Jean-Denis Kraege, Espérer contre toute espérance

Page 1

Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page1

Espérer contre toute espérance


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page2

Du même auteur : Les pièges de la foi. Lettre ouverte aux « évangéliques », Genève, Labor et Fides,  L’Écriture seule. Pour une lecture dogmatique de la Bible : l’exemple de Luther et Barth, Genève, Labor et Fides,  Le procès du Diable, Genève, Labor et Fides,  Vivre grâce à Dieu. Le message libérateur de Jésus, Poliezle-Grand, Éditions du Moulin,  Ne nous soumets pas à la tentation, Bière, Cabédita, 

© 2016. Van Dieren Éditeur, Paris/Jean-Denis Kraege Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction ou traduction sans autorisation écrite préalable de l’éditeur de tout ou partie de ce texte par quelque moyen que ce soit est illicite et pourra faire l’objet de poursuites.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page3

- 

Espérer contre toute espérance

VAN DIEREN ÉDITEUR, PARIS


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page4


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page5

Le christianisme ne serait-il pas aussi paradoxal qu’on veut bien le dire ? On sait que le message chrétien est paradoxal. Là où l’on se représente Dieu comme tout-puissant, on le découvre sans pouvoir. C’est le cas de la crèche à la croix. Là où on le croit sans pouvoir, on le voit intervenir de manière étonnamment puissante dans et par la vie de Jésus. Là où l’on valorise habituellement ce qui est

• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E

 

Les chrétiens espèrent en Dieu. Un adepte du christianisme normalement constitué attend la venue du royaume de Dieu. En ce sens, il espère quelque chose de Dieu. Qui ne serait pas d’accord avec ces deux affirmations ? Les chrétiens sont, en effet, disciples d’un prophète qui annonçait l’irruption d’un monde nouveau avec la venue du Fils de l’Homme pour cette génération-ci. Ou bien ils sont disciples d’un Messie qui est déjà venu dans l’abaissement et qui doit un jour revenir dans la gloire. Ou encore, ils sont disciples d’un maître qui les a encouragés à construire le royaume de Dieu et leur a donné quelques recettes pour ce faire. Dans chaque cas, les chrétiens attendent la venue du règne de Dieu et dès lors espèrent quelque chose de Dieu. Le scepticisme philosophique nous invite toutefois à toujours remettre en question des vérités trop bien établies ou trop générales. Il vaut dès lors la peine de soumettre au doute méthodique l’affirmation selon laquelle être chrétien consiste à espérer quelque chose de Dieu. Pour ne prendre qu’un exemple : l’affirmation inverse qui dirait que le christianisme proclame qu’en matière d’espérance c’est Dieu qui espère en l’homme ne serait-elle pas elle aussi vraie, voire revêtue de davantage de vérité existentielle que l’assertion habituelle ?


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page6

glorieux, l’Évangile invite à l’humilité. Là où l’on s’attendrait à ce que Jésus s’efface devant les représentants de l’autorité, on le voit plein d’assurance et même rempli d’« autorité »… Le christianisme propose donc un renversement de notre manière humaine trop humaine de concevoir nos vies. Or, en espérant en Dieu, les chrétiens « normalement constitués » ne se distinguent guère des juifs qui attendent eux aussi le Messie. Aux dires de Ernst Bloch (1976-1991), l’espérance est même un principe cardinal de toute existence humaine. Ne retrouve-t-on pas ce souci de l’espérance dans toutes les religions, dans la littérature mondiale tout entière, dans tous les contes et légendes, en politique, etc. ? C’est elle qui motive l’activité scientifique, l’économie, le sport, etc. De quoi l’espérance chrétienne est-elle alors le renversement ? Serait-ce de l’espérance « normale » ? Mais alors qu’est-ce à dire ?  Là où les chrétiens sont régulièrement embarrassés. Écoutez une fois attentivement quelques chrétiens réunis pour essayer de comprendre ce que Jésus proclame dans son Sermon sur la montagne à propos du souci des païens : « Ne vous inquiétez pas, pour votre vie, de ce que vous mangerez ou de ce que vous boirez, ni, pour votre corps, de ce dont vous serez vêtus. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment pas, ils ne moissonnent pas, ils ne recueillent rien dans des granges, et votre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas beaucoup plus qu’eux ? Qui de vous peut, par ses inquiétudes, rallonger tant soit peu la durée de sa vie ? Et pourquoi vous inquiéter au sujet du vêtement ? Observez comment poussent les lys des champs : ils ne travaillent pas, ils ne filent pas ; et pourtant


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page7

  • E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E

je vous dis que pas même Salomon, dans toute sa gloire, n’a été vêtu comme l’un d’eux. Si Dieu habille ainsi l’herbe des champs qui est là aujourd’hui et demain sera jetée au four, ne le fera-t-il pas à bien plus forte raison pour vous, gens de peu de foi ? Ne vous inquiétez donc pas, en disant : “Qu’allons-nous manger ?” Ou bien : “Qu’allons-nous boire ?” Ou bien :“De quoi allons-nous nous vêtir ?” – tout cela, c’est ce que les gens de toutes les nations recherchent sans relâche –, car votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez d’abord le règne de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain, car le lendemain s’inquiétera de lui-même. À chaque jour suffit sa peine. » (Matthieu 6,25-34.) Si vous écoutez ces chrétiens en train de discuter de ce texte, vous vous rendrez vite compte qu’ils sont pour le moins désarçonnés. Certains sont même scandalisés. « On ne peut quand même pas vivre sans projets. » « On ne peut pas se contenter d’exister au jour le jour. » « Nous avons des responsabilités envers l’avenir. » « Où finit l’espérance et où commence l’inquiétude ? », etc.Toutefois, à prendre au mot ce que dit le Maître, il s’agit de diriger sa conscience sur aujourd’hui et de se concentrer sur le travail qui s’y impose. Tout le reste est manque de confiance en la providence divine. Alors Jésus a-t-il attendu le royaume ou a-t-il conseillé à ses disciples de ne pas se préoccuper de l’avenir, mais de s’intéresser à la manière dont Dieu règne ici et maintenant ? Si c’est le second terme de l’alternative qui est vrai, l’espérance du royaume, si présente chez de nombreux chrétiens dès le Ier siècle, n’est-elle pas un simple relent de messianisme juif dont le christianisme n’a su se libérer, mais dont il peut parfaitement se passer ?


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page8

 Pourquoi l’amour et pas l’espérance ? Lorsqu’en  Corinthiens , l’apôtre Paul termine son hymne à l’amour par l’affirmation : « Dès lors ces trois choses demeurent : la foi, l’espérance et l’amour, mais la plus grande des trois est l’amour », pourquoi affirme-t-il que c’est l’amour qui est la plus grande et ne dit-il pas que c’est l’espérance ? Sans l’espérance d’une amélioration de notre sort et du sort de l’humanité en général, l’amour n’est, en effet, qu’une vaine agitation. Sans l’espérance que la confiance-foi mise en Dieu et en sa promesse sera un jour récompensée par une réalisation bien concrète, la foi est une hypothèse parmi beaucoup d’autres possibles à laquelle il ne vaut pas la peine de suspendre l’ensemble de sa vie. Reste que Paul ne dit pas que l’espérance est la plus grande des trois vertus théologales, mais que c’est l’amour. Cela interpelle.  Espérer contre toute espérance. Lorsque le même apôtre Paul parle de la foi d’Abraham et qu’il tente de la dire dans sa relation à l’avenir, il a cette expression pour le moins surprenante : « Espérant contre toute espérance, Abraham crut » (Romains 4,18). La foi ne consiste donc pas simplement à espérer. Elle revient à espérer « contre toute espérance ». Là où il n’y a plus aucune espérance au sens habituel du terme, le chrétien espère quand même. « Voyez, se réjouiront les partisans de la théologie de l’espérance, la foi consiste quand même à espérer ! » Certes, mais d’une espérance si paradoxale qu’au début du chapitre suivant, Paul précise que cette espérance est de fait persévérance (5,3-5). Elle est une espérance tournée essentiellement vers le présent. Elle n’a pas d’objet précis. Elle attend avec une confiance inépuisable et une persévérance imparable que Dieu agisse, conduise, donne ici et maintenant et chaque


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page9

jour de nouveau la force et le courage de se battre contre les « détresses » et de rester fidèle malgré elles… 

Impossible d’évacuer l’espérance ! Lorsqu’il est question de l’espérance, il est difficile de ne pas se prononcer à son propos. Nous espérons, en effet, tous d’une manière ou d’une autre. Le malade espère la guérison ou au moins la stabilisation de son mal. Le citoyen espère un État plus juste, plus libre, plus transparent, plus écologique, plus stable, plus… Le père ou la mère espère ceci ou cela pour sa progéniture. Le chrétien espère que tout son entourage partagera un jour sa foi… L’espérance semble donc bien être une dimension profonde de notre être. Depuis toujours les enfants ont espéré devenir grands. Car, leur semble-t-il, quand on est adulte, on est, par exemple, libre. L’idée de progrès nous a été inculquée et elle a trouvé en nous un terreau particulièrement fertile. Il fallait faire des progrès à l’école afin de… Dès lors, même si nous savons qu’il convient de tirer des enseignements du

• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E

 

Pour faire le point. Lorsque nous ne pouvons départager deux thèses contradictoires, le scepticisme nous a appris à suspendre notre jugement. C’est là, paraît-il, le gage d’une vie moins tourmentée. Or nous venons de voir que les écrits du Nouveau Testament sont pour le moins équivoques en matière d’espérance. Il conviendrait donc de suspendre notre jugement à leur propos. Avant d’en arriver là, élargissons quelque peu le champ de notre réflexion. Le besoin impérieux d’espérer n’habite-t-il pas, en effet, presque tout esprit humain ? Si tel est le cas, pourquoi le christianisme devrait-il avoir honte de faire place aux besoins essentiels de tout être humain ?


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page10

passé et d’être à son affaire dans le présent, nous savons encore davantage que l’avenir sera meilleur que le passé et que le présent. Le présent n’a de sens qu’en fonction d’un avenir qui pourra toujours être plus radieux que la situation actuelle. Nous sommes très friands de slogans – sans trop réfléchir à leur vérité – comme « qui n’avance pas recule ». C’est que, tout au fond, nous cherchons par tous les moyens à vaincre l’érosion du temps qui nous semble tout emporter sur son passage vers l’oubli et l’entropie générale. L’éternité ne peut dès lors être qu’en avant de nous.Vivement la venue du royaume ! Faut-il vraiment, si on se veut chrétien, abandonner toute espérance ? Le christianisme ne nous condamnerait-il pas alors à l’enfer, du moins tel que Dante Alighieri l’a conçu ?  Sens de la vie. L’homme a besoin d’espérance. Il en va, nous dit-on, du sens de sa vie. Il est dès lors naturel qu’il se fabrique des utopies. Même s’il sait parfaitement qu’elles ne peuvent devenir réalité, elles lui sont utiles. Comme les étoiles que l’on n’atteint jamais, elles servent à s’orienter. Je n’aurais aucune raison de me battre en faveur du Bien si je ne rêvais pas le triomphe du Bien sous telle ou telle forme. J’ai besoin qu’on me promette un monde meilleur pour me motiver. Sans espérance, je ne puis – les mots le disent – que désespérer. Depuis que le marxisme est venu nous convaincre qu’il ne s’agit pas simplement d’attendre benoîtement que nos rêves se réalisent, mais qu’il faut mettre la main à la pâte, nous n’attendons plus simplement le royaume. Nous mettons tout en œuvre pour le faire advenir.  Dépassement. Désespérant de la situation politique en Europe après la Grande Guerre, Stefan Zweig (2013 : 72) écrit :


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page11

L’âme russe. Dans L’idée russe, Nicolas Berdiaev (1969 : 201-225) affirme que ce qui fait en dernier ressort la spécificité de l’âme ou de l’idée russe, c’est « l’attente du Royaume ». Pourquoi ne pourrions-nous pas, nous autres Occidentaux, recevoir pour une fois une belle leçon du peuple russe ? Le peuple russe est donc orienté vers l’apocalypse. « Tout ceci est lié au fondamental dualisme russe : ceux qui organisent la vie terrestre sont les forces du mal qui se sont éloignées de la vérité du Christ, alors que les forces du bien attendent la Cité à venir, le Royaume de Dieu » (202). Cette attente se manifeste de multiples manières. C’est, par exemple, le cas de l’esprit de pèlerinage si répandu dans le peuple russe. Le pèlerin « cherche la vérité, le Royaume de Dieu, son regard est porté vers le lointain. Il n’a pas de cité ici-bas, il cherche

• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E



 

« Toutes nos différences et nos petites jalousies [entre peuples] nous devons les fondre dans la passion pour ce grand but de fidélité à notre passé commun et de foi en notre avenir commun ». Fondre (différences et jalousies) dans une passion commune, c’est « dépasser » les contraires en une synthèse (Hegel). C’est accepter que les contradictions et leur dépassement soient ensemble nécessaires à la marche de l’histoire, plus encore : à l’avancement, au Progrès de cette histoire. Quelle que soit ensuite la forme que prennent contradictions et dépassement, le schéma de base est toujours celui dégagé avec clairvoyance par Hegel. La synthèse peut être aussi bien le communisme (Marx et Engels), l’anarchisme (Bakounine et quelques autres), le royaume de Dieu (Tolstoï), etc. Toujours l’argument existentiel sous-jacent est le besoin d’espérer qui serait le propre de l’homme. Sans cette espérance d’un dépassement de toutes les contradictions dans lesquelles nous nous sentons piégés, l’existence est censée ne pas avoir de sens.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page12

la cité à venir » (). Cet esprit pèlerin se manifeste jusque dans les grands esprits de la culture russe qui sont dans l’impossibilité de se contenter du fini et aspirent à l’infini. Ils sont habités par cette « aspiration eschatologique, cette attente que tout ce qui est fini connaîtra sa fin, que la vérité finale se révélera, que l’avenir nous réserve des événements extraordinaires » (205). Cette pensée apocalyptique est constamment présente – Berdiaev en fait la démonstration – dans l’intelligentsia tout comme elle est présente dans le peuple et les divers courants de l’orthodoxie qui s’y manifestent. Sa thèse est alors que ce n’est pas pour rien que l’utopie marxiste a trouvé en Russie un sol fertile quand bien même les conditions économiques de la Russie n’étaient absolument pas celles prévues par Marx pour que s’y produise une révolution. Comme quoi l’idéalisme est parfois plus pertinent que tous les matérialismes !  Espérer pour ne pas désespérer. Dans l’un de ses romans intitulé Le pendule de Foucault, Umberto Eco (1997) aborde la question des critères permettant de décider si une idée est vraie ou ne l’est pas. Il le fait en prenant pour exemple les idées hermétiques qui ne cessent de s’engendrer et de se contester les unes les autres au cours de l’histoire de la pensée. Ses héros imaginent, à partir d’une « liste de commissions » quelque peu lacunaire remontant au Moyen Âge, qu’ils ont découvert un « plan secret ». Ce plan devait voir sa réalisation finale le  juin , date à laquelle rien ne s’est produit. Or ce plan qui est totalement inventé par quelques personnages du roman est « cru » par nombre de personnes avides de pouvoir qui en ont entendu parler. On y croit même tellement que l’un de ses inventeurs y laisse sa peau alors qu’un autre semble condamné, lui aussi, à être assassiné lorsque le roman se clôt.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page13



• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E

Espérance de poche. Même si, comme nombre de contemporains, surtout après la chute du Mur de Berlin, on n’est plus attaché à de grandes espérances, on se rabat fréquemment sur ce que l’on peut qualifier d’« espérances de poche ». On n’élabore plus alors d’utopies plus fantastiques et rationnelles les unes que les autres. On n’espère plus même rien de très précis. On conserve pourtant l’idée que « qui n’avance pas recule ». On est attaché à une vague idée de progrès. Alors on travaille par objectifs. L’idée est au départ de décomposer la grande espérance en petites sections. Comme on risque fort de désespérer de ne pas réaliser l’utopie ou le royaume de Dieu sur terre, on se donne une première étape à vues humaines parfaitement réalisable. Une fois le premier objectif atteint, on se fixe un deuxième objectif et ainsi de suite. Dans cette manière de voir, on ne désire, par exemple, plus bâtir le royaume de Dieu sur terre. On se contente d’en poser quelques « signes ». On en

 

La conclusion de Eco est qu’on peut inventer n’importe quel plan un tant soit peu rationnel reposant sur des bases qui ne le sont absolument pas. On verra immanquablement beaucoup de nos semblables y croire. Pourquoi ? Parce qu’ils ont besoin d’attendre une libération de leur aliénation ; ils espèrent que ce plan donnera sens à leur vie absurde ; une fois le plan réalisé, ils connaîtront la vérité.Tous les hermétismes, toutes les gnoses, tous les ordres secrets délivrent une seule et même vérité : l’être humain désespère de sa condition et s’invente une espérance pour tenter de contrer ce désespoir. Que l’on espère en Dieu, en la dictature du prolétariat, en la société communiste, en la victoire de l’Esprit, en un progrès général de l’humanité vers le bonheur, c’est toujours la même fuite du désespoir qui motive ces espérances.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page14

est même maintenant arrivé à ne plus désigner le but ultime à atteindre. Ou alors on le désigne par un terme indéfinissable du type « le bonheur ». On se contente de désigner sous l’appellation d’« objectif » ce que l’on a décidé de viser et qui se situe dans un avenir très proche. Reste que c’est toujours la cause finale chère à Aristote qui officie ici comme moteur de l’action. Existentiellement parlant, l’attitude reste la même, que l’on travaille par objectifs successifs ou que l’on vise un changement de la totalité du réel.  Aller de l’avant. Il existe même une forme minimaliste d’espérance. Elle consiste à ne plus se fixer d’objectifs, mais à être simplement tendu vers… Peu importe ce vers quoi l’on tend. L’important, c’est le mouvement qui me fait sortir de moi pour aller ailleurs, qui me fait ek-sister disaient les étymologistes existentialistes. On retrouve cette forme minimale dans des expressions à la mode du type : « L’important n’est pas le but, c’est le chemin ». L’important, c’est simplement d’être en chemin et de ne pas stagner, voire de ne pas régresser.  Pour faire le point. Au début de notre réflexion, nous avons émis un soupçon concernant l’importance centrale de l’espérance pour les chrétiens. Nous avons ensuite contrebalancé ce soupçon en montrant que l’espérance semble être un besoin fondamental de toute vie humaine. Il nous faut maintenant nous demander s’il convient simplement d’accepter que le christianisme doive se mettre à la remorque des besoins humains trop humains. Alors qu’au départ nous avions soumis à l’analyse sceptique l’espérance chrétienne, n’y aurait-il pas quelques raisons – et d’abord la simple honnêteté intellectuelle – de soumettre


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page15

aussi à la critique sceptique ce besoin d’espérance qui semble si universel ? 

Heidegger. L’espérance ne ressortirait-elle toutefois pas à la structure ontologique de l’être-là, pour utiliser le jargon heideggérien ? À ce titre ne serait-elle pas constitutive de toute existence humaine authentique ? Dans la seconde partie de Être et Temps, celui qui deviendra le mage de la Forêt-Noire affirme, en effet, que lorsque nous prenons

• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E



 

L’espérance comme désespoir. Si l’on ne croit plus aux grandes utopies, si l’on se contente de travailler par objectifs, si l’on réduit parfois même l’espérance à un « aller de l’avant », c’est bien que nous avons mal à notre espérance. Nous y avons tellement mal que toutes nos espérances pourraient même se révéler des formes de désespoir ! Dans son Traité du désespoir – en vérité intitulé La maladie à la mort –, Søren Kierkegaard (1971) montre que désespérer, c’est pécher et que le contraire du désespoir n’est dès lors pas l’espérance, mais la foi. Il montre également que parmi les trois formes de désespoir (ne pas être conscient de son désespoir, désespérer de ne pouvoir devenir soi-même et désespérer d’être ce que l’on est) il en est une (celle où l’on ne veut pas être soi-même) qui caractérise assez immédiatement ce que l’on entend le plus souvent par espérance. Espérer, c’est vouloir devenir autre que ce que je suis. Mais je puis aussi espérer pouvoir enfin devenir un jour ce que je suis (alors que j’ai l’impression de ne pas encore l’être). Les deux formes du désespoir dans lesquelles on est conscient d’être désespéré peuvent donc caractériser l’espérance. Il ne reste guère d’espace à l’espérance pour ne pas être une forme de désespoir !


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page16

conscience que nous sommes des êtres-pour-la-mort, s’ouvre ontologiquement devant nous – pour faire court – la possibilité des possibles. Autrement dit : nous sommes authentiquement nous-mêmes quand nous nous découvrons projets. En découle aussi que le passé de l’être-là est identifié à l’être-jeté et à l’être-coupable. Le présent est le temps de la pure décision qui, en tant que décision, permet à l’être-là de s’ouvrir à son avenir. Il n’est en aucun cas simple-présence au monde qui se donnerait tout nue à notre conscience… Une fois que l’écran de fumée jargonnant a été dissipé, on s’aperçoit que le disciple de Edmund Husserl, bien qu’il se prétende fidèle à la description phénoménologique de son maître, lève subrepticement les parenthèses phénoménologiques. Il décide qu’être tourné vers l’avenir dans la décision et le projet est plus authentique que privilégier le présent ou le passé. Du reste, quand on pense l’être sur le mode de la simple-présence, on cède – oh horreur ! – à la métaphysique. Et quand on voudrait donner quelque importance au passé, notre conscience morale nous y ferait – oh horreur également – découvrir notre culpabilité ontologique. Libre à Heidegger de lever les parenthèses – ce qu’on est nécessairement amené à faire à un moment ou à un autre –, mais qu’il le dise clairement et qu’il ne prétexte pas continuer à penser dans le cadre de la neutralité de la description ontologique. Qu’il justifie alors cette subreptice prééminence de l’avenir sur les autres ek-stases temporelles. Qu’il justifie et sa définition de la métaphysique et le dégoût qu’elle lui inspire. Qu’il justifie l’association entre passé, faute et déréliction de l’être-là. Et qu’il ne vienne pas avec des tours de passe-passe nous dire que tout cela se fonde sur le fait (bien entendu infondable) que la mort est authentique possibilité dans la mesure où elle est possibilité de l’impossibilité de toute possibilité ! Au


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page17

demeurant, si je ne suis qu’être pour la mort, en quoi le fait d’être en souci du lendemain authentifierait-il mon existence ? Pour qu’il y ait authentique espérance, il convient que ce ne soit pas la mort qui ait le dernier mot sur ma vie. Enfin que Heidegger ne nous fasse pas admettre sa servile inféodation à l’esprit de son temps qui voit dans l’avenir une ek-stase du temps plus positive que les deux autres en nous parlant de cet être de l’étant jamais défini et par principe indéfinissable à moins qu’il ne soit crapaud ou têtard comme le qualifient les potaches à qui on parle de Heidegger au cours de philosophie.  

La nostalgie du paradis perdu. Selon Jean Servier (1967), une utopie est souvent bien davantage l’expression de la nostalgie d’un paradis perdu que la projection dans un avenir plus ou moins proche d’un monde idéal. Adhérer à une utopie, c’est paradoxalement diriger son regard vers le passé et non vers l’avenir. Mais pourquoi se tourne-t-on vers le paradis perdu ? Parce que l’avenir paraît bouché. Et si l’avenir est bouché, cela n’a plus de sens d’inventer des moyens de transformer le monde actuel. Un exemple : la quasi-totalité des utopies inventées à l’époque industrielle – soit dès le XVIIIe siècle – consiste en un retour à l’agriculture. Au moment même où on est angoissé par le développement

• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E





L’espérance, opium du peuple. Cioran (1995) l’a magnifiquement noté contre le marxisme : toute utopie est le rêve d’êtres frustrés, insatisfaits, désespérés. Ils projettent dans un avenir incertain le fantasme d’une existence idyllique. Plus encore qu’un avenir incertain, l’avenir utopique est – ils le savent sans le savoir – inaccessible. Les utopies sont à ce titre l’opium du peuple.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page18

industriel, on espère un retour au passé. Même dans le marxisme, l’homme communiste passe une part de son temps à cultiver la terre… Et, lorsqu’elle n’est pas la nostalgie d’un passé plus ou moins imaginaire, l’utopie n’est que verte critique de la situation présente. Tel est le cas chez Jonathan Swift, Aldous Huxley ou George Orwell. Mais à ce titre, si intéressante et même pertinente soit-elle par ailleurs, elle ne propose pas non plus de solution à la crise présente. Dans tous les cas, une utopie n’est pas l’expression de la certitude que l’avenir est ouvert, mais bien qu’il est fermé ! Elle est donc expression du désespoir de ceux qui espèrent.  Contemplation ou transformation du monde ? À qui ose critiquer le principe espérance, on rétorque systématiquement qu’il se satisfait du statu quo ante. Il est vrai que cela est possible. Ce n’est toutefois pas nécessaire. Tout soupçon émis à l’égard de l’espérance ne signifie, en effet, pas obligatoirement la restauration d’un ordre ancien, la résignation aux malheurs actuels, l’acceptation fataliste, contemplative, donc stoïque du destin ou de la dialectique de l’histoire. Pour cesser de seulement interpréter le monde et pour se mettre à le transformer (Marx, 1970), il n’est pas nécessaire de vouloir construire le royaume de Dieu sur terre ou, pour le moins, d’en poser les signes. Il est fort possible de partager la critique du présent, implicite dans toute utopie et toute espérance, sans obligatoirement construire des châteaux en Espagne. On n’est donc pas un incorrigible conservateur dès lors qu’on n’espère pas quelque chose de précis.  Ni révolution, ni conservation, mais révolte. Si les utopies sont des nostalgies, si elles sont des formes d’opium du peuple, si espérer, c’est de fait désespérer, il semble bien que la seule


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page19

  • E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E

solution consiste à conserver un maximum de ce qui peut l’être du passé. Cependant, le passé est passé. Rien ne sert de vouloir le recréer. Serait-ce alors à dire que nous en sommes arrivés à la fin de l’histoire, comme on l’a pensé, suite à la chute du communisme, dans les années  ? Il se trouve cependant que cette autre forme de conservatisme est irréaliste. L’histoire n’a, en effet, toujours pas pris fin. Le temps nous emporte inexorablement dans son cours destructeur, avec toutes les contradictions qui s’y révèlent. Dès lors, soit on se suicide, soit on résiste à pareille victoire de l’entropie. Si l’on ne veut pas du suicide, il convient d’opposer, tant à la révolution qu’au conservatisme, la révolte. L’homme révolté d’Albert Camus (1965) nous offre une tentative « laïque » très respectable de défendre la révolte aussi bien contre la pensée « positive » que contre le nihilisme, aussi bien contre le conservatisme que contre la révolution. La révolte consiste à n’accepter ni la démesure ni la mesure. Lorsqu’on est tenté par la démesure d’une pensée totalisante, voire totalitaire, comme le sont toutes les grandes espérances et utopies, il faut se rappeler que nous faisons partie du tout. Nous ne pouvons donc saisir la réalité dans sa totalité. Notre esprit est limité. Nous ne pouvons que prendre acte de ses limitations. Mais simultanément prendre acte de nos limites, ce n’est jamais se résigner au statu quo ante. Ce n’est jamais accepter notre condition et tout ce qui la « mesure ». La révolte est, à ce titre, critique tant envers la résignation qu’envers la totalisation. Elle critique toute limitation de nos libertés fondamentales. Mais elle critique en même temps tout esprit libertaire. Il n’existe pas, en effet, de liberté sans lois, limites, cadres qui l’empêchent d’être totale. Vivre en homme révolté, c’est dès lors vivre en dialecticien. Comme le danseur de corde qui risque constamment de tomber d’un côté ou de l’autre, il


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page20

s’agit de compenser en permanence un possible déséquilibre par un autre déséquilibre.  Quand l’espérance mène à la dépression. Dans le cycle du prophète Élie que l’on trouve, dans la Bible hébraïque, à cheval sur les deux livres des Rois (1 Rois 17 à 2 Rois 2), on nous conte le radical désespoir du prophète sous un arbrisseau dans le désert (1 Rois 19,1-8). Au Carmel, il a été vainqueur des prophètes de Baal. Pour venger ceux-ci, la reine Jézabel et le roi Achab décident d’éliminer le prophète de Yahvé. Il doit fuir. Il se réfugie dans le désert du Sinaï avec la certitude d’être le seul Israélite encore fidèle au seul vrai Dieu. Sa vie lui paraît un radical échec. Il n’aspire alors qu’à une chose : la mort. Il adresse une dernière prière à Dieu avant de se coucher sous un genêt pour s’y laisser mourir : « Maintenant, Seigneur, prends ma vie, car je ne suis pas meilleur que mes pères » (19,4b). Ce « car je ne suis pas meilleur que mes pères » est particulièrement instructif sur les causes de la dépression en général. Élie, comme la grande majorité des déprimés, s’effondre parce qu’il n’arrive pas à atteindre l’objectif fixé. Il voulait faire mieux que ses pères. Il avait foi au progrès. Comme tout prophète qui se respecte, il vivait d’espérance. Or l’Histoire s’oppose à la réalisation de ses fantasmes. Tout s’effondre et seule la mort s’offre comme porte de sortie. Espérer et travailler par objectifs ne peut mener celui qui est conséquent avec lui-même qu’à la dépression, voire au suicide d’un type ou d’un autre. Car on peut se suicider physiquement, mais aussi psychologiquement, pharmacologiquement, par conformisme social ou encore en se divertissant au sens de Pascal… Quelle est alors la solution proposée par Dieu à Élie ? Une galette et une cruche, c’est-à-dire la force pour aller de l’avant. Mais pour aller où ? Au mont Horeb, la montagne


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page21



• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E

Les pèlerins d’Emmaüs. Il est aussi un récit, toujours dans la Bible, mais cette fois dans le Nouveau Testament, qui montre un lien certain entre espérance et dépression. C’est celui de ces deux disciples de Jésus qui s’en retournent l’après-midi de Pâques sur le chemin qui les mène à leur passé. Ils ont tout abandonné pour suivre Jésus. Il était « un prophète puissant en œuvre et en parole devant Dieu et devant tout le peuple » (Luc 24,19). Ils avaient tout misé sur lui. « Nous avions espéré que ce serait lui qui apporterait la rédemption à Israël » (24,21). Or leurs « grands prêtres et [leurs] chefs l’ont livré pour qu’il soit condamné à mort et l’ont crucifié » (24,20). Cet espoir complètement déçu fait qu’ils s’en reviennent vers leur Galilée natale, vers leur passé, avec la lourde tâche de tout recommencer à zéro après cette parenthèse décevante qui les a plongés dans la tristesse (24,17b). Ici aussi leur espérance les a poussés au désespoir.

 

de la rencontre avec Dieu. Là Dieu se fait reconnaître à Élie non dans les cataclysmes puissants de la météorologie, mais dans une voix de silence : une voix si ténue qu’il faut faire silence pour l’entendre. Le Dieu d’Élie est un Dieu qui parle et qui confie à Élie une tâche : introniser de nouveaux rois sur Aram et Israël ainsi que se désigner un successeur, Élisée. Dieu a besoin d’Élie pour défendre sa cause. Il ne va pas la défendre en usant des grands moyens, mais dans la discrétion, pas à pas, en remettant sans cesse l’ouvrage sur le métier. Il faudra au départ se contenter des « sept mille hommes dont les genoux n’ont pas fléchi devant le Baal » et dont Élie a mésestimé le nombre (19,18). Dieu ne propose pas une utopie, une espérance, mais une tâche à portée d’homme, un combat qu’Élie pourra mener, sans prétention, avec l’aide de Dieu.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page22

Après un catéchisme que l’inconnu qui les accompagne sur leur chemin de tristesse fait avec eux, ces deux disciples découvrent cependant que leur maître est toujours parlant, en d’autres termes qu’il est vivant. Un retournement invraisemblable se produit alors. Eux qui repartaient vers la Galilée, tristes et craintifs des dangers nocturnes de la route, s’en reviennent vers Jérusalem, pleins de joie et capables de braver tous les dangers. Ils s’en allaient vers leur passé. Les voici retournant en arrière parce que leur avenir est ouvert. Ils n’espèrent plus la « rédemption d’Israël ». Ils la vivent pour eux-mêmes.  Kafka. Dans Le procès, on trouve une petite histoire contée à K. par un prêtre dans la cathédrale de la ville où se déroule le roman. Cet abbé veut révéler à K. sa méprise au sujet de la loi. Ce conte est ainsi l’une des clés du roman. C’est l’histoire d’un homme qui désire avoir accès à la loi. Celleci se trouve dans un bâtiment dont l’accès lui est interdit par une sentinelle. S’il bousculait ou même tuait cette sentinelle pour pénétrer dans le bâtiment qui abrite la loi, qu’il sache que cette sentinelle n’est que la première d’une série de sentinelles toutes plus fortes les unes que les autres. Notre homme se résigne alors à attendre que la sentinelle le laisse entrer. Il tente bien de la soudoyer, mais en vain. Il attend toute sa vie devant cette porte. Avant de rendre son dernier souffle, il a encore la force de poser une ultime question à la sentinelle : « Si tout le monde cherche à connaître la Loi, comment se fait-il que depuis si longtemps personne que moi ne t’ait demandé d’entrer ? » Et la réponse fuse : « Personne que toi n’avait le droit d’entrer ici, car cette entrée n’était faite que pour toi, maintenant je pars et ferme [la porte] » (Kafka, 1976 : 455).


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page23

La leçon de cette histoire, c’est qu’il n’y a pour moi qu’un accès à l’Absolu et pourtant il m’est à jamais fermé. J’ai beau passer ma vie à attendre qu’il s’ouvre, il m’est et me reste à jamais interdit. Plutôt que d’attendre que la porte s’ouvre, j’ai tout avantage à vivre ma vie au présent. Mais dois-je pour autant obligatoirement la vivre loin de l’Absolu ? 

  • E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E

Effets pervers du travail par objectifs. Le travail par objectifs ne mène pas seulement à la dépression. Il possède d’autres effets pervers. Une première conséquence négative réside dans le fait que, derrière tout objectif limité, il y a une « cause finale ». Elle n’est jamais réellement exprimée. Elle exige de vaincre tous les obstacles qui empêchent l’institution du Bien ou encore du bonheur sur terre. Il s’agit là d’une tâche complètement démesurée par rapport à nos possibilités humaines. Il y a de fait quelque chose de prométhéen dans la confiance de pouvoir atteindre un jour ce but. Qui ose s’attaquer à pareille tâche ne peut que se prendre pour Dieu. Mais comme on sait très bien qu’on n’est pas Dieu, comme on se sait incapable d’atteindre l’objectif final, on décide, comme déjà vu, de fractionner les problèmes. C’est dire qu’on continue à se croire capable d’atteindre le but. Mais simultanément on ne peut faire autrement que de se reconnaître incapable de l’atteindre. Belle contradiction qui ne peut qu’être génératrice d’angoisses, à moins qu’on préfère continuer à se mentir à soi-même ! Un deuxième effet pervers du travail par objectifs découle directement de cette nécessité de segmenter les problèmes. Ce faisant, on ne se coltine plus, en effet, le problème luimême, mais des chimères. On n’attaque pas le mal à la racine. Ce serait trop déprimant de devoir affronter ce qui fait réellement problème. La cause du mal est tellement


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page24

profonde. La tâche est tellement gigantesque. Faute d’atteindre l’Objectif, le travail par objectifs se contente de remuer beaucoup de poussière. En définitive, il ne change rien ou pas grand-chose sur le fond. C’est du vent au carré comme disait le Qohelet (« vanité des vanités, tout est vanité »). Une troisième difficulté du travail par objectifs se situe non plus sur le plan pratique des mises en œuvre, mais au niveau existentiel. Elle réside dans l’autoglorification et l’autosatisfaction auxquelles il mène dès lors qu’on a atteint tel objectif limité. Or l’autosatisfaction va par exemple susciter de la jalousie de la part de celui qui réussit moins bien. Qui se glorifie soi-même se révèle aussi très fragile dès qu’il est confronté au moindre obstacle. L’estime de soi s’effondre si facilement à la première difficulté. Autre conséquence néfaste toujours sur le plan de la compréhension de soimême : le découragement qui s’installe lorsqu’il faut se fixer des objectifs toujours nouveaux et lorsqu’on n’en a jamais fini avec le problème du mal. Où trouver la force de toujours remettre le combat sur le métier ? Le risque est alors de se contenter de ses quelques succès. On se repose sur ses lauriers. On ne mène dès lors pas bien loin le grand combat que l’on envisageait subrepticement au départ. Une quatrième aporie remet en question le travail par objectifs. Elle se manifeste quand, du niveau individuel, on passe au niveau collectif. Bien souvent, en effet, je ne fixe pas moi-même mes objectifs. On me les fixe. Or, dans l’esprit du plus grand nombre, « qui n’avance pas recule ». Les objectifs fixés par la collectivité ou par la hiérarchie sont dès lors toujours plus élevés et donc plus difficiles à atteindre. On devient ainsi esclave des objectifs qu’on nous fixe et qu’on n’ose pas refuser. Cependant, ces objectifs visent en général le bien et donc la libération de l’homme ! On se fait esclave quand on nous promet la liberté !


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page25

Le cinquième effet pervers, c’est tout simplement, mais bien malheureusement, le burn out qui guette si facilement ceux qui se laissent prendre par les illusions du travail par objectifs et par la foi au progrès. 

  • E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E

Imprédictible avenir. Pour pouvoir espérer, il convient, en général, que le futur ait un certain rapport d’effet à cause avec le présent. Si l’avenir est imprédictible, je ne puis rien espérer de précis. Or plus la science avance, moins on ose prédire quoi que ce soit. Plus on découvre la complexité du réel, moins on ose faire de prévisions. C’est le cas pour la météorologie. Ce l’est aussi pour les tremblements de terre, les embellies et les crises économiques, le fonctionnement du cerveau… Cette imprévisibilité a même été démontrée scientifiquement (Bak, 1999) ! Ne pouvant prévoir l’avenir, certains diront qu’il ne leur reste qu’à espérer en Dieu. Dieu est, en effet, le seul maître de l’avenir. Mais n’y a-t-il pas une contradiction dans ce raisonnement ? Car quel est ce Dieu dont j’attends ceci et encore cela ? Il est un dieu à mon service. À ce titre il n’est plus du tout un dieu, mais une idole. Il n’est plus libre, mais devient mon esclave. Imaginons maintenant que l’objet de mon espérance soit le fait que Dieu me fasse entrer un jour en paradis. Si je veux laisser Dieu libre, je dois d’abord renoncer à toute représentation du paradis. Je dois même renoncer à imaginer que puisse exister un paradis (par exemple un paradis différencié de l’enfer). Je ne puis alors guère espérer qu’une chose : que mon avenir est entre les mains de Dieu, qui est maître de toutes choses, y compris de la mort. Mais cette conviction que mon avenir est, grâce à Dieu, ouvert en dépit de la mort, est-ce encore une espérance ? N’est-ce pas une belle certitude qui libère mon présent face à


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page26

l’avenir ? Une espérance qui n’a plus de contenu positif ne devrait plus être désignée sous le terme d’« espérance ». En tous les cas, elle n’a plus rien à faire avec les espérances évoquées jusqu’ici sous ce vocable. Elle est espérance différente de toute espérance, une espérance contre toute espérance !  Espérance et totalitarisme. Une utopie ou une grande espérance, pour être simplement prise au sérieux, doit proposer une transformation radicale de l’ensemble de la réalité. Elle s’applique à un tout. Quant aux moyens qui permettent de réaliser cette transformation totale, ils ne peuvent qu’être, eux aussi, radicaux et totaux. Utopies et grandes espérances appellent ainsi des mises en œuvre totalitaires.  En attendant Godot. D’un certain point de vue, le sujet de la fameuse pièce de Samuel Beckett (1952) est le temps qui passe et les réactions de quelques personnages face à ce passage du temps. Il y a un passé dont certains se souviennent, d’autres pas. Il y a un avenir puisqu’on attend. Et il y a un présent : celui où se déroule l’action qui ne consiste presque qu’en de sempiternels dialogues ou discours. Le temps passe. Pourtant rien ne change. Rien ne se passe. Ou plutôt la seule chose qui se passe, c’est que le présent sombre dans l’oubli du passé. Quant à l’avenir espéré, il n’advient jamais. Le présent est dès lors caractérisé par une totale absence : absence de sens, absence de liberté, absence de vérité. Rien n’a de sens. Par exemple, Estragon, l’un des deux principaux protagonistes avec Vladimir, a été battu. Malgré tous les efforts de Vladimir pour lui en faire dire la raison, Estragon ne peut répondre que par des « Je ne sais pas » (83). Il n’y a pas non plus de liberté. Le maître Pozzo est tout autant esclave que son esclave Lucky. Il est, comme dans la dialec-


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page27

  • E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E

tique hégélienne du maître et de l’esclave, esclave de son propre esclave. Ou encore, toujours à propos de la liberté : après qu’ils ont réussi l’exploit de se lever,Vladimir affirme sentencieusement à Estragon : « Vouloir, tout est là ». Lorsqu’une réplique plus loin Pozzo appelle une fois de plus au secours, Estragon propose de s’en aller. La réplique claque alors qu’« on ne le peut pas ». « Pourquoi ? » Parce qu’« on attend Godot » (118). L’espérance empêche la liberté. Et il n’y a pas davantage de vérité que de liberté ou de sens. Estragon se spécialise dans un scepticisme absolu : « Tout ça c’est des mensonges » (70), « Rien n’est sûr » (75), et Vladimir s’y met à son tour : « Je ne sais plus quoi penser » (128). Dans cet univers absurde, aliéné et mensonger, l’attente est le comble de l’absurde, de l’aliénation et du mensonge ! Elle semble pourtant être la seule solution. Si Godot venait demain, on serait sauvé (133). Mais aussi longtemps que Godot ne sera pas venu, on continuera à vivre dans l’absurde, l’aliénation et le mensonge. Or, loin de libérer les deux principaux protagonistes, l’attente les paralyse. Le leitmotiv est : « Allons y » et la didascalie affirme à chaque fois : « Ils ne bougent pas ». La seule chose positive dans ce monde immobile et sans espérance est la solidarité au présent. Vladimir aide Estragon. Estragon aide Vladimir.Vladimir et Estragon ont pitié de Lucky (29). Ils s’intéressent à lui (33-34). Ils aident Pozzo à se relever puis entament une sorte de relation dialogique avec lui (119). Pourtant, si positive soit cette solidarité, elle est constamment menacée. Ce qui la menace, c’est le moi qui cherche son avantage.Vladimir propose de profiter de ce que le riche Pozzo appelle au secours « pour le secourir, en tablant sur sa reconnaissance » (111, cf. aussi 113). Il conviendrait donc – c’est une leçon possible de la pièce – de lutter sans fin et au présent contre cette hypertrophie du moi et de faire en sorte que les méfaits de cette centration sur le moi régressent dans le monde.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page28

 Espérance et progrès. Souvent si les humains espèrent, c’est parce qu’il croient un progrès possible. Or il faut être fort critique à l’égard de toute foi au progrès. On argumente volontiers en disant : « Regardez l’évolution dont nous sommes pour l’instant les derniers rejetons ! Elle prouve qu’il existe un réel progrès dans le cosmos. » Il convient toutefois de se demander sérieusement si ce que nous appelons « évolution » n’est pas le résultat d’une projection de notre foi au progrès sur l’histoire de l’univers. La démonstration de cette suspicion a été majestueusement réalisée par Stephen Jay Gould (1997) dans son ouvrage L’éventail du vivant. Le mythe du progrès.Tout dépend de ce par rapport à quoi on parle d’évolution. Si l’on s’en tient, par exemple, au critère cardinal de Darwin, l’adaptation à l’environnement, alors l’homme n’est de loin pas l’être vivant le mieux adapté… Avant que les biologistes ne remettent en question la foi au progrès, les théologiens et les philosophes avaient déjà fait des constatations intéressantes à ce propos. Ils ont par exemple remarqué que tout « progrès » est accompagné d’une régression équivalente. L’automobile est certes un réel progrès. Elle génère cependant pollutions, stress, énormes problèmes d’urbanisme, accidents aux coûts colossaux, etc. Les seuls progrès cumulatifs que l’on connaisse sont, en définitive, ceux de la connaissance. Il n’est pas nécessaire de refaire toutes les découvertes du passé pour pouvoir s’en inspirer. Mais, en matière morale, chaque individu doit personnellement refaire tout le parcours qui a mené ses ancêtres de la barbarie à la civilisation (Tillich, 2009 : 53-71). Proportionnellement au nombre d’humains à une époque donnée, il y a probablement eu autant d’hommes bons dans le passé qu’il y en a aujourd’hui. Il se peut même qu’à certaines époques il y en eut davantage, à d’autres moins. En tous les cas, il n’y a pas de progression, linéaire ou non linéaire, en la matière.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page29



La providence. Dans la prédication de Jésus et plus particulièrement dans le Sermon sur la montagne, on trouve bon nombre d’allusions à la providence divine. Dieu « fait lever son soleil sur les mauvais et sur les bons, et fait pleuvoir sur

• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E



 

Le schéma « quinaire ». Dans sa Poétique, Aristote a décrit l’intrigue d’une tragédie comme constituée d’un « nouement » et d’un « dénouement » avec, entre eux, un renversement. Le destin du héros bascule soit vers une situation heureuse, soit vers une situation malheureuse. Ce schéma a été amélioré dans la narratologie moderne, où l’on affirme que tout récit part d’une situation initiale pour aboutir à une situation finale. Ces deux situations sont reliées par une action transformatrice, qui est elle-même constituée de trois temps : un nœud, l’action transformatrice proprement dite et un dénouement. On estime dès lors que ce mouvement que l’on peut prétendument trouver dans tout récit fonctionne selon un schéma « quinaire » : la situation de départ, un nœud, l’action transformatrice, un dénouement, la situation finale. On nous laisse alors sous-entendre que tout récit raconte une progression. C’est d’abord faux, car ce schéma ne s’applique pas à tout récit. Ce l’est ensuite parce qu’on a oublié ce que disait Aristote : le renversement qui sépare le nœud du dénouement peut parfois conduire à une situation malheureuse. Que l’on pense ici à La lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne, aux Frères Karamazov de Fiodor Dostoïevski ou à l’évangile de Marc (sans sa finale tardive !). Ce n’est pas parce que le roman policier et un certain nombre de contes conduisent vers un happy end qu’il faut nécessairement penser que l’esprit humain fonctionne automatiquement selon le principe espérance !


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page30

les justes et les injustes » (Matthieu 5,45). « Votre Père sait ce dont vous avez besoin avant que vous le lui demandiez » (6,8). Dieu nourrit les oiseaux du ciel et habille l’herbe des champs, et il sait ce dont nous avons besoin (6,25-33), etc. Dieu agit au présent. Il nous rencontre dans notre présent. Il y a lieu, selon Jésus, d’insister sur cet « ici et maintenant » de la rencontre avec Dieu. Le résumé de tout son ministère reste : « changez de compréhension de vous-même, car le règne de Dieu est en train de s’approcher » (Marc 1,15).  Pour faire le point.Tous les murs contre lesquels bute l’espérance ont en commun un même rapport erroné au temps. On nous a mis dans la tête que le temps passe de l’avenir au passé. Pour être libre, parce que maître de sa destinée, il faut dès lors être maître de l’avenir. On nous fait ainsi croire que notre raison de vivre ne peut être qu’en avant de nous. Or cette conception du temps s’est effondrée sous les coups de boutoir des divers exemples auxquels nous nous sommes référés.Tous nous montraient que le seul temps dans lequel nous vivons, c’est tout bêtement le présent. Si évanescent soit-il, c’est à lui que nous devons donner toute notre attention. Le passé n’existe plus, le futur n’existe pas encore. Osons vivre là où nous sommes, là où nous en sommes. Pourtant, si l’enseignement de Jésus insiste effectivement sur le présent de l’action de Dieu et de la vie des disciples, le maître partageait aussi les vues apocalyptiques de ses contemporains. Comment donc articulait-il l’exigence d’être à son affaire ici et maintenant avec l’attente de la fin du monde ?  Objections bibliques. On a beau faire – comme ci-dessus – toutes sortes d’objections intelligentes à l’espérance. Il reste


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page31

Fin du monde à venir. Une partie des auteurs néotestamentaires attendent donc l’avènement du monde nouveau pour un avenir indéterminé. Ils sont étrangement proches de la position défendue au même moment dans toute une part du judaïsme. Celui-ci attendait la venue du Messie. Or, comme ces auteurs sont chrétiens et que pour eux le Messie – en grec Christos – est déjà venu, il leur faut inventer une seconde venue du Messie. Cette grande parenté avec différentes tendances du judaïsme de l’époque laisse entendre que ce renvoi du retour du Christ à un avenir plus ou moins lointain, mais lointain quand même, n’appartient pas nécessairement à la prédication même de Jésus. Son message en la matière semble avoir surtout consisté à insister sur la nécessité d’être prêt à se laisser surprendre par l’irruption de Dieu venant régner sur nos vies (Marc 13,32-37). Il l’exprimait dans les termes alors traditionnels de la venue

• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E



 

que le Nouveau Testament attend l’instauration du royaume de Dieu dans un avenir relativement proche ou à la fin des temps. Ce faisant, il invite à une espérance : à une attente de Dieu et même à l’attente de ceci ou cela comme appartenant au règne de Dieu. Le problème que l’on rencontre toutefois avec le Nouveau Testament – nous l’avons déjà remarqué –, c’est qu’il n’est de loin pas univoque à ce propos. Il affirme certes que le royaume – et donc la fin du monde ancien – arrivera, pour certains témoins, encore durant cette génération-ci, pour d’autres, dans un avenir lointain. Par ailleurs, il affirme également que le royaume est parmi nous, voire en nous. Il proclame enfin que le royaume est déjà réalité présente sans encore l’être. Si le royaume est déjà présent ou s’il ne l’est pas encore, ou s’il est présent et en même temps ne l’est pas, notre relation à l’avenir n’est cependant pas exactement la même !


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page32

du Fils de l’Homme, sans que l’on réussisse à savoir s’il s’est lui-même pris pour ce Fils de l’Homme. Que voulait-on dire, existentiellement parlant, en maintenant la venue du règne de Dieu dans un avenir incertain ? Que le présent n’avait rien à voir avec le règne de Dieu ? Dieu semblait à ces chrétiens effectivement bien plus absent que présent dans leur monde. Soit le monde n’était pas encore assez perverti pour que Dieu intervienne de manière radicale, soit le monde n’était pas encore prêt à accueillir l’irruption de Dieu régnant sur toutes choses. Dans un cas comme dans l’autre, cela ne colle cependant guère avec ce que nous savons par ailleurs de la prédication de Jésus. Pour lui, le Père était à la fois proche comme tout père ou toute mère sont censés l’être et lointain puisqu’il était « aux cieux », qu’il nous échappait constamment, que l’on ne pouvait le mettre dans notre poche, que l’on ne pouvait estimer qu’il était à notre disposition (Matthieu 6,7). Pour Jésus, le règne du Père n’était pas renvoyé dans un avenir incertain, même si tout, pour lui, n’était de loin pas, ici et maintenant, manifestation du règne de Dieu.  Eschatologie réalisée. D’autres auteurs du Nouveau Testament rapportent des paroles de Jésus ou mettent dans sa bouche des paroles qui affirment que le règne de Dieu est déjà chose actuelle. C’est le cas de Luc qui rapporte que Jésus, interrogé par les Pharisiens pour savoir quand viendrait le règne de Dieu, leur répondit : « Le règne de Dieu ne vient pas de telle sorte qu’on puisse l’observer. On ne dira même pas : “Regardez il est ici !” ou “Il est là-bas !” En effet le règne de Dieu est au milieu de vous » (Luc 17,20-21). On peut même traduire que le règne de Dieu est « en » vous. Le règne de Dieu dont il est ici question n’est pas une réalité objectivement constatable. Dieu règne au travers de la personne de ceux qui veulent bien le laisser régner ici et maintenant.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page33

Nous avons une conception assez semblable dans l’évangile de Jean. Au chapitre , lors d’une discussion avec les « juifs » à propos de son autorité, Jésus affirme : « Amen, amen, je vous le dis, celui qui entend ma parole et qui croit en celui qui m’a envoyé a la vie éternelle, il est passé de la mort à la vie » (Jean 5,24). Le passage d’un monde ancien à la vraie vie n’est pas à renvoyer dans un avenir incertain. C’est une réalité présente pour celui qui prête attention à ce que Jésus enseigne et met sa confiance en Dieu. Dans ces deux textes et quelques autres, l’eschaton, la fin du monde ancien, le moment décisif, c’est le présent. En Jésus, un monde prend fin, un autre surgit. 

 • E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E

Déjà… ne pas encore… Il se trouve pourtant que, dans ce chapitre cinquième de l’évangile de Jean auquel il vient d’être fait allusion, l’auteur – à moins que ce soit une correction de la communauté johannique – ajoute peu après : « Ne vous en étonnez pas, car l’heure vient où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix et sortiront, ceux qui auront fait le bien pour une résurrection de vie, ceux qui auront pratiqué le mal pour une résurrection de jugement » (Jean 5,28-29). Ainsi Jésus annonce-t-il dans la foulée que la résurrection et donc la fin du monde ancien sont des réalités à venir. Sont-elles alors déjà actuelles ou seulement à venir ? L’idée ne serait-elle pas plutôt de dire que la résurrection est à la fois une réalité déjà réalisée et pas encore pleinement présente ? Or cette tension collerait particulièrement bien avec ce que Jésus disait de ce père qui est aux cieux, qui règne, mais dont le règne ne s’identifie pas à tout ce qui a lieu dans le monde. Cette tension entre le déjà… et le ne pas encore… de la réalité du salut ne se trouve pas seulement ici dans le Nouveau Testament. Par exemple, lorsque l’apôtre Paul




Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page34

parle du baptême en Romains , il affirme que l’on est déjà associé par son baptême à la croix de Jésus (6,4), mais que, dans le même temps, on n’est pas encore ressuscité avec lui à la vie nouvelle (6,8). Dans notre présent, Dieu est déjà agissant en nous, mais il ne l’est pas encore en plénitude. Dieu règne vraiment sur la vie des croyants, même si c’est encore intérieurement, de manière cachée. Simultanément il ne règne pas encore d’une manière visible pour tous.  Quand on ne peut que choisir. Face à pareille diversité de points de vue inconciliables, on pourrait légitimement se permettre ici encore de « suspendre son jugement ». On serait en droit de dire : « Je ne sais pas. Personne ne sait. Dieu seul le sait. » Cette attitude est pourtant difficilement tenable. C’est que – comme dirait Pascal – nous sommes embarqués. Nous avons beau ne pas savoir, nous choisissons de toute manière de vivre comme si Dieu régnait déjà maintenant ou comme si son règne ne pouvait être qu’une réalité à venir vu l’état actuel du monde. Quel que soit notre choix, il nous faut entendre le correctif proposé par les textes de Jean et de Paul auxquels il a été fait allusion – mais aussi par bien d’autres textes du Nouveau Testament. Si nous pensons que Dieu ne règne de loin pas dans ce monde, il nous faut tout aussitôt nous reprendre et affirmer que simultanément il y règne aussi. Et si nous sommes persuadés que Dieu règne au travers de la foi des disciples de Jésus, il nous faut tout aussitôt reconnaître qu’il ne règne pas encore en plénitude et qu’il reste un énorme combat à mener – par Dieu ou par nous-mêmes – pour que l’on puisse définitivement dire que le royaume de Dieu est devenu réalité. C’est à cette irréductible tension actuelle entre le déjà et le ne pas encore de la réalité nouvelle que nous nous en tiendrons dans la suite de cette réflexion.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page35



L’homme, une espérance de Dieu. C’est alors qu’un renversement se produit. On ne peut plus dire que le chrétien espère en Dieu, puisque Dieu est déjà réellement présent en tant que roi de sa vie. On découvre alors que la vie des humains est bien plutôt devenue l’espérance de Dieu, selon la belle expression de Charles Wagner (2007) ! Et, puisque Dieu espère en l’homme, l’avenir de celui-ci est ouvert. Si Dieu est Dieu, il est, en effet, maître de l’avenir.  Pour faire le point. Nous avons remis en question la certitude que l’espérance soit une dimension fondamentale de toute existence humaine. C’est bien plutôt le désespoir qui caractérise toute existence humaine ! Nous nous sommes alors trouvés face à l’objection selon laquelle le Nouveau Testament affirme que l’irruption du règne de Dieu,

• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E



 

Incidences sur l’espérance. Si Dieu règne ici et maintenant, il n’y a pas lieu d’attendre le règne de Dieu comme une réalité à venir. Mais si ce règne n’est pas encore plénier ou s’il n’est encore qu’une réalité en quelque sorte cachée dans l’intériorité d’une poignée de croyants, il n’y a pas non plus lieu de se contenter de ce règne encore partiel, même s’il est bien réel. Ainsi convient-il de se mettre au service de Dieu pour que son règne devienne une réalité de plus en plus tangible, visible, transformatrice de l’ensemble de la création. On ne peut se contenter du statu quo ante. On ne peut non plus désespérer du présent et ne miser que sur un avenir incertain. Dans ces conditions, il faut ne vivre qu’au présent. Pour bien clarifier les choses, ne parlons plus d’espérance, mais d’un présent constamment ouvert sur un avenir qui appartient à Dieu et à lui seul.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page36

l’apparition du nouvel éon sont choses à venir. Certains textes affirment qu’elles se produiront en même temps que le retour du Christ. Nous avons levé cette objection en montrant que le chrétien – en conformité avec l’enseignement de Jésus – est invité à comprendre que Dieu règne déjà sur sa vie et pourtant qu’il ne règne pas encore en plénitude dans le monde humain. Cette incomplétude du règne de Dieu ne peut contrebalancer le fait que Dieu règne déjà. Elle ne peut donc nous obliger à considérer que Dieu fera advenir telle ou telle chose comme dimension fondamentale de l’espérance chrétienne. Dès lors, ce n’est plus l’homme qui est appelé à espérer en Dieu, mais Dieu qui est en droit d’espérer en l’homme sur la vie duquel il règne déjà. Il nous faut maintenant préciser ce qu’il faut entendre par cette affirmation que l’homme est l’espérance de Dieu. Nous le ferons en repartant de la distinction fondamentale que l’on trouve dans la prédication de Jésus, dans celle de Paul comme dans celle des Réformateurs. Chez tous il y a, en effet, le même renversement entre la justification par les œuvres et la justification par la grâce.  Œuvres ou grâce ? On constate de manière quelque peu surprenante que l’humain qui espère en Dieu veut en général s’attirer les faveurs de Dieu par ses œuvres. Il le fait, par exemple, en contribuant à la réalisation de son royaume. On peut s’en étonner, car qui espère tout de Dieu devrait aussi attendre de lui et de lui seul la justification de sa vie. C’est sans compter avec le fait qu’à ses yeux cette justification ne sera réelle que dans l’avenir. Celui qui espère en Dieu ne peut dès lors se contenter d’attendre que Dieu intervienne. La promesse qu’un jour Dieu règnera n’est pas suffisante pour donner valeur et sens à sa vie présente. L’homme qui espère en Dieu se sent par conséquent la responsabilité de donner


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page37

Retournements. Celui qui espère en Dieu attend quelque chose de Dieu. Celui qui croit que Dieu met son espérance en lui a déjà tout reçu de Dieu. Qui espère en Dieu attend de Dieu la reconnaissance de la justesse de sa vie. Qui est l’espoir de Dieu se sait inconditionnellement reconnu par Dieu. Qui espère en Dieu ne connaît pas sa valeur et fait d’énormes efforts pour se faire valoir. Qui est l’espoir de Dieu sait qu’il possède intrinsèquement une infinie valeur aux yeux de Dieu et n’a pas besoin de se faire valoir. Qui espère en Dieu espère que sa destinée est entre les mains de

• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E



 

par lui-même du sens à sa vie ou de se convaincre que sa vie a bien un sens. Ne rien faire et seulement attendre avec une immense espérance que Dieu règne, dispense ses bienfaits, justifie serait à ses yeux le comble du désespoir. Or comment mieux « réaliser » ce qu’il espère sinon en faisant des œuvres anticipatrices du royaume ? L’homme qui, en revanche, se sait l’objet de l’espérance de Dieu sait que l’action de Dieu le précède, le pousse en avant, le fait vivre. Sa pratique n’est pas motivée ou stimulée par une récompense à recevoir dans un avenir incertain. Cette pratique au service de Dieu est motivée par tout ce que Dieu lui a déjà offert sans qu’il le méritât. Elle est stimulée par la reconnaissance à l’égard de Dieu pour tout ce qu’il a déjà réalisé et continue à réaliser pour lui. Par là Dieu lui montre bel et bien qu’il met son espoir en lui. La récompense, il l’a déjà reçue et ne cesse de la recevoir jour après jour. Quant au sens de sa vie, il lui est précisément donné par cette parole que Dieu lui a dite il y a longtemps déjà : « J’espère en toi. » Ce fut lorsque, plutôt que d’abandonner les humains à la misère dans laquelle ils s’étaient enfermés, il a jugé bon de venir à leur rencontre en l’un de leurs semblables.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page38

Dieu. Qui se sait l’espoir de Dieu, sait que sa destinée est entre les mains de Dieu. Qui espère en Dieu aspire à la libération. Qui se sait l’espoir de Dieu se sait déjà complètement libre. Qui espère en Dieu cherche à mettre chaque jour un peu plus sa confiance en Dieu. Qui se sait l’espoir de Dieu sait que Dieu lui fait confiance. Il répond alors à cette confiance première que Dieu met en lui par sa propre confiance placée totalement en Dieu.  Objectifs ou conviction ? Là où celui qui espère en Dieu a tendance à se donner des objectifs – et compte sur l’aide de Dieu pour les atteindre –, celui qui a la conviction d’être l’espoir de Dieu tente de vivre sa vie en fonction de cette conviction. Il ne va pas vivre pour obtenir tel résultat, mais parce que Dieu l’a aimé, a mis sa confiance et son espoir en lui. La différence peut sembler minime. Elle détermine pourtant deux manières radicalement opposées de comprendre sa vie. Afin d’éliminer cette opposition, d’aucuns tenteront de montrer que l’on peut aussi espérer en Dieu parce qu’on a cette certitude que Dieu nous déclare justes, nous aime, met son espoir en nous. Certes, intellectuellement ou spéculativement parlant tout est toujours possible. Pourtant, pourquoi attendre avec une certaine impatience et même de l’avidité la venue du règne de Dieu alors que l’on a la certitude qu’il est déjà une réalité possible dès lors que Dieu espère pouvoir régner en moi et au travers de moi ? Qui se sait espérance de Dieu n’a plus besoin d’attendre un règne qu’il sait être déjà de l’ordre du possible et même de la réalité. Dire que Dieu espère en moi, c’est donc d’abord vivre d’une conviction. Mais quelle est cette conviction ?


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page39



  • E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E

Avoir de la valeur aux yeux de Dieu. Je possède une valeur incommensurable aux yeux de Dieu, parce que Dieu désire réaliser de grandes choses par mon intermédiaire. La reconnaissance de ma valeur est au cœur du christianisme et d’abord du message de Jésus. Elle se fonde, entre autres soubassements, sur le sens de la vie et de la mort de Jésus, découvert au matin (ou au soir, cf. Luc 24,13-35) de toutes les Pâques. Jésus est mort comme le plus injuste des injustes. À ce titre on reconnaît à Pâques qu’il vient rencontrer tous les humains dans ce qui est leur bien le plus commun : leur injustice devant Dieu. Et s’il les rencontre, c’est pour leur dire de la part de Dieu que tous sont pardonnés, sont déclarés justes malgré leur injustice. Cela, il avait déjà commencé à le dire de multiples manières durant sa vie. Il l’affirmait lorsqu’il mangeait à la table des gens de mauvaise vie (cf. Marc 2,13-17). Ces hors-la-loi avaient – leur proclamaitil par son geste – autant de valeur pour Dieu que ceux qui respectaient la loi avec la plus grande minutie. Cela, il l’avait également dit à ceux qui se considéraient justes. Leur « propre justice » était de fait injustice devant Dieu (Marc 7,1-13 ; Luc 18,9-14). Ou encore, à chaque fois qu’il radicalisait la loi de Dieu, il annonçait l’impossibilité qui est celle de tous les humains de se rendre justes d’une quelconque manière devant Dieu (Matthieu 5,17-48). Jésus ne fixait donc pas des objectifs. C’eût été illusoire. Personne n’eût pu les atteindre ! Il disait aux humains qu’ils étaient des justes aux yeux du Juge suprême malgré leur injustice. Il leur fallait dorénavant vivre de cette conviction que leur vie avait un sens aux yeux de Dieu en dépit de tous ses non-sens. Leur vie avait besoin d’être déclarée juste pour qu’ils aient le courage de se battre sans cesse ni fin contre le mal et pour la justice. Car le mal est si grand en nous et autour de nous qu’on n’arrivera jamais, d’une seule vie, à ne serait-ce que


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page40

l’égratigner quelque peu. Si notre objectif est de nous attaquer avec sérieux au mal qui accable notre monde, notre combat motivé par l’espérance de faire disparaître le mal est d’emblée voué à l’échec. Si en revanche nous répondons à l’espérance que Dieu met en nous de nous associer à son grand combat contre le mal, alors nous pouvons nous engager à corps réellement perdu dans ce combat, indépendamment des résultats que nous obtiendrons individuellement. L’important est de participer à ce grand combat qui sera victorieux, parce que c’est celui de Dieu.  Humilité. Dieu espère que je vais participer à son grand œuvre : la lutte contre tous les maux qui aliènent nos vies, qui les rendent absurdes, qui nous empêchent de vivre dans la vérité. Une fois encore, l’objectif est tellement énorme que je me sais totalement incapable de le réaliser. En découle qu’il ne me sert à rien de faire des efforts inconsidérés pour l’atteindre. Il me faut humblement faire ce qui est dans mes cordes, au mieux de mes possibilités. Il ne s’agit pas non plus de céder, à cause de l’immensité de la tâche, à la nonchalance ou même à la paresse. Dieu attend, en effet, quelque chose d’important de moi. Une autre conséquence bénéfique de cette espérance que Dieu met en moi réside dans le fait que, n’étant qu’un élément infime – qui a pourtant toute son importance – dans cette gigantesque entreprise, j’ai bien peu de raisons de me vanter de quoi que ce soit. Je puis alors aussi occuper ma juste place par rapport aux autres et dans la société.  Fier de Dieu, non de soi. Si Celui qui espère en moi veut réaliser de grandes choses par mon intermédiaire, je ne pourrai plus me vanter d’avoir fait ceci ou cela en sa faveur


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page41

(1 Corinthiens 1,30-31). Je me sais totalement dépendant de lui. Tout ce que je réalise, je ne puis le faire que « grâce à Dieu ». À ce titre, Dieu ne me donne pas seulement une motivation toujours renouvelée de m’engager à son service, il m’en donne aussi les moyens. À moi de saisir quels sont le ou les charismes que Dieu met à ma disposition pour le servir.



Libéré de et pour. En mettant son espérance en moi, Dieu me libère du besoin de me donner de la valeur. Je suis libre à l’égard de tous les non-sens, de tous les mensonges, de toutes les aliénations, parce que seulement attaché à Celui qui espère en moi. Mais cette liberté n’est pas uniquement liberté à l’égard de…, face à… Elle est aussi liberté pour… Dans les termes de Martin Luther (1966 : 275), si je veux être

• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E



 

Pour faire le point. Dire que Dieu espère en moi, c’est découvrir mon infinie valeur à ses yeux. Cela donne sens à ma vie, la libère, lui permet de vivre dans la vérité. Mais qu’attend Dieu de moi pour défendre sa cause, pour assurer son droit à régner, pour mener son grand combat contre le mal ? Deux mots sont susceptibles de le résumer : responsabilité et reconnaissance. Le premier fait référence à cette question fondamentale qui se pose à toute vie humaine et à laquelle Dieu s’offre en réponse : la question de la liberté. Le second fait référence à cette autre question tout aussi fondamentale pour toute vie humaine et à laquelle Dieu prétend aussi offrir la réponse : la question du sens ou encore la question de la valeur de notre vie. Responsabilité et reconnaissance sont l’occasion de faire référence à deux grands auteurs : Hans Jonas (1990) et son Principe responsabilité, Paul Ricœur (2004) et son Parcours de la reconnaissance.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page42

chrétien, je suis non seulement « l’homme le plus libre, maître de toutes choses, […] assujetti à personne », je suis aussi « en toutes choses le plus serviable des serviteurs, […] assujetti à tous ».  De quoi l’espérance que Dieu met en moi me libère-t-elle ? Afin de savoir en faveur de quoi je suis libéré, il convient de rapidement revenir sur ce dont je suis libéré lorsque je m’attache à Celui qui espère en moi. Il existe, en effet, un lien entre ce dont et ce pour quoi je suis libéré ! Je suis d’abord libéré de moi-même. N’ayant plus besoin d’espérer en moi-même, je puis prendre de la distance non seulement par rapport à mon amour narcissique mais aussi à ma haine de moi-même ou même – si cela se trouve – à mon indifférence envers ce que je suis. Je suis ensuite libéré de l’importance que j’attribue au jugement d’autrui et, de manière plus générale, à toutes mes dépendances à l’égard d’autrui. Je suis aussi libéré des exigences de mon milieu culturel. Je puis considérer avec distance ces lois, règlements, conventions sociales, coutumes, habitudes que mon milieu culturel croit si indispensables à notre vie commune. Je puis encore relativiser l’importance de ces autres biens culturels que sont l’argent, le savoir, la religion… Je puis me sentir libre par rapport à ce qui me relie au monde naturel, que ce soient les besoins et pulsions de mon corps ou bien tel handicap, voire la maladie… Je suis également libre par rapport au passage du temps, à mes hauts faits tombés dans l’oubli, au vieillissement, à la mort. Je suis encore libéré du passé, de tout ce qu’il peut représenter de fausses sécurités mais aussi de tout ce qu’il peut avoir de pesant. Je suis aussi détaché de l’avenir et de tout ce qu’il contient d’inquiétant comme d’attirant…


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page43



Responsabilité envers autrui. Dieu espère en moi pour que je prenne mes responsabilités à son service dans mon rapport personnel à autrui. Ma première responsabilité revient à défendre la cause de Dieu aux yeux des autres. Cette responsabilité consiste à être, face à eux, un témoin de la nouvelle manière de me comprendre moi-même qui découle de l’espérance que Dieu place en moi. Je dois, en

• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E



 

Responsabilité envers soi-même. Dire que je suis libéré non seulement de…, mais aussi pour… revient à dire que je suis responsable. En me libérant de moi-même – première libération évoquée ci-dessus –, Dieu me confie aussi la responsabilité de gérer mon rapport à moi-même. Par là il me confie la responsabilité du rapport que j’établis entre les diverses relations qui me constituent. Il me donne à moimême pour que je ne me déprécie pas, mais aussi pour que je n’enfle pas l’importance que j’accorde à ce que je suis. Il me donne encore à moi-même pour que je ne fuie pas en voulant être autre que ce que je suis. Il me donne à moimême pour que je ne fasse pas non plus des efforts inutiles pour tenter, un jour peut-être, de devenir moi-même. Il me donne à moi-même comme sa créature en laquelle il espère. Il me donne à moi-même en me disant qu’il a besoin de moi avec mes qualités (charismes) et parfois aussi mes défauts. Puisqu’il espère en moi et que j’ai de l’importance à ses yeux, mon moi ne saurait être tenu pour quantité négligeable. Mais simultanément, dans la mesure où mon importance m’est donnée, où je ne me la donne pas, où je ne la conquiers pas, elle ne saurait devenir si envahissante que tout lui soit subordonné. Paraphrasant l’apôtre Paul, on pourrait dire que ma responsabilité est de m’aimer comme si je ne m’aimais pas (1 Corinthiens 7,29-31).


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page44

d’autres termes, donner à mon prochain les moyens de devenir chrétien, de découvrir que Dieu espère en lui. Pourtant, je ne puis être un témoin crédible de l’Évangile que si autrui n’est pas obnubilé, par exemple, par sa survie. Je reçois donc de Dieu la responsabilité de me battre pour un monde plus juste, plus vrai, plus sain, plus libre, un monde dans lequel le respect de chaque individu devienne réalité. Il convient maintenant de développer ce point dans les trois paragraphes suivants.  Responsabilité envers le monde culturel. Dieu met tout son espoir en moi pour que, avec les moyens qu’il met à ma disposition, je me batte contre tout le mal que les hommes ne cessent de produire. Le monde culturel recouvre, en effet, tout ce que produisent les humains. Dieu compte ainsi sur moi pour que je me batte pour plus de justice dans tout ce qui régit la vie en société (lois, politique). Il me donne la responsabilité de lutter contre le mal dans le domaine de l’industrie humaine (artisanat, industrie, art). Il me confie encore des responsabilités tant dans le domaine économique que dans celui des idées (noosphère). À chaque fois, il s’agit de défendre sa cause et donc de lutter contre le mal.  Responsabilité envers la nature. Je suis lié par mon corps au monde naturel. Dans cette relation aussi Dieu espère en moi. Il m’incite à lutter contre tout ce qui naturellement menace ma plénitude de vie et celle de mon prochain (maladie, conséquences des cataclysmes ou du struggle for life). Il me confie également une gestion responsable de la nature, sans surexploitation. Il me donne donc aussi des responsabilités en matière de lutte contre la surpopulation. Il m’incite à la prudence écologique et même à l’applica-


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page45

tion du principe de précaution (cf. Jonas, 1990). On a beau recevoir comme mission principale d’annoncer l’Évangile, si on l’annonce dans le désert ou dans un monde déchiré par de constants conflits dus à une surpopulation, cela n’a plus guère de sens. Dieu me rend aussi responsable envers mon corps. Je ne saurais le négliger si je veux être à son service. Je ne dois pas non plus le glorifier, si je veux continuer à servir Dieu et lui seul. 

Un poids insupportable ! Ces cinq grandes responsabilités à peine esquissées représentent un poids insupportable ! Qui peut les accepter ? Pareille remarque appelle deux réflexions. La première pour dire que, cette responsabilité étant effectivement si lourde qu’elle est insupportable, cela évite que je cherche à me justifier par les responsabilités que je prends. Je suis à jamais incapable de faire tout ce qui devrait être fait pour défendre la cause de Dieu en ce monde. Tout ce que je ferai ne sera jamais qu’une goutte d’eau dans un océan.

• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E



 

Responsabilité envers l’histoire. Dieu espère que j’assume mes responsabilités envers mes engagements passés. Il attend peut-être même de moi que je me sente responsable de certaines décisions prises dans le passé par mes pairs. Mais il espère également que je me sente responsable envers les générations futures. Dieu me veut surtout responsable ici et maintenant, agissant à son service en dépit du passage du temps qui emporte tout dans l’oubli. Il espère même que je vais lutter contre cette entropie qui se signale tout spécialement dans le fait que tout passe et donc s’efface (devoir de mémoire).


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page46

La seconde pour réaffirmer qu’il ne s’agit pas de tout faire. Dieu attend de moi que je fasse déjà ce qu’il m’est possible de faire là où il m’a placé, voire là où il me déplace pour que j’y sois à son service. À la suite de la première remarque, il ne s’agit donc pas de se dire : « Je ne pourrai jamais faire tout ce qu’il faudrait faire, donc je baisse les bras et ne fais rien ou presque rien. » Je ne puis me permettre ce type de déduction défaitiste parce que Dieu espère en moi. Face à la seconde remarque, je ne puis me dire : « Faire ce que je peux, ce n’est pas nécessairement faire grand-chose. Je fais le strict minimum pour qu’il soit dit que j’ai fait quelque chose. Dans la mesure où je n’ai pas le courage ou l’envie d’en faire plus, ce que je fais doit suffire. » Dans ce cas, il me faut me dire que le Dieu qui espère en moi est prêt à me donner le courage de me battre pour en faire un peu plus que le strict minimum sans que pour autant je m’épuise à la tâche. Je puis même lui demander l’intelligence nécessaire pour décider où se trouve le juste équilibre entre ne pas en faire assez et en faire trop à son service.  Ce que Dieu m’a donné à connaître. Une autre manière de définir le mal contre lequel Dieu se bat et veut m’entraîner, moi aussi, à lutter consiste à mettre mes pas dans ceux du Christ. Jésus a combattu la mauvaise interprétation de la loi permettant d’en faire un moyen de se glorifier soimême. Nous avons à résister à tout ce qui permet un tel culte de soi. Jésus a redonné son vrai sens à la loi en en désignant la substantifique moelle : servir Dieu de tout son être et en conséquence son prochain, mais aussi soi-même. Notre responsabilité est de lutter en nous et autour de nous contre tout ce qui nous sépare de Dieu, du prochain et de nous-mêmes, mais aussi contre tout ce qui sépare notre prochain de Dieu et de nous-mêmes.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page47

Défendre la cause de Dieu. Ici ou là cette expression « défendre la cause de Dieu » a été utilisée pour définir la responsabilité que Dieu me confie. Il ne s’agit pas seulement de défendre des valeurs, voire un programme qui serait celui de Dieu et de son parti. Ce serait à coup sûr réduire peu à peu Dieu au rang de chef d’un « parti » mondain parmi d’autres possibles. Défendre la cause de Celui qui, par excellence, espère en moi consiste très fondamentalement à défendre le droit de Dieu à être Dieu. Rappelons-nous le « Dieu est Dieu, nom de Dieu ! » de Maurice Clavel (1976) ! Cela peut s’expliquer dans divers registres. Dieu est l’Absolu et il faut défendre son droit à l’absoluité. Il est à ce

• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E



 

Jésus s’est aussi battu contre le culte rendu à Dieu devenu complètement formel (le temple). Au travers de ce combat, il a lutté contre l’autojustification obtenue, par exemple, par le respect des formes du culte. Notre responsabilité est alors de nous battre à notre tour contre toute volonté de se donner à soi-même de la valeur et d’instrumentaliser en ce sens la religion comme tant d’autres grandeurs culturelles… Il a combattu la maladie et toutes les aliénations (les miracles). Il s’est acharné contre tout ce qui enlève leur liberté aux humains. À notre tour de mener ce beau combat ! Derrière tous ces combats, Jésus s’est attaqué à ce qui sépare fondamentalement les êtres humains de Dieu (péché). Ce qui nous sépare de Dieu, c’est aussi bien notre volonté de nous passer de toute soumission à Dieu que le fait de modeler notre représentation de Dieu en fonction de nos désirs. Avec Jésus, notre responsabilité consiste à nous battre pour que chacun personnellement, mais aussi tout notre entourage redécouvre ce que signifie que Dieu espère en nous.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page48

titre la seule source de toute vérité de vie, donc du sens que peut avoir ma vie ou de la liberté à laquelle je puis aspirer. Dieu, l’Absolu, est seul à être libre, au sens de « faire ce que bon lui semble ». Défendre la cause de Dieu ne consiste donc pas du tout à défendre un programme qui pourrait même être réduit à une petite morale. Cela consiste à soutenir que seule une relation personnelle avec lui peut transformer fondamentalement la compréhension que les humains ont d’eux-mêmes, donc leur rapport aux autres, au temps et au monde. Seule une telle relation personnelle est susceptible de changer la face des choses. En résultera que cette défense de la cause de Dieu ne consistera pas d’abord en un faire – sinon en relation avec soimême –, mais en un dire. Il s’agira d’annoncer une nouvelle manière de se comprendre soi-même. Car, comme y insistait l’apôtre Paul, « la foi vient de l’écoute », elle est le produit d’une prédication (Romains 10,17).  La responsabilité de défendre un cadre propice à l’annonce de la bonne nouvelle. De cette responsabilité fondamentale qu’est l’annonce de l’Évangile découle un certain nombre d’autres responsabilités. Il importe en particulier de défendre la liberté de conscience et d’expression. Sans liberté d’expression, il n’est pas possible d’annoncer une parole scandaleuse. Quant aux conditions pour changer de manière de comprendre sa vie, elles ne sont pas réunies si je ne possède pas la liberté de conscience. De fil en aiguille, la défense de ces deux libertés implique le respect de la liberté et de la justice. Avec la Déclaration des droits de l’homme de , un chrétien devra reconnaître et faire reconnaître que tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. On remarquera au passage que les droits de l’homme tels que reconnus dans la Déclaration de  ne sont pas de


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page49

L’évidence éthique. On interrogera : mais comment donc mettre cela en pratique ? L’égalité, la justice, la liberté sont de bien grands mots. Qu’est-ce que cela veut dire pratiquement ? Comme déjà dit, il ne s’agit pas de définir une morale, voire une casuistique. La réponse réside dans ce que d’aucuns ont appelé l’« évidence éthique » (Ebeling, 1969). Il convient de faire, le cadre étant donné, ce qui s’impose. La situation me fait constater que l’ignorance et un certain nombre de mensonges provoquent autour de moi des gouffres d’inégalités et des sommets d’aliénation. Il se trouve que je suis doué pour l’enseignement ou que je suis prêt à me former dans cette voie. Me voilà enseignant et dévoué corps et âme au service de Dieu et de mon prochain dans ce secteur d’activité bien précis. La situation de l’humanité, ce sont aussi des maladies qui empêchent mes

• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E



 

beaux idéaux qu’il faudrait réaliser. Ils sont précisément « reconnus » par l’Assemblée nationale, comme l’atteste le préambule (« l’Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être suprême, les droits suivants de l’homme et du citoyen »). Ils ne sont pas des objectifs situés en avant de nous. Ils résultent d’une promesse qui nous précède. Cette promesse, c’est celle transmise par nos pères et mères. Au départ, c’est la promesse que Dieu nous a faite. Du moins, c’est là ce que nous pouvons confesser. Cette promesse ne me dit pas tant : « Tu peux espérer vivre dans la liberté et l’égalité » que : « Tu peux vivre dans la liberté et l’égalité ». Nous avons vu comment Dieu, en nous invitant, en Jésus-Christ, à ne nous attacher qu’à lui, nous libérait de toutes choses. Nous avons aussi vu que ce qui nous est commun et qui, en conséquence, fait que nous sommes tous égaux, c’est notre injustice devant Dieu.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page50

congénères non tant de connaître le bonheur (« c’est quoi le bonheur ? ») que de connaître une vie libre et juste. Et me voilà devenu médecin, infirmier, biologiste, etc., pour défendre indirectement la cause de Dieu et faire que la prédication de l’Évangile ne soit pas en contradiction avec l’état des choses que tout le monde peut constater. Il en va de même pour le juriste, le boueux, le cordonnier, le jardinier, le cultivateur, etc. L’espérance que Dieu place en moi ne définit pas un programme précis. Elle interdit cependant certains choix. Je ne pourrai ainsi pas ou plus faire ce que je fais dans un but purement lucratif. Je ne pourrai non plus agir pour accroître ma gloriole personnelle ou même simplement pour gagner ma vie et donc survivre. Ce n’est pas, en effet, ma cause que je défends, mais celle de Dieu. De même, il y aura certains métiers que je pourrai difficilement exercer. Ainsi me serat-il difficile d’être souteneur, banquier au service de l’évasion fiscale ou encore incitateur au pur divertissement… Arrivera même peut-être un moment où je ne pourrai simplement plus me contenter de faire un métier qui est en accord avec la défense de la cause de Dieu et qui la défend indirectement. J’aurai alors besoin de faire aussi usage de toutes les rencontres dans ma vie – privée comme professionnelle – pour défendre cette cause en annonçant l’Évangile, la bonne nouvelle que Dieu espère en chaque être humain. Je ne puis laisser cette tâche à des professionnels. Dieu n’espère pas qu’en des pasteurs, des prêtres, des diacres et autres moines. Il espère en tout être humain. Je me dois de partager avec mon prochain la nouvelle compréhension de moi-même qui me fait vivre. Si je le fais, une fois encore, ce n’est pas pour obtenir ceci et puis encore cela. C’est parce que Dieu met son espoir en moi, a besoin de moi et m’a donné un certain nombre de charismes et de responsabilités à cet effet.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page51



Pour faire le point. Après avoir établi qu’il nous fallait partir de l’espérance que Dieu met en nous pour comprendre correctement notre vie, nous avons tenté de considérer ce que Dieu attendait de nous. Nous l’avons exprimé en termes de responsabilité. Nous avons tenté d’esquisser ce que signifie cette responsabilité dans les diverses relations qui sont constitutives de toute vie humaine. Nous avons aussi tenté de montrer ce que cela peut signifier quand on met ses pas dans ceux du Christ. Nous avons enfin déduit certaines conséquences découlant de la décision de choisir, comme relation centrale de notre vie, celle qui nous lie à Celui qui espère en nous. Nous avions cependant annoncé dans le paragraphe  que Dieu espérait que nous soyons également capables de

• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E



 

Lutter contre le mal ou pour le bien ? Il peut sembler bizarre que l’on ait parlé jusqu’ici de lutte contre le mal et non de lutte pour le Bien. C’est intentionnel. Se battre pour le Bien, c’est encore désigner un objectif. Comme on sait que l’on n’arrivera jamais à atteindre pareil objectif, on risque fort de se contenter, comme l’homme riche de Marc ,-, de faire un bout du parcours. On se dira qu’on en a décidément assez fait – surtout quand on considère le peu que font nos congénères ! On se verra alors désigner tout ce qu’il reste à faire par un Jésus fort aimant, mais ferme… Si l’on se dit, en revanche, que notre responsabilité consiste à lutter contre le mal, on sait là aussi que la lutte n’est jamais terminée. Toutefois, comme on ne cesse de subir des maux qui nous tombent dessus, on ne peut jamais se dire que le combat est terminé ou qu’on en a assez fait. La situation malheureuse dans laquelle nous nous trouvons ou dans laquelle se trouvent nos semblables nous impose la poursuite du combat.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page52

reconnaissance. Tentons maintenant de découvrir ce que cela peut signifier !  Reconnaître parce que reconnu. J’ai déjà affirmé haut et fort que, si Dieu espère en moi, c’est qu’il me reconnaît comme important à ses yeux. Il m’appelle par là à aussi reconnaître la valeur de mon prochain. Il m’incite, de fil en aiguille, à militer pour un monde où les relations sociales soient fondées sur la reconnaissance. Il m’invite à reconnaître l’importance de mon insertion dans une nature préservée parce que reconnue comme essentielle à la survie de l’humanité. Il m’adjure de reconnaître mes responsabilités actuelles tant envers hier qu’envers demain. Il m’incite enfin en tout cela à le reconnaître comme mon Dieu et même comme le Dieu unique et un. Quand bien même je reprends là les éléments essentiels de ma description de nos responsabilités – comment faire autrement si cette description voulait englober sinon l’ensemble en tout cas la plus large part possible de ce que je suis ? –, j’estime ici nécessaire de développer quelque peu cette responsabilité particulière qui est la nôtre et qui consiste à être reconnaissant à Dieu d’espérer en moi.  Là où il y a reconnaissance et reconnaissance. En français, le mot « reconnaissance » possède un double sens. Il signifie d’une part gratitude. « Je te suis reconnaissant d’être venu aujourd’hui ». Il signifie d’autre part connaissance renouvelée de ce qui avait été oublié. « Je l’ai soudainement reconnu dans la rue ». Le premier sens est second par rapport au deuxième. Il me faut, par exemple, d’abord re-connaître que Dieu ou mon prochain m’ont donné ceci ou cela pour pouvoir leur dire ma gratitude. Il convient aussi que je me sente


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page53

reconnu pour pouvoir remercier autrui ou Dieu de m’avoir reconnu. J’entamerai donc l’esquisse de ce que signifie la reconnaissance en partant du second de ces sens. 

  • E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E

Le mouvement de la reconnaissance. En matière de reconnaissance, la situation de départ est celle de l’oubli, de la méconnaissance, de la non-connaissance, bref d’un obstacle à la connaissance. Prenons l’exemple de la théologie naturelle. Depuis Kant, on sait qu’on ne peut prouver l’existence de Dieu en partant des données observables que nous livre la nature. Il s’agit de surmonter cet obstacle si l’on veut tout simplement pouvoir encore parler de Dieu en rapport avec le monde naturel dans lequel on vit. Pour lever cet obstacle, il convient de revenir à un point de vue plus fondamental qui permette quand même de parler de Dieu comme créateur. Puisqu’aucune preuve de l’existence de Dieu n’est possible, il convient de partir d’une hypothèse. À chacun de décider s’il veut mettre sa confiance dans ce Dieu hypothétique ou non. L’hypothèse peut se formuler de la manière suivante : « Imaginons que les chrétiens aient raison, eux qui affirment que Dieu s’est donné à connaître en Jésus de Nazareth ». Qu’a révélé ce Jésus à propos de Dieu ? Que chaque être humain possédait une valeur infinie à ses yeux. Or, si j’ai de la valeur pour Dieu malgré ce que je suis, c’est donc qu’il a voulu que j’existe. À ce titre, il est mon créateur. Et pour me permettre de vivre, Dieu « me procure abondamment, et chaque jour, toutes les choses nécessaires à l’entretien […] de cette vie » (Luther, 1962 : 173). Il a donc créé le monde qui m’entoure. Le mouvement de la reconnaissance part d’un obstacle (l’impossible connaissance objective des rapports de Dieu avec la nature) et arrive à surmonter cet obstacle (Dieu est reconnu comme créateur en particulier du monde naturel)


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page54

en passant par un (double) fondement (l’hypothèse que Dieu s’est donné à connaître en Jésus de Nazareth et la décision que cette hypothèse est vraie). On retrouve ce même mouvement de retour en arrière en direction d’un fondement dans ce que furent les Réformes protestantes. L’obstacle était l’accès à la vérité. L’Église, sa tradition, son magistère et l’Écriture disaient des choses incompatibles concernant la justification du pécheur. Les Réformes en sont revenues au fondement : ce que Dieu nous a dit en Jésus-Christ que nous ne connaissons que par les Écritures. Elles ont pu alors préciser ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas en matière de justification du pécheur. Elles ont donné à qui le voulait bien les moyens de « reconnaître » la vérité. Ce même mouvement se retrouve lorsqu’il s’agit de reconnaître la valeur d’autrui. Prenons ici un exemple de non-reconnaissance de cette valeur pour montrer que le mouvement de la reconnaissance est bien celui décrit cidessus ! Le système de pensée ambiant m’incite à ne reconnaître la valeur d’autrui qu’en fonction de la force de travail, donc de la valeur marchande qu’il représente. Ou bien la valeur d’autrui dépend de son compte en banque. En tous les cas, il dépend de son « utilité » à mes yeux et à mon bénéfice. À l’aune de ce critère de reconnaissance, mon vieux père impotent devrait être sinon éliminé, du moins abandonné à son sort jusqu’à ce que mort s’ensuive et que son héritage me revienne. Quant à mon époux handicapé, lui non plus ne représente plus aucun avantage. Au contraire, il me coûte fort cher. Rien ne m’empêche de le répudier pour un homme plus jeune, plus aimant, plus argenté, plus utile… Aussi inhumains soient ici les critères choisis pour ne pas reconnaître la valeur de mon père ou de mon époux, à chaque fois il y avait un obstacle contre lequel on butait : l’impotence, le handicap. À chaque fois on en reve-


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page55

nait à un critère malencontreusement admis par nombre de contemporains pour éclairer la réalité, surmonter l’obstacle et ne pas reconnaître la valeur d’autrui. 

Reconnaître Dieu à l’œuvre. Parce que Dieu espère en moi, il reconnaît ma valeur. En retour, il sera tout naturel que je le reconnaisse comme Dieu. Au reste l’exemple de la reconnaissance du créateur nous mettait déjà sur la voie de cette

• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E



 

Revenir en arrière pour comprendre le présent. À la différence de l’espérance, de l’utopie ou encore du travail par objectifs où je suis entièrement tendu vers l’avenir, la reconnaissance m’incite à revenir en arrière. Kierkegaard (1972) disait qu’il convenait de « répéter », au sens juridique de ce terme. Je me dois de faire le détour du passé ou du fondamental pour pouvoir re-connaître. Si je ne reconnais pas telle personne dont on me dit qu’elle est pourtant untel que j’ai connu autrefois, je dois plonger dans mes souvenirs pour trouver quelque analogie entre ce que je vois actuellement d’elle et une trace dans ma mémoire. Pour la reconnaître, il ne me sert à rien de me dire que nous allons faire ceci et cela à l’avenir ou que nous nous retrouverons dans le royaume. De même, je ne vais pas reconnaître la valeur inconditionnelle d’autrui en fonction de ce que nous serons dans la société sans classe, mais en fonction d’une réalité fondamentale, d’un bien commun : par exemple, le fait que nous sommes tous infiniment pécheurs et infiniment aimés de Dieu. C’est en arrière de nous, non en avant, que l’on va chercher des raisons de reconnaître, c’est-à-dire de réinterpréter le présent de sorte qu’il soit ouvert sur l’avenir. Le mouvement de la conscience reconnaissante et celui de la conscience espérante sont donc opposés.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page56

reconnaissance de Dieu (§ 63). Reconnaître Dieu, c’est en particulier le reconnaître à l’œuvre dans sa création. C’est reconnaître que, pour le moins, ce qui arrive de positif est l’œuvre providentielle de Dieu. Et c’est alors aussi lui dire notre reconnaissance pour tous ses bienfaits, pour tout ce qu’il fait dans ma vie et mon entourage pour empêcher la négativité de l’emporter (Psaume 103). Se pose alors la question du mal qui me tombe dessus sans que j’en sois de quelque manière responsable. Faut-il aussi le reconnaître, dans une relecture confessante de la réalité, comme voulu par Dieu ? Si je réponds « oui », alors Dieu utilise pédagogiquement le mal pour me secouer, me faire revenir à lui (Luc 13,1-5 ; 1 Corinthiens 10,13) ou pour tester ma foi (Job 1-2 ; Abraham en Genèse 22). Si je réponds par la négative, je dois pour le moins recevoir ce mal comme une incitation à me mettre au service de Dieu dans son combat contre tous les maux qui accablent l’humanité et sa création.  Reconnaître Dieu en Jésus de Nazareth. Notre exemple du Dieu reconnu comme créateur après avoir fait le détour de la foi en Jésus (§ 63) nous l’indiquait aussi : pour reconnaître Dieu comme Dieu, il faut faire un acte de foi. Si l’on est musulman, on ne connaît vraiment Dieu qu’à travers sa révélation à Mohammed et dans le Coran. Si l’on se déclare chrétien, c’est qu’on met sa confiance dans une parole qui affirme que l’on ne connaît vraiment Dieu qu’en JésusChrist et en Jésus-Christ crucifié (1 Corinthiens 2,2, par exemple). Reconnaître Dieu, c’est donc mettre sa confiance en une parole qui m’est transmise. D’une part, je n’ai pas de raisons de mettre ma confiance en telle affirmation plutôt qu’en telle autre. Mon choix est purement subjectif et arbitraire. D’autre part, si rien n’indique qu’il vaut la peine de faire confiance à telle parole plutôt qu’à toutes les autres, je


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page57

Conséquences. La reconnaissance que Dieu m’a rencontré très spécialement en Jésus-Christ mène à toutes sortes d’autres actes de reconnaissance. Cela me conduit d’abord à me reconnaître reconnu par Dieu. Serviteur quelconque, me voici reconnaissant au Maître de me prendre dans son équipe pour mener le combat contre le mal. Ce faisant, je ne vais plus chercher dans le jugement d’autrui la reconnaissance de ma valeur. Je n’ai plus besoin de chercher dans ce que je réalise dans le domaine culturel (mes « œuvres ») l’occasion d’être reconnu à ma juste valeur.

• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E



 

n’ai aucune raison de la croire vraie. Il faut que Moïse, Mohammed, le Bouddha, Jésus, etc. offrent de meilleures raisons de les croire intermédiaires entre l’Absolu et nous que Monsieur Dupont ou que Madame Tartempion. Il me faut aussi des raisons de croire que Jésus, plutôt que Moïse, le Bouddha ou Mohammed, est l’unique intermédiaire ou un intermédiaire privilégié entre Dieu et moi. En ce qui concerne Jésus, on mettra en avant l’autorité qu’il manifestait dans ses actes et ses discours, son amour inconditionnel du prochain, son dévouement absolu au service de Dieu jusqu’à la pire des condamnations… Si j’ai ici quelques indices, ce ne sont néanmoins pas des preuves. Il me faut choisir sans indices contraignants. C’est pourquoi, une fois devenu croyant, je re-connais que j’ai été conduit à le devenir. Je confesse même que ma foi est l’œuvre de Dieu, l’œuvre de l’Esprit de Dieu en moi. La reconnaissance est ainsi omniprésente dans le christianisme : il me faut reconnaître quelques indices, reconnaître vraie la parole prétendant que Jésus est le Christ de Dieu, reconnaître que c’est Dieu qui m’a conduit à le reconnaître comme Dieu. Alors ma reconnaissance de Dieu fera écho à la reconnaissance première de ma personne et de sa valeur par Dieu.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page58

Indirectement je n’aurai alors plus besoin de saccager le monde naturel pour me prouver à moi-même, par mes œuvres, que je vaux quelque chose. Je puis respecter le monde naturel, en reconnaître la valeur. Je n’ai plus non plus besoin d’utiliser mon passé pour me faire valoir. Je puis avoir un jugement critique sur ce passé. Je puis lucidement en tirer les enseignements qui s’imposent. Je n’ai plus non plus besoin de m’inventer un avenir dans lequel je brillerai enfin.  Sans mérite. Quand je reconnais que ma valeur est reconnue par Dieu, je reconnais par la même occasion que je n’y ai aucun mérite. Cela aussi il s’agit de le reconnaître. Car cela ne va absolument pas de soi. J’ai, en effet, toujours tendance à me dire que, si quelque chose de positif m’arrive, c’est que Dieu me récompense pour ma foi ou pour tel bon comportement à son égard. Ici, l’obstacle à surmonter est la découverte que, si je suis honnête devant Dieu, tout ce qui peut me paraître une bonne œuvre susceptible de me mériter le pardon de Dieu est contrebalancé par une invraisemblable quantité d’autres moments de ma vie où je n’ai pas reconnu Dieu comme Dieu, où je ne lui ai pas fait pleinement confiance, où j’ai cru pouvoir m’en sortir par moi-même. Il me faudra même reconnaître que ce qui pourrait légitimement passer pour un mérite de ma part n’en est absolument pas un. Dans la mesure, en effet, où je me vante d’avoir réalisé ceci ou cela de positif, je ne reconnais pas que je dépendais aussi de Dieu en le faisant. Je me croyais indépendant de Dieu. Je pensais être capable de me donner moi-même de la valeur. En termes traditionnels : j’étais pécheur.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page59



Dans ma relation au monde culturel. Reconnu par Dieu, je puis vraiment, c’est-à-dire critiquement, reconnaître l’importance du monde culturel. Je pourrais, en effet, me dire qu’ayant l’essentiel – la reconnaissance par Dieu –, je n’ai plus besoin de vivre dans le monde humain et de m’y battre. Pourtant, pour faire savoir à autrui qu’il est reconnu par Dieu, pour aussi lui faire savoir qu’il est décisif que Dieu soit reconnu comme Dieu, il me faut – comme déjà explicité au paragraphe  – disposer de la liberté d’expression et il faut que mon prochain dispose de la liberté de conscience. De fil en aiguille, il faut que les droits de l’homme soient « reconnus ». Pour que ces droits soient mis en œuvre, il convient

• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E



 

Dans ma relation à autrui. Reconnu par Dieu, je puis reconnaître la valeur d’autrui. Autrui possède fondamentalement une valeur infinie, parce qu’il possède cette valeur aux yeux de Dieu. Il n’y a aucune raison pour que, sans aucun mérite, je vaille infiniment aux yeux de Dieu et qu’il n’en aille pas de même en ce qui concerne mon prochain. Par ailleurs, tout ce qui en moi pouvait représenter une barrière à la reconnaissance plénière d’autrui s’est effondré. Reconnu par Dieu, je n’ai aucune raison d’abaisser autrui pour me grandir moi-même. Je n’ai aucune raison non plus de jalouser ce que possède autrui et que je ne possèderais pas. Je possède, en effet, l’essentiel : la reconnaissance de mon importance par Celui qui espère en moi. De cette reconnaissance de la valeur d’autrui va découler la responsabilité signalée au paragraphe  de faire savoir à autrui qu’il est inconditionnellement reconnu par Dieu. Lorsqu’il arrivera que je sois reconnu à ma juste valeur par autrui, je pourrai aussi librement lui dire ma reconnaissance-gratitude de m’avoir reconnu.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page60

que des lois soient édictées. Pour transmettre à autrui le fait qu’il est reconnu par Dieu, il faut aussi des moyens de diffusion, de l’argent. Il faudra donc reconnaître au sein du monde culturel la valeur des domaines politique, industriel, économique. Il va de soi qu’il faudra aussi reconnaître l’importance du domaine des idées et de l’esprit (noosphère). Ce sont là des lieux absolument privilégiés où l’on peut discuter de l’importance de la reconnaissance de et par Dieu ainsi que de la valeur d’autrui. Pourtant, chacun de ces domaines constitutifs du monde culturel n’est pas automatiquement valable dans son intégralité. Il faudra dès lors reconnaître, dans le monde culturel, tout ce qui incite à ne pas reconnaître le droit de Dieu à être Dieu. Il faudra critiquer tout ce qui y vante l’estime de soi par soi. Il faudra y railler tout ce qui va à l’encontre de la reconnaissance inconditionnelle de la valeur de chaque individu. Il faudra aussi y critiquer tout ce qui empêche la reconnaissance du monde naturel et du temps dans lequel nous sommes irrémédiablement inscrits. À chaque fois, c’est la reconnaissance du mal produit par l’homme qui doit avoir lieu. Quant au critère permettant de reconnaître ce mal, il reste la juste et vraie relation reconnaissante à celui qui le premier nous a reconnus.  Dans ma relation à la nature. Reconnu injustement par Dieu comme valant énormément à ses yeux, cela m’amène aussi à reconnaître l’importance d’un rapport juste au monde naturel. Si, en effet, je ne me sens pas reconnu, je vais mettre en œuvre une énergie considérable pour obtenir cette reconnaissance. Je vais en particulier dominer et exploiter la nature pour me prouver à moi-même que j’en suis capable. Tous les débordements seront alors possibles. S’ensuivront des déséquilibres dans le monde naturel qui le


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page61

rendront assez rapidement invivable. Il en va de même en ce qui concerne mon corps. J’en fais un objet de culte (maquillé, tatoué, musclé, embaumé, etc.) pour me prouver à moi-même et aux autres que je vaux quelque chose. Toute cette énergie dépensée dans le but de me faire valoir, je pourrais, si ma valeur était reconnue, la dépenser pour faire valoir Dieu et mon prochain. Or ma valeur est pleinement reconnue par Dieu. Il est venu me le dire en Jésus-Christ. Je puis dès lors lui dire en retour ma gratitude pour tout ce qu’il m’offre gratuitement au travers du monde naturel. Et comment mieux le faire qu’en cultivant respectueusement ce monde ? 

 • E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E

Dans ma relation au temps. Pleinement reconnu par Dieu, je n’ai plus besoin de faire appel aux hauts faits de mon passé pour me faire valoir. Je puis porter un juste jugement sur ce passé. Je puis y reconnaître ce qui vaut la peine d’être poursuivi et ce qui doit être abandonné. En d’autres termes, je puis lucidement en tirer les enseignements qui s’imposent. Reconnu par Dieu, je n’ai plus non plus besoin de fantasmer un avenir où je serai tout à mon avantage. Je puis pleinement vivre au présent parce que je reconnais l’importance décisive de l’instant présent. Je puis reconnaître dans ce présent ce qui s’impose pour que Dieu y soit servi le mieux possible (évidence éthique). Simultanément, en regardant à mon passé, je puis reconnaître tout ce que Dieu a fait pour moi. Je puis tout particulièrement lui dire ma reconnaissance à ce propos. Je puis aussi être reconnaissant de ce que mon avenir – si inconnaissable soit-il – est ouvert, parce qu’il est dans les mains de Dieu. Je puis dire ma reconnaissance à Dieu pour ce qu’il me donne ici et maintenant et pour la possibilité qu’il m’offre d’en jouir.




Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page62

 Reconnaissance et responsabilité. Mes responsabilités aussi sont à reconnaître. Elles ne vont pas de soi. Il faut que Dieu me donne la force de reconnaître que j’ai, par exemple, des responsabilités sans nombre envers autrui. Précisément parce qu’elles sont innombrables, je ferai naturellement tout pour ne pas les reconnaître. Ou peut-être n’en reconnaîtraije que certaines afin de me justifier à mes propres yeux et à ceux d’autrui. Et il en va encore de même de mes responsabilités envers moi-même, envers la culture, la nature, le passé, l’avenir. Toutes ces responsabilités, je ne puis les reconnaître si je n’ai pas d’abord été reconnu par Dieu. Ces responsabilités, je ne puis les assumer, si Dieu n’espère pas le premier en moi. Inversement, si je ne suis pas libre et donc responsable, je ne puis faire acte de reconnaissance. Si je suis esclave de moimême, de mon besoin de reconnaissance par autrui, par les lois, par ce que je produis, par mon compte en banque, par le génie de mes idées ou de mes créations artistiques, si je suis esclave de mon besoin de dominer la nature jusqu’à la déséquilibrer, si je suis esclave de mon corps, de ma sexualité, de mon besoin de jouissance, si je suis esclave de mon passé ou de mon besoin d’inventer un avenir radieux, je ne puis reconnaître ce qui doit être reconnu – fondamentalement Dieu – et ne puis non plus être reconnaissant envers Dieu.  Pour faire le point. Après avoir explicité ce que signifie en termes de responsabilité le fait que Dieu espère en nous, nous avons aussi tenté de le dire en termes de reconnaissance. Le principal résultat de cette esquisse est que tout est grâce et que celui qui vit grâce à Dieu relit de manière radicalement différente sa vie dans la multiplicité de ses relations. Reste encore à explorer plus avant une conséquence de


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page63

l’espérance que Dieu met en nous : celle qui a trait à notre rapport au temps. Il se trouve, en effet, que nous avons à plusieurs reprises pris position au sujet de la juste manière de se rapporter au passé, au présent, à l’avenir, ainsi qu’au passage du temps. Il y a maintenant lieu de regrouper ces remarques éparses. Ainsi pourrons-nous dégager une autre manière de nous rapporter à nous-mêmes que celle, désespérée dans son espérance même, que nous avons mise en évidence au début de cette démarche. 

  • E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E

Vivre au présent. Vivre de l’espérance que Dieu place en moi signifie ne pas vivre en arrière ou en avant de soi. Le présent étant évanescent, la tentation est grande de le fuir. À quoi bon, en effet, s’investir dans un instant qui existe à peine et dont le propre est de disparaître irrémédiablement dans le passé ? Mieux vaut chercher à prolonger les lignes de force que l’on peut repérer dans ce passé. Si l’on choisit correctement certaines valeurs éprouvées dans le passé, il n’y a aucune raison que, moyennant peut-être quelques petits correctifs, elles ne restent pas efficaces aujourd’hui. Au lieu de prolonger certaines lignes de force du passé, on peut aussi choisir d’imaginer un avenir bien meilleur que tout ce que l’on n’a jamais connu. Notre action présente sera alors totalement guidée par cet avenir imaginé, pour ne pas dire fantasmé. Toutefois, quand Dieu espère en moi, il attend de moi que je me mette résolument ici et maintenant à son service. Il ne désire pas que je fuie mes responsabilités dans le passé ou l’avenir. Cultiver ce qu’il y avait de bien dans le passé ne signifie nullement, en effet, être assuré que cela répondra aux problèmes actuels. Imaginer l’avenir – nous l’avons abondamment observé – ne permet aucunement d’être réellement à son affaire ici et maintenant.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page64

 Les oiseaux du ciel et les lys des champs. Dans le célèbre passage du Sermon sur la montagne où Jésus prend l’exemple des lys des champs et des oiseaux du ciel qui ne font strictement rien pour être nourris et vêtus (Matthieu 6,25-34 ; cf. § 3), il insiste sur l’importance de se savoir dépendant de la providence divine. Il met dès lors l’accent sur l’importance de ne pas vivre en souci du lendemain. Cela signifie qu’il convient de vivre réellement un jour après l’autre, car à chaque jour suffit sa peine. Si je veux vraiment faire ce qui doit être fait ici et maintenant (me préoccuper du règne de Dieu et de sa justice), il ne me faut ni rêver au passé qui est définitivement révolu, ni rêver à un avenir radieux. Il me faut être à mon affaire au présent, là où je me trouve. À propos du détournement de notre regard du passé pour nous concentrer sur ce qui s’impose dans l’immédiat, il y a bon nombre de paroles de Jésus. Citons Luc ,-, où Jésus parle des conditions pour le suivre. À qui demande un délai pour aller enterrer son père ou pour prendre congé de sa famille, Jésus répond que « quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière n’est pas bon pour le règne de Dieu ». Dans la parabole de l’intendant habile (Luc 16,1-8), il invite ses auditeurs à savoir saisir l’occasion présente. Pour cela, il ne faut pas vivre en arrière ou en avant de soi. De même, quand il raconte les paraboles sur la vigilance (Luc 12,35-40), il invite ses disciples à être prêts, sur le qui-vive, réveillés ici et maintenant. Et quand les Pharisiens l’interrogent sur le temps de la venue du règne de Dieu, nous avons vu que Jésus leur répond que le règne de Dieu est au milieu d’eux, voire « en » eux (Luc 17,20-21).  Jésus, un hédoniste ? Cette insistance de Jésus sur la vie au présent pourrait laisser entendre qu’il prôna une forme


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page65

  • E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E

d’hédonisme. Mais a-t-il vraiment incité ses auditeurs à jouir au maximum du présent, sans se préoccuper ni du passé, ni de l’avenir ? Une première différence entre l’enseignement de Jésus et toute forme d’hédonisme réside en ce qu’il n’a pas incité ses disciples à jouir du présent. Il les a plutôt invités à y « peiner », car à chaque jour suffit sa « peine ». La tâche du disciple est d’être au service de Dieu, d’assumer ses responsabilités, notamment celle de la reconnaissance. Jésus n’a certes jamais interdit à ses disciples de jouir du présent pour se ressourcer. Reste que ce qui anime fondamentalement la vie chrétienne, c’est de travailler au service de Dieu. La seconde différence entre l’enseignement de Jésus et l’hédonisme, c’est que Jésus n’a pas appelé ses disciples à oublier le passé et l’avenir. Il les a simplement invités à ne pas être en souci à leur sujet. Être disciple signifie être d’abord en souci de ce qui s’impose maintenant. Si cela entre en conflit avec telle préoccupation pour le passé, il convient de choisir le souci présent. On aura cependant tout intérêt, aux yeux de Jésus, à tirer les enseignements du passé pour agir consciencieusement dans le présent. Du reste, Jésus cite constamment le passé, que ce soient des passages de l’Ancien Testament (par exemple Marc 2,25-26 ; Matthieu 5,21.27.31.33.38.43) ou des événements que tout le monde a en mémoire (par exemple Luc 13,1-5). De même, face à l’avenir, il s’agira de ne pas être en souci à son propos. Parmi les mises en garde de Jésus à l’égard de tout attachement aux plans que l’on peut fomenter pour demain, citons la parabole du riche déraisonnable (Luc 12,1621). Cela n’empêche pas d’avoir quelques projets pour l’avenir. Il conviendra simplement de ne pas s’attacher à ces projets comme si toute la vie dépendait de leur réalisation. Je ne puis du reste pas vivre sans envisager divers scénarios


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page66

pour mon avenir plus ou moins lointain. L’important est d’être détaché à leur égard. Si l’un d’eux se réalise, tant mieux. Si aucun ne devient réalité, peu importe. L’avenir ne m’appartient pas. Il est dans les mains de Dieu. Mon avenir est ainsi constamment ouvert alors que celui de l’hédoniste est fermé, ce qui l’incite à se replier sur son présent.  Ramer en regardant le présent alors qu’on se dirige vers l’avenir. L’image est de Søren Kierkegaard pour dire la condition du croyant dans le temps. « Dans la barque, le rameur tourne le dos au but vers lequel il s’efforce pourtant. Il en est de même du lendemain. Quand, grâce au secours de l’éternel, l’homme vit plongé dans le jour présent, il tourne le dos au lendemain. Et plus l’éternité l’y plonge, plus aussi il tourne délibérément le dos au lendemain qu’il ne voit donc pas. S’il se retourne, l’éternel se brouille à ses yeux et devient le lendemain. Mais quand, pour bien se diriger vers le but (l’éternité), il lui tourne le dos, il ne voit pas le moins du monde le lendemain, alors que grâce à l’éternel il voit avec une parfaite netteté le jour présent et ses tâches. Et c’est ainsi qu’un homme doit s’orienter pour bien travailler aujourd’hui. Tout moment d’impatience où l’on veut regarder au but pour voir si l’on s’en approche un peu est toujours une cause de retard et de distraction. Non ; sois une fois pour toutes et sérieusement résolu et mets-toi au travail – le dos tourné au but. Ainsi fait le rameur dans la barque, et de même le croyant. On pourrait penser qu’il est le plus éloigné de l’éternel auquel il tourne complètement le dos en vivant le jour présent, tandis qu’un autre cherche à découvrir cet éternel ; et pourtant, c’est le croyant qui en est le plus proche, alors que l’apocalyptique en est le plus éloigné. La foi tourne le dos à l’éternel justement parce qu’elle le détient le jour présent. » (Kierkegaard, 1981 : 68-69.)


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page67

 Quand regarder en avant, c’est de fait regarder le passé. Les scientifiques – en particulier les physiciens – nous rappellent que, même quand on croit regarder devant soi, on regarde le passé. Lorsque j’essaie de discerner mon chemin, je vois toujours l’état des choses tel qu’il était voilà une fraction de seconde. Je vois aussi maintenant des étoiles qui sont déjà mortes depuis longtemps. Cela est encore plus flagrant avec les sons. J’entends la fin de la phrase du clairon qui sonne à quelques centaines de mètres quelques instants après que j’ai vu celui qui en joue baisser son instrument (Courvoisier, 1985). 

 • E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E

Responsable envers le passé ? L’importance accordée ici à la tâche présente oblige à se demander si l’on est exonéré de toute responsabilité envers le passé. Deux cas de figure se présentent alors. Dans l’un, je me dois de tirer les enseignements de ce que je découvre dans la passé de l’humanité comme dans mon propre passé. Dans l’autre, je suis coupable d’exactions, de fautes, de manquements, d’oublis et mon passé me pèse. Dans le premier cas, je dois, pour rendre plus efficace mon action présente, tirer tous les enseignements possibles du passé, tout en sachant que je ne puis tout uniment appliquer les recettes du passé au présent. Dans le second cas, mon passé est fondamentalement pardonné. Dieu ne m’en tient pas rigueur. Cela ne doit toutefois pas m’empêcher de tirer les enseignements de mes erreurs pour mon action présente. Il se pourra que, parmi les enseignements de ces erreurs, il y ait un encouragement à offrir une compensation, dans la mesure de mes moyens, à ceux que mes errements ont lésés. On peut dès lors globalement affirmer que la responsabilité envers mon passé réside dans l’enseignement que ce passé peut m’offrir pour mes responsabilités présentes.




Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page68

 Aucune responsabilité envers demain ? La question ici aussi se pose de savoir si toute mon attention doit porter sur le présent pour servir Dieu. Mais la réponse est déjà donnée dans la formulation même de cette question. Si c’est pour être au service de Dieu que je me concentre sur la peine du jour présent, je vais automatiquement être responsable envers l’avenir. Car ce ne serait pas vraiment servir Dieu que, par exemple, de sacrifier les générations à venir à ce qu’exige le présent. Dieu est et sera, en effet, aussi le Dieu de mes enfants, petits-enfants, etc. Servir Dieu imposera ainsi de mettre en œuvre le principe de précaution. Je devrai le mettre en œuvre même si je sais que cela limite considérablement mon action présente. Mais si mon action présente consiste à servir Dieu en luttant contre le mal, le principe de précaution entre automatiquement dans les principes qui dirigent mon action. En tenant compte de ce principe, il me reste encore tant à faire pour ne serait-ce qu’égratigner tout le mal qui règne en ce monde que son respect ne limite franchement pas mon action !  Sans souci de la vie après cette vie. L’espérance que Dieu met en moi selon laquelle je vais être tout entier à son service ici et maintenant est aussi libératrice par rapport à une autre préoccupation qui habite si souvent le cœur de l’homme. C’est la préoccupation de sa survie après son trépas. En me concentrant, en effet, sur mon seul présent, je sais que je n’ai pas à devenir maître de mon avenir. Il appartient à Dieu. S’il appartient à Dieu, alors, comme le dit l’apôtre Paul aux Romains : « Ni mort, ni vie, ni anges, ni principats, ni présent, ni avenir, ni puissances, ni hauteur, ni profondeur, ni aucune autre création, [absolument rien] ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ,


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page69

notre Seigneur » (8,38-39). Ce n’est pas la mort, mais Dieu qui a le dernier mot sur ma vie. On affirme là ce qu’en termes traditionnels, mais un peu piégeux, on qualifie de résurrection. Je devrai toutefois me garder de chercher à me faire quelque représentation que ce soit du « quand », du « comment », du « où » de cette résurrection. Ce serait de nouveau me mettre en souci du lendemain. Or ma tâche est ici et maintenant. Aucune distraction, aucun « divertissement » ne me sont permis. Chercher à imaginer les conditions de la résurrection, ce serait refuser le bénéfice de la libération que la certitude de la résurrection m’apporte pour mon engagement présent au service de Dieu. 

 • E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E

Sans souci du jugement dernier. Le jugement de Dieu sur ma vie a lieu ici et maintenant. Il n’est pas nécessaire de le repousser dans un avenir indéterminé. Selon l’évangile de Jean, Jésus affirme que « celui qui entend [s]a parole et met sa confiance en celui qui [l]’a envoyé a la vie éternelle ; il ne vient pas en jugement ; il est déjà passé de la mort à la vie » (5,24). En d’autres termes, il est déjà jugé positivement par Dieu. C’est moi qui me juge positivement ou négativement face à ce jugement toujours positif de Dieu en le reconnaissant ou en n’en faisant pas cas. Le jugement dernier n’est dès lors plus à comprendre comme celui qui aura lieu à la fin des temps. Il a lieu de manière décisive maintenant devant le seul qui puisse juger de manière dernière, c’està-dire absolue : Dieu. Chaque instant de ma vie devient dès lors dernier. L’instant présent pourrait, en effet, être le dernier instant de ma vie terrestre (Luc 12,16-21 ; Marc 13,32-33). Il me faut dès lors le considérer comme celui après lequel plus rien ne peut être modifié. Je ne puis donc remettre au lendemain, à plus tard, à la fin de ma vie la décision de vivre de l’espérance que Dieu met en moi. Exprimé autrement, il ne




Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page70

me sert strictement à rien de ne mettre qu’à l’instant de mon trépas ma confiance en la parole de pardon que Dieu m’a dite en Jésus. L’important, c’est que je vive maintenant du jugement fondamentalement positif que Dieu prononce sur ma vie, de la reconnaissance gratuite et imméritée de ma valeur par Dieu, de ma justification…  Espérance et vie éternelle. En registre chrétien, l’espérance humaine est très fréquemment liée au thème de la vie éternelle. Il convient de ne pas se méprendre à propos de cette expression. Qu’est-ce que l’éternité ? Ce n’est pas l’absence de temps. En faire une absence de temps, ce serait, en effet, considérer le temps comme une réalité malsaine, à éviter, dont il faudrait à tout prix se libérer. Le christianisme n’est pas le gnosticisme ! Il n’est pas non plus le bouddhisme ! Alors l’éternité serait-elle une élongation infinie du temps ? C’est là aussi une représentation fréquente de ce concept dans le monde occidental. L’éternité ainsi conçue est cependant le cadre de l’ennui éternel. C’est ce qu’indique le bon mot : « L’éternité, c’est long, surtout vers la fin… » Le temps, pour être vraiment du temps, doit sans cesse passer d’un ne pas encore à un ne plus et le seul moment où l’on perçoit le temps, c’est le présent. Alors du temps sans fin, ce serait un présent constamment présent. Or cela n’existe pas. Le présent n’existe que parce qu’il n’est pas encore passé et qu’il n’est plus futur. Un présent éternel est une contradiction dans les termes. Reste une seule définition possible : l’éternité, c’est du temps plein. Ce temps plein s’oppose au temps fait d’instants disparates, incohérents, qui laissent entre eux des abîmes de néant… L’éternité, c’est du temps qui a un sens, du temps vrai parce que cohérent, du temps vécu dans la liberté responsable de ceux qui sont totalement dépendants de Dieu.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page71

L’espérance comme persévérance. Nous l’avons évoqué, l’apôtre Paul est encore pris dans des schémas de pensée apocalyptiques. Pourtant, il a de temps à autre des éclairs de génie en matière d’eschatologie. C’est le cas dans le difficile début du cinquième chapitre de sa lettre aux Romains. Rappelons que Paul veut développer sa thèse de la justification par grâce – donc sans les œuvres de la loi – exprimée tant en , qu’en ,-. Après l’exemple d’Abraham (chapitre 4), il prend celui de notre réconciliation avec Dieu au moyen de la mort de Jésus. Or cette paix avec Dieu paraît totalement contredite par ce que nous vivons présentement : les détresses (5,3), la faiblesse (5,6). Il répond à cette objection en affirmant qu’« il met sa fierté dans

• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E



 

À ce titre, l’éternité est le présent à chaque fois qu’il est vécu en plénitude. C’est l’Instant, l’instant auquel on oserait dire sans crainte : « Ne te hâte pas de disparaître, tu es si beau » (Goethe, 1964 : vers 1700, trad. modifiée), même s’il est impossible de le lui dire, car ce ne serait plus un instant. Un instant n’existe, en effet, qu’en surgissant sur le fond de celui qui l’a précédé et de celui qui le suivra. L’instant ne peut être arrêté. Il s’arrête de lui-même par l’irruption de l’instant qui suit. Dans l’éternité, il se trouve simplement que l’instant qui suit est aussi plein que celui qui le précède tout en restant un instant présent. Pour « l’instant », nous ne vivons pas encore cette éternité en plénitude. Peut-être la vivrons-nous un jour. Ce que nous pouvons cependant vivre avec un grand bonheur, ce sont des instants d’éternité, entrecoupés d’instants où dominent encore l’entropie, l’incohérence, le néant, le non-sens. Notre esprit peut toutefois relier ces instants pleins de sens, de liberté et de vérité et nous donner la certitude que notre vie entière vaut la peine d’être vécue dans la liberté et la vérité.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page72

l’espérance de la gloire de Dieu » (5,2). Plus loin (5,11), il parle plus simplement de mettre sa fierté en Dieu. Mais puisqu’il parle d’espérance, attardons-nous à ce verset . Paul sent, en effet, le besoin de préciser ce que signifie l’expression quelque peu obscure « mettre sa fierté dans l’espérance de la gloire de Dieu ». Il affirme de manière complètement surprenante que cela signifie mettre sa fierté dans les détresses (5,3). Car, explique-t-il, comme chacun le sait, une situation de détresse produit la patience. Quant à la patience, elle produit la fidélité éprouvée, laquelle engendre l’espérance (5,4). Nous avons ici une réinterprétation par Paul de l’espérance comme persévérance quand on est dans les détresses. Espérer, c’est ne pas lâcher prise, c’est ne pas céder à la tentation du désespoir. Cette espérance est sans contenu précis. Elle espère en Dieu. Quant à l’expression « partager la gloire de Dieu », on ne peut pas dire qu’il s’agisse de quelque chose de bien défini non plus, sinon le contraire de ce que l’on vit lorsqu’on est dans la détresse. L’espérance-persévérance nie le mal, sans pour autant posséder un contenu positif précis. La réconciliation étant déjà une réalité actuelle puisqu’elle a eu lieu dans le passé (5,6-10), elle oblige l’apôtre à réinterpréter l’espérance comme persévérance. Cette interprétation de Romains  est du reste corroborée par ce que dit le même Paul en Romains ,-, où il rapproche explicitement espérance et persévérance. On trouve un mouvement tout à fait semblable dans la première lettre de Pierre. Là aussi l’espérance est une dimension de la foi. Elle structure l’existence croyante saisie dans sa dimension temporelle (1,3). Si elle permet cette structuration, c’est parce qu’elle est d’abord don de Dieu (1,1), qui arrache les croyants à la vanité et au non-sens hérités de leurs pères (1,18). La foi est donc espérance, car elle résulte de la résurrection de Jésus confrontée à la réalité de persécution que vivent les croyants (1,3.6.21). Comme chez Paul,


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page73

cette espérance n’a pas de contenu précis. Pour comprendre que cette espérance est bien une persévérance fidèle du croyant en dépit des épreuves, il n’est que de comparer l’espérance de  Pierre (mais aussi de l’apôtre Paul) avec l’espérance en l’accomplissement de la promesse que l’on trouve dans les Actes des apôtres ou dans l’épître aux Hébreux (Vouga, 2001 : 178-196). 

En une phrase : espérer contre toute espérance. S’il faut résumer l’ensemble de notre démarche, affirmons avec l’apôtre Paul (Romains 4,18) que le croyant espère, au sens où il ne peut que persévérer au vu de ce qu’il a reçu de Dieu. Il persévère, parce que son avenir est ouvert. Celui-ci appartient, en effet, à Dieu seul. Le chrétien n’espère ainsi rien de précis. Il n’espère qu’en Dieu. Il vit de cette confiance que Dieu pourvoira encore et encore (Abraham en Genèse 22,8). Le chrétien n’espère donc absolument pas comme les humains espèrent. Il se défie de toute espérance humaine

• E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E



 

Ernst Bloch ou Hans Jonas ? En matière de rapport au temps aussi, l’opposition est entre le principe espérance et le principe responsabilité. Le principe espérance fait tourner les regards surtout, pour ne pas dire essentiellement, vers l’avenir. Le principe responsabilité les fait tourner d’abord vers le présent. Le principe espérance est en quête d’une réalité inaccessible. Le principe responsabilité impose une attitude réaliste. Le principe espérance tend à tout réduire à demain. Le principe responsabilité se concentre sur aujourd’hui, en passant par hier et en s’ouvrant sur demain. Le principe espérance insiste essentiellement sur le ne pas encore… Le principe responsabilité sait que nous nous situons entre un déjà… et un ne pas encore…


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page74

trop humaine. Il n’espère pas comme les humains de ce monde qui ne sont capables que d’espérer ceci ou cela. Il n’est pas tourné vers un avenir meilleur ou même radieux. Il est tourné vers sa responsabilité actuelle. Il est tout particulièrement tourné vers sa responsabilité de sans cesse reconnaître Dieu, le prochain, lui-même. Au début de notre démarche (§ 2), nous nous demandions si le christianisme était quand même paradoxal en ce qui concerne le rapport qu’il entretient avec la temporalité. Au terme de notre itinérance, nous pouvons répondre que la paradoxalité du christianisme est bien préservée. Le chrétien n’espère pas comme on espère habituellement parmi les humains. Il ne désespère pas en espérant. Il espère en Dieu, même là où il n’y a plus aucune espérance.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page75



  • E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E

J’ai balisé mon texte de quelques paragraphes intitulés « Pour faire le point ». Le lecteur pressé ou désireux de refaire rapidement le parcours ici proposé peut aisément saisir l’ensemble de la démarche en allant de l’un à l’autre de ces paragraphes. Il s’agit des paragraphes , , , , , , , ainsi que du paragraphe . Ce texte est conçu comme un cheminement qui part du premier paragraphe et conduit la réflexion jusqu’au quatrevingt-septième paragraphe, et même – espérons-le – audelà. Il peut toutefois être aussi découvert en piquant un passage ici ou là, au hasard ou en fonction des titres donnés à chaque paragraphe. Derrière ce parcours, il y a une anthropologie relationnelle. L’homme y est le nœud de multiples relations. On peut les classer en six catégories : les relations à soi, à autrui, à un absolu, au monde naturel, au monde culturel, au temps. Au lieu où deux relations se nouent, se posent trois grandes questions. Ce sont les questions que tout être humain se pose. L’une d’elles est la question de la destinée qui peut aussi se dénommer question de la liberté et donc de la responsabilité. Une autre de ces questions est celle du sens. Elle est également celle de notre justice-justification et de notre valeur. On la retrouve aussi ci-dessus derrière la question de la reconnaissance. La troisième est la question de la vérité. Elle a guidé l’ensemble de notre réflexion. Qu’est-ce qui me dit comment vivre en vérité ou de manière cohérente ? Est-ce – dans notre propos – le passé, le présent ou l’avenir ? Mais est-ce aussi ce que je ressens, ce dont l’autre a besoin, les grandes idées et paradigmes


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page76

que véhicule le monde culturel, mes instincts naturels ou éventuellement la vérité que Dieu me révèle ? Nous estimons que seule une mise en relations dialectiques de ces diverses relations permet de les articuler de manière cohérente. Je n’ai pu ici qu’esquisser quelques éléments de ces dialectiques. Je me suis principalement centré sur le nœud des relations à Dieu et au temps, non sans esquisser quelques incidences qui en découlent dans les quatre autres relations-types qui font ce que je suis (soi, autrui, mondes culturel et naturel).


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page77



  • E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E

BAK Per (), Quand la nature s’organise. Avalanches, tremblements de terre et autres cataclysmes [], trad. de l’américain par Marcel Filoche, Paris, Flammarion. BECKETT Samuel (), En attendant Godot, Paris, Éditions de Minuit. BERDIAEV Nicolas (), L’idée russe. Problèmes essentiels de la pensée russe au XIXe et début du XXe siècle [], trad. du russe par Hélène Arjakovsky, Paris, Mame. BLOCH Ernst (-), Le Principe Espérance [-], trad. de l’allemand par Françoise Wuilmart,  tomes, Paris, Gallimard. CAMUS Albert (), L’homme révolté [], in ID., Essais, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), pp. -. CIORAN Emil Michel (), Histoire et utopie [], in ID., Œuvres, Paris, Gallimard, pp. -. CLAVEL Maurice (), « Dieu est Dieu, nom de Dieu ! », Paris, Grasset. COURVOISIER Jean-Claude (), Le mythe du rameur, Lausanne, Éditions de l’Aire. EBELING Gerhard (), « Die Evidenz des Ethischen und die Theologie » [], in ID., Wort und Glaube, vol.  : Beiträge zur Fundamentaltheologie und zur Lehre von Gott, Tübingen, Mohr, pp. -. ECO Umberto (), Le pendule de Foucault [], trad. de l’italien par Jean-Noël Schifano, Paris, Librairie générale française. GOETHE Johann Wolfgang (), Faust I [], trad. de l’allemand par Gérard de Nerval, Paris, Garnier-Flammarion.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page78

GOULD Stephen Jay (), L’éventail du vivant. Le mythe du progrès [], trad. de l’américain par Christian Jeanmougin, Paris, Seuil. HEIDEGGER Martin (), Être et Temps [], trad. de l’allemand par François Vezin d’après les travaux de Rudolf Boehm et Alphonse de Waelhens (première partie), Jean Lauxerois et Claude Roëls (deuxième partie), Paris, Gallimard. JONAS Hans (), Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique [], trad. de l’allemand par Jean Greisch, Paris, Cerf. KAFKA Franz (), Le procès [], trad. de l’allemand par Alexandre Vialatte, in ID., Œuvres complètes, vol. , Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), pp. -. KIERKEGAARD Søren (), La maladie à la mort [], in ID., Œuvres complètes, vol. , trad. du danois par Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, Paris, Éditions de l’Orante, pp. -. KIERKEGAARD Søren (), La répétition [], in ID., Œuvres complètes, vol. , trad. du danois par Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, Paris, Éditions de l’Orante, pp. -. KIERKEGAARD Søren (), Discours chrétiens [], in ID., Œuvres complètes, vol. , trad. du danois par Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, Paris, Éditions de l’Orante, pp. -, en particulier la première partie : « Le souci des païens », pp. -. LUTHER Martin (), Petit catéchisme [], trad. de l’allemand par Pierre Jundt, in ID., Œuvres , Genève, Labor et Fides, pp. -. LUTHER Martin (), Le traité de la liberté chrétienne [], trad. du latin par René-H. Esnault, in ID., Œuvres , Genève, Labor et Fides, pp. -.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page79

  • E S P É R E R C O N T R E TO U T E E S P É R A N C E

MARX Karl (), Thèses sur Feuerbach [], in ID. et Friedrich ENGELS, L’idéologie allemande. Première partie : Feuerbach, trad. par Renée Cartelle et Gilbert Badia, Paris, Éditions sociales, pp. -. RICŒUR Paul (), Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock. SERVIER Jean (), Histoire de l’utopie, Paris, Gallimard. TILLICH Paul (), Théologie systématique, cinquième partie : L’histoire et le Royaume de Dieu [], trad. par André Gounelle et Jean-Marc Saint en collaboration avec Claude Conedera, Québec / Paris / Genève, Presses de l’Université Laval / Cerf / Labor et Fides. VOUGA François (), Une théologie du Nouveau Testament, Genève, Labor et Fides. WAGNER Charles (), L’homme est une espérance de Dieu. Anthologie, Paris,Van Dieren. ZWEIG Stefan (), « La pensée européenne dans son développement historique » [], in ID., Derniers messages, trad. de l’allemand par Alzir Hella, Paris, Bartillat, pp. -.


Kraege_Interieur.qxp_VDE 18/12/2016 19:23 Page80

       •   

Peter L.

 L’Impératif hérétique. Les possibilités actuelles du discours religieux.  Le Christianisme social. Une approche théologique et historique.  .

Klauspeter John B.

Thomas pris de doute. Dieu et le monde. Michel  Destinée et salut. Essai de théologie poétique à propos de  romans de Conrad. Laurent  J’ai peur de la mort André



Après la mort de Dieu Édition nouvelle avec une postface de l’auteur. Dans la Cité. Réflexions d’un croyant. Le Dynamisme créateur de Dieu. Essai sur la théologie du Process. Éd. entièrement revue. Parler de Dieu. Nouvelle édition revue et augmentée. Parler du Christ. Penser la foi. Pour un libéralisme évangélique.     Europes intempestives. Christiaan L.   Voix fantômes. La littérature à portée d’oreille. Christian  Cristallographie(s). (Montesquieu, Certeau, Deleuze, Foucault, Valéry). Luis

 

Religion sans rédemption. Contradictions sociales et rêves éveillés en Amérique latine. Écologie et Libération. Critique de la modernité dans la théologie de la libération. Marc  Le Temps de l’Émancipation. Libérer le présent. Raphaël  Tous théologiens. Plaidoyer pour une théologie « populaire ». Bernard



À la découverte de Schleiermacher. Ernst Troeltsch et la théologie en modernité. Robinson Crusoé. Le Ciel vu de mon île déserte. Sur la trace des théologies libérales. Friedrich D. E.  De la Religion. Martin  La Mise en évidence. La norme moderne à l’épreuve de l’Antiquité grecque. Ernst



Le christianisme, l’histoire et les grandes religions. Conférences britanniques de  Traité du croire (Glaubenslehre). Mario  Le Couteau et le stylet. Animaux, esclaves, barbares et femmes aux origines de la rationalité scientifique. Bernhard

 Topographie de l’étranger. Études pour une phénoménologie de l’étranger. www.vandieren.com Cet ouvrage a été imprimé dans l’Union européenne, sur les presses de l’Imprimerie ISI .:Print à La-Plaine-Saint-Denis (France) pour le compte de van Dieren Éditeur, à Paris.  ---- • dépôt légal  ⁄


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.