononça une courte prière d’action de grâces, très digne, très simple et sans requête, où je me souviens qu’il remercia Dieu de m’avoir indiqué sa porte, et cela d’un tel ton que tout mon cœur s’associait à ces paroles. Pour achever, il récita “Notre Père” ; puis il y eut un instant de silence, après quoi seulement chacun des enfants se releva. Cela était si beau, si tranquille, et ce baiser de paix si glorieux, qu’il posa sur le front de chacun d’eux ensuite, que, m’approchant de lui moi aussi, je tendis à mon tour mon front. » 000 Si, jeune déjà, Gide se révèle d’un tempérament religieux, porté au mysticisme, il apparaîtra rapidement aussi très sensuel. Une double sensibilité l’habitait : celle de l’esprit et celle du corps. Nous découvrons dans cette description d’une partie de cachecache à La Roque, propriété de ses parents, le Gide des Cahiers d’André Walter et des Nourritures terrestres : « Les uns cherchant, les autres se cachant sous des fagots, sous des bottes de foin, dans la paille ; on grimpait sur les toits, on passait par tous les pertuis, toutes les trappes, et par ce trou dangereux, au-dessus du pressoir, par où l’on faisait crouler les pommes ; on inventait, poursuivi, mainte acrobatie… Mais si passionnante que fût la poursuite, peut-être le contact avec les biens de la terre, les plongeons dans l’épaisseur des récoltes, et les bains d’odeurs variées, faisaient-ils le plus vrai du plaisir. Ô parfum des luzernes séchées, âcres senteurs de la bauge aux pourceaux, de l’écurie ou de l’étable ! effluves capiteux du pressoir, et là, plus loin, entre les tonnes, ces courants d’air glacé où se mêle aux relents des futailles une petite pointe de moisi. Oui, j’ai connu plus tard l’enivrante vapeur des vendanges, mais, pareil à la Sulamite qui demandait qu’on la soutînt avec des pommes, c’est l’éther exquis de celles-ci que je


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respire, de préférence à la douceur obtuse du moût. Lionel et moi, devant l’énorme tas de blé d’or qui s’effondrait en pentes molles sur le plancher net du grenier, nous mettions bas nos vestes, puis, les manches haut relevées, nous enfoncions nos bras jusqu’à l’épaule et sentions entre nos doigts ouverts glisser les menus grains frais. » 000

• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE • LA JEUNESSE DE GIDE

« Je devais avoir à peu près quatorze ans lorsque je fis la connaissance de l’horreur. C’était place Saint-Sulpice ; laquelle, en ce temps, était pavée. À quelques mètres de moi passe un camion. Un gosse, d’une douzaine d’années, a trouvé le moyen de se faire trimbaler à l’œil en se juchant à l’arrière du véhicule, où le cocher ne puisse le voir. Il a son content de ce voyage, veut descendre, saute, mais reste accroché par la blouse. De sorte que, son élan rompu, le voici qui retombe, brutalement tiré en arrière, donnant du front sur le pavé. Des passants, qui se sont rendu compte de l’accident, crient, gesticulent, tentent d’arrêter le conducteur qui, lui, ne s’est rendu compte de rien et fouette son cheval au trot. De pavé en pavé le crâne du malheureux petit rebondit. En vain cherche-t-il à le protéger avec ses bras. Mais il a dû perdre connaissance presque aussitôt. Lorsque trente mètres plus loin le camion consent à s’arrêter (car quelqu’un s’est enfin jeté à la tête du cheval) le visage de l’enfant n’est plus qu’une bouillie sanglante… (À l’âge que j’avais, je crois que cette horreur m’a fait beaucoup douter du bon Dieu. Par la suite on a beaucoup

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Gide enfant, touché par le beau comme en témoigne le récit du livre de Job, séduit par l’atmosphère religieuse comme le montre la narration de son accueil dans une famille de paysans protestants, Gide sensuel comme le révèle cette partie de cache-cache à La Roque. Un quatrième trait vient encore compléter notre portrait, lui ajoutant une note sombre : Gide inquiet, douteur. Très jeune, il sera pénétré par l’incertitude qui ne cessera de le travailler ; c’est par le récit de son premier doute religieux que s’ouvre le dernier livre de l’écrivain. Il est peu de livres de Gide qui ne s’ouvrent ou se terminent sur le problème religieux !


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travaillé au replâtrage en moi de la divinité-providence. Et, de moi-même j’étais, tant bien que mal, parvenu à la restaurer. Au surplus ce n’est pas sur ce plan qu’elle est – ou que je la sens – le plus sujette à caution.) Depuis ce temps nous avons été saoulés d’horreur à ce point que ce mince “fait divers” risque de faire hausser les épaules. Not worth mentioning, auprès des atrocités de la guerre, de ce grand chavirement de toutes les valeurs qui demeuraient pour nous des raisons de vivre. » Ce doute, évoqué ici, deviendra un trait permanent de la pensée de Gide, comme en témoignent quelques phrases que nous choisirons dans ses livres. En , à la dernière page des Faux-Monnayeurs, Gide écrit : « Non ; non ! s’écria-t-il confusément ; le diable et le bon Dieu ne font qu’un ; ils s’entendent. Nous nous efforçons de croire que tout ce qu’il y a de mauvais sur la terre vient du diable ; mais c’est parce qu’autrement nous ne trouverions pas en nous la force de pardonner à Dieu. Il s’amuse avec nous, comme un chat avec la souris qu’il tourmente… Et il nous demande encore après cela de lui être reconnaissants. Reconnaissants de quoi ? de quoi ?… Puis se penchant vers moi : “Et savez-vous ce qu’il a fait de plus horrible !… C’est de sacrifier son propre fils pour nous sauver. Son Fils ! son Fils !… La cruauté, voilà le premier des attributs de Dieu.” » Dans ce texte, c’est le vieux La Pérouse qui parle, s’adressant à Édouard. Dans Les Nouvelles Nourritures, Gide dira en , comme par boutade : « Je crois plus facilement aux dieux grecs qu’au bon Dieu. » De la part de cet admirateur effréné de la mythologie hellénique, ce n’était pas si faux. Dans le Journal qu’il tint pendant la guerre, Gide écrira dans le même ordre d’idées, le  mai  : « Quant à moi, plus j’y réfléchis, moins je parviens à vous comprendre. C’est à se demander parfois si vous ne regrettez pas le “bon Dieu”. Ce serait alors bien plutôt de constater l’insuffisance de Sa bonté, la faillite de Sa justice


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ou Son impotence (si je croyais à la Providence) que jaillirait mon cri de désespoir. Il ne m’arrive pas de regretter de ne pas “croire” ; mais il m’arrive souvent de me dire : heureusement je ne “crois” pas ! » En , Gide dit encore : « Car pour moi croire à ce Dieu qu’il me propose [le croyant] m’amènerait vite à dire avec Oreste : De quelque part sur moi que je tourne les yeux je ne vois que malheurs qui condamnent ce Dieu. »

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• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE • LA JEUNESSE DE GIDE

À quatre-vingt-deux ans le problème est pour Gide le même qu’à l’âge de quatorze ans, lorsqu’il vit cet enfant réduit en « bouillie sanglante » derrière le char auquel il s’était accroché : croire en Dieu n’est rien, croire au « bon Dieu » est impossible. La souffrance et la misère condamnent ce Dieu. S’il existe, son premier attribut est alors la cruauté ; mieux vaut donc n’y point croire. À ce drame de la souffrance s’ajoute ce portrait par trop mielleux ou fade d’un Jésus dans les blés au soleil couchant. Si la bonté de Dieu, si son humanité doivent se colorer de ces teintes suaves, l’on comprend alors l’incapacité de Gide à y croire et sa définition de l’atmosphère protestante : « Je ne sais quoi d’ineffablement alpestre, paradisiaque et niais. » Gide avait en horreur l’artificiel autant que la sérénité irritante à ses yeux de certains bigots aveuglés. Il écrit dans Les Cahiers d’André Walter : « Ce qui surtout m’égare, c’est la fausse religion ; la bigoterie et le mysticisme factice me font parfois douter qu’il y en ait une vraie. Ils ne se doutent pas, les bigots, de tout le mal que leur exemple peut faire à ceux qui sont vraiment altérés du vrai Dieu ; ils ne se doutent pas, dans leur quiétude, qu’ils sont souvent eux-mêmes un objet de scandale. »

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Enfin, dans son dernier livre, en , en guise de conclusion, nous choisirons cette exclamation : « Je donnerais ma vie pour que le bon Dieu soit, oui cela va bien, mais je donne ma vie pour prouver que le bon Dieu est, voici ce qui ne va plus du tout. »


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Ces touches qui précisent la silhouette de Gide enfant, tout en esquissant celle de Gide adulte, se subliment dans une étrange fièvre religieuse qu’il connaît à l’adolescence, et comme l’écrivain le notera dans ses mémoires : « Les traits les plus marquants d’un caractère se forment et s’accusent avant qu’on en ait pris conscience. » Dans cette crise religieuse Gide se met à lire « gloutonnement, mais avec méthode » la Bible ; il se maintient, des mois durant, dans une sorte d’« état séraphique », se baignant chaque matin dans de l’eau glacée, méditant l’Écriture, priant sans cesse, dormant sur une planche, lisant son Nouveau Testament dans le tramway, pendant les récréations, à la pension, à l’école alsacienne qu’il fréquentait, offrant à Dieu sa confusion et ses rougeurs sous les quolibets de ses camarades. La cérémonie de sa première communion ne fit qu’accroître sa ferveur, bien qu’elle le gênât « par la sorte d’apparat et d’officialité dont on se plaît à entourer ce jour, et qui presque le profanait à mes yeux », écrit-il, rappelant ses propos des Cahiers d’André Walter. De cette fièvre religieuse, il convient de retenir trois caractéristiques précises et révélatrices. Une fois de plus, Gide confond esthétique et religion ; il nous dit : « L’art et la religion en moi dévotieusement s’épousaient, et je goûtais ma plus parfaite extase au plus fondu de leur accord. » Ensuite, fidèle à la vénération que nous avons évoquée plus haut, Gide adore sa cousine Madeleine Rondeaux et projette sur elle les sentiments qu’il éprouve à l’égard de Dieu : « Mais l’Évangile… Ah ! je trouvais enfin la raison, l’occupation, l’épuisement sans fin de l’amour. Le sentiment que j’éprouvais ici m’expliquait en le renforçant le sentiment que j’éprouvais pour Emmanuèle ; il n’en différait point ; on eût dit qu’il l’approfondissait simplement et lui conférait dans mon cœur sa situation véritable. » Enfin, Gide nous dévoile sa tendance naturelle au mysticisme, à la confusion du naturel et du surnaturel : « Ma prière était comme un mouvement perceptible de l’âme pour entrer plus avant en Dieu ; et ce mouvement je le renouvelais d’heure en heure. » Une pareille piété devait donner naissance à un livre, Les Cahiers d’André Walter, publié en  ; Gide avait vingt-deux ans. Il alimenta cet ouvrage de ses interrogations, de ses débats intérieurs, de tous ses troubles, de toutes ses perplexités et de ses élans


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Nous avons regardé Gide poète, religieux, sensuel, inquiet, nous l’avons vu garrotté par la contrainte puritaine, nous l’entrevoyons qui s’avance sur une nouvelle route : celle d’une délivrance. Il s’agit bien d’une route, puisque toujours, pour Gide, ce besoin d’échapper aux cadres rigides de la morale se concrétisera par un voyage. Gide a vingt-deux ans, il se croit menacé de tuberculose. Il part pour l’Afrique du Nord. De  à , il trouve au-delà de la Méditerranée la santé, la force et la joie d’une vie libre et sans retenue ; elle lui permet de s’adonner à ses penchants naturels en jetant par-dessus bord toutes les règles, tous les principes. Il écrit : « J’en vins alors à douter si Dieu même exigeait de telles contraintes ; s’il n’était pas impie de regimber sans cesse et si ce n’était pas contre Lui. » Gide a brisé les liens étroits de la morale puritaine qui l’étouffaient. Il chantera avec des accents heureux, tendres et lyriques, dans son livre Les Nourritures terrestres, la joie de la liberté. « Ce manuel d’évasion, de délivrance », dira Gide en parlant de cette œuvre. De retour en France, Gide perd sa mère. Il était dans sa onzième année lorsque son père mourut. Il a maintenant vingt-six ans. En , l’année même de la mort de sa mère, il épouse malgré ses penchants sa cousine Madeleine Rondeaux. Gide, ce personnage « luciférien », comme l’appelle François Mauriac, épouse celle

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d’amour surtout, autour desquels il fit graviter tout le reste. Dans ce livre s’expriment les velléités inquiètes d’une adolescence retenue, chaste, tourmentée de désirs, mais avide de pure spiritualité. « N’était le témoignage que ces cahiers apportent sur l’inquiet mysticisme de ma jeunesse, il est bien peu de passages de ce livre que je souhaiterais conserver », dira Gide, dans un jugement sévère de Si le Grain ne meurt. Gide ne resta pas fixé à ce genre littéraire ; curieux, ami de la nouveauté, de l’aventure, toujours en route, il commence, après son adolescence faite toute de contrainte puritaine, de s’élancer sur la voie de la libération. Il s’écrie avec un ton de défi, un accent volontaire dont l’écho résonne sur sa vie entière : « Il m’importe avant tout de pouvoir penser librement. »


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que Gide lui-même nomme « Emmanuèle », « Dieu avec nous ». Étrange alliance ! Depuis plusieurs années la volonté de Gide d’épouser sa cousine orientait sa vie. Certainement il l’aimait ; la considération du danger et la prudence lui auraient paru lâches. « Nos actes les plus sincères sont aussi les moins calculés », écrit Gide à la dernière page de ses mémoires ; il ajoute : « Une fatalité me menait ; peut-être aussi le secret besoin de mettre au défi ma nature ; car en Emmanuèle, n’était-ce pas la vertu même que j’aimais ? C’était le ciel que mon insatiable enfer épousait. » Quel aveu que cette dernière phrase où Gide s’oppose, comme l’enfer au ciel, à sa cousine ! Il désarme par sa sincérité autant que par sa lucidité. Lentement Gide abandonnera, avec la morale courante, le Dieu de sa jeunesse, pour ne plus projeter son culte que sur Emmanuèle, l’enveloppant d’une étrange vénération. L’heure du choix et de la libération a sonné. Le visage d’André Gide sort de l’ombre et ses contours se fixent. Aussi, dans sa voix hésitante qui interroge l’avenir, soucieuse devant la vie nouvelle qui s’annonce, percevons-nous déjà ce cri des Nouvelles Nourritures : « Table rase. J’ai tout balayé. C’en est fait ! Et je me dresse nu sur la terre vierge, devant le ciel à repeupler. »


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La femme d’André Gide eut la passion de l’effacement. François Mauriac, Mémoires intérieurs.

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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE

Arrivé au terme des mémoires d’André Gide, le curieux s’interroge comme le promeneur qu’il décrit dans ses FauxMonnayeurs : « Le voyageur, parvenu au haut de la colline, s’assied, et regarde avant de reprendre sa marche, à présent déclinante ; il cherche à distinguer où le conduit enfin ce chemin sinueux qu’il a pris, qui lui semble se perdre dans l’ombre et, car le soir tombe, dans la nuit. » Nous sommes ce voyageur, nous avons suivi Gide sur le chemin sinueux de sa jeunesse, nous l’entrevoyons qui s’enfonce dans l’ombre et même se perd dans la nuit. Une halte doit nous permettre de reprendre notre souffle. Dans ce voyage, une silhouette charmante, gracieuse et fragile, pure et frêle, se détache de l’ombre gidienne et s’avance vers nous, comme elle vint courageusement et généreusement à la rencontre d’André Gide en . Tendons-lui, nous aussi, notre main. « Souriante mais insaisissable », comme la décrit Gide dans Et nunc manet in te, elle s’approche de nous ; de Madeleine Rondeaux émane une grâce rayonnante et calme qui nous invite à la confiance et, près d’elle, nous éprouvons des sentiments identiques à ceux que ressentait Gide en sa présence : « Ce que j’éprouvais auprès d’elle, c’était surtout un sentiment profond d’harmonie. La paix intérieure qu’elle avait atteinte, il semblait qu’un rayonnement, émanant d’elle, vous la fît suavement partager. Tout, en elle, par sa seule présence, invitait l’autre à se sentir heureux. » Si Francis Jammes, décrivant Madeleine Rondeaux dans un de ses poèmes, la compare à « l’eau de cet air que l’on voit dans le puits », Gide, évoquant sa femme dans l’héroïne pure de L’Immoraliste, l’inoubliable Marceline, soulignera sa transparence par la même image : « Comme un souffle plisse parfois une eau


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très tranquille, la plus légère émotion sur son front se laissait lire ; en elle, mystérieusement, elle écoutait frémir une nouvelle vie ; je me penchais sur elle comme sur une profonde eau pure, où si loin qu’on voyait, on ne voyait que l’amour. » François Mauriac consacre à Madeleine Rondeaux, dans ses Mémoires intérieurs, plusieurs pages respectueuses et admiratives ; on y trouve, entre autres, ces lignes d’où s’échappe un parfum pur et frais : « Je me souviens de ce marais maléfique dans la lande, que nous appelions le grand marais au temps de nos vacances d’autrefois. Nous aimions y cueillir des gentianes de la couleur du ciel d’été. C’est à leur calice pur, balancé au-dessus des eaux fiévreuses, que me fait songer la femme d’André Gide. » Inutile de préciser que c’est au « marais maléfique » et aux « eaux fiévreuses » que fait songer, selon Mauriac, le mari de Madeleine. Madeleine Rondeaux, dont Gide en  a fixé à tout jamais les traits dans son livre Et nunc manet in te, évoque immanquablement le thème de la pureté ; n’est-elle pas restée vierge, et cette virginité acceptée, mais non choisie, imposée presque, ne la grandit-elle pas à nos yeux ? « De sa part, écrit Gide, jamais une plainte, rien qu’une résignation muette et qu’un déboire inavoué. » Discrète et réservée, Madeleine Rondeaux, dont, selon Gide, la modestie était aussi naturelle que l’est, chez d’autres femmes, le besoin de se mettre en avant et de briller, brûla toutes les lettres de son mari ; dans cet acte qui attrista André Gide plus qu’aucun autre événement n’aurait pu le faire, nous discernons certes un geste de désespoir, mais surtout le désir de ne pas survivre aux yeux des hommes. Cet espoir d’effacement fut trahi par Gide même. Par la publication de Et nunc manet in te, il ne respecta point la volonté d’une femme humble dont nous ne retiendrons aujourd’hui que les hautes qualités, la délicatesse, la finesse, la sensibilité. Nous verrons, avec André Gide, « l’expression angélique de son sourire », « l’aménité souriante et grave, semblable à celle d’Iphigénie de Goethe, ou plutôt encore, de l’antique Antigone » ; Gide ne voyait aucune figure à laquelle il eût mieux pu la comparer. Généreuse, son besoin de donner et de préférer au sien le bonheur des autres lui était naturel ; il s’exprimait avec


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une grâce instinctive et une tendresse presque naïve. C’est avec sécurité que nous pouvons attribuer à la femme d’André Gide ces lignes qu’il écrivit en , à propos de l’Alissa de La Porte étroite : « Tout dans son âme sans apprêt restait de la plus naturelle beauté. » 000

  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE • EMMANUÈLE OU DIEU AVEC GIDE

Madeleine Rondeaux prend dans notre étude une place essentielle que, dans son humilité, elle ne réclamait certes pas et que seul Gide lui confère, l’entourant d’une dévotion respectueuse, d’« un amour tout désincarné », écrira-t-il. Le drame de cette vie conjugale, dont Emmanuèle assumera tous les sacrifices, est central dans la vie de notre auteur. « C’est un drame constant, latent, secret, essentiel », dira Gide dans Et nunc manet in te. Dans cette vie commune douloureuse et triste, qui parviendra seulement dans les derniers temps au havre d’un accord, que l’un et l’autre avaient presque cessé d’espérer, sa femme souffrit beaucoup plus que lui. « Mais lorsque, aujourd’hui, écrira-t-il, je me penche sur notre passé commun, les souffrances qu’elle endura me paraissent l’emporter de beaucoup ; certaines, même, si cruelles que je ne parviens plus à comprendre comment, l’aimant autant que je l’aimais, je n’ai pas su l’abriter davantage. » Quel rôle joua pour Gide l’épouse, que fut-elle pour lui, sinon l’image même de la vertu divinisée ? « Une enfant qui n’était que pureté, qu’amour et que tendresse », en disait Gide dans ses mémoires ; enfant en laquelle, selon ses propres termes encore, il découvrit un jour « la raison, le but et la dévotion de ma vie ». Dans Si le Grain ne meurt, Gide définit Madeleine Rondeaux comme « la vertu même » ; dans Feuillets d’automne, il écrit : « Dieu est vertu. » Il est facile de résoudre l’équation : Madeleine est Dieu. Dans Et nunc manet in te, Gide écrit d’une manière qui ne laisse plus de doute : « Car tout l’effort de mon amour n’était point tant de me rapprocher d’elle que de la rapprocher de cette figure idéale que j’inventais. » Ailleurs, dans le même petit livre, Gide nous confie la naissance de cette adoration, de cette sublimation, en ces termes : « Mon amour enfantin se confondait avec mes premières ferveurs religieuses. » Ce pieux amour ne s’effacera pas, au contraire, il croîtra avec les années et se transformera


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en un véritable culte, et Gide d’écrire un peu plus loin en parlant de sa cousine : « Ce culte que je lui vouais. » Cette étrange dévotion ira s’agrandissant et Gide n’aimera sa femme jamais davantage que vieille, voûtée, souffrant de plaies variqueuses qu’elle lui permettait de panser, presque infirme, s’abandonnant à ses soins, tendrement reconnaissante. À ce propos, nous trouvons encore dans Et nunc manet in te ces lignes significatives : « Non ! je n’avais pas cessé de l’aimer. Aussi bien parce qu’à ma dévotion pour elle ne s’était jamais mêlé rien de charnel, celle-ci ne devait point se laisser altérer par les dégradations que le temps apportait. » Le roman des Faux-Monnayeurs est contemporain, dans l’œuvre de Gide, de ses mémoires ; tous deux parurent en . Dans ce roman, Gide prête à Bernard une parole qui révèle cette adoration que l’auteur éprouvait pour sa femme. L’identité du héros et de son créateur est frappante.Voici les mots de Bernard parlant de celle qu’il aime : « Mais c’est de la vénération que j’ai pour elle, et, près d’elle, toute pensée charnelle me semble impie. » Vénération ! impie ! Gide a-t-il transposé dans son œuvre, ailleurs qu’ici, cette adoration d’un genre particulier ? Certes. Nous verrons combien cet étrange sentiment habite ses livres, les imprègne, prêtant tantôt aux femmes, tantôt aux hommes, une figure divine qui ne laisse pas de nous surprendre. Les allusions, d’abord timides, se font plus pressantes au fur et à mesure que l’œuvre avance et se développe dans le temps. Les comparaisons augmentent en un rapide crescendo. En , dans L’Immoraliste, Michel déclare : « Je frissonnai, et, tout transi d’amour, de piété, de tendresse, je posai doucement entre ses yeux fermés le plus tendre, le plus amoureux et le plus pieux des baisers. » Le rapprochement des adjectifs « amoureux » et « pieux » est significatif. En  paraît La Porte étroite. Il serait faux de vouloir reconnaître dans l’irritante Alissa de ce roman une Madeleine Rondeaux. La vertu de celle-ci ne fut pas, comme chez l’héroïne, excessive et forcée. Pourtant le lecteur attentif ne pourra s’empêcher de procéder à certains rapprochements, tout au moins dans les trente premières pages. Après elles, Alissa n’a plus rien de commun avec Emmanuèle. C’est sans doute ce que veut dire aussi André Gide


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quand il écrit dans Et nunc manet in te à propos de sa femme : « Mais l’Alissa de mon livre n’est point elle. Ce n’est pas son portrait que j’ai tracé. Elle-même ne m’a servi que de point de départ pour mon héroïne et je ne pense pas qu’elle s’y soit beaucoup reconnue. » Nous ne voulons citer que deux exemples de rapprochements qui nous autoriseront à comparer, avec prudence, Madeleine à Alissa. Dans Si le Grain ne meurt, Gide raconte comment il trouve un jour dans sa chambre sa cousine en larmes, priant pour sa mère dont l’inconduite lui était un tourment cruel :

« Aussitôt, je redescendis en ville, où il était rare que je pusse librement me promener. Je gagnai le port, qu’un

• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • TITRELIVRE • CHAPITRE

Dans La Porte étroite nous lisons ce récit parallèle :

 

« J’avais quitté mes cousines vers la tombée du soir pour rentrer rue de M…, où je pensais que maman m’attendait ; mais je trouvai la maison vide ; je balançai quelque temps, puis résolus de retourner rue de Lecat […]. J’allai donc hors temps rue de Lecat, avec le désir de surprendre. Ce soir-là mon goût du clandestin fut servi. Dès le seuil je flairai l’insolite. Contrairement à la coutume, la porte cochère n’était pas fermée, de sorte que je n’eus pas à sonner. Je me glissais furtivement […]. La chambre de ses sœurs, que je devais d’abord traverser, était obscure, ou du moins je n’avais pour me diriger que la clarté crépusculaire des deux fenêtres dont on n’avait pas encore fermé les rideaux. J’arrivai devant la porte de mon amie, je frappai tout doucement et, ne recevant pas de réponse, j’allais frapper encore, mais la porte céda, qui n’était pas close. Cette chambre était plus obscure encore ; le lit en occupait le fond ; contre le lit, je ne distinguai pas d’abord Emmanuèle, car elle était agenouillée. J’allais me retirer, croyant la chambre vide, mais elle m’appela : – Pourquoi viens-tu ? Tu n’aurais pas dû revenir… Elle ne s’était pas relevée. Je ne compris pas aussitôt qu’elle était triste. C’est en sentant ses larmes sur ma joue que tout à coup mes yeux s’ouvrirent. »


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brouillard de mer rendait morne ; j’errai une heure ou deux sur les quais. Brusquement le désir me saisit d’aller surprendre Alissa que pourtant je venais de quitter… Je traverse la ville en courant, sonne à la porte des Bucolin ; déjà je m’élançais dans l’escalier. […] Me voici devant la porte d’Alissa. J’attends un instant. Les rires et les éclats de voix montent de l’étage inférieur ; et peut-être ont-ils couvert le bruit que j’ai fait en frappant, car je n’entends pas de réponse. Je pousse la porte, qui cède silencieusement. La chambre est déjà si sombre que je ne distingue pas aussitôt Alissa ; elle est au chevet de son lit, à genoux, tournant le dos à la croisée d’où tombe un jour mourant. Elle se retourne, sans se relever pourtant, quand j’approche ; elle murmure : – Oh ! Jérôme, pourquoi reviens-tu ? Je me baisse pour l’embrasser ; son visage est noyé de larmes… Cet instant décida de ma vie ; je ne puis encore aujourd’hui le remémorer sans angoisse. Sans doute je ne comprenais que bien imparfaitement la cause de la détresse d’Alissa, mais je sentais intensément que cette détresse était beaucoup trop forte pour cette petite âme palpitante, pour ce frêle corps tout secoué de sanglots. » Si ces deux passages ne laissent pas de doute, il en est de même pour ces deux portraits, le premier tiré de La Porte étroite, et le second de Et nunc manet in te. Alissa est ainsi décrite : « Je ne revois que l’expression presque triste déjà de son sourire et que la ligne de ses sourcils, si extraordinairement relevés au-dessus des yeux, écartés de l’œil en grand cercle. Je n’ai vu les pareils nulle part… si pourtant : dans une statuette florentine de l’époque de Dante ; et je me figure volontiers que Béatrix enfant avait des sourcils très largement arqués comme ceux-là. Ils donnaient au regard, à tout l’être, une expression d’interrogation à la fois anxieuse et confiante – oui d’interrogation passionnée. Tout, en elle, n’était que question et qu’attente. »


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Madeleine Rondeaux est évoquée en ces termes :

De tels témoignages ne peuvent laisser le lecteur indifférent et ne cessent de nous inquiéter. D’autres exemples alarmants, révélant cette inhabituelle adoration, parsèment l’œuvre de Gide. Dix ans après La Porte étroite, en , Gide publie La Symphonie pastorale. Le pasteur, héros de ce livre écrit sous la forme d’un journal, consigne dans ses souvenirs, à propos d’une aveugle qu’il aime et voit près de la mort, cette notation : « Seigneur, il

• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE • EMMANUÈLE OU DIEU AVEC GIDE

« Hélas ! Je ne le comprends que trop bien à présent : entre Dieu et lui, il n’est pas d’autre obstacle que moi-même. Si, peut-être, comme il me le dit, son amour pour moi l’inclina vers Dieu tout d’abord, à présent cet amour l’empêche ; il s’attarde à moi, me préfère, et je deviens l’idole qui le retient de s’avancer plus loin dans la vertu. » De tels propos pourraient être ceux mêmes de Madeleine Rondeaux, « idole » d’André Gide. Le second témoignage renverse la situation ; c’est Alissa qui projette sur Jérôme l’amour qu’elle a pour Dieu, créant ainsi une surprenante confusion ; elle écrit : « Mon Dieu vous savez bien que j’ai besoin de lui pour vous aimer. »

 

« La petite photographie, à demi effacée à présent, qui me la représente à l’âge qu’elle avait alors, laisse lire sur son visage et dans la ligne étrangement évasive de ses sourcils une sorte d’interrogation, d’appréhension, d’étonnement craintif au seuil de la vie. » La comparaison entre Alissa et Madeleine Rondeaux pourrait être encore poursuivie facilement ; mais ce n’est point là qu’elle nous intéresse et qu’elle est la plus révélatrice. Un autre trait rapproche Alissa de Madeleine : l’adoration que lui porte Jérôme. Ce dernier déclare : « Alissa était pareille à cette perle de grand prix dont m’avait parlé l’Évangile ; j’étais celui qui vend tout pour l’avoir. » Cinq pages plus loin, Jérôme confie à Alissa : « Il me semble que c’est précisément pour te retrouver que j’adore ce que je sais que tu adores aussi. » À la fin du livre, dans le journal d’Alissa, nous retiendrons encore deux passages dont l’un est particulièrement intéressant à ce propos :


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m’apparaît parfois que j’ai besoin de son amour pour vous aimer. » Enfin, en , dans L’École des femmes, l’héroïne déclare à la fin du livre écrit, lui aussi, sous la forme d’un journal intime : « Et tout aussitôt, dans ma détresse, j’ai pris conscience de ceci : c’est que j’ai cessé de croire à Dieu en même temps que j’ai cessé de croire en Robert. » Les exemples si nombreux de cet amour, pour le moins particulier et anormal, nous indiquent bien que les livres de Gide constituaient une œuvre-miroir dans laquelle il aimait à laisser paraître ses propres sentiments et sa propre image. Il est facile et pénible à la fois de se représenter la cruelle tristesse qu’éprouvera Gide à la mort de celle qui fut « Emmanuèle », « Dieu avec moi ». Madeleine Rondeaux meurt en , laissant seul un mari égaré, abandonné, perdu. Et nunc manet in te s’ouvre sur ces mots douloureux : « Je compris aussitôt que, l’ayant perdue, c’en était fait de ma raison d’être, et je ne savais plus pourquoi désormais je vivais. » Dans Journal intime, le  août , Gide exprime avec un écœurement pitoyable son désarroi : « Depuis qu’elle n’est plus, je n’ai fait que semblant de vivre, sans plus prendre intérêt à rien, ni à moi-même, sans appétit, sans goût, ni curiosité, ni désir, et dans un univers désenchanté ; sans plus d’espoir que d’en sortir. » Treize ans plus tard, dans son dernier livre, Gide est fidèle au même sentiment : « Somme toute la partie que je jouais, je l’ai gagnée. Mais j’ai cessé de m’y intéresser vraiment depuis qu’Emmanuèle m’a quitté. Depuis, il me semble souvent que je n’ai plus fait que semblant de vivre ; elle était ma réalité, […] pour elle la réalité c’était un Dieu auquel je ne pouvais pas croire. » Notre auteur n’avoue-t-il pas ici nettement, à quelques jours de la mort, cette superposition que nous avons pressentie dans son œuvre et découverte dans certaines des déclarations de Et nunc manet in te ? Pour Madeleine Rondeaux, la réalité était un Dieu auquel Gide ne pouvait croire ; pour lui, la réalité, c’était elle, idole en laquelle il crut avec une aveugle confiance. 000


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE • EMMANUÈLE OU DIEU AVEC GIDE

Gide ne comprendra que trop tard l’erreur de son mariage, cause de tant de souffrances et d’illusions. Pourtant, il reconnaîtra toujours que le meilleur de lui-même, c’est à sa femme qu’il le doit. Pour nous en convaincre, retenons, dans Et nunc manet in te, cet aveu révélateur : « C’était à croire que rien de bon n’était en moi, qui ne vînt d’elle. » Penché sur son passé, le contemplant lucidement, Gide reconnaît s’être trompé. Mais cette seule pensée l’épouvante comme un véritable sacrilège ou comme un blasphème ; il écrit le  septembre  dans le Journal qu’il tenait pendant la guerre : « Si je m’étais écouté (j’entends le moi d’hier écoutant celui d’aujourd’hui) […] je ne me serais pas marié. En écrivant ces mots, j’en tremble comme d’une impiété. C’est que je suis resté malgré tout très amoureux de ce qui m’a le plus gêné et que je ne puis pas jurer que cette gêne même n’ait pas obtenu de moi le meilleur » (nous soulignons). Avec la mort de Madeleine Rondeaux, meurt le Dieu d’André Gide. Lequel viendra prendre sa place ? Un homme ne peut vivre sans dévotion, sans but. L’être humain est naturellement religieux. À propos de l’avenir qui se projette devant Gide et Madeleine Rondeaux après leur mariage, écoutons ces paroles que François Mauriac nous rapporte dans ses Mémoires intérieurs et qui sont tirées d’un cahier secret rédigé par Emmanuèle entre  et . À eux seuls, ces mots résument étrangement, comme seules peuvent le faire les prophéties d’un devin, ce qu’une biographie, un historique chargé de dates, mais non de vie, ne sauraient exprimer d’une manière aussi concise : « À un moment, écrit Madeleine Rondeaux, j’ai eu le sentiment très vif et très triste que nous aurions dorénavant chacun des sentiers séparés quand il s’agit du but. Dieu veuille qu’il n’en soit jamais rien… j’ai été attristée, effrayée de sentir combien – plus que jamais – tu étais à toi-même ton seul but, ton seul souci, ton seul amour, qui t’envahit, André. » Ce diagnostic pathétique indique la voie que va prendre Gide. Nous voyons combien peu furent réalisés, entre sa femme et lui, ces mots de Jérôme adressés à Alissa dans La Porte étroite : « Tous deux nous nous avancions, vêtus de ces vêtements blancs dont nous parlait l’Apocalypse, nous tenant par la main et regardant un même but… » La conversion d’André Gide fut le thème


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toujours renouvelé de la prière de Madeleine Rondeaux, de son intercession humble et jamais désespérée. Le  août , Madeleine Rondeaux écrit à Claudel : « Tous ceux qui aiment André Gide, comme mérite d’être aimée cette âme très noble, doivent prier pour lui. Je le fais chaque jour – et vous aussi, n’estce pas ? » Si Emmanuèle a souffert durement de ne pas être mère, combien plus a-t-elle souffert encore de ne pouvoir faire regarder à André Gide le même but qu’elle : Jésus-Christ. On pense à Madeleine Rondeaux quand Gide évoque Marguerite des Caves du Vatican : « L’âme de Marguerite est taillée dans cette étoffe admirable dont Dieu fait proprement ses martyrs. »


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Mon Dieu, je ne crois pas en toi, je voudrais te parler tout de même. Jules Supervielle, La Fable du monde.

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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE

Si François Mauriac parle, comme nous l’avons vu, du dialogue de Gide avec lui-même, il mentionne aussi celui de Gide avec le Christ. Après nous être préoccupés du premier de ces dialogues, portons notre attention sur le second. Il suscita durant toute la vie de l’écrivain une tension de son être et un combat intérieur. « Gide cet homme qui a parié contre Dieu ! », devait conclure François Mauriac, amèrement catégorique, à la mort d’André Gide en . En tête des Nourritures terrestres, on lit : « Chaque créature indique Dieu, aucune ne le révèle. Dès que notre regard s’arrête à elle, chaque créature nous détourne de Dieu. » Gide lui-même répond à cette description. Dans chacun de ses livres, les citations bibliques fourmillent, côtoyant parfois baroquement celles du Coran. Les titres mêmes de beaucoup d’œuvres de Gide témoignent que sa préoccupation constante était le problème religieux : Le Retour de l’enfant prodigue, Saül, La Porte étroite, La Symphonie pastorale, Si le Grain ne meurt, Numquid et tu ? Le choix de ces titres n’est pas l’effet d’un hasard. Bien des aveux, plusieurs fois répétés ou repris, nous montrent Gide aux prises avec des préoccupations qui rappellent le pari de Pascal. Ce durable débat ne cessait de mettre en jeu son existence, et il fut conclu par le titre de sa dernière œuvre : Ainsi soit-il ou les jeux sont faits. Le cas de Gide illustre admirablement une affirmation de Karl Barth dans sa Dogmatique : « Celui qui a cru une fois croit pour toujours. » Le  décembre , à l’âge de vingt-deux ans, Gide note dans son Journal : « Seigneur, je reviens à toi parce que je crois que tout est vanité, hors te connaître. Guide-moi dans tes sentiers de lumière. […] Je me souviens des jours d’autrefois ; de mes prières. Seigneur, mène-moi comme avant dans tes sentiers de lumière. » Dans Si le Grain ne meurt, lorsqu’il évoque son


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premier embarquement pour l’Afrique, en , à vingt-quatre ans, Gide écrit : « Je ne dis pas adieu au Christ sans une sorte de déchirement, de sorte que je doute à présent si je l’ai jamais vraiment quitté. » En , en date du  avril, dans son Journal, Gide écrit encore : « Je demande humblement à Dieu ce matin : Mon Dieu, soutenez-moi, guidez-moi, protégez-moi durant ce jour. » Et en date du  avril de la même année : « Je me mets à genoux et dis à haute voix : Mon Dieu, mon Dieu, donnez-moi de pouvoir de nouveau vous prier ! Donnez-moi la simplicité de cœur. » Gide ne renonce pas au Christ sans un « déchirement », comme il le dit ; la blessure causée en lui par cette rupture ne se refermera jamais ; en , quarante-deux ans plus tard, dans Les Nouvelles Nourritures, Gide écrit en effet ces deux vers qui sentent encore leur cantique protestant : « Ta vérité Seigneur M’a blessé jusqu’au cœur. » Il s’agit bien là d’une blessure profonde. Refuser Dieu est ardu ; mais l’admettre est souvent une solution de facilité. Gide en fut conscient ; tout dans la nature nous étonne et tout s’ordonne tellement mieux à nos yeux, si Dieu est là pour répondre aux interrogations qui, chaque jour, troublent notre âme et l’acculent à l’absurde. En , Gide écrit dans Les Nouvelles Nourritures : « Il est bien plus difficile qu’on ne croit de ne pas croire à Dieu. Il faudrait n’avoir jamais vraiment regardé la nature. La moindre agitation de la matière… Pourquoi se soulèverait-elle ? Et vers quoi ? » En , Gide avait même noté dans Saül : « Il y a plus de réponses dans le ciel que de questions sur les lèvres des hommes. » En novembre , à Neuchâtel, douze ans plus tard, Gide écrit encore dans Feuillets d’automne (l’écrivain a septante-huit ans) : « Se passer de Dieu… je veux dire se passer de l’idée de Dieu, de la croyance en une providence attentive, tutélaire et rémunératrice… n’y parvient pas qui veut. » Enfin, citons encore ces mots poignants des Nouvelles Nourritures : « Je reviens à vous, Seigneur Christ, comme à Dieu dont vous êtes la forme vivante. Je suis las de mentir à mon cœur. C’est vous que je retrouve partout, alors que je croyais vous fuir, ami


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divin de mon enfance. » Gide a soixante-six ans quand il écrit ces lignes-là et la foi de son enfance ne l’habite plus. Karl Barth disait vrai : « Considérée par rapport à son objet, la foi est une chose définitive […]. Certes on peut se tromper ou douter, mais quiconque a cru une fois porte en quelque sorte un character indelebilis », c’est-à-dire cette blessure dont parlait Gide lui-même. 000

• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE • AINSI SOIT-IL OU LES JEUX SONT FAITS

« Seigneur, je viens à vous comme un enfant : comme l’enfant que vous voulez que je devienne, comme l’enfant que devient celui qui s’abandonne à vous. Je résigne ce qui faisait mon orgueil et qui près de vous ferait ma honte. J’écoute et vous soumets mon cœur. »

 

Durant toute la vie de Gide, Dieu a été sa préoccupation constante. Denis de Rougemont écrivit à sa mort : « Peu d’hommes m’ont donné l’impression que le problème religieux existait dans leur vie en tant que problème permanent. Écarté, refoulé chez les uns et chez les autres résolu croient-ils. Je ne dis pas qu’il torturait Gide, hors quelques crises dont nous avons les témoignages, mais il restait, pour lui, problème. » La lutte que mena Gide fut rendue encore plus douloureuse par le fait que Madeleine Rondeaux resta toujours une croyante extrêmement fervente. Dans Numquid et tu ?, dédié à Charles Du Bos, Gide exprime avec vigueur la force de sa foi ; le doute l’assaillira peu après. Ce petit livre est un rappel de la crise fiévreuse de son adolescence. « Numquid et tu… » sont les premiers mots d’une citation tirée de l’évangile selon Jean : « Numquid et tu Galileus ?… Serais-tu toi aussi Galiléen ? » (Jean 7,52). André Gide les a donnés pour titre au petit volume qu’il a fait imprimer à Bruges en , avec un tirage limité à septante exemplaires. La matière du volume est constituée par les pensées intimes que de  à  lui a inspirées le problème religieux et qu’il a consignées dans un petit Carnet vert dont il n’envisageait pas la publication. Il a dédié le résultat de ses méditations sur la foi à son ami Charles Du Bos qui a su le persuader de les livrer au public. Nous retiendrons de ce livre cette prière magnifique qui a déjà frappé plusieurs lecteurs et critiques :


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L’homme dont les lèvres murmurèrent un jour cette prière a été croyant, a été proche de Dieu, touché par lui. Il serait ridicule de ne voir là que feintise. Si l’œuvre de Gide a été tout empreinte de sincérité, pourquoi n’en retenir que les déclarations les plus cyniques et ignorer les plus nobles, les plus élevées, en même temps que les plus humbles ? Gide a écrit dans Ainsi soit-il : « J’ai grand souci de probité. Dès qu’il ne s’agit plus de fiction je m’attache au vrai. » L’homme qui, dans Numquid et tu ?, s’abandonne à une prière ne contraste-t-il pas péniblement avec celui qui écrivit en  dans L’Immoraliste, relatant un entretien de Marceline et Michel : « – Il ne faut pas prier pour moi, Marceline. – Pourquoi ? dit-elle, un peu troublée. – Je n’aime pas les protections. – Tu repousses l’aide de Dieu ? – Après il aurait droit à ma reconnaissance. Cela crée des obligations ; je n’en veux pas. » Et en , dans Les Caves du Vatican, Julius converse avec Anthime : « Mais Julius sur son registre le plus grave : – Tandis que de la reconnaissance envers Dieu vous lierait… – Oui mon frère ; et voilà pourquoi je ne prie pas. – D’autres ont prié pour toi, mon ami. C’est Véronique qui parle ; elle n’avait jusqu’à présent rien dit. » Nous lisons encore cette belle prière dans Numquid et tu ? : « Je ne sais plus ni prier ni même écouter Dieu. S’Il me parle peut-être, je n’entends pas. Me voici redevenu complètement indifférent à Sa voix. Et pourtant j’ai le mépris de ma sagesse, et, à défaut de la joie qu’Il me donne, toute autre joie m’est ôtée. Seigneur ! si Vous devez m’aider, qu’attendez-Vous ? Je ne puis pas, tout seul. Je ne peux pas. Tous les reflets de Vous, que je sentais en moi, se ternissent. Il est temps que Vous veniez.


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Ah ! ne laissez pas le Malin dans mon cœur prendre Votre place ! Ne Vous laissez pas déposséder, Seigneur ! Si Vous Vous retirez complètement, il s’installe. Ah ! ne me confondez pas tout à fait avec lui ! Je ne l’aime pas tant que ça, je Vous assure. Souvenez-Vous que j’ai pu Vous aimer. Quoi ! Suis-je donc aujourd’hui comme si je ne L’avais jamais aimé. » L’espoir que Gide avait fait naître en ses amis avec Numquid et tu ? est une fois de plus et à jamais déçu. Le  janvier , Paul Claudel écrit à André Gide :

«Vu Gide le  au soir. Longue et solennelle conversation. Il me dit que son inquiétude religieuse est finie, qu’il jouit d’une sorte de félicité, basée sur le travail et la sympathie. Le côté goethien de son caractère l’a emporté sur le côté chrétien. » Malgré ces crises religieuses, Gide n’est pas mort chrétien ; même Guillemin n’a pas encore pu le tirer à lui, et par là à l’Église. 000

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Mais en mai , environ une année plus tard, Paul Claudel ajouta, au bas d’une lettre qu’il avait reçue de Gide, ces commentaires :

 

« Mon cher Gide, je viens de recevoir votre livre Numquid et tu ? qui me permet de reprendre avec vous la conversation interrompue depuis dix ans, sans que bien entendu j’aie jamais cessé de penser à vous et de prier pour votre illumination définitive. Il me semble qu’en ces dix années votre chemin s’est tout de même rapproché de l’humble grand’route que je suis. Si j’en crois cet émouvant petit cahier, vous admettez maintenant la divinité du Christ et vous priez […].Vous êtes certainement en proie à la Grâce, dont le meilleur signe est cette préoccupation tenace de la Foi qui ne vous lâche pas depuis tant d’années et qui a déjà accompli en vous tant de transformations. »


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Dialogue de Gide avec lui-même, dialogue de Gide avec le Christ. Il reste encore, sur un autre plan, le dialogue de Gide avec ses amis convertis, de fraîche date pour la plupart, et d’autant plus arrogants. Cette conversation est illustrée par la correspondance entretenue entre Gide et Claudel. « Inimitable Gide, s’écrie Mauriac dans ses Mémoires intérieurs, avec quelle feintise il sut toujours se débarrasser de ses adversaires pesamment armés ! Comme il eut tôt fait de les abattre les uns après les autres, et ils s’écroulaient dans le fracas de leur cuirasse maurrassienne 3 et de leur armure thomiste, et lui si leste, dans le pourpoint et sous la cape de Méphistophélès (mais n’était-il pas plutôt Faust déguisé avec les défroques du diable ?), il enjambait leurs corps et courait à ses plaisirs ou à ses lectures. » Certes le cas de Gide est singulier. Né chrétien et fervent – mais en fait Kierkegaard l’a bien dit : on ne naît pas chrétien, on le devient ! –, il instaura lui-même un débat où ses amis le virent et le sentirent partagé ; dépris de tout dogme, mais non de la Bible, détaché du calvinisme natal, ébranlé par les conversions successives de Claudel, Jammes, Ghéon, Copeau, Du Bos, Jacques Rivière et de plusieurs autres, sa vie fut sur ce point cruellement déchirée. Numquid et tu ? témoigne chez le héros de ce drame spirituel d’un état passager, mais empreint d’authentique ferveur. Il est dur de voir ses meilleurs amis se convertir et de ne pas les suivre ; il est pénible surtout de leur tenir tête, parce qu’ils sont plus orgueilleux encore que l’incroyant ; persuadés qu’eux seuls détiennent la vérité, ils conservent jalousement le monopole. Gide en souffrit et le dit amèrement dans Ainsi soit-il : « Un certain nombre de mes anciens amis, et des meilleurs, se sont convertis. Sans avoir précisément rompu avec eux, je me suis aussitôt persuadé que la conversation avec eux était devenue impossible.Tout sujet qui me tenait à cœur devait être précautionneusement évité. Il ne me paraissait pas que leur conversion amendât profondément leur caractère ; tout au contraire, leurs pires défauts pui-

3 L’allusion est d’ordre politique et non religieux.


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saient un encouragement à être mis désormais au service de Dieu. Copeau, Jammes, Claudel, Ghéon (je ne cite que ceux qui se sont fait connaître) étayaient même dès lors leur orgueil d’une sorte d’infatuation qui faisait vite de me les rendre insupportables. Soutenus par l’Église, ils ne pouvaient plus se tromper. L’orgueilleux, c’était moi, qui ne consentais pas à me soumettre, à subordonner ma pensée propre à ce qui avait été reconnu pour véritable […]. J’ai par la suite retrouvé la même infatuation chez les communistes, encore que sur un plan tout différent. »   • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE • AINSI SOIT-IL OU LES JEUX SONT FAITS

« Combien me plaisait Paul Laurens, s’écrie Gide plus loin, compagnon fraternel, converti lui aussi et des plus fervents, familier de Péguy, mais souvent consterné par l’intransigeance et l’outrance butée de certaines attaques. » Gide n’est pas seul à regretter cette maladresse des convertis exaltés ; deux écrivains, fervents chrétiens, et non des moindres, qui l’ont connu et approché, la regrettent de nos jours et l’expriment avec une sincérité qui leur fait honneur. François Mauriac, toujours dans ses Mémoires intérieurs, écrit : « André Gide s’irritait parfois de sentir autour de lui tous ces chrétiens à l’affût. Il s’en irritait, en dépit du plaisir qu’il avait à entrer dans le jeu et à leur donner la réplique. Mais il attribuait leur acharnement à ce trait de leur nature : ils n’ont cesse, croyait-il, qu’ils n’aient fait tomber le plus de gens possible dans leurs filets. Certains peut-être lui ont-ils, en effet, donné quelques raisons de se persuader qu’il s’agissait surtout à leurs yeux d’avoir le dernier mot. J’ai moi-même connu de ces spécialistes de la conversion qui tenaient un carnet de chasse, et l’on eût dit qu’ils portaient, suspendues autour de leurs reins, les chevelures des pénitents qu’ils avaient conquis sur le monde. » Et Mauriac d’écrire plus loin à propos de Gide : « Ce mystère de la conversion d’un homme si souvent renouvelé tout près de lui le concernait, qu’il le voulût ou non. Il ne le niait pas. » Le deuxième témoignage qui mérite d’être retenu est celui de Julien Green, dans son journal intitulé Le Bel Aujourd’hui, en date du  décembre  : « Parlé de Gide à quelqu’un qui l’a bien connu. Je lui disais qu’il n’eût peut-être pas eu cette hostilité si amère et si tenace contre l’Église si elle ne se fût présentée à lui


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sous les traits d’Untel et d’Untel, si nous catholiques nous eussions été autres et surtout meilleurs, je veux dire de meilleurs chrétiens. Nous avons notre responsabilité dans cette histoire. » Julien Green y dit encore : « J’ai senti plus d’une fois qu’il était mécontent et même très mécontent de ne pouvoir croire. » Ne pouvoir croire ! Il n’y avait pas de la part de Gide une volonté butée. Non seulement un doute douloureux – rappelons-nous l’incident de l’enfant réduit en bouillie derrière son char –, mais les chrétiens mêmes qui l’entouraient aggravaient la tragique impossibilité de sa conversion. Le cas de Gide est différent de beaucoup d’autres : la plupart des athées n’ont pas connu Dieu. Le Christ n’a jamais été dans leur vie celui que Gide appelle « ami divin de mon enfance ». Ce qui explique l’acharnement de certains à vouloir tout mettre en œuvre, souvent maladroitement, pour convertir Gide, c’est précisément le fait qu’il avait été touché par la grâce, qu’il avait écouté le Christ et pouvait encore le réentendre. Chacun comptait sur une sorte de réminiscence qu’il suffirait de réveiller pour la rendre vivante et vraie. Hélas rien ne servit, et c’est en vain que Claudel fondit sur Gide « armé du casque empanaché de l’espérance, du tomahawk de la foi et de la hache à double tranchant de la charité », comme l’écrit avec ironie François Mauriac. Le  mars , on trouve dans le Journal d’André Gide ces lignes implacables : « Je ne jurerais pas qu’à certaine époque de ma vie je n’aie pas été assez près de me convertir. Dieu merci, quelques convertis de mes amis y ont mis bon ordre. Ni Jammes, ni Claudel, ni Ghéon, ni Charles Du Bos ne sauront jamais combien leur exemple m’aura instruit. » En citant cette terrible conclusion d’un athée, disons cependant, à la décharge de l’Église, que la foi publique et arrogante de certains chrétiens n’irrite pas les seuls incrédules. Paul Claudel, ce « marteau pilon » ou ce « cyclone figé » comme le définit Gide dans son Journal, fait figure d’ennemi farouche. L’acharnement qu’il mit à noircir Gide explique l’égarement de son jugement critique, quand il déclare par exemple à Dominique Arban le  mars  : « Du point de vue artistique, du point de vue intellectuel, Gide, ce n’est rien. » Dans le dia-


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE • AINSI SOIT-IL OU LES JEUX SONT FAITS

logue avec les chrétiens, Gide garde une attitude plus noble que nombre d’entre eux. S’ils furent ses ennemis, il ne fut que leur adversaire, et Gide d’écrire dans son dernier livre : « On veut que je sois l’ennemi de Claudel. Qu’il se doive d’être le mien, ce n’est pas du tout la même chose. Il ne me déplaît pas qu’il prenne position contre moi. » Paul Claudel dialoguant avec André Gide ressemble fort à une montagne que couronnerait un glacier aux neiges éternelles ; l’Alpenglühen de la colère vient colorer ce sommet d’où les paroles dévalent en véritables avalanches, réduisant en poussière ce qui timidement tente de leur résister. Par son dernier livre, Gide mit un point final au long combat que suscita en lui le problème religieux, et il tira la conclusion : Ainsi soit-il ou les jeux sont faits. Le drame était clos, Gide le voulut ainsi, la partie était jouée et il écrivit dans ce dernier message : « Est-ce vraiment autour de ce qu’il y a de moins spirituel en moi que se rassembleront mes ultimes pensées ? alors qu’il serait encore temps, peut-être, de les offrir à ce Dieu qui m’attend, dites-vous, et auquel je me refuse de croire. Dans un instant, la partie sera jouée sans retour possible. C’en sera fait, et pour l’éternité. Eh ! c’en est fait depuis longtemps déjà, suis-je tenté de répondre, et de désavouer par avance toute palinodie que pourrait obtenir de moi le désarroi de l’agonie. » Gide refuse le saut. Ce parti pris de l’écrivain au seuil de la mort pourra offusquer certains. À celui qui lui en ferait grief, Gide dit encore dans le même livre : « Je le prie de considérer mon âge et de s’ingénier à comprendre que ce n’est pas à quatre-vingts ans qu’on doit encore chercher à bondir. »


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Je vous enseigne le Surhomme. L’homme est quelque chose qui doit être dépassé. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE

André Gide s’inscrit dans la grande lignée des moralistes français, dont les derniers en date sont Camus et Sartre. Gide, en effet, est avant tout un moraliste ; il le dit lui-même dans son dernier livre : « Mon hérédité, puis ma formation protestante, inclinaient mon esprit presque exclusivement vers les problèmes moraux. » Si Gide s’est libéré des entraves de la morale puritaine qui le gênaient, cela ne veut pas dire qu’il devint un agent de corruption comme il en fut accusé en  ; il fallait, pour l’incriminer de pareille façon, quelque haine ou de l’aveuglement. R.-M. Albérès écrivit à la mort d’André Gide : « Dressé contre la morale sociale, dressé contre le catholicisme, Gide demeura pendant toute sa vie un maître de morale. » Comment cela est-il possible ? Se libérer d’une certaine morale n’est pas nécessairement se libérer de toute morale. Peu d’écrivains sont aussi soucieux qu’André Gide de se soumettre à une servitude volontaire. En , dans ses Feuillets inédits, Gide déclare : « Je tiens la liberté pour chose redoutable et désastreuse qu’il faut tâcher de réduire ou de supprimer chez soi d’abord – et même si l’on peut chez les autres. L’effrayant, c’est l’esclavage non consenti, imposé ; l’excellent, c’est celui qu’on s’impose ; faute de mieux celui auquel on se soumet. Ô servitude volontaire […]. Il me plaît de servir ; il ne me plaît point d’être esclave ; esclave de mon passé, esclave de mes projets d’avenir, esclave de ma foi, de mon doute, de ma haine ou de mon amour. » Dans Ainsi soit-il, en , nous retrouvons exprimée la même idée, vingt-sept ans plus tard : « Je demeure exigeant ; beaucoup plus envers moi-même qu’envers autrui. » Tout en s’efforçant de se contraindre, nous l’avons déjà observé, Gide s’évade, se libère. Écoutons sur ce point ces paroles de


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François Mauriac dans ses Mémoires intérieurs : « Il y a un Spartacus en Gide. Il a été le chef des esclaves révoltés au centre même de l’ordre romain. Mais l’héroïque Spartacus a été abattu, n’ayant résisté que deux années ; André Gide, lui, après un demisiècle de constantes victoires, jette Corydon à la figure des bourgeois, des pasteurs et des prêtres, se glorifie dans son journal de plus d’exploits qu’il n’en a fallu à Oscar Wilde pour connaître la sombre gloire du hard labour et, en échange de tant de provocations, obtient le prix Nobel […]. Par delà le bien et le mal, vers la terre promise d’une moralité neuve, Spartacus a entraîné ses troupes d’esclaves qui se croyaient délivrés. En réalité Gide seul s’est rendu libre. » C’est vrai : Gide seul s’est rendu libre, ou plutôt, s’est libéré de la morale courante, mais cela pour s’imposer à lui-même d’autres contraintes, d’autres lois dont les exigences n’étaient pas moins rigoureuses. En fait, la liberté telle que Gide l’entend est coûteuse. Gide ne veut pas détruire l’idée même de loi ; il s’attaque seulement à la loi établie qui, selon lui, vite périmée, doit se renouveler et s’adapter, en fonction des impératifs du temps et des circonstances. Le cri des Nouvelles Nourritures de  n’autorise aucun doute à ce sujet : « Il faut être sans loi pour écouter la loi nouvelle. » Cette loi nouvelle est personnelle, intérieure ; l’homme doit vivre selon sa propre sagesse. En , en date du  octobre, Gide écrivait déjà dans son Journal : « Les lois et les morales sont essentiellement éducatrices, et par cela même provisoires. Toute éducation bien entendue tend à pouvoir se passer d’elles […]. L’homme sage vit sans morale, selon sa sagesse. Nous devons essayer d’arriver à l’immoralité supérieure. » 000 Moraliste sans règle définitive ou absolue, moraliste sans dogme figé imposé du dehors, Gide est d’autant plus exigeant qu’il ne réclame pas la simple obéissance à une morale toute faite, mais la création incessamment poursuivie d’une morale toujours improvisée ; condamnant la soumission facile aux règles et principes établis, Gide requiert de l’individu une fidélité dans l’effort créateur, une ligne de conduite toujours remise en question et


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Gide a donc résolument refusé de juger autrui selon des règles de morale établies une fois pour toutes, dont l’infraction dût entraîner une inévitable condamnation ; pour lui, pas d’ordre figé devant lequel l’élan créateur de l’individu dût être ravalé pour le bien du grand nombre. Sa morale est relative et fonctionnelle. Il existe, selon Gide, une loi d’amour qui n’obéit pas à des principes toujours identiques ; elle ne peut être emprisonnée dans une règle du jeu. La loi d’amour est dynamique, inventive ; à chaque cas particulier, elle trouve une solution nouvelle ; aucun principe fixe ne réglemente sa marche ; elle est à elle seule la norme. Le problème du jugement est ainsi étroitement lié à celui de la charité ; seule loi, la loi d’amour est supérieure à la justice humaine des tribunaux qui, elle, n’est qu’un moindre mal. Gide a développé ce problème dans un article paru dans Le Figaro du  février . L’auteur a septante-six ans ; sous le titre expressif de « Justice ou charité », il développe brillamment le sujet et opte catégoriquement pour la charité. Son comportement veut répondre sur ce point à celui du chrétien. Il écrit :

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recommencée. Et R.-M. Albérès de dire : « Il demande simplement que l’on soit sincère et exigeant : n’est-ce pas demander davantage que ne le font les morales pharisiennes ? N’est-il pas un maître si sévère que bien des disciples ont pu s’y tromper ? » Aux contraintes extérieures il faut substituer une contrainte intérieure. En réclamant la plus grande liberté, Gide appelle du même coup le plus persévérant contrôle de soi. L’homme sincère qui agit ainsi est celui que Gide nomme « l’immoraliste ». Ce nom ne doit pas faire illusion ; il ne recouvre pas un être que des instincts débridés conduisent au dérèglement. Gide n’ignore pas que la licence détruit la liberté ; l’immoraliste n’est pas celui qui s’abandonne aux fluctuations de ses désirs ; immoral, il n’est pas amoral. Gide écrit dans Les Faux-Monnayeurs ces mots qui définissent exactement sa position : « Ceci même vous instruira. Il est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant. » Et, dans la préface de Corydon, Gide déclare : « Je ne crois nullement que le dernier mot de la sagesse soit de s’abandonner à la nature, et de laisser libre cours aux instincts. »


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« Justice et charité, il importe de s’en convaincre, font souvent bien plus que seulement différer : elles s’opposent. Et toute cote, qui chercherait à concilier les deux, mal taillée, travestirait à la fois l’une et l’autre… Il n’est pas question de justice, à proprement parler, à travers l’Évangile. Les chrétiens ne le remarquent pas assez. Nombre d’entre eux s’étonneraient et protesteraient s’ils entendaient dire que c’est par là surtout que se distingue de toutes les autres religions la chrétienne ; et à cause de cela qu’il est vain de chercher, comme l’on fit parfois, entre celle-ci et celles-là, un terrain d’entente et d’accord. Au fond, disent-ils alors, nous cherchons tous la même chose, n’est-ce pas, chrétiens catholiques ou protestants, musulmans, juifs, disciples de Confucius ou de Bouddha : l’amour et la paix parmi les hommes, la réduction des sentiments personnels, le triomphe de l’altruisme, etc. C’est méconnaître la singulière particularité de l’enseignement du Christ, jamais plus admirable que par où il diffère de tous les autres enseignements. La notion de justice reste humaine. L’enseignement de Celui qui nous a dit : “Ne jugez point” déborde surhumainement (et les croyants diront : divinement) la justice. Quoi de plus révoltant au regard de la justice que la paie de l’ouvrier de la dernière heure égale à celle du travailleur assidu ? Que la sollicitude pour l’unique brebis égarée l’emportant sur l’attention portée à tout le reste du troupeau ? Que cette préférence de l’individu à la masse ? Que ce déconcertant conseil de ne pas arracher l’ivraie, mais de la laisser croître en même temps que l’herbe à bon grain ? Que ce passe-droit accordé au pécheur repenti, sur ceux qui pratiquèrent toute leur vie les bonnes œuvres ? Que cet arrachement par l’amour, à tous les autres engagements considérés d’abord comme sacrés ? […] L’idéal chrétien défie toute prudence humaine. Aussi bien ne paraît-il guère de mise en un temps où, tendre la joue gauche après soufflet reçu sur la droite, procédé contraire à la discipline des armées et à ce que nous appelons l’honneur, risquerait d’entraîner la perte affreuse de la patrie, de


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la patrie et de tout ce qui nous y rattache. On reparlera de tout cela demain, par delà la victoire et en paix. Mais c’est bien aussi ce qui met certaines consciences chrétiennes à si rude épreuve lorsqu’il s’agit aujourd’hui de sanctions, d’épuration et de donner le pas, pour un temps qui se pourrait long, à l’idéal tout humain et approximatif de la justice, sur celui, si évidemment supérieur, mais ruineux, de la charité. » C’est dans le même sens que Gide déclare dans Les Nouvelles Nourritures : « Je sais que Prométhée souffre, enchaîné sur le Caucase, et que le Christ meurt crucifié, l’un et l’autre pour avoir aimé les hommes » La charité conduit au sacrifice total.

000 Nous trouvons dans Les Faux-Monnayeurs une déclaration qui précise la position d’André Gide : « Je me disais que rien n’est bon pour tous, mais seulement par rapport à certains ; que rien n’est vrai pour tous, mais seulement par rapport à qui le croit tel ; qu’il n’est méthode ni théorie qui soit applicable indifféremment à chacun. » Ces quelques mots ne sont-ils pas clairs ? Une telle morale ondoyante, relative et fonctionnelle, variable d’un

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Certes, cette vision de Gide a du vrai, mais encore faudrait-il qu’elle soit applicable. On ne peut ignorer qu’une telle conception est un ferment propre à développer rapidement un individualisme outrancier. Saurions-nous, sans sombrer aussitôt dans l’anarchie, la confusion et le paradoxe, nous passer de principes valables pour tous, normes stables, lois permanentes ? Le christianisme ne s’oppose pas à l’ordre établi ; le surnaturel ne renverse pas le naturel, mais vient l’achever et l’accomplir. Le christianisme, même au nom de la charité, n’a pas l’ambition de renverser les institutions humaines pour devenir ainsi ce que Gide appelle « cette extraordinaire école d’individualisme ». N’est-il pas utopique de demander aux hommes d’appliquer, dans les jugements institutionnels qui règlent leur vie quotidienne, les lois du « Jugement dernier » ? Ce jugement, précisément, est l’ultime et autorise, par ce seul fait, une marge, celle du moindre mal, dans l’attente de la consommation finale.

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individu à l’autre, devait vite conduire Gide à retrouver les thèmes de Nietzsche. En effet, une telle morale, faisant confiance à l’individu, exige de ce dernier une maîtrise de soi et un contrôle presque « surhumains » ; c’est la morale du « Surhomme » que nous abordons là, morale exigeante et hautaine. Nietzsche espère avec ardeur l’avènement d’un être d’une race supérieure, le « Surhomme », qui, fait pour dominer et régner, sera dur pour lui-même d’abord et pour les autres ensuite. Rigoureux individualiste, guidé par un orgueil intraitable, il portera à leur plus haute expression toutes les vertus aristocratiques et créera librement son échelle des valeurs morales. Il faut avoir foi en la vie, car, selon Nietzsche, le « Surhomme » (qui n’existe pas encore), bien loin de s’abandonner au gré de ses désirs, doit se soumettre à une dure école intérieure, se surmonter, se discipliner. Cet idéal rejoint celui de Gide. Ce dernier écrit en effet, dans son Journal, en août , ces mots qui nous montrent que, malgré son rejet de la morale acquise, il fait encore appel à tout ce qui peut affirmer sa volonté : « Tous mes efforts ont été portés cette année sur cette tâche difficile : me débarrasser enfin de tout ce qu’une religion transmise avait mis autour de moi d’inutile, de trop étroit et qui limitait trop ma nature ; sans rien répudier pourtant de tout ce qui pouvait m’éduquer et me fortifier encore. » En  déjà, Gide fondait dans L’Immoraliste les bases de sa morale. Il serait faux de céder au penchant de certains critiques avides de reconnaître et déceler partout des influences. Sur ce point, Gide est catégorique : Nietzsche ne l’a pas influencé. Il écrit en  dans Feuillets : « Mon Immoraliste était à moitié écrit déjà et tout composé dans ma tête lorsque j’ai rencontré Nietzsche […]. Ce n’est pas que je prétende me poser pour plus original que je ne suis ; mais certaines idées sont, comme on dit, dans l’air ; et il suffit de lever le nez pour les voir. » Un peu plus haut, Gide écrit encore : « Influence, on se méprend souvent, car on juge d’après l’extérieur. Dès que l’on voit une analogie, une ressemblance, on consulte la chronologie, l’on conclut : ceci a influencé cela. C’est vraiment trop simple. » Gide s’oppose ici, avec raison, à une recherche littéraire plus scolaire qu’universitaire. La recherche des sources, parentés et antériorités ne doit pas être contraignante ou satisfaire rapidement le critique.


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« Daniel Simond, de Lausanne, que je rencontre avant-hier sur les boulevards et invite à déjeuner ce matin, me dit que son maître lui propose comme sujet de thèse l’influence de Nietzsche sur mon œuvre. C’est flatteur ; mais à quoi peut inviter ce travail ? À rechercher, dans mon Immoraliste par exemple, tout ce qui peut rappeler le Zarathoustra et à ne plus tenir compte de ce que m’enseigna la vie même. Le livre était tout composé dans ma tête et j’avais commencé de l’écrire lorsque je fis la rencontre de Nietzsche, qui m’a d’abord beaucoup gêné. Je trouvai chez lui, non point une incitation, mais bien un empêchement tout au contraire. Si Nietzsche ici me servit, ce fut, par la suite, en purgeant mon livre de toute une part de théorie qui n’eût pas manqué de l’alourdir. J’ai beaucoup réfléchi à cette question des “influences” et crois que l’on commet à ce sujet de bien grossières erreurs. Ne vaut, en littérature, que ce que nous enseigne

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Il est nécessaire de faire ici une assez longue parenthèse à propos de Gide et de Nietzsche. Beaucoup ont déjà noté la parenté qui existe entre la pensée de l’auteur des Nourritures terrestres ou de L’Immoraliste et celle qui inspira Zarathoustra. Cette parenté est incontestable. Certains critiques ont été plus loin et ont voulu expliquer Gide par Nietzsche. C’était aller vite en besogne. Gide l’a dit très clairement dans sa « Préface » à la traduction allemande des Nourritures terrestres : « Il y a parenté d’esprit, non descendance. Mon émotion, lorsque plus tard je lus Nietzsche, n’eût pas été si vive, si déjà de moi-même je ne m’étais point engagé sur sa route – sur cette route où je pensais être seul à m’aventurer, où tout à coup je vis se dresser devant moi son ombre immense. » C’est à Daniel Simond que nous devons d’être fixés définitivement sur le problème qui nous occupe en ce moment ; il a procédé à une remarquable mise au point dans son livre Antipolitique, où nous trouvons un chapitre intitulé : « Notes sur Nietzsche et Gide ». Le  novembre , André Gide relève dans son Journal :


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la vie. Tout ce que l’on n’apprend que dans les livres reste abstrait, lettre morte. N’eussé-je rencontré ni Dostoïevski, ni Nietzsche, ni Blake, ni Browning, je ne puis croire que mon œuvre eût été différente.Tout au plus m’ont-ils aidé à désembrouiller ma pensée. Et encore ? J’eus plaisir à saluer ceux en qui je reconnaissais ma pensée. Mais cette pensée était mienne et ce n’est pas à eux que je la dois. Elle serait sinon sans valeur. […]. Au demeurant, je me sens assez riche pour n’avoir jamais cherché à faire passer pour miennes les pensées qui relevaient de quelque autre. » Ce passage est clair ; il nous montre qu’il est préférable de parler de correspondance et de concordance que d’influence ou de filiation. Nul ne peut nier l’originalité de l’œuvre de Gide. Pourtant, Daniel Simond éclaire par son étude une faille dans les déclarations d’André Gide. Ce dernier écrit en effet dans sa « Préface », déjà citée, à la traduction allemande des Nourritures terrestres : « Ceux qui reconnaissent (ils sont nombreux) l’influence du Zarathoustra dans mes Nourritures terrestres anticipent un peu. Ce livre, écrit en ,, parut partiellement en revue en , puis en volume en , alors que je ne connaissais Nietzsche même pas de nom. » D. Simond confronte ces déclarations avec l’étude même que, dès , Gide consacrait à Nietzsche, étude recueillie dans Prétextes et où il écrivait : « Depuis si longtemps nous l’attendions ! L’impatience nous le faisait épeler déjà dans le texte. » D. Simond de se demander alors ce que Gide entend par « depuis si longtemps », si, une année auparavant, lorsque parurent Les Nourritures terrestres, le nom de Nietzsche lui était, selon son propre aveu, inconnu. D. Simond recevra, en réponse à son étude, une importante lettre d’André Gide qui corrigera ses déclarations. Il reconnaît s’être trompé. Il est intéressant de verser à notre dossier ce document : « Quant à la question même de l’influence de Nietzsche, vous avez évidemment raison ; le simple rapprochement des dates est probant. Si défaillante que puisse être ma mémoire, il m’est impossible de prétendre que je ne connaissais pas Nietzsche (fût-ce de façon très imparfaite) beaucoup plus tôt qu’il ne m’a paru par la suite. Mon illusion vient de ceci que le sujet (le thème nietzschéen de L’Immoraliste) m’avait été fourni par la vie


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Il ne faut pas croire, comme beaucoup l’ont fait avec Nietzsche, que la morale proposée par André Gide soit facile et que chacun parvienne à jouer le petit dieu, le Surhomme. Cet état n’est le fruit que d’un long travail, d’une lente marche, d’un progrès patient, d’une confiance sans complaisance faite à l’homme seul, à ses possibilités, ses richesses, son avenir. Cet effort est soutenu par une exigence intransigeante qui, méprisant la lâcheté, condamne les faibles. Écoutons un dialogue entre Marceline et Michel dans L’Immoraliste : « – Je vois bien, me dit-elle un jour, je comprends bien votre doctrine – car c’est une doctrine à présent. Elle est belle, peut-être – puis elle ajouta plus bas tristement : Mais elle supprime les faibles. – C’est ce qu’il faut, répondis-je aussitôt malgré moi. » L’Immoraliste date de  ; il serait par conséquent dangereux de s’y arrêter et d’y voir incluse toute la morale de Gide, d’autant plus que ce livre exagère la pensée de son auteur, la pousse à un paroxysme qu’il fut loin d’atteindre. Michel, le héros, n’est pas la réplique d’André Gide ; il est plutôt la caricature d’une tendance proprement gidienne dont le trait a été forcé.

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même et, donc, habitait en moi bien avant la rencontre avec Nietzsche… » Il est facile de mettre un auteur en contradiction avec lui-même. D. Simond le sait bien. C’est, selon ses propres termes, « gentiment » qu’il « cherche chicane » à André Gide. À notre tour de dire aussi qu’il serait bien ridicule de nous achopper à de telles vétilles. Chacun sait que le nietzschéisme a commencé bien avant Nietzsche et ce n’est pas sans raison que Gide écrit dans Prétextes : « Le Nietzschéisme est à la fois une manifestation de vie surabondante qui s’était exprimée déjà dans l’œuvre des plus grands artistes, et une tendance aussi qui, suivant les époques, s’est baptisée “jansénisme”, ou “protestantisme”, et qu’on nommera maintenant Nietzschéisme, parce que Nietzsche a osé formuler jusqu’au bout tout ce qui murmurait de latent encore en elle. »


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En , vingt-neuf ans après L’Immoraliste, Gide écrit sa belle « Préface » à Vol de nuit. Ce texte, plus que tout autre, nous renseigne sur la morale de Gide. Il existe entre la pensée de Gide et celle de Saint-Exupéry des analogies frappantes que vient confirmer le témoignage inachevé, parfois confus et désordonné, de Citadelle. Vers , dans un monde où résonnera bientôt le glas sinistre de la guerre, le thème du héros prendra, dans la littérature française, une place prédominante. Antoine de Saint-Exupéry et André Malraux ont tous deux présenté, dans une pureté dramatique, la grandeur du héros. Le premier exalte l’héroïsme qui oblige l’homme à se dépasser lui-même, mais n’exclut pas la chaleur, la tendresse humaine. « Si susceptible de tendresse, ah ! que nous le sentions humain, vulnérable », dit Gide du personnage central de Courrier Sud. Le second s’interroge sur le sens de l’action, se demande si la destinée humaine a une signification, lui en cherchant une en dehors de la religion chrétienne ; il raconte l’éveil de la conscience au contact de la souffrance et de la mort, au contact de la fraternité dans le combat commun et dangereux ; la voix de Malraux est chaude, fraternelle ; l’héroïsme qu’elle nous propose n’est pas non plus désincarné et sec. Le premier évoque la terre des hommes, le second la condition humaine ; chacun, nous le savons, parle du héros en connaissance de cause. Gide, dans les mêmes années, a chanté l’héroïsme, sans pour autant l’avoir véritablement vécu. Il l’a reconnu lui-même et, dans son dernier livre, s’écrie à propos de sa confortable position : « Oh ! parbleu ! je sais bien que j’en parle à mon aise, tranquillement assis loin du combat. » Dans sa « Préface » à Vol de nuit, il reprend, avec plus de nuances et de finesse, l’ébauche de la morale sommairement esquissée dans son Immoraliste. Les contours se précisent. Il écrit : « Le héros de Vol de nuit, non déshumanisé certes, s’élève à une vertu surhumaine. Je crois que ce qui me plaît surtout dans ce récit frémissant, c’est sa noblesse […] ce surpassement de soi qu’obtient la volonté tendue, c’est là ce que nous avons besoin surtout qu’on nous montre. » Gide reprend le problème des faibles, le développe en nous présentant la figure de Rivière, le chef de l’aviateur de Vol de nuit. Il écrit à son propos : « Son implacable décision ne tolère pas la fai-


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Nous avons relevé les parentés qui rendaient la morale de Gide proche de celle de Nietzsche et avons constaté que Gide déclare n’avoir pas été influencé, au sens propre du mot, par le grand philosophe. Un Allemand pourtant a exercé sur Gide une réelle emprise : c’est Goethe. Le  novembre , Gide note dans son Journal : « La grande influence que peut-être j’ai vraiment subie, c’est celle de Goethe. » Gide était en rhétorique lorsque son condisciple Pierre Louÿs lui fit lire pour la première fois quelques pages du Second Faust. Cette initiation sera déterminante et Gide pourra dire dans un article de , recueilli dans Feuillets d’automne : « Jamais encore je n’ai parlé directement de ce génie auquel, sans doute, je dois plus qu’un autre, peut-être même plus qu’à tous les autres réunis. » Cette reconnaissance de dette envers Goethe est importante. Goethe, comme Nietzsche, l’a incité à poursuivre l’élaboration de sa morale, lui a permis d’avancer rassuré, appuyé : « Chaque pensée que je pouvais avoir, sinon née de lui [Goethe], du moins prenait en lui de l’assurance.

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blesse, et, par lui, la moindre défaillance est punie. Sa sévérité peut, au premier abord, paraître inhumaine, excessive. Mais c’est aux imperfections qu’elle s’applique, non point à l’homme même… » La morale reste exigeante, elle ne condamne plus, mais elle corrige ; plus que jamais elle est coûteuse. Gide déclare à propos de Saint-Exupéry : « Je lui sais gré particulièrement d’éclairer cette vérité paradoxale, pour moi d’une importance psychologique considérable : que le bonheur de l’homme n’est pas dans la liberté, mais dans l’acceptation d’un devoir. » Pour Gide, l’homme invité à progresser ne trouve pas sa fin en luimême, mais en quelque chose qui le dépasse, qui est l’aboutissement de ce long et patient progrès de l’humanité entière. C’est dans ce sens que Gide écrivit dans son Prométhée mal enchaîné : « Je n’aime pas l’homme, j’aime ce qui le dévore. » C’est dans ce sens qu’il déclare dans sa « Préface » : « L’homme ne trouve point sa fin en lui-même, mais se subordonne et sacrifie à je ne sais quoi, qui le domine et vit de lui. » Dans ces notes sur Vol de nuit, la morale de Gide s’affirme ; et pourtant ce n’est point là encore son dernier mot.


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Il ne me détournait point de ma route et, pour le rencontrer, je ne m’écartais pas de moi-même. » En lisant Goethe, l’écrivain français apprit que « rien de grand ne fut tenté par l’homme, qu’en révolte contre les dieux ». La leçon de Goethe fut surtout, aux yeux de Gide, libératrice : « C’est aussi que j’avais à me délivrer des entraves d’une morale puritaine qui, pour un temps, avait bien pu me raidir et m’enseigner la résistance, mais dont je ne sentais plus à présent que la restriction et la gêne, de sorte que, cette force de résistance qu’elle m’avait donnée, c’est contre cette morale même, à présent, que j’étais résolu à l’appliquer. Rien n’était mieux fait pour m’y aider que la lecture des Élégies romaines. J’apprenais par cœur ces amples vers […] ils scandaient les battements pressés de mon cœur avide. J’y admirais sans fin la légitimité du plaisir avec l’étonnement de quelqu’un qui, jusqu’à ce jour, s’achoppait partout à des problèmes, des défenses. Quelle impunité ! Quelle aisance ! Je devais faire mien ce tranquille et harmonieux épanouissement dans la joie ! » Nous voyons quelle libération Goethe a apportée à l’écrivain ligoté par les principes d’une morale puritaine, quel nouvel horizon il lui a ouvert. Suivre les pas de Goethe, c’était suivre déjà ceux de Nietzsche. Gide l’a reconnu lui-même ; il écrit, toujours dans le même article : « Lorsque je relis Goethe, j’y vois déjà Nietzsche en puissance. Il ne faut pas presser beaucoup son Faust pour en faire jaillir le Surhomme. » 000 En , vingt ans après sa « Préface » à Vol de nuit, Gide reprend, dans son dernier livre, le terme qu’il avait souligné à propos du roman de Saint-Exupéry et qu’il avait entre tous retenu : noblesse. Ce mot, c’est alors avec amertume qu’il s’en sert ; le ton de sa voix est devenu moins optimiste. Gide est au bord du désespoir ; l’homme peut moins qu’il n’avait espéré ; le moraliste enregistre une « faillite ». Lisons pour nous en convaincre ces lignes : « Noblesse, dignité, grandeur… ces termes, j’ai crainte et presque honte à m’en servir, tant on abusa d’eux sans ver-


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gogne. Extorqués comme ils sont aujourd’hui, on dirait presque des mots obscènes ; comme, du reste, tous les mots nobles à commencer par le mot vertu. Mais ce ne sont pas les mots seuls qui sont avilis, c’est aussi ce qu’ils veulent dire : la signification de ces mots a changé et leur dévalorisation ne fait que rendre flagrante la faillite générale de ce qui nous paraissait sacré, de ce qui nous invitait à vivre, de ce qui nous sauvait du désespoir. »

  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE • GIDE L’IMMORALISTE

Gide dit un peu plus loin que l’on a fait du héros « un instrument docile et déchu ». Ses espoirs de restauration de la personne humaine sont renversés par les faits. La morale de Gide, impérieuse, exigeante, faisait à l’homme une confiance illimitée. L’optimisme qui la soutenait et la gonflait la rendait pareille à ces ballons que la plus petite aspérité fait éclater. Goethe écrit dans le Faust : « Celui-là seul mérite la liberté et la vie qui doit les conquérir chaque jour. » L’homme saura-t-il se montrer à la hauteur de cette tâche ou son ambition, pareille à un ballon fragile, devra-t-elle « se dégonfler » ? Après les espoirs qu’André Gide avait nourris pendant une grande partie de sa vie, vinrent l’amertume et la désillusion de . L’écrivain ne mourra pas sans un retour cruel à la clairvoyance, mais on peut se demander si Gide, avant même que les jeux fussent définitivement faits, au temps où il misait sur l’homme, ne jouait pas déjà perdant.


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Pour le chrétien, le communisme devrait avoir une signification toute particulière : il est le témoignage du devoir non rempli, de la tâche irréalisée du christianisme. Nicolas Berdiaeff, Problème du communisme.

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Il serait exagéré de prétendre que c’est au cours de son voyage au Congo que, pour la première fois, Gide s’est trouvé face à face avec l’iniquité sociale. Dans une lettre à Jean Schlumberger datée du er mars , Gide déclare, réfutant cette opinion erronée : « Eussé-je publié simplement et intégralement mes notes et mon journal de voyage de l’époque d’Amyntas (-

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« Je ne pouvais prévoir que ces questions sociales angoissantes, que je ne faisais qu’entrevoir de nos rapports avec les indigènes, m’occuperaient bientôt jusqu’à devenir le principal intérêt de mon voyage, et que je trouverais dans leur étude ma raison d’être dans ce pays. Ce qu’en face d’elles je sentais alors, c’est surtout mon incompétence. Mais j’allais m’instruisant. »

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Désormais nous suivrons André Gide sur une pente déclinante ; sa croyance au progrès de l’homme le pousse sur une route fictivement ascendante. Gide, dans son dernier livre, écrit ces lignes qui révèlent son tempérament : « Devant le moindre acte de don de soi, de sacrifice de soi, pour autrui, pour un devoir abstrait, pour une idée, je m’agenouille. » Gide se dévoue pendant la guerre pour les réfugiés ; pour se libérer de toute attache, ce grand intellectuel vend sa bibliothèque, des livres d’amis, des biens fonciers. Il part pour le Congo ; ce voyage de - qui devait être, comme les précédents, délassement et liberté, lui fait découvrir les excès commis par les grandes compagnies concessionnaires ; un intérêt pressant pour la question sociale l’envahit et l’occupe. Le  août , il écrit dans son journal de route intitulé Voyage au Congo :


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), ainsi que je fis pour mon voyage au Congo, ou plus exactement : eussé-je laissé libre accès dans mes notes à toutes mes préoccupations d’alors, on y eût vu que, par exemple, l’histoire des débuts de l’exploitation des phosphates de Gafsa et, surtout, celle de la sournoise et méthodique expropriation des petits cultivateurs arabes par la banque C… ne me laissaient nullement indifférent. Mais quoi ! ce n’était pas là “ma partie”. Je me serais cru déshonoré, en tant qu’artiste, si j’avais prêté ma plume à de si vulgaires soucis. » En , Gide, nouvellement marié, âgé de vingt-sept ans, fut nommé maire dans sa commune normande. Il eut alors l’occasion de se trouver aux prises avec bien des problèmes sociaux, et prit sa tâche très à cœur. Dans Feuillets d’automne, Gide écrit à propos de cette charge : « J’acceptai donc. Et ceux qui me prétendent insoucieux de la chose publique imaginent mal, assurément, le zèle civique que j’apportai dans l’exercice de mes très absorbantes fonctions. » Comme pour mettre à l’épreuve ou ménager les forces de son plus jeune maire, la France lui avait réservé une de ses plus minuscules communes. Gide affrontera d’autre part les questions sociales à son poste de juré aux Assises de Rouen. Il publiera en  ses Souvenirs de la Cour d’assises, pour le moins amers. Le  février , Gide écrit dans Le Figaro ces lignes où s’expriment sa déception et sa désillusion : « Pour avoir été juré aux Assises, je ne crois plus beaucoup à la justice. (Je parle de la justice humaine, car, pour la divine, il faut attendre une autre vie sans doute pour la rencontrer.) » Abandonnant l’indifférence hautaine de l’artiste, Gide opte pour une littérature engagée. Il lutte pour l’égalité et contre les abus du capitalisme. Une période d’intellectualité militante s’ouvre pour lui. Certains voudront y voir une coquetterie d’artiste, mais Gide lui-même a déclaré le mot « avilissant à l’excès ». Sincère, fidèle à lui-même, il s’engage sans réserve ni souci de plaire, et sans viser à se construire une popularité. C’est bien plutôt de son impopularité qu’il se fait l’artisan. Gide participe à des réunions d’obédience communiste, sans accepter d’être membre du parti ; il refuse de le devenir pour


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En , Gide se rend à Moscou. Il y est reçu comme un dieu et connaît la gloire la plus éclatante de sa vie ; mais ce voyage est loin d’apaiser son angoisse et stimule son indépendance critique. Gide, insatisfait et déçu, s’écartera courageusement du communisme et écrira à son sujet que là où il escomptait trouver l’amour, il ne trouve que de la théorie. Dans son livre Retour de l’URSS, Gide écrit qu’on lui faisait visiter, pour l’épater et le distraire de la triste réalité, une forêt admirable du Caucase : « Mais ce n’est point là ce que je suis venu chercher en qui m’y importe, c’est l’homme, les hommes, et ce qu’on en peut faire, et ce qu’on en fait. La forêt qui m’y attire, affreusement touffue et où je me perds, c’est celle des questions sociales. En URSS elles vous sollicitent, et vous pressent, et vous oppressent de toutes parts. »

URSS. Ce

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n’avoir pas à écrire désormais selon des prescriptions ou des mots d’ordre qui vite le gêneraient. Dans un débat du  janvier , qui oppose Gide à nombre de personnalités importantes, parmi lesquelles on compte Fernandez, Gabriel Marcel, Maritain, Mauriac, Massis, Gillouin, Guéhenno, Daniel Halévy et Thierry Maulnier, Gide déclare : « L’œuvre d’art ne peut répondre à un mot d’ordre, […] mais si, maintenant, j’ai besoin, pour écrire, d’avoir l’approbation d’un parti […], je préfère ne plus écrire, encore qu’approuvant le parti. » Dans ce même débat, Gide se voit accusé de passer d’un extrême à l’autre d’une manière qui ne laisse pas de paraître scandaleuse ; il répond: «Vous avez fait allusion à mon adhésion à l’Action française. Je vous rappelle que c’était en . J’étais, vous l’avez d’ailleurs dit, très sensible à l’événement. Nous l’étions tous. Nous étions oppressés de tous côtés, et l’on sentait le besoin de se grouper. Je me souviens d’avoir écrit à ce moment-là, à propos du groupement de l’Action française, reprenant un mot célèbre: Ce n’est peut-être pas le meilleur, mais c’est le seul. Oui, c’est un besoin d’adhérer pour lutter contre une dissolution, qui était au fond de tout cela. Je n’ai jamais eu de conviction royaliste. Mais, en , j’avais l’impression que l’Action française était le seul groupement sérieux et qu’il était nécessaire, à ce moment, de se serrer les coudes. »


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En  déjà, le  juillet, Gide écrit à propos des questions sociales : « Elles m’occupent presque exclusivement ; j’y reviens sans cesse et n’en peux détourner ma pensée… Tout ce que je vois, tout ce que je lis m’y ramène, ou sinon ne m’intéresse pas. » Dans des Feuillets de -, Gide note encore, fidèle au même sentiment : « La question sociale m’apparaît aujourd’hui la plus importante de toutes et je consens volontiers que l’art subisse, de ce fait, une éclipse prolongée. » Dans son Journal, le  mai , Gide déclare encore nettement : « Question sociale… Si j’eusse rencontré ce grand trébuchoir au début de ma carrière, je n’aurais jamais écrit rien qui vaille. » Le développement de la curiosité d’André Gide pour les questions sociales correspond à l’époque du tarissement de ses créations romanesques et littéraires, en . Outre le sacrifice matériel, qui fut considérable, Gide consent au plus grand sacrifice qu’il pouvait exiger de lui : le sacrifice intellectuel. Il déclare déjà au débat du  janvier  : « Il y a le sacrifice matériel qui est sans importance. N’en parlons pas. Mais il y a aussi le sacrifice intellectuel. Montaigne vit toujours en moi ; mais le mol et doux oreiller de Montaigne, je ne consens plus à y reposer une tête bien faite. Cet oreiller d’ignorance et d’incuriosité (des questions sociales), j’en avais besoin pour écrire. Depuis quatre ans que les questions sociales me préoccupent, je n’écris plus. » S’il s’était heurté dans sa jeunesse au problème social et s’il s’était alors adonné à une littérature engagée, Gide, selon son propre aveu, n’aurait jamais rien écrit qui eût quelque valeur ; il ne se trompait pas. Le seul fruit de son souci, son drame Robert ou l’intérêt général, est une faillite totale. Le ressort de cette pièce de théâtre est le problème de la revendication sociale qui obsédait alors l’écrivain. Si cette pièce ne fut publiée qu’en -, à Alger, dans la revue L’Arche, elle fut conçue et écrite durant la période qu’embrassent les années  et . Gide éprouva à la relire une grande insatisfaction, la remania après le bouleversement de ses opinions qui suivit son retour de l’URSS, et il tentera de la transformer en une « comédie de caractères ». La représentation d’un conflit social ainsi métamorphosé ne donnera qu’une œuvre manquée. L’artiste, comme il le pressentait, a été gêné par le partisan. Par ce drame, le sacrifice intellectuel devint évident.


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Pour ce qui est du sacrifice matériel, Gide déjà en parlait ouvertement en , dans ses Nouvelles Nourritures où le Camarade communiste se substitue au Nathanaël des Nourritures terrestres. Gide écrit : « En vérité, le bonheur qui prend élan sur la misère, je n’en veux pas. Une richesse qui prive un autre, je n’en veux pas. Si mon vêtement dénude autrui, j’irai nu. Ah ! tu tiens table ouverte, Seigneur Christ, et ce qui fait la beauté de ce festin de ton royaume, c’est que tous y sont conviés. » Dans ce livre encore, retenons ces mots non moins significatifs : « Tout bonheur me paraît haïssable qui ne s’obtient qu’aux dépens d’autrui et par des possessions dont on le prive. Un pas de plus et nous abordons la tragique question sociale. » Il convient d’étudier les raisons principales qui amenèrent Gide au communisme ; ce sont de nobles motifs qui tous l’honorent. Gide venait d’élaborer une morale exigeante qui demandait à l’homme honneur, dignité, force de caractère, fierté. Cette morale réclamait de l’individu les plus hautes vertus et faisait confiance à ses richesses encore inexploitées. L’homme pouvait et devait progresser. Selon Gide, l’homme abritait en lui des forces qui pouvaient devenir des éléments de progrès. Sur ce point, sa foi en l’homme se différencie nettement de celle de Camus. Ce dernier en effet n’a jamais cru au progrès de l’humanité ; pessimiste quant à la destinée humaine, Camus se voulait optimiste quant à l’individu. La personne peut arriver à un certain degré d’élévation, mais l’humanité ne progresse pas pour autant ; chacun repart de zéro. Le communisme répondit aux exigences d’André Gide ; il attend de l’homme une mise en route pour un avenir meilleur ; cette mise en route, cette avance, cette marche lente, c’est le Progrès. Dans le débat du  janvier , Gide s’explique ainsi sur ce point : « Vous, dit-il aux chrétiens, vous pensez que l’homme a donné tout ce qu’il pouvait donner. Je ne le pense pas. » Le communisme, se penchant sur la misère sociale de la classe opprimée, répondit au souci qui depuis longtemps tourmentait Gide au point de l’empêcher d’écrire. Gide trouva surtout dans le communisme une religion et non


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point un parti. Au débat de , Gide s’écrie : « Quand on songe à l’enseignement du Christ et qu’on voit ce qu’en a fait le monde moderne, on est navré. » Dans le communisme, Gide discerne une expérience chrétienne, l’esprit du Christ mis en pratique dans la vie de tous les jours. La vérité chrétienne a eu le tort de ne pas se manifester dans la plénitude de la vie ; elle est restée trop souvent conventionnelle, théorique, déclamatoire, et même inadaptée à la pratique ou noyée dans l’abstraction. C’est volontiers que Gide aurait souscrit à ces lignes que Nicolas Berdiaeff a écrites dans Problème du communisme : « La plus grande partie de la vie chrétienne n’est ni éclairée ni sanctifiée par la lumière du Christ. En particulier la vie économique, la vie sociale, qui semble ne relever que de sa propre loi. Marx a raison quand il dit que la société capitaliste est une société anarchique où la vie se définit exclusivement comme un jeu d’intérêts particuliers. Rien n’est plus contraire à l’esprit chrétien : aussi l’époque capitaliste coïncide-t-elle avec le déclin du christianisme et l’affaiblissement de sa spiritualité. Au contraire, l’idée du communisme, qui de nos jours proscrit et persécute les religions et les Églises, est d’origine religieuse, et même chrétienne. » Gide substitue donc une religion à une autre qu’il estime insuffisante et insatisfaisante. Le christianisme a, selon ses propres termes, fait banqueroute et Gide de déclarer au débat de  : « J’ai écrit et je pense profondément que si le christianisme s’était imposé, si l’on avait accepté l’enseignement du Christ tel quel, il ne serait pas question aujourd’hui de communisme. Il n’y aurait même pas de question sociale. » Si Gide voyait dans le communisme une religion préférable au christianisme, c’était pour des raisons qu’il a clairement exposées lui-même à ce fameux débat : « Je consens que le communisme soit une religion ; mais l’important c’est que ce soit une religion raisonnable, raisonnée, apprise et non point révélée. Tout est là. » Gide n’a en effet jamais pu donner son adhésion au fait capital qu’est la révélation en Christ ; en Gide s’opposèrent hélas toujours foi et raison, sœurs et ennemies selon lui. Il voulut bien admettre l’en-


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE • GIDE ET LE COMMUNISME

seignement moral du Christ qu’il estimait excellent. Son adhésion s’arrêta là, il ne voulait pas croire. Gide, en revendiquant pour la personne des conditions de civilisation vraiment humaines, allait paraître, aux yeux du marxiste, petit bourgeois. Gide, il faut aussi le noter, ne comprit pas qu’en se reconnaissant chrétien, on n’adhérait point par là même à une civilisation chrétienne. Toute civilisation est commandée par des structures sociales, politiques et économiques, qui ne peuvent à aucun titre être qualifiées de chrétiennes ; on le ferait au prix d’une grave équivoque. Bâtir un monde où triomphent les vertus les plus hautes, la noblesse, la charité, n’est pas pour autant bâtir un monde chrétien. Au débat de , Gide déclara : « Il n’y a plus de société chrétienne digne de ce nom. Celle dans laquelle nous vivons, qui se prétend chrétienne, est lamentable. » En fait, la société n’a pas le droit de se prétendre chrétienne ; on ne baptise pas des institutions. Lorsque Gide accuse le christianisme de n’avoir pas su délivrer les hommes du mal, de la souffrance, de la guerre, il méconnaît un élément essentiel du problème : la liberté de l’esprit humain ; l’impossibilité par conséquent de lui imposer du dehors une organisation mécanique ; la vanité qu’il y aurait à user de contrainte pour créer une société chrétienne parfaite en détruisant le péché. Nicolas Berdiaeff écrit encore dans le livre cité plus haut : « Le christianisme doit croire à la valeur de la personnalité humaine, et ne peut organiser une société qui diminue ou qui nie cette personnalité. » Gide entra dans le communisme comme on entre dans les ordres et y chercha la suppléance de cette vie évangélique qu’il a toujours cherchée, mais souvent cherchée « là où elle n’est pas », dira Maritain au débat de . La cause principale de l’adhésion de Gide aux thèses communistes n’a pas encore été nommée : il s’agit de cette pitié universelle, comme l’écrit Elsie Pell dans son livre sur l’évolution de la pensée religieuse de Gide. La morale de Gide est incontestablement celle de la sympathie. L’enfant qui demeurait longtemps les yeux fermés pour ressentir la cécité de son camarade surnommé Mouton annonçait déjà l’homme qui, plus tard, témoignerait de la sympathie aux criminels qu’il verrait à la Cour d’assises de Rouen ; Gide écrit dans Si


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le Grain ne meurt à propos de Mouton : « Alors il avait soulevé les affreux verres, et son pauvre regard clignotant, incertain, m’était entré douloureusement dans le cœur […]. Je m’en allai pleurer dans ma chambre, et durant plusieurs jours m’exerçai à demeurer longtemps les yeux fermés, à circuler sans les ouvrir, à m’efforcer de ressentir ce que Mouton devait éprouver. » C’est le même homme qui, frappé par les conditions misérables des indigènes en Afrique, allait en ressentir une souffrance personnelle. Dans Les Faux-Monnayeurs, un récit de Gide fait allusion à une conversation directe qu’il avait eue avec un naufragé de La Bourgogne. Ce rescapé lui raconta qu’il se trouvait dans une barque où l’on avait admis un certain nombre de gens qui pouvaient s’y considérer comme sauvés. Si l’on en avait admis davantage, la barque aurait sombré ; aussi, aux deux côtés de celle-là, des hommes armés de couteaux et de haches tranchaient les poignets de ceux qui cherchaient à y monter. Gide déclara, rappelant ce récit, au débat de  : « Le sentiment d’être dans la barque, d’être à l’abri, tandis que d’autres autour de nous se noient, ce sentiment, comprenez qu’il puisse devenir intolérable. » Gide refuse de rester dans la barque, il préfère se jeter à l’eau, quitte peut-être à ne sauver la vie de personne, mais au moins pas la sienne aux dépens d’une autre. Il écrit dans son Retour de l’URSS : « Le bonheur de tous ne s’obtient qu’en désindividualisant chacun. Le bonheur de tous ne s’obtient qu’aux dépens de chacun. » En , Gide s’écriait déjà dans son Journal : « Et que dire alors d’un bonheur qui ne s’obtient qu’aux dépens d’autrui ? » L’engagement de Gide est un acte désintéressé. Si le communisme a conduit cet individualiste farouche à cela, à cette abnégation, il est juste alors de parler de conversion au communisme, plutôt que d’engagement. Elsie PelI écrit à propos de Gide ces mots généreux et pourtant vrais : « C’est le but vers lequel il a cheminé toute sa vie, le renoncement à tout ce qui lui était cher : à ses amis peut-être, au respect de ceux qui ne le comprendraient pas, et surtout à son art, tout cela pour le bien général. Stimulé par un élan intérieur sans aucun intérêt personnel, puisqu’il a tout à perdre, rien à gagner, seule une rare noblesse le pousse à cette expression de sympathie universelle. » C’est au cours de son voyage en URSS que Gide vivra le plus inten-


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sément cette sympathie ; il écrit dans le rapport qu’il a fait de ce voyage : « Nulle part autant qu’en URSS le contact avec tous et n’importe qui ne s’établit plus aisément, immédiat, profond, chaleureux. Il se tisse aussitôt – parfois un regard y suffit – des liens de sympathie violente. Oui, je ne pense pas que nulle part, autant qu’en URSS, l’on puisse éprouver aussi profondément et aussi fort le sentiment de l’humanité. En dépit des différences de langue, je ne m’étais jamais encore et nulle part senti aussi abondamment camarade et frère ; et je donnerais les plus beaux paysages du monde pour cela. » En refusant de voir dans le communisme un parti politique, en l’acceptant comme une religion, « religion raisonnable, raisonnée, apprise », Gide s’est soustrait à l’obligation de l’engagement : il ne fut jamais membre du Parti.

• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE • GIDE ET LE COMMUNISME


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Que suis-je et que puis-je faire, sinon entrer dans le jeu des feuillages et de la lumière ? Être ce rayon où ma cigarette se consume, cette douceur et cette passion discrète qui respire dans l’air. Albert Camus, L’Envers et l’endroit.

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• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE

« Lorsque le cœur se gonfle à la fois d’amour indistinct et de résolutions vertueuses, la chair de désirs inquiets, alors seulement l’on comprend, pour l’éprouver également en soi-même, le renouveau miraculeux. » L’adolescent tressaille, s’éveille ; en lui, avec l’aube commence à poindre un désir neuf, celui de l’évasion. Sa quête prend la forme de la fuite, du voyage. L’enfant prodigue du récit d’André Gide déclare à son frère puîné : « Je sentais en moi comme une obligation de partir. »

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L’œuvre de Gide est pareille aux terres lointaines qu’il aimait ; des oasis lumineuses, ruisselantes de soleil, ivres de joie et de luxuriance, y contrastent en effet avec l’aridité désolée de la souffrance et de la tristesse. Gide, avec Nietzsche, aimait la vie et la chanta avec des accents tendres et lyriques tout au long de son existence ; la joie de vivre éclata comme un hymne dans cette œuvre monumentale que baigne la lumière nourricière du soleil. Daniel Simond écrit pertinemment de Gide et de Nietzsche, dans son livre Antipolitique : « Aussi bien l’un que l’autre, cependant, nous les voyons, Nietzsche et André Gide, entraînés et compromis par une égale soif d’authenticité, leur haine des psychologies et des idées toutes faites, leur méfiance à l’égard de tout ce qui se prévaut d’imaginaire au-delà, leur gourmandise devant la vie. » Le petit enfant, pour qui tout est neuf, ne s’étonne peut-être pas beaucoup des miracles. Le printemps de la vie commence avec l’adolescence ; elle est réveil, prise de conscience, émerveillement. En , Gide écrit dans un article intitulé « Printemps » et paru dans la revue Verve :


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Gide a connu jeune cet appel au départ vers l’inconnu. Il note, dans Feuillets d’automne, un souvenir personnel où l’on devine les traits d’un « adolescent fervent », comme celui qui répète dans Les Nourritures terrestres : « Nathanaël, je t’enseignerai la ferveur. » Écoutons la voix de celui qui nous invite au voyage : « Qui n’a pas devancé l’aurore ignore tout ce qu’il peut se glisser, au printemps, dans les halliers, de frémissements, de frôlements incertains, de murmures. L’adolescent fervent, que tourmente une inquiétude inconnue, quitte son lit brûlant pour quêter la clef d’un mystère. C’est l’heure où le soleil, à l’orient, commence à pâlir. Comme un prisonnier qui s’évade, il quitte sa chambre, avance en tâtonnant le long du corridor encore sombre ; il descend sans bruit l’escalier évitant avec soin la marche qu’il sait que son pied ferait gémir, car il craint de réveiller sa mère ; il tire les verrous de la grande porte, qu’il ouvre ; le voici sous le vaste ciel, seul, éperdu de joie et bondissant comme un danseur ; sa marche, en traversant la cour, est si légère qu’elle fait à peine crisser le gravier ; il court vers le sentier du bois, s’y engage, offre son front à la rosée que secouent sur lui les branchages ; il est de mèche avec le gibier ; le chevreuil ne fuit pas ; l’écureuil se cache derrière l’arbre, mais c’est pour jouer ; il parvient à l’orée du bois, et surprend, sur les guérets mouillés, les ébats amoureux du lièvre et de sa hase. Quand, soûlé de ravissement et d’extase, il regagne la demeure où ses parents dorment encore, il entend au loin sonner l’angélus. » Le vieillard qui exprima encore avec tant d’art son amour de la nature et sa quête passionnée a su élever sa ferveur jusqu’à la méditation et, tout en goûtant aux nourritures terrestres, rejoindre les problèmes les plus profonds qui le tourmentaient. Le paysage prend figure de symbole ; le récit devient mythe, légende ou fable. Gide procède par analogies et images. N’est-ce pas là souvent le secret de la poésie ? Gide tire ainsi un enseignement de la nature, Dans Amyntas, il écrit par exemple : « Dans le désert, l’idée de la mort vous poursuit ; chose admirable, elle n’y est pas triste. » Et le  mai , Gide, âgé de septante et un ans,


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note, dans son Journal tenu pendant la guerre, ces lignes très pures où le poète qui regarde s’élève une fois de plus au niveau du penseur qui médite :

000 En , Gide publie Paludes. Ce livre, lui aussi, traduit ce mouvement d’échanges entre un paysage et le penseur. Gide écrit ces mots révélateurs : « Je suis Tityre et solitaire et j’aime un paysage ainsi qu’un livre qui ne me distrait pas de ma pensée. Car elle est triste, ma pensée ; elle est sérieuse, et, même près des autres, morose ; je l’aime plus que tout, et c’est parce que je l’y promène que je cherche surtout les plaines, les étangs sans sourires, les landes. Je l’y promène doucement. » Le mouvement du promeneur solitaire se confond mystérieusement avec celui, plus subtil et secret, de ses méditations ; un lien joint le sujet à l’objet, et, dans cette confrontation de l’homme avec le monde, le poète trouve la nourriture de sa pensée.

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Albert Camus raconte, dans L’Envers et l’endroit, que se promenant un soir, il lut au fronton d’une villa ces mots : In magnificentia naturae, resurgit spiritus. La sentence était belle et aurait plu à Gide. Le  mai , Gide écrit dans son Journal quelques lignes où l’on sent combien lui était profitable la magnificence de la nature ; à son contact, son esprit vivifié retrouvait la clarté limpide de l’air : « Calme voluptueux de la chair, tranquille autant que cette mer sans rides. Équilibre parfait de l’esprit. Souple, égal, hardi, voluptueux, tel le vol à travers l’azur brillant de ces mouettes, l’essor libre de mes pensées. »

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« Nuit admirable.Tout se pâme et semble s’extasier dans la clarté d’une lune presque pleine. Les roses et les acacias mêlent leurs parfums. Les sous-bois sont étoilés de lucioles. Je songe à tous ceux pour qui cette nuit si belle est la dernière et je voudrais pouvoir prier pour eux. Mais je ne comprends plus bien ce que ces mots prier pour quelqu’un veulent dire ou plutôt je sais qu’ils ne peuvent plus rien dire pour moi. Ce sont des mots que j’ai soigneusement vidés de tout sens. Mais mon cœur est gonflé d’amour. »


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Gide poète nous enseigne l’amour de la terre ; avec lui nous aimerions pouvoir dire : « Je chantais les profondes forêts, les ravins, l’odeur des feuilles et des mousses, les brumes du matin, du soir, la fraîcheur de la nuit, l’aménité du jour et sur les prés l’humidité délicieuse. » En , Gide exprime son amour de vivre dans Les Nourritures terrestres. De ce livre se dégage un certain panthéisme, mais il faut employer ce mot avec prudence. Daniel Simond écrit dans Antipolitique : « Dieu ! Il n’est sans doute pas de nom qui revienne plus fréquemment sous la plume de Gide et qui habite plus fidèlement sa pensée. Moins qu’une providence personnelle il évoque chez lui une présence perpétuelle qu’il ne faut pas souhaiter trouver ailleurs que partout. » Ces derniers mots sont extraits des deux premières lignes des Nourritures terrestres : « Ne souhaite pas, Nathanaël, trouver Dieu ailleurs que partout. » Dans un chapitre de son Journal intitulé « Littérature et morale », Gide nous livre une réflexion qui nous fait clairement comprendre la nature du panthéisme de sa jeunesse : « Je préfère dire que : du moment qu’il y a quelque chose, c’est Dieu. L’expliquer m’est inutile ; il s’explique lui-même par toute la Nature ; c’est là sa façon d’exister. » C’est donc en se tournant vers la nature que Gide découvre Dieu. Le spectacle de la nature et de l’univers permet à Gide de poser les bases de sa religion. Il est important de constater que Gide ne prétend pas, à proprement parler, discerner dans les choses un reflet de la divinité. Chaque objet considéré isolément est un être unique et divin qui renferme Dieu totalement, chaque chose est Dieu lui-même. C’est dans ce sens qu’il faut interpréter ces mots des Nourritures : « Comprends qu’à chaque instant du jour tu peux posséder Dieu dans sa totalité. » Les Nourritures terrestres sont un chant à la vie ; Gide y exprime sa joie émerveillée devant l’univers. « Tu ne sauras jamais les efforts qu’il nous a fallu pour nous intéresser à la vie ; mais maintenant qu’elle nous intéresse, ce sera comme toute chose – passionnément », écrit Gide dans ce livre. L’écrivain, fidèle à sa décision, part à la rencontre du monde qui, maintenant, ne le laisse plus indifférent : « Je vous ai vus, grands champs baignés de la blancheur de l’aube ; lacs bleus, je me suis baigné dans vos flots – et


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Camus a écrit dans L’Envers et l’endroit ces mots que Gide aurait facilement adoptés : « Artiste, par exemple, j’ai commencé à vivre dans l’admiration, ce qui, dans un sens, est le paradis terrestre. » L’homme qui regarde est un homme qui embrasse la vocation de poète. Gide a écrit, dans son Traité du Narcisse : « Le poète est celui qui regarde. » Nous ne connaissons pas de meilleure définition, ni de plus belle leçon. Les Nourritures terrestres nous présentent un Gide sensuel qui sait apprécier, dans le sentiment d’une plénitude de vie, les champs labourés de l’automne, les caresses de l’air, du soleil, le ciel tranquille, la fièvre de l’instant qui passe, de l’éphémère. Gide s’y exprime ainsi : « Volupté ! Ce mot, je voudrais le redire sans cesse ; je le voudrais synonyme de bien-être, et même qu’il suffît de dire être, simplement. » Une sensibilité fine, profonde et avide habite notre auteur. Il apprend à goûter les mille joies de la vie, d’une journée, de l’instant ; on songe au célèbre carpe diem du poète latin. Les Nourritures sont, selon l’aveu même de Gide, le livre sinon d’un malade, du moins d’un homme qui l’a été, d’un convalescent, d’un guéri. Nous savons que Gide, menacé de tuberculose, est parti en  pour l’Algérie. C’est en  qu’il publie Les Nourritures terrestres. Il y a dans son lyrisme tout

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que chaque caresse de l’air riant m’ait fait sourire, voilà ce que je ne me lasserai pas de te redire, Nathanaël. » Une fois sa résolution prise, Gide ne cessera de s’émerveiller, d’admirer et de s’étonner, et dans son livre il note ces mots : « Dès ce jour, chaque instant de ma vie prit pour moi la saveur de nouveauté d’un don absolument ineffable. Ainsi je vécus dans une presque perpétuelle stupéfaction passionnée. J’arrivais très vite à l’ivresse et me plaisais à marcher dans une sorte d’étourdissement. » Gide donne alors ce conseil : « Que ta vision soit à chaque instant nouvelle. » « Le sage est celui qui s’étonne de tout », écrit Gide ; l’enseignement de la Bible ne va pas à l’encontre d’un tel précepte, au contraire. On lit au Psaume  ces mots adressés à Dieu : « Oui, merveilleuses sont tes œuvres, Et mon âme ne se lasse pas de le proclamer. »


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l’excès de celui qui embrasse la vie après avoir failli la perdre. Albert Camus connaîtra un sentiment identique : Le Mythe de Sisyphe, qui proclame l’amour de vivre et le refus du suicide, est aussi le livre d’un phtisique qu’ont frôlé les ailes de la mort. Certains ne veulent voir dans l’ouvrage de Gide qu’une glorification du désir et des instincts. C’est là une vue courte. Gide a écrit de son livre : « Pour moi, lorsque je le rouvre, c’est plus encore une apologie du dénuement que j’y vois. C’est là ce que j’en ai retenu, quittant le reste, et c’est à quoi précisément je demeure encore fidèle. » Gide avait beau dire ou faire, il n’était pas un pur jouisseur. En lui dormait un besoin inconscient d’ascétisme qu’il a parfois eu l’illusion d’assouvir dans l’excès – mais Berdiaeff l’a bien dit, « l’inconscient est toujours plus fort que le conscient ». La morale de Gide était faite toute de contrainte et de contrôle ; son goût de vivre, il ne l’a pas exploité ; au contraire. Celui qui affirme dans Les Nouvelles Nourritures : « Je sens, donc je suis », n’a pas pour autant négligé la pensée, mais nous donnerions d’André Gide une fausse image si nous le limitions à des abstractions. Gide était un homme du soleil, de la terre. Albert Camus écrit dans Le Mythe de Sisyphe : « Même humiliée, la chair est ma seule certitude. Je ne puis vivre que d’elle. La créature est ma patrie. » Gide n’aurait pas opposé son veto à de tels propos, il les eût simplement, selon son habitude, nuancés. Pour lui, à la différence de Camus, il n’y avait pas une seule certitude. C’est dans Amyntas que nous retrouvons le mieux le ton vrai de la voix d’André Gide, chaud et vibrant ; ferme aussi, et précis. Écoutons l’intonation envoûtante de ses accents : « J’aime l’été parfait, robuste, la violente paix du soleil. J’aime cette heure de midi, quand, aux chants aigus du matin, succède un accablement sur la plaine, que sur les champs fauchés l’air vibre et que dans le sillon brûlant le mauviard étend ses ailes. Dans le bois étouffant j’ai marché, respirant l’odeur des fougères, jusqu’au bord du bois, jusqu’au soir. J’aime l’odeur du soir charmant, l’ombre des meules, cette brume de mer qui, dans notre pays, souvent monte à l’heure où le soleil se couche, qui s’épand, humecte la plaine, et, dès avant la nuit, verse dans l’air le réconfort avec une fraîcheur subite. » Dans ces lignes pures, Gide abandonne l’écriture contournée de


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Les Nouvelles Nourritures de  évoquent par leur titre déjà, qui n’est qu’un rappel, cet amour étonné que l’écrivain prescrit de cultiver devant la vie, ses miracles et ses prodiges. « J’ai vécu ; maintenant c’est ton tour », y écrit Gide. 000 En vieillissant, André Gide, sans perdre vraiment son amour de vivre, laisse un autre élan le gagner : la foi en l’homme. Elle éclate dans Les Nouvelles Nourritures. En , il écrit dans Retour de l’URSS : « L’âge venant, je me sens moins de curiosité pour les paysages, beaucoup moins, et si beaux qu’ils soient ; mais de plus en plus pour les hommes. » L’aveu est à retenir ; il marque un tournant décisif dans la vie de l’écrivain. Mais nous ne pouvons aborder cette nouvelle étape sans nous interroger. Pourquoi est-ce à des athées que nous devons d’apprendre aujourd’hui, le plus souvent, l’amour de la vie ? Ceux qui n’ont pas l’espoir de l’au-delà, pour qui seul le présent existe, savent

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« Nous reverrons bientôt, agités par les vents, Les branchages aux délicats balancements. »

 

ses premiers écrits, de ses traités notamment ; il laisse de côté les expressions vagues des Cahiers d’André Walter, le flou de certains passages des Nourritures terrestres. À l’exemple du style, la pensée devient sereine, s’éclaircit. La manière se simplifie, se dépouille jusqu’au dénuement ; les phrases ont le grain serré du grès ; elles sont courtes et peuvent même se faire cinglantes ; parfois, mais rarement, elles se déplient, sinueuses et harmonieuses comme les méandres d’un fleuve. Gide est parvenu, par une maîtrise incontestable, à une expression aussi riche que ramassée. À ces phases du style correspondent celles de la morale de Gide. Gide moraliste se soumet à une discipline d’une rigueur et d’une fermeté croissantes. Il exige toujours davantage de l’homme. Le style de Gide épouse les fluctuations de cette morale et plaque avec sa rectitude ou parfois même sa raideur. En , Gide garde pour la nature cette même attirance qu’autrefois. Il ne cesse de s’émerveiller. Dans Perséphone, opéra en trois tableaux dont Gide écrivit le livret, nous trouvons ces vers exquis :


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reconnaître en lui la valeur du périssable, la beauté de l’éphémère et lui donner tout son prix. Un certain pessimisme chrétien commet l’erreur grave de nous engager à chercher dans l’avenir un refuge. Le paradis n’en est pas un. Ce n’est pas l’homme le meilleur qui fuit la réalité journalière et laisse derrière lui la terre, sa tendresse, son soleil. Gide refuse la dialectique qui sacrifie le présent à un avenir incertain ; il nous demande d’accepter ce monde avec ses ombres et ses lumières, avec son clair-obscur, avec l’envers et l’endroit, comme le voulait aussi Albert Camus. L’espoir d’une survie ne devrait nullement déprécier notre vie terrestre ; au contraire, cet espoir doit accuser les traits du présent, poursuivre leur accomplissement et faire entrevoir une perspective qui les achève. Le paradis se situe à l’extrémité de cette ligne comme un point final. 000 Le respect de la vie et de l’homme, le refus du saut et de Dieu, les noces avec la terre, l’amour de la tendresse humaine, la recherche fervente et sincère d’une règle de vie ou d’une morale, la hantise du souci esthétique, voilà des traits qui rapprochent étrangement et d’une façon frappante deux des plus grands moralistes français athées, Gide et Camus, qui furent aussi deux lauréats du prix Nobel de littérature. Une morale coûteuse, une pensée sincère et courageuse, une apologie de l’homme et de l’amour de vivre, tels sont les principaux mobiles qui conduisirent, en , Gide aux fastes de Stockholm. Ajoutons à cela le soigné et le poli de son style. Gide imposa de plus le respect par sa pensée sereine, détachée de tout pharisaïsme et de toute hypocrisie. Il s’attacha aux nourritures terrestres, dont il sut apprécier la saveur, et aux hommes, dont il aurait pu dire comme Camus dans La Peste : « On apprend au milieu des fléaux qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser. » Ce rapprochement de Gide et de Camus peut étonner ; mais en fait, il s’impose. Henri Hell écrivit à la mort de Camus, dans un article de La Table ronde : « Il faut remonter à la mort d’André Gide pour mesurer le vide que la brusque disparition d’Albert Camus vient de faire dans les lettres françaises. La perte n’est pas


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moindre, car si un écrivain français parmi ceux de ce temps avait pris la relève de Gide, c’est bien Camus et lui seul. » Si Gide et Camus enseignent l’amour de la vie et s’ils apprennent même aux chrétiens à vivre et à mourir, il faut accorder encore une attention particulière à un aspect capital de leur pensée : la foi en l’homme. « Camus n’avait d’autre foi qu’en l’homme », écrit Georges Hourdin dans son livre Camus le juste. En est-il de même pour André Gide ? C’est à cette question qu’il convient de répondre finalement.

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Nous voulons fonder le respect de l’homme. Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un otage.

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• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE

« MOI [Gide]. Ce qui m’indispose et m’arrête, ce n’est certes pas l’Évangile, qui contient meilleur conseil qu’aucun autre livre au monde. Et même j’ai dû vite comprendre que tout ce que je cherchais naguère dans le communisme (en vain, car où j’espérais trouver l’amour, je n’ai trouvé que de la théorie), c’était ce que Christ nous enseigne avec tout le reste au surplus. LUI. Alors ce qui vous arrête ?

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Nous dépasserons maintenant le plan de la morale pour aborder celui de la foi. Pour ce faire, donnons encore la parole à André Gide et écoutons ce qu’il nous dit dans Ainsi soit-il : « Je sais qu’aujourd’hui certains cherchent en tâtonnant et ne savent plus à qui se fier ; à ceux-là je viens dire : croyez ceux qui cherchent la vérité, doutez de ceux qui la trouvent ; doutez de tout, mais ne doutez pas de vous-mêmes. Il y a plus de lumière dans les paroles du Christ qu’en toute autre parole humaine. Cela ne suffit pas, paraît-il, pour être chrétien : en plus de cela il faut croire. Or je ne crois pas. Ceci dit, je suis votre frère. » Gide, dans ces quelques lignes, lui aussi, franchit le pas que nous venons d’évoquer : il passe du problème de la morale à celui de la foi. Mais parvenu à ce point, il refuse de suivre le Christ. Et pourquoi ? Parce que pour croire, il s’agit de reconnaître ses propres limites et, surtout, celles de sa raison. De cela, Gide ne veut rien savoir. Il a trop confiance en l’homme, en son intelligence infinie, en son progrès que rien n’arrête ; il ne peut accepter de croire aveuglément, il ne peut considérer un domaine où l’esprit doive renoncer à la preuve. Gide ne veut pas de cette foi, qu’il trouve lâche et naïve. Écoutons Gide s’expliquer sur ce point dans une Interview imaginaire écrite en  déjà :


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MOI. C’est cet acte de croyance aveugle que l’Église exige : la Foi, La raison même, avec l’amour, m’amène à l’Évangile ; alors pourquoi renier la raison ? »

Pour avoir pu prononcer, à propos de la foi de l’Église, des paroles aussi aberrantes, Gide dut être bien mal renseigné sur la doctrine chrétienne. Celle-ci proclame, ou du moins le devrait, qu’une foi aveugle est par trop facile et dangereuse, autant pour soi que pour autrui, et d’autre part qu’il n’est nulle nécessité de renier la raison pour croire. Il est faux que la foi doive se passer de la raison. La foi, loin de rejeter la raison ou de composer avec elle comme avec un adversaire, trouve en elle une alliée. La foi n’est pas anti-rationnelle, ni la raison hostile à la foi. Si croire exigeait le sacrifice de la raison, on comprendrait alors que Gide eût trouvé le prix un peu cher. Mais la foi ne mutile pas l’homme. Les citations où Gide expose la morale du Surhomme pourraient se multiplier. Elles sont le parallèle constant des déclarations de Nietzsche. Gide incroyant ? La réponse à cette question est double : oui et non. Il ne croit pas en Dieu, mais en l’Homme. Retenons une exhortation de Gide datant de , où il évoque cette nouvelle forme de foi : « Eh bien ! Je voudrais dire aux jeunes gens que l’absence de foi désoriente : pour que ce monde rime à quelque chose, il ne tient qu’à vous. Il ne tient qu’à l’homme, et c’est de l’homme qu’il faut partir. Le monde, ce monde absurde, cessera d’être absurde : il ne tient qu’à vous. Le monde sera ce que vous le ferez… l’homme est responsable de Dieu. » Et plus loin Gide d’ajouter : « Le monde sera sauvé par quelquesuns. » Dans L’Immoraliste, quarante-quatre ans plus tôt, Gide affirmait déjà hautement : « Mon salut dépendait de moi seul. » Même présomption dans une autre Interview imaginaire datée de  : « Mais ce Dieu n’habite nullement la nature ; il n’existe que dans l’homme et par l’homme ; il est créé par l’homme, ou si vous préférez, c’est à travers l’homme qu’il se crée ; et tout effort reste vain pour l’extérioriser par la prière. » Dans Thésée, en , trois ans plus tard, Icare pose cette question :


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« Dieu n’est-il pas créé par l’homme ? » La réponse avait déjà été donnée par Gide dans Les Nouvelles Nourritures de , onze ans auparavant. La question d’Icare n’est que rhétorique. Gide écrivait en effet : « C’est la reconnaissance de mon cœur qui me fait inventer Dieu chaque jour. » En , une année après Thésée, Gide maintient encore sa position et écrit dans ses Feuillets d’automne :

« Si j’avais à formuler un credo, je dirais : Dieu n’est pas en arrière de nous. Il est à venir. C’est non pas au début, c’est à la fin de l’évolution des êtres qu’il le faut chercher. Il est terminal et non initial. […] C’est par l’homme que Dieu s’informe, voilà ce que je sens et crois… » En , enfin, dans Ainsi soit-il – Gide a quatre-vingt-deux ans –, il écrit : « Les dieux ont décidément fait faillite ; c’est l’homme même qui doit enrayer la banqueroute de l’humanité. » Cette croyance au progrès qui soutient Gide, surtout de  à , apparaît déjà bien avant cette époque dans son œuvre. Dans Le Prométhée mal enchaîné de  – Gide a trente ans –, nous découvrons ces lignes venant en éclaireuses et annonçant celles qui suivront dans les autres livres : « Je [c’est Prométhée qui parle] voulus leur donner aussi raison d’être. Je leur donnai le feu, la flamme et tous les arts dont une flamme est l’aliment. Échauffant leurs esprits, en eux je fis éclore la dévorante croyance au progrès. […] La croyance au progrès, Messieurs, c’était leur aigle. Notre aigle est notre raison d’être, Messieurs. » Dix ans plus tard, dans La Porte étroite, Gide met dans la bouche d’Alissa ces paroles : « Si bienheureux qu’il soit, je ne puis

• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE • LA FOI EN L’HOMME

En  déjà, le  janvier, Gide notait dans son Journal :

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« Dieu c’est vertu. Mais qu’est-ce que j’entends par là ? Il faudrait définir ; je n’y parviens pas. Je n’y parviendrai que par la suite. Mais déjà, j’aurai beaucoup fait si j’enlève Dieu de l’autel et mets l’Homme à la place. Provisoirement je penserai que la vertu, c’est ce que l’individu peut obtenir de soi de meilleur. Dieu est à venir. Je me persuade et me redis sans cesse que : Il dépend de nous, c’est par nous que Dieu s’obtient. »


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souhaiter un état sans progrès. […] Je ferais fi d’une joie qui ne serait pas progressive. » Il semble, au premier abord, difficile d’attribuer à Gide les paroles d’Alissa. C’est lui-même qui nous y autorise. Dans Les Nouvelles Nourritures de  où triomphe cette croyance au progrès, dévorante comme le prédisait Prométhée, Gide reprend à son compte, en les citant telles quelles, les paroles d’Alissa. Ailleurs il déclare encore : « Mais ce qui m’importe c’est le progrès de l’Homme même. » L’homme devient l’Homme, il prend la taille d’un Dieu, se hausse au niveau de l’autel dont on l’a culbuté. En  déjà, dans Œdipe, son œuvre préférée avec Thésée, Gide proclamait sur la scène du monde sa foi en l’homme. Ce n’est pas pour rien que Gide mit en tête de ce drame ces mots bien connus tirés de l’Antigone de Sophocle : « Beaucoup de choses sont admirables ; mais rien n’est plus admirable que l’homme. » N’est-ce pas dans le même esprit qu’en tête de L’Immoraliste il citait sans trop de précaution le verset  du Psaume  : « Je te loue, ô mon Dieu, de ce que tu m’as fait créature si admirable. » ? 000 En écoutant, au Festival d’Avignon, Jean Vilar interpréter le rôle d’Œdipe, nous avons été particulièrement frappé par la tirade du deuxième acte qui est le point crucial et culminant de cette tragédie – en fait celle de Gide lui-même. Œdipe répond à Étéocle qui lui demande quel est le but de l’humanité : « Il est devant nous, quel qu’il soit. J’imagine, beaucoup plus tard, la terre couverte d’une humanité désasservie, qui considérera notre civilisation d’aujourd’hui du même œil que nous considérons l’état des hommes au début de leur lent progrès. Si j’ai vaincu le Sphinx, ce n’est pas pour que vous vous reposiez. Ce dragon dont tu parlais, Étéocle, est pareil à celui qui m’attendait aux portes de Thèbes, où je me devais d’entrer en vainqueur. Tirésias nous embête avec son mysticisme et sa morale. On m’avait appris tout cela chez Polybe… Tirésias n’a jamais rien inventé et ne saurait approuver ceux qui cherchent et qui inventent. Si inspiré par Dieu qu’il se dise, avec ses révélations, ses oiseaux, ce n’est pas lui qui sut répondre à


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Sur la route de Gide, comme sur celle d’Œdipe, il n’y a qu’une seule réponse : l’Homme. Gide a perdu en route l’« ami divin » de son enfance, le Christ de Numquid et tu ?, et l’idole qu’était Emmanuèle. Mais le devin Tirésias, quelques répliques plus loin, dans ce fameux dialogue de Gide avec lui-même, dit à Œdipe : « Toute science qui part de l’homme et non pas de Dieu ne vaut rien. » Œdipe répond : « J’ai longtemps cru que j’étais guidé par un Dieu. » Tirésias précise : « Un Dieu qui n’était autre que toimême ; oui, que toi-même divinisé. » Gide ne porte-t-il pas ici sur lui-même un jugement terriblement lucide ? On croit entendre Madeleine Rondeaux qui, clairvoyante et impitoyable comme un devin, comme le devin Tirésias, écrivait, nous nous en souvenons : « Tu étais à toi-même

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 

l’énigme. J’ai compris, moi seul ai compris, que le seul mot de passe, pour n’être pas dévoré par le Sphinx, c’est l’Homme. Sans doute fallait-il un peu de courage pour le dire, ce mot. Mais je le tenais prêt dès avant d’avoir entendu l’énigme ; et ma force était que je n’admettais pas d’autre réponse à quelle que pût être la question. Car, comprenez bien, mes petits, que chacun de nous, adolescent, rencontre, au début de sa course, un monstre qui dresse devant lui une telle énigme qui nous puisse empêcher d’avancer. Et, bien qu’à chacun de nous, mes enfants, ce Sphinx particulier pose une question différente, persuadez-vous qu’à chacune de ses questions la réponse reste pareille ; oui, qu’il n’y a qu’une seule et même réponse à de si diverses questions ; et que cette réponse unique, c’est : l’Homme ; et que cet homme unique, pour chacun de nous, c’est : Soi. » Humanité désasservie, lent progrès, écrit Gide, précisant la perspective de sa morale. Œdipe invite aussi ses fils à ne pas se relâcher ; cette morale est donc bien une sévère exigence, une dure école : Ce n’est pas pour que vous vous reposiez. Tirésias, fidèle à la morale couramment enseignée et qui obéit aux principes bien établis, ne saurait inventer. La morale que veut Gide, elle, est créative. La croyance en l’Homme, enfin, est le fondement d’une morale individualiste : Cet homme unique, pour chacun de nous, c’est : Soi.


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ton seul but, ton seul souci, ton seul amour, qui t’envahit, André. » Gide n’a-t-il pas dit dans la prière fervente et humble de Numquid et tu ? : « Je résigne ce qui faisait mon orgueil. » ? Gide aveuglé par lui-même, comme Œdipe qui volontairement sacrifia sa vue, s’entend dire par Tirésias à la fin de la pièce : « C’est donc l’orgueil encore qui te fit te crever les yeux. Dieu n’attendait point de toi ce nouveau forfait, en paiement de tes premiers crimes, mais simplement ton repentir. » Hélas, nous le savons, le repentir de Gide ne viendra pas. Déjà, le er mai , Gide s’écriait dans son Journal : « À mon âge les jeux sont faits. » Il est facile d’accabler André Gide et de mettre sur le compte d’un orgueil sans pareil le refus de la foi en Christ. Nous avons vu que les raisons étaient plus nombreuses et plus complexes. Ce qui a retenu Gide, c’est non seulement son individualisme et son penchant naturel au narcissisme, mais une vraie souffrance, avivée par un dialogue manqué et maladroit dont les chrétiens sont les premiers responsables. Enfin, remarquons que Gide n’a exalté l’homme qu’une fois effacée en lui l’image de Dieu. Il n’a dressé l’homme sur l’autel que le jour où il ne parvint plus à y voir, malgré tous ses efforts et sa patiente et sincère recherche, le Dieu de sa jeunesse. En , au cours d’une série de conférences sur Dostoïevski, Gide déclare : « Que peut un homme ? Cette question est proprement la question de l’athée et Dostoïevski l’a admirablement bien compris : c’est la négation de Dieu qui fatalement entraîne l’affirmation de l’homme. » Gide voit juste. Cette question est celle de l’athée qui, n’ayant plus de Dieu, en cherche un autre et trouve l’Homme. Le mouvement, dans la vie de Gide, fut irréversible ; il serait erroné, à son sujet, de soutenir que l’affirmation de l’homme entraîna fatalement la négation de Dieu. Gide a été, dans sa vie inquiète et tourmentée, l’esclave qui cherche à fuir son maître, l’esclave d’une morale bourgeoise étriquée dont il a fait sauter les chaînes, et cependant soumis pour toujours à une hérédité et à un milieu ; Gide écrit dans Ainsi soit-il : « J’ai mis très longtemps à comprendre à quel point m’astreignait mon hérédité. Autrement et plus simplement dit : j’étais beaucoup moins libre que je ne pensais l’être… »


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Si Gide délivré s’est imposé une servitude volontaire, se retranchant de la société, combien ne devons-nous pas alors admirer sa générosité, son élégance de grand seigneur accordant malgré tout aux hommes une confiance qu’ils ne méritaient pas de sa part ! Gide s’est en effet cruellement trompé et malgré tous les espoirs qu’il portait encore dans son cœur en écrivant son dernier livre, cette œuvre est bien celle de la plus cruelle désillusion. Gide, celui qui chante la vie et sa beauté étourdissante, affrontera la mort désenchanté.

  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE • LA FOI EN L’HOMME


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Il a prononcé alors distinctement, bien qu’avec une extrême lenteur, ces mots que je suis sûr de rapporter très exactement : Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce. Je crois qu’il est mort presque aussitôt. Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne.  

« Si je compare à celui d’Œdipe mon destin, je suis content : je l’ai rempli. Derrière moi, je laisse la cité d’Athènes. Plus encore que ma femme et mon fils, je l’ai chérie. J’ai fait ma ville. Après moi saura l’habiter immortellement ma pensée. C’est consentant que j’approche la mort solitaire. J’ai goûté des biens de la terre. Il m’est doux de penser qu’après moi, grâce à moi, les hommes se reconnaîtront plus heureux, meilleurs et plus libres. Pour le bien de l’humanité future, j’ai fait mon œuvre. J’ai vécu. »

• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE

« Toi qui viendras lorsque je n’entendrai plus les bruits de la terre et que mes lèvres ne boiront plus sa rosée, toi qui plus tard peut-être me liras – c’est pour toi que j’écris ces pages ; car tu ne t’étonnes peut-être pas assez de vivre ; tu n’admires pas comme il faudrait ce miracle étourdissant qu’est ta vie. » En , à septante-sept ans, Gide donna dans Thésée un noble message personnel qu’il crut être le dernier ; prêt à mourir il y adressait au monde un ultime adieu :



Gide, même à quelques jours de la mort, n’a cessé d’aimer la vie. S’il a connu, en  et , la « face hideusement inexpressive de l’Ennui », comme il l’écrit dans son dernier livre, c’est que, de son propre aveu, il était rassasié de jours et ne savait plus à quoi employer le peu de temps qu’il lui restait à vivre. En , dans Les Nouvelles Nourritures, Gide écrivait ces lignes qu’il n’aurait certes pas reniées en  :


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L’optimisme d’André Gide qui se déclarait ouvertement dans Thésée souffrira, durant les cinq années qui suivirent cette publication, un net affaiblissement. Au début de l’été , après avoir achevé les remaniements qu’il apportait à l’adaptation scénique des Caves du Vatican, André Gide, qui avait résolu de ne plus tenir de Journal, commença de noter dans un grand cahier, « au hasard », les réflexions et souvenirs qui lui venaient à l’esprit. Ce grand cahier, dont il avait choisi lui-même le double titre, fut son dernier livre : Ainsi soit-il ou les jeux sont faits. Les élans de joie de Gide se trouvent coupés par des crises de désespoir ; une mélancolie amère habite ces pages. Gide surmonte difficilement son abattement ; ce n’est qu’au prix de nombreux efforts qu’il obéit à cet impératif des Nouvelles Nourritures : « Tu n’auras pas raison de moi, tristesse ! » Gide note en effet, dans Ainsi soit-il : « Certains jours, si je me laissais aller, ce serait pour hurler de désespoir. Mais il suffit que, de-ci, de-là, quelques lueurs encore apparaissent de vertu pure, de dévouement, de noblesse et de dignité, pour repousser dans le néant l’amoncellement décourageant de la sottise, de la goinfrerie, de l’abjection. Les étincelles de vertu m’en apparaissent d’autant plus éblouissantes. Et je consens que, sans celles-ci, notre triste monde ne présenterait qu’un incohérent tissu d’absurdités. Mais elles sont là tout de même, et c’est sur elles que je veux compter. » Il serait exagéré, ce texte le montre, de soutenir que Gide est mort désespéré. Il est mort moins optimiste, triste, déçu. L’écrivain qui disait non sans bonheur, à deux reprises, dans Les Nouvelles Nourritures de  et le Thésée de  : « J’ai vécu », est celui qui, cinq ans plus tard, déclare dans son dernier livre : « Je n’avais pas pris mes dispositions pour vivre aussi vieux. » Il poursuit : « À partir d’un certain âge, il m’a semblé que je quittais mon rôle. Mon optimisme devenait guindé, ou bien il battait en retraite. Il me fallait bien reconnaître que l’aspect du monde ne le justifiait guère et que je ne parvenais à le maintenir qu’en cessant de regarder ailleurs qu’en moi. De la désolation partout ; et pas moyen d’en sortir que par une sorte d’égoïsme qui me dégoûtait : “Moi du moins, je…” ou par ce que les catholiques appelaient : la Foi, contre


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quoi protestait ma raison. Avais-je donc partie liée avec toute la misère du monde ? Je manquais effroyablement de ce cynisme qu’il eût fallu pour m’en distraire. Mon humeur m’entraînait naturellement vers la joie, il est vrai ; mais pour maintenir en moi celle-ci, force eût été d’ignorer ou d’oublier trop de choses. »

000

Une autre transformation gagne André Gide : beaucoup ont déjà noté la noble élévation de sa fin. Cet homme si préoccupé de sa personne écrit au seuil de la mort : « C’est de moi-même que, progressivement, je me désintéresse et me détache. » Un pareil mouvement entraîna avec lui un autre changement : Gide abandonne maintenant sa morale dans la mesure où elle condamne les faibles. La souffrance ne le laisse plus indifférent ; dépris de lui, il s’éprend d’autrui : « Quant à moi, je me réfugie dans la sympathie. C’est, me semble-t-il, un domaine que l’adversité ne peut atteindre. […] L’on ne peut s’entr’aider que très peu et souvent, hélas ! de manière dérisoirement insuffisante et maladroite… Mais la souffrance, dès qu’elle se sent partagée, devient plus aisément supportable. Le plus pénible, souvent, vient de ce qu’elle se heurte à l’indifférence d’autrui. »

• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE • L’AURORE

Une lente transformation s’opère en Gide ; métamorphose physique d’abord, qui ne le laisse pas indifférent. Il écrit dans Ainsi soit-il : « Ah ! par exemple, il importe que je ne me rencontre pas dans un miroir : ces yeux pochés, ces joues creuses, ces traits ravagés, ce regard éteint… je suis à faire peur et cela me fiche un cafard atroce. » Le lecteur retrouve avec peine l’auteur fervent et débordant de joie de naguère, dans ce vieillard qui parle de son regard éteint, de ses traits ravagés.

 

Ces lignes sont claires : la réalité ne correspond pas aux espoirs que nourrissait Gide, sa joie naturelle devient artificielle face à la désolation de ce monde. Une cruelle lucidité lui ouvre les yeux sur la vérité, et, comme Gertrude de La Symphonie pastorale, il découvre, une fois les yeux dessillés, l’abjection et la tristesse. « Nous avons été saoulés d’horreur », écrit Gide à deux reprises, à cent cinquante pages de distance, dans son dernier livre.


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Gide fait face à l’adversité ; devant le « chavirement des valeurs » qui demeuraient pour lui des « raisons de vivre », il propose une morale où triomphent la sympathie et l’équité. Sur ce point, Gide est catégorique : « Mais quant à me déclarer satisfait de l’état de choses actuel… ah ! non ; c’est me demander trop. Où que mes regards se portent, je ne rencontre que des passe-droits et de l’injustice ; ou cette sorte d’acceptation complaisante de l’iniquité lorsque l’on n’a point personnellement à en souffrir. » 000 Au début d’Ainsi soit-il, Gide écrit : « Je n’ai plus grande curiosité de ce que peut m’apporter encore la vie. J’ai plus ou moins bien dit ce que je pensais que j’avais à dire. » Pourtant, dans les dernières lignes, écrites le  février , six jours avant sa mort, Gide s’interroge, prêt à désavouer le titre qu’il avait, prématurément peut-être, inscrit en tête de son dernier livre : Ainsi soit-il ou les jeux sont faits.Voici les dernières lignes d’André Gide : « Non ! Je ne puis affirmer qu’avec la fin de ce cahier, tout sera clos ; que c’en sera fait. Peut-être aurai-je le désir de rajouter encore quelque chose. De rajouter je ne sais quoi. De rajouter. Peut-être. Au dernier instant, de rajouter encore quelque chose… J’ai sommeil, il est vrai. Mais je n’ai pas envie de dormir. Il me semble que je pourrais être plus fatigué. Il est je ne sais quelle heure de la nuit, ou du matin… Ai-je encore quelque chose à dire ? Encore à dire je ne sais quoi. Ma propre position dans le ciel, par rapport au soleil, ne doit pas me faire trouver l’aurore moins belle. » Penchés sur ces lignes énigmatiques d’un homme qui se doute qu’elles sont les dernières de sa vie, nous avons un curieux sentiment ; nous ne sommes pas les témoins de la mort d’André Gide, mais nous assistons bien à la mort de l’écrivain qu’il fut. Gide avait écrit dans son dernier livre : « Je souhaite de mourir sans bruit, aussi simplement que l’on s’endort. Est-il possible ? Surtout, sans rien de théâtral. Sans préavis. Sans apprêt. »


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Est-il possible ? demande Gide. Ce le fut. Il meurt calme, en son domicile, à Paris, le  février . Pas plus que lui, nous ne pouvons affirmer qu’à la fin de son cahier « tout fut clos », que c’en fut fait. Par-delà la mort, tout est possible à Dieu. L’aurore qu’il évoque, peut-être a-t-elle été plus belle qu’il ne pouvait le croire.Tout est grâce. 000

 

André Gide, amer et déçu, a écrit dans Ainsi soit-il : « Le monde n’était décidément pas mûr pour pouvoir se passer de Dieu : il sombrait dans une lugubre faillite. » Mûr à ce point, le sera-t-il jamais ? L’échéance n’était pour Gide que remise à plus tard ; mais en reculant la date où l’homme célébrerait sa libération et sa maturité, il faisait une concession qui cachait mal l’abandon, pour toute éternité, d’une chère illusion.

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Il a posé sur mon bras sa main droite et, avec une lenteur amicale, dit : « Non, écoute : Je ne cherche pas à avoir raison. Je ne cherche pas à te convaincre. Je suis simplement loyal à l’égard de moi-même ». André Malraux, Les Conquérants.

     • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE

« Au lieu de m’opposer à l’adversaire, j’use mes forces à le comprendre », écrivait Gide dans son dernier livre. Il définissait ainsi une intention qui a été constamment la nôtre dans le dialogue engagé avec lui. Nous avons suivi notre interlocuteur dans un souci d’intelligence et dans un esprit qui est proprement celui du dialogue, où l’on écoute son partenaire avec déférence et attention. Cette attitude de respect nous interdit de devenir, malgré toutes nos réserves, des détracteurs de Gide. Il est trop facile d’accabler un mort ou d’étouffer sa voix. Pierre Reverdy nous met en garde avec raison dans son ouvrage intitulé En vrac : « Les grands hommes morts, on devrait les aborder avec prudence. Je veux dire avec décence et ne pas grouiller sur ce qu’il en reste pour s’en nourrir comme de voraces insectes avec trop de délices et d’avidité. » Même quand Gide défend des thèses d’athée, il faut jauger le poids de ses hésitations. Il est frappant que son doute trouve souvent sa raison d’être dans certaines de nos erreurs (on aura compris, probablement, que ce livre est écrit dans la perspective d’un croyant). Un chrétien a l’impérieux devoir de s’intéresser aux arguments de l’incroyant. Le dialogue ne consiste pas, pour le chrétien, à écraser l’athée, mais à l’écouter, à le comprendre, à le respecter et, s’il le faut, à réformer sa propre position. L’utilité du dialogue est alors incontestable ; il permet à chacun d’approfondir ses vues, de les épurer, d’assainir sa condition et de réviser des jugements trop hâtifs. Il ouvre la porte, par une mise en question réciproque, à la prise de conscience ; il inaugure un réveil.


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On pourrait même dire, avec un certain goût du paradoxe, que l’apologétique chrétienne devrait prendre l’athéisme comme point de départ. La réponse à l’incroyant ne doit pas être toute prête. Elle doit se nourrir de ses doutes, de ses souffrances et même de ses négations. Avant de répondre à Gide, nous avons voulu prendre au sérieux ses assertions. André Gide parle encore, et pas toujours pour le repos de tout le monde. Ceux qui se contentent d’étouffer sa voix ne sont pas, le plus souvent, les moins touchés par elle. André Gide porte sur le chrétien des jugements généralement fondés et que nous avons tout avantage à écouter. Nous n’avons pas voulu nier l’évidence et nous soustraire à de légitimes reproches ; aussi étions-nous maintes fois disposés à plaider coupables. André Gide nous interroge… Certes, ce titre laisse attendre davantage qu’une respectueuse interview, pour reprendre les termes de Gilbert Guisan au début de ce volume. L’on pouvait se demander pourtant s’il était opportun de répondre à un écrivain mort depuis dix ans, à qui, du reste, tant d’hommes ont déjà, sur tous les tons et pas toujours les meilleurs, donné la réplique. N’était-il pas plus juste d’écouter parler notre auteur en cherchant à tirer de ses remarques, de ses affirmations ou de ses blâmes la durable substance ? À nos yeux, les questions que Gide nous posait étaient sans doute plus importantes que les réponses que nous pouvions aujourd’hui leur donner. Même si l’honnêteté aurait pu nous obliger à montrer où nous nous distançons de lui, je préfère cependant confesser l’ascendant qu’il a exercé sur moi, et procéder à une reconnaissance de dette. Que le lecteur excuse le tour personnel que, nécessairement, il convenait de donner aux lignes qui suivent. 000 Dans le domaine de la foi, l’influence de Gide, loin d’être destructrice, m’a au contraire poussé à affermir ma propre position et m’a confirmé dans la voie que je suivais timidement. Un hasard m’a fait rencontrer André Gide. Je vois encore la librairie où ma main hésitante se posa sur un petit livre, Ainsi soit-il ou les jeux sont faits. Ce ne fut pas le nom de l’auteur, dont


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je ne savais à peu près rien, qui m’attira, mais le titre évoquant le problème du destin et de la mort. J’avais seize ans. Par ce volume, Gide, qui passe pour satanique, joua un rôle déterminant et positif dans ma vie religieuse. La main qui, il y a cinq ans, me conduisit aux écrits de cet auteur, fut dirigée – je suis porté à le croire. Il ne faudrait plus parler ici de hasard, mais rappeler encore, avec Bernanos, que « tout est grâce ». C’est à l’œuvre d’André Gide que je songe aujourd’hui quand je lis les vers d’Alfred de Vigny décrivant le voyage tourmenté et incertain de la bouteille jetée à la mer, et disant pour finir : « Dieu la prendra du doigt, pour la conduire au port. »

000 Gide écrit, dans Perséphone, quatre vers qui résument sa morale : refus de l’ordre, de l’obéissance à quiconque, rejet de la loi et de la morale communément admise, individualisme et sympathie. « Je n’ai pas besoin d’ordre et me rends de plein gré Où non point tant la loi que mon amour me mène Et je veux pas à pas et degré par degré Descendre jusqu’au fond de la détresse humaine. »

• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE • ÉCOUTER ANDRÉ GIDE

Dans son dernier livre, à plusieurs reprises, Gide montre son désir de ne pas heurter ou blesser son lecteur éventuel ; il remarque notamment : « Si ce que je viens d’écrire devait être cause de trébuchement ou de ralentissement de ferveur pour tel jeune homme qui me lirait, je déchirerais ces pages aussitôt. » La sincérité d’André Gide n’a pas de commune mesure avec le facile cynisme des aveux. La vérité éclate dans ses livres, nue, souvent choquante, peut-être dangereuse. Mais Gide n’a jamais eu le désir d’entreprendre une campagne de déchristianisation. On reste confondu, lorsqu’on apprend qu’on l’en accusa. Gide a dit de Claudel : « Il ne me déplaît pas qu’il prenne position contre moi. » Le souci de connaître l’athée, et de le comprendre, ne doit en effet en aucun cas nous conduire à un compromis, à cette conciliation facile et mensongère qui sombre dans la confusion. Albert Camus a écrit que « le monde d’aujourd’hui réclame des chrétiens qu’ils restent des chrétiens ».

 

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En lisant cette dernière citation, nous percevons avec ravissement la beauté de la langue et la noblesse des sentiments. Mais ce n’est plus sans prudence que nous céderons à la séduction de Gide. Il nous appelle et nous interroge : son œuvre prend tout son prix lorsque, attentifs aux graves questions qu’elle nous pose et partageant les souffrances réelles qu’elle exprime, nous apprenons à ne pas chercher auprès d’elle toutes nos réponses.


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • GIDE • ANNEXE

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Les critiques vaudois ont été plusieurs à répondre déjà aux interrogations d’André Gide. Il semble même qu’ils éprouvent l’impérieuse obligation de se prononcer sur une œuvre qui, plus que d’autres, les touche. Où faut-il chercher l’origine de cette sympathie ? À regarder de près les études que nos auteurs ont consacrées à la personne d’André Gide, l’on découvre aisément une orientation traduite par les titres mêmes. En , dans les cahiers d’Ordre et Tradition, qui précédèrent les Cahiers de la Renaissance vaudoise, paraît un essai sur André Gide ou l’individualisme moral ; fruit du travail d’un groupe, cette étude non signée était due en fait à la plume d’André Jacquemard. La même année, Eugène Ferrari publie André Gide. Le sensualisme littéraire et les exigences de la religion. En , Marcel Gavillet soutient, à la Faculté de théologie de l’Église évangélique libre du canton de Vaud, une thèse intitulée Étude sur la morale d’André Gide. Cette thèse est parue seulement en , aux Éditions du Revenandray à Lausanne. En , enfin, Daniel Simond, dans son Antipolitique, consacre deux essais à Gide : « Notes sur Nietzsche et Gide » et « La sincérité et le sentiment religieux chez André Gide ». Par notre formation protestante, nous sommes attirés par la pensée de Gide et nous sommes manifestement portés à l’étude des problèmes moraux et religieux. C’est en se plaçant sur ce terrain qu’André Gide nous engage au dialogue. Cet individualiste farouche, révolté au sein même du protestantisme, nous provoque. C’est par sa personne morale que Gide a d’abord compté pour nous. Les critiques protestants, mieux que les catholiques romains, sont en mesure de lui répondre en le suivant dans les nuances de sa pensée. On ne trouve pas dans leurs ouvrages les préjugés, les assertions butées de certains. Nous sommes plus à même de comprendre. Une autre raison explique les affinités qui lient André Gide aux Vaudois. Un commun amour de la nature nous unit. Nos


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écrivains, de Ramuz, Gilliard et Roud à Jaccottet ou Chessex, appartiennent à une famille d’artistes qui ont le besoin, physique autant qu’intellectuel, d’un contact avec la nature. Leur attirance pour les mystères des paysages donne à leurs pages une certaine coloration commune. L’idéal contemplatif de Gide et sa mystique de l’accueil sont proches parents des dispositions de nos poètes. « Que l’importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée », déclare Gide. « Le monde ne peut être qu’un don de notre regard », écrit Gustave Roud. L’un des livres d’Edmond Gilliard s’intitule Hymne terrestre et s’ouvre par ces mots : « L’orgue terrestre. Quel autre clavier à mon jeu de vie ? » L’artiste vaudois recherche cet état d’admiration dont Camus a dit qu’il était « le paradis terrestre ». Ce regard étonné porté sur l’univers répond certes à une exigence proprement humaine. Le véritable artiste ne se singularise pas, au contraire. Ramuz a écrit dans Le Grand Printemps : « Le poète n’est pas un homme à part, il est le plus homme de tous les hommes. »


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• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • PRÉFACE PAR RAPHAËL PICON

Laurent Gagnebin nous offre dans ces quatre ouvrages le récit d’une interrogation libre, sans faux-semblant, ni concession

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À travers les quatre ouvrages ici rassemblés, l’athéisme nous interroge. L’athéisme nous interroge et non prioritairement l’inverse, aimerions-nous aussitôt ajouter. Car c’est bien l’athéisme, les convictions qui l’animent, sa raison d’être, ce qui fonde sa légitimité, qui « nous » interroge. Il nous met en question en appelant explicitement, ou en provoquant naturellement, une clarification de nos convictions théologiques. Ce n’est donc pas d’abord le penseur chrétien qui, fort de ses convictions, interroge l’athéisme et le met en demeure de s’expliquer et de se justifier, mais le contraire. Inversion de taille qui signifie que la théologie se construit dans l’ouverture, par la confrontation et à travers le dialogue. Ce n’est pas une fois construite en système que la théologie s’expose à la critique, c’est en se confrontant à celle-ci qu’elle s’élabore, en demeurant ainsi en recherche, ouverte aux questions inédites et aux aspirations encore balbutiantes. Mais cet athéisme qui nous interroge est aussi celui qui nous pose question, nous laisse parfois perplexes et suscite en nous l’envie de débattre et d’en découdre. La mise en question et en critique n’est pas à sens unique. Les quatre livres rassemblés ici en un seul volume racontent cette confrontation vivante où les différents partenaires de la conversation apparaissent transformés de manière créatrice au contact d’autrui. C’est ainsi, par exemple, que sous la plume de Gagnebin, l’athéisme apparaît comme une réalité complexe et résolument plurielle : celui d’un André Gide, d’un Albert Camus, d’un Jean-Paul Sartre, ou d’une Simone de Beauvoir, différents à plus d’un titre, déterminés qu’ils sont notamment par les origines religieuses dont ils sont l’émancipation.


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facile ; une mise en question radicale, stimulante et provocatrice, qui place chacun en demeure de s’expliquer sur ce qu’il pense, sur ce qu’il croit et ne croit pas. Quel est ce « nous » ainsi interrogé ? Un « nous », au pluriel assurément. Celui d’un étudiant en théologie, devenu pasteur et théologien protestant, Laurent Gagnebin. Celui du christianisme, de ses théologies, ses pratiques, sa culture, interrogé par un athéisme dont l’auteur souligne à juste titre le caractère éminemment construit, instruit et volontaire. Ni la foi ni son refus ne sont jamais acquis. Foi et athéisme se conquièrent et se recherchent pareillement, tous deux appellent raison et réflexion et demeurent en procès de signification et en quête de légitimité. Ce « nous » est enfin, plus largement encore, celui d’une société dans son ensemble, la nôtre, notre monde commun mis en question et en demeure de clarifier son propre rapport à l’existence, au réel, à la possibilité d’une transcendance, d’un Dieu. Confrontée à la question fondamentale de l’athéisme, celle de savoir si un monde et une existence peuvent tenir sans Dieu voire ne gagneraient pas à s’en affranchir, la pensée théologique est conduite à s’interroger sur la pertinence de son référent ultime : l’absolu, Dieu lui-même. C’est ce retour à l’essentiel de la pensée théologique que raconte cette confrontation à l’athéisme. Celle-ci restera centrale dans les œuvres de Gagnebin et constitue le cœur de sa pensée théologique et spirituelle. En témoignent notamment différents ouvrages du théologien : Silence de Dieu – Parole humaine, le problème de la démythologisation (L’Âge d’Homme, Lausanne, 1978, collection “Alethina”) ; Du Golgotha à Guernica : Foi et création artistique (Les Bergers et les Mages, Paris, 1987), essai consacré à Picasso ; Quel Dieu ? (L’Âge d’Homme, Lausanne, 1990, collection “Alethina”) ; Nicolas Berdiaeff ou de la destination créatrice de l’homme (L’Âge d’Homme, Lausanne, 1994) et encore et peut-être surtout : Christianisme spirituel et christianisme social, la prédication de Wilfred Monod (Genève, Labor et Fides, 1987), ouvrage majeur consacré à la pensée du pasteur Wilfred Monod, reprise sous l’angle de la problématique de l’aliénation religieuse. On sait que Gagnebin aurait voulu, dans la même per-


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spective, écrire un livre sur le cinéaste Buñuel, auquel il a consacré de nombreuses heures de cours à la Faculté de théologie protestante de Paris. Ces différents ouvrages ont en commun de défendre un agnosticisme que son auteur estime commun à des athées et des croyants unis dans un même « je crois » qui les dépossède de tout savoir : l’athée croit que Dieu n’existe pas, mais il ne le sait pas ; le chrétien croit que Dieu existe, mais il ne le sait pas.

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Ce souci du dialogue et de la confrontation à la différence qui anime Gagnebin est, à bien des égards, constitutif du geste théologique lui-même. Car pour le christianisme, dire Dieu, c’est toujours aussi dire l’humain qui dit Dieu. Penser Dieu, c’est

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L’athéisme n’est pas seulement chez Gagnebin ce qui donne du grain à moudre à des théologiens en manque de stimulation, il est ce qui purifie la foi chrétienne elle-même. Et la confrontant à autre chose, l’athéisme relativise la foi dans ses énoncés dogmatiques et ses pratiques ; il la libère ainsi de l’esprit d’orthodoxie qui trop souvent l’étrangle. En l’appelant à plus de justesse doctrinale, l’athéisme sauve aussi la foi de l’obscurantisme qui l’étouffe. En dénonçant ses chimères et ses faux dieux, il la renvoie à l’Évangile lui-même, par-delà les institutions chrétiennes et ecclésiales. Il y a bien en effet, comme le signale le titre d’un livre de Berdiaeff, la Dignité du christianisme et l’indignité des chrétiens. Ce dialogue avec l’athéisme est très tôt apparu chez Gagnebin comme une occasion de revenir aux sources même de l’Évangile, d’un Évangile libéré de ses carcans dogmatiques, celui d’un homme, Jésus le Christ, au service d’une existence à sauver, à rendre plus épanouie, à émanciper de ce qui l’aliène. Cet intérêt pour l’athéisme est ainsi étroitement lié à l’importance que l’auteur accorde depuis son premier livre, celui sur Gide, au christianisme social, c’est-à-dire à une prédication de la solidarité à l’égard de ceux qui ne sont rien, à un christianisme du combat pour la justice sociale, à une prédication du refus des aliénations et des résignations. D’une manière paradoxale, loin d’éloigner de la foi et de l’Évangile, la confrontation à l’athéisme est ce qui en rapproche…


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toujours aussi réfléchir aux modalités de cette pensée, à ce qui la provoque et à ce qu’elle-même entend provoquer. La théologie est toujours ainsi une anthropologie ; une réflexion qui met en corrélation quête de Dieu et quête de l’humain. Les deux ne sont-ils pas d’ailleurs toujours en recherche d’eux-mêmes ? Comme l’a souvent écrit Gagnebin, « avec », est le mot le plus important du christianisme. « Avec » est ce qui sauve de l’aliénation, de ce qui, étymologiquement, est sans lien, seul et isolé. « Avec », est l’histoire d’un christianisme incarné qui, loin de rejeter les « nourritures terrestres », s’en nourrit, et ose penser Dieu et l’humain dans ce qui les rend inséparables l’un de l’autre. « Joindre les mains, c’est rejoindre les autres », écrit Gagnebin. La formule est bien connue de ses lecteurs… Ces quatre livres constituent les « écrits de jeunesse » de Gagnebin. Nous les publions ici par ordre alphabétique d’auteur, mais André Gide nous interroge, fut le premier à être publié, et ce en 1961 (Cahiers de la Renaissance Vaudoise, Lausanne), Gagnebin a alors 22 ans. Albert Camus dans sa lumière, le sera en 1963 (Cahiers de la Renaissance Vaudoise, Lausanne). Paraîtra en 1968 Simone de Beauvoir ou le refus de l’indifférence (Fischbacher), puis, en 1972, Connaître Sartre (Éditions Resma-Centurion, réédité en livre de poche chez Marabout). L’auteur vouera toujours au commanditaire du premier de ces livres, l’éditeur suisse Bertil Galland, une reconnaissance sans faille pour son courage et cette inévitable prise de risque que constitue la publication d’un jeune inconnu. Écrits de jeunesse, ces ouvrages le sont en effet par l’audace qui pousse un étudiant à s’affronter à une telle série de monuments de la littérature et de la pensée. Ils le sont aussi à travers leur tonalité agréablement primesautière, ou par la passion fougueuse qui anime le souci de comprendre de son auteur. Les commentateurs de ses ouvrages ne s’y sont pas trompés, séduits qu’ils furent par ces écrits à la fois simples et profonds : un style qui restera la marque de fabrique des livres ultérieurs de Gagnebin. C’est Gilbert Guisan, seul de tous ses professeurs que ce dernier aura véritablement admiré, alors recteur de l’université de Lausanne et professeur de littérature française à la Faculté des Lettres - où


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Gagnebin y suivit une année de cours avant de faire des études de théologie – qui préfacera l’ouvrage sur Gide en en soulignant la richesse, l’inventivité et la justesse de l’analyse. C’est Jacques Chessex, Prix Goncourt en 1973 pour l’Ogre, qui consacrera un bel article au même ouvrage sur Gide. Les livres sur Beauvoir et Sartre furent publiés du vivant de leurs « sujets » de référence et furent commentés par eux. Beauvoir écrira ainsi à Gagnebin, dans une lettre de juin 1975, « avec quel intérêt et quel plaisir Sartre a lu votre essai sur lui ». Elle préfacera aussi le livre que Gagnebin lui consacre et conclut cette préface par ces mots incomparables : « On me lira mieux vous ayant lu. » 

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Écrits de jeunesse, ils sont aussi des écrits d’avenir. Ils le furent pour l’auteur lui-même. Ce que nous écrivions sur l’importance que revêt pour Gagnebin la confrontation avec l’athéisme, dit bien que ses premières lignes publiées ont tracé le sillon de toute sa pensée théologique future. Livres d’avenir, en tant qu’ouvrages de théologie qui ouvrent de nouvelles perspectives, qui permettent de penser Dieu et la foi autrement, d’une manière originale et, à certains égards, inattendue. Le Dieu de Gagnebin, celui qui nous reconnaît et nous met en question, celui de l’ouverture aux autres et de la solidarité, de la liberté fraternelle et de l’amour libre, ce Dieu insoumis que rien ne

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Il faut bien évidemment lire ces livres en les resituant dans le contexte de leur rédaction : celui de la Suisse et de la France des années 1960-1970. Les livres consacrés à Beauvoir, Camus, Sartre sont réédités tels quels. Seul le Gide a subi quelques retouches et deux coupures. Ce choix éditorial tient au fait que ces livres gagnent à être lus comme des textes contemporains, ou quasi contemporains, de leurs auteurs de référence. Ils restituent ce qui pouvait être pensé d’eux à leur époque. Les analyses ultérieures renouvelleront la lecture de ces quatre auteurs ; elles mettront en relief des aspects de leur pensée encore insoupçonnés et dissiperont peut-être certains malentendus. Datés, certes, – comme tout bon texte appartenant à son temps parce qu’il le marque et le raconte –, ces livres n’en restent pas moins actuels.


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saurait aliéner reste toujours et encore à retrouver et à méditer. La théologie de la culture qu’écrivent ces quatre livres constitue un témoignage saisissant de la geste théologique dans ce qu’elle peut avoir de plus généreux et de plus créatif : sa passion pour la nouveauté. La théologie de Gagnebin est de celle qui se défait de tout esprit de propriétaire, celle qui nous libère des rives rassurantes de l’attendu pour nous convier à celles de l’inattendu encore à venir, et qui lutte, aussi, pour que ce même inattendu soit possible contre la désespérance du déjà-connu comme seul horizon de la vie. Livres d’avenir, ces ouvrages le sont aussi en tant qu’ils ressortissent de la critique littéraire. Dans un article intitulé « Sartre et l’espoir », paru en 2003 dans la revue du Christianisme social, Autres Temps, Gagnebin faisait état des derniers textes de Sartre qui suscitèrent, quelques jours avant sa mort, une immense stupéfaction. Son article montre que les écrits sartriens publiés après son livre confirmaient avec force l’essentiel de ce qu’il y soutenait. De même, Beauvoir ne reniera jamais la pensée et les thèses fondamentales du « Deuxième sexe », même si elle deviendra de plus en plus féministe et abandonnera peu à peu « l’idée d’une révolution purement politique au profit de l’idée d’un combat spécifique des femmes pour une amélioration de leur condition », comme l’écrit Martine Reid (« Présentation » de : Simone de Beauvoir, La femme indépendante, Folio, Gallimard, 2008 , p.16). La vie aura éloigné Gagnebin de la critique littéraire et celui-ci le regrette. Nous savons qu’il est très attaché à ces quatre essais. Il aurait notamment aimé écrire des livres sur Simenon, Julien Green, ou encore Malraux, mais le temps lui a manqué, requis qu’il fut par la théologie et le pastorat. Liant critique littéraire et théologie, Gagnebin est l’héritier d’Alexandre Vinet (1797-1847), homme de lettres et théologien suisse dont la pensée s’est elle aussi confrontée aux écrivains de son temps. Une ancienne catéchumène qui consacrait un mémoire de maîtrise à Simone de Beauvoir, téléphona il y a peu à Gagnebin, en lui annonçant son amusement de lui avoir trouvé un homonyme… Elle ne savait pas et ne pouvait imaginer qu’il était, lui, l’auteur


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de Simone de Beauvoir ou le refus de l’indifférence ! La réédition de ces quatre livres les ramène dans l’actualité des auteurs traités et nous permet de redécouvrir ces grandes figures de la pensée que furent Gide, Camus, Beauvoir, Sartre. Elles nous font notamment découvrir un interlocuteur, l’athéisme, qui, chez ces auteurs, devient un monument de culture et une véritable fête de l’intelligence. Nous y retrouvons aussi la rigueur, la cohérence et la richesse de la pensée de Laurent Gagnebin, un penseur de la liberté. Raphaël Picon,

Paris, mai 2009

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théologien, doyen de la Faculté libre de théologie protestante de Paris, professeur de théologie pratique

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L’auteur et l’éditeur remercient Lucie Kaennel de son précieux travail pour la réédition en un volume de ces quatre ouvrages.


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Ce livre, a été mis en pages par Flandes Indiano Ltda à Santiago de Chile et achevé d’imprimer le  octobre  dans l’Union européenne à Mesnil-sur-l’Estrée (Eure, France) sur les presses numériques Book It ! de l’Imprimerie Nouvelle Firmin-Didot pour le compte de        , .

isbn : 978-2-911087-70-7 • 10/09


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