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La Lutte des dieux
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Édition du texte, bibliographie et index :
Lucie Kaennel
Révision et traduction des compléments :
Patrick van Dieren
Paru originalement en anglais sous le titre The War of Gods. Religion and Politics in Latin America, Londres/New York, Verso, 1996. Première édition française parue sous le titre La Guerre des dieux. Religion et politique en Amérique latine, dans la traduction de Michael Gibson que nous reprenons revue ici, Paris, Éditions du Félin, 1998. Première édition en portugais (Brésil), parue sous le titre A guerra dos deuses. Religião e política na América Latina. Tradução de Vera Lúcia Mello Joscleyne, Petrópolis, Vozes, 2000.
La présente édition française est mise à jour et augmentée sur la base de la seconde édition brésilienne parue sous le titre O que é cristianismo da libertação? Religião e política na América Latina, São Paulo, Fundação Perseu Abramo/Expressão Popular, 2016. Elle est augmentée en outre d’une annexe sur les origines socio-religieuses du Mouvement des Sans-Terre, de l’article « Les sources bibliques de la théologie de la libération », paru originalement dans Dial, no 3144, 27 février 2011, et d’un avant-propos de Leonardo Boff. © 1996/2019. Van Dieren Éditeur, Paris/Michael Löwy Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction ou traduction sans autorisation écrite préalable de l’éditeur de tout ou partie de ce texte par quelque moyen que ce soit est illicite et pourra faire l’objet de poursuites.
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Michael Löwy
La Lutte des dieux Christianisme de la libération et politique en Amérique latine
Avant-propos de Leonardo Boff Traduit de l’anglais par Michael Gibson Édition revue, corrigée et augmentée
VAN DIEREN ÉDITEUR, PARIS • COLLECTION « DÉBATS »
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SOMMAIRE
Un mot de Leonardo BOFF Introduction
Première partie
:
RELIGION ET POLITIQUE RELIRE MARX ET WEBER
Chapitre MARXISME ET RELIGION
:
OPIUM DU PEUPLE
?
Chapitre L’ É T H I QU E CAT H O L I QU E E T L’ E S P R I T D U CA P I TA L I S M E LE CHAPITRE DE LA SOCIOLOGIE DE LA RELIGION QUE MAX WEBER N’A JAMAIS ÉCRIT
Deuxième partie L E C H R I S T I A N I S M E D E L A L I B É R AT I O N E N A M É R I Q U E L AT I N E
Chapitre L A T H É O L O G I E D E L A L I B É R AT I O N E T L E C H R I S T I A N I S M E D E L A L I B É R AT I O N
Qu’est la théologie de la libération ? Origines et développement du christianisme de la libération Chapitre M O D E R N I T É E T C R I T I QU E D E L A M O D E R N I T É DA N S L A T H É O L O G I E D E L A L I B É R AT I O N
Modernité de la théologie de la libération La défense des libertés modernes La valorisation des sciences sociales et leur intégration dans la théologie La critique de la modernité par la théologie de la libération Critique du capitalisme Contre la privatisation de la foi Critique de l’individualisme Critique de la modernisation économique, du culte du progrès technique et de l’idéologie du développement Une réappropriation moderne de la tradition Chapitre T H É O L O G I E D E L A L I B É R AT I O N E T M A R X I S M E
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Troisième partie POLITIQUE ET RELIGION E N A M É R I Q U E L AT I N E
Chapitre L’ É G L I S E B R É S I L I E N N E E T L A P O L I T I QU E
Chapitre LE CHRISTIANISME ET LES ORIGINES DE L’ I N S U R R E C T I O N E N A M É R I QU E C E N T R A L E
Christianisme et sandinisme au Nicaragua (-) Le Salvador : de la « conscientisation » jésuite à la rébellion sociale
E T P ROT E S TA N T I S M E C O N S E RVAT E U R
Envoi L A T H É O L O G I E D E L A L I B É R AT I O N E S T- E L L E M O R T E
?
L Ö W Y, L A L U T T E D E S D I E U X
Chapitre P ROT E S TA N T I S M E D E L A L I B É R AT I O N
• SOMMAIRE
Annexes Annexe LES ORIGINES SOCIO-RELIGIEUSES DU MOUVEMENT DES SANS-TERRE
Annexe LA FRENCH CONNECTION .
LA CONTRIBUTION DE LA CULTURE
Les sources françaises Le mouvement Économie et Humanisme et le père Lebret Le socialisme personnaliste de Mounier L’ordre des dominicains, Congar, Chenu, Cardonnel, les prêtres ouvriers Le Marx de Calvez La réinterprétation brésilienne de la culture catholique française (-) Le rôle moteur de la JUC brésilienne Dom Helder Câmara, l’« évêque des pauvres » La théologie de la libération
CATHOLIQUE FRANÇAISE AU CHRISTIANISME DE LA LIBÉRATION AU BRÉSIL
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Annexe L E S S O U R C E S B I B L I QU E S
Le messianisme Les prophètes L’Exode Une lecture de la Bible socialement engagée
D E L A T H É O L O G I E D E L A L I B É R AT I O N
Liste des acronymes
Bibliographie
Index Nominum
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UN MOT DE LEONARDO BOFF
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Michael Löwy est un homme aux nombreux mondes : du Premier (il vit en France), du Deuxième (il a opté pour le socialisme), du Troisième (il est né au Brésil où il a toujours de nombreux liens), du monde de la recherche, de l’engagement transformateur, de la religion des pauvres et de la libération. Et il sait les réunir tous dans sa vie et sa pensée. Son œuvre si vaste mérite d’être étudié et approfondi, car il apporte des contributions d’une pertinence remarquable au moment historique que nous vivons actuellement, avec la crise du socialisme et du marxisme et avec la dure domination globalisée du capital. Les caractéristiques principales de son œuvre sont le sauvetage et la recréation. Il renoue avec la complexe tradition d’émancipation et de libération de l’Europe centrale et de l’Amérique latine, avec une attention particulière à l’héritage juif, de Marx, Heine et Freud à Bloch, Goldmann et Benjamin. Ses études sur le romantisme comme vision du monde et sa critique de la société bourgeoise au nom d’une autre perception de la nature (non comme simple moyen de production, mais comme réalité vivante que nous pourrions qualifier de précapitaliste, mais qu’il appelle écologique) sont des classiques et des références constantes. Löwy a consacré ce livre, La Lutte des dieux, au christianisme de la libération en Amérique latine, à ses affinités avec la tradition marxiste et aux influences de cette dernière. En mettant en avant le grand socialiste/ marxiste péruvien José Maria Mariátegui, ce livre montre que les idéaux de révolution et de libération ne sont pas le monopole de la tradition marxiste. Ils peuvent être et sont aussi les idéaux d’une part importante du christianisme qui prend au sérieux l’héritage du Jésus historique, le charpentier et paysan méditerranéen qui opta pour les pauvres et lutta contre la pauvreté. Ce qui s’est passé et se passe encore dans la société latino-américaine et qui peut être généralisé à la société mondiale est une véritable lutte des dieux. D’un côté, le dieu du marché et du capital qui entend donner un sens ultime à la vie et aux populations affamées de biens de consommation, les frustrant continuellement. De l’autre, le Dieu vivant de la tradition judéo-chrétienne qui démasque le faux-dieu – et le rabaisse à son statut
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d’idole –, un vrai Dieu qui prend le parti des pauvres et des exclus, et se matérialise dans un procès politique de libération. Nous avons rarement lu une synthèse aussi éclairante sur ce qui se passe dans les Églises et la pensée latino-américaines engagées que celle que nous avons ici de la plume de cet universitaire brillant. Löwy se préoccupe également de l’écologie, non comme un sujet parmi tant d’autres mais comme stratégie pour l’émancipation humaine qui inclut la nature et la planète entière. Il décrit l’écosocialisme comme une éthique radicale, au sens où elle descend aux racines d’une perversité qui nous affecte tous. Il propose un changement radical de paradigme, une transformation révolutionnaire. Il recourt pour cela à tous les éléments accumulés par la tradition marxiste dont il fait une relecture créatrice. C’est là la seconde caractéristique de l’œuvre intellectuel de Michael Löwy : une capacité de recréation imaginative. Son approche, bien que fondée sur les textes critiques et leurs contextes, n’est jamais positiviste, mais bien plutôt herméneutique. Il sait que lire, c’est toujours relire, et que comprendre implique également, toujours, d’interpréter. Son objectif est de pourvoir le lecteur de catégories, de visions, de concepts et de rêves pour mieux comprendre le présent et faire naître un engagement politique transformateur, dans la lignée de la tradition socialiste et radicalement démocratique. Tout ceci fait que chacun de ses livres est une source d’inspiration et nous révèle comment les questions radicales soulevées par les classiques de la pensée émancipatrice et révolutionnaire sont toujours d’actualité. Replacer les réponses dans leurs contextes appropriés peut nous éclairer dans ces temps obscurs et de grande indigence créative que nous vivons actuellement. Dans tout ce que Löwy produit, nous percevons, avec son esprit de finesse*, une foi inébranlable dans la dignité des opprimés, dans le futur de la liberté et dans la fonction politico-rédemptrice de la tradition libertaire de la modernité et de l’héritage judéo-chrétien. Pour cela, il est le fidèle compagnon de tant de personnes qui sont en chemin et œuvrent dans les mouvements sociaux comme celui des Sans-Terre, dans les partis de gauche et parmi les militants des Églises qui ont fait le choix de la libération des masses dépossédées, au nom de leur foi biblique. Avec eux tous, il entretient une affinité élective qui fonde une véritable communauté de destin. Petrópolis, juin
*
En français dans le texte.
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I N T RO D U C T I O N
L Ö W Y, L A L U T T E D E S D I E U X
La littérature touchant au rapport entre religion et politique en Amérique latine est fort abondante. Outre les essais théologiques, le témoignage des participants et les enquêtes des journalistes, on compte de nombreux travaux universitaires relevant des sciences humaines (sociologie, science politique, anthropologie) dans lesquels ce sujet est implicitement ou explicitement abordé. Il se trouve toutefois que cette recherche se restreint soit à l’étude de pays spécifiques (ou de sous-régions comme l’Amérique centrale), soit à l’un ou l’autre aspect de ce vaste domaine problématique (les communautés ecclésiales de base, les nouvelles Églises protestantes, etc.). Cet ouvrage s’efforce de fournir une introduction analytique générale à l’étude des nouveaux développements dans le champ de force politico-religieux en Amérique latine depuis la seconde moitié du XXe siècle, dans la mesure où ils ont constitué des facteurs importants de changement social. Cette chronologie n’est nullement arbitraire : une nouvelle époque dans les rapports entre religion et politique a débuté en Amérique latine vers la fin des années . Elle se poursuit toujours et on n’en voit pas encore l’aboutissement. Ses origines sont à chercher dans deux événements historiques qui se sont produits presque simultanément en - : le premier, au Vatican, fut l’élection du pape Jean XXIII ; l’autre, dans une île des Antilles, le triomphe de la révolution cubaine. Cet ouvrage s’appuie, bien entendu, sur les écrits existants, mais il s’efforce en même temps d’offrir une vue plus large et de formuler quelques nouvelles hypothèses théoriques. La méthode appliquée est celle de la sociologie de la culture qui puise largement dans la tradition marxiste (tout en incorporant quelques notions clés wébériennes). Il ne s’attachera donc pas à la description ethnologique des pratiques religieuses, ni à l’étude de la structure fonctionnelle de l’Église comme institution, ni aux données empiriques concernant les pratiques électorales des diverses confessions, mais plutôt à l’évolution complexe des rapports entre
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religion et cultures politiques, dans un contexte de modernisation et de conflit social et politique intense. Les documents religieux (théologiques, canoniques et pastoraux) seront une première source importante. Ils seront examinés tant pour leur contenu culturel interne que pour les conséquences sociales et politiques qui en découlent, et les rapports qu’on peut leur reconnaître avec les institutions et les mouvements sociaux. Une plus grande attention sera accordée aux mouvements religieux visant à l’émancipation sociale – généralement appelés « progressistes » ou « de gauche », bien que cette terminologie ne soit guère adéquate –, et ce tant en raison des sympathies propres de l’auteur que du fait qu’ils constituent un nouveau phénomène du point de vue historique et sociologique, en comparaison du rôle traditionnellement conservateur de la religion ou d’organisations plus anciennes comme la Démocratie chrétienne qui a déjà été étudiée. Ce phénomène, souvent nommé « théologie de la libération », est quelque chose de bien plus profond et plus large qu’un courant théologique. En fait, il s’agit d’un très large mouvement social – que je propose d’appeler « christianisme de la libération » –, dont les conséquences politiques sont de grande portée. Cet ouvrage s’attachera également à montrer la contre-offensive des conservateurs (catholiques et protestants) et leur lutte contre la théologie de la libération, qui lui créent des difficultés croissantes. Sans vouloir être exhaustif, je serai amené à mettre l’hypothèse générale à l’épreuve de quelques cas particuliers. Le concept de « lutte des dieux » (Kampf der Götter) de Max Weber 1 définit de manière extrêmement adéquate l’ethos politicoreligieux de l’Amérique latine depuis les années . D’une part, ad intra, il s’applique au conflit se déroulant à l’intérieur du champ religieux entre des conceptions radicalement divergentes de Dieu : celle des chrétiens progressistes et celle des chrétiens conservateurs, aussi bien catholiques que protestants – une « collision des valeurs » (Wertkollision, autre terme wébérien) –, qui peut même, dans les situations aussi extrêmes que celles que 1 Voir Weber (2014 : 103) : « La vie, pour autant qu’elle repose en elle-même et est comprise à partir d’elle-même, ne connaît que la lutte éternelle que les dieux mènent entre eux, pour le dire sans métaphore : elle ne connaît que l’incompatiblité des points de vue ultimes sur la vie qui sont possibles en général, et l’impossibilité de mettre fin à leur lutte, la nécessité, donc, de se décider pour l’un ou l’autre. »
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POST-SCRIPTUM 2018
• I N T RO D U C T I O N
Ce livre a connu diverses éditions depuis sa parution initiale en anglais (Verso, 1996) et sa première traduction française par Michael Gibson (Le Félin, 1998). La première édition en portugais a paru chez l’éditeur Vozes de Petrópolis en . Cette publication reçut alors le Prix Sérgio Buarque de Hollanda de la Bibliothèque nationale du Brésil dans la catégorie essai. J’ai décidé de reverser la totalité de la rémunération de ce prix au Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST). Lorsque j’ai révisé ce livre pour une nouvelle édition au Brésil auprès de la Fondation Perseu Abramo à São Paulo en , il m’est apparu impossible de procéder à une actualisation générale de l’ouvrage. J’ai fait quelques retouches et mises à jour et y ai ajouté une annexe sur les origines socio-religieuses du MST et un post-scriptum sur l’élection de Jorge Mario Bergoglio au pontificat sous le nom de François. Cette édition française a été revue d’après la version brésilienne de et a été augmentée d’un bref post-scriptum sur l’élection de Jair Bolsonaro à la présidence du Brésil et d’une troisième annexe sur les origines bibliques de la théologie de la libération que j’avais initialement publiée en dans Dial.
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connut l’Amérique latine au cours des années quatre-vingt, prendre la forme d’une guerre civile. D’autre part, ad extra, l’expression a été utilisée par les théologiens de la libération eux-mêmes – sans se référer à Weber – pour décrire le conflit entre le Dieu qui libère, tel qu’ils le conçoivent, et les idoles de l’oppression que représentent l’Argent, le Marché, la Marchandise, le Capital (par exemple Assmann et alii, 1980). Étant né et ayant grandi au Brésil au sein d’une famille d’immigrants juifs, politiquement et intellectuellement liée à la tradition marxiste, je me sens à la fois proche (en tant que LatinoAméricain) et distant (en tant que non-croyant) de l’objet de mon étude. Je n’ai nullement l’intention de cacher mes sympathies éthiques et politiques pour les chrétiens qui se sont engagés dans la lutte pour l’auto-émancipation des pauvres en Amérique latine. Mais j’espère que ce livre pourra également être lu avec profit par ceux qui ne partagent pas mes valeurs et mes options.
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Première partie
RELIGION ET POLITIQUE RELIRE MARX ET WEBER
:
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Chapitre
MARXISME ET RELIGION OPIUM DU PEUPLE
:
?
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La religion est-elle toujours ce bastion de réaction, d’obscurantisme et de conservatisme que Marx et Engels se figuraient au XIXe siècle ? Agit-elle comme une sorte de narcotique, intoxiquant les masses, les empêchant de penser lucidement et d’agir selon leurs propres intérêts ? La réponse est, dans une large mesure, oui. Le concept de Marx et de Engels s’applique fort bien aux courants fondamentalistes des principales religions (chrétienne, juive et musulmane), au conservatisme catholique, à la plupart des groupes néo-pentecôtistes (et à leur propre désignation d’Église électronique) ainsi qu’à la majorité des nouvelles sectes religieuses – dont certaines, comme l’Église de Moon, si tristement célèbre, ne sont qu’un habile mélange de manipulations financières, de lavage de cerveau obscurantiste et d’anticommunisme fanatique. Cependant, l’émergence du christianisme révolutionnaire et de la théologie de la libération en Amérique latine (et ailleurs) ouvre un nouveau chapitre historique et pose de nouvelles et stimulantes questions auxquelles on ne saurait répondre sans renouveler entièrement l’analyse marxiste de la religion. Au début, les marxistes, confrontés à des phénomènes de ce type, appliquaient leur modèle interprétatif traditionnel, dans lequel les ouvriers et les paysans chrétiens, partisans de la révolution, étaient opposés à l’Église (au clergé), institution éminemment réactionnaire. La mort d’un membre de ce clergé, le père Camilo Torres, qui avait rejoint la guérilla colombienne et fut tué dans un accrochage avec l’armée en , pouvait être considérée comme un cas exceptionnel. Mais l’engagement croissant des chrétiens, y compris de nombreux prêtres, religieux et religieuses, dans les luttes populaires et leur participation massive à la révolution sandiniste ont clairement montré qu’une nouvelle analyse s’imposait. Les marxistes, interpellés ou troublés par ces événements, se rabattent sur la distinction habituelle entre la
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pratique sociale valable de ces chrétiens et leur idéologie religieuse, inévitablement rétrograde et idéaliste. Pourtant, avec la théologie de la libération, apparaît une pensée religieuse qui utilise des concepts marxistes et suscite des luttes de libération sociale. En fait, quelque chose de nouveau – un événement d’importance mondiale et historique – s’est produit sur la scène religieuse de l’Amérique latine au cours des dernières décennies. Un secteur significatif de l’Église – aussi bien des fidèles que des membres du clergé – a changé d’attitude dans le domaine de la lutte sociale, passant, avec toutes ses ressources matérielles et spirituelles, du côté des pauvres et de leur lutte pour une nouvelle société. Le marxisme peut-il nous aider à comprendre cet événement inattendu ? Aux yeux de la plupart des partisans et adversaires du marxisme, la formule célèbre : « la religion est l’opium du peuple » représente la quintessence de la conception marxiste du phénomène religieux. Relevons d’abord que cette affirmation n’est pas spécifiquement marxiste. La même expression reparaît, dans divers contextes, chez Kant, Herder, Feuerbach, Bruno Bauer, Moses Hess ou Heinrich Heine. Ce dernier, dans son essai consacré à Ludwig Börne (), par exemple, s’en servait déjà, dans un sens ironique, certes, mais relativement positif : Gloire à une religion qui a versé dans le calice amer de l’humanité souffrante quelques gouttes de doux somnifère, de l’opium spirituel, quelques gouttes d’amour, d’espoir et de foi ! (Heine, 1993 : 114)
Dans un article publié anonymement en , Moses Hess assume une position plus critique mais toujours ambiguë : La religion peut rendre tolérable […] la conscience malheureuse de la condition d’esclave […] tout comme l’opium est un bon adjuvant contre les maladies douloureuses (Hess, 1843 : 94)2.
L’expression fit son apparition peu après dans l’article que Marx consacra à la Philosophie du droit () de Hegel. Une lecture attentive du paragraphe dans lequel figure cette phrase montre 2
Voir aussi l’excursus que consacre à cette expression Gollwitzer (1965).
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qu’elle est plus nuancée et moins unilatérale qu’on ne le suppose d’ordinaire. Bien que sa conception de la religion soit évidemment critique, Marx prend en considération son caractère double : La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère effective et la protestation contre la misère effective. La religion est le soupir de la créature oppressée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une situation désertée par l’esprit. Elle est l’opium du peuple (Marx, 2018a : 286).
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• I , 1. MARXISME ET RELIGION
Une lecture du texte entier révèle clairement que le point de vue de Marx relève plus du néo-hégélianisme de gauche, qui voit dans la religion l’aliénation de l’essence humaine, que de la philosophie des Lumières, qui la dénonce simplement comme une conspiration cléricale. En fait, lorsque Marx écrit ce passage, il est encore un disciple de Feuerbach, un néo-hégélien. Son analyse de la religion est donc « prémarxiste », sans référence de classe et relativement anhistorique. Mais elle n’en est pas moins dialectique, car elle tient compte de la nature contradictoire de la misère religieuse : parfois légitimant la société existante, parfois protestant contre elle. Ce ne sera que plus tard, en particulier avec L’idéologie allemande (), que devait commencer l’étude strictement marxiste de la religion comme réalité sociale et historique. L’analyse de la religion selon cette nouvelle méthode consiste donc à l’envisager comme l’une des nombreuses formes de l’idéologie – autrement dit de la production spirituelle d’un peuple, de la production d’idées, de représentations et donc d’une conscience, nécessairement conditionnée par la production matérielle et les relations sociales correspondantes. Bien qu’il eût parfois recours au concept du « reflet » (Marx, Engels et Weydemeyer, 2014 : 301) – ce qui a détourné plusieurs générations de marxistes vers une voie de garage intellectuelle –, la notion clé de l’ouvrage réside dans le besoin de rendre compte de la genèse et du développement de diverses formes de conscience (religion, éthique, philosophie, etc.) en termes de relations sociales, « ce qui permet alors naturellement de présenter la chose dans sa totalité (et ainsi également l’action réciproque de ces différents côtés les uns sur les autres) » (Marx, Engels et Weydemeyer, 2014 : 99).Toute une école dissidente de la sociologie marxiste de la culture (György Lukács,
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Lucien Goldmann) a préféré le concept dialectique de totalité à la théorie du reflet. Une fois qu’il eut écrit L’idéologie allemande avec Engels, Marx ne s’attacha plus guère à la religion en tant que telle, c’est-à-dire en tant qu’univers spécifique, culturel et idéologique de signification. On rencontre pourtant quelques remarques méthodologiques intéressantes dans le premier volume du Capital. Il en va ainsi, par exemple, de la célèbre note dans laquelle il répond à l’argument qui veut que l’importance de la politique dans l’Antiquité, et de la religion au Moyen Âge, dévoile les insuffisances de l’interprétation matérialiste de l’histoire : le Moyen Âge ne pouvait pas plus vivre du catholicisme que l’Antiquité de la politique. Les conditions économiques respectives expliquent, en fait, « pourquoi c’est là le politique, et ici le catholicisme qui jouaient le rôle principal » (Marx, 2016 : 83). Marx n’a jamais pris la peine de détailler les raisons économiques de l’importance de la religion médiévale, mais ce passage demeure significatif, car il reconnaît que, dans certaines circonstances historiques, la religion peut effectivement jouer un rôle décisif dans la vie d’une société. Malgré son intérêt réduit pour la religion, Marx s’est intéressé aux rapports entre protestantisme et capitalisme. Plusieurs passages du Capital font allusion à la contribution du protestantisme à l’accumulation primitive du capital – en favorisant, par exemple, l’expropriation des biens de l’Église et des pâturages communaux (Marx, 2016 : 698-699 et passim). Dans ses Grundrisse – un demisiècle avant le célèbre essai de Max Weber –, il fit ce commentaire fort éclairant sur le rapport intime qui existerait entre protestantisme et capitalisme : Le culte de l’argent a son ascétisme, son renoncement, son sacrifice de soi-même : l’esprit d’économie et de frugalité, le mépris des jouissances de ce monde, temporelles et passagères ; la chasse au trésor éternel. D’où le lien entre le puritanisme anglais ou encore le protestantisme hollandais et les affaires qui rapportent de l’argent (Marx, 2018b : 193-194). Le parallèle (sinon l’identité) avec la thèse de Weber est d’autant plus surprenant que l’auteur de L’éthique protestante ne pouvait avoir connaissance de ce passage, les Grundrisse n’ayant été publiés pour la première fois qu’en .
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• I , 1. MARXISME ET RELIGION
Certains théologiens de la libération (Enrique Dussel, Hugo Assmann) ont fréquemment recours à ces citations dans leur définition du capitalisme comme forme d’idolâtrie.
3
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Par ailleurs, Marx désigne souvent le capitalisme comme la « religion de la vie quotidienne » (Marx, 1964 : 838) fondée sur le fétichisme de la marchandise. Il décrit le capital « comme un Moloch qui exige qu’on lui sacrifie le monde entier » (Marx, 1976 : 540) et le progrès capitaliste comme « cette hideuse idole païenne qui ne voulait boire le nectar que dans le crâne des victimes » (Marx, 2002 : 53) . Sa critique de l’économie politique est pleine d’allusions à l’idolâtrie : Baal, Moloch, Mammon, le Veau d’or et, bien entendu, le concept même de « fétiche ». Mais il faut reconnaître à ce langage un sens plus métaphorique que substantiel (en termes de sociologie de la religion) 3. Du fait, sans doute, de son éducation piétiste, Friedrich Engels manifeste un intérêt bien plus soutenu que Marx pour les phénomènes religieux et leur rôle historique. La principale contribution de Engels à l’étude marxiste des religions est son analyse des rapports entre les représentations religieuses et la lutte des classes. Au-delà de la polémique philosophique (opposant le matérialisme à l’idéalisme), il cherche à comprendre et à expliquer les formes sociales et historiques concrètes de la religion. Le christianisme n’est plus traité, comme chez Feuerbach, comme une « essence infinie », mais plutôt comme un système culturel sujet à diverses transformations selon la période historique : d’abord religion d’esclaves, puis idéologie d’État de l’Empire romain, retaillée ensuite sur mesure pour la hiérarchie féodale, pour être enfin adaptée à la société bourgeoise. Il apparaît donc comme un espace symbolique, enjeu de forces sociales antagoniques : au XVIe siècle par exemple, théologie féodale, protestantisme bourgeois, hérésies plébéiennes ou paysannes. Cette analyse dérive parfois vers un utilitarisme strict, vers une interprétation instrumentale des mouvements religieux : « chacune des différentes classes utilise la religion qui lui est conforme […] ; et peu importe que ces messieurs croient ou non à leurs religions respectives » (Engels, 1960b : 260, trad. modif.). Engels semble ne trouver dans les diverses formes de croyance que le « déguisement religieux » des intérêts de classe. Néanmoins, grâce à sa méthode fondée sur la lutte des classes, Engels, contrairement aux philosophes des Lumières, a compris que le
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clergé n’est pas un corps socialement homogène : dans certaines conjonctures historiques, il se divise selon ses composantes de classe. C’est ainsi qu’au cours de la Réforme nous avons d’un côté le sommet féodal de la hiérarchie, le haut clergé, et de l’autre le bas clergé qui a fourni les idéologues de la Réforme et des mouvements paysans révolutionnaires (Engels, 1974 : 62, 68-69). Tout en restant matérialiste, athée et adversaire irréconciliable de la religion, Engels, tout comme le jeune Marx, a compris la dualité de nature de ce phénomène : le rôle qu’il joue dans la légitimation de l’ordre établi, mais aussi, les circonstances sociales s’y prêtant, son rôle critique, contestataire et même révolutionnaire. La plupart de ses écrits traitent de ces formes rebelles de la religion. En effet, il s’est d’abord penché sur le christianisme primitif, religion des pauvres, des exilés, des damnés, des persécutés et des opprimés. Les premiers chrétiens étaient issus des derniers rangs de la société : esclaves, affranchis, hommes privés de leurs droits, petits paysans accablés de dettes. Engels va même jusqu’à établir un parallèle étonnant entre ce christianisme primitif et le socialisme moderne : • ces deux grands mouvements n’ont pas été créés par des chefs ou des prophètes – bien que les prophètes n’aient pas manqué dans l’un ou l’autre cas – ; • ils sont tous deux des mouvements d’hommes et de femmes opprimés, en butte à la persécution, dont les membres sont proscrits et poursuivis par les pouvoirs publics ; • tous deux prêchent une libération imminente de l’esclavage et de la misère. Pour ajouter un peu de sel à sa comparaison, Engels cite, de façon assez provocatrice, une formule de l’historien français Ernest Renan : « Si vous voulez vous faire une idée des premières communautés chrétiennes, regardez une section locale de l’Association internationale des travailleurs. » Selon Engels, le parallèle entre le socialisme et le christianisme primitif est apparent dans tous les mouvements qui, au cours des siècles, ont rêvé de restaurer la religion chrétienne primitive – des taborites de Jan Žižka (« de glorieuse mémoire ») et des anabaptistes de Thomas Münzer aux révolutionnaires communistes français (d’après ) et aux partisans de Wilhelm Weitling, le communiste utopiste allemand. Aux yeux de Engels, il
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demeure pourtant une différence essentielle entre les deux mouvements : les chrétiens primitifs rejetaient la délivrance dans l’au-delà alors que le socialisme la situe dans ce monde (Engels, 1960a : 310-312). Mais cette différence est-elle aussi tranchée qu’elle le semble à première vue ? Dans son étude d’un deuxième grand mouvement chrétien, la guerre des paysans en Allemagne, elle semble perdre de sa netteté : Thomas Münzer, théologien et chef des paysans révolutionnaires et des plébéiens hérétiques (anabaptistes) du XVIe siècle, souhaitait l’établissement immédiat du royaume de Dieu, ce royaume millénariste des prophètes, sur terre. Selon Engels (1974 : 79), « pour Münzer, le royaume de Dieu n’était pas autre chose qu’une société où il n’y aurait plus aucune différence de classes, aucune propriété privée, aucun pouvoir d’État autonome, étranger aux membres de la société ». Engels (1974 : 78-79) n’en était pas moins tenté de réduire la religion à un stratagème : il évoque la « phraséologie » chrétienne de Münzer et son « déguisement » biblique. La dimension spécifiquement religieuse du millénarisme münzérien, sa force spirituelle et morale, sa profondeur mystique authentiquement vécue semblent lui avoir échappé. Engels n’a certes pas caché son admiration pour le prophète millénariste allemand. Il qualifie ses idées de « quasi communistes » et « religieusement révolutionnaires » : à ses yeux, elles étaient moins une synthèse des exigences plébéiennes de cette époque qu’une « anticipation brillante » des buts d’une émancipation prolétarienne encore future. Cette dimension anticipatrice et utopique de la religion – qui ne saurait s’expliquer dans les termes de la théorie du « reflet » – n’est pas poussée plus loin par Engels, mais a été vigoureusement et richement développée (comme nous le verrons) par Ernst Bloch. La dernière lutte révolutionnaire menée sous la bannière de la religion fut, selon Engels, celle du mouvement puritain anglais du XVIIe siècle. Si la religion, et non le matérialisme, a nourri l’idéologie de cette révolution, c’est à cause de la nature politiquement réactionnaire que revêtait cette philosophie en Angleterre, où elle était représentée par Hobbes et d’autres partisans de l’absolutisme royal. Par contraste avec ce matérialisme et ce déisme conservateurs, les sectes protestantes apportèrent à la guerre contre les Stuarts aussi bien une bannière religieuse que
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des combattants (Engels, 1960c : 297-298). Cette analyse est assez intéressante, car, rompant avec une vision linéaire de l’histoire héritée des Lumières, Engels reconnaît que la lutte entre le matérialisme et la religion ne correspond pas nécessairement à la guerre entre révolution et contre-révolution, progrès et régression, liberté et despotisme, classes opprimées et classes dominantes. Dans ce cas précis, la relation est exactement l’inverse : une religion révolutionnaire contre un matérialisme absolutiste. Engels était persuadé que, depuis la Révolution française, la religion ne pouvait plus jamais fonctionner comme idéologie révolutionnaire, et il fut surpris lorsque des communistes français et allemands tels que Étienne Cabet et Wilhelm Weitling affirmèrent que « le christianisme, c’est le communisme ». Ce désaccord en matière de religion fut une des principales raisons de la nonparticipation des communistes français aux Annales francoallemandes () et de la séparation d’avec Weitling en . Engels ne pouvait prévoir la théologie de la libération, mais, grâce à son analyse du phénomène religieux du point de vue de la lutte des classes, il fit ressortir le potentiel protestataire de la religion et ouvrit la voie à une nouvelle façon d’appréhender le rapport entre religion et société, distinct aussi bien de la philosophie des Lumières (la religion comme complot clérical) que du néo-hégélianisme allemand (la religion comme essence humaine aliénée). La plupart des études marxistes de la religion écrites au XXe siècle se sont contentées de commenter ou de développer les idées esquissées par Marx et Engels, ou de les appliquer à une réalité particulière. Il en va ainsi, par exemple, des études historiques que Karl Kautsky consacre au christianisme primitif, aux hérésies médiévales, à Thomas More et à Thomas Münzer. Kautsky considère tous ces courants religieux comme des mouvements communistes et « précurseurs du socialisme moderne » (il s’agit du titre de son anthologie d’essais), dont l’objectif était une sorte de communisme distributif – en opposition au communisme productif des mouvements travaillistes. Si les études de Kautsky proposent une conception perspicace et des détails intéressants sur les bases économiques et sociales de ces mouvements et de leurs aspirations communistes, elles réduisent généralement leurs croyances religieuses à une simple « enveloppe »
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(Hülle) ou un simple « habillage » (Gewand) qui en « masquent » le contenu social. Selon lui, les manifestations mystiques, apocalyptiques et millénaristes des hérésies médiévales ne seraient que les expressions du désespoir résultant de l’impossibilité de réaliser leurs idéaux communistes (Kautsky, 1913 : 170, 198, 200-202). Dans l’ouvrage qu’il consacre à la Réforme en Allemagne, il ne s’attarde guère à la dimension religieuse de la lutte entre catholiques, luthériens et anabaptistes : méprisant les « querelles théologiques » (theologische Zänkereien) entre ces mouvements religieux, il ne perçoit d’autre tâche pour l’historien que de « réduire les luttes de cette époque aux contradictions d’intérêts matériels ». Les quatre-vingt-quinze thèses de Luther ne seraient pas tant une querelle dogmatique qu’un conflit relatif à des questions économiques : les sacs d’écus (Geldbeutel) dont Rome dépouillait l’Allemagne grâce à l’impôt ecclésiastique (Kautsky, 1921 : 3, 5). Le livre que Kautsky consacre à Thomas More est plus original : il y brosse un tableau lumineux et idyllique du christianisme populaire médiéval – une religion joyeuse, pleine de vitalité, de célébrations et de fêtes. L’auteur de L’Utopie est présenté comme le dernier survivant du vieux catholicisme féodal populaire – très différent de sa version moderne et jésuitique. Selon Kautsky, Thomas More préférait le catholicisme au protestantisme, parce qu’il était contre la prolétarisation des paysans résultant de la disparition de la jouissance commune de la terre par l’Église et les paysans – disparition voulue par la Réforme protestante en Angleterre. Par ailleurs, les institutions religieuses de l’île d’Utopie montrent que Thomas More était loin d’être un partisan de l’autoritarisme catholique établi : il prônait la tolérance religieuse, l’abolition du célibat des prêtres, l’élection des prêtres par leurs communautés et l’ordination des femmes (Kautsky, 1890 : 101, 244-249, 325-330). Dans le mouvement ouvrier européen, nombre de marxistes étaient radicalement hostiles à la religion, mais pensaient en même temps que le combat de l’athéisme contre l’idéologie religieuse devait être subordonné aux nécessités concrètes de la lutte de classe, qui exige l’unité des travailleurs qui croient en Dieu et de ceux qui n’y croient pas. Lénine lui-même – qui dénonçait souvent la religion comme « brouillard religieux » – insista dans son article de , « Socialisme et religion », sur le
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fait que l’athéisme ne doit pas faire partie du programme du parti, parce que « l’unité de cette lutte véritablement révolutionnaire de la classe opprimée pour la création d’un paradis sur terre est pour nous plus importante que l’unité d’opinion des prolétaires sur le paradis céleste » (Lénine, 1962 : 61). Rosa Luxemburg était également de cet avis, mais elle élabora une démarche différente et originale. Bien qu’athée, elle s’attaqua moins, dans ses écrits, à la religion en tant que telle qu’à la politique réactionnaire de l’Église, au nom même de sa propre tradition. Dans un opuscule de , « Église et socialisme », elle affirma que les socialistes modernes étaient plus fidèles aux préceptes originels du christianisme que ne l’était le clergé conservateur de ce siècle. Puisque les socialistes se battent pour un ordre social d’égalité, de liberté et de fraternité, les prêtres devraient accueillir favorablement leur mouvement, s’ils veulent honnêtement appliquer dans la vie de l’humanité le précepte chrétien : « Aime ton prochain comme toi-même. » Lorsque le clergé soutient les riches qui exploitent et oppriment les pauvres, il est en contradiction explicite avec l’enseignement chrétien : il ne sert pas le Christ mais le Veau d’or. Les premiers apôtres du christianisme étaient d’« ardents communistes » et les Pères et premiers docteurs de l’Église (comme Basile le Grand et Jean Chrysostome) dénonçaient l’injustice sociale. Aujourd’hui, cette cause a été prise en charge par le mouvement socialiste qui apporte « aux pauvres, aux exploités, l’évangile de la fraternité et de l’égalité », et appelle « le peuple à instaurer sur terre le royaume de l’égalité, de la liberté, de l’amour du prochain » (Luxemburg, 2006 : 7-8, 19-24). Plutôt que d’engager une bataille philosophique au nom du matérialisme, Rosa Luxemburg chercha à sauver la dimension sociale de la tradition chrétienne pour la transmettre au mouvement ouvrier. Les austro-marxistes, comme Otto Bauer et Max Adler, étaient bien moins hostiles à l’égard de la religion que ne l’étaient leurs camarades allemands ou russes. Ils semblaient avoir considéré que le marxisme était compatible avec une certaine forme de religion, mais ils entendaient surtout par là une « croyance philosophique » (d’inspiration néo-kantienne) plutôt que les traditions religieuses historiques concrètes (McLellan, 1987 : 58-89). L’Internationale communiste n’accordait guère d’attention à la religion bien qu’un nombre significatif de chrétiens eussent
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Voir l’excellente recherche de Rochefort-Turquin (1986).
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L’intuition de Rosa Luxemburg selon laquelle on pouvait se battre pour le socialisme au nom des vraies valeurs du christianisme originel se perd dans une telle perspective « matérialiste » grossière et plutôt intolérante. En fait, quelques années après que Brecht eut écrit cette pièce, entre et , surgit en France un mouvement de chrétiens révolutionnaires qui rassemblait plusieurs milliers de militants soutenant activement le mouvement ouvrier, surtout son aile la plus radicale (les socialistes de gauche de Marceau Pivert). Leur mot d’ordre principal était : « Nous sommes socialistes parce que nous sommes chrétiens »4… Parmi les dirigeants et penseurs du mouvement communiste, Antonio Gramsci (-) est probablement celui qui a montré le plus d’intérêt pour les questions religieuses. À la différence de Engels et de Kautsky, il s’intéressait moins au christianisme primitif ou aux hérésies communistes du Moyen Âge
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C’est pourquoi si en bas quelqu’un dit Qu’il existe un Dieu qui, bien qu’invisible, Peut cependant vous secourir, Celui-là il faut lui cogner le crâne sur le pavé Jusqu’à ce qu’il en crève (Brecht, 1974 : 343-344).
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rejoint le mouvement et qu’un ancien pasteur protestant suisse, Jules Humbert-Droz, fût même devenu, dans les années , un des principaux dirigeants du Komintern. À l’époque, l’idée la plus répandue chez les marxistes était qu’un chrétien qui devenait socialiste ou communiste abandonnait forcément ses croyances religieuses antérieures, « antiscientifiques » et « idéalistes ». La très belle pièce de Bertolt Brecht, Sainte Jeanne des abattoirs (), offre une excellente illustration de ce type de démarche simpliste à l’égard de la conversion des chrétiens à la lutte pour l’émancipation prolétarienne. Brecht décrit avec une grande habileté le processus qui amène Jeanne, dirigeante de l’Armée du salut, à découvrir la vérité sur l’exploitation et l’injustice sociale, et à dénoncer ses anciennes croyances, au moment de mourir. Mais, pour Brecht, il devait y avoir une rupture absolue et totale entre son ancienne foi chrétienne et son nouveau credo de lutte révolutionnaire. Juste avant de mourir, Jeanne s’adresse au peuple en ces termes :
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qu’au fonctionnement de l’Église catholique : il fut un des premiers marxistes à chercher à comprendre le rôle contemporain de l’Église catholique et le poids de la culture religieuse dans les masses populaires. Dans ses écrits de jeunesse, Gramsci manifeste de la sympathie pour les formes progressistes de la religion. C’est ainsi qu’il fut fasciné par le socialisme chrétien de Charles Péguy : Le trait le plus évident de la personnalité de Péguy est la religiosité, la foi intense. […] Ses livres débordent de cet ardent mysticisme que lui inspire l’enthousiasme le plus sincère et le plus persuasif, s’exprimant dans une prose toute personnelle d’intonation biblique (Gramsci, 1958 : 33).
En lisant Notre jeunesse de Péguy, nous nous enivrons de ce sentiment mystique religieux du socialisme, de la justice, qui envahit toute chose. […] Nous sentons en nous une vie nouvelle, une foi plus vibrante qu’à l’accoutumée et les misérables polémiques des petits politiciens crassement matérialistes […] ont pour seule vertu de nous rendre plus fiers (Gramsci, 1972 : 118) 5.
Les remarques sur la religion que l’on rencontre dans ses Cahiers de prison sont fragmentaires, non systématiques et allusives, mais néanmoins fort perspicaces. Sa critique intelligente et ironique des formes conservatrices de la religion – en particulier de la version jésuitique du catholicisme, qu’il détestait de tout son cœur – ne l’empêchait pas de percevoir la dimension utopique de la pensée religieuse : La religion est la plus gigantesque utopie, c’est-à-dire la plus gigantesque « métaphysique » apparue dans l’histoire, puisqu’elle est la tentative la plus grandiose de concilier sous une forme mythologique les contradictions réelles de la vie historique : elle affirme en vérité que l’homme a la même « nature », que l’homme en général existe, dans la mesure où il est créé par Dieu, fils de Dieu, par conséquent frère de tous les autres hommes, égal aux autres hommes, libre parmi les autres et
Gramsci parut également s’intéresser, au début des années vingt, au mouvement paysan dirigé par un catholique gauchiste, Guido Miglioli. Voir sur ce point l’ouvrage remarquable de Díaz-Salazar (1991 : 96-97).
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comme les autres hommes […], mais elle affirme aussi que tout cela n’est pas de ce monde ni pour ce monde, mais d’un autre monde (utopique). Ainsi les idées d’égalité, de fraternité, de liberté, fermentent parmi les hommes […]. Ainsi est-il arrivé que dans tout soulèvement radical des foules, d’une façon ou d’une autre, sous des formes et des idéologies déterminées, ont été posées ces revendications (Gramsci, 1978 : 283-284 [Cahier 11 (XVIII), § 62]).
Il soulignait aussi les différences qui se manifestent dans l’Église en fonction des orientations idéologiques – courants libéraux, modernistes, jésuitiques ou fondamentalistes au sein de la culture catholique – et des différentes classes sociales :
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En outre, il croyait que le christianisme, sous certaines conditions historiques, représente « une forme nécessaire de la volonté des masses populaires, une forme déterminée de rationalité du monde et de la vie ». Mais cela ne s’applique qu’au « christianisme naïf » du peuple et non au « christianisme jésuitisé » (cristianesimo gesuitizzato) qui est un « pur narcotique pour les masses populaires » (Gramsci, 1978 : 188-189 [C. 11 (XVIII), § 12]). La plupart des notes de Gramsci ont trait à l’histoire et au rôle actuel de l’Église catholique en Italie : son expression sociale et politique à travers l’Action catholique et le Parti populaire, ses rapports à l’État et aux classes subalternes, etc. (Gramsci, 1953 : 223307 ; 1979). Bien qu’il se fût particulièrement attaché aux divisions de classe au sein de l’Église, Gramsci était également conscient de l’autonomie relative de l’institution en tant que corps composé d’« intellectuels traditionnels » (le clergé et les intellectuels catholiques laïques) – autrement dit, d’intellectuels attachés à un passé féodal et dépourvus de tout lien « organique » avec l’une ou l’autre des classes sociales modernes. C’est pourquoi la motivation principale des actions politiques de l’Église et de ses rapports conflictuels avec la bourgeoisie italienne est la défense de ses intérêts corporatifs, de son pouvoir et de ses privilèges.
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Toute religion […] est en réalité une multiplicité de religions distinctes et souvent contradictoires : il y a un catholicisme des paysans, un catholicisme des petits-bourgeois et ouvriers de la ville, un catholicisme des femmes et un catholicisme des intellectuels (Gramsci, 1978 : 196 [C. 11 (XVIII), § 13]).
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Gramsci s’intéressa beaucoup à la Réforme, mais, à la différence de Engels et de Kautsky, il s’attacha non à Thomas Münzer et aux anabaptistes, mais à Luther et Calvin. En lecteur attentif de L’éthique protestante de Max Weber, il croyait que la manière dont la doctrine calviniste de la prédestination s’était transformée en « une des plus fortes impulsions à l’initiative pratique que l’histoire mondiale ait connues » constitue un exemple classique du passage d’une conception du monde à une norme pratique de comportement (Gramsci, 1978 : 71 [C. 10 (XXXIII), II partie, § 28]). On peut supposer, jusqu’à un certain point, que Gramsci s’est servi de Weber pour dépasser l’approche économiste du marxisme vulgaire en s’attachant au rôle productif des idées et des représentations à travers l’histoire (Gramsci, 1978 : 189-190 [C. 11 (XVIII), § 12], 277 [C. 11 (XVIII), § 53] ; Montanari, 1987 : 58). Son rapport au protestantisme allait pourtant bien au-delà de cette question méthodologique ; pour lui, la Réforme, en tant que mouvement authentiquement national et populaire, capable de mobiliser les masses, était une sorte de paradigme pour la grande « réforme intellectuelle et morale » que le marxisme s’efforçait d’accomplir : la philosophie de la pratique « correspond à la connexion : Réforme protestante + Révolution française : c’est une philosophie qui est aussi une politique, et c’est une politique qui est aussi une philosophie » (Gramsci, 1990 : 211 [C. 16 (XXII), § 9]). Alors que Kautsky (1890 : 76), vivant dans l’Allemagne protestante, idéalisait la Renaissance italienne et méprisait la Réforme qu’il qualifiait de « lutte de la barbarie contre la culture », Gramsci (1983 : 363-364 [C. 8 (XXVIII), § 185] ; 1996 : 485 [C. 5 (IX), § 123]), le marxiste italien, chantait les louanges de Luther et de Calvin, et dénonçait la Renaissance comme un mouvement aristocratique et réactionnaire. Les observations de Gramsci sont riches et stimulantes, mais en dernière analyse, elles suivent le schéma marxiste classique dans leur analyse de la religion. Ernst Bloch est le premier auteur marxiste à avoir radicalement changé ce cadre théorique, sans pour autant abandonner la perspective marxiste et révolutionnaire. Dans une démarche analogue à celle de Engels, il distingue deux courants sociaux opposés : d’une part, la religion théocratique des Églises officielles, opium du peuple, appareil de mystification au service des puissants ; de l’autre, la religion clandestine, subversive et hérétique des cathares, des hussites, de Joachim de Flore, Thomas e
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Münzer, Franz von Baader, Wilhelm Weitling et Léon Tolstoï. Mais, contrairement à Engels, Bloch refuse de ne voir dans la religion que l’« habillage » des intérêts de classe – il critique explicitement cette conception, tout en l’attribuant uniquement à Kautsky. Dans ses formes protestataires et rebelles, la religion est une des expressions les plus significatives de la conscience utopique, une des plus riches manifestations du principe Espérance. Par sa capacité d’anticipation créatrice, l’eschatologie judéo-chrétienne – l’univers religieux préféré de Bloch – délimite l’espace imaginaire du « pas-encore-existant » (Noch-nichtsein) (Bloch, 1976-1991 ; 1978). À partir de ces présuppositions, Bloch développe une interprétation hétérodoxe et iconoclaste de la Bible – tant de l’Ancien que du Nouveau Testament – dont il tire la Biblia pauperum, qui dénonce les pharaons et appelle tout un chacun à choisir aut Cæsar aut Christus (« ou César ou le Christ »). Athée religieux – car d’après lui seul l’athée peut être bon chrétien et vice versa – et théologien de la révolution, Bloch ne produisit pas seulement une lecture marxiste du millénarisme (sur les traces de Engels), mais aussi, chose nouvelle, une interprétation millénariste du marxisme dans laquelle la lutte socialiste pour le royaume de la liberté est perçue comme l’héritière directe des hérésies eschatologiques et collectivistes du passé. Bloch, comme le jeune Marx de la fameuse citation de , reconnaît évidemment le caractère double du phénomène religieux, son aspect d’oppression en même temps que son potentiel de révolte. Pour appréhender le premier, il faut recourir à ce qu’il appelle le « courant froid du marxisme » : l’analyse matérialiste impitoyable des idéologies, des idoles et des idolâtries. Pour le second, en revanche, c’est le « courant chaud du marxisme » qui est sollicité, pour chercher à sauvegarder le surplus culturel utopique de la religion, sa force critique et anticipatrice. Au-delà d’un quelconque « dialogue », Bloch rêve d’une union authentique entre le christianisme et la révolution, comme dans les guerres paysannes du XVIe siècle. Les positions de Bloch étaient, dans une certaine mesure, partagées par d’autres membres de l’École de Francfort. Max Horkheimer (1968 : 374) considérait que « la religion est le dépôt des désirs, des nostalgies [Sehnsüchte] et des accusations d’innombrables générations ». Erich Fromm (1975), dans son essai de sur
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« Le dogme du Christ », utilisa le marxisme et la psychanalyse pour éclairer l’essence messianique, plébéienne, égalitaire et anti-autoritaire du christianisme primitif. Walter Benjamin voulut combiner dans une synthèse unique et originale théologie et marxisme, messianisme juif et matérialisme historique, lutte des classes et rédemption. L’œuvre de Lucien Goldmann représente une autre tentative de frayer une voie au renouveau de l’étude marxiste de la religion. Bien que d’inspiration fort différente de Bloch, il s’intéresse, lui aussi, à la rédemption de la valeur morale et humaine de la tradition religieuse. Dans son livre Le Dieu caché (), il développa une analyse sociologique très subtile et inventive de l’hérésie janséniste (y compris le théâtre de Racine et la philosophie de Pascal) comme vision du monde tragique, exprimant la situation particulière d’une couche sociale (la noblesse de robe) de la France du XVIIe siècle. L’une de ses innovations méthodologiques fut de lier la religion non seulement aux intérêts de classe, mais à la condition existentielle tout entière : il étudia donc la manière dont cette couche juridique et administrative, tiraillée entre sa dépendance de et son opposition à la monarchie absolue, donna une expression religieuse à ses dilemmes dans la vision tragique du monde propre au jansénisme. Selon David McLellan (1987 : 128), il s’agit ici de « l’analyse spécifique la plus impressionnante de la religion qui ait été produite par le marxisme occidental ». L’aspect le plus original et surprenant de cet ouvrage est cependant sa tentative de comparer – sans pour autant les assimiler l’une à l’autre – la foi religieuse et la foi marxiste : toutes deux ont en commun le refus de l’individualisme pur (rationaliste ou empiriste) et la croyance en des valeurs transindividuelles – Dieu pour la religion, la communauté humaine pour le socialisme. Il établit une analogie semblable entre le pari pascalien sur l’existence de Dieu et le pari marxiste sur la libération de l’humanité : tous deux présupposent le risque, le danger de l’échec et l’espérance du succès. Tous deux impliquent une certaine foi fondamentale qui n’est pas démontrable au seul niveau des jugements de fait. Ce qui les sépare est, bien sûr, le caractère surnaturel et supra-historique de la transcendance religieuse : La foi marxiste est une foi en l’avenir historique que les hommes font eux-mêmes, ou plus exactement que nous devons faire
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par notre activité, un « pari » sur la réussite de nos actions ; la transcendance qui fait l’objet de cette foi n’est plus ni surnaturelle ni transhistorique, mais supra-individuelle, rien de plus mais aussi rien de moins (Goldmann, 1955 : 99).
Avec Sorel, le marxisme assimile les éléments et acquis substantiels des courants philosophiques postérieurs à Marx. Dépassant les bases rationalistes et positivistes du socialisme de son époque, Sorel trouve chez Bergson et les pragmatistes des idées qui revigorent la pensée socialiste, restituant sa mission révolutionnaire […]. La théorie des mythes révolutionnaires qu’applique au mouvement socialiste l’expérience des mouvements religieux établit les bases d’une philosophie de la révolution (Mariátegui, 2014 : 19).
Expression d’une révolte romantique-marxiste contre l’interprétation dominante (semi-positiviste) du matérialisme historique,
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Célébrant Georges Sorel comme le premier penseur marxiste à avoir compris le « caractère religieux, mystique, métaphysique du socialisme », il devait écrire quelques années plus tard, dans son dernier ouvrage, Défense du marxisme () :
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L’intelligentsia bourgeoise se complaît dans une critique rationaliste de la méthode, de la théorie et de la technique des révolutionnaires. Quel malentendu ! La force des révolutionnaires ne réside pas dans leur science ; elle réside dans leur foi, leur passion, leur volonté. C’est une force religieuse, mystique, spirituelle. C’est la force du Mythe. L’émotion révolutionnaire […] est une émotion religieuse. Les motifs religieux sont descendus du ciel sur terre. Ils ne sont plus divins, mais humains et sociaux (Mariátegui, 1979 : 22).
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Sans chercher le moins du monde à « christianiser le marxisme », Lucien Goldmann introduisit une nouvelle manière de voir la relation conflictuelle entre croyance religieuse et marxisme athée. L’idée selon laquelle il existerait un terrain commun entre l’esprit révolutionnaire et religieux avait déjà été mise en avant, de façon moins systématique, par le marxiste le plus original et inventif d’Amérique latine, le Péruvien José Carlos Mariátegui. Dans un essai datant de , « El hombre y el mito », il proposa une conception assez hétérodoxe des valeurs révolutionnaires :
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cette formulation peut paraître trop radicale. Il devrait être clair, en tout état de cause, que Mariátegui ne voulait pas faire du socialisme une Église ou une secte religieuse, mais souhaitait faire apparaître la dimension spirituelle et éthique de la lutte révolutionnaire : la foi (« mystique »), la solidarité, l’indignation morale, l’engagement total au risque de sa propre vie (ce qu’il qualifie d’« héroïque »). Le socialisme, pour Mariátegui, était inséparable d’une tentative de réenchanter le monde grâce à l’action révolutionnaire. Il n’est guère surprenant qu’il ait été l’une des principales références marxistes du Péruvien Gustavo Gutiérrez, fondateur de la théologie de la libération. Marx et Engels pensaient que le rôle subversif de la religion appartenait au passé, sans signification pour l’époque de la lutte de classe moderne. Cette prévision s’est révélée juste pendant un siècle – à quelques importantes exceptions près, notamment en France où les socialistes chrétiens sont apparus au cours des années trente, les prêtres ouvriers dans les années quarante et cinquante, la gauche des syndicats chrétiens (CFTC) dans les années cinquante, etc. Mais pour comprendre ce qui se passe depuis cinquante ans en Amérique latine – et, dans une moindre mesure, sur d’autres continents –, il faut intégrer à notre analyse les intuitions de Bloch (et de Goldmann) sur le potentiel utopique de la tradition judéo-chrétienne.
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Chapitre L’ É T H I Q U E C AT H O L I Q U E E T L’ E S P R I T D U C A P I TA L I S M E
:
LE CHAPITRE DE LA SOCIOLOGIE DE LA RELIGION QUE MAX WEBER N’A JAMAIS ÉCRIT
6 Pour une étude détaillée de ce concept et de son utilité méthodologique pour la sociologie de la culture, voir Löwy (2009).
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La thèse principale de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber n’est pas, comme on le soutient si souvent, que la religion est le facteur déterminant du développement économique, mais plutôt qu’il existe un rapport d’affinité élective (Wahlverwandtschaft) entre certaines formes religieuses et le mode de vie capitaliste.Weber ne précise pas ce qu’il entend par ce terme, mais il est permis de déduire de ses écrits qu’il désigne un rapport d’attraction et de renforcement mutuels qui aboutit parfois à une sorte de symbiose culturelle 6. Quelles sont les répercussions d’une éthique catholique dans le domaine économique ? Max Weber n’a jamais tenté une évaluation systématique des rapports existant entre le catholicisme et l’ethos capitaliste, mais on trouve bien, inhérent à la structure même de L’éthique protestante, un véritable « sous-texte », un contre-argument qui n’est jamais clairement énoncé : l’Église catholique offre au développement du capitalisme un environnement beaucoup moins favorable – pour ne pas dire franchement hostile – que les dénominations calvinistes ou méthodistes. Pourquoi en est-il ainsi ? À vrai dire, on trouve certaines indications aussi bien dans l’ouvrage en question que dans d’autres publications de Weber. Celles-ci nous offrent, dans une certaine mesure, une réponse à cette question. Bien que ces arguments soient éparpillés dans les divers écrits de notre auteur et quoiqu’ils n’aient jamais été développés ni systématisés par lui, ils offrent des indices précieux à qui souhaite mieux comprendre la tension entre catholicisme et capitalisme. Il est remarquable que, dans l’immense masse de travaux consacrés à la thèse wébérienne au
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cours des cent dernières années, on ne trouve (à ma connaissance, du moins) presque aucun traitement de fond de cette question. Tentons donc de reconstituer ce chapitre manquant en nous appuyant sur toutes les allusions à cette tension, puis cherchons à vérifier l’hypothèse de Weber à la lumière de quelques autres sources historiques ou religieuses. On constate, paradoxalement, que son Éthique protestante n’a pas grand-chose à nous apprendre en la matière. Le premier chapitre traite longuement de ce qui distingue le développement économique dans les régions de l’Allemagne qui sont principalement catholiques et dans celles qui sont surtout protestantes. Il ne cherche pas pour autant à examiner la nature des obstacles que la culture catholique dresse au développement capitaliste. Il se contente de mentionner « le fait que Thomas qualifiait de turpitudo la recherche du profit (qualification qui visait y compris l’obtention de gains inévitable et à ce titre éthiquement licite) » (Weber, 2003b : 54, 57). Dans un passage plus explicite, il soutient que, dans la tradition catholique, on avait affaire à un pudendum [une chose dont on doit avoir honte], lequel devait être toléré uniquement en raison des ordres préexistants de la vie. […] Mais la doctrine dominante rejetait l’« esprit » du gain capitaliste comme une turpitudo ou, à tout le moins, elle ne pouvait lui trouver de valeur éthique positive (Weber, 2003b : 58).
Au cours du débat que provoqua la publication de son livre,Weber proposa un nouveau concept : celui de l’« incompatibilité [Unvereinbarkeit] entre les idéaux des catholiques sérieusement convaincus et la poursuite “commerciale” du gain » (Weber, 2003a : 371). Il ne cite pourtant aucun motif éthique ou religieux pouvant justifier une telle opposition. Il fallut encore attendre plusieurs années pour trouver, dans la « Considération intermédiaire » () de « L’éthique économique des religions mondiales », certaines hypothèses qui proposent des explications fort intéressantes. Weber, en premier lieu, ne traite pas directement du catholicisme, mais bien de la tension que l’on constate le plus souvent entre l’« éthique religieuse de la fraternité » (religiöse Brüderlichkeitsethik) et les valeurs du monde : un « clivage […] irréconciliable » (unversöhnlicher Zwiespalt) qui n’est jamais aussi apparent que dans le domaine
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économique, où la religiosité salvatrice sublimée se heurte à une économie rationalisée fondée sur l’argent, le marché et la concurrence ainsi que sur des calculs abstraits et impersonnels : Le cosmos [Kosmos] de l’économie moderne, rationnelle et capitaliste, s’est d’autant plus fermé à toute relation imaginable avec une éthique religieuse de la fraternité qu’il a suivi davantage sa logique intrinsèque et immanente : plus il devenait rationnel et, du coup, impersonnel, plus cette fermeture s’est renforcée. […] rationalité formelle et rationalité matérielle entraient ici en conflit (Weber, 2006a : 420-421).
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Mais avant tout c’est le caractère des rapports purement commerciaux – caractère impersonnel, rationnel du point de vue économique, mais, par ce fait même, irrationnel du point de vue éthique – qui, dans les religions éthiques, se heurte à une
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Il est assez intéressant de constater que Weber ne présente pas l’éthique religieuse comme irrationnelle par opposition au système économique (capitaliste) rationnel, mais les décrit comme deux types distincts de rationalité, les désignant par des termes (« formel » et « matériel ») qui ne sont guère éloignés de ceux qu’emploiera par la suite l’École de Francfort (« instrumental » et « substantiel »). L’Église catholique est le principal exemple – cité dans la « Considération intermédiaire » – d’une telle défiance religieuse à l’égard du développement des puissances économiques impersonnelles, « spécialement hostiles à la fraternité ». Le Deo placere non potest a longtemps caractérisé l’attitude du catholicisme à l’égard de la vie économique. Bien entendu, du fait de sa propre dépendance de l’activité économique, l’Église a bien été obligée de trouver des compromis, comme l’illustre par exemple l’histoire de l’interdiction du prêt à intérêt. Mais « la tension ellemême était au bout du compte difficilement surmontable » (Weber, 2006a : 421-422). La question est encore posée – et l’analyse approfondie – dans Économie et société. Dans cet ouvrage, Weber aborde directement les rapports entre l’éthique catholique et le capitalisme. Traitant du combat long et tenace que l’Église catholique mena contre les taux d’intérêt, il parle d’une « lutte de principe entre les rationalisations éthique et économique de l’économie » (Weber, 1995 : 355, trad. modif.), et il en décrit les motifs comme suit :
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méfiance d’autant plus sûrement ressentie qu’elle n’est jamais tout à fait clairement exprimée. Tout rapport purement personnel, d’homme à homme, quel qu’il soit, y compris la réduction à l’esclavage, peut être éthiquement réglementé, des postulats éthiques peuvent être posés, car la structure de ce rapport dépend de la volonté individuelle des participants et laisse donc le champ libre au développement de la vertu de charité. Mais tel n’est pas le cas des rapports commerciaux rationnels, et ce d’autant moins qu’ils sont plus rationnellement différenciés. […] La réification [Versachlichung] de l’économie sur la base de la socialisation du marché suit absolument sa propre légalité objective [sachlich] […]. Le cosmos réifié [versachlichter Kosmos] du capitalisme ne laisse aucune place à [l’]orientation charitable. […] Par conséquent, avec une ambiguïté caractéristique, le clergé a toujours soutenu le patriarcalisme, dans l’intérêt du traditionalisme, contre les rapports impersonnels de dépendance, bien que, par ailleurs, la prophétie brise les liens patriarcaux (Weber, 1995 : 355-356, trad. modif.) 7.
C’est là une analyse extrêmement innovatrice qui nous aide à comprendre aussi bien l’opposition des catholiques progressistes d’Amérique latine à la nature froide et impersonnelle des relations capitalistes que leur lutte, au nom d’une justice prophétique, contre la domination patriarcale traditionnelle sur les communautés paysannes. Bien que ce mouvement ait revêtu une forme entièrement nouvelle, ses racines plongent profondément dans cette tradition catholique que l’on peut qualifier de « double » ou d’« ambiguë ». Weber a fortement insisté, dans son Histoire économique, sur l’hostilité morale que l’Église catholique manifestait à l’égard de la 7 Dans « L’État et la hiérocratie », chapitre XI de la IIIe partie d’Économie et société, Weber (2006b : 287-289) note que les religions hiérocratiques, y compris le catholicisme, manifestent « la plus profonde antipathie » à l’égard du capitalisme – antipathie motivée par l’impossibilité d’imposer au système un quelconque contrôle éthique – : « À l’opposé de toutes les autres formes de domination, la domination économique du capital ne peut pas être réglementée éthiquement du fait de son caractère “impersonnel”. […] La “compétitivité”, le marché (marché du travail, marché monétaire, marché des biens), des considérations “objectives”, qui ne sont ni éthiques, ni antiéthiques, mais simplement aéthiques, étrangères à toute éthique, déterminent les comportements sur les points décisifs, et introduisent ainsi des instances impersonnelles entre les personnes concernées. »
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logique abstraite et réifiée du système capitaliste. Évoquant le paradoxe lié au fait que le capitalisme soit justement apparu en Occident, dans une partie du monde où l’idéologie dominante était dotée d’une « théorie économique totalement hostile au capital », il ajouta ce commentaire :
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8 La citation en latin peut être traduite par : « Le marchand ne saurait pratiquement jamais plaire à Dieu. »
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Une des conséquences du clivage entre « les nécessités absolues des affaires et l’idéal de vie chrétien » fut un « déclassement éthique […] de l’esprit rationnel des affaires » (Weber, 1995 : 359). Notons que Weber associe l’éthique catholique et l’éthique luthérienne dans une commune opposition à l’ethos capitaliste. Cette approche diffère dans une certaine mesure de celle que l’on trouve dans L’éthique protestante, bien qu’une distinction y soit déjà établie entre la forme luthérienne du protestantisme et l’expression calviniste ou méthodiste, considérée comme plus favorable au développement de l’accumulation capitaliste. Quoi qu’il en soit, Weber laisse entendre qu’il existe, dans l’Église catholique, mais aussi, semble-t-il, dans certaines dénominations protestantes, une aversion essentielle et insurmontable pour l’esprit du capitalisme ou un rejet de celui-ci. On pourrait évoquer une sorte d’antipathie culturelle, dans le vieux sens alchimique du mot : « Manque d’affinité entre deux substances ». En d’autres termes, nous nous trouvons ici en présence de l’inversion de l’affinité élective entre (certaines formes de) l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme : il existerait, entre l’éthique
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L’ethos de la morale économique de l’Église se trouve résumé dans le jugement, vraisemblablement hérité de l’arianisme, qu’elle porte sur le marchand : Homo mercator vix aut numquam potest Deo placere 8 […]. L’aversion [Abneigung] profonde de l’éthique catholique et à sa suite de l’éthique luthérienne à l’égard de tout mouvement capitaliste repose essentiellement sur la méfiance à l’égard du caractère impersonnel des relations à l’intérieur de l’économie capitaliste. C’est cette impersonnalité qui soustrait à l’Église et à son influence certaines relations humaines et qui interdit que celles-ci soient travaillées et pénétrées par son éthique (Weber, 1992a : 115-116 = 1992b : 104).
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catholique et le capitalisme, une sorte d’affinité négative – le terme étant utilisé ici dans le sens que Weber lui donne lorsqu’il évoque les « privilèges négatifs » des communautés de parias. Comme le laisse entendre Weber lui-même, cela n’exclut pas un accommodement et une adaptation réaliste des institutions catholiques au système capitaliste, dans la mesure, surtout, où il augmente en puissance. Les critiques directes de l’Église visent dès lors les excès du libéralisme plutôt que les fondements mêmes du capitalisme. En outre, confrontée à un péril bien plus grand – le mouvement ouvrier socialiste –, l’Église n’hésite pas à former une alliance avec les forces bourgeoises et capitalistes contre cet ennemi commun. Il est permis de dire, de façon générale, que l’Église n’a jamais estimé possible ni même souhaitable d’abolir le capitalisme : son but a toujours été de rectifier ses aspects les plus négatifs par l’action charitable et « sociale » du christianisme. Reste pourtant, profondément inscrite dans la culture catholique – parfois occultée, parfois manifeste –, une aversion éthique, ou une « affinité négative », à l’égard du capitalisme. Jusqu’à quel point la recherche historique confirme-t-elle – ou infirme-t-elle – cette hypothèse wébérienne plus ou moins implicite ? Il ne saurait être question d’approfondir la question ici. Contentons-nous de citer quelques études importantes qui paraissent corroborer une telle affirmation. C’est ainsi que les éléments réunis par Bernard Groethuysen dans son étude célèbre consacrée aux origines de la société bourgeoise en France jettent un puissant éclairage sur la manière dont l’Église s’est opposée à la montée du capitalisme. Puisant largement dans les écrits des théologiens catholiques des XVIIe et XVIIIe siècles, dont le Traité du négoce et de l’usure () du père Louis Thomassin ou L’Usure démasquée, ou Exposition et Réfutation des erreurs opposées à la Doctrine Catholique sur l’intérêt lucratif du Prêt à jour et de Commerce () du père Hyacinthe de Gasquet, il fait ressortir leur préjugé systématiquement anticapitaliste et antibourgeois : Ainsi toute une classe de la société semble être visée. Ce n’est pas aux nouveaux riches ou aux riches en général […] que s’attaquent les ministres de Dieu ; c’est aux grands industriels, aux gros banquiers, aux marchands entreprenants, qu’ils désignent pour ainsi dire nommément. […] Tous ils sont « capitalistes »,
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tous ils sont « usuriers », tous ils ignorent délibérément les commandements de la divinité chrétienne (Groethuysen, 1977 : 269) 9.
Il faut pourtant souligner que – contrairement à la supposition de Weber – ce n’est pas tant le caractère impersonnel du nouveau système économique qui suscite le plus d’indignation morale, mais son injustice – encore que les deux ne soient pas nécessairement contradictoires. C’est ce qui transparaît dans ce passage caractéristique des Observations sur le prêt à intérêt dans le commerce () de l’abbé Prigent :
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9 Groethuysen commence son étude au XVIIe siècle, mais un nombre suffisant d’autres ouvrages traite des époques antérieures. Selon Jakob Strieder (1925 : 63), on rencontrait au XVIe siècle une expression très répandue de l’opposition catholique aux premières manifestations de l’esprit capitaliste (frühkapitalistischer Geist).
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Les recherches de Groethuysen et de plusieurs autres historiens font ressortir une origine de l’anticapitalisme catholique dont Weber ne paraît pas avoir tenu compte : l’identification religieuse et éthique du Christ avec les pauvres, inspirée de Matthieu ,. Pendant des siècles, la théologie et la tradition populaire catholiques ont vu dans le pauvre l’image terrestre des souffrances du Christ. Dans son ouvrage souvent réédité au cours du XVIIe siècle, Le chrétien charitable (1637), le jésuite Amable Bonnefons « recommande […] parmi “les saintes pensées que l’on doit avoir en visitant des pauvres” celle-ci : le pauvre que l’on assiste est peut-être Jésus-Christ lui-même » (Gutton, 1971 : 366). Certes, cette conception favorisait surtout l’attention charitable aux pauvres, sans que le système économique existant soit nécessairement rejeté. Mais elle alimenta aussi, pendant toute l’histoire de l’Église, des mouvements et des doctrines rebelles qui contestaient l’injustice sociale au nom des pauvres et, dans les Temps modernes, dénoncèrent le capitalisme comme source
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L’industrie multiplie les capitaux ; mais aux profits de qui les capitaux sont-ils ainsi multipliés ? Des artisans qui emploient leur industrie ? Il n’ont presque tous en partage que le travail, la misère et l’avilissement. Les capitaux qu’on accumule sont versés dans les coffres d’un petit nombre de Négociants, engraissés des sueurs d’une multitude d’ouvriers qui se consument dans une sombre manufacture (Prigent, 1783 : 221-222 ; cité dans Groethuysen, 1977 : 269).
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du mal et cause de l’appauvrissement. Ce sera notamment le cas, comme nous le verrons, de la théologie de la libération en Amérique latine. Une analyse comparable à celle de Groethuysen apparaît, au XIXe siècle et au début du XXe, dans l’ouvrage d’Émile Poulat, Église contre bourgeoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel. Poulat (1977 : 182) se fonde sur des sources principalement italiennes pour décrire une large tendance européenne qu’il appelle le catholicisme intransigeant, dont l’influence rend compte de l’opposition continue de l’Église à la civilisation bourgeoise moderne. Bien que la doctrine du catholicisme intransigeant soit tout aussi radicalement hostile à la pensée socialiste, « toutes deux se professent incompatibles avec l’esprit du libéralisme qui anime la société bourgeoise et l’économie capitaliste ». Rares sont les voix qui, comme celle de l’économiste belge Émile de Laveleye (-), plaident pour « l’alliance du catholicisme et du socialisme contre la bourgeoisie libérale, leur commune ennemie » (Laveleye, 1888 : 167 ; cité dans Poulat, 1961 : 187). Aucune étude comparable n’a été consacrée à l’histoire du catholicisme latino-américain, mais l’érudit mexicain Bolívar Echeverría a récemment soutenu, dans un remarquable essai consacré à l’ethos baroque catholique dans la culture hispano-américaine des XVIIe et XVIIIe siècles, qu’il s’agissait d’un univers historique « lié à la tentative faite par l’Église catholique d’édifier sa propre forme religieuse de modernité, centrée sur un renouveau de la foi – comme alternative à la modernité abstraite et individualiste, axée sur la vitalité du capital » (Echeverría, 1996 : 81). Des penseurs catholiques modernes se sont fondés aussi bien sur les ouvrages de Weber (pour l’aspect protestant) que sur ceux de Groethuysen pour soutenir que « l’ethos catholique est anticapitaliste ». Cette affirmation se rencontre dans l’ouvrage d’Amintore Fanfani, Catholicism, Protestantism, and Capitalism (). À la suite de Weber, l’auteur, à l’époque jeune intellectuel catholique qui deviendra par la suite l’un des chefs du Parti démocrate chrétien et Premier ministre d’Italie, définit le capitalisme comme un système de rationalisation économique imperméable aux influences extérieures. Ces prémisses le conduisent à conclure qu’ il est impossible de découvrir, au sein d’un système comme le capitalisme, un principe permettant de fonder une critique du
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système. La critique ne saurait émaner que d’un autre ordre d’idées, d’un système qui dirigerait l’activité sociale vers des buts anticapitalistes. C’est ce qu’accomplit le catholicisme lorsque son éthique sociale exige que les fins convergent dans un sens spécifiquement non capitaliste.
En outre :
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Selon Fanfani, alors que le protestantisme favorisait la suprématie de l’esprit capitaliste ou plutôt le légitimait et le sanctifiait – telle est la thèse de Weber, revue et corrigée par Hector Menteith Robertson (1933) –, « il existe un abîme infranchissable entre les conceptions de la vie catholique et capitaliste ». Pour comprendre cette différence, il faut prendre en considération le fait qu’à la différence de l’éthique protestante « l’éthique sociale catholique dans ses grandes lignes est toujours antithétique à celle du capitalisme ». Du fait de cette contradiction, le catholicisme montre « une répugnance très marquée » pour le capitalisme, non contre tel ou tel de ses aspects (car presque tous ces aspects sont accidentels), mais contre l’essence même du système (Fanfani, 1984 : 142-151, 208). Tous les intellectuels catholiques ne souscrivent certes pas à une conception aussi radicale, et Amintore Fanfani lui-même, lorsqu’il fut Premier ministre d’Italie après la guerre, fut un gestionnaire typique de l’économie capitaliste. Il n’empêche que le livre devint, comme l’écrit Michael Novak dans la nouvelle introduction de , un « locus classicus du sentiment anticapitaliste parmi les intellectuels catholiques ». Michael Novak, l’éminent néo-conservateur religieux étatsunien, est un bon exemple de la pensée catholique procapitaliste. Il reste que ses nombreuses récriminations contre ce qu’il appelle « le préjugé anticapitaliste du catholicisme », son insatisfaction manifeste à l’égard de ce qu’il considère être une grave
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En un temps où la conception catholique de la vie exerçait un véritable ascendant sur les esprits, l’action capitaliste ne pouvait se manifester que sous la forme d’une activité erronée, répréhensible, spasmodique, pécheresse, condamnée par la foi et la connaissance de l’agent lui-même […]. L’action anticapitaliste de l’Église, très intense aux XVe et XVIe siècles, se manifestait encore, comme l’a fait remarquer Groethuysen, dans toute sa force au XVIIIe siècle.
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défaillance de sa propre tradition religieuse, constituent une preuve, fût-elle involontaire, de l’existence d’une sorte d’affinité négative ou d’une antipathie culturelle entre l’éthique catholique et l’esprit du capitalisme. Un livre comme celui de Fanfani, à en croire Novak, permet de comprendre pourquoi les nations catholiques ont longtemps été en retard lorsqu’il s’agissait d’encourager le développement, l’invention, l’épargne, l’investissement, l’entreprise et, de façon générale, le dynamisme économique. Au nom des idéaux catholiques, [l’Église] ne reconnaît pas ses propres préjugés. Elle est incapable d’exprimer correctement l’idéal capitaliste. Elle est également incapable de voir certains des défauts et les aspects sous-développés de la pensée sociale catholique (Novak, 1984 : XLVIII).
Une critique analogue de la « tradition catholique anticapitaliste » et de son « préjugé défavorable au capitalisme démocratique » se retrouve dans les principaux ouvrages de Novak, notamment dans son ouvrage apologétique très applaudi, Une éthique économique. Les valeurs de l’économie de marché. Les attitudes catholiques à l’égard de l’argent, affirme l’auteur, sont « fondées sur des réalités prémodernes » et la pensée catholique « ne comprit pas la créativité et productivité de sages placements de capitaux ». « Fascinée par la morale distributive », elle a « mal interprété » la « révolution capitaliste libérale et démocratique », notamment en Grande-Bretagne et aux États-Unis (Novak, 1987 : 32, 287, 291). Novak accuse l’Église catholique d’être trop conservatrice. Sans doute est-il vrai que ce préjugé anticapitaliste du catholicisme, cette hostilité envers la société bourgeoise moderne ont eu, dès le départ, une tendance puissamment conservatrice, restauratrice, régressive – en un mot, réactionnaire. Ils expriment clairement la nostalgie de l’Église pour un passé féodal et corporatif, pour cette société hiérarchique précapitaliste au sein de laquelle elle jouissait d’immenses pouvoirs et privilèges. Ils ont souvent pris, en outre, la forme sinistre de l’antisémitisme, le juif servant de bouc émissaire pour les maux résultant de l’usure, du pouvoir dissolvant de l’argent et de la montée du capitalisme. Il n’empêche qu’il existait aussi, parallèlement à cette orientation dominante et dans un rapport plus ou moins conflictuel avec elle, une autre sensibilité catholique, motivée principalement par
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Il songeait peut-être à des auteurs tels que le philosophe social romantique et catholique Franz von Baader, fervent partisan de
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mêlant complainte et libelle, écho du passé et menace de l’avenir, frappant parfois la bourgeoisie en plein cœur par une critique amère et spirituellement mordante, et toujours assuré d’un effet comique par sa complète incapacité à comprendre la marche de l’histoire moderne (Marx et Engels, 1998 : 104-105).
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une sympathie pour la situation des pauvres et attirée – dans une certaine mesure du moins – par les utopies socialistes et communistes. Certes, les deux dimensions ne sont pas toujours contradictoires et, entre les pôles opposés de l’utopie progressiste et de la restauration régressive, il existe tout un spectre de positions ambiguës, ambivalentes ou intermédiaires. Bien que Weber se soit principalement intéressé aux conséquences (surtout négatives) de l’éthique catholique pour le développement d’une économie industrielle moderne, on peut aisément montrer que cette même forme d’anticapitalisme religieux inspira l’engagement actif des catholiques en faveur de l’émancipation sociale des pauvres. Le premier exemple moderne d’un tel catholicisme utopique est celui de Thomas More qui ne se contenta pas de rêver d’une sorte de système « communiste » (plutôt autoritaire, d’ailleurs), mais dénonça aussi l’un des aspects cruciaux de ce que Marx appellera l’accumulation primitive du capital au XVIe siècle : les clôtures qui excluent les paysans pauvres de leurs terres, mettant à leur place des moutons qui, « normalement si doux, si faciles à nourrir de peu de chose, [sont] devenus […] si voraces, si féroces, qu’ils dévorent jusqu’aux hommes » (More, 1987 : 99). Condamnant la « calamité » qui dépouille les cultivateurs de leurs terres par ruse ou violence et l’« avidité sans scrupule d’une minorité », Thomas More déplore la « lamentable pauvreté » de la plupart des Anglais et lance un appel en faveur d’une nouvelle politique économique : « Mettez une limite aux achats en masse des grands et à leur droit d’exercer une sorte de monopole. » (More, 1987 : 102-103) Je ne saurais retracer ici l’évolution des courants utopiques et conservateurs de la pensée anticapitaliste catholique (ou protestante) au fil des siècles. Rappelons seulement que, au début du XIXe siècle, on pouvait observer une étrange combinaison des deux dans ce que Marx appelait le socialisme chrétien ou féodal,
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l’Église et du roi, qui dénonçait la condition misérable des Proletairs (son terme) en Angleterre et en France, plus cruelle et inhumaine que le servage. Critiquant l’exploitation brutale et nullement chrétienne de cette classe dépossédée par ceux qui détiennent l’argent (argyrocratie), il proposait que le clergé catholique devienne le défenseur et le représentant des Proletairs (Baader, 1991 : 181-182, 186) 10. La pensée de Franz von Baader est typique d’une forme catholique particulière de la culture romantique. Le romantisme est bien plus qu’une école littéraire : il constitue une conception du monde qui englobe toutes les sphères de la culture. On pourrait le définir comme une protestation contre la civilisation moderne capitaliste et industrielle, au nom de valeurs précapitalistes, une Weltanschauung nostalgique opposée à certains éléments clés de cette civilisation : le désenchantement du monde, la quantification des valeurs, la mécanisation, la dissolution de la communauté, la rationalité abstraite. De la fin du XVIIIe siècle (Rousseau) à nos jours, il a été l’une des principales structures de sensibilité de la culture moderne, sous des formes diverses allant du conservatisme le plus absolu à l’utopisme révolutionnaire. Les penseurs catholiques du début du XIXe siècle appartenaient généralement à la partie réactionnaire du romantisme (avec quelques exceptions telles que Lamennais), mais cela devait changer au début du XXe siècle, avec l’émergence d’un petit courant de socialisme chrétien (Löwy et Sayre, 1992). En écrivant La montagne magique après la Première Guerre mondiale,Thomas Mann choisit de représenter la culture romantique catholique avec toutes ses ambiguïtés dans l’étrange figure de Léon Naphta, un jésuite révolutionnaire, fervent partisan de l’Église médiévale et en même temps prophète apocalyptique du communisme mondial. On retrouve bien des aspects de la personnalité de Thomas Mann lui-même dans le personnage de Léon Naphta. Mais, en faisant de celui-ci un jésuite d’origine juive, il s’inspirait peut-être de certains révolutionnaires romantiques juifs allemands, fascinés par la culture médiévale catholique. Parmi ce groupe de « socialistes gothiques », on pourrait 10
Nous n’abordons pas ici les nombreux « communistes chrétiens » du début du
XIXe siècle (Étienne Cabet, Wilhelm Weitling, Hermann Kriege), car ils n’avaient guère
de liens avec le catholicisme ni avec l’Église. La meilleure référence dans ce domaine est Desroche (1965).
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citer György Lukács (souvent présenté comme le modèle de la figure de Naphta), Gustav Landauer ou Ernst Bloch. L’attrait que tous trois éprouvaient pour la culture gothique était intimement lié à leur aversion romantique de la civilisation moderne capitaliste et industrielle. Il est assez intéressant de noter que plusieurs de ces auteurs utopistes se servirent de l’œuvre de Max Weber pour dénoncer le protestantisme et célébrer la civilisation catholique médiévale – ce qui était tout à fait contraire aux intentions de l’auteur de L’éthique protestante. C’est ainsi que Ernst Bloch, par exemple, dans Thomas Münzer, théologien de la révolution (), mit l’accent sur le rôle de l’ascétisme intramondain du calvinisme dans l’accumulation du capital. Grâce à l’éthique protestante,
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11 Dans la même veine, Erich Fromm (1980), dans un essai paru en 1932, se réfère à Sombart et Weber pour dénoncer le rôle du calvinisme dans la consécration, en tant que normes éthiques bourgeoises dominantes, du devoir de travailler, d’acquérir des marchandises et d’économiser – en lieu et place du droit au bonheur reconnu par les sociétés précapitalistes (telle la culture catholique médiévale).
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Paradoxalement, la montée d’une gauche catholique paraît en rapport avec le fait que l’Église se montrait de plus en plus disposée à chercher un compromis avec la société bourgeoise. Après la condamnation cinglante des principes libéraux et de la société moderne dans le Syllabus (), Rome parut admettre, dès la fin du XIXe siècle, l’avènement du capitalisme et l’établissement d’un État moderne (« libéral ») bourgeois comme des faits irréversibles. La manifestation la plus apparente de cette nouvelle stratégie fut le ralliement à la République par l’Église française, jusqu’alors défenseur inconditionnel de la monarchie. Le catholicisme intransigeant prend la forme d’un « catholicisme social » qui, tout en critiquant toujours les excès du « capitalisme libéral », ne met plus vraiment en cause l’ordre social et économique existant. Il en va ainsi de tous les documents émanant du Magistère romain (les encycliques pontificales) ainsi que de la
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comme l’a brillamment montré Max Weber, l’économie capitaliste en voie de développement se trouve totalement libérée, détachée, affranchie de tous les scrupules du christianisme primitif et, tout aussi bien, de ce que l’idéologie économique du Moyen Âge gardait encore de relativement chrétien (Bloch, 1975 : 177) 11.
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doctrine sociale de l’Église, de Rerum Novarum () à nos jours. Ce fut précisément au moment de la « réconciliation » (réelle ou apparente) de l’Église avec le monde moderne que devait apparaître, notamment en France, une nouvelle forme de socialisme catholique, qui deviendrait une minorité conséquente dans la culture catholique française. Au tournant du siècle, on voit s’épanouir simultanément les formes les plus réactionnaires de l’anticapitalisme catholique – Charles Maurras, le mouvement de l’Action française et l’aile régressive de l’Église, qui devaient tous prendre une part active dans la sinistre campagne antisémite menée contre Alfred Dreyfus – et une forme d’anticapitalisme tout aussi « intransigeante » mais désormais de gauche, dont le premier représentant fut le meneur dreyfusard philosémite et écrivain socialiste, Charles Péguy, qui se fit catholique en , encore qu’il n’ait jamais rejoint l’Église. Ce courant n’était pas dénué d’ambiguïté par rapport au « conservatisme révolutionnaire », mais son engagement fondamental était à gauche. Peu d’écrivains socialistes ont élaboré une critique plus approfondie, radicale et corrosive de la société bourgeoise moderne, de l’esprit d’accumulation capitaliste et de la logique impersonnelle de l’argent que Charles Péguy. Il fonda une tradition spécifiquement française d’anticapitalisme progressiste chrétien (principalement catholique, mais parfois œcuménique), qui s’est déployée tout au long du XXe siècle dans des figures et sous des formes aussi variées qu’Emmanuel Mounier et son groupe (la revue Esprit) ; le (petit) mouvement des chrétiens révolutionnaires à l’époque du Front populaire ; le réseau de résistance antifasciste Témoignage chrétien pendant la Seconde Guerre mondiale ; les prêtres ouvriers des années quarante et cinquante ; les divers mouvements et réseaux chrétiens qui participèrent, vers la fin des années cinquante, à la fondation du parti socialiste de gauche, le Parti socialiste unifié (PSU) ; le courant majoritaire de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) qui, étant devenue socialiste, se convertit en Confédération française démocratique du travail (CFDT) ; une bonne partie de la jeunesse catholique – étudiants (JEC, JUC) ou ouvriers (JOC) – qui, au cours des années soixante et soixantedix, sympathisa activement avec divers mouvements socialistes, communistes ou révolutionnaires. À ce large spectre ajoutons
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• I , 2. L ’ É T H I Q U E C AT H O L I Q U E E T L ’ E S P R I T D U C A PI TA L I S M E
encore un grand nombre d’écrivains religieux et de théologiens, principalement dominicains, qui manifestèrent, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, un grand intérêt pour le marxisme et le socialisme : Henri Desroche, Jean-Yves Calvez, Marie-Dominique Chenu, Jean Cardonnel, Paul Blanquart et bien d’autres. Emmanuel Mounier fut probablement la plus influente de ces personnalités. Marchant dans les pas de Charles Péguy, auquel il consacra l’un de ses premiers livres, il impressionna ses lecteurs par sa critique passionnée du capitalisme comme système fondé sur l’« impérialisme de l’argent », l’anonymat du marché (nous trouvons ici l’élément souligné par Weber) et la négation de la personnalité humaine. Cette aversion éthique et religieuse l’amena à proposer une forme alternative de société, le « socialisme personnaliste » qui, selon ses propres termes, « a énormément à prendre dans le marxisme » (Mounier, 1950 : 52). Bien que des chrétiens socialistes liés à l’Église catholique se rencontrent ailleurs, on ne trouve nulle part hors de l’Amérique latine une tradition religieuse anticapitaliste de gauche aussi large et considérable que dans la culture catholique française. Il ne m’appartient pas d’en examiner les causes ici, mais ce n’est pas un hasard si les premières manifestations d’un christianisme progressiste en Amérique latine, la gauche chrétienne brésilienne de - – dont le soutien principal fut l’association des étudiants catholiques (JUC) –, étaient directement liées à cette culture française. Pour ne citer qu’un seul exemple, selon le jésuite Henrique de Lima Vaz (1963 : 288), conseiller de la JUC, Emmanuel Mounier était, au début des années , l’auteur qui influença le plus la jeunesse catholique brésilienne. L’Église des pauvres d’Amérique latine est l’héritière du rejet éthique du capitalisme par le catholicisme – l’« affinité négative » – et surtout de cette tradition française et européenne de socialisme chrétien. Lorsque la Jeunesse ouvrière catholique (JOC) brésilienne approuva en une résolution affirmant que « le capitalisme est intrinsèquement mauvais, car il empêche le développement intégral de l’homme et le développement solidaire du peuple », elle donna une expression fort radicale et frappante à cette tradition. En même temps, par un retournement ironique de la célèbre formule de l’excommunication pontificale condamnant le communisme comme « système intrinsèquement
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pervers », cette déclaration se distanciait de l’aspect conservateur (réactionnaire) de la doctrine officielle de l’Église 12. De même vit-on Herbert José de Souza (1962 : 101, 104), l’un des principaux dirigeants de la JOC brésilienne, rendre hommage à l’ethos anticapitaliste catholique (officiel) : Nous ne disons rien de nouveau. Nous réitérons, comme l’ont fait tous les papes, la condamnation du capitalisme, le besoin d’une structure plus juste et plus humaine, dans laquelle la propriété sociale remplace la propriété privée de la structure libérale […]. Ce n’est pas un hasard si tous les documents officiels de l’Église condamnent le capitalisme : c’est un système qui consacre, par principe, l’inégalité des chances.
Il ne faut pas prendre ce genre d’affirmation trop à la lettre. Le christianisme de la libération d’Amérique latine, en réalité, n’est pas simplement un prolongement de l’anticapitalisme traditionnel de l’Église, ni de sa variante française, catholique et de gauche. Il est essentiellement la création d’une nouvelle culture religieuse, exprimant les conditions propres à l’Amérique latine : capitalisme dépendant, pauvreté massive, violence institutionnalisée, religiosité populaire. J’aborderai les principaux aspects de cette nouvelle culture dans les chapitres suivants.
12 Résolutions du congrès conjoint de la Jeunesse ouvrière catholique et de l’Action catholique ouvrière, Recife, juin 1968, cité dans Alves, M. Moreira (1974 : 153).
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Deuxième partie
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Chapitre L A T H É O L O G I E D E L A L I B É R AT I O N E T L E C H R I S T I A N I S M E D E L A L I B É R AT I O N QU’EST LA THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION ?
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La théologie de la libération est, en premier lieu, un ensemble d’écrits produits depuis par diverses personnalités d’Amérique latine telles que Gustavo Gutiérrez (Pérou), Rubem Alves, Hugo Assmann, Carlos Mesters, Leonardo et Clodovis Boff, Frei Betto (Brésil), Jon Sobrino, Ignacio Ellacuría (Salvador), Segundo Galilea, Ronaldo Muñoz (Chili), Pablo Richard (Chili, Costa Rica), José Míguez Bonino, Juan Carlos Scannone, Rubén Dri (Argentine), Enrique Dussel (Argentine, Mexique), Juan Luis Segundo (Uruguay), Samuel Silva Gotay (Porto Rico) – pour ne citer que quelques-uns des plus connus. Mais, comme l’a déclaré Leonardo Boff, la théologie de la libération est à la fois le reflet d’une pratique qui lui est antérieure et une réflexion sur celle-ci. Plus précisément, c’est l’expression d’un vaste mouvement social qui s’est dégagé au début des années – bien avant que ne paraissent les nouveaux ouvrages de théologie. Ce mouvement touche et implique des secteurs significatifs de l’Église (prêtres, ordres religieux, évêques), des mouvements religieux laïques (Action catholique, Jeunesse universitaire chrétienne, Jeunesse ouvrière chrétienne), des réseaux pastoraux à base populaire, des communautés ecclésiales de base (CEB) ainsi que plusieurs organisations populaires créées par des activistes des CEB : clubs de femmes, associations de voisinage, ligues paysannes ou ouvrières, etc. Faute de tenir compte de l’existence de ce mouvement social, on ne saurait comprendre des phénomènes sociaux et historiques aussi importants que la montée de la révolution en Amérique centrale (et plus récemment au Chiapas) ou l’émergence d’un nouveau mouvement ouvrier au Brésil. Ce large mouvement social et religieux est habituellement appelé « théologie de la libération », ce qui est, en fait, inexact, puisque le mouvement a fait son apparition longtemps avant la nouvelle
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théologie et que la plupart de ses acteurs ne sont nullement théologiens. On le qualifie aussi, parfois, d’Église des pauvres, mais ce réseau social s’étend bien au-delà des limites de l’Église comme institution, même au sens le plus large. Je me propose de le nommer christianisme de la libération, étant donné qu’un tel concept est plus englobant que ne l’est celui de « théologie » ou d’« Église », et qu’il embrasse aussi bien la culture religieuse que le réseau social, la foi et la pratique. Dire qu’il s’agit d’un mouvement social ne revient pas nécessairement à dire qu’il s’agit d’un corps « intégré » et « bien coordonné », mais seulement qu’il possède, comme d’autres mouvements de cette espèce (le féminisme, l’écologie, etc.), une capacité de mobiliser les gens en vue d’un but commun 13. On rencontre dans le christianisme de la libération aussi bien des aspects d’« Église » que de « secte » (selon les concepts sociologiques de Troeltsch). Mais on parviendra à une meilleure compréhension du phénomène en utilisant l’idéal-type wébérien de « religiosité sotériologique de groupement communautaire » (soteriologische Gemeindereligiosität), qui se déploie dans une « éthique religieuse de la fraternité » (Brüderlichkeitsethik) dont les origines remontent aux anciennes formes de l’éthique économique et sociale du « groupement de voisinage » (Nachbarschaftsverband) : village, clan, tribu, corporation, etc. (Weber, 2006a : 418-419). Tous ces éléments, comme nous le verrons plus tard, se retrouvent sous une forme presque « pure » dans les communautés ecclésiales de base et dans les pastorales populaires d’Amérique latine. Le christianisme de la libération est vigoureusement combattu par le Vatican et par l’organe réglementaire de la hiérarchie ecclésiastique en Amérique latine, le Conseil épiscopal latino-américain (Consejo Episcopal Latinoamericano, CELAM) sous la conduite, depuis le début des années soixante-dix, de l’aile conservatrice de l’Église. Peut-on avancer qu’une lutte des classes se déroule au sein de l’Église ? Oui et non. Oui, dans la mesure où certaines positions correspondent aux intérêts des élites dominantes et d’autres à Il s’avère nécessaire de le préciser, dans la mesure où certains sociologues, prenant prétexte du caractère insuffisamment « intégré » et « bien coordonné » de ce réseau, nient l’existence même d’un mouvement social : selon Jean Daudelin (1992), par exemple, « ce mouvement n’a été rien d’autre qu’une utopie théologique et une fiction sociale ». 13
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Ce qui change – très profondément – par rapport à la tradition de l’Église, c’est le sens concret que revêt ce « don total aux autres ». S’il fallait résumer l’idée centrale de la théologie de la libération en une seule formule, on pourrait se référer à l’expression consacrée par la Conférence des évêques latino-américains de Puebla
• II, 3.
La première tâche de l’Église […] est de célébrer dans l’allégresse le don de l’action salvifique de Dieu dans l’humanité, qui se réalisa par la mort et la résurrection du Christ. C’est l’eucharistie : mémorial et action de grâce. Mémorial du Christ qui suppose une acceptation toujours renouvelée du sens de sa vie : le don total aux autres (Gutiérrez, 1973 : 262).
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ceux des opprimés. Non, dans la mesure où les évêques, les jésuites ou les prêtres qui dirigent l’Église des pauvres ne sont pas eux-mêmes des pauvres. Leur dévouement à la cause des exploités est motivé par des raisons spirituelles et morales inspirées par leur culture religieuse, la foi chrétienne et la tradition catholique. En outre, cette dimension morale et religieuse est un facteur essentiel dans la motivation de milliers d’activistes chrétiens engagés dans les syndicats, les associations de quartier, les communautés de base et les fronts révolutionnaires. Les pauvres eux-mêmes deviennent conscients de leur état et s’organisent pour lutter en tant que chrétiens, appartenant à une Église et inspirés par une foi. Si nous envisageons cette foi et cette identité religieuse profondément enracinées dans la culture populaire comme n’étant rien de plus qu’une « enveloppe » ou un « habillage » d’intérêts sociaux ou économiques, nous tombons dans l’approche réductionniste qui nous empêchera de comprendre la richesse et l’authenticité véritables du mouvement. La théologie de la libération est la production spirituelle (cette expression, on le sait, nous vient de L’idéologie allemande de Marx) de ce mouvement social. Mais, en le légitimant, en lui offrant une doctrine religieuse cohérente, elle a singulièrement contribué à son extension et à son renforcement. Donc, pour éviter tout malentendu et tout réductionnisme (sociologique ou autre), rappelons en premier lieu que la théologie de la libération n’est pas un discours social et politique mais, avant tout, une réflexion religieuse et spirituelle. Comme l’a souligné Gustavo Gutiérrez dans son ouvrage pionnier Théologie de la libération. Perspectives :
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() : « option prioritaire pour les pauvres » (CELAM, 1980). Mais il faut tout de suite ajouter que, pour la nouvelle théologie, ces pauvres sont les agents de leur propre libération et les sujets de leur propre histoire – et non simplement, comme dans la doctrine traditionnelle de l’Église, l’objet d’une attention charitable. La pleine reconnaissance de la dignité humaine du pauvre et la mission spéciale, historique et religieuse qui lui est attribuée par le christianisme de la libération sont certainement l’une des raisons du succès relatif qu’il connut – dans certains pays du moins – lorsqu’il s’agissait de gagner le soutien des couches pauvres de la société. Les motifs de ce succès peuvent mieux se comprendre en se référant à la remarquable analyse idéal-typique proposée par Max Weber dans son « Introduction » de à « L’éthique économique des religions mondiales » : En revanche, les couches socialement opprimées ou affectées d’un statut négatif (ou en tout cas, non positif) puisent d’abord le sentiment de leur dignité dans la croyance en une « mission » particulière qui leur aurait été confiée : leur devoir-faire ou leur œuvre accomplie (fonctionnelle) garantit ou constitue à leurs yeux leur valeur propre, qui ainsi se déplace dans un au-delà d’eux-mêmes, dans une « tâche » assignée par Dieu. À lui seul cet état de choses suffisait déjà pour asseoir la puissance idéelle des prophéties éthiques d’abord auprès des personnes socialement défavorisées, sans qu’il fût besoin du ressentiment comme levier. L’intérêt rationnel pour une compensation matérielle et idéelle a été parfaitement suffisant par lui-même (Weber, 2006c : 344-345).
Quelles que soient les divergences entre ces théologiens de la libération, on retrouve, dans la plupart de leurs écrits, plusieurs préceptes fondamentaux qui constituent des innovations radicales. Citons, parmi les principaux : • la lutte contre l’idolâtrie (et non contre l’athéisme) comme ennemi principal de la religion, c’est-à-dire la lutte contre les nouvelles idoles de la mort adorées par les nouveaux pharaons, les nouveaux Césars et les nouveaux Hérodes : les Biens matériels, la Richesse, le Marché, la Sûreté nationale, l’État, la Force militaire, la « civilisation chrétienne occidentale » ; • la libération humaine historique comme anticipation du salut final dans le Christ et du royaume de Dieu ;
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• une critique de la théologie dualiste traditionnelle comme
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produit de la philosophie platonicienne grecque et non de la tradition biblique, dans laquelle les histoires humaine et divine sont distinctes mais inséparables ; • une nouvelle interprétation de la Bible, prêtant une attention plus grande à des passages comme l’Exode, regardé comme paradigme de la lutte pour la libération d’un peuple asservi ; • un implacable réquisitoire moral et social contre le capitalisme dépendant comme système injuste, inique et forme de péché structurel ; • le recours au marxisme comme instrument socio-analytique pour comprendre les causes de la pauvreté, les contradictions du capitalisme et les formes de la lutte de classe ; • une option prioritaire pour les pauvres et la solidarité avec leur lutte pour l’autolibération ; • le développement de communautés chrétiennes de base parmi les pauvres comme nouvelle forme de l’Église et alternative au mode de vie individualiste imposé par le système capitaliste. Dans quelle relation religion et politique se trouvent-elles dans ce type de mouvement ? Comme l’a fait remarquer Daniel Levine, les théories de « modernisation », qui supposent une spécialisation fonctionnelle croissante et une différenciation institutionnelle entre la religion et la politique, ne reflètent pas la réalité du continent. Un tel modèle d’interprétation ne pourrait fonctionner que dans la mesure où la « religion » se laisserait réduire au culte, et la « politique » au gouvernement. En Amérique latine, cependant, les deux revêtent un sens beaucoup plus large et, même si elles demeurent autonomes, un lien authentiquement dialectique se dessine entre elles. Des concepts tels que « travail pastoral » ou « libération » revêtent un sens à la fois religieux et politique, spirituel et matériel, chrétien et social (Levine, 1980 : 17-19, 30 ; 1986 : 17). Nous nous trouvons confrontés ici au type de phénomène que le sociologue français Henri Desroche (1971 : 158) qualifie de « réactivation mutuelle de l’esprit messianique et révolutionnaire ». Mais au lieu d’« amalgame » ou de « complicité » (termes utilisés par Desroche), il me paraît plus utile de recourir au concept wébérien d’affinité élective pour mieux comprendre le type de rapport qui s’établit entre ces deux dimensions dans la culture du christianisme de la libération. Je reviendrai sur cette question
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par la suite. Que l’on me permette seulement de poser comme hypothèse que cette affinité élective est fondée sur une matrice commune de croyances politiques et religieuses – toutes deux étant « l’ensemble des convictions, individuelles et collectives, qui ne relèvent pas du domaine de la vérification, de l’expérimentation, […] mais […] donnent sens et cohérence à l’expérience subjective de ceux qui les tiennent » (Hervieu-Léger, 1993 : 105) 14. Quelques propositions faites par Lucien Goldmann dans son ouvrage Le Dieu caché pourraient nous aider à comprendre cette matrice commune qu’il appelle la « foi ». Comme nous l’avons vu au chapitre , il lui semble qu’on puisse recourir au concept de foi, « à condition bien entendu de le débarrasser des contingences individuelles, historiques et sociales qui le lient à telle ou telle religion précise, ou même aux religions positives en général », pour définir une certaine attitude totale, commune aux religions et aux utopies sociales, qui se réfère à des valeurs transindividuelles et est fondée sur un pari (Goldmann, 1955 : 98-99). Goldmann oppose la valeur religieuse transcendante (Dieu) à la valeur immanente et utopique (la communauté humaine), mais dans le christianisme de la libération d’Amérique latine, la communauté elle-même est l’une des valeurs transindividuelles les plus centrales, possédant une signification à la fois transcendante et immanente, éthico-religieuse et socio-politique. Cette matrice commune est une condition importante pour le développement d’un processus d’affinité élective entre l’éthique religieuse et les utopies sociales en Amérique latine. Le sociologue brésilien Pedro Ribeiro soutient cependant que, dans l’« Église de la libération », la relation entre pratique religieuse et pratique politique est plus profonde qu’une affinité élective : « Elle doit être comprise comme une unité dialectique, percevant religion et politique comme deux moments d’une réalité unique : la pratique de transformation sociale mise en œuvre par les classes populaires. » (Oliveira, 1992 : 54) J’ajouterai que le L’idée d’une matrice commune à la religion et à la politique qui commanderait « les passages de l’un à l’autre sur la base de mécanismes fort complexes de recharges et de redéfinitions réciproques », se rencontre chez Patrick Michel (1994 : 27). Michel de Certeau (1990 : 265-267) avait déjà évoqué l’« aller et retour complexe, qui […] fait passer du politique au religieux chrétien et de ce religieux à un nouveau politique » (notamment entre le christianisme et le socialisme), et les « transitions qui déplacent les croyances ». Voir aussi Certeau (1990 : 261-263), où il est question des déplacements de l’investissement de l’« énergie croyante ». 14
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concept d’affinité élective peut être élargi pour englober la possibilité de réaliser une telle fusion dialectique. Jusqu’à présent j’ai souligné la fusion et l’unité, mais il importe de tenir compte aussi de la différence et de la distance entre les deux : la théologie de la libération n’est pas un mouvement politique, elle n’a pas de programme et ne formule pas de buts précis d’ordre politique ou économique. Elle reconnaît l’autonomie de la sphère politique et laisse donc ces questions aux partis de gauche, se limitant à la critique sociale et morale de l’injustice, au renforcement de la conscience populaire, à la diffusion de l’espérance utopique et à la promotion d’initiatives émanant de la base. Par ailleurs, et même lorsqu’ils soutiennent un mouvement politique (par exemple, le Front sandiniste), les théologiens de la libération gardent souvent une distance critique, confrontant les pratiques réelles du mouvement aux espérances émancipatrices des pauvres. Le christianisme de la libération et la théologie de la libération n’influencent qu’une minorité des Églises latino-américaines : dans la plupart d’entre elles, la tendance dominante reste conservatrice ou modérée. Mais l’impact de la théologie de la libération est loin d’être négligeable, notamment au Brésil, où la Conférence nationale des évêques du Brésil (Confêrencia Nacional dos Bispos do Brasil, CNBB), malgré la pression insistante du Vatican, a refusé de la condamner (la situation changea après l’élection en d’un conservateur à la présidence de la CNBB). En réalité, l’Église latino-américaine a cessé de fonctionner comme un corps homogène. On trouve, d’un pays à l’autre, des orientations non seulement différentes mais complètement opposées : en Argentine, pendant la dictature militaire et sa « sale guerre » ( assassinés ou « disparus ») contre la « subversion », l’Église a cautionné, par son silence servile, la politique du régime. Aujourd’hui, elle appelle au « pardon » des tortionnaires et des assassins des forces armées tout en mobilisant toute sa puissance contre le véritable danger qui menace la nation : le divorce… De même, en Colombie, l’Église reste vouée, corps et âme, au système oligarchique et n’hésite pas à légitimer la guerre contre le communisme athée au nom de la religion. Au Brésil, en revanche, l’Église a dénoncé le régime militaire dès , et continue aujourd’hui à soutenir la réforme agraire et la lutte des ouvriers et des paysans pour de meilleurs salaires.
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On trouve aussi des tendances opposées au sein même de l’Église de chaque pays – c’est le cas au Nicaragua où de nombreux prêtres et religieux ont soutenu la révolution sandiniste, tandis que la majorité des évêques était du côté des Contras. On perçoit aussi une nette différenciation au sein des structures continentales : alors que le CELAM, aux mains des conservateurs depuis , mène une lutte énergique contre la théologie de la libération, la Confédération latino-américaine et caribéenne des religieuses et religieux (Confederación Latinoamericana y Caribeña de Religiosas y Religiosos, CLAR), qui rassemble les divers ordres : jésuites, dominicains, franciscains, etc., ne cache pas sa sympathie pour l’Église des pauvres. Mais on donnerait une image très déformée de la réalité si l’on présentait une Église divisée entre factions révolutionnaires et contre-révolutionnaires. En premier lieu, beaucoup de prêtres, de religieuses, d’évêques ou d’animateurs laïques ne sont absolument pas politisés et réagissent essentiellement en fonction de critères moraux et religieux. Selon les circonstances, ils seront temporairement attirés par l’une ou l’autre des positions. En outre, il existe tout un éventail de nuances entre les opinions les plus extrêmes. On peut distinguer au moins quatre tendances au sein des Églises latino-américaines : • un très petit groupe de fondamentalistes, défenseurs d’idées ultra-réactionnaires, parfois même semi-fascistes, comme, par exemple, le groupe brésilien Tradition, famille, propriété ; • un puissant courant traditionaliste et conservateur, hostile à la théologie de la libération et lié organiquement aux classes dominantes et à la curie romaine : par exemple, la direction du CELAM ; • un courant réformiste et modéré, manifestant une certaine autonomie intellectuelle à l’égard des autorités romaines, prêt à défendre les Droits de l’Homme et à soutenir certaines revendications sociales des pauvres : cette position fut prédominante à la conférence de Puebla en et, dans une certaine mesure, à Saint-Domingue en ; • une minorité de radicaux, petite mais influente, favorable à la théologie de la libération et capable de solidarité active avec les mouvements populaires, ouvriers et paysans. Ses représentants les plus connus sont des évêques ou cardinaux comme Sergio Méndez Arceo et Samuel Ruiz García (Mexique), Pedro Casaldáliga
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ORIGINES ET DÉVELOPPEMENT
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Comment expliquer l’apparition de ce nouveau courant, en rupture avec la vieille tradition conservatrice et rétrograde ? Pourquoi a-t-il surgi au sein de l’Église latino-américaine à un moment historique donné ? Parmi les tentatives d’explication de ce phénomène, l’une des plus significatives est celle que propose Thomas C. Bruneau, spécialiste états-unien reconnu de l’Église brésilienne. Selon lui, celleci a innové, parce qu’elle voulait préserver son influence. Confrontée au succès de rivaux religieux (protestantisme, sectes, etc.) et politiques (mouvements de gauche), au déclin des vocations, à une crise financière, l’élite de l’Église a compris qu’il fallait trouver une nouvelle voie. Elle s’est donc tournée vers les classes inférieures. Il en allait en définitive de l’intérêt institutionnel de l’Église, interprété dans un sens large : « L’Église en tant qu’institution a changé moins par opportunisme que pour maintenir une influence, elle-même définie par des orientations normatives en mutation » (Bruneau, 1985 : 286-289).
• II, 3.
DU CHRISTIANISME DE LA LIBÉRATION
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et Paulo Evaristo Arns (Brésil), Leonidas Proaño (Équateur), Óscar Romero (Salvador), etc. Au sein de ce courant, le secteur le plus avancé est représenté par les chrétiens révolutionnaires : le Mouvement des chrétiens pour le socialisme et d’autres tendances qui se réclament du sandinisme, de Camilo Torres ou du marxisme chrétien. La division au sein de l’Église ne saurait par conséquent être réduite au modèle vertical habituel : « ceux d’en bas » – les mouvements populaires chrétiens, les communautés de base, les syndicalistes chrétiens – contre « ceux d’en haut » – la hiérarchie, les évêques, le sommet de l’institution. Elle est aussi horizontale, traversant tous les organes cléricaux de haut en bas, des conférences épiscopales aux ordres religieux, aux clergés diocésains et aux mouvements laïques. Mais il ne faut pas oublier que l’on a affaire à des contradictions au sein d’une institution qui conserve malgré tout son unité, non seulement parce que toutes les parties concernées souhaitent éviter le schisme, mais aussi parce que ses objectifs religieux ne sauraient se réduire à ceux de l’arène sociale ou politique.
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Ce type d’analyse n’est pas sans intérêt, mais il me paraît largement insuffisant. D’une part, parce qu’il repose sur un argument circulaire : l’Église a changé parce qu’elle voulait conserver ou étendre son influence, mais cette influence est elle-même déjà redéfinie par une nouvelle orientation normative tournée vers les classes dominées. Se pose donc la question de savoir d’où vient ce changement d’orientation. Pourquoi l’Église ne conçoit-elle plus son « influence » de façon traditionnelle, par rapport aux élites sociales et au pouvoir politique ? Cette explication élude simplement la question. D’autre part, le concept d’« influence », même entendu au sens large de Bruneau, qui embrasse également la totalité de la dimension spirituelle, ne rend pas compte du profond bouleversement éthico-religieux – prenant fréquemment la forme d’une véritable conversion – des acteurs sociaux (cléricaux ou laïques) engagés, parfois au péril de leur vie, dans le nouveau mouvement social. Une autre explication utile, mais par trop unilatérale, est celle avancée par certains sociologues liés à la gauche chrétienne : l’Église a changé parce que le peuple a « pris possession » de l’institution, l’a convertie et l’a mise au service de ses intérêts 15. Cela correspond sans doute à un aspect de la réalité, surtout dans le cas brésilien, mais encore une fois une question se pose immédiatement : comment se fait-il que les classes populaires ont pu, à un moment donné, « convertir » l’Église à leur cause ? Ce type d’analyse tend aussi à sous-estimer ce que Leonardo Boff (1985 : 199), en détournant élégamment un concept marxiste, appelle l’« autonomie relative [du] champ ecclésiasticoreligieux », c’est-à-dire les déterminations sociales et culturelles spécifiques à l’Église, sans lesquelles son « ouverture au peuple » à partir des années soixante resterait incompréhensible. J’aimerais suggérer une troisième hypothèse pour expliquer la genèse du christianisme de la libération comme mouvement social en Amérique latine, assavoir qu’il résulte de la convergence d’un ensemble de changements qui se produisirent vers la fin des années cinquante au sein et hors de l’Église, et qui gagnèrent le centre de l’institution en partant de sa périphérie.
Voir, par exemple, l’étude remarquable de Luiz Alberto Gómez de Souza (1986 : 240). On trouvera une évaluation critique intéressante de ces deux approches dans Pierre Sanchis (1992).
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16 Ce mot-valise utilisé par les syndicalistes d’Amérique latine résulte de la fusion des mots pobre (« pauvre ») et proletariado (« prolétariat »). Il peut être rendu en français par « pauvrétariat ».
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Le changement interne affecta l’Église catholique dans sa totalité : celle-ci, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a connu le développement de nouveaux courants théologiques, notamment en Allemagne (Rudolf Bultmann, Jürgen Moltmann, Johann Baptist Metz, Karl Rahner) et en France (Jean-Yves Calvez, Yves Congar, Henri de Lubac, Marie-Dominique Chenu, Christian Duquoc), de nouvelles formes du christianisme social (les prêtres ouvriers, l’économie humaniste du père Louis-Joseph Lebret), une ouverture croissante aux interrogations de la philosophie moderne et des sciences sociales. Le pontificat de Jean XXIII (-) et le concile Vatican II () vont légitimer et systématiser ces nouvelles orientations, constituant ainsi le point de départ d’une nouvelle ère dans l’histoire de l’Église. Un changement social et politique profond et dévastateur touche au même moment l’Amérique latine : • l’industrialisation du continent, à partir des années cinquante (sous l’hégémonie des capitaux multinationaux), va « développer le sous-développement » (selon la formule bien connue d’André Gunder Frank), c’est-à-dire aggraver la dépendance, creuser les divisions sociales, stimuler l’exode rural et la croissance des villes, en concentrant dans les zones urbaines une classe ouvrière nouvelle et surtout un immense pobretariado16 ; • avec la révolution cubaine de s’ouvre en Amérique latine une période historique nouvelle, caractérisée par l’intensification des luttes sociales, l’apparition de mouvements de guérilla, la succession de coups d’État militaires et la crise de légitimité du système politique. C’est la convergence entre ces deux types de changement qui créera les conditions favorables à l’émergence de la nouvelle Église des pauvres, dont les origines, il faut le relever, sont antérieures à Vatican II. D’une façon symbolique, on peut dire que le courant chrétien radical est né en janvier , au moment où Fidel Castro, Che Guevara et leurs camarades entraient dans La Havane, tandis qu’à Rome Jean XXIII lançait le premier appel pour la convocation du concile. Le nouveau mouvement social surgit d’abord au sein des groupes se trouvant à l’intersection de ces deux formes de changement :
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les mouvements laïques (et certains membres du clergé) actifs dans la jeunesse étudiante et les communautés les plus pauvres. En d’autres termes : le processus de radicalisation de la culture catholique latino-américaine qui allait aboutir à la formation du christianisme de la libération n’est pas parti du sommet de l’Église pour en irriguer la base, comme semblent le suggérer les analyses fonctionnalistes qui croient y voir une influence de la hiérarchie, ni de la base vers le sommet, comme le proposent certaines interprétations d’« orientation populaire », mais bien de la périphérie vers le centre. Les catégories ou secteurs sociaux dans le champ religieux et ecclésiastique qui seront le moteur du renouveau sont tous, d’une certaine façon, marginaux ou périphériques par rapport à l’institution : l’apostolat laïque et ses aumôniers, les experts laïques, les prêtres étrangers, les ordres religieux. Les premiers évêques sensibilisés sont généralement ceux qui ont des liens avec l’une ou l’autre de ces catégories. Dans certains cas, le mouvement gagne le « centre » et influence les conférences épiscopales, notamment au Brésil ; dans d’autres cas, il reste bloqué à la « périphérie » de l’institution. Les mouvements catholiques laïques, comme la Jeunesse universitaire catholique, la Jeunesse ouvrière catholique, l’Action catholique, les mouvements d’éducation de base (Brésil) ou de promotion agraire (Nicaragua), les Fédérations de paysans chrétiens (Salvador) et surtout les communautés ecclésiales de base ont été, dès le début des années soixante, le terrain social d’un engagement actif de chrétiens dans des luttes populaires, d’une réinterprétation de l’Évangile à la lumière de cette pratique et, dans certains cas, d’une attirance pour le marxisme. Directement « plongés » dans la société en crise, il n’est guère étonnant que ces mouvements aient été les plus perméables aux courants sociaux, politiques et culturels de leur environnement. Pour plusieurs d’entre eux, on voit s’esquisser une dynamique d’autonomisation semblable à celle de la JEC française analysée par Danièle Hervieu-Léger (1986 : 312-317) : dans un premier temps, les militants chrétiens « prennent en charge » le milieu qu’ils veulent gagner pour la parole de Dieu, en épousant intensément ses aspirations collectives ; apparaît ensuite la revendication d’autonomie, dans la mesure où ces engagements profanes ne correspondent pas aux normes religieuses ; enfin, le conflit avec la hiérarchie éclate quand le mouvement adopte publique-
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ment, sur telle ou telle question sociale ou politique, un point de vue incompatible avec la position officielle de l’Église. C’est précisément ce qui s’est passé avec la JUC brésilienne au début des années soixante. Du fait du conflit avec l’Église, les principaux dirigeants et militants du mouvement étudiant chrétien décidèrent en de fonder une organisation politique nouvelle, d’inspiration marxiste, l’Action populaire (Ação Popular, AP). Au Chili aussi, il se passa quelque chose de semblable avec la formation, en , par des dirigeants de la JUC et de la jeunesse démocrate-chrétienne, d’un parti marxiste, le Mouvement d’action populaire unifié (Movimiento de Acción Popular Unitaria, MAPU). Un autre groupe de laïcs joua un rôle clé dans la formation du christianisme de la libération, même s’il ne connut pas la même dynamique d’autonomisation. Il s’agit des équipes d’experts qui travaillèrent pour les évêques et les conférences épiscopales, préparant la documentation, proposant les plans pastoraux et rédigeant parfois les déclarations. Ces économistes, sociologues, urbanistes, planificateurs, théologiens ou avocats constituèrent une sorte d’appareil intellectuel laïque de l’Église, qui ouvrit l’institution aux derniers développements des sciences sociales, assavoir, en Amérique latine à partir des années soixante, surtout la sociologie et l’économie marxistes (théorie de la dépendance). L’influence de ces équipes fut déterminante dans la formulation de certains textes de l’épiscopat brésilien, dans la préparation de la conférence de Medellín () et ainsi de suite. Au sein de l’institution elle-même, ce sont les ordres religieux (masculins et féminins) qui étaient à l’avant-garde des nouvelles pratiques et de la nouvelle pensée théologique. Cela vaut notamment pour les jésuites, les dominicains, les franciscains, les capucins, les religieux de l’ordre de Maryknoll. Les ordres religieux – au total personnes dans toute l’Amérique latine, en majorité des femmes – représentent la majorité des opérateurs des nouvelles pastorales sociales et des animateurs des communautés de base. La plupart des théologiens de la libération connus sont des religieux et, comme nous l’avons vu, la CLAR, qui a été fondée en , défend des positions beaucoup plus radicales que le CELAM. Dans certains pays comme le Nicaragua, cette différence se traduit par un conflit plus ou moins ouvert entre les évêques et les ordres religieux, mais ailleurs,
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comme au Brésil, la conférence épiscopale a soutenu les ordres progressistes. Comment expliquer cet engagement marqué des ordres religieux ? Un élément à prendre en considération est la protestation, aussi bien envers le monde qu’envers l’Église, qui fait partie de la nature propre de l’utopie monastique. Jean Séguy (1971 : 354) suggère que la dimension utopique peut nous aider à comprendre « certains liens entre ordres religieux catholiques et activité révolutionnaire […] dans certains pays […] sud-américains ». Par ailleurs, les ordres religieux jouissent d’une autonomie relative au sein de l’Église et sont moins soumis au contrôle direct de la hiérarchie épiscopale que le clergé diocésain. Un autre facteur important est le niveau de formation du clergé régulier, sa familiarité avec la pensée moderne et les sciences sociales, son contact direct avec la théologie contemporaine enseignée à Louvain, à Paris ou en Allemagne. Certains ordres, comme les jésuites et les dominicains, forment de véritables réseaux d’intellectuels « organiques » de l’Église, engagés dans un échange et un dialogue constants avec le monde intellectuel académique et « profane » qui, en Amérique latine, est largement influencé par le marxisme. Le dernier groupe périphérique à contribuer de façon déterminante à l’essor du christianisme de la libération est celui des prêtres et religieux étrangers, notamment espagnols, français et nord-américains. Par exemple, la moitié des quatre-vingts prêtres du Chili qui, en avril , publièrent une déclaration soutenant la transition vers le socialisme étaient des étrangers ; on rencontre des phénomènes analogues en Amérique centrale. Une explication possible serait l’autorecrutement sélectif : les prêtres et religieux disposés à partir en mission dans les pays d’Amérique latine représentent probablement un secteur de l’Église particulièrement sensibilisé aux problèmes de la pauvreté et du tiers monde. Parmi les missionnaires français, beaucoup ont participé ou connu de près l’expérience des prêtres ouvriers, et chez les Espagnols on trouve un pourcentage élevé de Basques. Or, l’Église dans cette région possède une tradition de résistance au pouvoir. Une raison supplémentaire tient au fait que le clergé étranger était généralement envoyé par les évêques dans les régions les plus éloignées et les plus pauvres ou dans les nouvelles favelas qui ont proliféré en périphérie des grands cen-
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tres urbains du continent, c’est-à-dire là où aucun diocèse traditionnel n’existait encore. Le contraste entre les conditions de vie de leur pays d’origine et la misère absolue qu’ils découvraient dans leur terre de mission allait provoquer chez beaucoup d’entre eux une véritable conversion morale et religieuse au mouvement de libération des pauvres. Comme l’observe le sociologue états-unien Brian H. Smith dans son important ouvrage sur l’Église au Chili, ces prêtres étrangers qui, au début, partageaient les préoccupations simplement réformatrices de l’épiscopat « s’étaient radicalisés du fait de ce qu’ils avaient vu ou vécu dans les quartiers ouvriers » et « avaient donc évolué vers la gauche aussi bien dans leurs opinions théologiques que dans leur analyse sociale » (Smith, 1982 : 248). Ce n’est pas seulement au Brésil et au Chili qu’on observe au cours des années soixante un processus de radicalisation de certains cercles chrétiens, tant au sein du clergé que parmi les laïcs : des événements analogues se déroulent, sous des formes variées, dans d’autres pays. Le cas le plus connu est bien sûr celui de Camilo Torres qui, après avoir organisé un mouvement populaire militant, s’engagea, en , dans les rangs de l’Armée de libération nationale (Ejército de Liberación Nacional, ELN), mouvement de guérilla castriste en Colombie. Il fut tué lors d’une confrontation avec les militaires en et son martyre eut un profond retentissement émotionnel et politique sur les chrétiens latino-américains, provoquant l’essor d’un courant se réclamant de son héritage. Par ailleurs, un peu partout se formaient des groupes de prêtres radicalisés – Prêtres pour le tiers monde (Sacerdotes para el Tercer Mundo) en Argentine (), le Mouvement sacerdotal ONIS (Office national d’information sociale) (Movimiento sacerdotal ONIS [Oficina Nacional de Información Social]) au Pérou (), le groupe Golconda en Colombie (), etc. –, tandis qu’un nombre croissant de chrétiens s’engageaient activement dans les luttes populaires. On réinterprétait l’Évangile à la lumière de ces pratiques et, parfois, on découvrait dans le marxisme une clé pour la compréhension de la réalité sociale et un guide pour ceux qui voulaient la transformer. Tout ce bouillonnement, dans un contexte de renouveau faisant suite au concile Vatican II, finit par ébranler l’ensemble de l’Église du continent et, lors de la conférence épiscopale latino-améri-
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caine de Medellín (), des résolutions nouvelles furent adoptées qui, pour la première fois, non seulement dénonçaient les structures existantes que l’on jugeait fondées sur l’injustice, la violation des droits fondamentaux du peuple et la « violence institutionnalisée », mais proclamaient aussi la solidarité de l’Église avec les aspirations du peuple à « la délivrance de la servitude ». Elles reconnaissaient même, dans certaines circonstances comme l’existence d’une tyrannie prolongée à caractère personnel ou structurel, la légitimité de l’insurrection révolutionnaire. Des phénomènes analogues se sont produits dans d’autres régions du tiers monde, aux Philippines, par exemple, et même, à une plus petite échelle, en Europe et aux États-Unis. Le grand succès en Amérique latine de la théologie de la libération résulte, pour une part, de ce qu’elle est le continent catholique par excellence, où la grande majorité de la population se trouve immergée depuis sa naissance dans une culture religieuse catholique romaine. Mais elle demeure d’autre part « le maillon le plus faible de la chaîne catholique », parce que l’aggravation de la dépendance économique et de la misère populaire ainsi que la victoire de la révolution cubaine ont provoqué dans ce continent une vague ininterrompue de luttes sociales et de tentatives révolutionnaires, de à nos jours. C’est dans ces conditions que tout un secteur de l’Église a fini par se rallier à la cause des pauvres et à leur lutte pour la libération. Vatican II a sans doute contribué à cette évolution, mais il ne faut pas oublier que les premières vagues de radicalisation, notamment au Brésil, furent bien antérieures au concile. Par ailleurs, les résolutions de Vatican II ne dépassaient pas les limites d’une modernisation, d’un aggiornamento, d’une ouverture au monde. Néanmoins, cette ouverture, en ébranlant les anciennes certitudes dogmatiques, a rendu la culture catholique perméable aux idées nouvelles et aux influences « extérieures ». En s’ouvrant au monde moderne, l’Église, surtout en Amérique latine, ne pouvait échapper ni aux conflits sociaux qui agitaient le monde, ni à l’influence des différents courants philosophiques et politiques, spécialement du marxisme qui, dans les années soixante, était la tendance culturelle dominante parmi l’intelligentsia du continent. C’est dans ce contexte précis qu’est née la théologie de la libération. À la fin des années soixante, le thème de la libération a
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17 Un très bon résumé de cet arrière-plan de l’histoire se trouve chez Enrique Dussel (1995).
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commencé à occuper les théologiens latino-américains les plus progressistes, que la « théologie du développement » prédominante en Amérique latine laissaient insatisfaits. Hugo Assmann (1971), théologien brésilien formé à Francfort-sur-le-Main, joua un rôle de pionnier en élaborant les premiers éléments d’une critique chrétienne et libérationniste du développementisme. Mais la théologie de la libération devait vraiment voir le jour avec la publication, en , de la Théologie de la libération. Perspectives du jésuite péruvien Gustavo Gutiérrez, ancien élève des universités catholiques de Louvain et de Lyon. Certes, le livre n’a pas jailli tout seul du néant. Il était l’expression de dix années de pratique de chrétiens socialement engagés et de plusieurs années de discussions parmi des théologiens progressistes latinoaméricains 17. Dans son ouvrage, Gutiérrez avançait un certain nombre d’idées originales et peu conventionnelles, destinées à bouleverser profondément la culture catholique d’Amérique latine. Il insistait en premier lieu sur la nécessité de rompre avec le dualisme hérité de la pensée grecque : il n’existe pas deux réalités, l’une « temporelle » et l’autre « spirituelle », ou deux histoires, l’une « sacrée » et l’autre « profane ». Il n’y a qu’une seule histoire, et c’est dans cette histoire humaine et temporelle que doit se réaliser la rédemption, le royaume de Dieu (Gutiérrez, 1973 : 156). Il ne s’agit pas d’attendre passivement le salut d’en haut : l’exode biblique nous montre « la construction de l’homme par luimême dans la lutte politique historique » (Gutiérrez, 1973 : 166). Il devient ainsi le modèle d’un salut non pas individuel et privé, mais communautaire et « public », dont l’enjeu n’est pas l’âme de l’individu en tant que telle, mais la rédemption et la libération de tout un peuple asservi. Le pauvre, dans cette perspective, n’est plus un objet de pitié ou de charité, mais, à l’instar des esclaves hébreux, l’acteur de sa propre libération. Qu’est-ce que cela signifie pour l’Amérique latine ? Selon Gutiérrez, le peuple pauvre du continent est « en exil sur sa propre terre », mais il poursuit en même temps « une marche d’exode vers son rachat » (Gutiérrez, 1986 : 106). Rejetant l’idéologie du développement, « devenu simplement synonyme de
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réformisme et de modernisation, c’est-à-dire de mesures limitées, timides, inefficaces » qui ne font qu’aggraver la dépendance, le théologien péruvien proclame sans hésiter que seules une destruction radicale du présent état de choses, une transformation profonde du système de propriété, l’arrivée au pouvoir de la classe exploitée, une révolution sociale mettront fin à cette dépendance. Seules, elles permettront le passage à une société […] socialiste, ou tout au moins le rendront possible (Gutiérrez, 1973 : 39-40).
Dans une veine comparable, le jésuite chilien Gonzalo Arroyo (1970 : 62) rejette les théories occidentales qui définissent le développement comme « la transition entre deux idéaux-types de sociétés, la “traditionnelle” et la “moderne”, sans référence aux situations de pouvoir existant dans les cas concrets, et identifiant implicitement le type moderne à la société industrielle capitaliste ». Relevons qu’il s’agit d’une position bien plus radicale que celle prônée à cette époque par les courants prédominants de la gauche latino-américaine (les partis communistes et les nationalistes de gauche) qui ne mettaient pas en cause le capitalisme et n’estimaient pas que la transition vers le socialisme fût une tâche révolutionnaire d’actualité en Amérique latine. Ils appelaient plutôt à une « transformation nationale-démocratique ». En avril s’est tenue, à Santiago du Chili, la première rencontre continentale du mouvement Chrétiens pour le socialisme (Cristianos por el Socialismo), animée par deux jésuites chiliens, le théologien Pablo Richard et l’économiste Gonzalo Arroyo, et soutenue par l’évêque mexicain Sergio Méndez Arceo. Ce mouvement œcuménique, rassemblant catholiques et protestants, représentait la forme la plus radicale de la théologie de la libération. Il alla jusqu’à tenter une synthèse entre marxisme et christianisme, ce qui lui valut d’être frappé d’interdiction par l’épiscopat chilien. La résolution finale de la rencontre proclamait l’adhésion des participants, en tant que chrétiens, à la lutte pour le socialisme en Amérique latine. Une section de ce document historique explique la dialectique entre foi et révolution en ces termes : La présence réelle de la foi au cœur même de la praxis révolutionnaire permet une interaction féconde. La foi chrétienne
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La conférence épiscopale latino-américaine de Puebla en fut le théâtre d’une véritable tentative de reprise en main : le CELAM, organisateur de la rencontre, interdit aux théologiens de la libération de participer à la conférence. Néanmoins, ils furent présents dans la ville de Puebla et, grâce à la médiation de certains évêques, exercèrent une influence réelle sur les débats ; la solution de conciliation qui en résulta fut résumée dans la célèbre formule de l’« option prioritaire de l’Église pour les pauvres » – tournure suffisamment générale pour permettre à chaque courant de l’interpréter à sa guise. Essayant de faire face au défi, Rome répondit en par une Instruction sur quelques aspects de la « théologie de la libération », signée par la Congrégation pour la doctrine de la foi, que dirigeait alors
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devient un ferment critique et dynamique de la révolution. La foi rend encore plus intense l’exigence qui veut que la lutte de classe avance avec détermination vers la libération de tous les hommes, en particulier ceux qui subissent les formes les plus dures de l’oppression. Elle renforce aussi notre aspiration à une transformation totale de la société plus qu’à une simple transformation des structures économiques. Ainsi, la foi apporte, parmi les chrétiens engagés et à travers eux, sa propre contribution à la construction d’une société qualitativement différente de l’actuelle et à l’avènement de l’Homme nouveau. Par ailleurs, l’engagement révolutionnaire remplit aussi une fonction critique et mobilisatrice pour la foi chrétienne. Il critique aussi bien les formes manifestes que les plus subtiles de la complicité entre la foi et la culture dominante au cours de l’histoire. […] Les chrétiens qui participent au processus de libération sont amenés à comprendre clairement que les nécessités de la praxis révolutionnaire […] les forcent à redécouvrir les thèmes centraux du message de l’Évangile – ce n’est qu’ainsi qu’ils seront libérés de leurs oripeaux idéologiques. Le vrai contexte de la foi vivante aujourd’hui est l’histoire de l’oppression et de la lutte pour la libération de cette oppression. Mais, pour se placer dans ce contexte, il faut vraiment participer au processus de libération en adhérant à des partis et des organisations qui sont les instruments authentiques de la lutte de la classe des travailleurs (Eagleson, 1975 : 173).
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le cardinal Joseph Ratzinger et qui dénonçait la théologie de la libération comme une hérésie d’un type nouveau, fondée sur l’utilisation de concepts marxistes. La réaction des théologiens latino-américains et celle de secteurs importants de l’Église, notamment au Brésil, obligèrent le Vatican à faire partiellement marche arrière. En parut l’Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, plus positive en apparence, qui reprenait quelques thèmes de la théologie de la libération, mais en les « spiritualisant » et en les dépouillant de leur contenu social et révolutionnaire.Vers la même époque le pape Jean-Paul II adressa une lettre à l’Église brésilienne, lui apportant son soutien et reconnaissant la légitimité de la théologie de la libération. Le débat au sujet de ces deux instructions émanant de Rome était inacceptable aux yeux du Vatican, habitué à la règle traditionnelle Roma locuta, causa finita. La confrontation avec la théologie de la libération s’est poursuivie dès lors non sur le terrain théologique, mais sur celui du pouvoir épiscopal : par la nomination systématique d’évêques conservateurs en remplacement de ceux qui mouraient ou partaient à la retraite. L’objectif de Rome était de marginaliser les courants radicaux et de réaffirmer son contrôle sur les conférences épiscopales jugées être allées trop loin, notamment la CNBB brésilienne. Le changement de majorité parmi les évêques brésiliens, avec la victoire des conservateurs, paraît indiquer un succès notable de la stratégie vaticane. Je reviendrai sur ce point par la suite. En ce qui concerne l’Église comme structure institutionnelle, le grand changement depuis les années soixante est l’essor des communautés ecclésiales de base, notamment au Brésil où elles rassemblent plusieurs centaines de milliers, voire des millions de chrétiens, mais aussi, à une moindre échelle, dans l’ensemble du continent. La communauté de base est un petit groupe de voisins appartenant au même quartier populaire, favela, village ou zone rurale, qui se réunissent régulièrement pour prier, chanter, célébrer, lire la Bible et en discuter à la lumière de leur propre expérience de vie. Il faut noter que les CEB sont beaucoup plus conventionnellement religieuses qu’on ne le suppose d’ordinaire : elles prisent et pratiquent un certain nombre de prières et de rites traditionnels (rosaires, vigiles nocturnes, adoration et célébrations telles que processions et pèlerinages) qui font partie de la religion populaire (Levine, 1988 : 252).
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Une manière d’évaluer l’importance des CEB serait de noter la façon dont elles créent et entretiennent un espace pour la pratique de la religion communautaire au sein du catholicisme contemporain. […] La promotion même de la justice est enracinée au cœur de la foi religieuse. […] Lorsque ces idées
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Dans les zones urbaines, les CEB sont, à une majorité écrasante, des organisations de femmes : à São Paulo (Brésil), selon une étude récente, plus de % des participants sont des femmes. Grâce à cette participation, nombre de femmes peuvent « entrer dans le domaine de la politique sur la base de leur position de classe et de leurs intérêts de genre au sein de cette classe » (Drogus, 1990 : 72). La féminisation du mouvement est renforcée par le fait que la plupart des agents de pastorale qui aident à organiser les CEB dans les régions urbaines populaires sont des religieuses. Les CEB font partie d’un diocèse et sont en rapport plus ou moins constant avec des agents de pastorale : prêtres, religieux et surtout religieuses. Elles ne regroupent pas la majorité des fidèles, mais seulement ce que le sociologue brésilien Pedro Ribeiro de Oliveira (1992 : 58) appelle l’« élite religieuse populaire », un groupe de fidèles actifs et pratiquants appartenant aux couches pauvres ; la paroisse traditionnelle continue à pourvoir aux besoins religieux de la majorité non pratiquante et des personnes des classes moyennes ou aisées qui fréquentent l’Église. Peu à peu, les débats et les activités de la communauté s’élargissent, généralement avec l’aide du clergé progressiste, et elle commence à assumer des tâches sociales : luttes pour le logement, l’électricité ou l’eau dans les favelas, luttes pour la terre dans les campagnes. Elles contribuent sensiblement à la croissance de mouvements sociaux comme, par exemple, au Brésil, le Mouvement contre le coût élevé de la vie, le Mouvement contre le chômage, le Mouvement pour les transports publics, le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra, MST ) et bien d’autres encore (Doimo, 1992). Dans certains cas, l’expérience de ces luttes conduit à la politisation et à l’adhésion de plusieurs animateurs ou membres des CEB à des partis ouvriers ou des fronts révolutionnaires. On comprendra mieux cette dynamique, comme l’a noté Daniel Levine, en se référant aux remarques de Weber sur la « religiosité de groupement communautaire » (Gemeindereligiosität) :
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prennent place dans un contexte de solidarité, renforçant les structures de groupe, les conséquences peuvent être explosives. […] Le bref commentaire de Weber suggère la manière dont les changements dans le domaine religieux et politique convergent et ont des implications révolutionnaires. « Plus une religion devient communautaire, écrit-il, plus les circonstances politiques contribuent à la transfiguration de l’éthique de ceux qui sont subjugués 18. » (Levine, 1986 : 15)
L’erreur de Weber a été de croire qu’un tel développement ne saurait se produire dans un contexte catholique. Comme le souligne le sociologue brésilien Ivo Lesbaupin, il existe aussi de nombreux aspects des CEB qui correspondent à l’idéaltype de la secte selon Troeltsch (ou Weber) : la participation des laïcs, l’importance reconnue de la Bible, la vie communautaire, la fraternité et l’entraide, et surtout l’« affinité élective intime avec la structure de la démocratie » (Weber, 2006b : 324). Mais, en même temps, la communauté de base n’est pas une « secte », parce qu’elle fait toujours partie de l’Église catholique et est étroitement liée à son clergé (Lesbaupin, 1987). Les CEB, du fait de leur composante puissamment démocratique, ont souvent apporté une qualité nouvelle aux mouvements sociaux et politiques qu’elles ont irrigués : enracinées dans la vie quotidienne des couches populaires et dans leurs préoccupations humbles et concrètes, elles ont encouragé l’auto-organisation des bases et se sont méfiées de la manipulation politique, du bavardage électoral et du paternalisme d’État. Cela impliquait aussi parfois une contrepartie : un basisme (basismo) radical, conduisant au rejet de la théorie et à l’hostilité à l’égard de l’organisation politique. Le débat sur ces questions divise les théologiens eux-mêmes, certains ayant une sensibilité plus « populiste », tandis que d’autres sont plus « politiques » ; la tendance dominante est la recherche d’une pratique qui va audelà des méthodes unilatérales. Dans un article écrit en , Frei Betto critique aussi bien les attitudes élitistes que populistes :
18 Citation de Weber (1995 : 362, trad. modif.) : « Plus la religiosité [Religiosität] devient religiosité de groupement communautaire [Gemeindereligiosität], plus les circonstances politiques contribuent à transfigurer dans un sens religieux l’éthique de ceux qui sont dominés. » Voir aussi l’ouvrage intéressant de Levine (1992).
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Dans la pratique de la pastorale populaire, il faut éviter deux déviations : le populisme ecclésial et l’avant-gardisme ecclésial. Le populisme ecclésial est l’attitude des agents pastoraux qui sacralisent le peuple comme si celui-ci avait une conscience pure, à l’abri de l’idéologie dominante. […] De son côté, l’avant-gardisme ecclésial […] est l’attitude des agents pastoraux qui jugent le peuple incapable et ignorant et qui se considèrent eux-mêmes autosuffisants dans l’orientation de la pastorale populaire. Cette tendance croit qu’elle n’a rien à apprendre avec le peuple, qu’elle n’a pas de temps à perdre en respectant le processus des communautés et que ce qui importe est de politiser le plus rapidement possible les bases populaires (Betto, 1982 ; cité dans Abascal-Jaen, 1982 : 2, 25).
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• II, 3. T H É O LO G I E D E L A L I B É R AT I O N E T C H R I S T I A N I S M E D E L A L I B É R AT I O N
Quoi qu’il en soit, plusieurs des luttes importantes pour la démocratie et l’émancipation sociale en Amérique latine au cours de quelque cinquante dernières années ont été possibles grâce à l’apport des CEB et du christianisme de la libération. Cela vaut notamment pour le Brésil et l’Amérique centrale : indépendamment des conséquences futures de la politique actuelle de « normalisation » du catholicisme latino-américain menée par Rome – et l’on ne saurait écarter une victoire sensible de la stratégie du Vatican et un affaiblissement du christianisme de la libération –, certains changements historiques sont d’ores et déjà irréversibles : la formation du Parti des travailleurs au Brésil, la révolution sandiniste au Nicaragua et le soulèvement populaire au Salvador. Nous examinerons de plus près chacune de ces trois expériences.
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Chapitre MODERNITÉ ET CRITIQUE DE LA MODERNITÉ DA N S L A T H É O L O G I E D E L A L I B É R AT I O N
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19 Une version différente de ce chapitre est parue sous le même titre dans les Archives des sciences sociales des religions, vol. 71, 1990, pp. 7-23.
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Comment la théologie de la libération et le mouvement social qu’elle a suscité se situent-ils face à la modernité ? Ce qui suit traite principalement de la théologie de la libération catholique qui possède quelques particularités la distinguant de sa congénère protestante. L’antinomie entre tradition et modernité sert souvent dans les sciences sociales – surtout en lien avec les pays du tiers monde – de clé principale d’interprétation de la réalité économique, sociale, politique et culturelle. L’utilité de ces catégories est incontestable, mais il faut éviter le risque de réduire toute analyse sociale à une dichotomie dualiste, incapable de rendre compte du caractère ambivalent ou polyvalent de tels phénomènes. Loin d’être contradictoires, modernité et tradition sont souvent articulées, associées et combinées de façon complémentaire – un processus dans lequel les composantes traditionnelles ne sont pas nécessairement un poids mort (des « vestiges du passé »), mais agissent comme un élément actif du renouveau culturel. Il ne faut pas oublier, en outre, que la modernité est elle-même un phénomène ambigu traversé de tensions entre l’héritage de la révolution industrielle et de la Révolution française, entre libéralisme et démocratie, entre rationalité instrumentale et rationalité substantielle. Certains auteurs européens dénoncent ce qui leur semble être une contradiction irréductible au sein de la théologie de la libération entre sa dimension moderne et sa critique de la modernité. Selon mon hypothèse, l’originalité de la théologie de la libération résulte précisément d’une synthèse qui dépasse – certains ajouteraient « dialectiquement » – l’opposition classique entre tradition et modernité. La théologie de la libération et le christianisme de la libération sont à la fois la pointe la plus avancée du courant moderniste dans l’Église catholique et les héritiers
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d’une méfiance catholique traditionnelle ou intransigeante (selon la terminologie d’Émile Poulat) à l’égard de la modernité. Examinons brièvement ces deux aspects. MODERNITÉ DE LA THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION
LA DÉFENSE DES LIBERTÉS MODERNES
La théologie de la libération a pleinement assimilé les valeurs modernes de la Révolution française : liberté, égalité, fraternité, démocratie, séparation entre l’Église et l’État. Comme le souligne Leonardo Boff (1985 : 102), la nouvelle théologie latinoaméricaine ne se reconnaît pas dans une certaine tradition de l’Église institutionnelle, qui, « surtout à partir du XVIe siècle, […] devint une Église “contre” : contre la Réforme (), contre les révolutions (), contre les valeurs aujourd’hui consacrées, telles que la liberté de conscience, encore condamnée en par Grégoire XVI comme deliramentum, la liberté d’opinion, anathématisée par le même pape en tant qu’“erreur pernicieuse comme la peste”, contre la démocratie, etc. » Dans une même veine, Gustavo Gutiérrez rejette catégoriquement la position rétrograde des papes du XIXe siècle, qui permit aux secteurs les plus conservateurs de l’Église (ceux qui nourrissaient l’espoir d’une restauration de l’ancien ordre social) d’éliminer ou de réduire au silence, à l’aide de sévères condamnations, les « groupes plus ouverts au mouvement des libertés modernes et à la pensée critique ». Pour ce même motif, il célèbre Vatican II comme un éveil salutaire à la société moderne, aux grandes revendications de la modernité (droits de la personne, libertés, égalité sociale), en un mot, « comme un ballon d’oxygène dans une atmosphère qui se faisait asphyxiante » (Gutiérrez, 1986 : 178, 184). Cette option moderniste a conduit certains théologiens de la libération à une critique de l’autoritarisme et des restrictions de la liberté au sein de l’Église elle-même. S’ils partagent tous une ecclésiologie démocratique, qui n’accorde pas beaucoup d’importance au pouvoir clérical et conçoit l’Église comme le « peuple de Dieu » qui s’édifie à partir de la base, peu sont allés aussi loin que Leonardo Boff dans la contestation explicite du pouvoir de Rome. Dans son livre Église : charisme et pouvoir
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Leonardo Boff (1985 : 95-101) renvoie à Alves, M. Moreira (1974).
MODERNITÉ ET CRITIQUE DE LA MODERNITÉ…
À son avis – que partagent beaucoup de catholiques progressistes –, c’est par un engagement actif avec le monde extérieur à l’Église que les changements internes s’accompliront. En ce qui concerne les libertés modernes, il se trouve un domaine où les théologiens de la libération demeurent fort prudents, et où les évêques et le clergé, qui se montrent par ailleurs si larges d’esprit, peuvent demeurer fort conservateurs : l’éthique sexuelle, le divorce, la contraception et l’avortement – autrement dit, le droit des femmes de disposer librement de leur propre corps. Le silence des théologiens est-il purement tactique (pour éviter le conflit avec la hiérarchie) ou résulte-t-il de convictions prémodemes, provenant d’une éducation traditionnelle inspirée par la philosophie du droit naturel ? Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une des questions où l’écart entre le clergé et les laïcs, même au sein du christianisme de la libération, est le plus manifeste.
• II, 4.
s’arrêter à des problèmes intra-ecclésiaux, comme il arrive souvent à certaines formes de protestation à l’intérieur de l’Église, spécialement dans les pays développés, c’est passer à côté de la mine la plus riche pour une véritable rénovation de l’Église (Gutiérrez, 1973 : 261).
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(), il met en cause, de façon assez directe, l’autorité hiérarchique dans l’Église et son style de pouvoir romain-impérial et féodal, sa tradition d’intolérance et de dogmatisme (symbolisée durant plusieurs siècles par l’Inquisition), la répression de toute critique venue d’en bas et le refus de la liberté de pensée. Il dénonce aussi la prétention de l’Église à l’infaillibilité et le pouvoir personnel excessif des papes (comparable à celui du secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique !) 20. Comme on le sait, Leonardo Boff fut condamné par Rome, après la publication de ce livre, à une année de « silence obséquieux ». Jamais depuis la Réforme n’avait-on vu une aussi puissante remise en question (de l’intérieur) de la structure de puissance et d’autorité de l’Église. Tous les théologiens de la libération ne partagent certes pas les conceptions de Leonardo Boff. Gustavo Gutiérrez, par exemple, soulignait déjà en que
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Il est vrai que sur les questions touchant à la famille et à la sexualité, à l’interruption de grossesse et au contrôle des naissances, même une Église aussi progressiste que la brésilienne défend toujours des positions traditionalistes et rétrogrades – fort proches de celles énoncées par le pape –, que tous les laïcs catholiques sont loin de partager. La plupart des militants catholiques progressistes – mais seulement les théologiens de la libération les plus avancés, comme Frei Betto – admettent que l’avortement devrait être décriminalisé. Est-il besoin de dire que c’est là une question de vie ou de mort pour des millions de femmes latino-américaines qui sont toujours contraintes de recourir à des avortements illégaux, avec des conséquences tragiques ? Certains théologiens de la libération ont néanmoins commencé à réfléchir à la question de l’oppression spécifique des femmes. Leur pensée actuelle, toujours expérimentale, se reflète dans la série d’entretiens sur ce thème (avec Gustavo Gutiérrez, Leonardo Boff, Frei Betto, Pablo Richard, Hugo Assmann et d’autres), publiée par Elsa Tamez (1986). Ce qui est plus important, les femmes chrétiennes elles-mêmes commencent à s’exprimer, et la voix de théologiennes, de religieuses et de laïques telles que Elsa Tamez, Ivone Gebara, Maria José Rosado Nunes ou Maria Clara Bingemer sont entendues, soulevant la question de la double oppression des femmes latino-américaines et des formes multiples de discrimination qu’elles subissent dans la société dans son ensemble et au sein de l’Église elle-même. LA VALORISATION DES SCIENCES SOCIALES ET LEUR INTÉGRATION DANS LA THÉOLOGIE
Le recours par la théologie aux sciences sociales fut longtemps rejeté par l’Église catholique comme une hérésie « moderniste ». Un changement a commencé à s’opérer après la Seconde Guerre mondiale et finalement, au concile Vatican II, recommandation a été faite de faire usage des « découvertes scientifiques profanes, notamment de la psychologie et de la sociologie » (Constitution pastorale Gaudium et Spes sur l’Église dans le monde de ce temps, § 62). Mais
en Amérique latine et surtout au Brésil, sous l’influence du père Lebret et de ses centres d’Économie et Humanisme, les sciences sociales étaient déjà systématiquement utilisées depuis les années cinquante, bien avant le concile. À
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MODERNITÉ ET CRITIQUE DE LA MODERNITÉ…
Si la théologie de la libération se réclame de l’héritage de la Révolution française et de ses principaux acquis en matière de Droits de l’Homme et de démocratie, sa position est beaucoup plus critique par rapport à un autre aspect de la modernité : la civilisation industrielle/capitaliste, telle qu’elle a « réellement existé » du XVIIIe siècle à nos jours. Le monde moderne bourgeois/industriel peut se définir comme une civilisation fondée sur le progrès scientifique et technique, l’accumulation du capital, l’expansion de la production et la consommation de marchandises, l’individualisme, la réification (Versachlichung), l’esprit de calcul économique (Rechenhaftigkeit), la rationalité instrumentale (Zweckrationalität) et
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LA CRITIQUE DE LA MODERNITÉ PAR LA THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION
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partir des années soixante, la science sociale marxiste, que ce soit la critique de l’économie politique ou l’analyse des classes sociales, et particulièrement ses variantes latino-américaines comme la théorie de la dépendance, deviennent le principal instrument socio-analytique des chrétiens progressistes. Les théologiens de la libération y voient un « instrument » indispensable pour connaître et juger la réalité sociale, afin d’expliquer les causes de la pauvreté en Amérique latine, et la considèrent par conséquent comme une médiation nécessaire entre réflexion théologique et pratique pastorale. Précisons que pour cette conception théologique éminemment moderne il ne s’agit nullement de soumettre les sciences sociales à des impératifs religieux, ni de les réduire au rang d’une nouvelle ancilla theologiæ (selon la définition scolastique de la philosophie comme « servante de la théologie »). La théologie de la libération reconnaît la totale indépendance de la recherche scientifique par rapport aux présupposés ou dogmes de la religion et se contente d’utiliser ses résultats pour ses propres travaux. Comme le souligne Gutiérrez (1985 : 193), « l’emploi des disciplines sociales pour mieux connaître la réalité sociale demande un grand respect envers leur champ d’action propre et envers la juste autonomie du politique ». En même temps, il est évident que des critères sociaux, éthiques et religieux déterminent, dans une large mesure, le type de science sociale choisi par les théologiens ou la méthode scientifique qu’ils privilégieront.
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le désenchantement du monde (Entzauberung der Welt) – pour reprendre les célèbres formules de Max Weber. La dernière erreur condamnée dans la longue liste du Syllabus () de Pie IX est l’hérésie selon laquelle « le pontife romain peut et doit se réconcilier avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne, et transiger avec eux ». Sans adopter cette position de rejet total, la théologie de la libération tend néanmoins à critiquer, tout en refusant tant que possible le compromis, les conséquences pernicieuses et malignes qu’un certain type de progrès économique, de libéralisme et de civilisation moderne ont entraînées pour les pauvres d’Amérique latine. Cette critique allie des éléments traditionnels, assavoir la référence à des valeurs sociales, éthiques et religieuses prémodernes, aux valeurs de la modernité elle-même. CRITIQUE DU CAPITALISME
La théologie de la libération a reçu en héritage de l’Église la tradition catholique d’hostilité ou d’aversion (pour reprendre le terme de Weber) à l’égard de l’esprit du capitalisme. Mais elle l’a considérablement modifiée et modernisée : en la radicalisant dans un sens plus général et systématique ; en articulant la critique morale avec une critique moderne (principalement marxiste) de l’exploitation ; en substituant la justice sociale à la charité ; en refusant d’idéaliser le passé patriarcal ; en proposant comme alternative une économie socialisée. Néanmoins, sans se référer à cette tradition, on ne saurait comprendre ni la nature intransigeante, ni la puissante force éthique et religieuse de l’anticapitalisme de la théologie de la libération. Ce clivage irréconciliable, cette lutte de principe (toujours selon Weber) entre éthique catholique et modernité capitaliste nourrit la critique des théologiens latino-américains contre la réconciliation de l’Église avec le monde moderne bourgeois. Selon le théologien chilien Pablo Richard, l’un des fondateurs du mouvement Chrétiens pour le socialisme : Pour les classes opprimées, cette convergence ou cohérence entre foi et monde moderne est une réalité étrangère et supportée, car elle représente la sacralisation de l’oppression. La rencontre entre foi et raison scientifique moderne, entre salut et progrès humain apparaît ainsi comme le reflet cohérent de la rencontre ou conciliation entre Église et classes dominantes. […]
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Le processus de modernisation de l’Église et de conciliation avec le monde moderne, dans la mesure où il légitime le système de domination, se pervertit lui-même.
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• II, 4. MODERNITÉ ET CRITIQUE DE LA MODERNITÉ…
Il ajoute l’argument suivant qui semble faire directement écho à la remarque de Weber sur les raisons de l’« affinité négative » entre Église et capitalisme : « Le christianisme, réduit par la modernisation à un code formel de valeurs et de principes, ne peut en rien interférer dans le calcul économique, dans la loi du profit maximum, dans la loi du marché. La vie économique suit son cours », selon « la logique implacable de la rationalité économique et politique du système capitaliste moderne » (Richard, 1978 : 32-33). Un autre thème caractéristique de la théologie de la libération se rencontre dans ses attaques contre le capitalisme comme fausse religion, comme nouvelle forme d’idolâtrie : l’idolâtrie de l’argent (l’antique Mammon), du capital, du marché. Joignant l’analyse marxiste (moderne) du fétichisme de la marchandise à la dénonciation prophétique vétérotestamentaire (traditionnelle) des faux dieux, les théologiens latino-américains mettent l’accent sur la nature maléfique de ces nouvelles idoles cruelles et sacrificatrices de vies humaines (la « dette extérieure », par exemple) : les idoles ou fétiches (au sens marxien) capitalistes sont des Molochs qui dévorent des vies humaines – image également utilisée par Marx dans Le Capital. Le combat du christianisme de la libération contre l’idolâtrie (capitaliste) est présenté comme une lutte des dieux – un concept wébérien, comme nous le savons – entre le Dieu de la vie et les idoles de la mort (Jon Sobrino), ou entre le Dieu de Jésus-Christ et les multiples dieux de l’Olympe du système capitaliste (Pablo Richard). Les plus actifs dans ce domaine ont été les théologiens du Département œcuménique de recherches (Departamento Ecuménico de Investigaciones, DEI) à San José au Costa Rica, qui publièrent un recueil d’articles en sous le titre significatif La lucha de los dioses. Los ídolos de la opresión y la búsqueda del Dios Liberador (Assmann et alii, 1980). Ce sujet a également été au cœur des travaux d’une nouvelle génération de théologiens tels que le brillant CoréanoBrésilien Jung Mo Sung (1989 ; 1995) qui, dans ses écrits, attaque la « religion économique » du capitalisme et son fétichisme sacrificiel.
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Deux des fondateurs du DEI, Hugo Assmann et Franz Hinkelammert, publièrent en L’idolâtrie du marché, un remarquable essai consacré à l’économie et à la théologie. Selon Hinkelammert, dans la théologie du marché total, combinaison de néolibéralisme économique et de fondamentalisme chrétien, « Dieu […] n’est rien de plus que la personnification transcendante des lois du marché […]. Ce qui est ainsi créé, avec la divinisation du marché, c’est l’Argent-Dieu : In God we trust 21. » (Hinkelammert, 1993 : 284) Assmann souligne le contenu théologique explicite du libéralisme économique – la « main invisible » d’Adam Smith comme équivalent de la divine Providence – et la théologie sacrificielle cruelle du capitalisme, de Malthus à nos jours (Assmann et Hinkelammert, 1993). Mais la plus grande innovation de la théologie de la libération par rapport à la tradition de l’Église réside peut-être dans le fait qu’elle va bien au-delà d’une critique morale du capitalisme en exigeant son abolition. Selon Gutiérrez (1983 : 1-2), par exemple, les pauvres ont besoin d’une lutte révolutionnaire qui remette l’ordre social existant en question à partir de ses fondements. [Cette lutte exige que] le peuple doive accéder au pouvoir pour que la société soit véritablement libre et égalitaire. Dans une telle société, la propriété privée des moyens de production serait éliminée, puisqu’elle permet à quelques-uns d’exproprier le fruit du travail exécuté par le grand nombre, engendre des divisions de classe au sein de la société et permet qu’une classe soit exploitée par une autre. CONTRE LA PRIVATISATION DE LA FOI
Comme le fait remarquer Danièle Hervieu-Léger (1986 : 299), dans un commentaire sur les travaux d’Émile Poulat, le même fonds « intransigeant » a donné naissance à des rameaux aussi différents que le fondamentalisme d’une part, le christianisme révolutionnaire de l’autre, leur trait commun étant le refus du libéralisme. Il est vrai que la théologie de la libération partage avec la tradition catholique la plus « intransigeante » le rejet de la privatisation de la foi et de la séparation entre les sphères religieuse et politique – quelque chose de typiquement moderne et libéral. 21 « Nous mettons notre confiance en Dieu », devise figurant sur les billets de banque états-uniens.
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Critiquant les théologies libérales, Gustavo Gutiérrez écrit :
(1986 : 187)
En portant une attention plus grande aux revendications de la société bourgeoise, ces théologies avaient accepté le lieu dans lequel celle-ci les confinait : la sphère de la conscience privée.
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En conclusion, « le radicalisme clérical est négatif, parce qu’il fait obstruction au développement civique et au processus de construction de la nation » (Vallier, 1972 : 17, 21, 23). Cette analyse lourde de préjugés manque certes sa cible, mais il n’empêche que la théologie de la libération refuse en effet de se limiter à la « sphère ecclésiastique » en laissant l’économie et la politique se développer de façon « autonome » ; de ce point de vue, on peut tracer un parallèle entre elle et la tradition « intransigeante » avec son refus de la séparation moderne des sphères. Comme l’observe Juan Carlos Scannone (1975), la théologie de la libération n’accepte pas le principe de l’autonomie du temporel défendu par le rationalisme moderne, ou la tranquillisante séparation des sphères temporelle et spirituelle du progressisme libéral.
• II, 4.
un refus implicite de reconnaître que les sphères civile et ecclésiastique doivent être différenciées. En confondant, au moins symboliquement, les niveaux politique et religieux de la société, [ce radicalisme] a pour effet non seulement une traditionalisation, mais aussi une rétrogression, dans la mesure où les différences politiques sont renforcées par des identités et significations religieuses, qui risquent de produire des scissions irréconciliables.
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Dans la mesure où leur démarche implique effectivement une « repolitisation » du champ religieux et une intervention religieuse dans le domaine politique, les chrétiens de la libération seront accusés par certains critiques libéraux d’être un obstacle à la modernisation. C’est ainsi que le sociologue états-unien de l’école fonctionnaliste Ivan Vallier accuse les prêtres révolutionnaires d’exercer une influence « rétrograde et traditionaliste » en Amérique latine. La modernisation exige une différenciation des domaines « qui permet aux sphères non religieuses de la société d’aller de l’avant de façon autonome, c’est-à-dire dans des structures normatives non religieuses ». Or, le « radicalisme clérical » des prêtres révolutionnaires constitue
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Toutefois, le type d’analyse représenté par Vallier est trop superficiel et formaliste, parce qu’il ne rend pas compte du fait que le christianisme de la libération latino-américain innove aussi radicalement par rapport à la tradition : () en prônant une séparation totale entre l’Église et l’État ; () en refusant l’idée d’un parti ou syndicat catholique et en reconnaissant la nécessaire autonomie des mouvements politiques et sociaux ; () en rejetant toute idée de retour au « catholicisme politique » précritique (Gutiérrez, 1986 : 187) et son illusion d’une « nouvelle christianité » ; () en encourageant la participation des chrétiens dans les mouvements ou partis populaires séculiers. Pour la théologie de la libération, il n’y a pas de contradiction entre cette exigence de démocratie moderne et séculière, et l’engagement des chrétiens dans la sphère politique. Il s’agit de deux niveaux différents d’approche de la question du rapport entre religion et politique : sur le plan institutionnel, la séparation et l’autonomie doivent prévaloir, tandis que sur le plan éthico-politique l’engagement devient l’impératif essentiel. CRITIQUE DE L’INDIVIDUALISME
Selon Gustavo Gutiérrez, l’individualisme est la note la plus importante de l’idéologie moderne et de la société bourgeoise. Pour la mentalité moderne, l’homme est un commencement absolu, un centre autonome de décisions. L’initiative et l’intérêt individuels sont le point de départ et le moteur de l’activité économique.
Très à propos, il se reporte, dans ce contexte, aux écrits de Lucien Goldmann qui avait mis en évidence l’opposition entre la religion comme système de valeurs transindividuelles et la méthode strictement individualiste des Lumières et de l’économie de marché (Gutiérrez, 1986 : 171-173, 218). Pour les théologiens de la libération et les agents de pastorale travaillant dans les communautés de base, un des aspects les plus négatifs de la modernité urbano-industrielle en Amérique latine – du point de vue social et éthique – est la destruction des liens communautaires traditionnels. Avec le développement de l’agro-capitalisme, des populations entières ont été arrachées à leur milieu rural et communautaire – les êtres humains sont remplacés par des moutons, selon la protestation de Thomas More
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(1987 : 99), ou
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plutôt, dans de nombreux pays d’Amérique latine, par du cheptel bovin – et jetées à la périphérie des centres urbains, où elles trouvent une atmosphère d’individualisme égoïste, de compétition effrénée et de lutte brutale pour la survie. Dans un ouvrage sur les communautés ecclésiales de base, le théologien jésuite brésilien Marcello de Carvalho Azevedo (1986 : 63-73) accuse la modernité capitaliste d’être responsable de la rupture des liens entre l’individu et son groupe, et présente les CEB comme l’expression concentrée d’une double tentative de faire revivre la communauté dans la société et dans l’Église. Une des principales activités des pastorales populaires, telles que la pastorale de la terre et la pastorale indigène, est la défense des communautés traditionnelles (de pauvres paysans ou de tribus indiennes) menacées par la voracité des grandes entreprises agroindustrielles ou par les grands projets de modernisation de l’État. Dans la périphérie chaotique des centres urbains, il s’agit, à travers les CEB, de reconstruire une vie communautaire, en s’appuyant sur les traditions du passé rural encore présentes dans la mémoire collective des pauvres : habitudes de coopération, de solidarité et d’aide mutuelle. Un observateur enthousiaste des communautés de base, le théologien et sociologue états-unien Harvey Cox (1984 : 103, 215), suggère qu’à travers les CEB la population pauvre « se réapproprie un ensemble d’histoires et une tradition morale qui ont survécu à l’attaque dévastatrice de la modernisation capitaliste et qui commencent à fournir maintenant une alternative au système officiellement établi de valeurs et de significations ». Les nouvelles théologies latino-américaines ont « un style organisationnel qui privilégie la communauté par rapport à l’individualisme, les modes de vie commune organiques à la place des mécaniques de convivence ». S’agit-il donc d’un retour à la communauté prémoderne, traditionnelle – la Gemeinschaft organique décrite par Ferdinand Tönnies ? Oui et non. Oui, dans la mesure où, face à une société moderne qui, selon Leonardo Boff (1978 : 7-21), « engendre une atomisation de l’existence et un anonymat généralisé des personnes », il s’agit de (re)créer « des communautés où les personnes se connaissent et se reconnaissent », et qui se caractérisent par « les rapports directs, par la réciprocité, par la fraternité profonde, l’aide mutuelle, la communion dans les idées évangéliques et l’égalité
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entre les membres ». Non, parce que ces communautés ne sont pas la simple reproduction de rapports sociaux prémodernes. Ici aussi, le christianisme de la libération va innover : comme l’a pertinemment observé Harvey Cox (1984 : 127), les CEB contiennent un aspect typiquement moderne de choix individuel, engendrant de nouvelles formes de solidarité qui n’ont plus rien à voir avec les structures villageoises archaïques 22. Son objectif n’est pas de reconstituer des communautés traditionnelles, c’est-à-dire des structures fermées et autoritaires, avec un système de normes et d’obligations imposées à l’individu, dès sa naissance, par la famille, la tribu, la localité ou le groupe religieux. Au contraire, il est de former un nouveau type de communauté qui incorpore nécessairement quelques-unes des « libertés modernes » les plus importantes, à commencer par la libre décision d’adhérer ou non. Par cet aspect moderne, on peut considérer les CEB comme des « groupements volontaires utopiques », au sens que Jean Séguy donne à ce concept, c’est-à-dire des groupements auxquels les membres participent de leur plein gré et dont l’objectif (implicite ou explicite) est de transformer d’une manière qui serait radicale les systèmes sociaux globaux existants 23. Ce que les CEB cherchent à sauver des traditions communautaires, ce sont les rapports personnels « primaires », les pratiques d’entraide et la communion autour d’une foi partagée. CRITIQUE DE LA MODERNISATION ÉCONOMIQUE, DU CULTE DU PROGRÈS TECHNIQUE ET DE L’IDÉOLOGIE DU DÉVELOPPEMENT
La position de l’Église latino-américaine face au développement économique et à la technologie moderne avant l’apparition des CEB était loin d’être négative. Dans le cadre de ce que l’on pourrait appeler une « théologie du développement » dominante au cours des années -, elle était favorable à la modernisation économique tout en aspirant à corriger certains de ses aspects selon les principes de l’éthique chrétienne.
22
Cox renvoie à l’analyse de Johann Baptist Metz (1980 : 111-127).
23 Voir Séguy (1999 : 218-219) : « On appellera “groupement volontaire utopique”
tout groupement de caractère volontaire dont l’idéologie peut se référer à un fonctionnement utopique, au sens que nous donnons au vocable “utopie”. Ordres religieux, communes ou communautés actuelles, sectes, certains partis politiques, certaines coopératives, nous paraissent appréhendables comme groupements volontaires utopiques. »
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• II, 4. MODERNITÉ ET CRITIQUE DE LA MODERNITÉ…
Avec la radicalisation de l’Action catholique (JUC, JOC, etc.), au cours des années soixante et l’essor de la théologie de la libération après les années soixante-dix, cette perspective « développementiste » a été remplacée par une conception beaucoup plus critique du modèle capitaliste de développement, inspirée, au moins en partie, par la sociologie marxiste latino-américaine et la théorie de la dépendance (voir les attaques d’un André Gunder Frank contre les doctrines nord-américaines de la modernisation économique). Cette nouvelle perspective allait directement influencer la culture socio-religieuse du christianisme de la libération, engendrant une forte conviction selon laquelle la solution pour les pays d’Amérique latine résidait non pas tant dans la modernisation technologique que dans le changement social. Pour la théologie de la libération, le développement industriel, les techniques nouvelles et la modernisation de la production sont loin de constituer une solution aux problèmes sociaux du continent – pauvreté, inégalité sociale, analphabétisme, chômage, exode rural, violence urbaine, épidémies, mortalité infantile – ; au contraire, ils aggravent souvent et intensifient ces problèmes. Dans son ouvrage pionnier de , Teología de la liberación. Una evaluación prospectiva, Hugo Assmann note que « le prix excessif payé pour le “développement” est l’aliénation croissante de larges secteurs de la communauté et la répression de toutes les formes de protestation ». À son avis, le grand mérite des textes de la conférence épiscopale de Medellín (), bien qu’ils soient plus descriptifs que dialectiques et structurels, réside dans leur attitude critique à l’égard du « développementisme » (Assmann, 1976 : 49-50). Gutiérrez, lui aussi, dans son livre de , met en question cette idéologie du développement (dessarollismo) et du progrès économique, qui « empêchait de voir aussi bien la complexité du problème que les aspects conflictuels inévitables du processus pris dans son ensemble » (Gutiérrez, 1973 : 39-40, 90-92). Évidemment, l’alternative à la modernisation n’est ni la tradition ni le retour aux rapports patriarcaux des vieilles hiérarchies rurales, mais la libération sociale, concept moderne qui fait référence à la théorie de la dépendance des sciences sociales latino-américaines. D’une façon générale, les théologiens de la libération et les dirigeants des communautés de base critiquent l’idéologie modernisatrice des élites latino-américaines, aussi bien conservatrices que progressistes, et attirent l’attention sur les limites,
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les contradictions et les désastres de la modernité industrielle/ capitaliste. Un leitmotiv de leurs documents est que le progrès en Amérique latine se fait aux dépens des pauvres. La technologie en tant que telle n’occupe pas une place centrale dans ce discours critique. On se borne à constater que, dans la société latino-américaine actuelle, la modernité technologique et les bienfaits de la civilisation sont monopolisés par l’État et les classes dominantes ou mis à leur service. On peut constater dans l’attitude des CEB brésiliennes par exemple – y compris les théologiens, agents de pastorale, évêques et conseillers laïques qui animent les communautés – une grande méfiance à l’égard des « méga-projets de développement » fondés sur la technologie moderne : barrages hydroélectriques, autoroutes, complexes chimiques ou nucléaires, agro-industrie, etc. Ces projets sont souvent qualifiés de « pharaoniques » – expression biblique aux connotations religieuses et sociales clairement négatives. Les projets qui ont la faveur des CEB sont de modestes projets coopératifs locaux, utilisant des techniques traditionnelles ou semi-modernes, requérant peu de capital et beaucoup de main-d’œuvre. Ceci dit, le christianisme de la libération n’a pas de doctrine explicite sur la technologie. C’est plutôt le contexte social et politique associé à l’emploi des technologies modernes qui est rejeté ou critiqué. Les techniques modernes ne sont pas jugées sur leurs résultats économiques, en termes de profit, rentabilité, productivité, exportation, rentrée de devises, etc., mais sur leurs conséquences sociales pour les pauvres. Si les conséquences sont positives en termes d’emploi ou d’amélioration des conditions de vie, ces techniques sont acceptées. Sinon, elles sont rejetées. On observe ici un certain pragmatisme, mêlé à une attitude morale d’inspiration religieuse : l’option prioritaire pour les pauvres est le critère d’évaluation de la technologie. D’une façon générale, les CEB rurales sont plus méfiantes à l’égard des bienfaits de la technique moderne que les CEB urbaines. On put ainsi assister au Brésil à de fréquents conflits autour de la construction de barrages hydroélectriques. Au début, les CEB, les évêques, la Commission pastorale de la Terre (Comissão Pastoral da Terra, CPT) exigeaient surtout l’indemnisation des paysans expulsés. Ainsi vit-on des évêques et des agents de pastorale de certaines régions du Nordeste brésilien se réunir en mars et publier une déclaration dénonçant les grands travaux hydrau-
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liques entrepris par le régime militaire « au nom d’un progrès dont le résultat est la concentration de la richesse dans les mains d’une minorité privilégiée ». À leurs yeux, ces projets étaient néfastes, car, loin d’aider les pauvres, ils leur enlevaient leur dernier lopin de terre et les précipitaient dans la misère la plus absolue. Néanmoins, ce document se gardait bien de refuser de la modernisation technique : Nous ne nions pas la validité des centrales hydroélectriques ou des projets d’irrigation, mais nous condamnons la manière dont ces travaux ont été réalisés, sans prendre en considération la dignité de la personne humaine et la relocalisation des familles expulsées (Denuncia, 1981).
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Voir par exemple les travaux du CEDI (1989).
• II, 4.
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Vers la même époque, dans le sud du pays, la Commission pastorale de la Terre critiquait les méfaits du gigantesque barrage d’Itaipu dans un document intitulé O Mausoléu do Faraó (« Le mausolée du pharaon »), qui dénonçait surtout les formes d’expropriation des paysans et l’insuffisance des indemnisations (CPT, 1979). Cependant, dans les années qui suivirent, les CEB, la CPT et leurs conseillers techniques ont commencé à mettre en question les barrages eux-mêmes et d’autres « méga-projets » en se fondant sur des critères écologiques. Il semble y avoir une convergence dans ce domaine entre une partie de l’Église brésilienne – la pastorale de la terre avec la CPT, la pastorale indigène avec le Conseil missionnaire indigéniste (Conselho Indigenista Missionário, CIMI) et certains évêques –, des syndicalistes locaux, certains intellectuels chrétiens ou de la gauche laïque et les écologistes, autour de la campagne pour la protection de la forêt amazonienne 24. Par ailleurs, face au développement de l’agro-industrie moderne et techniquement sophistiquée (machines, insecticides, engrais), tournée vers les exportations, les CEB et la CPT essaient d’organiser des coopératives rurales, en s’appuyant sur de vieilles traditions de travail collectif et d’entraide communautaire. De leur côté, les CEB urbaines se mobilisent volontiers pour l’amélioration technique de leur cadre de vie : électricité, eau courante, égouts, transports collectifs. Mais elles préfèrent les solutions qui viennent « de la base » à celles qui arrivent « d’en
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haut », portées par une technologie moderne, même si la technologie est primitive, par exemple, la construction de maisons grâce à l’entraide communautaire. Citons un exemple assez typique : le mouvement populaire pour l’habitation au sud du grand São Paulo a su imposer, contre l’avis des autorités locales ou régionales favorables par principe à des solutions « hautement industrialisées » (et inévitablement plus coûteuses), un projet de construction de centaines de maisons par les collectifs locaux du mouvement (largement issus des CEB), selon la méthode du mutirão (« entraide », dans le langage populaire brésilien) (Bisilliat, 1989). L’attitude des théologiens de la libération et de l’Église des pauvres face aux moyens de communication de masse, aux médias, est une tout autre question. On observe en général une grande méfiance vis-à-vis des médias institutionnels (télévision, radio, presse), considérés comme des instruments de manipulation du peuple par les élites. La critique de la télévision est un des thèmes importants du christianisme de la libération, mais il s’agit plutôt du contenu des programmes que du médium technique en luimême. Néanmoins, les théologiens de la libération, contrairement aux néo-pentecôtistes et à certains évêques, sont réticents à utiliser la télévision comme moyen de communication. Hugo Assmann a consacré un ouvrage à la critique de l’Église électronique états-unienne et à son impact en Amérique latine. Au-delà de la dénonciation de ce qu’il appelle le « capitalisme chrétien » des télé-évangélistes protestants, il pose la question du médium lui-même : ne serait-il pas, par sa nature même, une machine qui fétichise la réalité ? Sa conclusion provisoire est que « la religion diffusée par la télévision aboutit presque inévitablement à la légitimation religieuse d’un fétichisme déjà existant », dans la mesure où la participation réflexive du téléspectateur est minime. Néanmoins, Assmann (1986 : 172-176) ne veut pas s’enfermer dans un refus global peu réaliste : La télévision est là pour de bon : il faut apprendre à vivre avec elle ; il ne sert à rien d’avoir une attitude apocalyptique [dans le sens que donne à ce terme Umberto Eco dans son livre Apocalittici e integrati] et dénonciatrice face à la télévision ; elle a aussi un pouvoir extraordinaire pour socialiser des ruptures nécessaires dans plusieurs domaines du comportement social.
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On peut donc résumer l’attitude de la théologie de la libération et des CEB ainsi : il ne s’agit pas d’un rejet catégorique de la technologie, mais d’une distance pragmatique, prudente et critique, qui contraste résolument avec l’enthousiasme technologique des élites latino-américaines (entrepreneurs, technocrates, militaires), des intellectuels « modernisateurs » tant de droite que de gauche et, bien sûr, des Églises néo-pentecôtistes ainsi que de certains milieux catholiques traditionalistes regroupés autour du projet Lumen . UNE RÉAPPROPRIATION MODERNE DE LA TRADITION
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• II, 4. MODERNITÉ ET CRITIQUE DE LA MODERNITÉ…
Le christianisme de la libération, mouvement social qui trouve son expression intellectuelle dans la théologie de la libération, critique la modernité « réellement existante » en Amérique latine (le capitalisme dépendant) au nom de valeurs prémodernes et d’une modernité utopique (la société sans classes), à travers la médiation socio-analytique de la théorie marxiste, qui allie une critique de la première à la promesse de la seconde. Les positions modernes de la théologie de la libération sont inséparables de ces présupposés traditionnels et vice versa. Il s’agit d’une forme socio-culturelle qui échappe aux dichotomies classiques : moder nité et tradition, éthique et science, religion et monde profane. En tant que réappropriation moderne de la tradition, cette configuration culturelle préserve et nie tout à la fois la modernité et la tradition dans un processus de synthèse « dialectique ». C’est à partir de son option prioritaire pour les pauvres qu’elle juge aussi bien la doctrine traditionnelle de l’Église que la société occidentale moderne. C’est précisément ici que se situe la différence entre la théologie de la libération et les théologies progressistes européennes. Comme l’a fort bien noté le théologien français Christian Duquoc, les théologies progressistes considèrent l’exclusion (des pauvres, des peuples du tiers monde, etc.) comme des effets provisoires ou accidentels : l’avenir est à l’Occident et au progrès économique, social et politique qu’il apporte. La théologie de la libération, en revanche, pense l’histoire à partir de son envers, c’est-à-dire du point de vue des vaincus et des exclus, des pauvres (au sens large de classes, races et cultures opprimées), qui sont les porteurs d’universalité et de rédemption. Contraire-
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ment à la culture progressiste européenne, elle rejette la vision optimiste de l’histoire comme progrès, la valorisation de la technique et de la science modernes comme conditions objectives de ce progrès, et l’émancipation de l’individu comme principal critère du progrès. Cela ne veut pas dire que la théologie de la libération rejette le progrès scientifique et technique ou le cadre formel des libertés individuelles ; simplement, elle ne saurait admettre une conception de l’histoire se fondant sur ces critères occidentaux ambivalents (Duquoc, 1987 : 28-96). Peut-on pour autant dire, comme Duquoc, que Rome préfère la théologie de la libération aux théologies progressistes issues des Lumières ? La participation active des chrétiens à la lutte des pauvres d’Amérique latine pour la libération sociale serait-elle moins subversive aux yeux de Rome que l’aspiration des intellectuels catholiques européens à l’émancipation individuelle ? C’est loin d’être évident : dans les deux cas, le Vatican se trouve confronté à un défi qui met en question son autorité et le système de pouvoir traditionnel de l’Église. En fait, la théologie de la libération partage certains des présupposés fondamentaux de la culture progressiste occidentale, mais elle possède aussi de nombreux traits communs avec une tout autre tradition : le romantisme. Le christianisme de la libération, comme d’autres mouvements sociaux ou culturels contemporains (par exemple l’écologie), est dans une large mesure un mouvement romantique qui, comme nous l’avons vu au chapitre , proteste, au nom de valeurs prémodemes (en l’occurrence, la religion et la communauté), contre des aspects primordiaux de la société industrielle/capitaliste moderne. Certains auteurs brésiliens évoquent le caractère romantique de l’Église des pauvres et son utopie communautaire comme preuve de sa nature rétrograde 25. Mais il existe aussi un romantisme révolutionnaire ou utopique, dont le but n’est pas un retour vers le passé, une impossible restauration des communautés prémodernes, mais un détour par le passé vers le futur, la projection de valeurs du passé sur une nouvelle utopie. C’est
25 Voir Romano (1979 : 173, 230-231). Romano est l’un des rares auteurs à avoir relevé certaines des observations de Weber sur la tension entre catholicisme et capitalisme, et à avoir voulu les appliquer au cas brésilien.
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dans cette tradition qui allie les nostalgies gothiques (ou préhistoriques) aux Lumières, qui s’étend de Rousseau à William Morris et de Ernst Bloch à José Carlos Mariátegui, que s’inscrit également la théologie de la libération.
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• II, 4. MODERNITÉ ET CRITIQUE DE LA MODERNITÉ…
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Chapitre T H É O L O G I E D E L A L I B É R AT I O N ET MARXISME
La politique extérieure des États-Unis doit commencer à affronter (et non simplement à réagir a posteriori contre) la théologie de la libération […]. En Amérique latine, le rôle de l’Église est vital pour le concept de liberté politique. Malheureusement, les forces marxistes-léninistes ont utilisé l’Église comme arme politique contre la propriété privée et le système capitaliste de production, en infiltrant la communauté religieuse d’idées plus communistes que chrétiennes (Santa Fe I, 1982 : 13).
Inutile de s’attarder sur les insuffisances grossières d’une telle pseudo-analyse prétendant traiter le phénomène en termes d’infiltration : elle échoue lamentablement dans ses efforts pour
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Pendant un demi-siècle, sous le qualificatif caricatural de « communisme athée », le marxisme a été dénoncé comme l’ennemi le plus redoutable et insidieux de la foi chrétienne. L’excommunication décrétée par le pape Pie XII après la Seconde Guerre mondiale ne fut guère que la sanction canonique de la lutte implacable qui a élevé un mur d’hostilité, en Amérique latine et ailleurs, entre les fidèles de l’Église et les mouvements politiques d’orientation marxiste. Les brèches ouvertes dans ce mur par l’étonnante convergence entre christianisme et marxisme en Amérique latine depuis environ cinquante ans, surtout grâce à la théologie de la libération, comptent parmi les facteurs les plus importants de transformation sociale dans l’histoire moderne de cet hémisphère. Ces développements ont été une source de préoccupation pour les conseillers républicains du président des États-Unis lorsqu’ils se réunirent à Santa Fe, en Californie, en et . Confrontés à un phénomène inattendu, les conseillers de Ronald Reagan ont fort bien perçu le danger que constituait ce phénomène pour le capitalisme, mais ils se trouvèrent dans l’incapacité d’en fournir une explication satisfaisante dans le document qu’ils y rédigèrent en mai :
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rendre compte de la dynamique interne de certains secteurs de l’Église, l’opposition que celle-ci manifeste à l’égard du capitalisme résultant, comme nous l’avons vu, d’une tradition catholique spécifique qui n’était guère redevable aux « forces marxistes-léninistes », c’est-à-dire aux divers modèles de partis et de mouvements communistes. En , quasiment la même équipe d’experts, œuvrant pour le président George Bush, produisit un second rapport (Santa Fe II), dont le propos était, pour le fond, le même que celui du premier, bien que son langage fût devenu plus nuancé. L’analyse évoquait désormais certaines tactiques gramsciennes utilisées par les marxistes qui auraient compris que la manière la plus efficace d’accéder au pouvoir était « la domination de la culture de la nation ; cela suppose d’avoir les moyens d’exercer une forte influence sur la religion, les écoles, les médias et les universités » : C’est dans ce contexte qu’il faut situer la théologie de la libération : comme une doctrine politique camouflée en croyance religieuse à connotation anti-papale et anti-libre entreprise, dans le but d’affaiblir l’indépendance de la société face au contrôle étatique (Santa Fe II, 1989 : 6).
Le rapport complexe et singulier entre éléments religieux et politiques dans la théologie de la libération est ainsi ramené à un simple « déguisement » et résulterait d’une machiavélique stratégie marxiste ou gramscienne. Une démarche analogue se rencontre dans les documents relatifs à la théologie de la libération présentés à la Conférence des armées américaines en novembre (Mar del Plata, Argentine). Malgré un haut niveau d’« expertise » – il fut sans doute préparé par un théologien conservateur agissant en tant que conseiller des militaires –, ce texte interprète également le phénomène comme faisant partie d’une « stratégie du mouvement communiste international en Amérique latine, [mise en pratique par] divers modi operandi » (Conférence des armées américaines, 1988). Or, un minimum de bon sens et d’analyse sociohistorique suffisait à tout observateur sérieux pour reconnaître que la théologie de la libération et la convergence entre christianisme et marxisme dans certains secteurs de l’Église ne résultaient nullement d’une conspiration, d’une stratégie, d’une tactique, d’une infiltration ou d’une manœuvre de la part de communistes,
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La conséquence en fut l’émergence des théologiens de la libération « qui, en quelque façon, ont fait leur l’option marxiste fondamentale ». Si la gravité du danger que présente cette nouvelle doctrine a été sous-estimée, c’est « parce qu’elle n’entre dans aucun schéma d’hérésie ayant existé jusqu’à ce jour ; sa position de départ se trouve en dehors de ce qui peut être saisi par les schémas traditionnels de discussion ». Comme le reconnaît le cardinal, on ne saurait nier que cette théologie, qui allie exégèse biblique et analyse marxiste, « attire toujours davantage » et possède « une logique presque sans faille ». Elle paraît répondre « tant aux exigences de la science qu’aux défis moraux de notre temps ». Or, cela n’en réduit nullement la menace, car, à vrai
• II, 5.
Le défi moral constitué par la pauvreté et l’oppression ne pouvait plus être ignoré au moment où l’Europe et l’Amérique du Nord avaient atteint un degré d’opulence inconnu jusque-là. Ce défi exigeait évidemment de nouvelles réponses que l’on ne pouvait trouver dans la tradition existante jusqu’alors. La situation théologique et philosophique changée invitait expressément à chercher la réponse dans un christianisme qui se laisserait guider par les modèles d’espérance, fondés scientifiquement en apparence, des philosophies marxistes.
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marxistes, gramsciens ou léninistes, mais plutôt d’un développement interne de l’Église elle-même, issu de ses propres tradition et culture. La question qui se pose est plutôt celle de savoir pourquoi les choses se sont passées ainsi, pour quelle raison, à un moment donné de l’histoire (au début des années soixante) et dans un lieu précis du monde (l’Amérique latine), un certain secteur du clergé et des fidèles laïques a-t-il été amené à adopter une méthode marxiste d’interprétation et de transformation de la réalité ? De ce point de vue, l’analyse du principal adversaire romain de la théologie de la libération, le cardinal Joseph Ratzinger, s’avère beaucoup plus intéressante et perspicace. Selon cet éminent préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, un déficit de sens s’était manifesté dans le monde occidental au cours des années soixante. Dans cette situation, les diverses formes de néo-marxisme étaient devenues à la fois une force morale et une promesse de sens qui paraissaient quasi irrésistibles aux étudiants et aux jeunes. En outre :
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dire, « une erreur est d’autant plus dangereuse que la dimension du noyau de vérité qu’elle contient est plus grande » (Ratzinger, 1985). La question demeure : pourquoi des « modèles d’espérance » d’orientation marxiste furent-ils en mesure de séduire un secteur restreint mais significatif de l’Église catholique, apostolique et romaine (ainsi que certains groupes protestants) en Amérique latine ? Pour y répondre, nous devons nous demander quels éléments de la doctrine de l’Église et quels aspects du marxisme auraient pu faciliter ou encourager leur convergence. Un concept qui pourrait s’avérer éclairant dans ce type d’analyse est celui, déjà cité, qu’utilisa Max Weber dans l’étude du rapport réciproque entre formes religieuses et ethos économique : l’affinité élective (Wahlverwandtschaft). Sur la base de certaines analogies, certaines affinités, certaines correspondances, deux structures culturelles peuvent, dans certaines circonstances historiques, former une relation d’attraction, de choix, de sélection mutuelle. Il ne s’agit pas d’un processus unilatéral d’influence, mais plutôt d’une interaction dialectique dynamique qui peut parfois aller jusqu’à la symbiose voire la fusion.Voici donc quelques exemples de domaines possibles d’affinité ou correspondance structurelle entre le christianisme et le socialisme. () Comme l’a fait remarquer Lucien Goldmann (ci-dessus chapitre ), tous deux rejettent l’affirmation selon laquelle l’individu serait le fondement de l’éthique et critiquent la conception individualiste du monde (libérale-rationaliste, empiriste ou hédoniste). La religion (Pascal) et le socialisme (Marx) partagent une foi dans les valeurs transindividuelles. () Tous deux estiment que les pauvres sont victimes de l’injustice. Il existe, bien entendu, une distance sensible entre le pauvre de la doctrine catholique et le prolétariat de la théorie marxiste, mais l’on ne saurait nier que l’on trouve une certaine parenté « socio-éthique » entre les deux. Comme nous l’avons noté, l’un des premiers auteurs allemands à évoquer le prolétariat fut Franz von Baader. () Tous deux partagent un universalisme – internationalisme ou « catholicisme » (au sens étymologique du terme) –, autrement dit, une doctrine et des institutions qui envisagent l’humanité comme un tout, dont la unité substantielle est au-dessus des races, groupes ethniques ou nations.
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• II, 5. T H É O LO G I E D E L A L I B É R AT I O N E T M A R X I S M E
() Tous deux accordent une grande valeur à la communauté, à la vie communautaire, au partage communautaire des biens et critiquent l’atomisation, l’anonymat, l’impersonnalité, l’aliénation et la concurrence égoïste inhérents à la vie sociale moderne. () Tous deux adoptent une attitude critique à l’égard du capitalisme et des doctrines du libéralisme économique, au nom d’un bien commun considéré comme plus important que les intérêts individuels des propriétaires privés. () Tous deux espèrent un royaume futur de justice et de liberté, de paix et de fraternité entre tous les hommes. Le fait de reconnaître cette affinité entre utopie religieuse et utopie socialiste ne signifie pas nécessairement que l’on accepte la thèse avancée par Nikolaï Berdiaev, Karl Löwith et bien d’autres, selon laquelle le marxisme ne serait qu’un avatar sécularisé du messianisme judéo-chrétien. Ces éléments ont manifestement des significations et des fonctions tout à fait différentes dans les deux systèmes culturels, et les analogies structurelles comme celles citées ci-dessus ne constituent pas en elles-mêmes des causes suffisantes pour une convergence. Rien n’est plus éloigné du pauvre tel que le conçoit, par exemple, la doctrine sociale traditionnelle de l’Église – objet de charité et de protection paternelle – que le prolétariat qui, selon la pensée marxiste, est l’agent de l’action révolutionnaire. La correspondance esquissée ici n’a d’ailleurs pas empêché l’Église de considérer le socialisme, le communisme et le marxisme comme les ennemis « intrinsèquement pervers » de la foi chrétienne, même si, comme nous l’avons vu, il s’est trouvé des individus, des groupes et des courants de pensée, aussi bien dans le catholicisme que dans les diverses branches du protestantisme, pour être attirés vers les théories révolutionnaires modernes. Ces « homologies structurelles » (selon l’expression de Goldmann) ont été transformées en relation dynamique d’affinité élective par une conjoncture historique donnée. Celle-ci se caractérise par une polarisation sociale et un conflit politique inaugurés, en Amérique latine, par le triomphe de la révolution cubaine. Elle s’est ensuite prolongée dans une série de coups d’État militaires au cours des années soixante et soixante-dix : Brésil (1964), Argentine (1966 et 1976), Uruguay (1971), Chili (1973) et ainsi de suite. La conjonction de ces événements a marqué l’ouverture d’un nouveau chapitre de l’histoire de l’Amérique latine – époque de
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luttes sociales, de mouvements communautaires et d’insurrections qui se poursuivent, sous diverses formes, jusqu’à nos jours. Cette nouvelle étape fut également marquée par un renouveau et une influence croissante de la pensée marxiste, notamment (mais non exclusivement) parmi les étudiants et les intellectuels. C’est dans ce contexte qu’une relation d’affinité élective entre le christianisme et le marxisme s’est développée dans certains secteurs de l’Église et, s’appuyant sur des analogies existantes, a abouti à une convergence ou une articulation de ces deux cultures traditionnellement opposées, provoquant même, dans certains cas, leur fusion dans un courant de pensée marxiste-chrétien. En fait, le concept d’affinité élective qui, pour Weber, ne décrit que la sélection mutuelle et le renforcement réciproque de phénomènes socioculturels distincts, est tiré d’une doctrine alchimique visant à rendre compte de la fusion des corps en termes d’affinité des éléments dans leur composition chimique 26. Comment situer la théologie de la libération dans ce tableau ? Le principal reproche que Rome adresse aux nouveaux théologiens latino-américains dans son Instruction sur quelques aspects de la « théologie de la libération » de est d’avoir recours « d’une manière insuffisamment critique » à des concepts « empruntés à divers courants de la pensée marxiste ». Du fait de ces concepts, notamment celui de lutte de classes, l’Église des pauvres de la tradition chrétienne signifie, dans la théologie de la libération, « une Église de classe, qui a pris conscience des nécessités de la lutte révolutionnaire comme étape vers la libération et qui célèbre cette libération dans sa liturgie », ce qui conduit inévitablement à une « mise en cause de la structure sacramentelle et hiérarchique de l’Église » (Congrégation pour la doctrine de la foi, 1985 : 156, 173-174). De telles formulations sont manifestement polémiques, mais il est indéniable que les théologiens de la libération ont puisé dans l’arsenal théorique du marxisme des analyses, des concepts et des points de vue qui jouent un rôle important dans leur compréhension de la réalité sociale en Amérique latine. Par cette référence positive à certains aspects du marxisme – indépendamment du 26 On trouvera une histoire et une explication de ce concept dans Löwy (200). Dans un ouvrage fort perspicace, le théologien brésilien Ênio Ronald Mueller (1996) s’est servi de ce concept (tel que j’ai tenté de le définir) pour étudier l’« affinité élective » entre marxisme et théologie de la libération.
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Voir l’excellente étude de Guy Petitdemange (1985). Pour un rappel historique de ce processus, voir aussi Dussel (1982).
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contenu même de la référence –, la théologie de la libération a profondément bouleversé le champ politico-culturel, brisant un tabou et favorisant, chez un très grand nombre de chrétiens, un regard nouveau non seulement sur la théorie mais aussi sur la pratique des marxistes. Un regard qui pouvait être critique, mais qui n’avait rien à voir avec les anathèmes traditionnels contre « le marxisme athée, ennemi diabolique de la civilisation chrétienne », qui parsèment les discours des dictateurs militaires, de Videla à Pinochet. J’ai déjà évoqué dans les chapitres précédents certaines conditions historiques qui ont permis l’ouverture de la culture catholique aux idées marxistes. Contentons-nous d’ajouter que le marxisme a, lui aussi, changé entre-temps. Il a connu l’effondrement du monolithisme stalinien après le xxe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique, en , suivi de la scission sinosoviétique. En Amérique latine, la révolution cubaine a représenté, surtout durant les années soixante, une version indigène du marxisme, plus attirante que celle de l’Union soviétique. Son influence généralisée eut comme résultat une importante mise en question de l’hégémonie des partis communistes. Le marxisme, cessant d’apparaître comme un système fermé et rigide, soumis à l’autorité idéologique de Moscou, se transforma une fois encore en une culture pluraliste, une forme dynamique de pensée ouverte à diverses opinions et, de ce fait, accessible à une nouvelle interprétation chrétienne 27. Il est difficile de présenter une vue d’ensemble de la position de la théologie de la libération relative au marxisme. D’une part, en effet, il existe une très grande variété d’orientations, allant de l’utilisation prudente de quelques éléments à la synthèse intégrale ; de l’autre, un certain changement s’est opéré entre la position des années -, plus radicale, et celle d’aujourd’hui, plus réservée, à la suite des critiques de Rome mais aussi des développements en Europe de l’Est depuis . Mais on peut, à partir des ouvrages des théologiens les plus représentatifs du courant (comme Gutiérrez, Boff et quelques autres) et de certains documents épiscopaux, identifier certaines références et des débats fondamentaux qui sont communs aux deux époques.
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Certains théologiens latino-américains, influencés par Louis Althusser, se réfèrent au marxisme simplement comme une (ou la) science sociale, que l’on utilise, de façon strictement instrumentale, pour mieux connaître la réalité latino-américaine. Une telle définition est à la fois trop large et trop étroite. Trop large, car le marxisme n’est pas la seule science sociale. Trop étroite, car le marxisme n’est pas seulement une science : il prend appui sur une option pratique. Son objectif n’est pas non seulement de connaître le monde, mais bien de le changer. En réalité, l’intérêt – beaucoup d’auteurs parlent de « fascination » – des théologiens de la libération pour le marxisme est plus large et plus profond que ne le ferait croire l’emprunt de quelques concepts à des fins scientifiques 28. Il concerne également les valeurs du marxisme, ses options éthico-politiques et sa vision d’un futur utopique. Comme souvent, c’est Gustavo Gutiérrez (1973 : 244) qui a les idées les plus perspicaces, soulignant que le marxisme n’offre pas seulement une analyse scientifique, mais aussi une aspiration utopique au changement social. Il critique la vision scientiste d’un Althusser, qui « empêche de voir l’unité profonde de l’œuvre de Marx et, par conséquent, de comprendre convenablement sa capacité d’inspirer une praxis révolutionnaire radicale et permanente » 29. De fait, quel marxisme inspire les théologiens de la libération ? Certainement pas celui des manuels soviétiques du matérialisme dialectique (diamat), ni celui des partis communistes latinoaméricains. C’est plutôt le « marxisme occidental » – parfois appelé « néo-marxisme » dans leurs documents – qui les attire. Ernst Bloch est l’auteur marxiste le plus cité dans la Théologie de la libération. Perspectives de Gustavo Gutiérrez. On y trouve aussi des références à Louis Althusser, Herbert Marcuse, Lukács, Gramsci, Henri Lefebvre, Lucien Goldmann et Ernest Mandel (que l’on oppose à Althusser du fait de sa meilleure compréhension du concept d’aliénation chez Marx)30. Critiquant cette conception purement « instrumentale », le théologien laïque allemand Bruno Kern (1992 : 14-26) entend démontrer qu’en réalité, le rapport au marxisme revêt un sens beaucoup plus large pour la théologie de la libération.
28
Il est vrai que depuis 1984 et à la suite des critiques du Vatican Gutiérrez semble s’être replié sur des positions moins exposées, réduisant le rapport au marxisme à une rencontre entre théologie et sciences sociales. Voir en particulièrement Gutiérrez (1985 : 193-198). 29
30
Dans l’ouvrage remarquable qu’il a consacré au christianisme révolutionnaire
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31 Sur le recours des théologiens de la libération à la théorie de dépendance, voir Bordin (1987 : 121-147) et Silva Gotay (1989 : 213-219).
• II, 5.
en Amérique latine, Samuel Silva Gotay (1989 : 256) cite les auteurs marxistes suivants parmi les références de la théologie de la libération : Lucien Goldmann, Roger Garaudy, Adam Schaff, Leszek Kołakowski, György Lukács, Antonio Gramsci, Lucio Lombardo Radice, Cesare Luporini, Adolfo Sánchez Vázquez, Ernest Mandel, Frantz Fanon et la Monthly Review.
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Mais ces références européennes sont moins importantes que les repères latino-américains : l’auteur péruvien José Carlos Mariátegui, source d’un marxisme original indo-américain ; la révolution cubaine, tournant crucial dans l’histoire de l’Amérique latine ; la théorie de la dépendance, critique du capitalisme dépendant, avancée par Fernando Henrique Cardoso, André Gunder Frank, Theotônio dos Santos et Aníbal Quijano (tous mentionnés à plusieurs reprises dans le livre de Gutiérrez). Il va sans dire que Gutiérrez et ses amis privilégient certains thèmes du marxisme (l’humanisme, l’aliénation, la praxis, l’utopie) et en rejettent d’autres (l’« idéologie matérialiste », l’athéisme) 31. Cette découverte du marxisme par les chrétiens progressistes et par la théologie de la libération ne fut pas un processus purement intellectuel ou universitaire. Son point de départ fut un fait social incontournable, une réalité massive et brutale en Amérique latine : la pauvreté. Nombre de croyants choisirent le marxisme parce qu’il semblait fournir l’explication la plus systématique, la plus cohérente et la plus complète aux causes de cette pauvreté, et offrait la seule proposition qui fût suffisamment radicale pour l’abolir. Le souci des pauvres est une tradition millénaire de l’Église, qui remonte aux sources évangéliques du christianisme. Les théologiens latino-américains se situent dans la continuité de cette tradition qui leur sert constamment de référence et d’inspiration. Mais comme je l’ai déjà souligné à plusieurs reprises, ils sont en rupture profonde avec le passé sur un point capital : pour eux, les pauvres ne sont plus essentiellement des objets de charité, mais les sujets de leur propre libération. L’aide ou l’assistance paternaliste cèdent la place à la solidarité avec les pauvres luttant pour leur propre émancipation. C’est ici que s’opère la jonction avec le principe véritablement fondamental du marxisme, à savoir que l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Ce changement est peut-être la contribution politique la plus innovante et la plus importante des théologiens de la libération,
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celle qui aura aussi les plus grandes conséquences dans le domaine de la praxis sociale. Le Vatican accuse les théologiens de la libération d’avoir mis le prolétariat marxiste à la place du pauvre de la tradition chrétienne. Cette critique est inexacte. Le pauvre des théologiens de la libération est un concept chargé de significations morales, bibliques, religieuses : Dieu lui-même est défini par eux comme le « Dieu des pauvres » et le Christ se retrouve dans les pauvres crucifiés d’aujourd’hui. Il s’agit aussi d’un concept socialement plus large que celui de la classe ouvrière : il embrasse, selon Gutiérrez, non seulement les classes exploitées mais aussi les races méprisées et les cultures marginalisées – dans ses écrits plus récents, il ajoute les femmes, catégorie sociale doublement exploitée. Certains marxistes critiqueront sans doute cette façon de substituer une catégorie vague, émotionnelle et imprécise (« les pauvres ») au concept « matérialiste » de prolétariat. En réalité, ce terme correspond à la situation latino-américaine où l’on trouve, aussi bien dans les villes que dans les campagnes, une masse énorme de pauvres, y compris des travailleurs, mais aussi des chômeurs, semi-chômeurs, saisonniers, vendeurs ambulants, marginaux, prostituées, etc., tous exclus du système de production « formel ». Les syndicalistes chrétiens marxistes du Salvador ont inventé un terme, déjà cité, qui associe toutes les composantes de la population opprimée et exploitée : le pobretariado. L’option prioritaire pour les pauvres, approuvée par la conférence des évêques latino-américains de Puebla (), est en réalité une formule de compromis, interprétée dans un sens traditionnel d’assistance sociale par les courants les plus modérés ou conservateurs de l’Église, et dans un sens plus radical par les théologiens de la libération : comme un engagement en faveur de (l’organisation de) la lutte des pauvres pour leur propre libération. En d’autres termes, la lutte de classes marxiste, non seulement comme « instrument d’analyse », mais aussi comme guide pour l’action, devient une pièce essentielle de la culture politique et religieuse des secteurs les plus radicaux du christianisme de la libération. Comme le déclara Gustavo Gutiérrez en : Nier le fait de la lutte des classes, c’est en réalité prendre parti en faveur des secteurs dominants. La neutralité en cette matière est impossible. […] [Il s’agit de] supprimer l’appropriation par quelques-uns de la plus-value créée par le travail du
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grand nombre, et non pas de faire des appels lyriques en faveur de l’harmonie sociale. Construire une société socialiste, plus juste, plus libre et plus humaine, et non une société de conciliation et de fausse et apparente égalité.
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Ceci le conduisit à la conclusion pratique suivante : « Bâtir une société juste passe aujourd’hui nécessairement par la participation consciente et active à la lutte de classes qui se réalise devant nos yeux. » (Gutiérrez, 1973 : 276-277) Comment concilier cette position avec l’exigence chrétienne d’amour universel ? La réponse de Gutiérrez se distingue par sa très haute rigueur politique et sa générosité morale : nous ne haïssons pas les oppresseurs, nous voulons les libérer eux aussi, en les affranchissant de leur propre aliénation, de leur ambition, de leur égoïsme, en un mot de leur condition inhumaine. Mais pour cela, nous devons résolument opter pour les opprimés et combattre réellement et efficacement la classe des oppresseurs. Pour lutter efficacement contre la pauvreté, il faut en comprendre les causes. C’est ici que la théologie de la libération converge avec le marxisme. Comme l’a dit le cardinal brésilien dom Helder Câmara : « Aussi longtemps que je demandais aux gens d’aider les pauvres, on m’appelait un saint. Mais lorsque j’ai posé la question : pourquoi y a-t-il tant de pauvreté ? on m’a traité de communiste. » La pauvreté de la grande majorité et l’incroyable richesse de quelques privilégiés prennent appui sur le même soubassement économique : le capitalisme dépendant, la domination de l’économie par les sociétés multinationales. À partir des années soixante, cette tradition éthique, anticapitaliste de l’Église, va s’appuyer sur l’analyse marxiste du capitalisme, qui comporte aussi une condamnation morale de l’injustice, surtout sous la forme de la théorie de la dépendance. Le grand mérite des théoriciens de la dépendance, notamment André Gunder Frank et Aníbal Quijano, fut de rompre avec les illusions « développementistes » qui dominaient le marxisme latino-américain des années cinquante en montrant que la cause de la misère, du sousdéveloppement, des inégalités croissantes et des dictatures militaires n’était ni le « féodalisme » ni la modernisation insuffisante, mais la structure même du capitalisme dépendant. De ce fait, soutenaient-ils, seule une transformation de type socialiste pouvait arracher les nations latino-américaines à la dépendance et à la pauvreté. Certains aspects de cette analyse seront intégrés non
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seulement par les théologiens de la libération, mais aussi par des évêques et des conférences épiscopales, principalement au Brésil. Faut-il entendre par là que l’Église a été « infiltrée » par des idées communistes, comme le soutenaient les experts du parti républicain des États-Unis en ? Si par « idées communistes » on entend celles des partis communistes, alors cette analyse passe à côté de l’essentiel. Le christianisme de la libération, dont l’inspiration est tout d’abord religieuse et éthique, manifeste un anticapitalisme beaucoup plus radical, intransigeant et catégorique – parce qu’il comporte une dimension de répulsion morale – que ne le font les partis communistes du continent qui croient encore aux vertus progressistes de la bourgeoisie industrielle et au rôle historique « antiféodal » du développement industriel (capitaliste). Un exemple suffit pour illustrer ce paradoxe. Le parti communiste brésilien expliquait dans les résolutions de son VIe congrès () que « la socialisation des moyens de production ne correspond pas au niveau actuel de contradiction entre forces productives et rapports de production » (Partido Comunista Brasileiro, 1976 : 71) – en d’autres termes, le capitalisme industriel doit d’abord développer l’économie et moderniser le pays avant même qu’il puisse être question de socialisme. Cependant, en , les évêques du CentroOeste brésilien publièrent un document intitulé « Marginalização de um Povo. O grito das Igrejas » (« Marginalisation d’un peuple. Le cri des Églises »), dont la conclusion est la suivante : Il faut vaincre le capitalisme : c’est le plus grand mal, le péché accumulé, la racine pourrie, l’arbre qui produit tous ces fruits que nous connaissons si bien : la pauvreté, la faim, la maladie, la mort […]. Pour cela, il faut que la propriété privée des moyens de production (usines, terre, commerce, banques) soit dépassée (CELAM, 1978 : 71).
La même année, la Déclaration des évêques et des supérieurs des ordres religieux du Nordeste brésilien affirma encore plus explicitement que l’injustice née de cette société est le fruit des relations capitalistes de production qui donnent obligatoirement naissance à une société de classes portant la marque de la discrimination et de l’injustice. […]
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La classe dominée n’a pas d’autre issue pour se libérer que de suivre le long et difficile chemin, déjà commencé, qui mène à la propriété sociale des moyens de production. C’est là le fondement principal d’un gigantesque projet historique de transformation globale de la société actuelle en une société nouvelle dans laquelle il devient possible de créer les conditions objectives permettant aux opprimés de récupérer l’humanité dont ils ont été dépouillés […]. L’Évangile appelle tous les chrétiens et tous les hommes de bonne volonté à s’engager dans ce courant prophétique (J’ai entendu les cris, 1973 : 42-43).
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Ce document fut signé par treize évêques, dont dom Helder Câmara, ainsi que par les provinciaux des franciscains, des jésuites, des rédemptoristes et par l’abbé du monastère de São Bento de Bahia. Comme le montrent ces documents épiscopaux et beaucoup d’autres provenant du courant chrétien de la libération, la solidarité avec les pauvres conduit à la condamnation du capitalisme et quelquefois à l’aspiration au socialisme. De quel socialisme s’agit-il ? Cette question n’est pas souvent traitée par les théologiens de la libération qui préfèrent s’attacher aux valeurs éthiques et sociales en général plutôt qu’aux questions de stratégie et de tactique qui sont laissées aux mouvements politiques. On trouve pourtant une critique plus ou moins explicite des modèles du socialisme « réellement existants » – bien avant – parmi les chrétiens de la libération. Gutiérrez, par exemple, insistait sur la nécessité pour le peuple opprimé d’Amérique latine de sortir des chemins battus et de chercher de façon créatrice sa propre voie vers le socialisme. Il s’inspirait pour cela de l’œuvre de José Carlos Mariátegui (1971 : 249), qui, comme il l’écrivait en , estimait que le socialisme en Amérique latine ne pouvait pas être un « pur décalque » ou la « copie » d’autres expériences, mais devait être une « création héroïque » : « Nous devons donner vie, par la réalité qui est la nôtre, par notre propre langage, au socialisme indo-américain. » (cité dans Gutiérrez, 1973 : 102, 320) Il va sans dire que, pour les théologiens de la libération, le socialisme, ou toute forme d’émancipation humaine, n’est qu’une préparation ou anticipation du salut total, de l’avènement du royaume de Dieu sur terre.
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Il ne faut pas conclure pour autant que les théologiens de la libération « adhèrent » purement et simplement au marxisme. Comme le soulignent Leonardo et Clodovis Boff (1985 : 139) dans leur réponse au cardinal Ratzinger, le marxisme est utilisé comme médiation pour le renouveau de la théologie : Il a aidé à éclairer et à enrichir certaines des notions majeures de la théologie : peuple, pauvre, histoire et même praxis et politique. Cela ne veut pas dire que l’on ait réduit le contenu théologique de ces notions à l’intérieur de la forme marxiste. Au contraire, on a déployé le contenu théorique valable (c’està-dire conforme à la vérité) de notions marxistes à l’intérieur de l’horizon théologique.
Parmi les aspects du marxisme qu’ils rejettent se trouvent, comme on pouvait s’y attendre, la philosophie matérialiste et l’idéologie athée. Mais ces points ne paraissent pas les préoccuper outre mesure, puisqu’ils estiment que l’adversaire principal du christianisme en Amérique latine n’est pas l’athéisme, mais bien l’idolâtrie. Plus conséquent est leur rejet de la tendance économiste du marxisme, surtout du type « développementiste », dont la culture tend au « progrès économique », à la « modernisation » et au « développement des forces productives » à n’importe quel prix. Les partisans marxistes de la modernisation qualifient souvent les chrétiens de la libération de « populistes » du fait de leur sympathie pour des formes précapitalistes de vie communautaire et d’aide mutuelle, toujours vivantes dans la culture populaire, notamment parmi les paysans, et de leur tendance à remplacer le prolétariat, unique sujet de l’émancipation par des concepts plus larges : « les pauvres », « le peuple », qui incluent la paysannerie et les communautés indigènes. C’est ainsi que l’anthropologue marxiste brésilien Otávio Guilherme Velho (1982 : 125-126) a critiqué l’Église brésilienne pour avoir « considéré le processus de développement capitaliste comme un mal absolu » et avoir insisté sur « une opposition totale entre sa conception de la terre et la conception “capitaliste” ». En reproduisant une idéologie paysanne spontanée issue d’un passé précapitaliste, l’Église se met dans l’impossibilité de se confronter à des questions aussi fondamentales que la nécessité d’une révolution bourgeoise. La position de l’Église face à la question agraire présente bien des points communs avec la tradition populiste russe, en opposition
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32 Dans une note, Gutiérrez (1973 : 117) signale plusieurs documents épiscopaux latino-américains exprimant des convictions analogues.
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Ce jugement sévère est également porté par une partie des évêques latino-américains. C’est ainsi que les évêques péruviens, dans une déclaration adoptée par leur trente-sixième assemblée épiscopale (), reconnaissaient que « nous, chrétiens, par manque de fidélité, nous avons contribué par nos paroles et par nos actes, par nos silences et nos omissions, à la situation actuelle d’injustice » (Gutiérrez, 1973 : 117-118) 32. L’un des documents les plus intéressants touchant à cette question est la résolution sur « Juventud y cristianismo en América Latina » adoptée par le Département de l’éducation du CELAM en (avant que l’institution ne tombe sous l’hégémonie des conservateurs) :
• II, 5.
La protection qu’elle reçoit de la classe sociale bénéficiaire, gardienne de la société capitaliste dominante en Amérique latine, a fait de l’Église institutionnelle une pièce du système, et du message chrétien une composante de l’idéologie dominante.
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avec le marxisme orthodoxe qui considère « le développement capitaliste non comme un mal absolu, mais comme la condition première de transformations futures ». Tous les marxistes latino-américains ne partagent pas ce point de vue « classique », mais l’essai cité est typique d’un courant significatif de modernisateurs de gauche. C’est là un vieux débat au sein du marxisme d’Amérique latine : parce qu’il appelait de ses vœux un « socialisme indo-américain », fondé sur la tradition communautaire indigène (ce qu’il nommait « communisme inca »), José Carlos Mariátegui avait déjà été dénoncé par les marxistes soviétiques et leurs émules latino-américains comme un « romantique » et un « populiste ». Les théologiens de la libération ne peuvent bien évidemment pas accepter la caractérisation marxienne de la religion comme « opium du peuple ». Mais ils ne rejettent pas entièrement la critique marxiste de l’Église et des pratiques religieuses « réellement existantes ». Gustavo Gutiérrez (1973 : 266), par exemple, reconnaît que l’Église latino-américaine a contribué à conférer un caractère sacré à l’ordre établi :
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En Amérique latine, y compris chez les chrétiens, la conscience que le christianisme a contribué à engendrer l’aliénation culturelle que l’on constate aujourd’hui gagne du terrain. La religion chrétienne a servi et sert encore d’idéologie justificatrice de la domination des puissants. Le christianisme a été en Amérique latine une religion fonctionnelle par rapport au système. Ses rites, ses églises et ses œuvres ont contribué à canaliser l’insatisfaction populaire vers un au-delà totalement déconnecté du monde présent. Ainsi le christianisme a freiné la protestation populaire face à un système injuste et oppresseur (Gutiérrez, 1973 : 266).
Cette critique est faite, bien évidemment, au nom d’un christianisme authentique, solidaire des pauvres et des opprimés, et n’a rien de commun avec la mise en question de la religion en tant que telle. Comme le montrent ces extraits d’écrits de théologiens et de déclarations des évêques, un secteur significatif mais minoritaire de l’Église latino-américaine a tacitement intégré certaines doctrines marxistes fondamentales dans sa nouvelle interprétation du christianisme. Certains syndicalistes chrétiens ou membres d’organisations de gauche, ainsi que certains mouvements radicaux, dont les Chrétiens pour le socialisme, sont allés plus loin en tentant une synthèse ou une fusion entre le christianisme et le marxisme. Il s’agit, en l’occurrence, d’un courant chrétien au sein du mouvement révolutionnaire. D’ailleurs, comme nous le verrons au chapitre suivant, dans bien des pays, comme au Brésil et en Amérique centrale, le christianisme est devenu un des éléments principaux du mouvement révolutionnaire. Le problème d’une alliance tactique avec les forces dites de la gauche chrétienne a de longue date préoccupé les mouvements ouvriers et marxistes en Amérique latine (et ailleurs). Au cours de son voyage au Chili en , Fidel Castro évoqua la possibilité de passer d’une alliance tactique à une alliance stratégique entre marxistes et chrétiens. À la suite des expériences du Brésil, du Nicaragua et du Salvador, il ne s’agit plus d’une simple alliance, mais bien d’une unité organique. Les chrétiens, en effet, sont déjà l’une des composantes essentielles du mouvement ouvrier et révolutionnaire dans de nombreux pays d’Amérique latine.
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Les marxistes ont réagi de diverses façons à ce développement nouveau et inattendu. Alors que certains n’y voyaient qu’un piège clérical ou une nouvelle mouture de l’« opium du peuple », d’autres ont voulu adopter une position plus ouverte en accueillant les chrétiens révolutionnaires comme membres légitimes du mouvement. Un bon exemple est celui du comandante Luis Carrión Cruz, membre de la direction nationale du Front sandiniste de libération nationale (Frente Sandinista de Liberación Nacional, FSLN), qui résuma la situation avec perspicacité dans un entretien accordé en août : L Ö W Y, L A L U T T E D E S D I E U X
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Je ne vois aucun obstacle qui puisse empêcher les chrétiens, sans renoncer à leur foi, de s’approprier tous les instruments conceptuels marxistes qui sont remarquables pour la compréhension scientifique des processus sociaux et pour l’orientation révolutionnaire de leur pratique politique. En d’autres termes, un chrétien peut être en même temps un chrétien et un marxiste parfaitement conséquent. […] En ce sens notre expérience est très riche d’enseignements. Beaucoup de chrétiens ont milité et militent au Front sandiniste et certains d’entre eux sont même prêtres. Et je ne parle pas seulement des militants de base ; certains d’entre eux sont membres de l’Assemblée sandiniste et détiennent de hautes responsabilités politiques. […] Je pense que certaines avant-gardes marxistes ont eu tendance à percevoir les secteurs chrétiens progressistes et révolutionnaires comme une force rivale qui gagne une fraction de la clientèle politique de ces partis. Je pense que c’est une erreur. Avoir évité cette erreur a été un des grands succès du FSLN. Nous nous sommes liés aux structures de base de l’Église, non pas pour en extraire les gens, mais pour les intégrer au Front sandiniste comme une étape de son développement politique, sans que cela signifie une quelconque opposition à leur participation aux organismes chrétiens. Au contraire, nous laissons les gens dans ces structures pour que cet engagement supérieur se change en action politique dans ce milieu. Leur intégration au FSLN ne leur a jamais été présentée comme un dilemme entre leur foi chrétienne et leur militantisme dans le Front. Si nous avions posé le débat dans ces termes, nous
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serions restés réduits à un nombre infime de militants (Carrión Cruz, 1987 : 16).
Il convient toutefois de souligner qu’en dehors du Brésil et de l’Amérique centrale, la plupart des membres de l’Église des pauvres hésitent à s’engager dans un rapport significatif avec le marxisme, non seulement à cause de la campagne du Vatican, mais aussi à cause d’une méfiance plus générale à l’égard de la théorie et de l’engagement explicitement politique. En outre, certains des théologiens qui autrefois recouraient volontiers aux catégories marxistes sont devenus beaucoup plus prudents, surtout depuis la fin peu glorieuse du bloc soviétique en . On peut dire qu’il existe aujourd’hui une tendance générale à mettre en sourdine les rapports entre christianisme de la libération et marxisme.
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Troisième partie
POLITIQUE ET RELIGION E N A M É R I Q U E L AT I N E
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Chapitre L’ É G L I S E B R É S I L I E N N E ET LA POLITIQUE
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L’Église brésilienne constitue un cas unique en Amérique latine dans la mesure où elle est la seule Église du continent où la théologie de la libération et ses adeptes pastoraux ont acquis une influence décisive. L’importance du fait est évidente si l’on se rappelle qu’elle est, de toutes les Églises catholiques du monde, la plus nombreuse. De plus, les nouveaux mouvements populaires brésiliens – la combative confédération syndicale (la Centrale unique des travailleurs, Central Única dos Trabalhadores, CUT), le mouvement des travailleurs ruraux sans terre, les associations des quartiers pauvres – ainsi que leur expression politique, le nouveau Parti des travailleurs (Partido dos Trabalhadores, PT), sont dans une large mesure le produit de l’action commune de chrétiens engagés, d’agents laïques de pastorale et de communautés chrétiennes de base. Deux exemples illustrent la radicalité du changement du positionnement de l’Église sur le terrain de la lutte des classes. Gregorio Bezerra, un dirigeant communiste brésilien connu, raconte dans ses mémoires comment, se trouvant dans une petite ville du Nordeste vers (c’est-à-dire à une époque où le parti communiste était autorisé), il avait été menacé par une foule de fanatiques, menée par le prêtre local, hurlant : « Mort au communisme ! Vive le Christ-Roi ! » Le dirigeant communiste avait été contraint de prendre ses jambes à son cou et de se réfugier finalement au poste de police de la ville pour échapper à la horde obscurantiste. Trente-cinq ans plus tard, ce fut exactement le scénario inverse : lors de la grève des métallurgistes, une manifestation de syndicalistes de São Bernardo, dans la banlieue industrielle de São Paulo, fut attaquée par la police et dut se réfugier dans l’Église, dont les portes leur avaient été ouvertes par l’évêque. Comment un tel changement s’est-il produit ? Dès la fin des années cinquante, on perçoit déjà l’émergence de divers courants parmi les évêques et le clergé. Les trois courants les plus influents sont les traditionalistes, les modernistes conservateurs et les réformistes : tous ont en commun une vive
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répugnance pour le « communisme athée ». La figure la plus progressiste était dom Helder Câmara, alors archevêque de Olinda et Recife, qui, représentant ce qu’il y avait de meilleur dans la « théologie du développement », alertait l’opinion publique sur la pauvreté tragique de la population du Nordeste. Au début des années soixante apparaissait une tendance entièrement nouvelle, bientôt connue sous le nom de « gauche catholique ». Sous l’influence de la théologie française récente, de l’économie humaniste du père Lebret, du socialisme personnaliste d’Emmanuel Mounier – et de la révolution cubaine –, le mouvement catholique étudiant (la JUC) s’était radicalisé et avait très vite évolué vers des conceptions de gauche à caractère socialiste. Dans un document novateur présenté en , « Algumas diretrizes de um ideal histórico cristão para o povo brasileiro » (« Quelques directives pour un idéal historique chrétien pour le peuple brésilien »), plusieurs dirigeants de la JUC dénoncèrent les méfaits du capitalisme : Nous devons dire, sans ambiguïté ni hésitation, que le capitalisme, historiquement réalisé, ne mérite que la condamnation sereine de la conscience chrétienne. Est-il nécessaire de justifier une telle affirmation ? Il suffit de rappeler ici quelquesunes des aliénations de la nature humaine caractéristiques de la situation capitaliste concrète : réduction du travail humain à l’état de marchandise ; dictature de la propriété privée, sans aucun égard pour les exigences du bien commun ; abus du pouvoir économique ; concurrence débridée d’un côté, pratiques monopolistes de toute sorte de l’autre ; motivation première réduite à l’esprit du profit. L’humanité de l’ouvrier ne saurait rester soumise, dans la société brésilienne, à la tyrannie de l’argent et d’une concurrence cruelle – en un mot, aux mécanismes du capitalisme.
Les étudiants catholiques exigèrent le « remplacement de l’économie anarchique fondée sur le profit par une économie organisée selon des principes humains » – un but qui, dans la pratique, réclamait « la nationalisation des secteurs de base de la production ». Bien que ce document regorge de citations de Thomas d’Aquin, du pape Léon XIII et d’Emmanuel Mounier et de références aux doctrines traditionnelles catholiques (le bien commun, le droit naturel), il invoque également des concepts
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À mes yeux, cette analyse est insuffisante : les Brésiliens ne se contentèrent pas d’« appliquer » au Brésil un ensemble d’idées françaises, mais ils utilisèrent celles-ci comme point de départ pour créer de nouvelles idées, inventer une culture politique et religieuse – on ne peut pas encore être parler de « théologie » au
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Les théologiens progressistes européens (comme Maritain, Lebret, Congar, Mounier) exercèrent une influence au début de ce processus, mais la gauche catholique fit bien plus qu’introduire la pensée sociale européenne dans l’Église brésilienne. Ils appliquèrent les idées européennes aux conditions brésiliennes et élaborèrent une nouvelle conception de la mission de l’Église.
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marxistes et fait ressortir la nécessité d’une transformation socialiste de la société brésilienne. S’efforçant de formuler une « idéologie essentiellement anticapitaliste et anti-impérialiste », et cherchant une « structure sociale plus juste et humaine », il appelle à un « engagement concret en faveur des classes exploitées, dans une négation effective de la structure capitaliste » (Regional Centro-Oeste, 1979). L’esprit de ce document influent et novateur – peut-être le premier exemple de la pensée chrétienne de libération en Amérique latine – peut se définir comme la combinaison sui generis du catholicisme traditionnel, du personnalisme (Mounier) et de la critique marxiste du capitalisme, dans le contexte d’un pays « sous-développé ». L’antipathie – ou l’affinité négative – à l’égard du capitalisme considéré comme « une structure monstrueuse, fondée sur toutes sortes d’abus, d’exploitations et de crimes contre la dignité humaine », est empreinte de la forte teneur éthique et religieuse qui distingue nettement cette gauche chrétienne des tendances hégémoniques propres à la gauche séculière brésilienne de l’époque. En s’appuyant sur divers éléments de la culture catholique progressiste française, la gauche chrétienne brésilienne, c’est-à-dire les diverses branches de l’Action catholique parmi les jeunes (JEC, JUC, JOC), les dominicains, des jésuites et quelques intellectuels catholiques, se mit à élaborer, au début des années , une forme radicalement nouvelle de pensée et de pratique religieuses. Dans l’ouvrage intéressant qu’il consacra à l’Église catholique et à la politique au Brésil, Scott Mainwaring (1986 : 72) s’exprime ainsi :
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sens strict – d’inspiration spécifiquement brésilienne. Ces idées et pratiques des années - peuvent être considérées comme la naissance d’une pensée et d’une action chrétiennes authentiquement latino-américaines (« voir, juger, agir », selon la formule familière de l’Action catholique) 33. La logique interne de cette réinterprétation et de ce changement par rapport à la référence française peut se résumer en un mot : radicalisation. Celle-ci impliquait un choix parmi les positions les plus avancées des auteurs français (souvent sorties de leur contexte), une intégration croissante d’éléments marxistes et un changement radical de perspective, substituant à l’approche européenne le point de vue de la périphérie opprimée du système capitaliste mondial. Cette radicalisation était étroitement liée aux nouvelles pratiques sociales, culturelles et politiques des activistes catholiques : participation aux mouvements estudiantins, souvent de concert avec la gauche séculière ; soutien des luttes sociales ; engagement en faveur de l’éducation populaire. Ce dernier trait était assurément l’un des plus importants : au début des années soixante, avec le soutien de l’Église, des activistes catholiques formèrent le Mouvement pour l’éducation de base (Movimento de Educação de Base, MEB) qui représente la première tentative catholique en faveur d’une pratique pastorale radicale parmi les classes populaires. Guidé par la pédagogie de Paulo Freire, le MEB visait non seulement à l’alphabétisation des pauvres, mais à une prise de conscience qui les aiderait à devenir les agents de leur propre histoire. En , des activistes JUC et MEB créèrent l’Action populaire, un mouvement politique non confessionnel voué à la lutte pour le socialisme et à l’utilisation de méthodes marxistes. La gauche catholique brésilienne des années soixante fut un véritable précurseur du christianisme de la libération. Mais, à la différence de l’Église des pauvres des années soixante-dix, son recrutement parmi les masses était faible et elle fut bientôt attaquée et privée de sa légitimation par la hiérarchie qui accusait la tendance de gauche de la JUC d’être contraire à la doctrine sociale de l’Église. Après , l’AP s’éloigna non seulement de 33 Pourtant, dans un autre passage de son livre, Mainwaring (1987 : 72) semble reconnaître que « la gauche chrétienne se mit à élaborer l’une des premières théologies spécifiquement latino-américaines ». Pour une analyse plus systématique de la French Connection, voir infra l’annexe 2.
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Par cet argument – une légitimation ecclésiastique classique des coups d’État militaires en Amérique latine –, l’Église accorda sa bénédiction à l’établissement d’un régime militaire qui devait supprimer la liberté démocratique pendant vingt ans (Prandini, Petrucci et Dale, 1986 : 36-37). En dépit des nouvelles ouvertures prônées par Jean XXIII et par les premiers débats du concile Vatican II, ainsi que du soutien que de nombreux évêques brésiliens apportèrent aux réformes sociales, l’Église, en une conjoncture critique, choisit le camp des forces antidémocratiques, autoritaires et conservatrices, au nom des arguments éculés de la guerre froide : un « péril bolchevique » purement imaginaire menaçant le Brésil.
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En réponse à l’attente anxieuse et générale du peuple brésilien, qui assistait à la marche accélérée du communisme vers le pouvoir, les forces armées sont intervenues à temps et ont empêché l’instauration d’un régime bolchevique dans notre pays […]. Tout en rendant grâce à Dieu, qui a répondu aux prières de millions de Brésiliens et nous a libérés du péril communiste, nous sommes reconnaissants aux militaires qui, au grave péril de leur vie, se sont élevés au nom des intérêts suprêmes de la nation.
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l’Église, mais aussi du christianisme, tout en continuant de recevoir le soutien de nombreux chrétiens, tant laïques que religieux. La plupart de ses membres rejoignirent le Parti communiste du Brésil (Partido Comunista do Brasil, PCdoB) de tendance maoïste. Bien des années plus tard, d’autres s’organiseront de manière indépendante et participeront en à la création d’un nouveau parti de la gauche radicale, le Parti socialisme et liberté (Partido Socialismo e Liberdade, PSOL). L’un des principaux dirigeants du PSOL était l’intellectuel socialiste chrétien Plínio de Arruda Sampaio (-), candidat à l’élection présidentielle de . Les militaires prirent le pouvoir en pour préserver la « civilisation chrétienne occidentale » du « communisme athée » – autrement dit, pour défendre l’oligarchie régnante menacée par la montée des mouvements sociaux sous le président démocratiquement élu, João Goulart. En juin , après deux mois de réflexion, la CNBB publia une déclaration donnant son soutien au coup d’État :
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Cette position avait certes l’approbation de l’ensemble du corps épiscopal – et même de son aile la plus progressiste représentée par dom Helder Câmara –, mais les activistes chrétiens de la JEC, la JUC, la JOC et de l’Action catholique en général, y compris les prêtres, les religieux et religieuses collaborant avec eux, étaient loin de l’accepter. Nombre d’entre eux furent parmi les premières victimes de la chasse aux sorcières lancée par les nouvelles autorités. En un premier temps, la gauche chrétienne fut brisée par la répression et marginalisée. Mais au cours des années suivantes, avec la montée de l’opposition à la dictature au sein de la société civile, un nombre croissant de catholiques (et, bien entendu, de protestants), y compris des prêtres, des religieux et religieuses, voire quelques évêques, se rangèrent du côté de l’opposition. Certains d’entre eux se radicalisèrent et, en -, un groupe important de dominicains en vint même à soutenir la résistance armée et à aider des groupes clandestins comme l’Action de libération nationale (Ação Libertadora Nacional, ALN), groupe de guérilla créé par un ancien dissident communiste, Carlos Marighella, en fournissant des cachettes à leurs membres ou en aidant certains d’entre eux à quitter le pays. Bientôt, plusieurs dominicains furent emprisonnés et torturés par les militaires, et le mouvement de guérilla fut anéanti. La participation d’activistes chrétiens dans des actions jugées subversives fut suivie d’une répression toujours plus brutale – emprisonnement, tortures, assassinats – contre des gens d’Église et même des membres du clergé, notamment des ordres religieux, surtout après l’Acte institutionnel no de décembre , qui abolissait ce qui subsistait encore des droits civiques et des garanties légales. La hiérarchie de l’Église se montra d’abord plutôt prudente. Elle était disposée à collaborer avec le régime militaire mais souhaitait aussi un retour progressif à l’ordre constitutionnel. Même après le meurtre, en mai , d’un prêtre, Antônio Henrique Pereira Neto, conseiller des étudiants catholiques de Recife, et les informations terrifiantes relatives à la torture des religieux (surtout dominicains) et des religieuses emprisonnés, les évêques hésitèrent à prendre position contre le régime. Dom Agnelo Rossi, archevêque de São Paulo, le plus grand diocèse du Brésil, visita le président militaire, le général Emílio Garrastazu Médici, en novembre , pour lui présenter « ses plus sincères
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vœux pour le succès de son gouvernement » et exprimer le désir de l’Église « d’entretenir des rapports cordiaux avec le gouvernement, afin de conjuguer leurs forces pour le bien du pays » (Prandini, Petrucci et Dale, 1987 : 18). Comme l’écrit Scott Mainwaring (1986 : 104) :
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Quant à l’évêque auxiliaire de São Paulo, Lucas Moreira Neves, que le provincial de l’ordre des dominicains avait prié de témoigner au sujet des tortures subies par Frei Tito de Alencar, il « s’y refusa, sous prétexte de ne pas vouloir porter préjudice à ses activités pastorales » (Betto, 1984 : 224). Entre-temps, le scandale de la torture dans les prisons brésiliennes et le fait que de nombreux catholiques, activistes laïques et membres du clergé comptaient parmi les victimes commençaient à toucher l’opinion catholique internationale, et jusqu’à la curie romaine : la commission Justice et Paix du Vatican fit une déclaration, comme le fit également, plus discrètement (sans désigner nommément le Brésil), le pape Paul VI. En mai , lors d’une visite à Paris, dom Helder Câmara dénonça ouvertement, pour la première fois, la torture au Brésil. Il devint aussitôt l’objet d’une campagne haineuse menée par les autorités et la presse conformiste, l’accusant d’avoir « calomnié notre patrie parmi les étrangers ». Le gouverneur de São Paulo, Roberto Costa de Abreu Sodré, alla jusqu’à l’appeler « un Fidel Castro en soutane […] appartenant à la machine de propagande du parti communiste ». Vers la fin du mois de mai , une réunion de la CNBB se tint à Brasilia et un document pastoral fut publié qui prit fort prudemment position dans le débat. Tout en condamnant, par principe, tout usage de la torture, il déclarait que la vérification juridique des dénonciations faites en cette matière « était au-delà de nos compétences ». Il alla même jusqu’à proclamer sa conviction que
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Pendant tout le temps qu’il fut archevêque de São Paulo (-), il se montra peu disposé à critiquer le régime. Il chercha de nier l’existence d’un conflit entre l’Église et l’État et s’efforça constamment de négocier avec le régime. Il fut l’un des rares archevêques en vue qui ne cessa de célébrer la messe pour commémorer le coup d’État et de soutenir, lors de plusieurs voyages à l’étranger, que les récits de tortures étaient exagérés.
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« dans la mesure où de tels faits seraient avérés, il est peu probable qu’ils correspondraient à une politique officielle du gouvernement ». La presse promilitaire ne manqua pas de célébrer ce document comme une victoire du régime (Prandini, Petrucci et Dale, 1987 : 33-34). Mais l’indignation internationale et celle de l’opinion catholique brésilienne allant croissant, cette position devint intenable. Tout se mit à changer quelques mois plus tard : en octobre , peu après le discours contre la torture de Paul VI, dom Agnelo Rossi fut « promu » à une haute responsabilité à Rome et remplacé par un nouvel évêque, dom Paulo Evaristo Arns, connu pour son engagement en faveur des Droits de l’Homme et sa solidarité avec les religieux emprisonnés. Peu après, la CNBB élut un nouveau président, dom Aloísio Lorscheider, qui conduisit l’Église vers une opposition de plus en plus ouverte à la dictature militaire. Le changement fut si profond qu’au cours des années soixantedix, après l’élimination de la gauche clandestine, l’Église apparut, aux yeux de la société civile et des militaires euxmêmes, comme l’adversaire principal de l’État autoritaire – un ennemi beaucoup plus puissant et radical que ne l’était l’opposition parlementaire docile et tolérée du Mouvement démocratique brésilien (Movimento Democrático Brasileiro, MDB). Divers mouvements sociaux, défenseurs des Droits de l’Homme ou des syndicats ouvriers ou paysans, trouvèrent un refuge auprès de l’Église. Par la voix de ses évêques, l’Église critiqua, de façon toujours plus directe et explicite, les violations des Droits de l’Homme et l’absence de démocratie. Mais ce ne fut pas tout : elle dénonça également le mode de développement imposé par les militaires, son programme de « modernisation » tout entier, jugé inhumain, injuste et fondé sur l’oppression sociale et économique des pauvres. En , par exemple, les évêques et les provinciaux des divers ordres religieux du Nordeste et du Centro-Oeste du Brésil publièrent deux déclarations dénonçant non seulement la dictature mais aussi ce qu’ils appelaient la « racine du mal » : le capitalisme. Ces documents, comme nous l’avons vu précédemment, sont en fait les déclarations les plus radicales jamais faites par un groupe d’évêques dans quelque partie du monde que ce soit. La CNBB déclencha un feu roulant de critiques contre le modèle de
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34 Il est assez difficile de faire une estimation quelque peu précise du nombre des CEB au Brésil. Les estimations diffèrent énormément. Scott Mainwaring fait état de 80 000 CEB comptant deux millions de membres à cette époque. Son estimation est partagée par la plupart des auteurs.
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Dans les prophéties de rédemption [Erlösung] en particulier, la souffrance commune à tous les fidèles – souffrance réelle ou toujours menaçante, intérieure ou extérieure – est devenue le principe constitutif de leur rapport communautaire. Plus la conception de la rédemption était rationnelle et sublimée dans le sens d’une éthique de la conviction [Gesinnungsethik], plus les prescriptions issues de l’éthique de réciprocité propre au groupement de voisinage se sont intensifiées, sur le plan externe comme sur le plan interne. Extérieurement, cela a pu aller jusqu’au communisme de l’amour fraternel [brüderlicher Liebeskommunismus], intérieurement jusqu’à la charité comme conviction [Gesinnung] : amour pour celui qui souffre en tant que tel, amour du prochain, de tout homme et, finalement, de l’ennemi (Weber, 2006a : 419-420, trad. modif.).
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développement imposé par le régime et les classes dominantes, et spécialement contre le capitalisme sauvage pénétrant les zones rurales et expulsant les paysans de leurs terres. L’Église fut dénoncée par les gros bonnets de l’armée comme subversive et d’inspiration marxiste, mais aussi comme utopiste, féodale et rétrograde, en raison de son opposition à la « modernisation » et au « progrès » (capitaliste). À la même époque, les communautés ecclésiales de base se développèrent sous l’impulsion d’un grand nombre de prêtres et de religieux et avec l’appui des évêques radicaux. Les ordres religieux féminins ont été non seulement les agents les plus nombreux – le Brésil comptait alors religieuses –, mais aussi les plus efficaces dans l’établissement de communautés dans les quartiers pauvres des villes. De ce fait, à la fin des années soixante-dix, il existait des dizaines de milliers de communautés chrétiennes de base encadrant des centaines de milliers (peutêtre même quelques millions) de participants 34. La souffrance commune (la pauvreté) et l’espérance du salut étaient les facteurs clés de la culture politique et religieuse des communautés de base brésiliennes, tout comme dans l’idéaltype de Gemeindereligiosität décrit par Max Weber :
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C’est aussi pendant ces années que l’on assista à l’émergence d’une nouvelle force culturelle et religieuse : la théologie de la libération brésilienne. Son premier représentant, Hugo Assmann, déjà mentionné plus haut, se mit à relier les motifs chrétiens à la philosophie marxiste de la praxis. Inspirés par l’expérience du travail parmi les pauvres des villes et par une connaissance profonde du marxisme, tant européen (l’École de Francfort !) que latinoaméricain (la théorie de la dépendance), les écrits d’Assmann en et sont parmi les documents les plus radicaux et les plus cohérents produits par la théologie de la libération. Assmann fut contraint à l’exil, mais d’autres théologiens apparurent bientôt, les plus connus étant les deux frères Leonardo et Clodovis Boff, qui appartenaient respectivement aux ordres des franciscains et des Servites de Marie. Par leurs écrits et grâce à la maison d’édition catholique progressiste Vozes à Petrópolis, ils apportèrent une direction spirituelle et politique aux gens d’Église, et formèrent toute une génération d’agents de pastorale, d’animateurs de communautés de base, de séminaristes et d’intellectuels catholiques. Esprits originaux et créatifs, utilisant ouvertement des catégories marxistes, Leonardo et Clodovis Boff bénéficièrent de l’appui de plusieurs évêques brésiliens favorables à leurs idées. En , face à la censure et aux restrictions croissantes de la part de Rome, Leonardo Boff quitta l’ordre des franciscains et devint un théologien laïque. Les CEB et les activités pastorales de l’Église liées aux pastorales des ouvriers, de la terre, des favelas et de la jeunesse fournirent une partie importante des éléments de base nécessaires aux nouveaux mouvements sociaux et politiques qui virent le jour au cours de la progressive redémocratisation du pays dans les années : () le nouveau Parti des travailleurs, fondé en , dont le candidat, l’ancien dirigeant du syndicat des ouvriers métallurgistes Luiz Inácio Lula da Silva (dit Lula), faillit gagner les élections présidentielles en (il obtint % des voix), avant d’être élu à la présidence en ; () la Centrale unique des travailleurs, nouvelle confédération syndicale de lutte de classes fondée en , qui conquit bientôt l’hégémonie dans le mouvement syndical, réunissant environ dix millions de travailleurs urbains et ruraux ; () le Mouvement des Sans-Terre, qui avait initié des occupations massives de terres dans diverses parties du pays ;
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() la Coordination nationale des mouvements sociaux et populaires, une confédération libre de mouvements de voisinage et d’autres mouvements locaux. Certes, nous l’avons déjà signalé, il existe chez les membres des CEB et les agents de pastorale une très forte tendance au basisme qui les amène à préférer le local et un rythme organisationnel lent, à se méfier des « gens de l’extérieur » et des intellectuels, à avoir un faible niveau de politisation. Ce penchant a été critiqué aussi bien par des théologiens de la libération comme Clodovis Boff et Frei Betto que par des militants marxistes. Mais il convient de souligner que ces communautés de base ont contribué à la création d’une nouvelle culture politique au Brésil, la « démocratie des bases », en opposition non seulement à l’autoritarisme militaire, mais aussi aux trois principales traditions politiques du pays : le clientélisme – pratiqué traditionnellement dans les régions rurales par les propriétaires terriens et, dans les centres urbains, par les politiciens professionnels qui distribuent des faveurs (emplois, argent) ; le populisme qui, sous Vargas et ses successeurs, permit d’organiser les syndicats et les mouvements populaires d’« en haut » ; le « verticalisme », souvent employé par les principales forces de la « vieille » gauche, suivant en cela l’exemple soviétique et chinois. Grâce à cette nouvelle culture, les militants des CEB, avec le soutien des théologiens et des évêques radicaux, ont contribué à créer le mouvement ouvrier de masse (urbain et rural) le plus important et le plus radical de toute l’histoire du Brésil. Pourquoi, de à , l’Église brésilienne est-elle devenue la plus avancée du continent, la première où les idées de gauche sont apparues (dès ) et la seule où la théologie de la libération a joui d’une influence aussi grande ? Il est difficile d’apporter une réponse tranchée à cette question. Il faut probablement prendre en considération plusieurs facteurs dont la combinaison a produit les caractéristiques originales du catholicisme brésilien. () La pénurie des membres du clergé face à la rapide croissance de la population du pays eut pour effet de renforcer l’influence et le rôle des laïcs, notamment dans l’Action catholique, qui fut précisément le facteur dynamique de la radicalisation des années . () L’influence profonde qu’exercèrent, au Brésil, l’Église catholique et la culture françaises, alors que la tradition espagnole et
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italienne était prédominante dans le reste du continent. Comme nous l’avons vu plus haut, c’est en France que nous trouvons la culture catholique la plus progressiste, critique et avancée (jusqu’à un courant de gauche significatif). En raison des liens directs entre les ordres religieux français et brésiliens, notamment chez les dominicains, du grand nombre de missionnaires français au Brésil et de l’influence traditionnelle des intellectuels catholiques français sur leurs congénères brésiliens, l’environnement culturel de l’Église brésilienne était beaucoup plus réceptif aux idées nouvelles et radicales que ne l’était l’Église des autres pays d’Amérique latine. () Établie en , la dictature militaire, en fermant progressivement toutes les voies institutionnelles d’expression de la protestation populaire, notamment après , a fini par faire de l’Église le dernier refuge de l’opposition. Les mouvements populaires se sont massivement investis dans l’Église et ont contribué à la « convertir » à la cause de la libération des pauvres. En même temps, la répression brutale exercée par les militaires contre les secteurs radicaux de l’Église contraignit l’institution dans son ensemble à réagir, déclenchant une dynamique de conflit permanent entre l’État et l’Église. Cependant, la dictature n’est pas en soi une explication suffisante, puisque dans d’autres pays (l’Argentine !) l’Église a soutenu la dictature sans réserve. Au Brésil, malgré le soutien des évêques au coup d’État militaire de , la présence d’un courant radical significatif créa les conditions du retournement de . () Le développement capitaliste se fit, dès les années cinquante, bien plus rapidement et avec des effets bien plus profonds au Brésil que dans les autres pays d’Amérique latine. L’intensité vertigineuse de l’urbanisation et de l’industrialisation, la célérité et la brutalité de l’expansion capitaliste dans les zones rurales entraînèrent une telle aggravation des contradictions sociales – amplification de l’inégalité sociale, expulsion des populations rurales de leurs terres, concentration massive de la population pauvre à la périphérie des grands centres urbains – qu’elle a certainement contribué à l’éclosion du christianisme émancipateur comme réponse radicale à ce modèle nocif et désastreux de « modernisation » capitaliste. () Les prêtres et théologiens radicaux des années soixante-dix ayant tiré les leçons des années soixante et des événements qui
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35 L’une des scènes les plus intéressantes est celle où Betto (1984 : 99, 101) transcrit une étrange « confrontation théologique » avec un agent de la police : « Comment un chrétien peut-il collaborer avec un communiste ? – Pour moi, les hommes
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s’étaient produits dans certains pays latino-américains choisirent de poursuivre un travail patient à l’intérieur de l’institution, évitant de se couper des évêques (réussissant ainsi à gagner certains d’entre eux à la théologie de la libération) et prévenant les initiatives qui auraient pu à terme les isoler ou les marginaliser. Sans faire de concessions sur leurs options fondamentales, ils refusèrent la dynamique d’affrontement interne avec la hiérarchie et concentrèrent leurs efforts sur le développement de l’organisation élémentaire des communautés de base et des pastorales populaires. La meilleure façon de décrire l’histoire du courant radical de l’Église brésilienne est sans doute de raconter l’histoire d’un personnage qui joua un rôle clé dans le développement de la conscience politique dans les communautés de base. Frei Betto, un religieux dominicain, est mondialement connu depuis la publication en d’une série d’entretiens sur la religion avec Fidel Castro (1986). Cet ouvrage, traduit en de nombreuses langues, a connu mainte réédition en Amérique latine. Né en dans la ville de Belo Horizonte (Minas Gerais), Betto, dont le nom véritable est Carlos Alberto Libânio Christo, fut un dirigeant de la JEC au début des années soixante. Il fut ensuite admis comme novice dans l’ordre des dominicains. À l’époque, cet ordre était l’un des principaux foyers d’élaboration d’une interprétation libérationniste du christianisme. Choqué par la pauvreté du peuple et par la dictature militaire instaurée par le coup d’État de , Betto rejoignit un réseau de dominicains qui sympathisaient activement avec le mouvement de guérilla. Lorsque la répression s’intensifia en , il secourut de nombreux activistes révolutionnaires, les aidant à se cacher ou à franchir la frontière pour atteindre l’Uruguay ou l’Argentine. Cette activité lui valut la prison de à . Dans un livre fascinant publié au Brésil, Batismo de sangue. Os dominicanos e a morte de Carlos Marighella (traduit partiellement en français sous le titre Les frères de Tito), il étudie cette époque en détail et trace le portrait du dirigeant de l’ALN qui fut assassiné par la police en , ainsi que celui de ses amis dominicains pris dans les rouages de la répression, emprisonnés et torturés 35.
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Le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré à la figure tragique de Frei Tito de Alencar, si abominablement torturé par la police brésilienne qu’il ne retrouva jamais son équilibre psychique. Même après sa libération de prison, exilé en France, il se croyait toujours persécuté par ses tortionnaires et finit par se suicider en août . Dès qu’il fut lui-même libéré de prison en , Frei Betto se consacra à l’organisation des communautés de base. Au cours des années suivantes, il publia plusieurs opuscules qui, en un langage simple et intelligible, expliquaient le sens de la théologie de la libération et le rôle des CEB. Il devint bientôt l’un des principaux dirigeants des rencontres nationales inter-Églises où les communautés de base de toutes les régions du Brésil échangeaient leurs expériences sociales, politiques et religieuses. En , il organisa le IVe Congrès international des théologiens du tiers monde. À partir de , Frei Betto est responsable de la pastorale ouvrière à São Bernardo do Campo, ville industrielle de la banlieue de São Paulo où est né le nouveau syndicalisme brésilien. Sans adhérer officiellement à aucune organisation politique, il ne cache pas ses sympathies pour le Parti des travailleurs et son amitié pour son président Lula. Frei Betto, comme la grande majorité de la population brésilienne, et en particulier les militants et les sympathisants du PT, accueille avec enthousiasme la victoire de Lula aux élections présidentielles de . C’est dans ce contexte qu’il accepte d’organiser avec un autre ami de Lula, Oded Grajew, une mobilisation sociale dans le cadre d’une grande initiative du nouveau gouvernement, le programme « Faim zéro » (Fome Zero). Deux années plus tard, désenchanté, il démissionne : « Quand je me suis rendu compte que la barque n’allait dans la direction prévue, mais en sens contraire, je n’eus d’autre choix que de laisser là mes bagages et de plonger dans le fleuve ». « À bien y réfléchir, commente-t-il dans son livre paru en 2006, A Mosca Azul. Reflexão
ne se divisent pas entre croyants et athées, mais entre oppresseurs et opprimés, entre ceux qui veulent conserver la société injuste et ceux qui veulent lutter pour la justice. […] – Vous avez vu que Marx considère la religion comme l’opium du peuple ? – C’est la bourgeoisie qui fait de la religion un opium du peuple, en prêchant un Dieu qui est uniquement seigneur du ciel tandis qu’elle s’approprie la terre. »
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sobre o poder (« La Mouche bleue. Réflexions sur le pouvoir ») la politique devient mesquine quand elle perd le cap de l’horizon utopique ». Bien que le pape ait donné l’impression de soutenir l’Église brésilienne dans la lettre adressée aux évêques en , la politique du Vatican durant son pontificat a représenté une tentative systématique de « normaliser » celle-ci (tout comme furent « normalisés » les rapports entre la Tchécoslovaquie et l’URSS après ). Comme l’a écrit le jésuite français Charles Antoine, cette politique vise à « démanteler » l’Église brésilienne en investissant des évêques conservateurs qui, souvent, détruisent ou affaiblissent les structures pastorales mises en place par leurs prédécesseurs. Ce fut notamment le cas avec la nomination de Mgr José Cardoso, un conservateur spécialiste du droit canon ayant vécu à Rome de à , au poste laissé vacant par dom Helder Câmara. Une fois investi, Cardoso congédia la plupart des dirigeants des pastorales rurales et populaires de son diocèse (Antoine, 1988). Malgré les pressions du Vatican, les CEB et les pastorales populaires, surtout la pastorale de la terre (CPT) et la pastorale indigène (CIMI), reçoivent encore le soutien de nombreux évêques et ont encore une large audience. En outre, même là où les évêques sont hostiles, comme c’est le cas à Recife, les militants progressistes ont pu établir des organisations relativement autonomes telles que le Centre dom Helder Câmara d’études et d’action sociale (Centro Dom Helder Câmara de Estudos e Ação Social, CENDHEC). Les deux générations qui s’étaient radicalisées depuis le début des années soixante ne vont pas facilement renoncer à leur engagement social. Avec l’élection du pape François en , nous nous trouvons face à une nouvelle conjoncture plus favorable au christianisme de la libération.
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Chapitre LE CHRISTIANISME ET LES ORIGINES D E L’ I N S U R R E C T I O N E N A M É R I Q U E C E N T R A L E
CHRISTIANISME ET SANDINISME AU NICARAGUA (1968-1979)
La révolution nicaraguayenne est la première des Temps modernes, depuis , dans laquelle les chrétiens – laïcs et clergé – ont joué un rôle essentiel tant à la base qu’à la direction du mouvement. Cela ne saurait s’expliquer sans tenir compte de l’émergence plus ancienne du christianisme de la libération qui apporta des changements substantiels dans la culture religieuse de secteurs importants de l’Église. L’expérience du Nicaragua est un exemple intéressant, bien qu’il soit extrême, de l’interaction entre politique et religion, conduisant à une forte symbiose culturelle, une influence mutuelle et une convergence pratique, dans la culture religieuse de nombreux croyants, entre l’éthique chrétienne et les espoirs révolutionnaires. Pour les motifs déjà mentionnés, les ordres religieux et les prêtres étrangers furent des éléments pionniers dans ce développement historique.
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Le christianisme de la libération atteignit l’Amérique centrale bien après le Brésil. Mais, du fait de la situation sociale et politique explosive dans divers pays de la région, il contribua – involontairement dans une certaine mesure – au développement de la rébellion populaire, sous ses différentes formes, au Nicaragua et au Salvador (voire, à un moindre degré, au Guatemala). Dans les deux cas, le conflit politique aboutit à un conflit interne à l’Église, entre la hiérarchie et les communautés de base (au Nicaragua), ou entre les évêques eux-mêmes (au Salvador). Dans les deux pays, les ordres religieux, surtout celui de Maryknoll et la Compagnie de Jésus, furent les forces principales du processus de « conscientisation » populaire qui prépara le terrain à la révolte. Dans ce qui suit, nous nous concentrerons sur les années à .
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Avant la conférence de Medellín (), l’Église nicaraguayenne était une institution plutôt traditionaliste et socialement conservatrice, qui soutenait ouvertement la dynastie de Somoza. En , les évêques avaient publié une déclaration affirmant que toute autorité émane de Dieu et que les chrétiens doivent donc se soumettre au gouvernement établi. Lorsque le poète Rigoberto López tua Anastasio Somoza en , les évêques rendirent hommage au tyran défunt en le qualifiant de « prince de l’Église ». On pourrait multiplier de tels exemples. Les premiers signes d’un changement furent l’œuvre d’un jeune prêtre espagnol, le père José de la Jara, qui avait été influencé par l’expérience inédite d’une nouvelle communauté pastorale au Panama. Cette expérience avait été tentée dans la paroisse de San Miguelito par un prêtre états-unien de Chicago, le père Leo T. Mahon – rejoint par les pères John H. Greeley et Robert J. McGlinn –, qui estimait que tous les missionnaires d’Amérique latine devaient être des « révolutionnaires, non des “modernisateurs” » 36. Avec l’aide de la sœur de Maryknoll Maura Clarke (qui sera assassinée au Salvador en ) et d’autres sœurs de divers ordres – assomptionnistes, thérésiennes, du Sacré-Cœur de Jésus –, José de la Jara fonda les premières communautés de base dans la paroisse de San Pablo, aux environs de Managua. Fidèle à l’exemple de San Miguelito, il voulut montrer que la paroisse n’était pas en premier lieu le bâtiment de l’église ni un territoire, mais une communauté de frères et de sœurs, une « famille de Dieu ». Le peuple, les laïcs devaient participer activement à la vie de l’Église en lisant la Bible et en discutant, dans une sorte de « dialogue socratique », avec le prêtre ou le laïc officiant. Il y avait peu de contenu politique dans les petits cours d’initiation (cursillos), mais la communauté apportait à ses membres, en particulier aux femmes, un sentiment de dignité personnelle et d’initiative collective. Le premier résultat de cette activité fut la Misa popular nicaragüense, écrite et chantée par les communautés. En , d’autres paroisses demandèrent à San Pablo de les aider à former des communautés semblables. Parmi elles se trouvait la communauté de Solentiname, fondée par le père Ernesto
36 Voir la déclaration faite en janvier 1964 par les trois prêtres américains de San Miguelito (Mahon, Greeley et McGlinn, 1965 : 315).
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• III, 7. C H R I S T I A N I S M E E T I N S U R R E C T I O N E N A M É R I Q U E L AT I N E
Cardenal. Le père José de la Jara visita ces nouvelles communautés et leur proposa de lire les évangiles et d’en discuter, comme cela se faisait à Managua. Après la conférence de Medellín, les CEB connurent un développement bien plus important. Elles s’étendirent à plusieurs favelas de Managua et dans les campagnes – et ce avec une radicalisation croissante. Les ordres religieux, notamment féminins, se montrèrent très actifs dans ce processus, avec l’appui de nombreux frères et sœurs étrangers ; les plus engagés étaient les religieux de l’ordre de Maryknoll, les capucins (qui mirent en place des communautés dans l’est et le nord du pays), les jésuites et les assomptionnistes. En , la communauté de San Pablo à Managua décida de créer un Mouvement de la jeunesse chrétienne, qui allait très vite se radicaliser. Au début des années soixante-dix, beaucoup de ses membres devinrent des militants ou sympathisants du FSLN. Le mouvement de guérilla marxiste, fondé au début des années soixante par Carlos Fonséca et Tomás Borge, accueillit avec empressement ces jeunes chrétiens radicaux, sans chercher à leur imposer des conditions d’ordre idéologique. Entre-temps, à l’Université catholique d’Amérique centrale (Universidad Centroamericana, UCA), des enseignants, notamment le franciscain Uriel Molina et le jésuite Fernando Cardenal, vice-recteur de l’université, avaient commencé à dialoguer avec les étudiants marxistes liés au FSLN. En , quelques étudiants chrétiens de l’UCA décidèrent de vivre dans la paroisse du père Uriel Molina, dans le quartier du Riguero de Managua, et de partager la vie communautaire des pauvres. Ils formèrent le Mouvement universitaire chrétien, qui noua très rapidement des liens avec le FSLN tout en gardant son indépendance. Enfin, en , des prêtres, dont Fernando Cardenal, et des étudiants de l’UCA et des quartiers de l’est de Managua formèrent le Mouvement révolutionnaire chrétien ; plusieurs centaines d’entre eux devaient bientôt rejoindre les sandinistes. La première cellule chrétienne du FSLN fut formée avec la participation de Luis Carrión, Joaquín Cuadra, Alvaro Baltodano et Roberto Gutiérrez, qui allaient tous devenir d’importants dirigeants du Front. À la campagne, les capucins et les jésuites contribuèrent à la création d’une direction laïque, les délégués de la Parole, afin de célébrer certains sacrements dans des zones rurales qui n’étaient
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pas régulièrement desservies par un prêtre. Ces délégués étaient formés non seulement pour célébrer des services religieux, mais aussi pour dispenser des cours d’alphabétisation et des informations sur la santé et l’agriculture. Ils organisaient des réunions, au cours desquelles les problèmes de la communauté étaient débattus à la lumière de textes bibliques. Afin d’instruire les délégués de la Parole, les jésuites créèrent en le Comité évangélique de promotion agraire (Comité Evangélico de Promoción Agraria, CEPA), qui déploya ses activités dans les régions de Carazo, Masaya, León et Estelí, futurs bastions de la rébellion. Cette activité des prêtres, des religieux et des laïcs catholiques s’épanouit hors du contrôle direct des évêques. La radicalisation théologique et politique des délégués de la Parole, et les persécutions fréquentes dont ils furent les victimes de la part de la Garde nationale de Somoza conduisirent beaucoup d’entre eux à adhérer au FSLN. En , plusieurs de ces dirigeants paysans fondèrent un syndicat rural, l’Association des travailleurs de la campagne (Asociación de Trabajadores del Campo, ATC), qui coopéra avec les sandinistes. Dès , le CEPA rompit ses liens formels avec l’Église et devint une organisation chrétienne indépendante, mais proche du FSLN. Des activités similaires, bien que moins radicales, eurent lieu chez les protestants. Après le tremblement de terre de , des dirigeants protestants créèrent le Comité évangélique d’aide au développement (Comité Evangélico Pro-Ayuda al Desarrollo, CEPAD), qui s’engagea dans la défense des Droits de l’Homme et devint de plus en plus hostile au régime de Somoza. Plusieurs pasteurs protestants soutinrent également les sandinistes. En , plusieurs jeunes de la communauté de Solentiname de Emesto Cardenal participèrent à l’attaque de la caserne de la Garde nationale à San Carlos par le FSLN. En représailles, l’armée somoziste détruisit la communauté et mit le feu aux bâtiments. La même année, un prêtre de nationalité espagnole, le père Gaspar García Laviana, missionnaire du Sacré-Cœur arrivé au Nicaragua en , adhéra au FSLN. Il justifia sa décision dans une lettre datée de décembre , en se référant à la résolution de Medellín qui affirme que « l’insurrection révolutionnaire peut être légitime dans le cas d’une tyrannie claire et persistante qui met gravement en danger les Droits de l’Homme fondamentaux et porte profondément atteinte aux biens communs de la
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Nation, que cette tyrannie provienne d’un individu ou de structures manifestement injustes ». Dans une deuxième lettre de , le père Garciá Laviana tenta d’expliquer les liens entre les motifs religieux et socio-politiques de son action : Ma foi et mon appartenance à l’Église catholique m’obligent à prendre une part active au processus révolutionnaire avec le FSLN. Car la libération d’un peuple opprimé fait partie intégrante de la rédemption totale du Christ. Ma contribution active à ce processus est un signe de solidarité chrétienne avec les opprimés et avec ceux qui se battent pour les libérer (García Laviana, s. d.).
La violence ne menace pas seulement d’éloigner la possibilité de construire le royaume de Dieu fondé sur la fraternité et la justice, elle conduit aussi à la défaite ceux qui y ont recours […].
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Quelques jours plus tard, Pedro Joaquín Chamorro, rédacteur en chef de La Prensa et l’une des principales personnalités de l’opposition libérale, fut assassiné : pour la dictature, ce fut le commencement de la fin. Bien qu’ils fussent opposés au régime, les évêques refusèrent toute aide au FSLN. L’archevêque de Managua, Mgr Miguel Obando y Bravo, déclarait dans son message d’août :
• III, 7.
Nous ne pouvons nous taire : • quand la majorité de notre population vit dans des conditions d’existence inhumaines, résultat d’une criante injustice dans la répartition des richesses ; • quand les garanties offertes au citoyen sont l’objet de beaux discours, mais brillent par leur absence dans les faits ; • quand la mort et la disparition de nombreux citoyens (tant en ville que dans les campagnes) restent mystérieuses ; […] • quand le droit des citoyens de choisir leurs représentants est faussé par le jeu des partis (Conferencia Episcopal [Nicaragua], 1978 : 1005-1006).
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Le décembre , le père Laviana fut tué au cours d’un affrontement avec la Garde nationale. À mesure que s’approfondissait la crise de la dictature, la hiérarchie de l’Église se fit plus critique envers Somoza. Le janvier , la conférence des évêques nicaraguayens publia un « Message au peuple de Dieu ». Elle y déclarait notamment :
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Croire que l’on pourrait résoudre nos antagonismes une fois pour toutes au moyen de l’escalade de la violence, que ce soit sous la forme de la répression gouvernementale ou de l’insurrection révolutionnaire, ne ferait que plonger notre société dans un abîme de sang et de destruction aux conséquences incalculables pour notre vie sociale et spirituelle (Gismondi, 1986 : 28).
Cette déclaration ne fait aucune distinction entre la répression gouvernementale et l’insurrection révolutionnaire : toutes deux sont rejetées au nom de la non-violence. Néanmoins, un grand nombre de chrétiens, notamment des jeunes et des pauvres, ne tinrent aucun compte de l’avis de l’archevêque et prirent une part active à l’insurrection ou, plutôt, à la série d’insurrections de et qui culminèrent dans le soulèvement final de Managua, la fuite de Somoza et la victoire des sandinistes le juillet . Les régions où la lutte fut la plus intense et l’action la mieux organisée et la plus efficace étaient précisément celles où les CEB, les délégués de la Parole et les chrétiens radicaux avaient opéré au cours des années précédentes : Monimbó, Masaya, Chinandega, León, Matagalpa, Estelí, les faubourgs est de Managua et OPEN-3, une favela de la périphérie de la capitale. De plus, de nombreux prêtres, religieux (particulièrement des capucins et des jésuites) et religieuses apportèrent une aide directe aux sandinistes, leur fournissant nourriture, abri, médicaments et munitions. Le Front sandiniste ne pouvait ignorer la nouveauté historique de ce type de participation massive des chrétiens, tant laïques que religieux, à la révolution, en tant qu’élément décisif du processus. Il salua cette innovation dans son communiqué officiel sur la religion du octobre : Les chrétiens ont fait partie intégrante de notre histoire révolutionnaire dans une proportion sans précédent dans aucun autre mouvement révolutionnaire en Amérique et probablement dans le monde. […] Notre expérience nous montre qu’on peut être à la fois un croyant et un révolutionnaire conséquent, et qu’il n’y a pas de contradiction insurmontable entre les deux.
Certes, tous les chrétiens n’ont pas soutenu la révolution. L’Église a été divisée (après une « période de grâce » assez brève) entre
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• III, 7. C H R I S T I A N I S M E E T I N S U R R E C T I O N E N A M É R I Q U E L AT I N E
ceux qui, comme on disait au Nicaragua, étaient con el proceso (avec le processus révolutionnaire qui s’est déroulé après juillet ) et ceux qui s’y opposaient. Si la plupart des évêques se montrèrent de plus en plus hostiles au « sandinisme », la grande majorité des ordres religieux, notamment les jésuites et les religieux de l’ordre de Maryknoll, choisirent le camp du FSLN. Le clergé diocésain se divisa entre ces deux options, la majorité soutenant les évêques. Les personnalités chrétiennes les plus en vue du camp révolutionnaire furent évidemment les trois prêtres qui devinrent des ministres du gouvernement sandiniste. • Ernesto Cardenal, né en , fut consacré prêtre en . D’abord influencé par le célèbre théologien catholique étatsunien Thomas Merton, avec qui il passa un certain temps au couvent trappiste de Gethsemani, dans le Kentucky (), il retourna au Nicaragua où il fonda la communauté de Solentiname en . Poète bien connu, Cardenal visita Cuba au début des années soixante-dix et se radicalisa de plus en plus. Après la destruction de Solentiname par l’armée, il prit le chemin de l’exil au Costa Rica et adhéra au FSLN (). Il fut ministre de la Culture de à . • Fernando Cardenal (-), son frère, prêtre jésuite depuis , vécut pendant un an parmi les pauvres de Medellín (). En , la Compagnie de Jésus le nomma vice-recteur de l’UCA à Managua. Fondateur du Mouvement révolutionnaire chrétien en , il devint un sympathisant des sandinistes. En , il fut chargé de la croisade d’alphabétisation et fut ministre de l’Éducation de à . • Miguel d’Escoto, né en à Hollywood, en Californie, et mort en , fit ses études aux États-Unis, où il entra dans l’ordre de Maryknoll. Il travailla avec les pauvres en tant que missionnaire à Santiago de Chili, de à . De à , il vécut aux États-Unis, où il occupa le poste de directeur du département des communications sociales de la congrégation de Maryknoll. Il fut ministre des Affaires étrangères de à . Un autre prêtre, le franciscain Edgard Parrales, occupa le poste de ministre des Affaires sociales de à . En outre, de nombreux autres ministres et hauts fonctionnaires du gouvernement révolutionnaire étaient des catholiques laïques : Roberto Argüello, Carlos Tünnermann, Reinaldo Antonio Téfel, Emilio
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Baltodano, María del Socorro Gutiérrez de Barreto, Vidaluz Meneses, Francisco Lacayo Parajón, etc. (Cabestrero, 1986). Les chrétiens qui étaient con el proceso s’organisèrent dans plusieurs structures : • le Centre œcuménique Antonio Valdivieso (qui rassembla catholiques et protestants), fondé en août par le père franciscain Uriel Molina et le pasteur baptiste José Miguel Torres. Il organisa réunions, conférences, publications et projets de recherche ; • l’Université d’Amérique centrale que dirigent les jésuites ; • l’Institut historique pour l’Amérique centrale, dirigé par le jésuite Álvaro Argüello. En , l’Institut publia une série de brochures très radicales présentant une perspective chrétienne révolutionnaire, les Folletos Populares Gaspar García Laviana. Il publie aussi un bulletin mensuel très estimé, Envío ; • bien que non confessionnel, le journal Pensamiento Proprio, édité par le jésuite Xavier Gorrostiaga, un Basque d’origine, est également lié à la tendance chrétienne prosandiniste. Il joue un rôle important en raison de ses analyses très compétentes et indépendantes des événements au Nicaragua et en Amérique centrale ; • l’Association du clergé nicaraguayen (Asociación del Clero Nicaragüense, ACLEN), également dirigée par Álvaro Argüello. Elle fut dissoute par les évêques en ; • mais la plus importante de toutes ces structures demeure les quelque centaines de communautés de base établies en province et à Managua. Certaines sont coordonnées dans des réseaux locaux comme le Bloc intercommunautaire pour le bien-être chrétien (Bloque Intercomunitario Pro Bienestar Cristiano) dans la région du nord-ouest (León-Chinandega). Sur la côte atlantique, où les évêques capucins américains sont présents, et à Estelí, dont l’évêque est modérément progressiste, il n’y a pas de conflit entre la hiérarchie et les CEB. Mais à Managua, les communautés de base actives dans les quartiers pauvres et hyperpolitisés sont ouvertement hostiles au cardinal Miguel Obando y Bravo. Cette participation chrétienne active qui comprend aussi de nombreux protestants – en , quelque cinq cents pasteurs signèrent une déclaration annonçant qu’ils étaient disposés à coopérer avec le processus révolutionnaire – a profondément influencée le sandinisme lui-même, en tant qu’idéologie com-
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posée du nationalisme agraire radical de Augusto Sandino, du christianisme révolutionnaire et de la variante guévariste du marxisme latino-américain. Le langage, les symboles, les images et la culture du sandinisme étaient souvent marqués par l’Évangile : on le constate tant à la base du mouvement que dans les discours de certains des principaux dirigeants du FSLN comme Luis Carrión et Tomás Borge. La pratique du Front a également été influencée par l’éthique chrétienne. La révolution nicaraguayenne a aboli la peine de mort et elle est le premier mouvement révolutionnaire moderne depuis à consolider sa victoire sans guillotine ou pelotons d’exécution. Au départ, les évêques parurent accepter la révolution. Leur déclaration du novembre manifestait un esprit progressiste surprenant : elle soutenait un socialisme qui conduirait à un « véritable transfert du pouvoir vers les classes populaires » et qui viserait à satisfaire les besoins de la majorité des Nicaraguayens grâce à une économie planifiée au niveau national. Si elle rejetait la « haine de classe », elle acceptait la lutte de classe comme « facteur dynamique […] conduisant à une juste transformation des structures ». Elle appelait à un changement social radical, allant au-delà de la « défense des intérêts individuels, qu’ils soient grands ou petits ». Enfin, elle proclamait que « notre foi en Jésus et dans le Dieu de vie […] doit illuminer l’engagement des chrétiens dans le processus révolutionnaire actuel » (Berryman, 1984 : 396) ! Mais lorsque les membres libéraux du gouvernement de coalition de Alfonso Robelo et Violeta Chamorro rompirent avec le FSLN en avril , les évêques s’opposèrent de plus en plus au proceso. En mai , ils demandèrent aux trois prêtres de quitter le gouvernement et, au cours des années suivantes, ils s’engagèrent dans un affrontement ouvert avec les sandinistes et les catholiques radicaux. Le pape, lors de sa visite en , apporta évidemment son soutien aux évêques, dénonça l’Église du peuple, et intima l’ordre aux frères Cardenal et à Miguel d’Escoto de se démettre de leurs fonctions gouvernementales. Lorsque ceux-ci refusèrent de s’exécuter, ils furent suspendus ou exclus de leurs ordres religieux (). En , Mgr Obando y Bravo, qui venait d’être élevé à la dignité de cardinal par le Saint-Siège, fit un voyage à Miami et se solidarisa avec les dirigeants des Contras (les contre-révolutionnaires opposés aux sandinistes).
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Peu après, le gouvernement accusa plusieurs prêtres d’activités contre-révolutionnaires et les expulsa du pays. Les militants chrétiens favorables au processus révolutionnaire s’efforcèrent en même temps de préserver leur identité propre, en tempérant de leurs critiques le soutien qu’ils accordaient à la direction sandiniste. C’est ainsi que le Centre œcuménique Antonio Valdivieso publia une déclaration en juin , « Iglesia y revolución en Nicaragua », dans laquelle il soulignait que : Nous reconnaissons que le FSLN constitue l’avant-garde du peuple […]. Mais ils peuvent se tromper, et au cours de ces difficiles années de transition, ils ont souvent commis des erreurs, même touchant à des questions aussi importantes que le problème Miskito, la réforme agraire, la censure de la presse, etc. Ils ont également commis quelques erreurs en ce qui concerne l’Église, par exemple, l’expulsion de dix prêtres [… Mais] nous constatons également l’honnêteté avec laquelle les dirigeants du FSLN ont reconnu et corrigé certaines de ces erreurs (Iglesia y revolución, 1987).
Ce n’est pas le propos du présent chapitre de discuter les divers aspects du rapport entre religion et politique durant les douze années de l’expérience sandiniste. Le soutien des chrétiens progressistes aida assurément les sandinistes à gagner les élections en , mais il ne put empêcher leur défaite six ans plus tard, dans des circonstances économiques et politiques plus difficiles. Il n’est guère facile d’estimer l’importance des facteurs religieux dans la victoire de la coalition anti-FSLN. D’autres aspects furent sans doute plus importants (la situation économique, le rejet populaire du service militaire), mais il paraît évident que le soutien que l’Église, en particulier Mgr Obando, et les mouvements néo-pentecôtistes accordèrent à Violeta Chamorro l’aidèrent à remporter les élections en . Les événements des années ultérieures – la scission du FSLN, le retour au pouvoir de Daniel Ortega – dépassent le cadre de ce chapitre.
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LE SALVADOR : DE LA « CONSCIENTISATION » JÉSUITE À LA RÉBELLION SOCIALE
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Comme au Nicaragua, ce n’est qu’après la conférence de Medellín que les choses commencèrent à changer dans l’Église salvadorienne. Sous l’influence tant de la nouvelle orientation adoptée en par les évêques latino-américains que des premiers écrits de la théologie de la libération, notamment ceux de Jon Sobrino, jésuite basque vivant alors au Salvador, un groupe de prêtres entama en - un travail missionnaire parmi les paysans pauvres du diocèse d’Aguilares. La figure centrale de ce groupe était le père Rutilio Grande, jésuite salvadorien enseignant au séminaire de San Salvador, qui avait décidé de quitter la ville pour partager la vie des pauvres des campagnes. L’équipe de prêtres missionnaires, comptant plusieurs jésuites dans ses rangs, vécut parmi les paysans et mit en place des communautés de base conçues comme « une communauté de frères et de sœurs engagée dans la construction d’un monde nouveau, sans oppresseurs ni opprimés, selon le plan de Dieu ». Ils lisaient la Bible aux paysans et comparaient leur vie à celle des Hébreux, esclaves du pharaon en Égypte, qui s’étaient libérés par l’action collective. Une moyenne de sept cents personnes participaient aux réunions hebdomadaires des CEB et leur influence s’étendait à un cercle de deux mille à cinq mille personnes. Les structures traditionnelles des villages, les sociétés des « Adorateurs du saint sacrement », dont l’activité principale avait été la récitation du rosaire, furent remplacées peu à peu par des délégués de la Parole (comme au Nicaragua, et également à l’initiative des jésuites) qui lisaient la Bible avec la communauté. Ces missionnaires brisèrent la passivité et l’aliénation de la religion paysanne traditionnelle, en expliquant qu’au lieu de simplement « adorer » Jésus il importait de suivre son exemple et de lutter contre le mal dans ce monde, c’est-à-dire contre le péché social qu’ils identifiaient à l’exploitation et au capitalisme. Ils aidèrent ainsi les paysans à retrouver leur assurance et suscitèrent de nouveaux chefs élus par la communauté (Cabarrús, 1983 ; Berryman, 1984). La dernière homélie du père Rutilio Grande (1980 : 49, 53, 55), un mois avant son assassinat par l’armée en mars , nous offre un aperçu du style explosif de la Brüderlichkeitsethik (selon la terminologie de Weber) politico-religieuse :
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L’eucharistie […] est l’engagement suprême, […] le symbole d’une table partagée, avec une place pour chacun. […] dans notre pays […] la simple proclamation de l’Évangile est subversive. […] si Jésus se présentait […], ils l’accuseraient d’être un révolté, un juif étranger, un enjôleur aux idées exotiques et étranges, […] ils le crucifieraient de nouveau 37.
Le changement religieux amena des conversions politiques chargées de sentiments religieux. L’« éveil par les Écritures » menait à l’action militante, et la « conscientisation » à l’organisation. La religion traditionnelle devenant religion révolutionnaire, elle conduisait à une politique révolutionnaire. Certains chrétiens radicaux furent attirés par les mouvements de guérilla révolutionnaires, notamment par les Forces populaires de libération Farabundo Martí (Fuerzas Populares de libéración Farabundo Martí, FPL), scission de gauche du Parti communiste. L’un des délégués de la Parole formés par le père Rutilio, Apolinario Serrano, dit Polín, devint en le président d’un nouveau syndicat rural chrétien, la Fédération chrétienne des paysans du Salvador (Federación Cristiana de Campesinos Salvadoreños, FECCAS). Bientôt, la FECCAS allait se joindre à un autre syndicat rural, l’Union des travailleurs de la campagne (Unión de Trabajadores del Campo, UTC), au syndicat des enseignants, l’Association nationale des éducateurs salvadoriens (Asociación Nacional de Educadores Salvadoreños, ANDES), et à des mouvements d’étudiants et d’élèves, pour former une organisation commune, le Bloc populaire révolutionnaire (Bloque Popular Revolucionario, BPR), favorable au mouvement de la guérilla. Le principal dirigeant du BPR était Juan Chacón, jeune militant chrétien et organisateur de communautés de base. La hiérarchie de l’Église était divisée. Tandis que l’archevêque, Mgr Óscar Romero, et l’évêque auxiliaire, Mgr Arturo Rivera y Damas, dénonçaient la répression militaire des mouvements populaires et les assassinats de prêtres et de militants laïques, les trois autres évêques soutenaient l’armée ; l’un d’entre eux, Mgr Josué Eduardo Álvarez, avait même le titre de colonel des forces armées. En septembre , l’armée abattit Apolinario Serrano et trois autres dirigeants de la FECCAS ; cette action déchaîna une telle révolte populaire qu’un mois plus tard, la dictature du général Romero était éliminée par les militaires eux-mêmes. 37
Voir aussi Rutilio Grande (1978).
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Un gouvernement de coalition fut formé, comprenant des modérés de gauche comme le social-démocrate Guillermo Ungo. Mais les militaires avaient conservé le vrai pouvoir entre leurs mains et bloquaient toute tentative de réforme, tout en poursuivant les exécutions sommaires. Deux mois plus tard, en décembre , les ministres progressistes se retirèrent donc du gouvernement de coalition. Ils furent remplacés, quelques mois plus tard, par les chrétiens-démocrates de Napoléon Duarte. Peu après, en mars , Mgr Romero fut abattu par un « escadron de la mort » (sur ordre du major Roberto d’Aubuisson), alors qu’il célébrait la messe dans la cathédrale de San Salvador. L’armée tira également sur la foule rassemblée à l’occasion de son enterrement, tuant trente-cinq personnes. En novembre , tous les dirigeants de l’opposition légale, le Front démocratique révolutionnaire (Frente Democrático Revolucionario, FDR), ainsi que Juan Chacón, le dirigeant du BPR, réunis à l’École des jésuites, furent abattus par l’armée. En décembre de la même année, quatre femmes missionnaires états-uniennes furent violées et tuées par les militaires : trois d’entre elles étaient des religieuses, Maura Clarke, Ita Ford (toutes deux sœurs de Maryknoll), Dorothy Kazel ; la quatrième, Jean Donovan, missionnaire laïque. La riposte populaire à tous ces assassinats commença en janvier , lorsque la nouvelle coalition des guérillas, le Front Farabundo Martí de libération nationale (Frente Farabundo Martí para la Liberación Nacional, FMLN) qui unissait cinq groupes armés, lança une offensive générale contre l’armée. Ce fut le début d’une guerre civile qui allait durer douze ans. Le FMLN était l’héritier de deux traditions différentes qui se sont rejointes au cours des années soixante-dix : celle des chrétiens rebelles et celle des marxistes dissidents. La base populaire de l’insurrection dans les zones rurales provenait principalement de la FECCAS, le syndicat rural chrétien, et, dans les villes, en grande partie des CEB. À la différence du Nicaragua pourtant, le résultat ne sera ni une fusion ni une relation symbiotique entre religion et politique, mais l’absorption de la première par la seconde, même si la composante chrétienne demeura vivace, notamment dans la base. Un trait spécifique des événements du Salvador réside dans le rôle joué par un évêque charismatique qui, d’abord conservateur, devint, comme le dit Jean Donovan, « le dirigeant de la théologie
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de la libération dans la pratique » : Mgr Romero. Son évolution pendant les années - constitue un exemple quasi idéaltypique de la transformation d’une religiosité institutionnelle en éthique religieuse de la fraternité. Né en dans une famille modeste (son père était opérateur de télégraphe), Óscar Romero devint prêtre en et étudia la théologie à Rome (). En , il devint le secrétaire de la Conférence des évêques salvadoriens. En , il fut nommé évêque auxiliaire de San Salvador et, en , archevêque de la capitale. Comme il devait le raconter plus tard à ses amis, il avait été choisi parce qu’il paraissait le plus apte à neutraliser les « prêtres marxistes » et les CEB, et à améliorer les rapports entre l’Église et le gouvernement militaire, rapports qui s’étaient détériorés sous l’ancien évêque, Mgr Luis Chávez y González. Mgr Romero apparaissait en effet comme un évêque plutôt conservateur, à la fois à cause de son passé (il avait sympathisé avec l’Opus Dei dans sa jeunesse) et parce qu’il croyait à la prière et à la conversion personnelle plutôt qu’au changement social. Il critiquait les communautés de base pour leur excès de politisation et la perte de leur identité chrétienne. Il identifiait la gloire de Dieu à la gloire de l’Église et se montrait très ecclésiastique, attaché aux canons et à la discipline de l’institution. Il était considéré par les prêtres radicaux comme « purement spirituel » et traditionaliste. Sa « conversion » à une nouvelle perspective éthique et socioreligieuse commença avec l’assassinat du père Rutilio Grande en mars . Profondément touché par le martyre du missionnaire jésuite, Mgr Romero rompit avec le gouvernement du colonel Molina et refusa de prendre part aux cérémonies officielles tant qu’une enquête sur l’assassinat n’aurait pas eu lieu. Lorsqu’en mai un autre prêtre, le père Alfonso Navarro, fut assassiné et que la maison paroissiale d’Aguilares fut détruite par l’armée, après l’arrestation de quatre jésuites et de trois cents paroissiens, il se montra de plus en plus radical dans ses protestations contre les violations des Droits de l’Homme par les militaires. À partir de , Mgr Romero fut profondément influencé par le théologien de la libération Jon Sobrino, qui le conseilla dans la rédaction de ses lettres pastorales. Il entra en conflit de plus en plus ouvert avec les évêques conservateurs, le nonce apostolique, les militaires, l’oligarchie et finalement le pape lui-même
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(lors d’une visite à Rome). Il rencontrait régulièrement des prêtres radicaux et des membres des communautés de base, et par la suite également des syndicalistes et des militants du BPR. Ses homélies dominicales furent écoutées par des milliers de personnes dans la cathédrale et des centaines de milliers d’autres, grâce à leur retransmission par la radio de l’Église YSAX. Elles liaient la Bible et la vie de l’Église aux événements sociaux et politiques, en les considérant du point de vue des pauvres. Un de ses leitmotive était l’auto-émancipation des pauvres – le topos principal de la théologie de la libération – comme le montre son homélie du février :
38
Voir aussi Romero (1996) et Brockman (1984).
C H R I S T I A N I S M E E T I N S U R R E C T I O N E N A M É R I Q U E L AT I N E
J’ai souvent été menacé de mort. […] Si on me tue, je ressusciterai dans le peuple salvadorien. […] Le martyre est une grâce de Dieu que je ne crois pas mériter. Mais si Dieu accepte le sacrifice de ma vie, que mon sang soit une semence de liberté et le signal que l’espérance deviendra bientôt réalité. […] Un évêque mourra, mais l’Église de Dieu, qui est le peuple, ne périra jamais (Erdozaín, 1982 : 146-147) 38.
• III, 7.
Quelques jours plus tard, Mgr Romero rendit publique sa lettre au président Jimmy Carter, lui demandant de ne pas accorder d’aide militaire à la junte salvadorienne et de ne pas s’ingérer dans la détermination du peuple salvadorien – un document qui eut immédiatement un retentissement international (Erdozaín, 1982 : 148-150). Il savait pertinemment que sa vie était en danger. Dans un entretien accordé au quotidien mexicain Excélsior il déclara :
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L’espoir qu’encourage l’Église n’est ni naïf ni passif, c’est un appel à la grande majorité du peuple, aux pauvres, pour qu’ils assument la responsabilité qui leur revient, qu’ils élèvent leur conscience, que, dans un pays où la chose est à la fois légalement et pratiquement interdite, ils commencent à s’organiser […]. La libération n’arrivera que lorsque les pauvres auront le contrôle et seront les protagonistes de leur propre lutte et de la libération (Carrigan, 1984 : 109).
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Enfin, dans son homélie à la cathédrale métropolitaine, le mars, Mgr Romero osa prendre une initiative sans précédent : il appela les soldats à désobéir à leurs supérieurs. Je voudrais lancer un appel particulier aux hommes de l’armée […]. Mes frères, nous sommes tous le même peuple. Vous tuez les paysans qui sont vos propres frères. Devant l’ordre de tuer donné par un homme, c’est la loi de Dieu qui doit prévaloir : « Tu ne tueras point ! » Aucun soldat n’est obligé d’obéir à un ordre contraire à la loi de Dieu. Personne n’est tenu d’exécuter une loi immorale. Il est temps de retrouver votre conscience, de lui obéir plutôt que d’obéir à l’ordre du péché. […] Au nom de Dieu, au nom de ce peuple qui souffre, dont les cris montent au ciel, chaque jour plus forts, je vous implore, je vous supplie, je vous ordonne, au nom de Dieu : ARRÊTEZ LA RÉPRESSION ! (Erdozaín, 1982 : 151-152, trad. modif.)
Le lendemain, il fut tué par les escadrons de la mort. Le sacrifice de Mgr Romero fit de lui un symbole charismatique pour les chrétiens engagés en Amérique latine et ailleurs – un peu comme Camilo Torres dans les années soixante, mais cette fois en tant que prophète non violent. Ses dernières années illustrent, de manière dramatique, tant la possibilité de changements radicaux dans la culture religieuse (« conversion ») des membres de la hiérarchie épiscopale – motivés non pas tant par des considérations théologiques abstraites que par la collision des préoccupations pastorales avec la violence institutionnelle – que les limites d’une explication purement « fonctionnelle » ou « institutionnelle » de leur comportement. Après la mort de Mgr Romero, Mgr Rivera y Damas fut nommé archevêque de San Salvador. Bien qu’il ait été plus prudent et modéré que son prédécesseur, il ne cessa de défendre les Droits de l’Homme contre la violence militaire. Mais après sa retraite en , Rome lui choisit comme successeur un ancien évêque des armées, Mgr Fernando Sáenz Lacalle, un conservateur, membre de l’Opus Dei. Il n’entre pas dans le propos du présent chapitre consacré aux racines religieuses de la révolte d’examiner les divers développements au cours des douze années de guerre civile au Salvador. Comme chacun le sait, un compromis négocié entre le FMLN et le gouvernement mit fin au conflit en . Mais avant qu’on en
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arrivât là, en décembre , le recteur de l’UCA, le jésuite d’origine espagnole Ignacio Ellacuría, l’un des principaux théologiens de la libération et partisan déclaré d’une solution négociée à la guerre, fut assassiné par l’armée du Salvador, avec cinq autres professeurs jésuites de l’Université catholique et deux membres du personnel. L’indignation internationale suscitée par cet assassinat collectif fut l’un des facteurs qui contraignit les militaires à ouvrir les négociations (Ellacuría et alii, 1990).
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• III, 7. C H R I S T I A N I S M E E T I N S U R R E C T I O N E N A M É R I Q U E L AT I N E
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Chapitre P ROT E S TA N T I S M E D E L A L I B É R AT I O N E T P R O T E S T A N T I S M E C O N S E RVA T E U R
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Le christianisme de la libération n’est pas uniquement catholique. Comme nous l’avons déjà dit, il possède également une branche protestante significative qui s’est développée parallèlement au cours des années soixante et soixante-dix, souvent en s’associant, de diverses façons, avec sa congénère catholique. Ses racines plongent dans la culture religieuse des dénominations protestantes « historiques » – notamment luthérienne, presbytérienne, méthodiste, unitarienne –, par contraste avec les formes plus récentes d’Églises néo-pentecôtistes. Son esprit est nettement œcuménique, au point qu’elle ne se contente pas de mettre de côté le combat traditionnel des protestants contre l’Église romaine, mais qu’elle met en œuvre des initiatives théologiques et pastorales communes avec des catholiques progressistes. Selon l’un des représentants les plus importants de la théologie protestante de la libération, José Míguez Bonino, pasteur méthodiste argentin et professeur à l’Institut supérieur évangélique d’études théologiques (Instituto Superior Evangélico de Estudios Teológicos, ISEDET) à Buenos Aires, les théologiens progressistes de part et d’autre ont de nombreux points en commun, mais aussi certaines différences. Parmi ces dernières, il cite l’« appartenance à une communauté religieuse minoritaire, dont la tradition est d’éviter la politique explicite tout en maintenant des liens de fait avec le système de capitalisme libéral et la structure “néocoloniale”, et une tradition théologique remontant à la Réforme ». Tout en insistant sur le fait que la situation et le projet communs sont prioritaires, les différences relatives étant maintenues à l’arrière-plan, Míguez Bonino (1983 : 261, 264-265) croit que les théologiens protestants ont certaines responsabilités qui leur reviennent en propre. Face à la « théorie de la “distinction des niveaux” » qui sert de « justification idéologique » aux théologiens protestants et leur permet d’exempter de toute critique l’état de fait libéral, capitaliste, bourgeois, la théologie de la libération exige « une critique radicale et justifiée de la tradition classique protestante » : « Il ne s’agit pas simplement d’une
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adaptation et d’une reformulation. Ils doivent soumettre à une révision radicale toute la perspective théologique dans laquelle ils ont été élevés. » Il se trouve par ailleurs que certains aspects de la théologie de la libération ont un fondement manifestement protestant, même s’ils se rencontrent également parmi les catholiques : des références fréquentes aux loci vétérotestamentaires, l’importance centrale de la lecture biblique en communauté, l’accent mis sur la communauté locale en opposition à la hiérarchie ecclésiastique. On n’est guère surpris de constater que les théologiens protestants ont été parmi les promoteurs les plus actifs d’une nouvelle interprétation des sources bibliques. Deux personnalités ont joué un rôle pionnier au sein du protestantisme dans le développement du christianisme protestant de la libération : Richard Shaull et Rubem Alves. En tant que missionnaire presbytérien états-unien au Brésil (-), Richard Shaull enseigna au séminaire théo logique de Campinas (État de São Paulo) et collabora avec l’Union chrétienne (protestante) des étudiants du Brésil (União Cristã de Estudantes do Brasil, UCEB ) qui, vers la fin des années cinquante, devait connaître une radicalisation comparable à celle de son équivalent catholique, la JUC. Dans son Christianity and Social Revolution (), Shaull encouragea les étudiants à s’engager dans la lutte pour une société plus juste et plus égalitaire (« comme alternative aussi bien au capitalisme qu’au communisme »), et en il participa à l’organisation à Recife d’une conférence de protestants progressistes (le département de responsabilité sociale de la Confédération évangélique brésilienne) sur « le Christ et le processus révolutionnaire brésilien » (Shaull, 1985). Du fait même qu’il était disposé à travailler dans une alliance fraternelle avec des marxistes et des catholiques progressistes (les dominicains de São Paulo), Shaull entra en conflit croissant avec l’Église presbytérienne et fut finalement contraint de quitter le pays en . Mais entre-temps, il avait déjà semé de nouvelles idées dans les esprits d’étudiants protestants et de séminaristes qui deviendraient par la suite des figures de proue du christianisme de la libération du Brésil et de l’Amérique latine en général. Parmi les élèves de Shaull au séminaire de Campinas se trouvait Rubem Alves, théologien laïque qui allait poursuivre ses études
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• III, 8. PROTESTANTISME DE L A LIBÉRATION ET PROTESTANTISME CONSERVATEUR
39 Alves rencontra Gustavo Gutiérrez pour la première fois à Genève en 1969, lors d’une conférence de Société, développement et paix (SODEPAX), organisme créé conjointement par le Conseil œcuménique des Églises et la Commission pontificale Justice et Paix. Ils tombèrent d’accord sur la nécessité de remplacer la « théologie du développement » par une théologie nouvelle fondée sur le concept de libération.
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à l’Université de Princeton. Il y présenta, en , une thèse de doctorat au titre prophétique : « Towards a Theology of Liberation ». L’expression « théologie de la libération », qui apparaissait ici pour la première fois, parut si étrange aux éditeurs qu’ils la rejetèrent. L’ouvrage parut donc en anglais sous le titre A Theology of Human Hope, en espagnol et en français sous celui de Christianisme, opium ou libération ? Bien qu’il ne traite que de questions d’ordre général et ne fasse presque pas allusion à l’Amérique latine, cet ouvrage peut être considéré comme la première manifestation de la théologie de la libération sur ce continent. S’inspirant surtout de la théologie protestante progressiste européenne (Rudolf Bultmann, Jürgen Moltmann, Dietrich Bonhoeffer), Alves (1972 : 135-136, 185-194) revendique un humanisme politique, une conscience chrétienne dédiée à la libération historique des êtres humains et une théologie parlant le langage de la liberté en tant que langage historique et radicalement prophétique. Il dénonce aussi la condition des pays du tiers monde qui ne sont plus libres de planifier leur propre avenir 39. À la différence de ses confrères catholiques (Hugo Assmann, Gustavo Gutiérrez), Rubem Alves ne s’exprime pas en tant que théologien brésilien ou latino-américain et n’emploie pas des concepts marxistes tels que la dépendance, le capitalisme, la lutte des classes. Il n’empêche que son œuvre de pionnier fut l’un des points de départ de la théologie de la libération et exerça une influence considérable, surtout sur la jeunesse protestante. L’initiative la plus importante dans la création d’un mouvement libérationniste parmi les protestants d’Amérique latine fut peut-être la formation, en , de la commission Église et société en Amérique latine (Iglesia y Sociedad en América Latina, ISAL), lors d’une rencontre à Huampani, près de Lima, au Pérou. Sous la direction de figures laïques telles que Luis E. Odell et Hiber Conteris, l’ISAL mobilisa des croyants progressistes de diverses dénominations protestantes et les entraîna dans un dialogue permanent avec des catholiques de gauche et des marxistes. À travers ses activités et sa revue, Cristianismo y Sociedad, elle
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incitait à l’engagement des chrétiens dans les mouvements populaires et proposait une nouvelle interprétation des Écritures. Pour la majorité des Églises protestantes d’Amérique latine, une position aussi radicale était assurément inacceptable et, bien que l’ISAL se soit efforcée de maintenir le dialogue, elles coupèrent le contact. En , lors d’une rencontre aux environs de Montevideo, l’ISAL résolut de concentrer ses efforts sur un programme d’éducation populaire, mettant en application la nouvelle pédagogie de Paulo Freire. Une telle pratique de conscientisation populaire devait naturellement conduire à une mobilisation de la population – ce fut par exemple le cas en Bolivie. L’ISAL devint ainsi l’une des forces principales dans la lutte contre la dictature militaire et pour l’organisation populaire. Au début des années soixante-dix, les dirigeants et les activistes de l’ISSAL furent brutalement réprimés par les divers régimes militaires qui avaient pris le pouvoir en Amérique latine : certains d’entre eux furent tués, d’autres emprisonnés, tandis que beaucoup d’autres durent s’exiler. L’ISAL cessa de fonctionner en (Santa Ana, 1990). Le courant libérationniste ne cessa pas pour autant d’exercer une influence sensible sur les Églises protestantes, notamment par l’intermédiaire du Conseil latino-américain des Églises (Consejo Latinoamericano de Iglesias, CLAI), vaste institution de coordination créée au cours de la Conférence évangélique d’Oaxtepec (Mexique) en septembre par cent dix Églises protestantes et dix organisations œcuméniques représentant dix-neuf pays d’Amérique latine. Dans son discours d’ouverture, Carmelo Alvarez, président du Séminaire biblique latino-américain (Seminario Bíblico Latinoamericano) de San José (Costa Rica), soutint fermement qu’une « situation de domination, d’exploitation et de dépendance a caractérisé tous les niveaux de vie sur notre continent ». Dans cette situation, notre « histoire témoigne d’une Église livrée aux classes dominantes, mais révèle aussi le visage d’une Église qui choisit de vivre avec les “victimes de l’histoire” ». Quelques communications plutôt radicales furent faites au cours de cette conférence, notamment par le groupe d’étude consacré aux structures de pouvoir : La doctrine de sécurité nationale sert de justification au pouvoir exercé par les capitalistes du premier monde et les classes
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sociales dominantes au sein de chaque pays. Ces structures de pouvoir sont en fin de compte les causes de […] la malnutrition, de la mortalité infantile, du chômage, de la brièveté de l’espérance de vie, de l’insuffisance des soins, du manque d’éducation et de sécurité sociale.
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• III, 8. PROTESTANTISME DE L A LIBÉRATION ET PROTESTANTISME CONSERVATEUR
D’après ce document, les Églises protestantes doivent rejeter l’enseignement de Paul dans l’épître aux Romains selon lequel les chrétiens doivent obéissance au gouvernement. Les Églises qui coopèrent avec des régimes despotiques « représentent une alliance avec et un soutien du pharaon contre Moïse et le peuple de Dieu qui tentent de se libérer » (Montgomery, 1980). Tous les membres du CLAI ne partageaient certes pas ces vues théologiques radicales. Aux yeux des néo-pentecôtistes conservateurs, elles étaient carrément intolérables. En , sous le direction du prédicateur Luis Palau, ces derniers décidèrent de rompre avec le CLAI et avec tous les protestants œcuméniques apparentés au Conseil œcuménique des Églises, jugé « de gauche », et de créer une organisation rivale, la Confraternité évangélique latino-américaine (Confraternidad Evangélica Latinoamericana, CONELA). Parmi les personnalités les plus importantes de la théologie protestante de la libération se trouvent quelques exégètes bibliques connus, dont Milton Schwantes, Elsa Tamez et Jorge Pixley. Ils collaborent souvent avec des catholiques dans des institutions œcuméniques telles que le DEI à San José au Costa Rica, le Centre œcuménique des services d’évangélisation et d’éducation populaire (Centro Ecumênico de Serviços à Evangelização e Educação Popular, CESEEP) à São Paulo ou le Centre œcuménique de documentation et d’information (Centro Ecumênico de Documentação e Informação, CEDI) à Rio de Janeiro. Jorge Pixley, pasteur baptiste et théologien vivant au Mexique, est probablement l’exégète biblique le plus talentueux de l’Amérique latine. En collaboration avec le théologien catholique Clodovis Boff il rédigea un volume dans l’importante collection « Teologia e libertação » aux éditions Vozes. Traduit en français sous le titre Les pauvres, choix prioritaire, cet ouvrage contient une section assez étendue sur le sens de ce choix dans l’Ancien et le Nouveau Testament (Pixley et Boff, 1990).
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Dans un autre ouvrage, Éxodo. Una lectura evangélica y popular (), Pixley explique la nature spécifique de la conception libérationniste protestante : Cette lecture [du livre de l’Exode] se veut évangélique au sens courant du terme dans les Églises évangéliques protestantes ou non catholiques romaines d’Amérique latine. Ces Églises, issues de diverses manières de la Réforme protestante de l’Europe du XVIe siècle, croient qu’elles trouvent l’autorité suprême de leur foi dans la Bible et rejettent toute autorité ecclésiastique ou scientifique comme médiation nécessaire à son appropriation. Non qu’il faille rejeter les structures de l’Église ou la recherche scientifique, mais ces médiations, utiles dans certains cas, ne sont pas toujours jugées indispensables.
Et de souligner aussitôt la nature œcuménique et populaire de son œuvre : Dans son sens le plus important, toutefois, ce commentaire veut être évangélique, car il croit qu’au-delà de nos diverses traditions confessionnelles Dieu a une bonne nouvelle pour son peuple. […] En ce sens, notre lecture évangélique déborde le cadre des Églises non catholiques et veut servir tout le peuple latino-américain […]. L’Exode appartient au peuple de Dieu, non aux hiérarchies ecclésiastiques ni aux universitaires (Pixley, 1987 : xiv).
Comme l’a montré la rupture entre le CLAI et la CONELA, les protestants d’Amérique latine sont profondément divisés. Cette division coïncide, dans une certaine mesure, mais non entièrement, avec la distinction entre les plus anciennes dénominations protestantes et les Églises néo-pentecôtistes qui ont connu un rapide essor. La croissance remarquable des Églises néo-pentecôtistes en Amérique latine – souvent qualifiée, par les observateurs catholiques, d’« invasion des sectes protestantes » – est un des phénomènes religieux les plus importants des dernières années sur le continent. Sa portée politique est évidente : alors que les dénominations protestantes historiques liées au Conseil œcuménique des Églises sont souvent engagées socialement et comportent des secteurs importants favorables à la théologie de la libération, comme nous l’avons vu ci-dessus, nombre desdites « sectes »,
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• III, 8. PROTESTANTISME DE L A LIBÉRATION ET PROTESTANTISME CONSERVATEUR
c’est-à-dire les Églises néo-pentecôtistes, représentent une culture religieuse fondamentaliste et conservatrice dont la nature est « apolitique » (quoique cela puisse vouloir dire) ou carrément contre-révolutionnaire. L’étendue du phénomène ne saurait être niée : un évêque brésilien, Mgr Boaventura Kloppenburg, lança un avertissement à la Conférence de l’épiscopat latino-américain à Bogota en : l’Amérique latine était en train de devenir protestante plus vite que ne l’avait fait l’Europe centrale au XVIe siècle. Il est difficile de faire une estimation précise, faute de chiffres fiables, mais on note que le nombre de chrétiens non catholiques augmente de manière exponentielle. L’immense majorité des fidèles protestants, peut-être les trois quarts d’entre eux, sont néopentecôtistes. Certes, les estimations faites restent contestables, du fait tant de la tendance qu’ont les corps missionnaires néopentecôtistes à exagérer leur nombre que de la qualité « porte tournante » de bon nombre de ces congrégations dont les membres se déplacent facilement d’une Église ou dénomination à une autre (Stoll, 1990 : xiv, 6, 8, 9, 101, 125). Les Églises néo-pentecôtistes – Assemblées de Dieu, Église de Dieu, Église chrétienne du Verbe, etc. – se distinguent des Églises protestantes traditionnelles par leur fondamentalisme (une interprétation littérale de la Bible), par l’accent presque exclusif qu’elles mettent sur le salut personnel (l’individu « né de nouveau », born again), par des pratiques magiques telles que la « guérison par la foi » et par l’emploi intensif des médias de masse les plus modernes (« télé-évangélisme »). Les Églises évangéliques ne sont pas politiquement homogènes. De ce point de vue, selon l’image utile proposée par David Stoll, nous pouvons nous les représenter comme une série de cercles concentriques. Au centre, se trouvent les Églises ou les agences missionnaires appartenant à la droite religieuse, généralement liées à l’une ou l’autre des institutions néo-pentecôtistes basées aux États-Unis (par exemple le Christian Broadcasting Network de Pat Robertson) et servant souvent activement la politique des États-Unis en Amérique latine (par exemple la guerre des Contras au Nicaragua). Les occupants des autres cercles sont également conservateurs, mais à mesure que l’on s’éloigne du centre, leur position se fait de moins en moins explicitement politique. Ce n’est que dans le dernier cercle que l’on rencontre
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des groupes, tels les mennonites, susceptibles de s’opposer à la droite religieuse (Stoll, 1990 : 156-157) 40. La culture religieuse et politique dominante à tendance conservatrice, caractéristique de la plupart des Églises néo-pentecôtistes, en fait souvent les défenseurs, tantôt passifs tantôt ardents, du statu quo. Elles vont parfois même jusqu’à soutenir de sinistres dictatures militaires comme celles du Brésil, du Chili et du Guatemala (Stoll, 1990 ; Glazier, 1980 ; Lalive d’Épinay, 1983). Dans le Nordeste du Brésil, en , les dirigeants de l’Assemblée de Dieu encouragèrent leurs membres à voter pour les candidats du régime militaire et, au Chili, un an après le sanglant coup d’État du général Pinochet () contre le gouvernement démocratiquement élu de Salvador Allende en , les dirigeants de la quasi-totalité des Églises néo-pentecôtistes affirmèrent que cet acte avait été la réponse de Dieu aux prières de tous les croyants qui reconnaissaient que le marxisme était l’expression du pouvoir satanique des ténèbres […]. Nous autres néo-pentecôtistes […] reconnaissons comme pouvoir suprême de ce pays la junte militaire qui, en réponse à nos prières, nous a libérés du marxisme (Hefley, 1979 : 556, trad. modif.).
De nombreux Latino-Américains, surtout les catholiques de gauche et progressistes, considèrent que l’« invasion des sectes protestantes » est le résultat d’une conspiration, organisée par les États-Unis, contre la théologie de la libération et, plus généralement, contre tous les mouvements sociaux pour l’émancipation des pauvres. En fait, bon nombre de ces missions néo-pentecôtistes états-uniennes ont un comportement qui correspond dans ses grandes lignes à cette description – évidemment unilatérale –, dans la mesure où, de manière générale, elles identifient leur intervention religieuse en Amérique latine avec les intérêts de la politique étrangère des États-Unis.Voyant les États-Unis comme un rempart de sainteté et une nation missionnaire, certaines Églises néo-pentecôtistes étaient disposées à se mettre au service des objectifs géopolitiques du gouvernement de Reagan en Amérique centrale. L’exemple le plus fameux est la participation notoire des néo-pentecôtistes dans les tentatives du colonel 40 Les « cinq cercles concentriques » de Stoll renvoient aux mouvements missionnaires, mais ils me paraissent également utiles à la compréhension du spectre politique du mouvement évangélique dans son ensemble.
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PROTESTANTISME DE L A LIBÉRATION ET PROTESTANTISME CONSERVATEUR
Le commentaire de Stoll est très éclairant : « Aux yeux de ceux qui craignent la croissance du néo-pentecôtisme et s’en méfient, Oliver North et ses amis confir-
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• III, 8.
41 Selon Domínguez et Huntington (1984 : 25), ces groupes néo-pentecôtistes s’efforcèrent de dissuader les habitants d’Amérique centrale de rejoindre les mouvements favorisant le changement social, en proposant une alternative spirituelle à l’action politique. Ils assurèrent également leurs fidèles aux États-Unis que la version des faits proposée par l’administration de Reagan était fondée et accusèrent ceux qui critiquaient cette politique de sympathisants communistes. Stoll précise : « Ils furent, en effet, les meneurs de claque de l’intervention militaire étatsunienne. Pour soutenir les Contras ils travaillèrent étroitement avec des organisations truffées d’anciens officiers militaires et des services de renseignements. En prenant part à la guerre des Contras, ils paraissaient confirmer les craintes que les missions d’Amérique du Nord fussent des couvertures de la CIA » (Stoll, 1990 : 139).
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Oliver North pour organiser le soutien politique et militaire des Contras dans la guerre civile au Nicaragua. Après que le Congrès des États-Unis eut décidé de suspendre toute aide aux Contras, compte tenu de leur triste bilan en matière de Droits de l’Homme (destruction de cliniques et d’écoles, meurtres de civils, viols de femmes, etc.), le colonel North commença à recruter des néo-pentecôtistes « anticommunistes » (avec la bénédiction de la Maison-Blanche) pour constituer un « réseau de soutien privé » des forces contreinsurrectionnelles nicaraguayennes. Parmi les participants enthousiastes à cette campagne, fournissant aussi bien des fonds qu’un soutien politique et religieux aux Contras, on trouve : le Christian Broadcasting Network de Pat Robertson qui organisa une « Opération Bénédiction » et dépensa environ deux millions de dollars par an (le célèbre télé-évangéliste alla personnellement au Honduras passer en revue les troupes Contras) ; Friends of the Americas qui se virent attribuer un prix humanitaire par le président Reagan en ; Gospel Crusade, Christian Emergency Relief Team,Trans World Missions et d’autres groupes de la droite religieuse, dont la plupart furent invités, coordonnés et « briefés » par le colonel North (Barry, Preusch et Sims, 1986 : 14-30) 41. Il n’est pas exclu que des hommes comme Oliver North aient orchestré la coordination de groupes néo-pentecôtistes ailleurs : divers groupes en Amérique centrale paraissent collaborer régulièrement avec certaines ambassades des États-Unis, grâce à des mécanismes tels que les subventions de l’Agence des États-Unis pour le développement international (United States Agency for International Development, USAID) destinées aux associations volontaires privées 42. Mais ce schéma paraît plus pertinent en ce qui
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concerne l’Amérique centrale que pour les pays du cône sud du continent, tels que le Brésil ou l’Équateur. De toute façon, la « théorie de la conspiration » est insuffisante. Elle n’explique surtout pas ce qui a permis au néo-pentecôtisme de connaître un tel succès et de gagner une large audience populaire dans plusieurs pays d’Amérique latine. On pourrait certes soutenir que des dollars états-uniens massivement investis par des agences missionnaires néo-pentecôtistes étaient les véritables moyens de ces remarquables résultats. Un tel argument est loin d’être négligeable. Nombre d’institutions néo-pentecôtistes états-uniennes disposant de fonds considérables pratiquent ce qu’on appelle le « christianisme du bol de riz » et tentent d’acheter la loyauté des pauvres en fournissant de larges financements pour la bienfaisance, les projets de développement, la construction d’églises, les secours envoyés à la suite de calamités naturelles, etc. Cette puissance financière permet aux agences néo-pentecôtistes telles que World Vision de nuire au patient travail d’organisation communautaire poursuivi par les communautés de base catholiques. En guise d’explication de la forte présence de World Vision parmi les communautés indigènes quechuas en Équateur, Ana Maria Guacho, dirigeante du Mouvement indigène de Chimborazo (fondé avec le soutien de Mgr Proaño, l’« évêque des Índios », connu pour ses engagements progressistes), avance qu’« il n’est pas facile d’organiser une communauté de personnes, […] dès lors que World Vision offre de l’argent, tandis que nous éveillons les consciences » (Stoll, 1990 : 293). Mais ce type d’explication est trop partiel et partial pour fournir une description fidèle de la croissance du néo-pentecôtisme en Amérique latine. C’est un phénomène trop vaste et trop complexe pour être compris seulement en termes d’une « invasion » missionnaire financée par les États-Unis, bien que cet aspect
maient l’idée qu’elle résultait des plans stratégiques états-uniens. Le néo-pentecôtisme, de ce point de vue, serait une escroquerie spirituelle qui consisterait à appâter des Latino-Américains avec des dollars, pour qu’ils travaillent étroitement avec la structure locale du pouvoir et suivent les consignes de Washington. Voilà ce qui explique la croissance du néo-pentecôtisme en Amérique latine dans la perspective d’une conspiration […]. Ce n’est pas l’image que je voulais en donner lorsque j’entrepris d’écrire ce livre. C’est au contraire ce mythe folklorique que je souhaitais réfuter. Mais Oliver North et ses néo-pentecôtistes ont rendu un très mauvais service à leurs frères : ils ont démontré que cette interprétation était vraie. » (Stoll, 1990 : 327)
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• III, 8. PROTESTANTISME DE L A LIBÉRATION ET PROTESTANTISME CONSERVATEUR
existe bel et bien. En fait, depuis les années quatre-vingt, les Églises évangéliques d’Amérique latine sont devenues de plus en plus indépendantes du protestantisme des États-Unis, même en Amérique centrale. Elles ont pu consolider leur propre base financière en recrutant dans les classes moyennes et dans l’élite. Dans bien des pays, notamment dans le continent sud-américain proprement dit, de nouvelles Églises néo-pentecôtistes locales sont apparues, avec leurs propres « prophètes » et gourous, sans aucun lien avec les principales dénominations états-uniennes. Il n’existe aucune explication simple de ce phénomène : bien des aspects sociaux, politiques, culturels et, bien entendu, religieux doivent être pris en considération (outre ceux déjà mentionnés), pour rendre compte de l’incroyable expansion des Églises néopentecôtistes dans nombre de pays clés au sud du Rio Grande. Un facteur important, qui a certainement joué un rôle dans le rythme étonnant de conversions dans des pays tels que le Guatemala et le Salvador, est le fait que les Églises néo-pentecôtistes sont devenues un véritable havre contre la violence gouvernementale. L’engagement sans ambiguïté de nombre de communautés de base catholiques, de religieuses, d’ordres religieux et même d’évêques dans la lutte des pauvres de ces deux pays a provoqué une riposte brutale et massive de la part de l’armée et des forces paramilitaires (« escadrons de la mort ») contre l’Église catholique et ses membres : il est presque aussi dangereux d’être un catholique dans certains pays d’Amérique centrale que d’y être considéré comme un sympathisant des guérilleros révolutionnaires. C’est dans ce contexte que bien des gens, et même des communautés entières, se sont ralliés aux Églises néopentecôtistes, réputées « apolitiques » et/ou favorables aux militaires et à leur politique de répression de l’insurrection (qui, bien entendu, n’est pas considérée comme « politique » par les autorités). Dans ce cas, le néo-pentecôtisme est devenu une stratégie de survie pour des personnes menacées qui cherchent à se mettre à l’abri de la violence d’État. Dans certains cas, il s’agissait, certes, d’un mouvement purement « utilitaire », mais dans d’autres, surtout au Guatemala, où le mouvement insurrectionnel essuya de nombreux revers au cours des années quatre-vingt, ce phénomène reflétait à la fois un sentiment d’échec et des changements dans la conscience populaire. De façon plus générale, on peut dire que les Églises néo-
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pentecôtistes conservatrices bénéficient d’une certaine culture populaire traditionnelle de résignation, de fatalisme et d’acceptation de l’ordre des choses – une tradition contre laquelle la théologie de la libération avait voulu lutter dans son entreprise de « conscientisation » à la base. Après une grave défaite, et face à la terreur militaire, le vieux sentiment qui veut que « les choses ne changeront jamais » a pu, une fois encore, prendre son ascendant dans certains secteurs de la population. Certains se sont donc éloignés de l’Église catholique et se sont trouvés attirés par la proposition néo-pentecôtiste d’une amélioration individuelle résultant à la fois de leur « reddition au Christ » et de la sécurité que leur assuraient des Églises jugées sacrées et respectables par les autorités au pouvoir 43. L’appel à la croissance personnelle est en soi un motif fort convaincant dans les conversions au néo-pentecôtisme. On ne saurait nier qu’une certaine forme d’éthique puritaine pu avoir des conséquences pratiques dans la vie quotidienne des familles pauvres : en supprimant l’alcool, les drogues, le jeu et les rapports avec les prostituées, les hommes « nés de nouveau » peuvent sensiblement améliorer leur situation économique, leur santé et leurs rapports avec leur épouse et leurs enfants. Il n’est donc guère étonnant que les femmes pauvres soient devenues d’ardentes promotrices d’une conversion qui promet un changement dans le comportement désordonné de leur conjoint. En même temps, en encourageant les Latino-Américains à s’attacher à se rendre meilleurs par une nouvelle conduite morale et non au moyen de changements structurels, les Églises néopentecôtistes découragent l’action collective en promouvant des stratégies individuelles de mobilité ascendante. Cette forme d’« éthique protestante » présente sans aucun doute une forte affinité avec l’« esprit capitaliste » de concurrence individuelle et d’accumulation privée. Selon le prédicateur argentin Luis Palau, 43 Un néo-pentecôtiste vivant au Salvador adressa le commentaire suivant à David Stoll : « La plupart des néo-pentecôtistes du Salvador sont des paysans et des citadins pauvres et la plupart d’entre eux se déclareraient sans doute apolitiques. […] La principale raison politique qui incite les pauvres à se tourner vers le néo-pentecôtisme n’est pas l’anticommunisme mais la sécurité (Stoll, 1990 : 169, trad. modif.). » Le néo-pentecôtisme présente également un attrait pour les classes aisées de ces pays – élite économique et familles de militaires – séduites par une spiritualité qui ne critique pas la structure sociale dont ils bénéficient tout en les absolvant de toute responsabilité en cette matière (Stoll, 1990 : 167-169).
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l’une des personnalités les plus importantes du néo-pentecôtisme en Amérique latine, si nous pouvions éliminer l’infidélité et l’immoralité en Amérique latine, nous réduirions la pauvreté de moitié en une génération. […] La très nombreuse classe moyenne qui émerge actuellement [dans le protestantisme latino-américain] a été convertie alors qu’elle était encore pauvre et s’est élevée par son industrie, son honnêteté et sa justice jusqu’à ce mode de vie instruit et raisonnable que l’on désigne généralement par ce terme de classe moyenne. Je pense que c’est là la réponse biblique (Stoll, 1990 : 2-3).
• III, 8. PROTESTANTISME DE L A LIBÉRATION ET PROTESTANTISME CONSERVATEUR
44 Pour une critique de cet « optimisme faussement wébérien » d’un point de vue néolibéral, voir Goodman (1991).
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Dans quelle mesure la thèse wébérienne s’applique-t-elle au protestantisme latino-américain ? En fait, le néo-pentecôtisme peut encourager l’adoption d’un ethos capitaliste d’autopromotion individuelle et donc favoriser le soutien des forces politiques vouées à cet ethos. Dans son ouvrage The New World of the Gothic Fox, le sociologue chilien Claudio Véliz laisse entendre que ces conversions présentent certaines similitudes avec les « cultes cargo » : en adhérant au néo-pentecôtisme, les personnes font partie d’une religion qui paraît étroitement liée à la culture du capitalisme industriel, une culture en mesure de dispenser une vie agréable et prospère « tout en produisant des biens de consommation et des objets culturels attrayants » (Véliz, 1994 ; cité dans Gott, 1995 : 27). N’allons pas imaginer pour autant que cette forme de religion encourage le développement capitaliste en Amérique latine. Ce serait là prendre ses désirs pour des réalités en se fondant sur une interprétation erronée de Weber. Celui-ci n’a jamais soutenu que le calvinisme avait « causé » l’ascension du capitalisme. Il se contentait de faire remarquer qu’il existait une « affinité élective » entre les deux (Löwy, 1973). L’immense majorité des pauvres qui se convertissent aux dénominations pentecôtistes n’ont guère de perspectives de promotion sociale, et encore moins de chances de devenir des capitalistes dans les économies profondément endettées et déprimées de l’Amérique latine, où la fortune est solidement monopolisée par une petite élite. Quoi qu’il en soit, personne n’a, à ce jour, pu trouver le moindre signe de progrès capitaliste dans les régions où l’influence du néo-pentecôtisme est la plus grande 44.
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Plusieurs observateurs ont constaté que les populations déracinées, chassées de leur cadre de vie traditionnel par des facteurs économiques (agro-industrialisation) ou par les mesures de contre-révolution, se montrent particulièrement réceptives au prosélytisme néo-pentecôtiste. La sécurité qu’offrent les petites communautés de ces Églises, fondées sur de puissants liens émotionnels, est assurément l’un des attraits des Églises néopentecôtistes, d’autant plus dans les régions dépourvues de communautés de base catholiques. La plupart des motifs invoqués jusqu’ici pour rendre compte de l’ascension extraordinaire du néo-pentecôtisme en Amérique latine sont d’ordre plus ou moins « rationnel », sinon utilitaire. Il existe toutefois un noyau non rationnel irréductible dans nombre de ces conversions, qui repose sur des rituels magiques tels que la guérison par la foi, les miracles et l’exorcisme, abondamment pratiqués par la plupart des sectes pentecôtistes. Sous ce rapport, le néo-pentecôtisme, contrairement au protestantisme historique, n’est pas une forme de modernisation, mais plutôt un « redéploiement » de la religion populaire latinoaméricaine (Bastian, 1993 : 35, 43). Selon le sociologue Luis Samandú (1988 : 8), les croyances pentecôtistes permettent la libre expression de ce monde religieux populaire peuplé de démons, d’esprits, de révélations et de guérisons divines […] de sorte que les croyants reconnaissent dans le pentecôtisme « leur propre » religion, toujours profondément enracinée dans la culture populaire, mais longtemps discréditée comme étant superstitieuse par les classes cultivées et instruites.
L’impossibilité dans laquelle se trouvent les pauvres d’accéder aux soins médicaux modernes favorise sans aucun doute le recours aux guérisons magiques. De façon plus générale, les catastrophes de la modernité dans les centres urbains de l’Amérique latine offrent un environnement favorable au développement des croyances magiques : C’est pourquoi l’on peut compter sur le désordre social suscité par le développement capitaliste pour faire proliférer les mauvais esprits ; c’est aussi pourquoi la marche du « progrès » au cours des derniers siècles a plutôt fait croître la demande d’exorcisme (Stoll, 1990 : 112).
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45 On trouvera une présentation détaillée de ces événements dans Berryman (1984 : 163-219, 414-418) et dans le témoignage émouvant de Rigoberta Menchú (1983) recueilli par Elisabeth Burgos.
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Des liens intimes se développèrent entre l’armée et les pentecôtistes qui se trouvaient unis par leur anticommunisme et leur anticatholicisme : seuls eux et leurs ONG avaient accès aux « villages stratégiques » où les militaires avaient rassemblé les communautés indigènes des régions en conflit. Expulsées de
• III, 8.
L’approche assistancialiste développée au cours de catastrophes naturelles permit à certains groupes protestants de contrôler d’énormes quantités d’argent et de ressources matérielles […] et de mobiliser la religion populaire protestante au service des intérêts supérieurs des militaires et des groupes bénéficiant du contrôle et de la stabilité (Cleary, 1992 : 188).
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Comme nous l’avons constaté, la plupart des dénominations néopentecôtistes sont soit « apolitiques » – un terme qui décrit en fait une attitude favorable au maintien du statu quo – ou extrêmement conservatrices. Le pays où elles ont connu la croissance la plus spectaculaire est aussi celui où, pendant un temps, les néo-pentecôtistes ont directement détenu une part du pouvoir politique : le Guatemala. L’étude de ce cas particulier fournit un exemple intéressant, quoique extrême, de la « politique néopentecôtiste ». La croissance du pentecôtisme au Guatemala au cours des années soixante-dix alla de pair avec la recrudescence de la répression de la gauche et du catholicisme de la part des militaires. Ceux-ci considéraient tous les prêtres, les religieuses et les religieux, les membres des communautés de base et les organisateurs laïques comme des « subversifs » et des sympathisants actifs des guérilleros. Les assassinats de catholiques par les forces militaires et paramilitaires devaient atteindre de telles proportions en que l’évêque d’El Quiché, l’une des principales régions de conflit, prit la mesure sans précédent de se retirer de son diocèse avec tous les prêtres et les religieuses. En janvier , Amnesty International publia un document intitulé « Un programme gouvernemental de meurtre politique » 45. Les Églises néo-pentecôtistes des États-Unis commencèrent à jouer un rôle important dans le pays à partir du tremblement de terre de :
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force de leurs terres, arrachées à leur contexte historique et culturel, terrorisées par les militaires, ces populations se montrèrent vulnérables aux campagnes agressives de prosélytisme des néo-pentecôtistes (García-Ruiz, 1988 et 1993). Clifford Krauss, correspondant du Wall Street Journal, résuma très exactement la situation : « Le néo-pentecôtisme est devenu un élément essentiel de la contre-insurrection – avec l’armée qui a aidé à construire des églises pour les survivants. » (Clifford, 1991 : 41, trad. modif.)
La fraternité entre l’armée du Guatemala et les néo-pentecôtistes franchit une nouvelle étape lorsque le général Efraín Ríos Montt, un membre « né de nouveau » de l’Église chrétienne du Verbe (Iglesia Cristiana Verbo), arriva au pouvoir à la faveur d’un coup d’État militaire en mars . L’Église chrétienne du Verbe était la branche guatémaltèque d’un ministère californien, Gospel Outreach, qui était venu dans le pays à la suite du tremblement de terre de . Ses premières recrues lui étaient venues des classes aisées dont bon nombre étaient mécontentes des options sociales et politiques de l’Église catholique et cherchaient une autre dénomination. Ríos Montt expliqua au peuple qu’il était parvenu au pouvoir « non par les balles, les bottes ou les votes », mais grâce au Seigneur lui-même ; dans ses nombreuses prédications ou sermons publics, il célébra un Guatemala devenu, disait-il, la nouvelle Jérusalem des Amériques : « Merci, frères, de dire au monde : le Guatemala est pour le Christ ; merci, frères, de dire au monde qu’ici, c’est le Seigneur des seigneurs qui commande. » Se faisant le fidèle écho de ces propos, les pasteurs de l’Église chrétienne du Verbe expliquaient à leurs ouailles qu’ actuellement, il n’existe au monde que deux gouvernements chrétiens : celui des États-Unis et celui du Guatemala. Ce n’est pas aux fidèles de se mêler des affaires de la justice ni de changer l’ordre établi. Tout cela c’est la responsabilité du gouvernement ; et Dieu merci, le gouvernement est entre les mains de Dieu (García-Ruiz, 1985 : 268-269).
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L’indignation internationale provoquée par les violations massives des Droits de l’Homme et les penchants théocratiques du dictateur « né de nouveau » firent que Ríos Montt devint une gêne
• III, 8.
Les guérilleros s’étaient gagné de nombreux collaborateurs indiens. Les Indiens étaient, de ce fait, des subversifs. Et comment lutte-t-on contre la subversion ? De toute évidence, il fallait tuer les Indiens puisqu’ils collaboraient avec la subversion. Ensuite on prétendait que vous aviez tué des innocents. Mais ils n’étaient pas innocents. Ils étaient à la solde de la subversion (Stoll, 1990 : 204).
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En fait, les atrocités militaires se firent encore plus insoutenables sous Ríos Montt (mars -août ) qu’elles ne l’avaient été au cours des années précédentes : des villages entiers furent rasés, et des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants furent tués dans d’épouvantables massacres. Selon un rapport de la Commission des Droits de l’Homme du Guatemala, personnes furent tuées au cours d’exécutions collectives extrajudiciaires entre et ; % de celles-ci périrent en (Comisión de Derechos Humanos de Guatemala, 1988) . Les survivants furent pris en charge par les fondations de charité néopentecôtistes directement liées aux militaires et à Ríos Montt, sous la coordination de personnages tels que Harris Whitbeck, un conseiller missionnaire de l’Église chrétienne du Verbe qui était en même temps un ingénieur spécialisé dans la construction militaire et les techniques de contre-insurrection, agissant au titre de représentant personnel de Ríos Montt. Les dons venant des États-Unis étaient encouragés par Pat Roberson, Bill Bright, du Campus Crusade for Christ, et Jerry Falwell, de la Moral Majority, et organisés par Gospel Outreach sous le titre suggestif de International Love Lift (« Ascenseur international de l’amour ») (García-Ruiz, 1993 : 138-139 ; Stoll, 1990 : 191-192). Les anciens de l’Église chrétienne du Verbe servirent de conseillers à Rios Montt et apportèrent une légitimation morale et religieuse à sa politique. Confrontés aux preuves d’assassinats de communautés indigènes entières, ils rejetèrent ces preuves comme une « campagne de diffamation » ou les justifièrent en invoquant la nécessité d’éliminer la « subversion ». Par exemple, selon l’ancien de l’Église chrétienne du Verbe Francisco Bianchi, attaché de presse de Ríos Montt :
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pour l’élite dominante du Guatemala : en août , il fut finalement expulsé de la présidence par les militaires eux-mêmes. Certes, le cas est exceptionnel, mais il révèle le genre de politique que certains néo-pentecôtistes étaient disposés à mettre en œuvre dès lors que l’occasion se présentait. Mais il faut également souligner qu’une minorité progressiste est apparue parmi les néo-pentecôtistes. On ne saurait l’ignorer. Il y eut, par exemple, des tentatives pour mettre au point une orientation théologique et pastorale modérément progressiste – une sorte de « troisième voie », distincte à la fois du fondamentalisme conservateur et de la théologie de la libération – dans certaines institutions néo-pentecôtistes telles que la Fraternité théologique latino-américaine (Fraternidad Teológica Latinoamericana) avec Orlando Costas (-) à Porto Rico et René Padilla en Équateur. Contrairement aux fondamentalistes, ils appelaient à une « contextualisation », autrement dit une approche de la Bible allant au-delà du littéralisme des néopentecôtistes états-uniens, et une tentative d’interpréter les Écritures dans le contexte de l’Amérique latine. Une autre tentative, peut-être plus radicale, prit forme au Séminaire biblique latino-américain de San José (Costa Rica), qui, de l’avis des conservateurs, devint une pépinière de la théologie de la libération au cours des années soixante-dix. Lorsque les autorités du séminaire refusèrent d’entreprendre une purge, la Mission latino-américaine (Misión Latinoamericana), d’appartenance néopentecôtiste, leur retira son soutien et vingt-cinq pasteurs liés à l’institution proscrite furent expulsés de l’Association des Églises bibliques du Costa Rica (Asociación de Iglesias Bíblicas Costarricenses) (Stoll, 1990 : 131-132, 170-179). On trouve aussi quelques exemples intéressants d’un engagement néo-pentecôtiste actif dans des mouvements sociaux progressistes. Citons, parmi les plus connus, le CEPAD au Nicaragua, qui apporta son soutien au FSLN pendant la série d’insurrections de -. En octobre , après le triomphe des sandinistes, le CEPAD finança une rencontre de cinq cents pasteurs qui s’étaient engagés à soutenir le processus révolutionnaire. Mais le Brésil constitue un cas plus important encore, puisque ce pays compte aujourd’hui la deuxième communauté évangélique du monde après les États-Unis. Au début des années , certains pentecôtistes brésiliens participaient déjà activement
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Les évangéliques progressistes brésiliens rejettent toute identification avec la théologie de la libération et le catholicisme de gauche : peu soucieux d’œcuménisme, ils élaborent leur propre théologie évangélique, le « christianisme intégral », fondé sur une vision strictement biblique du monde et de l’être humain. Il est difficile d’évaluer l’influence qu’ils exercent, mais ils semblent avoir une audience croissante. Ce fait n’est pas sans rapport avec la crise provoquée par divers scandales de corruption impliquant d’importants parlementaires qui sont également des néo-
46 Sur le rôle joué par les néo-pentecôtistes dans les ligues paysannes brésiliennes, voir Rolim (1985) et Novaes (1985).
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1993b).
• III, 8.
Nous l’appelons un « mouvement » parce qu’il s’agit d’une association informelle et supra-partisane ; « évangélique » parce qu’il est conservateur et orthodoxe en matière de théologie, réaffirmant l’autorité de la Bible et l’importance de l’évangélisation, de la conversion et de la prière ; et « progressiste » parce qu’il est voué au changement social (Freston,
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– mais sans le soutien de leurs Églises – au développement des ligues paysannes fondées par l’avocat socialiste Francisco Julião et les syndicats paysans, menés par un ancien pasteur pentecôtiste, Manoel da Conceição. Commentant le mouvement après coup, Francisco Julião nota que les néo-pentecôtistes, citant toujours le prophète Ésaïe, étaient parmi les militants les plus radicaux des ligues 46. Plus récemment aussi, plusieurs pentecôtistes rejoignirent le PT. Parmi eux se trouvaient des figures aussi connues que Benedita da Silva, une femme noire issue d’une favela qui, en , se porta candidate du parti au poste de gouverneur de l’État de Rio de Janeiro et fut à deux doigts de remporter les élections. Si la plupart des néo-pentecôtistes brésiliens ont voté pour le candidat conservateur-populiste Fernando Collor de Melo aux élections présidentielles de , un mouvement évangélique se forma sous la direction de Robinson Cavalcanti et donna son soutien à Lula, le candidat du PT. Un an plus tard, Cavalcanti participa à la création du Mouvement évangélique progressiste (Movimento Evangélico Progressista, MEP) que l’un de ses chefs, Paul Freston, a décrit en ces termes :
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pentecôtistes conservateurs. En , ils conseillèrent encore une fois à leurs fidèles de voter pour Lula, tout en demandant au candidat des travailleurs de tenir compte de leurs positions (plutôt conservatrices) contre l’homosexualité et l’avortement, et pour l’enseignement religieux dans les écoles publiques (Freston, 1994) 47. Quel avenir peut-on prédire au néo-pentecôtisme latino-américain ? Se pourrait-il, comme l’a laissé entendre Cartaxo Rolim (1985 : 259) au sujet du pentecôtisme brésilien, qu’une certaine pratique sociale amènera les croyants à une compréhension des contradictions sociales ? Ou que la base sociale des néo-pentecôtistes, principalement les couches pauvres de la population, les conduise tôt ou tard à une confrontation avec le changement social ? Bien que l’avenir du néo-pentecôtisme en Amérique latine ne soit pas encore décidé, David Stoll (1990 : 331) conclut son étude par une évaluation mitigée : le scénario le plus probable est qu’ils « ne seront pas une force majeure œuvrant pour le changement social »48. POST-SCRIPTUM 2018
Hélas, en ce qui concerne le Brésil actuel, les évaluations pessimistes de David Stoll semblent plus réalistes que celles, plus optimistes, de Francisco Cartaxo Rolim. Certes, il existe des individus et des groupes évangéliques progressistes, mais la grande majorité des Églises néo-pentecôtistes brésiliennes a soutenu le candidat d’extrême droite, Jair Bolsonaro, vainqueur des élections présidentielles en octobre . La défense de l’ordre moral, la diabolisation des minorités sexuelles (LGBTQ) et l’allergie à la gauche comptent au nombre des thèmes ayant rendu possible une telle alliance qui a mené à la victoire d’un nostalgique de la dictature militaire brésilienne.
Voir aussi Movimento Evangélico Progressista (1993). La théologie évangélique progressiste est développée dans Cavalcanti (1993) et Freston (1993a).
47
48 Dans une récente étude anthropologique du Brésil, John Burdick (1993 : 226) offre une analyse intéressante de l’attrait que le pentecôtisme exerce sur les couches les plus pauvres de la population. Mais son hypothèse est optimiste à l’excès, quand il écrit que le pentecôtisme « offre à long terme autant de potentiel que le catholicisme libérationniste de devenir une religion de la révolution ». Elle n’emporte pas l’adhésion des plus récents observateurs de ce mouvement religieux. Ceux-ci tendraient plutôt à souligner son caractère conservateur, autoritaire et manipulateur, voir, par exemple, Corten (1995) et Bastian (1994).
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Envoi L A T H É O L O G I E D E L A L I B É R AT I O N E S T- E L L E M O R T E
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Compte tenu de la contre-offensive conservatrice du Vatican durant le pontificat de Jean-Paul II, de l’extraordinaire expansion des Églises néo-pentecôtistes et de la « fin du socialisme » en Europe de l’Est, n’est-il pas permis de soutenir que la théologie de la libération est morte ? N’est-elle pas devenue un simple épisode du passé ? N’a-t-elle pas perdu sa signification sociale et culturelle ? De l’avis de nombre d’observateurs, universitaires, sociologues et journalistes, la réponse à cette question est « oui ». Mais jusqu’à quel point ces notices nécrologiques sont-elles justifiées ? Il ne fait guère de doute que le christianisme de la libération a été profondément affecté par les étonnants succès remportés, parmi les pauvres d’Amérique latine, par la branche conservatrice du néo-pentecôtisme. Dans certains pays comme le Guatemala, les Églises néo-pentecôtistes ont même su convertir de nombreux membres des communautés de base, tandis que dans d’autres pays l’influence principale des nouvelles Églises s’est fait sentir dans les milieux sociaux non organisés et dans les régions où les communautés de base étaient absentes. Il y a certes des exceptions, mais il semblerait que les néo-pentecôtistes aient surtout trouvé un terrain favorable dans les paroisses catholiques traditionnelles rendues vulnérables à la concurrence sur le « marché religieux » par leur manque de flexibilité et leur vie communautaire insatisfaisante. Quoi qu’il en soit, ce développement constitue un sérieux défi pour les tentatives des partisans de la libération, tant catholiques que protestants, désireux de promouvoir une culture d’émancipation populaire, dans la mesure où une part importante de leur clientèle paraît préférer une forme de religion traditionaliste et non engagée. Il est également vrai que le nouveau contexte politique international et latino-américain n’est guère favorable aux chrétiens radicaux. La fin du « socialisme réel » en Union soviétique et en Europe de l’Est a suscité une crise sérieuse dans la gauche latino-américaine. Même si cette crise a eu moins d’impact sur
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les partisans de la théologie de la libération que sur certains courants de la gauche dont l’identité politique et idéologique était entièrement dépendante du modèle soviétique – leur engagement fondamental étant en faveur des pauvres, plutôt qu’en faveur d’un quelconque système d’États, les théologiens de la libération furent moins désorientés et moins vulnérables que de nombreux autres progressistes –, il n’empêche que la défaite électorale du FSLN, lors des élections nicaraguayennes de , porta un coup terrible. La révolution sandiniste paraissait en effet un exemple et une inspiration pour toute une génération de militants chrétiens. Compte tenu de ces difficultés et par-dessus tout de l’hostilité systématique du Vatican, ne devons-nous pas conclure, comme d’autres l’ont fait, surtout depuis les années -, que la théologie de la libération est vouée à disparaître – ou qu’elle a d’ores et déjà perdu sa base populaire ? Bien que le déclin du mouvement demeure une possibilité réelle, le pronostic de mort n’est-il pas pour le moins trop hâtif ? Comme l’a récemment soutenu le politologue Daniel Levine (1995 : 105-106), l’un des plus éminents spécialistes états-uniens de la religion et de la politique en Amérique latine : Nombreux sont les avis de décès de la théologie de la libération. […] de tels avis nécrologies sont prématurés. Ils sont fondés sur une interprétation erronée de la situation actuelle et reflètent une incompréhension fondamentale de ce qu’a signifié et signifie encore la théologie de la libération. La théologie de la libération est décrite en termes statiques et son « succès ou son échec » est étroitement lié aux fortunes à court terme de mouvements ou de régimes. Mais la théologie de la libération est rien moins que statique. Aussi bien les idées que leur expression à travers des groupes et des mouvements ont évolué sensiblement au cours des ans. En tout état de cause, il ne saurait être question de confondre la théologie de la libération avec la libération même. Une telle confusion déforme le sens véritable des changements religieux et politiques en Amérique latine et rend plus difficile la compréhension de l’héritage qu’ils sont sans doute appelés à laisser.
Constatons d’abord qu’en tant que mouvement culturel et groupe de penseurs engagés la théologie de la libération est vivante et se
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porte assez bien. Bien peu de théologiens importants en Amérique latine ont renié leurs convictions. Aucun ne s’est rallié à la croisade romaine. Si Leonardo Boff a préféré quitter l’ordre des franciscains et l’Église, c’est pour regagner sa liberté d’expression et pour poursuivre sa lutte dans de meilleures conditions. On constate certes des différences significatives entre les théologiens, notamment, comme nous l’avons déjà vu, entre ceux qui estiment qu’il importe de lutter pour la démocratie dans l’Église (Leonardo Boff) et ceux qui laissent de côté les problèmes ecclésiastiques internes pour mieux se consacrer à l’action sociale (Gustavo Gutiérrez), mais ils ont tous en commun un engagement fondamental dans la lutte des pauvres pour l’autoémancipation. Il est vrai qu’on peut constater, depuis quelques années, une évolution dans les thèmes et les préoccupations : les représentants de la théologie de la libération accordent une plus grande attention à la spiritualité et à la religion populaire. Ils ont élargi le concept de « pauvre » pour y inclure non seulement les victimes du système économique, mais aussi ceux qui souffrent d’autres formes d’oppression, les Indiens et les Noirs. Le sort particulièrement pénible des femmes, doublement opprimées dans les sociétés patriarcales d’Amérique latine, est de plus en plus pris en considération. Tandis que certains ont eu tendance à se distancier du marxisme, ou du moins à relativiser celui-ci, d’autres, comme nous l’avons déjà vu, ont, au contraire, mis au point un rapport nouveau à la pensée de Marx, en se référant à sa théorie du fétichisme de la marchandise, pour développer une critique du capitalisme en tant que fausse religion – c’est le cas de Hugo Assmann, Enrique Dussel, Franz Hinkelammert, Pablo Richard, Jung Mo Sung. Le combat mené par le christianisme de la libération contre l’idolâtrie du marché est à leurs yeux cette « lutte des dieux », que nous avons évoquée à travers Weber, qui oppose le Dieu chrétien de la vie et les nouvelles idoles de la mort. Elle est aussi l’expression la plus radicale et systématique à ce jour de l’ethos catholique anticapitaliste (Dussel, 2017). Une autre piste importante pour le renouvellement de la théologie de la libération a consisté en la tentative de mettre en relation la domination/exploitation des pauvres et celle de la nature, associant les thèmes marxistes « classiques » à la contribution nouvelle de l’écologie. Leonardo Boff est la voix la plus cohérente et
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innovatrice de cette orientation, qui ne discrédite en rien le marxisme. Dans un ouvrage important paru en , Ecologia, Mundialização, Espiritualidade, il insiste sur la contribution de Marx et sur la centralité du concept marxiste de classe. Marx ne fut pas seulement un analyste du capitalisme et un architecte du socialisme. Il élabora également une réflexion philosophique [… qui voyait] certains des aspects fondamentaux de la construction sociale d’une manière évolutive et dialectique. […] Il en est de même pour la notion de « classe sociale », indispensable pour comprendre l’organisation sociale et le conflit d’intérêts. Omettre d’envisager cette notion reviendrait à réduire notre compréhension des choses, au détriment des plus faibles (Boff L., 1994 : 170-171).
En même temps, Leonardo Boff plaide en faveur d’une perspective écologique : La réflexion écologique enrichit la réflexion sur le modèle marxiste, au point que certains analystes parlent d’une seconde « critique de l’économie politique », en incorporant la nature comme un facteur non pas extrinsèque mais intrinsèque au processus productif et à la constitution des forces productives. […] La conscience écologique nous invite à prendre un certain recul par rapport à l’optimisme marxiste quant au « développement des forces productives ».
Pour éviter qu’elles ne se transforment en « forces de destruction », il est nécessaire de « privilégier les forces renouvelables sur celles qui ne le sont pas » (Boff L., 1994 : 173-174). L’hypothèse d’une convergence entre la cause des pauvres et celle de la nature alimente également sa réflexion dans son livre de , Ecologia. Grito da terra, grito dos pobres. Pour Boff, « la théologie de la libération et le discours écologique s’appellent et se complètent mutuellement », dans la mesure où tous deux s’opposent à la logique perverse de la machine productiviste du capital : La même logique du système dominant de l’accumulation et de l’organisation sociale qui conduit à exploiter les travailleurs conduit également à spolier des nations entières et entraîne finalement la déprédation de la nature (Boff L., 1997 : 110-111, 114).
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La question principale n’est toutefois pas de constater la permanence de la théologie de la libération comme courant intellectuel, mais bien d’évaluer le soutien qu’elle reçoit de la population. Jusqu’à quel point jouit-elle d’une influence étendue et jusqu’à quel point le christianisme de la libération existe-t-il comme mouvement social capable de mobiliser des secteurs significatifs de la population ? Il est difficile de généraliser. Mais il existe quelques événements importants dans l’Amérique latine des années qui semblent indiquer que le feu est loin d’être étouffé : d’importantes rébellions sociales et politiques – comme, entre autres, la rébellion indigène au Chiapas – furent associées d’une manière ou d’une autre au christianisme de la libération. Le moins que l’on puisse dire est que ces événements inattendus cadrent mal avec la mort annoncée du christianisme de la libération. Examinons rapidement quelques-unes de ces expériences. La rébellion au Chiapas (Mexique) en janvier fut un soulèvement armé de plusieurs milliers d’Indiens, sous la direction d’une organisation jusqu’alors inconnue, l’Armée zapatiste de libération nationale (Ejército Zapatista de Liberación Nacional, EZLN). Les zapatistes dénonçaient le manque de démocratie au Mexique, la répression systématique des communautés indigènes par les propriétaires terriens, l’armée, la police et les autorités locales, les mesures agraires néolibérales (suppression de l’article de la Constitution) et la signature de l’Accord de libre-échange nordaméricain (North American Free Trade Agreement, NAFTA) entre les gouvernements des États-Unis et du Mexique. Prises par surprise, les autorités tentèrent une répression militaire et bombardèrent les zones rebelles, mais, face au soutien massif que les communautés indigènes du Chiapas accordaient aux zapatistes, elles furent contraintes de battre en retraite et de négocier avec les rebelles. Selon les médias et le gouvernement mexicain, les insurgés se seraient inspirés de la théologie de la libération ou auraient été manipulés par les jésuites. Mgr Samuel Ruiz, évêque de San Cristóbal de las Casas (Chiapas), fut accusé d’être « le guérillero de Dieu ». Ces deux accusations sont évidemment fausses. Quel fut réellement l’action de l’Église au Chiapas et à quel point estelle liée à la rébellion ?
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Mgr Samuel Ruiz, qui avait fait ses études à la vénérable université grégorienne de Rome, arriva au Chiapas au début des années soixante. Il avait été nommé à la tête du diocèse de San Cristobal de las Casas. Après avoir participé à la conférence de Medellín (), il devint, pendant plusieurs années, le responsable du département des missions du CELAM. Influencé par la théologie de la libération, il publia en une Teología bíblica de la liberación, qui célèbre le Christ comme prophète révolutionnaire (Ruiz García, 1975). Avec l’aide des jésuites, des dominicains et des ordres religieux féminins, il poursuivit pendant des années un patient travail pastoral d’éducation populaire. Un vaste réseau de catéchistes indigènes et communautés de base fut créé, ce qui a puissamment contribué à la « conscientisation » de la population indigène, en l’aidant à prendre connaissance de ses droits, notamment la récupération de ses terres ancestrales. Mgr Ruiz soutint les communautés indigènes dans leur confrontation avec les propriétaires terriens, particulièrement les riches éleveurs de bétail du Chiapas. Il prit également sous sa protection les nombreux réfugiés guatémaltèques qui arrivaient dans le sud du Mexique, fuyant la répression militaire brutale dans leur pays. Cette activité provoqua des conflits croissants entre Mgr Ruiz et le gouvernement mexicain qu’appuyaient les associations locales de grands propriétaires et d’éleveurs du Chiapas qui accusèrent l’évêque de « faire de l’agitation parmi les Indiens ». Lors de la visite du pape au Mexique en , une puissante campagne fut orchestrée pour obtenir le renvoi du « fauteur de trouble ». Mgr Ruiz tenta de gagner le soutien du pape Jean-Paul II en lui remettant une lettre pastorale contenant les doléances et exigences des populations indigènes de son diocèse. Mais quelques mois plus tard, en octobre , le nonce apostolique à Mexico, Mgr Girolamo Prigione, convoqua Mgr Ruiz à la capitale et lui ordonna de remettre sa démission – sans doute pour satisfaire à la demande des autorités mexicaines. Alors que Mgr Ruiz faisait appel à Rome contre cette décision, le soulèvement zapatiste éclata et le gouvernement mexicain, n’ayant pas réussi à supprimer le mouvement, dut faire appel à Mgr Ruiz afin qu’il serve de médiateur dans les négociations avec l’EZLN. En réponse aux diverses accusations qui avaient été portées, Mgr Ruiz soutint fermement que l’Église elle-même n’avait aucun rapport avec la rébellion : si certains de ses membres partici-
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paient au mouvement, c’était à titre personnel. En commentant les événements, il déclara publiquement dans l’hebdomadaire Proceso (Mexico) du janvier : « La vérité est que les Indiens étaient las des promesses du gouvernement et estimaient qu’il n’y avait pas d’autre solution que de prendre les armes. Ils ont été poussés au-delà des limites de leur patience. » Selon les renseignements disponibles, il paraît parfaitement établi que ni Mgr Ruiz ni ses agents religieux n’étaient les « promoteurs » du soulèvement. Comme au Salvador, l’élévation de la conscience et l’incitation à l’auto-organisation avaient créé une nouvelle culture politique et religieuse dans un secteur significatif de la population indigène. Dans un second temps, des cadres révolutionnaires, sans doute des marxistes de formation, prirent appui sur cette nouvelle conscience politique et sociale et contribuèrent à organiser plusieurs milliers d’Indiens en force armée avec le soutien de leurs communautés. L’idéologie de l’EZLN n’est pas religieuse, mais tire ses principales références symboliques de la culture maya. Il est vrai, cependant, que le patient travail de Mgr Ruiz et de ses catéchistes pour éduquer et renforcer les communautés indigènes créa un climat favorable à l’apparition du mouvement zapatiste. En , j’ai eu l’occasion de rencontrer Mgr Ruiz au Chiapas et de l’interviewer pour une revue française de solidarité avec les luttes populaires en Amérique centrale. Je lui ai demandé : « Vous identifiez-vous aux idées de la théologie de la libération ? » Sa réponse, qui mérite une profonde réflexion, fut : « Sans aucun doute. Mais, pour moi, l’important n’est pas la théologie, mais la libération… » Il en va de même d’un autre soulèvement indigène, moins spectaculaire certes, mais tout aussi important, qui eut lieu en Équateur en juin . Pendant de nombreuses années, le secteur progressiste de l’Église aida à la promotion d’un mouvement autonome des Quechuas. Le charismatique Mgr Leonidas Proaño, évêque de Riobamba (Chimborazo), fut connu en Amérique latine comme l’« évêque des Índios », eu égard à une vie dédiée à la justice sociale et au soutien des Indiens équatoriens marginalisés. Avec l’aide de agents de pastorale, qui regroupaient aussi bien des fonctionnaires laïques que des membres du clergé au niveau local, national et international, il construisit un réseau impressionnant de paroisses, écoles, équipes médicales et centres culturels,
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et, en , il créa avec un groupe de dirigeants quechuas le Mouvement indigène de Chimborazo (Movimiento Indígena de Chimborazo, MICH). Mgr Proaño et ses partisans rejetaient le modèle capitaliste de développement comme destructeur de la culture et de la société indigènes. Ils s’efforcèrent en même temps de proposer un modèle alternatif : une forme de communautarisme indigène fondé sur la tradition rurale quechua. Leur action amena les communautés indiennes dans tout le pays à devenir conscientes de leurs droits et à les revendiquer pour la première fois depuis des siècles. C’est ainsi que fut créée une vaste association, la Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur (Confederación de Nacionalidades Indígenas del Ecuador, CONAIE). Lorsque Mgr Proaño mourut en , il fut remplacé par un nouvel évêque, Mgr Victor Corral, qui poursuivit l’action pastorale de son prédécesseur. En juin , le gouvernement équatorien décréta une loi agraire de type néolibéral, qui offrait de fortes garanties à la propriété privée et excluait toute distribution future de terres ; elle se donnait aussi pour objectif la soumission totale de l’agriculture à la seule logique du marché, la parcellisation et la vente des terres communautaires et même la privatisation de l’eau. Prenant position contre la loi, Mgr Victor Corral déclara : « Elle défend les seuls intérêts et points de vue des propriétaires terriens qui veulent transformer le pays en une entreprise agro-industrielle et réduire la terre à une marchandise. » Le mouvement indigène – la CONAIE, les associations coopératives, le MICH, les syndicats paysans – et d’autres forces populaires se mobilisèrent contre la loi avec le soutien de l’Église progressiste (les évêques conservateurs prirent le parti du gouvernement). Pendant deux semaines, les régions rurales de l’Équateur furent dans un état de semi-insurrection : routes coupées, villages occupés, manifestations. L’armée tenta en vain de réprimer le mouvement en arrêtant ses dirigeants, en muselant les radios de l’Église qui soutenaient les Indigènes et en envoyant des troupes pour rouvrir les routes. Seule une véritable guerre civile aurait pu écraser le soulèvement indien. Le gouvernement dut reculer et introduire des modifications profondes dans la loi agraire (Lemoine, 1994). Il serait faux de soutenir que la révolte indienne fut « dirigée » ou « promue » par l’Église progressiste, mais il est vrai que le
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José Maria Escrivá de Balaguer a été béatifié par Jean-Paul II le 17 mai 1992. Le pape fit procéder à des modifications du droit canon qui racourcirent le délai prescrit entre la mort d’un Bienheureux et sa canonisation, ce qui lui permit de canoniser Escrivá le 6 octobre 2002. 49
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christianisme de la libération, représenté tant par Mgr Proaño que par son successeur et les agents de pastorale, fut un facteur décisif dans l’essor d’une nouvelle conscience et d’un désir d’auto-organisation chez les communautés quechuas. Le plus grand défi auquel se trouve confronté le christianisme de la libération demeure l’offensive néo-conservatrice de Rome, c’est-à-dire Jean-Paul II, en Amérique latine, qui fait, bien entendu, partie d’un processus plus vaste de « restauration » doctrinale et de centralisation autoritaire au sein de l’Église romaine menant à la marginalisation ou à l’exclusion des dissidents et à une valorisation doctrinale de la tradition – surtout dans le domaine de la morale sexuelle : divorce, contraception, avortement. La révocation en janvier de Mgr Jacques Gaillot, un évêque français progressiste et non conformiste, de son siège épiscopal – mesure sans précédent depuis – ne fut que le signe le plus récent de la montée de l’intolérance et du conservatisme. L’arme décisive de Rome contre les « déviations » doctrinales et l’activité « trop politique » des chrétiens latino-américains reste la nomination d’évêques conservateurs, réputés pour leur hostilité à l’égard de la théologie de la libération. Choisis par les nonces apostoliques qui les jugent dignes de confiance, ces nouveaux prélats sont désignés par Rome pour remplacer les évêques défunts ou retraités qui avaient l’habitude d’accorder leur soutien à une activité pastorale engagée dans le changement social. Plusieurs des nouveaux évêques font partie de l’Opus Dei, mouvement suprêmement réactionnaire fondé en par le prêtre espagnol Josemaría Escrivá de Balaguer 49 et largement réputé pour son réseau de relations capitalistes et sa forte participation au régime franquiste après la guerre. Sept prêtres de l’Opus Dei ont été élevés à l’épiscopat au Pérou, quatre au Chili, deux en Équateur, un en Colombie, au Venezuela, en Argentine et au Brésil, sans compter l’archevêque de San Salvador, Mgr Fernando Sáenz Lacalle (Normand, 1995). Cette politique de Rome rend naturellement beaucoup plus difficile le travail des chrétiens libérationnistes au sein de l’Église.
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En même temps, le Vatican prend des mesures directes contre les religieux ou théologiens radicaux, en les excluant de leurs ordres religieux – les frères Cardenal au Nicaragua, le père Aristide en Haïti – ou en les sanctionnant si lourdement qu’ils préfèrent les quitter de leur propre initiative. C’est ce que fit, par exemple, Leonardo Boff en , lorsqu’il lui fut interdit d’enseigner et qu’il se vit relevé de son poste de rédacteur en chef de la revue catholique brésilienne Vozes. Selon une même logique de la répression, les séminaires connus pour leur esprit progressiste furent tout simplement fermés. Ce fut le cas, en , pour deux centres brésiliens importants, le Second Séminaire régional du Nordeste (Seminário Regional do Nordeste 2, SERENE 2) et l’Institut de théologie de Recife (Instituto de Teologia do Recife, ITER). Un traitement spécial fut réservé à la CLAR, devenue, grâce à ses publications libérationnistes et ses orientations pastorales, une espèce d’alternative à la direction du CELAM, tombé entre les mains des conservateurs depuis . En février , Rome interdit et condamna « Parole et Vie », un projet d’études bibliques dans des quartiers populaires mis au point par la CLAR avec l’aide de spécialistes bibliques latino-américains réputés, dont le Brésilien Carlos Mesters. Quelques mois plus tard, en juillet, Rome installa un secrétaire général non élu à la direction de la CLAR, en violation manifeste de ses statuts. En même temps, Rome donnait son soutien total aux courants conservateurs de l’Église latino-américaine : non seulement à l’Opus Dei qui est avant tout un réseau d’élite à caractère confidentiel, mais aussi à des mouvements de masse tels que les Focolari et surtout le Renouveau charismatique, puissant mouvement (quatre millions de membres au Brésil) de religiosité émotive, dénué d’engagement social, qui prône une soumission totale à l’autorité de Rome, et dont les rites montrent une forte analogie avec ceux des Églises néo-pentecôtistes : chants, danses, expression des émotions, guérisons par la foi, prière publique lors de rassemblements de masse. Comme nous l’avons vu, cette stratégie d’ensemble visait à la « normalisation » de l’Église latino-américaine et au démantèlement, à la marginalisation ou à la neutralisation de son aile radicale et libérationniste. Dans l’esprit du Vatican, la conférence des évêques latino-américains qui s’est tenue à Saint-Domingue en
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La direction conservatrice du CELAM ne se contenta pas d’approuver cette évaluation positive de la découverte/évangélisation, mais alla plus loin en éliminant tous les doutes, les pondérations subtiles ou les références aux « ombres ». Dans son message pour le cinquième centenaire de juillet , signé par son président, Antonio Quarracino, son secrétaire général, Dario Castrillón Hoyos, et trois autres prélats, le CELAM n’hésite pas à glorifier la Conquista espagnole :
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l’expansion de la chrétienté ibérique a amené aux nouveaux peuples le don qui était aux origines et dans la gestation de l’Europe – la foi chrétienne – avec sa puissance d’humanité et de salut, de dignité et de fraternité, de justice et d’amour pour le Nouveau Monde (Jean-Paul II, 1984b : 1069).
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devait être un véritable tournant dans l’orientation théologique et pastorale de l’Église de ce continent – une prise de distance vis-à-vis des résolutions de Medellín et de Puebla et un réalignement sur Rome. Tâchons donc d’évaluer le sens religieux et les implications sociales et politiques de cet événement historique. Il y eut inévitablement des recoupements entre les préparatifs pour la conférence de Saint-Domingue et le débat, en Amérique latine, sur le cinquième centenaire de la « découverte » des Amériques. Au sein de l’Église se dessinaient deux conceptions distinctes : l’une représentée par le Vatican et la direction du CELAM (on y distingue néanmoins quelques divergences), l’autre par les théologiens libérationnistes. En , au cours de sa visite à Saint-Domingue, Jean-Paul II (1984a) appela les chrétiens à célébrer l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique comme « l’événement en soi le plus grand et le plus merveilleux parmi les faits humains » (citation, soit dit en passant, d’une lettre du juin de Léon XIII), événement qui devrait servir d’inspiration et d’exemple à une « nouvelle évangélisation ».Tout en dénonçant la « légende noire », qui met l’accent sur la violence et l’exploitation dans l’histoire de la Conquista espagnole, le pape reconnut qu’il y eut des « contradictions, [d]es lumières et [d]es ombres » dans cette histoire, et que l’on constatait une regrettable « interdépendance entre la croix et l’épée » au cours de la première évangélisation de ce continent. Mais il ne demeurait pas moins que
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L’entreprise de la découverte, la conquête et la colonisation de l’Amérique […] fut l’œuvre d’un monde dans lequel le mot de chrétienté renfermait encore un contenu réel. […] l’évangélisation commença sans retard à partir du moment où Colomb prit possession des nouvelles terres au nom des rois d’Espagne. La présence et l’action de l’Église sur ces terres, tout au long de ces cinq cents ans, sont un exemple admirable d’abnégation et de persévérance, qui n’ont besoin d’aucun argument apologétique pour être pesées convenablement (CELAM, 1984 : 1076).
À l’opposé de cette autosatisfaction conformiste, les chrétiens libérationnistes proposaient une vision bien différente du cinquième centenaire. En juillet , à Quito en Équateur, eut lieu la deuxième Consultation œcuménique de la pastorale indigène d’Amérique latine. Elle publia un « Manifeste indigène » signé par les représentants de trente nations indigènes de treize pays du continent, avec le soutien d’instances catholiques (CIMI) et protestantes (CLAI). Ce document exprime « un rejet total de ces célébrations triomphalistes » et conteste vigoureusement l’histoire officielle : Il n’y a pas eu une telle découverte, comme on veut le faire croire, mais une invasion avec les implications suivantes : a) extermination à feu et à sang et douleurs de plus de soixante-quinze millions de nos frères ; b) usurpation violente de nos possessions territoriales ; c) désintégration de nos organisations socio-politiques et culturelles ; d) sujétions idéologique et religieuse au détriment de la logique interne de nos croyances religieuses (Manifeste indigène, 1989 : 18).
Mgr Proaño (1988 : 2) salua ce document comme la voix authentique des peuples indigènes d’Amérique, pour qui le cinquième centenaire « ne peut faire l’objet de festivités pompeuses et triomphalistes, comme le prétendent les gouvernements et les Églises d’Espagne, d’Europe et d’Amérique latine ». Une autre institution à prendre une position fortement critique fut la Commission pour l’étude de l’histoire des Églises en Amérique latine et aux Caraïbes (Comisión para el Estudio de la Historia de las Iglesias en América Latina y el Caribe, CEHILA) dont les principaux dirigeants (comme Enrique Dussel) sont connus pour la sympathie
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qu’ils portent à la théologie de la libération. Dans une déclaration publiée le octobre , la CEHILA se dissocia entièrement du christianisme des conquistadores : Les envahisseurs, pour légitimer leur orgueilleuse et prétendue supériorité dans le monde, se sont servi du Dieu chrétien en le transformant en symbole de pouvoir et d’oppression. […] Ce fut là, estimons-nous, l’idolâtrie de l’Occident.
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Au lieu de célébrer la « découverte », la CEHILA proposa plutôt de commémorer les révoltes contre la colonisation et l’esclavage, de Túpac Amaru à Zumbi dos Palmares, ainsi que la mémoire des chrétiens qui « entendirent les cris de douleur et de protestation, de Bartolomé de las Casas à Óscar Romero » (CEHILA, 1990). Gustavo Gutiérrez participa au débat en publiant en Dieu ou l’or des Indes occidentales, remarquable étude théologique et historique de la lutte que mena Bartolomé de las Casas pour défendre les Indiens contre l’idolâtrie de l’or des conquistadores (Gutiérrez, 1992). Dans un article écrit la même année et traitant directement de la question du cinquième centenaire, il proposa que la conférence de Saint-Domingue devienne une occasion historique d’assumer « de façon chrétienne » la « responsabilité de ce qu’ont vécu et vivent les pauvres » en « demand[ant] humblement pardon à Dieu et aux victimes de l’histoire pour nos complicités – explicites ou tacites, dans le passé et dans le présent, comme personnes et comme Église – avec cette situation » (Gutiérrez, 1990 : 61). La question historique avec ses évidentes conséquences théologiques et politiques pour le présent, notamment la proposition de « demander pardon », fut un des points les plus controversés de la conférence de Saint-Domingue. Chargée d’un lourd contenu symbolique et émotionnel, elle devint la matière d’une bataille ouverte entre l’Église progressiste, sous la direction d’évêques brésiliens, et l’Église conservatrice, fortement appuyée par la curie – chacune prétendant avoir le pape de son côté. Les principaux épisodes de cette « lutte des dieux » furent les suivants : () La CNBB approuva (parmi ses directives pour la conférence adoptées en ) une résolution explicite et vigoureuse admettant que l’Église avait commis « beaucoup d’erreurs » pendant l’évangélisation de l’Amérique latine, et demandant
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pardon aux populations indigènes et noires de ce continent pour l’« exclusion et la complicité ouverte ou déguisée avec leurs conquérants et leurs oppresseurs ». Elle reconnaissait aussi que « dans de nombreuses situations les erreurs du passé persistent jusqu’aujourd’hui » (CNBB, 1992). Plusieurs autres conférences épiscopales (Guatemala et Bolivie) adoptèrent des résolutions analogues. () Au cours de la conférence, le octobre , trente-trois évêques brésiliens proposèrent une liturgie de pénitence demandant solennellement pardon aux Indiens et aux AfroAméricains. Le président de la conférence (désigné par Rome) écarta la proposition et ne voulut même pas la soumettre au vote de l’assemblée. () Dirigée par le cardinal Ángel Suquía Goicoechea de Madrid avec l’aide d’un expert espagnol du Vatican, le père Josep-Ignasi Saranyana (membre de l’Opus Dei), la commission historique qui siégea pendant la conférence rédigea la première version d’un long document, célébrant résolument la « première évangélisation » et évitant de citer las Casas. Il comportait une brève citation d’un discours prononcé par le pape en Afrique, demandant pardon pour le péché de l’esclavage, mais ne faisait aucune mention de l’oppression des Indiens d’Amérique. () Une écrasante majorité de la conférence l’ayant trouvé insatisfaisant, le chapitre historique fut rejeté ! C’est l’unique exemple d’un rejet global de la part des évêques latino-américains. () La commission historique rédigea une section beaucoup plus courte d’une page et demie, qui faisait état des souffrances et de l’oppression des populations indigènes, mais ne comportait aucune critique du comportement de l’Église pendant la Conquista. () Assez ironiquement, tandis que les représentants de Rome à la conférence luttaient, avec l’appui de leurs amis latinoaméricains contre ce pardon symbolique, le pape lui-même, revenu à Rome après son discours inaugural à Saint-Domingue, donna une audience le octobre, au cours de laquelle il demanda pardon aux Indiens et aux esclaves africains pour les injustices commises à leur encontre. ( ) Une brève allusion à l’audience pontificale fut ajoutée au document final de la conférence de Saint-Domingue, non dans la section historique, mais dans le chapitre consacré à la pluralité
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50 Une présentation fort pénétrante de ces débats se trouve dans l’ouvrage du père José Oscar Beozzo (1994 : 214-320).
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des cultures : « Ensemble avec le pape, nous demandons pardon à nos frères indigènes et afro-américains » 50. Toute cette controverse illustre les tensions et les contradictions qui opposèrent, au cours de la conférence, conservateurs et progressistes, la direction – présidée par le très conservateur cardinal Angelo Sodano, ancien nonce apostolique au Chili, où il entretenait des relations cordiales avec le général Pinochet – et l’assemblée, la curie et les évêques d’Amérique latine – le pape étant, de manière tout à fait prévisible, l’arbitre suprême. Ces mêmes tensions furent apparentes au cours des quatre années préparatoires à la conférence. Les premiers documents distribués confidentiellement parmi les évêques par la direction du CELAM furent vivement critiqués par les conférences épiscopales locales du fait de leur caractère conservateur. Ces documents présentaient l’Église d’Amérique latine comme l’héritière de l’encyclique Rerum Novarum () de Léon XIII, « un contre-message chrétien au cri de guerre du marxisme ». En , le premier texte préparatoire officiel fut publié sous le titre de « Document de consultation » ; sa section historique rendait las Casas responsable de la « légende noire » de la colonisation espagnole, alors que, dans son analyse de la situation contemporaine en Amérique latine, elle rejetait aussi bien la « mentalité néolibérale » que la « conception socialiste ». Ce texte fut également jugé inadéquat (quoique préférable au précédent) par les conférences épiscopales. Celles-ci rédigèrent donc quelques contributions écrites qui furent réunies sous le titre « Secunda relatio », qui devait directement inspirer le dernier document préparatoire, le « Document de travail », reflet relativement fidèle des vues communes à la plupart des évêques d’Amérique latine. Or, pendant la conférence de Saint-Domingue, la commission de rédaction, désignée par le président, ne tint pour ainsi dire aucun compte du « Document de travail » et diffusa un nouveau texte, en se fondant sur une méthode et une orientation toutes différentes ! Le document final résulta donc de cette version, considérablement amendée, certes, et corrigée par les délégués. Comment peut-on évaluer la signification fondamentale de ce document ? A-t-il réellement pu, comme le souhaitait l’aile la
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plus conservatrice de l’Église, aussi bien à Rome qu’en Amérique latine, fermer la parenthèse ouverte en par Medellín, mettant ainsi une fin à l’identité particulière de l’Église d’Amérique latine ? Le document fut, comme toujours, un compromis qui ne donna pleine satisfaction ni à la tendance progressiste, ni à la conservatrice. On rencontre des points de vue extrêmement divergents parmi les théologiens de la libération, mais il existe néanmoins un consensus selon lequel il n’y a pas eu, malgré tout, de rupture radicale avec l’esprit de Medellín et de Puebla. Clodovis Boff est un brillant représentant de l’évaluation la plus critique. À son avis, le document final de la conférence présente de nombreux traits négatifs : la méthode traditionnelle des textes pastoraux, « voir, juger, agir », est écartée en faveur d’une approche doctrinale, chaque section ouvrant sur la citation d’une déclaration pontificale ; le langage de la libération a été presque entièrement gommé, remplacé par un concept beaucoup plus vague de « progrès humain » ; l’injustice sociale est réprouvée, mais aucune allusion n’est faite au capitalisme : le crime, de ce fait, est dénoncé, mais non le criminel ; les pauvres y figurent comme objets de sollicitude mais non comme sujets de leur propre histoire ; aucune allusion n’est faite aux martyrs chrétiens de notre siècle, que ce soit Mgr Romero ou les six professeurs jésuites de l’UCA du Salvador ; aucune démarche publique de demande de pardon n’est entreprise, et aucun soutien n’est apporté à Rigoberta Menchú à l’occasion de sa réception du prix Nobel. Il n’empêche, selon Clodovis Boff, que tout ne fut pas négatif dans cette conférence : la section touchant au « progrès humain » – sur laquelle les évêques et les théologiens brésiliens purent exercer une certaine influence – mettait l’accent sur le besoin de « transformations structurelles » et réaffirmait la nature « forte et irrévocable » de l’option prioritaire pour les pauvres ; la « substance » de Medellín (l’engagement de l’Église en faveur du changement social) n’a pas disparue, même si elle se présente sous une forme différente ; d’importants thèmes nouveaux, comme l’écologie, la dette étrangère, les enfants des rues et le trafic de la drogue furent cités. Enfin, de l’avis de Boff, Saint-Domingue fut « de la musique latino-américaine jouée sur une guitare romaine ». Il n’y eut pas de rupture avec le passé (Medellín, Puebla), mais une espèce de redéfinition. Ses décisions peuvent être utiles au « peuple de Dieu », mais il s’agira
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Situé dans la continuité doctrinale et pastorale de Medellín et Puebla, sans avoir l’envol prophétique du premier ni la densité théologique du second, Saint-Domingue réunit divers points du projet que les chrétiens d’Amérique latine avaient commencé à mettre au point au cours des dernières années. Les nouveaux défis sont clairement désignés. La fécondité des réponses dépendra […] de la réception que nous serons
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d’entreprendre une lecture active, sélective, corrective et créatrice du texte (Boff C., 1993). Gustavo Gutiérrez propose un bilan bien plus favorable, en soulignant l’importance de la réaffirmation solennelle, par la conférence de Saint-Domingue, de l’option prioritaire pour les pauvres dans le prolongement de Medellín et de Puebla, malgré une forte opposition aussi bien hors de l’Église qu’en son sein même. Il ne fut certes pas facile de parvenir à un consensus concernant la nécessité de demander pardon aux populations indigènes et afro-américaines pour la participation des chrétiens à l’oppression et à l’injustice qu’elles eurent à souffrir depuis le XVIe siècle, mais finalement, grâce à l’intervention du pape, cette résolution fut adoptée. Le document final fait allusion à plusieurs « signes des temps » envisagés du point de vue de l’option prioritaire pour les pauvres : la question des Droits de l’Homme (également violés par la pauvreté et l’injustice) ; l’appel en faveur d’une « éthique écologique » contre la morale individualiste et utilitaire ; la condamnation de la « vision mercantiliste » de la terre et des « péchés structurels » de la société moderne ; l’appel en faveur d’une « économie de la solidarité » contre le modèle économique néolibéral qui « élargit le fossé entre riches et pauvres » en Amérique latine. La pauvreté, dans la perspective de Saint-Domingue, est « la plus dévastatrice et humiliante des plaies vécues par l’Amérique latine et les Antilles », et tous les chrétiens sont appelés à une profonde conversion personnelle, les amenant à découvrir « le visage du Seigneur dans le visage du pauvre ». Gustavo Gutiérrez perçoit également quelques aspects négatifs : il regrette lui aussi qu’aucune mention explicite ne soit faite des martyrs latino-américains et que la réflexion sur les femmes élaborée par une commission au cours de la conférence n’ait pas trouvé sa place dans le document final. En comparant SaintDomingue aux conférences antérieures, il conclut :
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capables de donner aux documents de Saint-Domingue (Gutiérrez, 1993).
À mi-chemin entre ces deux pôles opposés qui n’en partagent pas moins quelques jugements importants, nombre de théologiens de la libération adoptent un ton ambivalent. Pablo Richard (1992), par exemple, exprime certes des vues positives – SaintDomingue aurait renforcé le sentiment d’identité et la conscience d’être une Église du Sud –, mais il estime que la nouvelle orientation est contradictoire : dans la mesure où la « nouvelle évangélisation » dont il est question dans ce texte est réfléchie en termes christologiques et ecclésiologiques, elle est le produit d’un « fondamentalisme romain » qui ne diffère pas sensiblement de celui de nombre de sectes protestantes d’Amérique latine. En revanche, dans la mesure où cette évangélisation est reflétée dans la pratique par les choix de progrès humain, culturel et pastoral, elle est l’expression de la conscience la plus authentique et la plus profonde de l’Église latino-américaine. La plupart des écrits que Pablo Richard a consacrés à Saint-Domingue sont en fait un choix des meilleurs passages du document, destinés à servir de directives aux agents de pastorale progressistes. En fait, et cette opinion est commune aux trois théologiens, le sens ultime de Saint-Domingue dépendra de la réception et de l’interprétation que lui donneront dans les années à venir les différentes Églises latino-américaines. En conclusion, nous dirions qu’il est difficile, sinon impossible, de prévoir aujourd’hui, en ce début de XXIe siècle, quel sera l’avenir du christianisme de la libération en Amérique latine. Cela dépend de plusieurs variables inconnues, dont l’identité du prochain pape ou le type de mouvement social ou révolutionnaire qui verra le jour sur ce continent. On ne saurait exclure, bien entendu, l’affaiblissement, le déclin ou même la disparition du mouvement – même si, comme nous l’avons vu, ce n’est guère le cas en ce moment. Quoi qu’il en soit, ce courant a déjà laissé son empreinte sur l’histoire de l’Amérique latine dans la seconde moitié du XXe siècle. Il a été l’un des principaux protagonistes des plus importants mouvements des cinquante dernières années, notamment au Brésil et en Amérique centrale. Le christianisme de la libération a forgé sur ce continent la culture religieuse et politique de plusieurs générations de militants chrétiens, dont la plupart ne renonceront pas à leurs convictions
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éthiques et sociales profondément enracinées. Il a en outre contribué à la naissance d’un grand nombre de mouvements sociaux et politiques non confessionnels, des associations locales dans les favelas aux partis ouvriers ou aux fronts de libération. Ceux-ci sont indépendants de l’Église et possèdent désormais leur dynamique propre. C’est ainsi que le grain semé par le christianisme de la libération dans le terreau fertile de la culture religieuse et politique latino-américaine continuera à germer au cours des prochaines années, et peut encore nous réserver bien des surprises. POST-SCRIPTUM 2016
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Avec l’élection de Jorge Mario Bergoglio au rang de pape – premier pontife latino-américain dans l’histoire de l’Église catholique romaine – s’ouvre un nouveau chapitre de l’histoire des relations entre le Vatican et la théologie de la libération. Lorsqu’il était archevêque de Buenos Aires et cardinal, Bergoglio était connu pour son humilité, son engagement en faveur de la justice sociale et pour son conservatisme doctrinal. Durant la dictature militaire, alors général des Jésuites d’Argentine, il ne fut pas complice du régime, mais « pécha par omission » en ne s’opposant pas aux militaires. On ne s’étonnera donc pas que la même congrégation qui avait élu quelques années auparavant le très conservateur Joseph Ratzinger, élise en Jorge Mario Bergoglio au trône de Pierre. Cependant, à peine élu, le nouveau pape François – nom qu’il a choisi en hommage au saint qui incarne, dans l’Église, la revendication de la pauvreté – a pris une série d’initiatives assez innovatrices et surprenantes. La première fut l’invitation au Vatican faite à Gustavo Gutiérrez en septembre alors que paraissait dans L’Osservatore Romano, le quotidien du Vatican, une critique élogieuse d’un de ses livres récemment publié en Italie. Il convient ici de rappeler que Bergoglio fut assez influencé par un de ses professeurs, le jésuite Juan Carlos Scannone – cité à plusieurs reprises dans les encycliques du nouveau pape. Scannone est le représentant d’une variante argentine, non marxiste, de la théologie de la libération : la théologie du peuple. Autre signe, également important, est le geste symbolique de la béatification en février (et la canonisation le octobre
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) de Mgr Óscar Romero, l’archevêque de San Salvador assassiné par les militaires en . Une autre initiative inédite furent les deux rencontres du pape avec les mouvements sociaux – dont le MST –, la première à Rome en octobre et la seconde à Santa Cruz en Bolivie en juillet . Dans le discours qu’il prononça à cette occasion, François fut beaucoup plus radical que ses prédécesseurs sur le système économique qui « impose la logique du profit à n’importe quel prix », conduisant à l’exclusion sociale et à la destruction de la nature. Empruntant implicitement l’un des thèmes de la théologie de la libération, il critiqua l’idolâtrie du capital : Derrière tant de douleur, tant de mort et de destruction, on sent l’odeur de ce que Basile de Césarée – l’un des premiers théologiens de l’Église – appelait « le fumier du diable » ; le désir sans retenue de l’argent qui commande. C’est cela le fumier du diable. Le service du bien commun est relégué à l’arrière-plan. Quand le capital est érigé en idole et commande toutes les options des êtres humains, quand l’avidité pour l’argent oriente tout le système socio-économique, cela ruine la société, condamne l’homme, le transforme en esclave, détruit la fraternité entre les hommes, oppose les peuples les uns aux autres, et comme nous le voyons, met même en danger notre maison commune, la sœur et mère terre (François, 2015b).
Dans ce discours, on retrouve un autre thème fondamental de la théologie de la libération qui était alors peu présent dans les encycliques et les déclarations du nouveau pape : les pauvres comme acteurs de leur propre libération. Comme le dit le pape : Vous, les plus humbles, les exploités, les pauvres et les exclus, vous pouvez et faites beaucoup. J’ose vous dire que l’avenir de l’humanité est, dans une grande mesure, entre vos mains, dans votre capacité de vous organiser et de promouvoir des alternatives créatives, dans la recherche quotidienne des trois « T », d’accord ? (travail, toit, terre) et aussi, dans votre participation, en tant que protagonistes, aux grands processus de changement, changements au niveau national, changements au niveau régional et changements au niveau mondial. Ne vous sous-estimez pas ! […] Vous êtes des semeurs de changement (François,2015b).
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Dans son encyclique sur le thème de l’écologie, Laudato si’, nous retrouvons une critique radicale de l’idolâtrie de l’argent et de la perversité du système économique actuel, responsable à la fois de l’augmentation de la pauvreté et de la destruction de la nature (François, 2015a). On voit dans ce document important l’influence des idées écologiques et spirituelles de Leonardo Boff. Tout ceci ne veut bien évidemment pas dire que le pape s’est converti à la théologie de la libération, mais il s’agit sans aucun doute d’un changement profond du rapport à cette théologie après le rejet, la dénonciation et la répression qui ont caractérisé les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI. L’avenir nous dira si, dans ces conditions, le christianisme de la libération fleurira à nouveau.
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Annexe LES ORIGINES SOCIO-RELIGIEUSES DU MOUVEMENT DES SANS-TERRE
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Le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST), un des plus importants mouvements sociaux d’Amérique latine, est un des meilleurs exemples de l’impact social du christianisme de la libération. Dans son célèbre essai sur les mouvements ruraux « primitifs » et millénaristes, l’historien Eric Hobsbawm part de la constatation que l’apparition du capitalisme, l’introduction du libéralisme économique et des rapports sociaux de marché ont représenté pour les sociétés rurales traditionnelles une véritable catastrophe, un authentique cataclysme social qui ont désarticulé et défait ces sociétés. Les révoltes paysannes de masse contre le nouvel ordre qu’elles considèrent insupportablement injuste revêtent souvent une forme millénariste (Hobsbawm, 1966 : 17, 8283, 136-137). Le millénarisme peut se convertir en point de départ d’un véritable mouvement social moderne, comme ce fut le cas des ligues paysannes siciliennes de à . Ce mouvement était millénariste en ce que le socialisme prôné par les ligues était, aux yeux des paysans siciliens, une nouvelle religion, la véritable religion du Christ – trahie alors par le clergé de connivence avec les riches –, qui annonçait l’avènement d’un monde nouveau, délivré de la pauvreté, de la faim et du froid, selon la volonté de Dieu. Un ensemble de croyances et d’images pieuses était associé aux ligues paysannes au sein desquelles on notait une participation importante des femmes. Ces ligues se développèrent très rapidement entre et , avant d’être écrasées par une dure répression. Les paysans qui les constituaient étaient poussés par la croyance messianique que l’irruption d’un nouveau royaume de justice était imminent (Hobsbawm, 1966 : 117-118). Les pratiques d’organisation modernes des socialistes permirent, malgré la défaite de , à des mouvements paysans permanents
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de s’enraciner en Sicile : « Leur vieil enthousiasme millénariste a pris une forme plus durable : l’allégeance permanente et organisée à un mouvement social-révolutionnaire moderne. » Cette évolution ne fut pas, de l’avis de Hobsbawm, une simple substitution du passé par le moderne, mais plutôt un type d’intégration dialectique entre les deux termes : l’expérience sicilienne « montre que le millénarisme n’est pas forcément un phénomène temporaire mais peut, dans des conditions favorables, être le fondement d’une forme de mouvement permanente et extrêmement résistante » (Hobsbawm, 1966 : 122). On peut appliquer mot pour mot cette analyse de l’historien britannique au MST du Brésil, fondé en , à la différence près que le rôle des agriculteurs socialistes siciliens du XIXe siècle est ici joué par les agents de pastorale de l’Église catholique brésilienne, inspirés de manière inédite par le socialisme chrétien et la théologie de la libération. Totalement séculier et non confessionnel, le MST prend sa racine dans la culture socio-religieuse du christianisme de la libération. On ne peut comprendre son origine sans évoquer le rôle de l’Église brésilienne et, en particulier, de la Commission pastorale de la Terre. Parmi toutes les structures liées à l’Église, peu incarnent l’option prioritaire pour les pauvres de manière aussi radicale et conséquente de la CPT.Vaste réseau composé aussi bien de membres du clergé – religieux, prêtres et quelques évêques – que des laïcs de tout type – théologiens, chercheurs, biblistes, sociologues et surtout des agents de pastorale originaires de zones rurales –, la CPT a été une formidable école d’agents paysans 51. Initialement établie dans la zone géographique du Nord-Amazonie-Nordeste, elle s’étendit peu à peu dans l’ensemble du territoire. Grâce au lien qui la relie à la Conférence nationale des évêques du Brésil, la CPT a joui d’une grande autonomie face aux structures paroissiales locales et n’était pas soumise au bon vouloir des évêques de chaque région (Mainwaring, 1986 : 171-181 ; Germany Gaiger, 1987 : 34). Nombre d’agents de pasto-
51 Le chercheur brésilien Luiz Inácio Germany Gaiger (1987 : 58-60) considère que les agents de pastorale de la CPT répondent au rôle d’« intellectuels organiques » (dans le sens gramscien) du mouvement paysan à son origine. Les évêques les plus actifs dans le soutien de la CPT furent dom Moacyr Grechi (président de la CPT), dom Pedro Casaldáliga (évêque de São Felix do Araguaia), dom Tomás Balduino (évêque de Goiás) (Beozzo, 1994 : 129-130).
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rale et de membres du clergé – le Père Josimo Morais Tavares, initiateur de la CPT dans la région de Bico do Papagaio (Pará), n’est qu’un des exemples connus – ont payé de leur vie leur engagement actif et intransigeant au sein de la CPT aux côtés des travailleurs ruraux pour leurs droits. Le millénarisme de la CPT – comme celui des communautés ecclésiales de base ou du christianisme de la libération en général – se traduit dans une utopie socio-religieuse du « Royaume de Dieu » où celui-ci n’est pas une vision transcendante projetée dans un autre monde, mais bien une société nouvelle ici-bas, fondée sur l’amour, la justice et la liberté. Cependant, contrairement au millénarisme traditionnel, le « Royaume » dont il s’agit ici n’est pas imminent, mais il est le fruit d’une longue marche – caminhada est le mot brésilien – vers la Terre promise selon le modèle biblique de l’Exode. Les luttes sociales actuelles sont interprétées théologiquement comme des étapes qui préfigurent et annoncent le Royaume. Une lecture de la Bible innovatrice et attentive à l’histoire sociale qu’elle recèle est l’un des éléments formateurs décisifs de ce millénarisme sui generis et de sa transmission aux segments populaires, comme par exemple dans le livre illustré du bibliste bénédictin Marcelo de Barros Souza (1983), A Bíblia e a luta pela terra. La critique des conséquences sociales dramatiques liées à l’introduction du capitalisme dans l’organisation des campagnes – qui a apporté avec lui la faim, l’expulsion des paysans, la paupérisation, l’exode rural – est l’une des caractéristiques centrales de la culture socio-religieuse de la CPT, et que l’on retrouve intégralement dans le MST. La CPT dénonce également la politique de « modernisation » autoritaire des militaires et leurs projets pharaoniques, et proteste contre l’orientation néolibérale des gouvernements civils néolibéraux qui succédèrent à partir de au régime militaire. Partant du postulat fondamental du christianisme de la libération, selon lequel les pauvres sont les sujets de leur propre histoire, la CPT s’est donné comme objectif de renforcer l’autoorganisation des travailleurs ruraux. Respectant l’autonomie et la sécularisation des mouvements sociaux, elle récuse la conception cléricale traditionnelle du syndicat – ou du parti – « chrétien ». Il s’agit simplement d’aider, d’encourager, d’appuyer les efforts déployés par les travailleurs agricoles pour s’organiser et
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de les protéger de la répression policière ou de celle des hommes au service des grands propriétaires fonciers. Comme l’écrivait Sérgio Antônio Görgen (1987 : 67-68), frère franciscain et l’un des principaux dirigeants de la CPT dans l’État de Rio Grande do Sul : La CPT ne se substitue pas à une organisation de classe. Elle tente de contribuer, de conseiller, d’aider à la conscientisation, d’améliorer les formes d’organisation, d’étudier scientifiquement les faits, mais elle ne se substitue pas aux organisations représentatives des travailleurs.
Cependant, dans la pratique, la distinction entre assessorar (« conseiller ») – verbe riche de significations en brésilien – et « diriger » n’est pas toujours facile à établir. Des tensions et des conflits sont apparus au cours des années de formation du MST entre cette organisation autonome et quelques membres du clergé de la CPT 52. Le MST s’est constitué au long des années -, initialement dans quelques États du sud du Brésil, pour s’étendre ensuite à l’ensemble du pays. Dès le début – le combat épique du campement de l’encruzilhada Natalino (« croisement Natalino ») : mille jours d’affrontement avec les militaires, les autorités locales et nationales (-) –, le mouvement eut recours à de nouvelles méthodes de lutte : les occupations « illégales » de terres improductives, l’établissement de campements autogérés démocratiquement. Fréquemment, les Sans-Terre étaient brutalement expulsés par la police militaire, mais, dans certains cas, la forte visibilité de ces occupations et le soutien de l’Église, des syndicats et des partis de gauche obligèrent le gouvernement à négocier. La rencontre régionale qui eut lieu en au sud, à Cascavel (Paraná), la première organisée par les militants eux-mêmes et non par la CPT, fut une étape importante dans la constitution du mouvement. Parmi les résolutions adoptées, on relève une déclaration d’autonomie vis-à-vis de la CPT et de tout autre organisme ainsi que la définition des objectifs du mouvement : la réforme agraire et l’élaboration d’une société nouvelle « juste et égalitaire, différente du capitalisme ». Le MST fut officiellement 52
Entrevue de l’auteur avec Sérgio Görgen, 5 juin 1999.
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Entrevue avec Sérgio Görgen, 5 juin 1999.
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fondé à Curitiba (capitale de l’État de Paraná) en janvier , lors du premier Congrès des associations de paysans sans terre, en présence de mille cinq cents délégués venus de la plupart des États du Brésil. Le document final dénonce le « Statut de la terre » édicté par les militaires, car il est capitaliste, antipopulaire et favorable à la concentration de la propriété foncière. La CPT apporta une contribution décisive à ce processus d’autoorganisation, mais, à mesure que le mouvement s’émancipait de ses « conseillers » (assessores), des tensions inévitables apparurent. Quelques membres du clergé et quelques évêques n’acceptaient pas que le MST échappe totalement à leur amicale sollicitude et qu’il ne suive plus leurs conseils raisonnables. La question de la « violence » cristallise les désaccords. Par exemple, à l’occasion de l’occupation du domaine Annoni (Rio Grande do Sul), quaranteneuf évêques progressistes – participant à la IVe Rencontre interecclésiale des CEB en juillet – publièrent une déclaration de soutien à l’occupation, mais ils insistèrent beaucoup sur son caractère pacifique et mirent le mouvement en garde, en termes voilés, contre une « explosion de violence » qui aurait pour conséquence une « répression sanglante » (Görgen, 1987 : 76). Petit à petit, les dirigeants de la CPT et la majorité des évêques qui lui étaient proches se résignèrent à se séparer du MST, continuant d’apporter au mouvement un soutien important et respectant son autonomie 53. Le MST se constitua alors en mouvement indépendant – et fort jaloux de son indépendance ! –, séculier et non confessionnel, ouvert aux catholiques et aux protestants, aux croyants et aux non-croyants ; il est utile d’ajouter ici que ces derniers sont peu nombreux dans les zones rurales et se rencontrent surtout parmi les nombreux militants politiques qui coopèrent avec le MST. Malgré cette « déconfessionnalisation », ce n’est un secret pour personne que la grande majorité des militants actifs du MST proviennent de la CPT et des CEB ; certains conservent des liens avec leur structure d’origine, mais tous tirent du christianisme de la libération et de sa culture socio-religieuse la motivation éthique la plus profonde de leur engagement. Observons maintenant la question du millénarisme ou, comme on dit au Brésil, de la « mystique » du MST. Selon Eric Hobsbawm
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(1966 : 123), le
millénarisme ne doit pas être considéré comme « la touchante survivance d’un passé archaïque, mais [comme] un phénomène extrêmement utile que les mouvements politiques et sociaux modernes peuvent utiliser pour accroître leur rayonnement et laisser leur marque sur les hommes et les femmes qui ont été touchés par leur doctrine ». La conclusion qu’il propose à la fin du chapitre consacré aux ligues paysannes siciliennes revêt, évidemment, une portée historique, sociale et politique plus large et universelle : Lorsqu’il est « attelé » à un mouvement moderne, le millénarisme peut non seulement devenir politiquement efficace ; il peut aussi le devenir sans perdre ce zèle, cette ferveur, cette inébranlable confiance en un monde meilleur et cette générosité émotive qui le caractérisent même sous ses formes les plus primitives (Hobsbawm, 1966 : 124).
Une fois encore, nous sommes ici très proches de l’univers moral du MST brésilien. L’utopie socio-religieuse du christianisme de la libération est présente, de manière implicite ou explicite, dans les nombreux rituels qui animent la vie et les luttes dans les campements du MST : célébrations, processions, marches, chants, discours. Ces rituels, organisés par les cadres et les militants du mouvement – dont la majeure partie se réclame de la théologie de la libération – sont bien acceptés par la population paysanne, bien que celle-ci soit plus proche d’une religiosité populaire (catholique) traditionnelle – la croyance au pouvoir magique des saints – que de la théologie nouvelle. On note également une minorité de membres d’Églises néo-pentecôtistes, un peu diluée dans le groupe principalement catholique et politisé des campements qui est intéressée à la lutte pour la terre. Il existe en outre deux autres minorités, moins importantes encore : celle des catholiques d’origine européenne et plus « romanisée » (dans le sens où ils suivent strictement les orientations du Vatican) et celle des luthériens historiques, qui sont plus proches de la théologie de la libération (Görgen, 1997). En outre, la « mystique » – non dans l’acception strictement religieuse du terme, mais dans le sens plus large formulé par Charles Péguy – marque l’ensemble de la culture sociopolitique séculière du MST. Le terme est employé par les
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militants eux-mêmes pour décrire une morale intransigeante, l’engagement émotionnel, la dévotion à une cause au risque de sa propre vie, l’espoir d’une transformation sociale radicale. La mystique du mouvement se manifeste, écrit João Pedro Stedile (1997 : 105), un des principaux dirigeants du MST, dans « les symboles de notre culture, dans nos valeurs, dans la conviction qu’il convient de lutter » et, surtout, dans la croyance « en la possibilité d’une société plus juste et plus fraternelle ». Cette mystique laïque, ce millénarisme profane se retrouvent dans les rituels, les textes, les discours et dans la formation politique des militants du mouvement. Ils représentent une sorte d’investissement de l’« énergie croyante » des militants dans l’utopie révolutionnaire du MST. La foi obstinée dans l’avènement d’une société nouvelle, « différente du capitalisme » – un équivalent du « Royaume » –, n’empêche aucunement le MST d’agir selon une rationalité parfaitement moderne, cherchant des objectifs immédiats et concrets, négociant, en position de force, avec les autorités et s’organisant en coopératives agricoles rentables et productives. Cette synthèse bien aboutie d’utopie et de réalisme a, sans aucun doute, contribué à ce que le MST ne soit pas uniquement l’expression organisée de la lutte des pauvres des campagnes pour une réforme agraire radicale, mais, plus largement, la référence centrale de toutes les forces de la « société civile » brésilienne – syndicats, Églises, partis de gauche, associations, professionnels et universités qui luttent contre le néolibéralisme.
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Annexe LA FRENCH CONNECTION LA CONTRIBUTION D E L A C U LT U R E C AT H O L I Q U E F R A N Ç A I S E AU C H R I S T I A N I S M E D E L A L I B É R AT I O N AU B R É S I L 54
54 Une version différente de cet essai, rédigée en collaboration avec Jesús GarcíaRuiz, directeur de recherche au CNRS, a été publiée sous le titre « Les sources françaises du christianisme de la libération au Brésil », Archives des sciences sociales des religions, vol. 97, 1997, pp. 9-32.
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Vers - se manifeste, au sein de la Jeunesse universitaire chrétienne, puis dans d’autres secteurs de l’Église, un courant novateur désigné à l’époque de « gauche chrétienne », qui va introduire une façon profondément originale de « voir, juger, agir ». C’est cette expérience – elle va se poursuivre, dans des conditions difficiles, sous le régime militaire établi en – qui servira d’inspiration et de point de départ à la formation du christianisme de la libération. Pourquoi ce mouvement est-il né d’abord au Brésil ? Comment expliquer qu’il a eu plus de succès dans ce pays que dans les autres en Amérique latine ? Il existe plus de communautés ecclésiales de base au Brésil que dans le reste du continent, et dans aucun autre pays la majorité de la Conférence des évêques n’a manifesté, de façon prudente certes, sa sympathie pour la théologie de la libération. Cette « différence » est le produit, comme nous l’avons vu plus haut, de différentes causes historiques, mais une des plus importantes est, à mon avis, le lien privilégié existant entre l’Église catholique française et la brésilienne. Tandis que dans le reste de l’Amérique latine les Églises locales dépendaient des Églises espagnole et italienne, celle du Brésil, qui ne peut pas recevoir une aide suffisante du Portugal, s’est progressivement liée, à partir du XIXe siècle, à l’Église française. Or, la France est, depuis la fin du XIXe siècle, un pays où se développe, au sein du catholicisme, un courant critique, anticapitaliste attiré par le socialisme, qui va de Charles Péguy à la
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des années soixante, en passant par Emmanuel Mounier, les Chrétiens révolutionnaires du Front populaire, Témoignage chrétien, la revue Esprit, la JEC et la JUC, etc. Dans les années cinquante, on trouve une très grande effervescence dans l’Église française, où apparaissent les courants théologiques conduisant au concile Vatican II (Henri de Lubac, Yves Congar, Christian Duquoc), ainsi que d’autres tendances à sensibilité sociale comme les prêtres ouvriers ou Économie et Humanisme. Rien de comparable (sauf exception) en Espagne ou en Italie ! Il n’est donc guère étonnant que l’Église latino-américaine la plus proche du catholicisme français soit aussi celle qui connaît la plus grande ouverture et radicalisation. La plupart des travaux publiés – au Brésil ou aux États-Unis – sur l’évolution religieuse et politique du catholicisme brésilien au cours des années cinquante et soixante reconnaît l’importance des sources françaises dans ce processus. Par exemple, selon Thomas Bruneau (1974 : 95), auteur états-unien d’un ouvrage bien connu sur la transformation politique de l’Église brésilienne, l’Action catholique et la JUC étaient guidées par CFDT
un groupe de clercs jeunes et très progressistes, dont la plupart avaient été formés en Europe. Ce groupe inclut des figures comme le père Henrique [de Lima] Vaz, le père Luís Sena, le père Emery [sic] Bezerra, les religieux Carlos Josaphat et Mateus Rocha et le Français Thomas [sic] Cardonnel 55 ; ils étaient les prêtres les plus actifs et progressistes au Brésil à cette époque. Grâce à eux ont été introduites dans le mouvement les lignes avancées de la théologie européenne, surtout française, associée aux noms de Louis-Joseph Lebret, Emmanuel Mounier, M[arie]-D[ominique] Chenu, Henri de Lubac, etc.
Cependant, jusqu’ici, il n’existe, à ma connaissance, aucune étude spécifique sur le rôle de ces sources françaises dans le tournant de l’Action catholique brésilienne. La présente tentative n’est qu’un premier coup de sonde, assez partiel et fragmentaire dans ce vaste domaine, qui devrait être suivi par des travaux plus détaillés et systématiques.
55 Le père Berezza se prénomme Almery (et non Emery), le père Cardonnel, Jean (et non Thomas).
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56 Voir Goldmann (1966 : 97) : « Il est bon de dire ici, une fois pour toutes, que les influences de toute nature expliquent peu de chose […] à cause de deux réalités évidentes : le choix et les déformations. Précisons : à n’importe quel moment de l’histoire, tout écrivain ou penseur et, de même, tout groupe social trouve[nt], autour de soi, un nombre considérable d’idées, de positions religieuses, morales, politiques, etc., qui constituent autant d’influences possibles et, parmi lesquelles, il choisit un seul ou un petit nombre de systèmes dont il subira réellement l’influence. […] D’autre part, l’activité du sujet individuel et social s’exerce, non seulement dans le choix d’une pensée dans laquelle il se retrouve, mais aussi dans les transformations qu’il lui fait subir. »
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Examiner attentivement cette connexion franco-brésilienne ne signifie pas que l’on veuille expliquer la radicalisation du catholicisme brésilien du début des années soixante par l’« influence » de l’Église française. Comme le soulignait Lucien Goldmann, l’influence n’explique rien : au contraire, elle doit être ellemême expliquée par certaines conditions sociales et historiques qui déterminent un choix 56. Les Brésiliens ont pour ainsi dire « choisi » leurs sources, sélectionné leurs références, en s’intéressant de préférence aux manifestations les plus radicales et souvent « hétérodoxes » du catholicisme français. Tout mouvement social et culturel « invente » d’une certaine façon ses sources, son origine, ses prophètes et inspirateurs, et les réinterprète en fonction de ses besoins. S’il fallait résumer en une phrase l’élément commun des diverses manifestations catholiques françaises qui ont été largement utilisées au Brésil à l’époque, ce serait une critique éthico-religieuse du capitalisme comme système « intrinsèquement pervers ». Bien sûr, ces textes français n’ont été lus et discutés que par une avant-garde intellectuelle au sein du catholicisme brésilien : les étudiants de la JUC et leurs aumôniers, les dominicains, quelques autres prêtres, religieux et intellectuels laïques, ainsi qu’un petit nombre d’évêques. Mais cette avant-garde exerçait, grâce à l’Action catholique, au Mouvement d’éducation de base et à d’autres mouvements chrétiens laïques, une influence sociale non négligeable. On peut situer le moment de gestation de ce christianisme radical au Brésil à la fin des années cinquante. Examinons le rôle de certains éléments de la culture catholique française dans la fermentation des idées nouvelles qui a lieu à cette époque.
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LES SOURCES FRANÇAISES
LE MOUVEMENT ÉCONOMIE ET HUMANISME ET LE PÈRE LEBRET
Depuis son premier voyage au Brésil en , quand il a donné, deux mois durant, un cours d’Introduction générale à l’économie humaine à l’École libre de sociologie et politique de São Paulo, le père Lebret a exercé une influence croissante sur les milieux catholiques brésiliens. La filiale d’Économie et Humanisme fondée en à São Paulo – avec un nom à consonance terriblement technocratique : Société d’analyses graphiques et mécanographiques appliquées aux complexes sociaux (SAGMACS) ! – organisera (avec la participation active de Lebret) plusieurs enquêtes socio-économiques de terrain en , , et . Cette filiale sera un des principaux vecteurs de la pénétration du « tiers-mondisme catholique57 » de Lebret au Brésil, avec ses écrits, dont plusieurs furent traduits en portugais, notamment par les soins de la maison d’édition des dominicains brésiliens Duas Cidades à São Paulo : Princípios para a ação (), Dimensões da caridade (), Renovar o exame de consciência (São Paulo, ), Suicídio ou sobrevivência do Ocidente ? (), Manifesto por uma civilizaçião solidaria () 58. Les textes et les conférences de Lebret se situent dans le courant « développementiste » alors dominant au Brésil, mais ils lui donnent une coloration beaucoup plus sociale, en insistant sur le problème de la pauvreté et sur les conditions infra-humaines de vie des populations des favelas de Rio et de São Paulo. Contrairement aux autres idéologues du « développementisme », il va jusqu’à mettre en question la logique même du capitalisme. Par
57 Nous empruntons cette expression à l’ouvrage remarquable de Denis Pelletier (1996), qui consacre tout un chapitre aux recherches de la SAGMACS et à l’implantation brésilienne d’Économie et Humanisme.
Les informations sur les voyages de Lebret au Brésil nous ont été fournies par José Santa Cruz (entrevue du 5 octobre 1988), qui était à l’époque membre de l’ordre des dominicains, administrateur de la librairie et maison d’édition Duas Cidades, et proche ami du père Lebret. La liste des ouvrages de Lebret en portugais se trouve dans le bulletin de la Biblioteca Padre Lebret (São Paulo), no 5, mars-avril 1986. Selon Pelletier (1996 : 323), qui s’appuie sur l’entrée du journal de Lebret du 17 février 1961, l’édition brésilienne de Suicide ou survie de l’Occident ?, tirée à cinq mille exemplaires en 1960, a été épuisée en quelques mois. D’autres ouvrages ont été traduits plus tard, mais je me limite ici à la période des années 1950-1962, qui est celle de la genèse de la « gauche chrétienne » au Brésil. 58
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exemple, dans une conférence donnée à São Paulo en août , il affirme :
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59 Entrevue de l’auteur avec José Santa Cruz (São Paulo, 5 octobre 1988), qui estime que la revue française Économie et Humanisme comptait quelque cent cinquante abonnés pendant les années 1950.
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Économie et Humanisme influencera profondément la pensée de l’évêque de Rio dom Helder Câmara, qui considérait Lebret comme un véritable prophète, et des intellectuels catholiques connus comme Alceu Amoroso Lima et Candido Mendes. Parmi ses partisans, on trouve aussi les dominicains, notamment à São Paulo, comme Frei Benevenuto de Santa Cruz, principal collaborateur brésilien de Lebret, ou le théologien et bibliste Frei Gorgulho, ainsi que les principaux cadres de la JUC depuis le début des années cinquante (Plínio de Arruda Sampaio, Francisco Whitaker) jusqu’en - (Luiz Eduardo Wanderley et Vinícius Caldeira Brant). Il propose aux jeunes jucistes de sortir des murs de l’université pour enquêter sur les conditions de vie des travailleurs et des habitants des favelas. Lebret dialogue également, dans le couvent des dominicains, avec les plus importants représentants intellectuels de la gauche non communiste – ou, pour utiliser leur propre définition, non stalinienne – comme Antonio Candido, Mario Pedrosa, Azis Simão, Josué de Castro, Paulo Emílio Salles Gomes 59. Lebret a aussi joué un rôle important en contribuant à « dédiaboliser » le marxisme aux yeux de beaucoup de catholiques brésiliens. Dans plusieurs de ses ouvrages, et dans ses conférences à São Paulo, les analyses marxistes sont présentées objectivement et même, jusqu’à un certain point, valorisées. C’est le cas par
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Pour certains, l’économie humaine est considérée comme une économie purifiée dans laquelle on cherche à atténuer les défauts du régime capitaliste dans ses diverses phases. Pour en diminuer les maux humains, les fléaux sociaux, on applique la panacée du social. […] Mais le régime lui-même continue à produire la misère humaine et l’aliénation. Le palliatif du social en s’attaquant plus aux effets qu’aux causes se montre inefficace devant l’étendue des maux sociaux et n’empêche pas les poussées révolutionnaires. […] Au lieu d’agir sur les maux sociaux, il faut s’en prendre à leurs causes, à toutes leurs causes (Lebret, 1955 : 8).
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exemple du cours d’économie humaine qu’il a donné à l’École libre des sociologie et politique de São Paulo en avril , où le marxisme est décrit dans les termes suivants : Il n’est ni une théorie sans consistance, ni une organisation sans pensée. Il est l’expression partiellement admirable et partiellement redoutable d’un courant bien caractérisé d’aspirations de multitudes désorientées qui veulent reprendre espérance […]. Le plus grand nombre des reproches qu’on lui adresse tombent à côté ; peu d’hommes ont pris le temps de l’analyser sérieusement, très peu sont capables de corriger ses déviations et de corriger ses imperfections (Lebret, s. d.).
Il va plus loin dans Suicide ou survie de l’Occident ?, dont le point intitulé « Le marxisme comme critique du capitalisme » reprend largement à son compte l’analyse marxienne de la plus-valeur comme fondement de l’exploitation du travailleur, ainsi que l’étude des contradictions de la production capitaliste, « dont le mobile […] est de faire de l’argent et non pas de satisfaire le besoin ». Lebret souligne que la critique du capital comme « argent qui fructifie » rappelle les positions traditionnelles de l’Église, et il reconnaît que les critiques du capitalisme par Marx (et même celles de l’impérialisme par Lénine !) sont partiellement exactes (Lebret, 1958 : 330-333 ; Souza, L. A. Gómez de, 1984 : 115117). Bien sûr, Lebret n’avait rien d’un marxiste : la civilisation de la fraternité dont il rêvait renvoyait dos à dos le capitalisme et le socialisme. Mais, comme le souligne José Santa Cruz, il a largement contribué à libérer les intellectuels et les étudiants catholiques de la peur du marxisme 60. Selon Francisco Whitaker, qui fut le président de la JUC brésilienne en -, c’est sous l’influence de Lebret que les étudiants catholiques ont intégré, dans leurs documents de , le concept de péché social qui allait être un point de départ essentiel de leur future radicalisation. Lebret a ainsi remplacé, au cours des années cinquante, Jacques Maritain comme source d’inspiration des milieux catholiques les plus ouverts. Toujours selon Whitaker, la JUC et, d’une façon générale, l’Action catholique brésilienne se sont divisées au cours des années cinquante, en deux tendances divergentes : celle des disciples de Maritain, qui 60
Entrevue citée avec José Santa Cruz.
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deviendront démocrates-chrétiens, et celle des disciples de Lebret et Mounier, qui prendra le chemin du socialisme 61. LE SOCIALISME PERSONNALISTE DE MOUNIER
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62 Entrevues avec Luiz Alberto Gómez de Souza, le 29 septembre 1988, et avec Alfredo Bosi, le 12 octobre 1988. Bosi mentionne, parmi les ouvrages de Mounier lus à cette époque, Les certitudes difficiles, De la propriété capitaliste à la propriété communautaire, Le personnalisme ainsi que la revue Esprit. Il publiera des articles sur Lebret et Mounier dans le journal de la gauche chrétienne, Brasil Urgente.
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61 Entrevues de l’auteur avec Francisco Whitaker, les 27 novembre 1986 et 16 septembre 1988. Comme la plupart des membres de la gauche chrétienne de cette époque, Whitaker se retrouve aujourd’hui au Parti des travailleurs brésilien.
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Les écrits de Mounier étaient connus au Brésil grâce à un recueil de textes publié au Portugal en : Textos escolhidos (Mounier, 1960). Au Brésil, La petite peur du XXe siècle est un des rares livres traduits avant le début des années soixante (Mounier, 1958). Cependant, beaucoup d’intellectuels et d’étudiants chrétiens, comprenant le français, ont lu ses ouvrages au cours des années cinquante. Ce qui frappe les lecteurs catholiques brésiliens de Mounier, c’est avant tout sa critique radicale du capitalisme comme système fondé sur l’anonymat du marché, la négation de la personnalité et l’« impérialisme de l’argent » ; une critique éthique et religieuse conduisant à la recherche d’une alternative, le socialisme personnaliste, qui reconnaît avoir « énormément à prendre dans le marxisme » (Mounier, 1950 : 52). Pour beaucoup de jeunes catholiques brésiliens des années cinquante, le socialisme de Mounier apparaît comme une alternative à la démocratie chrétienne de Jacques Maritain. Comme le raconte Luiz Alberto Gómez de Souza, dirigeant de la JUC en - et proche ami de Gustavo Gutiérrez, « j’ai découvert Mounier en lisant Feu la chrétienté et j’ai abandonné Maritain ». Alfredo Bosi, autre intellectuel catholique connu, souligne lui aussi l’importance, pour son évolution politique, de la polémique de Mounier contre Maritain, en ajoutant : « Il défendait un socialisme chrétien et avançait des propositions contre la propriété, qui allaient bien au-delà de la démocratie chrétienne, qui respectait la propriété privée 62. » Dans son livre sur l’histoire de la JUC brésilienne, Luiz Alberto Gómez de Souza rappelle que, dès , il fit publier dans le bulletin de la JUC à Belo Horizonte des extraits de Feu la chrétienté,
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avec une notice qui présentait Mounier comme « l’auteur qui a le plus profondément influencé la jeunesse de l’Action catholique en France, au Canada et en Belgique » (Souza, L. A. Gómez de, 1984 : 156). Cette sélection de textes parut sous le titre « O temporal, sacramento do Reino de Deus » et contenait les célèbres passages où Mounier refuse la distinction entre l’histoire sacrée et l’histoire profane pour affirmer qu’il n’existe qu’une seule histoire, celle de l’humanité en marche vers le royaume de Dieu. Rejetant Maritain, les militants de la JUC à São Paulo et Belo Horizonte choisirent, avec Mounier, une voie qui les conduisait, progressivement, vers un engagement personnaliste et socialiste. Mais c’est surtout vers la fin des années cinquante qu’il commence à jouer un rôle décisif pour toute une génération : selon le père Henrique de Lima Vaz (1963 : 288), un des principaux aumôniers de la JUC, au début des années soixante, Mounier était « le maître à penser le plus suivi de la jeunesse catholique brésilienne ». Si, pour une partie du clergé, Mounier était perçu comme une alternative chrétienne acceptable face au marxisme, pour beaucoup de jeunes militants, le socialisme personnaliste a été une introduction nécessaire au socialisme tout court et parfois une étape dans l’évolution vers le marxisme. L’ORDRE DES DOMINICAINS, CONGAR, CHENU, CARDONNEL, LES PRÊTRES OUVRIERS
Les liens profonds entre l’ordre des prêcheurs français et le brésilien sont un vecteur stratégique dans la constitution d’un champ religieux nouveau au Brésil. La présence de missionnaires français au Brésil et de séminaristes brésiliens dans les grands centres dominicains en France (Saint-Maximin, Saulchoir) assure une circulation intense entre les deux pays. Or, comme l’on sait, l’ordre des dominicains français était dans les années cinquante la pointe avancée du catholicisme français : c’est lui qui va défendre, en -, les prêtres ouvriers (dont de nombreux dominicains) attaqués par Rome – ce qui lui vaudra la punition des trois provinciaux et la condamnation de ses théologiens les plus connus, les pères Chenu et Congar (Poulat, 1980 ; Leprieur, 1989). Congar, Chenu et d’autres dominicains (Christian Duquoc) étaient attentivement lus et étudiés dans les séminaires domini-
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64 Dans une entrevue avec l’auteur (6 octobre 1988), Frei Gorgulho évoque sa figure charismatique, qui est passée par le Brésil « comme un éclair ».
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63 Certains renseignements ont été fournis à l’auteur par deux anciens dominicains, Ivo Lesbaupin (entrevue du 13 avril 1987) et Oswaldo Rezende (entrevue du 28 novembre 1987).
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cains au Brésil et constituaient une part substantielle de la culture religieuse des aumôniers dominicains qui allaient conseiller, orienter et « prendre en charge » la JUC. La nouvelle conception du rôle des laïcs dans l’Église, avancée par Yves Congar (1953) dans Jalons pour une théologie du laïcat, a sans doute servi à légitimer, parmi ces aumôniers et parmi les jeunes militants catholiques, l’importance et l’autonomie de ce mouvement par rapport à la hiérarchie (Souza, L. A. Gómez de, 1984 : 132-134 ; Beozzo, 1984 : 56-57) 63. La volonté de la gauche catholique brésilienne de s’engager aux côtés des travailleurs a trouvé une importante source d’inspiration dans l’expérience française des prêtres ouvriers, connue grâce aux ouvrages de Marie-Dominique Chenu, notamment Pour une théologie du travail (Chenu, 1955), et surtout grâce à la présence, au Brésil, de nombreux missionnaires dominicains ayant participé à cette initiative. Peu de dominicains français venus au Brésil ont autant influencé la gauche catholique que Jean Cardonnel. Son bref séjour de décembre à la fin a électrisé l’atmosphère et contribué à radicaliser les esprits. Sa prédication de style prophétique, sur des thèmes comme l’argent et la pauvreté, ses liens avec les jeunes de la JUC l’ont mis en conflit avec la hiérarchie brésilienne, notamment Mgr Jaime de Barros Câmara, l’évêque conservateur de Rio. Charles Antoine (1971 : 44), dans son histoire de l’Église brésilienne contemporaine, le présente comme un des hommes qui marquent le commencement de la nouvelle décennie et contribuent au grand virage de la jeunesse catholique brésilienne 64. Quelques-uns de ses articles ou conférences brésiliens ont été par la suite publiés en France : Cardonnel dénonce le « blasphème structurel » que représente le contraste entre les taudis infâmes des favelas et le « luxe insultant des banques », ces « palais somptueux où s’accumule l’argent ». À l’occasion du er mai, il insiste sur la solidarité des chrétiens avec l’émancipation des ouvriers : « Les travailleurs doivent s’unir contre la puissance, contre
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l’envie humaine de dominer les autres, et la colère des pauvres, capable d’assumer une saine violence, peut traduire concrètement l’exigence d’un monde d’amitié entre les hommes. » Critiquant les formes intégristes de la religion, pour lesquelles Dieu est le garant de toutes les hiérarchies, il ne craint pas de rendre hommage à la critique marxiste : Parce que Marx et Engels ont toujours rencontré la religion sous cet aspect, parce qu’une foule d’hommes la découvrent effectivement ainsi, ils la dénoncent avec raison comme la source des aliénations. Elle vide l’homme de sa substance, de sa dignité, elle le force à se retirer de lui, de son humanité, elle le rend étranger à lui-même.
Enfin, anticipant un thème essentiel de la théologie de la libération, il célèbre l’Exode comme démonstration prophétique de « la constante possibilité de renversement du faux ordre éternel ». La Bible nous apprend que « la libération des hommes est possible, puisque le plus humilié de tous les peuples de la terre passe de l’oppression à la liberté » (Cardonnel, 1962b : 39, 91, 103 ; 1963 : 82-83). Les articles de Cardonnel sont publiés en dans O Metropolitano, organe officiel de l’Union métropolitaine des étudiants dirigée par une coalition entre la JUC et la gauche, et réédités en dans un recueil, Cristianismo hoje, par deux dirigeants de la JUC, Luiz Alberto Gómez de Souza et Herbert José de Souza. Un de ces textes, particulièrement radical (qui n’est pas repris dans la version française de ses sermons), aura un retentissement considérable dans la gauche chrétienne brésilienne. Intitulé « Deus não é mentiroso como certa paz social » (« Dieu n’est pas un menteur comme une certaine paix sociale ») 65, il affirme : Nous ne pouvons jamais insister suffisamment sur le besoin de dénoncer l’harmonie naturelle, la collaboration de classe. Dieu n’est pas aussi malhonnête, aussi mensonger comme un certain type de paix sociale, qui consiste dans l’acceptation de toute injustice comme naturelle. La violence n’est pas seulement le fait des révolutions. Elle caractérise aussi le maintien d’un faux ordre (Cardonnel, 1962a : 21). Les historiens de la gauche chrétienne (Emanuel de Kadt, Thomas Bruneau) mentionnent cet article, qui a sans doute frappé l’imagination des contemporains.
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LE MARX DE CALVEZ
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66 Dans un autre passage de l’article mentionné, Cardonnel (1962a : 21) écrivait : « Avant de prendre position face à une idéologie de la lutte de classe, il faut reconnaître le fait de la lutte de classe. Les travailleurs des villes et des campagnes n’ont pas, à proprement parler, l’initiative de ce combat, qui leur est pratiquement imposé par les détenteurs du capital et du pouvoir. » Voir à ce sujet Alves, M. Moreira (1974 : 120-123) et Kadt (1970 : 64).
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En , une maison d’édition portugaise traduit et publie en deux volumes le monumental ouvrage du jésuite Jean-Yves Calvez sur la pensée de Karl Marx. Ce livre sera avidement étudié par toute la génération de religieux et de militants laïques autour de l’Action catholique brésilienne. Le livre de Calvez se voulait à la fois une présentation objective et fidèle de la théorie philosophique, politique et économique de l’auteur du Capital et une critique nuancée de celle-ci au nom de la pensée chrétienne. Comme l’observe l’auteur lui-même, il a essayé de restituer, avec le maximum de cohérence, le raisonnement de Marx, en le suivant pas à pas dans ses recherches, et en prenant au sérieux ses critiques de l’aliénation et de l’exploitation capitaliste – tout en soulignant, en dernière analyse, les contradictions inhérentes à cette pensée (Calvez, 1956 : 237, 238, 331).
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En juillet , Cardonnel participe avec le jésuite Henrique de Lima Vaz à une réunion des dirigeants de la JUC et du journal étudiant O Metropolitano (Vinícius Caldeira Brant, Carlos Diegues) et des intellectuels catholiques (Raul Landim Filho, Antônio Octávio Cintra), en vue de la fondation d’un équivalent brésilien de la revue Esprit. La tentative échouera alors, et le projet ne sera réalisé que bien plus tard, en , avec le lancement de la revue Paz e Terra (Beozzo, 1984 : 109). Les articles et conférences de Cardonnel déchaînèrent une vive polémique, contribuant ainsi à la séparation entre « progressistes » et « conservateurs » dans l’opinion catholique brésilienne ; ils constituent une rupture explicite avec le principe de l’harmonie sociale de la doctrine de l’Église, par leur franche reconnaissance de la lutte des classes comme un « fait ». Bruyamment dénoncés par l’idéologue catholique conservateur Gustavo Corção, ils seront reçus avec enthousiasme par les jeunes militants jucistes. Finalement, en , la hiérarchie brésilienne le fera rappeler en France par ses supérieurs 66.
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Ce livre arrive au Brésil exactement au moment où un nombre croissant de jeunes et d’intellectuels chrétiens s’intéressent de plus en plus à Marx. Beaucoup vont découvrir cet auteur grâce au livre de Calvez, qui sera largement utilisé par certains enseignants dans le couvent des dominicains. Selon le témoignage de Ivo Lesbaupin, à cette époque novice dominicain, il arrivait souvent qu’on lise cet ouvrage en « sautant » les sections critiques pour n’étudier que l’exposition – remarquable – de la pensée marxienne 67. Nous trouvons ici un exemple, presque idéal-typique, de cette lecture créatrice qui sélectionne les sources et les réinterprète en termes d’une nouvelle problématique, plus radicale. Un ouvrage qui se voulait, en dernière instance, une critique des idées de Marx – et de la tentative de certains, comme Henri Desroche, de les réconcilier avec le christianisme – a fini par servir, pour toute une génération de jeunes catholiques brésiliens, d’introduction au marxisme. Plutôt que d’« influence », c’est-à-dire une relation à sens unique entre un émetteur et un récepteur, il faudrait parler ici de dialogue avec une œuvre, dans une dialectique de la réception qui conduit à un renversement de la problématique. Les auteurs et les mouvements français que nous avons examinés jusqu’ici sont loin d’être les seuls à avoir influencé l’évolution de l’Église brésilienne. On pourrait en mentionner encore bien d’autres : Charles Péguy, précurseur d’un socialisme chrétien ; Teilhard de Chardin, grâce à son concept de « socialisation » (qui sera reformulé en termes beaucoup plus politiques par les Brésiliens) ; Henri de Lubac, notamment par ses écrits sur le rôle des laïcs ; l’anthologie de textes économiques de l’Église réunis par Jean-Yves Calvez et Jacques Perrin (1959 et 1963) dans les deux volumes d’Église et société économique ; l’abbé Pierre ; René Voillaume ; etc. Une étude plus détaillée sinon exhaustive devrait prendre en considération le rôle de cet ensemble de sources diverses et parfois contradictoires.
67 Entrevues mentionnées ci-dessus avec Ivo Lesbaupin, Luiz Alberto Gómez de Souza, Alfredo Bosi et Oswaldo Rezende.
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LA RÉINTERPRÉTATION BRÉSILIENNE DE LA CULTURE CATHOLIQUE FRANÇAISE (1959-1962)
LE RÔLE MOTEUR DE LA JUC BRÉSILIENNE
ANNEXE
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Voir aussi certains travaux de Pablo Richard.
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68
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La Jeunesse universitaire catholique a été l’avant-garde du changement de l’Église et de la culture chrétienne au Brésil et, d’une certaine façon, le précurseur de ce qui deviendra la théologie de la libération. La pensée catholique française a sans doute été un des ingrédients les plus importants dans la préparation de ce cocktail explosif que constitue, à la fin des années cinquante, l’idéologie juciste brésilienne. Un des premiers documents qui annonce le tournant fut le rapport présenté en à la conférence de la JUC par l’aumônier (assistente) de Recife, le dominicain Almery Bezerra, sous le titre « Da necessidade de um ideal histórico ». Or, si l’on constate une tendance générale dans la pointe avancée du catholicisme brésilien de remplacer Maritain par Lebret et Mounier, on est confronté au paradoxe que représente la référence centrale, dans ce texte, au concept d’« idéal historique », directement emprunté à L’humanisme intégral () de Jacques Maritain. Nous sommes une nouvelle fois confrontés à une utilisation hétérodoxe de termes et de concepts européens : comme le souligne Luiz Alberto Gómez de Souza (1984 : 154-159), ce document se situe dans un processus de rupture au cours duquel « les mêmes expressions d’un auteur sont employées dans un sens entièrement différent de celui pour lequel elles ont été créées » 68. Almery Bezerra n’était ni « maritainien » ni partisan de la démocratie chrétienne, il avait simplement besoin d’un concept qui lui permette d’orienter le débat vers les questions historiques concrètes et la nécessaire transformation sociale. Une étape supplémentaire et beaucoup plus radicale dans la réinterprétation de l’expression de Maritain est représentée par un document rédigé par un groupe de militants de la JUC de Belo Horizonte (parmi lesquels Herbert José de Souza, dit Betinho), au nom de la région Centro-Oeste du mouvement : « Quelques directives pour un idéal historique chrétien pour le peuple brésilien ». Ce texte, présenté à la conférence dite des Dix ans de la JUC () était, comme le souligne Márcio
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Moreira Alves, « un travail totalement différent de tout ce que la JUC avait jusqu’alors produit, parce qu’il n’abordait presque pas les questions religieuses, mais était axé sur des problèmes politiques et économiques ». Proposant la réforme agraire, le combat contre les monopoles capitalistes et la libération nationale, c’était « l’esquisse d’un programme révolutionnaire », qui a provoqué « une gigantesque surprise » ( Alves, M. Moreira, 1974 : 120-121) 69. Le document de se réfère au texte de Almery Bezerra, mais donne à l’expression « idéal historique » un contenu bien plus concret que celui-ci. On trouve de nombreux auteurs cités, de Thomas d’Aquin à Maritain, en passant par Pie XII, mais en fonction d’un objectif qui dépasse largement le cadre de la doctrine sociale de l’Église. Il va de soi que certaines des références catholiques ont surtout une fonction légitimante, mais dans d’autres cas il s’agit effectivement de concepts qui « travaillent » dans la trame intime du texte. L’exemple le plus important est le personnalisme de Mounier, présent non seulement par des citations, mais comme problématique centrale de tout le document, notamment dans sa section économique 70. Un an plus tard, le Directoire central des étudiants de l’Université catholique pontificale de Rio, présidé par un dirigeant de la JUC, Aldo Arantes – qui deviendra bientôt le premier président juciste de l’Union nationale des étudiants et sera, pour cette raison, exclu de la JUC par la hiérarchie de l’Église –, publie un « Manifeste », à caractère à la fois philosophique, théologique et politique. Le père Henrique de Lima Vaz (1963 : 288), philosophe de formation hégélienne proche des auteurs de ce texte, observe qu’on y trouve l’inspiration de penseurs comme Congar, Chenu, 69
Pour une analyse plus détaillée, voir supra le chapitre sur l’Église au Brésil.
Regional Centro-Oeste (1979 : 91-92) : « III. Remplacement de l’économie anarchique, fondée sur le profit, par une économie organisée dans les perspectives totales de la personne. (Emmanuel Mounier, Le personnalisme, p. 120). Cette ligne directrice implique, parmi d’autres mesures, la planification de l’économie nationale […]. Observation : la planification de l’économie brésilienne devra, sans doute, se régler, elle aussi, d’après les principes du personnalisme chrétien […]. IV. Élimination de l’anonymat de la propriété capitaliste, sous la forme des grandes et puissantes sociétés anonymes ; élimination des Léviathans transcendants, coupés des personnes, que sont les entreprises capitalistes ; dans tout le domaine économique, on devra remplacer cet anonymat, cette transcendance par des institutions fondées sur la responsabilité personnelle. » 70
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de Lubac,Teilhard de Chardin et surtout Mounier, explicitement cité. La référence à Mounier se situe, encore une fois, dans le contexte d’une critique du capitalisme : La production de ces biens ne peut plus obéir au mécanisme du profit qui met en mouvement les grandes entreprises dans le marché libre et canalise vers les sommets du pouvoir économique les plus grandes richesses. Dans ce sens, il est urgent de dénoncer la propriété capitaliste et de provoquer l’avènement de cette « propriété humaine » diversifiée dont parle E. Mounier (Manifesto, 1979).
ANNEXE
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Sur l’influence de Mounier et du personnalisme sur l’AP, voir Kadt (1970 : 90-
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71
94).
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Avec l’aggravation du conflit entre l’Église et la JUC, une grande partie des dirigeants (Aldo Arantes, Vinícius Caldeira Brant, Herbert José de Souza) et des militants du mouvement décident de le quitter pour créer en , avec le soutien de plusieurs des anciens aumôniers de la JUC (Henrique de Lima Vaz, Almery Bezerra), une organisation politique nouvelle, l’Action populaire, qui ne se réclame plus du christianisme, mais d’une option socialiste (à forte coloration marxiste). Dans le texte fondateur de l’AP le « Document de base » de , on ne trouve plus aucune référence à des sources catholiques ou chrétiennes, françaises ou autres. Il n’empêche que l’influence de certains penseurs religieux est perceptible. On note un certain dualisme entre les sections sur la conjoncture politique, rédigées par Herbert José de Souza, d’inspiration plutôt marxiste, et les chapitres historico-philosophiques, écrits par le père Henrique de Lima Vaz, qui se font l’écho des théories ou des idées d’auteurs comme Lebret, Mounier 71, Teilhard de Chardin, Hegel et Marx. On trouve en effet dans le document de l’AP une conception de la « socialisation » comme loi de l’évolution historique humaine qui est certainement d’inspiration teilhardienne, tandis que la définition du socialisme comme « communauté de personnes dans la transparence » doit sans doute quelque chose à Mounier. Mais, dans l’ensemble, il s’agit d’un texte qui se situe au-delà des références de la « gauche chrétienne » et qui se veut résolument non confessionnel.
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DOM HELDER CÂMARA, L’« ÉVÊQUE DES PAUVRES »
Dom Helder Câmara, qui deviendra, au cours des années soixantedix, l’« évêque catholique le plus célèbre du monde » (Marin, 1995 : 235), le symbole internationalement connu de l’engagement social de l’Église brésilienne et de son affrontement avec le régime militaire, était bien plus prudent, au tournant des années soixante, que les bouillonnants militants de la JUC. Mais son soutien à la JUC et ses prises de position réformatrices le situent déjà à la pointe avancée d’une hiérarchie cléricale encore assez conservatrice. Né à Fortaleza (État du Ceara, Nordeste) en , Helder Câmara a reçu au séminaire une éducation traditionaliste, profondément marquée par la culture religieuse de la Contre-Réforme. Admirateur de l’intellectuel catholique maurassien Jackson de Figueiredo (-), le fondateur de la revue conservatrice A Ordem, il finira par adhérer, pendant quelques années (), au mouvement intégraliste, une version brésilienne du fascisme inspirée par le corporatisme réactionnaire fortement soutenu par l’Église catholique du régime Salazar au Portugal72. Formé par la culture française, Helder Câmara (1977 : 34) était un lecteur enthousiaste de Sainte-Beuve, Claudel, Péguy, SaintExupéry. Nommé évêque auxiliaire de Rio en , il devient un des organisateurs du grand Congrès eucharistique international dans cette ville en . C’est de cette année que date ce qu’il appelle sa « conversion aux pauvres », mais curieusement il aura fallu l’intervention d’un prélat français, le vieux cardinal Gerlier de Lyon, choqué par la misère des favelas de la capitale brésilienne, pour que l’évêque brésilien prenne soudain conscience de la réalité sociale de son pays… À partir de ce moment, Mgr Helder Câmara va se mobiliser pour le relogement des habitants des favelas – en organisant ce qu’il appelle la « croisade Saint-Sébastien », du nom du patron de la ville de Rio – et pour la réforme agraire. Son cadre de pensée est celui d’une « théologie du développement » fortement marquée par les idées de Lebret. Dès , il s’intéresse aux travaux de Lebret et soutient la proposition du ministère du Travail du gouvernement brésilien (Getúlio Vargas) de l’inviter comme expert. Son intervention a permis, 72 Sur cet épisode de sa vie, qu’il considère ironiquement comme une « humiliation » infligée par le Seigneur, Mgr Helder Câmara s’explique dans le livre de Marcos de Castro (1978 : 27-37).
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Entrevue citée avec José Santa Cruz.
2:
73
ANNEXE
On reconnaît au passage certaines préoccupations de Lebret, mais situées dans un contexte nouveau.
•
• éviter […] les apparences de compromission de l’Église avec les structures capitalistes ; • éviter, face au communisme, une attitude négative, de simple anticommunisme, sans combattre aussi le matérialisme capitaliste qui apporte la révolte et donc le communisme ; • connaître et porter à la connaissance le mouvement ouvrier et le problème ouvrier dans sa réalité totale pour ne pas devenir incapable de parler un langage accessible aux travailleurs ; • éviter […] dans les rapports avec les mouvements ouvriers, l’attitude paternaliste de celui qui sympathise avec les ouvriers, mais les considère incapables de promouvoir l’avancement de leur propre classe (Souza, L. A. Gómez de, 1984 : 144).
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non sans difficulté, de lever les réticences des archevêques de Rio et de São Paulo et celles des autorités dominicaines de Rome. Quelques années plus tard, en , il participe à Buenos Aires, avec son ami l’évêque chilien de Talca, Mgr Manuel Larrain, à une session internationale d’économie humaine pour le clergé d’Amérique latine (Pelletier, 1996 : 302, 308). Le responsable d’Économie et Humanisme au Brésil, le dominicain José Santa Cruz, se rappelle de l’« enthousiasme » de l’évêque auxiliaire de Rio pour les idées de Lebret. On trouve la trace des idées du dominicain français dans ses homélies et discours, où des concepts comme « civilisation solidaire » ou « développement intégral » reviennent souvent. Ce n’est pas un hasard si, quelques années plus tard, pendant le concile Vatican II, il le choisit comme expert et l’associe étroitement aux travaux conciliaires 73. Dom Helder Câmara exerçait une influence indéniable sur tout un secteur de l’Église brésilienne, en tant que secrétaire de la CNBB et assistant général de l’Action catholique. Lors de la semaine nationale de l’Action catholique en mai , vingt-quatre évêques ont signé une déclaration commune, où l’on reconnaît son inspiration et même son style. Selon ce document, assez avancé pour l’époque, les principales conclusions à tirer de la rencontre étaient :
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Lors du tournant de la JUC en , Mgr Câmara se distingue des conservateurs en prenant courageusement la défense des jeunes et des résolutions adoptées par leur congrès, dans une circulaire adressée aux évêques. Selon le secrétaire de la CNBB, l’idéal historique dont se réclamaient les jucistes n’était qu’une adaptation de la doctrine sociale chrétienne « aux circonstances de notre temps et de notre milieu ». Dans sa conclusion, il insiste : « La JUC, loin de commettre une transgression par son effort actuel, vit un moment de plénitude et mérite le soutien et l’encouragement des évêques ». Il va même jusqu’à suggérer qu’il faudrait « urgemment encourager les professeurs universitaires à faire un effort parallèle à celui que développe actuellement la JUC » (Souza, L. A. Gómez de, 1984 : 168-170). Helder Câmara ne fut pas le seul catholique à évoluer du maurassisme de Jackson de Figueiredo vers ce qu’on désigne habituellement comme la « gauche chrétienne » : ce fut aussi le cas, entre autres, du grand intellectuel catholique brésilien Alceu Amoroso Lima. Il serait hâtif de déduire que les deux extrêmes ne sont que les branches d’un même tronc, le catholicisme intransigeant. Mais il est vrai qu’une certaine critique « romantique » du libéralisme capitaliste moderne a pu faciliter le passage de certains catholiques d’une position corporatiste et archi-conservatrice au christianisme de la libération. Comme nous l’avons vu plus haut, Mgr Câmara deviendra en la bête noire du régime militaire brésilien pour avoir dénoncé publiquement la torture systématique des prisonniers politiques. Au cours des années soixante-dix, il se rapproche de la théologie de la libération et inspire quelques-uns des documents les plus radicaux de certains groupes d’évêques brésiliens, qui dénoncent le modèle capitaliste de développement promu par la dictature brésilienne. Dans un regard rétrospectif, Mgr Câmara (1977 : 161) observe : Voici pourquoi le mot de développement, auquel nous avions tellement cru, avec le père Lebret – que j’avais choisi comme expert au concile –, avec François Perroux, avec Paul VI, a déçu nos espérances. Nous préférons aujourd’hui parler de libération 74. 74 Sur l’itinéraire de Mgr Câmara à partir de sa nomination comme archevêque de Olinda et Recife (1964), on peut utilement consulter Marin (1995).
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LA THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION
Luiz Alberto Gómez de Souza cite dans son livre sur la JUC un commentaire de Gustavo Gutiérrez sur le rôle historique de la gauche chrétienne brésilienne : Ce fut au Brésil, et plus précisément dans la JUC, au début des années soixante, que beaucoup des intuitions de ce qui constituera plus tard la théologie de la libération latino-américaine ont commencé à se concrétiser, dans un lent processus lié à une pratique et, surtout, à une pratique politique.
2: L A FRENCH CONNECTION
Entrevue de l’auteur avec Frei Betto, São Paulo, 13 septembre 1988.
ANNEXE
Entrevue de l’auteur avec Leonardo Boff, Rio de Janeiro, avril 1994.
76
•
75
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Lors de la rédaction de son livre fondateur, Théologie de la libération (), Gutiérrez a fait un voyage au Brésil pour interviewer d’anciens dirigeants de la JUC sur leurs expériences au début des années soixante (Souza, L. A. Gómez de, 1984 : 9). Si la théologie de la libération est, comme affirment ses auteurs, une réflexion à partir d’une pratique préalable, cette pratique a été, au Brésil, celle des militants chrétiens de la JUC, de la JOC et de l’Action populaire, ainsi que, plus tard, des communautés de base. Une pratique confrontée, à partir de , au régime militaire, qui va exercer sur les chrétiens engagés une répression impitoyable. Même Leonardo Boff, formé en Italie et en Allemagne, lisait avidement Bloy, Péguy et Bernanos et étudiait les écrits théologiques de Congar et Duquoc avant son départ pour l’Europe en 75. Quant à Frei Betto, il a commencé sa formation intellectuelle avec Maritain, Lebret, Mounier et Alceu Amoroso Lima76. Mais le fait le plus important est que non seulement la plupart des théologiens – comme Frei Betto et Hugo Assmann, revenu en d’études de théologie et de sociologie à Rome et Francfort-sur-le-Main –, mais aussi une bonne partie des dirigeants et animateurs, encore aujourd’hui, de ce vaste mouvement social que nous appelons le christianisme de la libération ont activement participé, au début des années soixante, aux activités de la JUC, de la JOC ou de l’Action populaire. Il existe donc une continuité indéniable entre la théologie de la libération et cette première « gauche chrétienne » nourrie de la pensée catholique française. Mais il existe aussi un changement considérable
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de perspective et, pour certains, une manière de rupture. Tandis que le mouvement des laïcs de l’Action catholique avait une dynamique d’autonomisation et, à terme, de rupture avec l’institution, la théologie de la libération et les communautés de base ont pour ambition de changer l’Église. C’est à partir d’un certain bilan critique de l’échec de la JUC, de l’Action catholique et de l’AP que Hugo Assmann a décidé de choisir une autre voie, plus rigoureuse du point de vue théologique, mais aussi plus directement fondée sur l’analyse marxiste de la dépendance. Son ouvrage de , Teología de la liberación. Una evaluación prospectiva, publié par le Mouvement international des étudiants catholiques, qui peut être considéré comme le premier ouvrage de théologie de la libération en Amérique latine, est le fruit de ces réflexions (Assmann, 1970). On chercherait en vain dans la théologie de la libération brésilienne des références à Lebret, Mounier ou Calvez. Mais dans la mesure où ces penseurs du catholicisme français le plus avancé ont nourri la pensée et la pratique de toute une génération de chrétiens brésiliens pendant les années du « grand tournant » de à , ils constituent une source essentielle pour comprendre les origines de cette profonde transformation de la culture religieuse qui a permis, au Brésil plus que partout ailleurs en Amérique latine, un engagement massif des chrétiens dans les mouvements sociaux à vocation émancipatrice.
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Annexe LES SOURCES BIBLIQUES DE L A T H É O L O G I E D E L A L I B É R A T I O N 77
77 Version revue d’un article paru dans Dial, no 3144, 27 février 2011 : http://www.alterinfos.org/spip.php?article4916 (consulté le 2 mai 2018).
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La Bible juive – l’Ancien Testament, en langage chrétien – occupe une place beaucoup plus importante dans la théologie de la libération en Amérique latine que celle qui lui est attribuée par la tradition catholique. C’est d’ailleurs l’une des critiques que le Vatican, par le biais de la Congrégation pour la doctrine de la foi (1985 : 175) , adresse à ce courant hétérodoxe : sa démarche « conduit à nier la radicale nouveauté du Nouveau Testament ». Pour certains partisans de la théologie latino-américaine, comme le laïc Adolfo Abascal-Jaen (1984 : 6), le courant conservateur pèche au contraire par marcionisme : « Sa lecture de la Bible diminue à un tel point l’importance de l’Ancien Testament qu’elle n’est pas sans rappeler celle de l’hérétique Marcion au IIe siècle ». C’est sans doute du fait de son caractère historique et social en tant que témoignage de la présence de Dieu dans l’histoire que l’Ancien Testament intéresse les théologiens de la libération. Par exemple, Gustavo Gutiérrez insiste sur la dimension historique des promesses eschatologiques, dimension niée par une certaine interprétation théologique chrétienne, pour laquelle « ce que l’Ancien Testament annonce et promet au plan “temporel” et “terrestre” doit être transposé au niveau “spirituel” ». Selon cette exégèse traditionnelle, « un point de vue “charnel” empêchait le peuple juif de voir le sens caché, figuré – que seul révèle avec clarté le Nouveau Testament – de ces annonces et de ces promesses » de rédemption. Rejetant cette démarche, Gutiérrez (1973 : 172-174) observe qu’elle relève d’« une certaine conception du spirituel marquée par un type de pensée occidentale dualiste (matière-esprit), étranger à la mentalité biblique, et toujours plus éloignée aussi de la mentalité contemporaine », et il ajoute :
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« C’est seulement dans l’événement historique, temporel et terrestre, que nous pouvons nous ouvrir au futur de la réalisation totale. » D’où vient cette vision dualiste de la religion, opposée à l’esprit moniste des Hébreux ? Pour certains théologiens de la libération, c’est à la pensée grecque qu’il faut attribuer cette dissociation entre la « chair » et l’« esprit », ou l’histoire et Dieu. Selon Hugo Assmann, auteur en de l’un des premiers ouvrages de théologie de la libération, le langage théologique traditionnel déhistoricise Dieu et les hommes : « la source de cette terminologie était fondamentalement la philosophie grecque ; sa teneur générale était anti-biblique ». La dimension historique des événements traverse la vision biblique du monde dans son ensemble, tandis que « le théisme grec a créé toute une sphère idéologique de la vérité totalement séparée du monde des hommes » (Assmann, 1976 : 75) 78. Les théologiens latino-américains s’efforcent par conséquent de mettre en avant la continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testament, qui partageraient la même conception hébraïque unitaire de l’histoire à la fois profane et sacrée, face aux tendances « spiritualistes » de la théologie chrétienne ultérieure, d’inspiration hellénique. Faisant le point sur ce débat, Ignacio Ellacuría (1993 : 256) écrivait : La théologie de la libération a souvent été accusée d’être plus vétérotestamentaire que néotestamentaire dans sa préoccupation historico-politique fondamentale. On a pu avoir cette impression. Toutefois, on ne répond pas à cette objection en abandonnant l’inspiration qui se trouve dans les faits historico-salvifiques de l’Ancien Testament, mais en les éclairant de la lumière du Nouveau Testament.
L’herméneutique vétérotestamentaire de la théologie de la libération est intimement liée à ses préoccupations sociales, à son option prioritaire pour les pauvres, et à son interprétation
Voir aussi les remarques similaires du théologien protestant de la libération José Míguez Bonino (1983 : 267-268) : la théologie traditionnelle « s’inspire de l’intellectualisme hellénique et porte les traces de vieilles hérésies gnostiques et marcionites » ; elle « suggère que le Nouveau Testament est “plus spirituel” ou “plus religieux” que l’Ancien Testament : tandis que l’Ancien Testament a plus à voir avec l’histoire, le Nouveau Testament a plus à voir avec l’éternité. »
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critique de l’histoire et de la réalité présente en Amérique latine. On retrouve ici quelque chose d’analogue à cette « réversibilité paradoxale » (paradoxales Umschlagen) du religieux dans le politique et vice versa dont parlait Walter Benjamin (1979 : 388) dans sa lettre du mai à Gershom Scholem. L’intérêt des théologiens de la libération porte surtout sur trois moments du message biblique juif : () la promesse messianique ; () la parole des prophètes, en tant que protestation contre l’injustice sociale et dénonciation de l’idolâtrie ; () l’Exode. J’examinerai brièvement les deux premiers et de façon un peu plus détaillée le troisième. LE MESSIANISME
ANNEXE
3: LE S S O U R C E S B I B L I Q U E S D E L A T H É O LO G I E D E L A L I B É R AT I O N
Commentant ces passages et d’autres analogues de Gutiérrez, le dominicain Christian Duquoc, professeur à l’Institut catholique de Lyon et l’un des meilleurs spécialistes français de la théologie
•
Une spiritualisation mal comprise a souvent fait oublier […] le pouvoir de transformation des structures sociales injustes qu’impliquent les promesses messianiques. La suppression de la misère et de l’exploitation est un signe de la venue du Messie. […] Lutter pour un monde juste où il n’y aura plus ni servitude, ni oppression, ni travail aliéné, c’est annoncer et signifier la venue du Messie. C’est pourquoi les promesses messianiques lient étroitement Royaume de Dieu et conditions de vie dignes de l’homme. Royaume et injustice sociale sont incompatibles (Gutiérrez, 1979 : 56).
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Selon l’Instruction sur quelques aspects de la « théologie de la libération » de , la théologie de la libération pratique une nouvelle herméneutique conduisant à une relecture essentiellement politique des Écritures et située « dans la perspective d’un messianisme temporel » (Congrégation pour la doctrine de la foi, 1985 : 175). Or, comme nous l’avons vu, les théologiens latino-américains refusent, dans leur herméneutique biblique, la séparation entre les sphères temporelle et spirituelle. Cela vaut notamment pour l’espérance messianique : selon Gutiérrez, l’avènement du Messie est un thème qui « traverse toute la Bible. Il est présent de manière vitale dans l’histoire d’Israël et exige par conséquent sa place dans le devenir du peuple de Dieu ».
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latino-américaine, revient sur la question des rapports entre messianisme juif et chrétien dans l’herméneutique des théologiens de la libération. Il commence par un aveu assez surprenant sous la plume d’un religieux catholique : Le judaïsme s’opposa au christianisme en raison de la spiritualisation du messianisme puisque celui-ci se fonde désormais dans le Ressuscité absent. Il faut reconnaître que cette objection n’est pas injustifiée : le courant majoritaire chrétien a dérivé vers l’au-delà toute solution aux contradictions internes à notre histoire, celle-ci étant effectivement non transformable. Aussi toute doctrine qui souligne trop l’aspect de pouvoir sur l’histoire est-elle désormais accusée de messianisme temporel.
Ce qui fait la nouveauté des théologiens de la libération, c’est qu’ils s’efforcent d’éliminer l’interprétation et la pratique spiritualistes sans tomber dans le messianisme temporel. Le critère qui leur permet d’éviter ce double écueil tient dans le passage d’un Messie individuel à un Messie collectif : Jésus renonce à la forme messianique imaginée pour que tout le peuple exerce cette fonction. […] De par l’Esprit, une masse devient un peuple, et ce peuple debout prend en main son destin (Duquoc, 1986 : 210-211) 79.
Cette démarche théologico-politique n’est pas sans présenter certaines affinités avec la tradition juive (hétérodoxe) du messianisme actif, qui trouve au XXe siècle ses derniers représentants dans des figures comme Martin Buber ou Walter Benjamin (Löwy, 2009). Il est vrai aussi que la place du messianisme dans l’économie du salut juive et chrétienne reste nécessairement différente.
Voir aussi Duquoc (1986 : 214-215) : « Si les théologiens de la libération critiquent les formes spiritualisées du messianisme, c’est parce que ces formes présupposent que l’histoire marche, comme par enchantement, vers une réalisation heureuse, eschatologique, quoi que fassent les hommes. Cette interprétation spiritualisante n’incite pas à l’action, mais à la passivité. Si les pauvres se résignent, l’histoire demeurera le lieu privilégié de la violence. Le transfert de la messianité de Jésus au peuple, sur le fondement de Pâques, écarte une advenue du sens indépendante de la prise en main de leur destin par les opprimés. » 79
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LES PROPHÈTES
80 Croatto est aussi l’auteur d’un commentaire biblique sur Ésaïe (Croatto, 1988). La même collection inclut des ouvrages d’autres biblistes brésiliens connus sur Ruth (Carlos Mesters), Aggée (Milton Schwantes), Zacharie (Gilberto Gorgulho).
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Les critiques des injustices sociales, de la perversion du pouvoir, de l’oppression des pauvres par Jérémie, Amos ou Ésaïe sont parmi les exemples cités par l’auteur dans un livre publié pour la première fois en Argentine en et réédité à de multiples reprises (Croatto, 1981 : 39-47) 80. Mais la lecture des prophètes ne se limite pas aux exégètes : dans les pastorales de la terre et les mouvements paysans d’inspiration chrétienne, les paroles d’Amos, Ésaïe ou Jérémie défendant les
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L’exemple des prophètes est d’une grande actualité pour l’engagement pour la libération et la théologie de la libération a vu dans leur message une source inépuisable d’inspiration.
ANNEXE
En d’autres termes :
•
Ces trois expressions du prophétisme ont beaucoup à voir avec toute espèce de processus de libération. Cela peut expliquer pourquoi nous, Latino-Américains, avons le sentiment que les prophètes bibliques sont si proches de nous et avons conscience de la résurgence du rôle prophétique dans la nouvelle Église qui ne naît, ne s’exprime et ne mûrit qu’en s’insérant dans la vie humaine tout entière, des sphères sociale et politique au domaine spirituel. Les prophètes sont les représentants qualifiés d’une foi politique.
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L’importance des prophètes pour la théologie de la libération résulte non seulement de leur rôle eschatologique en tant qu’annonciateurs du Royaume messianique de paix et de justice, mais aussi (ou surtout) de leur activité comme adversaires implacables des injustices sociales. C’est dans l’œuvre de José Severino Croatto, l’un des principaux biblistes latinoaméricains, qu’on trouve les indications les plus importantes à ce sujet, d’un point de vue qui relève à la fois de l’exégèse historicocritique et de ce qu’il appelle une « herméneutique de la libération ». Le prophète hébreu est, selon Croatto, à la fois un interprète des temps, un critique des péchés et mensonges, et un conscientisateur des êtres humains aliénés :
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pauvres contre les riches propriétaires de terres sont étudiées avec ferveur. Le livre illustré du bénédictin Marcelo de Barros Souza (), A Bíblia e a luta pela terra, présente ces textes bibliques en les mettant directement en rapport avec la réalité sociale brésilienne ; il est distribué aux communautés paysannes par la Commission pastorale de la Terre. Il existe aussi un autre aspect du prophétisme hébraïque revendiqué par les théologiens de la libération : le combat contre l’idolâtrie. Dans son livre dédié à Bartolomé de las Casas et son combat pour la défense des Indiens au XVIe siècle, Gustavo Gutiérrez () soutient que le massacre et l’asservissement des autochtones s’est fait au nom d’une idole, l’Or ; le dieu dont se réclamaient les conquistadores n’était en réalité qu’un autre nom pour le métal précieux. Dans un ouvrage collectif de , La lucha de los dioses. Los ídolos de la opresión y la búsqueda del Dios Liberador, Hugo Assmann, Pablo Richard, Jorge Pixley, Franz Hinkelammert, Jon Sobrino, entre autres auteurs, affirment que le grand ennemi de la foi chrétienne n’est pas l’athéisme, peu significatif en Amérique latine, mais l’adoration des idoles, le « culte des faux dieux du système d’oppression » (Assmann et alii, 1980 : 7). Se référant à Jérémie, au Deutéro-Ésaïe, à Daniel et à d’autres textes de l’Ancien Testament, Pablo Richard (1980) célèbre le pouvoir subversif et libérateur de la foi prophétique face au pouvoir oppresseur des idoles (Babylone). Pour les théologiens de la libération, il faut reprendre aujourd’hui cette lutte contre les nouvelles idoles de la mort vénérées par les nouveaux pharaons, les nouveaux empereurs babyloniens, les nouveaux Césars : Mammon, l’Or, le Capital, la Puissance, la Sécurité nationale, l’État – ou la « civilisation chrétienne occidentale ». L’EXODE
C’est sans doute de tous les textes de l’Ancien Testament le plus présent dans la réflexion et l’herméneutique des théologiens latino-américains. Pourquoi cet intérêt, cette fascination même ? Selon Gutiérrez (1973 : 157, 161), il s’agit du livre biblique par excellence dans lequel Dieu « se révèle dans les événements historiques », Dieu « sauve dans l’histoire ». Or, cette histoire est celle d’une libération sociale et politique où « le fait religieux
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n’apparaît pas comme quelque chose à part », mais « se situe dans le contexte total » et « donne au récit tout entier son sens profond ». La Congrégation pour la doctrine de la foi (1985 : 175) n’avait pas manqué de mettre en évidence son désaccord sur cette question : La nouvelle herméneutique inscrite dans les « théologies de la libération » conduit à une relecture essentiellement politique de l’Écriture. Ainsi une importance majeure est accordée à l’événement de l’Exode en tant qu’il est libération de la servitude politique.
• ANNEXE
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Frei Betto (1981 : 57) expliquait ainsi la signification historico-religieuse de l’Exode, lors d’une rencontre nationale des communautés ecclésiales de base au Brésil en avril 1981 : « Dieu n’abandonne pas son peuple. Il écoute les cris du peuple. Il aide le peuple à se libérer. Dieu est père mais n’est pas paternaliste. Il faut que le peuple prenne conscience de l’oppression dans laquelle il vit et s’unisse autour de l’espoir de libération. Libérés par Moïse, les Hébreux se sont révoltés contre le pharaon et ont abandonné l’Égypte, en traversant la mer Rouge ».
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Répondant à cette critique, Clodovis Boff (1986 : 25-26) insiste sur la nécessaire unité – ce qui ne veut pas dire identité – entre le salut religieux et la libération sociale, l’action de Dieu et l’histoire humaine, « dans l’esprit [du concile] de Chalcédoine, “sans confusion, mais aussi sans séparation” ». Précisément pour cette raison, l’Exode constitue à ses yeux « le modèle de tout processus de libération » – ou, selon Croatto (1981 : 12), le « lieu kérygmatique » d’une théologie de la libération. Comme toute herméneutique, celle de Gutiérrez et ses amis est inévitablement sélective : les aspects ethnocentriques et les châtiments terribles de la colère divine sont volontairement laissés de côté au profit de la dimension universelle et humaniste de l’auto-émancipation – avec l’aide et l’inspiration divines – des esclaves. Selon Gutiérrez (1973 : 166), la « leçon de l’exode » est avant tout celle de la « construction de l’homme par lui-même dans la lutte politique historique » 81. C’est donc parce qu’il peut être interprété (à tort ou à raison, peu importe) dans ce sens, parce qu’il est de tous les passages de l’Écriture celui qui semble correspondre de la façon la plus directe à l’idée de l’autolibération des pauvres que l’Exode deviendra un texte paradigmatique pour la théologie de la libération. Dans ce type de lecture, ce sont surtout les six premiers chapitres du livre qui sont privilégiés, ceux qui décrivent l’oppression et
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l’esclavage infligés aux Hébreux par le pharaon – ainsi que la révolte de Moïse et la promesse divine de rédemption et de libération. Frei Betto (1981 : 55) présente, sous le titre « A situação no Egito », des extraits d’Exode , et , où il est question des « durs travaux » dans les champs et dans la construction imposés aux esclaves hébreux, du « traitement cruel » de la part des surveillants égyptiens, de leurs gémissements « sous le poids de la servitude », de leur cri de détresse qui arrive jusqu’à Dieu. Ces textes permettent ou inspirent une identification symbolique avec la situation présente en Amérique latine. Non sans une certaine naïveté, les dictatures militaires modernes sont présentées comme les nouveaux pharaons, et les paysans du Nordeste brésilien comme les nouveaux esclaves en Égypte. Ce type de parallèle était facilité, dans le cas brésilien, par l’expression « travaux pharaoniques » employée par la presse pour désigner certaines œuvres économiques gigantesques du régime militaire (routes transamazoniennes, centrales nucléaires, etc.). Bien entendu, il ne s’agit pas d’une comparaison historique effective, mais de l’actualisation d’un héritage spirituel et religieux millénaire, chargé, à chaque moment de l’histoire, d’une signification présente, d’un « temps d’à-présent » (Jetztzeit, pour utiliser un concept de Walter Benjamin qui me semble ici pertinent). C’est dans ce sens que Gutiérrez (1986 : 106) peut écrire que le peuple pauvre d’Amérique latine se trouve « en exil sur sa propre terre », mais aussi, en même temps, « en marche d’exode vers son rachat ». Le théologien chilien Ronaldo Muñoz (1983 : 154) , l’un des conseillers de la CLAR, parle, quant à lui, d’une « continuité » entre le peuple d’Israël opprimé en Égypte et le peuple souffrant aujourd’hui. L’Exode sert ainsi d’exemple biblique pour un salut non personnel et privé, mais communautaire et public, dont l’enjeu n’est pas l’âme de l’individu en tant que tel, mais la rédemption – dans le double sens religieux et social du terme hébreu geulah – de tout un peuple. Cette lecture de l’Exode se retrouve dans certains documents des Églises latino-américaines, bien au-delà du cercle limité des théologiens. Par exemple, en , les évêques et supérieurs des ordres religieux (jésuites, franciscains, bénédictins, etc.) du Nordeste brésilien publient un texte dont le titre lui-même est un verset biblique : « J’ai entendu les cris de mon peuple (Exode ,) ». Dénonçant les « détenteurs du pouvoir esclavagiste » qui,
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« comme autrefois Pharaon », refusent de voir la présence de Dieu dans le réveil des pauvres, ce document, qui a eu un retentissement considérable au Brésil, proclame : Comme au temps de Moïse, un peuple qui cherche à réaliser sa promotion et à secouer le joug de l’esclavage, accomplit par là même un aspect du dessein de Dieu et annonce, même s’il n’en a pas une conscience claire, le salut qui s’opère en lui (cf. Exode ) (J’ai entendu les cris, 1973 : 39).
En ce temps-là, Dieu a choisi Moïse pour libérer son peuple. Moïse a eu peur mais a accepté la tâche que Dieu lui donnait. Aujourd’hui, c’est à nous d’être Moïse pour qu’il n’y ait plus d’esclavage qui pèse sur nous (Thomas, 1985 : 143).
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82 Selon Richard (1982 : 3), « la Bible appartient à la mémoire historique et subversive des pauvres. Ceux-ci doivent se l’approprier dans les Églises et la lire à partir de leur propre histoire, de leurs luttes de libération. L’exégèse, l’explication scientifique de la Bible, a un sens lorsqu’elle est au service de cette première lecture faite par les pauvres ».
3:
Cette herméneutique vétérotestamentaire est donc inséparable d’un parti-pris social et éthico-religieux : l’option prioritaire pour les pauvres ou, plus précisément, la solidarité avec leur mouvement d’auto-émancipation 82.
ANNEXE
Selon une perspective herméneutique, il est parfaitement légitime de nous comprendre nous-mêmes à partir de l’exode biblique et surtout de comprendre celui-ci à partir de notre situation de peuples “en esclavage” économique, politique, social ou culturel (Pixley, 1987 : 15).
•
La « réversibilité paradoxale » prend la forme d’un cercle herméneutique : le sujet de cette lecture se retrouve dans le texte de l’Ancien Testament et « lit » sa propre réalité à la lumière de l’Écriture :
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Bien entendu, on retrouve souvent ce thème dans les lectures bibliques des communautés ecclésiales de base, dont la culture politico-religieuse, fortement imprégnée par la perspective auto-émancipatrice, tend à relativiser le rôle du guide charismatique ; par exemple, dans une communauté de la banlieue industrielle de São Paulo, l’un des animateurs laïques résume ainsi les leçons d’une lecture commune de l’Exode :
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Il ne faudrait pas toutefois conclure des remarques ci-dessus que la théologie de la libération est prioritairement fondée sur une lecture de la Bible juive. Au contraire, les sources néotestamentaires et la christologie occupent un place beaucoup plus importante dans son système de références scripturales. Gutiérrez a donc raison de rejeter comme « clairement inexacte » l’affirmation selon laquelle la théologie de la libération serait « exclusivement centrée sur le thème de l’exode et sur l’Ancien Testament » (Gutiérrez, 1986 : 214). UNE LECTURE DE LA BIBLE SOCIALEMENT ENGAGÉE
Comment expliquer en termes sociologiques l’apparition de ce nouveau courant théologique, avec sa lecture « hétérodoxe » de la Bible, au sein des Églises latino-américaines ? La première remarque qu’il faudrait avancer à ce sujet est que la théologie de la libération n’est que la pointe visible de l’iceberg, l’expression spirituelle systématique d’un changement profond au sein de l’Église et du « peuple chrétien », bien antérieur à la parution des premiers ouvrages des nouveaux théologiens. Leonardo Boff n’a pas tort d’insister sur le fait que la théologie de la libération est le résultat d’une praxis préalable. Plus précisément, elle est l’expression, en tant qu’ensemble cohérent de valeurs et d’idées, de tout un mouvement social traversant l’Église et la société, qu’on pourrait appeler « christianisme de la libération ». Ce mouvement social, qui déborde les frontières de l’Église, consiste en un vaste réseau informel, un courant large et diversifié de renouveau religieux, culturel et politique, présent aussi bien « à la base », dans les communautés ecclésiales, les paroisses, les associations de quartier, les syndicats, les ligues paysannes, qu’au « sommet », dans les évêchés, les commissions pastorales, les conférences épiscopales nationales ou régionales ; aussi bien chez les prêtres et dans les ordres religieux (jésuites, dominicains, franciscains) que dans les mouvements laïques (Action catholique, JUC, JEC, JOC). Pour des raisons qui restent encore à déterminer, ce mouvement joue un rôle décisif dans certains pays, notamment le Brésil et l’Amérique centrale, tandis que dans d’autres comme l’Argentine ou la Colombie, il est assez minoritaire sinon isolé. En tout cas, il a profondément bouleversé une Église qui a été, pendant des siècles, une force assez
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conservatrice sinon rétrograde. Bien entendu, depuis son apparition au début des années , la théologie de la libération a contribué de façon décisive à la légitimation, au développement et à l’approfondissement de ce courant à l’échelle de toute l’Amérique latine. On assiste ainsi à une réversibilité du religieux dans le politique et vice versa qui touche aussi le domaine de la pratique sociale : la révolution sandiniste au Nicaragua (), l’essor d’un nouveau mouvement ouvrier et populaire au Brésil à partir des années et l’élection du père JeanBertrand Aristide à la présidence de Haïti () en sont les exemples les plus frappants. Ce mouvement social est né au début des années , soit avant le concile Vatican II, d’abord au Brésil, puis progressivement dans d’autres pays du continent. Il résulte de la convergence de deux processus de transformation historique indépendants : () le changement interne de l’Église catholique, qui suit le renouveau théologique des années d’après-guerre, particulièrement en France, et surtout l’élection du pape Jean XXIII en ; () les transformations économiques, sociales et politiques en Amérique latine, conséquences de l’industrialisation accélérée, de l’aggravation des conflits sociaux et de l’impact de la révolution cubaine (). Ce n’est qu’après la conférence des évêques latino-américains à Medellín () que ce mouvement va devenir un phénomène massif, avec le développement simultané des communautés ecclésiales de base et, à partir du livre de Gustavo Gutiérrez en , de la théologie de la libération. Et c’est dans et autour des CEB, en tant que « groupement volontaire utopique » (pour reprendre l’expression du sociologue des religions Jean Séguy) qui pratique régulièrement la lecture collective de la Bible, que va se cristalliser la nouvelle herméneutique vétérotestamentaire. Il est vrai que, dès les années , certains théologiens latinoaméricains comme José Porfirio Miranda et José Severino Croatto vont rompre avec la tradition catholique d’indifférence vis-à-vis de l’Ancien Testament et essayer d’interpréter l’Écriture d’un point de vue socialement engagé. Cependant, leur démarche reste relativement isolée : c’est l’essor des CEB qui va éveiller un intérêt croissant pour la Bible juive. Là aussi, on peut dire que l’expérience sociale a précédé l’élaboration théologique. Comme le souligne avec raison le politologue
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Daniel Levine (1986 : 10), la lecture de la Bible, notamment de l’Ancien Testament, est une caractéristique nouvelle qui unifie toutes les CEB du continent : Elles lisent la Bible régulièrement, la discutent ensemble et cherchent en elle leur inspiration et orientation. Rien de cela n’était vrai à une échelle significative avant le milieu des années soixante. La promotion de l’étude de la Bible, liée au passage aux langues locales (espagnol et portugais) pour les rites et la liturgie, a eu des répercussions énormes sur la qualité de la vie religieuse et de la pratique quotidienne.
Or, dans cette lecture qui, en l’absence du clergé, est souvent orientée par des leaders laïques, il est compréhensible que le choix des animateurs se porte tout particulièrement sur les textes et les images bibliques qui semblent les plus proches de la réalité actuelle dans le continent : par exemple, les dénonciations prophétiques et l’Exode 83. En d’autres termes : c’est parce que les CEB se sont engagées dans un mouvement social à visée libératrice qu’elles vont redécouvrir et réinterpréter certains passages de la Bible juive plutôt négligés par l’exégèse catholique traditionnelle comme l’Exode. L’herméneutique vétérotestamentaire de la théologie de la libération est, pour reprendre la formule des frères Boff, reflet de et réflexion sur cette pratique sociale et religieuse nouvelle des CEB latino-américaines.
83 Pour les animateurs et les participants des CEB, « c’est au présent et non au passé qu’il faut lire la Bible en donnant aux paroles qu’elle contient tout leur poids de réalité. Lorsque les prophètes, et Moïse en premier, parlent de la captivité et de l’esclavage et annoncent le chemin ouvert par Dieu vers la liberté pour son peuple, ces paroles, pour eux, éclairent le présent et l’avenir. La dimension spirituelle de cette promesse ne peut en évacuer la dimension historique et concrète. » (Thomas, 1985 : 83)
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L I S T E D E S AC RO N Y M E S ACLEN ALN ANDES AP
CEB CEHILA
CEDI CELAM CENDHEC CEPA CESEEP
CFDT CFTC CIMI CLAI
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BPR
Asociación del Clero Nicaragüense (Association du clergé nicaraguayen) Ação Libertadora Nacional (Action de libération nationale) Asociación Nacional de Educadores Salvadoreños (Association nationale des éducateurs salvadoriens) Ação Popular (Action populaire) Bloque Popular Revolucionario (Bloc populaire révolutionnaire) Comunidades Eclesiales de Base (Communautés ecclésiales de base) Comisión para el Estudio de la Historia de las Iglesias en América Latina y el Caribe (Commission pour l’étude des Églises en Amérique latine et aux Caraïbes) Centro Ecumênico de Documentação e Informação (Centre œcuménique de documentation et d’information) Consejo Episcopal Latinoamericano (Conseil épiscopal latino-américain) Centro Dom Helder Câmara de Estudos e Ação Social (Centre dom Helder Câmara d’études et d’action sociale) Comité Evangélico de Promoción Agraria (Comité évangélique de promotion agraire) Centro Ecumênico de Serviços à Evangelização e Educação Popular (Centre œcuménique des services d’évangélisation et d’éducation populaire) Confédération française démocratique du travail Confédération française des travailleurs chrétiens Conselho Indigenista Missionário (Conseil missionnaire indigéniste) Consejo Latinoamericano de Iglesias (Conseil latino-américain des Églises)
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CLAR
CNBB CONAIE CONELA CPT CUT DEI ELN EZLN FDR FECCAS FMLN FPL FSLN ISEDET ISAL JEC JOC JUC
Confederación Latinoamericana y Caribeña de Religiosas y Religiosos (Confédération latino-américaine et caribéenne des religieuses et religieux) Confêrencia Nacional dos Bispos do Brasil (Conférence nationale des évêques du Brésil) Confederación de Nacionalidades Indígenas del Ecuador (Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur) Confraternidad Evangélica Latinoamericana (Confraternité évangélique latino-américaine) Comissão Pastoral da Terra (Commission pastorale de la Terre) Central Única dos Trabalhadores (Centrale unique des travailleurs) Departamento Ecuménico de Investigaciones (Département œcuménique de recherches) Ejército de Liberación Nacional (Armée de libération nationale) Ejército Zapatista de Liberación Nacional (Armée zapatiste de libération nationale) Frente Democrático Revolucionario (Front démocratique révolutionnaire) Federación Cristiana de Campesinos Salvadoreños (Fédération chrétienne des paysans du Salvador) Frente Farabundo Martí para la Liberación Nacional (Front Farabundo Martí de libération nationale) Fuerzas Populares de libéración Farabundo Martí (Forces populaires de libération Farabundo Martí) Frente Sandinista de Liberación Nacional (Front sandiniste de libération nationale) Instituto Superior Evangélico de Estudios Teológicos (Institut supérieur évangélique d’études théologiques) Iglesia y Sociedad en América Latina (Église et société en Amérique latine) Juventude Estudiante Católica (Jeunesse étudiante catholique) Juventude Operária Católica (Jeunesse ouvrière catholique) Juventude Universitária Católica (Jeunesse universitaire catholique)
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MAPU MDB MEB MICH MST
PCdoB
PSU PT UCA UCEB
• L I S T E D E S AC RO N YM E S
UTC
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PSOL
Movimiento de Acción Popular Unitaria (Mouvement d’action populaire unifié) Movimento Democrático Brasileiro (Mouvement démocratique brésilien) Movimento de Educação de Base (Mouvement pour l’éducation de base) Movimiento Indígena de Chimborazo (Mouvement indigène de Chimborazo) Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (Mouvement des travailleurs ruraux sans terre ou Mouvement des Sans-Terre) Partido Comunista do Brasil (Parti communiste du Brésil) Partido Socialismo e Liberdade (Parti socialisme et liberté) Parti socialiste unifié Partido dos Trabalhadores (Parti des travailleurs) Universidad Centroamericana (Université d’Amérique centrale) União Cristã de Estudantes do Brasil (Union chrétienne des étudiants du Brésil) Unión de Trabajadores del Campo (Union des travailleurs de la campagne)
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INDEX NOMINUM
B BAADER Franz VON , -, BALDUINO Tomás n BALTODANO Alvaro BALTODANO Emilio - BARRY Tom BASILE de Césarée , BASTIAN Jean-Pierre , n
BAUER Bruno BAUER Otto BENJAMIN Walter , , -, BENOÎT XVI : voir RATZINGER Joseph BEOZZO José Oscar n, n, , BERDIAEV Nikolaï BERGOGLIO Jorge Mario : voir FRANÇOIS BERGSON Henri BERNANOS Georges BERRYMAN Phillip , , n BETTO (Carlos Alberto LIBÂNIO CHRISTO, Frei –) , -, , , , -, , n, BEZERRA Almery , - BEZERRA Gregorio BIANCHI Francisco BINGEMER Maria Clara BISILLIAT Jeanne BLANQUART Paul BLOCH Ernst , , -, , , , BLOY Léon BOFF Clodovis , , -, , -, BOFF Leonardo -, , , -, , , , , -, , , , , , BOLSONARO Jair ,
Les patronymes sont classés selon les règles propres à la nationalité de la personne citée. Les numéros de page suivis d’un « n » renvoient à des occurrences uniquement mentionnées dans les notes infrapaginales.
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A ABASCAL-JAEN Adolfo , ADLER Max ALLENDE Salvador ALTHUSSER Louis ALVAREZ Carmelo ÁLVAREZ Josué Eduardo ALVES Márcio MOREIRA n, n, n, - ALVES Rubem , - ANTOINE Charles , ARANTES Aldo DA SILVA - ARGÜELLO Álvaro ARGÜELLO Roberto ARISTIDE Jean-Bertrand , ARNS Paulo Evaristo , ARROYO Gonzalo ASSMANN Hugo , n, , , , -, , , , , , , , AUBUISSON Roberto D’ AZEVEDO Marcello DE CARVALHO
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CASTRILLÓN HOYOS Dario CASTRO Fidel , , , CASTRO Josué DE CASTRO Marcos DE n CAVALCANTI Robinson , n CERTEAU Michel DE n CHACÓN Juan - CHAMORRO Pedro Joaquín CHAMORRO Violeta - CHÁVEZ Y GONZÁLEZ Luis CHENU Marie-Dominique , , , -, CHRYSOSTOME Jean CINTRA Antônio Octávio CLARKE Maura , CLAUDEL Paul CLEARY Edward L. COLLOR DE MELO Fernando COLOMB Christophe - CONCEIÇÃO Manoel DA C CONGAR Yves , , , CABARRÚS Carlos Rafael CABESTRERO Teófilo , , CONTERIS Hiber CABET Étienne , n CALVEZ Jean-Yves , , -, CORÇÃO Gustavo CORRAL Victor CALVIN Jean CORTEN André n CÂMARA Helder (dom –) , , COSTAS Orlando , -, , , - COX Harvey - CÂMARA Jaime DE BARROS CROATTO José Severino , , CANDIDO Antonio CUADRA Joaquín CARDENAL Ernesto -, , , CARDENAL Fernando , , D , DALE Romeu (Frei –) n, CARDONNEL Jean , , - CARDOSO Fernando Henrique DAUDELIN Jean n CARDOSO José DESROCHE Henri n, , , CARRIGAN Anna DÍAZ-SALAZAR Rafael n CARRIÓN CRUZ Luis -, , DIEGUES Carlos DOIMO Ana Maria CARTER Jimmy DOMÍNGUEZ Enrique n CASALDÁLIGA Pedro , n DONOVAN Jean CASAS Bartolomé DE LAS -, DREYFUS Alfred DRI Rubén BONHOEFFER Dietrich BONNEFONS Amable BORDIN Luigi n BORGE Tomás , BOSI Alfredo , n BOUCHEY L. Francisco BRANT Vinícius CALDEIRA , , BRECHT Bertolt BRIGHT Bill BROCKMAN James R. n BRUNEAU Thomas C. -, , n BUBER Martin BULTMANN Rudolf , BURDICK John n BURGOS Elisabeth n BUSH George
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DROGUS Carol DUARTE Napoléon DUQUOC Christian , -, , , , - DUSSEL Enrique n, , n, n, ,
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• INDEX
• BONHOEFFE R
HEINE
GEBARA Ivone GERLIER Pierre GIBSON Michael GISMONDI Michael A. GLAZIER Stephen GOLDMANN Lucien , , -, , , -, , n, GOLLWITZER Helmut n E-F EAGLESON John GOMES Paulo Emílio SALLES ECHEVERRÍA Bolívar GOODMAN Timothy n ECO Umberto GÖRGEN Sérgio Antônio (Frei –) ELLACURÍA Ignacio , , - ENGELS Friedrich , -, , - GORGULHO Gilberto , n, , , n ERDOZAÍN Plácido - GORROSTIAGA Xavier ESCOTO Miguel D’ , GOTT Richard ESCRIVÁ DE BALAGUER Josemaría GOULART João GRAJEW Oded FALWELL Jerry GRAMSCI Antonio -, , n FANFANI Amintore - GRANDE Rutilio -, FANON Frantz n GRECHI Moacyr n FEUERBACH Ludwig -, GREELEY John H. FIGUEIREDO Jackson DE , GRÉGOIRE XVI (Bartolomeo FONSÉCA Carlos Alberto CAPPELLARI, pape –) FONTAINE Roger GROETHUYSEN Bernard - FORD Ita GUACHO Ana Maria FRANÇOIS (Jorge Mario GUEVARA Ernesto BERGOGLIO, pape –) , , (dit Che Guevara) GUTIÉRREZ DE BARRETO María del - FRANK André Gunder , , , Socorro GUTIÉRREZ Gustavo , , -, FREIRE Paulo -, -, , -, , -, , , , -, FRESTON Paul , n , , , , -, FREUD Sigmund FROMM Erich , n GUTIÉRREZ Roberto GUTTON Jean-Pierre G GAIGER Luiz Inácio GERMANY GAILLOT Jacques H GALILEA Segundo HEFLEY James GARAUDY Roger n HEFLEY Marti HEGEL Georg Wilhelm Friedrich GARCÍA LAVIANA Gaspar - GARCÍA-RUIZ Jesús F. -, , HEINE Heinrich , GASQUET Hyacinthe DE
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HERDER Johann Gottfried HERVIEU-LÉGER Danièle , , HESS Moses HINKELAMMERT Franz , , HOBBES Thomas HOBSBAWM Eric J. -, HORKHEIMER Max HUMBERT-DROZ Jules HUNTINGTON Deborah n
LEMOINE Maurice LÉNINE Vladimir - LÉON XIII (Vincenzo Gioacchino PECCI, pape –) , , LEPRIEUR François LESBAUPIN Yves (Ivo) DO AMARAL , n, LEVINE Daniel H. , -, , , LIMA Alceu AMOROSO , LOMBARDO RADICE Lucio n J-K JARA José DE LA - LÓPEZ Rigoberto JEAN XXIII (Angelo Giuseppe LORSCHEIDER Aloísio RONCALLI, pape –) , , LÖWITH Karl JEAN-PAUL II (Karol Józef LÖWY Michael -, n, , n, WOJTYŁA, pape –) , , , , LUBAC Henri DE , , , , , JOACHIM de Flore LUKÁCS György , , , n JORDAN David C. LULA (Luiz Inácio LULA DA SILVA, JOSAPHAT Carlos dit –) , , LUPORINI Cesare n JULIÃO Francisco KADT Emanuel DE n-n, n LUTHER Martin , LUXEMBURG Rosa - KAENNEL Lucie , KANT Immanuel KAUTSKY Karl -, , - M KAZEL Dorothy MAHON Leo T. KERN Bruno n MAINWARING Scott , n, , n, KLOPPENBURG Boaventura KOŁAKOWSKI Leszek n MALTHUS Thomas MANDEL Ernest , n KRAUSS Clifford KRIEGE Hermann n MANN Thomas MARCION MARCUSE Herbert L LACAYO PARAJÓN Francisco MARIÁTEGUI José Carlos , -, LALIVE D’ÉPINAY Christian , , , LAMENNAIS Félicité Robert (DE) MARIGHELLA Carlos LANDAUER Gustav MARIN Richard , n LANDIM FILHO Raul MARITAIN Jacques , -, LARRAIN Manuel -, MARX Karl , -, , , -, LAVELEYE Émile DE LEBRET Louis-Joseph , , , , , , , , -, , -, , , -, , - MAURRAS Charles LEFEBVRE Henri
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INDEX
• HE RDE R
R E AG A N
O -P OBANDO Y BRAVO Miguel , - ODELL Luis E.
Q-R QUARRACINO Antonio QUIJANO Aníbal , RACINE Jean RAHNER Karl RATZINGER Joseph cardinal , , , , REAGAN Ronald , -
•
N NAVARRO Alfonso NETO Antônio Henrique PEREIRA NEVES Luca MOREIRA NORMAND François NORTH Oliver , n NOVAES Regina REYES n NOVAK Michael -
OLIVEIRA Pedro A. RIBEIRO DE , ORTEGA Daniel PADILLA René PALAU Luis , PARRALES Edgard PASCAL Blaise , PAUL VI (Giovanni Battista MONTINI, pape –) -, PEDROSA Mario PÉGUY Charles , -, , , , , PELLETIER Denis n, PERRIN Jacques PERROUX François PETITDEMANGE Guy n PETRUCCI Victor A. n, - PIE IX (Giovanni Maria MASTAI FERRETTI, pape –) PIE XII (Eugenio Maria Giuseppe PACELLI, pape –) , PIERRE (Henri GROUÈS, dit abbé –) PINOCHET Augusto , , PIVERT Marceau PIXLEY Jorge (George V.) -, , POULAT Émile , , PRANDINI Fernando Luiz n, - PREUSCH Deb PRIGENT (abbé –) PRIGIONE Girolamo PROAÑO Leonidas , , ,
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MCGLINN Robert J. MCLELLAN David , MÉDICI Emílio GARRASTAZU MENCHÚ Rigoberta n, MENDES Candido MÉNDEZ ARCEO Sergio , MENESES Vidaluz MERTON Thomas MESTERS Carlos , , n METZ Johann Baptist , n MICHEL Patrick n MIGLIOLI Guido n MÍGUEZ BONINO José , , MIRANDA José Porfirio MOLINA Arturo Armando MOLINA Uriel , MOLTMANN Jürgen , MONTANARI Marcello MONTGOMERY Tommie Sue MOON Sun Myung MORE Thomas -, , MORRIS William MOUNIER Emmanuel -, , , -, -, MUELLER Ênio Ronald n MUÑOZ Ronaldo , MÜNZER Thomas -, -
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RENAN Ernest REZENDE Oswaldo n, n RICHARD Pablo , , , -, , , n, , n RÍOS MONTT Efraín - RIVERA Y DAMAS Arturo , ROBELO Alfonso ROBERSON Pat , , ROBERTSON Hector Menteith ROCHA Mateus ROCHEFORT-TURQUIN Agnès n ROLIM Francisco CARTAXO n, ROMANO Roberto n, ROMERO Carlos Humberto ROMERO Óscar , -, , , ROSADO NUNES Maria José ROSSI Agnelo , ROUSSEAU Jean-Jacques , RUIZ GARCÍA Samuel , -
SCHOLEM Gershom SCHWANTES Milton , n SEGUNDO Juan Luis SÉGUY Jean , n, SENA Luís SERRANO Apolinario (dit Polín) SHAULL Richard SILVA Benedita DA SILVA GOTAY Samuel , n SIMÃO Azis SIMS Beth SMITH Adam SMITH Brian H. SOBRINO Jon , , , , SODANO Angelo SODRÉ Roberto Costa DE ABREU SOMBART Werner n SOMOZA DEBAYLE Anastasio (dit Tachito) , - SOREL Georges SOUZA Herbert José DE (dit Betinho) , , , S SÁENZ LACALLE Fernando , SOUZA Luiz Alberto GÓMEZ DE SAINTE-BEUVE Charles-Augustin n, -, n, , - SOUZA Marcelo DE BARROS , SAINT-EXUPÉRY Antoine DE SALAZAR António DE OLIVEIRA STEDILE João Pedro SAMANDÚ Luis E. STOLL David -, n, , SAMPAIO Plínio DE ARRUDA , n, , -, STRIEDER Jakob n SÁNCHEZ VÁZQUEZ Adolfo n STUART (dynastie) SUMMER Gordon Jr. SANCHIS Pierre n SUNG Jung Mo , SANDINO Augusto SANTA ANA Julio DE SUQUÍA GOICOECHEA Ángel SANTA CRUZ Benevenuto DE SANTA CRUZ José n-n, , T TAMBS Lewis SANTOS Theotônio DOS TAMEZ Elsa , SARANYANA Josep-Ignasi TAVARES Josimo MORAIS SAYRE Robert TÉFEL Reinaldo Antonio SCANNONE Juan Carlos , , TEILHARD DE CHARDIN Pierre , SCHAFF Adam n
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THOMAS d’Aquin , , THOMAS Jean-Claude , n THOMASSIN Louis TITO (Tito DE ALENCAR LIMA, Frei –) , TOLSTOÏ Léon TÖNNIES Ferdinand TORRES Camilo , , TORRES José Miguel TROELTSCH Ernst , TÜNNERMANN Carlos TÚPAC AMARU
W-Z WANDERLEY Luiz Eduardo WEBER Max -, , , -, -, , , , , , -, -, n, , , , , , WEITLING Wilhelm , , n WEYDEMEYER Joseph WHITAKER Francisco -, n WHITBECK Harris ŽIŽKA Jan ZUMBI dos Palmares
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U -V UNGO Guillermo VALLIER Ivan VARGAS Getúlio , VAZ Henrique DE LIMA , , , , -
VELHO Otávio Guilherme VÉLIZ Claudio VIDELA Jorge Rafael VOILLAUME René
• INDEX
• REZENDE
ZUMBI
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Ce livre, le vingtième de la collection « Débats », a été achevé d’imprimer dans l’Union européenne à La-Plaine-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis, France) sur les presses de l’Imprimerie ISI .:print pour le compte de VAN DI E RE N É DI T E UR
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