Laurent Gagnebin, Jean-Paul Sartre ou les Chemins du réalisme (1972)

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L au re nt Ga g n e bi n

l’athéisme nous interroge Beauvoir, Camus, Gide, Sartre

VAN DIEREN ÉDITEUR, Paris


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Lors de la première publication, le titre a été modifié en Connaître Sartre, pour s’insérer dans la collection « Connaissance du présent »


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Les chemins du réalisme  Les mots  Les choses et les hommes  Les autres  La foi  La mauvaise foi  L’engagement politique 


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

Cher Monsieur,

• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • SARTRE

S. de Beauvoir

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J’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre essai sur Sartre. Tout ce que vous dites me semble très juste et aidera certainement à le mieux comprendre. Merci pour toute l’amitié que vous nous manifestez dans notre lutte, et croyez à la mienne.


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Je pourrais dire, d’une formule simple, que la vie m’a appris la force des choses. Situations IX.

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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • SARTRE

L’œuvre de Jean-Paul Sartre est considérable ; cette importance difficilement contestable lui vient, premièrement, de sa riche diversité, deuxièmement, du rôle décisif qu’elle a joué et continue de jouer, aujourd’hui encore, dans l’histoire de la littérature et celle de la philosophie. Sartre a publié déjà une cinquantaine d’ouvrages – dont on connaît l’immense retentissement tant en France qu’à l’étranger. Les livres de Sartre appartiennent à des genres très différents que l’auteur semble maîtriser avec une égale aisance : théâtre, roman, essai, philosophie et critique littéraire. Cet univers complexe ne serait pas complet si l’on ne mentionnait pas aussi d’autres aspects de la vie de l’écrivain : journaliste, fondateur et directeur de la revue Les Temps modernes, reporter, scénariste et orateur. Cet homme de lettres est, en réalité, de plus en plus intéressé et saisi par la politique de son temps, au point qu’il est difficile de trouver Sartre dans son œuvre sans le chercher aussi dans ses engagements politiques successifs auxquels il a attaché, dans sa vie, une importance de plus en plus grande. Autant reconnaître que le présent livre n’a pas la prétention de tout dire, de tout résumer. L’Être et le néant, publié en , dépasse, avec ses   mots, les  pages ; Critique de la raison dialectique, qui a paru en , comporte, pour un nombre sensiblement égal de pages,   mots ; L’Idiot de la famille, gigantesque étude de critique littéraire consacrée à Flaubert et dont les trois tomes ont paru en  et , comprend près de   pages ! Ce ne sont là que trois œuvres dont un résumé, même succinct, dépasserait en volume les proportions de cet essai consacré pourtant à l’ensemble des livres de Sartre qui totalisent environ   pages. Il s’avère donc indispensable de souligner ici le caractère limité de notre entreprise : chercher à comprendre Sartre plutôt que de le


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porter aux nues ou le condamner, aller à la rencontre d’un homme dont la pensée reste, pour celui qui veut bien ne pas la travestir, une interrogation vivante et digne d’une très haute attention. Une sorte de fil d’Ariane dirigera nos recherches. Au lieu d’effleurer les multiples aspects d’une œuvre sans frontières, en courant le risque d’un survol trop superficiel, il nous a paru indispensable de faire un choix ; encore fallait-il que ce dernier ne fût pas arbitraire. La découverte progressive et fidèle que Sartre a faite de la réalité correspond à un itinéraire précis dont il est possible aujourd’hui de retrouver les jalons principaux. L’auteur a insisté fermement sur ce point à plusieurs reprises : la conquête d’un certain réalisme a été, sa vie durant, un combat essentiel livré à tous les niveaux, littéraire, philosophique et politique. Dans Le Monde du  avril , alors qu’il venait de publier le fameux essai autobiographique Les Mots, Sartre, interrogé par Jacqueline Piatier, affirmait notamment, en évoquant sa propre évolution : « Ce qui me manquait, c’était le sens de la réalité. J’ai changé depuis. J’ai fait un lent apprentissage du réel. J’ai vu des enfants mourir de faim. En face d’un enfant qui meurt, La Nausée ne fait pas le poids. » Ce « lent apprentissage du réel », c’est lui que nous aimerions retrouver et saisir dans sa progression fondamentale. En , dans une interview recueillie dans Situations IX, Sartre revenait à ce thème décisif du réalisme et affirmait : « Je pourrais dire, d’une formule simple, que la vie m’a appris la force des choses. » Cette expression reprend, on le sait, le titre donné par Simone de Beauvoir au troisième tome de ses Mémoires. L’expérience des deux écrivains a été, sur ce point, totalement la même ; la force des choses, c’est le poids des événements de l’histoire sur notre vie singulière, c’est la rencontre d’un univers concret et réel que la littérature est toujours tentée de transposer dans un monde finalement illusoire et gratuit, c’est l’expérience d’une liberté entravée, d’une liberté en situation, parce que l’homme est responsable de ce qu’on fait de lui, quand bien même sa liberté ne consisterait, en fin de compte, qu’à assumer une condition qu’il n’a, à proprement parler, ni voulue, ni choisie. 000


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • SARTRE • LES CHEMINS DU RÉALISME

Le réalisme de Sartre a d’abord été vécu à un niveau purement littéraire, sur un plan totalement étranger à l’univers politique. S’il fallait dire, en quelques mots, quel a été, par exemple, le progrès accompli par Sartre de L’Être et le néant à la publication de Critique de la raison dialectique, on pourrait affirmer très schématiquement, mais sans risque de se tromper, que l’auteur a passé d’une perspective essentiellement littéraire et psychologique à une perspective historique et sociologique, de la notion assez abstraite de liberté intérieure à celle plus réelle de liberté aliénée. Il suffit de relire les titres très imagés des premières œuvres de Sartre pour y trouver déjà cette volonté de rester attaché au monde concret, sans fuir dans l’idéalisme désincarné : La Nausée, Le Mur, Les Mouches. Ces livres auront très vite un immense retentissement et il n’est pas exagéré de dire que le scandale qu’ils produisirent fut une des causes essentielles de leur succès. Les années et une certaine accoutumance ont atténué les effets de cette tempête au point que l’on oublie ce qu’elle fut alors. Remarquons, en passant, qu’il en va toujours ainsi en littérature ; plus personne ne s’indigne à la lecture de La Terre et n’aurait l’idée de faire aujourd’hui le procès du naturalisme, pourtant très violent, de Zola. Sartre, lui, ne voulait pas du tout choquer pour le plaisir de scandaliser et d’être connu, contrairement à ce que l’on prétend encore à l’heure actuelle ; il voulait réagir contre une littérature trop souvent perdue dans les sables mouvants des spiritualités évanescentes, de l’intériorité exsangue, où tout était saisi avec des gants et dissimulé par des masques. Si certains ont pu être révoltés par le sujet des écrits sartriens, pourquoi ne l’avaient-ils pas été précédemment davantage par le fait que ces thèmes étaient, qu’on le voulût ou non, le lot de la réalité quotidienne ? Avait-on le droit de vivre et d’écrire en faisant comme si, en évoquant un monde truqué et tronqué ? L’avortement, l’homosexualité, la drogue, le racisme, la guerre, la prostitution ou la torture, sujets reprochés à l’œuvre de Sartre, appartiennent en fait à notre univers, tout autant que le dévouement, la justice, la pureté et l’héroïsme. Si, comme l’affirme Charles Moeller, l’œuvre de Sartre « contient un des plus visqueux amas de laideurs que l’on connaisse en littérature » 1, c’est


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parce que Sartre ne voulait pas tricher avec le monde qui lui apporta en premier, surtout à travers la guerre, cet amas et ces horreurs. Sartre a voulu montrer qu’il n’était pas facile de faire le bien, que le monde exigeait de notre part un perpétuel combat, un choix incessant, un dépassement de chaque instant vers un univers transformé, et qu’il nous appartenait, dans un monde coincé entre une réalité souvent obscure et une littérature exaltante nourrie de grands sentiments, de rétablir l’équilibre, de retrouver le sens du réel et d’essayer alors, mais alors seulement, d’avancer sur des chemins plus lumineux où il lui était permis d’écrire, comme il le fait en  : « Héroïsme, grandeur, générosité, abnégation, j’en demeure d’accord, il n’y a rien de mieux et, finalement, c’est le sens même de l’action humaine » (Les Écrits de Sartre, p. 658) 2. Dans son Saint Genet, Sartre a mis les choses au point dans une formule au langage aussi vert que lapidaire : « Pour ma part, je n’aime pas tant la merde qu’on le dit. » C’est là une profession de foi assez crue que le lecteur de Sartre ferait bien de méditer et prendre très au sérieux. Sartre ne cultive pas pour le plaisir un désespoir distingué, une délectation morose, comme on l’a injustement soutenu, mais il veut, au contraire, promouvoir une philosophie profondément humaine. 000 Il est frappant de constater que c’est très tôt, bien avant de publier ses œuvres maîtresses, que Sartre a recherché les effets d’un réalisme littéraire. Le livre monumental et passionnant publié par Michel Contat et Michel Rybalka, Les Écrits de Sartre, comporte, en appendice, une série imposante de textes de Sartre, souvent inédits, dont deux petits récits écrits en , à l’âge de dix-huit ans. Dans le premier de ces textes, « L’Ange du morbide », Sartre dépeint en ces termes une tuberculeuse : « Elle toussait à côté de lui, elle toussait d’une toux grasse qui commençait par un racle-

1 Charles Moeller, Littérature du XXe siècle et christianisme, t. II: La Foi en Jésus-Christ.

2

Sartre, Henry James, Martin du Gard, Malègue, Tournai, Casterman, 8e éd. revue, 1962, pp. 39ss. C’est sous cette forme que nous citerons dans le texte l’ouvrage de Michel Contat et Michel Rybalka, Les Écrits de Sartre. Chronologie, bibliographie commentée, Paris, Gallimard, 1970.


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ment insupportable du gosier pour finir en un clapotis glaireux, comme le bruit que ferait une vague de vaseline claquante ou une méduse s’écrasant sur du marbre. » Dans le second, intitulé « Jésus la Chouette », nous relevons, par exemple, cette comparaison : « Les boutonnières éraillées du veston semblaient des bordures d’yeux encroûtées de vieille femme. » Il y a dans ces pages un certain goût du baroque et une préciosité littéraire (utilisation de verbes tels que villégiaturer ou vermillonner) qui correspond bien à cet amour du mot rare et précieux qui ravissait le jeune Sartre ; il en viendra vite à plus de simplicité. Ce besoin de s’attacher à la réalité concrète, cette exigence consistant à transcrire le monde dans ses aspects les plus quotidiens, voire les plus repoussants, cette soif d’une expression stylistique nourrie d’images en quelque sorte sensibles et palpables, tout cela apparaît d’emblée à la première page du premier roman de Sartre : La Nausée ; il y a là une intention délibérée et très nette qui ne saurait être l’effet du hasard ; le héros, Antoine Roquentin, note en effet dans ses cahiers, et c’est ainsi que commence le livre : « Le mieux serait d’écrire les événements au jour le jour.Tenir un journal pour y voir clair. Ne pas laisser échapper les nuances, les petits faits, même s’ils n’ont l’air de rien et surtout les classer. Il faut dire comment je vois cette table, la rue, les gens, mon paquet de tabac, puisque c’est cela qui a changé. » Le récit qui suivra cette entrée en matière, qui constitue une véritable déclaration d’intention, tentera de nous retracer, à travers les choses, le cheminement d’une conscience. La Nausée est ainsi une aventure intérieure saisie par l’extérieur, pour autant que les notions d’intériorité et d’extériorité aient encore un sens dans une telle démarche ; on pourrait dire plus exactement, en restant fidèle à ce premier réalisme sartrien que l’auteur dépassera du reste, que la nausée insurmontable que connaît Roquentin va révéler peu à peu son corps à sa conscience. Quand, une année plus tard et à l’âge de trente-quatre ans, en , Sartre publie les nouvelles Le Mur, le réalisme littéraire de ses premières œuvres s’y trouve confirmé. Les images utilisées sont toujours très suggestives et ne manifestent pas un changement radical à ce niveau-là. Roquentin écrivait dans La Nausée, en parlant de l’Autodidacte : « Et puis il y avait sa main, comme


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un gros ver blanc dans ma main. » Sartre évoquait ainsi les yeux : « C’est vitreux, mou, aveugle, bordé de rouge, on dirait des écailles de poisson. » Le mur nous apporte aussi ses comparaisons réalistes ; il y est dit d’une tête qu’elle « avait l’air d’une poule bouillie » ; un baiser est évoqué ainsi : « Une bouche tiède et molle se colla contre la sienne, on aurait dit un bifteck cru. » Mais les nouvelles firent scandale, et surtout la première, par le vocabulaire très réaliste utilisé : langage vulgaire, argotique, langue de ceux qui ne font pas de phrases. Des mots tels que dégueuler, chialer, bousiller, bouffer, clamecer, pisser, crever de faim, con faisaient là leur apparition et provoquèrent un beau fracas et un scandale. La nouvelle « Intimité », loin de s’attacher à une peinture intimiste de l’être intérieur, comme son titre pouvait le laisser supposer en regard du langage philosophique et idéaliste d’alors, apportait des scènes d’une vie charnelle et sexuelle sans secret ni voile spiritualiste d’aucune sorte. Sartre bouleversait les traditions littéraires ; on voulait bien qu’il parlât de « ces choses », mais à la condition d’y mettre de l’« art » autour. Tout semblait s’écrouler : le fond et la forme. Cette affirmation de Roquentin, dans La Nausée, devenait véritablement celle de Sartre qui semblait en donner, par ses livres, une vivante illustration : « Je n’ai pas besoin de faire des phrases. J’écris pour tirer au clair certaines circonstances. Se méfier de la littérature. Il faut écrire au courant de la plume ; sans chercher les mots. » Que voulait Sartre en sortant aussi ostensiblement des sentiers battus ? Refuser les attitudes de fuite adoptées précisément par ses héros, rejeter l’hypocrisie. « Personne ne veut regarder en face l’Existence » (Les Écrits de Sartre, p. 69). Telle est la première phrase de la prière d’insérer qui accompagnait la publication du Mur. Ce livre valut à son auteur le Prix du roman populiste en avril . Les nouvelles, mal comprises, ont contribué à donner à Sartre une inexorable réputation d’obscénité. Leur exigence échappe à beaucoup : montrer la condition humaine à travers des attitudes qui en défigurent l’authenticité, exposer une vérité où la fiction se réfère au donné tel qu’il est et non tel qu’il pourrait être ; mais le livre, et c’est là où l’art intervenait réellement, ne s’édifiait qu’en pulvérisant le réel pour le faire renaître à une autre existence.


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • SARTRE • LES CHEMINS DU RÉALISME

On aurait tort de penser que le réalisme littéraire des premières œuvres de Jean-Paul Sartre corresponde exactement à cet « apprentissage du réel » dont il parlait plus haut. Il s’agit là d’une première étape aussi provisoire que contestée par son auteur. Le réalisme du Mur ou de La Nausée est précisément littéraire ; c’est un réalisme en trompe-l’œil qui reste au niveau du décor, mais auquel ne correspondent aucune action, aucun engagement réels. Quand Sartre, pendant la guerre qui le poussera à un revirement sur ce point, publie Les Mouches, en , la prière d’insérer de ce drame semble sensible à cette contradiction ; Sartre y écrit notamment à propos de la liberté qu’elle n’est pas « je ne sais quel pouvoir abstrait de survoler la condition humaine : c’est l’engagement le plus absurde et le plus inexorable » (Les Écrits de Sartre, p. 88). Il faut remarquer cependant que, malgré la portée plus nettement éthique et philosophique de l’œuvre, dont Oreste, le héros, représente la prise de conscience individuelle d’une liberté qui refuse toute mauvaise foi, Les Mouches est un drame où le réalisme toujours présent reste essentiellement livresque ; les mouches, ce sont les Érinnyes, les déesses du remords ; Sartre les appelle « suceuses de pus ». On pourrait facilement multiplier les citations réalistes. Cette description, où le Pédagogue désigne les mouches posées sur l’œil d’un idiot, suffira : « Elles sont douze sur son œil comme sur une tartine, et lui, cependant, il sourit aux anges, il a l’air d’aimer qu’on lui tète les yeux. Et, par le fait, il vous sort de ces mirettes-là un suint blanc qui ressemble à du lait caillé. » L’expérience de la guerre et la rencontre du communisme ont été décisives dans l’évolution de Sartre. Hugo, dans Les Mains sales publié en , représente l’idéalisme révolutionnaire ; il fait face, dans cette pièce, à Hoederer, tenant d’un réalisme révolutionnaire. Incontestablement, et Sartre l’a plusieurs fois souligné, les sympathies de l’auteur vont à Hoederer. C’est dans la bouche de ce dernier qu’il met des paroles essentielles qui montrent quelle direction prend maintenant nettement sa pensée. Depuis Les Mouches et Huis clos, le réalisme, qui reste le sien, perd de sa brutalité littéraire, gagne en sobriété stylistique, pour s’enrichir plus évidemment d’une dimension humaine.


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Le réalisme sartrien, c’est avant tout le respect de la réalitéhumaine. Ce respect n’est certes pas nouveau dans l’œuvre de Sartre, mais il prend là une dimension plus claire, plus directement pratique. À Hugo qui, dans Les Mains sales, fait l’apologie du Parti, de sa cause, et avoue s’intéresser davantage à ce que les hommes peuvent devenir qu’à ce qu’ils sont, Hoederer répond par des mots qui expriment fondamentalement un souci sartrien : « Et moi, je les aime pour ce qu’ils sont. Avec toutes leurs saloperies et tous leurs vices. J’aime leurs voix et leurs mains chaudes qui prennent et leur peau, la plus nue de toutes les peaux, et leur regard inquiet et la lutte désespérée qu’ils mènent chacun à son tour contre la mort et l’angoisse. Pour moi, ça compte un homme de plus ou de moins dans le monde. C’est précieux. » Ces paroles éclairent ce que nous avons appelé le réalisme de Sartre. On n’aurait rien compris à ce réalisme si on n’en percevait pas la dominante centrale : l’être humain. 000 Le réalisme littéraire de l’œuvre de Sartre s’accompagne d’une autre quête au niveau philosophique et politique. Parti des rivages de l’idéalisme brisé par l’expérience de la guerre, pour aller à la rencontre du marxisme, Sartre a, sa vie durant, cherché dans le réalisme une voie moyenne qui évitât les pièges de l’idéalisme facile et ceux d’un matérialisme trompeur réduisant l’homme aux dimensions d’un simple agrégat physique. Dans Les Mots, Sartre a voulu trouver dans son enfance la source de l’idéalisme aveugle qui a marqué, selon lui, ses premières années d’écrivain, idéalisme qu’il compare d’ailleurs à une véritable névrose. C’est dans et par les livres que le jeune Sartre a premièrement rencontré l’univers ; cette expérience fut si forte qu’elle conduisit Sartre du savoir à son objet, au point qu’il trouvait à l’idée plus de réalité qu’à la chose. Sartre avoue avoir confondu le désordre de ses expériences livresques avec le cours des événements réels et il précise : « De là vient cet idéalisme dont j’ai mis trente ans à me défaire. » Les mots furent ainsi pour Sartre enfant « la quintessence des choses » ; ayant découvert le monde à travers le langage de la littérature, Sartre prit longtemps ce langage pour le monde lui-même. Une telle démarche


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • SARTRE • LES CHEMINS DU RÉALISME

définit la totalité de l’idéalisme que l’écrivain combattra bientôt. Ses études universitaires de philosophie, au lieu de l’éloigner de l’idéalisme, l’y plongeront totalement. L’enseignement de la Sorbonne restait alors cartésien et néo-kantien ; il se présentait sous la forme d’un rationalisme idéaliste. Sartre refusera de voir dans la philosophie un ensemble de pensées sur la pensée, un système perdu dans des réflexions sans lien véritable avec le réel et sans prise sur lui. C’est la lecture de Husserl, Scheler, Heidegger et Jaspers, en , alors qu’il vivait un séjour d’un an à la Maison française de Berlin, qui permit à Sartre de rencontrer une nouvelle méthode philosophique, la phénoménologie ; cette dernière allait le confirmer dans sa contestation et lui permettre de mettre en cause, de manière fondée et rigoureuse, l’académisme des philosophes de la Sorbonne, leur idéalisme officiel et le « brouillard mou » de leurs pensées. En  Sartre publie L’Être et le néant. Cet imposant ouvrage, dont on reconnaît aujourd’hui l’importance dans l’histoire de la philosophie française, passa presque inaperçu à l’heure de sa parution. L’Être et le néant s’ouvre par ces mots significatifs : « La pensée moderne a réalisé un progrès considérable en réduisant l’existant à la série des apparitions qui le manifestent. » L’être, selon Sartre, ne se définit plus par une nature intérieure et secrète que dissimulerait son aspect extérieur. La phénoménologie est réaliste parce qu’elle se veut résolument descriptive : l’être n’y est que ce qu’il paraît ; le phénomène nous apprend que l’être et le paraître ne font qu’un. C’est là, sur les chemins du réalisme, un progrès considérable. Évoquant le bouleversement qu’apporta à sa pensée la découverte de la phénoménologie, Sartre écrit dans La Transcendance de l’ego : « Il y a des siècles […] qu’on n’avait senti dans la philosophie un courant aussi réaliste. » Sans aborder ici le détail d’une philosophie délicate et complexe, il nous faut simplement constater que ses représentants les plus qualifiés ont été, selon Sartre, l’occasion pour la pensée d’alors de retrouver les sentiers de la réalité : « Ils ont replongé l’homme dans le monde, ils ont rendu tout leur poids à ses angoisses et à ses souffrances, à ses révoltes aussi. » C’est là un tournant décisif. La phénoménologie, loin de se perdre dans la brume des idées, visait l’homme et les choses dans leur réalité terrestre et quotidienne.


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Face à l’idéalisme qui noie le réel dans la subjectivité ou, au contraire, nie toute subjectivité réelle au profit de l’objectivité, Sartre découvrait les chemins d’un réalisme possible. On comprend dès lors l’importance que revêtira, dans L’Être et le néant, une expression apparemment anodine, mais en fait minutieusement choisie : la réalité-humaine 3. Ce n’est pas l’Homme, grandeur abstraite, qui intéresse Sartre, son corps et son âme, c’est l’homme total situé dans le concret de l’histoire et de l’action, c’est la condition humaine, la réalité-humaine indécomposable. Il s’agissait pour Sartre, comme il l’écrit dans Questions de méthode, de réintroduire, au cœur même des concepts universels, « l’indépassable singularité de l’aventure humaine ». Sartre note encore très clairement dans le même ouvrage : « C’est la guerre qui fit éclater les cadres vieillis de notre pensée. La guerre, l’occupation, la résistance, les années qui suivirent. Nous voulions lutter aux côtés de la classe ouvrière, nous comprenions enfin que le concret est histoire et l’action dialectique. » Le réalisme de Sartre situe l’homme dans le monde, mais cet homme n’est pas saisi de manière immobile et statique. Êtredans-le-monde, selon une expression chère à Heidegger, ce n’est pas occuper une position pétrifiée, c’est au contraire vivre dans un perpétuel mouvement qui est prise de conscience du donné. « Ce n’est pas dans je ne sais quelle retraite que nous nous découvrirons : c’est sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes », écrit Sartre, en , dans un remarquable article consacré à la phénoménologie de Husserl et recueilli dans Situations I. Ce mouvement décisif est, selon le vocabulaire de Husserl, l’intentionnalité, sorte d’ouverture permanente au monde et à la réalité-humaine. Le réalisme apporté par la phénoménologie suppose donc le refus d’un certain positivisme défini comme une contemplation passive, objective, qui réduirait l’homme à un témoin impartial du monde concret. La phénoménologie inclut immédiatement dans son univers les notions d’engagement et d’action.

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On remarquera que le livre de Colette Audry consacré à Sartre et publié aux éditions Seghers en 1966 s’intitule précisément: Sartre et la réalité humaine.


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • SARTRE • LES CHEMINS DU RÉALISME

Ce souci de la réalité triomphera de manière très claire dans L’Être et le néant. Ce livre touffu, massif, apparemment impénétrable, a la réputation d’être purement et simplement inaccessible au lecteur même cultivé, réservé à quelques rares initiés. Sa lecture demande incontestablement un gros effort de concentration et un renouvellement important d’ordre terminologique ; il n’en demeure pas moins une entreprise vivante où foisonnent les exemples précis, les images suggestives, les analyses empruntées aux situations les plus concrètes de la vie quotidienne. Qu’on ne voie pas là un simple effort de clarification formelle de la part de l’auteur, mais bel et bien la réalisation d’une œuvre philosophique trouvant dans la réalité sa substance vraie et permanente. Les pages fameuses sur le garçon de café et le consommateur, le rocher dans la forêt et le promeneur, le champ de neige et le skieur sont beaucoup plus que de simples métaphores ; elles correspondent à ce souci fondamental d’une philosophie nouvelle, la phénoménologie et son réalisme, visant à situer l’homme et les choses dans leur existence concrète. Si la phénoménologie est une étape primordiale de Sartre sur les chemins du réalisme, il nous faudra reconnaître aussi, dans l’existentialisme, un repère décisif de cet itinéraire. L’existentialisme est une recherche philosophique qui, en regard d’un marxisme trop souvent dévoyé et oublieux de l’homme, veut précisément retrouver le règne de la subjectivité réflexive et de la volonté humaine. C’est dire que s’il refuse l’idéalisme, Sartre refuse encore, au cœur même de son réalisme, un certain matérialisme. L’homme ne peut être traité en objet ; le règne humain constitue « un ensemble de valeurs distinctes du règne matériel », écrit Sartre dans un livre au titre significatif : L’Existentialisme est un humanisme. L’existentialisme s’oppose au marxisme quand son matérialisme prend, par le biais d’une métaphysique dogmatique (la dialectique de la Nature), les allures de l’idéalisme et engloutit l’homme vivant dans l’idée, dans un système, dans une idéologie. L’existentialisme réaffirme la réalité de l’homme et « le cherche partout où il est, à son travail, chez lui, dans la rue », note Sartre dans Questions de méthode. Lutter contre la déshumanisation de l’homme à laquelle aboutit l’idéalisation abstraite d’une philosophie qui se veut pourtant


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matérialiste et se croit ainsi réaliste, telle est la tâche principale de l’existentialisme sartrien, tel est surtout le sens de son réalisme. L’existentialisme est une tentative mesurée et persévérante pour « reconquérir l’homme à l’intérieur du marxisme ». Il est impossible de conclure ce chapitre sans rappeler que Sartre, dans sa volonté de capter la réalité humaine dans sa totalité, s’est aussi profondément intéressé aux mondes de L’Imagination et de L’Imaginaire, titres successifs de deux livres parus en  et  ; L’Imagination est même la première œuvre publiée par Sartre ; ce livre lui fut demandé par le professeur Henri Delacroix, sous la direction duquel il avait écrit son diplôme d’études supérieures. L’Imagination représente en réalité l’introduction critique à L’Imaginaire que Sartre élaborera quelques années plus tard en reprenant une partie de son premier ouvrage, partie qui avait été refusée par l’éditeur d’alors (cf. Les Écrits de Sartre, p. 55). Il est inutile de résumer ici les thèses de l’auteur qui gardent d’ailleurs tout leur intérêt ; elles révèlent essentiellement en Sartre un homme soucieux de saisir la réalité dans tous ses aspects et de le faire de manière profondément novatrice et originale, en tenant compte, là aussi, de sa découverte toute récente de la phénoménologie. Même un livre consacré à L’Imagination, thème apparemment très abstrait, reste paradoxalement pour Sartre l’occasion d’avancer sur les chemins du monde concret ; l’œuvre s’ouvre d’ailleurs par cette phrase sobre et révélatrice à cet égard : « Je regarde cette feuille blanche posée sur ma table ; je perçois sa forme, sa couleur, sa position. » Sartre s’applique à montrer, dans L’Imagination, qu’il n’y a pas d’images à proprement parler dans la conscience, mais que l’image est déjà un certain type de conscience, un acte et non une chose. Sartre poursuit sa réflexion dans L’Imaginaire en insistant sur le fait que l’image n’est pas un état, mais un rapport supposé par la liberté humaine : celui de la conscience à l’objet. Cette image, d’autre part, est définie comme une réalité essentiellement absente et révélée en tant que telle par un support que Sartre appelle analogon. Les images ne sont pas des copies plus ou moins fidèles du réel ; elles sont, en quelque sorte, une existence saisie dans son absence. Ce monde de l’imaginaire n’est jamais resté étranger à la pensée


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Pour plus de clarté, nous désignerons le plus souvent L’Idiot de la famille par l’appellation de Flaubert. En plus des Séquestrés d’Altona, des crabes sont notamment mentionnés dans La Nausée, Le Mur, Les Mots.

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de Sartre. La Nausée, par exemple, relate un rêve assez extravagant ; la nouvelle « La Chambre », dans Le Mur, est une analyse et une évocation saisissantes de la folie. Sartre, dans une perspective psychanalytique qui l’a profondément marqué mais dont il n’accueille pas tous les tenants et aboutissants, raconte deux cauchemars dans l’étude monumentale qu’il consacre à Flaubert 4. Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’il renoue très nettement dans cette publication de critique littéraire, parue en  et , avec les thèmes fondamentaux de L’Imaginaire qui date de . Notamment dans le chapitre intitulé « L’enfant imaginaire », Sartre a expressément souligné le fait que sa vaste enquête sur l’auteur de Madame Bovary représentait, à certains égards, une suite aux réflexions de l’essai passé. Dans son livre sur Flaubert, il étudie en effet des personnages imaginaires, c’està-dire des gens qui, comme Flaubert, jouent des rôles, se fuient, « s’échappent à eux-mêmes » pour vivre dans un monde imaginaire en refusant de regarder la réalité en face. On retrouve ainsi, dans le Flaubert, le thème essentiel de la mauvaise foi, thème que nous analyserons en détail dans le chapitre éponyme du présent essai. Sartre essaie donc d’approfondir, à partir de l’œuvre et de la vie de Flaubert, le problème complexe des rapports entre le réel et l’imaginaire. On se rappellera, d’autre part, qu’en février  Sartre, désireux de pousser plus loin encore ses études sur l’imagination, se fit piquer, sous contrôle médical, à la mescaline. Il en résulta une dépression accompagnée d’hallucinations qui poursuivirent Sartre pendant des mois au point qu’il crut devenir fou : des poulpes et des crabes grouillaient derrière lui. Cette expérience marqua si profondément l’auteur que le crabe a pris dans son œuvre une importance à peine croyable ; la présence du crustacé devient même envahissante dans Les Séquestrés d’Altona 5.


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000 Il nous faut maintenant, en suivant la ligne directrice que nous tracent les chemins du réalisme dans la pensée de Sartre, pénétrer plus profondément dans cette œuvre, en dégager les aspects les plus significatifs. Toute prétention à une absolue objectivité serait illusoire ; il convient en effet de se rappeler ce que Sartre lui-même disait de la lecture et, indirectement, par conséquent, de la critique littéraire et de son effort créateur, quand il écrivait dans son essai « Qu’est-ce que la littérature ?» recueilli dans Situations II : « Il faut que le lecteur invente tout dans un perpétuel dépassement de la chose écrite. Sans doute l’auteur le guide ; mais il ne fait que le guider ; les jalons qu’il a posés sont séparés par du vide, il faut les rejoindre, il faut aller au-delà d’eux. » On pourrait dire ainsi, en traduisant un peu différemment cette affirmation de Sartre, que les questions posées par son œuvre sont finalement plus importantes que les solutions qu’elle propose. Les points d’interrogation sont autant de vides et d’appels que notre lecture et notre réponse viendront alors combler dans un dialogue qui se veut direct, positif et vivant.


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L’essence de la littérature est fondamentalement la communication. L’Idiot de la famille.

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Sartre a grandi au milieu des livres ; ils ont joué dans sa jeunesse, et même dans son enfance, un rôle si important et ont exercé sur lui, par leur seule présence, une telle influence, qu’il paraît difficile de trouver, dans l’histoire de la littérature française, un écrivain plus totalement immergé, dès les premières années de sa vie, dans l’univers des mots. De ces livres qui envahissent le bureau de son grand-père, Sartre a pu écrire dans Les Mots : « Je ne savais pas encore lire que, déjà, je les révérais, ces pierres levées : droites ou penchées, serrées comme des briques sur les rayons de la bibliothèque ou noblement espacées en allées de menhirs, je sentais que la prospérité de notre famille en dépendait. » La littérature et l’écriture devinrent ainsi très vite pour Sartre une véritable passion, et même un sacerdoce, une vocation. Les souvenirs d’enfance, qu’il publie en  avec Les Mots, nous retracent les différentes étapes de la découverte que Sartre a faite ainsi de la lecture d’abord et de l’art d’écrire ensuite ; enfanté par les livres, il naquit de nouveau le jour où les mots, les phrases, les œuvres des autres purent devenir ses mots, ses phrases, ses propres œuvres. « Écrivant, j’existais », affirme Sartre de manière significative. Fidèle à sa vision de la destinée humaine où l’homme se fait tout en étant fait, Sartre s’applique finalement à montrer dans Les Mots que son entourage, et plus particulièrement son grand-père, le jeta dans la littérature par le soin qu’il mit à l’en détourner. Sartre, disait l’aïeul, n’était pas doué pour la littérature ; l’écrivain reconnaît d’ailleurs la chose avec une simplicité désarmante : « Il est vrai que je ne suis pas doué pour écrire ; on me l’a fait savoir, on m’a traité de fort en thème : j’en suis un ; mes livres sentent la sueur et la peine, j’admets qu’ils puent au nez de nos aristocrates ; je les ai souvent faits contre moi, ce qui veut dire contre tous, dans une contention


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d’esprit qui a fini par devenir une hypertension de mes artères. » Si seulement les écrivains soi-disant doués pour les lettres avaient toujours écrit avec autant de bonheur que Sartre qui ne l’était pas ! Le récit autobiographique de Sartre n’est pas une pure et simple relation d’ordre historique ou événementiel. Cette œuvre apporte une analyse serrée, pénétrante et très profonde de son enfance ; il est plus important d’en déchiffrer le sens et la portée générale que d’y puiser des anecdotes et d’y trouver des histoires ou des souvenirs. C’est toute sa première jeunesse que Sartre interprète à la lumière de sa philosophie présente. Il décrit là une aventure singulière : l’histoire d’un enfant qui, péniblement arrivé sur les rivages de l’athéisme, ne voulut pas perdre, avec l’absence de Dieu qui peut justifier chacune de nos actions, sa raison d’être et de vivre. Ces mémoires nous présentent ainsi l’expérience d’un homme sans Dieu, qui, ne supportant pas de se sentir de trop, se désirait nécessaire et justifié. Sartre imagina qu’il était mandaté de manière absolue et totale pour être écrivain et délivrer un message. Il cultiva ainsi, sans le savoir, le culte de la littérature ; cette dernière devait remplacer dans la vie et la conscience de Sartre la place laissée vide par la religion ; elle devait surtout lui restituer ce bonheur sécurisant et illusoire que la perte d’un paradis venait de lui arracher définitivement. « Par besoin de justifier mon existence, j’avais fait de la littérature un absolu », affirme Sartre dans une interview de  (Les Écrits de Sartre, p. 386). Ce n’est que trente ans plus tard que l’auteur prit conscience de sa duperie : il n’était pas prédestiné, il fallait accepter d’être un homme comme les autres, un écrivain sans mission sacro-sainte, un voyageur sans billet que personne n’attendait nécessairement à la gare. Sartre était entré dans la littérature comme d’autres entrent dans les ordres : « Prélevé sur le catholicisme, le sacré se déposa dans les Belles-Lettres », affirmet-il avec ironie dans Les Mots. Telle est, selon lui, l’histoire d’une « longue, amère et douce folie », l’histoire d’une « névrose ». Il est intéressant de constater que Simone de Beauvoir avait, avant l’auteur des Mots, dénoncé, dans le premier tome de ses Mémoires, cette absolutisation de la littérature et ce culte de l’écrivain que connut Sartre pendant de nombreuses années.


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Cette clairvoyance n’étonne pas sous la plume de celle qui eut toujours le courage patient et obstiné de la lucidité. Dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, elle dit de Sartre étudiant qu’il cherchait un « salut » dans la littérature, qu’il se croyait le dépositaire de « vérités révélées » et qu’il pensait avoir « pour mission de les imposer au monde ». 000

Cf. infra, dans le présent essai sur Sartre, le chapitre sur «Les autres».

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La littérature, telle que la comprend Sartre, est avant tout relation à l’autre et communication. C’est là la forme première d’une importante responsabilité. L’artiste s’engage, quand il sait et se rappelle que son œuvre n’est pas une réalité en soi, une donnée passive et indépendante, mais qu’elle s’inscrit dans un contexte précis, qu’elle ne vit que dans une perpétuelle relation. L’œuvre d’art conduit en effet à un dialogue : le tableau aura des spectateurs, le morceau de musique des auditeurs et le livre ses lecteurs. Il s’agit là peut-être d’une évidence, mais les vérités premières sont souvent les dernières découvertes. Un tel point de vue confère au créateur une lourde responsabilité qu’il aime à se cacher. Parler de littérature engagée, c’est donc premièrement, selon Sartre, écrire pour des lecteurs, pour des hommes. C’est ainsi que l’œuvre d’art s’inscrit d’abord dans la perspective du réalisme et qu’elle échappe à toute gratuité ; elle correspond essentiellement à une soif de communication ; elle lutte contre la séparation. Le langage, déjà, n’est « rien que l’existence en présence d’autrui », note Sartre dans Situations I. Dans Saint Genet, où le thème de la rencontre de l’autre est central, il écrira que « la prose naît de l’intention de communiquer ». Ou encore : « Vous n’êtes pas vraiment seul tant que vos pensées sont communicables… ». Une conception aussi ferme et optimiste de la littérature a permis à Sartre d’élaborer toute une philosophie positive et constructive de la relation à l’autre. On fera bien de s’en souvenir et de renoncer, une fois pour toutes, au mythe selon lequel Sartre aurait résumé sa propre pensée dans la fameuse affirmation de Huis clos, que l’on n’a que trop citée : « L’enfer c’est les autres » 6.


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Autant dire tout de suite que réduire la morale de Sartre, en matière d’altérité, à cette expression pour le moins sommaire et totalement détachée de son contexte, c’est faire délibérément acte de mauvaise foi et manifester un refus assez révoltant de toute compréhension véritable du point de vue de Sartre sur cette question. Quand l’écrivain choisit de dévoiler le monde par ses écrits, il le fait pour d’autres hommes et non pour son plaisir personnel. Il nous invite ainsi, du même coup, à prendre nos responsabilités devant cet univers qu’il nous révèle. « C’est l’effort conjugué de l’auteur et du lecteur qui fera surgir cet objet concret et imaginaire qu’est l’ouvrage de l’esprit. Il n’y a d’art que pour et par autrui », écrit Sartre dans « Qu’est-ce que la littérature ?» Puisque le livre n’est pas achevé tant qu’il n’a pas de lecteurs, puisque l’artiste confie à un autre le soin d’accomplir ce qu’il a commencé, tout ouvrage littéraire est un « appel », selon un terme cher à Sartre et Simone de Beauvoir. « Écrire, c’est faire appel au lecteur pour qu’il fasse passer à l’existence objective le dévoilement que j’ai entrepris par le moyen du langage » (Situations II), écrit Sartre. Cet appel est principalement un appel lancé « à la liberté du lecteur », une invitation à une collaboration qui n’a rien de facultatif. Cette visée sartrienne devient alors la source d’une conception vivante de la liberté conçue comme un rapport et un échange mutuels. L’écrivain ne découvre sa liberté que dans une perpétuelle reconnaissance de celle d’autrui : « Ainsi la lecture est un pacte de générosité entre l’auteur et le lecteur ; chacun fait confiance à l’autre, chacun compte sur l’autre, exige de l’autre autant qu’il exige de luimême […]. Ainsi ma liberté en se manifestant dévoile la liberté de l’autre » (Situations II). Les livres, saisis dans une relation incessante et une action toujours renouvelée, sont conçus par Sartre comme une véritable entreprise et non comme une chose inerte, opaque, livrée à la passivité d’autrui. Pour être bien compris, ce mot d’« entreprise » doit être aussitôt rattaché à une notion continuellement défendue par Sartre, celle de littérature engagée. 000


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Avec l’expérience de la guerre, nous l’avons déjà souligné, Sartre a définitivement quitté les chemins qu’il considère comme sans issue de l’idéalisme pour ceux qu’il estime plus prometteurs du réalisme. C’est en se heurtant à la violence et en faisant l’apprentissage de la laideur que toute une génération a découvert avec stupeur ce que Sartre appelle l’historicité. L’historicité, c’est à la fois notre condition façonnée par des événements extérieurs et contraires, et notre vie perçue dans sa finitude, son caractère fugitif, mais unique. Il s’agit donc bien là de ce que Sartre nomme « un mélange amer et ambigu d’absolu et de transitoire » (Situations II). Par la guerre, une destruction totale était possible et rappelait à chacun le privilège incomparable d’une existence saisie simultanément dans sa « densité irréductible » et sa fragilité dérisoire. L’absoluité de ma vie se fondait, en quelque sorte, sur son possible anéantissement. La guerre et la mort acculèrent certains écrivains d’alors à une littérature de l’historicité où l’absolu était à découvrir au sein même de la relativité. L’entreprise qui illustre le mieux la volonté sartrienne de vivre une littérature engagée est la fondation, en octobre , de la revue Les Temps modernes. La présentation de cette nouvelle collection fut faite par Sartre dans le premier numéro. Ce texte, qui sera recueilli dans Situations II, reste une charte très importante à laquelle il convient de se référer maintenant. L’intention de Sartre était, avec Les Temps modernes, de fuir la tentation de l’irresponsabilité. L’écrivain donne un sens à ce qu’il écrit et ce sens force l’auteur, souvent malgré lui, à sortir de sa tour d’ivoire. Sartre affirmait alors : « Puisque l’écrivain n’a aucun moyen de s’évader, nous voulons qu’il embrasse étroitement son époque ; elle est sa chance unique : elle s’est faite pour lui et il est fait pour elle. » L’écrivain voudrait-il tirer son épingle du jeu, rester muet, sa passivité même aurait une influence, des conséquences, et se transformerait ainsi en action. L’écrivain est en situation : sa parole ou son silence ont un poids. Puisqu’il y a action de toute façon, autant donc la choisir et la choisir volontairement. L’écrivain engagé lutte, écrit pour ses contemporains ; c’est au cœur des combats sociaux et politiques qu’il lui appartient de


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trouver et révéler de vraies valeurs. « Bien loin d’être relativistes, nous affirmons hautement que l’homme est un absolu. Mais il l’est à son heure, dans son milieu, sur sa terre. » Sartre veut retrouver ainsi la fonction sociale de la littérature ; la revue défendra, par exemple, « l’autonomie et les droits de la personne ». Est-ce à dire, comme on l’a souvent cru, que l’artiste engagé est invité à mépriser le style et la forme, à proscrire toute poésie ? Sartre ne l’a jamais prétendu, mais il a simplement voulu rappeler que ce style et cette forme ne seraient rien s’ils n’étaient qu’un cadre creux et gratuit sans répondant réel dans la vie et dans l’histoire des hommes. Sartre donnait alors pour conclusion à son article ces lignes significatives : « Je rappelle, en effet, que dans la littérature engagée, l’engagement ne doit, en aucun cas, faire oublier la littérature et que notre préoccupation doit être de servir la littérature en lui infusant un sang nouveau tout autant que de servir la collectivité en essayant de lui donner la littérature qui lui convient. » Ces lignes très claires semblent avoir été oubliées par ceux qui ont alors reproché à Sartre et ses amis de sacrifier totalement l’art à l’engagement. Ce n’est pas parce que l’on n’a plus le culte de l’écriture que l’on en conclut pour autant qu’il soit indispensable d’écrire le plus mal possible ; Sartre notera encore dans « Qu’est-ce que la littérature ?», en précisant son point de vue : « On n’est pas écrivain pour avoir choisi de dire certaines choses mais pour avoir choisi de les dire d’une certaine façon. » En assumant la ligne d’une littérature résolument engagée, Sartre progressait ainsi sur les chemins du réalisme. Il décidait d’écrire pour son époque, mais il sut aussi ne pas s’enfermer en elle. Écrire pour son temps, ce n’est pas le transcrire passivement, c’est l’accueillir tel quel ou le changer, c’est donc le dépasser vers l’avenir ; cet effort et ce mouvement seuls permettent à l’écrivain engagé de s’inscrire profondément au cœur de la réalité-humaine et du présent. 000 L’œuvre de Sartre comporte un aspect essentiel, trop souvent ignoré, et dont la qualité exceptionnelle et l’originalité profonde font de lui, non seulement un maître en la matière, mais un créa-


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Francis Jeanson, Sartre par lui-même, Paris. Seuil, 1955, p. 11.

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teur au sens plein de ce mot ; nous voulons parler de sa critique littéraire. Sartre s’est principalement fait connaître par son théâtre, où l’auteur, du reste, nous semble infiniment plus à l’aise que dans le roman ; l’inachèvement des Chemins de la liberté, dont le quatrième tome ne paraîtra jamais et dont Sartre lui-même ne semble pas être très satisfait, indique bien que la préférence de l’auteur va à son œuvre théâtrale plutôt que romanesque. Le théâtre de Sartre, comme le rappelait Francis Jeanson, a le mérite d’illustrer et mettre en scène « la quasi-totalité des thèmes sartriens » et permet de « dégager le mouvement essentiel de la pensée sartrienne 7 ». Pourtant il nous semblerait encore préférable de suivre et retrouver Sartre au cœur de sa critique littéraire. C’est là, en effet, que la pensée de Sartre connaît sa force et sa plénitude, son expression la plus riche, que son génie créateur est le mieux révélé et servi. Les œuvres de critique littéraire, chez Sartre, atteignent une telle perfection qu’elles dépassent la simple relation fidèle et pénétrante pour se hausser véritablement au niveau de la création romanesque : à la compréhension de l’auteur étudié, s’ajoute, en réalité, une part décisive de création personnelle, où la fiction s’appuie sur des hypothèses très minutieusement et rigoureusement échafaudées. Genet ou Flaubert, dans les livres que Sartre leur consacre, sont autant les auteurs bien connus du Balcon ou de Madame Bovary que des personnages de roman façonnés par l’invention créatrice de Sartre. Saint Genet, avec ses  pages publiées en , est d’ailleurs un livre-témoin aussi important dans la pensée philosophique de Sartre que L’Être et le néant ou Critique de la raison dialectique ; ce livre constitue même, entre les deux ouvrages, l’indispensable trait d’union qui les relie l’un à l’autre. C’est, par exemple, dans cet ouvrage de critique littéraire que Sartre a probablement exposé avec le plus de clarté et de vérité les lignes principales de sa morale et sa conception de la liberté. On n’oubliera pas non plus que le Flaubert a paru, chez Gallimard, dans le cadre d’une collection philosophique et non littéraire ; il y a là une intention délibérée. La correspondance constatée entre la critique littéraire de Sartre et le roman est si frappante que c’est bien la méthode, utilisée déjà


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dans la nouvelle intitulée « L’Enfance d’un chef », que Sartre reprendra successivement pour ses ouvrages de critique. Il excelle alors dans le portrait en remontant à la genèse d’une pensée saisie, précisément, à la source première de l’« enfance » 8. Ainsi « L’Enfance d’un chef », en , où Sartre démonte le mécanisme de la mauvaise foi et expose le processus imperceptible qui y conduit de l’enfance à la condition adulte, Réflexions sur la question juive, en , où Sartre brosse, dans la première partie, avec finesse et un art éblouissant, le portrait de l’antisémite, Baudelaire, en , où l’auteur expose, avec un peu trop de schématisme, cette vérité essentielle qui conclut son étude et selon laquelle « le choix libre que l’homme fait de soi-même s’identifie absolument avec ce qu’on appelle sa destinée », Saint Genet, en , où Sartre indique comment et pourquoi l’homme est toujours responsable de ce qu’on a fait de lui, Les Mots, en , où l’écrivain analyse et condamne sa névrose passée en revenant aux sources de sa vie, L’Idiot de la famille, en  et , où Flaubert est restitué vivant dans la totalité de sa personne et de son temps dans une sorte de roman vrai où l’homme se découvre sous les traits d’un « universel singulier », sont autant de chefs-d’œuvre où Sartre donne la pleine mesure de son génie créateur et nous présente, avec le plus de fougue et de générosité, ce visage passionné de l’humain qui est le sien. Car c’est bel et bien à la rencontre totale de l’homme, à notre rencontre par conséquent et à la sienne aussi, que Sartre s’avance dans chacun de ses livres de critique littéraire. Ce phénomène est fondamental. Une même veine relie tous ces ouvrages ; ils ont été écrits à l’aide de méthodes que Sartre ne cessera de travailler et qu’il a conduites à plus de perfection encore dans l’œuvre essentielle publiée sur Flaubert. Quelles sont ces méthodes ? Elles proviennent de la psychanalyse d’une part et du marxisme d’autre part, accueillis précisément par Sartre non comme des doctrines, dont il refuse le dogmatisme, mais comme des méthodes, dont il a su voir la force et

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«Sans la petite enfance, c’est peu dire que le biographe bâtit sur le sable: il construit sur la brume avec du brouillard» (Flaubert).


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conjuguer heureusement les avantages. Les œuvres de critique littéraire de Sartre montrent excellemment, par le biais d’une visée existentielle, « les limites de l’interprétation psychanalytique et de l’explication marxiste », parce que « seule la liberté peut rendre compte d’une personne en sa totalité », comme il l’écrit dans Saint Genet ; son but est donc à la fois humain, rencontrer des hommes, et méthodologique, en le faisant par des voies originales et nouvelles. L’homme, et c’est l’apport de la psychanalyse, s’explique partiellement, mais de manière fondamentale, par son enfance ; il faut encore, pour le comprendre, le saisir avec la totalité de son environnement historique et sociologique, et c’est l’apport du marxisme. Ce dernier oublie que l’adulte, avant d’avoir un travail, a eu des parents dont l’importance et le rôle dans l’existence humaine ne sont pas facultatifs, comme il le soulignera fortement dans un livre au titre significatif et dont le Flaubert prolonge en réalité la réflexion : Questions de méthode. En combinant ainsi des analyses de type psychanalytique et marxiste, Sartre veut montrer, dans ses ouvrages de critique littéraire, comment une certaine enfance et une certaine société façonnent un écrivain capable d’assumer un jour comme une libre destinée, à travers ses livres et son art, un destin qui semble pourtant lui avoir été totalement imposé de l’extérieur. Remarquons, en passant, que cette double méthode sera, de manière assez évidente, aussi utilisée pour la composition de la dernière pièce de Sartre : Les Séquestrés d’Altona ; l’auteur insistera là sur l’ambiguïté tragique de toute existence façonnée par l’extérieur et pourtant appelée à se reconnaître entièrement responsable. En faisant ainsi jouer l’une avec l’autre, avec toujours plus d’habileté, comme en témoigne le Flaubert, la démarche psychanalytique et l’analyse marxiste, Sartre a voulu donner un contenu concret à ce qui n’était, dans sa pensée philosophique, qu’une réflexion purement théorique. Un tel effort s’inscrit incontestablement dans cette recherche du réalisme qui caractérise toute l’œuvre de Sartre. Chaque écrivain reste ainsi simultanément pour lui une individualité originale, sans pareille, et une personnalité totalement représentative de son époque. Dans l’homme, le développement de la personne et celui de l’histoire se rencontrent et il


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appartient au critique littéraire de révéler la part des choses et la jonction essentielle de ces deux mouvements. On pressent ce qu’une telle méthode, aussi riche et complexe, dont Sartre reste à l’heure actuelle le seul représentant qualifié, pourrait donner, appliquée, avec la pénétration d’esprit et la rigueur qui sont les siennes, à son œuvre, à sa vie, à sa pensée, par un critique littéraire qui n’existera, hélas, probablement jamais.


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Car l’homme, vois-tu, est toujours beaucoup plus que ce qu’il est. « Bariona, ou le Fils du tonnerre ».

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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • SARTRE

Ce qui frappe le plus le lecteur de Sartre, c’est l’extrême importance des choses dans son œuvre. Qu’il s’agisse de la feuille blanche à la première page de L’Imagination ; du galet au début de La Nausée ; de l’extraordinaire description – digne d’une anthologie – d’un rahat-loukoum dans Le Mur ; du rocher dans la forêt, illustrant, dans L’Être et le néant, notre liberté entravée ; du bronze de Barbedienne posé sur la cheminée dans Huis clos ; les choses sont là, partout présentes, toujours envahissantes, et simultanément pesantes, inutiles, sourdes à nos appels. Les Choses, tel est le titre d’un récit de Georges Perec consacré au monde de la société de consommation, au problème latent d’un certain matérialisme ; ce livre appartient à l’école du nouveau roman. Dans l’œuvre de Sartre, les choses ne sont pas, comme ici, minutieusement, voire parfois fastidieusement, décrites, selon une méthode littéraire dont Robbe-Grillet demeure le chef de file. Il nous faut en effet reconnaître que Sartre ne parle des choses que dans la relation étroite qu’elles entretiennent avec un monde humain ; elles n’existent pas sans l’homme et sont saisies dans le rapport qui les unit à notre conscience. Elles ne sont ce qu’elles sont que parce qu’un homme les regarde et les pense. Sartre ne livre pas les choses dans la perspective d’une analyse scientifique et prétendument objective de la réalité, mais il nous les montre captées dans l’univers de la réalité humaine, comprises d’un point de vue psychologique. Les choses n’existent que dans la mesure où mon esprit les fait vivre et les révèle. L’artiste, en général, ou l’écrivain, en particulier, imposent l’ordre de l’esprit au désordre de l’univers sensible ; les hommes sont ainsi les « détecteurs de l’être » sans en être les « producteurs » et Sartre de préciser sa pensée dans « Qu’est-ce que la littérature ?»: « Ce paysage, si nous nous en détournons, croupira sans témoin dans


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sa permanence obscure. » C’est ainsi notre présence au monde qui dévoile la réalité concrète et lui permet d’exister. « Chacune de nos perceptions s’accompagne de la conscience que la réalité humaine est dévoilante, c’est-à-dire que par elle il y a de l’être, ou encore que l’homme est le moyen par lequel les choses se manifestent », écrit Sartre dans « Qu’est-ce que la littérature ?» 000 Nous avons déjà évoqué le réalisme « littéraire » de Sartre, réalisme dont les titres très précis de ses premières œuvres constituent le témoignage le plus évident : La Nausée, Le Mur, Les Mouches. Ce réalisme prend parfois dans son œuvre des dimensions surprenantes, surtout quand Sartre procède à une sorte de matérialisation, de chosification de données apparemment plus abstraites que concrètes; les idées, les mots deviennent ainsi un monde mouvant et réel auquel se heurte, au sens total de ce vocable, l’esprit humain. Le titre très sobre des souvenirs d’enfance de Sartre, Les Mots, indique bien qu’il trouvait jadis dans l’écriture et dans les phrases une vie presque sensible et palpable ; les livres de sa première jeunesse lui parlaient réellement. « Des phrases en sortaient qui me faisaient peur : c’étaient de vrais mille-pattes, elles grouillaient de syllabes et de lettres, étiraient leurs diphtongues, faisaient vibrer les doubles consonnes ; chantantes, nasales, coupées de pauses et de soupirs, riches en mots inconnus, elles s’enchantaient d’elles-mêmes et de leurs méandres sans se soucier de moi », écrit Sartre dans ses mémoires. Dans le même livre, il parle de vocables « durs et noirs », compare un « vilain mot » découvert sur un mur de l’école à un repoussant cancrelat: « Ce cafard accroché à la muraille, je ne voulais pas qu’il me sautât dans la bouche pour se métamorphoser au fond de ma gorge en un claironnement noir. » Plus loin, les mots que les adultes cabotins adressent à l’enfant deviennent de véritables « bonbons ». À la lecture de tels textes, il faut se rappeler que l’idéalisme du jeune Sartre consista précisément à lui faire prendre l’écriture et les livres pour la réalité première et fondamentale ; son réalisme « littéraire » n’était alors qu’une forme subtile et déguisée de l’idéalisme. Ce besoin de façonner les mots à la manière d’un objet et de les noyer dans l’univers des choses restera une caractéristique des


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Le monde des objets est un monde anonyme, inanimé et impersonnel ; il donne souvent une coloration très grise au style de Sartre dans La Nausée et Le Mur où les formules vagues doivent exprimer cette neutralité de l’objet à la fois présent et insaisissable. Des expressions telles que « quelque chose », « c’est », « ça », « cela » fourmillent ainsi dans La Nausée. Les pages fameuses consacrées à la banquette du tramway de Saint-Élémir sont, à cet égard, un modèle du genre ; les « choses » y sont ainsi évoquées : « Elles sont là, grotesques, têtues, géantes et ça paraît imbécile de les appeler des banquettes ou de dire quoi que ce soit sur elles : je suis au milieu des choses, les innommables. Seul, sans mots, sans défense, elles m’environnent, sous moi, derrière moi, au-dessus de moi. Elles n’exigent rien, elles ne s’imposent pas : elles sont là. » Les choses se définissent ainsi par une présence opaque, pesante, simultanément proche et étrangère, totalement gratuite et absurde, c’est ce que Sartre appelle leur

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premières œuvres de Sartre. Dans La Nausée, Roquentin déclare par exemple : « J’ai senti le mot qui se dégonflait, qui se vidait de son sens avec une rapidité extraordinaire. » Ève, dans Le Mur, regarde Pierre qui vient de bredouiller pour la première fois au cœur de la folie qui le gagne ; elle a l’impression que « le mot avait coulé hors de sa bouche, long et blanchâtre ». Ailleurs, elle compare les paroles de Pierre à « une substance molle et informe ». Lucien, le héros de la nouvelle intitulée « L’Enfance d’un chef », écoute l’abbé Gerromet parler avec lenteur et déclare : « Les mots avaient l’air beaucoup plus longs dans sa bouche que dans celle des autres personnes, on aurait dit qu’il les suçait un peu comme des sucres d’orge, avant de les laisser passer. » Quand Bergère analyse l’état de Lucien et le traduit par le « désarroi », le jeune homme éprouve physiquement la réalité de cette expression : « Désarroi : le mot avait commencé tendre et blanc comme un clair de lune, mais le oi final avait l’éclat cuivré d’un cor. » On pourrait multiplier les exemples, mais il convient de passer maintenant de ces images à la réalité, de chercher à comprendre la place exacte qu’occupent les choses dans l’univers sartrien.


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être-là ; tel est bien leur mode d’existence. D’une petite ligne d’ombre qui court le long de la banquette du tramway d’un air un peu mystérieux rappelant un sourire, Roquentin affirme encore dans son journal : « Je sais très bien que ça n’est pas un sourire et cependant ça existe, ça court sous les vitres blanchâtres, sous le tintamarre des vitres, ça s’obstine sous les images bleues qui défilent derrière les vitres » (nous soulignons). Le monde inanimé nous offre sans cesse le spectacle d’une nature morte et pourtant très fortement présente. Les objets sont là, indifférents, plongés dans un univers aveugle et sourd qui nous engloutit et nous repousse à la fois. Cette inutile épaisseur des choses, il appartient à l’homme de lui donner un sens, comme nous l’avons souligné en tête de ce chapitre ; l’être-là immotivé des objets doit être surmonté par un acte volontaire de la conscience qui les appelle à l’existence, de notre regard qui les situe par rapport aux hommes, leur trouve une place et les recrée en quelque sorte toujours à nouveau. La chose se présente ainsi d’abord à nous dans la plénitude gratuite et sans faille. Le style du Mur s’inscrit dans le sillage de celui de La Nausée ; à la première page déjà, nous trouvons des expressions traduisant la grisaille d’un monde anonyme et pourtant étrangement présent : « on nous poussa », « je vis une table et quatre types », « on avait massé les autres prisonniers dans le fond », « c’était nerveux », « ça dura près de trois heures », « je trouvais ça plutôt agréable » (nous soulignons). Un certain climat accompagne nécessairement ce monde des choses. Il s’agit alors d’une atmosphère, d’une impression lancinante qui, dans La Nausée, se confond avec les objets. L’aventure de Roquentin, par exemple, est une lente et insinuante métamorphose de toutes ses sensations ; cet ensemble d’impressions très concrètes constitue la nausée ; l’homme et les choses sont à ce point solidaires et liés qu’il est impossible de dire exactement si c’est le monde ou le héros qui a changé. La réalité tout entière, hommes et choses, est ainsi plongée dans une nausée qui marque aussi bien notre état d’âme que l’univers sensible. Il faudrait revenir très longuement à chacun des objets qui, dans l’itinéraire de Roquentin, représentent une étape de son saisissement nauséeux. Il y a premièrement ce galet subitement lâché


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • SARTRE • LES CHOSES ET LES HOMMES

que Roquentin, au bord de la mer, avait voulu lancer pour faire un ricochet : « Maintenant je vois ; je me rappelle mieux ce que j’ai senti, l’autre jour, au bord de la mer, quand je tenais ce galet. C’était une espèce d’écœurement douceâtre. Que c’était donc désagréable ! Et cela venait du galet, j’en suis sûr, cela passait du galet dans mes mains. Oui, c’est cela, c’est bien cela : une sorte de nausée dans les mains. » Il y a, ensuite, le verre de bière qui jette mystérieusement le trouble et la peur dans l’esprit du héros, et cela de manière incompréhensible et paradoxale, comme il le reconnaît lui-même : « Les objets, cela ne devrait pas toucher, puisque cela ne vit pas. » Il faut citer encore les bretelles mauves d’Adolphe dans le bar que fréquente régulièrement Roquentin ; ces bretelles prennent subitement vie ; elles sont personnalisées ; leur couleur, par exemple, hésite entre le bleu et le violet : « On a envie de leur dire : allez-y, devenez violettes et qu’on n’en parle plus. Mais non, elles restent en suspens, butées dans leur effort inachevé. » Roquentin comprend une fois de plus que la nausée n’est pas en lui, mais qu’elle est collée à ces bretelles, comme il la ressentait plaquée sur le galet ou confondue avec le verre de bière. Quel est le sens exact d’un tel cheminement de la conscience ? La nausée, c’est en fait l’existence qui se dévoile. À travers elle, l’homme rencontre l’injustifiable présence des objets. C’est en tenant très simplement un couteau dans sa main et le lâchant subitement dans son assiette que Roquentin découvre la vérité : « C’est donc ça la Nausée : cette aveuglante évidence ? Me suis-je creusé la tête ! En ai-je écrit ! Maintenant je sais : J’existe – le monde existe – et je sais que le monde existe. C’est tout. » La nausée est avant tout l’expression d’une prise de conscience qui nous apporte et nous révèle un monde qui existe. Le passage le plus fameux et le plus long (il comporte une douzaine de pages) de La Nausée à ce sujet est celui de la racine ; c’est devant elle, inerte, noire et noueuse, inutile et « de trop », que Roquentin prend l’exacte mesure du mot « exister ». Devant le monde qui le nie et dont le lien le plus sûr avec l’homme est la séparation, Roquentin, lui aussi, se sent « de trop », éprouve l’« absurdité » de notre condition dont l’essentiel se résout à une absolue contingence, à une totale gratuité.


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La conscience possède ainsi l’étrange pouvoir de nous lancer à la rencontre du monde et simultanément de nous en écarter, puisqu’elle est précisément conscience de quelque chose ; il y a entre les choses et moi une distance irréductible. « Et puis voilà tout d’un coup, c’était là, c’était clair comme le jour : l’existence s’était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c’était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans de l’existence. » Sans envisager ici la conclusion, d’ailleurs optimiste, du récit de La Nausée, nous avons voulu souligner l’importance que pouvait revêtir, selon Sartre, l’univers sensible dans le cheminement d’une conscience. Autant les choses s’offrent à nous sous l’angle d’une complète inertie, autant l’esprit qui les dévoile se présente sous les traits d’une pure spontanéité. Ce qui reste ainsi la marque distinctive de la chose, c’est sa plénitude : elle s’accomplit totalement dans son existence aveugle et muette ; elle représente en quelque sorte l’être par excellence : sans faille, sans question, sans conscience. De cette existence absolue et globale, totale et indécomposable, Roquentin peut ainsi affirmer – et c’est une conclusion décisive – qu’elle est « un plein que l’homme ne peut quitter ». Ce plein, cet être-là irréductible s’oppose, comme nous aurons à le montrer, au néant qui caractérise et définit l’homme. Avant de retrouver cette démonstration sartrienne, qui constitue d’ailleurs le cœur de L’Être et le néant, il nous faut dire encore quelques mots de l’évolution de Sartre dans sa réflexion sur les choses, en nous référant plus particulièrement à son dernier livre proprement philosophique : Critique de la raison dialectique. 000 Critique de la raison dialectique est un ouvrage majeur qui coûte aujourd’hui presque autant d’efforts à celui qui le lit qu’à celui qui l’écrivit ; ce livre est d’un abord très difficile. Il s’agit là d’une œuvre compacte et austère, aux phrases démesurées et bourrées d’incises, de crochets, de parenthèses qui en rendent la lecture parfois insoutenable ; ce mouvement, il est vrai, a l’avantage de nous apporter, à l’état de génial brouillon, la recherche même de Sartre et, en quelque sorte, la démarche vivante et encore toute vibrante de son esprit.


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • SARTRE • LES CHOSES ET LES HOMMES

Le livre I de cet ouvrage pourrait s’intituler « Les choses et l’homme ». Sartre avance là sur les chemins d’un réalisme où la dialectique marxiste et historique, plus favorablement accueillie que jamais, n’est là pourtant que pour marquer les limites de l’entreprise matérialiste. La matière devient la grandeur essentielle de ce livre où Sartre aborde des questions aussi concrètes que diverses relatives à la nourriture, au sol, à l’outil, à la machine, à l’argent, au véhicule, à la nature, au corps. La matière est présentée comme l’indispensable médiation existant entre l’homme et lui-même, ou entre les hommes. Tout passe par le corps d’un homme totalement engagé dans le monde matériel et totalement dépendant de ce dernier pour sa subsistance. Les choses occupent ainsi dans Critique de la raison dialectique une place privilégiée et centrale. Sartre écrit par exemple : « L’homme est médié par les choses dans la mesure même où les choses sont médiées par l’homme. » Ou encore : « Mais l’homme est un être matériel au milieu d’un monde matériel ; il veut changer le monde qui l’écrase, c’est-à-dire agir par la matière sur l’ordre de la matérialité : donc se changer lui-même. » Il affirme de la matière qu’elle est le moteur « passif » ou « fondamental » de l’Histoire. Il déclare : « Nous situons l’homme dans le monde et nous constatons simplement que ce monde pour et par l’homme ne peut être qu’humain. » Une page plus loin : « Dans l’univers toute existence est matérielle, dans le monde de l’homme tout est humain. » Ailleurs : « Mais l’homme est justement cette réalité matérielle par quoi la matière reçoit ses fonctions humaines. » Ces quelques citations nous montrent, premièrement, que l’homme se fait chose par son corps pour agir sur les choses. Ces dernières, manœuvrées ou fabriquées par et pour lui, reçoivent une dimension proprement humaine. L’homme crée ainsi par son action un milieu matériel dont il va paradoxalement devenir l’esclave ; il doit, par exemple, se servir d’un outil d’une manière précise et non d’une autre, selon qu’il aura été fait pour tel usage et non pour un autre. Ce secteur de l’univers matériel est appelé par Sartre pratico-inerte, parce qu’il est à la fois le fruit d’une action humaine (pratico) et le domaine où l’homme s’aliène (inerte).


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Pourtant, et c’est là la deuxième caractéristique de ces textes, la dimension humaine n’y est jamais niée ; il y a une humanisation de l’univers concret qui correspond à cette affirmation incessamment reprise de L’Être et le néant (1943) à Critique de la raison dialectique (1960), affirmation fondamentale selon laquelle la conscience humaine n’est pas une chose ; l’homme ne peut être enfermé à l’intérieur d’un matérialisme mécaniste ou déterministe dont les limites sont volatilisées par une conscience libre, spontanée, qui nous projette sans cesse en avant à la rencontre d’un donné qu’elle dépasse toujours à nouveau. Sans pouvoir ici entrer dans le détail d’un livre aussi riche que complexe, il convient encore de signaler l’importance que Sartre accorde, dans cette œuvre, à la notion de rareté ; cette donnée, en effet, confronte, plus clairement encore, l’homme à la réalité matérielle et au monde des choses. L’homme, tel que Sartre le dépeint dans Critique de la raison dialectique, dépend de la matière ; son corps puise en effet sa nourriture dans l’univers organique des animaux et végétaux. Or l’insuffisance des ressources matérielles crée sans cesse entre lui et les autres un conflit où sa vie même se trouve menacée. Dans ce combat, l’homme se heurte à un manque toujours susceptible d’être vaincu et éprouve ainsi le prix de la rareté. Dans Critique de la raison dialectique, Sartre évoque en termes réalistes et poignants la condition humaine où l’existant se sauve par des techniques qui conditionnent la production matérielle et le dépassement de la rareté : « L’homme, c’est cet être rabougri, difforme mais dur à la peine, qui vit pour travailler de l’aube à la nuit avec ces moyens techniques (rudimentaires) sur une terre ingrate et menaçante. » De la conception encore très théorique et psychologique des choses perçues dans l’univers d’une nausée insurmontable et inexorablement présente au monde et à moi-même, à la visée descriptive d’un homme entièrement médié par les choses, tel qu’il nous est présenté dans Critique de la raison dialectique, Sartre a évolué ; il se dirige plus nettement, en effet, vers un réalisme accordant toute sa valeur au poids matériel de notre condition. Il n’a, par conséquent, jamais renié l’intention première et ultime de son œuvre où le souci des choses reste perpétuellement présent et toujours enrichi par une dimension profondément exis-


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tentielle et humaine. Si Sartre a changé, ce fut toujours à l’intérieur d’une permanence. 000

  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • SARTRE • LES CHOSES ET LES HOMMES

La chose se définit, nous l’avons vu, par sa plénitude ; elle est l’être par excellence. Là où le monde des objets ne fait qu’un avec luimême dans une totalité sans faille, l’homme, sans cesse à sa propre recherche, se définit au contraire par une quête incessante de lui-même. L’homme se saisit dans une perpétuelle absence. Premièrement, il se pense et prend ainsi, par la conscience, des distances à l’égard de lui-même ; il y a donc entre le je et le moi un écart qui caractérise le type d’existence de la conscience ; elle est avant tout conscience de soi. Deuxièmement, l’homme se projette dans l’avenir qui seul l’accomplit et l’achève ; là encore, l’homme ne peut être saisi que dans une distance séparant son présent, déjà dépassé, d’un avenir que seule la mort viendra éteindre. Troisièmement, l’homme se découvre et se trouve à travers l’autre : il n’y a un moi que parce qu’il y a un toi ; la rencontre d’autrui définit l’homme par une relation ; il s’agit encore d’un écart, où chacun garde précisément ses distances ; à la fois présente et inassimilable, telle nous apparaît finalement une conscience étrangère. La distance, dont nous venons d’évoquer les trois formes principales, c’est ce vide, ce néant dont nous parle l’œuvre de Sartre. On aura compris que ce mot n’est pas à prendre dans un sens pessimiste, contrairement à l’usage qu’en fait fréquemment le lecteur, mais dans une perspective éminemment positive. Le néant définit en effet la supériorité, douloureuse peut-être mais incontestable, de l’homme sur la chose. Toutefois, en choisissant ce vocable équivoque, Sartre ne facilitait pas la compréhension de cette idée fondamentale et se condamnait à un contresens dont on mesure encore aujourd’hui les ravages dans l’esprit de la plupart de ses détracteurs. Sartre, dans L’Être et le néant, appelle en-soi le monde des choses et pour-soi celui de l’homme. Il écrit alors : « L’en-soi est plein de luimême et l’on ne saurait imaginer plénitude plus totale, adéquation plus parfaite du contenu au contenant : il n’y a pas le moindre vide dans l’être, la moindre fissure par où se pourrait glisser le néant. » Cette plénitude d’être de la chose, c’est précisément sa faiblesse.


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« La caractéristique de la conscience, au contraire, c’est qu’elle est une décompression d’être. Il est impossible en effet de la définir comme coïncidence avec soi. » Une table est une table, mais un homme n’est jamais totalement ce qu’il est, puisqu’il est toujours à saisir dans son devenir, son avenir, ses espérances, ses interrogations et sa quête. Sa faiblesse apparente, c’est sa force, sa grandeur. « Le néant hante l’être », dit Sartre en parlant de la réalité-humaine dans une formule singulièrement évocatrice. Des mots très variés vont, dans L’Être et le néant, cerner cette notion ; Sartre parle ainsi de « fissure », de « décollement », de « trou d’être » ou de « chute de l’en-soi vers le soi par quoi se constitue le pour-soi », de « décalage », de « défaut d’être », de « manque ». En , trois ans avant la publication de L’Être et le néant, Sartre écrivait dans un camp de prisonniers de guerre, à Trèves, sa première pièce de théâtre ; ce spectacle était emprunté à ce que Sartre appelle la « mythologie » du christianisme et destiné, le soir de Noël, à réaliser l’union la plus large des chrétiens et des incroyants. Cette pièce intitulée « Bariona, ou le Fils du tonnerre » n’a connu sa première édition régulière qu’en  dans le livre de Michel Contat et Michel Rybalka, livre cité plus haut déjà : Les Écrits de Sartre. Ce drame, où Sartre jouait le rôle d’un roi mage, Balthazar, le roi noir (ce n’est pas l’effet d’un hasard), nous apporte déjà, de manière très vivante, la substance des idées développées de manière beaucoup plus abstraite et difficile dans L’Être et le néant. Cette pièce de théâtre reste ainsi, quelles qu’en soient les faiblesses, une œuvre-témoin dans l’évolution sartrienne. Dans un dialogue entre Bariona et Balthazar, ce dernier exprime de façon très claire l’opposition existant entre le monde des choses et celui de la conscience humaine : « Le caillou n’espère pas […], car il vit stupidement dans un présent perpétuel. […] L’homme, vois-tu, est toujours beaucoup plus que ce qu’il est. […] il est toujours ailleurs. » Ou encore : « L’homme est un perpétuel ailleurs, l’homme c’est l’Espoir. » Ce dernier mot donné pour synonyme du néant a certes une résonance moins négative que les vocables généralement choisis par Sartre pour évoquer la condition humaine, l’existence du pour-soi. On comprend mieux maintenant les horizons positifs qu’une notion, négative en apparence, ouvre à notre réflexion.


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Sur cette notion d’avenir, on pourra aussi consulter l’étude sur « La temporalité chez Faulkner» reprise dans Situations I.

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Le néant de l’homme, c’est la possibilité pour lui de connaître un désir, une espérance, un avenir, en un mot la liberté. Sartre appelle transcendance ce mouvement par lequel l’homme peut sans cesse se dépasser en refoulant dans le néant sa nature jamais véritablement obtenue et arrêtée. L’homme est perpétuellement au-delà et ailleurs. L’avenir est probablement la notion qui permet le mieux d’évoquer notre condition dans sa totalité. Sartre écrit dans L’Existentialisme est un humanisme, en refusant la notion de nature humaine qui, selon lui, bloquerait l’homme dans un passé définitif et donnerait à son existence le caractère figé d’un caillou : « Mais que voulons-nous dire par là, sinon que l’homme a une plus grande dignité que la pierre ou que la table ? Car nous voulons dire que l’homme existe d’abord, c’est-à-dire que l’homme est d’abord ce qui se jette vers un avenir et ce qui est conscient de se projeter dans l’avenir. L’homme est d’abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d’être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur » 9. Une telle proposition souligne suffisamment le caractère positif et optimiste de la philosophie sartrienne. Enlever à l’homme son avenir, c’est lui retirer la dimension même de ses actes et de sa liberté. L’homme n’est pas à chercher dans un passé compact et clos, mais bel et bien dans un futur encore inconnu et qui dépendra finalement de lui seul. Sartre écrit excellemment dans Saint Genet : « L’avenir est incertain, nous sommes notre propre risque, le monde est notre péril : nous ne saurions exister en aucun temps pour nous-mêmes comme une totalité. » L’homme, dans cette perspective ouverte et généreuse où l’auteur du Baudelaire le situe, se définit ainsi « beaucoup plus par sa fin et le terme de ses projets que par ce qu’on peut connaître de lui si on le limite au moment qui passe ». Cette notion d’un dépassement perpétuel de chaque instant et de chacune de nos situations a conduit Sartre, dans L’Être et le néant, à une formule habile où l’homme est finalement évoqué « comme étant ce qu’il n’est pas et n’étant pas ce qu’il est ».


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Un des plus beaux textes de Sartre, qui date de  et précède donc de quatre ans la publication de L’Être et le néant, est consacré aux «Visages ». Ces derniers sont découverts parmi les choses, mais ils ne sauraient être confondus avec elles. Sartre contemple là les visages en abordant, de manière prophétique, les thèmes essentiels que nous avons trouvés dans L’Être et le néant. « Les choses sont tassées dans le présent, elles grelottent à leur place, sans bouger ; le visage se jette en avant de lui-même, dans l’étendue et dans le temps. Si l’on appelle transcendance cette propriété qu’a l’esprit de se dépasser et de dépasser toute chose ; de s’échapper à soi pour s’aller perdre là-bas, hors de soi, n’importe où, mais ailleurs, alors le sens d’un visage c’est d’être la transcendance visible » (Les Écrits de Sartre, p. 564). Ce texte est la meilleure illustration que Sartre ait donnée de la différence fondamentale existant entre le monde de l’en-soi et du pour-soi. Les choses y sont perçues dans leur présent irrévocable et le visage y est saisi dans un avenir qui l’encadre et le grandit. On pourrait encore citer, à ce sujet, la très belle réponse qu’Oreste, dans Les Mouches, fait à sa sœur Électre, quand elle lui demande où ils vont s’en aller : « Je ne sais pas ; vers nous-mêmes. De l’autre côté des fleuves et des montagnes il y a un Oreste et une Électre qui nous attendent. Il faudra les chercher patiemment. » 000 Il s’avère impossible de conclure ces remarques sur l’importance des choses dans l’œuvre de Sartre, sans rendre compte de la position qu’il adopte devant l’univers végétal et animal, devant le monde de la nature. Les objets et les choses se définissent par leur stupide et inutile plénitude. Qu’en est-il de la nature proprement dite ? La réponse de Sartre à une telle question représente, à notre avis, une des rares surprises, pour ne pas dire aberrations, de la pensée de l’auteur. La nature lui demeure étrangère au point qu’il semble avoir justifié a posteriori, par une théorie générale, une aversion toute personnelle et insurmontable. La nature joue un rôle capital dans la vie et l’œuvre de Simone de Beauvoir ; c’est sa constante présence qui donne à ses livres une coloration très différente de celle des pages de Sartre. Simone de Beauvoir remarque à son propos dans La Force de l’âge qu’il était


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« allergique à la chlorophylle ». Là où l’auteur de La Nausée se sent exilé d’un monde végétal qui le nie et lui oppose son indifférence, Simone de Beauvoir, elle, trouve dans la nature un écho et une correspondance possible. En , pour le magazine Harper’s Bazaar, Simone de Beauvoir a pu écrire au sujet de Sartre, ces mots pour le moins suggestifs : « Il déteste la campagne. Il abhorre – le mot n’est pas trop fort – la vie grouillante des insectes et la pullulation des plantes. Au plus tolère-t-il une mer calme, le sable régulier du désert ou le froid minéral des pics alpins ; mais il ne se sent chez lui que dans les villes, au cœur d’un univers artificiel rempli d’objets faits par les hommes. Il n’aime ni les légumes crus, ni le lait qui vient d’être trait, ni les huîtres, rien que des mets cuits ; et il demande toujours des fruits en conserve plutôt que le produit naturel » (Les Écrits de Sartre, p. 418). Il est vrai que la nature et la verdure sont presque inexistantes dans le paysage des œuvres de Sartre. Quelques rares et brèves notations y évoquent le ciel, le soleil, la mer ou la nuit. Une seule exception vient ici confirmer la règle : le dénouement de Morts sans sépulture ; cette pièce, injustement décriée par la critique et dont Sartre lui-même n’a pas une très haute opinion, a pourtant, à côté de scènes de torture particulièrement violentes, des accents de tendresse assez exceptionnels dans l’œuvre de Sartre. C’est en effet, au bruit de la pluie et en se rappelant l’odeur de la terre mouillée, que Lucie, lassée des tortures et des bourreaux, choisit finalement de vivre et de parler. La nature, dans l’enfance de Sartre, très différente en cela de la jeunesse de Simone de Beauvoir, a été vécue au niveau des livres et d’eux seuls. Dans Les Mots, Sartre insiste très fortement sur ce point. Les mots constituent pour lui ce qu’il appelle l’humus de sa mémoire ; les oiseaux, les papillons, les fleurs de ses lectures avaient pour lui plus de réalité que ceux du Jardin d’acclimatation ou des parcs de Paris. « Les souvenirs touffus et la douce déraison des enfances paysannes, en vain les chercherais-je en moi. Je n’ai jamais gratté la terre ni quêté des nids, je n’ai pas herborisé ni lancé des pierres aux oiseaux. Mais les livres ont été mes oiseaux et mes nids, mes bêtes domestiques, mon étable et ma campagne ; la bibliothèque, c’était le monde pris dans un


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miroir ; elle en avait l’épaisseur infinie, la variété, l’imprévisibilité. » Dans Baudelaire, Sartre consacre une vingtaine de pages au thème de la nature dans l’œuvre de l’auteur des Fleurs du mal. Il est étrange de constater que plusieurs passages de cette analyse peuvent lui être appliqués mot pour mot. En se rappelant ce que Simone de Beauvoir disait plus haut de Sartre, on ne peut lire sans sourire cette affirmation où il déclare de Baudelaire : « Je parierais qu’il préférait […] les conserves aux légumes frais. » L’aversion bien connue de Baudelaire pour la nature et son émerveillement devant les réalisations, le spectacle et le « règne humain » de la ville constituent un ensemble de sentiments très sartriens. Comme Baudelaire, Sartre préfère à la contingence étrangère et indifférente du monde végétal un univers urbain soumis, tout entier, à la « rationalisation humaine ». Il semble bien que Sartre éprouve une certaine peur devant la nature qui échappe finalement toujours à notre prise ; ces mots du Baudelaire témoignent en faveur d’une telle impression : « Si l’homme prend peur au sein de la nature, c’est qu’il se sent pris dans une immense existence amorphe et gratuite qui le transit tout entier de sa gratuité : il n’a plus sa place nulle part, il est posé sur la terre sans but, sans raison d’être comme une bruyère ou une touffe de genêts. » Nous ne pensons pas que Sartre préfère la ville, où l’homme a précisément sa place, à la nature, par besoin d’être justifié, comme le laisse entendre ce texte sur Baudelaire, mais parce que la cité offre à notre regard un visage humain, là où la nature reste étrangère au souci de l’homme, préoccupation qui constitue une dominante permanente de la pensée sartrienne. Il nous faut donc reconnaître, comme nous venons de le souligner, que Sartre a vu, très justement, dans l’amour de la nature une tentation : l’homme s’éprend de la nature pour mieux fuir ses responsabilités dans l’ordre de la cité terrestre. Sartre analyse de manière détaillée la séduction trompeuse représentée par la nature dans son Saint Genet ; l’homme, nous dit-il, court toujours le risque de s’abandonner à « une douce pâmoison muette » en présence des végétaux. La nature est alors un rêve, une aliénation, l’opium du citadin.


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • SARTRE • LES CHOSES ET LES HOMMES

La nature n’a d’intérêt pour Sartre que quand elle nous renvoie à l’œuvre et au travail des hommes ; un champ labouré a plus de prix, à ses yeux, qu’une terre vierge ; le paysan y est présent. Une prairie nue se confond ainsi avec n’importe quelle « impersonnelle ubiquité », écrit-il dans La Mort dans l’âme. Dans L’Engrenage, Lucien, Jean et Hélène viennent d’escalader, dans leur promenade, une colline ; arrivés au sommet, ils s’assoient et regardent le paysage ; ce dernier n’est pas pour eux une fuite les écartant des problèmes sociaux et politiques qui peuplent leur vie et leur esprit, mais au contraire le fidèle miroir d’une réalité qui reste profondément humaine : « Au fond, très loin, ils voient les fumées de la ville, les usines et les puits de pétrole », écrit Sartre de manière très significative. Quand, à la première page de Nekrassov, le Clochard, répondant à la Clocharde qui lui montre la lune, affirme qu’elle est un luxe « pour les riches », c’est bien le même sentiment que Sartre essaie d’exprimer. Le point de vue de Sartre sur la nature est incontestablement diamétralement opposé à celui de Camus. Dans Le Sursis, Mathieu et Odette vivent au bord de la mer les dernières heures d’un bonheur qu’envahit déjà la guerre. Quand Odette demande à Mathieu si la mer ne va pas, elle au moins, dans son éclat scintillant, résister à l’écrasement qui s’annonce, il répond fermement par la négative. La notion camusienne, développée par exemple dans les Lettres à un ami allemand, d’une nature permanente, éternelle, échappant toujours à nouveau à nos crimes et à nos combats, reste une pure fiction aux yeux de Sartre. Il considère, en effet, que la réalité-humaine contamine, pour le meilleur comme pour le pire, l’univers sensible tout entier et, qu’en dehors d’une conscience qui la perçoit, cette nature n’a pas plus d’existence indépendante qu’un autre objet de ce monde. En rattachant aussi fortement, dans La Nausée, l’écœurement de Roquentin aux réalités concrètes qui l’entourent et dont se dégage cette impression d’absurde contingence qui nous gagne peu à peu, en liant toujours les objets à la conscience qui les vise, en refusant de concéder à l’en-soi une existence indépendante du pour-soi, en voyant enfin dans la nature une grandeur hostile et aliénante tant qu’elle n’est pas conquise par le travail des hommes, Sartre reste totalement fidèle au réalisme


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dont le sens a toujours été, pour lui, celui d’une rencontre plus vraie et plus authentique d’un univers essentiellement humain. Il est vrai cependant que la nature, dans sa vie et sa beauté, est restée étrangère à l’œuvre sartrienne, au point que cette dernière souffre d’une pénible asphyxie où la synthèse chlorophyllienne ne trouve pas son compte. Même désacralisée la nature n’aurait-elle pas pu, comme c’est le cas dans les livres de Simone de Beauvoir, trouver sa place légitime dans l’œuvre de Sartre ? La nature aussi constitue une médiation fondamentale entre les hommes et représente pour eux une possibilité toujours exaltante et prometteuse d’humanisation. Rien de tout cela n’est vraiment évoqué et décrit dans les romans ou pièces de l’auteur qui, sur ce plan, laissera sur sa faim tout homme amoureux de la terre et de ses richesses naturelles. Cette rencontre et cet accueil des nourritures terrestres, dans ce qu’elles ont de plus fragile et de plus quotidien, n’auraient-ils pas pu devenir, eux aussi, une voie d’accès possible au réalisme tant recherché par Sartre ? Il semble bien qu’une allergie naturelle et première l’ait totalement éloigné d’une route où l’univers matériel et la réalitéhumaine pouvaient pourtant, comme le prouve excellemment l’œuvre de Simone de Beauvoir, se rejoindre sans s’exclure.


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Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’autre. L’autre est indispensable à mon existence, aussi bien d’ailleurs qu’à la connaissance que j’ai de moi. L’Existentialisme est un humanisme.

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Ce livre a été réédité: Paris, Gallimard, 1962.

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 

Le problème de l’autre a toujours joué un rôle considérable dans la pensée existentielle, alors que son importance était très secondaire dans la philosophie classique. C’est à l’existentialisme que l’on doit d’avoir retrouvé un thème fondamental, où l’homme n’est pas saisi de manière abstraite à travers des concepts ou une théorie de la connaissance, mais au contraire se révèle et se découvre à travers l’autre, dans le cadre d’une rencontre située au cœur même de l’expérience. Dans la mesure où l’existentialisme de Sartre est d’abord, comme nous l’avons souligné, une philosophie réaliste, c’est-à-dire, principalement, une philosophie de l’humain, il est naturel que le rapport qui lie une personne à une autre occupe dans cette œuvre une place privilégiée. Quand Emmanuel Mounier, en , publiait sa fameuse Introduction aux existentialismes 10, c’est à Sartre qu’il consacrait l’ensemble du quatrième chapitre intitulé : « Le thème de l’autre » ; ce n’est pas là le fruit d’un hasard. Même si Mounier ne semble pas avoir compris le rôle finalement positif joué par l’autre dans l’œuvre et la pensée sartriennes, il a tout de même vu que cette œuvre et cette pensée accordaient au thème de la communication une place exceptionnelle. C’est là un fait déterminant. Le récit de La Nausée est, à bien des égards, l’expérience d’une tragique solitude. Roquentin peut ainsi affirmer de manière très désabusée : « Moi je vis seul. Je ne parle à personne, jamais ; je ne reçois rien, je ne donne rien. » Il y a bien Françoise, la patronne


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du bistrot, mais quand le héros monte avec elle au premier étage, c’est pour vivre alors, dans un mutisme presque total, une parodie de l’amour ; il se « purge ainsi de certaines mélancolies ». Ces rencontres ne dépassent pas le stade de contacts épidermiques, où la conscience reste murée dans les limites désolées de la séparation. Roquentin éprouve assurément l’envie de rencontrer quelqu’un, de lui parler, mais lorsqu’il se trouve en compagnie de l’Autodidacte, c’est pour vivre une sorte d’égocentrisme à deux. « On n’est jamais deux qu’en apparence », affirme-t-il en effet. Certes, Roquentin se réjouit à l’idée de revoir Anny, son ancienne maîtresse qui vient de lui écrire ; il espère même pouvoir la retrouver vraiment, pouvoir communiquer avec elle. Mais la déception sera brutale ; ils ont tous deux changé, ne trouvent plus rien à se dire et à partager. Ils sont alors renvoyés dos à dos à leur destin solitaire : « Je ne suis pas simplement accablé de la quitter ; j’ai une peur affreuse de retrouver ma solitude », avoue Roquentin à l’heure de la séparation. Il serait facile de conclure d’une telle expérience à la visée totalement pessimiste de Sartre dans La Nausée. Il nous semble pourtant indispensable de nuancer ici le jugement. Quand Anny et Roquentin se disent un dernier adieu, ce n’est pas tant leur solitude qui les angoisse, contrairement à ce que pense ici le héros, que leur inexorable liberté. Leur désespoir présent les renvoie ainsi à une certaine responsabilité qu’ils ont précisément peur d’affronter et regarder en face. C’est dans la solitude et la lucidité qu’il faut maintenant se choisir ; aucune fuite n’est plus possible ; l’autre ne saurait être l’occasion d’un refuge. À la dernière page du roman, quand Roquentin décide de quitter la ville de Bouville, n’entrevoit-il pas cette possibilité d’être lui-même, de s’accepter, de repartir à zéro ? Les mots ultimes de ce récit ont, de manière assez évidente, une résonance positive que le lecteur trop pressé a presque toujours ignorée. Il est vrai qu’en ouvrant timidement, à la dernière page de son roman, une porte à l’espérance, Sartre, une fois de plus, se condamnait à n’être pas compris. Le premier tome des Chemins de la liberté, L’Âge de raison, est un roman où la rencontre de l’autre est présentée sous l’angle le plus sombre ; ce livre est même construit autour de cinq rencontres successivement manquées. C’est premièrement le couple


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On remarquera que plusieurs œuvres de Sartre restent inachevées: L’Être et le néant annonçait une Morale qui n’a jamais paru; les remarquables Cahiers pour une morale ont été publiés après la mort de Sartre. Critique de la raison dialectique en reste à son tome I; l’étude sur le Tintoret a été interrompue.

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 

Mathieu-Marcelle, couple dont les partenaires, malgré un serment passé de tout se dire, sont devenus totalement étrangers l’un à l’autre au point qu’à l’annonce de la grossesse de sa maîtresse, qu’il quittera bientôt, Mathieu ne trouve rien d’autre à prononcer que le mot de Cambronne. Le dialogue entre Boris et Lola aboutira aussi à un échec où triomphe finalement l’aveuglante vérité d’un malentendu. Quand Mathieu retrouve Ivich, à l’exposition Gauguin, il s’enlise dans une relation avortée où l’autre n’est plus pour lui qu’une présence insupportable qui le renvoie à ses maladresses et à une impossible communication. C’est un abîme, exprimé essentiellement par des conditions sociales très différentes, qui sépare Mathieu de son frère Jacques, et les vouent, l’un devant l’autre, à un pur et simple jeu verbal, sans retentissement véritable et où toute rencontre se traduit par un dialogue de sourds. Enfin, rien de plus triste que l’entretien de Mathieu avec son ami Brunet, militant du Parti communiste ; au terme de ce face à face inutile, Mathieu peut déclarer amèrement : « À présent nous sommes redevenus des étrangers l’un pour l’autre. » Une fois Brunet parti, il ne reste plus à Mathieu que cette pensée nostalgique et définitive dont le verbe exprime un passé à tout jamais perdu : « C’était mon meilleur ami. » La conclusion du roman ne fait plus de doute et c’est sans surprise que nous lisons à la fin de ce livre cette affirmation catégorique de Mathieu : « Je reste seul. » Si L’Âge de raison est absolument désespéré, il ne faut pas oublier que ce livre s’inscrit dans une série de trois volumes, et dont le quatrième, quoique annoncé, n’a jamais paru 11. Les rapports décrits dans le premier roman sont vécus dans une atmosphère où tout est faux et mensonger ; le dernier tome devait corriger ce climat en évoquant les chances réelles de la liberté ; la lecture du Sursis, d’une part, et de La Mort dans l’âme, d’autre part, sans être riante, corrige déjà le nihilisme apparent de la pensée sartrienne, en donnant une place essentielle aux notions d’engagement et de


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solidarité. Ces deux grandeurs supposent une vision infiniment plus positive de la rencontre d’autrui. Si les relations que nous décrit Sartre dans Les Chemins de la liberté s’inscrivent dans le cadre limité d’une communication toujours espérée et toujours manquée, les héros de ces romans sont toutefois appelés à dépasser ce stade de la solitude pour naître à l’ordre de la fraternité, sur un plan social et politique tout au moins. On pourrait encore consacrer plusieurs pages à Daniel, un des personnages centraux des récits de L’Âge de raison. En effet, son homosexualité le condamne à une perpétuelle prison. Devant Mathieu qu’il éprouve si différent et « normal », c’est sa profonde solitude que retrouve alors son ami : « Il se sentait séparé de lui par un abîme. » Sartre a pu, dans Saint Genet, pousser très loin l’analyse de ce sentiment douloureux de totale séparation que connaît l’homosexuel ; ce dernier se découvre avant tout dans ce qui le distingue d’autrui. Le thème de l’autre prend ici un relief exceptionnel. Ce n’est pas par complaisance à un prétendu besoin de faire scandale, comme on l’a soutenu, que Sartre a inscrit l’homosexualité au cœur de ses romans, c’est pour décrire, dans sa condition véritable, le drame d’une existence vouée à une irréductible altérité. Là encore, le souci humain l’emporte sur toute autre considération. 000 Huis clos reste, de toutes les œuvres de Sartre, sa pièce la plus connue et le témoignage, devenu classique, d’une certaine conception de la rencontre d’autrui. Il faut rappeler que Huis clos a d’abord paru sous le titre « Les Autres » dans la revue L’Arbalète. Ce drame, en un acte et cinq scènes, a été écrit en quinze jours. Il constitue probablement le chef-d’œuvre de Sartre au théâtre. L’originalité de l’inspiration, le style très serré, le déroulement rapide, la densité des dialogues apparemment anodins, le ton où se mêlent l’humour grinçant, le tragique et une rigueur glacée, tout cela contribua au très grand succès de ce spectacle, dont la première eut lieu le  mai  au théâtre du Vieux-Colombier. L’obligation où Sartre se trouva, pour diverses raisons, de construire un drame très bref, avec un seul décor et quatre personnages, a très heureusement servi l’auteur. Il nous faut en effet


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remarquer que Sartre, abandonné sans restriction à sa force créatrice, a publié dans sa vie des œuvres de plus en plus démesurées dont les dernières semblent même atteintes d’un certain gigantisme ; la clarté et la cohérence, tant au niveau stylistique qu’à celui de la compréhension, se trouvent ainsi progressivement noyées dans un flot que le lecteur a peine à dominer sans migraine. Sartre, de son propre aveu, voudrait toujours, tout tendu qu’il est vers l’avenir, que sa dernière œuvre soit la meilleure. Nous ne pouvons que le décevoir sur ce point-là, estimant en effet qu’il n’a cessé d’avancer sur une route où ses œuvres se compliquent inutilement et s’alourdissent, dans des proportions incroyables, d’éléments qui détournent le lecteur de l’essentiel. Une pièce comme Les Séquestrés d’Altona est touffue, ardue en regard de Huis clos. La richesse devient alors une faiblesse : l’intensité dramatique est éparpillée et c’est en vain que le lecteur s’essouffle à reconstituer, autour d’un noyau défini, un puzzle d’idées très, trop diffuses. Il est difficile de ne pas s’égarer dans ce labyrinthe, savamment construit, il est vrai. C’est dans le même sens, celui d’une dispersion et d’un foisonnement trop complexes, que s’effectuera, sur le plan philosophique, le passage de L’Être et le néant à Critique de la raison dialectique, ou celui du Genet au Flaubert, au niveau de la critique littéraire, ou encore du Mur aux trois tomes inachevés des Chemins de la liberté, pour l’œuvre romanesque. Les nouvelles du Mur, précisément parce qu’elles étaient des nouvelles et non un roman, ont permis à Sartre de rester cantonné dans les limites d’une heureuse et percutante concision. Avec Les Mots, Sartre publiera de nouveau une œuvre dense où sa plume ne semble pas se perdre et nous perdre dans de multiples dédales. On n’écrit pas sans choisir, et les cadres stricts ont du bon quand ils permettent, par une contrainte et par une stylisation indispensables à toute œuvre d’art, de servir la liberté créatrice de l’auteur au lieu de l’entraver. Simone de Beauvoir a su, elle, même dans des œuvres parfois volumineuses, s’astreindre à plus de concision ; la clarté de ses exposés en a toujours tiré le plus grand bénéfice. Une fois de plus, une œuvre de Sartre allait être l’occasion d’un monumental contresens ; mais, dans le cas précis de Huis clos, la responsabilité de cette erreur incombe entièrement aux lecteurs


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et critiques. A-t-on véritablement le droit de boucler Sartre à l’intérieur d’une formule ? Le tristement fameux « pas besoin de gril, l’enfer c’est les autres », prononcé par Garcin à la fin de la pièce, ne saurait résumer et apporter l’essentiel de la pensée sartrienne sur le thème de la communication. Prétendre le contraire, c’est mentir ou rêver. Les trois personnages principaux de Huis clos sont enfermés ensemble, sans raison ni but, dans une pièce unique qui devient le symbole d’une éternité infernale. Inès, Estelle et Garcin deviennent ainsi tour à tour bourreau pour chacun des deux autres ; il est vrai que toute réciprocité et toute communication véritables leur sont à jamais refusées. Garcin résume d’ailleurs parfaitement ce manège inexorable et sans fin quand il affirme : « Nous nous courrons après comme des chevaux de bois, sans jamais nous rejoindre. » Pourtant, malgré les apparences, aucun pessimisme radical ne peut être tiré de ce drame, si l’on se souvient justement du fait essentiel suivant : ses personnages sont des morts qui, loin de représenter des relations authentiques, incarnent un face à face dégénéré et symbolisent, de manière extraordinaire, le type d’existence si souvent vécue par des hommes superficiels et timorés qui ne sont jamais, il est vrai, que des morts-vivants. C’est incontestablement cela que Sartre a voulu montrer et dénoncer. L’auteur de Huis clos ne veut pas dire que nos rapports avec les vivants sont nécessairement empoisonnés, mais que l’homme encroûté dans ses habitudes, victime de ses traditions, opposé à toute mise en question, est un homme qui nie sa liberté et, ce faisant, celle d’autrui, un homme qui se meurt et avec lequel toute relation profonde devient impossible ; Sartre affirme en , dans une mise au point salutaire : « Je veux dire que si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l’autre ne peut être que l’enfer […]. Les autres sont, au fond, ce qu’il y a de plus important en nous-mêmes, pour notre propre connaissance de nous-mêmes » (Les Écrits de Sartre, p. 101). On ne saurait être plus positif et plus clair à ce sujet. On s’est plu pourtant à répéter, de manière rapide et légère, que, selon Sartre, l’autre est l’enfer par excellence. Cette affirmation n’est vraie, en ce qui concerne Huis clos, que dans l’exacte


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mesure où les trois damnés assistent en réalité dans ce drame à leur chosification dans l’esprit des vivants ; c’est leur mort même qui les livre muets, pieds et poings liés, aux jugements et aux regards des vivants. Un passage de L’Être et le néant éclaire, de manière remarquable, cette idée fondamentale dont l’importance a échappé, le plus souvent, au spectateur de Huis clos : « Au moment de la mort nous sommes, c’est-à-dire nous sommes sans défense devant les jugements d’autrui ; on peut décider en vérité de ce que nous sommes, nous n’avons plus aucune chance d’échapper au total qu’une intelligence toute connaissante pourrait faire. Et le repentir de la dernière heure est un effort total pour faire craquer tout cet être qui s’est lentement pris et solidifié sur nous, un dernier sursaut pour nous désolidariser de ce que nous sommes. » C’est pour cela que dans Huis clos Garcin éprouve l’invincible désir de revenir sur la terre, fût-ce un seul jour, pour démentir les propos tenus à son sujet par des vivants qui le jugent sans qu’il puisse rien dire ni faire pour sa défense ; il affirme : « Mais je suis hors jeu ; ils font le bilan sans s’occuper de moi, et ils ont raison puisque je suis mort. Fait comme un rat. Je suis tombé dans le domaine public. » Cette chute dans l’enfer, c’est l’engloutissement dans et par la mort, c’est la suppression de toute relation, c’est la transformation de la personne en chose, du pour-soi en en-soi. On retrouve là un thème fondamental de L’Être et le néant qui constitue, du reste, le répondant philosophique de Huis clos. Le thème de la séquestration est une des constantes de l’œuvre sartrienne ; des titres aussi divers que nombreux suffisent à le rappeler : Le Mur, La Chambre, Huis clos, L’Engrenage, Les Jeux sont faits, Les Séquestrés d’Altona. À ces titres et aux personnages divers de ces œuvres, il faut ajouter, nous l’avons vu, des héros murés dans leur solitude : Roquentin dans La Nausée, Mathieu et Daniel dans L’Âge de raison, par exemple. Le drame de Huis clos est partiellement dû à l’expérience de la promiscuité que Sartre avait faite dans le camp de prisonniers de Trèves, où il fallait vivre sans cesse sous le regard des autres. La guerre, d’autre part, avec l’encerclement qu’elle suppose, ne pouvait que confirmer un tel sentiment et donner à la pièce de Sartre, en , une grandeur étrangement présente, symbolique, et une correspondance


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particulièrement vraie. Ce thème de la séquestration a fait l’objet d’un livre de Marie-Denise Boros paru chez Nizet en  : Un Séquestré : l’homme sartrien. On notera que le sujet de Huis clos est repris, mais renversé, dans Les Jeux sont faits, scénario écrit à la même époque et dont Jean Delannoy tirera en  son film fameux ; là ce ne sont plus les morts qui sont chosifiés par les vivants, mais les vivants par les morts qui, impuissants, les regardent et les jugent. Le titre de ce scénario est totalement contraire à l’optimisme foncier de l’existentialisme de Sartre ; il nie en effet la liberté par un déterminisme apparemment implacable. Le livre ne sera compris que si on y voit une sorte de démonstration par l’absurde et si on se rappelle que Sartre se joue ici de la réalité et la transpose au niveau de la fiction. Dans L’Engrenage, scénario écrit en , on retrouvera de cela, mais l’engrenage n’est pas d’ordre psychologique uniquement ; l’univers politique se trouve étroitement associé à cette machine infernale. Jean, après avoir expliqué à Hélène combien déchirante était l’obligation de sacrifier des innocents à la cause qu’il défend, ajoute ces mots significatifs : « Je n’avais pas pu gagner ton amour. J’avais perdu l’amitié de Lucien, Suzanne commençait à me haïr. J’étais seul et je me faisais horreur. Si tu avais pu m’aider… » On voit ici comment se conjuguent deux situations infernales situées à des niveaux totalement différents, psychologique et politique, mais simultanément vécus à l’intérieur d’une seule conscience. 000 L’Être et le néant donne une très grande place au problème de l’autre ; toutefois, il ne nous paraît pas indispensable, à ce sujet, d’analyser trop en détail le point de vue exposé dans cette œuvre. Il faut, en effet, éviter l’erreur courante qui conduit à ne voir dans ce livre qu’un pessimisme intégral dû à la fameuse présentation conflictuelle de la relation avec autrui. Une synthèse, destinée à remettre les choses à leur juste place, sera finalement plus utile qu’une analyse accordant à certains passages du développement sartrien une importance en réalité excessive. Sartre a très heureusement exposé, dans ce livre, le processus


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d’objectivation auquel recourt immanquablement toute personne rencontrée qui cherche à nous connaître et deviner. L’autre, par sa conscience, d’une part, et par son regard, d’autre part, nous pense et nous juge ; il est toujours tenté de nous définir, de nous mettre une étiquette ; c’est là une manière de nous apprivoiser et même de nous asservir. L’autre me réduit à l’état historique de chose : je deviens très précisément l’objet de ses pensées, et à ce niveau-là, un être sans défense, son esclave. « C’est que, en effet, autrui n’est pas seulement celui que je vois, mais celui qui me voit. Je vise autrui en tant qu’il est un système lié d’expériences hors d’atteinte dans lequel je figure comme un objet parmi les autres », écrit Sartre. Une telle analyse est incontestablement vérifiée par l’expérience quotidienne et l’on comprend que Sartre ait pu l’illustrer par plusieurs de ses personnages. Dans L’Âge de raison, par exemple, Daniel éprouve de manière très vive, devant Mathieu, le fossé immense qui les sépare et il affirme : « Il ne me connaît pas du tout mais ça l’amuse de m’étiqueter comme si j’étais une chose. » C’est toujours Daniel qui, dans le même roman, se sent transformé en objet dans l’esprit de Bobby qui s’imagine savoir qui il est et pouvoir le manœuvrer : « Une image de Daniel était enkystée là, sous ce front étroit, et elle y demeurerait toujours. » Il dira encore d’un autre ami, Ralph, qu’« il se promène en liberté avec son opinion sur moi au fond de la tête et il en infecte tous ceux qui l’approchent ». Dans Huis clos, un tel sentiment devient naturellement monnaie courante et si Garcin, à la fin du drame, refuse de sortir par la porte brusquement ouverte, c’est pour n’être pas livré tout entier et sans droit de reprise au jugement d’Inès : « T’imaginais-tu que j’allais partir ? Je ne pouvais pas te laisser ici, triomphante, avec toutes ces pensées dans ta tête ; toutes ces pensées qui me concernent. » Qu’est-ce que l’autre d’après L’Être et le néant ? C’est essentiellement un moi qui n’est pas moi. En devenant objet de la pensée d’autrui, je découvre simultanément ce dernier comme un sujet libre qui échappe à ma prise. C’est parce que l’autre n’est pas moi qu’il existe entre les personnes ce creux, cette distance, ce néant qui seul fonde la possibilité d’une rencontre. Il faut remarquer que la chosification à laquelle tout jugement


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sommaire réduit l’autre doit, selon Sartre, être dépassée. Il trouve dans ce phénomène une constatation de fait et non un idéal. Dans toute véritable rencontre, écrit l’auteur de L’Être et le néant, « autrui ne se découvrira plus à moi comme objet mais comme “présence en personne” ». Cette visée positive limite la portée apparemment très pessimiste de la fameuse affirmation de Sartre selon laquelle « l’amour est conflit ». Il ne nous paraît pas possible de partir de cette notion pour enfermer Sartre à l’intérieur d’une vision exclusivement négative de la communication. Que faut-il donc déchiffrer dans une telle expression ? Premièrement, le fait réel que, trop souvent, l’amour-passion, en voulant, dans une relation objectivante, supprimer les distances et retrouver la voie d’une totale unification, cherche finalement plus ou moins à s’approprier l’autre, à le posséder, comme on le ferait d’une chose ; l’autre, en s’opposant à cette annexion, met à jour un conflit. Deuxièmement, il ne faudrait pas sous-estimer le côté un peu littéraire de l’expression en cause ; cela sonnait bien. Le caractère précisément littéraire de L’Être et le néant a, selon Sartre lui-même, été l’occasion de certains malentendus qui conduisirent le lecteur à confondre ce qui appartenait à l’ordre de l’image avec ce qui relevait d’une expression plus rigoureuse et proprement philosophique. Il est nécessaire de dire fermement que L’Être et le néant apporte en réalité un point de vue très positif de la rencontre du prochain, mais il le fait sans travestir la réalité et en montrant aussi bien ses ombres que ses lumières. Rappelons, en passant, que si Sartre parlait du pour-soi et de l’en-soi pour désigner l’homme et les choses, il nomme pour-autrui l’être défini dans sa relation à l’autre. C’est parce que ce dernier me rencontre que je découvre ma libre individualité, que je me découvre et que je saisis, par conséquent, ce phénomène essentiel : l’autre est l’indispensable fondement de toute mon existence ; il me faut passer par lui pour savoir qui je suis et même pour prendre conscience que j’existe, que je vis. Sans pouvoir donner ici toutes les références de L’Être et le néant où Sartre aborde un tel sujet, il est précieux, malgré tout, de relire ce texte décisif qui permettra peut-être d’éviter, à lui seul, bien des contresens : « Ainsi l’amant ne désiret-il pas posséder l’aimé comme on possède une chose ; il réclame


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Nous étudierons plus en détail ce problème délicat de la nature humaine au chapitre sur «La mauvaise foi» du présent essai sur Sartre.

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un type spécial d’appropriation. Il veut posséder une liberté comme liberté. » Certes, il est encore question ici de possession, mais à ce mouvement s’ajoute la reconnaissance de l’autre dans sa liberté. Sartre a montré, à plusieurs reprises, que ma liberté trouve « ses limites dans l’existence de la liberté d’autrui ». Une telle vérité est un lieu commun, mais elle a été à ce point ignorée chez Sartre qu’il paraît indispensable de la rappeler. Il écrit de manière plus claire encore dans L’Existentialisme est un humanisme : « Dès qu’il y a engagement, je suis obligé de vouloir en même temps que ma liberté la liberté des autres, je ne puis prendre ma liberté pour but, que si je prends également celle des autres pour but. » Nous avons déjà montré combien l’idée que Sartre se fait de la relation de l’auteur avec ses lecteurs s’inscrit à l’intérieur d’une conception éminemment optimiste de la communication et de la liberté ; ce point de vue accorde à l’autre un respect que bien des écrivains, que l’on n’a pourtant jamais accusés de pessimisme, sont très loin d’avoir. C’est dans Morts sans sépulture que nous trouvons, par l’évocation très réaliste de la torture, l’image la plus sinistre d’une communication déchue et que nous rencontrons simultanément, par l’amour et la souffrance qui lient les personnages de ce drame, la présentation la plus lumineuse de la relation à autrui. Lucie dit ainsi à Jean ces mots significatifs : « Moi, c’est toi. Si tu vis, je vivrai. » La solidarité dans les chaînes et un combat commun soudent étroitement ensemble les héros de cette pièce : « Nous ne faisons qu’un », dira même Lucie à Canoris et Henri. Ce drame montre, comme toute l’œuvre de Sartre, que la solidarité, ainsi constatée et vécue, n’est pas une grandeur immanente, n’est pas donnée d’avance à l’intérieur d’une nature humaine préalablement définie et délimitée. Cette solidarité entre les hommes est, selon Sartre, une création perpétuelle, le fruit de l’action qui seule la fonde et l’appelle 12. Le livre important que Sartre a consacré à Genet pourrait faire l’objet d’une analyse approfondie, dans la mesure où Sartre y étudie précisément, à travers une expérience vécue, le drame de


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l’altérité. Il écrit en effet : « Hanté par le problème de l’Autre, son problème, Genet a passé sa vie à méditer sur l’incarnation. Il fallait qu’il se fît devenir cet Autre qu’il était déjà pour les Autres. » On saisit bien ce que Sartre veut dire, si l’on se souvient que Genet a éprouvé de manière tragique, à travers le jugement porté par les « Autres » sur sa condition de voleur et d’homosexuel, l’abîme infranchissable qui peut séparer un être humain d’un autre homme. Genet jugé et condamné a été la victime par excellence de cette insidieuse chosification dont nous parlions plus haut. Dans ce livre de critique littéraire, Sartre parle en termes très positifs de la communication ; des expressions telles que « salut par l’amour », « l’amour désire la réciprocité » ou encore « le véritable amour est salut et sauvegarde de tout l’homme » trouvent là une place privilégiée qu’on ne saurait négliger quand on parle du thème de la communication dans l’œuvre et la pensée de Sartre. Il nous faut dire encore quelques mots du rôle joué par l’autre dans Critique de la raison dialectique qui constitue, pour l’instant, le stade ultime de la réflexion sartrienne sur ce sujet. Si le livre I de cet ouvrage philosophique aurait pu s’intituler, comme nous l’avons dit, « Les choses et l’homme », le livre II pourrait très bien avoir pour titre : « Les autres ». Sartre a trouvé dans cette œuvre le moyen de rendre compte, de manière très précise, d’une relation entièrement positive entre les hommes. En évoquant très longuement le processus qui conduit à la formation d’un groupe, Sartre montre que l’action va lier ensemble, grâce à l’obstacle rencontré, des hommes que rien n’attachait précédemment les uns aux autres ; les barrières vont tomber. L’action commune brise le cercle de l’isolement. Dans le groupe, ce n’est pas l’autre, l’étranger, que je découvre, mais un nous. L’action possède ainsi un pouvoir synthétique ; c’est au cœur de l’action que les membres du groupe visent un même but et l’intériorisent en le faisant leur ; ce projet qui devient ainsi le mien reste toujours simultanément le nôtre ; il en est ainsi parce que « dans la praxis il n’y a pas d’Autre, il y a des moi-même », dit Sartre dans une très belle formule. La principale difficulté que va rencontrer le groupe est celle de sa permanence, de sa survie. Comment constituer encore un


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Le regard est en quelque sorte la traduction sensible d’une conscience. Compte tenu du rôle essentiel joué par cette dernière dans la rencontre d’autrui, le regard, lui aussi, va devenir une grandeur capitale. Il est pour ainsi dire le chemin que la conscience emprunte pour objectiver et emprisonner l’autre. Le regard est équivoque dans l’exacte mesure où il semble rester à

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groupe si les raisons qui ont présidé à sa formation viennent à disparaître ? Le groupe va se figer dans ce que Sartre appelle l’inertie et que l’on pourrait tout aussi bien nommer l’institution. Le groupe va donc chercher à son existence d’autres motifs que ceux qui l’ont fait naître. C’est là que Sartre expose en détail une notion aussi importante dans l’univers de la communication que celle de rareté que nous avons rencontrée précédemment dans le monde des choses ; il s’agit ici du serment ; ce dernier va sauver le groupe de son éclatement. C’est par le serment que chacun va librement s’engager à rester dans le groupe. Il y a dans ce phénomène un inévitable mouvement dialectique ; en choisissant de durer, le groupe devient inertie, institution, en-soi et pourtant le serment demeure la seule chance possible de vivre encore une fraternité. Le groupe se définit par conséquent « comme le libre milieu des libres relations humaines ; à partir du serment, il produit l’homme comme libre individu commun, il confère à l’Autre sa nouvelle naissance ». Critique de la raison dialectique rassemble ainsi dans un faisceau saisissant toutes les notions que nous avons rencontrées au sujet du thème de l’autre et les harmonise à l’intérieur d’une compréhension historique et dialectique de l’humain. Sans pouvoir ici rendre compte d’une œuvre monumentale, il est tout de même possible d’indiquer, comme nous venons de le faire, dans quelle mesure cet ouvrage philosophique vient couronner, de manière hautement positive, la recherche sartrienne sur la communication. Cette intuition fondamentale a échappé à tant de critiques qu’il nous a paru utile de redresser ici des torts et de faire le point en tordant une bonne fois le cou à l’opinion aussi absurde que répandue selon laquelle Sartre n’aurait jamais connu et exposé qu’un aspect désastreux de la rencontre d’autrui.


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distance respectable et pourtant nous transperce, nous juge, s’empare imperceptiblement de l’image perçue. Le regard a un pouvoir dévorant. Garcin, à la fin de Huis clos, affirme par exemple, en parlant des yeux d’Estelle et d’Inès, qu’ils le « mangent ». Le regard d’autrui, selon des expressions fréquentes dans L’Être et le néant, nous « vole » le monde et nous l’« aliène » ; toutes les choses qui nous entourent nous échappent quand un autre pose sur elles son regard et les arrache à notre prise en refusant de les partager avec nous. Inès, dans Huis clos, dit à Garcia au sujet d’Estelle : « Vous m’avez volé jusqu’à mon visage : vous le connaissez et je ne le connais pas. Et elle ? elle ? vous me l’avez volée : si nous étions seules, croyez-vous qu’elle oserait me traiter comme elle me traite ?» L’autre se révèle à moi avant tout par son regard ; c’est à travers ce dernier que je le perçois comme sujet libre et que je me sens alors métamorphosé en objet ; la rencontre d’autrui se transforme en possession. Sartre écrit encore dans L’Être et le néant : « Je suis possédé par autrui ; le regard d’autrui façonne mon corps dans sa nudité, le fait naître, le sculpte, le produit comme il est, le voit comme je ne le verrai jamais. Autrui devient un secret : le secret de ce que je suis. » Quand, dans L’Âge de raison, Boris sent peser sur lui le regard de Lola, qui vient ainsi limiter sa liberté, sa joie s’en trouve ternie ; il abandonne alors son corps, passionnément observé, aux yeux de celle qui l’aime et c’est en prisonnier soumis qu’il consent à se laisser ainsi posséder : « Boris livrait docilement aux regards de Lola son corps, sa nuque maigre et ce profil perdu qu’elle aimait tant. » Le regard qui nous juge est un regard objectivant ; nous perdons pied en lui ; il nous engloutit, malgré nous, dans un univers insondable de jugements tentaculaires qui nous broient et nous réduisent à un état comparable à celui des objets. Dans Huis clos, Garcin dira, par exemple, à Estelle : « Je ne veux pas m’enliser dans tes yeux. Tu es moite ! tu es molle ! Tu es une pieuvre, tu es un marécage. » C’est la raison pour laquelle Sartre indique, dans ses Réflexions sur la question juive, que le juif n’existe pas en soi, mais que c’est nous qui le créons en donnant à un être humain, en dépit de ce qu’il est vraiment, un statut pétrifié, une étiquette,


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On trouve aussi le thème du regard et du miroir dans le Flaubert.

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celle de juif. Le regard de l’antisémite ne rencontre pas une personne, mais un étranger, un juif. Le propre du regard est alors de transformer l’autre en chose et de le figer. Dans Saint Genet, Sartre parlera même du viol auquel peut se livrer une conscience qui condamne : « Genet, sexuellement, est d’abord un enfant violé. Ce premier viol, ce fut le regard de l’autre, qui l’a surpris, pénétré, transformé pour toujours en objet » 13. Il va sans dire que cette interprétation du rôle du regard est ici donnée à sens unique et qu’il serait inexact d’oublier, dans l’œuvre de Sartre, le sens profondément humain du regard, quand il voit en l’autre, non un étranger, mais un homme libre. C’est parce que la conscience n’est pas une chose, c’est parce qu’elle est libre que le regard qui la traduit, loin de m’aliéner, me restitue ma subjectivité fondamentale, me considère comme un sujet agissant et responsable, me situe au cœur d’une fraternité assumée et partagée : « Je le dis sans ironie : il est doux, certainement, de se découvrir dans les yeux fraternels des autres », écrit Sartre dans Situations VI, en évoquant le sentiment éprouvé, par exemple, par un homme qui entre au Parti. Il convient donc de corriger l’impression pessimiste que les réflexions de L’Être et le néant peuvent parfois apporter au lecteur trop pressé. Il s’avère par conséquent indispensable de ne pas, à notre tour, objectiver Sartre en le murant dans un nihilisme radical totalement étranger à l’existentialisme qui est le sien. Il faut ainsi, dans un mouvement dialectique, confronter les réflexions de l’auteur avec la totalité de ses livres sans privilégier un aspect finalement souvent provisoire ou secondaire ; L’Être et le néant doit, en effet, trouver sa place dans la continuité de l’évolution sartrienne, dans l’ensemble d’une œuvre en mouvement dont il ne représente qu’une étape, importante certes, mais non pas définitive.


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L’athéisme est une entreprise cruelle et de longue haleine : je crois l’avoir menée jusqu’au bout. Les Mots.

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Sartre a rejoint l’incroyance alors qu’il était encore enfant ; le drame engendré par le doute n’a pas du tout envahi sa vie ; c’est même avec une très grande sérénité qu’il analyse, à sa manière et dans plusieurs de ses livres, le problème religieux, sans donner du reste à ce dernier, dans son œuvre, une importance excessive. L’expérience de Sartre est, sur ce point de la spiritualité chrétienne, très différente de celle de Gide. André Gide est resté, sa vie durant, profondément touché par le domaine religieux, et l’athéisme lentement conquis fut, dans son existence, un perpétuel et difficile combat. Sartre ne néglige pas l’importance de la foi, mais, plus qu’une discussion purement théorique portant sur l’existence ou la non-existence de Dieu, c’est la réponse donnée dans notre vie à cette question qui lui paraît finalement décisive. Il estime en effet que cette réponse détermine, de façon très profonde, notre conduite personnelle à l’égard d’autrui. Sartre a incontestablement, dans une ligne qui rappelle l’effort de Feuerbach, voulu faire descendre la religion du Ciel sur la terre, transformer la théologie en anthropologie, convertir le sens de la Transcendance en découverte de l’humain. Cette entreprise s’inscrit très clairement dans le cadre sartrien où la rencontre de l’homme définit un réalisme qui se voudrait pur et, par conséquent, à l’abri de toutes les aliénations possibles. En , quelques jours après la mort d’André Gide, Sartre écrivait ces lignes significatives dans un article consacré à l’écrivain disparu et repris dans Situations IV : « Le problème de Dieu est un problème humain qui concerne les rapports des hommes entre eux, c’est un problème total auquel chacun apporte solution par sa vie entière, et la solution qu’on lui apporte reflète l’attitude qu’on a choisie vis-à-vis des autres hommes et de soi-même. Ce


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que Gide nous offre de plus précieux, c’est sa décision de vivre jusqu’au bout l’agonie et la mort de Dieu. » Ce « jusqu’au bout » attribué ici à l’expérience gidienne de l’athéisme, Sartre le reprendra bientôt à son compte, puisqu’il écrira dans Les Mots : « L’athéisme est une entreprise cruelle et de longue haleine : je crois l’avoir menée jusqu’au bout. » S’il est vrai que Sartre n’a jamais été le représentant d’un athéisme torturé et inquiet, il n’en faut pas déduire pour autant que Sartre ait vu dans l’incroyance une route particulièrement aisée ; l’« entreprise cruelle et de longue haleine », à laquelle il fait ici allusion, requiert, au contraire, toute notre volonté, toute notre force et refuse précisément la foi, dans la mesure où cette dernière se confond le plus souvent, selon lui, avec une solution de facilité. 000 Si l’on se rappelle le culte voué par le jeune Sartre à la littérature, on comprendra que les livres aient été pendant plusieurs années l’objet de son adoration ; il écrit, par exemple, dans Les Mots : « J’avais trouvé ma religion : rien ne me parut plus important qu’un livre. La bibliothèque, j’y voyais un temple. » Quant aux auteurs dont il aimait à se réciter la liste aussi complète que possible, de Hésiode à Hugo, il avoue qu’ils représentaient alors pour lui « les Saints et les Prophètes ». Le métier d’écrivain reste celui de Sartre, mais l’auteur a perdu son auréole et il sait que la littérature ne peut pas le sauver ou le justifier : « J’ai désinvesti, mais je n’ai pas défroqué : j’écris toujours. » Sartre ne renie donc pas le métier d’écrivain qui reste le sien, ni les œuvres qu’il a publiées, comme d’aucuns l’ont imprudemment prétendu, mais il ne croit plus en la littérature et refuse de l’absolutiser. Si l’on se réfère très précisément aux analyses de Sartre dans Les Mots, on peut trouver trois arguments principaux expliquant l’expérience de l’athéisme qui a été la sienne. Cette expérience, vécue déjà totalement dans son enfance, a tout de même dû se prolonger infiniment au-delà de l’adolescence, puisque Sartre reconnaît avoir fait de la littérature un substitut de la religion. L’entreprise de liquidation réalisée dans ses premières années ne s’est donc véritablement achevée que beaucoup plus tard. Premièrement, Sartre voit dans la foi en Dieu ce besoin que


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l’homme éprouve, jeté qu’il est sans raison ni but dans le monde, de trouver un sens à son existence ; l’homme qui se sent inutile, de trop, aimerait se savoir prédestiné, justifié, appelé ainsi par Dieu à une place précise dans l’univers. Dieu nous donne l’illusion de notre nécessité et nous fait oublier le caractère contingent et gratuit de toute vie humaine. Une certaine conception de la littérature peut remplacer une telle religion perdue, en offrant à l’écrivain l’idée d’une vocation : il se croit appelé à apporter un message, des vérités aux hommes. Le métier d’écrivain est en réalité un choix libre qu’il faut assumer totalement et non un mandat qu’il faudrait recevoir comme un sacerdoce. Roquentin affirme, par exemple, dans La Nausée : « L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est pas la nécessité. Exister, c’est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et cause de soi. » Il s’agit là de Dieu. On notera que si, selon Sartre, le monde de la contingence est par excellence le nôtre, la vie n’est pas à proprement parler absurde, mais plus précisément ambiguë. L’existence humaine n’a pas, en Dieu, un sens qui lui soit donné d’avance, mais rien ne nous empêche de dépasser le stade de notre délaissement, le niveau d’une morne équivalence pour donner nous-mêmes un sens et du relief à notre vie. L’existentialisme sartrien tire certes toutes les conséquences de l’athéisme, mais il ne le fait que pour renvoyer l’homme, dans une perspective qui se veut réaliste et volontaire, à sa propre responsabilité, comme le montre longuement Sartre dans L’Existentialisme est un humanisme ; il peut alors écrire dans ce livre et de manière très suggestive : « En ce sens, l’existentialisme est un optimisme, une doctrine d’action, et c’est seulement par mauvaise foi que, confondant leur propre désespoir avec le nôtre, les chrétiens peuvent nous appeler désespérés. » Il appartient à l’homme sans Dieu de forger des valeurs parce que la vie n’a pas un sens a priori : « Avant que vous ne viviez, la vie, elle, n’est rien, mais c’est à vous de lui donner un sens, et la valeur n’est pas autre chose que ce sens que vous choisissez. Par là vous voyez qu’il y a possibilité de créer une communauté humaine »,


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écrit encore Sartre dans le même ouvrage. La cité des hommes ne correspond pas à un ordre de fins préétabli, et Sartre, en rejetant Dieu, refuse simultanément d’être inséré dans un monde réglé d’avance où notre responsabilité perdrait toute véritable existence. Dans Le Diable et le Bon Dieu, Heinrich avoue à Goetz l’illusion de l’homme qui se croit mandaté : « La vérité, c’est que je me suis élu moi-même. » À la fin de la pièce, dans un passage devenu célèbre, et après avoir compris que les ordres divins qu’il prétendait recevoir n’étaient en réalité que ses propres désirs, Goetz affirme : « Le Ciel ignore jusqu’à mon nom. Je me demandais à chaque minute ce que je pouvais être aux yeux de Dieu. À présent je connais la réponse : rien. Dieu ne me voit pas, Dieu ne m’entend pas, Dieu ne me connaît pas.Tu vois ce vide au-dessus de nos têtes ? C’est Dieu. Tu vois cette brèche dans la porte ? C’est Dieu. Tu vois ce trou dans la terre ? C’est Dieu encore. Le silence, c’est Dieu. L’absence, c’est Dieu. Dieu, c’est la solitude des hommes » 14. La solitude retrouvée et assumée dans un choix que personne ne peut faire à notre place, c’est, nous l’avons déjà vu à propos de la conclusion de La Nausée, la seule voie offerte à l’homme lucide et responsable ; ce vocable de solitude n’est donc pas à saisir dans une intention négative, mais à recueillir dans une perspective qui se veut, au contraire, très positive ; l’homme doit prendre en charge son existence et aucun être, fûtce Dieu, ne peut ainsi le soulager de sa liberté à la fois première et ultime. Le deuxième point mis en évidence par la lecture des Mots, c’est l’importance du regard de Dieu dans l’athéisme sartrien ; ce regard est un gêneur et sa fonction revient à nous transformer en chose inerte et sans défense devant un jugement qui nous transperce sans respect. Alors qu’il avait déjà abandonné toute piété véritable, Sartre enfant connut, à ce propos, une expérience révélatrice : « Pendant plusieurs années encore, j’entretins des relations publiques avec le Tout-Puissant ; dans le privé, je

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On remarquera que la deuxième partie de cette citation donnée ici dans le cadre de l’apostasie est pourtant susceptible d’une interprétation profondément évangélique et chrétienne.


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • SARTRE • LA FOI

cessai de le fréquenter. Une seule fois, j’eus le sentiment qu’Il existait. J’avais joué avec des allumettes et brûlé un petit tapis ; j’étais en train de maquiller mon forfait quand soudain Dieu me vit, je sentis Son regard à l’intérieur de ma tête et sur mes mains ; je tournoyai dans la salle de bains, horriblement visible, une cible vivante. » L’indiscrétion de ce regard insoutenable fut si violente qu’elle entraîna l’enfant, dans son indignation, vers les rivages protestataires de l’athéisme ; il rejeta hors de lui, et une fois pour toutes, la foi en Dieu : « Il ne me regarda plus jamais », précise en effet l’auteur. Le regard de Dieu va jouer ainsi un rôle assez important dans l’œuvre de Sartre. Dans « L’Enfance d’un chef », une nouvelle du Mur, Lucien éprouve aussi avec horreur la présence insidieuse de la Providence qui voit tout : « Lucien s’agenouillait sur le prieDieu et s’efforçait d’être sage pour que sa maman le félicite à la sortie de la messe, mais il détestait le Bon Dieu : le Bon Dieu était plus renseigné sur Lucien que Lucien lui-même. » Dans Le Diable et le Bon Dieu, Goetz repousse Hilda, parce qu’il sent que le regard de Dieu perce même l’obscurité ; Goetz se plaint alors en ces termes : « Si je connaissais une nuit assez profonde pour me cacher à son regard. » Le cas le plus complexe est celui de Daniel dans Le Sursis ; Sartre lui consacre même plusieurs pages. Si le regard de Dieu traverse ce héros de part en part en découvrant sa condition homosexuelle et sa culpabilité permanente, ce regard omniscient de l’Éternel excuse simultanément Daniel qui trouve devant les yeux du Tout-Puissant une place, fût-ce au niveau le plus bas. Le regard de Dieu le met à jour, mais, ce faisant, lui apporte une sorte de justification : Dieu l’aime tel qu’il est, Dieu le comprend, Dieu pardonne. Le regard de Dieu, premièrement indiscret et odieux, ce « viol perpétuel », devient finalement pour Daniel la source d’un véritable apaisement, d’un « repos ». Troisièmement, le caractère purement artificiel et superficiel de la foi rencontrée autour de lui n’a rien fait pour convaincre Sartre de la vérité religieuse. C’est un christianisme de façade, un christianisme purement sociologique qu’il a découvert dans sa famille ; la foi n’était dans ce milieu, comme il l’écrit dans Les Mots, « qu’un nom d’apparat ». Le croyant vivait en aveugle


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nourri de traditions héritées que nul ne pensait à assumer personnellement, à choisir librement ou mettre simplement en question ; l’athée, lui, était « un maniaque de Dieu qui voyait partout Son absence et qui ne pouvait ouvrir la bouche sans prononcer Son nom, bref un Monsieur qui avait des convictions religieuses. Le croyant n’en avait point : depuis deux mille ans les certitudes chrétiennes avaient eu le temps de faire leurs preuves, elles appartenaient à tous, on leur demandait de briller dans le regard d’un prêtre, dans le demi-jour d’une église et d’éclairer les âmes mais nul n’avait besoin de les reprendre à son compte ; c’était le patrimoine commun ». Ces mots à la fois ironiques et sévères se passent de tout commentaire et décrivent fort bien l’état d’âme de ceux qui, nés chrétiens, ne le sont jamais devenus. Avant de pousser plus loin cette analyse en nous attachant plus particulièrement à trois œuvres de Sartre où la religion joue un rôle important (Les Mouches, L’Être et le néant, Le Diable et le Bon Dieu), il nous paraît nécessaire de dire quelques mots de l’expérience significative que retrace le livre des Mots et dont nous venons de donner trois éléments fondamentaux. Sans répondre ici à Jean-Paul Sartre par un exposé théologique totalement déplacé dans le présent essai, il est toutefois indispensable de souligner la responsabilité très grande portée par l’entourage d’un enfant exigeant ; Sartre a découvert le masque et les décors d’une religion dont les tenants s’avéraient être, finalement, moins convaincus que les opposants. À la limite, on pourrait affirmer que l’athée ne reproche pas tant aux croyants d’être chrétiens que de ne l’être pas assez, pas vraiment. Il s’avère aussi indispensable de corriger l’idée selon laquelle le croyant peut trouver en Dieu un refuge statique le dispensant d’agir et d’être responsable. Le chrétien n’ignore pas la condition humaine ; cette dernière est un chantier où nous sommes appelés à vivre une vocation inventive et créatrice ; toute véritable morale chrétienne est celle de la volonté ; le fatalisme n’y trouve pas de place. Dans une telle perspective, l’homme n’est pas figé dans un système abstrait, mais au contraire mû par une liberté d’autant plus réelle qu’elle trouve en Dieu sa seule source. Pas plus au niveau historique que personnel et moral,


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Le drame des Mouches est peut-être, de toutes les œuvres de Sartre, celle dont la portée religieuse est la plus évidente. Oreste est le représentant typique d’un cheminement qui doit conduire l’homme de la mort de Dieu à la liberté. « Quand une fois la liberté a explosé dans une âme d’homme, les Dieux ne peuvent plus rien contre cet homme-là », affirme en effet Jupiter. Sartre n’attaque pas dans Les Mouches la religion en soi, mais la super-

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l’homme n’est l’esclave d’une inexorable stagnation ; il est lancé, lui aussi, dans un amour conquérant, toujours respectueux de la personne du prochain, à la recherche d’une humanité encore inachevée et pour laquelle l’avenir est à faire librement plutôt qu’à recevoir passivement des mains de Dieu. Remarquons, en passant, que le combat mené par Sartre ces dernières années a rencontré la faveur de nombreux chrétiens « engagés » et que l’auteur des Mots a probablement dû corriger déjà partiellement l’idée monolithique qu’il a pu se faire un jour du christianisme et l’image très schématique, voire caricaturale, que son milieu familial lui avait ainsi léguée. Quand, dans Les Séquestrés d’Altona, Johanna reproche à Léni et aux siens de ne croire ni à Dieu ni à Diable, Léni répond par des mots qui rappellent et stigmatisent le christianisme traditionaliste et moribond vécu par Sartre dans sa jeunesse : « C’est vrai. Mais nous allons au temple et nous jurons sur la Bible. Je vous l’ai dit : cette famille a perdu ses raisons de vivre, mais elle a gardé ses bonnes habitudes. » Tous les chrétiens ne peuvent pas être rangés en bloc dans la galerie des portraits du musée de Bouville si brillamment décrits dans La Nausée. Ces croyants figés dans leurs traditions stériles, leur bonne conscience, leur mauvaise foi et finalement, à leur insu, le silence austère et poussiéreux d’un musée, ne sauraient demeurer le mètre étalon du chrétien véritable : « En règle, ce jour-là, comme les autres jours, avec Dieu et avec le monde, ces hommes avaient glissé doucement dans la mort, pour aller réclamer la part de vie éternelle à laquelle ils avaient droit. » Le chrétien authentique n’appartient à aucune aristocratie du Ciel ou de la terre ; le salut n’est pas pour lui un dû.


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stition qui, devant Jupiter, transforme l’homme en esclave avant tout craintif et timoré 15. Le peuple sur lequel règne ce Dieu est un peuple servile et terrorisé, obsédé par ses fautes et annihilé par ses remords toujours égocentriques ; Jupiter invite alors Oreste à ne pas détourner de tels croyants du chemin étriqué qui est le leur : « Ils ont mauvaise conscience, ils ont peur – et la peur, la mauvaise conscience ont un fumet délectable pour les narines des Dieux. Oui, elles plaisent aux Dieux, ces âmes pitoyables. » Quand Oreste fatigué demande à Jupiter de lui tracer une route, il tombe dans le piège d’une aliénation religieuse où l’homme cherche avant tout de bonnes raisons de ne pas choisir seul sa voie, car la liberté fait peur. Électre stigmatise alors une telle conduite qui réduit Dieu au rôle de « sage nourrice » ; le héros pourra ainsi se ressaisir. Dans le combat qui dresse Oreste contre Jupiter, l’homme libre contre un Dieu oppresseur, c’est Oreste qui gagnera ; il serait même possible d’écrire que, selon Sartre, il ne peut en être autrement. Si l’homme est vraiment créé libre, il ne peut qu’échapper à l’Éternel : « À peine m’as-tu créé que j’ai cessé de t’appartenir », dit en effet Oreste à Jupiter. C’est en vain que Jupiter se fera le porte-parole d’une tentation toujours renaissante ; au dieu qui lui dit : « Reviens : je suis l’oubli, je suis le repos », Oreste répond sans faiblir : « Je ne reviendrai pas à ta nature : mille chemins y sont tracés qui conduisent vers toi, mais je ne peux suivre que mon chemin. Car je suis un homme, Jupiter, et chaque homme doit inventer son chemin. » Oreste devient ainsi, dans ce drame, le symbole d’une renaissance possible de la liberté humaine et le héraut de la mort des dieux dont il annonce le « crépuscule ». Cette incompatibilité fondamentale constatée ici entre la prétention divine et celle de l’homme se retrouvera, de manière plus claire encore, dans Le Diable et le Bon Dieu ; que Dieu existe ou n’existe pas, peu importe, puisque la liberté humaine ne peut, selon Sartre, que nier de manière pratique et existentielle sa présence : l’idée de Dieu devient ainsi tout à fait contradictoire. L’humain n’est véritablement assumé qu’à condition d’être totalement pris en charge par un individu refusant toute référence à la Transcendance. La liberté, comme 15

La superstition joue aussi un très grand rôle dans La Putain respectueuse.


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Les développements de L’Être et le néant contestent, de manière frappante, le point de vue chrétien, tout en lui reconnaissant une part de vérité d’ordre psychologique, en quelque sorte. Si, comme le reconnaît volontiers un croyant, la réalité humaine est un dépassement perpétuel vers Dieu, cette transcendance n’est pas à chercher, selon Sartre, ailleurs qu’en nous-mêmes ; elle se confond totalement avec nous. Dieu va représenter ainsi pour l’homme la tentation suprême : une « impossible synthèse du pour-soi et de l’en-soi ». Qu’est-ce à dire exactement ?

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c’est le cas pour Oreste, conduit l’homme à se situer sans réserve, et sans dieu par conséquent, au cœur même de problèmes exclusivement humains. Le réalisme sartrien devient ainsi absolument radical : Dieu, la foi, la religion ne peuvent qu’éloigner l’homme de lui-même et des autres. À la dernière réplique du Diable et le Bon Dieu, Goetz peut ainsi affirmer : « Je resterai seul avec le ciel vide au-dessus de ma tête, puisque je n’ai pas d’autre manière d’être avec tous. » On remarquera que, sur ce point, le dialogue avec le christianisme s’avère étrangement difficile. Sans insister sur le fait que le Dieu des chrétiens n’a rien à voir avec celui des Mouches, sorte de potentat tyrannique et terrorisant, il convient cependant de remarquer que c’est bel et bien en Dieu que le christianisme fonde la liberté humaine. L’homme de l’Évangile n’est pas un serf timoré ayant à redouter la transcendance accusatrice d’un Dieu vengeur et sanguinaire ; il est au contraire un fils libre et conquérant qui trouve auprès de l’Éternel une source de liberté et d’amour. Le croyant ne conquiert la totalité de son humanité que dans un dépassement perpétuel qui le conduit vers Dieu ; aller à la rencontre de l’Éternel, c’est aller à celle de l’homme, et inversement. Ce n’est qu’en Dieu que l’homme, projeté vers l’autre et vers l’avenir, se trouve et s’identifie enfin. L’homme porte Dieu en lui bien plus que sous la forme élémentaire d’un besoin, celle d’une exigence supérieure. C’est la raison pour laquelle la foi en Dieu, loin de léser l’homme ou de l’asservir, correspond seule véritablement, pour le chrétien, à la réalisation possible de sa liberté et de sa pleine humanité.


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L’homme, nous l’avons vu, est toujours à la recherche de son identité et il envie la condition des choses qui ne se posent pas de question, qui ne connaissent pas l’angoisse de la liberté et de nos interrogations perpétuelles. L’homme se définit dans un dépassement incessant vers l’autre, vers lui-même, vers l’avenir. Son désir le plus ardent serait de vivre la paix de l’en-soi, de pouvoir enfin connaître cette coïncidence avec soi qui ne lui est jamais donnée et que Dieu seul réalise. Dieu est, en effet, à la fois totalement ce qu’il est, plénitude, en-soi et son propre dépassement, pour-soi « en tant que conscience de soi et que fondement nécessaire de lui-même ». Dieu, c’est par excellence l’idéal de l’homme, le but toujours recherché et toujours manqué, son rêve le plus cher. Sartre exprimera cette vérité décisive en disant de l’homme qu’il est « l’être qui projette d’être Dieu » ; ou encore : « Être homme, c’est tendre à être Dieu ; ou, si l’on préfère, l’homme est fondamentalement désir d’être Dieu. » Une autre explication de Dieu apparaît dans L’Être et le néant. Il est important de la mentionner aussi. De même que le moi ne se réalise, ne se saisit et ne se trouve qu’à travers l’autre, comme nous l’avons indiqué d’après l’idée positive que Sartre se fait de la communication, de même l’humanité tout entière ne se réalise, ne se saisit et ne se trouve qu’à travers l’Autre, c’està-dire Dieu, le seul vis-à-vis encore possible pour une humanité conçue dans sa totalité. Dieu devient ainsi, pour Sartre, la traduction favorite d’un humanisme abstrait qui se représente l’humanité globale face à un Tiers absolu et indispensable. « Ainsi le concept-limite d’humanité […] et le concept-limite de Dieu s’impliquent l’un l’autre et sont corrélatifs. » L’explication sartrienne de la divinité confère à la foi de l’homme une dimension singulièrement originale et profonde. Si le propre de l’homme réside dans cette soif incessante que nous avons d’opérer la synthèse du pour-soi et de l’en-soi, de la conscience et de la plénitude, de la transcendance toujours dynamique et de l’être toujours statique, alors Dieu devient, en tant que désir et aspiration de l’homme, une composante essentielle de l’existence humaine. C’est parce que l’homme est l’homme qu’il y a pour lui un appel permanent vers l’existence divine. Dieu ne disparaîtrait de l’horizon humain qu’à condition


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Le Diable et le Bon Dieu a été créée en juin  ; cette pièce n’est pas, contrairement à ce qu’a trop souvent pensé la critique d’alors, une machine de guerre lancée contre le christianisme et sa foi en l’existence de Dieu. Le vrai problème de ce drame, comme nous aurons à le voir à la fin de ce livre, est d’ordre moral et non métaphysique. C’est à tort, par conséquent, que l’on a parfois réduit la pièce aux dimensions d’une réfutation

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que l’homme ne soit plus l’homme et retrouve la fixité de la pierre. Chaque individu, pareil à Oreste, doit ainsi, toujours à nouveau, tuer Dieu ; cette mort n’a rien de définitif, ni ce combat rien de théorique. C’est une lutte perpétuelle et coûteuse où l’homme découvre le poids de sa liberté, c’est-àdire le visage de la responsabilité. La critique marxiste de la religion, on le sait, a fait dériver l’aliénation religieuse d’une aliénation sociale toujours première et déterminante. Sartre reconnaît en réalité l’insuffisance d’une telle critique de la religion, critique qui s’en tient à un point de vue exclusivement économique, ignorant les implications psychologiques du fait religieux telles qu’il les analyse dans L’Être et le néant et telles que Feuerbach, le maître à penser du jeune Marx, les avait déjà décrites dans son livre fameux, L’Essence du christianisme. Selon Marx et Lénine, une situation économique parfaite doit automatiquement supprimer toute croyance en Dieu, puisque c’est dans le malaise économique et social que l’homme puise les raisons de sa foi ; l’individu cherche par l’illusion religieuse et l’espoir d’une survie une compensation à ses malheurs présents et terrestres. Sans nier l’importance de l’aliénation sociale dans le phénomène religieux, Sartre, reliant assez génialement Marx à Feuerbach, retrouve, dans L’Être et le néant, les chemins indispensables d’une explication d’ordre psychologique de la foi. L’homme est une conscience dont un matérialisme exclusif ne saurait rendre compte dans sa totalité. La foi en Dieu trouve ainsi, dans la pensée sartrienne, une explication infiniment plus nuancée et profonde que celle donnée le plus souvent aujourd’hui par les marxistes. On ne saurait minimiser l’importance de ce fait.


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prétendument agressive de l’existence divine. Certaines expressions ont pu choquer, mais on fera bien de se rappeler que la célèbre affirmation de Nasty selon laquelle « l’Église est une putain » qui vend ses faveurs aux riches est en réalité empruntée à Savonarole. Les répliques qui ont le plus scandalisé sont toutes, d’ailleurs, inspirées par des auteurs chrétiens (cf. Les Écrits de Sartre, pp. 239ss.). Le fait est assez cocasse. Le Diable et le Bon Dieu va reprendre en l’amplifiant le thème que nous avons découvert dans Les Mouches : l’homme libre ne peut être, dans sa vie, que la négation de la divinité. « Moi, je suis du parti des hommes », affirme très clairement Hilda dans une proposition aux échos très profondément sartriens. À la fin de ce drame, Goetz se fait aussi l’interprète de Sartre pour lequel l’existence de Dieu et celle d’un homme libre sont en réalité incompatibles, inconciliables, contradictoires. « Si Dieu existe, l’homme est néant ; si l’homme existe… », déclare en effet le héros dans une phrase restée en suspens. Aimer la cité des hommes, c’est ainsi l’aimer contre Dieu et sans lui. « Dieu n’existe pas », « Dieu est mort », « Plus de Ciel, plus d’Enfer : rien que la terre », « Il n’y a que des hommes », « J’ai besoin de voir des hommes », dira Goetz dans l’élan de sa libération et de sa révolte. Cette conversion à l’homme, dont Le Diable et le Bon Dieu marque, dans l’œuvre de Sartre, la volonté la plus évidente et reste simultanément le témoignage le plus net, trouve ici très clairement sa place dans ce que nous avons appelé plus haut le réalisme radical de l’auteur. 000 On ne peut oublier de rappeler qu’au stalag de Trèves, où Sartre était prisonnier, il entretint d’excellents rapports avec plusieurs prêtres et en particulier avec l’abbé Page épris, lui aussi, de liberté ! C’est à la suite de nombreuses discussions et pour stimuler la résistance de ses camarades de captivité contre les Allemands que Sartre écrivit alors pour Noël  un drame consacré à la Nativité : « Bariona, ou le Fils du tonnerre ». Il ne faut pas y voir le signe d’une crise spirituelle, mais un souci très sartrien de solidarité. Le sujet choisi lui semblait, en effet, capable de réaliser, ce soir-là, l’union la plus large des chrétiens


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et des incroyants. Cette pièce, la première de Sartre, reste ainsi le signe d’un dialogue vécu avec les chrétiens authentiques, dialogue que Sartre n’a jamais refusé quand il se présentait dans le concret de la vie plutôt que sous la forme d’une analyse abstraite et théorique. « Bariona, ou le Fils du tonnerre » n’est probablement pas le chef-d’œuvre de Sartre au théâtre, mais cette pièce contient pourtant des passages d’une grande beauté que nourrit une pensée dont nous avons déjà vu qu’elle s’inscrit très nettement dans le cadre de la réflexion sartrienne. Ce drame est, de toute l’œuvre de Sartre, celui où le sentiment de la nature tient le plus de place ; l’exil dans un camp de prisonniers, la vie en monde clos sont-ils la cause de cette surprenante présence de l’univers végétal et animal ? Il est difficile de l’affirmer, mais le fait est là, incontestable. Le prologue, par exemple, dira avec poésie de la mère de Jésus : « Marie est innombrable et sombre comme une forêt la nuit et la bonne nouvelle s’est perdue en elle comme un voyageur s’égare dans les bois. Et Marie est pleine d’oiseaux et du long bruissement des feuillages. » Le paysage désolé de la terre natale du Christ est aussi évoqué de manière très vivante. La libre interprétation que Sartre donne, dans sa pièce, de la Nativité a incontestablement une dimension profondément chrétienne ; dans le personnage de Bariona, en effet, le malentendu messianique, qui constitue une des données de base de l’Évangile, semble avoir été saisi par Sartre avec une perspicacité très remarquable. C’est là un argument sérieux à avancer contre ceux qui prétendent que Sartre n’a jamais rien compris au christianisme et s’est muré de manière abstraite, hautaine, dans une indifférence totale à l’univers religieux. « Bariona, ou le Fils du tonnerre » apporte un réel démenti à un jugement dénué de fondement et très partial.


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Exister c’est toujours assumer son être, c’est-à-dire en être responsable au lieu de le recevoir du dehors comme fait une pierre. Esquisse d’une théorie des émotions.

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Le thème de la mauvaise foi apparaît comme le plus important de l’œuvre de Sartre. Cette notion fondamentale ressemble, en quelque sorte, à la colonne vertébrale de sa pensée. Il était indispensable, pour saisir cette idée centrale, d’avoir préalablement défini, repéré, les temps forts de la réflexion sartrienne ; la mauvaise foi, en effet, ne peut pas être comprise en elle-même ; isolée de tout le contexte qui la justifie, elle perd de sa réalité. C’est donc à partir d’un tout presque indécomposable que le thème de la mauvaise foi s’éclaire, prend sa vraie dimension et se dévoile. La mauvaise foi constitue ainsi la toile de fond toujours présente des différents aspects d’une pensée, des différentes étapes d’une réflexion, des différents moments d’une vie. À elle seule, mais toujours simultanément rattachée à tout ce qui l’entoure, la mauvaise foi pourrait représenter la dominante du système sartrien, si l’on veut bien entendre par système, non une grandeur abstraite et morte, mais un ensemble vivant dont la référence essentielle demeure la réalité humaine. La mauvaise foi, au sens où Sartre la comprend, n’est, bien entendu, jamais qu’une attitude provisoire, un état à vaincre ; si elle décrit la condition humaine, elle ne le fait qu’en évoquant cette dernière dans une totale inauthenticité. La mauvaise foi renvoie ainsi à autre chose et suppose un dépassement qui seul permettra à l’homme de se réaliser dans une liberté toujours à nouveau conquise. Les victimes consentantes de la mauvaise foi sont désignées principalement par cinq appellations qui se répondent sans cesse dans les livres de Sartre et qui cernent, chacune à sa manière, la notion en cause : le « chef », le « salaud », l’« homme sérieux » ou l’« esprit de sérieux », le « lâche » et l’homme atteint par l’« âge de raison ».


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Ces dénominations diverses recouvrent toutes la même réalité et constituent une présence permanente du premier au dernier livre de Sartre. Il y a là une constante indéniable et décisive. 000 Dans La Nausée, l’homme sérieux est évoqué par ceux qui, sur les boulevards, se saluent par des « coups de chapeau » très cérémonieux. Ces promeneurs noient leur identité profonde dans un geste où la convention et l’artifice suffisent à définir une personnalité qui s’effrite et se refuse. Les fameux portraits que Roquentin contemple et analyse en détail au musée de Bouville représentent l’expression la plus saisissante que Sartre ait donnée de la mauvaise foi ; ces bourgeois de Bouville, nés et morts dans un bonheur qu’ils ont toujours considéré comme un dû naturel, sont des « chefs » par excellence ; le mot joue là un rôle essentiel. Quand Roquentin quitte le musée, il se retourne une dernière fois vers les toiles déjà minutieusement regardées et déclare : « Adieu, beaux lis tout en finesse dans vos petits sanctuaires peints, adieu, beaux lis, notre orgueil et notre raison d’être, adieu, Salauds. » Qu’est-ce qu’un chef, qu’est-ce qu’un salaud d’après La Nausée ? C’est avant tout un homme qui a peur de sa contingence, qui refuse le caractère relatif et gratuit de toute existence, un homme qui croit à ses droits, à son bon droit parce qu’il est ainsi convaincu d’avoir une place, sa place, dans la société. Il ne veut pas reconnaître lucidement sa condition. La vérité lui fait peur. La prise de conscience difficile, lente et courageuse de Roquentin qui se découvre « de trop » 16, jeté dans ce monde sans raison ni but, échappe à l’esprit de sérieux. Le chef ne veut pas savoir qu’il lui appartient de donner un sens à sa vie en engageant simultanément celle d’autrui ; il a une foi, une mauvaise foi ; il se croit justifié, à sa place, sans avoir jamais rien fait pour y être, pour la conquérir librement, la faire sienne. Roquentin affirme alors : « Voilà la Nausée ; voilà ce que les Salauds – ceux du Coteau Vert et les autres – essaient de se cacher avec leur idée

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Cette expression, fréquente dans l’œuvre de Sartre, se trouve aussi dans La Nausée, L’Être et le néant, L’Âge de raison, Baudelaire, le Flaubert.


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • SARTRE • LA MAUVAISE FOI

de droit. Mais quel pauvre mensonge : personne n’a le droit ; ils sont entièrement gratuits, comme les autres hommes, ils n’arrivent pas à ne pas se sentir de trop. Et en eux-mêmes, secrètement, ils sont de trop, c’est-à-dire amorphes et vagues, tristes. » Le salaud croit à ses droits ; telle est sa mauvaise foi. Il a droit à la vie, au travail, à la richesse, au commandement, au respect et, pour finir, à l’immortalité. La famille, la patrie, la propriété sont pour lui des valeurs sacrées, mais abstraites. Il ne connaît pas de mise en question véritable, si ce n’est dans une angoisse passagère et vite refoulée. Il est ce qu’il est ; il est donc devenu une chose. Dans la mesure où, selon Sartre, l’homme se définit par sa transcendance, ses interrogations, son avenir, sa rencontre de l’autre, le chef est un homme mort saisissable dans un passé qui le justifie totalement par ses droits et lui évite le risque de l’avenir, de la liberté, de l’espoir. Le salaud est possédé par sa possession ; il ne se définit pas par des actes, mais par ce qu’il a ; il n’est plus que ce qu’il a. Il n’a pas à être, il est ; sa propriété, c’est sa vie. Quand, dans L’Être et le néant, Sartre écrit de l’homme sérieux qu’il « se prend pour un objet », c’est bien cela qu’il exprime, cette priorité de l’objet sur le sujet, cette bonne conscience du propriétaire imbu de ses droits, de sa naissance. « La mauvaise foi est évidemment un mensonge, parce qu’elle dissimule la totale liberté de l’engagement », écrit Sartre de manière significative dans L’Existentialisme est un humanisme. L’homme qui se cache sa liberté totale par des causes déterministes, c’està-dire l’homme qui ne se définit pas par ses choix, par ses actes, mais par un héritage, un état de fait, Sartre l’appelle un lâche ; celui qui s’aveugle, au point de se croire nécessaire et d’oublier de donner personnellement un sens à sa vie, est un salaud. Sartre, dans « L’Enfance d’un chef », a démonté de manière détaillée le mécanisme subtil qui, à travers une certaine éducation et un certain état d’esprit, conduit à la mauvaise foi. Cette nouvelle du Mur est ainsi l’évocation d’une hypocrisie saisie dans sa genèse fondamentale et première, au niveau de l’enfance. Dans Les Mots, et en s’appliquant à lui la méthode utilisée dans Le Mur, Sartre reviendra aux rouages de ce phénomène. Lucien, le héros de la nouvelle, est fait pour être chef, comme Sartre se croyait fait pour être écrivain. La vie de Lucien n’est pas


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une conquête, elle est une prédestination ; sa condition n’est pas un privilège, elle est un droit, et même un dû. Sartre écrit ces mots évocateurs : « Une fois, au retour de la promenade, papa prit Lucien sur ses genoux et lui expliqua ce que c’était qu’un chef. Lucien voulut savoir comment papa parlait aux ouvriers quand il était à l’usine, et papa lui montra comment il fallait s’y prendre, et sa voix était toute changée. “Est-ce que je deviendrai aussi un chef ?” demanda Lucien. “Mais bien sûr, mon bonhomme, c’est pour cela que je t’ai fait”. » Il est intéressant de comparer ce texte du Mur, qui date de , avec une page de Situations III, où Sartre donne, en , dans un article paru dans Les Temps modernes, un commentaire involontaire mais excellent de la citation du Mur où Lucien apprend qu’il a été fait pour être chef ; Sartre écrit en effet : « Tout membre de la classe dominante est homme de droit divin. Né dans un milieu de chefs, il est persuadé dès son enfance qu’il est né pour commander et, en un certain sens, cela est vrai puisque ses parents, qui commandent, l’ont engendré pour qu’il prenne leur suite. Il a une certaine fonction sociale qui l’attend dans l’avenir, dans laquelle il se coulera dès qu’il aura l’âge et qui est comme la réalité métaphysique de son individu. Aussi est-il à ses propres yeux une personne, c’est-à-dire une synthèse a priori du fait et du droit. Attendu par ses pairs, destiné à les relever en temps voulu, il existe parce qu’il a le droit d’exister. » Jacques, dans L’Âge de raison, est un homme arrivé et assis ; quand son frère Mathieu vient lui demander quatre mille francs pour un avortement clandestin, somme qu’il pourrait lui accorder facilement, Jacques refuse en donnant à la place de ce prix une série de très bonnes raisons dont toutes manifestent principalement le refus de reconnaître en face de lui un homme qui l’interroge et le met en question. Jacques, c’est l’homme sérieux par excellence. Il a atteint l’âge de raison, c’est-à-dire une certaine maturité où le raisonnable se confond avec le conformisme, et la sagesse se dissout dans la « résignation ». Thomas, dans La Putain respectueuse, est aussi un cas typique de salaud ; il a voulu tuer un Noir et le fait ensuite condamner à sa place pour une prétendue tentative de viol inventée de toutes pièces. Comme Jacques, il plaide sa cause avec de très dignes


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Sartre dit même de Flaubert qu’il est le «jumeau» de Baudelaire.

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arguments.Thomas, c’est un « chef » dira de lui son ami et défenseur Fred. C’est parce qu’il est un chef qu’il a droit à la vie ; c’est parce que le Noir n’est pas un chef que sa vie ne compte pas et qu’on peut indifféremment travestir la vérité à son sujet. Lizzie, horrifiée par une telle démarche, traite alors Fred de « salaud » et le mot trouve véritablement sa place ici. À Lizzie, invitée à un faux témoignage qui menace la vie d’un Noir et va le faire condamner à mort, le Sénateur déclare fermement à propos de Thomas qu’il veut ainsi sauver : « C’est un Américain cent pour cent, le descendant d’une de nos plus vieilles familles, il a fait ses études à Harvard, il est officier – il me faut des officiers –, il emploie deux mille ouvriers dans son usine – deux mille chômeurs s’il venait à mourir –, c’est un chef, un solide rempart contre le communisme, le syndicalisme et les juifs. » Nous pourrions ainsi multiplier les exemples. Sans oublier l’image très ironique et dure que Sartre donne de lui-même dans Les Mots où il dépeint avec finesse l’imposture et la bouffonnerie d’une enfance envahie par la mauvaise foi, il serait encore possible de présenter ici le portrait que Sartre trace de l’auteur des Fleurs du mal dans son Baudelaire. La vie du poète constitue en effet, pour Sartre, une illustration parfaite de l’esprit de sérieux : « Cette âme singulière vit dans la mauvaise foi. Il y a en effet en elle quelque chose qu’elle se dissimule dans une fuite perpétuelle : c’est qu’elle a choisi de ne pas choisir son Bien, c’est que sa liberté profonde, renâclant devant elle-même, emprunte en dehors des principes tout faits, précisément parce qu’ils sont tout faits », écrit Sartre de Baudelaire. Toutefois, il ne nous paraît pas indispensable d’insister sur cet ouvrage dont la thèse est finalement conduite de manière trop sommaire, au point que Baudelaire n’est plus saisi que dans une perspective exclusive et à sens unique qui, loin de nous restituer la présence du poète, l’arrache définitivement à notre vue. Si l’on veut connaître l’évocation minutieuse et nuancée de la mauvaise foi, à travers un livre de critique littéraire de Sartre, le Flaubert apporte, à cet égard, une démonstration beaucoup plus riche et convaincante 17.


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000 Tous les héros, tous les personnages de l’œuvre de Sartre, à commencer par Sartre lui-même, connaissent la tentation de la mauvaise foi. Le drame de leur vie, c’est le dépassement difficile d’une condition de fuite et la découverte ultime d’une responsabilité où l’homme se choisit en assumant ses actes. Le prix à payer pour découvrir alors la liberté est souvent très coûteux. Si le crime constitue souvent dans l’œuvre de Sartre (Les Mouches, La Mort dans l’âme, Le Diable et le Bon Dieu, Les Séquestrés d’Altona) la condition à remplir, en quelque sorte, pour connaître le vrai visage de la liberté, ce n’est pas parce que l’auteur se fait l’apologète du meurtre ou du suicide, c’est parce qu’il décrit dans ses livres des situations-limites où le vécu se trouve ainsi stylisé par l’œuvre d’art. Il en va de même dans les pièces de l’antiquité ; ce n’est pas parce qu’Œdipe tue son père et épouse sa mère que l’on a le droit de dire de Sophocle qu’il est le partisan du crime et de l’inceste. Ce qui est vrai de Sophocle l’est autant de Sartre, et on aimerait bien que certains censeurs s’en souviennent. Quand Oreste, dans Les Mouches, a tué sa mère Clytemnestre pour venger son père Agamemnon, il peut alors, mais alors seulement, déclarer à sa sœur : « J’ai fait mon acte, Électre, et cet acte était bon. Je le porterai sur mes épaules comme un passeur d’eau porte les voyageurs, je le ferai passer sur l’autre rive et j’en rendrai compte. Et plus il sera lourd à porter, plus je me réjouirai, car ma liberté, c’est lui. » La foule d’Argos crie alors vengeance et veut lapider le meurtrier de sa reine ; Oreste lui répond en assumant encore totalement son acte : « Vous me regardez, gens d’Argos, vous avez compris que mon crime est bien à moi ; je le revendique à la face du soleil, il est ma raison de vivre et mon orgueil, vous ne pouvez ni me châtier, ni me plaindre, et c’est pourquoi il vous fait peur. » À la différence de l’homme sérieux, Oreste sait maintenant que notre seule propriété, ce sont nos actes, et qu’il convient, quels qu’ils soient, de les assumer ; plaider coupable est, à la limite, la seule manière d’être innocent, de se vouloir responsable et libre. L’homme, ainsi, ne se définit plus par ce qu’il est à sa naissance, par ce qu’il a reçu, mais par ce qu’il fait.


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Dans L’Âge de raison, Mathieu se plaint sans cesse d’être « libre pour rien » ; ce n’est qu’à la fin du troisième tome des Chemins de la liberté qu’il découvrira par le meurtre, comme Oreste, le prix payé pour sa liberté. En tuant sans avoir reçu d’ordre, librement, dans une guerre qu’il n’a pas choisie, Mathieu assume comme sien ce destin qui lui est imposé malgré lui. Là encore, la destruction n’est pas à prendre au sens d’une glorification sartrienne du crime, mais à saisir comme un absolu symbolique ; eu tuant ainsi, Mathieu est responsable d’un changement radical dans l’univers et dans sa propre vie. Sartre écrit alors dans La Mort dans l’âme : « Il tira : il était pur, il était tout-puissant, il était libre. » C’est également en choisissant la mort librement, en se suicidant, que Frantz, le héros des Séquestrés d’Altona, assume la guerre dont il a été la victime et où il reconnaît avoir été en réalité un complice. Cette entière responsabilité lui permet seule d’accéder à une liberté que l’on aurait peut-être tort de confondre trop vite avec une simple libération. Les derniers mots de ce drame donnent la parole au héros qui s’exprime dans des termes qui rappellent étrangement ceux d’Oreste à la fin des Mouches : « Moi, Frantz, von Gerlach, ici, dans cette chambre, j’ai pris le siècle sur mes épaules et j’ai dit : j’en répondrai. En ce jour et pour toujours. » On comprend dans quel sens Frantz avait pu affirmer longtemps avant sa mort : « Je répondrai de la guerre comme si je l’avais faite à moi seul. » Goetz, dans Le Diable et le Bon Dieu, est aussi le représentant d’une humanité qui s’accomplit dans l’action. Cette dernière est une conquête perpétuelle qui nous permet de surmonter la mauvaise foi où l’homme s’enlise à l’abri du risque et de la responsabilité, protégé qu’il se croit par un état de grâce qui n’est jamais pour lui qu’une attitude de recul et de démission, un prétexte, une excuse. Une fois encore la dernière réplique d’une pièce de Sartre nous apporte l’expression d’une volonté décidée à vivre sa liberté dans une action radicale : « Il y a cette guerre à faire et je la ferai », dit en effet Goetz en apportant au drame sa conclusion. Certains ont pu se demander pourquoi Sartre avait choisi d’adapter Kean au théâtre ; la pièce d’Alexandre Dumas permettait en réalité à Sartre de retrouver le thème de l’authenticité, en fustigeant la mauvaise foi. Kean déclare, par exemple, à Lord


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Mewill qui refuse le défi d’un duel parce qu’il est pair d’Angleterre : « N’empêche que vous êtes Lord, que je suis saltimbanque et que nous ne nous battrons pas. Vous siégez à la Cour Suprême, vous faites et défaites les lois, les portes du Palais de nos rois s’ouvrent au seul bruit de votre nom, mais il est si grand, ce nom, si lourd qu’il vous écrase, vous ne le portez pas, vous êtes aplati dessous : quand vous voulez respirer un brin et faire vos sales coups, vous prenez le mien. Moi, voyez-vous, je suis plus dégoûté et je ne voudrais du vôtre pour rien au monde : mon nom est à moi ; je ne l’ai pas reçu, Mylord, je l’ai fait. » Il faut, devant ce dialogue où Kean met au défi un chef, un homme sérieux, se rappeler que le héros revendique ici sa condition de bâtard et se grandit dans le dépassement d’une situation qu’il assume librement. Il est intéressant de constater que le thème de la bâtardise occupe une place exceptionnelle dans l’œuvre de Sartre : Kean, Oreste, Hugo, Goetz, même Genet sont des bâtards ; cette répétition est frappante. Francis Jeanson a analysé avec perspicacité ce phénomène dans son livre Sartre par luimême 18 ; il est inutile d’y revenir ici, si ce n’est pour rappeler que ce thème sartrien permet ainsi de faire une approche assez originale de la notion de liberté et de choix. C’est parce que notre liberté est vécue au cœur même de l’action qu’on ne saurait, selon Sartre, la confondre avec une essence préétablie. Sartre dira ainsi dans L’Être et le néant que « pour la réalité-humaine, être c’est se choisir ». La thèse fameuse selon laquelle l’existence précède l’essence n’est pas à prendre dans un sens métaphysique et abstrait ; pour la comprendre dans sa dimension véritable, il est bon de la situer au niveau de l’expérience vécue. Cette dernière, en effet, et toute l’œuvre de Sartre tend à le confirmer, nous rappelle que l’homme ne saurait être défini en l’air, de manière théorique, mais qu’il se dévoile et se saisit dans une action qui, seule, confère à sa vie un visage précis et déterminé. C’est parce que l’homme « n’est rien d’autre que ce qu’il se fait » que Sartre s’applique à nier la notion de nature humaine. Il n’y a de réalité que dans l’action ; pour Sartre, l’homme n’existe que dans la mesure où il se choisit ; il n’est rien 18

Francis Jeanson, Sartre par lui-même, op. cit., p. 114-121, 183.


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À définir la liberté humaine dans une pureté aussi totale, Sartre, loin d’encourir le reproche du pessimisme, pourrait encourir celui de l’optimisme. À l’inverse de ce que l’on a souvent cru, ce n’est pas l’excès de désespoir qui caractérise la pensée de Sartre, mais bien plutôt son contraire. Ce choix toujours possible qui, selon l’auteur, caractérise notre condition, n’est-il pas partiellement utopiste ? Il y a certainement dans ce point de vue une visée qui se veut très constructive, dynamique, et un appel à l’héroïsme, mais il y a aussi la tentation très grave d’un certain

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d’autre que l’ensemble de ses actes et de sa vie. On sent très bien ce qu’une telle thèse peut avoir de schématique en regard des déterminismes mis à jour par la science, et Sartre le sait bien. Que ces déterminismes portent le nom d’hérédité, d’inconscient collectif, ou soient révélés par le poids de l’histoire et de l’éducation, il est surtout important, selon lui, de les dépasser dans une perspective créatrice et positive qui seule nous permettra de ne pas réduire la destinée humaine à la fixité d’un caillou. Dans la mesure où l’homme ne peut être découvert que dans sa liberté, à la fois première et ultime, l’existentialisme préfère ainsi nous renvoyer à notre responsabilité plutôt qu’à une vision fataliste de la réalité où chaque déterminisme peut devenir alors un prétexte justifiant les attitudes de fuite et de mauvaise foi. La discussion construite autour de la notion de nature humaine aboutit vite à une querelle de mots. En effet si, comme Sartre l’a souligné à plusieurs reprises, l’homme est « condamné » à être libre, à inventer l’homme, et si, à la limite, cette liberté devient ainsi pour lui une sorte de « malédiction », il nous faut reconnaître que Sartre affirme, par sa liberté toujours présente quoique souvent reniée, l’existence d’un dénominateur commun entre les hommes ; il y a là un patrimoine permanent et la reconnaissance implicite d’une nature humaine. Cette dernière renaît ainsi de ses cendres. On pourrait dire, pour être plus exact, que, par la liberté, le propre de la nature humaine est de n’être pas une nature ; mais dans ce « n’être pas une nature », il y a, qu’on le veuille ou non, ce que nous appellerons une permanence dans l’ouverture et la transcendance.


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idéalisme qui contredit le réalisme que Sartre a toujours voulu promouvoir. Le philosophe l’a si bien compris qu’il n’a cessé, dans ses dernières œuvres, de corriger et préciser sa conception première de la liberté. Le réalisme revendiqué retrouve ainsi tous ses droits et il nous faut maintenant emprunter avec Sartre le chemin d’ordre méthodologique à suivre pour récupérer la liberté au cœur même d’un réalisme véritablement retrouvé. L’Être et le néant n’apporte pas, cela va sans dire, une image éthérée de la liberté. Cette dernière, en effet, quoique saisie à un niveau plus psychologique que sociologique, est toujours présentée dans une perspective phénoménologique, dans le concret de l’existence. C’est la raison pour laquelle Sartre s’attache longuement, dans ce livre, à l’analyse d’une liberté en situation. Sartre appelle précisément situation la contingence de la liberté. La fameuse image du rocher dans la forêt va permettre au philosophe d’exposer les conditions réelles de la liberté, dès qu’on ne la saisit pas dans une compréhension trop abstraite. Il écrit : « Tel rocher qui manifeste une résistance profonde si je veux le déplacer, sera, au contraire, une aide précieuse si je veux l’escalader pour contempler le paysage. En lui-même – s’il est même possible d’envisager ce qu’il peut être en lui-même – il est neutre, c’est-à-dire qu’il attend d’être éclairé par une fin pour se manifester comme adversaire ou comme auxiliaire. » La liberté vit ainsi dans un étrange paradoxe : toute liberté est en situation, mais il n’y a pas de situation sans liberté. L’homme se heurte à des obstacles, mais ces derniers n’ont un sens que par le choix libre où je les fais vivre en les rencontrant. La liberté enfante ainsi elle-même les résistances du chemin, puisque c’est par elle que ces résistances existent ; la liberté en situation n’est jamais qu’un absolu dans le relatif, à savoir un choix qui la limite tout en la réalisant. La situation qui caractérise la liberté se définit par différentes limites. Premièrement, la place que j’occupe sur la terre : tel pays ou telle habitation. Cette place doit devenir ma place. Je dois en devenir responsable, précisément parce qu’elle n’est, sinon, qu’une donnée conditionnant mon existence indépendamment de ma volonté. Deuxièmement, le passé ; ce passé définitif doit aussi être librement assumé si je veux pouvoir le dépasser vers


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On retrouve exactement la même expression dans le Flaubert.

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un futur prometteur qui seul peut lui donner alors un sens ; il deviendra ainsi mon passé. Troisièmement, les entours ; il s’agit là des phénomènes qui surgissent dans mon existence et que je n’avais pas prévus. De tels obstacles ne peuvent être surmontés que si je les assume, les accepte en les faisant miens. Quatrièmement, mon prochain qui m’apprend toujours à nouveau que ma liberté est en situation, qu’elle a ses limites dans l’existence de la liberté d’autrui ; ce prochain rencontré par hasard ou nécessité doit devenir, là encore, mon prochain. Le prochain n’est plus alors celui dont je suis proche, mais celui dont je m’approche. Cinquièmement, la mort ; cette dernière m’est apparemment totalement étrangère et imposée de l’extérieur ; il m’appartient pourtant de l’humaniser, de la faire mienne, d’y voir un phénomène qui donne à ma vie un caractère unique. Une vie a du prix parce que je la sais brève. Cet ensemble de limites qui déterminent ma liberté, tout en lui permettant d’exister, pousse l’homme à se choisir sans cesse au lieu de se résigner à une destinée végétative : « Ainsi, en un certain sens, je choisis d’être né », écrit Sartre de manière très forte dans L’Être et le néant. « C’est à moi seul que je dois des comptes. Je suis fils de mes œuvres » 19, affirme Georges dans Nekrassov où retentit ainsi une revendication en faveur d’une totale liberté. Les limites objectives que l’homme trouve dans sa condition et dans le monde, dans la réalité-humaine, doivent devenir subjectives ; il me faut les vivre, me déterminer librement par rapport à elles.Telle est la destinée d’une liberté toujours en situation. Être en situation, cela signifie donc se choisir en situation, assumer une condition, revendiquer mes limites. Cet ensemble de contraintes excellemment mises à jour dans L’Être et le néant et regroupées à l’intérieur de cinq catégories (la place, le passé, les entours, le prochain et la mort) constitue, entre les hommes, une « condition » commune, non une « nature » humaine. Une fois précisée cette importante notion de limite qui caractérise mon existence, on comprend pourquoi il serait faux de prétendre que l’idée que Sartre se fait de la liberté est une chimère, un beau rêve. D’emblée, et plus particulièrement dans L’Être et le


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néant, le réalisme sartrien a trouvé par cette expression fondamentale de liberté en situation une première traduction. Toutefois l’homme, et Sartre le découvrira peu à peu, n’est pas toujours placé dans des circonstances offrant la possibilité d’un choix et d’une décision véritablement libres. Il peut arriver que l’homme soit au contraire très fortement conditionné par sa situation ; cette dernière n’est plus alors à saisir dans l’ordre de la subjectivité, de l’intériorité psychologique, comme c’est le cas dans L’Être et le néant, mais à découvrir au cœur même d’une société et d’une histoire où l’individualité trouve une dimension nouvelle et sociale. L’homme reste libre, mais sa liberté n’est plus alors le choix toujours possible, elle est plutôt cette manière que j’aurai d’assumer ce que l’on aura fait de moi ; tout le livre que Sartre consacre à Genet essaie de démontrer cela. Il faut ainsi que l’individu intériorise ses déterminations sociales et les extériorise dans des actes qui restent notre seule propriété. Ce passage d’une conception un peu trop abstraite de liberté intérieure à une liberté aliénée, c’est celui que Sartre effectuera encore en écrivant Critique de la raison dialectique. « Que chacun veuille ce qu’il est contraint de faire », dira Frantz de manière très significative dans Les Séquestrés d’Altona. L’homme n’est pas libre dans toutes les situations, mais il nous faut comprendre que la liberté et la nécessité forment un tout où la liberté apparaît « comme nécessité de la nécessité », selon une très bonne formule de Critique de la raison dialectique. On sent ici tout le trajet parcouru par Sartre sur les chemins du réalisme. Il discerne maintenant une dialectique subtile où la nécessité de la liberté implique l’aliénation progressive de la liberté à la nécessité ; et ainsi de suite dans une marche incessante. Cette réalité est minutieusement décrite et analysée dans le livre que Sartre a consacré à Gustave Flaubert en  et . Cette étude inachevée est une excellente illustration des thèses exprimées dans Critique de la raison dialectique, et il est aisé de voir que Sartre approfondit ainsi, par le biais de la critique littéraire, la notion de liberté ; certes, l’œuvre n’étant pas terminée, la démonstration reste en suspens et il est par conséquent difficile de conclure sur ce point. Quelques citations de L’Idiot de la famille suffiront toutefois à montrer l’orientation précise prise ici par la pensée de Sartre :


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Qu’il s’agisse de La Nausée, où Roquentin trouve enfin, à la dernière page du récit, un avenir 20, un espoir et la possibilité de s’accepter ; qu’il s’agisse des Mouches, où Oreste quitte Argos sans remords ; qu’il s’agisse des Chemins de la liberté, où Mathieu découvre peu à peu les données de la responsabilité et de la solidarité ; qu’il s’agisse de « Bariona, ou le Fils du tonnerre », où, dans un camp de prisonniers, Sartre évoque l’espoir comme le bien le plus précieux de l’homme ; qu’il s’agisse du Diable et le Bon Dieu, où Goetz refuse le désespoir ou la quête d’impossibles absolus pour chercher sa voie dans un combat perpétuel ; qu’il s’agisse des Séquestrés d’Altona, où Frantz assume courageusement un fardeau qu’il était pourtant si facile de rejeter sur les épaules des autres ; les livres de Sartre nous renvoient, pour la plupart, à un optimisme plus ou moins mesuré il est vrai, mais à un optimisme tout de même ; l’action, le choix volontaire, la liberté sont là des grandeurs toujours présentes et triomphantes. 20

Ce n’est pas un hasard si tous les verbes sont subitement au futur.

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« Nul ne peut se vivre sans se faire, c’est-à-dire sans dépasser vers le concret ce qu’on a fait de lui. » Sartre appelle constitution l’empreinte que l’enfant reçoit de son éducation et de son milieu, empreinte qui le façonne et le marque profondément ; il nomme personnalisation le mouvement par lequel le même enfant « se fait être ce qu’on l’a fait ». Les attitudes du jeune Flaubert, par exemple, correspondent à une intériorisation des structures familiales, structures qu’il va réextérioriser en pratiques pour vivre vraiment ce qui semblait devoir lui échapper et lui être imposé du dehors. « Tel est Gustave. Tel on l’a constitué. Et, sans doute, aucune détermination n’est imprimée dans un existant qu’il ne la dépasse par sa manière de vivre », écrit encore Sartre ; il revient sur cette idée fondamentale beaucoup plus loin dans le même livre et affirme : « Flaubert se fait dans la mesure même où il est fait par la situation et les événements. » Une telle affirmation dessine de manière très claire les contours de cette liberté que Sartre saisit ainsi de manière incontestablement plus réaliste que dans L’Être et le néant.


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C’est déjà beaucoup pour un auteur que tant de lecteurs, en général, et de chrétiens, en particulier, ont définitivement rangé dans le camp du désespoir ; c’est plutôt de ces lecteurs qu’un tel jugement nous invite alors à désespérer.


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Il ne s’agit pas de choisir son époque mais de se choisir en elle. « Qu’est-ce que la littérature ?»

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On pourra lire à ce sujet deux livres très remarquables: Michel-Antoine Burnier, Les Existentialistes et la politique, Paris, Gallimard, 1967; André Gorz, Le Socialisme difficile, Paris, Seuil, 1967, pp. 215-244: «Sartre et le marxisme».

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 

La vie politique a pris, dans l’existence de Sartre, une telle dimension qu’il s’avère impossible de parler de l’écrivain sans évoquer simultanément les combats d’un homme engagé. Il ne s’agit pas là de deux voies parallèles, mais d’une seule réalité ; l’œuvre littéraire et les attitudes politiques de Sartre forment un tout. Ses livres s’inscrivent en effet dans un cadre précis qui nous renvoie sans cesse aux drames de ce temps. C’est parce que la politique appartient à notre monde quotidien qu’elle appartient aussi à l’univers sartrien. L’œuvre de Sartre, malgré le classicisme d’un style qui transcende l’histoire, renvoie à une époque qui passera. Ses personnages ne sont pas atemporels et les rencontrer, c’est retrouver des questions profondément actuelles et humaines, c’est surtout, peut-être, nous découvrir situés dans l’histoire. Sartre a puisé ses héros et ses sujets dans le théâtre du monde contemporain. Il serait parfaitement absurde de vouloir, en quelques pages, rendre compte, de manière complète et critique, des options de Sartre dans le domaine politique 21 ; il nous faut, plus raisonnablement, dégager les lignes essentielles d’une évolution où la vie et l’œuvre sont absolument inséparables. Cette correspondance fondamentale qui rattache, de manière très concrète, la pensée du philosophe et de l’écrivain au monde politique qui est le nôtre est le signe le plus évident du réalisme sartrien. Cela ne veut pas du tout dire que les choix politiques de Sartre soient nécessairement réalistes, au sens où l’on entend communément ce mot ; chacun en pensera ce qu’il voudra et il est toujours


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commode de traiter Sartre d’utopiste. Nous voulons simplement rappeler que la parole, l’écriture et l’action forment ici un tout indécomposable où la notion d’engagement retrouve tout son poids. S’il est vrai qu’entre  et  Sartre a plusieurs fois été tenté d’adhérer au Parti communiste, il faut reconnaître que sa contestation du système capitaliste restait alors très formelle : aucun acte précis ne l’incarnait. Il ne vota jamais, pas même en , pour les élections du Front populaire. La Guerre d’Espagne ne le laissa pas indifférent, mais c’est de manière assez abstraite, émotionnelle ou intellectuelle, qu’il allait vivre un drame qui domina et assombrit incontestablement une part importante de ses réflexions. Il faut noter qu’avec La Transcendance de l’ego, en , Sartre fonde déjà phénoménologiquement ses préoccupations d’ordre moral et politique. Il y a là un souci permanent, mais dont le répondant pratique ne viendra que plus tard. C’est vers , en effet, que Sartre, âgé de trente-cinq ans, commence à concevoir la notion d’engagement. Sartre est ainsi resté éloigné du monde politique pendant plusieurs années de sa vie. La guerre le tira d’un sommeil où le salut personnel importait plus que le salut collectif. Une perspective sociale va peu à peu se substituer ainsi à une visée exclusivement psychologique ou, plus exactement, la compléter. 000 En , Sartre fonde avec Merleau-Ponty le groupe de résistance intellectuelle « Socialisme et liberté ». Durant l’été, il voyagera à bicyclette avec Simone de Beauvoir, en zone libre, pour essayer d’organiser un mouvement de résistance. Il rencontre Gide et Malraux au cours de ses pérégrinations. En , il figure parmi les collaborateurs du journal clandestin Combat, dont Camus était le principal artisan, mais Sartre ne donne pas de textes. Le lancement d’une revue au titre significatif, Les Temps modernes, en , marque un tournant décisif. Sartre espère ainsi rencontrer ses contemporains, les influencer ; il devient, par ses choix, plus qu’un témoin, un partisan. Sartre avait longtemps cru qu’il était possible de ne pas s’engager, de ne pas prendre parti pour préserver sa liberté ; il découvre alors que tout silence est com-


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  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • SARTRE • L’ENGAGEMENT POLITIQUE

plice et qu’une liberté sans option est pareille à un arbre déraciné. L’irresponsabilité, l’impartialité, la neutralité absolues sont des mythes. Dans la présentation des Temps modernes reprise dans Situations II, il écrit notamment : « Pour nous, en effet, l’écrivain […] est dans le coup, quoi qu’il fasse, marqué, compromis, jusque dans sa plus lointaine retraite […]. Puisque l’écrivain n’a aucun moyen de s’évader, nous voulons qu’il embrasse étroitement son époque ; elle est sa chance unique : elle s’est faite pour lui et il est fait pour elle […]. Serions-nous muets et cois comme des cailloux, notre passivité même serait une action […]. L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. » De tels propos représentent une conversion décisive dans l’évolution politique de Sartre ; on peut y voir une sorte de profession de foi sur laquelle il ne reviendra jamais et qui constitue désormais dans sa vie un acquis définitif. La littérature sera pour lui la traduction et l’expression d’un engagement où l’auteur opte passionnément pour les hommes de son temps et veut aller à leur rencontre en les cherchant là où ils sont. En , Sartre publie dans Les Temps modernes son fameux article « Matérialisme et révolution » recueilli dans Situations III. Il ouvre ainsi une polémique avec le communisme dont il attaque plus particulièrement ici le néo-marxisme stalinien. Le ton reste modéré, mais le propos est très ferme. Les objections que Sartre formule, de manière encore très schématique, vont être sans cesse remises sur le métier de ses ouvrages ultérieurs. Sartre approfondira, dépassera même parfois, les thèses exposées dans « Matérialisme et révolution », mais il ne cessera d’entretenir avec le marxisme un dialogue intense et difficile dans lequel les communistes le prendront tantôt pour un frère, tantôt pour un ennemi. Questions de méthode et Critique de la raison dialectique seront l’aboutissement de ce long processus de recherche où la condamnation d’un certain matérialisme occupera une place centrale. Le savoir scientifique, selon Sartre, ne saurait rendre compte de la réalité humaine dans son ensemble ; faire fi de notre subjectivité, c’est retrouver, par le biais d’un pseudomatérialisme, toutes les erreurs de l’idéalisme et les chemins étriqués du positivisme et du dogmatisme. La véritable philo-


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sophie révolutionnaire refuse aussi bien l’idéalisme bourgeois que le matérialisme aveugle pour découvrir un homme compris dans sa totalité ; l’homme, quoique plongé dans l’univers économique et matériel, reste une conscience libre. En , une année après « Matérialisme et révolution », Sartre reprendra dans « Qu’est-ce que la littérature ?» plusieurs idées exposées dans l’article de . Il attaquera surtout, dans cet essai important, le conservatisme stalinien où le mouvement révolutionnaire « s’est figé » en un nationalisme défensif ; ce régime dictatorial conduit ainsi à ce que Sartre appelle une « révolution en panne » ou une « révolution en hivernage » ; à lire des textes récents de Sartre, il semble bien que, selon lui, l’URSS ne soit guère encore sortie de cette hibernation prolongée. Le Parti communiste reste ainsi la marmotte du mouvement révolutionnaire. 000 L’année  sera très importante dans l’évolution politique de Sartre ; il rejoint en effet le groupe qui était à l’origine du Rassemblement démocratique révolutionnaire. C’est la première fois que Sartre se lance dans un mouvement politique où le travail de masse est privilégié ; il participe à plusieurs meetings. Sartre et David Rousset seront les principaux responsables de ce rassemblement dont la référence n’est plus l’univers intellectuel, mais le monde ouvrier. Il y a là une prise de conscience très claire de la nécessité de la lutte des classes. Un glissement vers la droite obligera Sartre à démissionner le  octobre . Il est bon de se rappeler que c’est en  et  que paraîtront les trois premiers tomes des Chemins de la liberté ; Mathieu, le héros de ces romans, avance, lui aussi, sur une route où la liberté abstraite se transformera peu à peu pour dévoiler son vrai visage : celui de la solidarité et de la responsabilité. La technique stylistique du Sursis nous présente des personnages noyés dans l’univers historique qui les entoure ; Sartre souligne ainsi le fait mis naguère en évidence dans l’éditorial des Temps modernes : l’homme appartient à son époque, il est, qu’il le veuille ou non, dans la mêlée et aucun artifice ne peut l’arracher à son siècle. On remarquera aussi, dans ces livres, l’importance de Brunet,


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En , Sartre publie dans Les Temps modernes la première partie d’une importante étude intitulée « Les communistes et la paix » et dont la totalité sera recueillie dans Situations VI. Il adopte là,

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membre du Parti communiste ; ce personnage incarne en réalité l’esprit de sérieux d’un militant dont l’engagement a ruiné l’esprit critique ; une sorte de foi l’anime qui l’enfermera dans un dogmatisme finalement aveugle. Si Mathieu est libre pour rien et représente une vaine disponibilité, Brunet, lui, manque sa liberté parce qu’il s’engage au Parti communiste pour vivre des certitudes infaillibles, un impératif abstrait, un mot d’ordre et non pour être véritablement libre et personnellement responsable. C’est la raison pour laquelle Mathieu pourra, dans L’Âge de raison, lui dire en riant, après l’avoir longuement écouté : « Tu parles comme un curé. » Sartre s’élève en , avec Merleau-Ponty, contre l’existence des camps de concentration soviétiques. Dès , il lutte résolument contre la Guerre d’Indochine. Il participe alors sans réserve à toutes les actions menées par le Parti communiste pour obtenir la libération d’Henri Martin ; ce soldat avait été emprisonné pour avoir distribué des tracts contre la guerre. La pression populaire, qui prit assez vite des proportions inquiétantes, força le gouvernement à céder et à libérer Henri Martin. Sartre, décidé à mettre les choses au clair et à démonter les rouages d’un procès, publiera, en , un livre trop peu connu où la polémique atteint un mordant exceptionnel : L’Affaire Henri Martin. Cet ouvrage collectif, où s’associent des signatures aussi diverses que celles de Bazin, Jeanson, Domenach, Madaule et Prévert, nous renvoie aux meilleurs pamphlets de la littérature française ; Sartre soutient très bien ici la comparaison avec le Voltaire de L’Affaire Calas. Le ton sarcastique et mesuré ne viole pas les consciences, mais les respecte à l’intérieur d’une très belle honnêteté intellectuelle. Pendant cinq ans, les activités de Sartre vont être essentiellement dominées par la politique ; le dialogue avec le Parti communiste prendra une place essentielle dans une recherche à laquelle Sartre consacre le meilleur de son temps et de ses forces.


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dans un texte assez touffu et pas toujours très clair, une attitude moins négative et beaucoup plus accueillante que précédemment vis-à-vis du Parti communiste. L’analyse et la polémique se conjuguent et s’équilibrent ici de manière assez heureuse. Les bourgeois nourris par un anticommunisme viscéral sont appelés des « rats visqueux ». Sartre, sans la confondre nécessairement avec le Parti qui la défend, fait l’apologie de la classe ouvrière et écrit notamment ces lignes qui restituent bien le ton général de l’œuvre en question : « Dans la France d’aujourd’hui, la classe ouvrière est la seule à disposer d’une doctrine, c’est la seule dont le particularisme soit en pleine harmonie avec les intérêts de la nation ; un grand parti la représente et c’est le seul qui ait mis à son programme la sauvegarde des institutions démocratiques, le rétablissement de la souveraineté nationale et la défense de la paix, le seul qui se préoccupe de la renaissance économique et de l’augmentation du pouvoir d’achat, le seul enfin qui vive, qui grouille de vie, quand les autres grouillent de vers et vous demandez par quel miracle les ouvriers suivent la plupart de ses consignes ? Moi, je pose la question inverse et je demande ce qui les empêche de les suivre toujours. » C’est peu de temps après la publication de ces pages que Sartre prendra conscience de ce qu’il a appelé sa névrose, projettera Les Mots et abandonnera le culte d’une littérature absolutisée. Sartre est nommé président de l’Association France-URSS en  qu’il quittera en  après avoir condamné l’intervention soviétique en Hongrie. En , il passe deux mois en Chine avec Simone de Beauvoir. On ne peut oublier la place considérable qu’occupent les voyages dans la vie de ces deux écrivains. Leur volonté d’internationalisme, leur souci de rencontrer l’homme en situation et d’en parler en connaissance de cause, les ont conduits à travers le monde entier, d’un continent à l’autre. Ils ont ainsi visité les États-Unis, Cuba, la Chine à laquelle Simone de Beauvoir a consacré son livre La Longue Marche, le Japon, l’URSS, la Turquie, le Mexique, le Brésil, une immense partie de l’Afrique, quasiment toute l’Europe. En sillonnant le monde, Sartre et Simone de Beauvoir n’ont pas recherché l’âme des villes ainsi traversées dans leurs musées et leur passé uniquement, mais aussi et surtout dans un présent brûlant d’une actua-


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lité sociale et politique qui les dirigea toujours plus profondément à la rencontre de la réalité-humaine. 000

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À partir de , Sartre sera de plus en plus saisi par le combat mené contre la Guerre d’Algérie. Le  janvier de cette année, il participe à un meeting organisé à la salle Wagram et il ne cessera désormais, tout comme Simone de Beauvoir le fera dans son livre Djamila Boupacha signé avec Gisèle Halimi, de s’élever contre la torture. Cette dernière revêt dans son œuvre, et surtout depuis l’occupation, une très grande importance. Elle a permis à Sartre d’étudier un type très particulier de la communication humaine. Le couple représenté par le bourreau et le supplicié apporte une expression nouvelle au drame de la rencontre d’autrui. Morts sans sépulture est une pièce consacrée principalement à ce sujet. Sartre déclarera à propos de cette œuvre : « J’ai voulu montrer en particulier cette espèce d’intimité qui finit par naître entre le bourreau et sa victime » (Les Écrits de Sartre, p. 138). Dans son Baudelaire, Sartre évoque le lien proprement sexuel qui unit l’inquisiteur et la victime, et il montre que la torture « fait naître un couple étroitement uni dans lequel le bourreau s’approprie la victime ». Il reprendra cette analyse de manière beaucoup plus détaillée dans « Qu’est-ce que la littérature ?» La torture est essentiellement, selon Sartre, « une entreprise d’avilissement » où le bourreau contraint un homme à devenir en quelque sorte son complice et à se précipiter de son propre mouvement dans la trahison. Le tortureur et le torturé se rejoignent alors dans l’abjection, car l’un et l’autre haïssent, à travers une personne, l’humanité tout entière. La grandeur des résistants a été de croire en l’homme au point de le vouloir et de le faire triompher, alors que la torture les traitait en objets, en vermine et tuait même leur âme. On sait que, dans Les Séquestrés d’Altona, la réalité de la torture, dont Frantz a été le complice, prend des proportions presque symboliques ; le couple victime-bourreau représente un aspect fondamental de l’existence humaine où l’esclave et le maître, la nécessité et la liberté forment aussi un couple étrange. Deux textes de Sartre portent principalement sur la torture en Algérie. Premièrement « “Vous êtes formidables” », et deuxième-


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ment « Une victoire », l’un et l’autre recueillis dans Situations V. « Une victoire » a été écrit à propos d’un livre d’Henri Alleg, La Question, paru en  aux éditions de Minuit et traitant le problème de la torture en Algérie dont l’auteur, membre du Parti communiste, avait été la victime. L’article de Sartre parut le  mars  dans L’Express ; ce numéro sera saisi par les autorités ; le livre d’Henri Alleg connaîtra le même sort quelques jours plus tard. Sartre montre, dans ce très beau texte, l’horreur qui le gagne quand il constate que les crimes reprochés à des soldats allemands, à des étrangers, pendant la guerre, deviennent finalement nôtres. La torture est un monde qui nie les individus ; elle est « une sorte de haine errante, anonyme, une haine radicale de l’homme » ; elle dégrade ensemble et l’un par l’autre le bourreau et la victime. 000 En , Sartre écrit un texte très violent contre le communisme, « Le fantôme de Staline », article qui sera recueilli dans Situations VII. Ce réquisitoire est mené avec une ardeur où la logique et la profondeur conjuguent admirablement leurs effets. Ce n’est qu’après cent cinquante pages d’une analyse minutieuse, objective, précise, que Sartre adopte sa position finale qui le conduit à une rupture totale avec le Parti communiste. La polémique, l’amitié et la séparation constituent ainsi les trois étapes principales d’un dialogue poursuivi depuis douze ans déjà. Sartre ne coupe certes pas tous les ponts, puisqu’il entend encore et malgré tout, avec ses faibles ressources d’intellectuel, « aider à la déstalinisation du Parti français ». Tels sont les mots qui concluent cette étude où Sartre, révolté par l’intervention des troupes soviétiques en Hongrie, mesure avec lucidité et amertume l’étendue d’une faillite qui frappe en réalité le communisme mondial, cherche à retrouver avec passion le visage humain d’un socialisme concret fait par et pour des hommes, d’un socialisme qui ne saurait devenir une grandeur abstraite, idéale et tyrannique. Sartre décrit des Soviétiques occupant la Hongrie : « Pris à leur propre piège ils s’engluent dans une occupation dont j’espère que leurs troupes ont horreur et qui se justifie un peu plus chaque jour par le mal qu’elle fait et le ressentiment qu’elle engendre. »


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Sartre a d’abord écrit le titre de ce livre au pluriel: Questions de méthode; c’est ainsi que l’ouvrage a été publié; il semble maintenant s’en tenir au singulier comme en témoigne, par exemple, la première ligne du Flaubert où Sartre parle de Question de méthode. C’est aussi au singulier que le titre de ce livre est donné en tête de Critique de la raison .

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 

Les rapports existant entre le marxisme et l’existentialisme seront définis de manière très détaillée par Sartre dans Questions de méthode, en  ; ce livre constituera la première partie de Critique de la raison dialectique 22. Pour saisir la portée exacte de l’ouvrage, il est indispensable d’avoir constamment présente à l’esprit la distinction très nette que Sartre fait entre le communisme, tel qu’il est vécu par le Parti, et le marxisme, tel qu’il peut être trouvé dans les œuvres qui le fondent. Le marxisme reste ainsi pour Sartre l’indépassable philosophie de notre temps, parce que le cap historique dont elle est l’expression n’a pas encore été franchi. Le marxisme reste totalement présent dans la mesure où les circonstances qui l’ont engendré ne sont pas encore derrière nous. Le jour où le marxisme aura vécu sera le jour où les réalités économiques qui le justifient et le rendent nécessaire auront permis d’atteindre enfin une philosophie de la liberté. L’existentialisme, à sa manière, prépare ce jour, en refusant la stagnation d’une théorie trop facilement immobilisée dans un savoir « pur et figé », dans un idéalisme abstrait et désincarné où l’idée absolutisée et le dogmatisme métaphysique se substituent à la réalité-humaine. Le réalisme de Sartre trouve à un total accomplissement. En accueillant le matérialisme historique et en refusant la dialectique de la Nature où l’homme perd, dans un matérialisme mécaniste exclusif, sa liberté réflexive, Sartre veut lutter contre l’idéalisation d’une philosophie qui ne peut qu’aboutir à une « déshumanisation de l’homme ». Des pages très révélatrices résument l’intention profonde de Sartre et l’effort de l’existentialisme dans le dialogue vécu avec le communisme ; il ne veut pas rejeter le marxisme au nom d’un humanisme idéaliste, mais « reconquérir l’homme à l’intérieur du marxisme ». En dévoilant ainsi, au cœur de la philosophie marxiste, « l’emplacement vide d’une anthropologie concrète », Sartre n’a jamais été plus près du réalisme recherché tout au long de sa vie, tant au niveau philosophique qu’au niveau politique.


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000 En , Sartre écrit dans L’Express une série d’articles appelant à voter non au référendum du  septembre sur la nouvelle Constitution confirmant la cinquième République et le régime gaulliste ; les résultats lui causeront une très profonde déception, voire une complète désillusion. Sa santé s’en ressentira fortement; elle donne de grandes inquiétudes à son entourage. Il faut attendre  pour retrouver Sartre présent sur tous les fronts. Il entreprend un voyage à Cuba avec Simone de Beauvoir, rencontre Fidel Castro et Che Guevara. La même année, il se rend en Yougoslavie invité par l’Union des écrivains yougoslaves. On le trouve encore en Espagne et au Brésil. Il intervient au Congrès national pour la paix en Algérie par la négociation. Il signe le fameux manifeste des  et sera entendu par la police judiciaire. Il fait lire une déposition au procès du réseau Jeanson. Les Temps modernes sont saisis. Il donne une conférence de presse en recommandant de voter non au référendum du  janvier  sur l’Algérie. Enfin, il publie une de ses œuvres les plus importantes : Critique de la raison dialectique. Ce livre comporte, en plus des très nombreux éléments déjà signalés dans le présent essai, une analyse précise des classes et de la lutte des classes. Sartre montre dans cet ouvrage que le dogmatisme du catéchisme communiste transforme le marxisme en un idéalisme matérialiste où le réalisme, qui situe l’homme dans le monde concret, n’a plus sa place. La dialectique de la Nature est, là encore, opposée à la dialectique de l’histoire ; la première est une utopie sans fondement ni vérification possible ; elle exige un acte de foi ; la seconde a une profonde valeur humaine et prend en considération l’univers historique, économique et matériel dans lequel nous sommes plongés. Sartre dira de la dialectique de la Nature, dans une formule aussi cruelle que frappante, qu’elle est « la Nature sans les hommes » ; autant dire qu’elle n’existe pas. Le philosophe maintient envers et contre tous les exigences d’une conscience libre dont nous avons déjà montré qu’elle était un trait d’union fondamental reliant L’Être et le néant à Critique de la raison dialectique : si la pensée connaît un comportement rigoureusement conditionné par le monde, on ne saurait pourtant oublier « qu’elle est aussi connaissance du monde ».


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Sartre prendra position contre l’idée de grande fédération défendue par Gaston Deferre en  et soutiendra, non sans réserves, la candidature de François Mitterrand aux élections présidentielles. En , il accepte, à la demande de Bertrand Russell, de faire partie du tribunal chargé d’enquêter sur les crimes de guerre américains au Vietnam. En , Sartre se rend en Égypte, visite les camps de prisonniers et a un entretien avec Nasser. La même année, il part pour Israël et rencontre Lévi Eshkol. Rappelons qu’en  Sartre avait été favorable à la création de l’État d’Israël. En prenant position, en , pour Israël, en ce qui concerne l’ouverture du golfe d’Akaba, Sartre va déclencher contre lui de violentes réactions d’animosité, voire de haine, dans les pays arabes. L’Algérie, pour l’indépendance de laquelle il avait lutté sans relâche, lui ferme même ses portes et lui interdit alors tout séjour sur son territoire. On n’a pas le droit de rendre compte du point de vue, en réalité très nuancé, de Sartre sur le conflit opposant Israël à l’Égypte, sans lire précédemment la préface très importante que Sartre écrit, fin mai, pour un numéro spécial des Temps modernes consacré à cet important problème, et sans lire, d’autre part, la troisième partie de Situations VIII consacrée à Israël et au monde arabe. Le thème du racisme en général et de l’antisémitisme en particulier occupe une grande place dans l’œuvre de Sartre. « L’Enfance d’un chef » nous montre les voies qui conduisent un adolescent à devenir imperceptiblement raciste en adoptant les attitudes de la mauvaise foi. Réflexions sur la question juive reste un des meilleurs essais de Sartre ; la première partie de ce livre devenu un classique du genre est incontestablement plus forte que la seconde ; Sartre y trace avec une finesse et une pénétration étonnantes le portrait de l’antisémite. La Putain respectueuse est une pièce consacrée au problème noir aux États-Unis. Rappelons, en passant, que, dans « Bariona, ou le Fils du tonnerre », Sartre joua et incarna ses idées dans le personnage de Balthazar, le roi noir. Un texte d’une très grande beauté, où éclatent un réel lyrisme poétique et une très lumineuse chaleur humaine, est recueilli dans Situations III : « Orphée noir » ; Sartre développe, en  déjà, les problèmes posés par la littérature noire ; il s’attache plus particulièrement à l’exemple d’Aimé Césaire.


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000 En , Sartre prend nettement position en faveur du mouvement étudiant et contre la répression policière. Il condamne l’intervention des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie. En , il signe un appel en faveur du candidat de la Ligue communiste à la présidence de la République ; toutefois il ne participe pas activement à la campagne d’Alain Krivine, chef de file de cet important mouvement trotskyste. La même année, il demande avec Malraux et Mauriac la libération de Régis Debray. Il fonde le « Secours rouge », en , en compagnie de plusieurs personnalités, dont Charles Tillon,Vercors, le Père Cardonnel ; « Secours rouge » a pour but de venir en aide à toutes les victimes de la répression sans distinction d’opinion politique. Sartre accepte de devenir le directeur du journal maoïste La Cause du peuple. En , « Secours rouge » est déchiré par des querelles opposant maoïstes et trotskystes ; quatre fondateurs de l’organisation, dont Charles Tillon, quittent le comité d’initiative. La Ligue communiste a déjà abandonné le mouvement. En juin , Sartre, en sa qualité de directeur de La Cause du peuple et de l’hebdomadaire Tout, est inculpé de diffamation envers la police et l’administration pénitentiaire ; en janvier , Sartre est de nouveau inculpé de diffamation envers la police à la suite d’une plainte émanant de M. Marcellin, ministre de l’Intérieur. En prenant place, non seulement à côté des gauchistes, mais de leur côté, Sartre entend poursuivre, de manière engagée, ses réflexions politiques dans une totale liberté où l’esprit de recherche de dialogue, de compréhension l’emporte sur tout a priori dogmatique. Sartre n’a jamais été aussi loin du Parti communiste que dans ces années. Son action politique semble, alors, le plus souvent, incomprise ; le public range Sartre dans un camp qu’il ne connaît pas et l’y enferme. Sartre est définitivement classé. Cette solution commode évite de se poser les vraies questions ; elle est trop facile et travestit autant l’intention de l’écrivain que les faits. De toute façon, pour quiconque réfléchit un peu et se rappelle la volonté révolutionnaire et marxiste de Sartre, la démarche de l’auteur, en matière politique, n’a rien de surprenant. En critiquant, comme il le faisait depuis des années, la société capitaliste d’une


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part et le monde communiste d’autre part, deux formes de matérialisme et d’aliénation, Sartre, sans être le fondateur du phénomène gauchiste avant la lettre, peut bien être considéré comme le représentant le plus ancien et le plus qualifié d’un mouvement de pensée et d’action politiques dont il ne tient pas du tout à devenir, dans une attitude paternaliste, le chef spirituel. 000

  • L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • SARTRE • L’ENGAGEMENT POLITIQUE

Nous n’avons évoqué que quelques jalons de l’itinéraire social de Sartre ; il faudrait encore souligner la portée nettement politique d’œuvres aussi différentes que Les Jeux sont faits où Sartre évoque des conspirateurs, L’Engrenage où l’auteur expose le tragique dilemme d’un homme sacrifiant des innocents à la cause politique qu’il défend, Les Mains sales où Sartre pose tout le problème de l’engagement, Le Diable et le Bon Dieu, Les Séquestrés d’Altona où la guerre revêt une importance exceptionnelle. Cette énumération sommaire ne serait pas complète si on ne signalait pas une pièce injustement oubliée Nekrassov. Sartre défendait là, en , l’URSS et dénonçait avec verve et humour la bêtise de la propagande et de la psychose antisoviétiques. À lire les différentes publications des Situations I à IX, on est frappé de constater qu’aucun des grands problèmes politiques de ce temps n’a échappé à leur auteur : le marxisme et le communisme, le colonialisme et le néo-colonialisme, la Chine, l’Algérie, le Vietnam, Israël, la pensée de Patrice Lumumba ou le titisme en Yougoslavie, le gaullisme, l’Espagne franquiste, tout est présenté là de manière profondément vécue et pensée. Une telle ampleur, une telle synthèse, où la réflexion et l’action se soutiennent mutuellement, ne peuvent que déconcerter le lecteur habitué à plus de sectarisme et toujours désireux d’étiqueter, de définir et de boucler Sartre à l’intérieur d’un système qui n’est jamais pour lui qu’une étape, une recherche sur les chemins des libertés et du réalisme. On peut espérer la publication plus ou moins prochaine d’un testament politique où Sartre donnerait certainement l’essentiel de sa pensée actuelle. On connaît maintenant les Situations VIII et IX, parus en janvier  ; le premier de ces deux livres est en partie consacré à mai , à la crise de la jeunesse et aux problèmes universitaires.


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À ceux qui reprochent à Sartre de mettre la charrue devant les bœufs, parce qu’il développe ses idées politiques sans avoir précédemment élaboré et publié son éthique, il faut rappeler qu’en réalité l’auteur des Mains sales, du Diable et le Bon Dieu et du Genet a bel et bien déjà, et de manière très claire, jeté les bases de sa morale. Lucien dans L’Engrenage, Hugo dans Les Mains sales et Goetz dans Le Diable et le Bon Dieu sont tour à tour les représentants de l’idéalisme absolu que Sartre condamne. Seul l’engagement qui ne veut pas une impossible innocence, refuse la tentation de la sainteté, accepte l’histoire et le relatif, permet de marcher à la rencontre d’un réalisme véritable. Dans ces œuvres déterminantes, du point de vue moral, Sartre rejette définitivement le manichéisme. Loin de voir dans le mal ou dans le bien des absolus, il faut, selon lui, avoir le courage d’opter pour une morale moins prétentieuse peut-être, plus ambiguë aussi, éthique relative et limitée qui seule convient à la réalitéhumaine. Sartre remplace ainsi l’absolu par l’histoire, la neutralité par l’engagement, le culte idéaliste par une praxis vécue en situation, les sécurités trompeuses du dogmatisme par les risques de l’action, les mains pures par les mains sales. Le bien et le mal sont inséparables et toute morale à sens unique n’est qu’une mystification ; le bien et le mal ne sont pas deux concepts, mais une seule et même réalité dans laquelle l’homme se trouve embarqué pour le meilleur et pour le pire. « Ou la morale est une faribole ou c’est une totalité concrète qui réalise la synthèse du Bien et du Mal », écrit Sartre dans une note très importante de son Genet. La seule morale possible s’avère être ainsi celle d’une existence concrète où, par l’engagement, l’homme fait un choix qui se veut positif, mais dont rien ne nous dit à l’avance qu’il le sera nécessairement. L’homme court ainsi le risque d’un perpétuel démenti et c’est alors qu’il assume, dans toute sa richesse grandiose et douloureuse, cette condition humaine et libre qui, loin de le désespérer, le projettera sans cesse vers un avenir toujours à nouveau dépassé et conquis. Les idéalistes ont les mains pures, mais c’est parce qu’ils n’ont pas de mains, disait Péguy à propos de Kant. L’œuvre et la pensée de Sartre illustrent à merveille une telle expression. 000


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Sartre apporte à l’homme du XXe siècle une œuvre véritablement en prise sur notre époque. Quel que soit le jugement porté sur l’ensemble de ses livres, Sartre peut être reconnu aujourd’hui comme un écrivain marquant de notre temps. Alors qu’il y a quelques années tout un concert de critiques souhaitait la mise à mort de l’œuvre sartrienne, la jeune génération présente reconnaît au contraire de plus en plus en elle un vivant témoignage engageant la totalité de l’existence humaine. Sartre est bel et bien pour nous ce « veilleur de nuit présent sur tous les fronts de l’intelligence », ce « tâcheron énorme » qu’évoquait Jacques Audiberti en  déjà (Les Écrits de Sartre, p. 11). On comprendra peut-être mieux maintenant pourquoi il est exact de dire que la pensée et la vie de Sartre représentent ce « lent apprentissage du réel » dont il parlait lui-même en . La peinture d’une condition humaine souvent délabrée saisie dans un contexte actuel et le concert de la vie journalière, un vocabulaire empruntant fréquemment au langage populaire ses expressions les plus familières et courantes, des images collées au réel dans ce qu’il a de plus terre à terre, une phénoménologie saisissant l’homme dans son mouvement et refusant les vertiges de l’idéalisme statique, l’existentialisme opérant le sauvetage de la conscience dans un marxisme qui la nie par l’idéologie dogmatique de son matérialisme finalement trahi, le rejet des attitudes de fuite et d’une mauvaise foi reniant la liberté humaine et notre totale responsabilité, le choix résolu d’une morale sans absolu optant pour l’engagement politique, toujours menacé et sujet à caution, ce sont là les voies d’accès conduisant à ce réalisme qui constitue l’itinéraire le plus important d’un écrivain et d’un penseur lancé à la poursuite de l’humain. Dans Saint Genet, Sartre a pu dire avec vérité, et toute son œuvre le vérifie, qu’il avait « la passion de comprendre les hommes ». Que peut-on exiger de plus et de mieux chez un écrivain qui se veut précisément réaliste ? Pour justifier encore la perspective adoptée dans le présent essai, qu’il nous suffise de redonner la parole à l’auteur qui affirmait dans un texte de  recueilli dans Situations IX, comparant ses propres recherches d’étudiant avec celles de Freud et de Marx : « De telles recherches, en tout cas, n’avaient aucun rapport avec


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mes préoccupations d’alors, qui étaient de donner un fondement philosophique au réalisme. Chose, à mon avis, possible aujourd’hui et que j’ai essayé de faire toute ma vie. La question était : comment donner à l’homme à la fois son autonomie et sa réalité parmi les objets réels, en évitant l’idéalisme et sans tomber dans un matérialisme mécaniste » (nous soulignons). Il nous a paru salutaire de rétablir ici une certaine vérité. Le réalisme sartrien n’a rien à voir avec le nihilisme dont on l’affuble. Les légendes ont la vie dure et Sartre se glorifie parfois d’être méconnu dans la mesure où sa célébrité et ses succès ont fait de lui un homme public qu’il n’a jamais cherché à devenir. L’existentialisme athée de Sartre est une philosophie austère et optimiste où l’homme est saisi dans sa vérité concrète et dans un réalisme si radical qu’il enferme l’homme dans l’homme et semble le condamner ainsi à une solitude désespérée. La responsabilité est une entreprise assurément coûteuse, mais on ne saurait oublier que la liberté perçue sous l’angle de l’engagement ouvre en fait toutes grandes les portes de l’espoir et d’un avenir toujours possible. Certes, les jeux ne sont pas faits et rien n’est jamais gagné d’avance, mais s’il en va ainsi, c’est précisément parce que l’homme échappe à la fixité de la chose et peut aussi bien ruiner en lui la liberté que lui donner enfin, au cœur même de la cité, son statut et son règne. À tous ceux qui vont clamant que l’auteur de La Nausée nous accule au nihilisme, Sartre ne répond-il pas dans Les Mouches par cette affirmation lumineuse selon laquelle « la vie humaine commence de l’autre côté du désespoir»?


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Laurent Gagnebin nous offre dans ces quatre ouvrages le récit d’une interrogation libre, sans faux-semblant, ni concession

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À travers les quatre ouvrages ici rassemblés, l’athéisme nous interroge. L’athéisme nous interroge et non prioritairement l’inverse, aimerions-nous aussitôt ajouter. Car c’est bien l’athéisme, les convictions qui l’animent, sa raison d’être, ce qui fonde sa légitimité, qui « nous » interroge. Il nous met en question en appelant explicitement, ou en provoquant naturellement, une clarification de nos convictions théologiques. Ce n’est donc pas d’abord le penseur chrétien qui, fort de ses convictions, interroge l’athéisme et le met en demeure de s’expliquer et de se justifier, mais le contraire. Inversion de taille qui signifie que la théologie se construit dans l’ouverture, par la confrontation et à travers le dialogue. Ce n’est pas une fois construite en système que la théologie s’expose à la critique, c’est en se confrontant à celle-ci qu’elle s’élabore, en demeurant ainsi en recherche, ouverte aux questions inédites et aux aspirations encore balbutiantes. Mais cet athéisme qui nous interroge est aussi celui qui nous pose question, nous laisse parfois perplexes et suscite en nous l’envie de débattre et d’en découdre. La mise en question et en critique n’est pas à sens unique. Les quatre livres rassemblés ici en un seul volume racontent cette confrontation vivante où les différents partenaires de la conversation apparaissent transformés de manière créatrice au contact d’autrui. C’est ainsi, par exemple, que sous la plume de Gagnebin, l’athéisme apparaît comme une réalité complexe et résolument plurielle : celui d’un André Gide, d’un Albert Camus, d’un Jean-Paul Sartre, ou d’une Simone de Beauvoir, différents à plus d’un titre, déterminés qu’ils sont notamment par les origines religieuses dont ils sont l’émancipation.


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facile ; une mise en question radicale, stimulante et provocatrice, qui place chacun en demeure de s’expliquer sur ce qu’il pense, sur ce qu’il croit et ne croit pas. Quel est ce « nous » ainsi interrogé ? Un « nous », au pluriel assurément. Celui d’un étudiant en théologie, devenu pasteur et théologien protestant, Laurent Gagnebin. Celui du christianisme, de ses théologies, ses pratiques, sa culture, interrogé par un athéisme dont l’auteur souligne à juste titre le caractère éminemment construit, instruit et volontaire. Ni la foi ni son refus ne sont jamais acquis. Foi et athéisme se conquièrent et se recherchent pareillement, tous deux appellent raison et réflexion et demeurent en procès de signification et en quête de légitimité. Ce « nous » est enfin, plus largement encore, celui d’une société dans son ensemble, la nôtre, notre monde commun mis en question et en demeure de clarifier son propre rapport à l’existence, au réel, à la possibilité d’une transcendance, d’un Dieu. Confrontée à la question fondamentale de l’athéisme, celle de savoir si un monde et une existence peuvent tenir sans Dieu voire ne gagneraient pas à s’en affranchir, la pensée théologique est conduite à s’interroger sur la pertinence de son référent ultime : l’absolu, Dieu lui-même. C’est ce retour à l’essentiel de la pensée théologique que raconte cette confrontation à l’athéisme. Celle-ci restera centrale dans les œuvres de Gagnebin et constitue le cœur de sa pensée théologique et spirituelle. En témoignent notamment différents ouvrages du théologien : Silence de Dieu – Parole humaine, le problème de la démythologisation (L’Âge d’Homme, Lausanne, 1978, collection “Alethina”) ; Du Golgotha à Guernica : Foi et création artistique (Les Bergers et les Mages, Paris, 1987), essai consacré à Picasso ; Quel Dieu ? (L’Âge d’Homme, Lausanne, 1990, collection “Alethina”) ; Nicolas Berdiaeff ou de la destination créatrice de l’homme (L’Âge d’Homme, Lausanne, 1994) et encore et peut-être surtout : Christianisme spirituel et christianisme social, la prédication de Wilfred Monod (Genève, Labor et Fides, 1987), ouvrage majeur consacré à la pensée du pasteur Wilfred Monod, reprise sous l’angle de la problématique de l’aliénation religieuse. On sait que Gagnebin aurait voulu, dans la même per-


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spective, écrire un livre sur le cinéaste Buñuel, auquel il a consacré de nombreuses heures de cours à la Faculté de théologie protestante de Paris. Ces différents ouvrages ont en commun de défendre un agnosticisme que son auteur estime commun à des athées et des croyants unis dans un même « je crois » qui les dépossède de tout savoir : l’athée croit que Dieu n’existe pas, mais il ne le sait pas ; le chrétien croit que Dieu existe, mais il ne le sait pas.

• L’ATHÉISME NOUS INTERROGE • PRÉFACE PAR RAPHAËL PICON

Ce souci du dialogue et de la confrontation à la différence qui anime Gagnebin est, à bien des égards, constitutif du geste théologique lui-même. Car pour le christianisme, dire Dieu, c’est toujours aussi dire l’humain qui dit Dieu. Penser Dieu, c’est

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L’athéisme n’est pas seulement chez Gagnebin ce qui donne du grain à moudre à des théologiens en manque de stimulation, il est ce qui purifie la foi chrétienne elle-même. Et la confrontant à autre chose, l’athéisme relativise la foi dans ses énoncés dogmatiques et ses pratiques ; il la libère ainsi de l’esprit d’orthodoxie qui trop souvent l’étrangle. En l’appelant à plus de justesse doctrinale, l’athéisme sauve aussi la foi de l’obscurantisme qui l’étouffe. En dénonçant ses chimères et ses faux dieux, il la renvoie à l’Évangile lui-même, par-delà les institutions chrétiennes et ecclésiales. Il y a bien en effet, comme le signale le titre d’un livre de Berdiaeff, la Dignité du christianisme et l’indignité des chrétiens. Ce dialogue avec l’athéisme est très tôt apparu chez Gagnebin comme une occasion de revenir aux sources même de l’Évangile, d’un Évangile libéré de ses carcans dogmatiques, celui d’un homme, Jésus le Christ, au service d’une existence à sauver, à rendre plus épanouie, à émanciper de ce qui l’aliène. Cet intérêt pour l’athéisme est ainsi étroitement lié à l’importance que l’auteur accorde depuis son premier livre, celui sur Gide, au christianisme social, c’est-à-dire à une prédication de la solidarité à l’égard de ceux qui ne sont rien, à un christianisme du combat pour la justice sociale, à une prédication du refus des aliénations et des résignations. D’une manière paradoxale, loin d’éloigner de la foi et de l’Évangile, la confrontation à l’athéisme est ce qui en rapproche…


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toujours aussi réfléchir aux modalités de cette pensée, à ce qui la provoque et à ce qu’elle-même entend provoquer. La théologie est toujours ainsi une anthropologie ; une réflexion qui met en corrélation quête de Dieu et quête de l’humain. Les deux ne sont-ils pas d’ailleurs toujours en recherche d’eux-mêmes ? Comme l’a souvent écrit Gagnebin, « avec », est le mot le plus important du christianisme. « Avec » est ce qui sauve de l’aliénation, de ce qui, étymologiquement, est sans lien, seul et isolé. « Avec », est l’histoire d’un christianisme incarné qui, loin de rejeter les « nourritures terrestres », s’en nourrit, et ose penser Dieu et l’humain dans ce qui les rend inséparables l’un de l’autre. « Joindre les mains, c’est rejoindre les autres », écrit Gagnebin. La formule est bien connue de ses lecteurs… Ces quatre livres constituent les « écrits de jeunesse » de Gagnebin. Nous les publions ici par ordre alphabétique d’auteur, mais André Gide nous interroge, fut le premier à être publié, et ce en 1961 (Cahiers de la Renaissance Vaudoise, Lausanne), Gagnebin a alors 22 ans. Albert Camus dans sa lumière, le sera en 1963 (Cahiers de la Renaissance Vaudoise, Lausanne). Paraîtra en 1968 Simone de Beauvoir ou le refus de l’indifférence (Fischbacher), puis, en 1972, Connaître Sartre (Éditions Resma-Centurion, réédité en livre de poche chez Marabout). L’auteur vouera toujours au commanditaire du premier de ces livres, l’éditeur suisse Bertil Galland, une reconnaissance sans faille pour son courage et cette inévitable prise de risque que constitue la publication d’un jeune inconnu. Écrits de jeunesse, ces ouvrages le sont en effet par l’audace qui pousse un étudiant à s’affronter à une telle série de monuments de la littérature et de la pensée. Ils le sont aussi à travers leur tonalité agréablement primesautière, ou par la passion fougueuse qui anime le souci de comprendre de son auteur. Les commentateurs de ses ouvrages ne s’y sont pas trompés, séduits qu’ils furent par ces écrits à la fois simples et profonds : un style qui restera la marque de fabrique des livres ultérieurs de Gagnebin. C’est Gilbert Guisan, seul de tous ses professeurs que ce dernier aura véritablement admiré, alors recteur de l’université de Lausanne et professeur de littérature française à la Faculté des Lettres - où


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Gagnebin y suivit une année de cours avant de faire des études de théologie – qui préfacera l’ouvrage sur Gide en en soulignant la richesse, l’inventivité et la justesse de l’analyse. C’est Jacques Chessex, Prix Goncourt en 1973 pour l’Ogre, qui consacrera un bel article au même ouvrage sur Gide. Les livres sur Beauvoir et Sartre furent publiés du vivant de leurs « sujets » de référence et furent commentés par eux. Beauvoir écrira ainsi à Gagnebin, dans une lettre de juin 1975, « avec quel intérêt et quel plaisir Sartre a lu votre essai sur lui ». Elle préfacera aussi le livre que Gagnebin lui consacre et conclut cette préface par ces mots incomparables : « On me lira mieux vous ayant lu. » 

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Écrits de jeunesse, ils sont aussi des écrits d’avenir. Ils le furent pour l’auteur lui-même. Ce que nous écrivions sur l’importance que revêt pour Gagnebin la confrontation avec l’athéisme, dit bien que ses premières lignes publiées ont tracé le sillon de toute sa pensée théologique future. Livres d’avenir, en tant qu’ouvrages de théologie qui ouvrent de nouvelles perspectives, qui permettent de penser Dieu et la foi autrement, d’une manière originale et, à certains égards, inattendue. Le Dieu de Gagnebin, celui qui nous reconnaît et nous met en question, celui de l’ouverture aux autres et de la solidarité, de la liberté fraternelle et de l’amour libre, ce Dieu insoumis que rien ne

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Il faut bien évidemment lire ces livres en les resituant dans le contexte de leur rédaction : celui de la Suisse et de la France des années 1960-1970. Les livres consacrés à Beauvoir, Camus, Sartre sont réédités tels quels. Seul le Gide a subi quelques retouches et deux coupures. Ce choix éditorial tient au fait que ces livres gagnent à être lus comme des textes contemporains, ou quasi contemporains, de leurs auteurs de référence. Ils restituent ce qui pouvait être pensé d’eux à leur époque. Les analyses ultérieures renouvelleront la lecture de ces quatre auteurs ; elles mettront en relief des aspects de leur pensée encore insoupçonnés et dissiperont peut-être certains malentendus. Datés, certes, – comme tout bon texte appartenant à son temps parce qu’il le marque et le raconte –, ces livres n’en restent pas moins actuels.


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saurait aliéner reste toujours et encore à retrouver et à méditer. La théologie de la culture qu’écrivent ces quatre livres constitue un témoignage saisissant de la geste théologique dans ce qu’elle peut avoir de plus généreux et de plus créatif : sa passion pour la nouveauté. La théologie de Gagnebin est de celle qui se défait de tout esprit de propriétaire, celle qui nous libère des rives rassurantes de l’attendu pour nous convier à celles de l’inattendu encore à venir, et qui lutte, aussi, pour que ce même inattendu soit possible contre la désespérance du déjà-connu comme seul horizon de la vie. Livres d’avenir, ces ouvrages le sont aussi en tant qu’ils ressortissent de la critique littéraire. Dans un article intitulé « Sartre et l’espoir », paru en 2003 dans la revue du Christianisme social, Autres Temps, Gagnebin faisait état des derniers textes de Sartre qui suscitèrent, quelques jours avant sa mort, une immense stupéfaction. Son article montre que les écrits sartriens publiés après son livre confirmaient avec force l’essentiel de ce qu’il y soutenait. De même, Beauvoir ne reniera jamais la pensée et les thèses fondamentales du « Deuxième sexe », même si elle deviendra de plus en plus féministe et abandonnera peu à peu « l’idée d’une révolution purement politique au profit de l’idée d’un combat spécifique des femmes pour une amélioration de leur condition », comme l’écrit Martine Reid (« Présentation » de : Simone de Beauvoir, La femme indépendante, Folio, Gallimard, 2008 , p.16). La vie aura éloigné Gagnebin de la critique littéraire et celui-ci le regrette. Nous savons qu’il est très attaché à ces quatre essais. Il aurait notamment aimé écrire des livres sur Simenon, Julien Green, ou encore Malraux, mais le temps lui a manqué, requis qu’il fut par la théologie et le pastorat. Liant critique littéraire et théologie, Gagnebin est l’héritier d’Alexandre Vinet (1797-1847), homme de lettres et théologien suisse dont la pensée s’est elle aussi confrontée aux écrivains de son temps. Une ancienne catéchumène qui consacrait un mémoire de maîtrise à Simone de Beauvoir, téléphona il y a peu à Gagnebin, en lui annonçant son amusement de lui avoir trouvé un homonyme… Elle ne savait pas et ne pouvait imaginer qu’il était, lui, l’auteur


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de Simone de Beauvoir ou le refus de l’indifférence ! La réédition de ces quatre livres les ramène dans l’actualité des auteurs traités et nous permet de redécouvrir ces grandes figures de la pensée que furent Gide, Camus, Beauvoir, Sartre. Elles nous font notamment découvrir un interlocuteur, l’athéisme, qui, chez ces auteurs, devient un monument de culture et une véritable fête de l’intelligence. Nous y retrouvons aussi la rigueur, la cohérence et la richesse de la pensée de Laurent Gagnebin, un penseur de la liberté. Raphaël Picon,

Paris, mai 2009

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théologien, doyen de la Faculté libre de théologie protestante de Paris, professeur de théologie pratique

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L’auteur et l’éditeur remercient Lucie Kaennel de son précieux travail pour la réédition en un volume de ces quatre ouvrages.


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Ce livre, a été mis en pages par Flandes Indiano Ltda à Santiago de Chile et achevé d’imprimer le  octobre  dans l’Union européenne à Mesnil-sur-l’Estrée (Eure, France) sur les presses numériques Book It ! de l’Imprimerie Nouvelle Firmin-Didot pour le compte de        , .

isbn : 978-2-911087-70-7 • 10/09


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