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ÉCOLOGIE E T L I B É R AT I O N
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Édition et révision du texte : Lucie Kaennel
© 2016. Van Dieren Éditeur, Paris/Luis Martínez Andrade Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction ou traduction sans autorisation écrite préalable de l’éditeur de tout ou partie de ce texte par quelque moyen que ce soit est illicite et pourra faire l’objet de poursuites.
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L U I S M A RT Í N E Z A N D R A D E
ÉCOLOGIE E T L I B É R AT I O N CRITIQUE DE LA MODERNITÉ D A N S L A T H É O L O G I E D E L A L I B É R AT I O N
VAN DIEREN ÉDITEUR, PARIS • COLLECTION « DÉBATS »
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SOMMAIRE
Remerciements Introduction Première partie L A T H É O L O G I E D E L A L I B É R AT I O N, CRITIQUE DE LA MODERNITÉ
Chapitre :
U TO P I E , M O D E R N I T É E T C R I T I QU E D U CA P I TA L I S M E
Qu’est-ce que la théologie de la libération ? Un autre regard sur la modernité La modernité de la théologie de la libération La guerre des dieux : les idoles de l’oppression et le Dieu libérateur Critiques vétérotestamentaires de l’idolâtrie Critique du capitalisme L’écologisme des pauvres Chapitre :
L E N O U V E AU C O N T E X T E D E L A T H É O L O G I E D E L A L I B É R AT I O N
La théologie de la libération en mouvement De l’hiver ecclésial au printemps de l’Église ? Néolibéralisme et esprit de l’Empire La postmodernité Le cinq centième anniversaire de la « Découverte » de l’Amérique La dimension écologique dans la théologie de la libération
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Seconde partie LEONARDO BOFF E T L’ É C O - T H É O L O G I E D E L A L I B É R AT I O N
Chapitre :
LEONARDO BOFF,
Le portrait, miroir d’une œuvre Les racines Premier souffle d’une vocation : l’empreinte franciscaine Séjour européen : le printemps de la théologie politique Retour au pays natal Vers une théologie de la libération Roma Locuta Boff, critique de la modernité Chapitre :
L E TO U R NA N T É C O L O G I QU E DA N S L’ Œ U V R E D E L E O NA R D O B O F F D I S / C O N T I N U I T É D ’ U N E P E N S É E U TO P I QU E
:
La question de l’écologie chez Boff La « démocratie cosmique » de François d’Assise Le « Christ cosmique » de Teilhard de Chardin Changement de paradigme : l’éco-théologie de la libération La pertinence de la théologie de la création Critique de l’anthropocentrisme Les deux blessures : la pauvreté et l’écocide Dignitas Terræ : pour une nouvelle alliance avec la nature Le « principe Soin » La Charte de la Terre L’adieu au marxisme ? Abréviations Bibliographie Index nominal
M A RT Í N E Z A N D R A D E , É C O L O G I E E T L I B É R AT I O N
THEOLOGUS PEREGRINUS
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REMERCIEMENTS
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Derrière ce travail de recherche se trouvent une multitude d’expériences personnelles et professionnelles, des milliers de kilomètres parcourus des deux côtés de l’Atlantique et de nombreuses personnes qui m’ont soutenu tout au long de ce long périple. Sans le soutien de ceux et celles qui m’ont offert leur précieuse aide, ce travail n’aurait jamais vu le jour. La formation sociale hégémonique part du principe que le processus de la connaissance est un fait individuel. Le présent ouvrage a été rédigé et signé de ma propre main, mais le processus de la connaissance est social, comme l’a montré Paulo Freire. Il est difficile de citer toutes les personnes qui m’ont soutenu. Je tiens à remercier mon directeur de thèse, Michael Löwy, qui, grâce à ses conseils et observations au cours du processus de recherche, m’a montré que la véritable signification de la tâche intellectuelle est la remise en question du discours dominant. C’est donc pour moi un honneur d’avoir réalisé cette recherche sous sa direction. Dans le monde francophone, mes remerciements vont aux amis qui ont eu la gentillesse de corriger ce texte, Ludovic Bertina, Nicolas Clément, Olivier Cuisset, Charlotte Fichefet, Pauline Forges, Mathieu Gervais, Guénolé Labéy-Guimard, Yves Pierrot et July de Wilde. J’adresse aussi mes remerciements à Gilles Hauchecorne, à Clément Marie dit Chirot, à Elisa Mendoza et à Amandine Pierru-Chantenay. Côté brésilien, je voudrais remercier les institutions, Escola Nacional Florestan Fernandes, Université de São Paulo, Universidade Metodista de São Paulo, Centro de Defesa dos Direitos Humanos de Petrópolis, et les personnes qui m’ont accueilli très cordialement durant mon séjour de recherche, Dom Antonio, Adriana Dutra, Carolina Goos, Flávio Munhoz Sofiati, Mauro Passos, Frei Sinivaldo Silva Tavares et Jaldemir Vittorio. Je remercie aussi les personnes interviewées, qui m’ont accordé de leur temps pour répondre à mes questions. Parmi les personnes qui m’ont témoigné leur amitié et leur soutien au cours des dernières années, je tiens à mentionner Mariana Anaya, Alí Calderón, David Carbajal López, Miguel Ceto, Ximena Guzman, Juan Carlos Martínez Andrade, Krystian Szadkowski, Arianna Kinsella, Fernando Segura Trejo, Luis Antonio Huidobro et Camilo Useche. J’adresse aussi un petit mot amical à Alberto Muñoz.
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Je me dois de mentionner ma famille au Mexique et en Pologne, qui m’a soutenu durant l’élaboration et la rédaction de ce livre. En particulier, je souhaiterais remercier la pierre angulaire de ma vie, Marianna Musiał, qui m’a soutenu, sans la moindre hésitation, pendant tout le processus d’écriture de cet ouvrage. Je voudrais remercier très chaleureusement Patrick F. van Dieren qui, depuis longtemps, soutient mes projets sans la moindre hésitation. Je remercie également de tout cœur Lucie Kaennel, dont les commentaires, observations et suggestions ont grandement amélioré mon texte. Il va de soi que je porte l’entière responsabilité des erreurs.
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I N T RO D U C T I O N
L’expérience de notre génération : le capitalisme ne mourra pas de mort naturelle. (Benjamin, 2002 : 681)
Je voudrais commencer ce livre en faisant miens les propos de José Carlos Mariátegui qui, en , a écrit :
Étant né et ayant vécu et étudié au Mexique, pays majoritairement catholique, le double rôle de la religion comme légitimation des pouvoirs en place et comme « soupir de la créature accablée » – pour reprendre l’expression de Marx – n’est pas une musique étrangère à mon oreille. Pourtant, le mépris de certains cénacles d’intellectuels et d’une gauche eurocentrée envers les mythes populaires, les croyances et la foi des militants m’a poussé à étudier la force subversive de la religion. À la fin de mes études en sociologie à l’Université autonome de Puebla, je suis tombé sur un ouvrage intitulé La guerre des dieux. Celui-ci m’a aidé à comprendre l’importance de la théologie de la libération latinoaméricaine dans une perspective marxiste : j’ai alors décidé d’aller en France et d’étudier avec son auteur, Michael Löwy. Après avoir rédigé un mémoire de master sur la colonialité du pouvoir en Amérique latine dans lequel j’ai analysé les mécanismes de domination culturels tel que le centre commercial, j’ai décidé d’étudier les formes contre-hégémoniques qui, face à la domination, proposent une autre géopolitique de la connaissance, et la théologie de la libération, en tant qu’expression discursive du christianisme de la libération, me semblait très pertinente. Elle a jeté un éclairage nouveau sur la modernité. 1 José Carlos Mariátegui, « El hombre y el mito », El Mundial (Lima), 16 janvier 1925.
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L’intelligence bourgeoise se complaît à une critique rationaliste de la méthode, de la théorie, de la technique des révolutionnaires. Quelle incompréhension ! La force des révolutionnaires ne réside pas dans leur science ; elle réside dans leur foi, leur passion, leur volonté. C’est une force religieuse, mystique, spirituelle 1.
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Au cours de cette dernière décennie je me suis intéressé à la dynamique des modèles de domination globaux (« colonialité du pouvoir », « colonialité du savoir », « colonialité du faire ») ainsi qu’aux mouvements de rébellion (Mouvement des Sans Terre, mouvement néozapatiste, entre autres) qui mettaient en pratique une « politique préfiguratrice » du pouvoir populaire. J’ai couché certaines de mes réflexions sur le papier dans mon précédent ouvrage intitulé Religion sans rédemption. Contradictions sociales et rêves éveillés dans l’Amérique latine (Martínez Andrade, 2015 b). Mes inquiétudes théoriques restent inchangées : comment penser, à partir des opprimés, un véritable projet d’émancipation ? Quel est le rôle de l’utopie dans les luttes d’émancipation ? Quels sont les principaux traits de la critique de la modernité-colonialité « réellement existante » développée par la théologie de la libération ? Quelles sont l’originalité et la puissance de la pensée critique produite dans le « Sud global » ? Revenant sur ces mêmes questions, j’aborde dans le présent volume la relation triangulaire entre l’écologie et la religion avec un tiers, la modernité : c’est la pensée du théologien brésilien Leonardo Boff que j’étudie ici. Je tiens en outre à préciser que Religion sans rédemption, écrit alors que je vivais encore au Mexique, s’adressait au départ à un public hispanophone, le lecteur ou la lectrice modèle était mon frère ou ma sœur d’Amérique latine à qui j’offrais une lecture en grande partie blochienne des inquiétudes théoriques évoquées plus haut. Si cette lecture « hispanique » n’a pas semblé sans intérêt pour un public européen aux yeux de mes éditeurs français et anglais, j’ai voulu cette fois, avec l’ouvrage que vous tenez entre vos mains, interpeller directement un lectorat européen (tant académique que militant), en l’occurrence francophone, afin de mettre en valeur l’importance et les apports de la pensée émancipatrice produite en Amérique latine. Au fur et à mesure que je me suis plongé dans les ouvrages de la théologie de la libération, je me suis d’abord aperçu de l’originalité de ses critiques à l’égard de la modernité, pour ressentir ensuite la tonalité brûlante de ces écrits. Cette caractéristique – théorique et militante à la fois – octroie à la théologie de la libération une aura très particulière, un trait subversif. De surcroît, la lecture à rebrousse-poil de l’histoire proposée par la théologie de la libération amène à prêter attention aux souffrances cachées et aux holocaustes provoqués par la modernité-colonialité « réellement existante ». Une des lignes forces de cette théologie est que l’ère moderne n’est pas seulement une époque où le sujet prend conscience de son rôle central dans
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l’ordre des choses et de l’univers, mais elle est aussi celle d’un processus de désenchantement du monde où les dieux sont cantonnés dans la sphère privée des individus. Cependant, les dieux une fois bannis de l’espace public, une nouvelle divinité a pris leur place : le Capital, nouvelle divinité profane, a des fidèles dans toutes les religions de la planète. La modernité n’est donc pas le désenchantement du monde mais plutôt un processus dans lequel le Capital devient la nouvelle idole. Je fais totalement mienne l’idée particulièrement forte – élaborée par les « marginaux » de Francfort –, selon laquelle le capitalisme est une religion purement cultuelle. D’abord, parce qu’en utilisant la théorie du fétichisme forgée par Karl Marx, la théologie de la libération dénonce le processus dans lequel les hommes deviennent des choses et les choses acquièrent des traits humains. Ensuite, en pointant du doigt la dynamique sacrificielle, voire meurtrière, du capitalisme, la théologie de la libération met en lumière les contradictions de la formation sociale hégémonique. Finalement, cette théologie remet en question la notion de progrès, y compris la temporalité vide et réifiée de la civilisation moderne industrielle-bourgeoise. Je veux par ailleurs montrer que la théologie de la libération est un antécédent épistémique et historique de la pensée décoloniale. En effet, le projet théologique, voire intellectuel, de ce courant de pensée vise à construire une « architectonique discursive » à partir du point du vue des vaincus de l’histoire en Amérique latine. Ce n’est pas un hasard si les théologiens de la libération ont toujours souligné le caractère contextuel de toute production théologique, de sorte que la théologie de la libération reconnaît dans les « absents de l’histoire » la dette non encore acquittée de cette modernitécolonialité qui, depuis , a anobli une nouvelle idole : l’argent. La théologie de la libération, en tant que discours moderne sur la foi, émet une critique impitoyable de la modernité. Or, cette critique ne doit pas être qualifiée d’antimoderne, ou pire encore de postmoderne, car cela signifierait laisser de côté ses principaux traits : la défense des libertés modernes, la valorisation positive des sciences sociales, la critique de la privatisation de la foi, la critique du progrès en tant qu’idéologie de la formation sociale hégémonique et la revendication des projets politiques visant à transformer le monde. La théologie de la libération est également une théologie politique critique et utopique. Dans son dernier ouvrage Si Dios fuese un activista de los derechos humanos (« Si Dieu était un militant des droits de l’Homme »), le sociologue Boaventura de Sousa Santos (2014 : 110) souligne le fait que toutes les religions possèdent le même potentiel pour développer des
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théologies progressistes ou émancipatrices capables de s’intégrer dans les luttes anti-hégémoniques qui font face à la mondialisation néolibérale. Autrement dit, certains discours sur la foi peuvent contribuer à la remise en question du paradigme dominant. À cet égard, je pense que mon travail, en dépit de toutes ses limites, contribue à l’analyse de la critique de la modernité et de la préoccupation écologique dans la théologie de la libération. En s’attaquant au cœur de la formation sociale hégémonique, à savoir le capitalisme, la théologie de la libération ne se borne pas à une critique superficielle de la mondialisation néolibérale. À partir des années , le marxisme a laissé place aux discours conservateurs : non seulement la fin de l’Histoire sonnait à la porte, mais aussi la mort de la théologie de la libération était annoncée comme inévitable. Cependant, comme je vais essayer de le mettre en lumière, si la théologie de la libération est morte, son cadavre bouge et fait encore du bruit. En approfondissant les questions des minorités, du genre, des Indigènes et de l’écologie, la théologie de la libération a élargi sa notion clé : celle du « pauvre ». Toutefois, dans le cadre d’un regain d’intérêt au cours des années pour les idées de Walter Benjamin, certains théologiens comme Enrique Dussel ou Franz Hinkelammert ont préféré depuis lors employer le concept benjaminien de « victime ». Si Leonardo Boff se réfère moins au philosophe allemand, il n’en souligne pas moins la dynamique sacrificielle et meurtrière de la modernitécolonialité « réellement existante » mise en évidence par ce dernier dans sa propre perspective théologique et sociopolitique. C’est pour cette raison que, à la différence de ceux qui soutiennent que le changement du paradigme de Boff représente une défaite de la pensée critique, j’ai, pour ma part, eu recours à la notion de dis/continuité, afin de montrer que ce tournant écologique exprime à la fois une continuité et une discontinuité dans sa sensibilité comme dans ses intérêts politico-intellectuels. Face à la crise profonde de la civilisation moderne dans laquelle nous sommes plongés, il est nécessaire d’en étudier les causes. Certes, le mot « crise » provient du vocable grec krisis qui signifie « décision », « choix », voire « circonstance favorable », mais la nouveauté de cette époque est l’évidente crise écologique qui menace notre survie en tant qu’espèce vivante. C’est ainsi que, suivant une perspective interdisciplinaire, je traiterai de la critique de la modernité développée par la théologie de la libération en général et par Leonardo Boff en particulier. Même si ce courant théologique possède certaines caractéristiques propres (valorisation des sciences sociales, défense des valeurs héritées de l’esprit de la Révolution française, critique de l’idolâtrie du marché, dénonciation
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des structures socio-économiques d’oppression, etc.), il est loin d’être homogène. Il en découle le fait qu’au sein de ce courant de nombreux débats ont lieu autour des thématiques sociopolitiques et théologiques, des divergences épistémiques et des différences théoriques. Bien que certains auteurs parlent de « théologies de la libération » pour souligner la variété et la spécificité des approches, je préfère employer l’expression déjà institutionnalisée de « théologie de la libération ». Force est de reconnaître l’empreinte imprimée par chacun des théologiens et chacune des théologiennes à leurs propres projets intellectuels ; on peut distinguer une aura singulière, pour ainsi dire, qui caractérise chaque perspective. Or, si j’aborde, de façon générale, les particularités de la théologie de la libération – en tant que discours moderne et critique de la modernité –, c’est pour mettre en lumière la radicalité de ses propositions non seulement sur le terrain discursif mais aussi sur le terrain pratique. Sans doute le fait d’être originaire de l’Amérique latine a marqué mon intérêt pour la théologie de la libération. Je suis convaincu que l’on ne peut pas ignorer l’importance de ce courant de pensée pour expliquer les changements et les transformations de ce continent. J’ai, en outre, trouvé dans les écrits de ces théologiens une source d’inspiration pour les luttes de libération, en raison de la force émancipatrice de leur message et de la nécessité de mettre en cause les discours qui légitiment l’oppression. J’ai enfin – lors de séjours au Brésil pour y interviewer des théologiens et militants chrétiens – constaté que la religion, protestation contre la misère réelle, sert à dresser des rêves éveillés. Contrairement à ceux qui réduisent la religion à une sorte d’opium, je pense qu’étant un phénomène socio-anthropologique, la religion abrite, elle aussi, les étincelles de l’espoir. Avant de vous laisser à la lecture de ces pages, je veux insister sur le fait que la théologie de la libération, expression intellectuelle du christianisme de la libération, a marqué un point d’inflexion dans l’histoire de la pensée latino-américaine et, en conséquence, cette mouvance, en dépit de ses contradictions, mérite toujours d’être étudiée. À coup sûr, la théologie de la libération, constellation intellectuelle et politique, a arrosé – et continue à arroser aujourd’hui encore – la graine de l’espoir, plantée par ceux et celles qui ont lutté pour concrétiser les valeurs, jusqu’à nos jours niées, de la Révolution française. Bruxelles, début de l’hiver
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Première partie L A T H É O L O G I E D E L A L I B É R AT I O N, CRITIQUE DE LA MODERNITÉ
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Chapitre UTOPIE, MODERNITÉ E T C R I T I Q U E D U C A P I TA L I S M E
QU’EST-CE QUE LA THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION ?
2 Charles Antoine note que l’expression portugaise opção preferencial pelos pobres (en espagnol : opción preferencial por los pobres) est caractéristique de l’action pastorale de l’Église en Amérique latine. Elle a été formulée en ces termes par la troisième Conférence générale de l’épiscopat latino-américain à Puebla en 1979. Cette expression est aujourd’hui connue des chrétiens du monde entier. La traduction française la plus répandue est « option préférentielle pour les pauvres ». Charles Antoine souligne qu’une telle traduction littérale est critiquable d’un point de vue linguistique et pastoral. Dans le langage apostolique de l’Église en France, elle est rendue par « choix prioritaire des pauvres ». De plus, il existe en français deux termes, « choix » et « option », pour exprimer la même démarche intellectuelle et pratique, et le mot « choix » est plus courant que celui d’« option ». Désignant les routes latino-américaines, l’expression espagnole via preferencial signifie « route prioritaire ». C’est ainsi que Charles Antoine penche pour la traduction de « choix prioritaire des pauvres » (Boff et Pixley, 1990 : 7-8). 3 « Les théologies européennes et nord-américaines sont aujourd’hui prépondérantes dans nos Églises et représentent une forme de domination culturelle. Elles doivent être considérées comme découlant de situations relevant de ces pays et ne devraient donc pas être adoptées acritiquement, sans remettre en question leur pertinence dans le contexte de nos pays. Pour être fidèles à l’Évangile et à nos peuples, nous devons réfléchir aux réalités de nos propres situations et interpréter la parole de Dieu en fonction de ces réalités. Nous rejetons comme inappropriée une certaine théologie académique dissociée de l’action. Nous sommes évidemment prêts à une rupture épistémologique radicale avec une théologie qui ne fait pas de l’engagement le premier acte théologique et n’implique pas une réflexion critique sur la praxis dans la réalité du Tiers Monde » (Dussel, 1977 : 263).
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Selon les sociologues Michael Löwy (1998 : 53) et François Houtart (2005 : 64), la théologie de la libération est d’abord un « ensemble d’écrits » ; tout en conservant un regard sur « le divin », elle part d’un degré de rationalité spécifique. Elle est un discours construit par référence aux éléments qui constituent son locus, par exemple le choix prioritaire des pauvres 2, la critique de l’idolâtrie du marché et du péché structurel, la dénonciation prophétique des injustices. La théologie de la libération est une réflexion à contre-courant de la théologie hégémonique 3 :
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partant de la pratique des opprimés, elle « n’est pas seulement une éthique sociale, mais bien une théologie au sens plein du mot, c’est-à-dire également une christologie, une ecclésiologie, une théologie pastorale » (Houtart, 2005 : 64). Il est vrai que la théologie de la libération appartient à un mouvement plus profond et plus large, que Michael Löwy appelle « christianisme de la libération ». Löwy (1998 : 55) distingue la « théologie de la libération » comme produit spirituel du « christianisme de la libération » comme mouvement social : Pour éviter tout malentendu et tout réductionnisme (sociologique ou autre), rappelons en premier lieu que la théologie de la libération n’est pas un discours social et politique mais, avant tout, une réflexion religieuse et spirituelle.
Nous analyserons dans cette première partie ce que les théologiens de la libération considèrent être des éléments clés de la critique de la modernité, y compris le caractère romantique et utopique. Il convient de mentionner la « constellation historique particulière » qui préside à l’émergence du christianisme de la libération en Amérique latine vers la fin des années : d’une part, la transformation interne de l’Église catholique que marque l’élection du pape Jean XXIII en et, d’autre part, le triomphe de la révolution cubaine, basée sur un programme anti-impérialiste puis socialiste. Ces deux événements inaugurent un cycle de luttes sociales, de guérillas et de soulèvements qui se poursuit jusque dans les années (Löwy, 1998 : 7 et 64 ; 2007 : 306). Selon François Houtart (2005 : 64-65), la théologie de la libération est née d’une triple dynamique. La première, issue du contexte ecclésial et notamment du concile de Vatican II, définissait « l’Église comme peuple de Dieu et non pas comme institution hiérarchique » et, par conséquent, permettait la participation des laïcs dans les communautés de croyants. En second lieu, le contexte intellectuel fut crucial, dans la mesure où la théorie de la dépendance fournissait en même temps aux scientifiques sociaux en Amérique latine de nouveaux outils analytiques qui n’ont pas laissé indifférents les théologiens de la libération (Sung, 2008c : 17-60 et 91-133) , puisque, comme le note Löwy (1998 : 92) , « cette nouvelle vision allait directement influencer la culture socio-religieuse du christianisme de la libération, engendrant
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U TO PI E …
• Q U ’ E ST - C E Q U E L A T H É O LO G I E D E L A L I B É R AT I O N
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Cette attitude critique envers le progrès comme borne du capitalisme en tant que religion montre une des affinités électives entre les travaux des philosophes de la théorie critique, notamment ceux de Ernst Bloch et Walter Benjamin, et ceux des théologiens de la libération (Löwy, 2006).
5
• I, 1
4 Le terme « développementisme » (desarrollismo ou desenvolvimentismo) fait référence à l’idéologie du développement en Amérique latine.
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une forte conviction, à savoir que la solution pour les pays d’Amérique latine résidait non pas tant dans la modernisation technologique que dans le changement social ». Le troisième changement concerne l’échec du développementisme 4 comme modèle de développement national. Cet échec a marqué le début de l’introduction massive de capitaux étrangers et d’une dénationalisation des économies locales, parallèlement à l’établissement des dictatures militaires ou civiles. Il faut ici rappeler que l’exploitation massive de l’Amazonie a commencé sous la houlette des gouvernements militaires (-) et qu’elle était soutenue par l’idéologie du progrès. La déforestation amazonienne, qui représentait % en , a atteint % en , soit une superficie équivalente au territoire français (Melo, 2010 : 282). La critique du développementisme, un des éléments clés de la théologie de la libération, a servi d’une part à démystifier le discours des élites latino-américaines, en dénonçant une croissance économique qui participe à l’augmentation des inégalités sociales que justifierait l’idée de progrès 5. Cette critique des effets de la modernisation en soi implique également une position autre envers la nature, puisque tous les « méga-projets » sont alors évalués selon des critères tant écologiques que sociaux. Qui sont les théologiens de la libération ? Quel est leur parcours ? D’où viennent-ils ? Notons tout d’abord qu’il existe un « lien transnational » entre les théologiens de la libération et certains de leurs homologues européens (Chaouch, 2006-2007 : 189). Certains d’entre eux ont fait leurs études en Europe dans la période d’après-guerre. C’est notamment le cas de Gustavo Gutiérrez (Belgique et France), de Enrique Dussel (Espagne et France), de João Batista Libanio (Italie), de Clodovis Boff et de Camilo Torres (Belgique), de Hugo Assmann et de Leonardo Boff (Allemagne). Ce lien ne rend toutefois pas compte de la grande variété de profils des penseurs qui ont émergé au sein du catholicisme contemporain. Contrairement à ce que l’on suppose
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généralement, les théologiens de la libération ne peuvent pas être réduits aux seules nationalités latino-américaines (Franz Hinkelammert, Ignacio Ellacuría, Jon Sobrino, Pedro Casaldáliga, Juan José Tamayo Acosta, José Comblin) ni à la seule gente masculine (Ivone Gebara, Elsa Tamez, Marcella AlthausReid, Maria José Rosado Nunes, Maria Clara Lucchetti Bingemer). La plupart de ces théologiens et théologiennes partagent une même idée : au-delà de leurs origines sociales ou nationales, ils sont porteurs d’une Weltanschauung très particulière, une vision du monde utopique. De nombreux théologiens de la libération ont reconnu l’importance de la perspective ouverte par Ernst Bloch pour leurs propres réflexions. La fonction utopique entendue comme « représentation logique d’un non-lieu qui donne sens à la négation-transformation du réel, projection du possible et du souhaitable qui s’enracine dans la réalité des topiques historiques » (Biard, 1996 : 81), joue un rôle crucial dans leurs interprétations théologiques. Parmi les théologiens qui ont expressément reconnu cette influence, mentionnons Gustavo Gutiérrez, Franz Hinkelammert 6, Enrique Dussel 7, Ignacio Ellacuría 8 ou encore l’ex-Franciscain Leonardo Boff. Boff signale à plusieurs reprises l’empreinte laissée par Le Principe Espérance dans sa réflexion. La pensée blochienne compte bien parmi les sources d’inspiration les plus décisives des théologiens latino-américains de la libération pour leurs critiques de la modernité et du capitalisme. Bloch lui-même (1977 : 331) notait que l’espérance, « si elle reste Dans une longue entrevue, Hinkelammert déclare : « Les auteurs qui me sont chers sont Ernst Bloch et Erich Fromm. Leurs perspectives sur l’humanisme, séculier ou athée, pour quelqu’un qui provient d’un milieu catholique assez conservateur, sont d’une grande valeur. Une idée œcuménique doit inclure l’humanisme séculier, athée » (Solano, 2007 : 105). Voir aussi Hinkelammert (2002 : 14, 245-246, 253 et 255).
6
7 Dussel (1977 : 61) écrit que, « pour citer Bloch, quand il y a de l’espoir, il y a également de la religion ». Il reprend librement une phrase caractéristique du Principe Espérance (Bloch, 1991 : 349).
Esteban Krotz (2011 : 72) estime que, même si les théologiens Ignacio Ellacuría et João Batista Libanio ne semblent guère partager le sens du « transcender sans transcendance » de Ernst Bloch, ils ont emprunté certaines idées au philosophe allemand, afin de préciser les similitudes et les différences entre l’analyse sociopolitique, l’utopie et la prophétie. C’est pourquoi nous trouvons un écho des idées de Bloch dans les deux volumes de Mysterium liberationis. Conceptos fundamentales de la teología de la liberación édités par Ignacio Ellacuría et Jon Sobrino. 8
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assez forte, si elle se purifie et se possède sans gauchissement, rend indestructible – l’espérance nous rend indestructibles ». Certains intellectuels voient dans la dimension religieuse un processus d’aliénation. Michael Löwy (2005 d : 73) écrit à ce propos que partisans et adversaires du marxisme semblent s’accorder sur un point : la célèbre phrase « La religion est l’opium du peuple » représente la quintessence de la conception marxiste du phénomène religieux. Or, cette formule n’a rien de spécifiquement marxiste. On peut la trouver, avant Marx, à quelques nuances près, chez Kant, Herder, Feuerbach, Bruno Bauer et beaucoup d’autres.
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9 Löwy (2005 a : 38) explique que le mouvement anabaptiste, la guerre des paysans et les idées millénaristes de Thomas Münzer ont influencé non seulement les travaux de Bloch (1975), mais aussi ceux de Friedrich Engels (1974) et de Karl Mannheim (2006).
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Pour Marx et Engels, le rôle subversif et protestataire de la religion était un phénomène du passé, sans signification ni pertinence pour la lutte des classes moderne. Pourtant, « Ernst Bloch est le premier auteur marxiste à avoir changé ce cadre théorique, sans abandonner pour autant la perspective marxiste et révolutionnaire » (Löwy, 2005 d : 77). Un des apports de Bloch à la sociologie du fait religieux s’exprime dans son étude sur la présence du totum utopico-révolutionnaire dans les lignées croyantes9. Dans l’éventail des « approches dissidentes » pour l’étude du fait religieux, présenté par Erwan Dianteill et Michael Löwy (2005), ce sont surtout les analyses de Lucien Goldmann et de Ernst Bloch qui sont les plus utiles à notre démarche analytique. Au premier, nous empruntons le concept de « vision du monde ». Il s’agit, en effet, « d’un instrument conceptuel de travail indispensable pour comprendre les expressions immédiates de la pensée des individus. Son importance et sa réalité se manifestent même sur le plan empirique dès qu’on dépasse la pensée ou l’œuvre d’un seul écrivain » (Goldmann, 2005 : 24). Quant à Bloch, c’est sa notion d’« excédent utopique » qui permet d’extraire la fonction protestataire et émancipatrice de la religion, et qui a fait de ses écrits l’une des principales sources d’inspiration de Gustavo Gutiérrez, fondateur de la théologie de la libération latinoaméricaine (Löwy, 2005a : 53).
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UN AUTRE REGARD SUR LA MODERNITÉ
Il nous faut reconsidérer le concept de modernité sous l’angle de la philosophie, car cette dernière permet de mieux comprendre ce concept 10. Enrique Dussel (1992b ; 2001b) apporte un éclairage nouveau sur le phénomène de la modernité. Selon lui, la modernité est pour beaucoup d’intellectuels comme Max Weber, Jürgen Habermas ou Alain Touraine un phénomène essentiellement et exclusivement intra-européen. Aussi la « Découverte » de l’Amérique et ses conséquences, la Conquête et l’évangélisation, n’ont-elles pas été prises en considération philosophiquement dans la construction de la subjectivité moderne. Contrairement à Weber et à Habermas, pour qui la modernité est un processus « endogène » de la tradition occidentale 11, Dussel soutient que ce processus s’établit en relation avec une altérité niée, celle de l’Indigène. La naissance de la modernité fait encore l’objet d’importants débats. Certains auteurs pensent qu’elle trouve son origine dans la Renaissance italienne 12. D’autres la situent dans la Révolution française ou dans la révolution industrielle en Angleterre. Le récit se développe toujours à l’intérieur de l’Europe, de sorte que les autres peuples ne participent pas à la construction de la subjectivité moderne occidentale. C’est pourquoi Dussel a proposé que la Conquête de l’Amérique latine soit articulée à la logique d’internationalisation du capitalisme 13 et au système10 Il n’est pas étonnant que certains sociologues comme Georg Simmel (2004), Jürgen Habermas (1999), Alain Touraine (1992) ou Salvador Juan (2006) aient examiné les racines philosophiques du concept.
« Hegel emploie d’abord le concept de modernité dans des contextes historiques, pour désigner une époque : les “temps nouveaux” ou les “temps modernes”. Cela correspond aux termes usités en Angleterre et en France : autour de 1800, les termes de modern times ou de temps modernes désignent les trois siècles précédents » (Habermas, 1999 : 6). Dussel considère que Touraine reste dans cette ligne de pensée, puisque sa généalogie de la modernité repose toujours sur la même chronologie spatio-temporelle : Renaissance, Réforme, Lumières et révolution industrielle. Touraine omet le fait que la Découverte de l’Amérique et la colonisation représentent les moments fondateurs de la subjectivité moderne occidentale. 11
12 « Quant à la “modernité”, elle apparaîtrait brutalement à la Renaissance et en Europe, un peu comme une rupture, alors que le continuisme évolutionniste postule la progressivité en nature et en culture » (Juan, 2006 : 32).
Même Marx (2006 : 165) signalait que « la circulation des marchandises est le point de départ du capital. Production de marchandises, circulation étendue des marchandises et commerce constituent les préalables historiques de sa genèse. Le commerce mondial et le marché mondial inaugurent, au XVIe siècle, l’histoire
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moderne de l’existence du capital. Si nous faisons abstraction du contenu matériel de la circulation de marchandises, de l’échange des différentes valeurs d’usage, et si nous ne considérons que les formes économiques qu’engendre ce procès, comme ultime produit de ce procès, nous trouvons la monnaie. Cet ultime produit de la circulation des marchandises est la première forme phénoménale du capital ». Grâce à l’argent et à un degré moindre à l’or, l’Espagne, et l’Europe avec elle, eurent les moyens d’acheter des marchandises à la Chine.
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monde, et que la modernité (comme production d’une subjectivité déterminée), le capitalisme (comme accumulation originaire de la terre des Indigènes) et le processus de colonisation de l’Amérique latine soient synchrones. En ce qui concerne l’émergence de la subjectivité moderne occidentale, Dussel a développé le concept d’ego conquiro pour éclairer l’importance de la violence que le pouvoir hispanolusitain a fait subir aux Indiens, l’ego conquiro (« je conquiers ») précédant de plus d’un siècle l’ego cogito (« je pense ») formulé par Descartes en . Ce fut, par la suite, le moment propice pour prendre conscience de la supériorité européenne 14. Il s’agit là du premier signe de la volonté de pouvoir des Européens. La raison comme instrument de domination détermine donc une nouvelle ontologie à partir de . La maxime « Dios está en el cielo, el Rey está lejos, yo mando aquí » (« Dieu est au ciel, le Roi est loin, c’est moi qui commande ici ») exprime un moment transcendantal dans la subjectivité moderne occidentale 15. Nelson Maldonado-Torres (2008 : 210 et 212) explique que l’acception du mot « religion » a changé à partir du XVIe siècle. Selon lui, le concept de religio a joué un rôle important dans les stratégies épistémiques déployées par les groupes se disputant la
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15 Cette maxime a été reprise par Marianne Mahn-Lot (1996 : 11). Malheureusement, il nous semble que l’auteur ne l’a pas comprise dans son véritable sens : cette maxime n’est pas seulement anecdotique, elle est aussi l’expression d’une nouvelle ontologie qui sert de toile de fond à une subjectivité moderne aux allures coloniales.
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14 Il faut rappeler qu’avant 1492, l’Europe ne possédait pas de conscience propre de sa supériorité. Elle était consciente, en revanche, de la supériorité économique, intellectuelle et politique des mondes musulman et ottoman. Or, selon Walter Mignolo (2008 : 128), « longtemps après la fin des Croisades, l’Europe chrétienne continua à subir la pression de l’Empire ottoman qui s’étendait alors. Les Ottomans connurent des victoires impressionnantes, dont la prise de Constantinople, dernier rempart de l’Empire romain et centre spirituel du christianisme orthodoxe. Finalement, les chrétiens d’Occident s’organiseront pour contre-attaquer et tenir l’Empire ottoman hors de l’Europe centrale, mais longtemps encore la “menace turque” hantera les rêves de l’Europe […]. Toutefois, les chrétiens savaient que les Maures avaient eu un passé islamique impérial et que les Turcs avaient un présent impérial brillant ».
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participation au pouvoir impérial pendant et après l’Empire romain. Ce rôle s’est cependant transformé avec la « Découverte » et la Conquête des Amériques. En analysant le journal de bord de Colomb, où les Indigènes sont présentés comme étant sans religion, on comprend que Colomb les voyait comme une tabula rasa. Maldonado-Torres y décèle les racines racistes du monde moderne colonial, puisqu’en affirmant que les Indigènes « n’étaient d’aucune religion, Colomb les expulsa de leurs terres, refusa de leur reconnaître une subjectivité propre, et les déclara sujets asservis. [… Il] les supprime de la catégorie des humains ». L’idée de non-religiosité chez les peuples indigènes fut un autre élément de la construction de l’imaginaire moderne. Cette idée a plongé ces groupes dans la servitude et l’esclavage – même si ce dernier fut aboli par la suite –, en établissant un nouveau modèle de domination économique et culturelle. Dans la même logique, le sociologue Ramón Grosfoguel (2008 : 161-162) soutient que l’occidentalisme a produit des rapports asymétriques non seulement au niveau économique, mais aussi épistémique : la politique de l’ego dans la quête de connaissance de René Descartes au XVIIe siècle, où les hommes occidentaux remplacent Dieu dans la fondation de la Connaissance, jette les bases de la philosophie occidentale moderne. Cependant, comme le rappelle Enrique Dussel, l’ego cogito (« je pense donc je suis ») de Descartes a été précédé de cent cinquante ans par l’ego conquir[o] (« je conquiers donc je suis »). La vision de Dieu défendue par Descartes a vu les attributs du Dieu Chrétien transférés vers l’Homme occidental (le genre ici n’est pas choisi au hasard). Mais cela n’était possible que pour un Individu Impérial, c’est-à-dire dans l’esprit de quelqu’un qui est au centre du monde parce qu’il l’a conquis.
La figure de Descartes (-) comme penseur moderne est significative. En , il entre au Collège royal de la Flèche, où, sous la direction des Jésuites, il apprend le latin, le grec, l’hébreu, et étudie la philosophie et la théologie. Cette dernière est essentielle, en raison de la controverse de Valladolid entre Bartolomé de las Casas et Juan Ginés de Sepúlveda 16 en , soit quatre16 Auteur du Democrates secundus sive Dialogus de justis causis belli, dans lequel il justifie l’impérialisme espagnol en soutenant que la guerre de conquête menée en Amérique latine est juste.
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17 Au regard d’un critique romantique de la modernité capitaliste comme Walter Benjamin (2010 : 129), Las Casas était le « défenseur héroïque d’une position désespérée ». Grâce à la nouvelle édition de textes inédits de Walter Benjamin, nous constatons son intérêt pour la conquête du Mexique. Michael Löwy, qui a rédigé la préface de l’ouvrage, écrit que, « même s’il ne s’agit que d’un petit compte rendu, le texte de Benjamin est une fascinante application de sa méthode – interpréter l’histoire du point de vue des vaincus en utilisant le matérialisme historique – au passé de l’Amérique latine. Sa remarque sur la dialectique morale du catholicisme mérite également d’être notée, qui constitue presque une intuition de la future théologie de la libération » (Benjamin, 2010 : 15).
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vingt-sept ans avant la parution du Discours de la méthode. Dans les paragraphes qui suivent, nous esquisserons le contexte de la controverse afin d’en montrer l’influence sur Descartes. La controverse de Valladolid ou l’« infâme débat », comme l’a désigné Grosfoguel, était focalisé sur la non-humanité ou la sous-humanité des peuples indigènes qui, considérés à la fin du XVe siècle comme des « peuples sans Dieu », sont devenus des entités inférieures dans l’imaginaire chrétien. Sepúlveda soutenait l’idée que les Indigènes n’avaient pas d’âme, ce qui autorisait, par conséquent, à les réduire en esclavage. Las Casas pensait que les Indigènes étaient des sauvages dotés d’une âme, mais que, par rapport aux Espagnols chrétiens, ils étaient culturellement et psychiquement inférieurs. Ce qui fait dire à Grosfoguel (2008 : 151) que Sepúlveda et Las Casas « représentaient tous deux, chacun à sa façon, les deux formes de racisme qui devaient continuer à exister pendant les cinq siècles à venir ». « L’histoire coloniale des peuples européens commence par l’événement révoltant de la Conquista de l’Amérique qui transforme le monde nouvellement conquis en une salle de tortures » (Benjamin, 2010 : 129) 17. Les querelles théologiques, surtout celles de l’école de Salamanque dont font partie la controverse de Valladolid et la Leçon sur les Indiens que prononce en Francisco de Vitoria (1966), ont influencé le jeune Descartes au Collège royal. Dussel (2008) montre le retentissement des penseurs hispaniques et lusitains sur la réflexion cartésienne, et propose une lecture radicalement différente de la naissance de la modernité. Selon lui, la « Découverte » de l’Amérique a ébranlé le cadre ontologique et politique des Européens, car elle a introduit, de l’extérieur, une catégorie radicalement distincte, celle de l’Indigène. Il en résulte que la philosophie cartésienne, qui représente la métaphysique
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d’un ego individuel moderne, est devenu le paradigme de la conscience solipsiste privée de toute corporalité. Pour Dussel, la « Découverte » avec ses effets, la conquête et la domination des Indigènes, marque le début d’un nouveau cadre ontologique, dans lequel l’Européen est l’être, tandis que les peuples non européens sont identifiés au non-être. Dussel recourt à la notion d’extériorité levinasienne pour développer sa propre démarche ontologico-critique, dans laquelle l’extériorité ontologique de l’Indigène prend place au côté des réflexions politico-religieuses et sociales occidentales. Par ailleurs, Dussel soutient que l’ego sans corporalité de Descartes est un héritage de la pensée grecque. Les Grecs ont introduit un clivage entre, d’une part, le corps (sôma) et, de l’autre, l’âme (psychè) et l’esprit (pneuma) ; cette scission s’est ensuite traduite dans les figures dichotomiques objet/sujet, sciences de l’esprit/ sciences de la nature, etc. Dussel (1969 : 26-28) relève qu’à la différence du platonisme (avec le dualisme anthropologique), les Sémites concevaient l’humain comme un être indivisible et n’acceptaient pas la destruction de l’individualité après la mort. L’anthropologie hébraïque a élaboré une dialectique originale de la chair (basar) et de l’esprit (ruah) pour maintenir intacte l’unité de l’existence humaine. Le terme nefesh exprime cette idée. Cela explique pourquoi les Sémites n’incinéraient pas les cadavres, alors que les Grecs montraient un tel mépris pour le corps des défunts qu’après avoir été brûlé, il était jeté à la mer. Le « corps » au sens grec ou cartésien est seulement un cadavre (gufah). Le clivage entre le corps (nature) et l’âme (esprit) va ainsi jouer un rôle transcendantal dans la production gnoséologique occidentale, le dédain pour le corps trouvant en quelque sorte son pendant dans le mépris pour la nature. La philosophie hégémonique a mis l’homme au centre de la nature comme « maître et possesseur ». Leonardo Boff (2004 : 100-101) relève que la notion de dominium terrae est liée à la vision colonisatrice occidentale. Même avant la « volonté de puissance » (Wille zur Macht) nietzschéenne comme expression de l’homme moderne, le pape Nicolas V, dans la bulle Romanus Pontifex (1454), promettait aux rois du Portugal la domination du monde, tandis que le pape Alexandre VI reconnaissait les mêmes prérogatives aux rois de Castille et de León dans la bulle Inter Caetera (1493). Boff considère que le terme
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d’« anthropocentrisme » résume le mieux l’anthropologie impériale et anti-écologique. Comme nous l’avons vu, la Conquête et la colonisation de l’Amérique ont non seulement déterminé la subjectivité moderne, mais également l’expansion du capitalisme. Descartes et les philosophes eurocentrés omettent toutefois le rôle de l’Amérique dans la construction du grand récit moderne. On pourrait dire, avec Emmanuel Levinas (2006 : 119), que « si la jouissance est le remous même du Même, elle n’est pas ignorance de l’autre, mais son exploitation ». En ce sens, on peut affirmer que les altérités toujours niées de la modernité ont été les Indigènes, les peuples sans histoire et sans droits.
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la civilisation industrielle à la colonisation de l’Afrique. Il ne faut évidemment pas faire d’anachronismes, puisqu’il s’agit de deux phénomènes différents. Cependant, là où Traverso tente de trouver les origines culturelles du nazisme dans le « racisme de classe », les théologiens de la libération comme Dussel, Jung Mo Sung ou Boff font de la Conquête de l’Amérique l’épiphanie de la modernité hégémonique.
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18 Dans un travail intéressant, Enzo Traverso (2002 : 56-86 et 170-171) part du XIXe siècle pour comprendre la violence nazie enracinée dans l’Europe libérale. Il lie
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Nous notons une position critique claire envers la modernité : en tant que processus de domination 18, l’émergence d’un ego conquiro est fondamentale pour la configuration d’une subjectivité moderne privée de corporalité, où la nature et les autres cultures non européennes deviennent des objets à piller. De surcroît, on trouve dans les écrits de Walter Benjamin (2002 : 840) une dénonciation de la « modernité comme temps de l’enfer ». Löwy (1988 : 151-152 ; 2001 : 74) constate que les textes de Benjamin suggèrent une correspondance entre modernité ou progrès et damnation infernale. Il est évident que la critique romantique (messianique et séculière) de Benjamin a d’autres sources
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Un certain mode de pensée, agressif à l’égard de la nature, a pris de l’ampleur jusqu’au point d’agresser les pauvres et les cultures militairement plus fragiles. Les pauvres latino-afroaméricains, par exemple, ont été colonisés voire mis en esclavage, et leurs cultures déstructurées et bien souvent détruites. En dehors de l’Amérique latine, l’Afrique et l’Asie furent également victimes de l’agression des pays européens, au sein desquels le projet de la modernité avait été élaboré. C’est une même volonté de sujétion et d’asservissement qui prétend englober tous les êtres humains ainsi que la nature (Boff, 1994 c : 125-126).
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(Auguste Blanqui, Charles Baudelaire ou August Strindberg) que celle de la théologie de la libération. Son esprit est cependant le même : la dénonciation de la civilisation capitaliste. Cet esprit « n’est pas la négation de la technique mais sa redéfinition radicale : plutôt que domination de la nature elle doit devenir “la maîtrise du rapport entre la nature et l’humanité” » (Löwy, 1988 : 134). LA MODERNITÉ DE LA THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION
Dans Christianisme et modernité, l’anthropologue René Girard et le philosophe Gianni Vattimo (2009 : 55) défendent, à leur façon, la thèse selon laquelle « le christianisme a développé, au sein de la civilisation occidentale, une activité qui va de pair avec la sécularisation, la découverte des libertés politiques ». Le christianisme serait, ainsi, en partie responsable du désenchantement du monde. Remarquons toutefois que Dussel a déjà abordé la question de la distinction entre « sécularisme » et « sécularisation » à la fin des années . Selon lui, le premier concept se rapporte à une idéologie eurocentrée conçue par les Lumières et le libéralisme, et qui présuppose une vision déterminée de l’histoire où l’idée de progrès est centrale. Cette idéologie part d’un temps mythique, irrationnel et infantile des cultures primitives pour défendre le passage vers le monde moderne où règne l’individu bourgeois : « La religion a été remplacée par le “Savoir Absolu” de la raison (c’est le passage de la religion à la philosophie de l’Encyclopédie et de la Logique hégéliennes), on est passé du mythe au logos, de la croyance à la science, du féodalisme traditionnel au capitalisme moderne et innovateur » (Dussel, 2001 b : 411). En ce sens, le sécularisme est perçu comme une sorte de laïcité antireligieuse qui détourne les noyaux éthico-mythiques des civilisations non européennes, afin de réduire ou de nier leur condition de communautés singulières. La notion de « noyau éthicomythique » est empruntée à Paul Ricœur (1964 : 292 et 294-296 ; 1991 : 246) en référence aux valeurs unificatrices qui soutiennent, justifient et inspirent toutes les autres. Autrement dit, c’est l’ensemble symbolique qui appartient à un groupe et qui, en le dotant de sens, permet sa compréhension fondamentale 19.
19 Cette notion est utilisée à plusieurs reprises par Dussel (1992 a : 56-57 ; 2001 b : 410) pour souligner le lien entre religion et culture.
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Quant au second concept, la sécularisation, il s’agit du processus qui, depuis une vingtaine de siècles, a éclaté au sein du christianisme mais aussi dans l’Empire chinois (avec la bureaucratie séculière des mandarins au IIIe siècle avant J.-C.) ou l’islam (où s’est développée une philosophie autonome de la foi coranique). Le terme désigne des champs où est respectée une autonomie de la politique, de l’économie, etc. Selon Dussel, religion et sécularisation ne sont pas opposées, mais seraient, historiquement parlant, complémentaires. En effet, certaines religions universelles ont établi les conditions nécessaires au développement de la sécularisation. Comme le notent Girard et Vattimo, un de ces cas, celui du christianisme, a permis un monde où la séparation de l’Église et de l’État est un fait historique. Contrairement au sécularisme, qui ne prend pas en considération les noyaux éthicomythiques des civilisations (et leur critique des formes de domination), la théologie de la libération se penche sur la sécularisation en tant que processus historique nécessaire. Löwy (1998 : 97) observe, pour sa part, que dans la théologie de la libération se produit une synthèse particulière entre tradition et modernité. Dans « ce processus de synthèse “dialectique” », à la manière de Benjamin, « la théologie de la libération pense l’histoire à partir de son envers, c’est-à-dire du point de vue des vaincus et des exclus, des pauvres (au sens large de classes, races et cultures opprimées), qui sont les porteurs de l’universalité et de la rédemption ». Partant, la théologie de la libération comme vision du monde romantique critique, au nom de valeurs prémodernes, la modernité hégémonique, capitaliste et coloniale. Pour rendre compte de l’originalité de la théologie de la libération, Löwy relève la présence de sept éléments clés qui permettent d’observer cette synthèse dialectique : • la défense des libertés modernes. Les valeurs nées de l’esprit de la Révolution française (liberté, égalité, fraternité, démocratie, sécularisation, séparation des Églises et de l’État) sont non seulement assimilées, mais également défendues par cette théologie ; • la valorisation positive des sciences sociales et leur application dans la théologie. En commettant un péché d’hérésie moderniste, cette théologie a pris au sérieux la nécessité d’étudier « objectivement » les origines, les effets et les conséquences de la situation de pauvreté et de marginalisation de l’Amérique latine. C’est pourquoi elle a dû utiliser les outils des sciences sociales
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pour mieux comprendre la réalité sociale latino-américaine ; • la critique de la société bourgeoise industrielle, car cette société est notamment fondée sur le progrès scientifique et technique, l’accumulation du capital, l’individualisme, la réification, l’esprit du calcul économique et le culte de la croissance, qui ont eu un terrible et funeste retentissement du système sur le milieu social et environnemental ; • la critique du capitalisme. L’affinité négative du catholicisme avec le capitalisme est un élément crucial qui permet de comprendre son aversion (Abneigung) pour la rationalité instrumentale de ce dernier. Les théologiens de la libération articulent leur critique morale et éthique à une analyse économique de l’exploitation, de sorte que « la plus grande innovation de cette théologie par rapport à la tradition de l’Église réside peut-être dans le fait qu’elle va bien au-delà d’une critique morale du capitalisme en appelant à son abolition » (Löwy, 1998 : 87). Le capitalisme est également critiqué en tant que nouvelle forme d’idolâtrie ; • la critique de la privatisation de la foi. Pour ce qui est de la « sphère ecclésiastique », Löwy soutient que la théologie de la libération innove par rapport à la tradition. À vrai dire, elle accepte une séparation complète de l’Église et de l’État, en défendant l’autonomie des mouvements sociaux et politiques par rapport aux institutions ecclésiales, en rejetant l’idée d’un « catholicisme politique » et en favorisant la participation des chrétiens dans les mouvements ou partis populaires séculiers ; • la critique de l’individualisme. À travers les communautés ecclésiales de base (CEB), la théologie de la libération essaie de rétablir le lien social dans un sens moderne en se fondant sur le « choix individuel » comme élément fondamental dans la construction des « groupements volontaires utopiques ». La relation entre individu et communauté est alors mise en valeur selon une perspective qui dépasse l’égoïsme individualiste ; • la critique du progrès technique et de l’idéologie du développement. La théologie de la libération ne s’oppose pas à la technique mais plutôt à son mode d’application. En réalité, elle remet en question le concept de progrès, parce qu’il est conçu comme une entéléchie qui a servi à la domination des peuples et à la destruction de la nature. À ce stade, le choix prioritaire pour les pauvres demeure le principal critère d’évaluation de la technologie, d’où le fait que la construction de barrages est jugée sur
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• LA GUE RRE DES DIEUX
C’est à l’alchimiste des sciences sociales Max Weber que Löwy (1998 : 8-9) emprunte l’expression « guerre des dieux » (Kampf der Götter) pour rendre compte de l’ethos politique et religieux des théologiens de la libération. La guerre des dieux fait allusion au polythéisme des valeurs et au conflit pérenne des convictions ultimes dans la société moderne ; elle a des conséquences ad intra au niveau religieux (chrétiens progressistes versus chrétiens conservateurs) et ad extra dans le domaine social (ethos libérateur versus ethos capitaliste) pour les libérationnistes. Le nom de Weber est opposé à celui de Marx, au point qu’il serait le « Marx de la bourgeoisie » (Cipriani, 2005 : 113), encore que cette
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LA GUERRE DES DIEUX : LES IDOLES DE L’OPPRESSION ET LE DIEU LIBÉRATEUR
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les aspects socio-environnementaux, c’est-à-dire sur la conservation de la nature. Actuellement, le projet de « transposition du fleuve São Francisco » est devenu un point de clivage au sein de la théologie de la libération et montre par conséquent son nouveau contexte et ses nouveaux défis. Notons que la théologie de la libération adopte une position critique en tant que vision du monde utopique, afin de dénoncer les conséquences économiques (pauvreté, exclusion), politiques (corruption, clientélisme, répression), sociales (sexisme, racisme, concentration de la terre) et environnementales (destruction de la nature, agrobusiness) néfastes occasionnées par la modernité capitaliste. Lorsque la théologie de la libération défend les principales valeurs de la modernité, elle le fait de manière radicale. Elle n’est donc pas traditionaliste, au sens conservateur du terme, mais tente plutôt de subsumer tradition et modernité. Dans une large mesure et en prenant en considération la spécificité coloniale latino-américaine, la théologie de la libération partage la critique romantique et marxiste de la civilisation moderne et capitaliste. Cette critique s’articule autour d’un projet de libération qui reconnaît à l’utopie un rôle crucial dans la défense de l’humanité et de la nature. De ce fait, cette théologie – issue de la modernité – ne peut être simplement réduite à un discours traditionaliste antimoderne. Certes, en tant que théologie, elle est discours sur la foi, mais elle contient également un degré de rationalité qui ne saurait être laissé de côté.
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opposition nous semble quelque peu trompeuse. Weber n’a certes pas proposé un projet révolutionnaire de transformation sociale, mais il a gardé une position critique envers la vie bourgeoise. Selon Löwy (1986 : 103), Weber « était loin d’être un romantique strictu senso mais son cercle n’en constituait pas moins un des principaux carrefours de la Kulturkritik pessimiste et hostile au progrès bureaucratique/industriel ». Ce qui nous semble remarquable chez Weber, c’est qu’il s’est attaché à observer l’incompatibilité (Unvereinbarkeit) entre les rationalités formelles et substantielles. Ce concept de l’incompatibilité fut proposé peu après la publication de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme dans lequel Weber (2003), ayant mis en valeur le concept d’« affinité élective », a mis en évidence le rapport entre l’éthique puritaine d’inspiration calviniste et le mode de vie capitaliste. En effet, L’éthique protestante suggère certaines pistes sur les fortes attractions entre une forme religieuse (le puritanisme) et l’essor d’une formation sociale (le capitalisme). Si l’on note déjà dans L’éthique protestante des tensions entre ascétisme et esprit du capitalisme 20, ce sont particulièrement les travaux ultérieurs de Weber, notamment Économie et société, qui montrent « “la très profonde antipathie” que manifestent les religions hiérocratiques (y compris le catholicisme) envers le capitalisme » (Löwy, 1998 : 36). Weber observe ainsi une « affinité négative » entre le catholicisme et le capitalisme dans la mesure où l’on assiste à un véritable affrontement entre divers ordres de valeurs, et c’est à ce combat éternel ou cette lutte inexpiable des dieux que les théologiens prennent ouvertement part. Il est intéressant de noter que lorsque Weber traita de cette lutte impitoyable dans une conférence qu’il prononça en sur « La profession et la vocation de savant », il se référa au Psaume et au prophète Ésaïe (Weber, 2008 : 105-106). Weber fut probablement un des premiers sociologues de la religion à formuler l’hypothèse du caractère potentiellement révolutionnaire de la tradition reli-
« Sur le versant de la production de la richesse dans le cadre de l’économie privée, l’ascèse combattait aussi bien la malhonnêteté que l’avidité dans son aspect purement pulsionnel – celle-là même qu’elle condamnait comme covetousness ‹cupidité›, comme “mammonisme”, etc., en tant qu’elle signifiait la recherche de la richesse à seule fin d’être riche. En effet, en tant que telle, la possession était une tentation » (Weber, 2003 : 235).
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gieuse du judaïsme antique. Pour lui, « toute l’attitude envers la vie du judaïsme biblique est déterminée par la conception d’une révolution future d’ordre politique et social sous la conduite de Dieu » (Löwy, 1988 : 22-23). CRITIQUES VÉTÉROTESTAMENTAIRES DE L’IDOLÂTRIE
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22 Cette façon de concevoir la théologie est présente dans plusieurs travaux des théologiens de la libération (Richard, 1975 : 92-105 ; 1989 : 10 ; Dussel, 1977 : 265).
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21 Selon la définition que propose Dussel (1992 a : 42). Cette définition peut certes être nuancée par Jung Mo Sung (2002 : 14), pour qui « la théologie doit être comprise comme une herméneutique de l’histoire qui explique de manière critique les espérances et les visions du monde des courants théoriques et sociaux ». Quoi qu’il en soit, la définition wébérienne pose que « la théologie est une rationalisation intellectuelle de l’inspiration religieuse » (Weber, 2008 : 117).
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S’appuyant sur une thèse de Jean Servier, selon laquelle la pensée utopique de l’Occident est enracinée dans l’Ancien Testament, le théologien de la libération João Batista Libanio (2006 : 17) note que le peuple d’Israël est né de l’utopie et de l’espérance. Pour cette raison, le rôle des prophètes était crucial, puisque, par leur voix, la puissance du messianisme se déploya de nouveau. Le messianisme revêt deux dimensions, l’une apocalyptique, l’autre critique. La théologie de la libération se méfie particulièrement de la première qui, en tant que discours, anéantit toute capacité d’action individuelle. Quant à la seconde, le messianisme assume son élan subversif afin de transformer la réalité. Le messianisme comme force utopique et critique devient ainsi l’un des principaux éléments herméneutiques de cette théologie. Les théologiens de la libération considèrent que tout système ou toute société où règne une quelconque forme de domination et d’oppression crée de faux dieux afin de légitimer et justifier celle-ci. La théologie est alors non seulement une « conceptualisation épistémique du sacré » 21, mais aussi un « terrain de lutte » 22. Dès l’instant où il existe une formation sociale fondée sur des inégalités, des injustices et des formes d’exploitation, la dénonciation prophétique émerge dans toutes ses modalités. Les théologiens de la libération font une exégèse radicale – au sens étymologique du terme – de la critique de l’idolâtrie dans l’Ancien Testament. Selon Pablo Richard, l’idolâtrie a deux sens différents dans l’Ancien Testament : l’un se réfère au vrai Dieu,
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qui abhorre le sacrifice humain et les représentations, et l’autre renvoie aux cultes que l’on rend aux faux dieux 23. Afin d’éclairer les deux sens, il cite Exode ,- : Je suis Yahvé, ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude. Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi.Tu ne te feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux, là-haut, ou sur la terre, ici-bas, ou dans les eaux, au-dessous de la terre.
Pour Richard, l’interdiction de l’idolâtrie se fonde sur le caractère libérateur de Yahvé : celui qui est libéré ne peut être idolâtre. Autrement dit, ce ne sont que les esclaves et les oppresseurs qui peuvent être les idolâtres par excellence. Il en résulte que tous les hommes et femmes qui ont été libérés de la servitude pratiquent l’idolâtrie quand ils acceptent la soumission à un pouvoir corrompu. Richard fonde son interprétation sur Exode , passage où le peuple d’Israël demande expressément à Aaron : « Allons, fais-nous un dieu qui aille devant nous » (,). Aaron les prie alors de lui remettre tout leur or et il sculpte un veau d’or, auquel le peuple rend un culte le lendemain (,). Peu après, Moïse, descendu de la montagne, punit le peuple : environ trois mille hommes sont exterminés (,). Richard suggère que le véritable problème réside dans la transcendance de Dieu, car le veau d’or ne représentait pas Dieu, il s’agissait simplement de construire le siège, le trône, le symbole de sa présence. La clé qui permet de comprendre ce qui était en jeu, c’est l’opposition entre la présence de l’idole et l’absence de Moïse. Quand le peuple rejette le rôle endossé par Moïse, qui, en tant que guide, a su gagner sa confiance et l’a conduit vers la libération, il refuse le Dieu libérateur. En d’autres termes, le peuple opte pour un dieu qui console plutôt que pour un dieu qui libère. La transcendance de Dieu réside dans le projet de libération d’un peuple. En assumant l’oppression, l’idolâtrie se concrétise. D’autre part, analysant le premier livre des Rois, Richard affirme qu’on y trouve une question analogue, mais dans un contexte différent. C’est dans le chapitre que se trouve le quid réel de l’idolâtrie. La lutte entre Roboam et Jéroboam sert à éclairer le 23 Selon Richard (1989 : 32), ce sont les dictionnaires bibliques allemands qui établissent une distinction entre Bilderdienst et Götzendienst. Le grec et l’espagnol ne connaissent pas cette nuance du terme « idolâtrie ».
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24 De même, le théologien José Severino Croatto (1989 : 33) signale que la lutte entre Yahvé et les dieux étrangers (elohei nekar) ou simplement les autres dieux (elohim aherim) est le symbole de la force politique d’un peuple, car, dans cette dynamique, on retrouve la projection du conflit sociopolitique des groupes ou des peuples.
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caractère soumis et obéissant du peuple face à une situation d’injustice et d’oppression. Roboam, fils de Salomon, établit son règne sur les conseils de ses compagnons d’enfance en rejetant ceux qui lui avaient été prodigués par les anciens conseillers de son père. À Sichem, lors d’une assemblée, Roboam refuse de baisser les impôts du peuple. Celui-ci, mécontent, proclame alors Jéroboam nouveau roi. Ayant fortifié Sichem dans la montagne d’Éphraïm, Jéroboam se rend compte que le peuple continue à se rendre au Temple de Jérusalem pour offrir des sacrifices. C’est pourquoi il fait deux veaux d’or et s’adresse au peuple : « Assez longtemps vous êtes montés à Jérusalem ! Israël, voici ton Dieu qui t’a fait monter du pays d’Égypte » (,). Il érige un des veaux d’or à Dan, l’autre à Béthel. Selon Richard, cette idole, comme celle d’Exode ,, ne représente pas Yahvé au sens strict du terme, mais la transcendance de Dieu. Jéroboam essaie de résoudre le problème politique par une procédure religieuse. On observe une manipulation de la transcendance de Dieu de la part de Jéroboam. En réalité, souligne Richard, tant Jéroboam que le peuple d’Israël pratiquent l’idolâtrie afin d’éviter la confrontation avec Roboam. L’idolâtrie symbolise la fausse libération qui tente de justifier la soumission du peuple. Le peuple qui fut auparavant libéré de la servitude en Égypte se devait donc d’oser confronter le pouvoir oppresseur. Dès que le peuple capitule face à Roboam et abandonne le projet de libération, la transcendance de Dieu est remise en question, raison pour laquelle le peuple devient pécheur. Une seconde signification du terme « idolâtrie » se manifeste dans le culte des faux dieux ou des dieux étrangers. Ce sens s’est développé en deux temps. Richard rapporte qu’il existait au début une croyance, selon laquelle les dieux étrangers n’ont de pouvoir que sur leur territoire ; c’est pourquoi dans la lutte d’Israël contre les autres peuples s’affirmait la lutte de Yahvé contre ses homologues étrangers 24. La supériorité des dieux était donc en jeu dans cette lutte. Puis, avec l’expérience de l’exil au VIe siècle avant J.-C., l’idolâtrie acquit un nouveau sens. Le monothéisme émergea non seulement comme la négation
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radicale de l’existence des autres dieux, mais encore comme l’affirmation qu’il n’y a point d’autre Dieu que Yahvé. Est décisif ici le fait que les textes qui traduisent l’opposition entre monothéisme et idolâtrie ont été rédigés dans un contexte d’oppression, par exemple Jérémie ,- ; Ésaïe - ; Daniel ,-. Pour le théologien nicaraguayen Jorge Pixley (1989), c’est la libération même qui marque la différence entre le véritable Dieu et les faux dieux. De ce point de vue, la connaissance de Yahvé est directement liée à la souveraineté du peuple d’Israël. La libération de la servitude est pour ce peuple une véritable confession de foi (Deutéronome 26,5-9). L’idolâtrie se réalise précisément dans la soumission à un pouvoir oppresseur. Le peuple, dès lors marqué par le signe du péché, doit se soulever. Or, il est un point particulièrement crucial pour les théologiens de la libération : ce soulèvement sera évidemment violent (Richard, 1989 : 13 ; Dussel, 1992 a : 278). Il ne s’agit pas d’une apologie de la violence per se, mais d’une insistance sur le rôle de la « violence subversive de la prophétie » (Dussel, 1992 a : 280) en tant que « Parole de Dieu » qui interroge, critique et dénonce la structure d’oppression. Dussel soutient que ni l’Église, ni l’Ancien Testament, ni le Nouveau Testament n’ont condamné la violence ; en réalité, c’est plutôt la manière dont s’exerce cette violence qui est jugée. Face à une structure qui génère « la plus inhumaine de toutes les violences » et élimine des milliers d’hommes et de générations, la « violence subversive de la prophétie » essaiera d’ébranler ses fondations pour causer son effondrement. CRITIQUE DU CAPITALISME
La théorie du fétichisme est capitale dans une des branches de la théologie de la libération, celle du Département œcuménique de recherche (Departamento Ecuménico de Investigaciones, DEI) fondé en par Hugo Assmann au Costa Rica. Selon Jung Mo Sung, la théologie de la libération n’est pas homogène. De fait, elle ne peut être perçue que comme un « ensemble d’écrits » ayant une « dimension fondamentale commune » : une vision du monde utopique-moderne. C’est pourquoi il existe différents angles d’étude possibles pour aborder le processus d’idolâtrie. Enrique Dussel (1993 : 59-89) a analysé les quatre rédactions du Capital entre et , afin de montrer l’importance du féti-
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26 Franz Hinkelammert est né en Allemagne en 1931. Il a vécu au Chili de 1963 à 1973, mais en raison du coup d’État, il est parti au Costa Rica où il vit encore actuellement. Aux yeux de certains théologiens de la libération comme João Batista Libanio, ou encore Roberto Oliveros Maqueo, Victor Codina et Paulo Fernando Carneiro de Andrade, Hinkelammert n’est pas un véritable théologien (Sung, 2008 c : 98).
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Dussel (1993 : 40-41) signale que Marx, dans le « cahier de Bonn » de 1842, a reproduit de nombreux extraits de la traduction allemande de l’ouvrage de Charles de Brosses, Du culte des dieux fétiches : « Fétiche, [terme] inventé par les Européens commerçant au Sénégal sur le mot portugais Fetisso, c’est-à-dire chose enchantée, divine, de fatum, fari. “Les prêtres consacrent les fétiches” » ou : « Les sauvages de Cuba voyaient dans l’or le fétiche des Espagnols » (Marx-EngelsGesamtausgabe, vol. 4.1 : Exzerpte und Notizen bis 1842, Berlin, Dietz, 1976, pp. 320 et 322). Marx a utilisé des citations du livre de Charles de Brosses, en particulier l’allusion au fétiche des Espagnols, pour son article de 1842 sur « Les débats sur la loi relative aux vols de bois » (in Karl Marx, Œuvres III : Philosophie, Paris, Gallimard, 1982, pp. 279-280).
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chisme dans les réflexions de Marx. Selon le philosophe argentin, le fétichisme est plutôt une critique religieuse du caractère fétichisé inhérent au capitalisme (voir aussi Houtart, 1996 : 54). Il a noté que Marx a repris de Charles de Brosses le concept de « fétiche » 25, mot d’origine portugaise qui désigne le produit fait par l’homme et qui, ultérieurement, devient un objet étranger à celui qui l’a produit. Autrement dit, le fétiche en tant qu’œuvre humaine entraîne un processus d’objectivation qui le rend autonome et fait qu’il échappe à son créateur. Jung Mo Sung identifie deux courants au sein de la théologie de la libération. Le premier travaille avec les thèmes plus traditionnels de la théologie de la libération, soulignant notamment le fait que la société va mal et qu’il faut, par conséquent, instaurer une économie particulière. Cette perspective est basée sur le concept du « devoir être » et ne tente pas d’entrer plus profondément en dialogue avec l’économie. S’inscrivent dans ce premier courant João Batista Libanio, Gustavo Gutiérrez ou encore Juan José Tamayo Acosta. Le second courant, celui du Département œcuménique de recherche, analyse le lien entre économie et théologie, afin de dévoiler les entéléchies théologiques du capitalisme à travers la critique de l’idolâtrie. Ses principaux animateurs sont Hugo Assmann, Enrique Dussel, Guillermo Meléndez, Julio de Santa Ana, Pablo Richard et Franz Hinkelammert. En dépit du fait que certains théologiens minimisent l’importance de Franz Hinkelammert dans l’essor de la théologie de la libération 26, sa contribution à la question du lien entre économie et
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théologie est remarquable. Dans son ouvrage sur Las armas ideológicas de la muerte, il actualise la théorie du fétichisme de Marx. Quatre thèmes y sont traités : la défense de la vie concrète, y compris les conditions environnementales pour sa reproduction ; la dénonciation de l’effet d’« inversion » dans la production marchande, c’est-à-dire du processus par lequel les objets deviennent (en apparence) des sujets et les producteurs des objets ; le dépassement de la conception étroite de superstructure, en montrant que la division du travail et les normes éthiques se trouvent dans un rapport d’implication mutuelle ; l’insistance sur la « mauvaise infinitude », concept hégélien à l’œuvre dans l’analyse marxiste du fétichisme de l’argent et du capital (Hinkelammert, 1981). Notons que Hinkelammert aborde aussi, dans ce livre, la question de l’anéantissement de la corporalité vivante par la logique destructrice du capital. Cette idée, centrale chez lui, joue par la suite un rôle important dans la conception utopico-écologique des théologiens de la libération. Certains d’entre eux, comme Jung Mo Sung (2002 : 30-31) et Gilberto da Silva Gorgulho, notent parmi les apports de Hinkelammert à l’herméneutique biblique la distinction fondamentale entre fétiche et esprit. Cette distinction permet d’opposer les dieux de la mort, qui exigent des sacrifices et engendrent une oppression, et le Dieu de la vie, qui honore et encourage l’émancipation. Or, c’est la lecture de l’œuvre de Marx, dans laquelle le concept de fétichisme est primordial, qui a permis d’établir cette distinction. Toutefois, c’est avec la parution en de L’idolâtrie de marché. Critique théologique de l’économie de marché, ouvrage que Hugo Assmann a écrit en collaboration avec Franz Hinkelammert, que le Département œcuménique de recherche réalise son projet de saisir le capitalisme non seulement comme un système d’apparences fétichisées mais aussi comme une religion de la vie quotidienne 27. Les auteurs relèvent les traces de la théologie dans le Cette approche ne prend pas comme source les réflexions de Walter Benjamin mais celles de Arend Theodoor van Leeuwen. Selon Van Leeuwen, la puissance de la critique du fétichisme chez Marx permet de « rendre [plus] visibles » les dieux qui se cachent dans le discours économique. « Le Capital est le deus absconditus qui exige de la part de tous ceux qui interviennent dans la mise en scène des apparences économiques une relation radicalement transcendantale, ou une attitude dévotionnelle qui convienne à son omnipotence » (Assmann et Hinkelammert, 1993 : 54). En ce sens, Marx avait raison de surnommer Adam Smith le « Luther séculier ». 27
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28 Michael Novak a dirigé durant de nombreuses années la section de théologie de l’American Enterprise Institute et il est l’un des fondateurs de l’Institute on Religion and Democracy, qui entend conformer la vie publique au discours du christianisme conservateur.
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discours économique, afin de montrer ses répercussions sur les milieux sociaux et environnementaux. Pour eux, l’économie est une sorte de théologie séculière qui possède ses propres apôtres et théologiens. En enquêtant sur les principaux postulats de la théorie économique libérale, y compris ses notions transcendantales telles que la « main invisible », l’« équilibre général » et le « marché total », ils percent à jour les aspects religieux dissimulés derrière l’apparence scientifique et séculière de l’apologie de l’économie capitaliste. Il est en outre intéressant de souligner la légitimation théologique du capitalisme dans les projets d’économistes comme George Gilder (1985) ou Michael Novak (1987) 28. Selon eux, seule la foi illimitée dans la créativité individuelle (self-interest) assure le bon développement du marché. De même, l’anthropologie économique (homo oeconomicus) se réduit à la conception d’un état de préférences plutôt qu’à celle d’un sujet de nécessités. Ce détournement – cette aliénation – de la conception de l’homme se substitue alors à la vie concrète comme critère fondamental de tout projet sociohistorique. Toutefois, cette perspective libérale crusoéenne, où l’individu se suffit à lui-même, déjà critiquée par Marx dans la sixième de ses « Thèses sur Feuerbach », omet le fait que « l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu singulier. Dans sa réalité effective, elle est l’ensemble des rapports sociaux » (Labica, 1987 : 21). En même temps, il s’agit d’un détournement de la notion de liberté, car la notion de propriété privée devient le « noyau dur » du paradigme économique par le biais d’une dogmatisation d’un marché autoréférentiel, qui ne nécessite aucune intervention de l’État ou de la société. Bien entendu, cela exclut les moments où l’État doit soutenir le capitalisme financier ou renforcer les mesures coercitives sur la population. L’économie capitaliste engendre des conséquences néfastes non seulement pour l’être humain, mais également pour l’environnement, puisque l’appât du gain devient le critère formel de décision. Par sa nature et son fonctionnement, le capitalisme ne peut être écologique. Parce que Assmann et Hinkelammert envisagent
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l’économie capitaliste comme un processus d’idolâtrie, ils recourent à la critique du fétichisme pour analyser la logique du capital, considérée comme une mystique de la mort. L’idolâtrie est conçue comme une manipulation et une perversion des symboles religieux, afin de légitimer des oppressions et soutenir des pouvoirs corrompus. Cette manipulation témoigne de la nécessité des sacrifices perpétués par une mystique de la mort. Les faux dieux, ceux du marché total, exigent l’immolation des pauvres. L’essentiel de l’idolâtrie du marché consiste donc dans la théologie intrinsèque et endogène du paradigme [du marché] luimême, dans sa version économique ; et les actes d’idolâtrie correspondants consistent dans les pratiques dévotionnelles quotidiennes de ceux qui exécutent les exigences de ce paradigme. Nous insistons sur ce point, car nous ne voudrions pas qu’on réduise cette idolâtrie à de simples expressions – théoriques ou pratiques – explicitement chargées de symbolisme ou de vocabulaire religieux. L’idolâtrie économique se pratique d’abord dans les relations sociales issues de la logique qu’elle engendre. Les « exercices spirituels » sous forme explicitement religieuse – et de telles explicitations et ritualisations sont très abondantes dans le « christianisme de marché » – n’y occupent qu’une fonction complémentaire. L’essentiel est la pratique de la « religion économique » elle-même. Ses rituels, ses lieux saints sont constitués par l’accomplissement pratique de ce que demande l’économie de marché, et non d’abord par des temples conçus à la manière des édifices religieux (Assmann et Hinkelammert, 1993 : 177-178) 29.
Parallèlement, la rationalité économique qui a pour but l’appât du gain a consolidé la notion divine d’une « main invisible » qui régule le marché de la meilleure façon possible. Ce type de croyance est partagé par tous les économistes néolibéraux qui, à la moindre crise, diagnostiquent : plus de marché. Cette rationalité économique renforce la « cage d’acier » (stahlhartes Gehäuse) 30 au sujet de laquelle Weber (2003 : 252) écrivait :
Voir aussi notre analyse du centre commercial comme lieu saint du néolibéralisme (Martínez Andrade, 2015 b : 75-100).
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Sur l’image de la « cage d’acier » comme allégorie de la civilisation capitaliste industrielle moderne, voir Löwy (2012 : 61-79).
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Personne ne sait encore qui, à l’avenir, logera dans cet habitacle [Gehäuse] ; et si, au terme de ce prodigieux développement, nous verrons surgir des prophètes entièrement nouveaux ou une puissante renaissance de pensées ou d’idéaux anciens, voire – si rien de tout cela ne se produit – une pétrification [mécanisée], parée d’une sorte de prétention crispée. Dans ce cas, à coup sûr, pour les « derniers hommes » de ce développement culturel, la formule qui suit pourrait se tourner en vérité : « Spécialistes sans esprit, jouisseurs sans cœur : ce néant s’imagine s’être élevé à un degré de l’humanité encore jamais atteint. »
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31 Emmanuel Renault signale que la catégorie de travail aliéné est le résultat des efforts de Marx pour fixer conceptuellement, à partir de ses premières lectures économiques, les formes d’aliénation sociale qui sont la contrepartie de l’aliénation politique. Le concept d’aliénation (Entfremdung, Entäußerung) ne joue un rôle déterminant ni chez Hegel, ni chez Feuerbach, et c’est en grande partie en les lisant rétrospectivement à partir de Marx qu’on voit en eux les inventeurs du concept (Duménil, Löwy et Renault, 2009 : 131-132).
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C’est la raison pour laquelle Assmann et Hinkelammert voient dans la rationalité économique une des armes idéologiques de la mort qui, par son aspiration insatiable à la recherche du profit, cause de nombreux sacrifices humains. Ici, la théorie marxiste du fétichisme s’avère intéressante, car elle rend compte du renversement de la réalité dans la société capitaliste. Marx a effectivement mis en évidence le processus d’aliénation qui s’opère dans la production capitaliste 31. Le travail, grâce auquel on obtient des produits déterminés transformés en marchandises, contient une valeur d’usage et une valeur d’échange. Ce caractère mystérieux de la marchandise bouleverse la réalité des sujets et les transforme en marchandise. Cette dernière va alors avoir une vie propre, devient un fétiche. C’est pourquoi il n’y a pas de relations entre des hommes concrets dans le capitalisme, mais seulement entre des choses abstraites. Assmann et Hinkelammert insistent sur le fait que si l’on n’analyse pas l’idolâtrie du capitalisme, on risque de ne pas comprendre le fonctionnement de ce dernier. Sans la moindre intention de convertir Marx en un « croyant à tout prix », ils notent que le thème du sacrifice est déjà présent dans ses travaux de jeunesse et dans Le capital, qui élève le fétichisme au rang de catégorie analytique de l’économie. Ils considèrent que la puissance de la
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critique de Marx réside dans le fait qu’elle interpelle toutes les formes sociales abstraites où règnent des apparences fétichisées et qu’elle permet de dissiper le brouillard qui empêche les hommes d’agir autrement et de vivre leur propre histoire. Selon eux, l’analyse du fétichisme en tant que processus d’abstraction sociale entraînant un rapport de domination et d’anéantissement de la vie concrète est primordiale (Assmann et Hinkelammert, 1993 : 327-347). Dussel (1993 : 173) aussi a constaté que le recours aux symboles bibliques est une constante dans l’œuvre de Marx. Selon lui, il existe chez Marx une forme de démonologie. Pour présenter la logique sacrificielle du système capitaliste, l’auteur du Capital s’appuie sur les images de Mammon, Baal et Moloch. Rubén Dri (1996 : 49-50) relève certaines similitudes et différences entre Marx et les prophètes de l’Ancien Testament au sujet du rapport entre athéisme et foi : ) l’analyse de la religion par Marx comme « réalité inversée » est une contribution cruciale pour la compréhension du phénomène religieux et, en ce sens, la religion est véritablement « opium du peuple » ; ) ce phénomène a certes été perçu et dénoncé par les prophètes de l’Ancien Testament, qui, pour éviter que le fétichisme ne s’immisçât dans la foi du peuple d’Israël, ont interdit de faire des statues de Yahvé ; ) Marx ne circonscrit cependant pas pleinement le phénomène religieux, il ne discerne pas son aspect idolâtrique ou fétichiste, croyant que la totalité du phénomène se limite à la seule notion de réalité inversée ; ) l’athéisme de Marx devrait en fait être qualifié d’anti-fétichisme ou d’anti-idolâtrie, parce qu’il visait le phénomène religieux comme réalité inversée – ce que les prophètes de l’Ancien Testament ont appelé idolâtrie. S’opposant au théologien polonais Josef Tischner, Enrique Dussel affirme, d’une part, que la théorie de Marx ne sera pas dépassée tant que le capital continuera à exister et, de l’autre, que la « théologie de la libération écologique », qu’il appelle de ses vœux, ne peut ignorer les apports de Marx (Dussel, 1993 : 224). Dans sa Critique du programme de Gotha, Marx affirmait : Le travail n’est pas la source de toute richesse. La nature est tout autant la source des valeurs d’usage (qui sont bien, tout de même, la richesse réelle !) que le travail, qui n’est lui-même que l’expression d’une force naturelle, la force de travail de
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Si, pour Marx, le travail est la seule source de richesse, la nature est elle-même à l’origine de toutes ces richesses, dans la mesure où toute production y puise. Or, le capitalisme pervertit la relation entre cette nature indispensable et l’homme en les réduisant l’un et l’autre à l’état de marchandise, alors même que la terre, pas plus que le travail, vivant de l’homme, n’a de valeur d’échange, puisque seuls les produits du travail humain en ont une. Pour Dussel, une importante proposition écologique est forgée par Marx dans le concept de plus-value relative (ou survaleur) au sens de la maximisation et de l’augmentation du travail nécessaire par le biais de la mécanisation. Ainsi, quand les écologistes rejettent la technologie en soi, ils ne perçoivent pas la véritable cause du problème écologique : le capital. Autrement dit, lorsque les écologistes se méfient de la technique sans aller jusqu’à la racine de la dynamique du capital, c’est-à-dire l’augmentation du taux de profit, ils condamnent les effets sans s’attaquer à la cause. La technologie n’est pas anti-écologique en soi, mais c’est l’essence du capital qui prive l’homme et la nature de leur dignité en les réduisant à l’état d’outil pour nourrir le processus de valorisation. En ce sens, le capital a renversé l’éthique, transformant l’homme en moyen, tandis que les choses devenaient le but. La crise écologique s’explique ainsi par le fait que la nature et les hommes sont devenus des objets à exploiter. Capitalisme et écologie s’opposent donc.
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l’homme. […] ce n’est qu’autant que l’homme, dès l’abord, agit en propriétaire à l’égard de la nature, cette source première de tous les moyens et matériaux de travail, ce n’est que s’il la traite comme un objet lui appartenant que son travail devient la source des valeurs d’usage, partant de la richesse. Les bourgeois ont d’excellentes raisons pour attribuer au travail cette surnaturelle puissance de création : car, du fait que le travail est dans la dépendance de la nature, il s’ensuit que l’homme qui ne possède rien d’autre que sa force de travail sera forcément, en tout état de société et de civilisation, l’esclave d’autres hommes qui se seront érigés en détenteurs des conditions objectives du travail. Il ne peut travailler, et vivre par conséquent, qu’avec la permission de ces derniers (Marx et Engels, 1960 : 17-18).
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Ainsi, Marx nous a donné le cadre théorique pour développer, aujourd’hui et plus que jamais, le nécessaire chapitre d’une théologie de la libération écologique. C’est-à-dire que, dans la mesure où le capitalisme est le « démon invisible » de notre histoire actuelle, la technologie se trouve enfermée dans une structure sociale du péché ; sa véritable mission sera donc seulement accomplie au-delà du capitalisme (Dussel, 1993 : 230) 32.
Leonardo Boff, auteur de plus d’une dizaine de livres sur le dialogue entre écologie et religion, a aussi contribué au développement de ce thème de la théologie de la libération. Pour l’ex-Franciscain, la science et la technologie ne constituent pas des réalités neutres, d’où l’idée selon laquelle le choix prioritaire des pauvres doit être le critère d’évaluation de la technologie. Pour les pauvres du tiers monde, la science et la technologie ne sont que les grandes armes garantissant la mainmise politique et l’hégémonie économique sur les nations et les peuples qui ne détiennent pas les moyens de produire, de stocker et de vendre. Ce constat ne doit pas conduire à un refus obscurantiste de la science et de la technique. Nous avons besoin d’elles pour satisfaire les besoins vitaux des hommes à l’échelle mondiale. Mais elles doivent être intégrées politiquement dans une société qui se propose un objectif plus élevé que celui de la croissance illimitée et de la maximalisation du profit à court terme 33. Ainsi, la théologie de la libération s’oppose au messianisme technologique (l’évangile de la technique) du système dominant (Boff, 1994 c : 183-184).
32 Hinkelammert (2002 : 217-257) a examiné la question du « taux de croissance » comme critère productiviste dans l’étatisme socialiste, où la « mauvaise infinitude » de la planification parfaite fut tellement anti-écologique. 33 La traduction française est une version abrégée de Ecologia, mundialização, espiritualidade. N’est pas reproduit ici le passage dans lequel Boff (2008 b : 164) souligne que la théologie de la libération partage avec les groupes sociaux un projet politique où la dignité des individus et leur participation grâce au travail sont centrales. Du coup, la notion de la dignité permet d’envisager les conséquences anti-éthiques du système capitaliste.
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L’ÉCOLOGISME DES PAUVRES
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34 Nous reprenons ici la belle expression du philosophe équatorien Bolívar Echeverría (2010 : 242) pour désigner « le processus de la Conquête commencée en 1492 ou en 1523, projet qui n’est pas encore terminé ».
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Au XIXe siècle, Karl Marx avait déjà démontré que le système capitaliste brise non seulement le lien social mais rompt aussi le métabolisme entre les sociétés et la nature. Le capital ruine les bases matérielles dont les peuples ont besoin pour leur reproduction. Quête incessante du profit, croissance illimitée, obnubilation du progrès, culte de la marchandise et création de besoins futiles sont quelques-uns des traits de l’« esprit du capitalisme ». Ce n’est pas un hasard si Walter Benjamin (2001) définit le capitalisme comme une religion culpabilisante qui ne connaît ni trêve, ni expiation. Une nouvelle ère a vu le jour au XVIe siècle. Il s’agit de l’émergence de la modernité, bâtie sur l’immolation des populations indigènes et sur la honteuse traite négrière. Le pillage de l’or et de l’argent opéré entre autres en Amérique latine a entraîné la formation d’un système économique international asymétrique, mais a également contribué à l’intronisation d’une nouvelle idole : l’argent. Née sous le signe de la modernité, cette nouvelle idole a signifié – et signifie encore aujourd’hui – un lourd fardeau pour les populations indigènes. Au cours de cette « Conquista ininterrompue 34 », les populations et les communautés indigènes se sont vu arracher leurs terres. De plus, les « faux dieux » des communautés indigènes furent alors remplacés par les « vrais dieux » des colonisateurs. En échange de leurs terres, les Indigènes se sont vu octroyer une Bible et, bien évidemment, le salut post mortem. En ce qui concerne le lien entre l’écologie politique et la pensée décoloniale, l’ouvrage publié sous la direction de Héctor Alimonda présente un éventail de mouvements latino-américains dont la lutte écologique, politique et culturelle est bien articulée. Selon la perspective décoloniale esquissée par le programme de recherche Modernité/Colonialité, Héctor Alimonda considère « le trauma catastrophique de la Conquista et l’intégration subordonnée, coloniale – en tant que face cachée de la modernité –, dans le système international comme les caractéristiques propres de ce qu’on nomme le “latino-américain” »
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Selon lui, depuis le XVIe siècle, l’Amérique latine s’est constituée comme un espace subalterne qui est exploité, ravagé et reconfiguré par les régimes d’accumulation 36 actuels. Aujourd’hui, c’est le cas de l’exploitation minière, de l’agrobusiness, des biocombustibles, de la monoculture du soja, des grands projets hydroélectriques, etc. D’où, en toile de fond, soit des « conflits distributifs » chers à l’écologie politique, soit la matrice coloniale qui détermine les mécanismes d’expropriation et d’exclusion des ressources naturelles et des peuples. À nos yeux, le concept de « biocolonialité du pouvoir » rend compte de la logique actuelle du système capitaliste dans sa forme néocoloniale. Le rôle des entreprises multinationales et des élites locales est crucial dans les conflits sociopolitiques et écologiques qui se déroulent dans les pays du Sud. Ils mettent en évidence l’antagonisme des classes d’une part, le combat antiimpérialiste contre la modernité hétéronome de l’autre. C’est pourquoi les luttes d’émancipation de la périphérie mèneront à la véritable libération du travailleur et de la terre. En , lors de la consultation nationale menée dans le Cauca (Colombie) auprès des peuples autochtones pour défendre la Terre Mère, les Indigènes ont rebaptisé la concession minière « La locomotive… de la mort ». Cette « image dialectique » – au sens benjaminien du terme – tire la sonnette d’alarme, car la « locomotive » (l’idéologie du progrès) est en train de se diriger vers la catastrophe. Rappelons que si pour Marx « les révolutions sont la locomotive de l’histoire », pour Walter Benjamin, il se peut qu’elles « soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans le train tire le frein d’urgence ». Au-delà des mythes d’origine, ces peuples sont en train d’actionner le frein d’urgence d’une locomotive qui, fière de sa technologie et obnubilée par Mammon, se dirige vers l’abîme. À contre-courant de la pensée dominante, dans les montagnes du Sud-Est mexicain, les Indigènes du mouvement néozapatiste continuent à lutter pour un monde plus humain, pour une (Alimonda, 2011 : 21) 35.
Cette idée est reprise par Denis Chartier et Michael Löwy (2013) lorsqu’ils parlent d’une colonialité persistante qui affecte la nature latino-américaine.
35
36 Alimonda (2011 : 27) réhabilite la pensée de Rosa Luxemburg qui, avant l’heure, pratiquait une « épistémologie de la frontière ». C’est notamment dans L’accumulation du capital et l’Introduction à l’économie politique que Luxemburg jette un éclairage nouveau sur la colonialité des peuples de la périphérie.
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société plus juste et plus démocratique. Depuis , ce mouvement ne cesse d’ouvrir de nouvelles brèches dans la manière de comprendre la politique. Ces Indigènes cagoulés donnent une leçon de dignité dans une société aliénée où les marchandises trônent et où la politique prend des allures de reality show. En ce qui concerne la « locomotive », ces Indigènes soutiennent que si quelqu’un nous demande pourquoi nous ne montons pas à bord de ce train, nous lui répondons : « Parce que les stations suivantes sont “décadence”, “guerre”, “destruction”, et la destination finale est “catastrophe” ». La bonne question n’est pas pourquoi nous ne montons pas, nous, mais pourquoi vous, vous ne descendez pas 37.
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39 Parmi eux, nous pouvons évoquer des évêques comme Bartolomé de las Casas au Chiapas (1544-1547), Antonio de Valdivieso au Nicaragua (1544-1550), Cristóbal
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Selon le courant (ou réseau) décolonial, la colonialité n’est pas une conséquence de la modernité mais plutôt un élément substantiel de cette dernière. Formé de sociologues (Ramón Grosfoguel, Aníbal Quijano, Silvia Rivera Cusicanqui), de philosophes (Enrique Dussel, Nelson Maldonado-Torres), d’anthropologues (Fernando Coronil, Arturo Escobar) et de théoriciens de la sémiotique (Walter Mignolo, Zulma Palermo, Catherine Walsh), ce courant pluri- et interdisciplinaire analyse le lien entre la modernité et la colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être. Loin d’être homogène, il est traversé de différences épistémiques voire politiques. Quoi qu’il en soit, il défend la thèse selon laquelle, à partir de 1492, s’est forgée une nouvelle ontologie : la zone d’être représentée par les colons ou conquistadores et la zone de non-être où sont reléguées les cultures non européennes. 38
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37 « La historia del gato-perro », Mexique, 17 novembre 2013, texte publié par l’Armée zapatiste de libération nationale (Ejército Zapatista de Liberación Nacional, EZLN) à l’occasion de son trentième anniversaire.
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À l’image du christianisme, qui fut fondamental pour la constitution symbolique et matérielle de l’Amérique latine, la spoliation de la terre et du travail des Indigènes a forgé les bases d’un capitalisme périphérique à visage colonial. Le christianisme signifia une sorte d’échafaud pour les populations autochtones, car, par le biais de l’évangélisation (qui, par ailleurs, était déjà une biopolitique à l’échelle globale), les Indigènes furent confinés dans une zone de non-être 38 et, en conséquence, durent être sauvés par la culture et la religion des conquistadores. Quand bien même dans l’histoire de l’Église latino-américaine des membres du clergé s’engagèrent en faveur des Indigènes opprimés, des évêques s’exposèrent, au péril de leur vie, pour défendre les Indigènes contre la violence perpétuée par le pouvoir colonial 39 (Lynch, 2012).
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Joan Martínez Alier (2014), professeur d’économie et d’histoire économique à l’Université autonome de Barcelone, a publié sous le titre L’écologisme des pauvres une étude marquante sur le rapport entre les divers systèmes d’évaluation et les projets économiques qui touchent profondément la nature et l’environnement. Le concept d’« écologisme des pauvres » remet en jeu la valeur d’usage et la rationalité écologique, et les oppose à la logique économique hégémonique, celle du marché. À travers la résistance des populations locales face à la logique prédatrice de l’extractivisme, l’« écologisme des pauvres » témoigne de l’existence d’un ethos social alternatif au modèle d’accumulation fondé sur la surexploitation des ressources en grande partie non renouvelables. L’une des questions posées par Martínez Alier est la suivante : quel est le point commun entre ces mouvements si différents, animés par des protagonistes tels que les Indigènes d’Amérique du Sud, les paysan(ne)s de l’Inde ou les militant(e)s écologistes du Premier Monde ? Autrement dit, comment peut-on comprendre la diversité des luttes écologiques qui se sont mises en place aux quatre coins de la planète, leurs langages (religieux ou séculiers) et leurs imaginaires (mythes, croyances ou légendes) ? Pour y répondre, l’économiste catalan utilise l’image ou l’« idéal-type » (pour employer le terme wébérien, qui fait référence à la configuration d’un modèle ou d’un phénomène social qu’on cherche à étudier pour ses qualités intrinsèques) de l’« incommensurabilité des valeurs », c’est-à-dire la pluralité ou le polythéisme des valeurs liées aux conflits insolubles des convictions ultimes (les « dieux ») dans la société moderne. D’une façon générale, l’image de l’incommensurabilité des valeurs tend à mettre en lumière l’impossibilité de réconcilier des éléments tellement antagoniques. Par exemple, dans Le Capital, Marx a montré le conflit intrinsèque entre la valeur d’usage et la valeur d’échange – cette dernière, élément clé dans le processus de valorisation de la marchandise, étant conçue comme un « travail abstrait ». Ce de Pedraza au Honduras (1545-1583), Pablo de Torres au Panama (1547-1554), Juan del Valle à Popayán (1548-1560), Fernando de Uranga à Cuba (1552-1556), Tomás Casillas au Chiapas (1552-1567), Bernando de Alburquerque à Oaxaca (1559-1579), Pedro de Angulo à Vera Paza (1560-1562), Pedro de Agreda à Coro (1560-1580), Juan de Simancas à Carthagène des Indes (1560-1570), Domingo de Santo Tomás à La Plata (1563-1570), Pedro de la Peña à Quito (1566-1583), Agustín de la Coruña à Popayán (1565-1590).
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40 L’expression « rupture du métabolisme » (Riss des Stoffwechsels) apparaît dans le livre III du Capital, où Marx traite de la grande propriété foncière qui provoque les conditions matérielles de cette rupture. Voir à ce sujet Löwy (2003 : 1122). S’autorisant des propos de John Bellamy Foster et Paul Burkett, l’ingénieur agronome belge Daniel Tanuro (2013 : 247) observe une continuité entre le jeune Marx qui, dans les Manuscrits de 1844, définit la nature comme « corps inorganique de l’homme » et le Marx de la maturité, qui reconnaît dans l’accumulation capitaliste l’obstacle du métabolisme entre l’humanité et ce « corps inorganique ». Notons que l’expression « rupture du métabolisme » exprime bien une sensibilité pré-écologique chez Marx.
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n’est pas un hasard si le capital est décrit comme un vampire (Marx, 2006 : 259). Force est d’admettre les importantes contributions de Marx dans Le Capital, où l’analyse de la dynamique fétichisée de la marchandise et de la logique destructrice du capitalisme (écocide) va de pair avec la rupture du métabolisme social entre les sociétés humaines et la nature, résultat du productivisme capitaliste40. La création de la plus-value, l’accumulation comme seule fin, l’appât du gain, la logique du profit et l’obnubilation par le progrès représentent bel et bien les valeurs défendues avec acharnement par le capitalisme. Les communautés et les populations proposent en revanche des alternatives contre-hégémoniques telles que la solidarité et l’entraide, en bref, la défense de la vie. La lutte entre les valeurs du capital et celles des communautés qui se révoltent contre toute forme d’exploitation s’avérera sans nul doute âpre. Joan Martínez Alier essaie d’apporter un éclairage nouveau sur le sens de la « sacralité de la nature » dans les mobilisations politiques et écologiques des communautés et des peuples qui font face au capitalisme. Tandis que des notions comme « croissance économique » ou « éco-efficacité » constituent les éléments du discours de la modernisation écologique parce qu’elles configurent le lien entre le secteur des entreprises et le développement durable, à l’opposé, les expressions telles que « justice environnementale », « épidémiologie populaire », « dette écologique » composent le discours de l’écologisme populaire, du mouvement pour la justice environnementale et de l’écologie de la libération. La préoccupation du milieu environnemental, en tant que source et condition de possibilité pour la reproduction du métabolisme social, est toujours présente dans la référence à la sacralité de la nature. Là où les référents du langage de l’évaluation du capital, tels que « valeur d’échange » ou « augmentation
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du taux de plus-value », deviennent les buts essentiels du système capitaliste, au détriment de l’environnement, le langage de l’évaluation de l’écologisme des pauvres réhabilite la valeur d’usage, un rapport harmonieux à la nature et le respect des cycles naturels de la terre, afin de mettre en œuvre des alternatives à la rationalité instrumentale bourgeoise. Enrique Leff (2006 : 140) a forgé le concept de « rationalité environnementale » qui, alliant l’ordre théorique et instrumental de la connaissance avec les valeurs de tout savoir environnemental, s’oppose à la rationalité économique. Dans la même veine, la « rationalité environnementale » ouvre une voie pour dépasser la structure sociale actuelle. Cet éclairage sur les divers langages de l’évaluation met en lumière la question de savoir quelle est dès lors la contribution des religions aux allures émancipatrices pour imaginer des solutions politiques, sociales, économiques à la mondialisation néolibérale. Martínez Alier observe qu’il est difficile de découvrir la conscience que possèdent les pauvres de leur reproduction, car ils utilisent leur propre langage religieux en invoquant des valeurs intrinsèques à leur culture. En Amérique latine, la spiritualité du christianisme de la libération et celle des peuples indigènes ont profondément contribué à la mouvance écologique. La figure de Chico Mendes cristallise trois aspects caractéristiques de l’imaginaire sociopolitique des mouvements sociaux latino-américains : une lutte écologique des pauvres, dont l’enjeu est une question de vie et de mort ; un christianisme de la libération exprimé d’une manière particulière dans la théologie de la libération ; un marxisme latinoaméricain « hétérodoxe », car nous devons avoir à l’esprit l’influence exercée par Euclides Fernandes Távora, ancien lieutenant de Luís Carlos Prestes, sur ce seringueiro 41 (Löwy, 2011 : 180). La lutte de Chico Mendes marque un moment important dans le projet écosocialiste en Amérique latine, car la préoccupation écologique n’a pas été séparée de la justice sociale. La « sensibilité écologique » n’est pas l’apanage des sociétés du Nord, elle est aussi une question vitale pour les sociétés de la périphérie, spoliées depuis cinq siècles par la dynamique meurtrière de la
41 Les seringueiros sont les récolteurs du latex tiré de l’arbre à caoutchouc amazonien.
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Nous voulions aussi rencontrer les chefs des peuplades indiennes de l’Acre et discuter du meilleur moyen d’unir nos mouvements de résistance, surtout quand l’on sait que les Indiens et les serigueiros s’entendent mal depuis des siècles. Dans l’État de l’Acre, les leaders des seringueiros et les Indiens se sont rencontrés et sont parvenus à la conclusion que cet état de choses n’était imputable ni aux uns, ni aux autres. Les vrais coupables, c’étaient les propriétaires des plantations de caoutchouc, les banquiers et tous les autres groupes d’intérêt puissants qui nous avaient tous exploités.
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modernité « réellement existante ». La lutte initiée dans les années - par le syndicaliste Francisco Mendès Alves Filho, plus connu sous le nom de Chico Mendes, montre bien le lien entre la défense de la forêt amazonienne et le refus du capitalisme agricole prédateur. Fondateur des syndicats ruraux de Brasiléia et de Xapuri, dans l’État d’Acre au Brésil, Chico Mendes est l’instigateur d’une lutte non violente contre la déforestation de la forêt amazonienne menée par les seringueiros. Avec leurs familles, ils formaient des chaînes humaines pour bloquer les bulldozers de l’agrobusiness et des latifundistes. Très vite, les seringueiros ont trouvé un allié dans les communautés indigènes d’Amazonie. Ensemble, ils ont fondé l’Alliance des peuples de la forêt en mars . Chico Mendes (1990 : 61), qui a été assassiné en décembre par des tueurs à gage à la solde d’un latifundiste, a expliqué le sens de cette alliance contre un ennemi commun, le capitalisme prédateur qui envahit leurs terres :
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Fondée en , la Commission pastorale de la Terre (CPT ) brésilienne a joué un rôle essentiel dans le soutien et le développement des mouvements paysans tels que le Mouvement des victimes des barrages (Movimento dos Atingidos por Barragens), le Mouvement des seringueiros (Movimento dos Seringueiros) et le Mouvement des Sans Terre (Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra, MST ). Par l’intermédiaire des CEB , la CPT a déployé dans les zones rurales un riche travail de prise de conscience, qui a vu émerger un nouveau syndicalisme. Selon Leonilde Servolo de Medeiros (2007), la CPT a renforcé le lien entre les conceptions de la gauche traditionnelle et la théologie de la libération, car, grâce aux rencontres, aux moments de
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réflexion et à la prise en charge des demandes des paysans, les populations rurales ont expérimenté un processus de constitution de nouvelles formes d’auto-identification : à partir d’une lecture libératrice de la Bible, la thématique de la terre a revêtu une autre signification et la lutte pour l’accès à la terre a trouvé une justification religieuse. Il n’est pas étonnant que le travail de la CPT ait influé sur la formation en du MST , si l’on tient compte d’un des traits singuliers de ce mouvement : la « mystique », c’est-à-dire la mise sur pied de performances basées sur l’usage de pratiques artistiques diverses et plurielles. Selon João Pedro Stedile, l’un des fondateurs du MST , la « mystique » n’est pas conçue comme distraction métaphysique ou idéaliste, mais comme facteur d’unité des idéaux ; il n’y a donc pas de contradiction entre la foi et la lutte. Une lutte qui se veut anti-étatique, anti-impérialiste et anticapitaliste (Stedile et Mançano, 2005 : 130). La « mystique », exprimée par le biais de symboles (drapeaux, slogans, hymnes, chansons, etc.), nourrit, forge et affirme l’identité du mouvement. La dimension symbolico-religieuse devient une source d’inspiration pour la révolte et la « mystique » donne un sens radical à l’horizon sociopolitique du MST . Le Mouvement des Sans Terre devient le sujet de sa propre émancipation en pratiquant une politique offensive de réforme agraire qui consiste à créer des assentamentos, parcelles de terre sur lesquelles s’établissent des paysans sans terre bénéficiaires de la réforme agraire. En , on en dénombrait plus de huit mille au Brésil. Cependant, le combat du MST ne se limite pas à la possession de la terre ; il vise aussi l’émergence d’une nouvelle société où l’agriculture paysanne, en tant que modèle opposé à celui de l’agrobusiness, est en harmonie avec la nature. D’une façon générale, ce mouvement paysan essaie de détruire la triade latifundia-ignorance-capital, sur laquelle se fonde le système d’exclusion et de dépossession. Pour réaliser une véritable réforme agraire, il faut changer les structures actuelles du pouvoir. En ce sens, le MST est conscient du rôle important du débat politique et de la lutte sociale. Contrairement à la logique capitaliste, qui est en train d’épuiser les ressources naturelles, une réforme agraire doit changer les paradigmes de production de l’énergie et des aliments en lien avec la technologie. C’est ainsi que le MST a repris les exigences des ligues paysannes brésiliennes des années et , et
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42 Ce processus d’occupation massive de l’Amazonie est même évoqué dans la littérature brésilienne contemporaine. Dans son roman Neuf nuits, Bernardo Carvalho (2012 : 76) explique que « cette pratique faisait partie d’un programme établi par le gouvernement militaire qui, sous couleur de développer l’Amazonie, a
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œuvre en faveur de la démocratisation de la société, en prenant au sérieux les rapports de pouvoir et les conflits de classes. Ces ligues paysannes avaient pour but non seulement la réforme agraire, mais également la défense des droits des paysans, l’amélioration de leurs conditions de vie et l’instauration d’une société démocratique. Après le coup d’État de , elles furent durement réprimées, démembrées, et leurs leaders, assassinés. Le MST a également manifesté sa solidarité avec des groupes indigènes non seulement dans leur combat pour l’accès à la terre, mais aussi dans leur lutte contre l’agrobusiness et la monoculture. Soutenant leurs revendications, il garde une distance très critique par rapport aux « projets pharaoniques » de construction de barrages hydroélectriques en Amazonie. Ces projets, qui bénéficient principalement aux élites du pays et aux grandes entreprises transnationales, ont des conséquences environnementales dramatiques. Les critères écologiques sont déterminants dans les prises de décision du MST . La notion de progrès, propre au capitalisme et à sa logique conduisant à la destruction des écosystèmes, ne guide pas les orientations du mouvement, ni celles de la plupart des mouvements aux allures émancipatrices. Le MST ne refuse évidemment pas la technologie, mais il refuse d’en faire une fin en soi, comme le fait l’idéologie de la croissance. En somme, la convergence entre les préoccupations écologiques et les demandes sociales s’exprime tant dans le discours que dans les pratiques de ce mouvement. João Alfredo Telles Melo (2010 : 256 et 260), professeur de droit de l’environnement et conseiller municipal pour le Parti socialisme et liberté (Partido Socialismo e Liberdade, PSOL ) de Fortaleza au Brésil, observe que, dans le cadre de la doctrine de la sécurité nationale et sous la devise Integrar para não entregar (« Intégrer pour ne pas donner »), les gouvernements militaires ont justifié l’occupation de la forêt. Paradoxalement, après l’arrivée à la présidence de Lula da Silva (Parti des travailleurs), la déforestation s’est cruellement intensifiée en Amazonie : on estime qu’au cours des deux premières années du gouvernement Lula km2 de forêt amazonienne ont été déboisés 42.
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En outre, João Alfredo Telles Melo et Davi Aragão Rocha (2013) notent le renforcement du néodéveloppementisme par le gouvernement de Dilma Rousseff avec la « reprimarisation » de l’économie brésilienne qui consolide l’industrie d’extraction minière. Selon un rapport rédigé par la Commission pastorale de la Terre en , vingt-sept conflits liés à la terre et dix-neuf liés à l’eau ont été signalés. Ces auteurs estiment que la croissance de l’économie brésilienne doit être comprise au sens du retour d’un cycle idéologique qui, sous de nombreux aspects, rappelle la période des gouvernements militaires. L’idéologie du néodéveloppementisme s’avère être le grand moteur des politiques du gouvernement de Dilma Rousseff. Face à cette idéologie meurtrière, la contestation sociale s’est largement fait entendre dans le pays contre l’intensification de la monoculture du soja, l’agrobusiness et la construction de nouveaux barrages. En dépit de l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement « de gauche » comme celui du Parti des travailleurs de Lula et de Rousseff, la réforme agraire reste une demande non satisfaite, alors que la production d’éthanol ne cesse de croître. L’alliance que les gouvernements de Lula et de Rousseff ont établie avec l’agrobusiness a non seulement provoqué une hausse du prix des denrées alimentaires, en raison de la production de carburants à base de soja ou de sucre, mais a aussi eu de terribles répercussions sur l’environnement. D’où l’urgence de pratiquer une démocratie radicale qui aura pour but de rompre avec le système hégémonique et de libérer la nature ainsi que les peuples opprimés. À l’heure actuelle, au cœur du désordre néolibéral au sein duquel la nature devient marchandise, des luttes pour la défense de la terre et contre les projets d’extraction, par exemple de lignite en Allemagne, témoignent d’un refus du modèle actuel de production et de reproduction sociale. La lutte menée par les anarchistes allemands dans la forêt de Hambach rappelle celle de Chico Mendes dans la forêt amazonienne au Brésil, où les seringueiros conduits par ce dernier et Wilson Pinheiro ont mis en œuvre une tactique brillante connue sous le nom d’empate. Recourant à l’action directe non violente et à la résistance pacinon seulement subventionné l’achat de milliers d’hectares pour un prix dérisoire, mais aussi financé ensuite royalement les projets agricoles des propriétaires terriens – il suffisait en général de déboiser, de semer de l’herbe et de remplir les exploitations de bétail ».
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fique, les seringueiros se sont attachés aux arbres, afin d’éviter que les bûcherons ne les abattent. Wilson Pinheiro a payé cette action de sa propre vie. Sur un arbre de la forêt de Hambach a été gravée l’inscription : « I want to live ». C’est bien là le fil rouge des luttes menées dans les diverses forêts, qu’elles soient européennes, asiatiques, africaines ou sud-américaines : la défense de la vie.
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• I, 1 U TO PI E …
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Chapitre
L E N O U V E AU C O N T E X T E D E L A T H É O L O G I E D E L A L I B É R AT I O N
LA THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION EN MOUVEMENT
l’idée d’une association entre théologie et marxisme est une des thèses de Benjamin qui a suscité le plus d’incompréhen43 Walter Benjamin (2000 : 427-428) écrit dans la première des thèses « Sur le concept d’histoire » : « On connaît l’histoire de cet automate qui, dans une partie d’échecs, était censé pouvoir trouver à chaque coup de son adversaire la parade qui lui assurait la victoire. Une marionnette en costume turc, narghilé à la bouche, était assise devant une grande table, sur laquelle l’échiquier était installé. Un système de miroirs donnait l’impression que cette table était transparente de tous côtés. En vérité, elle dissimulait un nain bossu, maître dans l’art des échecs, qui actionnait par des fils la main de la marionnette. On peut se représenter en philosophie l’équivalent d’un tel appareil. La marionnette appelée “matérialisme historique” est conçue pour gagner à tout coup. Elle peut hardiment se mesurer à n’importe quel adversaire, si elle prend à son service la théologie, dont on sait qu’elle est aujourd’hui petite et laide, et qu’elle est de toute manière priée de ne pas se faire voir. » 44 L’expression « brosser l’histoire à rebrousse-poil » apparaît dans la septième des thèses « Sur le concept d’histoire » (Benjamin, 2000 : 433). Selon Löwy (2001 : 58), « brosser l’histoire à rebrousse-poil – formule d’une formidable portée historiographique et politique – signifie donc, tout d’abord, le refus de se joindre, d’une façon ou d’une autre, au cortège triomphal qui continue, encore aujourd’hui, à passer sur le corps de ceux qui sont par terre ».
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On a l’habitude de considérer que la première des thèses « Sur le concept d’histoire » de Walter Benjamin tisse un lien entre le matérialisme et la théologie 43. La mise en relief de ce rapport, apparemment paradoxal, vise à faire ressortir la force messianique et explosive de la théologie dans la cause des opprimés. La théologie, nain caché aidant le matérialisme à gagner la partie d’échecs, doit être conçue comme remémoration (Eingedenken) et rédemption messianique (Erlösung) ; autrement dit, comme les éléments nouveaux d’une conception de l’histoire à rebroussepoil 44. À propos des affinités électives entre l’intuition benjaminienne et la théologie de la libération latino-américaine, Michael Löwy (2001 : 33-34) observe que
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sion et de perplexité. Or, quelques dizaines d’années plus tard, ce qui n’était en qu’une intuition allait devenir un phénomène historique de toute première importance : la théologie de la libération en Amérique latine. Ce corpus de textes – écrits par des auteurs d’une impressionnante culture philosophique comme Gustavo Gutiérrez, Hugo Assmann, Enrique Dussel, Leonardo Boff et beaucoup d’autres – articulant, de façon systématique, le marxisme et la théologie, a contribué à changer l’histoire de l’Amérique latine. […] Enfin, le contexte latino-américain des dernières décennies est bien différent de celui de l’Europe d’entre les guerres. Il n’empêche : l’association entre théologie et marxisme dont rêvait l’intellectuel juif s’est révélée, à la lumière de l’expérience historique, non seulement possible et fructueuse, mais également porteuse de changements révolutionnaires.
Le nain dont parlait Benjamin a certainement contribué, tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, à renouveler la « faible force messianique » (Benjamin, 2000 : 429) des opprimés et opprimées du Tiers Monde. Analysant la fonction sociale de la théologie de la libération en Amérique latine, Löwy signale que ces observations ne sont que la partie visible d’un phénomène plus étendu au sein du christianisme. Il assure que le pontificat de Jean XXIII (-) et la révolution cubaine de ont déterminé l’émergence de la théologie de la libération (Löwy, 1998 : 64). Cependant, s’appuyant sur les commentaires du théologien brésilien Leonardo Boff, Löwy remarque que la théologie de la libération est le reflet d’une pratique qui la précède et, en même temps, une réflexion sur elle-même. Löwy soutient que la source la plus importante de la théologie de la libération a été le christianisme social de la Jeunesse universitaire catholique (JUC) et l’expérience des mouvements sociaux chrétiens de gauche des années . Ce vaste mouvement social, qui s’est développé avant la publication des premières œuvres des théologiens libérationnistes, est venu se greffer sur une dynamique propre au Brésil et à l’Amérique latine, bien antérieure au concile et beaucoup plus radicale. Löwy étudie les « affinités électives » entre le christianisme de la libération et le marxisme, afin de mettre en lumière la convergence politique et sociale des deux discours. Il montre que le christianisme de la libération exprimé dans les communautés
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ecclésiales de base et dans des mouvements comme la Jeunesse universitaire catholique ou les Jeunes ouvriers catholiques au Brésil, entre autres exemples, partage avec le marxisme le même ethos critique envers la modernité eurocentrée. La transformation de la société est une revendication aussi bien des militants catholiques que des partisans du marxisme libertaire. Nous avons eu l’occasion d’interroger Enrique Dussel sur les affinités électives entre la critique de la modernité formulée par Walter Benjamin et celle faite par les théologiens de la libération :
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• I, 2 NOUVEAU CONTE XTE…
• T H É O LO G I E
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Walter Benjamin parle du messianisme matérialiste. Le matérialisme est marxiste, mais il est aussi sémite. Je pars des textes du jugement de l’âme devant le tribunal d’Osiris, trois mille ans avant le christianisme et deux mille quatre cents ans avant Ésaïe, où Osiris demande au défunt : « Qu’as-tu fait pour mériter de ressusciter ? » Dans Le livre des morts, au chapitre (selon l’ordre établi par les anthropologues), le défunt répond : « J’ai donné du pain à l’affamé, de l’eau à l’altéré, des vêtements à celui qui était nu, une barque à celui qui n’en avait pas ». Quatre nécessités comme critères éthiques de la résurrection. Osiris dit : « Oh ! tu as fait le bien ! », et il le ressuscite. Trente siècles plus tard, le fondateur du christianisme refait la même chose. Le critère du jugement dernier établi par Osiris n’est ni chrétien ni juif, il est égyptien. Dix-neuf siècles plus tard, Marx, le fondateur du socialisme, dit : « Quelles sont les quatre nécessités humaines ? Manger, se vêtir, s’abriter et se chauffer ». Moi je dis que dans le désert arabe, c’était boire, parce que là-bas on meurt de soif. En Allemagne, en revanche, il y avait beaucoup d’eau mais il faisait très froid. Alors Marx a remplacé « donner à boire » par « se chauffer ». Son fils Edgar était mort de froid. Là, la nécessité première était le chauffage, mais ce sont les quatre mêmes nécessités, et c’est cela le matérialisme sacramentel, l’essence du christianisme. C’est un messianisme, au sens où c’est une rupture historique. Le « temps actuel » (Jetztzeit) de Walter Benjamin, c’est le kairos de saint Paul, parce que Paul parle du chronos, qui est le temps linéaire, et du kairos, qui est le temps messianique ; Benjamin le tire de l’épître aux Romains. Il écrit dix fois le mot kairos. D’autres l’ont aussi analysé, comme Giorgio Agamben (2004), Slavoj Žižek (2006) (mais il ne l’interprète pas bien, parce qu’il le psychologise), Alain Badiou (2002) (qui le confond avec
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l’événement), Jacob Taubes (1999) ou Franz Hinkelammert (2010) (qui l’a le mieux interprété). La théologie de la libération, comme l’a bien vu Michael Löwy, a réalisé l’intuition de Walter Benjamin. La théologie de la libération latinoaméricaine n’a pas seulement concrétisé l’intuition de Benjamin, elle l’a reformulée, elle en a fait une politique et une révolution (Martínez Andrade, 2015 a : 91-92).
La démarche théorique, discursive et pratique a tiré avantage de différentes expériences européennes, comme celle menée par Joseph Cardijn dans une paroisse ouvrière de la banlieue bruxelloise. S’appuyant sur la pratique de la révision de vie fondée sur la méthode du voir, juger, agir, l’expérience bruxelloise mènera à la création de la Jeunesse ouvrière chrétienne 45 et, peu après, à celle du mouvement des prêtres-ouvriers46. La Belgique et la 45 Joseph Cardijn (1882-1967) est à l’origine de la création en 1919 de la Jeunesse syndicaliste et organise en 1924, avec l’aide de Fernand Tonnet, Paul Garcet et Jacques Meert, les associations de jeunesse catholiques en une fédération sous le nom de Jeunesse ouvrière chrétienne. Il décrit ainsi la méthode jociste : « Apprendre à agir, après avoir appris à voir et à juger, tel est le but toujours visé par toute enquête, par toute discussion et par toute conversation jociste ; apprendre à agir individuellement, à agir collectivement ; à comprendre la fécondité de cette action concertée, organisée, soutenue par des services et par tout un mouvement, pour transformer le milieu du travail, pour frapper l’opinion publique et pour reconquérir la classe ouvrière » (Cardijn, 1982 : 88). Joseph Cardijn a été arrêté le 6 décembre 1916 par les Allemands pour avoir, un mois plus tôt, adressé « aux autorités occupantes, aux puissances neutres, au souverain pontife » une lettre de protestation contre la déportation en Allemagne des ouvriers belges. En prison, il lit la Bible et Le Capital de Marx (Verhoeven, 1972 : 27). 46 « On désigne sous ce terme des prêtres qui travaillent en usine et vivent de leur salaire. Ce sont des prêtres diocésains, formés par leurs séminaires respectifs ou par le séminaire de la Mission de France, ou des religieux des différents ordres : dominicains, jésuites, franciscains, capucins… La plupart sont exempts de tout ministère paroissial, et quelques-uns (vicaires-ouvriers) rattachés à une paroisse » (Les prêtres ouvriers. Documents, Paris, Éditions de Minuit, 1954, p. 13). Ce recueil de documents est très utile pour mieux comprendre les démarches et les positions des prêtres-ouvriers au sein de l’Église et de la société. Le refus du système capitaliste y est déjà présent. Nous pouvons lire dans une lettre des prêtres-ouvriers adressée le 13 février 1954 au cardinal Saliège, quelques jours avant l’interdiction qui leur sera faite de travailler : « Le procédé employé pour notre “liquidation” n’est pas honnête. La vie ouvrière ne peut pas être prise à la légère […]. La solidarité avec nos camarades de travail, de peine, de lutte, pourrons-nous agir comme si elle n’avait jamais existé ? En ce moment où la classe ouvrière est particulièrement en butte aux vexations, à la misère, aux salaires insuffisants, pouvons-nous nous retirer sans bruit, même au nom d’un intérêt supérieur ? Cet intérêt supérieur, vous dites que c’est l’Évangile et notre sacerdoce, alors la question se pose : pouvonsnous nous mettre à l’abri de la lutte pour plus de justice et de dignité, au nom de
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• T H É O LO G I E
… EN MOUVEMENT
La domination hispano-lusitaine a créé les conditions nécessaires pour aboutir, comme le décrit Aníbal Quijano (1998), à la colonialité du pouvoir. Les rapports de domination entre colonisateurs et colonisés ont été organisés et établis en fonction de l’idée de race. Les peuples indigènes se sont vus spoliés de leurs terres, mais également de leur identité. En d’autres termes, les Aztèques, les Incas, les Mayas, les Araucans, les Aymaras, etc., ont tout simplement été relégués au rang d’Indiens. L’évangélisation des Indigènes est apparue comme une tentative non seulement de pénétrer dans le noyau éthico-mythique de leur imaginaire, mais aussi de reconfigurer leurs processus gnoséologiques. La colonialité du pouvoir en tant que concept critique donne une idée de la dépendance historico-structurelle et des caractéristiques spécifiques du modèle de société en Amérique latine. Un nouveau rapport de 48
NOUVEAU CONTE XTE…
47 Löwy (1998 : 203) avait déjà mis en lumière la connexion franco-brésilienne que manifeste la critique éthico-religieuse du capitalisme entendu comme système « intrinsèquement pervers » présente dans le processus de radicalisation du catholicisme brésilien des années 1960. Pour mieux comprendre l’importance de la méthode de la révision de vie dans l’organisation de la Jeunesse universitaire catholique au Brésil, voir Souza (1984 : 86).
• I, 2
l’Évangile et de notre sacerdoce ? […] Nous n’étions pas venus dans la classe ouvrière pour y briguer des responsabilités. Celles-ci nous ont été confiées au fur et à mesure que les travailleurs reconnaissaient en nous non des espions ou des conquérants, mais des compagnons de travail qui se trouvaient être prêtres. La lutte de la classe ouvrière était plus vieille que nous, et répondre aux responsabilités qu’elle nous confie n’était que prendre part au combat commun. Pour la première fois dans l’histoire du mouvement ouvrier, l’Église acceptait ainsi de se compromettre avec les faibles et les pauvres, et de participer concrètement à la conquête de leur liberté et de leur dignité d’hommes » (ibid., pp. 254-255 et 260). Émile Poulat (1999 : 48) note que l’idée même de « militant intermédiaire » – celui qui, en partageant les défauts et les insuffisances, est très proche de son milieu – est à l’origine de la Jeunesse ouvrière catholique.
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France ont joué un rôle important, quoique variable selon les époques, dans la genèse de la théologie de la libération latinoaméricaine 47. Ce n’est pas un hasard si quelques années plus tard, Camilo Torres, le prêtre guérillero, s’est rendu à Louvain pour poursuivre des études en sociologie ou que le Belge José Comblin a définitivement quitté l’Europe pour aller vivre parmi les plus démunis au Brésil. Même si Gerd-Rainer Horn (2008 : 291-294) reconnaît une continuité des mouvements de la « gauche catholique européenne » avec ceux liés à la théologie de la libération latino-américaine, nous pensons qu’il existe une particularité, non seulement sociohistorique mais aussi géoculturelle, conditionnée tout d’abord par l’aggiornamento du concile de Vatican II et la révolution cubaine, puis par l’irruption des mouvements insurgés tels que le Front sandiniste de libération nationale au Nicaragua en , qui fait des mouvements latino-américains une sorte de riposte à la « colonialité du pouvoir » 48.
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Löwy note des concordances dans la critique des théologiens libérationnistes et des penseurs marxistes. D’une part, le marxisme développe la critique du capitalisme et de ses expressions culturelles – consommation, idolâtrie du marché, fétichisme de la marchandise, etc. – et, de l’autre, il fait le pari, au sens pascalien du terme, d’un monde démocratiquement concret et d’une société sans classes. C’est pour cette raison qu’au niveau théorique, les théologiens de la libération ont précisé l’utilisation des outils analytiques d’origine marxiste, qui seuls permettent de mettre en évidence le noyau pervers du capital et sa logique prédatrice 49. La sociologie positiviste, la « haute théorie fonctionnelle », tout comme les expressions idéologiques du capitalisme, ne permettent pas d’expliquer cette logique prédatrice. Le marxisme en tant que théorie critique permet d’expliquer sociologiquement les causes de la pauvreté, l’origine de la marginalisation et la genèse de l’exploitation. Il est évident que certains membres de l’Église ont radicalisé leur position, en se dirigeant vers une sorte de militantisme non pas politique mais bien insurgé. Le prêtre et sociologue Camilo Torres est la principale figure qui a épousé la cause des pauvres, au prix d’un recours à la violence devenue nécessité historique (Girardi, 2005). Selon certains auteurs (Hinkelammert, 2002 ; Dussel, 2001a ; Galeano, 1981 ; Moulian, 1997) , l’instauration des dictatures militaires dans les années s’est accompagnée de l’imposition de la doctrine économique néolibérale. L’écart entre le Nord et le Sud n’a fait que s’accentuer, les mesures adoptées par les juntes militaires ayant largement contribué à la paupérisation des sociétés latinoaméricaines. Durant les trois décennies qui suivirent, l’Amérique latine a vécu l’expérience douloureuse et abjecte de la réification du système capitaliste à visage néocolonial. Certes, le capital entraîne une forme sociohistorique spécifique marquée par le pouvoir s’est instauré à partir de la Conquête de l’Amérique, non seulement d’ordre racial, social ou ontologique, mais encore d’ordre épistémique. La colonialité du pouvoir a évolué parallèlement à l’imposition d’un nouveau modèle cognitif. Dans ce processus d’identification et de classification, l’Indigène n’a jamais arrêté de se battre contre le pouvoir colonial. 49 Pour Camilo Torres (1968 : 68), « la sociologie n’a pas constitué une exception dans la mosaïque de notre colonisation culturelle qui persiste derrière les formes du colonialisme économique et politique. Étant donné le caractère peu autochtone de ces importations culturelles, leur évolution, sur notre continent, est subsidiaire, quant à la direction et à la durée, de celle qui s’effectue en d’autres continents ».
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NOUVEAU CONTE XTE…
• HIVER ECCLÉSIAL, PRINTEMPS…
L’expression « hiver ecclésial » fut proposée par le Jésuite Javier Jiménez Limon pour se référer à l’écart entre le discours en faveur des pauvres et la persécution contre la théologie de la libération menée par le Vatican (Díaz Nuñez, 2005 : 75 ; 2009 : 117). Il ne faut pas oublier que cette hostilité acharnée envers la théologie de la libération fut systématiquement encouragée tant par la « contre-offensive conservatrice » du Vatican, qui envisageait la restauration doctrinale et la centralisation autoritaire de l’Église en tant qu’institution, que par l’Agence centrale de renseignement (CIA ) des États-Unis avec la complicité des dictatures afin d’écraser les militants engagés (laïcs et membres du clergé). Aux yeux de Ana María Bidegain (2009 : 110), c’est avec le démantèlement, dans beaucoup de diocèses, du travail des communautés religieuses et la mise en cause de la théologie de la libération que les nouveaux évêques, de tendance conservatrice, ont
• I, 2
DE L’HIVER ECCLÉSIAL AU PRINTEMPS DE L’ÉGLISE ?
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fétichisme du marché, l’accumulation comme seule fin, l’appât du gain, la domination de la valeur d’échange des marchandises, le productivisme et la logique du profit. Néanmoins, dans la périphérie, le capital prend des allures grotesques qui se traduisent par le bouleversement de traditions et d’identités, par la rupture des liens sociaux ou encore par l’extermination des peuples et des cultures. La modernité hégémonique cache le vrai visage du capitalisme sauvage. Autrement dit, le processus d’implantation du modèle néolibéral comprend la marchandisation de la vie, la pollution accrue des fleuves, des rivières et des mers, les agressions à grande échelle de l’Amazonie, bref, la destruction de la nature et la poursuite de l’exploitation de l’homme. Dans le but de comprendre les rapports entre le Nord (riche) et le Sud (pauvre), les théologiens de la libération ont étendu l’analyse marxiste à la question des paysans et des Indigènes. S’appuyant sur la théorie de la dépendance, d’inspiration marxiste, ils ont dénoncé le mécanisme par lequel les métropoles extraient la richesse matérielle et énergétique des nations de la périphérie. De plus, recourant à des catégories théologiques telles que celle de « péché structurel » qui rend compte des structures asymétriques qui configurent le marché mondial (Sung, 2008 c : 10-30), ils ont montré les rapports coloniaux subsistant depuis la Conquista.
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favorisé l’émergence de mouvements laïques tels que l’Opus Dei, les Légionnaires du Christ, Communion et Libération et le Renouveau charismatique. Au même moment, l’Action catholique a été fortement démobilisée. De fait, la théologie de la libération a été durement harcelée. Dans son ouvrage Historia de la Iglesia en América Latina. Medio milenio de coloniaje y liberación (-), Enrique Dussel (1992 a : 379) souligne le rôle de Jean-Paul II dans la vie de l’Église latino-américaine, où la critique de la révolution sandiniste au Nicaragua en mars et la fameuse instruction Libertatis nuntius. Sur quelques aspects de la « théologie de la libération » du 6 août , signée par le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, un certain cardinal Joseph Ratzinger, ont eu un fort retentissement. En déjà, lors de la quatorzième assemblée ordinaire du Conseil épiscopal latino-américain (Consejo Episcopal Latinoamericano, CELAM ) à Sucre, il y eut une réaction de la part de l’Église conservatrice contre l’Église progressiste. En sa qualité de secrétaire général du CELAM , Mgr Alfonso López Trujillo a ensuite tenté d’exclure les théologiens les plus engagés de la troisième Conférence générale du CELAM à Puebla en , à laquelle assista Jean-Paul II . En , le théologien péruvien Gustavo Gutiérrez doit s’expliquer devant la Conférence épiscopale du Pérou au sujet de ses écrits sur la théologie de la libération, tandis que Leonardo Boff est convoqué à Rome devant la Congrégation pour la doctrine de la foi, à cause des thèses exposées dans son ouvrage Église : charisme et pouvoir, avant d’être condamné au silence en . Cette situation est décrite par l’écrivain et journaliste uruguayen Eduardo Galeano (2013 : 906) : Le Saint-Office de l’Inquisition porte maintenant le nom discret de Congrégation pour la doctrine de la foi. Celle-ci ne brûle plus aucun hérétique, même si l’envie de le faire ne lui manque pas. Au nom du Saint-Père, les inquisiteurs convoquent les théologiens latino-américains Leonardo Boff et Gustavo Gutiérrez, et les réprimandent sévèrement pour leur manque de respect à l’égard de l’Église de la peur. L’Église de la peur, opulente entreprise internationale, adolescente de la douleur et de la mort, a hâte de clouer sur la croix n’importe quel fils de charpentier, de ceux qui, sur les côtes d’Amérique, soulèvent les pêcheurs et défient les empires.
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• I, 2 NOUVEAU CONTE XTE…
L’« affaire Casaldáliga » illustre bien le harcèlement subi par les théologiens de la libération. Évêque de São Félix do Araguaia dans le nord-est du Mato Grosso, Mgr Pedro Casaldáliga était engagé depuis de nombreuses années dans la pastorale des Indiens et dans la pastorale de la Terre. Sa solidarité envers les chrétiens impliqués dans la révolution nicaraguayenne et sa proximité avec le prêtre Miguel d’Escoto, à l’époque ministre des Relations extérieures, lui ont valu une intimation de la part du Vatican. S’étant rendu à Rome le juin , Mgr Pedro Casaldáliga fit l’objet d’un interrogatoire mené par les cardinaux Gantin et Ratzinger, encore que le premier lui ait dit que « l’entretien, auquel il était convoqué par le cardinal Ratzinger également, se passerait en toute sincérité, en pleine liberté et en pleine fraternité » (Dumont, 1990 : 103). Le septembre , la Congrégation pour la doctrine de la foi somma Mgr Pedro Casaldáliga de cesser de critiquer le Saint-Siège à propos de la théologie de la libération, de se retenir de vénérer dans les liturgies les martyrs non reconnus canoniquement et, surtout, de ne plus continuer ses voyages en Amérique centrale. L’hiver ecclésial avait fait une nouvelle victime. Au sujet de la répression subie par les théologiens de la libération au Brésil, le prêtre belge Réginald Dumont utilise l’image d’« Église démantelée » pour mettre en lumière le processus entrepris par le Vatican. À travers la nomination d’évêques conservateurs (comme Mgr José Cardoso Sobrinho 50) ou par le biais de la marginalisation (comme dans le cas de Mgr Luciano Mendes de Almeida 51), Rome a farouchement exercé une pression sur les protagonistes de la théologie de la libération. Aux dires d’un évêque brésilien, « la curie romaine a inventé pour nous une nouvelle méthode. Avant, c’était promouvoir pour
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51 Candidat naturel à la succession du cardinal Paulo Evaristo Arns à São Paulo, Mgr Luciano Mendes de Almeida a été nommé dans un petit diocèse, à Mariana dans l’État de Minas Gerais. Faute de moyens de communication, il a été marginalisé. De 1987 à 1994, il a présidé la Conférence nationale des évêques du Brésil. José Carlos dos Santos et Lúcio Alvaro Marques ont rassemblé ses écrits parus entre 1984 et 1988 dans le journal Folha de S. Paulo, voir Almeida (2013).
HIVER ECCLÉSIAL, PRINTEMPS…
50 Successeur de Hélder Câmara, Mgr José Cardoso Sobrinho a été nommé archevêque d’Olinda et Recife en 1985. Dans la ligne dure du Vatican, il a violemment combattu nombre de prêtres et de religieuses proches de la théologie de la libération. Avec le soutien de Rome, il a fermé le séminaire fondé par son prédécesseur ainsi que l’Institut de théologie de Recife.
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déplacer. Aujourd’hui, c’est déplacer pour abaisser » (Dumont, 1990 : 13) . La division du diocèse de São Paulo doit être interprétée comme une stratégie menée par le Vatican pour réduire l’influence de Mgr Paulo Evaristo Arns, dont le voyage à Rome pour faire entendre sa désapprobation ne changea rien à la décision de créer cinq nouveaux diocèses. Le sort du projet « Parole et Vie » est un autre exemple de cette répression. Conçu en octobre par la Confédération latino-américaine et caribéenne des religieux et religieuses (Confederación Latinoamericana y Caribeña de Religiosos y Religiosas, CLAR ), ce programme de formation biblique visait à mettre à la portée des plus pauvres une meilleure connaissance de l’Évangile dans l’esprit des CEB . Cependant, dans un communiqué du février , le CELAM rejeta le projet, au motif que la CLAR était en train « de s’ériger en magistère parallèle dans l’Église, de répandre une “certaine” théologie de la libération condamnée par le pape, de procéder à une lecture erronée de la Bible, […] de favoriser chez les religieux le courant critique envers le CELAM, […] d’avoir pour collaborateurs des théologiens et des biblistes en conflit avec leurs évêques » (Dumont, 1990 : 89-90). Si dans une lettre du avril aux évêques brésiliens JeanPaul II déclarait que « la théologie de la libération n’est pas seulement opportune, mais utile et nécessaire » (Gutiérrez et Müller, 2014 : 98), en juillet , il se dédisait en affirmant que les deux instructions romaines sur la théologie de la libération, publiées en et par la Congrégation pour la doctrine de la foi (que préside le cardinal Ratzinger) se présentent comme réellement prophétiques pour avoir contribué à démasquer de faciles utopies idéologiques et servitudes politiques qui sont en désaccord total avec la doctrine et la mission du Christ et de l’Église (Dumont, 1990 : 30).
Il ajoutait que l’utilisation de clés marxistes avait entraîné une fausse conception et une pratique non adéquate du choix prioritaire pour les pauvres. Il en résulta une véritable mise en cause de la théologie de la libération par les forces répressives du Vatican. Pour Danièle Hervieu-Léger, l’ère Ratzinger signifie une critique des autonomies, c’est-à-dire une sorte de « restauration » du catholicisme préconciliaire stimulée par le « charismatique »
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52 Jean-Paul II a brouillé les classifications binaires : progressiste/traditionaliste, gauche/droite, etc. En fait, ces oppositions apparentes s’inscrivent dans une cohérence intransigeante : restaurer la catholicité (Hervieu-Léger, 2008 : 322-342).
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54 Dans les années 1990, le sociologue italien Franco Cassano (2005) insistait sur la nécessité d’une pensée du Sud. Cette pensée méridienne doit rendre au Sud sa qualité de sujet autonome et le libérer de l’idéologie du progrès. Or, le Sud de ce sociologue est la Méditerranée. Presque deux décennies plus tôt, Enrique Dussel avait déjà souligné que l’espace géopolitique devait être pris au sérieux, car cela ne signifie pas la même chose d’être né à New York ou au Chiapas, la région la plus pauvre du Mexique. La philosophie de la libération s’énonce sur la base d’une conscience géopolitique de la connaissance. Les structures d’oppression économique et de domination sociale sont fondamentalement des structures intellectuelles (Mignolo, 2001 : 13). Il va sans dire que « le Sud » des théologiens et des philosophes de la libération va au-delà du pourtour méditerranéen.
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53 C’est la lecture que fait Jung Mo Sung lorsqu’il déclare que « les problèmes avec Leonardo Boff furent causés par des questions ecclésiologiques, c’est-à-dire portant sur le pouvoir de l’Église. Non par des théories sociales. Le Vatican a principalement des problèmes avec deux thématiques : l’autorité et la sexualité. Le reste n’est que prétexte. Les théologiens moralistes qui disent que la sexualité n’est pas un péché, que l’Église ne devrait pas faire ceci ou cela, que le pape n’est pas infaillible, etc. ont des problèmes. Peu de théologiens ont eu des problèmes dogmatiques. Jon Sobrino a eu des problèmes à cause de sa christologie, mais le véritable problème résidait dans sa remise en question du magistère du Vatican » (Martínez Andrade, 2015a : 60).
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Jean-Paul II 52. D’où une « reprise en main » qui s’est affirmée dans les domaines disciplinaires et doctrinaux, et qu’illustre parfaitement l’« affaire Boff ». En suivant les remarques de Danièle Hervieu-Léger sur un « retour offensif de l’intransigeantisme dans la politique vaticane durant la période de Jean-Paul II », nous retrouvons l’hiver ecclésial propre à ce pontificat. Il est évident que le harcèlement des théologiens de la libération par le Vatican doit être compris non seulement comme un conflit au sein du champ religieux 53, mais aussi comme une lutte théorique, idéologique, voire épistémique, qui déborde ce champ. La théologie de la libération ne refoule pas les valeurs modernes héritées de la Révolution française (Löwy, 1998 : 80) ; elle essaie simplement de les libérer de leur connotation libérale bourgeoise. Elle est autant un essai de « brosser l’histoire à rebrousse-poil » qu’une tentative géopolitique de penser le Sud 54 autrement. Bien entendu, cette tentative à prétention universelle s’avère incontournable pour les autres peuples ou groupes qui sont anéantis et méprisés par la raison instrumentale de la modernité « réellement existante ».
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Les vents glacés du Vatican ont également soufflé en Asie du Sud. Le théologien de la libération sri-lankais Tissa Balasuriya a fait l’objet d’une « notification d’excommunication » de la part du Vatican en janvier , à cause de l’interprétation de la doctrine mariale, du péché originel, de la révélation et de la divinité de Jésus qu’il donne dans son ouvrage Marie ou la libération humaine. L’évaluation du cardinal Ratzinger, alors préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, signalait que, « d’un point de vue théologique, le livre présente de graves défaillances » (Balasuriya, 1997 : 241). Balasuriya (1997 : 28) considère que la mariologie traditionnelle présente une Marie du premier monde de la chrétienté, d’un monde capitaliste, patriarcal et colonialiste. Dépouillée de sa pointe subversive (Luc 1,52-53), Marie joue le rôle d’anesthésie sociale chez les opprimés. C’est pourquoi, à contre-pied de la mariologie dominante, il propose une Marie impliquée dans les luttes quotidiennes des gens ordinaires, tant à un niveau personnel que sur un plan communautaire. Les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI ont placé l’Église dans une période d’hiver ecclésial où la marginalisation des théologiens progressistes et la « reprise en main » des affaires pastorales sont devenues monnaie courante. La renonciation de Benoît XVI à la charge pontificale le février a marqué un « tournant historique » 55. Ce pape, qui avait été nommé à la Faculté de théologie catholique de l’Université de Bonn à l’âge de trente-deux ans et avait réintroduit la messe en latin ainsi que les habits pontificaux de la Renaissance, fut, aux yeux de Leonardo Boff (2013 b : 54), un nostalgique de la synthèse médiévale et son pontificat présentait un style monarchique. Le mars , à Rome, Jorge Mario Bergoglio, cardinal de Buenos Aires, devint le pape François. L’élection de ce pape venu du « Grand Sud » a suscité un vaste enthousiasme dans le monde catholique en général et parmi les théologiens de la libération en particulier. Salué par Leonardo Boff comme celui qui porte
55 Dans « L’épuisement de la monarchie pontificale », article paru dans Le Monde le 28 février 2013, Danièle Hervieu-Léger notait que les pontificats de Jean-Paul ii, le pape charismatique, et de Benoît XVI, le pape-docteur, ont eu du mal à entrer en dialogue avec le monde moderne, même si le concile de Vatican ii en fut une tentative. Ces papes ont cherché à conjurer le péril de dislocation qui mine le corps de l’Église, d’où le renforcement de la centralité pontificale.
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57 Bonaventure raconte dans sa Legenda Maior que François d’Assise commença sa conversion lorsqu’il entendit le crucifix de la chapelle de Saint-Damien lui dire : « François, va et répare ma maison qui, tu le vois, tombe en ruine ! » François prit au mot ces paroles et reconstruisit donc la petite église de la Portioncule (Porziúncola), qui existe encore à Assise et se trouve à l’intérieur d’une grande cathédrale. Puis, il comprit qu’il s’agissait plutôt d’un élément spirituel à restaurer : « l’Église que le Christ a sauvée avec son sang ». C’est alors qu’il commença son mouvement pour la rénovation de l’Église, qui était dirigée par le pape le plus puissant de l’histoire, Innocent III. Il se mit à vivre parmi les lépreux, et il parcourut avec eux les chemins en annonçant l’Évangile plutôt dans la langue populaire qu’en latin (Boff, 1986 c).
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56 Voir à ce sujet son discours prononcé le 27 juillet 2013, à l’occasion des vingthuitièmes Journées mondiales de la jeunesse à Rio de Janeiro, où il lança un appel en faveur du respect et de la protection de toute la création que Dieu a confiée à l’homme, non pas pour qu’il l’exploite sauvagement, mais pour qu’il en fasse un jardin.
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l’espoir de l’Église et du monde, le pape François semble rompre avec la ligne de ses deux prédécesseurs. Sa sobriété à l’égard des formes protocolaires, sa critique du monde de la finance, sa préoccupation des pauvres et son appel à la protection de la nature 56 font de lui l’homme qui pourrait réparer l’Église 57. La nomination de Jorge Mario Bergoglio à la tête de l’Église marque-t-elle la fin de l’hiver ecclésial ? Le pontificat de François est-il un nouveau paradigme ecclésial ? Quels sont les traits de ce nouveau pontificat ? Boff suggère que Jorge Mario Bergoglio a choisi le nom de François, parce qu’il s’est rendu compte que l’Église était en ruine à cause du déficit moral révélé par plusieurs scandales ayant miné la crédibilité de l’Église. François n’est pas un nom. Il s’agit du projet d’une Église pauvre, simple, évangélique, dépourvue de tout pouvoir et, de plus, écologique, dont Boff (2013 b : 77-79) décèle quelques éléments significatifs : a) « de l’hiver ecclésial au printemps ». Les deux pontificats précédents se sont distingués par un contrôle en matière de doctrine, et c’est précisément ce contrôle qui a étouffé plusieurs initiatives ; b) « de la forteresse au foyer ouvert ». Si Jean-Paul II et Benoît XVI ont fermé les portes de l’Église, qui était menacée par des ennemis tels que la modernité et la postmodernité, François appelle en revanche de ses vœux une ouverture au monde ; c) « du pape à l’évêque de Rome ». Les pontifes précédents manifestaient que chez eux, dans la figure du pape, l’imperium et le
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sacerdotium sont unis. François se fait simplement appeler évêque de Rome. Il refuse le titre de « sainteté », car tous sont frères et sœurs ; d) « du palais à l’hébergement ». Le déménagement à la résidence Sainte-Marthe, bâtiment achevé en et faisant office de résidence hôtelière pour les visiteurs du Saint-Siège, représente, selon Boff, l’indice d’un autre projet d’Église ; e) « de la doctrine à la rencontre ». Le pape François accorde plus d’importance au travail pastoral qu’à la doctrine ; f) « de l’exclusivité à l’inclusion ». Jean-Paul II et Benoît XVI ont mis l’accent, chacun à sa manière, sur la centralité de l’Église, tandis que François reconnaît l’importance du dialogue entre les Églises et avec les religions ; g) « de l’Église au monde ». La méfiance envers le monde moderne a poussé les deux derniers pontifes à s’enfermer et à renforcer les institutions et les doctrines. Le pape François assume le moment historique que l’humanité et la planète sont en train de vivre. Leonardo Boff semble être convaincu que François inaugure le paradigme du troisième millénaire de l’Église, c’est-à-dire une Église moins centralisée et présidée par la charité. Ce pontificat conjugue à la fois la sensibilité franciscaine et la rigueur jésuite, de sorte qu’une réforme de la curie romaine, moyennant une remise en question du synode des évêques par exemple, puisse être envisagée. « Il est nouveau, l’air qui souffle depuis les Églises périphériques, et il est en train d’oxygéner toute l’Église. Le printemps véritable arrive, chargé de promesses » (Boff, 2013 b : 91). Après le long hiver ecclésial qui s’était emparé du Vatican durant les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI, deux faits historiques chargés d’une forte portée symbolique semblent augurer un printemps de l’Église. D’une part, l’accueil chaleureux réservé au Vatican le septembre , quarante ans après le coup d’État au Chili, à Gustavo Gutiérrez par François et par Mgr Gerhard Ludwig Müller, nouveau préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, fut interprété comme un pas décisif vers la réhabilitation de la théologie de la libération. Cependant, une telle considération mérite d’être mise en perspective. Comme nous l’avons précédemment évoqué, même si Jean-Paul II avait concédé que la théologie de la libération est nécessaire, surtout en ce qui
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58 https://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2014/october/docu ments/papa-francesco_20141028_incontro-mondiale-movimenti-popolari.html (page consultée le 16 octobre 2015).
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la solidarité est un mot qui ne plaît pas toujours ; je dirais que, parfois, nous l’avons transformé en un gros mot, on ne peut pas le prononcer ; mais un mot est beaucoup plus que certains gestes de générosité ponctuels. C’est penser et agir en termes
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concerne le choix prioritaire pour les pauvres, en réalité, la stratégie d’écarter les évêques progressistes de leur juridiction a été mise en place sous son pontificat. À nos yeux, ce n’est pas tant la préoccupation pour les pauvres et les opprimés qui dérange les autorités ecclésiastiques que le rapport de la théologie de libération au marxisme. La relation entre Gustavo Gutiérrez et Mgr Gerhard Ludwig Müller est une relation de longue date. Mgr Müller a fait la connaissance de Gutiérrez lors d’un séminaire de théologie au Pérou en . Depuis cette rencontre, nous dit Josef Sayer, ils ont tissé une relation amicale. Ayant séjourné à plusieurs reprises au Pérou, Mgr Müller a témoigné des terribles conditions de marginalité et de précarité dans lesquelles la population des bidonvilles survit. Certes, cette sensibilité aux questions matérielles ne fait pas de lui un partisan du marxisme, mais, de la même façon que Jean-Paul II, souligne l’importance de la théologie de la libération. Ainsi écrit-il : « Seule la théologie de la libération a permis à la théologie catholique, dans le monde et sur le plan historique, de sortir du dilemme dualiste entre ce monde et l’au-delà, entre le bien terrestre et le salut dans l’audelà » (Gutiérrez et Müller, 2014 : 132). Gerhard Ludwig Müller et Gustavo Gutiérrez ont cosigné un ouvrage sur les nouveaux défis de la théologie de la libération, qui a paru sous le titre An der Seite der Armen en Allemagne en , et sous le titre Del lado de los pobres au Pérou en et en Espagne en (la traduction française a paru en sous le titre Aux côtés des pauvres). L’individualisme exacerbé, la société de consommation et la dégradation de l’environnement sont la cible de leur critique. D’autre part, le octobre , François a déclaré lors de la Rencontre mondiale des mouvements populaires 58, à laquelle João Pedro Stedile, porte-parole du Mouvement des Sans Terre, et d’autres dirigeants ont participé, que
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de communauté, de priorité de la vie de tous sur l’appropriation des biens de la part de certains. C’est également lutter contre les causes structurelles de la pauvreté, de l’inégalité, du manque de travail, de terre et de logement, de la négation des droits sociaux et du travail. C’est faire face aux effets destructeurs de l’Empire de l’argent.
Le pape a également évoqué la question de l’écologie et de la paix : Nous parlons de travail pour la paix et de prendre soin de la nature. Mais alors, pourquoi nous habituons-nous à voir que l’on détruit le travail digne, que l’on expulse tant de familles, que l’on chasse les paysans, que l’on fait la guerre et que l’on abuse de la nature ? Parce que dans ce système l’homme, la personne humaine, a été ôté du centre et a été remplacé par autre chose. Parce qu’on rend un culte idolâtre à l’argent. Parce que l’indifférence s’est mondialisée ! L’indifférence s’est mondialisée : que m’importe ce qui arrive aux autres tant que je défends ce qui m’appartient ? Parce que le monde a oublié Dieu, qui est Père ; il est devenu orphelin parce qu’il a mis Dieu de côté.
Pour Boff, cette déclaration se situe dans la ligne de la théologie de la libération. Dans une entrevue du mars , il a affirmé que le pape François lui avait demandé des textes sur la question écologique, car il était en train de préparer une encyclique sur l’écologie, qui sera présentée le mai sous le titre Laudato si’. Sur la sauvegarde de la maison commune. Dans la mesure où ce qui est en jeu dans l’encyclique n’est rien de moins que l’« essence de l’humain », l’écologie dont il est question ne peut qu’être intégrale, tant les aspects environnementaux, économiques, sociaux, humains sont intrinsèquement liés : ce n’est qu’en mettant en relation les « blessures » de l’« environnement naturel » et celles de l’« environnement social » que les causes du mal pouront être élucidées (François, 2015 : n° 6). Il s’agit par conséquent d’associer à l’écologie environnementale, économique et sociale l’écologie culturelle, afin d’inclure la question de la justice avec « la perspective des droits des peuples et des cultures » (n° 144), et l’écologie de la vie quotidienne, dont rend compte le vivre ensemble des plus pauvres. Entendant s’adresser à tous les êtres humains en tant qu’habitants de la maison commune (n° 3),
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Il est clair qu’actuellement en Amérique latine le contexte n’est plus celui des années et . Encore qu’on puisse remettre en question le processus de démocratisation dans la région, le
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NÉOLIBÉRALISME ET ESPRIT DE L’EMPIRE
MARTÍNEZ , ÉCOLOGIE ET LIBÉRATION
l’encyclique exhorte chacun, en tant que citoyen du monde, non seulement à s’engager de manière responsable en faveur de la planète, mais, plus fondamentalement, à opter pour un style de vie qui intègre aussi les dimensions culturelle, éthique, spirituelle, à un niveau tant individuel que communautaire ou collectif. De fait, cependant, l’interlocuteur de l’encyclique Laudato si’ reste le croyant – plus précisément, le croyant catholique, comme le signalent quelques propositions qui en appellent à la sauvegarde des conditions morales de l’écologie intégrale, telles que le rappel que la défense de toute vie passe nécessairement par la condamnation de l’avortement (n° 120 et 136) ou la stigmatisation de la théorie du genre (n° 155). Si l’on peut saluer le fait que l’encyclique se veut à l’« écoute tant de la clameur de la terre que de la clameur des pauvres » (n° 49) et qu’elle insiste sur les conséquences sociales, en termes d’inégalité à l’échelle planétaire, de la détérioration de la nature, qu’elle remette en question la mercantilisation de la nature et le mythe de la croissance infinie, on peut en revanche déplorer le fait qu’elle n’incrimine pas expressément les fondements du système capitaliste. La théologie de la libération aurait-elle conquis ses lettres de noblesse aux yeux des autorités vaticanes ? Si paradoxale qu’elle puisse paraître, la réponse est à la fois positive et négative. Oui, dans la mesure où cette théologie continue à prôner le choix prioritaire pour les pauvres. Mais certainement pas si cette théologie utilise le marxisme (ou n’importe quelle théorie) pour critiquer les structures du pouvoir de l’Église et de la société. Au sujet de l’élection de Jorge Mario Bergoglio à la tête de l’Église catholique, le théologien de la libération Rubén Dri est moins optimiste que Boff. Il ne fait aucun doute, assure Dri, qu’elle correspond à une stratégie pour faire face aux nouveaux mouvements sociaux qui proposent une solution de remplacement du capitalisme. Quoi qu’il en soit, il est prématuré de prédire l’aboutissement du projet ecclésial de François.
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considérant comme relativement lent, l’époque des dictatures militaires a pris fin. Certes, la pauvreté ne cesse de croître et la destruction de la nature, y compris la déforestation de l’Amazonie, se poursuit sans répit, et ce avec la complicité des gouvernements dits progressistes. C’est ainsi que pour comprendre les nouveaux défis – et le changement discursif – de la théologie de la libération, nous devons garder à l’esprit les transformations politiques, culturelles et sociales de l’Amérique latine. Luis Gerardo Díaz Núñez, chercheur à l’Université nationale autonome du Mexique, relève de nombreuses convergences entre les pays latino-américains qui lui permettent de les envisager comme un espace commun où la croissance de la pauvreté, du chômage et de la violence est devenue une tendance généralisée. Certes, l’Amérique latine n’est pas le continent le plus pauvre de la planète, mais il est le plus polarisé, car les % les plus aisés de la population détiennent % des richesses, tandis que les % les plus pauvres n’en partagent que %. Díaz Núñez (2009 : 45) note que le capitalisme, en tant que régime « transséculaire », utilise le processus de mondialisation comme véhicule pour consolider des structures de domination dans cette région périphérique. Díaz Núñez observe certaines conséquences du système néolibéral sur la réalité latino-américaine. Au niveau politique, ce système a provoqué la création d’une démocratie sans citoyenneté, assavoir la politique traditionnelle par le biais de la démocratie représentative qui réduit le citoyen à un simple électeur. Or, la méfiance envers la politique traditionnelle, qui s’exprime dans les taux élevés d’abstentionnisme dans la région, a conduit la population à créer de nouvelles formes d’organisation. Une évidente délégitimation de la politique en résulte. À ce sujet, il est intéressant d’évoquer la démission de Frei Betto, qui a été le coordinateur du programme « Faim zéro » (Fome Zero) lancé par le gouvernement de Lula. D’après les théologiens Néstor Míguez, Joerg Rieger et Jung Mo Sung (2012 : 63), nous assistons à l’ère de l’Empire global qui s’exprime tant dans les mécanismes politiques et économiques que dans les conditions de subjectivité et d’autoconception culturelle. À leurs yeux, il existe une spiritualité de la consommation géopolitiquement déterminée par les puissances nord-
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60 De son côté et à notre avis sans connaître les travaux des théologiens de la libération, le philosophe Dany-Robert Dufour (2007 : 113) identifie la même forme d’aliénation où le Marché trône en tant que grand dieu. C’est pourquoi il souligne le tarissement de l’individualisme de bon aloi qui laisse place au nouveau « troupeau schizoïde égo-grégaire ».
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59 Certains théologiens de la libération se sont rapprochés de thèses de la pensée décoloniale latino-américaine. Au-delà des différences, cette approche de la dynamique culturelle, politique, économique est surtout épistémique en Amérique latine (Míguez, Rieger et Sung, 2012 : 131). Depuis les années 1990, Enrique Dussel participe au programme de recherche Modernité/Colonialité qui a pour but de souligner le rapport entre modernité-capitalisme et colonialité. « La colonialité n’est pas dérivée de la modernité, mais en est constitutive ». Voir Hurtado López (2013 : 303-355).
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occidentales 59, qui contribue au fétichisme de la marchandise. L’esprit de l’Empire se déploie dans la subjectivité sous quatre aspects : a) « le sujet automate et la religion du marché » (Míguez, Rieger et Sung, 2012 : 58-65). Il s’agit de la désillusion postmoderne où l’ego tend à disparaître. S’appuyant sur l’exégèse par Fredric Jameson (2011) de la logique culturelle du capitalisme, selon laquelle la disparition du sujet individuel est à l’ordre du jour, ces théologiens analysent l’influence du processus de colonisation sur la subjectivité et le désir. La référence à la théorie du fétichisme chère à Marx s’avère incontournable, car elle rend bel et bien compte de la dynamique du capitalisme où le fétiche (marchandise) devient l’objet du désir. En conséquence, « la religion du libre-marché qui identifie le divin avec le succès et avec la maximalisation de la valeur renforce ces types de liens et de subjectivité, où même Dieu devient partie intégrante du marché » (Míguez, Rieger et Sung, 2012 : 65) ; b) « le désir mimétique et la religion sacrificielle ». La subjectivité est devenue une fonction du marché. Néstor Míguez, Joerg Rieger et Jung Mo Sung (2012 : 65-71) s’attardent sur la notion de désir mimétique proposée et développée par René Girard, afin de montrer que le désir n’est pas naturel mais construit, manipulé et nuancé par une logique fétichisée du marché. Selon Girard (1972 : 217), « le désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un désir modèle ; il élit le même objet que ce modèle ». D’où l’idée, déjà avancée par Hugo Assmman et Franz Hinkelammert (1993 : 117-118), du capitalisme comme religion du plaisir 60, où le protagoniste de la société hédoniste est évidemment le sujet narcissique. C’est précisément lorsque les inégalités
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sociales se sont gravement accrues que s’est affirmée l’idée postmoderne de l’anything goes. Quoi qu’il en soit, ce désir mimétique n’est plus réprimé par le sacrifice de boucs émissaires (pauper ante festum) ; au contraire, la logique sacrificielle à l’âge de l’Empire immole non seulement des peuples ou cultures mais aussi la nature. Même Girard a reconnu l’usage politique de ces théories. D’autre part, il faut dire que la publicité est un aspect essentiel de la société de consommation. Son rôle ne se limite pas seulement à fournir des informations aux consommateurs ; elle stimule aussi le désir mimétique 61. Franz Hinkelammert avait déjà souligné que l’information fournie par la publicité est le véhicule de la création des mythes utopiques et, en conséquence, que la marchandise est porteuse de ces mythes. À coup sûr, la publicité incite, comme le souligne Löwy (2011 : 156), les pratiques consuméristes compulsives propres à la modernité capitaliste et inséparables de l’idéologie fétichiste. Pis, le prix de la marchandise augmente à cause des dépenses publicitaires ; c) « la stratégie du choc et la religion de l’omnipotence » (Míguez, Rieger et Sung, 2012 : 72-79) . Il ne fait aucun doute que dans les années , le néolibéralisme fut imposé, à coups de revolver, en Amérique latine. Or, la longue nuit des dictatures militaires sud-américaines tomba avec le coup d’État au Brésil en mars sous la bannière de la doctrine de la sécurité nationale ; le coup d’État au Chili du septembre permit la mise sur pied du projet néolibéral dirigé par des entrepreneurs, des hommes d’affaires, des politiciens et des militaires. Selon le sociologue chilien Tomás Moulian, la restructuration économique s’est réalisée sur la base de six mesures : une accélération de la privatisation de l’économie ; la structuration d’un secteur financier plus moderne ; une ouverture vers l’extérieur par le biais de la baisse du droit de douane ; l’ouverture des investissements étrangers ; une politique de diversification des exportations ; une politique industrielle « négative », c’est-à-dire une baisse des niveaux de concurrence face aux produits manufacIl est intéressant d’observer que Ernst Bloch avait déjà compris la puissance du halo publicitaire. Ainsi écrivit-il : « Toutefois la marchandise ne peut se passer de l’étiquette qui la vante. Qui la pare des attraits nécessaires au défi de la concurrence, car elle ne pourrait lui faire face à elle seule dans sa vitrine. Le dessin et la parole, tout ce bruit autour de l’article, c’est la publicité. C’est elle qui change l’homme en ce qu’il y a de plus sacré après la propriété : en client » (Bloch, 1976 : 410). 61
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62 Les thèses fanoniennes sont reprises dans les études postcoloniales. Voir Mbembe (2000 ; 2010), Bhabha (2007 : 85-120 et 223-266) et Chakrabarty (2009 : 34). En France, Matthieu Renault (2011 : 69) a analysé sous un angle nouveau la question du non-être et de l’expérience ontologique dans la perspective fanonienne. Selon lui, penser l’être noir colonisé exige une désontologisation.
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turés à l’étranger. Le grémialisme ou mouvement grémialiste fondé par Jaime Guzmán fut l’un des instigateurs non seulement du coup d’État mais aussi de l’application sanglante de la doctrine néolibérale (Moulian, 1997 : 204 ; Gazmuri et Martínez, 2000 : 119121). À ce sujet, des théologiens, s’appuyant sur les recherches de Naomi Klein (2008), affirment que les méthodes des chocs (psychologiques, sociaux, économiques ou écologiques) vont de pair avec des justifications idéologiques. Les recettes économiques du projet néolibéral proposées par l’École de Chicago, telles que la disparition progressive du secteur public au profit du privé, la promotion de l’économie de marché et la diminution du budget social, furent fortement soutenues par un discours quasi religieux. Comme l’avait déjà observé Franz Hinkelammert (2002), le cadre catégoriel de la pensée néolibérale est utopique (au sens d’une utopie abstraite), ce qui entraîne le postulat selon lequel l’équilibre parfait, la main invisible, la concurrence parfaite ne sont que des concepts transcendantaux. Selon Hinkelammert, toutes les sociétés produisent des illusions transcendantales, qui jouent le rôle de boussoles voire de paradis perdus. Certes, les concepts transcendantaux sont incontournables pour mieux comprendre la réalité et l’action, mais, en même temps, ils sont impossibles à concrétiser dans l’histoire ; autrement dit, ces concepts transcendantaux sont théoriquement indispensables mais ils ne sont pas factuels. Lorsque l’illusion transcendantale s’établit comme « Vérité sacrée », défendue et prônée à travers des entéléchies irréfutables, et devient le fétiche par excellence, la logique sacrificielle se déclenche ; d) la critique de la colonialité. Le thème de la formation de la subjectivité dans un contexte postcolonial a attiré l’attention de certains théologiens de la libération. Ici, les réflexions élaborées par Frantz Fanon sont incontournables, car elles rendent compte de la répression non seulement au niveau matériel mais également symbolique dans l’imaginaire des nations de la périphérie. Cette réhabilitation des thèses fanoniennes s’avère indispensable 62. Rappelons que, pour Fanon (2007 : 52), la colonisation est
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un écheveau, un ensemble de forces en exercice. Bien évidemment, cet exercice est violent en soi : « Dans le contexte colonial il n’y a pas de conduite de vérité. Et le bien est tout simplement ce qui leur fait du mal ». En d’autres termes, Fanon observe la formation d’une subjectivité 63 conditionnée par des modèles coloniaux tels que la colonialité du pouvoir ou la colonialité du savoir. Fanon a bien identifié les « deux colonisations », celle des corps et celle des esprits, dans l’être en souffrance du colonisé (Renault, 2011 : 102). Dans leur projet de « déprovincialiser » les sciences sociales européennes, des philosophes, des sociologues, des anthropologues réunis dans le programme de recherche Modernité/Colonialité, comme Enrique Dussel, Walter Mignolo, Aníbal Quijano, Santiago Castro-Gómez, Ramón Grosfoguel, Edgardo Lander, Fernando Coronil et Eduardo Restrepo, présentent la modernité comme un processus extra-européen. Ils ont entrepris de réfléchir au concept de « colonialité du pouvoir » pour montrer le lien entre la modernité hégémonique et la Conquête de l’Amérique avec ses implications dans la domination sur la nature. Les travaux du projet Modernité/Colonialité sont méconnus en France. Pourtant, « contrairement aux études postcoloniales qui ont surtout pris racine dans les départements de littérature et qui s’attachent à déconstruire l’européocentrisme des discours, les études décoloniales articulent les analyses économiques, sociologiques et historiques avec des développements philosophiques » (Boidin, 2009 : 131-132). Comme Boidin (2009 : 133) le souligne, « le risque de déshistoricisation des théories lors de leur déracinement avec ce que le processus implique comme malentendus lors des replantations est grand.Toutefois il n’est pas soutenable de reléguer d’emblée tout un ensemble de réflexions en raison de leurs contextes sociohistoriques d’émergence ». C’est pour cela que nous devons analyser le concept de modernité au sein de la théologie et de la philosophie de la libération, afin de comprendre leur position par rapport à celle-ci. 63 « Le regard que le colonisé jette sur la ville du colon est un regard de luxure, un regard d’envie. Rêves de possession. Tous les modes de possession : s’asseoir à la table du colon, coucher dans le lit du colon, avec sa femme si possible. Le colonisé est un envieux. Le colon ne l’ignore pas qui, surprenant son regard à la dérive, constate amèrement mais toujours sur le qui-vive “Ils veulent prendre notre place”. C’est vrai, il n’y a pas un colonisé qui ne rêve au moins une fois par jour de s’installer à la place du colon » (Fanon, 2007 : 43).
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Le concept de colonialité du pouvoir a été proposé par Aníbal Quijano pour désigner la structure de domination et d’exploitation imposée depuis la Conquête de l’Amérique au XVIe siècle. Cette structure était fondée sur les notions de race, de travail et de genre, où les Indigènes et les esclaves noirs étaient au bas de la société. Selon Castro-Gómez, ce concept place au centre de l’analyse la dimension raciale de la biopolitique « en montrant que la domination qui garantit la reproduction incessante du capital dans les sociétés modernes passe nécessairement par l’occidentalisation de l’imaginaire » (cité d’après Pachon Soto, 2009 : 49). C’est ainsi que Enrique Dussel peut affirmer que l’ego conquiro est antérieur à la formation de l’ego cogito cartésien qui configure la subjectivité moderne depuis le XVIe siècle. L’ego conquiro comme pulsion de domination sur les autres peuples radicalement « distincts » est une borne historique et symbolique de l’imaginaire occidental. La colonialité du pouvoir fait référence à l’imbrication dynamique des phénomènes économiques et des processus socioculturels de racialisation et de sexisation dans les rapports de pouvoir et de savoir mis en place à l’époque moderne. D’une façon générale, nous pouvons identifier trois reconfigurations de la colonialité du pouvoir au cours des cinq siècles passés : d’abord la Conquête de l’Amérique, puis la construction des États-nations monopolisée par des élites créoles et certains groupes métissés, enfin l’hégémonie de l’Atlantique Nord après la Seconde Guerre mondiale. Cette dernière reconfiguration génère une nouvelle forme que le Colombien Juan Camilo Cajigas-Rotundo (2007) a appelée « biocolonialité du pouvoir ». En suivant les suggestions de Arturo Escobar, pour qui le projet de la modernité cache un caractère colonial, Cajigas-Rotundo propose de comprendre à la lumière du capitalisme postfordiste les nouvelles tendances de la colonialité du pouvoir présentes dans l’actuelle forme de production de la nature, entendant par là la manière dont la nature est transformée par le système de production et de reproduction capitaliste ou par la formation sociale hégémonique. Au début des années , la biotechnologie et l’ingénierie génétique ont inauguré l’époque postnaturelle avec la production et la modification d’organismes par les entreprises multinationales. Ces développements biotechnologiques ont eu un retentissement profond non seulement sur
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des économies locales, mais également sur la santé de la population mondiale. C’est aussi une des raisons qui permit l’appropriation illégale de la connaissance et des « savoir-faire » des populations autochtones en Amérique latine en général et au Brésil en particulier. En somme, à partir du XVIe siècle, nous assistons au développement d’une modernité hégémonique qui s’articule autour de la dynamique du système-monde colonial, dont le rapport asymétrique entre le centre et la périphérie a conditionné une structure globale de pouvoir. On peut évidemment reprocher un certain « essentialisme » ou un « manichéisme » à cette vision. Cependant, elle permet de comprendre non seulement les sources à partir desquelles se nourrit la théologie de la libération, comme la théorie de la dépendance ou le marxisme, mais également ses nouvelles inquiétudes théoriques et ses préoccupations politiques. La théologie de la libération et le mouvement social qu’elle inspire critiquent la modernité « réellement existante » en Amérique latine (le capitalisme dépendant) au nom de valeurs prémodernes et d’une modernité utopique (la société sans classes), à travers la médiation socio-analytique de la théorie marxiste, qui allie une critique de la première à la promesse de la seconde (Löwy, 1998 : 97).
Les théoriciens du projet Modernité/Colonialité apportent un éclairage nouveau sur le contexte postcolonial latino-américain. Dussel déclare : Dès le début, mon problème était de savoir comment penser depuis la colonie, comment penser depuis l’extériorité. Le thème de la modernité-colonialité a donc été pour moi l’origine de la philosophie de la libération. […] La philosophie de la libération part de la colonialité, c’est évident […]. Walter Mignolo m’invita il y a huit ans à Puebla. À cette époque, il donnait un cours sur la postcolonialité. Je n’avais jamais entendu ce mot. Il me dit : « Viens, je t’invite. » Je ne connaissais même pas Mignolo. Il souhaitait que je propose mes réflexions. Ils étaient une vingtaine, ils ont trouvé mon intervention intéressante mais ils ont tous pris ma thématique [pour] postcoloniale. Et j’ai été surpris de cette si grande coïncidence entre ma pensée et la leur. […] Nous l’ignorions, mais
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cette idée surgissait de tous côtés. Seulement maintenant, nous pouvons comprendre ce qui s’est passé. L’année avait digéré et mûri les événements de . La colonialité était alors logique pour la philosophie de la libération. Mais cet être colonial, il reste encore à l’étudier. Ne pas considérer, à l’heure actuelle, un être humain comme pleinement humain est une forme de schisme. Les pays sous-développés sont semihumains pour l’Europe – et même l’Espagne – et les USA. […] La colonialité est donc fondamentale. Chacun l’appréhende de différentes façons mais nous sommes tous d’accord qu’il est nécessaire de s’y intéresser (Hurtado López, 2009 : 44-45).
Cet intérêt pour les apports de la pensée décoloniale ouvre assurément de nouvelles pistes de recherche aux théologiens de la libération, car la conception de la modernité comme phénomène sociohistorique et culturel ne saurait être séparée d’un de ses éléments constitutifs, la colonialité, ni évidemment du capitalisme. Après cette considération sur la portée de la pensée décoloniale, Jung Mo Sung affirme que ce que je préfère dans la proposition de Aníbal Quijano – et des théoriciens postcoloniaux –, c’est le lien qu’il établit entre l’expansion du capitalisme et le racisme. En d’autres termes,
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En termes de noms les plus significatifs, je me réfère à Enrique Dussel, Walter Mignolo, Aníbal Quijano et Boaventura de Sousa Santos. À leurs yeux, le monde moderne fut bâti à cause du colonialisme suivi par l’Amérique latine, l’Asie et l’Afrique. En ce sens, la modernité est à vrai dire la modernitécolonialité.
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Jung Mo Sung est d’avis que la théologie de la libération a entamé, dans les années et , un dialogue avec la théorie de la dépendance et avec les sciences sociales d’inspiration marxiste. Cependant, après les changements politiques et sociaux, dont l’abandon de la théorie de la dépendance de la part de certains groupes académiques, la crise du bloc socialiste, l’émergence des luttes sociales, notamment celles animées par les femmes et par les Indigènes, et la popularité de la pensée postmoderne sont des exemples indéniables, Sung (2008 a : 45-46) considère comme nécessaire de conjuguer les apports de la théorie postcoloniale et de la pensée critique marxiste :
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quand il souligne le fait que le racisme est inhérent au capitalisme du XVIe siècle : sans le racisme, il n’y aurait pas eu le fondement matériel, la main d’œuvre pour l’exploitation économique. Un discours raciste pseudo-scientifique était nécessaire. Pourquoi la race était-elle liée à l’esclavage (idée absente de la pensée de l’Empire romain) ? Parce que la culture chrétienne n’autorisait pas la réduction du frère à l’esclavage. Ainsi était-il postulé que « l’autre » n’était pas mon frère, il ne faisait donc pas partie de l’humanité. C’est pourquoi certains penseurs de la théorie postcoloniale essaient de relier le racisme et la domination capitaliste (Martínez Andrade, 2015 a : 57-58).
Néstor Míguez, Joerg Rieger et Jung Mo Sung ne partagent guère la thèse, défendue à l’excès par des auteurs comme Michael Hardt et Antonio Negri, de la fin de la transcendance avec l’émergence de l’Empire. Soutenir que la référence à la transcendance n’est plus présente dans la logique et dans le discours du pouvoir de l’Empire parce que la production biopolitique maîtrise l’ordre à l’intérieur des rapports de production revient, selon eux, à séparer radicalement la transcendance et l’immanence dans le social 64. S’appuyant sur les réflexions de Franz Hinkelammert, ils montrent qu’il n’existe pas de société qui ne soit pas porteuse de références à la transcendance. La question qui s’impose aujourd’hui est de savoir quels sont les éléments qui configurent la « transcendance » de l’esprit de l’Empire. Pour y répondre, ils affirment que la sécurité, la liberté et le libre marché configurent cette « transcendance ». Comme nous le savons tous, le coup d’État au Chili en fut justifié par le discours de la doctrine de la sécurité nationale. Issue de la guerre froide, cette doctrine meurtrière a été systématiquement perfectionnée par les juntes militaires. La droite latino-américaine et les États-Unis ont fait flèche de tout bois non seulement pour instaurer le système néolibéral, mais également pour créer un bouc émissaire 65 : la menace communiste. 64 « Ce que les théories du pouvoir de la modernité ont été forcées de considérer comme transcendant, c’est-à-dire extérieur aux relations productrices et sociales, est ici formé à l’intérieur, immanent à ces mêmes relations. La médiation est absorbée dans la machine de production. La synthèse politique de l’espace social est fixée dans l’espace de communication » (Hardt et Negri, 2004 : 59). 65 Afin de mieux comprendre et de tenter de définir le phénomène des lynchages, René Girard recourt à l’idée biblique de « bouc émissaire » qui, dans le monde
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66 Il est intéressant de noter que la menace communiste n’est plus à l’ordre du jour et qu’elle a laissé place à la menace musulmane. Après le 11 septembre 2001, les mesures contre certains groupes se sont durcies. Voir à ce sujet Bazian (2008) et Noor (2008). Pour Walter Mignolo (2008 : 143), le rôle de l’islamophobie, comme vecteur du conflit néocolonial, contribue à la « résurgence des peurs raciales, afin de générer la haine raciale parmi les secteurs de la population (la société civile) dont l’Empire a besoin comme une zone tampon ». Giorgio Agamben (2003 : 12-13 et 29) note que « la signification immédiatement biopolitique de l’état d’exception comme structure originale où le droit inclut en soi le vivant à travers sa propre suspension apparaît clairement dans le military order édicté par le président des États-Unis le 13 novembre 2001 qui autorise l’indefinite detention et le procès devant des military commissions (à ne pas confondre avec les tribunaux militaires prévus par le droit de la guerre) des non-citoyens suspectés d’être impliqués dans des activités terroristes. » Avec l’USA Patriot Act voté le 2 octobre 2001 il est possible de détenir un individu si l’on juge que la sécurité nationale d’un pays est menacée. Les réflexions du philosophe italien sur la dimension biopolitique de la modernité, où la vie naturelle de l’être humain est prise dans les mécanismes et les manigances du pouvoir, sont fondamentales pour comprendre les dispositifs qui propagent « le paradigme de la sécurité comme technique normale de gouvernement ». L’état d’exception présente un moment de rupture de la norme, où la force de la loi agit en suspendant l’application de cette loi.
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moderne, a perdu son caractère rituel. « Le sacrifice unanime du bouc émissaire transfère efficacement sur la victime toutes les tensions et l’agressivité sociale qui divisent les persécuteurs, leur offrant ainsi une réconciliation authentique » (Girard et Vattimo, 2009 : 133). Pour sa part, Tomás Moulian (1997 : 175) affirme que la dictature chilienne, au nom du christianisme, identifia la lutte contre le marxisme comme un combat pour le Christ et pour la civilisation occidentale chrétienne.
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Comme l’a bien observé Hinkelammert, il y a donc deux septembre. Celui de où, sous la bannière de la sécurité nationale, la stratégie du choc a été appliquée, et celui de , où le terrorisme d’État, justifié par la menace terroriste, est devenu un élément essentiel de la mondialisation (Solano, 2007 : 63) 66. C’est ainsi que depuis la sécurité est désormais une question géopolitique, voire militaire. Ces théologiens n’ont pas tort d’identifier la notion de liberté, défendue avec acharnement par les idéologues de l’Empire, avec celle du libre marché. Même les interventions militaires, écriventils, sont faites au nom de la liberté afin d’ouvrir des brèches pour l’économie libérale. De ce fait, le capitalisme en tant que marché totalement libre devient une illusion transcendantale, car un marché parfaitement libre est empiriquement impossible. Il y a donc, dans leur critique, une dénonciation des structures théologiques et discursives qui façonnent l’Empire. Face à la montée du néolibéralisme à visage colonial, ces théologiens essaient de dévoiler les structures tant économiques et
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politiques que culturelles et religieuses de l’Empire. On sera libre de ne pas partager leur avis, mais leur interprétation du nouvel esprit de l’Empire s’avère d’une richesse inouïe, car elle rend compte de la façon dont les illusions transcendantales participent au discours de la mondialisation. Privatisation du pouvoir public et exacerbation des forces répressives vont de pair dans le processus néocolonial que traverse l’Amérique latine. Les ajustements structurels, propres au modèle néolibéral, ont causé des ravages dans l’économie des pays périphériques. Cela a laissé place à une nouvelle logique néocoloniale où non seulement les formes de précarité dans le travail se sont aggravées, mais où cette dynamique prédatrice a également laissé des traces sur l’environnement. Le néolibéralisme implique une absence de l’État en matière de sécurité sociale et un durcissement en matière de présence dans le champ punitif. Cet abandon de la part de l’État de sa responsabilité sociale a poussé des milliers de personnes à migrer. Le migrant, avant tout celui qui, depuis l’Amérique centrale, veut se rendre aux États-Unis, sera pris dans les filets des autorités et des cartels mexicains pour devenir un immolé du système 67.
67 En août 2010, une fosse commune fut découverte dans le rancho de San Fernando dans l’État de Tamaulipas (Mexique). Soixante-douze cadavres furent découverts, tous des migrants. Selon la Commission des droits de l’Homme, les cartels ont séquestré 9 758 migrants entre septembre 2008 et février 2009. D’autres sources parlent de 20 000 victimes. En six mois, environ 10 000 personnes ont disparu, ce qui représente un gain de 25 millions de dollars (Ramírez Vuelvas, 2011). L’une des conséquences de la « marche logique » de l’histoire universelle et abstraite – déjà dénoncée par Max Horkheimer – est la souffrance des migrants centro-américains, qui durant leur passage sur le territoire mexicain sont victimes d’abus et d’exactions de la part des narcotrafiquants et des autorités locales et fédérales. Ironie de l’histoire, le train des migrants qui va de Tenosique dans l’État du Tabasco à Coatzacoalcos dans l’État de Veracruz est connu comme « La Bête », figure de la démonologie, pour désigner la locomotive qui parcourt cette route des plus dangereuses qu’empruntent les sans-papiers pour aller vers leur destin, où « si fort est le vent / qu’il provoque le progrès de la rouille / sur les longs rails, / qui traversent l’oxyde… / […] si lente est la nuit mexicaine… / sous la lune inquiète ». Et maintenant, comme l’explique le poème « La Bête » de Daniel Rodríguez Moya, elle continue sa marche, « “La Bête” est passée, en chemin vers la frontière. / Avance vers le nord / le vieux grondement d’un train de marchandises ». Le prêtre Alejandro Solalinde, fondateur de l’auberge « Frères sur le chemin », compare le calvaire vécu par les migrants avec l’holocauste subi par les juifs européens durant le « minuit dans le siècle ». La solidarité, le soutien et la responsabilité dont ce prêtre de l’« Église des pauvres » a fait montre lui ont valu des menaces de mort.
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LA POSTMODERNITÉ
NOUVEAU CONTE XTE…
• P O STM O D E R N I T É
68 Vers la fin de l’année 1976, on dénombrait 17 000 prisonniers politiques et 650 assassinats. La liste de prêtres torturés, disparus ou assassinés s’était allongée (Dussel, 1992 a : 432).
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le « pauvre », comme celui qui ne jouit pas du fruit de son travail, est dans le système la manifestation du péché. Le péché, qui est domination de l’autre, se révèle quand il y a quelques pauvres. Le pauvre, c’est l’autre dépouillé de son extériorité, de sa dignité, de ses droits, de sa liberté, et transformé en instrument pour les buts que se propose le dominateur, le seigneur : l’Idole, le Fétiche. Il est évident que tout cet exposé est facilement applicable à la réalité sociale des classes exploitées, des pays dominés, des sexes violés, etc., mais cette « application » détruit à partir de leurs bases l’articulation des théologies morales en vigueur en Europe et en Amérique du Nord, et pose, dès le commencement, des problèmes qu’on ne peut « commodément » reléguer en appendice de la théologie éthico-sociale, mais qui (comme il s’agit de la constitution même, de l’a priori même de la subjectivité théologisante – comme théorie – et de la subjectivité chrétienne – pratiquement) sont les questions premières de toute la théologie (comme théologie fondamentale). La question : « Est-il possible de croire ? » est à faire précéder de celle-ci : « Quelles sont les conditions pratico-historiques de cette question ? » Si je la pose à partir de la « classe pharaonique » en Égypte, ce n’est pas la même chose que si je la pose à partir des « esclaves ». À
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Les années n’ont pas seulement été le cadre sociohistorique de la proposition théorique et esthétique du postmodernisme, mais également celui de la métamorphose du capitalisme en une version néolibérale. L’époque des dictatures latino-américaines constitua un moment particulier dans la poursuite de la logique d’accumulation capitaliste. Ses expressions les plus brutales en furent la dictature chilienne, au sein de laquelle le système néolibéral fit son apparition dans le champ sociopolitique, et la dictature argentine menée par le général Jorge Rafael Videla 68. La « dette odieuse » et le « péché structurel » sont deux exemples du lien établi entre l’économie et la politique néocoloniale. Pour Enrique Dussel (1984 : 99),
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partir d’où est-ce que je pose maintenant ma première question dans la théologie fondamentale ? Ce « à partir d’où » historicosocial est maintenant le premier chapitre de toute la théologie.
Durant cette décennie, ce furent principalement des esthètes et des architectes qui proposèrent le terme de « postmodernité » 69 pour se référer au « nouvel esprit de l’époque ». Ultérieurement, le terme est devenu monnaie courante dans les domaines de la philosophie, de la sociologie et de l’histoire. Il fut régulièrement accompagné d’expressions telles que « village global », « société postindustrielle », « temps liquides » ou « ère du vide ». Le philosophe Jean-François Lyotard considérait comme un des traits de la condition postmoderne l’incrédulité envers les métarécits, à savoir les schémas narratifs totalisants et globaux qui visent à expliquer l’intégralité de l’histoire humaine. Parmi ces métarécits, nous trouvons celui de l’émancipation 70. Certes, la critique postmoderne des structures figées, pétrifiées, glacées voire vétustes n’est pas négligeable, mais, paradoxalement, elle a été récupérée par le capitalisme 71. Selon Gianni Vattimo (1987), même si le nihilisme et l’ontologie herméneutique – inaugurée en par Hans-Georg Gadamer – ont posé les premiers jalons de la postmodernité dans la philosophie, c’est avec la déclaration nietzschéenne « Dieu est mort » (Nietzsche, 1982 : 149, aphorisme 125) que la postmodernité est née. La 69 Déjà à la veille des années 1980, dans son « Rapport sur les problèmes du savoir dans les sociétés industrielles les plus développées », commandé par le gouvernement du Québec, puis publié sous le titre La condition postmoderne, JeanFrançois Lyotard (1979) tentait d’analyser le changement de statut du savoir en même temps que les sociétés entraient dans l’âge dit postindustriel et les cultures dans l’âge dit postmoderne. 70 Aux yeux de Daniel Singer (2004 : 313), le problème chez les postmodernes est qu’ils ne se limitent pas au contenu dans leurs attaques contre les « grandes narrations ». Ils rejettent « l’idée même d’une alternative cohérente et totale ». « Totale » est ici synonyme de « totalitaire ». Cette position est dangereuse, car elle sert les intérêts de l’establishment. 71 Les suggestions de Boltanski et Chiapello (1999) éclairent la dynamique par laquelle le capitalisme se réinvente périodiquement dans des moments de rupture historique, de sorte que toutes les critiques à son encontre prennent progressivement un nouveau sens et sont, en conséquence, intégrées. De son côté, Daniel Bensaïd (2011 : 32) a mis en lumière la contre-offensive libérale exprimée dans le rapport entre le changement de contexte politique et les énoncés théoriques des années 1970 et 1980. Parmi les livres cités par Bensaïd figurent La condition postmoderne de Jean-François Lyotard et La pensée faible, ouvrage collectif édité par Gianni Vattimo et Pier Aldo Rovatti.
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• P O STM O D E R N I T É
notion de vérité n’existe ni plus ni moins que son fondement. Dès lors, la consigne nietzschéenne « il n’y a pas de faits, rien que des interprétations » devient la devise postmoderne par excellence. Toutefois, Enrique Dussel (2002 : 39) réagit avec véhémence et rétorque que cette consigne obnubile la pensée européenne, parce qu’elle ne part pas du point de vue des victimes. Parmi les formes de violence que Vattimo (Nietzsche ou Heidegger) attribue à la raison stratégique et instrumentale moderne ne figure pas celle qui annihile et asservit les cultures non européennes de la planète, les réduisant à devenir un monde colonial, dominé et exclu de l’humanité. Dans la réflexion de Vattimo (1987), la postmodernité rompt avec la vision linéaire de l’histoire. C’est ainsi qu’il propose la notion d’ontologie faible : l’ouverture de la vérité est une annonce, non comme une structure stable mais plutôt comme un événement. Dans cette optique, il distingue entre pensée forte et pensée faible : la première est le produit des métaphysiques de l’Aufklärung et raconte un récit unique, tandis que la seconde est l’exercice d’une herméneutique émancipatrice. Certes, la critique postmoderne a mis le doigt sur le rôle dominant de la raison, y compris sur son aspect destructeur ; cependant, en se distanciant du projet émancipateur, elle semble tout rejeter sans séparer le positif du négatif. Cette méfiance exacerbée envers le métarécit émancipateur s’accomplit dans l’anything goes. Dans son ouvrage A voz do arco-íris (« La voix de l’arc-en-ciel »), Leonardo Boff (2000 d : 25) affirme que la proposition postmoderne est le résultat de la modernité bourgeoise, c’est-à-dire « le dernier et le plus subtil des travestissements de la culture capitaliste et de son idéologie consommatrice ». La légèreté des jugements postmodernes tente de stériliser les demandes populaires, les exigences de libération et le changement social. C’est pour cette raison que la postmodernité et la culture New Age doivent être dénoncées comme étant des piliers du logos hégémonique. Il faut toutefois souligner que le bilan sur la postmodernité ne fait pas l’unanimité parmi les théologiens de la libération. Par exemple, dans leur Introducción a la teología, João Batista Libanio et Alfonso Murad (2009 : 28-29 et 31) laissent entendre que la défaite des grands récits a provoqué l’effondrement des échafaudages solides de la pensée en général et de la théologie en particulier. Il en résulte que la « pensée forte » laisse place à la
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« pensée faible ». C’est dans la critique postmoderne que les limites et les dangers de la logique positiviste sont remis en question. Dans cette perspective, François Houtart (1996) insiste sur le côté positif de la critique postmoderne, dont la reconnaissance de l’affectif par rapport au rationnel ou de la pensée analogique face à la pensée analytique témoigne d’une préférence pour la micro-dimension ainsi que de l’attention particulière portée à l’expérience des individus et à la valorisation des différences. Même si Houtart reconnaît le lien entre la postmodernité et le « tournant » du capitalisme, il semble convaincu de la pertinence de la critique postmoderne. À l’époque de l’Empire, Néstor Míguez, Joerg Rieger et Jung Mo Sung (2012 : 81 et 85) tiennent à dire que la pluralité et le multiculturalisme chers à la postmodernité ne refoulent pas l’ethos du capitalisme. En effet, la différence outrageusement célébrée par l’establishment et le strident verbiage libéral servent à configurer la pensée unique 72. À ce stade, en suivant les pistes de recherche proposées par le projet Modernité/Colonialité, nous pensons que si la colonialité comme « face cachée » de la modernité va de pair avec le capitalisme, nous devons concevoir la « postcolonialité » comme étant la partie constituante et non reconnue de la postmodernité. Le postcolonialisme n’implique pas la disparition des vieux modèles de domination, mais leur reconfiguration formelle. Si la colonisation représentait les excès de l’accumulation primitive, la postcolonialité exprime quant à elle les symptômes les plus abjects de l’accumulation pour dépossession. En conséquence, les contradictions sont plus aiguës dans la périphérie du système. Dans la postmodernité, expression idéologique du capitalisme néolibéral à visage colonial, la logique destructrice des rapports sociaux objectivement existants est plus âpre. Sous les roues meurtrières du progrès périssent des cultures et des peuples. Dans le discours postmoderne, la capitulation devant le dogme néolibéral : « There is no alternative » prépare l’abattoir. Cette banalisation de la vie s’exprime également par le mépris de la nature.
La « pensée unique » est l’idéologie libérale du capitalisme, voir Fotopoulos (2002) et Singer (2004).
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Ce n’est pas un hasard si Leonardo Boff (2000 d : 29-30) précise que c’est à cause du relativisme total, du détachement avoué, de l’indifférence et de l’insensibilité pour le destin tragique de la grande majorité de l’humanité que la postmodernité ne peut pas offrir un véritable dépassement de la modernité « réellement existante ». Pis, elle glorifie son côté pathologique. LE CINQ CENTIÈME ANNIVERSAIRE DE LA « DÉCOUVERTE » DE L’AMÉRIQUE
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74 Nous sommes dans la ligne de Walter Benjamin qui emprunte à Henri Focillon l’idée selon laquelle « “faire date”, ce n’est pas intervenir passivement dans la chronologie, c’est brusquer le moment » (Löwy, 2001 : 122 ; 2005 e : 40-43).
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Le livre Dieu ou l’or des Indes occidentales 1492-1992 est une interprétation à contre-courant de la Conquista. Gutiérrez (1992 : 3) écrit : « Comme le dit José Carlos Mariátegui, “la Conquête, désastreuse, a cependant été un fait historique. La République, telle qu’elle existe, est un autre fait historique. Les spéculations abstraites de l’intelligence et les pures conceptions de l’esprit ne peuvent ni modifier ni supprimer la réalité des faits historiques. L’histoire du Pérou n’est qu’une parcelle de l’histoire humaine. En quatre siècles s’est formée une réalité nouvelle. Les alluvions de l’Occident l’ont engendrée. C’est une réalité fragile, mais c’est en tout cas une réalité. Il serait exagérément romanesque de vouloir aujourd’hui l’ignorer”. Pourtant, cela ne doit pas nous empêcher de voir – au contraire, cela devrait nous y inciter – la signification que revêt pour nous aujourd’hui l’interprétation des événements qui débutèrent dans la dernière décennie du XVe siècle ».
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La commémoration du cinquième centenaire de la « Découverte » de l’Amérique a eu un écho dans la théologie de la libération. En réalité, même avant , certains théologiens comme Gustavo Gutiérrez (1992) 73 et Leonardo Boff (1992b) avaient analysé les conséquences de la colonisation sur les populations indigènes et afroamérindiennes. À notre avis, pour penser le rapport de l’Autrefois avec le Maintenant dans les mouvements d’émancipation en Amérique latine, il faut étudier la signification de la célébration du cinq centième anniversaire de la « Découverte » de ce continent. Le débat autour de cette célébration, très variable selon les secteurs de la société, a permis de prendre conscience des effets de la conquête, de la colonisation et de l’évangélisation sur les Indigènes. Même l’Église latino-américaine s’est penchée sur la question : un courant conservateur, soutenu par la curie romaine, s’est prononcé en faveur de la célébration de la Conquista, tandis qu’une aile critique, proche de la théologie de la libération, a suggéré de « faire date » 74, et de commémorer l’esclavage et les rébellions contre la colonisation.
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En déjà, la deuxième Consultation œcuménique de la pastorale indigène (Consulta Ecuménica de Pastoral Indígena) avait publié un « Manifeste des peuples indigènes » signé par les représentants de trente nations indigènes dans treize pays latinoaméricains. Connu sous le nom de Manifeste de Quito, ce texte a bénéficié du soutien du Conseil indigéniste missionnaire (Conselho Indigenista Missionário), instance catholique, et du Conseil latino-américain des Églises (Consejo Latinoamericano des Iglesias), organe protestant. Ce document, observe Löwy (1998 : 190-193), rejette absolument les célébrations triomphalistes et pompeuses, et conteste – au sens benjaminien – la vision officielle des vainqueurs. Dans une déclaration du octobre , la Commission pour l’étude de l’histoire de l’Église en Amérique latine (Comisión para el Estudio de la Historia de la Iglesia en América Latina) marque, quant à elle, ses distances avec le christianisme des conquistadores : « Les envahisseurs, pour légitimer leur arrogante prétention à la supériorité dans ce monde, se servirent du Dieu chrétien, en faisant de lui un symbole du pouvoir et d’oppression… Ce fut là, estimons-nous, l’idolâtrie de l’Occident ». Dans le même ordre d’idées, note Löwy, la conférence de Saint-Domingue () fut le lieu d’une véritable « guerre des dieux », car c’est là que ces deux secteurs de l’Église confrontèrent leurs avis à propos de l’évangélisation. Löwy en cite les principaux épisodes : a) l’Église brésilienne adopta une résolution, dans laquelle elle concéda les « nombreuses erreurs » commises durant l’évangélisation de l’Amérique latine, et demanda pardon aux populations indigènes et noires du continent ; b) au cours de la conférence de SaintDomingue, trente-trois évêques brésiliens proposèrent une liturgie de pénitence demandant solennellement pardon aux Indiens et aux Afro-Américains, mais le président de la conférence écarta la proposition ; c) menée par le cardinal Ángel Suquía Goicoechea de Madrid, la commission historique rédigea un document dans lequel la « première évangélisation » fut célébrée en prenant soin de ne pas évoquer Bartolomé de las Casas ; d) une écrasante majorité de la conférence l’ayant jugé insuffisant, le chapitre historique fut refusé ; e) la commission historique élabora une section plus courte qui faisait état des souffrances et de l’oppression des populations indigènes, sans toutefois critiquer le comportement de l’Église pendant la
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Conquête ; f) lors d’une audience à Rome le octobre , le pape demanda pardon aux Indiens et aux esclaves africains pour les injustices commises ; g) une brève allusion à l’audience pontificale fut ajoutée au document final de la conférence de SaintDomingue. Nous pouvons identifier dans le Manifeste de Quito le travail accompli par Mgr Leonidas Proaño. En suivant l’esprit du concile de Vatican II, cet « évêque des Indiens » s’engagea en faveur des luttes agraires des communautés indigènes de l’Équateur. À ce sujet, Marc Saint-Upéry (2007 : 200) note que
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Sympathisant de la révolution nicaraguayenne, Mgr Leonidas Proaño créa en un front de solidarité avec la cause sandiniste. Après la fondation de la Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur (Confederación de Nacionalidades Indígenas del Ecuador) en , il se consacra à la préparation de la célébration des « cinq cents ans de résistance indigène ». Mais il décéda le août des suites d’un cancer. Il n’est pas étonnant que les mouvements populaires aient manifesté un rejet total de cette célébration. À la fin des années et au début des années , grâce à la campagne continentale des cinq cents ans de la résistance indigène-noire et populaire, le Mouvement des Sans Terre a organisé une rencontre au Guatemala qui a abouti à la création de la Coordination latinoaméricaine des organisations paysannes (Coordinadora Latinoamericana de Organizaciones del Campo), un des piliers de ce qui deviendra La Via Campesina. Cette campagne fut décisive pour la reconfiguration des mouvements d’émancipation en Amérique latine.
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à la même époque que les Salésiens d’Amazonie, dans les hautes terres de la province de Chimborazo, la pastorale indigène menée par l’évêque de Riobamba Leonidas Proaño promeut en milieu indigène la lutte pour l’éducation, la justice sociale et contre la discrimination. Elle conquiert le respect des activistes socialistes, communistes ou guévaristes qui tentent eux aussi de leur côté d’organiser les paysans indiens, le plus souvent à la manière quelque peu directive et paternaliste d’une « avant-garde » urbaine éclairée.
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LA DIMENSION ÉCOLOGIQUE DANS LA THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION
Les rapports du Club de Rome 75 ont alerté le public sur le « mythe » de la croissance illimitée. C’est le rapport choc de qui brisa cette illusion. Analysant cinq tendances, assavoir l’industrialisation accélérée, la croissance rapide de la population, l’étendue de la malnutrition, l’épuisement des ressources naturelles non renouvelables et la dégradation de l’environnement, ce rapport met en garde contre les terrifiantes conséquences de la poursuite du même modèle de développement (Dumont, 1973 : 19 ; 1977 : 9-10). Quant à la position de l’Église, Olivier Landron, professeur d’histoire du christianisme contemporain à l’Université catholique de l’Ouest à Angers, considère dans son ouvrage sur Le catholicisme vert que les historiens du catholicisme contemporain n’ont pas suffisamment étudié les rapports entre l’Église et la nature, et ce pour deux raisons : d’une part, les relations entre Dieu et l’homme ont été privilégiées et, de l’autre, il existe une méfiance à l’égard du panthéisme (Landron, 2008 : 7). À partir des débats suscités par les conciles de Vatican I (-) et de Vatican II (-), on assiste à une recomposition de la théologie de la création et de ses différentes expressions. En France, la théologie de la création a été fortement marquée par le thomisme qui est à l’origine du peu d’intérêt pour les relations entre le Créateur et l’univers. L’œuvre du Jésuite Paul Beauchamp est significative du renouvellement de la pensée chrétienne par rapport à la nature et aux sciences humaines. Depuis les années émerge en francophonie une pléiade de théologiens qui centrent leur réflexion sur la nature. Dans l’espace protestant, ce sont les travaux du théologien luthérien de Strasbourg Gérard Siegwalt et du théologien réformé de Lausanne Pierre Gisel qui ont éveillé l’intérêt pour la théologie de la création et, dans le monde catholique, ceux de Pierre 75 Fondé en 1968 par Aurelio Peccei, industriel et ancien résistant italien, et par une vingtaine de personnalités du monde académique et politique, le Club de Rome a pour but de comprendre l’interdépendance des mécanismes mondiaux et de proposer des vues globales sur les questions importantes de la planète. Son premier rapport, en 1972, a pour titre en français Halte à la croissance ? En 1974, le deuxième rapport s’intitule Stratégie pour demain. Le rapport de 1976 souligne l’urgence de construire un nouvel ordre économique.
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Ganne, René Coste, Jean-Michel Maldamé, François Euvé, Jacques Arnould et d’Adolphe Gesché. De plus, la publication en de la traduction française de l’ouvrage du théologien réformé allemand Jürgen Moltmann, Dieu dans la création, a marqué un jalon dans la prise en considération de la crise écologique dans le milieu théologique, tandis que des théologiens catholiques allemands et belges ont eu un fort retentissement sur la liturgie cosmique. Par ailleurs, la figure de Pierre Teilhard de Chardin occupe une place importante dans la pensée contemporaine, car ses apports en matière de théologie (christogénèse), philosophie (holisme) et science (paléontologie) sont majeurs (Landron, 2008 : 19-27). Notons que Leonardo Boff intègre le concept de noosphère dans sa critique anti-hégémonique, dans sa mise en cause d’un système capitaliste qui corrompt la nature. En Amérique latine, l’essor des mouvements écologiques coïncidet-il aussi avec la mouvance postmoderne ? Pour répondre, nous mobilisons l’idée d’« écologisme des pauvres » développée par Joan Martínez Alier (2014). Elle permet de montrer que les luttes sociopolitiques des communautés (paysannes ou indigènes) du Tiers Monde qui combattent la dynamique destructrice du paradigme du développement hégémonique étaient écologiques avant l’heure. Depuis la Conquista et la colonisation, la lutte pour l’accès à la terre est une revendication qui demeure irrésolue en Amérique latine. Cette lutte ne se limite pas seulement à la possession de la terre, elle envisage aussi un autre rapport avec elle. En ce sens, l’« écologisme des pauvres » témoigne d’un désir, d’un instinct, voire d’un élan pour la survie de toute une communauté. Contrairement à une écologie dépolitisée, l’« écologisme des pauvres » se comprend comme un mouvement contre-hégémonique pour la justice sociale, économique et environnementale. Par conséquent, même si les luttes écologiques en Amérique latine ne s’assument pas en tant que telles, elles possèdent toutes une dimension écologique contre-hégémonique. En ce qui concerne le processus d’occupation massive de l’Amazonie lancé par les gouvernements militaires, dont l’objectif était la spoliation des ressources naturelles au détriment des populations indigènes, les évêques du Nordeste publièrent le mai un document intitulé « Eu ouvi os clamores do meu
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povo » (« J’ai entendu les clameurs de mon peuple »), texte prophétique qui, faisant écho à Exode ,, dénonçait la pauvreté, la faim et l’oppression – cette dernière étant cachée sous le discours du développementisme. Cet engagement coûta la vie aux prêtres Rodolfo Lunkenbein et João Bosco Burnier, tous deux assassinés en . De fait, ce document qui a quarante ans est toujours actuel. Il souligne que les effrayantes conditions de vie des paysans sont liées à la dynamique des intérêts des classes dominantes, nationales aussi bien qu’internationales. Parmi les évêques du Nordeste qui rédigèrent ce document figurent Mgr Dom Hélder Câmara, Mgr Dom José Lamartine Soares et Mgr Dom José Maria Pires 76. Fondée en juin , la Commission pastorale de la Terre au Brésil s’est focalisée sur la problématique de la répartition de la terre. Dès sa naissance, elle s’est ralliée aux travailleurs ruraux, non seulement en dénonçant les assassinats et la répression subie par les militants du monde rural, mais aussi en exigeant une réforme agraire 77. En ce qui concerne le christianisme de la libération, Mgr Tomás Balduino et Mgr Dom Pedro Casaldáliga sont des figures emblématiques de la lutte pour la réforme agraire (Stedile et Mançano, 2005). Déjà en , Dom Pedro Casaldáliga publiait une lettre pastorale intitulée « Uma Igreja da Amazônia em conflito com o latifúndio e a marginalização social » (« Une Église en Amazonie en conflit avec le latifundium et la marginalisation sociale »), qui abordait la question de la logique perverse du capital. Ce document est devenu un épisode marquant non seulement dans l’histoire de l’Église, mais aussi dans l’histoire sociale et politique brésilienne. Ivo Poletto (1997 : 65), conseiller Né à Córregos dans l’État de Minas Gerais en 1919, cet évêque a fondé le 21 avril 1976 le premier Centre de défense des droits de l’Homme en Amérique latine. Conscient de la situation de la population noire au Brésil et fier de sa propre négritude, il a prononcé lors de la « messe des Quilombos » à Recife le 22 novembre 1981 une homélie dans laquelle la mémoire de Zumbi dos Palmares, leader des esclaves insurgés lors des révoltes du XVIIe siècle, a été honorée. Figure prophétique, Dom José Maria Pires a toujours déclaré que les luttes des paysans, des syndicalistes et des Noirs ne doivent pas être séparées. La pensée décoloniale dénonce l’absence de la « question noire » dans la théologie de la libération (Passos, 2011). À notre avis, le cas de Dom José Maria Pires invalide cette critique. 76
77 Pour l’historien et philosophe Mohammed Taleb (2014 : 58), « la CPT ne vise nullement à développer une démarche de simple charité à l’égard des plus pauvres. Son projet est ailleurs : il s’agit de renforcer leur conscience sociale, singulièrement celle des paysans sans terre ».
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Marcelo Barros affirme aussi que le capitalisme ne maintient pas de rapport respectueux avec la nature. La dynamique inhérente au mouvement de valorisation du capital transforme la terre en marchandise, c’est-à-dire en objet qui peut être acheté ou vendu. Revalorisant le style agraire et festif de la liturgie, la pastorale de la Terre canalise les sentiments de la population rurale. La libération des opprimés du monde rural et la libération de la terre vont de pair. La lutte contre la déforestation, contre la précarisation et les conditions inhumaines de travail, contre l’expulsion des agriculteurs de leurs lopins de terre et contre la destruction de la Terre est la principale préoccupation de la CPT . Même si dans les années la CPT n’affichait pas de prétention écologique, cet engagement n’en était pas moins présent. Notons encore une fois la convergence entre l’écologisme des pauvres et le christianisme de la libération.
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La Pachamama, en tant que représentation symbolique de Dieu, n’est pas idolâtrie, car elle ne sert pas à dominer les pauvres. Elle n’est qu’une médiation du Dieu de la vie. Les fruits de la Terre sont conçus comme le visage de Dieu. Quand on vénère la Terre on vénère Dieu. La Pachamama est en faveur des pauvres, protectrice des faibles. Elle est la mère qui nourrit les hommes (Barros et Caravias, 1988 : 81 et 84).
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au secrétariat national de la CPT , a défini la pratique de la commission : être du côté des déshérités de la terre, de ceux qui souffrent des différentes situations d’exclusion sociale ; vivre avec ces déshérités ; lutter avec ces déshérités. En s’opposant à la déforestation de l’Amazonie, la CPT s’est retrouvée dans la ligne de l’écologisme des pauvres. Face à la dictature militaire mais aussi durant les mandats du Parti des travailleurs (Lula da Silva et Dilma Rousseff), la CPT s’est mobilisée pour la défense des opprimés ; elle n’a pas hésité à dénoncer l’alliance établie entre les gouvernements du Parti des travailleurs et l’agrobusiness. Ce n’est pas un hasard si l’un des compagnons de route de la CPT, le moine bénédictin Marcelo Barros, a développé une théologie de la Terre dans laquelle la Terre est considérée comme un lieu de vie, une totalité anthropologique, sociopolitique et religieuse. Tant les cosmogonies des communautés indigènes que la sensibilité des paysans sont mises en valeur, car chacune à sa manière respecte les cycles naturels de la Terre.
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La « théologie de la houe » présentée par le prêtre belge Joseph Comblin est une autre expression de la théologie de la libération qui part du monde rural. Ayant proposé dans les années une théologie de la révolution, Comblin (1970 ; 1974) rompt, selon Eduardo Hoornaert, avec une tradition pédagogique de seize siècles et se réclame de la pédagogie chrétienne d’avant le IVe siècle. Davantage pédagogie que théologie, la « théologie de la houe » revivifie la catéchèse et l’enseignement oral à partir de la religiosité populaire. Inspiré des idées de Joseph Cardijn et Paulo Freire, le théologien belge développe un projet où la réciprocité pédagogique est un préalable à l’expérience religieuse, à l’évangélisation et aux relations interpersonnelles au sein de l’Église. La « théologie de la houe » est une métaphore qui renvoie à la vision du monde des agriculteurs dans le Nord-Est du Brésil. Ceux-ci n’utilisent pas de charrue, ils travaillent la terre en l’ouvrant avec une sorte de sarcloir, puis ils sèment ou plantent (Hoornaert, 2014 : 99). La « théologie de la houe » possède une dimension écologique, même si celle-ci n’est pas explicitée, dans la mesure où elle vise à établir un rapport harmonieux avec la nature. La vision du monde des paysans, où le sens de la communauté est central, s’inscrit en faux contre la formation sociale hégémonique : la modernité-colonialité « réellement existante ». Dans les années , certaines théologiennes comme Rosemary Radford Ruether ont articulé la lutte contre le sexisme avec la question écologique. Elles ont fermement dénoncé les catégories androcentrées du discours théologique, qui sert non seulement à maintenir les femmes dans une position marginale au sein des structures de pouvoir de l’Église, mais aussi à renforcer le patriarcat (Tamayo Acosta, 2004 : 85-111 ; Carbonell, 2014) 78. Même si les théologies féministes partagent entre elles certains points communs (critique des structures patriarcales, de l’androcentrisme et de la domination du corps des femmes), elles ne présentent toutefois pas de discours homogène 79. 78 Parmi les contributions de la revue Concilium à la théologie féministe, voir notamment le numéro 202 : « Les femmes invisibles dans la théologie et dans l’Église » (1985) et le numéro 263 : « Les théologies féministes dans un contexte mondial » (1996). 79 En articulant la théorie queer avec la théologie de la libération, Marcella Althaus-Reid (2000) a cherché à combler le fossé entre le discours asexué sur les pauvres et les nouvelles identités sexuelles, afin de subvertir les modèles hétérosexuels utilisés par les théologiens comme par les théologiennes. C’est pourquoi
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81 Gebara (2000a : 100-102) se fonde sur L’idolâtrie du marché de Assmann et Hinkelammert (1993) pour critiquer la religion du marché.
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80 Gebara (1999) parle de la « zôè-diversité » de Dieu pour qualifier la diversité des discours sur Dieu. Dans cette perspective, le respect des écosystèmes devient un préalable éthique.
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elle appelle de ses vœux une « théologie indécente ». Voir Martínez Andrade (2011a ; 2015b : 178-182).
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La religion patriarcale a durant longtemps maintenu les pauvres et les peuples dans un espoir venant d’en haut. S’il est vrai que l’être humain peut « faire venir quelque chose d’en haut », par le moyen de son imagination créatrice, il est fondamentalement un être de la terre, un être du présent, un être d’espérance, une espérance qui commence ici dans les limites de notre quotidien. Le défi d’aimer à nouveau la terre, d’aimer les « terriens », de rendre toute existence digne, interpelle toutes les théologies au-delà de leurs structures dogmatiques et de leurs organisations de pouvoir. La théologie féministe de la libération en Amérique latine essaie d’accueillir ce défi et de le vivre dans les limites des conditions de notre histoire (Gebara, 2000b : 237).
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Influencée par les travaux de Rosemary Radford Ruether et de Dorothee Sölle, la théologienne brésilienne Ivone Gebara élabore, depuis les années , une théologie féministe aux allures libératrices. C’est justement en recourant à la médiation du genre qu’elle entend surmonter les dualismes épistémologiques de la théologie hégémonique, car, à ses yeux, la vision anthropologique dominante a légitimé la soumission des femmes. Gebara (1999) considère qu’il est nécessaire de dépasser les rapports hiérarchiques discriminatoires et injustes des sociétés et des Églises 80. Dans les années , elle a développé une théologie écoféministe dans laquelle les pauvres et la nature sont désignés comme les victimes du même système hégémonique. Dans son ouvrage sur les Intuiciones ecofeministas. Ensayo para repensar el conocimiento y la religión (« Intuitions écoféministes. Essai pour repenser la connaissance et la religion »), elle explique, à partir d’une perspective holistique, la façon dont les femmes et la nature se sont vues exploitées par un discours patriarcal et une logique moderne capitaliste 81. L’écoféminisme est une pensée et un mouvement social qui confrontent le système hiérarchique patriarcal en articulant l’exploitation de la nature et des femmes.
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Le projet théologique de Gebara signale bel et bien une convergence entre la théologie féministe de la libération et la préoccupation écologique, et même si nous ne partageons pas l’hétéronormativité de son discours – aucune référence n’est faite aux apports de la perspective LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres) –, sa critique du patriarcalisme est, à l’évidence, pertinente. Parue en , la Filosofía de la liberación de Enrique Dussel inaugure un nouveau chapitre de la pensée latino-américaine. Influencé par la philosophie d’Emmanuel Levinas et par la théorie de la dépendance, l’ouvrage pose les fondements de ce qui deviendra le « tournant décolonial ». En proposant une perspective radicale et « analectique » 82 de l’être (ontologique), de la poiesis, de la praxis et de la conception de la nature, Dussel élabore une nouvelle architectonique philosophique. Dans l’introduction, il affirme que la pauvreté qui touche une grande partie de l’humanité du « Sud global » et l’éventualité écologique de l’extinction de la vie constitueront les « deux problèmes centraux de la philosophie au XXI e siècle ». Dussel fait référence à une thématique chère à la théologie de la libération : le Dieu de la vie. Se préoccupant de la victime, que ce soit les pauvres ou la Terre spoliée, les libérationnistes s’engagent en faveur de la vie. Or la logique sacrificielle de la formation sociale hégémonique entraîne l’exclusion de l’immense majorité de l’humanité, qui se trouve dans un état de misère constante, en même temps qu’elle conduit à la dégradation de la planète. La pauvreté et l’écocide, les deux blessures de notre siècle, sont les effets d’un système nécrophile (Sung, 2000).
Le terme « analectique » se rapporte aux éléments qui se trouvent en dehors du système, c’est-à-dire au-delà de la totalité hégémonique, comme le pauper post festum, les peuples colonisés, le non-être de l’ontologie judéo-chrétienne (Dussel, 2001a). Dussel (1991 : 236) estime que « la méthode de l’éthique de la libération – comme moment de l’acte créateur de la liberté inconditionnée de Dieu et de l’acte rédempteur de la subsomption (subsumptio) dans le Christ de la chair (du système) en raison de l’irruption analectique du Verbe, moment de la négation du péché et de la construction du Royaume – est analectique. Ce n’est pas seulement une dialectique négative, mais une dialectique positive, où l’extériorité de l’autre (le Créateur, le Christ, le pauvre) est la condition pratique et positive du mouvement méthodique lui-même. Le pauvre, avec l’antériorité analectique de sa propre praxis libératrice, est donc pour cela le moment fondamental et premier. L’éthique vient après, mais dans l’affirmation en premier lieu de la priorité absolue du pauvre : cet homme pauvre en qui se révèle le Christ pauvre, en qui Dieu même se révèle comme interpellation et responsabilité absolue. » Voir aussi Dussel (1982). 82
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Pour Rosino Gibellini (1995), la thématique écologique est absente de la théologie de la libération. C’est avec la publication en de l’ouvrage Ecologia, mundialização, espiritualidade de Leonardo Boff que la réflexion éco-théologique est abordée du point de vue du Sud. En travaillant la question des rapports avec la nature de manière systématique selon différents axes théologiques – théologie de la création (Navarrete Cano, 2012), théologie trinitaire (Vázquez Carballo, 2008), théologie cosmocentrique (Tamayo Acosta, 1999 ; 2004), théologie théo-anthropo-cosmique (Baptista, 2011) –, Boff a développé sa propre éco-théologie de la libération. Encore que dès les années d’autres théologiens latinoaméricains aient analysé le rapport entre théologie et écologie. Collaborateur du Département œcuménique de recherche, Ingemar Hedström a initié la réflexion écologique dans la théologie de la libération. En , son ouvrage Somos parte de un gran equilibrio. La crisis ecológica en Centroamérica (« Nous faisons partie d’un grand équilibre. La crise écologique en Amérique centrale ») rend compte de la façon dont la dynamique du capital détruit les conditions de vie des pauvres, c’est-à-dire l’environnement (Hedström, 1993). En , dans ¿Volverán las golondrinas? La reintegración de la creación desde una perspectiva latinoamericana (« Le retour des hirondelles ? La réintégration de la création selon une perspective latino-américaine »), Hedström appelle de ses vœux une éco-théologie. Face à la dynamique mortifère du capitalisme, exprimée dans le goût du lucre (lucrocentrismo), Hedström (1988 : 22 et 48) défend une option pour la vie, c’est-à-dire le droit pour toutes les créatures de vivre et de s’épanouir sur la planète : « Nous percevons la présence de Dieu, à partir de la terre, parce qu’elle est l’essence même de la théologie ». Dans cet ouvrage, il relève deux conceptions de l’homme qui se confrontent : d’un côté l’anthropocentrisme et de l’autre l’écocentrisme. Analysant les structures de domination imposées en Amérique latine depuis la Conquista, Hendström conclut que la lutte écologique des peuples est aussi une lutte pour la libération sociopolitique. La logique du capital, celle de la modernité-colonialité « réellement existante », est une mystique de la mort ; seule une logique de la vie, celle du Dieu libérateur, peut assurer le bien-être des hommes et des femmes aussi bien que le respect de la planète. La lutte pour la terre a joué et joue encore un rôle décisif dans l’imaginaire socioreligieux des peuples indigènes. Les théo-
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logiens Marcelo Barros et Frei Betto (2009 : 93-94) rapportent ce récit qui exprime clairement la position de certains groupes indigènes à l’égard de la religion comme instrument de domination. Durant la visite du pape Jean-Paul II au Pérou en , un Yatiri assez âgé lui a dit : Saint-Père, mon peuple et moi-même vous remercions de votre visite. Jamais je n’aurais pensé qu’un jour, je pourrais voir le pape de Rome. Nous savons que vous êtes venu pour parler de Dieu et nous partageons vos paroles de sagesse. Nous les recevons avec plaisir. Cependant, nous souhaitons vous dire que quand vos ancêtres, les Européens, sont arrivés ici il y a cinq cents ans en nous apportant cette Bible, nous l’avons volontiers acceptée, mais nous ignorions qu’en échange de la Bible, ils prendraient notre terre. Aujourd’hui, je suis venu au nom de mon peuple pour vous rendre la Bible et vous demander d’exiger des descendants des Européens qu’ils nous rendent notre terre.
Cette déclaration a été suivie de tonnerres d’applaudissements et de cris de la part des Indigènes rassemblés, tandis que le pape, indifférent, se retirait. Le rapport à la terre, qu’il soit matériel ou symbolique, est incontournable, non seulement dans les luttes d’émancipation mais aussi dans les visions du monde des peuples indigènes. Iñaki Ceberio de León (2011) analyse le recueil paru en , Cántico cósmico (« Cantique cosmique »), du prêtre et révolutionnaire sandiniste Ernesto Cardenal, afin de montrer que le sujet écologique de ce long poème s’oppose au sujet capitaliste. Dans la mesure où ce Cántico cósmico dénonce à la fois la logique destructrice du capital et la rationalité instrumentale de la modernité hégémonique, Cardenal tisse un lien entre écologie, politique et religion. La poésie sociale de ce prêtre représente une autre expression du christianisme de la libération. Opposant au régime de Somoza, Cardenal participe à la formation de cercles bibliques et de communautés ecclésiales de base qui deviendront ultérieurement des protagonistes de la révolution nicaraguayenne. Après la chute de la dictature, Cardenal est nommé ministre de la Culture. Réprimandé par Jean-Paul II lors de sa visite au Nicaragua en , Cardenal subit les vents glaciaux de l’hiver ecclésial : il est suspendu a divinis par le Vatican.
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Poésie engagée, poésie de la libération et poésie de la vie sont quelques-unes des expressions qui qualifient l’œuvre de Cardenal. Révolution et spiritualité, écologie et politique, mystère et praxis se nouent dans sa production esthétique. Dans le poème Nueva Ecología (« Nouvelle écologie ») datant des années , Cardenal écrit ce remarquable quatrain : Nous allons nettoyer le lac de Managua. La libération n’était pas seulement désirée par les humains. Toute l’écologie gémit. La révolution, Ce sont aussi les lacs, les rivières, les arbres, les animaux 83.
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Sur une approche blochienne de la poésie sociale de Cardenal, voir Martínez Andrade (2015 b : 135-140).
85
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84 « D’une certaine façon l’écrivain est un visionnaire. Mais tout en annonçant le futur, il ne perd pas de vue le présent ; son rôle est à la fois de faire connaître les maux de la société et d’aider à les guérir. Il met en évidence les inégalités au sein des sociétés humaines mais aussi les déséquilibres à l’échelle internationale, entre le Nord et le Sud, entre les pays “développés” et tous les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine qui sont exploités. La poésie, comme la littérature dans son ensemble, doit être active et non seulement contemplative ; elle doit aider à changer le monde » (Boubacar Boris Diop, cité par Martínez Andrade, 2015 a : 105).
NOUVEAU CONTE XTE…
83 « Vamos a descontaminar el lago de Managua. / La liberación no sólo la ansiaban los humanos. / Toda la ecología gemía. La revolución / es también de lagos, ríos, árboles, animales. »
• I, 2
GAÏA La plus grande créature vivante de la terre est la Terre. Nous l’avons vue sur les photos : sphère de saphir parmi de blanches toisons et bonnets blancs brillants à ses pôles. La nouvelle notion de Gaïa – une Terre vivante. La planète Terre, un seul être vivant, tout entier. Il l’était même avant qu’à sa surface il n’y ait de la « vie »
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Si l’écrivain est à l’avant-garde, il est donc un visionnaire, comme le suggère le romancier Boubacar Boris Diop, car la fonction de la littérature est d’avertir, d’alerter et de dire « attention : la direction dans laquelle nous allons n’est pas la bonne » 84. La poésie sociale de Ernesto Cardenal préfigure une utopie où se concrétisent l’« amitié et [la] chaleureuse accolade » entre l’homme et la nature, signe d’« une confiance épanouissante en la nature » (Bloch, 1982 : 271) 85.
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Il n’y a pas de place pour vivre si ce n’est dans le ciel, ainsi donc, sorti de la région équatoriale du soleil il s’est fait rond pour tourner. Être vivant qui n’a besoin ni de jambes, ni de bras, ni de bouche, ni d’anus mais tout simplement d’être rond et de tourner et de tourner autour du soleil. Il tournait rapidement (jours de cinq heures et nuits de cinq heures), depuis lors la lune créait des marées. Il a créé pour lui-même des conditions pour avoir des organismes et puis, des organismes dotés de conscience, des personnes ; puis un organisme qui est à la fois communauté et personnes. Ardente et aride, enfumée ; dégoulinante de lave et de verre fondu, il semblait que la Terre n’avait pas d’avenir. Qui aurait dit que de ce magma flamboyant naîtraient les forêts et les villes et les chants et les nostalgies86.
Dans un article du juillet intitulé « Ecologia e Movimentos Populares » (« Écologie et mouvements populaires »), Frei Betto (1991 : 318) affirme que la question écologique ne se situe pas en dehors de la société de classes, c’est-à-dire que la logique du capital affecte à la fois les populations les plus affligées et la planète. De fait, les luttes des pauvres (Frei Betto cite le cas de Chico Mendes) visent à tirer le frein d’urgence de la locomotive de l’histoire, car elles s’opposent à la dynamique suicidaire de la formation sociale hégémonique. À la production de la valeur qui commande la formation sociale hégémonique Dussel oppose la reproduction de la vie humaine. La vie et la mort sont les critères de vérité de la théologie et de la philosophie de la libération. La dimension écologique va de soi dans la théologie de la libération, car elle est une théologie de la vie.
86 Polis, no 17 (2007), mis en ligne le 24 juillet 2012 et consulté le 24 octobre 2015 : http://polis.revues.org/4278.
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La préoccupation de l’environnement a été un axe important dans la démarche du mouvement altermondialiste. Il suffit d’évoquer la figure de Chico Whitaker, secrétaire de la commission brésilienne « Justice et paix » et cofondateur du Forum social mondial de Porto Alegre. Figure emblématique du christianisme de la libération en Amérique latine, Frei Betto est une sorte de boussole éthique et idéologique pour de nombreux militants en raison de son engagement auprès des mouvements sociaux. Pour cette raison, nous voulons rappeler les derniers mots de son intervention au Forum social mondial à Belém do Pará en :
• I, 2 NOUVEAU CONTE XTE…
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La dimension écologique occupe une place intrinsèque dans la théologie de la libération. Cet aspect a été analysé et systématisé par Leonardo Boff, comme nous allons le voir en étudiant son projet théorique, mais la théologie de la libération, en tant que discours subversif, s’oppose à la fois au capitalisme et à la modernité à visage colonial.
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Sans utopie, sans l’espoir d’un monde différent, nouveau et meilleur, il n’y a pas de mobilisation. L’espoir et l’utopie favorisent l’essor de nouveaux projets politiques et culturels, inspirés par des valeurs éthiques, par le sens de la justice, par des pratiques de solidarité et de partage, et par le respect de la nature […]. Ce projet d’une société écosocialiste, alternative au néo-libéralisme, doit être capable d’intégrer l’expérience des mouvements sociaux et écologiques, ainsi que de la révolution cubaine, du soulèvement zapatiste au Chiapas, des campements du Mouvement des Sans Terre du Brésil. Nous devons inclure dans notre utopie, notre projet et notre programme les paradigmes qui émergent maintenant, comme l’écologie, l’indigénisme, l’éthique communautaire, la formation de subjectivités solidaires, le féminisme, la holistique, la spiritualité (Betto et Löwy, 2010 : 101).
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Seconde partie
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Chapitre L E O N A R D O B O F F, T H E O L O G U S P E R E G R I N U S
LE PORTRAIT, MIROIR D’UNE ŒUVRE
87 En 1994, la vaste production intellectuelle de Leonardo Boff comptait déjà une cinquantaine d’ouvrages et, en 2006, il avait plus de soixante ouvrages à son actif. Le théologien José Mario Vázquez Carballo dénombre plus de quatre-vingts livres dont quelques-uns ont été traduits dans presque toutes les langues occidentales. Paulo Agostinho Nogueira Baptista a recensé quatre-vingt-sept livres de Boff publiés uniquement en portugais. Il a également relevé quatre-vingts ouvrages cosignés avec d’autres auteurs. Notons aussi plus de cent quatre-vingts articles publiés dans des journaux et revues académiques et non académiques. Sans oublier que Boff rédige un article chaque semaine sur son site personnel : http://leonardoboff.com/, page consultée le 16 octobre 2015 (Boff, 1994a : 9 ; Arbex et Viana, 2006 : 205 ; Vázquez Carballo, 2008 : 26 ; Baptista, 2008 : 127). 88 Martin Heidegger a pris ses distances avec « cette curiosité biographique », se demandant si ce « n’est […] pas plutôt l’œuvre qui rend possible une interprétation de la biographie » (Foltz, 1986 : 26). 89 Bourdieu (1986 : 71-72) définit la trajectoire comme la « série des positions successivement occupées par un même agent (ou un même groupe) dans un espace
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Leonardo Boff est un des théologiens les plus emblématiques de l’Amérique latine. Son nom est toujours associé à la théologie de la libération. Derrière une production prolifique dans le champ théologique 87 et une influence non négligeable sur d’autres domaines intellectuels se trouve un personnage charismatique fortement lié aux luttes des opprimés. Il faut dire que ce théologien continue à développer des lignes de recherche qui touchent un champ allant des sciences sociales aux sciences de la nature, en passant par la théologie. Nous sommes non seulement face à une pensée inachevée (work in progress) mais aussi face à une pensée pluridisciplinaire. Même si nous ne partageons guère la démarche de certains chercheurs qui, interprétant l’œuvre d’un écrivain ou d’un penseur à travers sa vie, réduisent les faits individuels à un ensemble de « curiosités biographiques » 88 et établissent une sorte d’« illusion biographique » (Bourdieu, 1986), il nous semble que la « trajectoire » – pour employer un terme cher à Pierre Bourdieu 89 – de
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Boff permet de mieux comprendre la théologie de la libération en tant que vision du monde utopique et moderne. Lucien Goldmann (2005 : 187) notait la difficulté de s’aventurer sur le terrain glissant de la biographie individuelle 90, tout en ayant trouvé pertinente la référence à la vie et à l’œuvre de Pascal, car elles révèlent une « forme parfaitement structurée et une essence ». Le théologien espagnol José Mario Vázquez Carballo (2008 : 33) estime que, pour mieux comprendre la pensée d’un théologien, il importe de l’articuler avec son parcours personnel. Dans le cas de Boff, c’est d’autant plus indispensable que sa biographie se développe parallèlement à son œuvre et vice versa. D’où la nécessité d’aborder certains événements clés de sa vie, afin de mieux saisir la « signification » et la « structure » de la vision du monde dont il est porteur. Il s’agit d’une pensée où l’utopie fait partie de la réalité ; elle n’est pas une fuite, elle montre que nous ne sommes pas arrivés au bout de l’histoire, toujours ouverte devant nos pas, et qu’il est possible de vivre au sein d’une communauté plus heureuse. L’être humain, homme ou femme, n’est pas enfant d’une nécessité qui rend esclave, mais d’une joie libératrice. C’est en désirant l’impossible que nous ouvrons la voie sur la concrétisation du possible (Boff, 1994c : 157). lui-même en devenir et soumis à d’incessantes transformations », et insiste sur la nécessité, pour évaluer la « surface sociale, c’est-à-dire la capacité d’exister comme agent en différents champs », d’étudier « la relation objective entre le sens et la valeur au moment considéré de ces positions au sein d’un espace orienté ». D’où l’importance d’une mise en rapport avec les autres agents engagés dans le même champ. 90 Pour Goldmann, « les faits humains constituent toujours des structures significatives globales ». Si à propos de la biographie individuelle Goldmann a à l’esprit les considérations des « meilleurs représentants de la pensée dialectique » – à savoir Marx, Engels et Lukács qui ont préféré se limiter à l’analyse dialectique des œuvres et de leur contenu en évitant si possible le terrain difficile de la biographie –, il signale que « la liaison entre la vie [de Pascal] et l’œuvre était telle qu’il valait mieux prendre le risque d’introduire dans l’ouvrage un chapitre purement suggestif, composé de réflexions éparses, que de renoncer à un aspect aussi important d’une réalité totale que l’on n’a pas le droit de découper arbitrairement », en évitant toutefois à tout prix la prise de position unilatérale entre le oui ou le non, de sorte que « la seule manière d’approcher la réalité humaine – et Pascal l’avait découvert deux siècles avant Engels – c’est de dire oui et non, de réunir les deux extrêmes contraires » (Goldmann, 2005 : 7, 187 et 278). Nous pensons que la vie et l’œuvre de Boff sont fortement liées l’une à l’autre, et que son œuvre exprime bel et bien la vision du monde utopique et moderne de la théologie de la libération.
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LE P O RT R A I T , M I RO I R D ’ U N E Œ U V R E
José Mario Vázquez Carballo (2008 : 80-81) utilise ces images pour restituer la habitatio historiographique de Boff, identifiant le foyer familial, le foyer franciscain, le foyer théologique européen, le foyer dans le Tiers Monde et finalement le foyer conjugal, qui tous ont fortement marqué Boff et à partir desquels il a pensé et repensé sa production intellectuelle et sa praxis.
93
•
Le mémoire de master que Bruno Marques Silva (2007 : 17-18) a consacré à la trajectoire de Boff ne saurait être regardé comme une biographie au sens strict : « Il ne s’agit pas, dans notre travail, de dresser une biographie au sens de raconter l’histoire temporelle d’une vie, ni de produire un profil psychologique. Notre but est de dresser, à partir d’un contexte historique vécu, un bilan intellectuel. […] Nous montrerons dans quelle mesure l’expérience et la trajectoire de vie de Leonardo Boff illustrent la théologie de la libération et le mouvement social qu’elle a représenté ». 92
LE O N A R D O B O F F
91 Pour Goldmann (1966 : 97), « l’activité du sujet individuel et social s’exerce, non seulement dans le choix d’une pensée dans laquelle il se retrouve, mais aussi dans les transformations qu’il lui fait subir ».
• II, 3
Je refuse d’accepter que la souffrance de millions d’esclaves, d’Indigènes, d’humiliés et d’offensés de notre histoire ait été
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Notre but n’est pas d’écrire une biographie de Boff, car, comme l’a souligné Bourdieu, il est plus important de reconstruire la « structure du réseau » ou la « matrice des relations objectives » entre les différents moments qui, dans la vie de Boff, ont déterminé son « choix » au sens goldmannien du terme 91. Si la notion de « trajectoire » permet de saisir les « placements et [les] déplacements dans l’espace social » (Bourdieu, 1986 : 71) de Boff, celle de « vision du monde » rend compte du caractère sociopolitique de la théologie de la libération et donc de sa portée utopique et critique. Bien qu’il n’existe pas encore de biographie consacrée 92 à Leonardo Boff, on trouve quelques entretiens publiés en français (Boff, 1994a) , en portugais (Baptista, 2007 ; Guimarães, 2008 a) et en espagnol (Tamayo Acosta, 1999 : 101-168 ; Martínez Andrade, 2015 a : 21-41) ainsi qu’un excellent repérage biographique dressé par Vázquez Carballo qui permet de suivre ses principales « traces » (huellas) et de reconstituer les différents « foyers » (hogares) qu’il a occupés 93. Nous nous appuierons sur ces travaux pour mettre en lumière les traits marquants de ce théologien ou, pour citer Goldmann, afin de présenter les « lignes très générales d’une essence réelle » de sa vision du monde utopique, moderne, voire romantique. L’utopie participe activement aux exposés théologiques et éthiques de Boff (2006 a : 54-55), dans le but de faire face aux excès du discours hégémonique qui promeut le conformisme social et l’abnégation.
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vaine. Je crois plutôt que cette souffrance a permis une telle accumulation de force et une telle exigence de transformation que, finalement, le moment de faire quelque chose est déjà prêt. Dans le cas contraire, l’histoire serait absurde, et le cynisme des plus recommandables.
João Batista Libanio (2008 : 9) définit la personnalité de Boff comme celle d’un volcan, au sens propre, parce qu’elle a un trait tropical de beauté qui s’exprime aussi dans ses écrits : Un volcan peut seulement être compris à travers les yeux de la poésie et de l’empathie. [… Boff] est inclassable, car sa pensée mélange, de façon inouïe, la rigueur et la profondeur scientifiques avec la poésie passionnée de celui qui est viscéralement théologien. Malgré qu’il ait fait son doctorat dans une université allemande, on peut observer tout au long de l’œuvre de Leonardo quelque chose de tropical dans sa beauté, sa force et son explosion. Les Allemands diraient qu’il fait de la théologie mit Temperament – avec pathos, avec passion et compassion, avec la totalité de l’être.
À notre avis, cette considération n’est pas fausse, car le style fluide et incisif de Boff a joué un rôle déterminant dans la vulgarisation de la théologie de la libération. Contrairement à certains théologiens, Boff continue à cultiver un genre bien connu en Amérique latine, celui de l’essai. La valeur de l’essai réside non seulement dans la richesse des éléments (allégoriques ou métaphoriques) qui lui donnent forme, mais aussi dans le fait qu’il devient un instrument de la connaissance, certes risqué, mais avec une puissance gnoséologique. Pour le poète et essayiste mexicain Alberto Paredes (2008 : 15), « l’histoire d’un continent est l’histoire de ses genres littéraires ». L’« émergence de l’Amérique latine » est contemporaine de l’émergence de l’essai, et Paredes ne manque pas de relever la « contemporanéité historique » de la chute de l’Empire aztèque en et de leurs homologues incas en avec l’apparition des Essais de Montaigne en . L’« occultation de l’Autre » – comme le pense en termes ontologiques Enrique Dussel – et la subjectivité occidentale cimentée dans un ego conquiro (précédent axiologique de l’ego cogito) sont synchrones avec la constitution de la modernité. C’est pourquoi nous ne pouvons pas penser la triade modernité-colonialismecapitalisme de manière désarticulée. De plus, il est d’usage de
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Genezio Darci Boff est né le décembre dans le petit village de Concórdia dans l’État de Santa Catarina, au Sud du Brésil (Boff, 1994 a : 9 ; Vázquez Carballo, 2008 : 36). Il est l’aîné d’une famille de onze enfants, dont fait partie Clodovis 95, qui suivra
• II, 3
LES RACINES
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mettre l’accent sur le caractère critique de l’essai, c’est-à-dire le dialogue permanent (similaire à celui de Job) que l’auteur établit avec le « grand Autre » – au sens lacanien du terme – (à savoir l’idéologie, l’État-nation, la Loi, Dieu), pour comprendre les conditions matérielles de survie, dans l’intention de guérir les maux infligés par la modernité « réellement existante » qui depuis le XVIe siècle ne cesse de ruiner notre poiesis (ou notre économie). En conjuguant beauté (poésie) et écriture (figures de style au service de l’argumentation), l’essai se distingue du traité scientifique. Il est une éternelle digression, un égarement en constante quête. Plaisir esthétique et mépris méthodologique incarnent des traits qui lui sont propres. Paredes n’a pas tort quand il juge que « le style est l’idée ». Parmi les prix qui ont récompensé Leonardo Boff, c’est le Prix Sérgio Buarque de Holanda décerné par la Bibliothèque nationale et le ministère de la Culture du Brésil en pour son livre Ecologia. Grito da Terra, grito dos pobres (« Écologie. Cri de la Terre, cri des pauvres ») dans la catégorie de l’essai social qui l’a consacré comme l’un des meilleurs essayistes d’Amérique latine 94. Cette originalité, assavoir son style, vaut à l’œuvre de Boff sa place particulière dans l’histoire de la théologie et dans la pensée contemporaine.
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95 Clodovis Boff est né en 1944 et est un prêtre catholique de l’ordre des Servites de Marie. Promu docteur en théologie de l’Université catholique de Louvain, il devient l’un des principaux représentants de la théologie de la libération. Pourtant, dans un article intitulé « Teologia da libertação e volta ao fundamento » et paru dans la Revista Eclesiástica Brasileira en octobre 2007, il prend ses distances avec ce courant, se ralliant à la position défendue lors de la cinquième Conférence générale de l’épiscopat latino-américain et des Caraïbes à Aparecida. Il critique la faible consistance épistémologique de la théologie de la libération qui fait prendre la place de Dieu au pauvre et l’amène à « inverser » la priorité épistémique. De ce fait,
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94 Le prix Sérgio Buarque de Holanda est l’une des plus prestigieuses distinctions au Brésil. Parmi les lauréats figure Michael Löwy, primé pour la version portugaise de La guerre des dieux parue en 2000 aux éditions Vozes : A guerra dos deuses. Religião e política na América Latina.
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aussi des études de théologie. Dans un long entretien accordé à Christian Dutilleux, Boff explique que ses grands-parents étaient des immigrants italiens originaires de Seren del Grappa en Vénétie. Dans les années , ses parents se sont établis à Concórdia, région qui, à l’époque, était encore presque vierge. Au coude-à-coude avec d’autres familles, ils ont dû construire le village. Le petit Leonardo a donc connu les difficultés de la vie à la campagne. J’allais aussi porter le blé au moulin. Cette tâche était très pénible pendant l’hiver, si rigoureux dans la région. À l’aube glacée, parfois même sous la neige, je partais à cheval et il me fallait trois à quatre heures pour atteindre le moulin le plus proche. […] Le gamin aux pieds nus que j’étais alors, le petit descendant d’immigrants italiens, brûlait du désir de travailler et de se développer, de s’épanouir ! Depuis, j’ai parcouru un long chemin, connaissant peu à peu les différentes étapes de la croissance humaine. Comme à la maison on ne parlait que le vénitien, j’ai seulement appris le portugais à l’âge de dix ans (Boff, 1994 a : 15) 96.
Même si chez les Boff régnait « une saine tradition anticléricale » (Boff, 1994 a : 16), le rôle des parents fut important non seulement dans sa formation éthique et intellectuelle, mais aussi dans la sensibilité du futur Franciscain. Son père, Mansueto Boff, « est la personne qui [l]’a le plus influencé dans la vie. De lui, [il a] hérité ce feu intérieur, cette exigence forte sans laquelle un intellectuel devient vite un médiocre. » Il était un homme très engagé dans sa communauté, il « jouait tout à la fois le rôle de professeur, de sacristain, de pharmacien, d’accoucheur et de juge elle perd progressivement de vue le principe essentiel : Dieu. Ce qui fait dire à Clodovis Boff (2007) que la théologie de la libération est un discours de second ordre qui « a instrumentalisé la foi ». Certes, il ne nie pas l’importance de la théologie de la libération, mais il estime nécessaire qu’elle revienne à ses origines. La réponse de Leonardo Boff aux propos de son frère n’a pas tardé : « je pense que cette position de Clodovis doit être réfutée avec des arguments bien fondés, puisqu’elle se trompe, elle est théologiquement erronée et pastoralement nocive » (« Pelos pobres, contra a estreiteza do método », texte daté du 22 mai 2008 et consulté en ligne le 23 novembre 2015 : http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/205711). 96 Boff (1994 a : 14) précise que ses parents, avec d’autres colons, « ont fondé leur village, défriché et planté. Après avoir construit leurs maisons, ils ont dressé une chapelle et une école, en bois très rustique. »
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de paix ! » (Boff, 1994 a : 14). Pour Leonardo, son père avait un sens aigu de la justice :
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En plus des cours d’alphabétisation, Mansueto Boff organisait également des réunions ayant pour but de discuter de politique et de culture, et même de problèmes métaphysiques.
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Pendant de nombreuses années, il a également alphabétisé les adultes. Les enfants allaient à l’école le matin, les adultes l’après-midi et le soir. À cette époque, il s’est encore affronté avec les religieux de l’endroit qui voulaient que les gens continuent à parler seulement allemand ou italien et à vivre un christianisme plus conservateur. Lui, se montrait plus critique. Il nous a donc éduqués dans une perspective plus évangélique qu’ecclésiale, dans cet esprit de pionniers. C’est dans ce sens-là que je parle de tradition anticléricale (Boff, 1994 a : 17).
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Personne instruite et cultivée, Mansueto Boff possédait une bibliothèque d’environ deux mille ouvrages. À cette époque, les colons ne parlaient que l’italien ou l’allemand et Mansueto les a encouragés à lire en portugais : « Après le chapelet du dimanche, il obligeait toutes les familles à venir emprunter un livre » (Boff, 1994 a : 17) . Il avait même installé une radio pour que les gens puissent apprendre le portugais.
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Mon père était avant tout un pionnier. Il a failli devenir jésuite mais, après ses études classiques et de philosophie, il a préféré suivre la colonisation italienne vers l’État de Santa Catarina. Là, il a rencontré des religieux, des frères allemands, tous très autoritaires. Descendant d’Italiens, mon père pratiquait une certaine opposition à leur égard et n’hésitait pas à les critiquer. Face à leur pouvoir, il défendait les paysans de la région, les pauvres et les Indiens chassés par la colonisation. Les derniers survivants des Kaigangs se voyaient tous menacés de mort ou d’expulsion par les colons qui envahissaient leurs terres et par l’Église qui possédait là un territoire énorme. Ce qui s’est passé alors dans cette région constitue d’ailleurs une tragédie qu’il faudra bien raconter un jour. À une certaine époque, le vicaire de l’endroit a même voulu expulser toute la population. Comme mon père s’y opposait, il a été menacé d’être excommunié ! (Boff, 1994 a : 16)
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Cet homme était instituteur. À l’école primaire déjà, il nous apprenait les bases du grec et du latin […]. À l’école, il nous transmettait tout ce qu’un homme, à peine formé dans cette université primaire, doit connaître : notions élémentaires d’écologie, taux d’intérêt, arpentage des terres, droit civil, règles de base pour la construction de maisons, religion en tant que vision de Dieu dans le monde qui nous entoure (Boff, 1975 : 44).
Mansueto Boff était un homme fort apprécié des Caboclos (Métis de Blanc et d’Indien) et de la population noire fortement discriminée par les immigrés européens. Boff (1975 : 45) rappelle qu’il a plusieurs fois entendu ces gens dire : « Dieu dans le ciel et Monsieur Mansueto sur la terre ! » La nouvelle de la mort de son père est arrivée alors que Leonardo préparait son doctorat en théologie à Munich. On peut imaginer le chagrin du jeune Brésilien qui, de l’autre côté de l’Atlantique, lit la lettre annonçant cette perte. Avec la lettre, il reçoit le mégot de la dernière cigarette fumée par son père, qui devient pour lui une image « sacramentelle ». La dimension symbolique, fortement religieuse, est présente dans le travail de Boff dès sa thèse de doctorat sur la sacramentalité de l’Église. La mort de Mansueto Boff, en août , a tellement marqué le jeune théologien qu’il lui dédie sa thèse : « À mon père Mansueto décédé, qui d’ores et déjà vit dans la vérité » (Vázquez Carballo, 2008 : 38). Sa mère, Regina Fontana, est l’autre figure marquante dans la vie de Leonardo. À son propos, il dit : « Ma mère, elle, était une femme analphabète et pleine de bon sens. Pendant que mon père enseignait, elle travaillait aux champs, gardait les poules, les porcs, les vaches et organisait la maisonnée avec sa ribambelle d’enfants » (Boff, 1994 a : 15). Boff a écrit le livre Os sacramentos da vida e a vida dos sacramentos (« Les sacrements de la vie, la vie des sacrements ») en pensant à sa « mère analphabète ». Il est dédié à une chaîne de montagnes, qui, parce qu’elle se comporte comme Dieu, se donnant, recevant et supportant tout et renvoyant à d’autres horizons, est un sacrement de Dieu. Boff y défend l’idée selon laquelle « les symboles sont le langage de la religion » (Tamayo Acosta, 1999 : 114). D’où l’importance du sacrement non seulement dans le domaine spirituel, mais aussi dans le quotidien des êtres humains. Un sacrement est ce qui vit de tout temps et dont tous les hommes font l’expérience […]. Dans les profondeurs du quo-
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Le sacrement peut aussi remplir une fonction dia-bolique : séparer, scandaliser et détourner du droit chemin. Le sacrement peut dégénérer en sacramentalisme. Célébrer le sacrement
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Les dimensions symbolique et sacramentelle sont constitutives de la réalité humaine. Elles se manifestent au travers de signes qui donnent à voir le sens profond de la vie. De par son essence, tout signe peut être soit sym-bolique, pour celui qui le comprend, ou dia-bolique, pour celui qui ne le comprend pas. Le moment symbolique du sacrement présuppose la foi, à savoir l’ouverture de l’être humain à la transcendance ou au divin. Expression du dialogue entre Dieu et l’humain, tant sur le plan personnel qu’à l’échelle de la communauté ecclésiale, le sacrement remémore l’événement du salut et l’irruption de la grâce dans l’histoire, fait vivre dans le hic et nunc de la présence de Dieu et anticipe le Royaume de Dieu. Lorsque le sacrement ne relie plus Dieu aux humains, mais qu’au contraire il sépare et divise, qu’il se vide de sa dimension symbolique pour devenir un simple rite auquel on confère un pouvoir magique, il devient dia-bolique. Le moment dia-bolique du sacrement correspond à la réification du système et participe de ce fait à l’anesthésie sociale.
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tidien prospèrent des sacrements vivants, vécus et véritables. […] Ce sont des choses qui cessent d’être choses. […] Elles parlent. Nous pouvons percevoir leur voix et leur message. Elles ont une vie intérieure et un cœur. Elles sont devenues des sacrements. Autrement dit, elles sont les signes qui contiennent, expriment, remémorent, visualisent et communiquent une autre réalité distincte d’eux, mais présente en eux […]. Lorsque je considère une chose de l’intérieur, je ne me concentre pas sur la chose en soi, mais sur la valeur et le sens qu’elle représente pour moi. La chose en question n’est alors plus simplement une chose. Elle devient un signe et un symbole, qui évoquent quelque chose pour moi, me provoque et me convoque avec d’autres êtres humains pour des situations, des souvenirs et des significations que cette chose concrétise et représente. Le sacrement signifie précisément cette réalité du monde qui, sans cesser d’être le monde, parle d’un autre monde, le monde humain des expériences profondes, des valeurs incontestables et du sens de la vie qui se réalise (Boff, 1975 : 17-18 et 20).
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sans conversion personnelle. Placer des signes de la présence du Seigneur sans préparer les cœurs. Les sacrements servent à exprimer l’adhésion à la foi. Mais lorsque la foi reste sans conséquences pratiques, elle est pure idéologie et ne transforme pas la praxis de la vie. Le christianisme de la petite bourgeoisie et des classes aisées est fréquemment pur sacramentalisme. C’est une foi d’une heure par semaine, le dimanche à la messe ou à l’occasion de moments importants de la vie, comme un baptême, un mariage ou un enterrement. On observe des rites, mais on ne vit pas une foi vivante, et dans la vie quotidienne, on observe des attitudes en contradiction avec la foi ; elles perpétuent l’exploitation de l’homme par l’homme, l’appât du gain et le goût du lucre. On constate que l’esprit du capitalisme s’est infiltré dans l’univers sacramentel. Il y a des personnes qui profitent de chaque occasion pour recevoir des sacrements, afin d’accumuler des grâces. Leur préoccupation n’est pas de rencontrer personnellement le Seigneur, mais de capitaliser des grâces, sous une forme matérielle, comme si les grâces divines étaient des objets à amasser et à collectionner. Le consumérisme sacramentel, sans une juste compréhension de la structure dialogale du sacrement qui présuppose toujours la conversion et la foi, a dommageablement contaminé le catholicisme populaire (Boff, 1975 : 76-77).
PREMIER SOUFFLE D’UNE VOCATION : L’EMPREINTE FRANCISCAINE
Selon ses propres dires, Leonardo Boff pensait devenir chauffeur routier, c’est-à-dire conduire et maîtriser ces « monstres » motorisés sur les principales artères du Brésil. Pourtant, un beau jour tout a basculé. Je me souviens très clairement d’une date : le mai . Ce jour-là, un prêtre est arrivé au village, un homme de Rio. Il nous a parlé des vocations pour le sacerdoce, de saint François, de saint Antoine, de la grandeur d’être un autre Christ sur la terre et il a conclu : « Que celui qui veut devenir prêtre lève la main. » J’ai tout écouté. J’ai ressenti en moi à ce moment-là une chaleur incroyable ! J’ai été comme envahi par un feu sur le visage, qui a transformé en une éternité le court instant qui
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s’écoulait entre la question et la réponse. Quelqu’un en moi a levé la main ! On prit note, mon père a été averti. Après, à la maison, j’ai pleuré d’avoir agi ainsi. […] Une parole avait été prononcée et ma vie se trouvait tracée… (Boff, 1994 a : 17-18).
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98 Pour Bourdieu (1986 : 70-71), le nom propre est une sorte de « désignateur rigide » qui est arraché au temps et à l’espace ; il assure la « constance nominale », c’est-à-dire la stabilité de « l’identité de l’individu biologique dans tous les champs possibles où il intervient en tant qu’agent. » En ce sens, la prise du nom en religion constitue un « rite d’institution inaugural qui marque l’accès à l’existence sociale ».
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97 Le terme « vocation » provient du latin vocare (« appeler ») pour désigner l’appel à se consacrer entièrement à Dieu, dans la vie religieuse ou monacale. Le réformateur Martin Luther est le premier à rendre la vocatio latine par le Beruf allemand : parce que la vocation (Berufung) est la manière dont le croyant manifeste sa reconnaissance de la grâce divine reçue, chaque profession (Beruf), c’est-à-dire chaque activité séculière, et non plus seulement l’état religieux, devient le lieu du service de Dieu où le chrétien accomplit sa vocation. Relisant Luther, Max Weber (2003) va s’employer, dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, à tirer les conséquences de cette nouvelle compréhension de la « profession-vocation » pour l’appréciation des tâches séculières.
MARTÍNEZ , ÉCOLOGIE ET LIBÉRATION
C’est ainsi que ce garçon de onze ans fait sa valise pour poursuivre sa vocation 97 et rejoint le petit séminaire des Franciscains qui se trouvait à Luzerna, non loin de son village. Les prêtres de la région étaient majoritairement des Franciscains, c’est pourquoi le jeune Leonardo est entré dans cet ordre. Dans ce séminaire, Boff a suivi une formation classique en grec et en latin, qui lui permet de lire Augustin d’Hippone, Bonaventure, Jean Duns Scot et Guillaume d’Ockham. Après une année de noviciat, le jeune Genezio Darci Boff devient Frei Leonardo, répondant à ce que Bourdieu qualifie de « rite d’institution » 98. Après avoir suivi entre et des études de philosophie et de théologie à Curitiba, capitale de l’État de Paraná, sous la direction des Franciscains – formés principalement en Europe et aux États-Unis –, Boff déménage à Petrópolis, au centre de l’État de Rio de Janeiro, afin de s’inscrire à la Faculté de théologie. De à , il réside dans cette ville, lieu de villégiature de l’aristocratie brésilienne du XIXe siècle. Cette période de formation intellectuelle fut capitale pour Boff, car il suit les cours de professeurs comme Constantino Koser, théologien reconnu et principal conseiller de la conférence des évêques, qui, après un doctorat en à l’Université de Fribourg en Brisgau avec une thèse intitulée « Untersuchungen zur Geschichte der dogmatischen Notationen » (publiée sous le
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titre De notis theologicis. Historia, notio, usus, Petrópolis, Vozes, ), sera le ministre général de l’ordre pendant treize ans et le maître d’œuvre de la grande réforme des Franciscains. Sous son influence, j’ai lu pratiquement tous les grands maîtres du Moyen Âge, toutes les œuvres de Bonaventure, Duns Scot et Thomas d’Aquin. Dans nos séminaires, nous lisions tous les textes en latin et nous discutions dans cette langue, que nous parlions comme le portugais (Boff, 1994 a : 20).
Paulo Evaristo Arns est une autre figure marquante pour Boff. Nommé évêque auxiliaire de São Paulo en par le pape Paul VI, il est ultérieurement créé cardinal en raison de son engagement en faveur des opprimés. Aux yeux de Boff, il était un théologien déroutant. Lorsqu’il soupçonnait quelqu’un d’avoir été torturé, il s’habillait comme un évêque aux allures démodées et demandait à entrer dans la prison. Dans la salle de torture, il se bagarrait avec les bourreaux. Un jour, apercevant un tortionnaire en train de supplicier un militaire, il lui a dit : « Arrête de torturer ton frère parce que la justice de Dieu retombera sur toi et ta famille ». Ce jour-là, en rentrant chez lui, le tortionnaire a trouvé sa femme morte, victime d’une crise cardiaque. Cela a produit un effet considérable chez les bourreaux, car ils ont pensé : « Nous sommes condamnés, il faut arrêter » (Vázquez Carballo, 2008 : 41-42) 99. Après avoir fait un doctorat ès lettres à Paris en avec une thèse sur La technique du livre d’après saint Jérôme (Paris, E. de Boccard, 1953), Paulo Evaristo Arns rentre au Brésil, à São Paulo, où il fait la connaissance de Boff, alors jeune étudiant franciscain. Quelques années plus tard, il le retrouve dans la communauté franciscaine de Petrópolis. Paulo Evaristo Arns, alors responsable des cours de patristique et de patrologie, va encourager Boff à aller étudier en Europe. Lorsqu’en Boff est convoqué au Vatican à cause de son ouvrage Église : charisme et pouvoir, les cardinaux Paulo Evaristo Arns et Aloíso Lorscheider l’accompagnent à Rome. Dans sa lettre du octobre au cardinal Arns, Boff le remercie de son soutien lors du colloque avec la Congrégation pour la doctrine de la foi : Il existe d’autres cas où Paulo Evaristo Arns (2001 : 345-433) a intercédé auprès des militaires en faveur des détenus politiques comme Vinícius Caldeira et Paul Singer. 99
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100 « Il m’a dit : “Tu peux être expulsé, mais ici tu pourras toujours enseigner.” De toute évidence, il allait entrer en conflit avec le Vatican, mais ce n’était pas son problème. Cet exemple illustre l’ouverture d’esprit de notre Église » (Boff, 1994 a : 109).
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Quelques années plus tard, lorsque Boff décide de quitter la prêtrise, Paulo Evaristo Arns l’invite à occuper la chaire de théologie dogmatique de l’Université de São Paulo 100. Le rôle du cardinal Arns est décisif non seulement dans la vie de Boff, mais aussi dans la résistance face à la dictature au Brésil. Il a développé et soutenu le projet « Brasil: Nunca Mais » (« Brésil : plus jamais »), mené entre et dans la clandestinité, dans le but de rassembler la documentation sur la violation des droits de l’Homme et les crimes perpétrés par le régime militaire. Frei Boaventura Kloppenburg aussi a été important dans la formation de Boff. Grâce à lui, Boff a été en contact avec la nouvelle théologie à l’époque de l’aggiornamento, car Kloppenburg était le seul théologien brésilien à avoir participé à la commission
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C’est depuis l’action qui libère qu’on peut faire de la théologie de la libération en s’appuyant sur saint Paul, sur l’Ancien Testament et sur la tradition. Mais on ne peut pas vraiment parler de la théologie de la libération sans la libération réelle et historique. Il en va de même pour le choix prioritaire des pauvres. On dit que l’Église a toujours fait ce choix. Ce n’est à vrai dire pas un thème de la théologie de la libération, mais de la tradition. Je pense que le choix pour les pauvres, tel qu’il apparaît en Galates ,, relève de la tradition apostolique. Cependant, la façon dont il a été vécu a incontestablement mené à l’assistancialisme, car il ne découlait pas de la force évangélisatrice des pauvres ni de leur aptitude à changer socialement. Le pauvre n’était qu’un nécessiteux, non un exploité qui n’en possède pas moins une force historique. La théologie de la libération insiste justement sur le fait que l’opprimé, le pauvre lui-même, est le sujet principal de la libération : l’Église épouse sa lutte. Cette attitude n’est plus assistancielle mais libératrice. Elle présuppose un nouveau rapport avec les pauvres. C’était la pratique de nombreuses Églises ces dernières décennies. C’est à partir de cette compréhension, peu présente dans l’Instruction [sur quelques aspects de la « théologie de la libération »] du Vatican, que la théologie de la libération s’élabore (Roma Locuta : 123-124).
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chargée de la rédaction des textes du concile de Vatican II 101. Comme Boff était son secrétaire particulier, il a eu accès à tous les documents préconciliaires, même les plus confidentiels 102. Quelques années plus tard, Boff lui succède à la tête des éditions Vozes et à la chaire de théologie de Petrópolis. Leur relation s’est cependant détériorée par la suite. En , quelques mois après la publication de Église : charisme et pouvoir, Kloppenburg critique l’ouvrage de son ancien collaborateur dans la revue brésilienne Communio. Boff y voit une sorte de censure. Ces trois Franciscains ont profondément marqué Boff, ils lui ont appris à concevoir la théologie plus comme un acte créatif que comme la simple perpétuation d’une tradition. SÉJOUR EUROPÉEN : LE PRINTEMPS DE LA THÉOLOGIE POLITIQUE
En , Leonardo Boff arrive à Munich, afin de poursuivre sa formation intellectuelle. En Allemagne, la théologie apparaissait évidemment plus ouverte. Au niveau du troisième cycle, voyant que je n’avais plus grand-chose à apprendre, je suis passé en philosophie et j’ai fait mon travail de thèse en théologie en participant seulement à quelques séminaires. Je trouvais tout cela très répétitif. Je suis resté quatre ans et demi en Allemagne, où j’ai beaucoup fréquenté Karl Rahner qui reste pour moi le théologien catholique le plus important de ce siècle. Du côté protestant, j’ai connu quelques grands intellectuels, notamment Pannenberg et von Rad (Boff, 1994 a : 21).
L’évocation du climat théologique de l’époque nuancera cependant le propos de Boff. En , Wolfhart Pannenberg publie avec Rolf Rendtorff, Ulrich Wilckens et Trutz Rendtorff l’écrit 101 Dans la phase préparatoire (1960-1962) du concile de Vatican II, seuls deux Latino-Américains comptaient parmi les soixante-neuf membres de la commission théologique : l’évêque Dom Vicente Scherer et Frei Boaventura Kloppenburg (Beozzo, 2005 : 127). 102 « J’étais alors son secrétaire. En dépit des mesures dictées par le pape, j’avais
accès aux livres de sorte que j’étais au courant des luttes entre les divers courants théologiques qui recherchaient une position hégémonique dans l’orientation et le ton du concile […]. Quand je suis arrivé à Munich en 1965, j’étais plus informé de ces questions que les autres doctorants en théologie » (Guimarães, 2008 a : 171).
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ce changement dans la situation de la théologie coïncida avec une évolution dans l’histoire des idées. À la fin de la phase de
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programmatique Offenbarung als Geschichte (« La révélation comme histoire »), dans lequel il soutient que la révélation de Dieu n’est pas seulement advenue dans l’histoire, comme l’affirme classiquement l’histoire du salut qui fait intervenir Dieu dans l’histoire, mais que l’histoire, dans sa totalité, est la révélation de Dieu. En d’autres termes, l’auto-manifestation de Dieu se produit de façon indirecte à travers l’agir divin dans l’histoire et il n’est pas besoin de « voir avec les yeux de la foi », car, en raison de son caractère universel, elle est accessible « à tous ceux qui ont des yeux pour voir » (Pannenberg, 1961 : 98, thèse 3), et, dans la mesure où l’histoire n’est pas encore terminée, la révélation par Dieu de lui-même n’aura lieu qu’à la fin de l’histoire, où, achevant l’histoire, elle conférera aux événements particuliers leur sens ultime et permettra de reconnaître Dieu en eux. Un événement cependant anticipe le terme de l’histoire et révèle de manière décisive l’être de Dieu : la révélation de Dieu qui s’est accomplie dans le destin de Jésus-Christ, dont la résurrection anticipe le devenir des autres êtres humains et renvoie à la fin de l’histoire comme lieu de la révélation et de la confirmation ultimes. Autrement dit, Pannenberg œuvre à la valorisation de l’histoire et du monde. Ce manifeste a un fort retentissement sur un autre théologien allemand, un certain Jürgen Moltmann, qui livre en sa Théologie de l’espérance, inspirée à l’évidence par la pensée de Ernst Bloch et dont la critique de la théologie anhistorique de Karl Barth et de Rudolf Bultmann est indéniable. Daniel Marques Vilela (2013 : 102) note que ces nouvelles discussions théologiques n’ont pas pu être ignorées de Boff. De plus, en paraît l’ouvrage Pour une théologie du monde de Johann Baptist Metz, ancien assistant de Rahner, marquant les débuts de la théologie politique (Vilela, 2013 : 68-76). La même année, Ernst Bloch publie L’athéisme dans le christianisme. La religion de l’exode et du royaume. La production philosophique et théologique en Allemagne était tellement fructueuse et riche qu’elle laissera des traces chez Boff. Abordant les présupposés de la théologie de la libération, le cardinal Ratzinger soutient dans ses notes provisoires sur l’Instruction sur quelques aspects de la « théologie de la libération » que
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reconstruction qui suivit la Seconde Guerre mondiale, phase qui coïncida à peu près avec la fin du Concile, se produisit dans le monde occidental un vide sensible du sens de la vie auquel la philosophie existentialiste, encore en vogue, n’était pas en mesure de donner une réponse. Dans cette conjoncture, les différentes formes du néo-marxisme se transformèrent en une sorte d’élan moral, promettant simultanément de rendre à la vie un sens, qui exerça un attrait quasi irrésistible sur la jeunesse universitaire. Le marxisme, avec les accents religieux de Bloch, les philosophies présentées avec une rigueur « scientifique » d’Adorno, Horkheimer, Habermas et Marcuse, offrit des modèles d’action qui devaient permettre, croyait-on, de répondre au défi de la misère de par le monde et, en même temps, d’actualiser le sens exact du message biblique (Ratzinger et Messori, 1985 : 219-220).
Par ailleurs, il est nécessaire d’évoquer la rencontre avec Ivan Illich 103 à l’abbaye Saint-André de Bruges en , car c’est grâce à lui que Boff entame une déseuropéanisation de sa pensée et commence à réfléchir à partir de son origine latino-américaine. Selon Boff, Illich est un des principaux responsables du changement de sa vision du monde. Dès le début des années , Illich critique farouchement le capitalisme productiviste, posant ainsi les bases théoriques d’une écologie politique 104. Au-delà de ses responsabilités théologiques, Boff a gardé un lien avec la pensée latino-américaine. Il organise deux réunions, en et , avec une quinzaine de Brésiliens qui étudient la 103 Né en 1926 à Vienne d’un père croate et catholique et d’une mère juive sépha-
rade, ce prêtre et théologien quitte définitivement le sacerdoce en 1969. Ayant travaillé dans une paroisse portoricaine dans un bidonville de New York entre 1951 et 1956, il part à Porto Rico, puis s’installe à Cuernavaca au Mexique où il fonde, avec le soutien du cardinal Francis Spellman, le Centre interculturel de documentation (Centro Intercultural de Documentación, CIDOC). Ce centre fut un noyau important pour le développement de nouvelles perspectives sociales ; parmi ses collaborateurs se trouvaient Erich Fromm, Peter Berger, Paul Goodman, Augusto Salazar Bondy, Paulo Freire et Susan Sontag. Le 17 juin 1968, Illich est convoqué à Rome devant la Congrégation pour la doctrine de la foi pour ce que le cardinal mexicain Sergio Méndez Arceo a qualifié d’« interrogatoire incroyable ». Le lendemain, alors qu’il remet son rapport au cardinal Franjo Šeper, celui-ci lui dit en croate : « Hajdite, hajdite, nemojte se vratiti » (« Va t’en, va t’en et ne reviens jamais ») (Latorre Cabal, 1969 : 100-112). 104 Ce n’est pas un hasard si René Dumont et Jacques Ellul ont fait connaître les tra-
vaux de Illich en France (Landron, 2008 : 55).
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RETOUR AU PAYS NATAL
festé pour la publication de sa thèse (Vázquez Carballo, 2008 : 51).
R E TO U R A U PAYS N ATA L
teur et Joseph Ratzinger, le second (Brandt, 2008 : 18). 107 Dans le prologue, Boff remercie le cardinal Ratzinger de l’intérêt qu’il a mani-
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106 Heinrich Fries, professeur de théologie fondamentale, a été le premier rappor-
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105 « La thématique de la révolution était monnaie courante parmi nous, mais nous nous sommes aperçus qu’elle était une réflexion européenne. Nous avons entendu la contribution de Paulo Freire qui parlait de la pédagogie de l’opprimé et de l’éducation comme pratique de la liberté. Dans ce contexte, c’est avec la présence d’un théologien de la libération réputé comme Hugo Assmann que l’expression de “libération intégrale” est apparue. À l’époque, nous n’avions pas encore de véritable articulation entre les libertés historiques et le salut, thématique spécifiquement théologique » (Guimarães, 2008a : 176). Après des études de philosophie au séminaire central de São Leopoldo, Hugo Assmann se rend à Francfort-sur-le-Main, pour poursuivre des études de sociologie avec les fondateurs de la théorie critique, Max Horkheimer et Theodor Adorno (Löwy, 2007 : 311).
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Au Brésil, Boff est chargé de cours au séminaire de Petrópolis et responsable de la maison d’édition Vozes. Durant les années , il s’est forgé une réputation dans le milieu théologique.
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science politique, la sociologie et l’histoire en Europe. Ces rencontres ont permis à cette nouvelle génération de prendre conscience du développementisme, de la dépendance (thématisée théologiquement dans l’idée de captivité), de la révolution et de la libération intégrale chère à Hugo Assmann 105. En , sous la direction de Leo Scheffczyk, Boff obtient le doctorat en théologie systématique. Sa thèse sur Die Kirche als Sakrament im Horizont der Welterfahrung. Versuch einer Legitimation und einer struktur-funktionalistischen Grundlegung der Kirche im Anschluß an das II. Vatikanische Konzil constitue, aux yeux de Joseph Ratzinger, une formidable contribution dans le domaine de l’ecclésiologie et de la théologie sacrementelle 106. Publiée en allemand, elle est restée inédite en portugais, encore que le chapitre de la thèse soit devenu le chapitre de l’ouvrage Église : charisme et pouvoir. Selon Vázquez Carballo (2008 : 51), Ratzinger aurait encouragé Boff à publier sa thèse à hauteur de marks, tandis que, dans une interview accordée au théologien Juan José Tamayo Acosta (1999 : 150), Boff déclare avoir reçu marks à cette fin 107. Son projet mené à bien, Boff a dû rentrer au Brésil qui subissait les atrocités et les effrayantes exactions commises par la dictature militaire.
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Juan José Tamayo Acosta (1999 : 15) raconte qu’en mars , durant la Semaine internationale de théologie à Madrid, Boff était le plus jeune théologien, le seul orateur non européen venu du Sud qui discutait d’égal à égal avec la fine fleur du monde théologique européen. À cette époque, Boff passait déjà pour l’un des principaux représentants de la théologie de la libération latino-américaine. João Batista Libanio note qu’en Leonardo Boff était davantage influencé par la pensée heideggérienne et existentialiste que par la pensée dialectique marxiste (Baptista, 2007 : 48). Il convient donc de s’interroger sur les facteurs qui ont favorisé l’« attitude » engagée de Boff envers les « valeurs » – au sens goldmannien du terme 108 – défendues et promues par la théologie de la libération. Pour y répondre, et en suivant les conseils méthodologiques de Lucien Goldmann, nous rechercherons dans les faits historiques la signification humaine. La vision du monde en tant qu’instrument conceptuel permettra de saisir le déploiement, dans ses continuités et ses discontinuités, de l’œuvre de Boff 109. Les visions du monde gardent leur propre autonomie, mais l’adhésion de l’individu à telle ou telle vision du monde est le résultat d’une « affinité élective » (Wahlverwandtschaft) et de ses intérêts de classe (Löwy, 1988) 110. En mobilisant cet 108 « Ce que nous cherchons dans la connaissance du passé, c’est la même chose que ce que nous cherchons dans la connaissance des hommes contemporains. Ce sont tout d’abord les attitudes fondamentales des individus et des groupements humains envers les valeurs, la communauté et l’univers. Si la connaissance de l’histoire présente une importance pratique pour nous, c’est parce que nous y apprenons à connaître des hommes qui, dans de conditions différentes, avec des moyens différents, et le plus souvent inapplicables à notre époque, ont lutté pour des valeurs et des idéaux qui étaient analogues, identiques ou opposés à ceux que nous avons aujourd’hui et que cela nous donne conscience de faire partie d’un tout qui nous transcende, que nous continuons dans le présent et que les hommes qui viendront après nous continueront dans l’avenir. La conscience historique n’existe que pour une attitude qui a dépassé le moi individualiste et elle est précisément un des principaux moyens pour réaliser ce dépassement » (Goldmann, 1966 : 25-26). 109 Goldmann (1966 : 60) insiste sur le fait que « les grands écrivains représentatifs
sont ceux qui expriment, d’une manière plus ou moins cohérente, une vision du monde qui correspond au maximum de conscience possible d’une classe ; c’est le cas, surtout, pour les philosophes, les écrivains et les artistes ». 110 Löwy (2008 : 14) distingue les visions du monde idéologiques, qui légitiment,
justifient et défendent un ordre social du monde, des visions du monde utopiques, qui jouent un rôle critique, négatif et subversif visant une autre réalité. Goldmann (1966 : 110) attribue la différence entre visions du monde et idéologies au fait que les premières ont un idéal se rapportant à l’ensemble de la communauté humaine,
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113 Dans le processus d’industrialisation qui s’étend à partir des années 1950 en Amérique latine, Löwy (1998 : 64) identifie la consolidation d’un capitalisme périphérique et dépendant du système international. Cette situation de marginalité dont les contradictions sont des plus abjectes sera analysée par les théoriciens de la dépendance. Mot-valise forgé à partir des mots pobre (« pauvre ») et proletariado (« prolétariat »), le terme pobretariado (« pauvrétariat ») veut mettre en lumière l’articulation entre l’exploitation des travailleurs d’une part, la pauvreté et la domination du Tiers Monde de l’autre.
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112 Considéré comme un prophète par Hélder Câmara, le père Lebret a marqué non seulement des intellectuels catholiques comme Alceu Amoroso Lima et Candido Mendes, mais aussi des cadres de la JUC. Au sujet de l’influence du père Lebret sur les programmes de la JUC, le sociologue brésilien Luiz Alberto Gómez de Souza (1984 : 115) rapporte que, lors d’une rencontre en 1953 à São Paulo entre Lebret et Plínio de Arruda Sampaio, alors président de la JUC dans cette ville, Lebret n’aurait pas été convaincu de la méthode à laquelle recourait la JUC pour traiter la question sociale, car, selon lui, la « réponse sociale » résidait dans le monde du travail. D’où l’importance de travailler en collaboration avec les ouvriers.
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111 Parmi ses disciples brésiliens figurait João Batista Libanio (1932-2014). Karl Rahner est, aux yeux de Boff, le théologien catholique le plus important de ce siècle. C’est la raison pour laquelle il a suivi ses séminaires à Munich.
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tandis que les secondes ne font que défendre les privilèges et les positions acquises.
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instrument conceptuel, nous voudrions montrer que la théologie de la libération est à la fois une vision du monde utopique et un moment important du « tournant décolonial » dans la pensée latino-américaine. Michael Löwy considère que le nouveau courant progressiste apparu dans l’Église latino-américaine est le résultat d’un ensemble de changements intervenus vers la fin des années , aussi bien au sein que hors de l’Église, et qui, partant de la périphérie de l’institution, ont gagné son centre. Il évoque l’essor, dans l’Église catholique d’après-guerre, de nouveaux courants théologiques en Allemagne (Metz, Rahner 111), parfois influencés ou parallèlement à de nouvelles tendances au sein de la théologie protestante (Bultmann, Moltmann), ou en France (Jean-Yves Calvez, Yves Congar, Marie-Dominique Chenu) et d’un nouveau christianisme social (prêtres-ouvriers, économie humaniste du père Louis-Joseph Lebret 112) ainsi qu’une ouverture aux interrogations de la philosophie moderne et des sciences sociales. Löwy insiste également sur le rôle qu’ont joué l’élection de Jean XXIII et la révolution cubaine dans le développement de la théologie de la libération. La théologie de la libération, en tant que « conscience possible » du pobretariado 113
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chrétien, est postérieure aux mouvements sociaux animés par les militants chrétiens entre et au Brésil. Gustavo Gutiérrez a même dû interrompre la rédaction de son ouvrage Théologie de la libération 114 pour se rendre au Brésil en , afin de discuter et d’interviewer des militants de la Jeunesse universitaire catholique (Souza, 1984 : 9). La Semaine interaméricaine de la Jeunesse étudiante catholique et de la JUC , qui s’est tenue du janvier au février à Rio de Janeiro, est le point de départ à l’échelle nationale du travail de la JUC . Selon Luiz Alberto Gómez de Souza, c’est dans la seconde moitié des années , lorsque les universitaires issus des filières comme la sociologie et l’économie sont devenus plus nombreux au sein de la JUC , que de nouvelles problématiques sont introduites. L’idée de vivência (« expérience ») jouera un grand rôle au sein de la jeunesse catholique 115. Lors du cinquième Conseil de la JUC à Porto Alegre en , l’orientation idéologique gagne du terrain 116. Löwy relève l’importance du concept d’« idéal historique » dans les documents présentés par l’aumônier Almery Bezerra en , afin d’orienter le débat vers les questions historiques concrètes et la nécessaire transformation sociale. La JUC expérimente alors un processus de radicalisation qui mènera à la création d’une gauche chrétienne, avec l’Action populaire (Ação Popular) fondée en à Belo Horizonte (Löwy, 1998 : 214-216). Parmi les sources de ce mouve114 Publié à Lima en 1971, cet ouvrage est considéré comme le point de départ de la théologie de la libération. Mais on n’oublie que, en 1952 déjà, le théologien et missionnaire nord-américain Millard Richard Shaull a tissé des liens avec des pasteurs brésiliens comme Jaime Wright et Rubem Alves. Ce dernier, après sa maîtrise en théologie à New York, regagne le Brésil en 1964. Dénoncé comme subversif par les autorités de l’Église presbytérienne, il doit quitter le pays et partir aux États-Unis, où il obtient un doctorat en philosophie au Princeton Theological Seminary. Soutenue en 1968, sa thèse « Towards a Theology of Liberation » est publiée sous le titre A Theology of Human Hope en 1969 et traduite en portugais sous le titre Da Esperança en 1987 – le mot « libération » disparaît du titre (une traduction française paraît aux éditions du Cerf, à Paris, en 1972 : Christianisme, opium ou libération ? Une théologie de l’espoir humain). Et en 1970 – précédant donc l’ouvrage de Gutiérrez – a paru la Théologie de la révolution de Joseph Comblin, dédiée au prêtre chilien Manuel Larraín. 115 Souza (1984 : 117) relève que le mot vivência renvoie au terme « engagement » (engajameto) cher à la philosophie existentialiste. 116 En 1956, la JUC se pose la question d’une possible collaboration avec les communistes, ayant eu comme expériences concrètes les cas de Belo Horizonte et de São Paulo (Souza, 1984 : 126).
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ment brésilien, Joseph Comblin (1970 : 79) reconnaît l’influence aussi bien d’Emmanuel Mounier dans les thématiques personnalistes et communautaires que du marxisme hétérodoxe, notamment de György Lukács, par l’intermédiaire du père Henrique Cláudio de Lima Vaz. Quant à la Jeunesse ouvrière catholique (JOC), de à , sa conception de la foi était plus traditionaliste et individualiste. Au fur et à mesure que le processus de conscientisation gagne du terrain, vers la seconde moitié des années , la JOC expérimente une véritable transformation dans sa vision politique allant jusqu’à une perspective anticapitaliste de la société. À la fin des années , la JOC devient l’une des principales cibles du régime militaire en raison de sa popularité dans les mouvements sociaux (Sofiati, 2012 : 42). Avec le coup d’État de , tous les opposants au régime ont été soumis à une répression brutale. Dans son ouvrage Batismo de Sangue, Frei Betto (1983 : 41) raconte le calvaire des Dominicains au temps de la répression politique et militaire, lors de la Operação Bata Branca (« Opération Bure blanche », nommée ainsi en raison de la couleur de l’habit des Dominicains) qui a mené à l’assassinat de Carlos Marighella, leader de l’Action de libération nationale (Ação Libertadora Nacional, ALN ). L’ ALN s’était notamment fixé comme objectifs de renverser la dictature militaire, de former un gouvernement révolutionnaire du peuple, d’exproprier les latifundistes, d’améliorer les conditions de vie des ouvriers, des paysans et de la classe moyenne, de faire du Brésil une nation indépendante. Tout au long de l’ouvrage de Frei Betto, nous notons la présence, non seulement chez les religieux, mais aussi chez les laïcs (par exemple avec Marighella qui écrit le poème Liberdade en prison ou le militant marxisant Jeová de Assis Gomes qui reçoit l’eucharistie), de la « fonction utopique » et de son locus politico-éthique : la solidarité avec les opprimés. La prose raffinée de Frei Betto met à nu l’« angoisse existentielle de l’être humain », dévoile l’« âme torturée » de la victime sacrificielle et dénonce les « stratagèmes discursifs » du système oppresseur. Le livre de Frei Betto constitue un témoignage capital de la virulente répression du régime militaire (Martínez Andrade, 2015 b : 143). Paulo Agostinho Nogueira Baptista constate qu’en la pensée de Boff était encore fortement imprégnée du courant existentialiste et
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de la pensée heideggérienne (Martínez Andrade, 2015 a : 81). La rencontre avec Illich et avec les étudiants brésiliens en Europe l’a certes poussé à reformuler sa pensée à partir du contexte latinoaméricain. Déjà installé au Brésil, il s’est plongé dans la lecture d’auteurs brésiliens comme Joaquim Nabuco, Gilberto Freyre, Sérgio Buarque de Holanda, Caio Prado Júnior, Darcy Ribeiro et Roberto DaMatta. Le contexte sociopolitique brésilien, le développement des communautés ecclésiales de base en tant qu’agents catalyseurs de l’Église « populaire », la création du groupe Emaús et des Semaines théologiques de Petrópolis auxquelles participaient de futurs théologiens de la libération comme João Batista Libanio et Frei Betto ont transformé l’activité tant théorique que pratique de Boff, en même temps que son travail pastoral dans les favelas de Petrópolis a été décisif pour son changement de perspective. Les CEB sont déterminantes, non seulement dans le contexte brésilien, mais aussi dans la vie et l’œuvre de Boff. En valorisant le rôle des laïcs dans l’évangélisation, elles sont l’un des fruits du concile de Vatican II ayant contribué à la formation d’une nouvelle conscience politico-religieuse en Amérique latine. Formées principalement de croyants, mais aussi d’athées, qui se réunissent régulièrement pour lire la Bible et discuter à partir de leurs propres expériences, elles n’écartent pas les prières et les rites aussi bien du catholicisme que de la religiosité populaire. Le sociologue Pedro de Assis Ribeiro de Oliveira relève les éléments suivants dans la composition d’une CEB : la célébration de la messe avec ou sans prêtre ; un cercle biblique, c’est-à-dire une réflexion sur l’Évangile ; une praxis sociale qui s’articule sur la coordination participative et une manière d’agir dans la société (Martínez Andrade, 2015 a : 146-147). Le réseau des CEB n’est pas seulement un phénomène interecclésial, il est l’expression du profond changement socioreligieux des années . Dans le cas brésilien, les CEB résultent de la convergence de trois forces au sein de l’Église : l’action des catéchistes populaires de Barra do Piraí dans l’État de Rio de Janeiro ; le mouvement d’éducation de base de Rio Grande do Norte qui, à l’aide la méthode de conscientisation chère à Paulo Freire, a évangélisé, alphabétisé et promu la dignité des démunis ; les plans pastoraux d’ensemble de la Conférence nationale des évêques qui visent la mobilisation des forces de
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dans la philosophie de la libération proposée par Enrique Dussel (2007 a). Nonobstant, en léninisant le terme, Dussel tend à distinguer le « peuple en soi » du « peuple pour soi ».
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118 Cette thématique de la différence entre masse et peuple est aussi présente
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117 Reprenant les propos du projet Modernité/Colonialité, nous soutenons qu’en Amérique latine, la polarisation non seulement des classes sociales mais aussi des races et des genres est forcément nécessaire à la dynamique du capitalisme. L’image dressée par Ribeiro de Oliveira pour se référer à la polarisation sociale entre peuple et élite rappelle celle de Fanon à propos de la cité du colon et celle du colonisé. Ribeiro de Oliveira (1984 : 133) écrit qu’« en Amérique latine, comme en général dans les pays soumis à la colonisation, transparaît toujours la distinction entre la masse des natifs, pauvres, sans pleine jouissance des droits civiques, et l’élite des descendants des Européens, nobles, cultivés, riches. Parfois, cette polarisation prend des contours très nets comme dans le cas des différences raciales (élite blanche face à la masse des Indiens ou des Nègres), linguistiques (l’élite parle la langue européenne, la masse emploie les langues originaires et les dialectes) et même religieuses (les religions chrétiennes de l’élite s’opposent aux pratiques religieuses dites “animistes”, “magiques” ou “superstitieuses” populaires). C’est dans toute cette masse que va émerger la catégorie de “peuple” embrassant tous les oubliés, les marginalisés, tous ceux qui ne comptent pas pour une société bien constituée ».
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l’Église à l’échelle des paroisses et des laïcs. La méthode du voir, juger, agir se révèle être ici la méthode par excellence. En confrontant une page de la Bible avec la vie quotidienne, les CEB éveillent la conscience de la communauté, du bidonville ou du syndicat (Boff, 1986b : 93-95). Dans son analyse des CEB , Ribeiro de Oliveira recourt à l’idée d’Église « populaire » comme catégorie sociologique, pour appréhender leur signification socioreligieuse. La catégorie de « peuple » est loin d’être sémantiquement univoque. Pourtant, Ribeiro de Oliveira relève trois éléments qui permettent d’appréhender sociologiquement cette catégorie. Le premier concerne la place ou position dans la pyramide sociale : le peuple est constitué des « gens d’humble condition sociale ». Un deuxième se rapporte à la distinction entre l’élite et la classe dominée, autrement dit, il met en lumière la polarisation sociale 117. Le troisième élément dénote une opposition dialectique à la catégorie de « masse » : le peuple représente le moment d’un sujet constitué portant un projet historique. Ces éléments définissent le peuple comme catégorie sociologique. Cela l’amène à concevoir l’Église « populaire » comme l’un des médiateurs dans le processus dialectique de constitution du peuple à partir de la masse 118. Selon Ribeiro de Oliveira, on peut observer deux moments dialectiques dans l’insertion de l’Église
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dans le mouvement populaire : le premier correspond à l’influence de l’Église sur la constitution d’un peuple, comme dans le cas de la révolution sandiniste ; le second se rapporte à la transformation vécue par l’Église en raison de la présence active du peuple, comme dans le cas des CEB 119. S’ajoute la forte présence des femmes au sein des CEB, question tellement importante dans un espace marqué par la colonialité du pouvoir où les femmes sont souvent vues comme subalternes. S’agissant de la contribution sociopolitique au Brésil, les CEB ont été à l’origine du Mouvement des Sans Terre et présentes dans la formation du Parti des travailleurs (PT ). D’où la portée du travail accompli par les CEB en tant que catalyseurs d’une nouvelle culture politique. Par ailleurs, les CEB ont essayé de maintenir une forme de pouvoir communautaire plus en accord avec l’expérience des organisations de base ; elles se sont ainsi efforcées d’éviter toute forme de bureaucratisation. Au dire du théologien et philosophe Névio Fiorin, c’est au contact des CEB que Boff commence à élaborer une théologie de la libération 120. Penchons-nous à présent sur le groupe Emaús. Formé de philosophes, de scientifiques sociaux, de théologiens (Frei Carlos Mesters 121, João Batista Libanio, Clodovis et Leonardo Boff) et de Dominicains (Frei Betto 122, Frei Fernando de Brito 123 et Frei Ivo Lesbaupin 124), ce groupe constitue une partie du « noyau dur » de la théologie de la libération (Baptista, 2007 : 49). Dans un article paru le juin , Frei Betto rapporte l’histoire de la 119 « Il suffit d’assister à une cérémonie de la communauté ecclésiale de base pour percevoir le style que le peuple imprime dans l’Église » (Oliveira, 1984 : 140). 120 Entrevue avec Névio Fiorin, le 16 avril 2009, à Rio de Janeiro. 121 Originaire des Pays-Bas, ce frère carme est l’un des fondateurs du Centre œcuménique d’études bibliques (Centro Ecumênico de Estudos Biblícos, CEBI). Aux côtés de Joseph Comblin, il a œuvré à la promotion de la lecture populaire de la Bible. 122 Figure emblématique de la théologie de la libération, Frei Betto est l’auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels des Entretiens sur la religion avec Fidel Castro (1986) et des lettres de prison (Betto, 2008). 123 Originaire de l’État de Minas Gerais, ce Dominicain a été un prisonnier politique
durant le régime militaire. Il était un ami de Frei Tito de Alencar Lima. Tous deux ont été victimes de la doctrine de la sécurité nationale. 124 Ayant fait un doctorat en France, ce sociologue est rentré au Brésil pour tra-
vailler à l’Université fédérale de Rio de Janeiro. Le livre Batismo de Sangue de Frei Betto (1983) l’a fait connaître. Il a quitté l’ordre des Dominicains en 1977.
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naissance de Emaús.Tout semble avoir commencé dans la prison Presidente Venceslau où se trouvaient Fernando de Brito, Ivo Lesbaupin et Frei Betto. Au début des années , ils ont suivi les nouvelles productions théologiques, notamment la Théologie de la libération de Gutiérrez, et ont décidé de travailler aux côtés de ceux qui se sont engagés dans les CEB .
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126 Voir le site : http://www.fepolitica.org.br/ (page consultée le 24 octobre 2015).
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consulté le 12 février 2014 : http://www.adital.com.br/site/noticia2.asp?lang=PT &cod=12695.
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125 Frei Betto, « Emaús, itinerários », Adital, article paru en ligne le 18 juin 2004 et
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À cet effet le groupe Emaús est créé. Frei Betto souligne que grâce à la base construite par les CEB , Emaús n’a pas capitulé devant l’intellectualisme théorique. Les premières réunions du groupe se sont tenues à Petrópolis. Durant la période de la répression sous la dictature militaire, l’Église catholique s’est popularisée à travers les CEB et en tissant des liens avec les mouvements populaires. Les CEB ont suscité sur le terrain une nouvelle ecclésiologie et une nouvelle christologie. La pratique et la théorie, poursuit Frei Betto, étaient si liées que chaque nouvel ouvrage publié été accueilli comme s’il était du pain pour les affamés. Emaús a joué un rôle déterminant, tant dans la production d’une nouvelle pensée théologique que dans la création d’outils pour analyser le rapport entre foi et politique : les rencontres interecclésiales, le Centre œcuménique d’études bibliques, le cours d’été, le cours des évêques, le groupe Foi et politique (Fé e Política 126) en sont des fruits. À ses débuts, le groupe Emaús était composé d’une vingtaine de personnes qui se réunissaient deux fois par an pour élaborer des stratégies et des actions selon une perspective de libération.
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De même que saint Thomas d’Aquin a bâti sa cathédrale théologique sur les piliers de la pensée aristotélicienne, il nous a semblé que Marx était le socle sur lequel la nouvelle théologie latino-américaine devait chercher ses médiations rationnelles à la fois pour une juste « analyse de la réalité » et pour briser l’épistémologie analytique et adopter la dialectique. Il s’agissait de donner l’impulsion pour déblanchir et déseuropéaniser la théologie, de recréer ses catégories et redéfinir ses concepts à partir des mondes indigène et noir, des femmes et des exclus 125.
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Marqué par une forte présence masculine, il s’est progressivement ouvert aux femmes, parallèlement à son articulation aux CEB. Malgré les réticences du Vatican, Emaús a soutenu les luttes politiques au Brésil et les pastorales populaires. Présent durant la troisième Conférence générale de l’épiscopat latino-américain de Puebla en , le groupe a échangé des avis avec les évêques. Le travail d’Emaús a été décisif pour la formation de l’Église « populaire » 127. S’appuyant sur la méthode proposée par Paulo Freire, Emaús a fourni des fondements théologiques et éthiques aux CEB, aux pastorales sociales et aux évêques progressistes. Le nom provient de l’évangile de Luc (24,13-33) qui rapporte l’histoire de deux disciples qui, alors qu’ils se rendent au village d’Emmaüs, sont inquiets et cherchent à comprendre ce qui va advenir de leur communauté maintenant que Jésus est mort. Sur la route, ils croisent un étranger avec lequel ils partagent leur chagrin ; celui-ci les rassure et raffermit leur foi. Cet étranger est Jésus. C’est symboliquement que le nom d’Emmaüs a été choisi pour représenter l’espoir : la période de la dictature ressemblait à celle de la mort de Jésus. Pourtant, l’espérance est indestructible. Névio Fiorin et Paulo Agostinho Nogueira Baptista ont souligné que la pensée de Leonardo Boff était encore ancrée dans une perspective allemande. Cependant, avec l’instauration par les Franciscains en des Semaines théologiques de Petrópolis, Boff a subi une transformation radicale. João Batista Libanio a décrit le climat théologico-idéologique de l’époque : Dans les années , il n’y avait pas ce que nous appelons aujourd’hui la théologie de libération. À mon avis, dans les premières années des Semaines théologiques, il y avait deux courants. Le premier, plus heideggérien, lié à l’exégèse critique allemande et donc défendu par les Franciscains. À cette époque, Leonardo Boff faisait partie de ce courant. Il était influencé par le philosophe Frei Hermógenes Harada, par Frei Arcângelo Buzzi et d’autres. Dans l’autre courant, proche d’une ligne plus dialectique, se trouvaient Henrique Cláudio de Lima Vaz, moi-même et d’autres. Il y avait une sorte de confrontation entre ces deux positions. Les Franciscains travaillaient dans une ligne plus existentialiste et, de notre côté, 127 Entrevue avec Névio Fiorin, le 16 avril 2009, à Rio de Janeiro.
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VERS UNE THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION
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• VERS UNE THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION
Il y a des textes qui transcendent les époques, ouvrages inclassables qui n’appartiennent ni à un passé figé, ni à un avenir abstrait. Ce sont des textes actuels, comme des passages de témoin transmis de génération en génération, devenant ainsi une sorte de bannière des opprimés. On peut citer le Manifeste du Parti communiste rédigé à Bruxelles par Marx et Engels, le Discours sur le colonialisme de Aimé Césaire, Les damnés de la terre de Frantz Fanon ou Indignez-vous ! de Stéphane Hessel. Dans notre tradition latinoaméricaine, citons Los Sentimientos de la Nación du prêtre José María Morelos y Pavón ou Notre Amérique de José Martí. Ces textes demeurent des « pierres angulaires » tant pour les perspectives contre-hégémoniques que pour les mouvements émancipateurs. L’ouvrage de Leonardo Boff, Jésus-Christ libérateur, paru en et sous-titré dans l’original portugais « Essai de christologie critique pour notre temps », peut aussi être considéré comme un texte actuel. Bien que les apports de Jésus-Christ libérateur aient déjà été mis en lumière par certains théologiens (Brandt, 2008 ; Tamayo Acosta, 1999 ; Vázquez Carballo, 2008), nous voudrions montrer l’importance de cet ouvrage dans le virage de son auteur vers la théologie de la
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nous étions en train d’élaborer un versant plus historicocritique. Cette polarité émergeait dans nos rencontres jusqu’à ce que Leonardo, le grand coryphée parmi eux, a pris la voie d’une pensée plus critique.Voici mes soupçons : je pense que ce changement provient de l’influence exercée par les Dominicains qui venaient d’être relâchés de prison vers la fin de l’année . Les Dominicains, surtout Frei Betto, Frei Fernando et Frei Ivo (étudiant en théologie à Petrópolis) ont réfléchi durant ces années d’emprisonnement sur l’Église et ils ont trouvé que si ce groupe de théologiens prenait une position plus critique, en intégrant la problématique sociale au Brésil, il pourrait contribuer à la transformation de la situation. Aussi ont-ils commencé à dialoguer avec les théologiens. C’est de là, il me semble, que provient la transformation de Leonardo dans une perspective plus critique. C’est ainsi que Leonardo, théologien de la libération, est né (cité d’après Baptista, 2007 : 48).
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libération à l’époque de la dictature militaire au Brésil. Certains théologiens comme Névio Fiorin, Paulo Agostinho Nogueira Baptista ou Enrique Dussel pensent que le livre ne s’inscrit pas encore dans la ligne de la théologie de la libération, cependant que d’autres comme José Mario Vázquez Carballo (2008 : 57) ou Juan José Tamayo Acosta soutiennent le contraire. Quoi qu’il en soit, tous s’accordent à dire que Jésus-Christ libérateur témoigne d’un tournant marquant dans la pensée de Boff. Michael Löwy (2007 : 311-312) observe que c’est dans le contexte de la dictature, la répression et la résistance que vont paraître les premiers ouvrages de la théologie brésilienne de la libération. Encore que dans Jésus-Christ libérateur les références au marxisme soient à peine visibles, c’est au cours des années que les concepts et les thématiques marxistes surgissent dans l’œuvre de Boff. Selon Nogueira Baptista, même si le titre peut sembler être dans la ligne de la théologie de la libération, dans Jésus-Christ libérateur, la catégorie de « libération » est employée de façon vague, générique et anthropologique, sans aboutir aux engagements pratiques que suppose la théologie de la libération. Dans la mesure où la médiation socio-analytique n’est pas visible, Leonardo Boff ne peut pas encore être considéré comme un théologien de la libération, même si le livre révèle ses premiers pas dans cette direction (Baptista, 2007 : 46 et 53). Précisons que le retour au Brésil en a été vécu par Boff (1994 a : 22) comme une crise d’identité : Après près de cinq années passées en Europe sans rentrer au Brésil, je me suis senti profondément scandalisé, bouleversé par la pauvreté et la misère. Quand on vient d’un pays riche qui ne connaît pas de telles différences sociales, on se montre plus sensible aux enfants de la rue et aux mendiants. J’ai pensé tout de suite qu’il fallait changer cette réalité. Je venais avec le bagage d’une lecture critique de la société, d’une tradition marxiste, mais il me manquait cette plongée dans la réalité qui provoque un choc existentiel. […] Quand je commençais à parler, mes idées me paraissent très européennes. Je me suis soudain rendu compte que je n’avais plus de discours. Ma parole était devenue comme muette. Mon savoir théologique s’évaporait, ma thèse de six cents pages sur l’Église comme Sacrement devait être réécrite, redite, repensée…
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Sur le plan théologique, Jésus-Christ libérateur a eu un fort écho bien au-delà du Brésil. Selon João Batista Libanio (2008 : 16), ce livre s’est éloigné de la christologie essentialiste et classique, car il a donné à voir un Jésus historique et annoncé une méthode dans laquelle « le primat de l’élément anthropologique sur l’élément ecclésiologique, de l’élément utopique sur l’élément factuel, de l’élément critique sur l’élément dogmatique, de l’élément social sur l’élément personnel et de l’orthopraxie sur l’orthodoxie » devient le principe cardinal d’une christologie latino-américaine. Il s’agissait d’un ouvrage hors du commun dans le domaine de la théologie, comme en témoigne son retentissement social : il fut immédiatement traduit en autres langues.
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si, à l’époque, j’avais connu personnellement Leonardo Boff et si j’avais été au courant des activités du DOPS, je n’aurais sûrement pas osé écrire ceci sur la relation aliénation-libération : la situation spécifique latino-américaine comme argument pour une christologie de libération est à peine citée […]. Ceux qui attendaient que le terme existentiel « aliénation » soit contextualisé dans la problématique propre à l’Amérique du Sud ou reflète la situation brésilienne actuelle sont donc déçus.
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L’effroyable paysage auquel il a fait face (pauvreté, chômage, impunité, état d’exception) a profondément marqué Boff. Le docteur en théologie systématique a alors remis en question ses présupposés théologiques et est passé par une transformation révélatrice. À peine nommé directeur de la maison d’édition Vozes en , il crée une collection consacrée à la diffusion d’ouvrages écrits par des théologiens brésiliens. Paru en juillet , Jésus-Christ libérateur réunit, dans une version revue, une série d’articles publiés dans la revue Grande Sinal. Dans une entrevue, Leonardo Boff a déclaré qu’après la publication du recueil, il a dû se cacher pendant une semaine, car il était recherché par les services de renseignement de la dictature (Departamento de Ordem Política e Social, DOPS ) pour avoir employé le mot « libération » dans le titre, mot banni du vocabulaire du régime militaire (Guimarães, 2008a : 177). Le livre portait déjà la marque de la subversion. Dans une recension assez critique de Jésus-Christ libérateur publiée en dans la revue Estudos Teológicos, le théologien Hermann Brandt (2008 : 10) reconnaît que
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Une recherche menée en auprès de treize librairies dans les principales villes d’Espagne relève que Jésus-Christ libérateur figurait parmi les cinq livres les plus vendus en (Baptista, 2007 : 54). Boff (1983 : 237-239) soutient que Jésus-Christ est considéré, par certains fidèles, comme un contestataire, un réformateur, un révolutionnaire ou un libérateur. Jésus dénonce l’aliénation dans l’histoire humaine et l’absolutisation de la loi – ce dernier thème sera ensuite repris par l’apôtre Paul dans ses épîtres (Martínez Andrade, 2015 c). À ce sujet, Boff (1983 : 238) écrit que, « au nom du Royaume, [Jésus] conteste le légalisme, la dureté de la religion judaïque et la stratification socio-religieuse de son temps qui faisait une discrimination entre les personnes pures et les personnes impures, les professions maudites, le prochain et le nonprochain ». Jésus-Christ libérateur a subverti le discours christologique et contextualisé politiquement le message du Nazaréen dans une situation d’oppression vécue dans l’espace latinoaméricain. Boff (1994 a : 57-58 et 66-67) propose de penser le libérateur Jésus-Christ à la lumière de l’engagement sociopolitique : Vénérer et annoncer Jésus-Christ Libérateur implique de penser et de vivre la foi du Christ à partir d’un contexte sociohistorique de domination et d’oppression. C’est une foi qui met en exergue les thèmes qui conduisent à une transformation structurelle d’une situation historique. Cette foi élabore analytiquement une christologie centrée sur le thème de la libération. Une telle christologie implique un certain compromis politique et social et vise à la rupture avec une situation d’oppression. Comme Jésus-Christ Libérateur, elle aspire à la libération économique, sociale et politique de groupes opprimés et dominés. […] La théologie de la libération et Jésus-Christ Libérateur représente[nt] le cri douloureux des chrétiens opprimés qui frappent à la porte des frères riches et demande[nt] seulement à être traités comme des personnes, des hommes… […] La résurrection est une insurrection ! Une insurrection contre ce monde et ses normes morales et religieuses qui limitent et emprisonnent la liberté. […] La mort anonyme de tous les vaincus de l’histoire pour la cause de la justice, de l’ouverture aux autres et d’un sens ultime de la vie, rencontre dans la résurrection de Jésus sa clarification. Elle libère d’une absurdité historique à partir de l’insurrection qui
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a démontré que le bourreau ne triomphe pas de sa victime. Le sens profond de la résurrection, c’est la libération totale. Ce sens apparaît quand on analyse la lutte de Jésus pour l’instauration du royaume dans ce monde.
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déré comme l’inspirateur du « Pacte des catacombes » signé en 1965 par une quarantaine de pères conciliaires qui se sont ainsi engagés à une vie de pauvreté et de simplicité, autrement dit à « vivre selon l’esprit de Jésus ». En 1970, après avoir dénoncé les abus et les tortures du régime militaire, il a été la cible d’une campagne de diffamation orchestrée par la dictature. Certains de ses proches, comme le père Antônio Henrique Pereira Neto, ont été assassinés.
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128 Évêque brésilien et archevêque d’Olinda et Recife, Dom Hélder Câmara (19091999) a été l’un des principaux protagonistes du concile de Vatican II. Il est consi-
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Leonardo Boff appartient à ce que j’appelle la seconde génération de la théologie de la libération. Croyez-le ou pas, j’appartiens à la première génération. Je me souviens quand j’ai rencontré Leonardo en dans le cadre d’un congrès au Mexique. À l’époque, il parlait de la « théologie de la captivité », car le Brésil était encore sous la dictature, il n’était pas familiarisé avec le terme de libération. C’était un excellent congrès sur la théologie de la libération au Centre universitaire, et c’est à cette occasion que Leonardo Boff l’a découverte. Je lui ai dit : « La théologie de la captivité – l’Égypte –, c’est un chapitre de la théologie de la libération. » C’est ainsi qu’il a fait sien le sujet (Martínez Andrade, 2015 a : 98).
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Patrus Ananias de Souza (2008 : 35), ancien ministre du Développement social et de la lutte contre la faim du gouvernement Lula, considère que Jésus-Christ libérateur a été une riche source d’inspiration dans la quête de liberté et de justice de toute une génération de jeunes chrétiens (post-Action catholique et post-) qui n’a pas vécu l’expérience dramatique de la lutte armée. Cette génération fut le principal protagoniste de ce qui était connu dans les années comme Mouvement national de la justice et de la non-violence (Movimento Nacional de Justiça e NãoViolência). Grâce à des figures prophétiques – au sens wébérien du terme – comme celles de Dom Pedro Casaldáliga ou de Dom Hélder Câmara 128, l’espérance et la résistance n’ont pas capitulé face au régime militaire, malgré la brutale répression. Dans Jésus-Christ libérateur, les préoccupations intellectuelles et politiques de Boff deviennent plus radicales. S’agissant du tournant de Boff, Enrique Dussel signale que
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À notre avis, le propos de Dussel est discutable, dans la mesure où, dans le dossier que la revue Concilium a consacré en à « Praxis de libération et foi chrétienne », l’article de Boff (1974) sur « Salut en Jésus-Christ et processus de libération » se situe déjà dans la perspective ouverte par la théologie de la libération. En , dix ans après la publication de Jésus-Christ libérateur, Boff publiait un nouvel ouvrage, Église : charisme et pouvoir, dont le sous-titre de l’édition originale portugaise laissait augurer la bombe : « Essais d’ecclésiologie militante » et qui a effectivement provoqué un « véritable tremblement de terre » dans l’Église. En , l’ouvrage lui a valu une condamnation au silence obséquieux. Boff (1994 a : 83-85) explique : La parole est notre seule arme. Du jour au lendemain, je me suis retrouvé privé de mon instrument de travail. Cela m’a fait souffrir énormément. Ce silence imposé de manière autoritaire m’est apparu comme une méthode de pression inacceptable. Pendant la dictature au Brésil, l’Église s’est sans cesse opposée à la censure imposée par les militaires. Mais, à mon égard, Rome s’est conduit exactement comme le ferait une dictature ! Néanmoins, j’ai accepté cette souffrance dans un esprit de communion avec les millions de personnes réduites au silence sur ce continent, avec les cultures réduites au silence, celles des Indiens et des Noirs, qui ne peuvent jamais parler ou du moins, n’ont pas la chance d’être écoutées. […] Pendant l’année de silence, j’ai cependant mûri, évolué. J’ai perdu mon innocence théologique en percevant que les conflits internes de l’Église ne recouvrent pas seulement des intérêts religieux mais aussi des motifs obscurs et non évangéliques. Je n’analyse pas ce moment, ce conflit, sous l’angle théologique mais d’abord sous l’angle politique. En Amérique latine, il existe un mouvement de l’Église de base très fort et ma théologie lui servait de légitimation. Cette Église populaire représente une réelle alternative au mode de pouvoir de la structure traditionnelle […]. L’Église travaille toujours dans un seul but, avec une stratégie et une cible indirecte, inavouée. Ce n’était pas moi qui étais visé directement, c’était bien la conférence des évêques du Brésil. Rome voulait l’attaquer mais, de même que les loups ne mangent pas les loups, les évêques ne s’en prennent pas aux évêques !
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De la publication de Jésus-Christ libérateur en à celle de Église : charisme et pouvoir en , la transition de Boff vers la théologie de la libération a été fortement motivée par ses activités sociales (notamment dans le groupe Emaús) et pastorales (travail dans les favelas de Petrópolis). En ce qui concerne la culture politique brésilienne, le politologue Juarez Guimarães (2008 b : 81) remarque que l’ouvrage Église : charisme et pouvoir a ancré le peuple brésilien dans l’histoire millénaire du christianisme et, en même temps, placé le christianisme dans l’histoire de l’émancipation du peuple brésilien. Bien que l’affirmation selon laquelle le catholicisme ne saurait être compris sans faire référence à l’Amérique latine et vice versa soit un truisme, il faut avoir à l’esprit que toute analyse socioculturelle ne peut pas laisser de côté ce fait. Dans le cas du Brésil, pays qui
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Ainsi, la lutte d’un peuple pour sa libération devient un sacrement, le mouvement ouvrier qui a conquis dans la sueur et le sang ses droits fondamentaux, le peuple d’un quartier qui se réjouit de la mise en place de services publics, notamment l’école, l’assistance médicale, l’électricité ou l’eau. Dans tous ces événements s’incarne quelque peu le Royaume de Dieu et la rédemption finale est anticipée.
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Avant d’aborder la portée du livre Église : charisme et pouvoir, il convient de préciser qu’au cours des années , Boff a subi un tournant important dont témoigne l’ouvrage Teologia do cativeiro e da libertação. Paru en aux éditions Indo Multinova à Lisbonne, il montre une transition dans la pensée du théologien brésilien. Ayant participé aux Semaines théologiques de Petrópolis, étroitement travaillé avec les CEB et rallié le groupe Emaús, Boff a découvert le marxisme et les médiations socioanalytiques. Au cours de l’année , Boff publie sous forme d’articles les chapitres qui formeront ultérieurement la Teologia do cativeiro e da libertação. C’est à partir de la théorie de la dépendance qu’il interprète le concept de « captivité » comme la situation de souffrance matérielle des peuples latino-américains. Aux yeux de Paulo Agostinho Nogueira Baptista (2011 : 43), cet ouvrage marque l’entrée de Boff dans le champ de la théologie de la libération. D’ailleurs, dans l’ouvrage Os sacramentos da vida e a vida dos sacramentos, Boff (1975 : 40) se réfère au Royaume de Dieu comme résultat de la lutte du peuple pour sa libération :
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compte millions de catholiques, la référence au catholicisme est indispensable. Église : charisme et pouvoir s’articule autour de deux lignes directrices : la référence aux CEB et la conception du pouvoir. Comme nous l’avons évoqué, les CEB développent une autre façon de comprendre et de pratiquer l’Évangile aussi bien de la part des membres du clergé que des laïcs. Organisées et formées comme des « groupements volontaires utopiques 129 », elles entendent proposer une lecture de la Bible à l’enseigne de l’expérience tant individuelle que collective. Ces nouvelles pratiques éveillent la conscience sociale des CEB et, dans certains cas, les CEB en viennent à jouer un rôle déterminant dans les luttes de libération nationale 130. Juarez Guimarães (2008 b : 70) demeure convaincu que la création des CEB a rendu possible l’émergence des luttes populaires au Brésil. Selon Pedro de Assis Ribeiro de Oliveira, une enquête a recensé près de CEB au Brésil, entre et . Malgré le harcèlement subi par la théologie de la libération, on dénombre, en , entre et CEB en raison de la hausse de la population vivant dans les périphéries des villes. Il faut souligner que les CEB ne peuvent pas être considérées comme des sectes – selon la définition de Ernst Troeltsch 131 –, car, d’une part, elles ne sont pas marginalisées au sein de l’Église et, de l’autre, elle ne sont pas à l’écart ou en rupture avec le monde. Église : charisme et pouvoir a donc été une percutante réflexion théologique sur le catholicisme populaire et son expression ecclésiale, les CEB .
129 Nous empruntons l’expression à Michael Löwy (1998 : 91) qui, reprenant la définition proposée par Jean Séguy (1972), soutient que les CEB sont un nouveau type de communauté : une communauté à laquelle « les membres participent de leur plein gré et qui vise (implicitement ou explicitement) à transformer au moins potentiellement et radicalement les systèmes sociaux globaux existants ». 130 La révolution nicaraguayenne en 1979 est un exemple du rôle des CEB dans la lutte contre la dictature. L’ouvrage El Evangelio en Solentiname du poète et prêtre Ernesto Cardenal (2006) illustre la façon dont le processus de conscientisation, à travers la méthode du voir, juger, agir, a contribué à la participation des chrétiens dans la lutte révolutionnaire. 131 Opposant le type « secte » au type « Église », Troeltsch entend par secte un groupement volontaire de croyants, qui fonctionne sur le mode de la conversion et de la libre adhésion, qui, dans un rapport d’immédiateté avec Dieu, privilégie l’expérience et la piété personnelles et qui, en rupture d’institution et de société, refuse tout compromis avec le pouvoir établi.
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132 Le « théorème de la sécularisation » fut déjà critiqué par Hans Blumenberg (2001). Selon lui, il ne présentait que des « analogies structurelles », laissant de côté la véritable question : l’auto-affirmation (Selbstbehauptung) culturelle du sujet souverain. Pourtant, poursuit Blumenberg, seul le théologien peut percevoir l’origine d’une telle transformation.
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En février paraissait dans le Boletim da Revista do Clero une recension du livre Église : charisme et pouvoir rédigée par le théologien Urbano Zilles à la demande de la Commission diocésaine pour la doctrine de la foi de Rio de Janeiro. Après un aperçu
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L’ouvrage met en lumière les éléments qui configurent l’Église, assavoir le charisme et le pouvoir. Boff n’oppose pas ces notions. À la suite de Max Weber, il observe les divers idéaux-types du pouvoir. S’appuyant sur les évangiles de Matthieu et de Luc, il distingue entre le pouvoir comme domination et le pouvoir en tant que service, non seulement au sein de l’Église mais aussi dans le champ politique. Si « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés » (Schmitt, 1988 : 46) 132, alors l’exégèse proposée par Boff dans le domaine de l’ecclésiologie vaut mutatis mutandis pour l’étude du politique. Juarez Guimarães (2008 b : 67) note que, dans le jargon de la philosophie politique, le concept de « peuple » est employé dans un sens rousseauiste. Chez Rousseau, la condition humaine est liée à la liberté du citoyen (expression de l’autonomie), tandis que le peuple est compris comme celui qui établit les fondements de la communauté politique afin de s’auto-affirmer politiquement. En revanche, dans un État dans lequel la fondation et la protoformation coloniales sont antipopulaires, voire esclavagistes, le processus d’auto-affirmation d’un peuple en tant sujet politique ne peut que résulter d’une refondation. De sorte que si, auparavant, le catholicisme a légitimé la protoformation coloniale, la théologie de la libération a pratiqué une révision critique de la formation nationale brésilienne. En somme, Jésus-Christ libérateur et Église : charisme et pouvoir constituent une réflexion d’envergure sur le rôle de la religion en général et de l’Église catholique en particulier. Ces ouvrages apportent une contribution à la pensée universelle, compte tenu des problématiques et des suggestions soulevées.
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général de l’ouvrage de Boff, Urbano Zilles abordait certains aspects polémiques du livre tels que la violation des droits de l’Homme dans l’Église, la conception du pouvoir et le défi du syncrétisme. Il signalait également la poursuite de la tendance déjà présente dans le livre Jésus-Christ libérateur, assavoir la reprise de la théologie libérale protestante du XIXe siècle représentée entre autres par Adolf von Harnack, Albrecht Ritschl et Friedrich Schleiermacher. Parmi les points controversés de l’ouvrage, Urbano Zilles retenait, d’une part, une forte tendance à « liquider » l’Église institutionnelle (Boff est traité de maître du soupçon, aux côtés de Nietzsche, Freud et Marx, et rapproché du théologien contesté Hans Küng) et, d’autre part, les quatre modèles d’Église proposés par Boff : l’Église cité de Dieu; l’Église mère et maîtresse; l’Église sacrement de salut; l’Église des pauvres 133. Le février , Leonardo Boff envoyait une lettre à Dom Karl Josef Romer, alors président de la Commission diocésaine pour la doctrine de la foi, à Dom Eugênio de Araujo Sales, cardinal de Rio de Janeiro, et au cardinal Joseph Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, accompagnée d’une mise au point au sujet de cette recension. Selon lui, le commentaire du spécialiste, le docteur en théologie Urbano Zilles, souffre de graves erreurs de lecture quant au contenu de mon texte, sans mentionner l’interprétation erronée de passages importants du livre […].Toutes ces fautes dans la lecture du livre révèlent le manque de rigueur du commentateur Urbano Zilles (Roma Locuta : 21-22).
L’affaire commençait à prendre de l’ampleur. Le rapporteur publia sa réplique dans le même Boletim du mois d’avril , pointant à nouveau du doigt les points polémiques. Dans son objection qui paraîtra dans le numéro du mois d’août de la revue Grande Sinal, Boff précise qu’il n’a jamais nié ni la divinité de Jésus ni la valeur sacramentelle du mystère de l’Église et écrit qu’il « continue à soutenir que le critique Urbano Zilles ne sait pas lire » (Roma Locuta : 30). 133 En 1985, le Mouvement national des droits de l’Homme (Movimento Nacional dos Direitos Humanos) au Brésil a rassemblé toute la documentation sur l’affaire autour du livre Église : charisme et pouvoir et l’a fait paraître sous le titre : Roma Locuta. C’est à partir de cette publication que nous avons suivi le déroulement du procès qui a abouti en 1985 à une « période de silence obséquieux ».
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En avril paraît un autre article à propos du livre Église : charisme et pouvoir, cette fois-ci signé par Dom Karl Josef Romer sous le titre « Por que o livro de Leonardo Boff, Igreja: carisma e poder, nao é aceitável? » (« Pourquoi le livre de Leonardo Boff, Église : charisme et pouvoir, n’est-il pas acceptable ? »). Le président de la Commission diocésaine de Rio de Janeiro reproche à l’ouvrage l’« absence d’un angle d’attaque théologique » et critique l’approche sociologique de Boff 134. Néanmoins, c’est surtout le concept de corps mystique du Christ qui, selon Dom Karl Josef Romer, est mal interprété. Il conclut :
Locuta : 38).
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134 La référence aux travaux de Pierre Bourdieu est présente dans l’ouvrage Église : charisme et pouvoir (Boff, 1985 : 218 et 250) comme dans les éclaircissements lors du procès.
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En juin , dans la Revista Eclesiástica Brasileira, Boff objecte à l’avis émis par Dom Karl Josef Romer. Tout d’abord, il met en lumière la pertinence de l’usage des catégories sociologiques dans le domaine de l’ecclésiologie, car, à ses yeux, ce recours n’est pas réductionniste. Au contraire, « l’angle d’attaque ou point de départ est théologique, mais médiatisé par la reconnaissance de l’autonomie relative du social » (Roma Locuta : 39). Ensuite, Boff souligne les limites et la portée de l’expression « Église corps mystique du Christ ». S’appuyant sur une étude de Yves Congar, Boff montre que la relation entre l’Église et le Christ n’est pas une relation d’identification. « Dans mon travail, j’essaie de retrouver le sens de cette affirmation de l’Église corps du Christ, en montrant qu’il s’agit du corps ressuscité du Christ » (Roma Locuta : 41).
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Il manque l’unité théologique profonde. Cette lacune ne saurait être comblée par les explications prolixes, tantôt éloquentes, tantôt érudites de l’auteur. La foi ne se réduit pas à l’érudition. C’est pourquoi le livre ne parle pas de l’Église. Ni de son pouvoir. En plus, il ne parle pas adéquatement du charisme. Il parle d’une Église brisée en deux parties : l’institution et la communauté. Ce dualisme dans ses formulations si radicalisées est difficilement surmontable. […] C’est la raison pour laquelle, nous le répétons, le livre Église : charisme et pouvoir fournit vraiment peu d’éléments réellement pertinents (Roma
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La polémique autour du livre de Boff s’intensifiant, le cardinal Joseph Ratzinger adresse le mai une lettre à John Vaughn, ministre général des Franciscains, afin qu’il transmette ses observations et remarques à Boff. Parmi les positions les plus inacceptables, le cardinal Ratzinger relève, d’une part, des éléments d’ordre méthodologique : a) le manque de confiance dans « le sain enseignement de l’Église et du magistère » au profit d’un courant théologique sujet à caution et ressortissant à d’autres contextes (Gotthold Hasenhüttl, Hans Küng, Ernst Käsemann, etc.), b) le langage employé, soit un ton polémique et une expression pamphlétaire qui ne siéent pas à un théologien, c) un discours guidé par des principes de nature idéologique ou d’inspiration néo-marxiste visant à une utopie révolutionnaire étrangère à l’Église ; et, d’autre part, des options doctrinales qui trahissent d’une « ecclésiologie discutable » : d) une interprétation qui relativise l’Église catholique en contestant son modèle institutionnel, e) une relativisation des formulations dogmatiques, du fait de la stigmatisation du dogmatisme, laquelle appelle à repenser des vérités de la foi en termes de message libérateur du Christ, de Parole de Dieu qui s’adresse aux humains de tous les temps et de foi incarnée, et non plus prioritairement à l’aune des prérogatives du magistère, f) la dénonciation de l’exercice hégémonique du pouvoir sacré. Le cardinal concluait que la « pureté de la foi exige que l’Église se libère non seulement des ennemis du passé, mais surtout de ceux de présent, notamment un certain socialisme utopique qui ne saurait être identifié avec l’Évangile » (Roma Locuta : 55). Au terme du courrier du cardinal Ratzinger, Boff est invité à expliquer ses positions lors d’un « colloque » avec la Congrégation pour la doctrine de la foi. À la fin du mois d’août , Boff réagit aux remarques du cardinal Ratzinger. Le texte est organisé en cinq parties. La première partie, introductive, porte sur le contenu de l’ouvrage. Les treize chapitres du livre reprennent des contributions à des colloques et des articles de circonstance écrits dans le courant de la décennie passée. Le livre n’est pas organisé comme un tout et ne se présente pas comme une réflexion systématique. S’agissant du contexte socioculturel (Sitz im Leben), l’auteur précise que le livre entendait répondre à un double défi : d’une part, le défi social que représente la crise qui frappait à l’époque le Brésil ( millions de
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chômeurs, millions d’analphabètes, millions d’enfants sans éducation primaire, etc.) ; d’autre part, le défi pour l’Église en raison du nombre trop faible de prêtres et du manque de moyens pour répondre aux besoins religieux de la population. À propos du choix prioritaire des pauvres, même s’il est nécessaire de faire une critique structurelle de la société existante, à savoir le capitalisme, Boff considère que le pauvre ne doit pas être simplement identifié avec le prolétariat de Marx. Il précise que le problème ne réside pas tant dans l’utilisation de certaines catégories de la tradition marxiste que dans le fait que ceux qui cherchent à transformer la société sont traités de marxistes ou de corrupteurs de la foi chrétienne. Du coup, Boff met en valeur la force du langage prophétique qui se distingue de la langue de bois des théologiens conservateurs se tenant parfois à l’ombre du pouvoir. La deuxième partie, la plus brève du texte, est une observation au sujet de l’introduction de la lettre du cardinal Ratzinger. Boff s’attarde sur le rapport entre le discours de la foi et le discours du monde. Les « Réponses aux observations d’ordre général et méthodologique » forment la troisième partie du texte. À l’aide de l’analyse du langage et de ses divers genres littéraires (narratif, réflexif, pastoral, prophétique), Boff souligne le rôle toujours actuel de la prophétie, chère aux religions monothéistes. Il tire les leçons de la sociologie wébérienne selon laquelle le charisme prophétique est fortement conditionné par les circonstances. De là découle le ton dénonciateur ou polémique dont le prophète va se servir pour dévoiler les mensonges cachés. À propos des « caractéristiques de l’Église dans une société de classes », Boff soutient que dans l’Église il y a deux dimensions : une dimension institutionnelle qui relève de la réalité concrète et historique, et une dimension sacramentelle liée à la réalité théologique ou du salut. Or ces deux dimensions présentent deux perspectives différentes du même phénomène. C’est pourquoi, considérant l’Église dans toute sa réalité, Boff ne peut laisser de côté le fait qu’elle se trouve au sein de la société capitaliste. Dans l’avant-dernière partie du texte, Boff s’explique sur ses options doctrinales jugées sujettes à caution. Concernant le rapport entre Jésus-Christ et les structures concrètes de l’Église, il
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revient sur ce qu’il avait déjà développé dans Église : charisme et pouvoir : les éléments institutionnels introduits par Jésus, tels que la constitution des Douze, l’institution du baptême et de l’eucharistie, « ne représentent pas encore toute la réalité de l’Église » (Boff, 1985 : 254). De ce fait, « l’unité entre l’Église du Christ et l’Église catholique n’est ni mécanique ni statique » (Roma Locuta : 101). Boff reprend également la question du protestantisme, mis en cause par Ratzinger dans son réquisitoire, au sens précis de la vieille controverse confessionnelle qui veut qu’aux yeux des protestants, le catholicisme soit synonyme de décadence de l’Évangile. Boff recourt au terme de Frühkatholizismus « pour marquer la différence entre le temps de l’Évangile et le temps de l’organisation ecclésiale, origine du catholicisme romain » (Roma Locuta : 99). Il considère que, historiquement, le catholicisme romain et le protestantisme sont des expressions sociologiques de la foi chrétienne. Il ne s’agit pas de déterminer lequel est le porteur de la vérité du Christ, mais plutôt de reconnaître leurs formes d’expression et leurs accents particuliers. Tandis que l’identité du catholicisme réside dans la sacramentalité, le protestantisme souligne la non-identité sacramentelle. En plus, Boff réaffirme que l’exclusion du protestantisme de l’Église catholique fut une erreur historique, « parce qu’elle n’exclua pas le seul Luther, mais avec lui la possibilité d’une véritable critique, d’une contestation du système au nom de l’Évangile » (Roma Locuta : 103 ; Boff, 1985 : 155). Au reproche de relativisation des formulations dogmatiques, Boff répond que le dogme, qui donne à voir la vérité de la foi, permet de percevoir les dimensions du mystère divin qui dépassent le discours des hommes et que la révélation de Dieu ne se laisse pas enfermer dans les expressions humaines de la vérité. Si la vérité, qui relève de Dieu seul, est universelle, sa formulation est toujours humaine et donc particulière ; aussi réclame-t-elle un effort de traduction pour que les humains la comprennent dans leur propre langue et dans le langage de leur temps. Et Boff de citer le discours adressé par le pape Jean-Paul II aux professeurs et étudiants de l’Université de Salamanque le er novembre et reproduit dans l’Osservatore Romano du novembre : Le théologien ne peut se borner à conserver le trésor doctrinal hérité du passé, mais il doit chercher une compréhension et une expression de la foi qui rendent possible
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son accueil dans la façon de penser et de parler de notre temps. Le critère qui doit guider la réflexion théologique est la recherche d’une compréhension renouvelée du message chrétien, à travers la dialectique du renouveau dans la continuité, et vice versa.
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135 Il est intéressant de noter que ce passage de l’évangile de Mathieu rappelle le sens de la responsabilité envers les autres déjà présent dans Le livre des morts, voir notre entrevue avec Enrique Dussel, supra p. 59. Si Dussel (2007 a : thèse 4) part de l’évangile de Marc pour bâtir l’architectonique discursive de sa Política de la liberación, la question du pouvoir-service est aussi présente, comme l’illustre la notion de « pouvoir obédientiel ». Quoi qu’il en soit, cette thématique a une longue histoire chez les théologiens de la libération.
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Boff illustre d’exemples tirés de l’histoire de l’Église la perte croissante du pouvoir de décision des laïcs par rapport à l’appareil institutionnel ecclésiastique. Clément de Rome dit dans sa Lettre (44,3) que les presbytres étaient institués par les apôtres « avec l’approbation de toute la communauté ». La tradition apostolique d’Hyppolite de Rome stipulait « qu’on ordonne comme évêque celui qui a été choisi par tout le peuple ». Cyprien de Carthage considérait qu’une élection sans suffragium populi était illégitime. Au fur et à mesure que l’Église s’est bureaucratisée, le clergé s’est approprié le monopole des décisions. C’est ainsi que dans le Code de droit canonique de « le Pontife romain nomme librement les évêques ». Boff ne peut dès lors que constater que « les laïcs ont perdu le pouvoir ecclésiastique, c’est-à-dire le pouvoir de contribuer aux décisions du choix de leurs pasteurs » (Roma Locuta : 113). Boff tient aussi à rappeler que l’Église, au cours des siècles, a mésusé du pouvoir et abusé les croyants. C’est la raison pour laquelle il a cherché à dégager le « sens évangélique de l’autorité » (Boff, 1985 : 109-114). S’appuyant sur Matthieu ,, il développe l’idée de pouvoir comme activité au service de la communauté 135. Il ne propose pas seulement une lecture eschatologique, au sens d’une anticipation du Royaume de Dieu dans l’histoire (Roma Locuta : 98) , mais aussi une interprétation de l’Église en tant qu’institution. C’est pourquoi le travail de Bourdieu (1971 : 305) sur « l’autoconsommation religieuse d’une part et la monopolisation complète de la production religieuse par des spécialistes d’autre part » s’avère incontournable pour l’étude du champ religieux.
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Finalement, dans la conclusion de son explication, Boff reconnaît le caractère légitime de l’Église : Je préfère marcher avec l’Église plutôt qu’aller tout seul avec ma théologie. L’Église demeure et la théologie passe ; celle-là est une réalité de la foi à laquelle j’appartiens totalement et celle-ci, une construction de la raison que je discute ; celle-là est mère, même avec ses rides et ses taches, et celle-ci, servante, nonobstant sa faible lumière et son clair de lune (Roma Locuta : 119).
Comme l’a bien observé le théologien Juan José Tamayo Acosta (1999 : 136), cette affaire n’avait pas commencé avec Église : charisme et pouvoir. Déjà en , après la publication de Jésus-Christ libérateur, la Congrégation pour la doctrine de la foi avait Boff à l’œil. Ce livre avait alors dû être examiné par deux théologiens, le Dominicain José Salguero et le Jésuite Juan Alfaro, qui ont émis un avis favorable sur le texte. Dans la recension de Urbano Zilles comme dans le rapport du cardinal Ratzinger il est question de « la poursuite d’une tendance proche de la théologie libérale protestante » dans le travail de Boff. C’est donc bien cette continuation qui chatouille les autorités doctrinales. Pour le théologien d’origine suisse et pasteur de l’Église luthérienne du Brésil Rudolf von Sinner, l’une des accusations contre le livre Église : charisme et pouvoir est le fait que le livre contient des références au protestantisme. À cette époque, bien sûr, il l’a nié. Aujourd’hui, il assume ces références sans la moindre hésitation. À l’époque, le théologien luthérien Hermann Brandt les avait déjà constatées. Mais, de son côté, Leonardo Boff n’a pas voulu les assumer. Il restait dans l’orthodoxie catholique tout en présentant des choses moins orthodoxes. Néanmoins, le livre Église : charisme et pouvoir a été bien accueilli, car il a ouvert la discussion sur la menace que représente la hiérarchie de l’Église, même s’il ne l’a pas remise en question. Son but était de montrer un autre rapport entre la hiérarchie et l’Église, et de prôner plus de liberté pour le théologien. Il s’agit d’un sujet clé pour les luthériens. Rappelons que, grâce à Luther, le magistère est devenu une académie. Leonardo Boff et Jon Sobrino, comme tant d’autres, n’ont pas accepté la
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contrainte de ne pas pouvoir penser librement leurs théologies et ont donc dû quitter l’Église 136.
139 La Congrégation pour la doctrine de la foi a jugé Boff coupable de trois fautes : un relativisme institutionnel ; un relativisme dogmatique ; l’appel à une Église ouverte à tous sans exception (Lynch, 2012 : 347).
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très loyale à mon égard puisque, appelé à Rome, j’ai été accompagné du président de la conférence épiscopale, Mgr Ivo Lorscheiter, et de deux cardinaux, Mgrs Paulo Evaristo Arns et Aloísio Lorscheider, venus par solidarité. Ils ont refusé de parler avec le cardinal Ratzinger qui m’avait convoqué, ils ont été discuter directement avec le pape pour me défendre. […] Alors, le Vatican a tremblé ! Ratzinger s’est même exclamé : “Mais ce n’est pas possible, on convoque un théologien – ce qui signifie qu’il est pratiquement condamné – et voilà qu’il débarque à Rome avec deux cardinaux comme anges gardiens !” »
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138 Boff (1994 a : 85) rapporte : « Face au Vatican, l’attitude de la Conférence a été
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137 Dans une longue entrevue accordée à Juan José Tamayo Acosta (1999 : 150), Boff déclare : « Tu viens de le décrire parfaitement : du mécène au détective. Quand j’ai fini ma thèse de doctorat à Munich, Ratzinger m’a donné 14 000 marks pour la publier […]. Quelques années plus tard, il m’impose le silence et m’interdit de publier. Ce sont les paradoxes dans les relations entre personnes ».
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136 Entrevue avec Rudolf von Sinner à Campo Grande, le 22 avril 2009. En mai 2008 à São Leopoldo dans l’État du Rio Grande do Sul, l’École supérieure de théologie a organisé un séminaire sur « Leonardo Boff et la théologie protestante », au cours duquel des théologiens comme Hermann Brandt, Euler Westphal, Claus Schwambach, Silfredo Bernardo Dalferth, Valério Guilherme Schaper, Rudolf von Sinner et, bien évidemment, Leonardo Boff ont discuté du caractère protestant de la théologie de ce dernier. Les contributions ont paru dans la revue Estudos Teológicos, vol. 48, no 2 (2008).
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Dans une lettre du mai , le cardinal Ratzinger priait le ministre général des Franciscains John Vaughn d’encourager Boff à réviser les positions doctrinales exposées dans Église : charisme et pouvoir (Roma Locuta : 48). Boff suggère, dans une lettre du juin au cardinal Ratzinger, de tenir le colloque auprès de la Conférence nationale des évêques du Brésil, organisme épiscopal créé pour étudier ces cas. Les autorités du Vatican refusent la proposition de Boff et, le septembre , le colloque se tient dans les locaux romains de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Ratzinger, l’ancien professeur et mécène, devient le « détective » lors du procès 137. Les cardinaux Aloísio Lorscheider et Paulo Evaristo Arns assistent à la seconde partie du colloque, le cardinal Ratzinger s’étant opposé à leur présence lors de la première partie 138. Boff se souvient d’une vive discussion entre Arns et Ratzinger, anciens confrères à Munich, à propos de l’Instruction sur quelques aspects de la « théologie de la libération » (Tamayo Acosta, 1999 : 138139). En mars , Boff est condamné au « silence obséquieux » 139.
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Le mai , Boff livre, avant d’entrer dans son « silence de pénitence », des précisions sur certains points susceptibles d’équivoque : . Je déclare que je ne suis pas marxiste. Comme chrétien et comme Franciscain, je suis en faveur des libertés, du droit des religions et de la noble lutte pour la justice en vue d’une société nouvelle. . Je réaffirme que l’Évangile s’adresse à tous, sans exception. Je reconnais pourtant que ce même Évangile privilégie les pauvres, parce qu’ils forment la multitude souffrante et sont les préférés de Dieu, du Christ et de l’Église. . J’entends que, dans une situation d’oppression comme la nôtre, la mission de l’Église soit, sans équivoque, libératrice. . Je suis convaincu que les mesures prises à mon endroit ne suppriment pas la nécessité de continuer, en communion avec le magistère, à avancer dans l’élaboration d’une authentique théologie de la libération. . Il appartient désormais aux instances compétentes de fournir toute autre information (Roma Locuta : 149).
Cette mesure disciplinaire a soulevé une véritable tempête de protestations au Brésil et ailleurs. Dans une déclaration publiée le mai , dix évêques ont fait part de leur désaccord 140. Les avocats Me Helio Bicudo et Me José Queiroz ont introduit, au nom de vingt-cinq organisations, un « recours en grâce extraordinaire et extrajudiciaire » contre une telle sanction disciplinaire. Comme l’a observé Réginald Dumont (1990 : 25), c’était la première fois dans l’histoire de l’Église catholique que des laïcs intervenaient à un si haut niveau et sur le plan juridique dans un conflit entre clercs. Faute de réponse de la part du Vatican, les avocats ont décidé de porter plainte auprès de la Cour internationale de justice de La Haye. C’est à ce moment que la sanction infligée à Boff a été levée, plus tôt que prévu. 140 Les évêques signataires sont : Mgr Fernando Gomes, archevêque de Goiânia (Goiás) ; Mgr Augusto Alves da Rocha, évêque de Picos (Piaui) ; Mgr Pompeu Bezerra Bessa, évêque de Crato (Ceará) ; Mgr Antonio Possamai, évêque de Ji-Paraná (Roráima) ; Mgr José Gomes, évêque de Chapecó (Santa Catarina), président de la Commission pastorale de la Terre ; Mgr Pedro Casaldáliga, évêque de São Félix do Araguaia (Mato Grosso) ; Mgr Tomás Balduino, évêque de Goiás Velho (Goiás) ; Mgr Celso Pereira de Almeida, évêque de Porto Nacional (Goiás) ; Mgr Antonio Batista Fragoso, évêque de Cratéus (Ceará) ; Mgr Aparecido José Dias, évêque de Registro (São Paulo).
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Quand le Vatican est intervenu, toute la direction de la maison d’édition Vozes fut destituée. Le Vatican a nommé un contrôleur allemand qui a fait brûler tous nos livres. Ce contrôleur a pris toutes les archives de la théologie de la libération – les cinquante volumes – et les a déposées dehors, afin que les camions poubelles puissent les ramasser (Tamayo Acosta, 1999 : 148).
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Gustavo Gutiérrez d’apporter quelques correctifs à son ouvrage Théologie de la libération (Dussel, 1992 a : 413).
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141 À cette époque, sous la pression du Vatican, l’archevêque de Lima demanda à
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Il y a des moments, dans la vie d’une personne, où, pour être fidèle à elle-même, elle doit changer. J’ai changé. Non pas de bataille, mais de tranchée. Je laisse le ministère sacerdotal, mais non l’Église. Je m’éloigne de l’ordre franciscain, mais non du rêve de tendresse et de fraternité de saint François d’Assise. Je demeure et je serai toujours un théologien, viscéralement catholique et œcuménique, menant le combat des pauvres, contre leur pauvreté et en faveur de leur libération. […] je sors afin de maintenir ma liberté et pour continuer un travail qui était toujours plus grandement entravé. Ce travail a été la
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Sous la menace d’une seconde mesure disciplinaire de la part du Vatican, Boff quitte les ordres en déclarant « changer non de bataille, mais de tranchée ». Dans une lettre rendue publique le juin dans le journal Folha de S. Paulo, Boff (1992 b : 163-165 et 168) écrit :
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L’« affaire Boff » a eu un fort retentissement en dehors du Brésil. Grâce aux lettres de soutien de confrères catholiques ainsi bien que protestants, Boff a gagné une notoriété mondiale. D’autres secteurs de la société se sont aussi mobilisés en sa faveur. Boff rapporte avoir été le « témoin d’une énorme vague de solidarité de milliers de chrétiens à travers tout le pays : évêques et membres de communautés ecclésiales de base. Cette vague s’est propagée dans différentes parties du monde : de la Pologne à la Nouvelle-Zélande » (Vázquez Carballo, 2008 : 69). Après la sanction qui lui a été infligée, Boff a poursuivi son travail théologique, pastoral et social au sein de l’ordre franciscain. Un second procès se déroule cependant au début des années 141. Les autorités doctrinales avaient de nouveau les écrits de Boff à l’œil. Peu avant, Boff avait déjà été écarté de la revue Vozes.
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raison de mon combat, ces vingt-cinq dernières années. Ne pas être fidèle aux raisons qui donnent sens à sa vie revient à perdre sa dignité et diluer jusqu’à son identité. Je ne ferai pas cela. Et je ne pense pas que Dieu veuille que je le fasse. […] Retraçons ici quelques points de ma trajectoire. À partir des années , avec d’autres chrétiens, j’ai essayé d’articuler l’Évangile avec l’injustice sociale, et le cri des opprimés avec le Dieu de la vie. De cela est née la théologie de la libération, première théologie latino-américaine d’importance mondiale. Par elle, nous cherchions à retrouver le potentiel libérateur de la foi chrétienne et à rendre présente, concrète, la « mémoire dangereuse » de Jésus, pour rompre le cercle de fer qui maintenait le christianisme latino-américain captif des intérêts des puissants. […]. J’ai toujours soutenu l’idée qu’une Église n’est véritablement solidaire de la libération des opprimés que si elle-même, dans sa vie interne, dépasse des structures et des habitudes impliquant la discrimination des femmes, l’infériorité des laïcs, la méfiance à l’égard des libertés modernes et de l’esprit démocratique, ainsi qu’une concentration excessive du pouvoir sacré dans les mains du clergé. […] Pour ma part, je veux m’employer, par mon travail intellectuel, à l’édification d’un christianisme indo-afro-américain, inculturé dans les corps et les peaux, les danses, les souffrances et les joies, dans les langues de nos peuples, en réponse à l’Évangile de Dieu : réponse qui n’a pas encore été pleinement donnée, après cinq cents ans de présence chrétienne sur le Continent.
Ayant quitté l’ordre franciscain, Leonardo Boff a poursuivi son travail intellectuel. Sans les contraintes du Vatican, il a continué à la fois à réfléchir à partir des victimes, y compris la nature, et a participé aux mouvements populaires. De toute évidence, comme le dit Frei Betto, Boff n’a pas quitté l’Église pour devenir un cadre de Coca-Cola ou d’une entreprise multinationale, mais pour poursuivre le chemin de François d’Assise autrement. BOFF, CRITIQUE DE LA MODERNITÉ
Évoquant la relation entre l’écologie et la religion comme une problématique à construire, Danièle Hervieu-Léger insiste sur le fait que la modernité a non seulement perdu le contact avec ses propres sources religieuses mais les a aussi expressément reniées.
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Bien que le judaïsme et le christianisme aient favorisé le processus de « désenchantement du monde », dont l’exploitation illimitée de la nature est une conséquence, c’est avec la progression de la rationalisation que le refoulement de l’influence de la religion s’est fortement accentué. Aussi Hervieu-Léger (1993 : 10) peut-elle dire que
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• CRITIQUE DE LA MODERNITÉ
Relevant le défi lancé par Danièle Hervieu-Léger concernant le rapport entre écologie, religion et « modernité », nous devons définir la modernité à l’aune de la théologie de la libération et, partant, considérer la critique de la modernité faite par Boff. Nous empruntons la perspective ouverte par le projet Modernité/Colonialité tout en restant critique à son égard, car, à nos yeux, la critique moderne de la modernité faite par les théologiens de la libération est un préalable aux thèses qu’il défend : ) modernité, capitalisme et colonialité sont des phénomènes étroitement liés ; ) la colonialité (du pouvoir, de l’être, du savoir et du faire) n’est pas une séquelle de la modernité, elle en est l’élément constitutif ; ) la Conquête de l’Amérique (ontologiquement exprimée dans l’ego conquiro des conquistadores) a configuré la subjectivité moderne, c’est-à-dire qu’à partir du XVIe siècle, la « volonté de pouvoir » de l’Européen déployée au détriment des peuples non occidentaux a créé une nouvelle toile de fond pour les rapports sociaux en Amérique latine ; ) la différence entre colonialisme et colonialité réside dans ce que le premier fait référence à la domination imposée par un pays, une nation ou un peuple à un autre, c’est une expérience historique, tandis que la colonialité a surgi dans un contexte où le systèmemonde moderne cher à Wallerstein est déjà mis en place ; ) impulsé par la dynamique du capitalisme, un type particulier de rationalité (économico-instrumentale) se présente comme la raison par excellence. Cette forme de rationalité a réduit les peuples et la nature à l’état de choses. C’est pourquoi, face à la
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la trajectoire moderne de la rationalisation est celle du « dépouillement des dieux ». N’est-il pas fondé alors de suggérer que c’est cette ambition prométhéenne de la modernité qui a dévoyé la liberté reconnue à l’homme de se rendre maître de la création et qui l’a conduit à traiter la nature avec la considération qu’on accorde à un simple « facteur de production » ?
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rationalité économique moderne, les peuples indigènes et les communautés paysannes opposent une rationalité environnementale, nommée Suma Qamaña ou buen vivir. Ce n’est pas un hasard si certains théoriciens comme Enrique Dussel sont considérés comme des pionniers du tournant décolonial. Certes, on ne peut pas parler d’une critique décoloniale de la part de la théologie de la libération au risque de tomber dans l’anachronisme, pourtant, la ligne de force est bien visible. Pour l’un des représentants du projet Modernité/Colonialité, le sociologue Ramón Grosfoguel, la théologie de la libération a contribué à produire une pensée anti-hégémonique en Amérique latine. Déjà avant le marxisme, la théologie de la libération a compris que la culture populaire a une structure mythique et un imaginaire propre cruciaux dans la production de la pensée critique. Selon Grosfoguel, pour élaborer un projet politique antihégémonique, la culture populaire est incontournable, et donc la perspective marxiste, qui considère la religion comme « opium du peuple », s’inscrit bien dans le projet eurocentré. Le projet du sécularisme n’est rien d’autre que le renforcement du racisme théologico-religieux de la chrétienté du XVIe siècle. La théologie de la libération procède à une relecture radicale de cette tradition issue du christianisme, mais du point de vue des opprimés, c’est-à-dire des pauvres. En ce sens, la théologie de la libération est un projet de la gauche radicale qui permet d’élargir le champ des interventions politiques anti-impérialistes, anticolonialistes et anticapitalistes (Martínez Andrade, 2015 a : 189).
Bien que Grosfoguel s’interroge sur des limites de la théologie de la libération – à savoir l’oblitération du sujet colonial racialisé, puisque dans la théologie de la libération le pauvre possède davantage une dimension de classe que de genre 142 ou de race –, il reconnaît les débats actuels au sein de ce courant théologique. De leur côté, Gustavo Gutiérrez et Leonardo Boff ont constaté les implications de la « modernité » dans le contexte latinoaméricain. La théologie de la libération est une critique moderne de la modernité, car, en s’appuyant sur les apports des sciences
142 Le caractère asexué du « pauvre » dans la théologie de la libération a été
abordé par la théologienne Marcella Althaus-Reid (2000 : 30).
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• CRITIQUE DE LA MODERNITÉ
144 « La théologie politique se présente comme “un effort pour exprimer le message eschatologique du christianisme en relation avec l’époque moderne comme figure de la raison critico-pratique”. Pour cela, elle accentue l’aspect politicoeschatologique et interprète le christianisme comme “une mémoire dangereuse de la liberté, critico-libérante dans le processus de l’émancipation, de la sécularisation et de la rationalisation moderne” » (Gutiérrez, 1986 : 186).
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143 « Le fait d’assumer les méthodes historiques et critiques suppose déjà en soi l’acceptation de la modernité. Cette acceptation sera considérée par certains comme une capitulation : le rationnel et le moderne vont devenir en tout cas le critère de ce qui est authentiquement chrétien » (Gutiérrez, 1986 : 179).
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sociales, elle dévoile les mécanismes d’exploitation et de domination établis depuis la Conquête. C’est ainsi que les outils analytiques proposés par la théorie de la dépendance ont été assimilés dans son discours, par exemple le rapport entre le centre et la périphérie pour désigner le « péché structurel » ou le mode d’exploitation qui privilégie la plus-value absolue pour pointer du doigt la « violence institutionnelle ». Du coup, le marxisme en tant que théorie critique a également été incorporé dans le locus discursif de ces théologiens. L’originalité de la théologie de la libération en général et de Leonardo Boff en particulier est d’avoir opéré une lecture à partir de l’envers de l’histoire, c’est-à-dire à partir des victimes de la « modernité ». Cette lecture à rebrousse-poil implique à la fois l’identification des structures de domination et la reconnaissance des vaincus de l’histoire. Concernant les structures de domination (expression du péché structurel), Gutiérrez (1986 : 171-172) note le lien entre l’individualisme et l’idéologie moderne de la société bourgeoise dans laquelle le capitalisme se voit comme le régime économique naturel de l’être humain. Selon lui, sous l’idée d’une association libre entre individus égaux, le « contrat social » occulte la véritable distinction entre le propriétaire des moyens de production et le propriétaire de la force de travail et, par conséquent, renforce le facteur qui produit ces inégalités. Le dialogue entre l’esprit moderne et la théologie a abouti à l’émergence de la théologie libérale 143 – qui s’est constituée dans le cadre intellectuel des Lumières – et au dévoloppement de la théologie politique 144 – qui se comprend comme un moyen pour la raison critique de devenir une raison pratique. La théologie de la libération est, quant à elle, le résultat d’une « contradiction historique », celle de la modernité coloniale.
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Gutiérrez montre de façon remarquable comment la découverte de mondes nouveaux aux XVe et XVIe siècles représenta non seulement un facteur décisif dans le développement du capitalisme marchand mais aussi un ébranlement du cadre théologique. L’Amérique latine est née dépendante, sa libération ne sera possible que lorsque les mouvements populaires détruiront les structures coloniales en vigueur 145. Malgré les changements politiques du XIXe siècle, ces structures sont restées intouchables, car la condition des populations indigènes et noires n’a guère changé. Si le premier moment constitutif de la « colonialité du faire » remonte au XVIe siècle dans le cadre de la Conquista et de l’évangélisation, elle a reçu un second souffle au début du XIXe siècle, lorsque l’élite blanche créole a pris à son tour le contrôle de l’appareil de domination : l’État. Il s’ensuivit une reconfiguration de la pyramide sociale somatiquement différenciée, qui maintenait les Indigènes et les Noirs tout en bas. La race en tant que catégorie de pouvoir a contribué à la recomposition de la société latino-américaine. La « colonialité interne du pouvoir » a aussi bénéficié aux groupes de Créoles et de Métis à la peau moins foncée. Par conséquent, les Indigènes et les Noirs restent dans l’extériorité ontologique du système. La reconfiguration de la « colonialité du pouvoir » n’est pas étrangère à la logique du capital, du moins à celle qui articule le centre et la périphérie. Les contributions de Immanuel Wallerstein 146 et de Silvia Rivera 145 Cette observation est faite presque une décennie avant le postulat de Aníbal Quijano (2000), selon lequel « l’Amérique, la modernité et le capitalisme sont nés le même jour ». Certes, on pourra objecter que chez Quijano la race constitue un facteur économique et politique d’organisation du capitalisme moderne. La colonialité du pouvoir articule race, travail, genre. Gutiérrez (1986 : 190-191) reconnaît que les indépendances politiques du XIXe siècle n’ont fait que créer un « pacte néo-colonial » : « les pays du nouveau monde fournissent les matières premières, et les pays industrialisés leur vendent les produits manufacturés. Cela signifie l’entrée franche des anciennes colonies dans le système capitaliste ». 146 Wallerstein (1995) a introduit le concept de « système-monde » moderne pour désigner la formation, la composition et la dynamique du capitalisme à l’échelle mondiale. C’est dans une perspective transatlantique et surtout sous l’influence de la théorie de la dépendance qu’il a pu développer ces catégories analytiques qui lui ont permis de comprendre et d’expliquer la logique du capital. Wallerstein soutient que depuis son origine (XVIe siècle), le système-monde a engendré des inégalités structurelles entre les régions commerciales, car les ressources provenant de l’Amérique ont permis son essor ainsi que l’établissement de rapports d’inégalité. L’Amérique latine s’est construite comme première périphérie de l’Europe. Il faudra cependant attendre le XVIIIe siècle pour que l’Europe occupe la place centrale du système.
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Cusicanqui () permettent d’éclairer l’articulation entre capital multinational et État libéral. Gustavo Gutiérrez assume la nécessité de faire entendre la voix de ceux qui ne sont pas considérés comme des êtres humains par le système : ce sont les classes exploitées, les races marginalisées, les cultures méprisées, en qui l’on veut voir, en définitive, des « nonpersonnes » 147. De sorte que la théologie de la libération reconnaît dans les « absents de l’histoire » la dette non encore acquittée de la modernité bourgeoise. Gutiérrez (1986 : 216) affirme que, jusqu’à présent, l’histoire de l’humanité a été écrite « par une main blanche 148 », à partir des secteurs dominants.
• CRITIQUE DE LA MODERNITÉ
148 Cette expression est empruntée à Leonardo Boff qui fait référence au processus mis en œuvre par les classes dominantes pour effacer la mémoire des dominés (Gutiérrez, 1986 : 215).
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147 Cette idée de « non-personne » se situe dans la ligne de la pensée fanonienne selon laquelle la distinction entre zone d’être et zone de non-être détermine les rapports sociaux de la colonie (Gutiérrez, 1986 : 202).
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Bien que la critique de la modernité ne soit pas absente des premiers ouvrages de Boff, comme le livre sur François d’Assise (Boff, 1986 c), c’est avec América Latina. Da Conquista à nova evangelização, en , qu’une critique radicale de la modernité à visage colonial devient plus perceptible. Le cinquième centenaire de la « Découverte » a eu un retentissement considérable sur le théologien. Pour pouvoir saisir la dis/continuité de sa pensée, il faut s’attarder sur le texte consacré au Poverello, car il contient à la fois la notion de « critique de la raison analytico-instrumentale » et les « deux paradigmes d’être-dans-le-monde ».
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L’histoire du christianisme a aussi été écrite par une main blanche, occidentale et bourgeoise. Il nous fait donc récupérer la mémoire des « Christs flagellés des Indes », suivant l’expression que Bartolomé de las Casas appliquait aux Indiens du continent américain et qui vaut pour tous les pauvres, victimes des maîtres de ce monde. Cette mémoire vit dans des expressions culturelles, dans la religion populaire, dans la résistance aux impositions de l’appareil ecclésiastique. Mémoire d’un Christ présent en chaque homme affamé, assoiffé, prisonnier ou humilié ; présent dans les races méprisées et les classes exploitées.
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Partant du constat que la société souffre d’une crise structurelle due à la dynamique du système hégémonique, Boff (1986 c : 20) procède à son décryptage : « la racine ontologique de cette crise doit être cherchée plus profond dans la réalité et plus loin dans le temps ». S’appuyant sur les apports de la théorie critique 149, il distingue les éléments de l’ethos bourgeois, tels que le désir de gain, d’accumulation et de pouvoir, qui ont établi un autre rapport avec la nature. La science et la technique sont devenues des instruments au service de la production ad nauseam de marchandises, et la nature a été dépouillée de sa « fonction thérapeutique et humanisatrice » 150. Nous vivons sous cet impératif : presque tout est axé sur la production. La production est destinée au marché de consommation ; la consommation à la satisfaction des nécessités matérielles, notamment de celles qui ont été créées artificiellement par la publicité. La classe bourgeoise, sujet historique porteur du projet de la modernité, n’a réalisé qu’à son profit exclusif l’idéal des fondateurs : engendrer une société d’abondance. Elle y a réussi, mais à un prix social exorbitant, car elle a créé des inégalités et des niveaux d’exploitation et de pauvreté insupportables à la lumière des critères humanistes et éthiques. Quant aux couches marginalisées, elles ne souffrent pas d’une crise de sens. Au contraire, elles trouvent un sens dans la lutte pour la vie dans l’engagement en vue du dépassement historique du système de la modernité bourgeoise (Boff, 1986 c : 21).
Il ne s’agit pas d’un refus réactionnaire de la modernité mais plutôt d’une remise en question de sa dynamique destructrice qui, à travers la production de la plus-value, la rationalité instrumentale et la croissance illimitée, mine les hommes et la nature. D’après Boff, le fait que la raison soit devenue un « grand système de domination du monde » est dû à l’appropriation du projet révolutionnaire de la modernité par la classe bourgeoise
149 Sont cités Erich Fromm, Herbert Marcuse et Max Horkheimer. De toute évidence, Boff assimile le noyau de la théorie critique dans lequel la critique de la rationalité instrumentale n’est pas oubliée. 150 « La nature […], malgré l’enthousiasme suscité par les découvertes du début de la révolution moderne, a été séparée de la vie émotionnelle et profonde puisant aux archétypes universels ; elle a cessé d’être une des grandes sources nourricières de la dimension symbolique et sacramentelle de la vie » (Boff, 1986c : 21).
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151 Boff (1986 c : 66) emploie l’image de la Terre Mère généreuse. Exprimant une sensibilité pré-écologique, elle se trouve aussi dans les écrits de Walter Benjamin et de Erich Fromm (Löwy, 1993 ; Benjamin, 1988 : 218 et 228).
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au XVIe siècle. De plus, c’est avec le cogito cartésien que l’hégémonie du logos sur l’eros et le pathos s’est accomplie. Boff réhabilite François d’Assise en tant que modèle alternatif d’être-dansle-monde. Il est vrai que la critique de l’hégémonie du logos a aussi été esquissée par la pensée postmoderne (Calabrese, 1992 ; Cassano, 2005 ; Vattimo, 1987) , mais la critique boffienne se démarque de ce courant en soulignant l’importance d’un projet historique afin de transformer radicalement la société. Obnubilée par le désir de gain et d’accumulation, la société moderne bourgeoise favorise la raison instrumentale qui vise la production de marchandises (et de faux besoins). Au détriment des conditions naturelles de reproduction sociale, la modernité déploie tout un mécanisme visant l’exploitation incessante de l’homme, où la chosification et la marchandisation de la nature vont de pair. Boff identifie deux paradigmes d’« être-dans-lemonde » : l’un, moderne, qui entend être au-dessus des choses, et l’autre, pré-moderne, qui consiste à être avec elles. Cette distinction a des conséquences non seulement éthiques mais aussi écologiques, car, chez l’homme moderne, cette façon d’être au-dessus des choses se traduit par un rapport de domination de la nature. Il est évident que les peuples ont besoin de la nature pour assurer leur reproduction. Cependant, la destruction de la terre 151 et l’épuisement des ressources dans le seul but de produire des valeurs d’échange et des marchandises futiles signalent une logique nécrophile du système (Boff, 1986 c : 31). Boff (1986 c : 62) découvre dans la figure de François d’Assise une nouvelle façon d’« être-dans-le-monde-avec-les-choses », où la fraternisation avec la nature témoigne d’un rapport horizontal entre les créatures ; en d’autres termes, d’une « con-fraternisation avec toutes choses ». Il constate qu’« il ne s’agit pas ici d’un romantisme anachronique. Il s’agit d’une juste compréhension de la structure fondamentale de l’homme, d’un être-au-mondeavec-toutes-choses et […] d’une “démocratie cosmique” » (Boff, 1986 c : 67). Selon Boff, l’attitude franciscaine ne se borne pas uniquement à un autre rapport avec la nature. Elle cherche aussi à mettre en cause le système qui, en produisant des pauvres, détruit le lien social, éthique et écologique :
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Il y a une pauvreté produite par des relations sociales d’exploitation […]. Il y a ici appauvrissement d’un côté et enrichissement de l’autre : mécanismes générateurs de véritable injustice, péché que Dieu a en abomination […]. Dans notre situation, cet appauvrissement prend la forme d’un véritable péché social (Boff, 1986 c : 90).
Face à la dynamique nécrophile du système, Boff présente François d’Assise comme source d’inspiration d’une « démocratie cosmique » 152 dans laquelle les intérêts, l’égoïsme, la possession exclusive, le désir de dominer et la volonté de pouvoir sont laissés de côté. François d’Assise dit la nécessité de faire preuve d’une attitude fraternelle envers toutes les créatures qui vivent dans la maison commune de l’humanité. D’où l’importance d’une synthèse entre la subjectivité (l’« archéologie intérieure ») et l’extériorité (l’« écologie extérieure »), qu’incarne le Poverello et à laquelle des éléments tels que le principe Espérance 153 et la dimension utopique participent activement (Boff, 1986 c : 62-64). Dans cette critique de la modernité, nous trouvons déjà les racines du « tournant écologique » dans la pensée de Boff, tournant qui sera incontestablement plus évident au début des années . Certes, la sensibilité franciscaine a joué un rôle indéniable dans le rapprochement de Boff avec l’écologie profonde, mais ce rapprochement, parfois paradoxal, ne l’a pas forcément empêché de participer à des projets politiques concrets. Il n’est donc pas étonnant de voir Boff s’engager aux côtés de mouvements populaires comme le Mouvement des Sans Terre ou soutenir Lula da Silva, alors candidat du Parti des travailleurs à la présidence. Comme nous l’avons dit plus haut, le cinq centième anniversaire de la « Découverte » fut le cadre d’un débat autour des implications socioculturelles et éthico-politiques de l’imaginaire moderne-colonial né en (Dussel, 1992 b). Pour Boff, l’année 152 La notion de « démocratie cosmique », proposée presque trois décennies avant celle d’« écosophie » chère à Félix Guattari (2008 : 12-13 et 31), tentait de montrer le lien entre la transformation personnelle (écologie mentale) et l’engagement sociopolitique (écologie sociale). 153 Il nous semble qu’en rendant princípio-esperança (Boff, 1981 : 57) par « expérience principielle », les traducteurs de François d’Assise : force et tendresse dépouillent l’expression de sa charge blochienne (1986 c : 62).
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• CRITIQUE DE LA MODERNITÉ
Arrêtons-nous à ces lignes et essayons de les analyser à la lumière de la théorie critique et de la pensée décoloniale, car, à nos yeux, elles sont d’une profonde acuité. Dans un compte rendu paru en dans la revue allemande Die literarische Welt et consacré à l’ouvrage de Marcel Brion, Bartholomé de Las Casas, « père des Indiens »,Walter Benjamin non seulement identifie les discours antagoniques du christianisme sur les Indigènes ou, comme le dit Michael Löwy, « la dialectique morale du catholicisme » (Benjamin, 2010 : 15), mais repère également la volonté de pouvoir des Européens à l’aube de la modernité. Ainsi, dit Benjamin (2010 : 129), « l’histoire coloniale des peuples européens commence par l’événement révoltant de la Conquista de l’Amérique qui transforme le monde nouvellement
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L’invasion a signifié le plus grand génocide de l’histoire de l’humanité […]. De nos jours, ce processus se poursuit : deux tiers de la population souffrent de la faim, les villes sont rongées par les favelas, les pauvres et les Indigènes sont les êtres les plus menacés d’extermination par l’agression écologique, la dette extérieure représente le nouveau tribut que les nations sous-développées doivent payer à leurs anciens et nouveaux maîtres (Boff, 1992 a : 10).
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marque un « tournant » décisif dans son parcours personnel et théologique. Personnel, car le juin de cette année-là, il décide de quitter définitivement l’ordre franciscain, mais sans abandonner, déclare-t-il, le « rêve de tendresse et de fraternité de saint François d’Assise » (Boff, 1992 b : 163).Théologique parce que, d’ores et déjà, il va entamer une réflexion dans la ligne écologique à visée holistique. L’ouvrage Ecologia, mundialização, espiritualidade, achevé en octobre et publié en (une traduction française abrégée paraît en sous le titre La Terre en devenir. Une nouvelle théologie de la libération), marque l’émergence du nouveau paradigme dans la pensée de Boff. Concernant la critique décoloniale de la modernité capitaliste, c’est avec l’ouvrage América Latina. Da Conquista à nova evangelização que Boff (1992 a) fait retentir au centre du débat, dans le cadre de la commémoration du cinquième centenaire de la « Découverte », la voix des victimes de la colonisation et de la christianisation. Il s’agit de dénoncer l’injustice historico-sociale vécue par les opprimés.
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conquis en une salle des tortures ». Cette dénonciation impitoyable de la Conquête est remarquable pour deux raisons. Premièrement, parce que ce philosophe, marxiste convaincu et avoué 154, a saisi le caractère destructeur de la modernité : la violence exercée sur l’Indigène au nom d’une promesse de rédemption est non seulement une accumulation de richesse sans précédent qui a bénéficié aux pays européens dans le systèmemonde, mais, de surcroît, elle entend se présenter comme libératrice, donc comme nécessaire. Deuxièmement, Benjamin présente, sous un autre angle, le fait que la Conquista symbolise le premier holocauste de la modernité. La thèse qui consiste à concevoir la Conquête espagnole comme le premier holocauste de la modernité a gagné du poids surtout au début des années . Ainsi Enrique Dussel (1992 b : 5-6) peut-il affirmer que la modernité prit naissance dans les cités européennes du Moyen Âge, libres, centres de très grande créativité. Mais elle « naquit » quand l’Europe put s’opposer à un « Autre » qu’ellemême et le contrôler, le vaincre, le violenter ; quand elle put se définir comme un ego découvreur, conquérant, colonisateur de l’Altérité constitutive de [s]a propre modernité. De toute façon, cet Autre ne fut pas découvert en tant que Autre, mais bien occulté, car il fut assimilé à ce que l’Europe était depuis toujours. De sorte que est le moment de naissance de la Modernité comme concept correct de l’origine d’un mythe de violence sacrificielle très particulier et, en même temps, comme processus d’occultation du non-Européen.
De son côté, Boff (1992 a : 51) signale que « l’Amérique latine est un chapitre de l’histoire expansionniste européenne. marque le début politique et économique de la modernité ». Pour Benjamin (2002 : 840), nous l’avons déjà mentionné, la modernité est « le temps de l’enfer ». De toute son œuvre se dégage une critique radicale de la modernité comme expression de la civili154 L’une des critiques décoloniales adressées au marxisme, en tant que produc-
tion intellectuelle européenne, consiste à lui reprocher son indifférence envers la stigmatisation des colonisés. Il est vrai qu’il existe un degré d’eurocentrisme dans certaines perspectives marxistes par rapport au monde de la périphérie. Cependant, la position benjaminienne jette un éclairage nouveau sur le rapport entre capitalisme et modernité. Parmi la pléiade de penseurs marxistes non eurocentrés, sans faire de liste exhaustive, nous trouvons Rosa Luxemburg, Cyril Lionel Robert James, José Carlos Mariátegui, Daniel Bensaïd.
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• CRITIQUE DE LA MODERNITÉ
157 Marchant sur les pas de Frantz Fanon, le philosophe Nelson Maldonado-Torres (2011 : 325-326) développe l’idée de « damnation », afin de mettre en lumière la subaltérité du damné, car le colonisé est confiné dans un monde où règne la mort. Par conséquent, au travers d’une construction idéologique ou religieuse, l’humanité du colonisé est souvent remise en question : « Le vol auquel fait référence le terme de damné est caractéristique de la colonialité. Ce vol débute avec la déshumanisation des Indigènes et des Noirs, dès l’origine de la modernité-colonialité. Le monde de la vie des Indigènes et des Noirs mis en esclavage est transformé par la colonialité en un “monde de la mort”. Les damnés n’ont nul besoin d’anticiper la
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156 « C’est justement l’insatiable principe d’identité qui éternise l’antagonisme en opprimant ce qui est contradictoire. Ce qui ne tolère rien qui ne soit pareil à luimême, contrecarre une réconciliation pour laquelle il se prend faussement. La violence du rendre-semblable reproduit la contradiction qu’elle élimine » (Adorno, 1992 : 117).
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155 À son retour d’exil, Adorno (1986 : 23) considère qu’« écrire un poème après Auschwitz est barbare ».
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sation industrielle bourgeoise, mais cette critique est davantage romantique et révolutionnaire que réactionnaire (Löwy, 1988 : 121161 ; 2001) . La critique benjaminienne s’attaque également au concept de progrès qu’elle considère fondé sur l’idée de catastrophe. Empruntant les mots de l’écrivain suédois August Strindberg, Benjamin (2002 : 491) affirme que « l’enfer n’est pas quelque chose qui nous attend, mais la vie que nous menons ici ». Il est donc nécessaire d’interrompre le continuum de l’histoire, afin de n’en plus laisser « les choses continuer comme avant »… Indéniablement, la critique de l’irrationalité de la raison occupe une place centrale dans les réflexions des fondateurs de la théorie critique (Horkheimer et Adorno, 1983). Cependant, avec Auschwitz 155, Theodor Adorno constate que l’imposition de l’universel absolu sur la singularité au nom du principe d’identité 156 a été mise à nu. C’est pour cela qu’il n’hésite pas à radicaliser sa critique du principe d’identité dans le rationalisme occidental. S’agissant d’Auschwitz, on ne peut pas ne pas penser à l’inscription gravée à l’entrée du camp d’extermination : Arbeit macht frei (« Le travail rend libre »). Dans l’argument d’un état de culpabilité dont l’autre doit être libéré – même en dépit de sa propre volonté –, on trouve la justification d’une violence mythique (mythische Gewalt), au sens benjaminien du terme. Or, cet acte d’expiation demeure tout au long de l’histoire de la modernité. Du point de vue des vaincus, la Conquista inaugure l’état de « damnation » 157 du colonisé.
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On transformait les Indiens en bêtes de somme, car ils portaient un poids supérieur à celui que pouvait supporter la faible échine du lama et on conclut tout naturellement que les Indiens étaient des bêtes de somme. Le vice-roi du Mexique considérait qu’il n’y avait pas de meilleur remède que le travail dans les mines pour soigner la « méchanceté naturelle » des Indigènes. L’humaniste Juan Ginés de Sepúlveda déclarait que les Indiens méritaient d’être ainsi traités car leurs péchés et idolâtries offensaient Dieu (Galeano, 1981 : 61).
Cette « méchanceté naturelle » dont l’Indigène est porteur aura des conséquences aussi bien philosophiques (et idéologiques) que matérielles. Philosophiques, car la notion de « culpabilité », déjà présente dans la controverse de Valladolid, trouve un écho dans la Philosophie de l’histoire de Hegel (1971 : 277) qui dit que « l’humanité européenne apparaît donc, même selon la nature, comme plus libre ». Dans cette perspective, c’est sur le théâtre de l’histoire universelle – qui va de l’Orient vers l’Occident – que l’Esprit se réalise au sein des peuples européens. Cette supériorité par rapport aux autres peuples fait de l’Europe le responsable de leur « développement » et, en conséquence, la « Mission civilisatrice » devient un impératif non seulement moral mais aussi historique. La destruction des peuples et des cultures est dès lors vue non comme un acte abject, voire criminel, mais plutôt comme le mouvement inéluctable de l’Esprit. Le Nouveau Monde a bien pu avoir été jadis uni à l’Europe et à l’Afrique. Quoi qu’il en soit, ce qui est arrivé, à l’époque moderne, c’est que, pour autant que le pays atlantique ait eu une civilisation propre quand il fut découvert par les Européens, cette civilisation fut anéantie à leur contact : la soumission du pays signa sa perte. Nous avons assurément des renseignements sur la civilisation américaine telle qu’elle s’était développée, en particulier au Mexique et au Pérou, mais nous savons seulement qu’il s’agissait d’une civilisation entièrement naturelle et qui devait, par conséquent, s’effondrer au
mort pour parvenir à l’authenticité […]. Le damné vit dans l’enfer de la colonialité, pris dans une logique perverse qui annule le mouvement de la dialectique. Davantage que l’authenticité, la recherche primordiale dans le monde de la mort est celle de la libération, qu’il faut entendre avant tout comme un pari paradoxal pour la vie du damné ».
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En ce qui concerne la dimension matérielle de cet état de « culpabilité » ou « damnation », l’Indigène sera forcé de purger ses fautes par le travail (Arbeit macht frei) dans la mine, appelée « bouche de l’enfer », où plusieurs millions, chargés d’extraire l’or et l’argent, périront à cause des conditions extrêmement pénibles. C’est précisément cet aspect de l’infériorité des habitants de l’Amérique que les colonisateurs ont invoqué pour maintenir le système de l’encomienda (Gutiérrez, 1992 : 36) 159. En effet, la « damnation » 160 des Indigènes (les colonisés, les
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premier contact avec l’Esprit. L’Amérique s’est toujours montrée, et se montre encore impuissante aussi bien du point du vue physique que du point de vue moral. Depuis que les Européens ont abordé en Amérique, les Indigènes ont disparu peu à peu, au souffle de l’activité européenne. Même chez les animaux, on rencontre la même infériorité qui se remarque chez les hommes. La faune américaine possède des lions, des tigres, des crocodiles qui ont une ressemblance avec les espèces correspondantes de l’Ancien Monde, mais qui sont, à tous égards, plus petits, plus faibles, moins puissants. À ce qu’on assure, les animaux eux-mêmes sont moins nourrissants que les vivres importés de l’Ancien Monde. Il y a, là-bas, une quantité immense de bovins, mais la viande de bœuf qui vient d’Europe apparaît comme une friandise (Hegel, 1971 : 231-232) 158.
• II, 3 LE O N A R D O B O F F
159 Selon Leonardo Boff (1992 a : 53), « les colons, même s’ils étaient des lourdauds, ne sont pas venus pour travailler. Ce sont les Indigènes et les esclaves noirs qui travaillaient. Les Européens sont venus pour commander et devenir des gestionnaires de la production ».
•
160 Il est frappant d’observer que chez Walter Benjamin, on trouve aussi cette notion de « damnation » propre à la modernité capitaliste. Michael Löwy (1988 : 152) pose la question suivante : « Dans quel sens […] l’Enfer est-il aux yeux de Benjamin l’allégorie qui condense les traits essentiels de la modernité ? » Pour y répondre, il montre, textes à l’appui, que l’image que Benjamin a à l’esprit est influencée par les écrits de Strindberg, Blanqui, Baudelaire et, bien évidemment, Marx. En autres termes, la critique benjaminienne s’adresse à la fois à la société capitaliste, où les hommes sont réduits à la condition d’automates, et au temps vide et homogène de la modernité. C’est pourquoi, le destin de l’ouvrier est comparable à celui de Sisyphe.
CRITIQUE DE LA MODERNITÉ
158 Achille Mbembe (2000 : 217-263) soutient que le discours de Hegel sur l’Afrique dans La raison dans l’histoire représente l’archétype de ce qui, par la suite, constituera le langage colonial. L’occupation coloniale exercée dans un territorium nullius, c’est-à-dire dans un espace ontologiquement vide, poursuit Mbembe, n’est pas seulement marquée du vice de violence mais également de celui de spoliation.
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opprimés, les non-personnes) va contribuer, tout au long de la modernité, à l’accumulation de richesses de la part des Européens. Par ailleurs, il faut préciser que notre but n’est pas de banaliser Auschwitz (et tous les autres camps d’extermination) mais plutôt d’inscrire la Conquista dans la constitution de la modernité, car de cette façon nous pouvons saisir le côté perverti et destructeur de celle-ci. Ce n’est pas un hasard si la théologienne Dorothee Sölle disait que « le Tiers Monde est un Auschwitz permanent ». Le lien entre le capitalisme, la modernité et la colonialité est tissé par Dussel (1992 b : 52-53) : Mais, ce qui était or et argent en Europe, monnaie du capitalisme naissant, était mort et désolation en Amérique. Le er juillet , Domingo de Santo Tomás écrit de Chuquisaca (l’actuelle Bolivie) : « Il y a quatre ans que, pour achever de perdre ce pays, on a découvert une bouche de l’enfer par laquelle chaque année entre une foule de gens que l’avarice des Espagnols sacrifie à leur Dieu : c’est une mine d’argent que l’on appelle Potosi ». L’entrée de la mine représente, métaphoriquement, la gueule de Moloch à qui on sacrifiait des victimes humaines ; mais maintenant, on ne sacrifie plus des hommes au sanguinaire dieu aztèque Huitzilopchtli, mais à l’invisible dieu-capital (le nouveau dieu de la civilisation occidentale et chrétienne). L’économie, comme sacrifice, comme culte, l’argent (le métal or et le métal argent) comme fétiche, comme religion terrestre (non céleste) permanente (non sabbatique), comme l’indiquait Marx dans La question juive, commençai[en]t [leur] règne de cinq cents ans. La corporalité subjective de l’Indien est alors intégrée à la totalité d’un nouveau système économique naissant, en tant que main-d’œuvre gratuite ou à bon marché, main-d’œuvre à laquelle s’ajoutera bientôt le travail de l’esclave africain.
Les questions essentielles soulevées par Boff dans sa critique de la modernité, comme processus à la fois génocidaire et écocide, montrent à quel point la Conquista et la colonisation ont établi un rapport asymétrique entre l’Europe et l’Amérique latine, de sorte que les structures d’oppression restent inaltérées. De plus, Boff (1992 a : 33) considère que
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il existe encore une dette écologique de l’Europe envers l’Amérique latine. L’invasion de ce continent a provoqué des dommages irréparables du fait de l’exploitation des richesses naturelles, de l’utilisation du sol et de l’immense déforestation. Il s’est instauré un style de développement et de rationalité du travail qui agresse systématiquement la nature et méprise ses cycles naturels. Dans les conditions de dépendance envers les pays riches, ce développement est assurément inéquitable, car il produit des exclusions. L’injustice sociale se trouve aux racines de l’injustice écologique.
• II, 3 LE O N A R D O B O F F
• CRITIQUE DE LA MODERNITÉ
161 Une première version de ce chapitre avait paru en 1990 dans la revue Concilium sous le titre : « A nova evangelização : irrupção da nova vida » ; pour la version française, voir Boff (1990) (Baptista, 2007 : 17).
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Il est en effet significatif que, dans son livre sur l’Amérique latine, Boff (1992 a : 51) proclame que « la modernité se caractérise par l’affirmation : conquero, ergo sum ; je conquiers, donc je suis. La pensée (cogito, ergo sum) et la science (sapere est potere) sont les instruments d’accumulation du pouvoir en tant que domination sur les autres : la nature, les autres races et les autres peuples ». Cette position est proche des thèses du projet Modernité/ Colonialité, au sens où l’émergence de l’ego conquiro constitue un élément crucial de la subjectivité moderne occidentale. Dans sa critique de la modernité, Boff s’appuie également sur les mythes et les visions du monde des peuples indigènes qui considèrent la Terre comme une Mère, perspective qui s’inscrit bien dans la ligne du buen vivir. Comme nous l’avons dit précédemment, au début des années , Boff franchit un premier pas vers un changement de paradigme, dont témoigne son « tournant écologique ». Déjà le chapitre sur « O “novo” da nova evangelização » (« La « “nouveauté” de la nouvelle évangélisation ») 161 de l’ouvrage América Latina. Da Conquista à nova evangelização traite du souci que les Églises doivent avoir pour la nature et présente la question écologique comme un défi à la fois pour les Églises et pour l’humanité. Si les références à la « pensée complexe » chère à Edgar Morin ou aux apports de la physique moderne sont absentes, il y a déjà une intention de repenser la question de la protection du don sacré de la vie à la lumière du nouveau temps.
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Certains auteurs (Sofiati, 2012 ; Kim, 1999) pensent que le changement de paradigme de Boff a impliqué une capitulation devant la pensée hégémonique, tandis que d’autres (Tamayo Acosta, 2004 ; Baptista, 2008) soutiennent qu’il a contribué à élargir l’horizon de la théologie de la libération. Quoi qu’il en soit, il est nécessaire d’analyser les postulats de l’éco-théologie de la libération dont Boff est l’un des principaux protagonistes.
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Chapitre
LE TOURNANT ÉCOLOGIQUE D A N S L’ Œ U V R E D E L E O N A R D O B O F F
:
DIS/CONTINUITÉ D’UNE PENSÉE UTOPIQUE
LA QUESTION DE L’ÉCOLOGIE CHEZ BOFF
162 Le projet de Gustavo Gutiérrez (1986) consistait à réaliser une « théologie à partir de l’envers de l’histoire ». À propos de la divergence entre Jürgen Moltmann et José Míguez Bonino au sujet de la liberté et de la démocratie, qui témoigne du manque de compréhension de la théologie politique européenne envers la théologie de la libération latino-américaine, Gutiérrez (1986 : 192-193) note que « ce qui se passe est que notre expérience historique est différente ; elle nous rend attentifs aux mensonges de la société bourgeoise et aux chemins que les classes populaires doivent prendre pour conquérir une démocratie authentique et une liberté réelle. Ce processus est un aspect de ce que nous appelons libération. […] Étant donné la situation historique et culturelle de l’Amérique latine, cela nous est nécessaire pour comprendre certains aspects de notre réalité. Mais ce qui importe, ce n’est pas l’allusion matérielle à ces événements ou à ces idées, c’est le point de vue à partir duquel nous les abordons ». 163 L’essor, ces dernières décennies, de diverses perspectives, telles que la théologie féministe (Ivone Gebara, Elsa Tamez, Marcella Althaus-Reid), la théologie indigène (Samuel Ruiz García, Eleazar López Hernández, Clodomiro Siller), la théologie de la Terre (Marcelo Barros, Ivo Poletto, José Luis Caravias), suggère même l’idée de l’existence de théologies de la libération. 164 Selon Jung Mo Sung (2008 c : 92-124), il existe au sein de la théologie de la libération deux groupes qui ont assimilé, chacun à sa manière, les apports de la théorie de la dépendance : celui représenté par Gustavo Gutiérrez, Juan Luis Segundo et Leonardo Boff a proposé une lecture superficielle du rapport entre économie et théologie, et celui sous l’égide du Département œcuménique de recherche, autour de Franz Hinkelammert et Hugo Assmann, a essayé de surmonter cette faiblesse.
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Tout au long de cet ouvrage nous avons insisté sur le fait que la théologie de la libération représente aussi bien un discours critique sur la modernité capitaliste qu’un antécédent de la pensée décoloniale 162. Même si cette théologie ne constitue pas un courant homogène 163 ni uniforme 164, son locus théorique et discursif possède des éléments à caractère radical. Par-delà les divergences internes, ce projet théologique demeure une production intellectuelle latino-américaine, encore que le dialogue avec les
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« nouvelles théologies européennes » ait contribué à son développement et que la majorité des théologiens aient poursuivi leurs études en Europe, notamment en France, en Allemagne, en Italie et en Belgique. Cependant, l’essor des mouvements populaires latino-américains chers au christianisme de la libération est antérieur à l’émergence de ce courant théologique. Pour Mgr Gerhard Ludwig Müller, ce qui reste incontestable, c’est la réalité toujours catastrophique des sociétés en Amérique latine et dans l’ensemble du tiers-monde ; c’est d’elle qu’est née la théologie de la libération, comme tentative de maîtrise théologique, et justement pas comme n’importe quelle explication ou stratégie de transformation, mais comme réponse théologique, dans la mesure où, depuis le plus haut point de vue de l’esprit humain, à la lumière de la parole de Dieu, on tient compte des conditions concrètes, sociales, économiques et historiques de l’existence humaine (Gutiérrez et Müller, 2014 : 95-96) 165.
Depuis sa naissance, la théologie de la libération a toujours souligné que le clivage essentiel ne se situe guère entre croyants et athées, mais plutôt entre oppresseurs et opprimés. D’où la nécessité de honnir la dimension politique et historique du péché 166. Autrement dit, il est nécessaire de dévoiler la « fausseté » des rapports sociaux existants. La théologie de la libération, expression théorique du christianisme de la libération, est diamétralement opposée aux valeurs telles que la plus-value, l’accumulation comme seule fin, l’appât du gain, la logique du profit, l’obsession du progrès défendues par la société bourgeoise, capitaliste, moderne et (néo)coloniale. L’idée de « Dieu de la vie » chère à ces théologiens va à contre-courant des idoles (Mammon, Marché total, Main invisible, Richesse) de la modernité capitaliste. C’est pourquoi, en dernière instance, la défense de la vie, y compris ses conditions de reproduction, est le critère fondamental de la théologie de la libération. Le choix prioritaire des pauvres a 165 Bruno Chenu et Marcel Neusch (1986 : 181-188) partagent le même avis à propos de l’origine géopolitique de la théologie de la libération. 166 C’est à juste titre que la troisième Conférence générale de l’épiscopat latino-
américain à Puebla en 1979 a qualifié l’épouvantable situation d’exclusion et de marginalisation du Tiers Monde, particulièrement de l’Amérique latine, de véritable cas d’« injustice institutionnalisée ».
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été et demeure la marque de fabrique de cette théologie, mais, étant donné que les pauvres et la planète sont justement les plus défavorisés par la logique destructrice du système capitaliste, il n’est pas étonnant de noter un lien, voire une « affinité élective » entre la théologie de la libération et l’écologie. Formé à partir de deux mots grecs, oikos qui signifie « maison » et logos « étude », le terme « écologie » a été forgé en par le biologiste allemand Ernst Haeckel. C’est dans ses premiers travaux que la science des écosystèmes plonge ses racines. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, l’écologie est devenue un pilier du discours des mouvements environnementaux. Joan Martínez Alier identifie trois courants du mouvement écologiste : a) le « culte de la nature sauvage », qui, face à l’anthropocentrisme, postule la nécessité d’une attitude biocentrée envers la nature – Martínez Alier place la sensibilité franciscaine et l’écologie profonde dans ce courant ; b) l’« évangile de l’éco-efficacité » dont la consigne est le développement durable, c’est-à-dire le lien établi entre l’économie et l’écologie ; c) l’« écologisme des pauvres », qui se comprend comme un mouvement pour la justice environnementale, voire une écologie de la libération, dont la critique impitoyable du modèle hégémonique est explicite. Parmi les protagonistes de l’écologisme populaire que Martínez Alier (2014 : 457) observe au Brésil se trouvent le Mouvement des Sans Terre et les chrétiens engagés en faveur de la défense de la nature. Encore que la question écologique soit diversement prise en considération dans les écrits des théologiens de la libération, c’est surtout dans l’œuvre de Leonardo Boff qu’elle est clairement assumée. Les changements sociohistoriques, politicoéconomiques et culturels de la seconde moitié du XXe siècle ont provoqué une discontinuité dans les références théoriques ou idéologiques de Boff. Nous pouvons parler d’un « tournant écologique » chez lui. Il existe pourtant une continuité, dans la mesure où l’empreinte franciscaine a joué un rôle fondamental non seulement dans sa critique de la modernité mais aussi dans son éco-théologie de la libération. Ayant mené une trentaine d’entretiens semi-directifs auprès de théologiens, de philosophes et de militants, spécialistes ou du moins familiarisés avec l’œuvre de Boff, nous voudrions ici mettre en lumière la continuité et la discontinuité d’une pensée non
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conformiste, critique de la modernité et évidemment utopique. Lors de notre entrevue du avril , Boff insistait sur l’importance de l’utopie dans la transformation sociale : Quand une société – comme la nôtre – n’a plus d’utopies et décrète la fin de l’histoire, quand la pensée unique dit qu’il n’y a plus d’alternatives, que nous devons accepter l’inévitable, ce qui est là…, ceux qui soutiennent ces positions se sont déjà condamnés, car sont morts en eux le désir de transformation, l’utopie. Ils sont perdus. Ils ne savent que faire. Ils n’ont plus ni visions, ni rêves, ni perspectives (Martínez Andrade, 2015 a : 25).
Nous avons déjà relevé que le changement de paradigme de Boff a pu être interprété soit comme une abdication devant la pensée hégémonique ou comme une possibilité d’élargir l’horizon de la théologie de la libération. À notre avis, même si le tournant écologique peut être assimilé par le capitalisme – cela vaut aussi pour le discours féministe (Fraser, 2010), postcolonial (Chibber, 2013 : 284-296) ou indigéniste (Bautista, 2010) –, il ne représente pas nécessairement une défaite de la pensée critique. Nous voudrions proposer une troisième grille de lecture en indiquant que le « tournant écologique » chez Boff est bien l’expression de la dis/continuité d’une pensée critique et utopique. Pour le théologien João Batista Libanio, le profil intellectuel de Boff est assurément singulier. Formé dans l’esprit franciscain, Boff a toujours exprimé une sensibilité particulière pour la nature et les pauvres : Influencé par les mouvements écologiques dans le monde, [Leonardo Boff] s’est intéressé aux questions posées par l’écologie – trouvant là, après avoir quitté l’Église, un chemin très intéressant. Rapidement, il se désintéresse de l’Église. Pendant un temps, il écrit encore quelques articles sur la question ecclésiale, mais renonce ensuite à la traiter. Aujourd’hui, deux questions nouvelles retiennent toute son attention. La première est que, pour penser une alternative au système dans une perspective écologique, il faut penser à la gouvernabilité du monde. En d’autres termes, pour ne pas rester une utopie vidée de son sens, un mouvement écologique doit être en relation avec un pouvoir global qui parvienne à organiser ce chaos. Les États ne sont pas parvenus à changer notre relation à la nature, car il n’existe pas de pou-
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voir mondial. L’ONU n’est qu’un symbole. Elle n’a pas la force d’être une institution qui gouverne le monde. Sans résolutions politiques, la lutte écologique est vouée à l’échec. […] L’universel est global. Il faut une gouvernabilité dans laquelle les nations pensent leur rapport à la vie, une gouvernabilité autour de la vie et non autour de la production. Nous devons donc penser un type nouveau de production et de consommation. En tant que théologiens de la libération, ce nouveau point nous intéresse énormément. C’est pour cela que nous travaillons sur le concept de « biens universels ». Jusqu’à présent, on parlait certes de « biens communs », mais ces biens appartiennent au discours de l’Église et sont devenus une catégorie abstraite, générique. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Par « biens universels » nous entendons toutes les choses qui ne peuvent être privatisées, l’eau, l’air, la terre. Par exemple, on ne doit pas polluer l’air, tout simplement parce qu’il ne nous appartient pas et est donc un bien universel. N’étant pas propriétaires de l’air, nous n’avons pas le droit de polluer. Nous devons commencer à réfléchir à l’importance de l’eau, de l’air, des mers, des océans, en tant que biens universels qui n’appartiennent à aucun pays. Toutes les nations ont évidemment droit à l’accès à ces biens universels, mais elles n’en sont pas les propriétaires. La seconde question est liée aux brevets. Les découvertes scientifiques n’appartiennent à personne, elles sont le bien de l’humanité tout entière. Nous devons réfléchir au droit de ces « biens universels ». Nous devons briser les brevets et examiner la question écologique de façon plus large. L’écologie ne doit pas seulement préserver la nature, c’est trop peu, nous devons politiser l’écologie. Par exemple, comment va-t-on organiser les transports afin de ne pas polluer la mer ? Il me semble que Leonardo Boff se situe dans cette ligne. Il était consultant dans un projet de l’ONU. Pour cette raison, je pense que Leonardo Boff n’est pas Franciscain au sens romantique du terme, mais il est à présent un scientifique et un homme politique. Il cherche une conception politique de l’écologie. À mon avis, Leonardo s’inscrit dans la ligne sociale et politique de l’écologie sociale : sociale, dans le sens d’un souci des personnes, et politique, en référence à la création d’un pouvoir qui défende les êtres. Il est
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évident que pour faire tout cela les gens ont besoin de spiritualité et de mystique. C’est pourquoi, dans les ouvrages de Leonardo Boff, nous trouvons l’écologie environnementale, l’écologie spirituelle, l’écologie mystique, l’écologie politique, et devons comprendre sa perspective comme une vision plus large que la simple défense de la nature ou la préservation des baleines (Martínez Andrade, 2015 a : 71-73).
Pedro de Assis Ribeiro de Oliveira note que les préoccupations écologiques de Boff datent d’avant la chute du Mur de Berlin. Leonardo Boff a commencé à travailler les questions environnementales bien avant la chute du Mur de Berlin. Je me souviens d’une réunion du groupe Foi et politique, au cours de laquelle il a évoqué un ouvrage de Carl Sagan pour parler d’écologie, c’était à la fin des années . En fait, nous avons pensé que Leonardo Boff n’était qu’un rêveur. Quand il s’est engagé dans l’élaboration de la Charte de la Terre, je n’étais pas très convaincu de l’intérêt d’une telle charte. [… En ,] lorsque nous préparions la Campagne de fraternité consacrée à l’eau, je me suis intéressé à cette charte et je me suis rendu compte de son importance et de toutes les bonnes idées dont elle était porteuse. Actuellement, je considère qu’elle est comparable à la Déclaration des droits de l’Homme. Bien évidemment, il existe encore des violations des droits de l’Homme, mais ce document est une référence. À bien des égards, la Charte de la Terre est novatrice. […] [Elle] offre réellement un nouveau paradigme à la pensée et à l’action écologiques. […] Je pense que la sociologie ne peut pas se borner à l’étude de l’être humain, comme s’il faisait partie d’une grande communauté. Tout cela aura un fort retentissement sur l’aspect religieux : dans le christianisme, l’être humain s’est placé au-dessus des animaux. C’est donc une religion au sens anthropocentré du terme. Quant à moi, je suis plus attaché à une vision biocentrée. Je considère qu’une transformation au sein de la religion est nécessaire et, pour ce faire, le travail de Leonardo Boff est fondamental. […] Quand je pense à la religion et à ce nouveau paradigme, que j’appelle « conscience planétaire », je mets sur la table un thème que j’ai appris de Leonardo Boff : comprendre que nous sommes la Terre, la Terre qui parle, chante et danse. C’est un
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changement très profond dans la théologie de la libération (Martínez Andrade, 2015 a : 142-143 et 146).
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il me semble que Leonardo Boff s’est inscrit dans la pensée marxiste dans le contexte de la dictature militaire et de l’oppression de classe. Cependant, ce discours, circonscrit aux limites des conditions sociales et économiques, doit s’ouvrir à la question du rapport de l’être humain avec la nature. De là naît le concept de « re-liaison » qui est crucial, car l’être humain est détaché de lui-même, de l’autre, de l’environnement et de Dieu. […] Il me semble que la critique de l’anthropocentrisme est valable dans la mesure où l’être humain centre tout sur l’intérêt, la domination, le marché, etc. Lors de l’hommage qui lui a été rendu à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire, Leonardo Boff a fait allusion à cinq phases dans son parcours : ) la vision religieuse franciscaine marquée par l’expérience de l’ascétisme, ) le concile de Vatican II et ses implications, ) la théologie de la libération et sa portée sociale, ) le paradigme
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Paulo Agostinho Nogueira Baptista relève que, dans la mesure où Boff est Franciscain, le thème de l’écologie l’accompagne depuis longtemps. En revanche, son changement de paradigme ne s’est opéré qu’au début des années . Dans le cadre du séminaire organisé par le Centre Jean XXIII à Paulo de Frontin dans l’État de Rio de Janeiro en août , Boff a donné une conférence sur « Nature et sacré : la dimension spirituelle de la conscience écologique » qui peut être regardée comme le premier texte s’inscrivant dans le nouveau paradigme (Baptista, 2007 : 17-18). En , durant le cours d’été du Centre œcuménique des services pour l’évangélisation et l’éducation populaire (Centro Ecumênico de Serviços à Evangelização e Educação Popular, CESEEP ) organisé par José Oscar Beozzo à São Paulo, Boff est intervenu sur « Écologie : politique, théologie et mystique » qui composera le premier chapitre de son ouvrage paru en , Ecologia, mundialização, espiritualidade (Boff, 1994c : 23-84). En avril , Boff (2000 b) a dirigé un séminaire sur le rapport entre écologie et théologie au Centre d’études en psychologie du Brésil (Centro de Estudos em Psicologia, CEPSI ). Au sujet de l’abandon de la perspective marxiste par Boff, Nogueria Baptista confie :
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écologique et maintenant, à la fin de sa vie, ) Dieu est la question centrale. Celui qui voit ces phases comme des tranches de vie séparées aurait tort, car elles sont intimement liées. La première fois que Leonardo Boff a franchi le pas vers le paradigme écologique, certains milieux au Brésil l’ont considéré comme un traître. Selon eux, il avait abandonné les questions sociales et les enjeux politiques. Pour certains auteurs dont Milton Santos, l’écologie était un piège de la droite : la droite arborait un nouvel étendard que la gauche s’est empressée d’accepter. Si auparavant la gauche s’inquiétait du sort du travailleur ou du paysan, elle s’intéressait désormais à la question écologique. C’est ainsi que certains secteurs de la gauche ont soutenu que les préoccupations écologiques n’étaient qu’une illusion ou une ruse réactionnaire. Leonardo Boff lui-même a été accusé de trahison, non seulement par son frère mais aussi par certains théologiens. Au cours d’un congrès de théologie à Curitiba, Clodovis Boff m’a demandé si « selon la perspective écologique l’être humain et l’amibe occupaient la même place ». Ma réponse, après les rires du public, a été la suivante : « Oui, il est clair qu’il y a une différence, puisque Jésus-Christ s’est incarné dans l’homme et non dans l’amibe ». Leonardo Boff n’a pas abandonné le discours social et politique dans sa critique du marché et du machisme, mais son horizon s’est élargi grâce au paradigme écologique, car aujourd’hui nous notons que la présence du marché et du machisme s’expriment par la destruction des rapports humains et de la relation avec la nature, de sorte que la relation amoureuse avec Dieu est subvertie. L’individualisme radical provoqué par la logique mercantile conduit à l’isolement de l’être humain. À l’heure actuelle, les théologiens de la libération s’accordent à dire que Leonardo n’a pas tort : il ne s’agit pas d’un choix entre le social ou l’écologie, mais d’une complémentarité. Ce sont les pauvres qui sont les plus affectés par les problèmes écologiques : pollution de l’air, du sol, de l’eau ; nourriture contaminée (Martínez Andrade, 2015 a : 82 et 85-86).
Ces trois auteurs s’accordent sur le fait que le souci de la nature chez Boff ne signifie pas une capitulation devant la pensée dominante, mais qu’il est venu combler le fossé entre l’écologie et la théologie de la libération. La brèche ouverte par Boff au
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sein de ce courant théologique est décisive. Le contexte sociohistorique, avec la chute du Mur de Berlin, la défaite de la révolution sandiniste, l’émergence de la pensée postmoderne, la montée de l’écologie, a largement contribué à reconfigurer le discours de la théologie de la libération en général et celui de Boff en particulier. Concernant le développement, dans les années , des perspectives critiques sur la question environnementale au détriment de la lutte des classes, Boff
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croi[t] que la question la plus importante actuellement est la question plus globale de savoir comment sauver la vie humaine qui est menacée. Nous avons créé vingt-cinq façons différentes de détruire la vie humaine en même temps que nous modifions la biosphère. La vie – tout entière – ne peut pas être détruite, car seulement % de la vie est visible, les autres % sont invisibles. Par exemple, dans une cuillère de terre, il y a entre et milliards de micro-organismes (bactéries, virus, champignons) et, pour eux, l’éventuelle disparition des êtres humains ne signifie rien. Ils ne se rendront même pas compte de notre disparition. Ils vont peut-être percevoir qu’ils sont moins contaminés par les pesticides. La Terre n’a pas besoin de nous pour poursuivre sa route. En revanche, nous avons besoin de la Terre pour vivre. À mon sens, la nouvelle radicalité ne réside pas dans le développement ou dans la contradiction entre le capital et le travail, mais plutôt dans le fait que nous voyageons sur le même Titanic qui est en train de couler. Aussi devons-nous prévoir comment nous sauver et créer des stratégies pour que la planète reste habitable et favorable pour le genre humain. Nous devons également protéger l’environnement parce que nous sommes éco-dépendants. Cependant, à l’intérieur du Titanic, il existe une lutte des classes : il y a ceux qui ont les moyens de se sauver et se sauveront, les autres couleront avec le Titanic. Alors, il ne faut pas gommer la lutte des classes, car elle existe à cause de l’exploitation et de la contradiction entre le capital et le travail, si bien qu’une grande partie de l’humanité se trouve exclue. […] Il faut donc continuer à souligner l’injustice et l’illégitimité de cette profonde inégalité. Il n’y a même pas de lutte des classes mais plutôt la victoire atroce d’une classe sur une autre. Par conséquent, nous devons ressusciter la rage de classe et
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avancer sans perdre de vue l’horizon principal, car nous pourrions couler tous ensemble en luttant pour une cause qui est réelle mais qui doit être relativisée. Je ne dis qu’elle n’a pas de sens, mais elle doit être rapportée à une totalité plus vaste, c’est-à-dire la Terre. De ce fait, nous devons concevoir la Terre comme le grand pauvre, l’exploité, l’opprimé. La Terre a le visage du travailleur, le visage du Tiers, du Quart Monde. La Terre est crucifiée non par les pauvres, mais par ceux qui monopolisent le capital, le pouvoir, le savoir, la propriété. C’est pourquoi nous devons les dénoncer comme les grands ennemis de la vie et les principaux ennemis de la Terre. Nous devons insérer la lutte des classes dans une vision plus vaste, car si nous ne protégeons pas la Terre nous disparaîtrons. Il n’y a pas d’autre choix. Il me semble que de nombreux intellectuels du socialisme doivent inclure la question écologique, car ils en sont restés aux discours des années ou du marxisme le plus classique. Nous devons enrichir le socialisme dans ses fondements idéologiques et montrer qu’il appartient à l’ensemble de la vie. Peut-être le socialisme est-il la meilleure façon de trouver un équilibre entre la Terre, l’humanité et l’environnement. Peut-être un beau jour serons-nous tous socialistes, non par choix idéologique mais pour une raison évidente : nous partageons ce que nous avons, sinon il n’y a plus rien pour personne. Bref, le socialisme est l’expression de cette profonde générosité et de ce profond souci de la totalité dont nous faisons partie (Martínez Andrade, 2015 a : 25-27).
Le rapport de Boff avec le marxisme, surtout dans sa version gramscienne, a été et demeure paradoxal – au sens goldmannien du terme 167. Nonobstant qu’il reconnaisse les apports du marxisme et la génialité du philosophe de Trèves 168, il a déclaré, déjà à l’époque de l’expertise menée par la Congrégation pour la doctrine de la foi, ne pas être marxiste (Roma Locuta : 149). Le novembre , à l’Université de Turin qui l’a fait docteur honoris causa, Boff
167 Goldmann (2005 : 187) rappelle que toute pensée dialectique doit éviter de commettre un péché capital, celui de la prise de position unilatérale entre le oui ou le non. Dans le cas de Boff, la proposition goldmannienne est pertinente. 168 Lors de notre entrevue, Boff a qualifié Marx de génie (Martínez Andrade, 2015 a : 39).
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(1994 c : 144 et 146) a prononcé un discours dans lequel il a évoqué le rapport entre le socialisme et la théologie de la libération :
• II, 4 TO U R N A N T É C O LO G I Q U E
• Q U E ST I O N D E L ’ É C O LO G I E
Patrus Ananias de Souza (2008 : 47) rapporte les propos du politologue Juan Ponce Jarrín rencontré lors d’un voyage en Équateur : « Je suis un ami de Leonardo Boff. Je milite, comme lui, dans un parti qui est aujourd’hui une glorieuse minorité. Si l’humanité avait un peu de bon sens, nous serions une grande majorité au XXIe siècle : je suis un écosocialiste ». Il ajoute que si jadis les textes de Boff ont révélé le « Christ du peuple », à présent son œuvre rend compte de la « rédemption de la nature et du cosmos » par le biais du Christ. Autrement dit, cette nouvelle dimension de la théologie de la libération est moins un égarement idéologique qu’un élargissement de la perspective. En résumé, depuis ses premiers écrits, plus particulièrement l’ouvrage O Evangelho do Cristo cósmico (« L’Évangile du Christ cosmique ») de , la question écologique accompagne la réflexion de Boff. Il n’est pas faux de prétendre que cette question
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Il faut rappeler clairement que, depuis ses origines, [la théologie de la libération] n’a jamais placé le socialisme au centre de ses préoccupations et de sa réflexion, mais qu’elle s’est toujours occupée des pauvres, dans leur ensemble et avec leurs conflits. Elle n’a considéré le socialisme que comme un moyen de faire progresser la cause des opprimés, comme alternative historique du capitalisme, qui cause tant de souffrances parmi nos peuples. Mais le socialisme n’a jamais été considéré comme un modèle à imiter. C’est pourquoi nous ne connaissons aucun théologien de la libération qui soit inscrit au parti communiste ou socialiste. Le socialisme est uniquement vu comme une référence historique que l’on ne peut ignorer. Les racines véritables de la théologie de la libération sont ailleurs. […] C’est par son combat aux côtés de l’opprimé que cette théologie a incorporé quelques thèmes [categorias] de la tradition marxiste. Ceux-ci ont aidé et continuent d’aider à démasquer la logique perverse du profit au prix de la misère et de la déshumanisation de la majorité. Constatant la souffrance sous le joug du capitalisme (qui est un ordre sans ordre), les chrétiens inspirés par la théologie de la libération ont posé la question du socialisme démocratique, une alternative historique possible pour parvenir à plus de dignité dans le travail, et à une vie meilleure pour tous.
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prend de nouvelles proportions en raison du « changement du paradigme » du début des années (Baptista, 2007 : 242). C’est dans cette optique que nous analyserons la dis/continuité de sa pensée, afin de montrer l’existence d’une « affinité élective » entre son travail théologique et le discours écologique. Nous ne tairons pas les critiques de la part de certains théologiens comme Jung Mo Sung ou Hang Seob Kim à propos du tournant écologique chez Boff. Elles témoignent, à tort ou à raison, de la façon dont la théologie de la libération s’actualise et adapte son locus théorique et discursif à l’esprit du temps. LA « DÉMOCRATIE COSMIQUE » DE FRANÇOIS D’ASSISE
Comme nous l’avons mentionné précédemment, l’empreinte franciscaine a profondément marqué l’œuvre et la trajectoire de Leonardo Boff 169. Dans son livre François d’Assise : force et tendresse de , la question écologique est déjà présente. L’ouvrage aborde la crise de la société moderne bourgeoise qui se traduit par « la perte du rapport vital avec la nature » (Boff, 1986 c : 19) et par l’excès d’irrationalité de la logique économique, responsable de la pauvreté et de la marginalisation sociale. D’où la dénonciation du système capitaliste comme modèle sociohistorique producteur d’inégalités et de misère. Nous voyons bien que la pauvreté en Amérique latine n’est pas le résultat du destin, mais le fruit d’une grande injustice qui crie vers le ciel, comme le sang d’Abel assassiné par Caïn (Genèse 4,10) . Nous voyons aussi que la cause principale de cette injustice doit être cherchée dans le système capitaliste qui, telle une nouvelle tour de Babel (Genèse 11,1-9), se dresse sur le monde et contrôle la vie des pauvres, favorisant les uns qui s’enrichissent de plus en plus aux dépens de la pauvreté croissante des autres. Voilà pourquoi les populations appauvries de nos pays vivent un véritable esclavage au sein de leur propre pays (Boff, 1986 c : 76).
169 Selon Giorgio Agamben (2013 : 43), dans le cas du franciscanisme, le rapport
dialectique entre règle et vie a contribué à la construction d’une forme de vie. Le refus franciscain de tout droit de propriété exprime l’idée selon laquelle la vie ne peut jamais être objet de propriété mais seulement d’usage commun.
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Cette critique du système hégémonique par Boff illustre à bien des égards l’esprit de la théologie de la libération. Boff montre que l’option de François d’Assise pour les pauvres signifie « quitter le monde » (exire de saeculo), non au sens physique, moral ou cosmologique du terme, mais plutôt au sens social. François avait abandonné sa classe sociale, l’ordre dominant en ce temps-là ; il avait quitté la société des majores – les « plus grands », comme on disait. Délibérément, il voulait être un minor, un « plus petit ». Il abandonna aussi le style d’une Église puissamment organisée, avec sa hiérarchisation pyramidale, pour devenir un frater, un frère de tous, sans aucun titre hiérarchique (Boff, 1986 c : 98).
• « D É M O C R AT I E COSMIQUE
»
170 Le mouvement de la décroissance est loin d’être homogène, mais sa critique de la société de consommation remonte à la publication en 1972 du rapport Halte à la croissance ? par le Club de Rome. Le pasteur écologiste Stéphane Lavignotte (2009) retrace le contexte dans lequel le concept de « décroissance » a vu le jour. Analysant deux générations d’« objecteurs de croissance », la première autour des contributeurs de la revue Entropia, notamment Serge Latouche et Jean-Claude BessonGirard, et la seconde représentée par Vincent Cheynet et Paul Ariès, il met en lumière les désaccords et les polémiques au sein du mouvement. Remarquons que
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Cette dénonciation de la société de consommation peut être rapprochée, toute distance gardée, de la critique à laquelle se sont livrés les « objecteurs de croissance » dans l’Hexagone 170.
• II, 4
La pauvreté comme vertu se situe entre le mépris des biens et l’attachement à leur égard. Il s’agit d’un usage modéré et sobre des biens. Usage variable, selon les lieux et les cultures. Mais le sens de cette attitude est toujours le même : garder l’esprit libre pour les œuvres propres de l’esprit, la liberté, la générosité, la prière, la créativité culturelle. Cette pauvreté ascétique est une sagesse de vie. L’opposé de cette forme de pauvreté, c’est la prodigalité, le gaspillage irresponsable. Opter pour la pauvreté en ce sens se traduit par une mentalité écologique, qui se sent responsable de tous les biens de la nature et de la culture, pour une vie sans luxe, anticonsommationniste, qui lutte contre une société de production pour la production et de consommation pour la consommation (Boff, 1986 c : 92).
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Ce sens de la fraternité envers les plus faibles (feci misericordiam cum illis), y compris les créatures de la nature, a joué un rôle crucial dans la mystique cosmique de François d’Assise.
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Cependant, la critique de Boff, inspirée de l’esprit franciscain, vise le cœur du système capitaliste, à savoir la propriété 171. À l’esprit d’appropriation Boff oppose l’esprit d’expropriation qui s’exprime dans le renoncement à la sécurité, aux soucis pécuniaires et au désir d’accumulation propres au système capitaliste moderne. Analysé récemment par Giorgio Agamben, ce nouveau mode de vie est considéré par Boff comme un être-aumonde-avec-toutes-choses qui incarne une nouvelle façon d’être-dans-le-monde, autrement dit, un autre paradigme de la convivialité 172. Aux yeux de Boff, l’idée de « démocratie cosmique » offre la possibilité de développer dans la fraternisation avec la nature un autre paradigme des rapports sociaux. Ce qu’il y a de nouveau chez saint François, c’est l’expérience de la dimension horizontale : si tous sont fils de Dieu, alors tous sont frères entre eux. Tous vivent dans la grande maison paternelle. Il y règne entre toutes choses une grande intimité. Aucun ennemi : personne qui nous menace. On est dans une atmosphère d’affection, entre frères et sœurs. […] Cette fraternité universelle situe François de plain-pied avec les créatures.
la référence à Ernst Bloch est présente chez Serge Latouche et Paul Ariès. À propos de ce dernier, Lavignotte (2009 : 102) indique que, « en référence au marxiste hétérodoxe Ernst Bloch, spécialiste des courants religieux révolutionnaires, Paul Ariès avance les termes d’“espérance” et de “mythe politique” : “un mythe n’est pas une illusion mais une fiction agissante”, ce que Bloch appelait une “utopie concrète”. » Dans son Petit traité de la décroissance sereine, Serge Latouche (2007 : 53-104) consacre un chapitre entier à l’utopie concrète de Bloch. 171 Pour Agamben (2013 : 171), une « théorie de l’usage » manque dans la philosophie occidentale. Le cas franciscain représente un défi pour la pensée contemporaine : « Certes, grâce à la doctrine de l’usage, la vie franciscaine a pu s’affirmer sans réserve comme cette existence qui se situe en dehors du droit, c’est-à-dire qui, pour être, doit renoncer au droit – et tel est certainement le legs auquel la modernité s’est montrée incapable de faire front et que notre temps ne semble pas non plus en mesure de penser. Mais qu’est-ce qu’une vie en dehors du droit, si elle se définit comme cette forme de vie qui fait usage des choses sans jamais se les approprier ? Et qu’est-ce que l’usage, si l’on cesse de le définir seulement négativement par rapport à la propriété ? » 172 La référence à Ivan Illich est évidente. Boff (1986 c : 33) soutient que, « par la
convivialité, on fait un usage tout autre des immenses possibilités scientificotechniques mises à notre disposition ; non pas d’abord en vue de l’accumulation, de la satisfaction effrénées et individualistes, pour l’activation du principe de l’avoir ; mais en vue d’un accroissement des rapports sociaux et interpersonnels, de la primauté du don et de la liberté, et pour l’intensification du principe de l’être ».
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Il ne se définit pas par ce qui le distingue d’elles, par ce qui le séparerait de ses frères. Il se définit par ce qu’ils ont tous en commun. Il ne se définit point comme animal raisonnable, seigneur de la créature, établi roi sur tous les êtres. Il se comprend comme le frère de tous et l’humble serviteur de chaque créature. Il ne dédaigne pas les origines cosmiques et obscures de notre réalité. Il les aime et fraternise avec toutes créatures. Il se joint à elles pour former ensemble avec elles une grande famille de frères et de sœurs (Boff, 1986 c : 57-58).
• « C H R I ST COSMIQUE
»
173 Berthe-Adèle de Dompierre d’Hornoy était une arrière-petite-fille de Marguerite Catherine Arouet, sœur de Voltaire (Lacouture, 1992 : 381).
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Marie-Joseph Pierre Teilhard de Chardin est une autre source à laquelle Leonardo Boff a puisé ses principales lignes forces. Né en dans la gentilhommière de Sarcenat, près d’Orcines (Puy-de-Dôme), il montre, dès son jeune âge, sa véritable passion : les pierres. Arrière-petit-neveu d’un certain Voltaire du côté de sa mère 173, il prend la décision de devenir prêtre et rejoint le noviciat des Jésuites de la province de Lyon, à Aixen-Provence, le mars (Cuénot, 1964). Le août , il est
• II, 4
LE « CHRIST COSMIQUE » DE TEILHARD DE CHARDIN
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Ce n’est pas un hasard si saint François demandait au jardinier de laisser un coin libre, afin que toutes sortes d’herbes puissent pousser, y compris les mauvaises, car « elles aussi annoncent la grande beauté du Père de tous les êtres » (Boff, 1986 c : 56). À notre avis, ce passage exprime déjà les premiers pas vers ce qui deviendra plus tard sa critique impitoyable de l’anthropocentrisme. Il est vrai que dans cet ouvrage les catégories mobilisées par Boff proviennent plutôt de la théorie critique (Max Horkheimer et Erich Fromm, notamment) et de la théologie de la libération (Gustavo Gutiérrez, Clodovis Boff et Enrique Dussel), mais nous relevons déjà des éléments de sa critique de la modernité comme le rapport d’inégalité entre le Nord et le Sud, les modèles de domination à visage néocolonial ou encore le péché structurel. Boff en appelle à un « renversement de lieu épistémique » (conversão do lugar epistémico), à partir des espérances et des angoisses des pauvres, afin de libérer les peuples et la nature du joug du système hégémonique.
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ordonné prêtre. Lecteur infatigable, combattant durant la Première Guerre mondiale 174, professeur-adjoint de géologie à l’Institut catholique, spécialiste européen des mammifères (sa thèse soutenue en portait sur Les mammifères de l’Éocène inférieur français et leurs gisements), Teilhard est sanctionné une première fois par l’Église en à cause d’une Note sur quelques représentations historiques possibles du péché originel rédigée en . Cette note, à usage strictement privé, avait été trouvée par le cardinal Rafael Merry del Val dans le bureau de Teilhard à l’Institut catholique et était arrivée aux mains du supérieur général des Jésuites, le père Vladimir Ledóchowski. Dès lors, Teilhard est un « pestiféré » aux yeux de la Compagnie et de la curie romaine (Lacouture, 1992 : 387). Sommé d’abandonner l’enseignement, Teilhard repart en Chine poursuivre ses recherches géologiques. Après quelques courts séjours en France (-, , ) et aux États-Unis (, , , -), Teilhard crée avec Pierre Leroy l’Institut de géobiologie à Pékin où il reste jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. En , il rentre en France et reprend contact avec les milieux parisiens, Gabriel Marcel, Nicolas Berdiaev, Emmanuel Mounier, parmi d’autres. L’année suivante, il se rend à Rome, afin d’obtenir l’autorisation d’imprimer Le phénomène humain. Cependant, le nouveau supérieur général, le père Jean-Baptiste Janssens, ne lui accorde pas la permission. En , Teilhard est élu membre non résidant à l’Académie des Sciences, et la même année paraît l’encyclique Humani generis 175. Teilhard meurt en . Le juin , le Saint-Office publie un monitum qui met en garde contre les œuvres et les idées de Teilhard 176 : 174 En 1917 paraît dans la revue Études un curieux article de Teilhard de Chardin (1976) sur « La nostalgie du front », où l’on trouve déjà les premières intuitions de ce qui deviendra une de ses catégories majeures : la noosphère. Selon Claude Cuénot (1969 : 28), « Teilhard découvrit pour la première fois la signification de la socialisation humaine. Le front, en face à l’ennemi, ne pouvait tenir que grâce à une sorte d’unanimité, que grâce à l’arqueboutement de toutes les consciences individuelles en une sorte de conscience collective. […] Il découvre pour la première fois l’intuition de la noosphère, c’est-à-dire d’une humanité resserrée sur elle-même, unanimisée, planétisée ». 175 Cuénot (1969 : 48) est convaincu que cette encyclique était en partie dirigée
contre Teilhard. 176 Selon Attila Szekeres (1969 b : 135-136), le monitum ne cite pas les erreurs
imputées à Teilhard, mais l’Osservatore romano, où paraît le texte le 1er juillet 1962,
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Certaines œuvres du Père Teilhard de Chardin, même des œuvres posthumes, sont publiées et rencontrent une faveur qui n’est pas négligeable. Indépendamment du jugement porté sur ce qui relève des sciences positives, en matière de philosophie et de théologie, il apparaît clairement que les œuvres ci-dessus rappelées renferment de telles ambiguïtés et même des erreurs si graves, qu’elles offensent la doctrine catholique. Aussi les EEm. et RRv. Pères de la Suprême S. Congrégation du SaintOffice exhortent tous les Ordinaires et Supérieurs d’Instituts religieux, les Recteurs de Séminaires et les Présidents d’Universités à défendre les esprits, particulièrement ceux des jeunes, contre les dangers des ouvrages du Père Teilhard de Chardin et de ses disciples (Szekeres, 1969 b : 130).
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• « C H R I ST COSMIQUE
»
le fait suivre d’un article faisant office de commentaire de l’avertissement du SaintOffice. L’auteur, resté anonyme, s’en prend violemment aux réflexions théologicophilosophiques de Teilhard, critiquant sa méthodologie, ses développements sur la création, sa doctrine du péché originel, sa conception du rapport entre Dieu et le cosmos, nature et surnature, esprit et matière. Roger Leys (1963), professeur à la Faculté jésuite de théologie de Heverlee-Louvain, a objecté avec perspicacité à cet article.
• II, 4
il est important d’inscrire les deux sources qui sont à l’origine de ma vision dans mon parcours biographique. La première est la spiritualité franciscaine dans la ligne de Duns Scot, qui est stratégique dans ma formation théologique. Duns Scot a posé la question dans toute sa radicalité, et Teilhard de Chardin, clairement influencé par lui, l’a reprise : le plan de Dieu est de créer un être – la créature humaine – qui pourra aimer Dieu comme Dieu s’aime lui-même […]. La seconde source est
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Si certains, à l’instar du Carme Philippe de la Trinité (1964 : 138), soutiennent que le monitum « fut approuvé par Jean XXIII », Szekeres (1969 b : 134 et 143) non seulement relève qu’il n’a pas été signé par le pape, mais assure qu’il a paru à l’insu de « Jean XXIII qui plus tard, devant des prêtres français, l’a qualifié d’événement “très regrettable” ». Toujours est-il que le coup de grâce a été porté aux écrits du Jésuite. Tandis que l’on était en train d’appliquer le monitum, de l’autre côté de l’Atlantique, le jeune Franciscain Leonardo Boff, alors étudiant au séminaire de Petrópolis, se plongeait dans la lecture des écrits de Teilhard. Interviewé par Paulo Agostinho Nogueira Baptista (2007 : 400), Boff a déclaré que
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Teilhard de Chardin que je lisais et étudiais au séminaire de Petrópolis, parce que nous avions ses œuvres. En tant qu’auteur interdit par le Vatican, ses ouvrages étaient placés dans une armoire fermée à clé. Tous les livres interdits étaient gardés dans cette armoire et seul le directeur de la bibliothèque y avait accès. J’étais le bibliothécaire, j’avais la clé et empruntais donc les livres. Ainsi est né le livre O Evangelho do Cristo cósmico, qui était presque terminé avant mon départ pour l’Europe. Déjà làbas [en Allemagne], les samedis, pour m’amuser et me reposer, je travaillais à cet ouvrage. Je l’ai achevé en . Pourtant, mon portugais était si épouvantable que personne pouvait le comprendre, car, ayant vécu cinq années en Allemagne et parlant allemand, j’avais un peu perdu mon portugais. Mais je n’ai jamais perdu le fondement christologique.
L’intérêt que représentent les écrits du Jésuite français pour Boff est évident. Cet intérêt n’est pas une réception passive mais une appropriation active. Parmi les concepts teilhardiens qui jouent un rôle important dans l’architectonique de Boff et qui participeront à son tournant écologique se trouvent ceux de « Christ cosmique », de « noosphère » et de « christique ». Selon certains théologiens comme Norbert Max Wildiers 177 ou Leo Scheffczyk 178, il existerait des affinités entre la conception franciscaine de la nature et la pensée de Teilhard. Ce n’est donc pas un hasard si Boff a été attiré par les réflexions du Jésuite.
177 Wildiers (1963 : 87) observe que « la vision, développée par Teilhard de Chardin au sujet de la place qui revient au Christ dans l’ensemble de l’histoire cosmique, représente une nette affinité avec la conception franciscaine. Pour lui également, la création est orientée vers le Christ comme vers son couronnement naturel, de sorte que l’ordre de la création n’est pas concevable sans le Christ. Il faut cependant mentionner des différences importantes, dont l’origine se trouve dans une conception différente de la structure de l’univers. Il est évident que le cosmos visé par Teilhard de Chardin est complètement différent de l’image du monde qui constituait le fond de la théologie médiévale. Le Père s’efforce d’indiquer la place revenant au Christ dans une création de structure évolutive et convergente. » 178 Scheffczyk (1962 : 233) « a l’impression que chez Teilhard la réalité de la création et celle de la rédemption reposent l’une dans l’autre. Aussi la suivance du Christ fait-elle quasiment un avec le dévouement pour le monde et son évolution. Le oui indispensable du chrétien à la création est déjà en soi un événement de la grâce et de la rédemption, sans que l’on puisse reconnaître que la grâce peut aussi brûler, déchirer et crucifier la nature. Teilhard magnifie à un tel point l’état actuel de la création menée à bien par Dieu que les distinctions dynamiques entre le monde et Dieu, nature et grâce, création et rédemption perdent tout intérêt. »
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• « C H R I ST COSMIQUE
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179 Claude Cuénot a recensé près de trois cent quatre-vingts titres.
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Paulo Agostinho Nogueira Baptista voit dans l’œuvre de Teilhard un pilier du langage et de la structure théologiques de Boff. Premier livre publié par Boff au Brésil en , O Evangelho do Cristo cósmico, établit un dialogue entre la pensée de l’apôtre Paul, du théologien franciscain et philosophe scolastique Vital du Four, de Leibniz, de Maurice Blondel, de Adolfo Hass et de Teilhard de Chardin. Bien que dans cet ouvrage la christologie, l’anthropologie et la spiritualité de Boff s’inscrivent dans la ligne teilhardienne, il y a un hiatus avec le paradigme écologique (Baptista, 2007 : 233). Olivier Landron (2008 : 35) fait remarquer que Teilhard a joué un rôle fondamental au XXe siècle dans la manière dont le catholicisme a repensé son rapport à la nature et plus largement à l’univers. En « christifiant » la théorie de l’évolution, Teilhard a posé les premiers jalons d’un dialogue entre le christianisme et la science moderne. Une idée que partage Hans Küng (2008 : 126) lorsqu’il affirme que Teilhard « considérait qu’il était de son devoir vital de concilier les connaissances scientifiques et les représentations théologiques ». En tentant une synthèse entre la pensée théologique et les connaissances scientifiques, Teilhard a légué une œuvre d’envergure 179. La mystique cosmique de Teilhard postule que le Christ ne se trouve pas seulement dans l’Église mais aussi dans le cosmos. Teilhard va appeler Oméga le point ultime du développement de la complexité et de la conscience vers lequel convergent l’humanité et l’univers entier. Ce point Oméga, dans la mesure où il signifie l’unité définitive de l’évolution cosmique, est assimilé au Christ en qui tout sera récapitulé à la plénitude des temps. Si le cosmos est le résultat du processus d’évolution, alors le Christ lui-même fait partie de ce processus. Arrêtons-nous à ce dernier point, car il est capital pour comprendre la critique faite à la pensée de Teilhard. Dans sa notion de « Christ cosmique », le Christ constitue le but et le couronnement de l’ordre tant naturel que surnaturel. Se pose alors la question de savoir s’il n’y a pas une impasse praxéologique, autrement dit si la notion de « Christ cosmique » ne conduit pas à une passivité sociale. Si Dieu est dans l’univers, il n’est pas nécessaire d’agir sur le milieu (social, politique, culturel, etc.).
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Dans La place de l’homme dans la nature, Teilhard de Chardin (1969) qualifie la noosphère d’Humanité planétisée. À l’aide de la « courbe de corpusculisation de l’Univers », il tente d’expliquer le processus par lequel une forme particulière gagne des degrés de complexité 180 et devient un type de groupe structurellement achevé.
Courbe naturelle des complexités selon Teilhard de Chardin (1969 : 24)
Comme l’illustre le schéma ci-dessus, cette courbe présente deux points critiques : le point de vitalisation ou de phylétisation (point a) qui marque l’apparition de la vie, avec la formation des atomes, la transformation des molécules, la genèse des protéines vivantes, etc. ; le point d’hominisation ou de réflexion (point b) qui rend compte du processus de céphalisation ou de cérébralisation dans l’Univers et correspond à l’apparition de l’Homme. Ce qui explique la révolution biologique causée par l’apparition de l’Homme, c’est une explosion de conscience ; et ce qui, à son tour, explique cette explosion de conscience, c’est tout simplement le passage d’un rayon privilégié de « corpusculisation », c’est-à-dire d’un phylum zoologique, à travers la surface, restée jusqu’alors imperméable, séparant la zone du Psychisme direct de celle du Psychisme réfléchi (Teilhard, 1969 : 84).
180 Aussi appelée loi de complexité-conscience selon laquelle « toute énergie spirituelle, tout progrès d’ordre psychique sont corrélatifs à un arrangement vrai de la matière, c’est-à-dire à une centration de celle-ci » (Cuénot, 1964 : 182).
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• « C H R I ST COSMIQUE
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Pour Teilhard, l’apparition de l’Homme représente le « pas de la Réflexion » ; en d’autres termes, le phénomène humain est la condition de possibilité pour l’établissement de la sphère pensante de l’univers : la noosphère. Cette dernière, couche de la vie réfléchie (humaine), témoigne de l’existence d’une atmosphère biologique plus dense et plus active en inscrivant le mécanisme de cérébralisation collective dans l’évolution. Tout en se distinguant de la biosphère, zone de la vie non réfléchie (animale), la noosphère contribue, en s’intensifiant et en se perfectionnant, à l’auto-cérébralisation de l’Humanité, « expression la plus concentrée du rebondissement réfléchi de l’Évolution » (Teilhard, 1969 : 156). Ayant abordé la place de l’homme dans la nature selon la perspective teilhardienne, il convient de se poser les questions suivantes : si l’humain est à l’évidence la preuve d’une « complexité essentielle » de l’évolution, cela n’amène-t-il pas forcément à adopter un point de vue anthropocentré ? Comment concilier le fait que le règne humain possède un niveau plus élevé de complexité que les règnes végétal et animal avec une posture qui ne soit pas anthropocentrée ? De quelle façon Boff s’appropriet-il la perspective teilhardienne dans son locus théologicophilosophique ? Ces questions révèlent, à nos yeux, certaines ambiguïtés dans la pensée du théologien brésilien. Dans O Evangelho do Cristo cósmico, Boff reprend la pensée de Teilhard afin de souligner la force cosmique du Christ dans l’évolution : l’unité de toute réalité et le sens profond de l’interdépendance de tous les êtres. Cette attention portée à l’œuvre de Teilhard signale une continuité dans la pensée de Boff : tant son appropriation de notions comme le « Christ cosmique » ou la « noosphère » que son ouverture aux découvertes des sciences confirment une curiosité déjà ancienne pour la genèse de l’univers. Mais à mesure que Boff s’est familiarisé avec les études scientifiques plus récentes, notamment en physique et en biologie, sa lecture des thèses teilhardiennes a évolué. Conjugué avec son véritable intérêt pour l’écologie et une vision se présentant comme holistique, cela a marqué une discontinuité dans son interprétation de l’œuvre de Teilhard. La réédition de O Evangelho do Cristo cósmico, en , s’inscrit dans le « nouveau paradigme », encore que le contenu, modifié et remanié, de la première version ait été conservé comme matière
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première. Désormais, l’approche de Boff se veut holistique, dans la mesure où il s’agit d’encourager une mystique cosmique, qui englobe les sciences, les religions, les traditions spirituelles et la sensibilité écologique contemporaine, afin d’appréhender au mieux la complexité de l’univers et de saisir la portée de la responsabilité de l’homme envers la Terre (Boff, 2008 c : 13). Ainsi, s’appuyant sur les développements les plus actuels des sciences, comme la théorie de la relativité selon laquelle la matière à proprement parler n’existe pas, le vide quantique, la constante cosmologique ou la découverte d’un acide désoxyribonucléique (ADN) porteur de l’information génétique des êtres vivants et, par conséquent, conservant la trace de ce que le monde vivant forme une « communauté de la vie », Boff met en lumière la « quête de l’unité dans le tout » qui anime à la fois les sciences contemporaines et la christologie cosmique. Boff (2008 c : 171) cherche à dépasser la christologie teilhardienne qui affirme la présence du Christ dans l’évolution 181, en soutenant que le « christique habite en nous, c’est la raison pour laquelle nous pouvons identifier, au cours de l’histoire, d’autres Christs aussi importants ». Parmi les Christs que Boff repère dans l’histoire se trouvent François d’Assise, le Mahatma Gandhi, Jean XXIII, Dom Hélder Câmara, Martin Luther King et Mère Teresa de Calcutta 182. Pour corroborer cette thèse, il s’appuie sur la distinction établie par Teilhard entre « christique » et « chrétien ». Le premier est un fait objectif. C’est une dimension que toute l’humanité porte en elle, car le « christique » se trouve dans la racine de l’être. Le « chrétien » est le moment historique où le « christique » acquiert une subjectivité, à savoir lorsque émerge le sens missionnaire et évangélique chez les êtres humains. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas 181 « Si nous voulions exprimer cette conception dans un langage scolastique, nous dirions que pour Teilhard le Christ a été et est le premier dans l’intention, mais dans son exposition scientifique, le Christ est apparu, en raison des exigences de la méthode, comme le dernier dans l’exécution. Le fait que le Christ soit apparu à la fin de l’exposition systématique ne signifie pas qu’il est apparu à la fin de l’ordre de la réalité. Il était déjà présent à la fin, où il a tout attiré à lui. Il n’est pas un produit de l’évolution, même s’il semble l’être dans l’exposition. L’évolution est le produit du Christ. Quant au Christ, il est le Moteur et le point Oméga de l’évolution. Tout au long de sa vie, Teilhard n’a jamais affirmé l’immanence du Christ sans affirmer en même temps son corrélat, sa transcendance religieuse » (Boff, 2008 c : 33). 182 Selon Paulo Agostinho Nogueira Baptista, la conception boffienne peut être regardée comme une hérésie, car elle laisse entendre que si Dieu a assumé l’humanité, c’est pour montrer que l’humanité peut devenir Dieu.
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Le pan-en-théisme se distingue de cette conception [panthéiste] dans son principe, bien que pour lui aussi tout soit relié. L’un n’est pas l’autre. Chacun, bien que relié, possède son autonomie relative. […] Le pan-en-théisme nous permet d’embrasser l’univers de toute notre compassion, car ainsi nous embrassons le Dieu-Trinité en personne. D’une telle expérience émerge une nouvelle spiritualité intégrante, holistique, apte à unir le ciel et la terre (Boff, 1994 c : 80-81).
COSMIQUE
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violent et coopératif. La tendance globale de tous les êtres et de l’univers, telle qu’elle est observée par des physiciens quantiques comme W[erner] Heisenberg, est de tendre vers la réalisation de leur propre plénitude et perfection. La violence est soumise à cette logique bienfaisante, malgré la grandeur de son mystère », Sung (2002 : 114-116) ne peut qu’être dubitatif : « Si l’univers est nécessairement guidé par une logique bienfaisante, où devons-nous placer la mort et les souffrances des innocents dans cette évolution ? Ne seront-elles que les douleurs de l’enfantement ? […] Dans cette vision de l’histoire marquée par la “nécessité” d’un avenir meilleur, où se trouvent la contingence, la liberté humaine, le péché ? »
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184 Citant Boff : « De même que l’être humain est sapiens et demens, l’univers est
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183 Aux yeux de Boff (2008 c : 56), le « Christ cosmique » de Teilhard joue physiquement le même rôle que le panthéisme ou le monisme, qui attribuent à Dieu l’unité de la réalité (le Deus sive natura sive substantia de Spinoza).
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Certains théologiens, comme Jung Mo Sung, contestent la perspective de Boff, car elle est fondée sur un acte de foi. Sung croit voir dans l’optimisme envers la « logique bienfaisante » de l’univers, qui se cache derrière le discours éco-spirituel de Boff, une projection au sens physico-analytique du terme 184. Dans Sujeitos
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d’expressions historiques du « christique » dans d’autres religions comme le bouddhisme ou le taoïsme, assure Boff. Si la notion de « Christ cosmique » suggère que le Christ, dans la mesure où il assume toute la création, fait corps avec le cosmos et que, partant, il est aussi présent dans les règnes animal et végétal, comment éviter alors la tentation du panthéisme 183 ? Pour y répondre, Boff recourt au terme de « panenthéisme » cher à la théologie de la création, afin d’échapper au panthéisme. Tandis que le panthéisme affirme que tout est Dieu, c’est-à-dire que « l’énergie primordiale, les atomes, les pierres, les montagnes, les étoiles et l’être humain font partie de la divinité » et que « les choses ne possèdent pas d’autonomie, [qu’]elles ne font que concrétiser et toujours signifier la même chose, le Dieu cosmique et universel » (Boff, 1994 c : 80), le panenthéisme suggère que même si Dieu est (présent) en tout, tout n’est pas Dieu.
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e sociedades complexas, il a analysé la façon dont le discours sur l’évolution de Boff est devenu, à tort ou à raison, optimiste : Si vous acceptez l’ambiguïté de l’histoire et la liberté, l’avenir n’est pas déterminé. Dans mon livre, je démontre l’erreur logique qui est inconcevable pour un intellectuel de l’envergure de Leonardo Boff, homme intelligent, de toute évidence. À mon sens, l’explication est davantage psychanalytique que rationnelle. Il est évident que si nous ne faisons rien, le monde poursuit sa marche vers l’enfer… Mais il ne veut pas accepter que Dieu ne soit pas derrière tout cela, qu’il ne contrôle pas tout. Boff croit que l’avenir positif est garanti même si à l’heure actuelle nous nous trouvons à une bifurcation. Mais, s’il y a une bifurcation, il n’y a pas de garanties. La seule explication – rationnelle – est qu’il n’arrive pas existentiellement à accepter la bifurcation et, par conséquent, il ne peut pas abandonner la philosophie de l’histoire de Teilhard de Chardin, qui implique une sorte de théisme pouvant conduire à deux positions : l’une réactionnaire – comme la nord-américaine – selon laquelle « tout ce qui se passe dans le monde se produit parce que Dieu l’a voulu ainsi », et l’autre progressiste qui soutient que « ce qui s’est passé n’était pas conforme à la volonté de Dieu mais l’avenir sera radieux, autrement dit, le passé et le présent ne sont pas contrôlés par Dieu mais l’avenir est entre ses mains ». Qu’est-ce que cela signifie ? Il n’y a là aucune logique (Martínez Andrade, 2015 a : 47).
Aux dires de Jung Mo Sung, Boff a substitué à une philosophie de l’histoire moderne marxiste, selon laquelle l’Histoire marche vers le Royaume de Dieu compris comme le résultat de la lutte des classes, une vision teilhardienne où l’Histoire et l’univers marchent vers la « christification », car leur dynamique se trouve inscrite dans le processus évolutif : l’univers possède l’esprit de Dieu, donc l’esprit de Dieu conduit vers cet objectif. Cette position est illustrée par une autre idée, soutenue par Boff, dans Ecologia. Grito da Terra, grito dos pobres (2004 : 269) : Éco-spirituellement l’espoir nous assure que, malgré toutes les menaces de destruction de la machine d’agression que l’espèce humaine a mise en place et utilise contre Gaïa, l’avenir radieux et bienfaisant est tout à fait garanti parce que ce Cosmos et cette Terre appartiennent à l’Esprit et au Verbe
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[…]. Ce n’est pas sur les ruines de la Terre et du Cosmos que Dieu parachèvera son œuvre.
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Celui qui partage une vision quantique des choses travaille toujours avec les virtualités, les potentialités et les bifurcations. On ne peut donc pas avoir de vision linéaire, sans ruptures. En regardant le passé (, milliards d’années), nous pouvons témoigner qu’il existe un but dans l’univers, partant de l’énergie initiale qui va en se complexifiant. En dépit des ambiguïtés, des bifurcations ou des virtualités, l’univers possède une flèche du temps qui se dirige vers des ordres de plus en plus élevés et, par conséquent, culmine dans l’être humain, le porteur de la conscience. De sorte que chez nous, l’univers devient conscient. Par exemple, quand on contemple les étoiles à travers le télescope, c’est en fait la Terre qui, à travers nous, observe les étoiles. Quand on examine les microorganismes avec un microscope, c’est la Terre qui se découvre à elle-même dans sa complexité. C’est pourquoi nous devons travailler selon deux dimensions. D’une part, la dimension du chaos qui est à l’origine et qui accompagne tout le processus, mais ce chaos n’est jamais chaotique, il est créateur et générateur : le chaos produit toujours des ordres, c’est la raison pour
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Si Jung Mo Sung n’a pas tort à propos de l’optimisme de Boff envers l’évolution, sa remarque sur la perspective teilhardienne nous paraît discutable. D’abord parce que, nous l’avons dit plus haut, Teilhard reconnaissait le seuil d’incertitude, propre à l’action humaine, dans l’histoire. Ensuite, l’« activité créatrice » fait de l’humain un être doué de liberté et, du coup, capable d’agir sur son milieu social et environnemental : « c’est […] une chose que la Terre, par sa pression, nous mette au moule de quelque ultra-hominisation, et autre chose que cette ultra-hominisation aboutisse » (Teilhard de Chardin, 1969 : 164). Bref, ces critiques ont déjà été clarifiées par Teilhard lui-même. Revenons au théologien brésilien. Comment répond-il à la contradiction de Jung Mo Sung dans Sujeito e sociedades complexas concernant l’ambiguïté de l’histoire et de la liberté ? Étant donné que Dieu se trouve hors de l’histoire et que, par conséquent, il n’y a pas de garanties pour l’avenir, comment pourrions-nous saisir, dans sa juste mesure, la bifurcation actuelle ? Voici la réponse de Boff :
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laquelle les étoiles ne nous tombent pas sur la tête. Le chaos constitue l’ordre macrocosmique qui fonctionne, même si en son sein, il y a des explosions d’étoiles ou de galaxies. L’autre dimension est l’humaine. Dans cette dimension on peut observer le sapiens et le demens qui sont l’expression chez nous du chaos et du cosmos. De ce fait, il y a toujours une lutte dans l’être humain, et pour cette raison tout projet historique doit accorder la primauté au symbolique sur le diabolique. Il est clair que la conscience ne gomme jamais définitivement le diabolique, elle peut seulement empêcher qu’il ne devienne hégémonique. La conscience doit réguler le conflit, afin qu’il ne détruise pas la société. C’est pour cela que nous devons travailler avec une dialectique non linéaire comme elle s’exprime chez Hegel, Marx ou Teilhard de Chardin. Ce dernier a noté et s’est scandalisé du degré si élevé de violence et d’agressivité qui persiste chez l’homme. Teilhard l’a envisagé comme une question anthropologique, philosophique et métaphysique, comme l’a aussi fait le grand philosophe René Girard, qui a noté que cette dialectique du désir mimétique crée le bouc émissaire et n’aboutit jamais à une réconciliation.Voici le mystère qu’il a cherché à comprendre, parce que l’homme ne renonce jamais à trouver une synthèse. Cela a poussé Girard à se convertir au christianisme : non au christianisme institutionnel représenté par l’Église, mais plutôt à une lecture chrétienne du monde, parce qu’il a vu dans le Christ celui qui ne veut pas de victimes, celui qui se fait victime. Il a observé que Jésus-Christ s’est solidarisé avec les victimes et a ainsi transformé cette attitude de réconciliation. Pour Girard, le christianisme est un paradigme qui permet cette dialectique difficile entre le bien et le mal, entre le symbolique et le diabolique, entre le chaos et le cosmos : d’une part, il crée le dynamisme d’une société – qui cherche à produire un équilibre – et, d’autre part, il la maintient ouverte à tous les apports comme le théorème de Gödel, le théorème de l’incomplétude de toutes choses. Par exemple, la démocratie qui est perfectible et qui, pour cette raison, n’est jamais achevée. Ce n’est pas un cercle mais plutôt une ellipse à deux foyers. Le défi est de maintenir ces deux foyers (Martínez Andrade, 2015 a : 28-29).
Comment articuler la philosophie de l’histoire de Teilhard et le « principe d’Incertitude » cher à Werner Heisenberg ? N’y a-t-il
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pas une contradiction dans leurs dynamiques ? Face à cette question, Boff considère que
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les grands cosmologues – comme Brian Swimme qui a écrit l’ouvrage de synthèse The Universe Story – soutiennent que l’on doit regarder la nature et l’univers pour mieux comprendre ce qu’ils peuvent nous apprendre. Alors, l’univers nous enseigne que le chaos existe et que des dévastations ont eu lieu. La Terre a en subi quinze. Dans une dévastation, la Terre a perdu presque % de sa vitalité et il a fallu plus de millions d’années pour qu’elle récupère sa biodiversité. Pourtant, la vie a toujours gagné, autrement dit le chaos et l’absurdité n’ont pas eu le dernier mot. En lisant Ilya Prigogine, on observe que la flèche du temps pointe toujours vers l’avant et vers le haut. Bien sûr, il y a toujours des bifurcations, mais il y a aussi une avancée, et c’est sur elle qu’est fondée l’espérance, qui n’est pas un souhait mais plutôt un fondement que l’être humain recèle en lui. C’est pour cela qu’en regardant le passé l’être humain peut le vérifier au niveau cosmique aussi bien que personnel. Il trouve un sens qui unifie tout et perçoit l’existence d’une totalité. De sorte que la conscience des êtres humains se développe de plus en plus et que l’être humain se perçoit comme une fin plutôt qu’un outil. Ainsi, on restaure la valeur de la dignité. La conscience se développe et, par conséquent, de nouvelles formations sociales émergent ; le chaos est lui aussi présent : régressions, dictatures, violence. Cependant, ces régressions n’ont jamais le dernier mot. Il ne vient à l’idée de personne d’élever une statue à Hitler et d’en faire un paradigme de l’humanité. Certainement pas. Il est la non-humanité. En revanche, nous devons considérer que la non-humanité fait partie de l’humanité. Le diabolique fait partie du symbolique et nous devons donc travailler avec cette dialectique difficile. En somme, les cosmologues disent qu’il y a deux énergies en chaque être vivant, du plus simple, comme le quark top, au plus complexe, comme l’être humain. L’une est l’énergie de l’affirmation de soi qui contribue à la non-disparition de l’espèce – dans le cadre du capitalisme, elle s’est radicalisée dans la figure du Moi qui élimine tous les autres. La seconde énergie est celle de l’intégration à quelque chose de plus grand et peut être interprétée comme le socialisme – mais si
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elle se radicalise, elle peut mener à la suppression du Moi et entraîner une massification. Comment articuler l’affirmation de soi (le Moi) et le nous ? À mon sens, la clé qui peut permettre cette articulation est la démocratie, parce qu’elle respecte chaque citoyen en le considérant dans un ensemble de rapports. Marx a raison lorsqu’il soutient dans la quatrième de ses « Thèses sur Feuerbach » que l’être humain est l’ensemble des relations, et j’ajouterai que l’être humain est l’ensemble de toutes les relations, c’est-à-dire la relation à soi, à la nature et évidemment à l’infini, car c’est la réalité dernière (Martínez Andrade, 2015 a : 29-30).
Aux yeux de Boff, il est clair qu’il n’y a pas de contradiction entre la philosophie de l’histoire de Teilhard et la physique moderne. En soulignant que le « Christ cosmique » n’est pas qu’un mythe 185, il tente de démontrer qu’il existe une sorte d’homologie entre les explications fournies par la science et par la théologie. Autrement dit, et en suivant les pistes ouvertes par le Jésuite français, foi et raison ne sont pas irréconciliables, mais elles appartiennent à des registres différents du discours 186. Nous constatons effectivement un optimisme dans la perspective de Boff. Il est vrai que cet optimisme peut mener à la passivité sociopolitique des individus, des peuples, des communautés, mais cela signifierait négliger le présupposé praxéologique de la théologie de la libération : les pauvres (ou victimes) sont les acteurs de leur propre libération. À notre avis, cet optimisme 185 « Mais le mythe est vécu et vêtu du matériel représentatif de chaque époque.
De temps en temps, les mythes disparaissent. Mais la réalité, qui les fait renaître, est toujours là pour défier les intelligences et se manifester dans la conscience. Pour cette raison, de nouveaux mythes voient le jour. Ceux-ci sont d’autres tentatives de saisir l’insaisissable, de formuler l’informulable et de laisser parler ce qui est, per se, indicible » (Boff, 2008 c : 71). 186 Hans Küng (2008 : 150) a aussi essayé de montrer comment les nouvelles
sciences et la théologie répondent à la question de l’évolution cosmique. Il souligne que la Bible emploie un langage imagé rempli de métaphores, et ces images ne doivent pas être prises littéralement : « Le langage scientifique et le langage religieux sont aussi peu comparables que les langages scientifique et poétique. Ce qui veut dire ceci : théorie du big bang et foi en la création, théorie de l’évolution et création de l’homme ne se contredisent pas, mais il est impossible de les harmoniser ». Notons que même si certains aspects de cet ouvrage contestent les propos de Boff, son édition portugaise a été encouragée et soutenue par Boff lui-même. Cela signifie que Boff ne refuse pas le dialogue avec ceux qui ne partagent pas son point de vue.
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CHANGEMENT DE PARADIGME : L’ÉCO-THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION
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Pour de telles opinions, qui s’inscrivent, du reste, dans la tradition prophétique du christianisme et dans les idées des réformateurs – à commencer par saint François d’Assise –, je suis tombé sous la sévère surveillance des autorités doctrinales du Vatican. Directement ou par des autorités intermédiaires, cette surveillance, comme un tourniquet, s’est resserrée de plus en
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Au cours de la première moitié des années , la vie et l’œuvre de Leonardo Boff connaissent une transformation radicale. Sur le plan personnel, le théologien quitte définitivement le ministère sacerdotal le juin , car « l’organisation actuelle de l’Église (il n’en a pas toujours été ainsi dans l’histoire) crée et reproduit plus d’inégalités qu’elle n’actualise et ne rend visible l’utopie fraternelle et égalitaire de Jésus et des apôtres » (Boff, 1992 b : 165). Soulignant qu’il y a des moments, dans la vie d’une personne, où, pour être fidèle à elle-même, elle doit changer, il prend la décision de « changer non de bataille, mais de tranchée ». Ce « déplacement dans l’espace social », pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu, a marqué la trajectoire de Boff (1992 b : 165-167) :
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doit être inscrit dans le courant chaud du marxisme (ou utopiste), tel qu’il a été étudié par Ernst Bloch, où l’espérance, en tant principe anthropologique, mobilise les hommes et les femmes qui visent à construire une société meilleure, une société où les valeurs héritées de la Révolution française seraient vraiment adoptées. Bien que son approche de la mystique cosmique se soit transformée en raison de son changement de paradigme, la présence de figures telles que François d’Assise et Teilhard de Chardin dans le discours éco-théologique et sociopolitique de Boff est décisive. C’est pourquoi nous parlons d’une continuité dans sa trajectoire intellectuelle aussi bien que personnelle. Cette continuité, avivée par la sensibilité franciscaine, s’est aussi – paradoxalement – exprimée par des discontinuités dans son œuvre. C’est ce tournant écologique que nous essaierons de mettre en lumière, afin de montrer qu’il ne s’agit pas d’une abdication de la pensée critique mais plutôt d’une dis/continuité de la pensée utopique.
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plus, jusqu’à rendre pratiquement impossible mon activité théologique de professeur, de conférencier, d’expert ou d’écrivain. Depuis , j’ai souvent reçu des lettres, des admonestations, des restrictions et des punitions. On ne peut pas dire que j’ai refusé le dialogue. J’ai répondu à toutes les lettres. J’ai accepté, par deux fois, mon éloignement temporaire de ma chaire de théologie. J’ai affronté le « dialogue », à Rome, devant la plus haute autorité doctrinale de l’Église catholique romaine, en . J’ai accueilli le texte de condamnation de plusieurs de mes opinions, en . Et, ensuite (contre le sens du droit canonique, puisque je m’étais soumis à tout), j’ai été sanctionné d’un temps de « silence respectueux ». J’ai accepté, disant que « je préférais marcher avec l’Église (celle des pauvres et des communautés ecclésiales de base) plutôt que marcher tout seul avec ma théologie ». J’ai été démis de la rédaction (en chef) de la Revista Eclesiástica Brasileira et écarté du conseil éditorial des éditions Vozes. On m’a imposé un statut spécial, hors les normes du droit canonique, en m’obligeant à soumettre chacun de mes écrits à une double censure préalable, l’une, interne à l’ordre franciscain, et l’autre, de la part de l’évêque auquel il revient de donner l’imprimatur. J’ai tout accepté et me suis soumis à tout. Entre et , le cercle s’est encore rétréci. J’ai été totalement écarté de la revue Vozes (la plus ancienne revue culturelle du Brésil, depuis ), et une censure a été imposée aux éditions Vozes et à toutes les revues qu’elles publient. À mon égard, la mesure de censure préalable sur chaque écrit, article ou livre fut renouvelée. Et elle a été appliquée avec zèle. En outre, pour un temps indéterminé, je devais m’éloigner de l’enseignement ordinaire de la théologie. L’expérience personnelle que j’ai recueillie au cours de ces vingt années de contact avec le pouvoir doctrinal est la suivante : il est cruel et sans pitié ; il n’oublie rien, ne pardonne rien, exige tout. Il prend le temps qu’il faut et se donne les moyens de parvenir à ses fins : l’encadrement de l’intelligence théologique. Agissant directement ou utilisant les instances intermédiaires, il va jusqu’à obliger les frères de l’ordre franciscain à exécuter une fonction qui revient, selon le droit canonique, à la seule autorité doctrinale (évêques et Congrégation pour la doctrine de la foi). La sensation que j’éprouve est celle d’être arrivé devant un mur. Je ne peux plus
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avancer. Revenir en arrière impliquerait le sacrifice de ma propre dignité et l’abandon d’un combat de nombreuses années.
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Pour ce qui concerne la production intellectuelle, Ecologia, mundialização, espiritualidade, ouvrage paru en , marque l’émergence du nouveau paradigme dans la pensée de Boff (2008 b). Si nous parlons d’« émergence », c’est pour souligner le fait que Boff était en train de vivre une « transition » non seulement personnelle mais aussi théorique. Le terme « paradigme » apparaît dans l’ouvrage, sans que Boff ne propose de l’expliquer. Pour Paulo Nogueira Baptista (2007 : 181182), la notion de paradigme chère à Thomas Kuhn n’est pas étrangère à la théologie. Déjà lors du colloque sur « Un nouveau paradigme de la théologie ? » tenu à Tübingen en , plusieurs théologiens, y compris Leonardo Boff, ont discuté de la pertinence de cette notion en théologie187. Organisé par Hans Küng, ce colloque a ouvert les yeux des théologiens sur les questions épistémologiques 188. D’où la familiarité de Boff avec cette notion. Entre et , Boff a participé comme conférencier à différents événements théologiques et politiques, et a rédigé des textes sur la question écologique. Cette période peut donc être considérée comme le moment où le changement de paradigme a émergé de façon plus visible. Un changement de paradigme ne signifie pas une rupture totale avec les principaux intérêts ou les anciennes positions (sociopolitiques ou religieuses) d’un auteur ou un écrivain. Chez Boff, nous observons des continuités, par exemple la préoccupation de la nature et des victimes, la sensibilité franciscaine, la conception teilhardienne de l’univers et la critique de la modernité capitaliste « réellement existante », mais aussi des discontinuités :
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188 Hans Küng (2008 : 18) note que le changement de paradigme correspond toujours à l’émergence d’une nouvelle physique. Le paradigme fait référence non seulement à « une constellation d’ensemble, faite de convictions, de valeurs et de façons de faire, partagée par les membres d’une communauté donnée », mais également à une vision du monde. Goldmann (2005 : 261) observe qu’à l’époque de Pascal, l’espace de la science était cartésien, tandis qu’à l’époque de Kant il était newtonien. À l’époque de Küng et de Boff, l’espace est einsteinien et lobatchevskien, c’est-à-dire non euclidien et ouvert. Sur l’importance du mathématicien russe Nikolaï Ivanovitch Lobatchevski (1792-1856) pour la pensée dialectique rationnelle, voir Bachelard (1972).
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187 Les actes du colloque ont été publiés par Hans Küng et David Tracy (1986).
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l’approche holistique et la critique de l’anthropocentrisme. C’est pourquoi le terme « dis/continuité » nous semble être le plus à même de traduire l’idée d’un parcours qui n’est jamais linéaire. Au cours des années , sous l’influence de la perspective holistique et des nouvelles sciences, la préoccupation de la nature prend un autre ton chez Boff. Bien que ce souci accompagne le théologien depuis les années 189, l’étude approfondie de la théologie de la création, entreprise entre et 190, a enrichi sa perspective éco-théologique. Selon Paulo Agostinho Nogueira Baptista (2007 : 215), tant la crise écologique que la crise biographique, en raison de la peine de silence obséquieux en 1985, ont contribué au changement de paradigme. Lors d’une entrevue avec Nogueira Baptista (2007 : 398), Boff a indiqué que le texte qui marque son changement de paradigme est celui qui, présenté en hommage à Roberto Burle Marx en , porte sur « Saint-François et la non-modernité » et traite des deux paradigmes d’être-dans-le-monde. Ecologia, mundialização, espiritualidade témoigne d’un changement théorique dans la pensée de Boff, mais cette transformation n’a pas marqué une rupture absolue avec ses principales préoccupations (la justice, la défense de la vie, la lutte pour la libération) ou une abdication devant le discours hégémonique. Elle entend combler le fossé entre la théologie et l’écologie au sein de la théologie de la libération. LA PERTINENCE DE LA THÉOLOGIE DE LA CRÉATION
Après sa condamnation en au silence obséquieux, Boff s’est intéressé à la théologie de la création. La sensibilité franciscaine et la perspective teilhardienne ont joué un rôle crucial dans ce choix théologique. La crise écologique a aussi contribué, au cours des années , à l’essor d’une théologie de la création, terreau fécond dont se nourrit la réflexion de Boff. 189 Paru en 1975 dans la revue Vozes, l’article « A não-modernidade de São Francisco. A atualidade do modo de ser de S. Francisco face ao problema ecológico » (« La non-modernité de saint François. La pertinence du mode d’être de saint François pour le problème écologique ») est le premier texte de Boff à aborder la question écologique. Il est partiellement repris dans le premier chapitre de François d’Assise : force et tendresse (Boff, 1986 c : 59-62). 190 En 1988, Boff a déclaré que, « durant ces trois dernières années, à cause de la crise
écologique mondiale, [il s’est] occupé du mystère de la création » (Baptista, 2008 : 105).
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Il y a une date : . Quand le Vatican m’a envoyé une lettre par l’intermédiaire du cardinal Casaroli, alors secrétaire d’État, disant que je devais faire le point : me consacrer au diocèse ou changer ma théologie. Je me suis alors rendu compte que je devais continuer mon premier travail théologique sur la christologie cosmique. Ainsi mes lectures m’ont-elles fait réaliser que la résurrection fournit une dimension cosmique (Baptista, 2007 : 397).
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si l’incarnation du Logos appartient à la création, rien n’empêche ce Logos éternel d’être apparu ailleurs et d’avoir assumé les conditions spirituelles et évolutives d’autres êtres dans d’autres systèmes solaires ou galaxies. L’écologie oblige la
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Les versets de la Genèse (1,26-28) ont ouvert la porte à d’innombrables interprétations souvent contradictoires, dans la mesure où Dieu, après avoir béni l’homme et la femme, aurait dit : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre ». Voilà la cause de la dégradation de l’environnement : la tradition judéo-chrétienne qui octroie la mission de dominer, voire d’exploiter la terre. Fruit d’une conférence prononcée le décembre à Washington, l’article de Lynn White paru dans la revue Science en établissait la responsabilité du catholicisme dans la dégradation environnementale. Selon l’historien américain, en détruisant l’animisme païen, le christianisme a permis l’exploitation de la nature en toute impunité. Dans l’Occident latin, la théologie naturelle a pris une nouvelle orientation à partir du XIIIe siècle, elle a cessé de décoder les symboles physiques de la communication de Dieu avec l’homme pour chercher à comprendre le fonctionnement de la création. Malgré que White (2010 : 21-22) voie dans la figure de François d’Assise, « le plus grand révolutionnaire de l’histoire chrétien depuis le Christ », la possibilité de destituer l’homme de son rang de roi de la création et d’instaurer une démocratie de toutes les créatures de Dieu, il postule que le dogme chrétien a fortement contribué à l’arrogance humaine d’exploiter la nature. Ces propos ont des accents proches de la position prise par les adeptes de la deep ecology en ce qui concerne l’anthropocentrisme. Boff (1994 a : 133-134) souligne l’importance de la théologie de la création dans le franciscanisme :
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théologie à réviser des questions anciennes et à actualiser ses propres visions. Elle nous permet de comprendre le concept de la Création. Dire que nous avons été créés signifie que nous venons de Dieu, que nous portons en nous les traces de Dieu et que nous marchons vers lui. La réflexion chrétienne dominante n’a pas beaucoup approfondi le mystère de la Création, elle a préféré se concentrer davantage sur la question de la Rédemption. Mais il existe tout un courant spirituel qui a su lier la Création à la Rédemption, l’héritage de saint François d’Assise, de saint Bonaventure, de Duns Scot et de Guillaume d’Ockham. Dans cette théologie de la Création, l’être humain occupe une position particulière. Il ne se trouve pas au-dessus mais au cœur de la Création. Il est le dernier à naître, il est comme en retard ! Le monde n’est pas le fruit de son seul désir ou de sa créativité, le monde le précède. Le monde ne lui appartient pas, il appartient à Dieu, son créateur ; il lui est donné comme un jardin qu’il doit cultiver et entretenir. Du coup la relation de l’homme avec la Création se présente d’abord comme une relation éthique, de responsabilité. Cette responsabilité n’est pas le fruit de la liberté humaine, elle lui est antérieure, inscrite dans sa propre création. La liberté se réalise dans un monde que l’homme n’a pas créé mais dans lequel il se trouve…
Ainsi Boff considère qu’il est nécessaire de faire une autocritique afin de savoir jusqu’à quel point le christianisme est responsable de la crise écologique actuelle. Sur ce point, bien qu’il reconnaisse un degré de coresponsabilité de la part du christianisme, il assure qu’il n’est pas seul responsable. Il rappelle que nous ne devons pas ignorer le contexte culturel dans lequel le récit de la Genèse (1,26-28) fut énoncé. Autrement dit, le lecteur d’aujourd’hui, enraciné dans un cadre culturel différent, aura une tout autre perception. Selon Boff, le sens original du texte est que l’être humain est le représentant de Dieu dans la création et sa raison d’être est de continuer l’œuvre créatrice de Dieu. C’est pour cela que Dieu a créé l’être humain créateur. L’expression « dompter et dominer la terre » doit être comprise dans ce contexte et non dans un sens despotique. Le fils et la fille de Dieu (autre sens de « image et ressemblance ») font partie de la nature du Père créateur dans son
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savoir et sa bonté. Dominer et maîtriser signifient administrer et prendre soin de l’héritage reçu du Père. Le sens de cette mission ne culmine pas dans le travail de création et la représentation responsable de Dieu. Mais dans le repos du samedi, qui permet la célébration par la perfection et la bonté de toute la création (Genèse 2,2-3). Par conséquent, en termes de mission humaine, nous ne trouvons pas le travail mais le loisir, nous ne trouvons pas la lutte mais la gratuité et le repos joyeux (Boff, 1994 c : 71-72).
Pour retrouver le sens écologique de la tradition judéochrétienne, assure Boff, nous devons prendre au sérieux les apports de la théologie de la création dans la lignée de François d’Assise, Bonaventure, Duns Scot et Guillaume d’Ockham, car ces mystiques aident à concevoir la création comme jeu de l’expression divine. Dans cette perspective, chaque être est messager et représentant de Dieu. De ce point de vue, il n’existe pas de hiérarchie mettant en scène des « représentants » supposés. Tous viennent du même
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le sens est [ici] manifeste. L’être humain est un ami de la nature, il travaille avec la terre […] et il est l’ange qui la préserve. […] Une certaine tradition théologique, dominante dans les milieux ecclésiastiques, eut sûrement des conséquences pires que ces deux textes. Elle provoqua la suspicion à l’égard du corps, le mépris du monde, la méfiance envers toute notion de plaisir, envers la sexualité et la féminité, ainsi que l’annonce d’un Dieu détaché du monde, renforçant la construction d’un monde détaché de Dieu. De tels éléments ont contribué à mettre le monde à la merci de l’agressivité humaine.
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Dans le cadre de la modernité, le syntagme « dompter et dominer » a pris un autre sens. Descartes et Bacon ont contribué à développer l’idée selon laquelle l’être humain doit dominer et soumettre les forces de la nature pour le bénéfice individuel et social. Il va de soi pour Boff qu’il faut rompre avec cette idée et revenir au sens originel, profondément écologique, du message biblique. Selon un autre verset de la Genèse (2,15), « Yahvé Dieu prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Éden pour le cultiver et le garder ». Pour Boff (1994 c : 72-73),
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amour de Dieu. La Révélation est permanente, continue, car Dieu ne cesse de se donner et, à mesure que la création progresse, il fait apparaître dans l’histoire d’autres dimensions de son mystère. L’enseignement cosmique instruit, infailliblement, sur l’humilité, la tendresse et le bien-fondé du principe omniprésent, Dieu. Dans cette théologie de la création, apparaît le rôle singulier de l’être humain. Il ne se trouve pas audessus, mais à l’intérieur et au terme de la création. Il est le dernier à éclore ; il est le prolongement. Le monde n’est pas le fruit de son désir ou de sa créativité ; il est né sans lui. Parce qu’il lui est antérieur, le monde ne lui appartient pas ; il appartient à Dieu, son créateur. Mais le monde lui est donné comme un jardin qu’il doit cultiver et protéger. C’est pourquoi la relation que l’être humain entretient avec la création est fondamentalement une relation de responsabilité, une relation éthique. Cette responsabilité n’est pas le résultat d’une liberté de l’homme qui pourrait ou non se décider vis-à-vis du monde – car celui-ci est antérieur à sa liberté – mais se trouve inscrite dans son être créé. La liberté se réalise à l’intérieur du monde que l’être humain n’a pas créé, dans lequel il est 191. Une théologie de la création nous aidera à trouver le sens d’une théologie de la Rédemption. La Rédemption suppose un drame, une décadence de la création, et dans la vocation de l’homme une rupture qui atteint tous les hommes ainsi que leur environnement cosmique. Car l’être humain n’a pas cultivé ni préservé la création, et c’est pour cela qu’elle est blessée.Voilà pourquoi, selon saint Paul, elle gémit et réclame sa libération (Romains 8,22) (Boff, 1994 c : 74-76).
De façon générale, Boff insiste sur le fait que les apports de la théologie de la création contribuent à retrouver le sens écologique de la tradition judéo-chrétienne. Certes, le catholicisme – et on pourra dire la même chose pour les autres religions 191 La version française abrégée n’a pas reproduit ici le passage sur le rôle du travail qui permet à l’être humain de participer à la création. Autrement dit, l’être humain, co-créateur, à travers son action, non seulement prend soin de l’équilibre de la création, mais collabore aussi à son développement. « En d’autres termes, l’être humain ne pourra être humain et se réaliser qu’en construisant le monde et en s’y inscrivant par le travail et le soin. Ici, il n’y a rien de destructeur ou de dominateur. Bien au contraire. Nous sommes confrontés à une inscription profondément écologique et qui vise à maintenir l’équilibre de la création, voire à avancer et à être transformé par le travail humain » (Boff, 2008 b : 62).
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192 Ces auteurs montrent la façon dont la société capitaliste, par le biais de la propagande commerciale, manipule le désir du consommateur. Il va sans dire que la dégradation environnementale va de pair avec l’essor de la société capitaliste de la consommation.
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selon Fromm, pour comprendre l’interdiction juive du travail pendant le sabbat, il faut rappeler que le concept biblique originaire du « travail » se réfère essentiellement au rapport entre
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monothéistes – est coresponsable de la dégradation environnementale. Pourtant, il semble qu’il y ait d’autres facteurs (économiques, sociopolitiques, culturels) qui ont accéléré le processus de destruction de la planète. Dans leur ouvrage Aux côtés des pauvres. L’Église et la théologie de la libération, Gustavo Gutiérrez et Gerhard Ludwig Müller (2014 : 201) relèvent qu’en raison d’interprétations tantôt abusives, tantôt naïves, le monde occidental a détourné le sens de l’expression biblique « soumettez la Terre ». Ceci rend indispensable le travail théologique de Boff, dans la ligne de la théologie de la création et de la justice. On ne peut toutefois pas négliger l’aspect festif de la création, c’est-à-dire la célébration du repos que marque le septième jour. « Au septième jour Dieu avait terminé tout l’ouvrage qu’il avait fait et, le septième jour, il chôma, après tout l’ouvrage qu’il avait fait. Dieu bénit le septième jour et le sanctifia, car il avait chômé après tout son ouvrage de création » (Genèse 2,2-3). Cette tradition du « repos joyeux » (shabbat), présente dans toute la tradition judéo-chrétienne, s’oppose à la dynamique productiviste du capitalisme. Certes, le loisir peut être réifié par la logique du capital et, en même temps, il peut aboutir à la mise en place d’une société hédoniste où les désirs occuperaient la place des besoins : la société de consommation (Bastaire, 2009 ; Hinkelammert, 2002) 192. Mais le « repos joyeux » peut aussi briser la dynamique schizophrénique et destructive de la formation sociale hégémonique. Michael Löwy a remarqué l’importance du sabbat pour la religion juive. Analysant un article intitulé « Der Sabbath » et paru dans la revue Imago en sous la plume de Erich Fromm dont l’inspiration freudienne est évidente, Löwy (1993 : 129) observe que la fonction du sabbat est de suspendre la dynamique d’exploitation de la nature :
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les hommes et la nature – plus précisément la terre. La prohibition du travail implique donc la suspension, pendant le sabbat, de la « violation incestueuse de la Mère Terre et de la nature en général par l’Homme ». Pour Fromm, la signification psychologique profonde du rite sabbatique juif est la suivante : par l’interdiction rigoureuse et sévère de toute activité laborieuse pendant le sabbat, la religion juive vise au « rétablissement [Wiederherstellung] de l’état paradisiaque sans travail, de l’harmonie entre l’homme et la nature, et le retour au ventre maternel [Rückkehr in den Mutterleib] ».
Il convient ici de rappeler l’importance de l’année sabbatique dans la législation de l’ancien Israël. Sur le mont Sinaï, Yahvé s’est adressé en ces termes à Moïse : Lorsque vous entrerez au pays que je vous donne, la terre chômera un sabbat pour Yahvé. Pendant six ans tu ensemenceras ton champ, pendant six ans tu tailleras ta vigne et tu récolteras les produits. Mais en la septième année la terre aura son repos sabbatique, un sabbat pour Yahvé : tu n’ensemenceras pas ton champ et tu ne tailleras pas ta vigne […]. Ce sera pour la terre une année de repos (Lévitique 25,1-5).
L’année sabbatique tente de rétablir le cycle naturel de la Terre. Pour le peuple d’Israël, le jubilé, célébré tous les cinquante ans, était la période de la libération des esclaves (Lévitique 25,10) ; en ce sens, le jubilé signifiait l’année sacrée. Ce n’est pas un hasard si, selon Marcelo Barros et Frei Betto (2009 : 120), le samedi représente un des éléments les plus écologiques dans la Bible. Notons que le « repos joyeux » rétablit à la fois les liens sociaux et le respect de la Terre. De ce point de vue, la théologie de la création contribue à la remise en question du paradigme productiviste de la civilisation moderne capitaliste bourgeoise. En outre, cette notion de « repos joyeux » vise à faire respecter les cycles naturels de la Terre, violentés par le paradigme productiviste du capital, et esquisse donc une temporalité autre, moins chosifiée. CRITIQUE DE L’ANTHROPOCENTRISME
Philippe Portier observe que dans la seconde moitié du XXe siècle, avec les travaux de Gregory Bateson et de James Lovelock, la vision cartésienne de l’univers cède la place à la perspective
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193 Portier (2013 : 217-218) relève aussi le rôle joué par Le Principe Responsabilité de Hans Jonas dans cette nouvelle perspective.
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holistique. Cette perspective a eu de forts échos dans la théologie de la libération, notamment chez Boff. Les théologiens de la libération se sont intéressés à l’écologie en raison de la répression du Vatican et de la découverte de l’aspect émancipateur de l’écologie 193. Figure emblématique de l’écologie profonde, le scientifique anglais James Lovelock a su populariser son hypothèse Gaïa auprès de groupes écologistes ou de penseurs comme Boff. Dans La Terre est un être vivant, devenu un livre culte des adeptes du mouvement du New Age, Lovelock (1990) soutient que la Terre possède un système de régulation thermique et qu’elle est par conséquent une entité vivante. Il emprunte à la mythologie grecque le nom de la déesse Gaïa pour désigner la Terre. En réalité, bien que le concept de Gaïa ne soit apparu que vers , c’est dans les années que l’idée d’une autorégulation climatique et chimique de la planète commence à émerger, certes avec plus de réticence que d’acceptation, au sein de la communauté scientifique. Pour Lovelock, l’hypothèse Gaïa suggère que le système Terre se comporte comme un système unique, autorégulé, composé d’éléments physiques, chimiques, biologiques et humains. De ce fait, toutes les interactions et rétroactions entre les parties qui constituent ce système sont complexes. Pourtant, ces interactions ne sont pas toujours bienveillantes envers les êtres humains. Étant donné que Gaïa possède son propre mécanisme de régulation thermique, les réactions face aux phénomènes qui la perturbent (concentration de gaz carbonique dans l’air, présence de chlorofluorocarbures, utilisation de pesticides et d’herbicides chimiques) sont tragiques, à savoir l’élévation de la température, les pluies acides, etc. Dans un autre ouvrage, Lovelock (2007 : 91-117) traite des conséquences des réactions de Gaïa pour les êtres humains. Selon Lovelock, le concept de Gaïa est utile à l’écologie pour remettre en question l’idée selon laquelle la Terre est la propriété de l’humanité. Aussi l’hypothèse Gaïa peut-elle s’accorder avec une théologie de la création. Si l’hypothèse Gaïa ne s’oppose pas à la tradition judéo-chrétienne qui a rendu l’homme responsable de la dégradation environnementale, elle contribue, dans certains cas, au détrônement de l’homme comme le sujet
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central de l’univers. D’où sa critique de l’anthropocentrisme en tant que vision du monde anti-écologique. À notre avis, l’un des apports de l’hypothèse Gaïa réside dans le fait qu’elle montre les rapports entre la Terre et les êtres humains, elle rend compte de la dépendance des hommes envers la nature. Aussi s’avère-t-il impérieux de remettre en question le paradigme moderne de la croissance illimitée, sans quoi nous irons droit au suicide collectif. Si James Lovelock ne s’oppose guère au remplacement des énergies fossiles par des énergies alternatives et renouvelables (énergie éolienne, hydroélectricité, énergies marines), son enthousiasme pour l’énergie nucléaire, même s’il fait la distinction entre la fusion et la fission nucléaires, nous semble discutable. Je suis un Vert et on me considère comme tel, mais je suis avant tout un scientifique ; c’est pourquoi je conjure mes amis écologistes de renoncer à leur conviction naïve : le développement durable, les énergies renouvelables et les économies d’énergie ne constituent pas un remède. Je les conjure aussi d’ouvrir les yeux plutôt que de s’opposer aveuglément à l’énergie nucléaire et de dénoncer (à tort) ses dangers. Cette source d’énergie est suffisamment sûre et fiable pour représenter une menace insignifiante face aux vagues de chaleur intolérable et à l’élévation du niveau de la mer qui mettent en péril toutes les villes côtières de la planète. Les énergies renouvelables sont une solution séduisante, mais jusqu’à présent elles sont inefficaces et coûteuses […]. Le danger est tel que notre civilisation doit recourir à l’énergie nucléaire sans attendre, ou souffrir les maux que la planète accablée ne tardera pas à nous infliger […]. Il n’est pas étonnant que les médias et les militants antinucléaires préfèrent parler du risque de décès dû au cancer. Cela fait plus d’effet que d’évoquer une réduction de quelques heures de l’espérance de vie. Répéter à l’envi que Tchernobyl a fait une multitude de victimes est mensonger, c’est-à-dire délibérément trompeur (Lovelock, 2007 : 31 et 175).
En reprochant aux militants leur ingénuité face aux énergies renouvelables, Lovelock tombe dans le piège du messianisme de la technique 194. 194 Teilhard de Chardin partageait cet optimisme pour l’énergie nucléaire, ce que Jürgen Moltmann et Leonardo Boff n’ont pas manqué de critiquer vivement. Boff (2008c : 130) écrit que Moltmann « est très critique vis-à-vis de l’optimisme de
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Obnubilé par l’énergie nucléaire, il ne s’aperçoit pas que la technique est ancrée dans des conditions sociohistoriques spécifiques. Il ne s’agit pas seulement de changer les sources d’énergie, même si ce point n’est pas négligeable. Il s’agit de changer notre paradigme de production et de reproduction sociales, c’est-à-dire d’en finir avec la formation sociale hégémonique : la modernité-colonialité capitaliste. D’un point de vue écosocialiste, nous pensons avec Löwy (2011) et Deléage (2011) que le choix entre les énergies fossiles et l’énergie nucléaire est un faux dilemme. Le passage au nucléaire présente des menaces et des risques démesurés qui mettent en danger une vie humaine déjà fragilisée. Il est paradoxal que James Lovelock fasse appel à la responsabilité des êtres humains envers la Terre en prônant le choix pour le nucléaire. Günther Anders a forgé l’expression de « coupable sans faute » (schuldlos schuldig) pour dénoncer la déshumanisation de notre siècle robotisé et le « prométhéisme perverti » de la troisième révolution industrielle 195. La séduction pour l’énergie nucléaire doit être défétichisée en raison des catastrophes potentielles qu’elle abrite 196. S’appuyant sur les données fournies par le scientifique italien Enzo Tiezzi, Boff (2000 b : 250) tire la sonnette d’alarme sur la catastrophe nucléaire et affirme « que malgré la sécurité des centrales nucléaires, dans un rayon de trente kilomètres alentour, les cas de cancer ont augmenté de % ces dix dernières années, en Allemagne, en France et en Italie ». Selon certaines sources d’information, « vingt mille incidents nucléaires se sont déjà produits dans les centrales atomiques. La méconnaissance de tels accidents s’explique par la loi du silence imposée aux fonctionnaires desdites centrales sous peine de poursuites judiciaires, de chômage, d’amendes et d’expulsion du pays ».
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195 Dans un échange épistolaire avec Claude Robert Eatherly, connu comme le « pilote d’Hiroshima », Günther Anders (2001 : 71) aborde la question de la dissolution de la responsabilité face au danger nucléaire et parle de « coupable sans faute ». 196 Arno Münster (2011 : 69-88) voit dans l’interprétation de la technique et de la techno-science à l’ère de la troisième révolution industrielle une convergence entre la pensée de Anders et celle de Heidegger. De son côté, John Bellamy Foster est convaincu que le projet pour le nucléaire est un pacte faustien avec le diable, qui ne peut que mener à la catastrophe (Löwy, 2011 : 175).
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Teilhard qui était allé jusqu’à saluer, avec un enthousiasme enfantin, le lancement de la bombe atomique le 6 août 1945 sur Hiroshima ».
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Passons à l’écologie profonde. Selon Olivier Landron (2008 : 65), l’émergence de ce courant s’explique par le contexte de retour à la nature dès la fin des années . En adoptant une vision holistique, l’écologie profonde a pour objectif de défendre les droits de la nature contre l’homme. Pour cette raison, elle entend éradiquer l’anthropocentrisme. Au nombre des penseurs dont elle s’inspire comptent Aldo Leopold, Lynn White ou encore le philosophe norvégien Arne Næss 197. Dans un article paru en dans la revue Inquiry, Næss (2007) oppose l’« écologie superficielle » (shallow ecology), qui se préoccupe de lutter contre la pollution et l’exploitation des ressources, à l’« écologie profonde » (deep ecology). Tandis que la première reste anthropocentrée, la seconde se veut holistique, voire biocentrée. C’est ainsi que Næss postule un biocentrisme égalitaire dans lequel tous les êtres ont le même droit à la vie. Pour Giovanni Filoramo (1993 : 145), le projet écosophique de Næss peut se résumer dans « la réalisation du soi individuel dans le Soi universel ». L’homme n’est plus placé au centre de l’univers, il n’est qu’un élément de ce dernier. Le moi égocentrique est transcendé. L’écologie profonde n’implique pas un refus du religieux, bien au contraire, elle se tourne davantage vers les courants ésotériques que monothéistes. Næss (2013) considère qu’il est nécessaire de revenir à une conception concrète de la nature comme cosmos vivant. Cette conception est proche de la perspective teilhardienne, de sorte que ce n’est pas un hasard si le concept de « noosphère » de Jésuite français a été réhabilité par certains partisans du New Age. Nous pouvons affirmer avec Olivier Landron que parmi les points partagés aussi bien par l’écologie profonde que par le New Age figurent le refus de l’anthropocentrisme, la nature comme sujet de droit, l’acceptation de l’hypothèse Gaïa et la perspective holistique. La perspective holistique, prônée par l’écologie profonde, a retenu l’attention de Boff pour sa critique de l’anthropocentrisme. Au début des années , Boff commence à écrire sur la pertinence de l’holisme comme approche qui considère la réalité comme un tout. Le terme « holisme » vient du grec holos qui
197 Michael Löwy (2011 : 167) a noté que si la deep ecology refuse toute perspective socialiste, le cas de Arne Næss fait exception.
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signifie « totalité » et la perspective holistique entend mettre l’accent sur la synthèse plutôt que sur l’analyse. Parce l’approche holistique tente de comprendre la transversalité des choses reliées les unes aux autres, ni l’écologie ni le christianisme ne doivent passer à côté d’elle. Boff (2000 b : 262-263) affirme qu’il existe une écologie holistique, qui est
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L’écologie exige d’abord de nous l’effort de surmonter l’anthropocentrisme. Celui-ci est tellement ancré dans notre culture occidentale. Il est toujours réaffirmé par un certain type d’interprétation de la tradition religieuse judéo-chrétienne selon laquelle l’être humain est le maître de la création et le roi de l’univers. On croit qu’il est le centre de tout et que donc
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Non seulement Boff intègre la perspective holistique dans son discours théologique, mais il formule aussi sa critique de l’anthropocentrisme. C’est ainsi que dans Ecologia, mundialização, espiritualidade, Boff (2008 b : 109) appelle à dépasser l’anthropocentrisme :
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réintégrative, pratiquée par les grandes religions, y compris le christianisme. Elle part d’une autre perspective fondamentale : la redécouverte de la totalité, de l’intégralité, du caractère organique et animé de tous les êtres.Tous les êtres vivants sont porteurs de messages, pour ce faire, nous devons les écouter tous. Une telle vision est dite holistique, parce qu’elle prétend saisir toutes les dimensions de la vie réelle : physique, esthétique, éthique, la profondeur psychologique, mystique, en ce sens le fait que cette réalité renvoie à un dénominateur commun fondamental, qui est le mystère. […] L’auto-conscience de l’être humain est un effet de l’évolution. Plus on monte, plus on a une conscience critique de soi. Alors, Dieu ne vient pas de l’extérieur pour insuffler l’âme humaine, mais il est présent dès le début, unifiant toutes les énergies. Dieu au cœur de la réalité, faisant surgir de plus en plus ces formes de création, de sorte que la conscience n’est pas une spécificité humaine, mais de tout l’univers. Certes, l’autoconscience est le propre de l’être humain ; mais l’amibe a aussi son niveau de conscience, tout comme l’animal ou la pierre ont leur forme de dialogue avec la réalité. Ceci s’exprime non seulement au travers du discours de la physique quantique, mais aussi dans les discours religieux, psychologique, esthétique, éthique.
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tous les êtres appartiennent aux êtres humains. On croit que c’est grâce à l’être humain que les créatures trouvent leur sens et magnifient Dieu, et que toutes les créatures sont destinées à être utilisées, dominées et finalement exploitées par les êtres humains. La compréhension de la réalité qui est à la base du projet scientifico-technique de la modernité confirme cette volonté de domination. Descartes, Galilée, Newton et Bacon nous ont enseigné que le savoir est pouvoir et que le pouvoir est domination, c’est-à-dire le développement de la capacité de mettre tous les êtres et leurs forces à notre service comme des esclaves, comme l’a d’ailleurs écrit Descartes. Cette conception a consacré et renforcé la violence qui, depuis la naissance de la modernité (à savoir l’invasion de l’Amérique latine en ), est exercée sur la nature. Elle est présente dans le modèle de développement qui fut alors élaboré et qui persiste jusqu’à nos jours. Il est le plus grand et le plus puissant mythe de la conscience et de l’inconscience collective de toute l’humanité : le développement économique illimité, sans tenir compte des coûts environnementaux tels que la destruction des écosystèmes, la pollution de la biosphère, la spoliation des ressources naturelles non renouvelables (combustibles fossiles), etc.
La critique boffienne de l’anthropocentrisme reste liée à la contestation de la dynamique de la modernité-colonialité. Or, cette critique de l’anthropocentrisme doit être nuancée, afin de ne pas tomber dans le piège d’une écologie profondément dépolitisée ou, pire encore, d’un biocentrisme aux allures réactionnaires. Il est vrai que la critique de l’anthropocentrisme suscite des malentendus tant au niveau théorique que politique. Nous essaierons de mettre en lumière les critiques de la position boffienne par des penseurs comme Hang Seob Kim, Jung Mo Sung et Enrique Dussel. Analysant l’ouvrage Ecologia. Grito da Terra, grito dos pobres publié en , Hang Seob Kim (1999 : 58-59) observe, à juste titre, que parmi les causes principales de la crise environnementale recensées par Boff figurent la technologie agressive et polluante, le modèle actuel de développement qui va de pair avec le mythe du progrès, la société structurée autour de l’économie et, comme « principal responsable », l’anthropocentrisme. La crise environnementale est le fruit de l’anthropocentrisme. Et Hang
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dans son ouvrage Hacia una crítica de la razón mítica (« Pour une critique de la raison mythique »), publié au Costa Rica, Franz Hinkelammert (2007) élabore une lecture très intéressante de Marx et aboutit à cette intuition : au-delà de l’utopie comme catégorie transcendantale se trouve le mythe, fondement de cette utopie, qui rend possible la connaissance du présent. Le but de Hinkelammert a été de démontrer que ce n’est pas l’utopie, mais le mythe qui articule la logique de la pensée. Son hypothèse est que le mythe fondamental de la tradition occidentale est l’idée selon laquelle Dieu s’est fait homme. Si Dieu s’est fait homme, alors l’homme peut aussi devenir Dieu. Pour Hinkelammert, les courants de pensée occidentaux sont finalement des variations de cette idée. C’est pourquoi sa vision du christianisme est intéressante : « L’homme doit se faire Dieu, mais le Dieu qu’il devrait devenir s’est fait homme, donc l’homme doit se faire humain ». C’est la proposition du christianisme : l’homme doit être humain. Hinkelammert s’appuie sur quelques textes de Marx comme clé d’interprétation des
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Seob Kim de se demander : si le système actuel est anthropocentré, pourquoi les deux tiers de l’humanité se trouvent-ils en dehors, exclus et marginalisés ? En d’autres mots, si l’anthropocentrisme est le discours hégémonique, quelles sont les raisons qui excluent les pauvres des ressources de la planète ? C’est ainsi que Hang Seob Kim explique qu’il y a une confusion très problématique au niveau théorique. En suivant les postulats de Franz Hinkelammert, Hugo Assmann, Julio de Santa Ana et Jung Mo Sung, qui considèrent que la modernité est plutôt centrée sur le capital ou la marchandise qu’anthropocentrée, parce que la modernité s’est davantage fétichisée que sécularisée, Hang Seob Kim (1999 : 51) prévient que nous ne devrions pas faire de l’anthropocentrisme le principal responsable du désastre écologique, mais plutôt essayer de comprendre la logique meurtrière du capital. La modernité n’aurait pas placé l’homme au centre du système, mais c’est le capital qui aurait été mis au centre. Ce serait donc le capital qui exploiterait à la fois les êtres humains et la nature. Jung Mo Sung considère, quant à lui, que la critique de l’anthropocentrisme représente un nouveau stade du discours eurocentré. À propos de la critique de l’anthropocentrisme par Boff, Jung Mo Sung estime que
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dieux de l’histoire. Marx a une clé d’interprétation de cela. L’idée fondamentale réside dans le fait que les dieux qui humanisent les hommes sont de bons dieux et les dieux qui agissent contre l’homme, qui écrasent l’homme, sont des idoles. À partir des sciences sociales on peut aussi construire une clé d’interprétation de l’histoire humaine en tant que relation entre l’homme et Dieu : l’homme qui essaie de devenir Dieu. L’idée de la divinisation de l’homme est née à l’époque de la Renaissance. Dans l’Église médiévale, la divinisation n’advenait que par [le] truchement [de Dieu]. Actuellement, l’homme devient divin par lui-même, résultat de son effort personnel. D’où la question de l’anthropocentrisme. Il me semble que dans le livre Ecologia. Grito da Terra, grito dos pobres de Leonardo Boff, il y a un problème structurel : il s’y trouve deux livres. J’ai même parlé de ce problème avec l’auteur. Par exemple, dans le chapitre , il parle de théologie de la libération et d’écologie. Il s’appuie sur Hinkelammert pour dire que le problème est le capitalocentrisme. Or, si vous supprimez cette section, c’est un autre livre. Les textes restants forment un livre dont le problème est l’homme moderne, car celui-ci est devenu anthropocentré et, par conséquent, se perçoit comme le maître et le seigneur de la nature. C’est donc un autre livre. C’est la vision européenne, voire eurocentrée. Hang Seob Kim a raison de souligner que les % de l’humanité, qui a été dominée par l’Europe, sont exclus de la notion d’humanité. L’homme de l’anthropocentrisme est l’Européen. Il en résulte que l’écologie profonde est une théorie profondément eurocentrée. Elle ne voit guère l’Afrique, l’Asie ou l’Amérique latine, qui en sont exclus. C’est la raison pour laquelle, quand Leonardo Boff veut parler de théologie de la libération – parce qu’il veut toujours rester un théologien de la libération au sens classique –, il revient à l’économie et à la critique du capitalisme, en dialogue avec Franz Hinkelammert. Ce dernier a montré que la société où nous vivons est capitalocentrée et, par conséquent, elle sacrifie les hommes au nom du capital. C’est le chapitre de l’ouvrage. Pourtant, ce chapitre se trouve hors du contexte de l’ensemble de l’argumentation.
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Un jour, j’étais avec Leonardo Boff et j’ai lui demandé si le problème du monde moderne était le capitalocentrisme ou l’anthropocentrisme. Je crois que jusqu’alors il n’avait pas compris cette contradiction, car il s’est senti mal à l’aise. Il m’a répondu : « Non, le capitalocentrisme est la conséquence de l’anthropocentrisme »… Puis il est parti (Martínez Andrade, 2015 a : 53-55).
Devons-nous alors penser que pour Boff le capitalocentrisme est un prolongement de l’anthropocentrisme ? Voici la réponse de Jung Mo Sung : MARTÍNEZ , ÉCOLOGIE ET LIBÉRATION
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Certainement pas. Il m’a donné cette réponse car il n’avait pas de réponse. S’agissant de l’écologie, Boff intègre toute la pensée écologique européenne. Il n’est pas une personne qui critique sérieusement ses fondements théoriques. Par exemple, Hinkelammert intègre la pensée de Marx, mais ne lui épargne pas la critique. Selon Hinkelammert, le problème de Marx réside dans le fait qu’il a pensé que la cause fondamentale des rapports mercantiles et, par conséquent, du fétichisme de la marchandise est la propriété privée, mais ce n’est pas vrai. C’est en fait, et Friedrich Hayek a raison sur ce point, l’impossibilité d’une parfaite connaissance de tous les facteurs de l’économie. Le marché est nécessaire, car on ne peut pas connaître tous les facteurs économiques. Il est nécessaire d’avoir des régulations du système, pas forcément planifiées. […] En outre, Marx croyait qu’il était possible d’en finir avec la religion parce qu’il croyait que l’aliénation pourrait être éliminée, mais on ne peut éliminer complètement les aliénations dans les rapports sociaux et humains. Si Marx, à sa maturité, avait écrit un livre sur la religion, il aurait sûrement changé sa position. Hinkelammert est un penseur qui prend ses livres et les critique. Leonardo Boff ne fait pas la même chose. Qu’il s’agisse de l’écologie profonde ou de Teilhard de Chardin. À mon avis, il manque de distance critique par rapport à ses présupposés, une critique interne et externe. Il me semble que l’anthropocentrisme en tant que discours philosophique est un discours eurocentré qui justifie la domination du reste du monde, considérant les non-Européens comme des sous-hommes qu’il convient de civiliser, et qui délaisse également l’horizon de la réflexion critique du
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capital. Faisant leur le discours moderne de l’anthropocentrisme, nombreux sont ceux qui voient la cause de la crise écologique dans l’anthropocentrisme lui-même. Mais non : la cause est la domination capitaliste et son capitalocentrisme qui ont sacrifié et sacrifient encore des milliers de personnes au nom de l’accumulation du capital (Martínez Andrade, 2015 a : 55-56).
En citant Hang Seob Kim et Jung Mo Sung, nous ne voulons pas dire que nous sommes entièrement d’accord avec leurs commentaires, ni qu’on ne peut faire d’objection à une critique de l’anthropocentrisme. Nous voulons surtout mettre en lumière leurs critiques de la position de Boff sur l’anthropocentrisme. Nous souscrivons à la thèse selon laquelle la simple critique de l’anthropocentrisme, comme un arbre cachant la forêt, est perverse, car elle omet le rôle de la dynamique meurtrière du capitalisme : l’obnubilation des valeurs d’échange. Cependant, Boff ne se borne pas à une critique de l’anthropocentrisme, il tente aussi de remettre en question la matrice du système hégémonique qui est patriarcale-raciale-moderne-coloniale-capitaliste et occidentalocentrée. Une des critiques que Hang Seob Kim adresse à la vision anthropocentrée porte sur le fait que c’est l’homme riche et blanc, soit une minorité de la population mondiale, qui a été placé, et demeure encore aujourd’hui, au centre de la modernité. Étant donné que les pauvres, les Noirs, les Indigènes et les femmes constituent la majorité de la population, comment peut-on dire que la modernité a placé l’homme au centre ? Or, Boff a bien souligné le lien entre la naissance de la modernité et le processus de colonisation de l’Amérique latine. En écho à la thèse de Enrique Dussel (1992 b) selon laquelle la prétendue « Découverte » de l’Amérique latine a déployé les fondements de la modernité (ego cogito) au travers de la Conquista (ego conquiro), Boff (1992 a : 13) affirme qu’« il existe depuis une logique d’exclusion et de mort » intrinsèque au projet modernecolonial-capitaliste. Dans un autre ouvrage, Boff (1992 b : 30) mentionne que selon certains historiens, l’Amérique latine a été victime de trois invasions successives, toutes produisant le même effet culturel : oppression, altération et soumission à d’autres cultures.
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En forçant quelque peu les termes objectifs de notre réflexion, nous pourrions dire que l’Amérique latine telle que nous la voyons aujourd’hui est un produit de l’expansionnisme culturel et capitaliste européen.
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Face à la critique de Hang Seob Kim, qui pense qu’il existe une aporie dans le rapport entre l’anthropocentrisme et le modèle économique actuel, dans la mesure où un système hégémonique
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après cinq cents ans, le rêve de développement a provoqué le sous-développement de la majorité des pays du monde. La domination de la nature a provoqué sa rébellion qui menace par la pollution, le trou dans la couche d’ozone et d’autres dérèglements écologiques, la vie des personnes et d’autres espèces vivantes. Le paradigme moderne du pouvoir comme domination du monde et des peuples a conduit entre autres à trois travers qui marquent visiblement notre culture aujourd’hui mondialisée : le réductionnisme dans la conception de l’être humain, la répression du féminin et le manque de respect envers l’altérité et la nature.
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Même si ces idées ont été tirées d’ouvrages qui datent du début des années , c’est-à-dire de la période où Boff poursuivait son changement de paradigme, la critique de la modernité à visage colonial reste un élément constant et incontournable. Dans Ecologia, mundialização, espiritualidade, Boff insiste sur le fait que les altérités toujours niées par la modernité sont les peuples non européens. Boff constate la suprématie de l’homme, mâle et blanc, dans le discours hégémonique. Même dans Ecologia. Grito da Terra, grito dos pobres, qui est pris pour cible par Hang Seob Kim, Boff (2004 : 101) suggère que l’anthropocentrisme en tant qu’anthropologie impériale et anti-écologique plonge ses racines dans la naissance de la modernité. Dans un chapitre entièrement consacré à l’Amazonie, il illustre la contradiction entre la dynamique de la modernité capitaliste-coloniale et le milieu environnemental. La critique de l’anthropocentrisme par Boff ne saurait donc être simplement traitée de critique eurocentrée. Dans Nova Era. A civilização plantária, qui, aux yeux de Paulo Agostinho Nogueira Baptista, pourrait déjà s’inscrire dans le nouveau paradigme, Boff (1994 b : 68) condamne une nouvelle fois le paradigme de la modernité capitaliste, car
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qui est responsable du sort de la majorité de la population mondiale qu’il exclut par définition ne saurait être qualifié d’anthropocentré, Boff soutient que il y a deux problèmes qui mettent en défaut cette critique. D’abord, on ne doit pas avoir une vision réductrice de l’être humain, c’est-à-dire que nous devons comprendre l’être humain comme un ensemble de relations globales dans toutes les directions et, par conséquent, l’être humain n’est pas seulement un être affamé parce qu’il est un animal qui a la transcendance. On a à faire ici à une économie autoréférentielle qui se distingue d’une économie profonde. La première vise seulement à considérer les statistiques, les investissements et le capital ; la seconde, en revanche, observe les limites de la première. En ce sens, l’économie profonde soutient que l’économie autoréférentielle ne doit pas être l’axe structurant de la société, comme c’est actuellement le cas. Je pense que Karl Polanyi ou même l’École de Francfort ont démasqué cette intention. Le néolibéralisme, la société actuelle comme culture du capital, a éliminé la politique, gommé l’éthique et démoralisé la spiritualité. Cette société a bâti une culture de l’économique où tout devient marchandise. À mon avis, ce paradigme s’est brisé. En fait, ce paradigme – et ici nous sommes face à un problème que la critique [de Hang Seob Kim] n’a pas identifié – où l’accumulation du capital s’est produite en exploitant non seulement la force de travail de l’ouvrier mais aussi la force de la nature est en crise. Le capital vit au prix de la dévastation de la nature. Qu’est-ce qui est considéré comme une externalité ? Pour le capital, ce qui est externe à la comptabilité, à savoir la déforestation ou la favelisation de la planète. Ces externalités sont seulement prises en considération lorsqu’elles empêchent le processus d’accumulation, et même si elles détruisent l’Amazonie ou provoquent le réchauffement climatique pour faire du profit, elles sont tolérées. Tous les dégâts environnementaux sont admis lorsqu’ils contribuent au processus d’accumulation. Même la crise contribue à ce processus. Le capital gagne en détruisant. Il produit des armes et provoque les guerres. Ensuite, c’est le capital qui gagne en reconstruisant tout ce qui a été démoli. Nous ne pouvons pas com-
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prendre Marx si nous ne comprenons pas la logique du capital. Dans le troisième livre du Capital – qui est aujourd’hui le plus lu du monde –, Marx a décrit la tendance du capital à détruire ses deux sources de richesse : la force de travail – avec la machine – et la nature sans laquelle elle ne peut se reproduire. Nous sommes face à ce type de processus. Le capital a substitué, flexibilisé et fragilisé la force de travail par l’automatisation et la robotisation. Nous en sommes arrivés à un point où la Terre ne peut plus s’autoréguler, car nous avons dépassé de % sa capacité de reproduction. Le développement est devenu insoutenable : c’est le résultat du capitalisme. À mon sens, le capitalisme a déjà atteint les limites de la planète. C’est pourquoi je considère que cette crise n’est pas cyclique mais plutôt terminale, car il n’y a plus de potentialités qui permettent au capitalisme de se reproduire à long terme. Le capitalisme doit changer ou alors il détruit toute l’humanité. […] Lorsque nous parlons d’anthropocentrisme, nous nous référons à l’attitude utilitariste de l’être humain envers la nature, car l’être humain ne se conçoit pas comme faisant partie de la nature. Il ne se rend pas compte que chaque être possède une valeur intrinsèque et non une valeur utilitaire. L’être humain pense qu’il peut manipuler la nature à sa guise. Cependant, je dirais que c’est le patriarcat, qui a surgi avec l’urbanisation il y a dix ou quinze mille ans, plutôt que l’anthropocentrisme qui est responsable de l’oppression à la fois des femmes et de la nature. Le système patriarcal a rendu les femmes invisibles. Il a également créé la guerre, l’État, les lois, l’armée. Toutes ces inventions sont des produits du système patriarcal qui a créé le capital comme forme de pouvoir. À présent, tout est en crise. Je pense que l’éco-féminisme et le féminisme philosophique sont très importants, car ils élaborent une critique non seulement du capital mais aussi du paradigme anthropologique. Ce paradigme anthropocentré doit être compris comme androcentré, car c’est le mâle qui est placé au centre. Les féministes ont souligné le fait que les hommes (mâles) ont créé le capital à cause de la logique de la concurrence. De par sa nature, la femme est collaboratrice, elle garde la vie, elle s’occupe de l’enfant. Les femmes ont introduit les valeurs féminines dans le processus de production, car elles sont plus coopératrices, plus ouvertes au dialogue.
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L’homme, en revanche, est plus compétitif, plus agressif, plus violent. C’est pourquoi cette critique doit être nuancée, afin de ne pas commettre d’injustice et ne pas perdre les dimensions de la réalité. Il faut regarder le fond et non l’apparence (Martínez Andrade, 2015 a : 31-33).
Tandis que Boff a su assumer la critique de l’anthropocentrisme sans omettre le rôle de la dynamique du capitalisme, Enrique Dussel explique que le système n’est pas anthropocentré mais capitalocentré. À la thèse qui soutient que l’anthropocentrisme est le problème central de la civilisation moderne, Dussel répond que la vie est ce qu’il y a de plus sacré. Mais la vie a connu une évolution et a produit cette merveille de l’univers qu’est le cerveau humain. Il faut le dire, c’est ce que la vie a produit de plus merveilleux. J’ai quinze milliards de neurones dans mon néocortex et deux cents mille connexions. Mon cerveau est d’une complexité merveilleuse. Je suis le couronnement de la vie. Ce n’est pas moi qui produis l’être humain. C’est la vie qui nous a produits. En nous, la vie accède à la conscience de soi. Le philosophe Ernst Bloch disait déjà : « Au commencement, nous naissons, nous respirons et désirons ». Mais la vie nous a confié une responsabilité. La conscience de soi. La vie humaine est la seule vie qui ait conscience de soi. Nous sommes la gloire de la vie. Nous n’avons produit ni la vie ni l’être humain. Dès lors, notre conscience de soi libre doit se montrer à la hauteur de ce que nous sommes et de ce que nous avons reçu gratuitement. Ce n’est pas de l’anthropocentrisme ; nous sommes la gloire de la vie. Penser que c’est de l’anthropocentrisme, c’est me réduire à une plante. La plante a une dignité, elle n’a pas de valeur. C’est une fin, non un moyen. Mais l’être humain est de tous les êtres vivants celui qui a le plus de dignité, parce que c’est ce que la vie a produit de plus splendide. En lui la vie s’est rendue responsable de la vie, et c’est la raison pour laquelle nous avons le pouvoir de détruire la vie. Mais aucun être vivant n’a le droit de détruire la vie. Bien sûr, il faut un équilibre écologique. L’être humain est au centre, non pas parce que nous en aurions décidé ainsi, mais parce que c’est ainsi que la vie a fait les choses. À nous d’être responsables de cette vie. Il nous faut
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198 En ce qui concerne la dignité des créatures, Hélène et Jean Bastaire (2009 : 95), chrétiens écologistes qui se sont opposés à la deep ecology dans l’Hexagone, soutiennent que les créatures « ont toutes la même dignité, non la même responsabilité. Seul l’homme a une responsabilité réfléchie, délibérée. La responsabilité des autres créatures tient au fait que toutes répondent, toutes donnent quelque chose. Mais leur don ne procède pas d’une liberté qui n’existe pas chez elles. L’offrande n’est pas volontaire comme chez l’homme. »
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Il n’y a pas de consensus sur la critique de l’anthropocentrisme parmi les théologiens de la libération. Pourtant, tous s’accordent à souligner que le capitalisme recèle une dynamique meurtrière. En dépit de leurs divergences théoriques et épistémiques, leur position est proche à celle de Max Horkheimer et Theodor Adorno (1983 : 229), pour qui l’évolution de la civilisation moderne bourgeoise « s’est accomplie sous la tutelle du bourreau [im Zeichen des Henkers] ». Ce n’est pas un hasard si le
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être à la hauteur du don que nous avons reçu. Les Aztèques appellent macehual le débiteur. Nous avons reçu la vie comme une dette. Mais alors, comment puis-je rembourser la vie ? En donnant gratuitement. […] Puisque j’ai tout reçu gracieusement, je ne peux rétablir l’équilibre qu’en donnant gracieusement. […] Ce n’est pas anthropocentré, c’est centré sur la vie, car l’être humain est la gloire de la vie. Même Teilhard de Chardin parle de l’atmosphère, de la biosphère et de la noosphère qui est le couronnement de la vie. Pour autant, dire que l’être humain est le centre de l’univers, ce n’est pas de l’anthropocentrisme, c’est reconnaître une chose que nous n’avons pas produite nous-mêmes, mais que nous avons reçue gratuitement. Il faut toutefois se montrer responsable. Or, nous avons reçu la vie et nous sommes en train de la détruire. La liberté et la subjectivité sont le couronnement mystérieux de la vie. […] Le système n’est pas anthropocentré mais capitalocentré. Le cœur du système, c’est l’augmentation du taux de profit, c’est cela qui est destructeur. Si l’être humain était au centre, la vie devrait s’affirmer et se manifester. Les êtres qui ne sont pas humains n’ont pas de droits, ils ont une dignité, et cette dignité est plus forte que les droits. Pour avoir des droits il faut une conscience de soi. Pourquoi donner des droits à la nature si elle possède la dignité du sacré ? C’est une fin, dont je n’ai pas le droit de faire un moyen (Martínez Andrade, 2015 a : 96-98) 198.
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concept d’idolâtrie cher aux fondateurs de la théorie critique a pris une telle importance dans les analyses des théologiens de la libération, car il met en évidence le fait que le désenchantement du monde, la sécularisation et la rationalisation ne signifient pas la fin de la religion, de sa qualité transcendante, mais la substitution d’un type de mythe à un autre. La modernité n’a pas éliminé le sacré, celui-ci s’est déplacé vers des institutions auparavant profanes comme le marché et le capital. En adoptant une perspective holistique, Boff a élargi sa conception de Dieu, de la nature et de la spiritualité, mais cette ouverture n’a pas signifié une abdication devant la pensée unique. Il ne faut pas oublier que le théologien brésilien a toujours souligné l’incompatibilité de la logique du capital avec la dynamique de la vie, d’où l’importance d’étudier son changement de paradigme. Sur le plan théologique, Paulo Agostinho Nogueira Baptista (2011 : 263) suggère qu’en raison de l’ouverture de Boff au pluralisme religieux, sa perspective « interrelationnelle » a abouti à l’élaboration d’une « théologie théo-anthropo-cosmique », soit une cosmologie, une anthropologie et une conception de Dieu pensées en interaction. De sorte que l’univers en tant qu’organisme vivant devient sacrement du Créateur à travers la fraternité, la solidarité cosmique, la diversité, la biodiversité. Quant à la vision de l’être humain, Nogueira Baptista observe qu’elle s’accorde avec la nouvelle cosmologie, car l’être humain est un « nœudde-relations » à tous les niveaux. Par conséquent, l’être humain porte en lui l’information de tout l’univers. LES DEUX BLESSURES : LA PAUVRETÉ ET L’ÉCOCIDE
Pour Boff, il existe une « affinité élective » entre l’écologie et la théologie de la libération, parce qu’elles s’occupent de deux plaies qui saignent : la blessure de la misère et celle de l’agression systématique de la nature. C’est pour cette raison que Boff considère l’écologie comme un cri de l’opprimé. Ce cri assourdissant s’exprime à la fois dans la pauvreté mondiale et la destruction environnementale. Boff affirme que « la Terre saigne, particulièrement à travers l’être le plus singulier, l’opprimé, le marginalisé et l’exclu, car tous ceux-là composent les grandes majorités de la planète. C’est en se basant sur eux que l’on doit penser l’équilibre universel et le nouvel ordre écologique mon-
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201 Voir Martínez Andrade (2015 b : 103).
TO U R N A N T É C O LO G I Q U E
200 Nous nous référons aux peuples et cultures considérés comme des nonpersonnes ou des non-êtres par le discours moderne-colonial eurocentré.
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199 C’est-à-dire les sacrifiés de la modernité capitaliste.
M A RT Í N E Z , É C O L O G I E E T L I B É R AT I O N
dial » (Boff, 1994 c : 21). C’est pourquoi tant l’écologie que la théologie de la libération se montrent sensibles au cri des victimes qui exigent la liberté (Exode 3,7) et la rédemption, non seulement de l’homme mais aussi de la création (Romains 8,22-23). Selon Boff, la destruction du monde habitable et la croissance de la pauvreté mondiale vont de pair. Cette relation a des conséquences éthiques. Au-delà de la totalité hégémonique, c’està-dire en dehors du système économique 199 ou ontologique 200, on trouve les contradictions les plus abjectes. Le capitalisme et la modernité « réellement existante » ont produit une situation où les inégalités sont criantes, portant entre les années et la proportion de la population mondiale vivant sous le seuil de pauvreté du quart au tiers de l’humanité 201. Dans le même temps, les émissions de gaz à effet de serre ont augmenté et la déforestation a détruit millions d’hectares de forêts en . Boff rappelle aussi que les scientifiques affirment que, entre et , une espèce animale ou végétale a été éliminée tous les dix ans, entre et , une espèce par année. Depuis , une espèce disparaît chaque jour. Il ajoute que chaque année on transforme une superficie de km2 de terres fertiles en espaces désertiques (Boff, 2004 : 14-15). Une corrélation entre pauvreté et pollution est évidente. La rationalité économique a été imposée à la rationalité environnementale et la logique prédatrice du capital a conduit à un véritable écocide. Boff pense que la crise environnementale est une crise de la civilisation occidentale, moderne et capitaliste. Son dépassement sera possible quand on comprendra les causes de ses contradictions. Pour cette raison, la rationalité environnementale doit devenir le noyau central de la logique économique. Boff préconise la construction d’un savoir environnemental en dehors de la conceptualisation dominante. Selon lui, si Levinas (2006) utilise la catégorie d’extériorité en critiquant la totalité, sa proposition philosophique ne dépasse pas les limites eurocentrées. Pour Levinas, l’Autre est le juif et non le monde ambiant (Umwelt). Un projet épistémique anti-hégémonique doit réfléchir à la nature
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et aux victimes de la modernité. Il faudrait avoir comme seul critère de vérité – pratique et théorique – la conservation de la vie au sens large du terme. Une telle perspective peut évidemment s’appuyer sur les apports de la théologie de la libération. Ce n’est pas un hasard si des penseurs de l’écologie politique comme Enrique Leff (2009), Joan Martínez Alier (2014) et Alberto Acosta (2014) assument les postulats de Boff pour critiquer la logique meurtrière du capitalisme. Boff (1994 c : 21) semble être parfaitement conscient du fait que l’écologie n’est pas un luxe des sociétés riches ou des partis verts européens. À ses yeux, la question écologique se réfère à un niveau original de la conscience mondiale : elle considère la Terre comme un tout, le bien commun comme le bien des personnes, des sociétés et de l’ensemble des êtres de la création, ainsi que le risque apocalyptique qui pèse sur toute la création. L’être humain peut être un ange gardien ou le diable sur Terre.
Comme nous l’avons dit plus haut, à cause de sa sensibilité franciscaine, de sa crise personnelle et de son tournant conceptuel, Boff s’est intéressé au discours écologique, afin de développer à la fois une théologie de la création en consonance avec le respect de la nature et une perspective politique aux allures émancipatrices. C’est pourquoi il insiste sur le fait que l’écologie ne doit pas être séparée de la question sociale, politique et spirituelle. Boff distingue divers chemins ou pratiques de l’écologie : l’écologie technique, l’éco-politique bourgeoise 202, l’écologie éthique et l’écologie mentale. La première, l’écologie technique, est fondée sur la croyance dans le progrès illimité et ne conteste donc pas le modèle hégémonique de production et de reproduction sociale. Pour la modernité, soit socialiste, soit libérale, l’économie est la science de la croissance illimitée, ou techniquement parlant de l’expansion illimitée des forces productives. À la fin de chaque année, le pays doit montrer que sa croissance est posi-
202 Bien que dans Ecologia, mundialização, espiritualidade Boff ne distingue pas entre une écologie politique bourgeoise et une écologie politique antihégémonique, voire écosocialiste, il nous semble qu’une telle distinction est nécessaire afin d’éviter des malentendus.
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tive, et plus élevée que l’année précédente. De cet impératif est né le mythe du développement illimité, qui plane tel un cauchemar sur toutes les sociétés depuis au moins cinq cents ans. […] Le modèle du développement illimité est animé par un démon : il s’est construit sur l’exploitation de classes travailleuses, sur le sous-développement des nations dépendantes et sur la déprédation de la nature (Boff, 1994 c : 38-39).
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• PA U V R E T É E T É C O C I D E
203 La liste est longue en ce qui concerne les études qui ont traité de la relation entre le capitalisme et la subjectivité moderne. Du point de vue sociophilosophique, les travaux de Gilles Lipovetsky (1983) et de Dany-Robert Dufour (2007) font autorité. Parmi les théologiens de la libération, Jung Mo Sung (2008 a ; Miguez, Rieger et Sung, 2012 : 91-143) et Franz Hinkelammert (2002) ont le plus approfondi cette question.
• II, 4
Le système du capital et du marché est parvenu à pénétrer tous les pores de la subjectivité personnelle et collective 203. Il a réussi à déterminer la manière de vivre, de façonner les émotions, de se comporter vis-à-vis des autres, proches ou lointains, envers l’amour et l’amitié, la vie et la mort. Ainsi s’est
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D’où la croyance que la technique représente le remède de la dégradation environnementale. Ce qui est tout à fait discutable. L’éco-politique bourgeoise vise, quant à elle, à minimiser les coûts écologiques sans toucher au problème fondamental du développement. Aux yeux de Boff, elle se borne à la gestion du bien commun, autrement dit elle n’agit que comme une sorte d’administrateur des ressources. Malgré qu’elle promeuve des projets écologiques, elle ne conteste pas la formation sociale hégémonique et, par conséquent, « quand surgit un conflit entre le développement et l’écologie, la balance penche généralement du côté du premier au détriment de la seconde. La cupidité capitaliste et la préservation de la nature semblent inconciliables » (Boff, 1994 c : 42-43) . Pour ce qui est de l’écologie éthique, Boff appelle de ses vœux la compassion universelle chère à toutes les traditions religieuses aussi bien d’Orient que d’Occident. La singularité de l’homme et de la femme, en tant qu’êtres éthiques défenseurs des valeurs de la vie, est mise en avant dans le cadre d’une éthique écocentrée. Enfin, l’écologie mentale aborde la dimension subjective de l’être humain. Elle tente de revaloriser le noyau émotionnel et porteur de valeurs humaines envers la nature et l’autre.
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subjectivement répandu le sentiment que la vie n’a pas de sens si l’on n’est pas doté de symboles de possession et de statut, tels qu’un bon niveau de consommation, la possession d’appareils électroniques, de voitures, de certains objets d’art ou d’une propriété dans un lieu de prestige (Boff, 1994 c : 58, trad. modifiée).
Face au désir d’accumulation et à l’appât du gain, l’écologie mentale favorise la dimension solidaire et coopérative des êtres humains. Boff postule que tous ces chemins de la pratique écologique doivent être articulés, et seule l’écologie holistique permet de tisser des liens entre eux. Certes, l’écologie holistique proposée par Boff valorise la dimension de vénération et de respect de tout ce qui existe, sans pour autant omettre la dynamique du système capitaliste. C’est pourquoi nous pensons que le tournant écologique de Boff ne suppose pas la capitulation devant la pensée unique ou, pire, l’acceptation de la formation sociale hégémonique : l’oppression capitaliste. Ce n’est pas un hasard si Boff (1994 c : 190-191) admet que chaque oppression spécifique réclame une pratique de libération particulière. Cependant il ne faut pas oublier l’oppression fondamentale, qui est socio-économique. Les autres types d’oppression sont toujours déterminés par l’oppression socioéconomique, qui amène à la lutte des classes (prétendument « condamnée par Dieu », et dédaignée par les chrétiens, malgré la brutalité du fait qu’elle combat). En elle, les groupes montrent leur antagonisme et leurs intérêts inconciliables. La lutte de la femme, du Noir ou de l’Indien met en jeu des groupes qui ne sont, par nature, pas antagonistes. Leurs intérêts fondamentaux, en principe, sont compatibles. Le Noir peut se réconcilier avec le Latin, l’Indien avec l’homme de la culture technique, la femme avec l’homme. Mais l’ouvrier exploité dans notre système ne pourra pas se mettre d’accord avec le patron qui l’exploite. Cette oppression socio-économique aggrave les autres : plus les Noirs, les Indiens et les femmes sont exploités et pauvres, plus cela signifie qu’ils sont dominés.
Boff reconnaît le caractère antagonique de la formation sociale hégémonique qui produit une société de classes. En affirmant que l’oppression socio-économique détermine les autres oppressions, il adresse un avertissement : le système capitaliste, en tant
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que rapport sociohistorique spécifique, génère une contradiction essentielle entre oppresseurs et exploités. Cette observation sur le caractère antagonique de la formation sociale actuelle ne dévalue nullement les autres demandes des opprimés, comme le respect de la diversité culturelle, la reconnaissance des identités sexuelles ou l’exigence de nouveaux droits. Elle relève simplement que la véritable contradiction (de classe) est insurmontable dans le cadre d’une telle formation sociale.
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Quels éléments de l’éco-théologie de la libération proposée par Boff devraient être assumés par les mouvements écologiques ? Pour répondre à cette question, nous devons avoir à l’esprit l’« écologisme des pauvres » (Martínez Alier, 2014 : 622-625), qui renvoie à la composante écologique, peut-être seulement implicite, des mouvements sociaux des pauvres lorsqu’ils s’efforcent de maintenir les ressources naturelles sous contrôle communautaire, à distance de l’économie financière, commerciale. Selon Martínez Alier, les pauvres luttent contre les effets environnementaux qui les menacent, devenant les défenseurs des écosystèmes et se battant pour leurs terres, leur patrimoine, leur culture, leur milieu et
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DIGNITAS TERRÆ : POUR UNE NOUVELLE ALLIANCE AVEC LA NATURE
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Cette citation et ce que nous avons dit sur la logique destructrice du capital montrent que Boff appelle de ses vœux le changement de paradigme qui, à partir des victimes, donnera lieu à une autre formation sociale où la terre, accablée par le productivisme, et les exploités, prisonniers du capital, seront finalement libérés.
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Ces diverses formes d’oppression, en référence à la plus importante (mais non exclusive), réclament un processus de libération qui vise une nouvelle forme de relations de production, une nouvelle organisation politique et de nouvelles valeurs. C’est le grand projet, politique et utopique, qui est présent dans toutes les luttes des opprimés. Porteurs de ce nouvel espoir, ils seront les acteurs fondamentaux de ces transformations, appuyés par des alliés prenant fait et cause pour eux, pour leurs luttes et pour leur destin. La théologie de la libération, sous des formes d’expression variées, travaille beaucoup dans cet esprit (Boff, 1994 c : 191).
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leur lieu d’habitation. Même s’ils sont encore parfois réticents à se définir comme environnementalistes ou écologistes, qui sont des termes récents dans l’histoire sociale, même si des révoltes et des rébellions contre le capitalisme industriel sont signalées dès la fin du XIXe siècle. Par exemple, dans les années à Huelva, ville située à l’extrême sud-ouest de l’Espagne, dans la communauté autonome d’Andalousie, a eu lieu un conflit environnemental autour de la compagnie britannique Rio Tinto, car la mine de Rio Tinto non seulement exploitait les travailleurs mais était aussi responsable de la dégradation environnementale provoquée par le dioxyde de soufre. Paysans, travailleurs et syndicalistes ont entamé une grève afin d’exiger l’augmentation des salaires, l’abolition du travail à la pièce et le respect de l’environnement. Le gouvernement a répondu en envoyant l’armée et les grévistes furent massacrés le février 204. Au Japon, en , le désastre environnemental causé par l’exploitation de la mine de cuivre d’Ashio est à l’origine d’importantes émeutes. Dirigée par Tanaka Shōzō (-), la communauté s’insurge contre le principal responsable de la pollution : la mine. En Amérique latine, depuis la Conquista, les communautés de paysans et d’Indigènes mènent un combat acharné contre la mine (aujourd’hui pratiquée à ciel ouvert) qui est devenue l’expression du Moloch de la modernité-colonialité capitaliste. Les luttes et batailles aux allures écologiques existaient bien avant l’apparition des syntagmes « écologie » et « lutte environnementale » dans le discours politique. Face à la « logique du modèle capitaliste du développement » (Boff, 1994 b : 15 et 22) qui impose la primauté du quantitatif sur le qualitatif, du capital sur les travailleurs et des choses matérielles sur le spirituel, Boff se penche sur une économie morale qui vise ) à assurer la reproduction des forces et facteurs de production, tout en luttant contre la pénurie, la famine et la misère, ) à créer des valeurs socioculturelles qui accompagnent la transformation des conditions de vie dans la société, ) à respecter et prendre soin de l’environnement grâce à une technologie qui travaille avec et non contre la nature. S’inscrivant dans un certain « esprit romantique révolutionnaire », pour reprendre l’expression de Michael Löwy, Boff (1994 b : 28) 204 Relevons que le dirigeant anarchiste Maximiliano Tornet a compris l’importance de l’organisation de la lutte paysanne et ouvrière face au capitalisme.
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s’approprie le sens communautaire des sociétés précapitalistes où la Mère-Terre n’était pas vue comme une entité à exploiter ou à saccager :
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Dans cette perspective, la Terre comme Mère généreuse est à la fois respectée et vénérée (Boff, 1995 : 11). Le destin de Gaïa ou Pachamama est donc fondamental pour la survie de la vie humaine : il n’y a pas de ciel sans terre ! C’est pourquoi, Boff insiste sur la nécessité d’une transformation radicale de notre paradigme de civilisation, car nous devons faire face à une crise structurelle du système. Il propose la création d’une civilisation planétaire qui pose la Terre comme axe central d’une « solidarité planétaire » (Boff, 2005 : 19) reposant sur cinq piliers (Boff, 2009 b : 50-51) : un usage équitable, responsable et solidaire des ressources naturelles ; la prévalence de la valeur d’usage sur la valeur d’échange ; un contrôle démocratique du marché et des capitaux spéculatifs ; un ethos mondial résultant d’un dialogue interculturel et insistant sur l’éthique du soin, de la compassion, de la coopération et de la responsabilité universelle ; une spiritualité expression de la singularité humaine et non monopole des religions, et qui soit porteuse de sens en ce qu’elle ancre l’être humain et l’histoire dans une dimension dépassant le temps et l’espace. Boff soutient que la défense de la nature suppose la défense de l’humanité et implique la destruction du système capitaliste. Comme nous l’avons mentionné, l’écologisme des pauvres n’est pas étranger à la lutte en faveur de la démocratie et de la justice. Boff, qui a accompagné le Mouvement des Sans Terre (Stedile et Mançano, 2005), considère que les mouvements sociaux ou populaires ont
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Les cultures amérindiennes et africaines sont communautaires, elles produisent toujours de manière collective et avec un sens profond de l’écologie. Elles conçoivent le travail non comme une exploitation effrénée des potentialités de la nature mais plutôt comme une collaboration avec la Mère-Terre dans la production de biens nécessaires à la vie et au bien-être commun. La colonisation et le rouleau compresseur de la logique productiviste moderne ont détruit ces formes culturelles de production. Aujourd’hui, elles peuvent servir d’inspiration à des processus de production qui ne spolient pas la nature et doivent être ranimées pour ces populations indigènes.
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joué un rôle crucial dans la transformation sociale. Selon lui, le pouvoir citoyen se construit à partir du bas, à savoir les associations libres, les coopératives et les syndicats. Parce que le champ politique n’est pas libre d’influences exogènes (forces économiques, lobbies, etc.), la formation citoyenne encourage la prise de conscience. Les mouvements sociaux contribuent ainsi au développement d’une conscience populaire : le « peuple en soi » devient le « peuple pour soi » (Boff, 2006 a : 45-62) 205. Dans A voz do arco-íris, Leonardo Boff revendique la catégorie de « peuple », pour analyser les luttes anti-hégémoniques des opprimés. S’appuyant sur les apports de Frantz Fanon, il affirme que ne pas articuler la race avec la classe implique de tomber dans un piège qui bénéficie aux groupes dominants, car envisager seulement la libération de l’oppression économique et politique sans prendre en considération la dimension raciale et culturelle revient à laisser de côté la singularité des luttes des Noirs ; envisager seulement la libération raciale ou culturelle sans tenir compte de la question économique ou politique implique de rester à mi-chemin. Le Noir peut monter dans la classe sociale, mais il demeure objet de discrimination en raison de sa race et de son histoire (Boff, 2000 d : 132-133).
Sans se qualifier lui-même de penseur « décolonial », Boff assume une posture politique cohérente face aux luttes et aux combats des opprimés du « Sud global ». Par « Sud global », nous entendons moins une catégorie géographique qu’une catégorie géoépistémique et sociopolitique. Le « Sud global » est une métaphore de la souffrance humaine induite de manière systématique par le colonialisme et le capitalisme. Le « Sud global » inclut le Sud du Nord et exclut le Nord du Sud, autrement dit inclut les subalternes du Premier Monde et exclut les groupes dominants du Tiers Monde (Santos, 2006 ; 2009). À maintes reprises, Boff indique que la démocratie se fonde sur l’articulation et la coexistence de cinq forces fondamentales : la participation, sans laquelle les individus perdent leur autonomie ; la solidarité, c’est-à-dire la capacité d’englober l’autre dans la vision de ses propres intérêts, d’entrer dans le monde de
205 Notons que Enrique Dussel (2007 b ; 2011 a) a aussi réfléchi à cette catégorie plus à même d’exprimer la force d’un acteur collectif.
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l’autre, pour le soutenir, particulièrement lorsque la vie et l’histoire l’ont condamné ; l’égalité qui vise à établir des relations les plus symétriques possibles ; la différence sans laquelle la diversité et la richesse de chaque culture sont en péril ; la communion, soit la capacité de nouer des relations intersubjectives. Dans cette perspective, le théologien brésilien songe à une harmonisation entre le processus de globalisation technologique et un projet politique à l’échelle mondiale. Il propose quelques critères pour la mise en place d’une nouvelle économie politique mondialisée, comme une humanisation minimale, une véritable citoyenneté, l’égalité en tant qu’idéal politique, le bien-être humain et écologique ou le respect des différences culturelles. Face au paradigme actuel de développement pour lequel la déforestation est synonyme de progrès, Boff recourt au terme florestania, mot-valise formé de floresta (« forêt ») et cidadania (« citoyenneté »), pour suggérer que la forêt ne nous appartient pas, c’est nous qui lui appartenons. Il ne s’agit pas d’une « citoyenneté de la forêt » (cidadania da floresta), mais plutôt d’un sentiment qui vise à articuler les choix politico-économiques et environnementaux. Ce terme fut proposé par le gouvernement de l’État de l’Acre à l’époque de l’administration du Parti des travailleurs. Comme nous le savons, la région de l’Acre a été et reste le théâtre des conflits les plus acharnés entre les seringueiros et les grands propriétaires terriens (Mendes, 1990). Par-delà les présupposés religieux et la matrice religieuse du discours de Boff, nous observons que certains éléments, par exemple la critique du modèle de développement hégémonique, la défense d’une démocratie participative, l’abandon de l’idée de la croissance infinie et des ressources illimitées, la mise en place d’une relation différente avec la nature, sont de toute évidence repris par les mouvements tant écologistes que décoloniaux. À l’heure actuelle où la crise touche non seulement la sphère économique mais aussi l’environnement, il est nécessaire de chercher des solutions de remplacement cohérentes, voire radicales, au modèle de civilisation hégémonique. Face à la catastrophe, l’écothéologie de la libération élaborée par Boff se révèle être une source appréciable pour la réflexion. Walter Benjamin était convaincu que la théologie peut être fructueuse à condition d’être l’outil des opprimés. Avec la critique de l’idolâtrie, du marché, du capital, du progrès, la théologie de la libération fournit
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des instruments analytiques qui contribuent à la lutte de libération des victimes. Comme le souligne Boff (2000 c : 110), la « solidarité » est une catégorie politique centrale pour la construction d’un ethos mondial, pour l’émergence d’une conscience planétaire dont la vie, au sens large du terme, est le principe qui guide les actions. LE « PRINCIPE SOIN »
Devenu un lieu commun de la philosophie, l’antagonisme apparent et la confrontation entre le « principe Responsabilité » 206 proposé en par le philosophe Hans Jonas et le « principe Espérance » étudié par Ernst Bloch dans les années et , méritent d’être mis en perspective. En réalité, la querelle engagée, à partir d’une heuristique de la peur, par Jonas avec l’ontologie utopique du non-encore-être de Bloch est la conséquence de deux conceptions ontologiques différentes de la nature plutôt qu’une opposition de principes tout à fait irréconciliables 207. Arno Münster affirme que là où la vision de Bloch 206 Critiquant le « principe Espérance » de Ernst Bloch, traité de « glorieux enfant terrible de l’utopisme », Jonas revendique son « principe Responsabilité » : « “Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre“ ; ou pour l’exprimer négativement : “Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie” ; ou simplement : “Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre” ; ou encore, formulé de nouveau positivement : “Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir” » (Jonas, 2005 : 370 et 40). De son côté, le philosophe Arno Münster met le doigt sur la fragilité de certains arguments jonassiens, à savoir la prétendue « dangerosité » de l’utopisme. Münster montre que le concept de docta spes (« espérance érudite ») n’a rien à voir avec l’attente passive ou le wishful thinking. Certes, l’éthique fondée sur une heuristique de la peur est un pas important pour envisager notre responsabilité à l’égard de l’avenir, mais pas suffisant pour transformer hic et nunc les structures socio-économiques. C’est ainsi que Münster (2011 : 46) se demande s’il est « possible d’organiser la résistance contre l’injustice, sans la référence simultanée à un idéal utopique, c’est-à-dire au rêve qu’une autre vie sur la terre est et sera possible. Que tout cela ne soit pas vraiment pris en compte par Jonas nous semble constituer une tare ». 207 « Au principe Espérance nous opposons le principe Responsabilité, et non le principe Crainte » (Jonas, 2005 : 420). Dans une entrevue accordée à Alexander U. Martens le 7 août 1981, Jonas (2000 : 135) a dit que « le principe Espérance est un mobile dangereux. Certes, à une époque où l’homme était faible et devait lutter avec les nécessités que lui imposait la nature, le principe Espérance a bien constitué une grande source d’inspiration. Et force est de reconnaître que, malheureusement, le principe de modération n’a, quant à lui, rien qui puisse nous inspirer, rien d’excitant par lui-même. Il en résulte, entre autres choses, ce que j’appelle au
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cours de mes réflexions l’“heuristique de la peur” : lorsque le principe espérance n’a plus de force inspiratrice, alors c’est peut-être l’avertissement de la peur qui nous conduit à la raison. La peur ne constitue peut-être pas en elle-même une position très noble, mais elle est tout à fait légitime ».
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tend à valoriser les potentialités quasiment inépuisables de la productivité créatrice d’une alliance de l’Homme avec la nature, la perspective de Jonas esquisse plutôt un scénario catastrophe. Aux yeux de Münster (2011 : 51), la différence réside dans le fait que la perspective de Jonas s’inscrit dans une ligne « réalistepessimiste » fortement influencée par les idées de Husserl, de Heidegger et de Bultmann, tandis que l’approche « humanisteoptimiste » de Bloch vise à « articuler l’attente utopique messianique et l’espérance concrète au projet marxien de la transformation du monde par la révolution sociale ». Boff considère que ces principes ne sont pas irréconciliables. Face au « Prométhée déchaîné » et au système écocide, il mobilise aussi bien le « principe Responsabilité » que le « principe Espérance » pour proposer le « principe Soin », qui essaie d’articuler les actions pour la survie de l’humanité avec l’engagement sociopolitique des opprimés. Ce principe tente d’inspirer un nouveau paradigme de convivialité non seulement entre les êtres humains, mais aussi entre les êtres humains et la nature 208, et veut contribuer à la création d’un ethos planétaire (Boff, 1999 : 26) . L’éco-théologie de la libération développée par Boff exprime ce souci de la conservation de la Terre – en tant que maison commune de l’humanité – et du respect de la nature, dans une vision cosmocentrée. Boff postule la nécessité d’une éthique de la compassion dont le « principe Responsabilité » est un pilier fondamental (Boff, 2004 : 187 ; 2006 a : 94 ; 2008 d : 184 ; Boff et Müller, 2001 : 98-99). C’est à partir de la fable d’Hygin 209, dans laquelle le Souci (ou Soin, Cura) crée
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sister plus à la fin d’un type de monde qu’à la fin du monde. Nous sommes face à une crise généralisée de civilisation. Nous avons besoin d’un nouveau paradigme de convivialité qui produit une relation plus bénéfique avec la Terre et inaugure un nouveau contrat social entre les peuples, fondé sur le sens du respect et de la préservation de tout ce qui existe et vit. Ce n’est qu’à partir de cette mutation qu’il fait sens de penser à des alternatives qui représentent une nouvelle espérance » (Boff, 1999 : 19-20).
« PRINCIPE »
209 Caius Julius Hyginus (67 avant J.-C.-17 après J.-C.) est un auteur latin de l’époque augustéenne. Auguste l’a préposé comme grammairien à la bibliothèque du temple d’Apollon. Il s’était lié d’amitié avec le poète Ovide. Parmi ses œuvres figurent les Fabulae et De Astronomia (Boff, 1999 : 51).
SOIN
208 « En formalisant la question, nous pouvons dire que nous sommes en train d’as-
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l’homme en façonnant un morceau d’argile auquel Jupiter insuffle l’esprit (dimension céleste et spirituelle), que Boff formule son « principe Soin ». Dans cette fable, la déesse Tellus ou Tellus mater (correspondant à la Gaïa de la mythologie grecque) joue un rôle central. Pour Boff, cette fable montre que le soin est primordial pour la vie humaine comme pour la préservation de toute sorte de vie. Le Soin qui façonne l’argile parle au Ciel (Jupiter) et à la Terre (Tellus). Il convoque l’autorité suprême du Dieu du ciel et de la Terre qui a fondé l’âge d’or et l’utopie absolue de l’être humain (Saturne). La « fable-mythe » du Soin veut expliquer le sens du Soin pour la vie humaine. À l’origine de la vie humaine déjà, les forces les plus importantes dans l’univers ont agi : le Ciel (Jupiter), la Terre (Tellus), l’histoire et l’utopie (Saturne). On constate cet intérêt de Boff pour les mythes de la création, car ils peuvent aller à l’encontre de la rationalité instrumentale de la modernité-colonialité capitaliste. Boff rappelle que le mot « homme » (homo) provient du latin humus qui désigne la terre. Le récit de la Genèse rapporte qu’Adam est créé à partir de l’argile de la terre. En hébreu, le mot adamah signifie « terre » et a été formé à partir du nom d’Adam, « celui qui est tiré de la terre ». D’une certaine façon, les mythes d’origine expriment ce caractère relationnel entre les êtres humains et la nature. Le « principe Soin » proposé par Boff s’appuie à la fois sur une perspective holistique et sur l’héritage des spiritualités occidentales comme orientales. Boff trouve dans le taoïsme (Boff et Hathaway, 2014) , le Feng Shui 210, le bouddhisme 211, la spiritualité des Indigènes (Boff, 2008 d) et la mystique des militants 212 des élé210 « Le Feng Shui est fondamentalement une éthique éco-cosmique sur la façon de s’occuper de la bonne distribution du chi dans notre énergie environnementale. Il nous permet de recréer une alliance de sympathie et d’amour avec la nature » (Boff, 1999 : 187 ; 2008d : 61). 211 « Cette dernière irradiation du Soin – la compassion radicale – représente la
plus grande contribution que le bouddhisme ait offerte à l’humanité […]. La compassion s’inscrit dans l’expérience fondamentale du bouddhisme. Elle articule deux mouvements différents mais complémentaires : d’une part, par le biais de l’ascèse, le détachement total du monde et, de l’autre, à travers la compassion, le Soin du monde. L’être humain se libère de l’esclavage du désir de possession grâce au détachement. Pourtant, il se relie émotionnellement au monde, en en revêtant la responsabilité » (Boff, 1999 : 126). 212 Boff mentionne à plusieurs reprises le cas de Chico Mendes qui représente à ses yeux l’archétype du « principe Soin » (Boff, 2004 : 141-145 ; Boff et Müller, 2001 : 38-39).
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ments qui préfigurent le « principe Soin ». Au-delà d’une écologie profonde dépolitisée ou d’une attitude individualiste, le « principe Soin » souligne l’importance du militantisme et de l’engagement sociopolitique. Boff (1999 : 141) n’hésite pas à en faire « une force politique des opprimés visant un nouveau type de société où l’exploitation de l’homme et la spoliation de la Terre n’auront plus de place ». Pour penser le « principe Soin », Boff emprunte à Blaise Pascal sa distinction entre esprit de finesse et esprit de géométrie. La sensibilité, la tendresse et les valeurs forment le premier, tandis que le sens quantitatif, l’efficacité et le pouvoir façonnent le second. Ce dernier a été, et demeure encore aujourd’hui, placé au centre de la modernité : le calcul est privilégié par rapport aux émotions, l’analyse par rapport à la synthèse, la raison par rapport à la sensibilité, la froideur du concept par rapport à la métaphore (Boff, 1999 : 119 ; 2004 : 102) . Il est donc nécessaire de développer certaines valeurs comme l’hospitalité, la tolérance, la paix, le respect des différences, la solidarité, qui contribuent à la formation d’une attitude de compassion (Boff, 2011). En collaboration avec Werner Müller, Leonardo Boff a rassemblé des écrits d’auteurs de divers horizons politiques (Chico Mendes, Erich Fromm, Hans Jonas, Gandhi, etc.), de différentes traditions religieuses et culturelles (Martin Buber, le dalaï lama, Johann Baptist Metz, François d’Assise, Hermann Cohen, Dorothee Sölle, etc.), ainsi que des passages de livres sacrés, comme le Coran ou la Bible, afin de montrer que le « principe Soin » est enraciné dans toutes les traditions mystiques et religieuses de l’humanité, et possède un caractère universel (Boff et Müller, 2001). Boff assume, au nom de l’utopie, le « principe Responsabilité » et le « principe Espérance » en les incorporant à son propre discours éco-théologique. Cette approche a d’importantes implications pour la philosophie politique contemporaine. En premier lieu, elle montre que la responsabilité et l’espérance ne sont pas en soi des principes antagoniques. Ensuite, la préoccupation pour les générations futures peut et doit aboutir à un engagement individuel et collectif de la part des victimes de la modernité « réellement existante ». Les diverses spiritualités et traditions religieuses sont un puits d’où les opprimés peuvent tirer leur inspiration. Enfin, le « principe Soin » vise à développer une attitude de vénération envers la nature et tente de faire rayonner
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l’espoir sans pour autant renoncer à la transformation radicale de la société. LA CHARTE DE LA TERRE
Saluée par certains théologiens de la libération, notamment Marcelo Barros et Frei Betto (2009 : 223-236), Frei Sinivaldo Silva Tavares (2008 : 801-802) et évidemment Leonardo Boff (2008 a ; 2008 d : 191-208), la Charte de la Terre est devenue une référence incontournable du projet de bio-civilisation. Ayant pour but de protéger la « communauté de la vie » et de tenir compte des « générations futures », elle cherche à formuler les principes généraux d’« une société mondiale durable, fondée sur le respect de la nature, les droits universels de l’être humain, la justice économique et une culture de paix » 213. En , dix ans après la publication du rapport choc du Club de Rome, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte la Charte mondiale de la nature. Cette charte insiste sur la nécessité de sauvegarder la nature et les écosystèmes pour la survie de l’humanité. Elle marque une étape essentielle pour la tenue du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro en juin , où est proposée l’élaboration d’une Charte de la Terre. En , Maurice Strong, président du Conseil de la Terre, et Mikhaïl Gorbatchev, président de la Croix verte internationale, relancent le projet. S’engage alors un long processus de consultation à l’échelle internationale et de rédaction que supervise une commission indépendante de la Charte de la Terre sous la houlette de Steven Rockefeller. Élaborée par un groupe de politiciens, par des organisations non gouvernementales et des personnalités religieuses – parmi lesquelles Boff –, la Charte de la Terre est approuvée par l’UNESCO à Paris en mars . Déclaration internationale visant à construire un monde juste, durable et pacifique, la charte entend manifester « l’éveil d’une nouvelle forme d’hommage à la vie, la ferme résolution d’atteindre la durabilité, l’accélération de la lutte pour la justice et la paix et l’heureuse célébration de la vie » 214.
213 Charte de la Terre, « Préambule » : www.chartedelaterre.org (page consultée le
4 novembre 2015). 214 Charte de la Terre, « La voie de l’avenir » (ibid.).
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Aux yeux de Boff, la Charte de la Terre est à la fois un réenchantement de la nature et la reconnaissance de la dignité de la Terre (dignitas Terræ). Lors de notre entrevue, nous lui avons demandé son avis sur l’importance de cette charte pour les luttes de libération.
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La Charte de la Terre remonte au Sommet de la Terre qui s’est tenu à Rio de Janeiro en , même si auparavant il existait déjà un document affirmant que le problème ne consistait pas seulement dans le fait que le développement économique doit être durable – problème du capitalisme –, mais qu’il était plus radical : la préservation de la nature dans toute sa diversité et de la planète considérée comme un tout. Cette conscience – implicite dans la mondialisation – montre que nous habitons un lieu commun, la Terre. Malheureusement, nous sommes en train de la détruire. Nous avons accaparé % de la planète et nous la détruisons. Nous occupons la planète en déséquilibrant l’écosystème et en empêchant l’autorégulation de la Terre. Les ouragans, les sécheresses, les inondations et l’augmentation de l’agressivité humaine signalent clairement que la Terre est ravagée. Le prix Nobel de médecine Christian de Duve note que nous pouvons percevoir les symptômes qui autrefois annonçaient de grandes dévastations. Habituellement, les menaces provenaient de l’espace, par exemple les météores, mais à l’heure actuelle, le météore le plus dangereux a pour nom l’être humain et peut altérer profondément la maison commune. Pour cela, le défi le plus important est d’assurer les conditions préalables qui permettent au projet planétaire humain de se maintenir et de co-évoluer. Jusqu’à nos jours nous sommes le résultat d’une évolution et nous continuons à évoluer, mais nous sommes à même de mettre un terme à ce processus. De façon naturelle, chaque année disparaissent plus ou moins trois cents espèces, car elles arrivent à l’apogée de leur évolution. En revanche, l’agression capitaliste fait disparaître trois mille cinq cents espèces. C’est un dommage, parce que ces espèces disparues portaient peutêtre en elles des informations qui auraient permis de guérir des maladies comme la maladie d’Alzheimer ou le sida. Nous sommes donc dans une crise profonde où l’avenir n’est pas garanti. L’historien Arnold Toynbee s’était intéressé à cette question : dans son testament, il a écrit que nous sommes à un moment où la destruction n’est pas un produit de Dieu mais
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de l’être humain. Nous avons les instruments qui peuvent produire notre propre destruction. C’est pourquoi nous devons aborder la question de la mort collective et il s’agit de montrer que la globalité peut disparaître. C’est un nouveau domaine de réflexion, même pour la sociologie. […] Quand Francis Crick et James Watson ont découvert la structure de l’ADN en , ils ont relevé un fait qui, aux yeux de certains, est le plus important de l’histoire de la science : tous les êtres vivants, même les bactéries, possèdent les mêmes vingt acides aminés et les mêmes quatre bases entrant dans la composition des acides nucléiques. La combinaison de cet alphabet produit la diversité des espèces, c’est pourquoi que nous devons dire que nous sommes tous frères et sœurs. Mieux vaut donc parler de communauté de la vie que de milieux environnementaux. La Charte de la Terre évite la terminologie du milieu environnemental. C’est ainsi que son premier principe est d’assurer et de protéger la communauté de la vie. Nous faisons partie de la vie. Ne pas le comprendre implique de penser que l’être humain est au-dessus de la nature. Chaque être a sa fonction particulière. Même le plus petit moustique (Martínez Andrade, 2015 a : 33-35).
Catherine Larrère (2013 : 23) a raison d’affirmer que la Charte de la Terre montre que le souci écologique et la lutte pour la justice sociale ne sont pas l’apanage des secteurs les plus radicaux des luttes. Selon elle, cette charte marque la contribution de la pensée religieuse aux questions environnementales. Paradoxalement, l’intérêt des groupes hégémoniques (politiciens et hommes d’affaires) pour les questions environnementales altère substantiellement le contenu révolutionnaire ou contrehégémonique de la charte. Si Pedro de Assis Ribeiro de Oliveira (2009 : 61) note que la Charte de la Terre est un « nouveau paradigme de pensée et d’action pour l’écologie » en ce qu’elle vise, à travers l’expression « communauté de la vie », à « surmonter l’espécisme humain », il n’en mâche pas moins ses mots sur ses limites : La Charte de la Terre a été faite avec l’intention d’être la plus inclusive possible et elle ne dénonce pas les adversaires. C’est la raison pour laquelle elle n’élabore pas une critique du système capitaliste. Elle se veut la plus englobante possible.
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Quand elle dit : « Nous, les peuples de la terre », elle ne parle pas des opprimés qui souffrent, car elle veut tout rassembler, y compris les États, les entreprises, les organisations. En étant si englobante, elle se révèle incapable de dénoncer. Du coup, elle n’indique pas qui est responsable de la destruction de la Terre. La Charte de la Terre est une proclamation mondiale d’éthique. C’est là l’une de ses limites (Martínez Andrade, 2015 a : 144).
L’ADIEU AU MARXISME ?
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a été accusé d’être marxiste…, mais cela ne me semble pas très honnête. En fait, il ne travaille pas profondément Marx. Certes, il cite Marx, mais il le cite à travers son frère Clodovis et est donc un marxiste althussérien. Il parle des pauvres, de la lutte des classes, du capitalisme, mais si vous cherchez la logique marxiste dans ses écrits, vous ne la trouverez pas. À titre d’exemple, un concept marxiste très important – en particulier pour la théologie de la libération – est celui du fétichisme de la marchandise. Ce concept n’apparaît pas dans l’œuvre de Leonardo ou, s’il apparaît, il occupe une place très
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Comme nous l’avons dit plus haut, Leonardo Boff entretient un rapport paradoxal au marxisme. Bien que la pensée et l’œuvre de Karl Marx tout comme le courant marxiste lui soient connus, il a manifesté une autonomie relative envers le marxisme. Rappelons que devant la Congrégation pour la doctrine de la foi en , il a déclaré n’être pas marxiste (Roma Locuta : 149). Jung Mo Sung soutient que Boff
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La Charte de la Terre est un pas en avant vers un nouveau contrat social, mais, de fait, elle se borne à des remèdes possibles et des actions ponctuelles sans s’attaquer à la cause : la formation sociale hégémonique, le système capitaliste. D’où l’importance de la perspective marxiste qui permet de saisir la logique destructrice du capitalisme. En tant que théorie critique de la société, le marxisme dévoile la contradiction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange, c’est-à-dire la lutte impitoyable entre la dynamique de la vie (le travail humain et la force créatrice de la nature) et la logique destructrice du capital (l’obsession de la plus-value).
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marginale. Parfois, il introduit une citation de Franz Hinkelammert ou de Hugo Assmann qui l’évoquent. Même si ce dernier ne l’utilise pas beaucoup, on sait que Assmann construit sa réflexion sur la théorie du fétichisme de Marx. Leonardo ne fait pas ça, car sa perspective est plus sociale (Martínez Andrade, 2015 a : 43-44).
Bien qu’il ait critiqué le système bureaucratique des pays de l’Europe de l’Est, Boff a reconnu l’importance de la « révolution de la faim » menée par le socialisme. Dans l’Est européen, [le socialisme] fut imposé d’en haut, et construit sans aucune participation populaire. Il apporta des éléments positifs, mais il ne fut pas participatif. Il fut autoritaire et patriarcal, n’autorisant pas la démocratie et la liberté. Nous savons que, selon l’intuition de ses fondateurs, le socialisme était le véritable nom de la démocratie réelle, celle des majorités. […] Mais il faut être juste : le socialisme fut la révolution de la faim. Quelqu’un qui vient d’un pays industrialisé ne se rend pas compte de ce que cela signifie.Vus depuis le développement des pays occidentaux, les pays socialistes étaient en retard et les sociétés bureaucratiques lourdes. Mais, vu depuis le tiers monde, le socialisme fut une révolution que le capitalisme, dans son ensemble, n’a toujours pas réalisée, et qui lui reste à accomplir : […] le socialisme fut la révolution de la faim (Boff, 1994 c : 140-141).
Boff ne nie pas l’importance du socialisme comme référence historique, mais ne l’a jamais regardé comme un modèle à imiter. C’est pourquoi il a salué dans l’effrondement du socialisme bureaucratique la victoire des peuples qui avaient lutté pour leur propre liberté. Aux yeux de Boff (1994 c : 142-143 et 167), le socialisme a voulu contrôler, réprimer, et il a assassiné des milliers d’hommes à la recherche de leur liberté. C’est ce qui a finalement causé sa chute. Mais n’assimilons pas le socialisme au stalinisme, de même qu’il ne faut pas identifier l’Église du Christ avec la Sainte Inquisition, ou les manquements actuels à la liberté du Saint-Office. […] Mutatis mutandis, les structures de ces deux corps totalitaires et autoritaires – le catholicisme réel et le socialisme réel – se ressemblent incontestablement, jusque dans le détail. Par exemple, dans le socialisme réel, le
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chef de l’idéologie est l’équivalent du préfet de l’ex-SaintOffice, car il se situe dans la même logique de surveillance et de châtiment 215.
Parallèlement, Boff (1994 c : 144) a expliqué que
Face à l’histoire écrite par la « main blanche des vainqueurs », la théologie de la libération « brosse l’histoire à rebrousse-poil ». Dans le domaine théologique, Boff constate que les communautés chrétiennes de base ont prouvé que la meilleure façon d’interpréter les Écritures est de le faire à la lumière de l’expérience collective et socioculturelle. Du coup, Boff (1994 c : 136-137) peut affirmer que les racines de la théologie de la libération ne se trouvent pas dans le marxisme, mais dans l’expérience des pauvres :
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215 L’analogie établie par Boff (1985) entre le Parti communiste centralisé et l’Église en tant qu’institution bureaucratisée n’est pas nouvelle. Dans une entrevue accordée au journaliste belge Christian Dutilleux, Boff (1994a : 74-75) a dit que, « mutatis mutandis, la structure du socialisme réel est sans doute ce qu’il y a de plus proche de la structure de l’Église réelle. L’Église catholique romaine porte un grand idéal, le rêve de Jésus d’une communauté fraternelle où l’être et l’avoir sont placés en commun. Mais en réalité, elle se présente comme une religion pyramidale, inégalitaire, qui ne peut être simplement identifiée avec l’Église du Christ […]. L’Église a elle aussi son parti : le clergé, qui compte moins d’un pour cent des fidèles. Aux alentours de l’an mille, ce parti a fait une sorte de coup d’État et a assumé tout le pouvoir de l’Église. L’Église s’est confondue purement et simplement avec le clergé. »
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La théologie de la libération permet à la dimension politique de l’expérience, qui lie Dieu à la cause des pauvres et à leur libération, de se développer. Le choix de la théologie de libération ne se fait pas en faveur du marxisme, mais des pauvres. Le marxisme a montré que le pauvre était en réalité un opprimé, c’est-à-dire quelqu’un rendu pauvre par la violence.
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la théologie de la libération est née d’une double expérience, l’une politique, l’autre théologique. Politiquement, […] les pauvres étaient un fondement social et épistémologique, c’està-dire que leur cause, leurs intérêts objectifs, leur lutte de résistance et de libération, leurs rêves permettaient une lecture particulière de l’histoire et de la société. Cette lecture est initialement dénonciatrice. Elle dénonce l’histoire actuelle, écrite par une main blanche qui proclame la gloire des vainqueurs, réprime la mémoire hurlante des vaincus, une main qui ignore la conscience des victimes et la compassion.
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Son projet est socialiste, et s’accompagne d’une libération complète des individus. Le socialisme peut n’être qu’un instrument politique de libération des opprimés, libération qui s’étend bien au-delà de celle qui fut promise et réalisée par les socialismes historiques. La théologie de la libération montre que Dieu est du côté des captifs d’Égypte, hier et aujourd’hui, et contre les pharaons de tous les temps. Et que les opprimés doivent s’organiser pour sortir de ce type de société, et se diriger vers la terre promise d’une vie qui redonne un tant soit peu de dignité à tous les êtres de la création, en tant que sujets de droit et nouveaux citoyens de la communauté écologique.
Malgré que Boff assure ne pas être marxiste, il attire l’attention sur l’actualité de la pensée du philosophe de Trèves 216. La contribution de Marx, non seulement sur le plan théorique mais aussi au niveau de la praxis, demeure fondamentale en ce nouveau siècle 217. La revalorisation des apports de Marx sur la dynamique sociale rend compte de la pertinence de sa critique. Bien que Enrique Dussel reconnaisse le bien-fondé de la perspective écologique, spirituelle et mystique ouverte par Boff, il observe que celui-ci ne peut pas saisir l’économie d’un point de vue catégoriel marxiste (Martínez Andrade, 2015 a : 99). À cet avis que partage aussi Jung Mo Sung, Boff objecte : Je pense que Jung Mo Sung n’a pas suffisamment appris la première leçon de Marx selon laquelle l’économie, ce ne sont pas seulement des statistiques ou des mathématiques, mais elle relève aussi de la politique. C’est la raison pour laquelle elle est économie politique. Jung Mo Sung ne parle que d’économie et oublie que l’économie est économie politique. Cette question a toujours été prise en charge par Marx. Quant à nous, nous avons toujours travaillé avec la politique et 216 Karl Marx « élabora également une réflexion philosophique ; il a toujours sou-
haité connaître le comment de la construction des sociétés humaines. Il en proposa une représentation très importante pour l’histoire de la pensée ; tous les scientifiques sérieux (et aussi les théologiens) sont placés face à ce défi : dialoguer avec Marx. L’analyse n’est pas encore parvenue à digérer complètement son œuvre, car il fut le seul à percevoir certains des aspects fondamentaux de la construction sociale, d’une manière évolutive et dialectique » (Boff, 1994 c : 170-171). 217 Enrique Dussel (1993 : 224) est convaincu que pour mieux appréhender la question écologique, la théologie de la libération devra incontestablement s’appuyer sur les réflexions de Marx.
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aux côtés des opprimés économiques, de sorte que lorsque nous travaillons avec et aux côtés des pauvres (Indigènes, Noirs, ouvriers, etc.), nous utilisons des catégories politiques et économiques. Évidemment, nous nous sommes intéressés à l’économie, car, dès le début, nous avons compris que l’économie est soumise à la politique, et cette dernière à l’éthique. L’éthique ouvre une dimension spirituelle. Nous partons d’un conflit à la base : oppression-libération. La pauvreté doit être comprise non comme une fatalité, c’està-dire comme un résultat de la nature ou une volonté divine, mais comme la conséquence d’un ensemble de mécanismes politiques, économiques et culturels qui soumettent l’homme à l’oppression (Martínez Andrade, 2015 a : 27-28).
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2005 c) ; Díaz-Salazar (1993 : 331-363).
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219 Sur l’importance de Gramsci pour l’étude du fait religieux, voir Löwy (2005 b ;
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218 Dans La Terre en devenir, cette expression est rendue par « ensemble des opprimés du système actuel » (Boff, 1994c : 173). Pourtant, cette traduction détourne le sens gramscien de l’expression « bloc historique et social des opprimés » (bloco histórico e social dos oprimidos) qui apparaît dans le texte portugais (Boff, 2008 b : 151).
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À notre avis, l’approche du marxisme par Boff est davantage gramscienne qu’althussérienne. En effet, le philosophe sarde est mobilisé par Boff non seulement pour étudier le rôle de l’intellectuel dans une société de classes (Boff, 1986 b : 181) et pour forger une alliance entre le catholicisme et la gauche, mais aussi pour identifier une culture anti-hégémonique à partir des classes populaires (Boff, 2000 d : 26 et 183), autrement dit un « bloc historique et social des opprimés » 218 aspirant à construire une véritable démocratie sociale. La contribution de Antonio Gramsci 219 à la culture populaire et le rapport entre religion et politique ont nourri la perspective théologico-politique de Boff. Quoi qu’il en soit, le rapport de Boff au marxisme, aussi paradoxal puisset-il paraître, exprime le caractère novateur, original et critique de son projet théorique. Dans la même veine, mais avec des références scientifiques plus élaborées, Boff relève la contribution de l’écologie au marxisme. Dans Ecologia, mundialização, espiritualidade, il explique qu’« en incorporant la nature comme un facteur non pas extrinsèque mais intrinsèque au processus productif et à la constitution des forces productives », la perspective marxiste s’est profondément
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enrichie. Du coup, Boff (1994 c : 173-174 et 177) peut critiquer la vision productiviste dans certains courants marxistes : Ainsi, non seulement le travail entre dans la composition du capital mais aussi, et puissamment, la nature. La conscience écologique nous invite à prendre un certain recul par rapport à l’optimisme marxiste quant au « développement des forces productives ». La seconde loi de la thermodynamique nous enseigne que, pour maintenir les forces productives en état de fonctionnement, une certaine quantité d’énergie est nécessaire. Une partie de cette énergie se dissipe et ne peut plus être transformée en production ou en travail. De là, et dialectiquement parlant, il est impossible de séparer l’action des forces de destruction de l’action des forces de production. Ce qui nous conduit à privilégier les forces renouvelables sur celles qui ne le sont pas, et même à renoncer à certains niveaux d’accroissement. […] Le marxisme enrichi par l’analyse culturelle, écologique et féministe, continue d’être un instrument dans les mains des opprimés pour mettre au jour les mécanismes qui engendrent la pauvreté. Ce que le marxisme a observé – à propos des conditions de misère encore existantes – reste vrai. Nous ne sommes pas comme les sophistes, qui pour chaque auditoire ont une vérité différente.
Plusieurs aspects sont remarquables dans ce passage : tout d’abord, la mise en cause de la vision productiviste dominante dans certains groupes marxistes – n’était-ce pas Lénine qui, en définissant, lors du huitième Congrès des Soviets en , le communisme comme le pouvoir soviétique plus l’électrification de l’ensemble du pays, a exprimé une foi dans le progrès technique ? Deuxièmement, la valorisation des contributions qui, à partir de différents « lieux d’énonciation » 220 de la grammaire hégémonique, ont élargi le marxisme aussi bien que la théorie sociale. Enfin, Boff continue à reconnaître l’actualité et la pertinence du marxisme pour saisir les contradictions sociales. 220 Ce concept cher à la perspective décoloniale se réfère à l’endroit géopolitique de la connaissance où l’énonciateur est placé. En autres mots, ce concept montre que les structures de domination ne sont pas seulement socio-économiques mais aussi épistémiques. C’est pourquoi les perspectives ouvertes par les groupes subalternes qui, en critiquant la modernité-colonialité, s’efforcent d’attirer l’attention sur les points aveugles de la théorie sociale hégémonique s’avèrent fructueuses. Voir à ce sujet Mignolo (2001) ; Moraña, Dussel et Jáuregui (2008).
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222 Sont également membres de ce réseau Pedro Ivo de Souza Batista, João Alfredo Telles Melo, Gabriela Barbosa Batista, Antonio Carlos Carvalho (Carlinhos), Vânia Kaus.
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221 Cette conférence a été publiée ultérieurement comme article sous le même titre. Ce texte ainsi que tous les articles de Leonardo Boff peuvent être consultés sur son site officiel : http://www.leonardoboff.com.
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dans les courants dits fondamentalistes ou de deep ecology, on voit s’esquisser, au prétexte de combattre l’hubris humaine
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Dans une conférence prononcée le décembre à São Paulo sur « Socialismo e moderna cosmologia » (« Socialisme et cosmologie moderne ») 221, Boff a évoqué cinq raisons pour lesquelles le socialisme demeure une option sociopolitique viable, voire souhaitable : ) le cri de la Terre et le cri des pauvres vont de pair. L’une des intuitions fondamentales du socialisme réside dans le fait qu’il accorde une place centrale à la question sociale ; ) la coopération est une loi fondamentale du processus de création du monde. Face à la logique concurrentielle, individualiste et « excluante » du capitalisme, le socialisme, en tant que vision consciente du monde et éthique de la solidarité, met l’accent sur la solidarité, l’inclusion et la coopération ; ) l’homme est un être social. Dans le capitalisme, c’est la logique du singe (chimpanzé) qui s’impose. Cette logique, dévoratrice et accumulatrice, maintient les deux tiers de la population mondiale dans la misère. À l’opposé, le socialisme exprime le sentiment de coopération et de convivialité pacifique ; ) de la socialisation dépend notre survie. Les biens universels n’appartiennent à personne. Ils appartiennent à l’humanité tout entière. Le capitalisme a pour unique but le profit. Le capitalisme n’envisage pas la construction d’une arche de Noé, mais celle d’un Titanic qui se dirige vers la catastrophe ; ) socialisme utopique et socialisme historique sont liés. Citant Karl Marx, Rosa Luxemburg et Antonio Gramsci, Boff appelle de ses vœux un nouveau contrat social global, où la nature et la Terre occupent une place centrale. Le rêve d’une planète où la communauté terrienne et biotique soit respectée s’inscrit dans la logique coopérative de la tradition socialiste. Donc, le socialisme utopique est pour ainsi dire conaturel à l’être humain en tant qu’être de beauté, de coopération, de synergie, de solidarité. Michael Löwy (2011 : 31), qui est membre du Réseau écosocialiste du Brésil 222, note que
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dévastatrice et l’anthropocentrisme, un refus de l’humanisme qui conduit à des positions relativistes. Celles-ci tendent à mettre toutes les espèces vivantes au même niveau. Faut-il vraiment considérer que le bacille de Koch ou l’anophèle ont le même droit à la vie qu’un enfant malade de tuberculose ou de malaria ?
Boff a signé la Déclaration écosocialiste internationale de Belém de (Löwy, 2011 : 205-222), qui vise à inscrire le socialisme dans un cadre écologique et démocratique 223. Cependant, en , il consacre un article aux trois tendances dominantes de la réflexion politique et économique mondiale que sont le néocapitalisme, la croissance verte et l’écosocialisme. Il les qualifie d’« intrasystémiques », car elles s’inscrivent dans le paradigme de l’anthropocentrisme, dans la mesure où « l’être humain se place au-dessus de la nature. Il ne se voit pas comme faisant partie des processus de la nature » (Boff, 2009 b : 39). Ce qui nous a amené à lui demander d’expliquer sa position sur l’écosocialisme : J’insiste sur le fait que l’écosocialisme n’a pas encore assimilé son socle biologique. Certes, il a assimilé la lutte des classes et les rapports du pouvoir politique, mais il n’a pas vu qu’il faisait partie de la vie et que le mécanisme de la vie se trouvait donc derrière tout cela. […] Je pense que le socialisme n’a pas intégré les nouvelles connaissances de la biologie, par exemple celles de Humberto Maturana ou de Fritjof Capra, qui lui seraient cependant bénéfiques. Il ne s’agit pas de nier sa thèse de base, mais de l’enrichir. La coopération et la solidarité ne doivent pas être seulement entre les êtres humains, elles doivent aussi être pratiquées envers tous les êtres de la création. Nous devons être solidaires avec les arbres et les animaux, parce que nous dépendons d’eux. Nous sommes interconnectés (Martìnez Andrade, 2015 a : 35-36).
À notre avis, le projet théorique de Boff ne cesse de s’enrichir. Ses préoccupations théologiques, politiques, éthiques et écologiques
223 Dans un article de 2007 sur « Ecologia e socialismo », Leonardo Boff manifeste sa sympathie pour le courant écosocialiste. On y trouve une référence à Walter Benjamin qui, aux yeux de Boff, a enrichi le marxisme avec une pensée humaniste. La pensée de Benjamin ne semble donc pas lui avoir échappé.
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• II, 4 TO U R N A N T É C O LO G I Q U E
continuent à engager un dialogue avec d’autres perspectives, qu’elles soient religieuses ou scientifiques. Il est vrai qu’avec son « changement de paradigme », les catégories marxistes sont devenues moins visibles dans ses écrits : si ces dernières années la perspective holistique de Boff (2010 ; 2013 a ; 2013 b) a davantage placé l’accent sur la question spirituelle, certaines traductions, notamment françaises, ont de surcroît détourné le sens marxiste de ses ouvrages. Le « tournant écologique » a aussi été crucial dans la transformation de son locus théorique et pratique. Or, ce « tournant » témoigne davantage d’une dis/continuité de sa pensée que d’une capitulation théorico-politique. En ce sens, il nous semble que nous ne devrions pas cantonner ce théologien dans une position réformiste. Inspiré de Walter Benjamin, Boff a publié le janvier un article intitulé « Hoje a revolução significa puxar os freios de emergência » (« Aujourd’hui la révolution signifie tirer le frein d’urgence ») 224, dans lequel il dénonce la crise de la civilisation bourgeoise. Faisant le point sur toutes les révolutions trahies dans l’histoire, il observe que, même avec les défaites, la mémoire des vaincus demeure une « force dénonciatrice dangereuse ». En suivant l’interprétation de Michael Löwy, Boff arrive à la conclusion qu’à l’heure actuelle, la révolution est l’arrêt du continuum de la locomotive de l’histoire qui est en train de se diriger vers la catastrophe. En d’autre mots, si nous, les voyageurs de ce train, n’empêchons pas son continuum, c’est-à-dire la dynamique destructrice de la modernité-colonialité « réellement existante », nos jours seront comptés.
• L’ A D I E U AU MARXISME
224 Voir http://leonardoboff.wordpress.com/2014/01/20/hoje-a-revolucao-signi fica-puxar-os-freios-de-emergencia/ (page consultée le 4 novembre 2015).
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A B R É V I AT I O N S
ALN CEB CEBI CELAM CLAR
CPT DEI DOPS JOC JUC MST
PT
Ação Libertadora Nacional (Action de libération nationale) Comunidades Eclesiales de Base (Communautés ecclésiales de base) Centro Ecumênico de Estudos Bíblicos (Centre œcuménique d’études bibliques) Consejo Episcopal Latinoamericano (Conseil épiscopal latino-américain) Confederación Latinoamericana y Caribeña de Religiosos y Religiosas (Confédération latino-américaine et caribéenne des religieux et religieuses) Comissão Pastoral da Terra (Commission pastorale de la Terre) Departamento Ecuménico de Investigaciones (Département œcuménique de recherche) Departamento de Ordem Política e Social (Département de l’ordre politique et social) Juventude Operária Católica (Jeunesse ouvrière catholique) Juventude Universitária Católica (Jeunesse universitaire catholique) Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (Mouvement des travailleurs sans Terre ou Mouvement des Sans Terre) Partido dos Trabalhadores (Parti des travailleurs)
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BIBLIOGRAPHIE *
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M A RT Í N E Z , É C O L O G I E E T L I B É R AT I O N
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• SIMMEL
– WEBER
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WHITE Lynn Jr. (), « Les racines historiques de notre crise écologique », in Dominique BOURG et Philippe ROCH (dir.), Crise écologique, crise des valeurs ? Défis pour l’anthropologie et la spiritualité, Genève, Labor et Fides, pp. -. WILDIERS Norbertus Maximiliaan (), Teilhard de Chardin, Paris, Éditions universitaires. ŽIŽEK Slavoj (), La marionnette et le nain. Le christianisme entre perversion et subversion, Paris, Seuil. ŽIŽEK Slavoj (), Fragile absolu. Pourquoi l’héritage chrétien vaut-il d’être défendu ?, Paris, Flammarion. ŽIŽEK Slavoj (), Après la tragédie, la farce ! Ou comment l’histoire se répète, Paris, Flammarion.
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INDEX NOMINAL *
ARNS Paulo Evaristo n, , , AROUET Marguerite Catherine n ASSMANN Hugo , -, , , n, , n, , AUGUSTE (Caius OCTAVIUS) n AUGUSTIN d’Hippone
INDEX
• ACO STA
– BAZIAN
* Les noms de famille sont classés selon les règles propres à la nationalité de la personne citée. Les numéros de page suivis d’un « n » renvoient à des occurrences uniquement mentionnées dans les notes infrapaginales.
•
B BACHELARD Gaston BACON Francis , BADIOU Alain BALASURIYA Tissa BALDUINO Tomás , n BAPTISTA Paulo Agostinho NOGUEIRA , n, , , , , -, , , n, , -, , , , n, -, , BARROS Marcelo , , n, , BARTH Karl BASTAIRE Hélène , n BASTAIRE Jean , n BATESON Gregory BATISTA Gabriela BARBOSA n BATISTA Pedro Ivo DE SOUZA n BAUDELAIRE Charles , n BAUER Bruno BAUTISTA Juan José BAZIAN Hatem Ahmad n
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A ACOSTA Alberto ADORNO Theodor W. , n, , AGAMBEN Giorgio , n, n, AGREDA Pedro DE n ALBURQUERQUE Bernando DE n ALEXANDRE VI (Rodrigo BORGIA, pape –) ALFARO Juan ALIMONDA Héctor - ALMEIDA Celso PEREIRA DE n ALMEIDA Luciano MENDES DE (Dom –) ALTHAUS-REID Marcella , n n, n, n ALTHUSSER Louis , ALVES Rubem n ANDERS Günther (Günther Siegmund STERN) ANDRADE Paulo Fernando CARNEIRO DE n ANGULO Pedro DE n ANTOINE Charles ANTOINE de Padoue ARBEX José Jr. n ARIÈS Paul n- n ARISTOTE ARNOULD Jacques
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BEAUCHAMP Paul BENJAMIN Walter , , n, , , , n, -, -, n, , n, -, n, , n, BENOÎT XVI (pape –) - ; voir aussi RATZINGER Joseph BENSAÏD Daniel n, n BEOZZO José Oscar n, BERDIAEV Nicolas BERGER Peter n BESSA Pompeu BEZERRA n BESSON-GIRARD Jean-Claude n BETTO (Carlos Alberto LIBÂNIO CHRISTO, en religion Frei –) , , -, -, -, , , , BEZERRA Almery BHABHA Homi K. n BIARD Joël BICUDO Helio BIDEGAIN Ana María BINGEMER Maria Clara LUCCHETTI BLANQUI Auguste , n BLOCH Ernst , n, -, n, , -, n, n, , , - BLONDEL Maurice BLUMENBERG Hans n BOFF Clodovis , , n, , , , BOFF Leonardo (Genezio Darci BOFF) , , -, -, , , , -, -, , , , , ; la seconde partie de l’ouvrage, pp. -, est entièrement consacrée à Leonardo Boff BOFF Mansueto - BOFF Regina FONTANA BOIDIN Capucine BOLTANSKI Luc n
BONAVENTURE (Giovanni FIDANZA) n, -, - BOURDIEU Pierre , , n, n, , BRANDT Hermann n, , , , n BRION Marcel BROSSES Charles DE BUBER Martin BULTMANN Rudolf , , BURKETT Paul n BURNIER João BOSCO BUZZI Arcângelo (Frei –) C CAJIGAS-ROTUNDO Juan Camilo CALABRESE Omar CALDEIRA Vinicius n CALVEZ Jean-Yves CÂMARA Hélder (Dom –) n, , n, , CAPRA Fritjof CARAVIAS José Luis , n CARBONELL Lucía R. CARDENAL Ernesto -, n CARDIJN Joseph , CARVALHO Antonio Carlos (Carlinhos) n CARVALHO Bernardo n CASALDÁLIGA Pedro , , , , n CASAROLI Agostino CASAS Bartolomé DE LAS -, n, CASILLAS Tomás n CASSANO Franco n, CASTRO Fidel n CASTRO-GÓMEZ Santiago - CEBERIO DE LEÓN Iñaki CÉSAIRE Aimé CHAKRABARTY Dipesh n CHAOUCH Marik Tahar CHARTIER Denis n
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E-F EATHERLY Claude Robert n ECHEVERRÍA Bolívar EINSTEIN Albert n ELLACURÍA Ignacio ELLUL Jacques n ENGELS Friedrich , n, ESCOBAR Arturo n, ESCOTO Miguel D’ EUVÉ François
INDEX
• BEAUCHAMP
– F R E YR E
FANON Frantz -, , , n, n, FERNANDO (Fernando DE BRITO, en religion Frei –) -, FEUERBACH Ludwig , n FILORAMO Giovanni FIORIN Névio n, , FOCILLON Henri n FOLTZ Sophie n FOSTER John Bellamy n, n FOTOPOULOS Takis n FOUR Vital DU FRAGOSO Antonio BATISTA n FRANÇOIS (Jorge Mario BERGOGLIO, pape –) - FRANÇOIS d’Assise (aussi dit le Poverello) n, , -, , -, -, , , , -, FRASER Nancy FREIRE Paulo , , n- n, , FREUD Sigmund , FREYRE Gilberto
•
D DALFERTH Silfredo Bernardo n DAMATTA Roberto DE DUVE Christian DELÉAGE Jean-Paul DESCARTES René -, n, , , DIANTEILL Erwan DIAS Aparecido José n DÍAZ NÚÑEZ Luis Gerardo , DÍAZ-SALAZAR Rafael n DIOP Boubacar Boris DOMPIERRE D’HORNOY BertheAdèle DE n DRI Rubén , DUFOUR Dany-Robert n, n DUMONT Réginald -, DUMONT René , n DUNS SCOT Jean -, , -
DUSSEL Enrique , n, -, , n, -, n, -, -, n, -, , , n, n, , -, , , , , , -, n, n, , , , , , , , -, n, , n DUTILLEUX Christian , n
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CHENU Bruno n CHENU Marie-Dominique CHEYNET Vincent n CHIAPELLO Ève n CHIBBER Vivek CIPRIANI Roberto CLÉMENT de Rome CODINA Victor n COHEN Hermann COLOMB Christophe COMBLIN Joseph (José) , , , n, , n CONGAR Yves , CORONIL Fernando n, CORUÑA Agustín DE LA n COSTE René CRICK Francis CROATTO José Severino n CUÉNOT Claude , n, n n CYPRIEN de Carthage
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FRIES Heinrich n FROMM Erich n, n, n- n, , -, G GADAMER Hans-Georg GALEANO Eduardo , , GALILÉE (Galileo GALILEI) GANDHI Mohandas Karamchand (dit le Mahatma –) , GANNE Pierre - GANTIN Bernardin GARCET Paul n GAZMURI Jaime GEBARA Ivone , -, n GESCHÉ Adolphe GIBELLINI Rosino GILDER George GIRARD René -, -, n n, GIRARDI Giulio GISEL Pierre GÖDEL Kurt GOLDMANN Lucien , -, , , n GOMES Fernando n GOMES Jeová de Assis GOMES José n GOODMAN Paul n GORBATCHEV Mikhaïl GORGULHO Gilberto DA SILVA GRAMSCI Antonio , , GROSFOGUEL Ramón -, n, , GUATTARI Félix n GUILLAUME d’Ockham , GUIMARÃES Juarez , n, n, , - GUTIÉRREZ Gustavo -, , , , , -, , , , n, -, , n, , GUZMÁN Jaime
H HABERMAS Jürgen , HAECKEL Ernst HARADA Hermógenes (Frei –) HARDT Michael HARNACK Adolf VON HASENHÜTTL Gotthold HASS Adolfo HATHAWAY Mark HAYEK Friedrich HEDSTRÖM Ingemar HEGEL Georg Wilhelm Friedrich n, , , n, -, HEIDEGGER Martin , n, , , n, HEISENBERG Werner n, HERDER Johann Gottfried HERVIEU-LÉGER Danièle -, - HESSEL Stéphane HINKELAMMERT Franz J. , , , , , , -, -, n, n, , -, , HITLER Adolf HOLANDA Sérgio BUARQUE DE HOORNAERT Eduardo HORKHEIMER Max n, , n, n, , , HORN Gerd-Rainer HOUTART François -, , HURTADO LÓPEZ Fátima n HUSSERL Edmund HYGIN (Caius Julius HYGINUS) HYPPOLITE de Rome I-J ILLICH Ivan , n INNOCENT III (Lotario DEI CONTI DI SEGNI, pape –) n JAMES Cyril Lionel Robert n JAMESON Fredric JANSSENS Jean-Baptiste JÁUREGUI Carlos n
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JEAN XXIII (Angelo Giuseppe RONCALLI, pape –) , , , JEAN-PAUL II (Karol Józef WOJTYŁA, pape –) , -, , , , - JIMÉNEZ LIMON Javier JONAS Hans n, -, JUAN Salvador n
INDEX
• FRIES
– MARIGHELLA
M MAHN-LOT Marianne n MALDAMÉ Jean-Michel MALDONADO-TORRES Nelson , n, n- n MANÇANO Bernardo , MANNHEIM Karl n MARCEL Gabriel MARCUSE Herbert , n MARIÁTEGUI José Carlos , n, n MARIGHELLA Carlos
•
L LACAN Jacques LACOUTURE Jean n, LANDER Edgardo LANDRON Olivier -, n, , LARRAÍN Manuel n LARRÈRE Catherine LATORRE CABAL Hugo n LATOUCHE Serge n- n LAVIGNOTTE Stéphane n- n LEBRET Louis-Joseph LEDÓCHOWSKI Vladimir LEFF Enrique , LEIBNIZ Gottfried Wilhelm LÉNINE (Vladimir Ilitch OULIANOV, dit –) LEOPOLD Aldo
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K KANT Immanuel , n KÄSEMANN Ernst KAUS Vânia n KIM Hang Seob , , -, - KING Martin Luther KLEIN Naomi KLOPPENBURG Boaventura (Frei –) - KOSER Constantino - KROTZ Esteban n KUHN Thomas KÜNG Hans , , , n,
LEROY Pierre LESBAUPIN Ivo (ex-Frei Ivo) , LEVINAS Emmanuel -, , LEYS Roger n LIBANIO João Batista , n, , , , , , n, , , -, , - LIMA Alceu ALMOROSO n LIPOVETSKY Gilles n LOBATCHEVSKI Nikolaï Ivanovitch n LÓPEZ HERNÁNDEZ Eleazar n LÓPEZ TRUJILLO Alfonso LORSCHEIDER Aloíso , LORSCHEITER Ivo n LOVELOCK James - LÖWY Michael , , -, n, , n, , -, n, n, n, , -, , n, , , , , n, , , n, -, , n, n, , , , , n, , n, - LUKÁCS György (Georg) n, LULA (Luiz Inácio LULA DA SILVA, dit –) -, , , , LUNKENBEIN Rodolfo LUTHER Martin n, n, , LUXEMBURG Rosa n, n, LYNCH John , n LYOTARD Jean-François
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MARQUES Lúcio Alvaro n MARTENS Alexander Ulrich n MARTÍ José MARTÍNEZ Jesús Manuel MARTÍNEZ ALIER Joan -, , , , MARTÍNEZ ANDRADE Luis , n, n, , , -, , n, MARX Edgar MARX Karl , , , n- n, , -, -, -, , n, , n, , , , , n, , , , , - , , , -, , MARX Roberto BURLE MATURANA Humberto MBEMBE Achille n, n MEDEIROS Leonilde SERVOLO DE MEERT Jacques n MELÉNDEZ Guillermo MELO João Alfredo TELLES , , n MENDES Candido n MENDES Chico (Francisco ALVES MENDÈS Filho) -, , , , n, MÉNDEZ ARCEO Sergio n MERRY DEL VAL Rafael MESTERS Carlos (Frei –) METZ Johann Baptist , , MIGNOLO Walter n, n, n, , -, n, n MÍGUEZ Néstor -, , MÍGUEZ BONINO José n MOLTMANN Jürgen , , , n, n MONTAIGNE (Michel EYQUEM DE MONTAIGNE, dit –) MORAÑA Mabel n MORELOS Y PAVÓN José María MORIN Edgar MOULIÁN Tomás , -, n MOUNIER Emmanuel ,
MÜLLER Gerhard Ludwig , , , MÜLLER Werner MÜNSTER Arno n, - MÜNZER Thomas n MURAD Alfonso N NABUCO Joaquim NÆSS Arne NAVARRETE CANO Juan NEGRI Antonio NETO Antônio Henrique PEREIRA (en religion Padre Henrique) NEUSCH Marcel n NEWTON Isaac n, NICOLAS V (Tommaso PARENTUCELLI, pape –) NIETZSCHE Friedrich , -, NOOR Farish A. n NOVAK Michael O-P OLIVEIRA Pedro de Assis RIBEIRO DE -, , -, OLIVEROS MAQUEO Roberto n OVIDE (Publius OVIDIUS NASO) n PALERMO Zulma n PALMARES Zumbi DOS n PANNENBERG Wolfhart - PAREDES Alberto - PASCAL Blaise , , n, PASSOS Mauro n PAUL IV (Giovanni Battista MONTINI, pape –) PECCEI Aurelio n PEDRAZA Cristóbal DE n- n PEÑA Pedro DE LA n PHILIPPE de la Trinité (Jean RAMBAUD, en religion –)
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PINHEIRO Wilson - PIRES José Maria (Dom –) PIXLEY Jorge POLANYI Karl POLETTO Ivo , n PONCE JARRÍN Juan PORTIER Philippe , n POSSAMAI Antonio n POULAT Émile n PRADO Caio Júnior PRESTES Luís Carlos PRIGOGINE Ilya PROAÑO Leonidas
• INDEX
• M A RQ U E S
– SINGE R
RAD Gerhard VON RAHNER Karl -, RAMÍREZ VUELVAS Carlos n RATZINGER Joseph -, , , , -, - ; voir aussi Benoît XVI RENAULT Emmanuel n RENAULT Matthieu n, RENDTORFF Rolf RENDTORFF Trutz RESTREPO Eduardo RIBEIRO Darcy RICHARD Pablo - RICŒUR Paul RIEGER Joerg -, , RITSCHL Albrecht RIVERA CUSICANQUI Silvia n, - ROCHA Augusto ALVES DA n ROCHA Davi ARAGÃO ROCKEFELLER Steven RODRÍGUEZ MOYA Daniel n ROMER Karl Josef (Dom –) - ROSADO NUNES Maria José ROUSSEAU Jean-Jacques
S SAGAN Carl SAINT-UPÉRY Marc SALAZAR BONDY Augusto n SALES Eugênio DE ARAUJO (Dom –) SALGUERO José SALIÈGE Jules n SAMPAIO Plínio DE ARRUDA n SANTA ANA Julio de , SANTO TOMÁS Domingo DE n, SANTOS Boaventura DE SOUSA , , SANTOS José Carlos DOS n SANTOS Milton SAYER Josef SCHAPER Valério Guilherme n SCHEFFCZYK Leo , SCHERER Vicente (Dom –) n SCHLEIERMACHER Friedrich Daniel Ernst SCHMITT Carl SCHWAMBACH Claus n SEGUNDO Juan Luis n SÉGUY Jean n ŠEPER Franjo n SEPÚLVEDA Juan Ginés DE -, SERVIER Jean SHAULL Millard Richard n SIEGWALT Gérard SILLER Clodomiro n SILVA Bruno MARQUES n SIMANCAS Juan DE n SIMMEL Georg n SINGER Daniel n, n SINGER Paul n
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Q-R QUEIROZ José QUIJANO Aníbal n, n, -, , n
ROUSSEFF Dilma , ROVATTI Pier Aldo n RUETHER Rosemary RADFORD RUIZ GARCÍA Samuel n
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SINNER Rudolf VON - SMITH Adam n SOARES José Lamartine (Dom –) SOBRINHO José CARDOSO SOBRINO Jon , n, SOFIATI Flávio Munhoz , SOLALINDE Alejandro n SOLANO Lilia SÖLLE Dorothee , , SOMOZA DEBAYLE Anastasio (dit Tachito) SONTAG Susan n SOUZA Luiz Alberto GÓMEZ DE n, n, SOUZA Patrus ANANIAS DE , SPELLMAN Francis n SPINOZA Baruch n STEDILE João Pedro , , , STRINDBERG August , , n STRONG Maurice SUNG Jung Mo , n, n, -, , n, -, -, , , n, , -, -, n, -, SUQUÍA GOICOECHEA Ángel SWIMME Brian SZEKERES Attila n, T TALEB Mohammed n TAMAYO ACOSTA Juan José , , , , , , -, , -, , TAMEZ Elsa , n TANAKA Shōzō TANURO Daniel n TAUBES Jacob TAVARES Sinivaldo SILVA TÁVORA Euclides FERNANDES TEILHARD DE CHARDIN Pierre , -, n, -, , , n- n, , ,
TERESA (Anjezë Gonxha BOJAXHIU, en religion Mère –) THOMAS d’Aquin , TIEZZI Enzo TISCHNER Josef TITO (Tito DE ALENCAR LIMA, en religion Frei –) n TONNET Fernand n TORNET Maximiliano n TORRES Camilo , - TORRES Pablo DE n TOURAINE Alain TOYNBEE Arnold TRACY David n TRAVERSO Enzo n TROELTSCH Ernst U-V URANGA Fernando DE n VALDIVIESO Antonio DE n VALLE Juan DEL n VAN LEEUWEN Arend Theodoor n VATTIMO Gianni -, -, VAUGHN John , VAZ Henrique Cláudio DE LIMA , VÁZQUEZ CARBALLO José Mario , n, -, , , , , -, VERHOEVEN Joseph n VIANA Nilton n VIDELA Jorge Rafael VILELA Daniel MARQUES VITORIA Francisco DE VOLTAIRE (François-Marie AROUET, dit –) W-Z WALLERSTEIN Immanuel , WALSH Catherine n WATSON James
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WEBER Max , -, n, -, , n, , , WESTPHAL Euler n WHITAKER Chico (Francisco WHITAKER FERREIRA, dit –) WHITE Lynn Jr. , WILCKENS Ulrich WILDIERS Norbert(us) Max(imiliaan) WRIGHT Jaime n ZILLES Urbano -, ŽIŽEK Slavoj
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• INDEX
• SINNER
– ŽIŽEK
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Ce livre, le dix-neuvième de la collection « Débats », a été achevé d’imprimer dans l’Union européenne à La-Plaine-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis, France) sur les presses de l’Imprimerie ISI .:print pour le compte de VAN DI E RE N É DI T E UR
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tirage : Décembre