RELIGION SANS RÉDEMPTION
L U I S M A RT Í N E Z A N D R A D E
RELIGION SANS RÉDEMPTION CONTRADICTIONS SOCIALES ET RÊVES ÉVEILLÉS EN AMÉRIQUE LATINE
VA N DI EREN ÉD ITEUR, PARIS 20 15 • CO LL E CTI O N « D É BA TS »
Édition et révision du texte : Lucie Kaennel Traductions : Chapitres 1, 3 & 4 : Dominique Vanham Chapitre 2 : Amandine Pierru-Chantenay Chapitre 5 : Patrick v. Dieren Illustration de couverture : Krzysztof Ignasiak istdesign.pl ©
L’éditeur dédie ce volume à la mémoire de François Maspero (1932-2015)
1re édition en espagnol : Religión sin redención. Contradicciones sociales y sueños despiertos en América Latina, México, Ediciones de Medianoche-Universidad de Zacatecas, 2011, 188 p. 2e édition en espagnol, augmentée d’un chapitre et ayant servi de base à la présente édition française : Religión sin redención. Contradicciones sociales y sueños despiertos en América Latina, México, Taberna libraria editores, 2012, 160 p. ISBN 978-607-9165-04-8 © 2015. Van Dieren Éditeur, Paris / Luis Martínez Andrade Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction ou traduction sans autorisation écrite préalable de l’éditeur de tout ou partie de ce texte par quelque moyen que ce soit est illicite et pourra faire l’objet de poursuites.
Préface de Michael LÖWY à l’édition française p. Préface de Renán VEGA CANTOR à l’édition mexicaine () p. Prolégomènes de Luis MARTÍNEZ ANDRADE p. :
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Ego conquiro et subjectivité moderne Système-monde et colonialité du pouvoir Eurocentrisme et sciences sociales Indépendances et colonialité du faire American way of life Postmodernité et néolibéralisme Classe et peuple Exigence de libération Conflit permanent Décolonisation du pouvoir et défétichisation des rapports sociaux
p. p. p. p. p. p. p. p. p. p.
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Consommation et distinction géopolitiquement définies p. Cathédrale de la marque et La Mecque de la marchandise p. Modernité hégémonique et processus d’exclusion p. Corporalité et socialisation p.
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« ».
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« Principe Espérance » ou fonction utopique « Nous naissons démunis » Tendance concrète de l’humanisation de la nature Natura dominata Regnum hominis Unio mystica Technique concrète Cur Deus homo ? « Principe Libération » ou cri d’émancipation Théologie et bio-civilisation Philosophie et transmodernité La parole, entre Dieu et la libération L’arrivée Si le Ciel est la Terre
p. p. p. p. p. p. p. p. p. p. p. p. p. p.
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. p. Théologie(s) critique(s) Politique(s) Horizon(s) de libération
p. p. p.
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p. La critique du capitalisme comme religion Le néolibéralisme en Amérique latine La théologie de la libération en mouvement
p. p. p. p. p.
Michael LÖWY
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Luis Martínez Andrade est un jeune et brillant chercheur mexicain dont les écrits, publiés en espagnol, portugais, polonais, anglais et français, attirent désormais une attention internationale particulière. Son essai sur les centres commerciaux (Malls) repris au chapitre de ce volume a obtenu le prix du concours international « Pensar a Contracorriente » (« Penser à contre-courant ») organisé par l’Institut cubain du Livre. Ce livre regroupe cinq essais sur des sujets différents, mais, malgré cette diversité, il présente une remarquable unité et une grande cohérence par son approche théorique/politique : une approche critique marxiste, dans une perspective émancipatrice – anticapitaliste – latino-américaine. La multiplicité de ses sources intellectuelles au sein de la théorie radicale, tant européenne que latino-américaine, est impressionnante : Walter Benjamin et l’École de Francfort, Antonio Gramsci et Ernst Bloch, l’analyse du système-monde (Immanuel Wallerstein), la philosophie de la libération (Enrique Dussel), la perspective décoloniale (Aníbal Quijano), la théologie de la libération (Leonardo Boff, Frei Betto, etc.) et bien d’autres. Soit dit en passant, je reste plus sceptique quant à certaines autres références :Walter Mignolo, Gianni Vattimo, Slavoj Žižek, etc. Martínez Andrade utilise ce riche panneau d’outils culturels pour développer sa propre pensée. Ceci concerne également les nombreuses références à mes propres écrits : elles ne figurent ici que si elles peuvent servir à étayer ses arguments. Ces écrits ne sont pas de vains exercices académiques, mais, comme l’auteur nous le dit lui-même dans ses prolégomènes, ils sont inspirés par la Rage – la « rage noble » (Digna rabia) fièrement clamée par les Zapatistes mexicains – et par l’Espoir : la Rage contre les injustices du système et l’Espoir dans une alternative radicale. Un des aspects les plus originaux de ce livre réside dans la combinaison de l’analyse marxiste classique de l’impérialisme avec les arguments de la théorie postcoloniale. Grâce à ses racines irriguées de la culture indigène et de la mémoire collective mexicaines, Martínez Andrade a une perception claire de la signification de ce qu’on a coutume d’appeler la « Découverte de l’Amérique » : une entreprise violente et brutale de
conquête coloniale, qui de nos jours encore forme le comportement de l’oligarchie au pouvoir sur le Continent. Le système de domination en Amérique latine est toujours basé sur la colonialité du pouvoir (Aníbal Quijano), c’est-à-dire la ségrégation raciale et l’exploitation implacable – tant de la part des pouvoirs impérialistes/coloniaux que de celle des classes dirigeantes locales – des masses indigènes, noires ou métisses qui constituent la majorité de la population. En outre, le processus de connaissance et les sciences sociales formées en profondeur par des paradigmes épistémologiques occidentaux produisent et reproduisent la dépendance et la domination coloniale. Dans sa célèbre conférence « La science comme vocation » (), Max Weber qualifiait le conflit entre des systèmes de valeurs irréductiblement antagoniques de « lutte des dieux » (Kampf der Götter). C’est un conflit similaire qui tresse le fil rouge qui parcourt les essais de Martínez Andrade rassemblés ici : la guerre entre la déesse Matière première – le nouveau Veau d’or – et le Dieu des Pauvres, célébré par la théologie de la libération. Ernst Bloch et Walter Benjamin, comme les théologiens latino-américains, appréhendent les fonctions du capitalisme comme une sorte de religion. Ses idoles – le Marché, l’Argent, le Capital, la Dette extérieure, la Compétitivité – sont implacables et exigent des sacrifices humains : la vie des Pauvres. Les Malls sont les Temples du culte de la déesse Marchandise et de l’adoration des Saintes Marques. L’autre camp de cette lutte des dieux est constitué par la religion. Une religion entendue comme Esprit de l’utopie et Principe Espérance (Ernst Bloch), qui plonge ses racines dans les prophéties bibliques et les premières communautés chrétiennes, et a revêtu de nouvelles formes subversives au XVIe siècle lors de la guerre des paysans (Friedrich Engels) sous la houlette du théologien révolutionnaire Thomas Müntzer. La théologie latino-américaine de la libération – Leonardo Boff, Frei Betto, Rubén Dri, Jung Mo Sung, Hugo Assmann et bien d’autres – est l’héritière de cette tradition radicale ; son opposition intransigeante à la religion capitaliste – particulièrement dans sa forme la plus létale, le néolibéralisme – et son engagement inconditionnel pour l’auto-émancipation des Pauvres ont puissamment contribué à accroître les mouvements sociaux et les luttes révolutionnaires. Cette théologie de la libération a changé le cours de l’Histoire de l’Amérique latine. Théologie et révolution, marxisme hétérodoxe et postcolonialisme de gauche, sciences sociales anticapitalistes et épistémologie anticoloniale,
philosophie et (critique de l’)économie politique, écologie et socialisme : c’est par la synthèse unique de toutes ces approches que le livre de Martínez Andrade constitue une collaboration fascinante au renouvellement de la théorie critique du XXI e siècle. Sa perspective radicale latinoaméricaine est certainement une des raisons de l’originalité et de la vigueur de ses idées. Michael Löwy Paris, le août
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Renán VEGA CANTOR
Les essais qui composent cet ouvrage ne sont en apparence unis par aucun lien thématique. Le lecteur attentif se rend cependant compte qu’ils sont traversés d’idées directrices qui signalent une continuité. Fils conducteurs que nous aimerions ici brièvement récapituler.
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L’ouvrage que vous tenez entre vos mains a été écrit par Luis Martínez Andrade, jeune sociologue né au Mexique mais dont l’inspiration intellectuelle s’est nourrie de la pensée critique universelle et de ce que notre Amérique a de plus abouti. Bien que jeune par l’âge et par sa passion, par la force et l’esprit polémique qui animent son style et son écriture, il fait preuve d’une grande maturité par son extrême rigueur et son sérieux intellectuel, comme le montre chacun des essais réunis ici. Comme l’auteur l’affirme lui-même, ce livre est né de la rage et de l’espoir : la rage que provoquent l’injustice, l’exploitation et l’inégalité qui caractérisent le monde d’aujourd’hui, en particulier notre continent, et l’espoir qui s’enrichit de l’esprit des « rêves éveillés » autour duquel s’articule Le Principe Espérance, œuvre phare du penseur marxiste Ernst Bloch. Cet espoir est indispensable pour ne pas tomber dans le défaitisme et le scepticisme. Il alimente également les revendications de la lutte que livrent les vaincus d’aujourd’hui et de toujours dans le but d’établir un ordre social qui puisse aller au-delà du capitalisme bien réel, un capitalisme caractérisé en outre sur notre continent par la dépendance néocoloniale. La force de la pensée de Luis Martínez a déjà été saluée dans divers pays de notre Amérique, aussi bien par la publication dans plusieurs pays de ses articles et essais que par la reconnaissance intellectuelle qu’il a méritée. Il convient de souligner qu’il a remporté le premier prix de la sixième édition du concours « Pensar a Contracorriente », décerné par l’Institut cubain du Livre, pour son essai « Le centre commercial, figure paradigmatique du discours néocolonial », qui constitue le deuxième chapitre du présent livre. Nous avons ici à faire à un écrivain expérimenté malgré son jeune âge, et porté par la flamme de sa tâche intellectuelle et théorique.
CRITIQUE DE LA COLONIALITÉ DU POUVOIR, DU CAPITALISME ET DE L’EUROCENTRISME
L’auteur nourrit son analyse de différentes lectures, tirées pour l’essentiel de la littérature liée au système-monde capitaliste et d’écrits postcoloniaux apparus dans notre Amérique ces dernières années. Il propose ainsi une étude de ce continent fondée sur la thèse selon laquelle le colonialisme qui s’est imposé sur ces terres avec ce qu’on a nommé à tort la « découverte de l’Amérique » par les Espagnols est resté intact durant les cinq derniers siècles, malgré l’indépendance du XIXe siècle sur laquelle on a tant glosé. La conquête sanglante de a établi des formes de subordination, de domination et d’exploitation qui, dans le fond, malgré quelques changements mineurs, sont demeurées inchangées. Parmi ces aspects, l’auteur met en évidence l’eurocentrisme et notre statut de « périphérie du capitalisme » – fournisseuse de matières premières dans une espèce de tragédie ininterrompue, récemment renforcée par la signature des accords de libre-échange avec les puissances capitalistes hégémoniques. L’étude aborde également l’instauration de la colonialité du pouvoir ; par cette expression, empruntée surtout au penseur péruvien Aníbal Quijano, l’auteur fait référence à la dépendance historico-structurelle qui a modelé les sociétés latino-américaines depuis la conquête des Amériques et qui s’est fondée dès le début sur la subordination violente et symbolique des indigènes à l’absolu universel de l’Occident. Dans cette perspective, l’auteur analyse le processus d’exclusion qui a présidé à la formation des États-nations, à la suite de la rupture avec les métropoles européennes. Dans ces nouveaux États, en effet, la majeure partie de la population a été marginalisée et considérée comme inférieure par les classes dominantes, qui se prétendaient continuatrices du legs européen et se sont basées sur les mêmes préjugés d’une prétendue supériorité raciale et culturelle. Cette attitude a tout simplement marqué l’émergence du colonialisme interne, qui a remplacé le colonialisme des Européens, mais a maintenu la même logique de ségrégation, de domination, de racisme et d’exploitation contre les Noirs, les Indigènes et les Métis, imposée en Amérique depuis la fin du XVe siècle. Ainsi, à partir de la notion de colonialité du savoir, Martínez examine les caractéristiques de l’eurocentrisme qui a vu le jour à l’époque coloniale, mais qui subsiste encore à l’heure actuelle et s’exprime dans les milieux universitaires à travers les sciences sociales, lesquelles reproduisent la dépendance et la domination coloniales, tout en recourant à d’autres langages ou en adoptant des positions épistémologiques différentes. Prenant le contre-pied de cette perspective eurocentrique, l’auteur de ce livre affirme qu’il est nécessaire de prôner une décolonisation des sciences
sociales pour aller au-delà des paradigmes épistémiques néocoloniaux, ce qui est indispensable au processus de libération des sociétés latinoaméricaines du fardeau colonial. L’auteur se garde bien de tomber dans les réductionnismes propres à certains courants de la théorie de la dépendance qui ne faisaient qu’exalter les formes de subordination coloniale sans étudier les mécanismes de lutte et de résistance des peuples. Il faut relever que dès la constitution du colonialisme les peuples indigènes et, par la suite, les Africains réduits en esclavage ainsi que les Métis livrèrent une lutte acharnée, et cette lutte se poursuit aujourd’hui encore dans diverses régions de notre continent. REVENDICATION D’UNE ANALYSE DE LA RELIGION EN TANT QUE CRI DE RÉVOLTE DES PAUVRES CONTRE L’EXPLOITATION
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Comme l’indique le titre même de l’ouvrage, la religion traverse tout le livre, avec pour prémisse de ne pas seulement ni exclusivement la considérer comme l’« opium du peuple » (sans exclure, bien entendu, la possibilité que la religion sous son aspect dominateur et oppressant continue à jouer ce rôle), mais également de la voir comme un vecteur de résistance, d’espoir, de lutte et de rédemption. Pour cela, l’auteur se base sur les apports de Ernst Bloch, qui sont nourris et complétés ici par les contributions de Enrique Dussel, Frei Betto, Leonardo Boff et Ernesto Cardenal. En s’appuyant sur Ernst Bloch, Martínez rappelle que, pour le penseur allemand, la religion exprime un désir utopique de rédemption et est, en même temps, ambivalente, car « elle peut renforcer de façon idéologique et politique un système d’oppression ou, au contraire, tenir lieu de discours critique de cette domination ». C’est ce dernier aspect que Martínez souligne dans l’ensemble de son ouvrage, puisqu’il cherche à établir les mécanismes par lesquels, dans notre Amérique, la religion en tant que « christianisme des pauvres », pour reprendre la belle expression de Michael Löwy, devient subversive et s’oppose à différentes formes d’exploitation, de subordination et de dépendance. Considéré à partir de sa dimension utopique et subversive, le phénomène religieux devient clairement la pierre angulaire de la lutte contre le capitalisme et l’impérialisme présents sur notre continent. Cette tendance a pu être observée au cours de la seconde moitié du XXe siècle avec l’émergence de la théologie de la libération, qui a orienté certaines actions et réflexions critiques et révolutionnaires au Brésil et dans d’autres pays de notre Amérique. Au sujet de cette autre façon de voir la religion, Martínez reprend une citation de Bloch de laquelle il ressort que la religion ne doit pas être exclusivement lue comme étant l’opium du peuple, car
cela dépend des hommes, et aussi des circonstances dans lesquelles les sermons du ciel ont été dispensés. Pour ne citer qu’un exemple : que l’on songe à la prédication de Thomas Münzer qui, bien que se référant fréquemment « aux serviteurs célestes », n’était pas de l’opium pour le peuple. Que toutes les clartés projetées par la lanterne magique du rêve dans le royaume des ombres ne soient indifféremment que de purs produits de l’imagination, cela dépend une fois encore de la définition et des frontières du réel atteintes à telle ou telle époque (Bloch, III : ) 1.
Cette approche théorique, méthodologique et politique de la religion est particulièrement importante pour nous aujourd’hui si l’on considère, d’une part, l’émergence des luttes anticapitalistes menées par des gens du peuple profondément religieux et, d’autre part, l’imposition de divers fondamentalismes, parmi lesquels celui du marché (le néolibéralisme). Concernant ce dernier point, il est vital que les nouvelles idoles de la mort, comme les appellent les théologiens de la libération, jettent le masque. Ces idoles renforcent la domination et l’exploitation, au nom de forces « objectives » et « incontrôlables », tel le marché (un euphémisme de notre temps pour éviter de prononcer le vrai nom de la « bête », le capitalisme), guidé par une prétendue « main invisible », qui détermine qui sont les « bons » (les capitalistes et leurs partisans, regardés comme les vainqueurs) et les « méchants » (les pauvres et les exclus de la société, considérés comme des ratés et des perdants inefficaces et improductifs) du film, selon un scénario préétabli dans le style vulgaire de Hollywood. Quant au premier aspect, celui de la lutte des croyants pauvres, il est important que, au sein de l’abandon de la réflexion théorique et de la prostration politique d’une grande partie de ceux qui se présentaient comme révolutionnaires et qui ont adopté le langage du conformisme social, accepté le défaitisme politique et considèrent désormais le capitalisme comme indépassable, les théologiens de la libération, comme Leonardo Boff, soutiennent des affirmations d’une incroyable lucidité. Chaque oppression spécifique réclame une pratique de libération particulière. Cependant il ne faut pas oublier l’oppression fonda1. Nous avons adopté la manière anglo-saxonne de référencer les ouvrages en
signalant le patronyme de l’auteur, l’année de parution de l’édition citée et, le cas échéant, la pagination. Sauf pour Le Principe Espérance de Ernst Bloch, où l’indication du tome est suivie du numéro de page. Les références complètes des œuvres citées sont données dans la bibliographie qui se trouve à la fin du présent volume (NdÉ).
mentale, qui est socio-économique. Les autres types d’oppression sont toujours déterminés par l’oppression socio-économique, qui amène à la lutte des classes […]. En elle, les groupes montrent leur antagonisme et leurs intérêts irréconciliables. La lutte de la femme, du Noir ou de l’Indien met en jeu des groupes qui ne sont pas, par nature, antagoniques. […] l’ouvrier exploité dans notre système ne pourra pas se mettre d’accord avec le patron qui l’exploite. Cette oppression socio-économique aggrave les autres : plus les Noirs, les Indiens et les femmes sont exploités, plus cela signifie qu’ils sont dominés (Boff, : -).
CORPS DES TRAVAILLEURS ET DE LA NATURE
On retrouve cette idée fondamentale à plusieurs moments de l’enquête. Elle est tirée de l’analyse classique et insurpassable de la Critique de l’économie politique de Karl Marx, dans laquelle sont mis à nu les mécanismes centraux qui, dans la logique capitaliste, détruisent la nature et anéantissent les êtres humains, y compris physiquement. Concernant l’exploitation des travailleurs, l’auteur reprend à nouveaux frais l’analyse de la création de la notion de plus-value, recourant sans crainte à ce terme aujourd’hui banni par les tendances dominantes des sciences sociales et de l’économie dans les divers espaces de notre Amérique où se sont implantées les usines et les fabriques de la mort, où est produite la plus-value que se sont appropriée les capitalistes du pays comme les étrangers, ce qui explique en grande partie l’accentuation des inégalités locales et mondiales entre une poignée de riches et un grand nombre de pauvres et d’indigents. À propos du corps, Luis Martínez se base sur des prémisses très différentes de celles que l’on retrouve dans un certain discours postmoderne et dans des études culturelles qui s’intéressent au corps consommateur et sensuel de certains secteurs de la petite bourgeoisie et non au corps outragé des travailleurs. Selon Martínez, il convient par conséquent de partir du domaine de la production, lieu de l’exploitation directe. C’est le cas des
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LE CAPITALISME EN TANT QUE RELATION DESTRUCTRICE DES
Nous avons repris cette citation de Boff, rapportée par Martínez dans ce livre, car nous pensons qu’elle éclaire l’importance de l’analyse des classes en Amérique latine, de même qu’elle montre le sens profond de l’analyse sociale réalisée par la théologie de la libération pour percer les mécanismes d’exploitation qui entretiennent l’inégalité sur le continent, où les pauvres sont de fervents croyants.
maquiladoras 2, qui s’étendent aujourd’hui comme une tache d’huile sur tout le continent. Dans les maquiladoras, c’est dans la douleur, et parfois même dans le sang, que l’on produit les objets discursifs du récit colonial que sont les prétendues marchandises postmodernes. La maquiladora est un élément fondamental et « occulte » – tout comme l’est la valeur de la marchandise – des firmes internationales […]. Derrière les vitrines et les marques se trouvent non seulement un processus d’objectivation du travail, mais aussi une pratique historique de l’exploitation matérielle de la périphérie par le centre.
La reprise de l’analyse en termes de théorie de valeur-travail et de domaine de la production permet à l’auteur de situer les conditions d’exploitation dans lesquelles sont produites les diverses marchandises achetées et vendues de par le monde. Dans ce domaine, les centres commerciaux jouent un rôle prédominant. Un chapitre leur est d’ailleurs consacré, qui reprend l’analyse de la corporalité à partir d’un point de vue différent, répétonsle, de celui de l’habituelle logorrhée du postmodernisme, qui exalte, de manière isolée, la question de la consommation individuelle, ignorant le caractère central de la production et de l’exploitation. Le centre commercial est la cathédrale de notre époque. Les marchandises y défilent, brillant de mille feux, comme si elles avaient une vie propre et que leur présence dans ces vitrines était le résultat d’un souffle divin et non le produit du travail humain. Un travail qui, en outre, est de plus en plus dégradé et occulté. Dans ces centres de consommation, on a voulu effacer les différences de classe, d’où cette impression caractéristique d’asepsie, d’ordre et de discipline. Mais en fin de compte, ce qui est reproduit là-bas, c’est l’American way of life, marqué par l’esprit de classe et l’exclusion, qui transforme chaque centre commercial en un apartheid à petite échelle, c’est-à-dire en « une forme spécifique de ségrégation qui repose sur des caractéristiques somatiques, économiques et culturelles ». En ce qui concerne la destruction de la nature, le second aspect néfaste du capitalisme, Luis Martínez mentionne les causes structurelles de l’écocide qui est en marche. Pour cela, il se fonde, une fois de plus, directement sur 2 Maquiladora ou maquila : terme péjoratif, d’usage principalement latino-
américain, qui désigne une manufacture où sont ignorés les droits du travailleur, une usine bénéficiant d’une exonération des droits de douane pour produire à un moindre coût des marchandises élaborées ou transformées à partir de composants importés. Équivalent de sweatshop en anglais, parfois traduit en français par « atelier de misère ». En castillan, il s’agit de la quantité de grain, de farine ou d’huile laissée au meunier pour son travail (NdÉ).
L’ouverture d’esprit et la fermeté politique d’un auteur se révèlent en grande partie dans les sources qui inspirent ses recherches. Dans le cas de Luis Martínez, les sources théoriques sont diverses et multiples : différentes tendances du marxisme (Antonio Gramsci,Walter Benjamin, l’École de Francfort, Ernst Bloch, Michael Löwy), l’analyse du système-monde (Immanuel Wallerstein), la philosophie de la libération (Enrique Dussel), le postcolonialisme (Aníbal Quijano et Walter Mignolo), les études subalternes (Ranajit Guha), la théologie de la libération (Leonardo Boff et Frei Betto) et bon nombre d’autres auteurs que nous ne citerons pas mais que le lecteur pourra retrouver dans la bibliographie très fournie à la fin du présent livre. Évidemment, il ne suffit pas de répertorier la diversité des sources bibliographiques, encore faut-il souligner la lecture personnelle et critique qu’en fait l’auteur. À cet égard, dans les divers essais qu’il a rédigés ici, l’auteur
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les théories de Marx, les agrégeant aux idées de Bloch et aux perspectives environnementales de la théologie de la libération émanant principalement de Leonardo Boff. De Marx, il reprend l’idée fondamentale selon laquelle le capitalisme détruit la nature en raison de l’accroissement de son processus de marchandisation et que l’art de saigner à blanc le travailleur représente également l’anéantissement des conditions de production, autrement dit les milieux physiques et naturels. De Bloch, il reprend l’idée d’« humanisation de la nature », qui a déjà été énoncée par Marx dans les Manuscrits de et qui permet de rompre avec cette fausse dichotomie écocidaire entre l’humanité et la nature, comme si nous ne faisions pas partie de la nature et comme s’il n’y avait guère de limites naturelles à l’action du capitalisme. C’est pourquoi Luis Martínez mentionne, chemin faisant, la complémentarité et non l’antagonisme entre le « principe Espérance », défendu par Ernst Bloch, et le « principe Responsabilité », énoncé par Hans Jonas – un critique de Bloch –, complémentarité déjà présente chez Leonardo Boff dans sa proposition de créer une nouvelle bio-civilisation qui reposerait sur cinq piliers : l’utilisation durable des ressources naturelles limitées ; la primauté de la valeur d’usage sur la valeur d’échange ; un contrôle démocratique exercé par le peuple et non dirigé de manière totalitaire par le marché ; un ethos fondé sur la responsabilité universelle, qui préconise la solidarité, la compassion, l’entraide ; enfin, la spiritualité, « expression de la singularité de l’Homme et non […] monopole des religions ».
procède de la manière suivante. Tout d’abord, il reprend la pensée d’un auteur donné (comme Ernst Bloch ou Slavoj Žižek) le plus fidèlement possible. À partir de là, il envisage de nombreux aspects liés non seulement aux idées de ce penseur, mais aussi aux conséquences qui découlent de ce mode de réflexion et qui touchent d’autres aspects de la pensée et de la réalité sociale de notre Amérique. Grâce à ce procédé analytique, l’auteur nous entraîne sur des chemins inattendus et surprenants. C’est le cas lorsque, par exemple, après avoir analysé certains aspects fondamentaux du « principe Espérance », il en recherche les traces dans l’œuvre du théologien de la libération Leonardo Boff, qui affirme dans un texte tout en force et en conviction : « Je refuse d’accepter que la souffrance de millions d’esclaves, d’Indigènes et d’offensés de notre histoire ait été vaine. Je crois plutôt que cette souffrance a permis une telle accumulation de force et une telle exigence de transformation que, finalement, les temps sont déjà mûrs. Dans le cas contraire, l’histoire serait absurde, et le cynisme des plus recommandables » (Boff, : ). C’est là que se rejoignent la mémoire historique de la lutte des pauvres et l’espoir d’un futur différent. En d’autres mots, c’est là que réapparaît la force vitale de la philosophie de l’espérance de Ernst Bloch. Celle-ci n’est toutefois plus alimentée par l’Europe conservatrice que nous connaissons aujourd’hui, mais par les projets sociaux anticapitalistes qui voient le jour dans divers lieux de notre Amérique. L’ouverture d’esprit de notre auteur lui permet de s’entretenir avec une grande partie des représentants du postmodernisme, pour affronter de façon critique les banalités postmodernes sur la fin des projets d’émancipation, le conformisme de ce courant et, en dernier ressort, son apologie du capitalisme comme s’il s’agissait en réalité de la fin de l’histoire. À ce sujet, il remet en question l’éclectisme du postmodernisme, qui réduit les diverses opinions sur la société à des « paramètres éthiques », d’où l’on postule l’acceptation de tout, car tout « peut se concevoir comme une “expérience esthétique”, des meurtres d’enfants dans les rues du Brésil aux agressions d’étrangers dans un métro de Barcelone, en passant par l’aide humanitaire propre à la philosophie des ONG ou l’éco-tourisme des “bonnes consciences” européennes ». Débattant du logos postmoderne, qu’il apparente à la culture New Age, Luis Martínez revendique l’importance de la raison, non du point de vue du bourreau, mais sous l’impulsion révolutionnaire et contestataire, dans la mesure où la raison s’articule autour d’un projet de transformation sociale dont nous avons tant besoin. Nous en avons besoin, en effet, pour surmonter la crise de civilisation – et l’écocide qui touche actuellement le Golfe du Mexique,
résultat d’une recherche pétrolière insatiable –, à laquelle nous a conduits le capitalisme, et pour construire à la place une société émancipée, libérée de l’exploitation et des diverses formes de domination coloniale. Renán Vega Cantor Prix « Libertador al Pensamiento Crítico » Bogota, juin
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Les textes de l’ouvrage que le lecteur tient entre ses mains ont la même origine, encore qu’ils aient été écrits sous différentes latitudes. Comme le note Renán Vega Cantor dans sa préface, ils sont nés à la fois de la rage et de l’espoir. De la rage face à l’extrême pauvreté dans laquelle vit la plus grande partie de l’humanité et face à la terrible exploitation qui mène la vie humaine et celle de la planète au bord de la destruction. Ne voyez dans cet emportement aucune pointe d’ingénuité, comme celle des « bonnes âmes » quand elles voient des enfants mourir de faim et qui sont touchées par la souffrance des laissés-pour-compte. Non ! Notre haine est tout autre. C’est une haine de classe. C’est celle d’une rage empreinte de dignité. Ce sont précisément les mouvements sociaux – comme autre expression de la lutte des classes – à caractère émancipateur qui nous montrent la possibilité de rompre avec le continuum de l’histoire. L’Espérance de ce qui n’est-pas-encore-là, mais qui nous oblige à agir puisqu’elle donne un sens, non seulement aux luttes de libération, mais aussi aux questions que nous nous posons sur la non-vérité des discours. C’est la notion de colonialité qui donne la mesure de notre questionnement. Matrice coloniale du pouvoir, la colonialité signale toute reconfiguration de rapports de pouvoir de type colonial. Dépassant les dominations économiques, politiques, juridicoadministratives directement produites par le colonialisme moderne, ces formes renouvelées du rapport colonial ont une portée épistémique dans leurs expressions culturelles, intellectuelles ou idéologiques. Bien que cela paraisse étrange, les courts essais réunis dans cet ouvrage sont le résultat de longs voyages, de multiples discussions et de divers apprentissages. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils soient terminés. Bien au contraire. Ce sont quelques suggestions et pistes que j’aimerais partager dans le but de continuer à avancer sur les chemins de l’espoir, puisque « nous avançons en posant des questions et en écoutant ».
Certaines versions préliminaires ont déjà été présentées lors de colloques, voire publiées dans des revues universitaires. Cependant, en vue d’une meilleure compréhension, ces textes ont été revus et retravaillés pour l’édition mexicaine traduite ici 1. Cet ouvrage est divisé en deux parties. La première partie, intitulée « Entéléchies et cathédrales », est une interprétation critique de la relation entre la modernité hégémonique et la dynamique du capital. C’est la raison pour laquelle, dans cette partie, nous nous sommes vu obligé de critiquer les apparences, car si nous voulons contribuer au processus d’émancipation de l’humanité, nous devons remettre en question les vérités sacralisées. On ne saurait dès lors se dispenser d’évoquer et de critiquer la forme hégémonique, autrement dit le système capitaliste en tant que rapport social spécifique et ses diverses expressions. Nous tenterons de mettre en évidence le caractère religieux du capitalisme pour pouvoir ainsi rendre compte de ses spécificités en Amérique latine. La seconde partie, « Utopie et libération », répond à notre désir de comprendre les propositions critiques élaborées sur notre continent. Le noyau subversif de la fonction utopique – exprimée dans la théologie de la libération – mérite d’être considéré comme un projet révolutionnaire. Ce projet a reçu divers noms : transmodernité, bio-civilisation, éco-socialisme, entre autres appellations, sans pour autant entraîner des désaccords irréconciliables, car ces projets privilégient tous la libération de l’Humanité et de la Terre. Il est indéniable que les contributions de la théorie critique et de la philosophie de la libération jouent un rôle important dans le développement de ces réflexions, puisqu’elles nous permettent de reconnaître le mouvement perpétuel et les contradictions inhérentes à la réalité, la géopolitique des lieux d’énonciation, le noyau émancipateur de la ratio libératrice ainsi que les mécanismes ethno-raciaux de domination et d’exploitation. Il me reste à dire ma dette et mon admiration pour les mouvements sociaux et les personnes qui m’ont inspiré nombre de questions que j’expose dans cet ouvrage. Au risque de ne pas 1 Les références de première parution de ces textes sont données au début de
chaque chapitre.
tous les citer. Je suis particulièrement redevable au marxiste insubordonné qu’est Michael Löwy, véritable intellectuel organique qui m’a beaucoup appris au cours de ces années. Je tiens à exprimer ma reconnaissance à Fernando Matamoros Ponce, à David Carbajal López, à Juan Carlos Martínez Andrade, à Alí Calderón et, tout spécialement, à Marianna Musial, qui ont également été complices de cette aventure intellectuelle. Je veux remercier Patrick F. van Dieren pour cette édition française, signe de sa confiance et de son soutien ; et également Lucie Kaennel pour son excellent travail d’édition sur ce volume. Il va de soi que j’assume l’entière responsabilité des erreurs.
Luis Martínez Andrade Cité internationale universitaire de Paris
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In memoriam Frantz Fanon (1925-1961)
Eduardo Galeano (1940-2015)
Marx expose la corrélation causale entre l’économie et la culture. Ici, ce qui importe, c’est la corrélation expressive. Il faut présenter non plus la genèse économique de la culture mais l’expression de l’économie dans sa culture. Walter Benjamin (2002 : 476)
Première partie
Chapitre
1
« Colonialidad del poder : el grillete de nuestra historia », Revista Temas. Cultura, Ideología, Sociedad, no 65, La Habana (Cuba), 2011, pp. 4-13. 2 Soulignons que pour Marx (1962), la forme désigne les modalités concrètes de production et de reproduction sociale, c’est-à-dire les processus sociaux spécifiques de rapports asymétriques et contradictoires.
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1 Ce texte est une version revue et augmentée d’un article paru sous le titre :
Le XVIe siècle n’a pas seulement façonné l’identité de ce qui allait devenir plus tard l’Amérique latine ; il a aussi été le cadre de l’émergence du système-monde capitaliste (Wallerstein, 1999a), de l’apparition de la colonialité du pouvoir (Quijano, 2000) et de l’avènement de la modernité (Dussel, 1992b). Ces événements ont profondément marqué la dynamique endogène et exogène des différentes sociétés comme des différents groupes humains. À la fin du XVe siècle et à l’aube du XVIe siècle sont apparus des phénomènes capitaux dans l’horizon de la vie quotidienne (Lebenswelt) des êtres humains. a été un moment constitutif dans l’imaginaire collectif de la subjectivité occidentale moderne, puisque cette date a impliqué non seulement la négation de l’autre, mais aussi la négation pragmatique et concrète du dis-tinct (Dussel, 1992b). Le capitalisme, la modernité et la colonialité apparaissent simultanément et, dès lors, l’analyse (diachronique ou synchronique) sous la forme 2 socio-historique de l’un de ces phénomènes ne doit pas être séparée de l’étude de cette triade civilisatrice. La colonialité, la modernité et le capitalisme sont des phénomènes qui s’entrecroisent et ont façonné différents rapports de domination, divers mécanismes de contrôle et de multiples formes d’exploitation au bénéfice des élites. Tout au long de l’histoire latino-américaine, le phénomène de colonialité a présenté des caractéristiques similaires (domination, racisme, humiliation, contrainte, violence), nuancées de différents paradigmes (hispanisation, eurocentrisme, American way of life). En ce sens, nous pourrions dire que la colonialité est une
forme socio-historique déterminée sur le plan géopolitique. Le processus de colonialité ébranle tous les aspects de la réalité sociale, c’est-à-dire que sa dynamique téléologique peut se retrouver dans le milieu culturel, épistémologique, politique, religieux, éducatif, etc.3 C’est pourquoi le phénomène de colonialité est relié à divers projets de domination mis en place par les classes hégémoniques. La marchandisation de la vie sociale et la fétichisation du pouvoir doivent être étudiées sous un angle critique et négatif, étant donné que la réalité doit être perçue comme un mouvement perpétuel fait de ruptures constantes et d’explosions continues. Comprendre (verstehen) et expliquer (erklären) 4 la société demande une reconnaissance de son caractère conflictuel et contradictoire. Du point de vue de la différence coloniale épistémique 5, point de vue qui est le nôtre, nous analyserons de façon critique les paradigmes ou horizons civilisateurs de l’Amérique latine. Cependant, ce travail doit d’abord se concentrer sur le processus de néocolonialité en Amérique latine. C’est pourquoi nous ne développerons pas d’arguments historiographiques, mais bien une déconstruction socio-historique de la forme coloniale/ moderne/capitaliste. En deuxième lieu, il est évident que les rapports sociaux ne sont pas homogènes et encore moins statiques. Néanmoins, nous pouvons observer certains traits communs (domination, résistances, luttes, conflits, etc.) qui les confi3 La logique du pouvoir et les processus de fétichisation (gnoséologiques, écono-
miques, historiques, etc.) sont intimement liés, non seulement à des niveaux socio-politiques, mais aussi dans l’espace épistémique. C’est pour cela qu’une critique de la société (et de ses concepts) doit s’accompagner d’une critique épistémique. Inutile de dire que nous partageons la conviction que la réalité est plus complexe que la théorie (Feyerabend, 1988) et que donc la division de la réalité en plusieurs milieux est uniquement analytique. 4 L’opposition ou fausse antinomie – pour utiliser l’expression de Wallerstein (1995) – entre compréhension et explication a été un obstacle au développement théorico-méthodologique des sciences sociales historiques. Opposer les sciences nomothétiques et les sciences idéographiques est tout aussi dangereux que d’opposer l’individu et la société. D’où la nécessité d’une « penséeautre » (Khatibi, 1983) pour comprendre et expliquer les tensions, les luttes et les contradictions qui apparaissent dans la trame socio-historique. 5 Walter Mignolo (2007 : 9-10) a souligné la potentialité et la force de la pensée frontalière ou subalterne (border thinking) dans la création d’instruments conceptuels contre-hégémoniques qui défient épistémiquement et géopolitiquement les « vérités » du pouvoir. Selon lui, la distinction entre différence impériale et différence coloniale est capitale, car elle présente des espaces-temps différents, tracés géopolitiquement par la logique du capital et du pouvoir colonial.
gurent 6 en tant que sociétés colonisées. Finalement, nous préciserons que ce n’est pas la réalité qui doit s’ajuster aux théories, aux concepts ou aux catégories, mais que ce sont bien les outils analytiques qui doivent être appropriés à l’analyse critique et analytique de cette forme sociétale. EGO CONQUIRO ET SUBJECTIVITÉ MODERNE
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social spécifique. Étant donné que le capitalisme central diffère du capitalisme périphérique, le processus de colonisation du Mexique est différent de celui du Pérou ou de celui de l’Argentine. Dans les deux cas cependant, nous pouvons rencontrer certaines similitudes telles que le racisme, la violence, la répression, la suppression ontique et la négation ontologique. 7 Les premières caravelles construites par les Portugais en 1441 n’étaient pas parmi les plus perfectionnées en matière de navigation. Les jonques chinoises, par exemple, mesuraient 120 mètres de long sur 35 mètres de large et pouvaient transporter jusqu’à 1 000 tonnes. Le Santa María de Colomb, quant à lui, ne mesurait que 28 mètres. Gavin Menzies (2007) et Enrique Dussel (2004) montrent qu’en 1423, les Chinois avaient déjà cartographié le globe et savaient que la Terre était ronde. Quant à Kenneth Pomeranz (2010), il a relevé l’importance de la Chine en tant que puissance culturelle et économique jusqu’au XVIIIe siècle.
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6 Le capital n’est pas seulement une figure analytique, c’est également un rapport
est une date charnière dans la construction de la subjectivité occidentale moderne car elle marque le début de moments constitutifs de la formation de sa conscience symbolique concrète. Le janvier de cette année-là, Boabdil est contraint d’abandonner Grenade. Le février, Torquemada présente son projet visant à expulser les juifs. Le avril sont signées les Capitulations de Santa Fe. Le juillet, conformément au décret d’expulsion, les juifs commencent à quitter la Castille et l’Aragon et le octobre, se produit la « rencontre » entre des mondes commercialement et idéologiquement déconnectés. C’est au milieu de ces bouleversements d’ordre politique, social et culturel du monde ibérique que naissent les mythes d’une modernité inquisitrice, prophétique et apocalyptique. La « découverte de l’Amérique » est un mythe construit par la narration européenne. La légende des trois caravelles 7 qui ont levé l’ancre des îles Canaries le septembre, commandées par un Génois, sert de substrat idéologique au récit historiographique occidental. Affirmer que les Européens sont les premiers à avoir débarqué dans le « Nouveau Monde » permet de consolider la « vision unique de l’histoire ». Par là, nous devons entendre, avec Walter Benjamin (1983), une représentation du passé construite
par les classes et les groupes dominants. La « découverte de l’Amérique » n’a été, du point de vue des Européens, qu’une reconnaissance de cartographies existantes. Enrique Dussel (1992b) fait observer que la mappemonde de dessinée par Heinrich Hammer, également connu sous le nom de Henricus Martellus, atteste la présence de notre continent. Pomeranz (2010), Mignolo (2005) et Dussel (2004) ont souligné divers facteurs politiques, commerciaux et sociaux qui ont conditionné l’entreprise de Colomb. Il faut se souvenir qu’à cette époque la Mare nostrum n’était pas le « centre » du « marché interrégional », puisqu’il se trouvait alors dans la région de la mer de Chine et de l’Asie du Sud-Ouest, dont les frontières s’étendaient de l’Hindoustan à la Chine. L’Europe avait besoin de la Chine, comme le rappelle Walter Mignolo (2001 : 22) : « La route de l’Atlantique apparaît comme une solution au blocus ottoman de la route terrestre vers la Chine et l’Inde ». L’importance de la Chine est un facteur essentiel pour comprendre les raisons du Génois et la formation du systèmemonde. Menzies (2007) et Dussel (2004) soulignent que les Chinois avaient déjà fait le tour des mers du globe au cours de la première moitié du XVe siècle. Cependant, à la suite d’une décision de la dynastie Ming (-), la Chine abandonna la conquête maritime en . Cet événement peut évidemment expliquer l’absence de pouvoir naval et commercial de la Chine sur le « marché-monde », ce dont par la suite l’Europe allait tirer parti au cours de ses traversées. La décision prise par l’empire réduit à néant les chances de la Chine d’exercer un monopole sur l’Atlantique. La Chine était le « centre » commercial du marché euro-afroasiatique et, en raison de sa suprématie technologique, économique et militaire, elle n’avait pas besoin d’étendre sa domination maritime. Ce n’était pas, en revanche, le cas de l’Europe. Sur le plan commercial, il fallait impérativement que les Européens se fraient un chemin vers l’Orient. Dans leur quête incessante de nouvelles routes, les Européens sont tombés par hasard sur un continent différent, et ils se sont surtout emparés de l’Atlantique. Walter Mignolo (2001) défend l’idée que la naissance de la route de l’Atlantique au XVIe siècle a eu notamment deux conséquences fondamentales. D’une part, elle a permis de relier les routes commerciales d’Anáhuac avec celles de Tawantinsuyu et, d’autre
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& SUBJECTIVITÉ MODERNE
est de concevoir la modernité comme un phénomène propre et interne à la culture européenne. Indubitablement, cette perspective régionale et provinciale ne tient pas compte de différents facteurs mondiaux qui ont conditionné ce processus.
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8 La position de Weber (2006), Habermas (1988) ou Touraine (1992), entre autres,
part, de relier ensuite ces mêmes routes avec le marché-monde occidental, entraînant ainsi la création du système-monde. Selon Wallerstein (1999a), le système-monde est apparu au XVIe siècle, grâce à cette interconnexion de marchés-mondes. La perspective transatlantique, présentée par Wallerstein, est d’une importance capitale pour comprendre l’avènement du capitalisme et sa dynamique à l’échelle mondiale. L’hégémonie exercée sur l’Atlantique, dont l’Espagne et le Portugal sont les précurseurs, a fourni à l’Europe des ressources, des métaux et de la force de travail qui a permis par la suite l’essor de l’Occident (Rise of the West). Il faut souligner que, contrairement à Wallerstein (1995), Dussel (2004) affirme que l’hégémonie de l’Europe sur l’Atlantique n’est pas nécessairement la conséquence de sa position centrale dans le systèmemonde. Il faudra attendre le XVIIIe siècle et la révolution industrielle en Angleterre pour qu’elle occupe effectivement une place centrale. L’apparition de la route de l’Atlantique a été fondamentale dans la formation du système-monde, puisqu’elle a relié des marchés mondiaux commercialement déconnectés. La naissance du systèmemonde a eu lieu en même temps que l’avènement d’une première vision coloniale qui a entraîné l’imposition du travail forcé des Indigènes. En ce sens, le système-monde s’est fondé sur une « division raciale du travail » (Quijano, 2001), géopolitiquement déterminée. C’est pourquoi nous pouvons parler d’un systèmemonde moderne/colonial. Enrique Dussel (1993) soutient que la modernité est intimement liée au processus de colonisation de l’Amérique latine et des Caraïbes. Selon lui, la modernité n’est pas un phénomène exclusivement intra-européen 8, mais bien un processus qui se construit en relation avec une altérité niée, celle du monde indigène (Cemanáhuac). La subjectivité moderne commence avec la conquête de l’Amérique, puisqu’avant , l’Europe n’avait pas réellement conscience de sa propre supériorité. Elle était en revanche consciente
de la supériorité économique, intellectuelle et politique musulmane, chinoise et ottomane. La subjectivité moderne est marquée par la violence qui a été exercée sur les Indigènes par les Espagnols. Le dicton « Dieu est au ciel, le roi est loin et moi je commande ici 9 » est significatif, car il reflète le moment où se constitue l’ego moderne occidental. L’ego conquiro (« je conquiers ») précède de près d’un siècle l’ego cogito (« je pense ») de Descartes en . L’ego conquiro représente donc un moment « fondamental » dans la prise de conscience de la supériorité de l’Occident, car c’est le premier témoignage de la volonté de pouvoir de l’Européen. La ratio, en tant qu’instrument de domination, d’exclusion et de suppression, marquera, à partir de , une nouvelle ontologie. Selon Enrique Dussel, la modernité renferme des contenus ambivalents en tension constante, l’un d’eux étant lié au processus d’émancipation, c’est-à-dire au fait que l’Humanité sort de son état d’immaturité, tandis qu’un autre vise à justifier une praxis irrationnelle de la violence 10. Dans ce sens, le noyau libertaire de la ratio est accompagné d’une pulsion constante, celle de vouloir immoler les différentes altérités. Depuis qu’elle existe, la modernité a perpétué un sacrifice rituel constitutif de la subjectivité moderne occidentale. Cette liturgie s’est répétée tout au long des cinq derniers siècles et a fait un nombre incommensurable de victimes. La raison, le progrès et le développement sont les piliers du logos colonial. La figure messianique de la modernité cache son côté cruel, déprédateur et sanguinaire. Les crimes commis par l’ego conquiro de la subjectivité moderne occidentale ne doivent pas être oubliés au moment d’une destruction-libératrice car cela impliquerait le renforcement de l’impunité historico-culturelle des discours coloniaux. La vigilance épistémologique, pour reprendre les termes de Bourdieu (2002), ne doit pas disparaître de la mémoire. C’est-à-dire qu’au9 Cette maxime a été reprise par Marianne Mahn-Lot (1996 : 11). Malheureu-
sement, il nous semble que l’auteur ne l’a pas comprise dans son sens véritable, à savoir que cette maxime n’est pas seulement anecdotique, mais qu’elle est bel et bien l’expression d’une nouvelle ontologie qui sera la toile de fond d’une subjectivité moderne aux allures coloniales. 10 Dans le telos moderne, le barbare est coupable et doit être libéré par la raison immaculée. Ainsi la modernité est-elle perçue non seulement comme innocente, mais aussi comme émancipatrice.
delà de l’entéléchie de « neutralité axiologique », nous devons reconnaître les intérêts présents dans la configuration des espaces et des temps sociaux. SYSTÈME-MONDE ET COLONIALITÉ DU POUVOIR
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cette classification raciale. Alors que Quijano faire remonter l’origine du racisme au XVIe siècle et définit les fondements modernes/coloniaux du racisme en termes de Blancs, Indiens, Noirs et Métis, Mignolo soutient que la catégorie de Blanc n’existe toujours pas au XVIe siècle, étant donné que la « pureté de sang » se définit en termes religieux et par rapport au christianisme. Vers la fin du XVIIe siècle, cette notion de pureté de sang perd sa connotation religieuse et se réfère désormais à la pigmentation et à la couleur de la peau. Ce changement trouve ses origines dans les élucubrations d’Arthur de Gobineau. Cependant, hormis ce point de discordance, tous deux sont convaincus qu’à partir du XVIe siècle est apparue une classification asymétrique des individus et des groupes attachés à l’imaginaire occidental.
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11 Il existe une polémique très intéressante entre Quijano et Mignolo qui porte sur
Immanuel Wallerstein a introduit le concept de système-monde moderne pour désigner la formation, la composition et la dynamique du capitalisme à l’échelle mondiale. C’est dans une perspective transatlantique et surtout sous l’influence de la théorie de la dépendance qu’il a pu développer ses propres catégories analytiques, qui lui ont permis de comprendre et d’expliquer la logique du capital. Wallerstein soutient que, depuis son origine au XVIe siècle, le système-monde a engendré des inégalités structurelles entre les régions commerciales car les ressources provenant de l’Amérique ont permis son essor ainsi que l’établissement de rapports d’inégalité. Dans ce sens, l’Amérique latine s’est construite en tant que première périphérie de l’Europe. Ne perdons pas de vue, cependant, qu’il faudra attendre le XVIIIe siècle pour que l’Europe occupe la place centrale du système (Dussel, 2004). Pour l’Amérique latine et les Caraïbes, la naissance du systèmemonde moderne constitue l’émergence du premier horizon colonial. La domination hispano-lusitanienne a créé les conditions nécessaires pour aboutir, comme le décrit Aníbal Quijano, à la colonialité du pouvoir. De ce fait, système-monde moderne et colonialité du pouvoir sont collatéralement synchroniques. Ainsi, les rapports de domination entre colonisateurs et colonisés ont été organisés et établis à partir de l’idée de race 11. De cette manière, les peuples indigènes se sont vus spolier de leurs terres, mais également de leur identité. En d’autres termes, les
Aztèques, les Incas, les Mayas, les Araucans, les Aymaras, etc., ont tout simplement été relégués au rang d’« Indiens ». Il est intéressant de rappeler que, dans ce processus d’identification et de classification, l’Indigène n’a jamais arrêté de se battre contre le pouvoir colonial. Néanmoins, à partir de la conquête de l’Amérique s’est créé un nouveau rapport de pouvoir, non seulement racial et ontologique, mais aussi épistémique. La colonialité du pouvoir a évolué parallèlement à l’imposition d’un nouveau modèle cognitif. En effet, l’évangélisation des Indigènes est apparue comme une tentative de ne pas uniquement pénétrer dans le noyau éthico-mythique de leur imaginaire mais aussi dans la reconfiguration de leurs processus gnoséologiques. Aníbal Quijano (2000 : 202) dira que « l’Amérique, la modernité et le capitalisme sont nés le même jour ». Il répète ainsi que l’imposition du premier horizon colonial est contemporaine de la formation de l’Amérique hispanique au XVIe siècle. Par conséquent, l’émergence du capitalisme historique ne peut être séparée du spectre colonial en Amérique latine et des explosions de constellations qui impliquent des ruptures avec le pouvoir. L’idée de race s’est formée au cours des guerres de la Reconquista du monde ibérique, étant donné qu’à l’époque, les chrétiens de la Contre-Réforme ont amalgamé dans leur perception les différences religieuses et les différences phénotypiques (Quijano, 1998). Comment pourrait-on, en effet, expliquer autrement les certificats de pureté de sang que les vainqueurs exigeaient de la part des musulmans et des juifs ? Néanmoins, l’idée de race en tant que siège et source de rapports sociaux et culturels précis fondés sur des différences biologiques est venue d’Amérique, de la modernité et du système-monde. En même temps que ces classifications raciales se sont développées des pratiques sociales de domination, de contrôle et d’exploitation ethnico-sociales. Les sinistres conditions de travail et l’esclavage ont conduit à l’anéantissement quasi total des Indigènes des Caraïbes 12 et ont considérablement réduit le nombre d’habitants originaires d’Amérique. Étant donné que l’une de ses plus précieuses possessions, la main d’œuvre indigène, était en danger, le royaume de Castille prit alors la décision de passer de l’esclavage au servage. Les Espagnols établirent de nouvelles 12 Bartolomé de Las Casas estimait entre 1495 et 1503 à plus de trois millions le
nombre de disparus des îles Caraïbes.
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nombreuses polémiques. L’une des plus intéressantes est celle qui s’est engagée entre Ernesto Laclau et André Gunder Frank, qui ont débattu de la nature de la main d’œuvre dans les colonies espagnoles et se sont demandé si elle était libre ou féodale. Pour sa part, Wallerstein s’accorde avec Laclau pour dire que la main d’œuvre dans les colonies était féodale, mais il insiste sur le fait que les colonies espagnoles faisaient malgré tout partie du système capitaliste mondial. 14 Dussel mentionne que les premiers esclaves amenés d’Espagne ont débarqué à Saint-Domingue en 1504. « Sur l’île Hispañola, le “cycle du sucre” succéda au cycle de l’or en 1520. La production tropicale du sucre, du cacao et du tabac est à l’origine de l’exploitation de la main d’œuvre africaine, des esclaves amenés pour vivre et mourir dans les exploitations sucrières, pour le travail qui s’objectivera dans la valeur originaire du capital » (1992 : 145). L’esclave était alors considéré universellement et objectivement comme de la main d’œuvre dépourvue du droit d’être officiellement libre. 15 « Cette structure d’annexion de la force productive va de pair avec le mépris racial ; les Indiens subissent le colonialisme interne des Blancs et des Métis avec la bénédiction idéologique de la culture dominante, tout comme les pays d’Amérique centrale subissent le colonialisme étranger » (Galeano, 2007 : 148).
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13 Le colonialisme espagnol était-il capitaliste ? Cette question a fait l’objet de
formes de travaux forcés tels que le système de l’encomienda, un mode particulier de production articulé autour du capitalisme 13. De fait, « de cette manière s’impose une division raciale systématique du travail » (Quijano, 2000 : 204). L’organisation raciale du travail était articulée avec la dynamique du capital. Le taux de mortalité indigène a poussé les Européens à importer de la main d’œuvre grâce au commerce des esclaves 14. La force de travail d’origine indigène et noire était réduite à un simple objet au même titre que les produits qui allaient être exportés sur le marché européen et, étant ainsi inscrite dans la logique du système-monde, elle ne percevait aucun salaire. Il est notoire cependant que les principaux bénéficiaires de ce droit étaient les Espagnols et les Portugais – les races dominantes. Ainsi voyait le jour une pyramide sociale basée sur les différences raciales. La colonialité du pouvoir comme modèle de dominationexploitation s’est créée sur la base d’une organisation raciale du travail. En ce sens, race/travail constituent à partir du XVIe siècle les fondements des rapports sociaux non seulement asymétriques, mais aussi somatiquement différenciés 15. Selon Katzew (2004), la peinture de caste en est un exemple particulier, étant donné qu’elle contribue au moyen d’une représentation visuelle à la formation des identités raciales liées à la stratification sociale. Pour Katzew, cette peinture de caste suggérait un
principe de base : le sang blanc ou espagnol impliquait un certain statut civilisationnel, tandis que le sang noir était synonyme d’atavisme et de dégénérescence. De telles observations doivent être prises en considération, car elles contribuent de nos jours à nourrir l’imaginaire de la population latino-américaine. Le système-monde et la colonialité du pouvoir sont contemporains de la formation de la subjectivité moderne, dans la mesure où leur logos hégémonique est motivé par des rapports sociaux de contrôle, de domination et d’exploitation. La colonialité du pouvoir en tant que concept critique donne une idée de la dépendance historico-structurelle et des caractéristiques spécifiques du modèle de société en Amérique latine. Les singularités des peuples d’origine ont été violemment subsumées sous l’absolu universel 16 de l’Occident. L’indigène a lutté inlassablement 17 tout au long de ce processus d’identification et de classification, et la résistance face au pouvoir colonial n’a jamais faibli. Cependant, un nouveau rapport de pouvoir s’est instauré à partir de la conquête de l’Amérique, non seulement sur le plan social, mais également sur le plan épistémique. Edgardo Lander (2000) explique que l’epistémè occidentale procède par séparations et divisions de la réalité. La rupture entre sujet et objet est en corrélation avec la séparation helléno-chrétienne 18 16 Dans sa Dialectique négative, Adorno (1992) rend compte de la chosification
implicite dans les rapports sociaux aliénés et aliénants. L’identité en tant que point culminant d’un projet universel réifie les rapports de domination. Le cadre social est configuré par la lutte entre l’absolu universel et les non-identités. 17 Il existe une bibliographie très fournie sur les mouvements de lutte et de résistance des Indigènes, depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours. La mémoire, la tradition et les imaginaires sont présents dans les tensions du présent (Dussel, 1992b ; Galeano, 2007). 18 Dussel (1969) souligne que les Sémites conçoivent l’homme comme indivisible. C’est une position sui generis entre le dualisme anthropologique des Grecs et le dualisme, ou pluralisme, hiérarchique ontico-éthique des religions iraniennes. Les Égyptiens, par exemple, embaument et vénèrent le corps des défunts, alors que les Grecs le brûlent ou le jettent à la mer. Le Grec croit en l’âme divine et substantielle, contrairement à l’Égyptien qui considère la chair, le cœur comme le sujet de chaque personne en particulier. Quant aux Phéniciens, ils n’incinéraient pas le corps, mais le conservaient dans un sarcophage. Le Sémite, lui, n’acceptera pas l’anéantissement de l’individualité après la mort. Dans le cas du peuple d’Israël, l’anthropologie hébraïque élabore une dialectique entre la chair (basar) et l’esprit (ruah) qui lui permet de maintenir inaltérable le sens de l’existence humaine, lequel est contenu dans le terme de nefesh. L’être humain est chair et esprit, c’est-à-dire un être vivant et charnel. Cette totalité est assumée dans l’unité du nom de chacun, ce qui signifie une individualité irréductible. Les structures métaphysiques de la pensée sémitique s’opposeront toujours, sur le plan
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anthropologique, à l’ensomatose ou transmigration de l’âme dans des corps différents. En outre, précise Dussel (1969 : 28), basar ne signifie pas « corps », car cette notion n’existe dans la pensée hébraïque, mais bien « chair », ou encore la manifestation matérielle de la nefesh. Le « corps », au sens grec et cartésien, est seulement le « cadavre » (gufah). Dans le Nouveau Testament, basar sera traduit par sarx (« chair ») et non par sôma (« corps »). Jean dira : « Le Verbe s’est fait chair » (Jean 1,14) ; un Grec aurait dit : Le Verbe prit corps », ce qui est radicalement différent. 19 De la même manière, une colonialité de l’être a également été théorisée. En d’autres mots, il s’agit d’une théorie sur les aspects métaphysiques ou ontologiques qui subsument la différence sous la totalité hégémonique. Khatibi (1983), Fanon (2007), Dussel (2001), Mignolo (2003), entre autres, ont reconnu l’emprise d’une pensée coloniale en philosophie et en sciences sociales.
entre Dieu, l’être humain et la nature. En ce sens, les colonisateurs-évangélisateurs ont imposé une manière de connaître, basée sur la rupture entre le corps et l’âme, qui a entraîné une subalternisation des savoirs. La colonialité du pouvoir impliquait en même temps une colonialité du savoir. La dynamique téléologique de la colonialité du pouvoir et du savoir a entraîné une colonialité du faire de la société latinoaméricaine et caribéenne 19. Par ce concept de colonialité du faire, nous nous référons aux pratiques discursives coloniales, naturalisées principalement par la population métisse, dans un contexte symbolico-culturel. Si la triade « race/travail/genre » (Quijano, 2001) structure le concept de colonialité du pouvoir, une autre triade, « imaginaire/double conscience/habitus », configure celui de la colonialité du faire. La colonialité du faire nous permettra de distinguer les pratiques esthétiques, linguistiques, symboliques et culturelles, régulées par les rapports de pouvoir/colonialité entre les sujets. Les rapports sociaux impliquent indubitablement des luttes, des tensions et des ruptures. Néanmoins, le concept de colonialité du faire montrera les continuités des structures de domination. Le lien entre culture et pouvoir pourra être dévoilé grâce à cet outil analytique. Édouard Glissant (1997) utilise la notion d’imaginaire à propos de la construction symbolique qui permet à une communauté de se définir. Selon ce penseur antillais, ce terme n’a pas l’acception commune d’une image mentale et encore moins d’un sens technique où l’imaginaire fait la différence entre le Symbolique et le Réel. L’imaginaire n’est pas uniquement constitué dans et par le pouvoir colonial : il est également formé par des réponses ou des
ruptures des communautés, des groupes et des classes que le discours colonial implique dans sa propre description (Mignolo, 2000). À partir du XVIe siècle, nous assistons à une lutte des imaginaires (colonisateurs et colonisés) en constante transformation. En principe, les conquistadores tentent d’imposer leur imaginaire grâce à la religion pour, a posteriori, inculquer leurs propres valeurs, leur Weltanschauung, leur culture et leur morale. Il est fondamental de savoir que l’imaginaire, tout comme la réalité, n’est pas un processus figé, neutre et immobile. Au contraire, il est dynamique et en constante tension. D’autre part, le concept de double conscience (double consciousness) est introduit par le sociologue William Edward Burghardt DuBois (2007) pour caractériser le dilemme des subjectivités forgées par la différence coloniale, c’est-à-dire par l’expérience du monde de la vie (Lebenswelt) faite depuis la subalternité. Si DuBois emploie ce concept pour expliquer le sentiment particulier des Afro-américains en tant que groupe subalterne, nous pouvons, quant à nous, l’incorporer à la compréhension et à l’explication des processus de subjectivation des Criollos 20 ou des Métis des sociétés latino-américaines et caribéennes. Walter Mignolo (2000) est convaincu que le principe de double conscience est caractéristique de l’imaginaire du monde moderne colonial tel qu’il est vu par les empires. Selon lui, l’émergence de l’« hémisphère occidental » a marqué l’insertion des Criollos descendants d’Européens dans l’imaginaire colonial. Mignolo (2000 : 68) établit un distinguo entre Criollos blancs et Criollos noirs, étant donné que ces derniers « n’étaient pas la conscience héritée des colonisateurs et des immigrés, mais bien 20 En Amérique latine, les Criollos sont les descendants des Espagnols. Ils ont une
« double conscience » ; ils souffrent de ne pas être européens et ont en même temps la satisfaction de ne pas être indigènes. Le Diccionario de la lengua española de l’Académie royale espagnole donne toutefois plusieurs définitions, dont il est bon d’en rappeler ici quelques-unes : « 1. adj. À propos du fils, ou plus généralement d’un descendant de parents européens : Né dans les anciens territoires espagnols d’Amérique et de certaines colonies européennes de ce continent [c’est dans cette acception que nous l’utilisons principalement dans ce livre]. 2. adj. Se dit de la personne de race noire née dans ces mêmes territoires, en opposition à ceux qui furent amenés d’Afrique comme esclaves. 3. adj. À propos d’une personne : Née dans un pays hispano-américain, pour mettre en évidence qu’elle possède les qualités tenues pour caractéristiques de ce pays. 4. adj. Autochtone, propre et distinctif d’un pays hispano-américain. 5. adj. Spécifique, propre à l’Amérique hispanique. » (NdÉ.)
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la conscience héritée de l’esclavage ». La double conscience criolla blanche sera totalement distincte de la double conscience métisse, étant donné que la distance raciale sera toujours axiale dans les rapports sociaux du monde colonial. Le Criollo blanc affirmera sa différence par rapport à l’Europe en termes politiques ou culturels mais jamais en termes phénotypiques. De son côté, Frantz Fanon (1995) a analysé les processus de subjectivation vécus par les colonisés dans un contexte de discrimination raciale. Dans son essai Les damnés de la terre (2007 : 43), il montre les particularités existentielles de l’imaginaire colonial, où l’aspect somatique est essentiel dans l’établissement des rapports. « L’espèce dirigeante, affirme-t-il, est d’abord celle qui vient d’ailleurs, celle qui ne ressemble pas aux autochtones, “les autres” ». La double conscience du Métis est fondamentale dans la formation d’un habitus colonial. La colonialité du faire est évidente dans les pratiques discursives, qui impliquent des préférences, des goûts et des antipathies bien déterminés. Ce concept d’habitus nous semble indispensable dans une analyse de la domination, car sa force est de montrer les effets d’un système sur le faire de l’individu social. Alors que Bourdieu distingue divers habitus, nous relèverons et observerons quant à nous divers habitus coloniaux de classe. Comme tout concept, l’habitus ne doit pas être substantivé ; il doit, au contraire, montrer de manière dialectique les tensions, les luttes et les contradictions intrinsèques des rapports sociaux et, dans ce cas-ci, des rapports coloniaux. La triade que nous avons évoquée plus haut, « imaginaire/double conscience/habitus », façonne la colonialité du faire en Amérique latine et dans les Caraïbes. Sa spécificité doit être énoncée géopolitiquement, parce qu’elle est un processus dynamique et qu’elle est par conséquent hétérogène et explosive. Selon une autre disposition de l’habitus, la colonialité du faire met l’accent sur les traits symboliques et culturels des pratiques sociales. L’analyse de la vie quotidienne est essentielle dans les recherches des sciences sociales historiques. Nous pensons, dès lors, que ce concept est indispensable dans les études portant sur les processus culturels et sociaux des sociétés périphériques. La formation des États-nations en Amérique latine a renforcé la colonialité du faire et du savoir. Leur articulation dans le système-monde est liée au processus de disciplinement auquel a
été soumise la population latino-américaine. La reconfiguration de la colonialité du pouvoir au cours du XIXe siècle a influé sur la manière de comprendre la citoyenneté. En général, il ne suffisait pas d’être mâle (genre), il convenait également d’être blanc (race), d’être propriétaire foncier et de se distinguer de tout ce qui s’apparente à l’Indigène. Santiago Castro-Gómez (2000) mentionne trois pratiques disciplinaires qui ont contribué à façonner les citoyens du XIXe siècle : les Constitutions, les manuels de savoir-vivre et les grammaires de la langue. Selon lui, l’écriture a servi d’instrument de subjectivation dans l’invention de l’altérité niée. Toujours selon Castro-Gómez, la formation du citoyen en tant que « sujet de droit » n’est possible que dans le cadre de l’écriture disciplinaire et dans l’espace de légalité défini par la Constitution. C’est pourquoi la fonction juridico-politique des Constitutions consiste précisément à inventer la citoyenneté, c’est-à-dire à créer un ensemble d’identités homogènes susceptibles d’assurer la viabilité du projet moderne de gouvernance 21. La consolidation des États-nations dans l’espace latino-américain a été légitimée par l’entéléchie d’un passage inévitable vers la modernité. L’« état de nature » devait être transcendé dans l’« état politique » par l’intermédiaire d’appareils ou d’institutions géopolitiquement déterminés. C’est pourquoi tant l’organisation politique que les Constitutions ont été définies en fonction des paramètres occidentaux. L’État-nation et son corollaire, la citoyenneté, ont appliqué une logique de disciplinement sur le faire des individus et des groupes. La logique du pouvoir s’est transfigurée à l’aube du XIXe siècle, montrant que les rapports de domination tout comme les liens de résistance ne sont pas statiques et encore moins homogènes. 21 « La Constitution du Venezuela de 1 839 déclare par exemple que seuls peuvent
devenir citoyens les hommes mariés de plus de vingt-cinq ans sachant lire et écrire, possédant un bien foncier et exerçant une profession qui leur procure des revenus annuels qui ne sont pas inférieurs à 400 pesos. Obtenir la citoyenneté est alors un luxe dont seules pourront bénéficier les personnes présentant le profil exigé par le projet de la modernité. À savoir, un homme blanc, père de famille, catholique, propriétaire, lettré et hétérosexuel. Tout individu ne correspondant pas à ces critères (les femmes, les domestiques, les aliénés, les analphabètes, les Noirs, les hérétiques, les esclaves, les Indiens, les homosexuels, les dissidents) sera exclu de la “cité lettrée”, enfermé dans l’illégalité, soumis au châtiment et à la thérapie par cette même loi qui l’exclut » (CastroGómez, 2000 : 149).
& COLONIALITÉ DU POUVOIR
ou un bon gaucho, étant donné que toutes ces personnes étaient perçues comme appartenant au monde de la barbarie. Les manuels ont été écrits pour être un “bon citoyen”, pour réformer une partie de la civitas, de l’espace légal où résident les sujets épistémologiques, moraux et esthétiques dont la société a besoin […]. Les manuels de savoir-vivre deviennent la nouvelle Bible qui va préciser les comportements que le citoyen doit adopter dans les situations les plus diverses de la vie. C’est en effet de l’obéissance aveugle à de telles règles que dépendra son degré de réussite dans la civitas sur terre, dans le royaume matériel de la civilisation. La participation au banquet de la modernité exigeait le respect d’un corpus de normes qui servait à différencier du reste de la population les membres de la nouvelle classe urbaine émergente dans toute l’Amérique latine au cours de la seconde moitié du XIXe siècle […]. Le “processus de la civilisa-
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23 « Il n’existe aucun manuel pour être un bon paysan, un bon Indien, un bon Noir
l’imaginaire moderne, que ce soit dans le premier eurocentrisme (Kant, Hegel, Marx, Weber) ou dans le second (Touraine, Habermas, Taylor, Adorno).
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22 Enrique Dussel défend l’idée que le monde espagnol et portugais a été banni de
Le paradigme colonisateur s’en est trouvé transfiguré et s’est déplacé vers l’Europe centrale (Angleterre, Allemagne et France), et ce déplacement est d’autant plus significatif qu’il a impliqué la marginalisation du rôle de l’Espagne et du Portugal dans l’histoire moderne 22. Dans ce sens, l’Europe n’a pas seulement occupé la place centrale dans le système-monde ; elle a également commencé à forger une idéologie qui allait s’imposer dans l’imaginaire social. À partir du XIXe siècle, les sociétés latino-américaines ont souffert de l’influence des nouvelles puissances impériales (l’Angleterre, l’Allemagne et la France), ce qui n’a toutefois pas entraîné l’écroulement de la suprématie espagnole et portugaise. Même si l’administration du pouvoir avait changé de mains, le noyau criollo conservait de nombreux privilèges ; les controverses idéologiques entre les libéraux et les conservateurs en sont d’ailleurs la preuve. Si au XVIe siècle les Indigènes étaient obligés de se convertir au christianisme, au XIXe siècle, les habitants aspiraient à devenir citoyens. La colonialité du pouvoir s’est consolidée avec les appareils d’État, la colonialité du savoir s’est renforcée avec les Lumières et l’Aufklärung, et la colonialité du savoir-faire s’est affermie avec les manuels de savoir-vivre et le civisme. Le processus de civilisation demandait à ce que les pratiques discursives autochtones soient raffinées et, en ce sens, les codes de bonne conduite devaient remplacer les formes de socialisation de la plèbe 23. Le train du progrès était en marche et aucune force céleste ou terrestre n’allait entraver sa route.
Même si les processus d’indépendance impliquaient une rupture avec le modèle de la domination coloniale, la libération politique, économique et culturelle de l’Amérique latine ne s’est jamais produite. Le cordon ombilical de la dépendance étrangère n’a jamais été coupé. Le paradigme civilisationnel s’est simplement transfiguré. L’Angleterre, la France et l’Allemagne (Dussel, 2003a ; Wallerstein, 1999b) avaient gagné du terrain dans le systèmemonde et étaient, par conséquent, devenues les nouveaux dirigeants de la politique mondiale. L’Amérique latine est restée sous le joug impérial 24. La colonialité du savoir s’est renforcée non seulement grâce aux idéologies du progrès, mais aussi grâce à l’émergence des sciences sociales. Du Mexique en Argentine, on enseignait le positivisme, on inculquait le dogmatisme de la science séculière (laïque, dépourvue de tout caractère religieux) dans les universités et les penseurs diffusaient les idées importantes importées d’Europe. Les sciences sociales étaient dès lors un autre instrument au service du pouvoir colonial 25. tion” entraîne une élévation du seuil de la honte, car il était nécessaire de se distinguer de façon précise de l’ensemble de ces couches sociales qui n’appartenaient pas au domaine de la civitas […]. L’“urbanité” et l’“éducation civique” ont agi, à l’époque, comme des taxonomies pédagogiques différenciant le frac du poncho, la saleté de la propreté, la capitale des provinces, la république de la colonie, la civilisation de la barbarie […]. Il existe donc une relation directe entre le langage et la citoyenneté, entre les grammaires et les manuels de savoir-vivre : dans tous les cas, il s’agit de créer l’Homo oeconomicus, le sujet patriarcal chargé d’encourager et de mettre fin à la modernisation de la République. Du point de vue de la normativité de l’écriture, les grammaires cherchent à générer une culture du “bien-dire” dans le but d’éviter les “pratiques vicieuses du parler populaire” ainsi que les “grossiers barbarismes de la plèbe” » (Castro-Gómez, 2000 : 149-151). 24 Castro-Gómez défend l’idée selon laquelle « la modernité est un projet dans la mesure où ses dispositifs disciplinaires restent ancrés dans une double gouvernance juridique : d’une part, celle mise en place en Amérique latine par les Étatsnations dans leur tentative pour créer des identités homogènes grâce à des politiques de subjectivation et, d’autre part, celle mise en place en dehors de l’Amérique latine par les puissances hégémoniques du système-monde moderne/colonial, dans leur tentative d’assurer le flux des matières premières de la périphérie vers le centre. Ces deux processus font partie d’une seule dynamique structurelle » (2000 : 153). 25 Wallerstein (1995) affirme que l’émergence des sciences sociales était axée sur la légitimation des États-nations modernes. L’économie (le marché), la science politique (l’État) et la sociologie (la société) ont agi en fonction de la reconfiguration du système-monde au XIXe siècle. À partir de là, Castro-Gómez (2000 : 154) déclare que « les sciences sociales se forment dans cet espace de pouvoir moderne/colonial et dans les savoirs idéologiques générés par celui-ci. De ce point de vue, il n’y a pas eu de rupture épistémologique entre les sciences sociales et cette idéologie. Cependant, l’imaginaire colonial a marqué de son
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& COLONIALITÉ DU POUVOIR
empreinte et depuis ses origines tout le système conceptuel des sciences sociales […]. Les sciences sociales fonctionnaient de manière structurelle tel un outil idéologique qui, implicitement, légitimait l’exclusion et la soumission à la discipline de ces personnes qui ne correspondaient pas aux profils de subjectivité dont l’État avait besoin pour mettre en œuvre ses politiques de modernisation ; explicitement, au contraire, les sciences sociales légitimaient la division internationale du travail et l’inégalité en termes d’échange et de commerce entre le centre et la périphérie, soit les grands bénéfices sociaux et économiques que les puissances européennes percevaient grâce au contrôle de leurs colonies ».
Dans son Discours philosophique de la modernité, Habermas (1988 : 20) soutient que « les événements historiques clés qui ont imposé ce principe [des temps nouveaux] de la subjectivité sont la Réforme, les Lumières et la Révolution française. Chez Luther, la foi religieuse est devenue réflexive ; dans la solitude de la subjectivité, le monde divin s’est changé en une réalité instaurée par nous-mêmes ». Dans cette archéologie de la modernité, la séquence spatio-temporelle de ses antécédents est l’Italie (XVe siècle), l’Allemagne (du XVIe au XVIIIe siècle), la France (XVIIIe siècle) et l’Angleterre (XVIIIe siècle). Cependant, Enrique Dussel (1993) qualifie cette perspective de « vision eurocentrique », car elle est le point de départ des phénomènes intra-
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EUROCENTRISME ET SCIENCES SOCIALES
Le premier moment factuel de la colonialité du faire s’est forgé au XVIe siècle. La Conquista et l’évangélisation sont les fondements de ce processus. Le second moment s’est développé à l’aube du XIXe siècle. Le noyau blanc criollo de la région s’est emparé des richesses et du pouvoir. De nouveau s’est créée une pyramide sociale somatiquement différenciée. L’idée de race n’a donc pas seulement joué un rôle important dans la reconfiguration du pouvoir, elle a également été déterminante dans la structure sociale. La création de l’altérité (indigène et noire) s’appuyait sur la consolidation d’une « colonialité interne », au profit des Criollos et des Métis. La formation des États-nations en Amérique latine a reconfiguré le modèle de domination et d’exploitation coloniale. La colonialité du faire s’est transformée en un cadre dans lequel les sciences sociales légitimaient la domination idéologique et culturelle des métropoles, alors que l’idée d’« État de droit » était réservée à un certain nombre de groupes sociaux. L’Indigène restait, quant à lui, lié à l’« extériorité » ontologique et politique du système.
européens et son développement ultérieur ne nécessite rien de plus que l’Europe pour expliquer le processus. C’est là une vision réductionniste, régionale et, par conséquent, provinciale. Pour Dussel (1992b ; 1993 ; 2004), la modernité doit être comprise dans un contexte global et mondial. C’est pourquoi l’Amérique latine et les Caraïbes sont des acteurs essentiels de la modernité. Selon lui également, de cette archéologie sont généralement exclus les rôles joués par l’Espagne et le Portugal dans ce processus. La première étape « moderne » du mercantilisme mondial ne serait-elle pas, après tout, primordiale dans la création de l’esprit capitaliste ? De Kant à Touraine, l’aliénation du concept de la modernité n’a pas seulement écarté l’Espagne et le Portugal de la formation de l’imaginaire moderne. Elle a en plus nié l’importance de la Chine, de l’Amérique latine et des Caraïbes dans la construction de la centralité européenne dans le système-monde. L’Aufklärung – premier eurocentrisme – a provoqué des artifices narratifs qui ont rendu légitime une entéléchie idéologiquement perverse. Enrique Dussel (1992b) donne plusieurs exemples pour illustrer le niveau culturel, politique et militaire élevé de l’Espagne par rapport à celui de ses homologues européens. De cette manière, il démontre que le monde ibérique était supérieur. En , l’Espagne disposait d’un État qui avait unifié la péninsule, d’un appareil (l’Inquisition) qui avait imposé, du Nord au Sud, un consensus national, d’une armée très puissante qui avait délogé Boabdil et d’une grammaire éditée par Antonio de Nebrija, intitulée Arte de la Lengua castellana, qui avait élevé la langue castillane au même rang que les langues nobles telles que le grec et le latin. L’Espagne n’a pas seulement déclenché la première étape du mercantilisme mondial, elle est aussi à l’origine d’une subjectivité occidentale moderne. Son rôle est capital dans l’avènement de l’imaginaire moderne européen et du système-monde colonial, car son noyau éthico-mythique (selon l’expression de Paul Ricœur) s’est constitué par rapport à une altérité niée, celle de l’Indigène. Comme nous l’avons évoqué plus haut dans la note , ni l’importance de l’Espagne et, encore moins, celle de l’Amérique latine ne sont explicitées dans le processus de constitution de la modernité et du capitalisme, que ce soit dans le premier eurocentrisme (Kant, Hegel, Weber) ou dans le second (Habermas, 1988 ;
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Deuxième Internationale, représentée par Karl Kautsky. « Ici, nous avons seulement tenté de rapporter le fait même et les modalités de l’influence du protestantisme ascétique à leurs motivations, et ce sur un seul point, même s’il s’agit d’un point important. Il faudrait aussi mettre au jour la manière dont l’ascèse protestante a été à son tour influencée, dans son devenir comme dans sa spécificité, par l’ensemble des conditions sociales de la culture, et en particulier par les conditions économiques. En effet, même si, avec la meilleure volonté, l’homme moderne est généralement incapable de se représenter dans son ampleur effective la signification que les contenus de conscience religieux ont revêtue pour la conduite de la vie, la culture et les caractères nationaux, il n’est évidemment pas question pour autant de vouloir remplacer une interprétation causale unilatéralement “matérialiste” de la culture et de l’histoire par une interprétation causale tout aussi unilatéralement spiritualiste. » 27« Mais l’organisation rationnelle de l’entreprise, orientée en fonction des chances offertes par le marché des biens et non en fonction de chances de spéculation politiques ou irrationnelles, […] n’est pas la seule particularité du capitalisme occidental. Elle n’aurait pas été possible sans la présence de deux
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26 Rappelons-nous qu’à l’époque, Weber (2003 : 253) était en débat avec la
Touraine, 1992 ; Lyotard, 1979). Pour eux, il est évident que la Chine est restée dans la « nuit obscure » du despotisme oriental caricaturé par l’image naïve du « mode de production asiatique » (Dussel, 2004). Dans l’«Avant-propos» des Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, Max Weber (2006 : 489) tente de décrire la relation entre l’action rationnelle et l’ethos religieux dans la formation du capitalisme. Selon lui, la « particularité européenne » est fondamentale. Il s’interroge également sur les circonstances auxquelles on est redevable de l’apparition en Occident, et uniquement là, de phénomènes culturels qui ont revêtu une signification et une valeur universelles. Weber a assurément tenté de donner une explication de l’origine du capitalisme qui va au-delà du déterminisme économique 26 ; elle n’a cependant pas dépassé les limites de l’eurocentrisme. Weber (2006 : 497) souligne que l’avènement du capitalisme est intimement lié à l’ethos protestant de la civilisation occidentale. Dans sa volonté d’expliquer la singularité occidentale, il affirme que « dans les temps modernes, l’Occident connaît en outre une forme de capitalisme tout autre, et qui ne s’est développée nulle part ailleurs : l’organisation capitaliste rationnelle du travail (formellement) libre. On n’en trouve ailleurs que des rudiments. » La notion de travail formellement libre fait référence au processus de sécularisation du monde et de rationalisation de la vie, puisqu’il implique une démarche spécifique de rationalisation – au sens instrumental du terme – liée à un processus de marchandisation et de quantification 27. Ce concept permet par
conséquent de structurer la dynamique du capitalisme occidental moderne 28. La proposition de Weber appelle une critique qui dépasse les limites de l’eurocentrisme. Nous sommes d’accord avec lui lorsqu’il identifie une forme particulière de capitalisme lié à une logique de calcul, d’accumulation et de rationalité spécifique moderne. Cependant, nous différons de son interprétation de l’origine du capitalisme. La perspective présentée par Weber ne mentionne pas l’importance que tient l’Amérique latine dans la construction du capitalisme moderne. La découverte de l’Amérique 29 est un moment fondamental de l’essor du capitalisme et de l’« accumulation primitive ». Comme le montre Dussel (2004), nous pouvons même associer l’« ascension de l’Europe » à la découverte de l’Amérique. Pour sa part, Michael Beaud (2000) affirme que, selon certaines sources officielles, dix-huit mille tonnes d’argent et deux cents tonnes d’or ont été transférées de l’Amérique vers l’Espagne entre et ; d’autres sources cependant, ajoute Beaud, en comptabiliseraient le double. Les mines de Potosí et de Zacatecas ont assuré aux Européens la richesse monétaire suffisante pour vaincre les Turcs lors de la bataille de Lépante de . Isolée à la périphérie de l’Hindoustan et du monde islamique et chinois, l’Europe a réussi, grâce à l’Amérique latine, à accumuler assez de richesses pour se développer. éléments importants de développement : d’une part, la séparation de la gestion domestique et de l’entreprise, séparation qui domine entièrement la vie économique actuelle ; et d’autre part, directement liée à ce premier élément, la comptabilité rationnelle » (Weber, 2006 : 498). 28 Quijano et Mignolo ont insisté sur l’articulation qui existe entre le travail formellement libre, privilège des Européens, et la colonialité du pouvoir comme imposition raciale dans la dynamique du capitalisme global naissant au XVIe siècle. 29 La première cargaison de métaux précieux en provenance des Antilles a été acheminée en 1503, et 1519 marque le début du pillage des trésors aztèques. Dans la narration eurocentrique wébérienne, il n’est pas prêté attention à cet aspect important dans la formation du capitalisme historique. La mine Jeje, par exemple, à Ouro Preto (dans l’actuel État de Minas Gerais, Brésil) a été, à l’égal de nombreuses autres mines tant au Brésil qu’au Mexique ou au Pérou, importante pour le développement du capitalisme européen, et il ne faudrait pas négliger la relation entre le baroque et l’exploitation des ressources naturelles de l’Amérique latine (Neves, 1986). Sans sombrer dans un économisme vulgaire, il convient de reconnaître l’importance des conditions matérielles dans la dynamique de la culture et de l’esthétique d’une époque spécifique. De son côté, Dussel (2001b : 425) écrit, à propos de la culture baroque (la culture du « pli »), qu’elle « fut la seconde géo-culture de la modernité. Culture de l’hybride, de l’exubérant, de la couleur, de la dorure (avec les métaux précieux de l’Amérique espagnole), des hiérarchies, de l’intériorité, du clair-obscur ».
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Eduardo Galeano (2007) explique l’importance qu’avaient les ressources d’Amérique latine pour les puissances impériales. Le pillage outrancier commis à l’époque – et encore aujourd’hui – est lié à l’inégalité structurelle intrinsèque du système-monde moderne/colonial. Ainsi, comme l’affirme Dussel (1992b), l’équation présentée par la narration eurocentrique a évolué : on parle désormais de la Renaissance, de la Conquête de l’Amérique latine, de la Réforme, des Lumières, de la Révolution française, etc. L’esprit du capitalisme et de la modernité n’est pas une qualité endogène du monde européen, mais plutôt une construction historique liée à divers phénomènes sociaux. Le cas de la Chine en est un autre exemple. Enrique Dussel (2004) suggère que la centralité européenne ne date pas de plus de deux siècles. La domination du système-monde moderne/ colonial par l’Europe commence à l’aube du XIXe siècle avec la révolution industrielle en Grande-Bretagne. Si la révolution industrielle est un autre artifice de la narration occidentale, quelle est sa relation avec le monde chinois ? S’appuyant sur les travaux de André Gunder Frank (1 978) et Kenneth Pomeranz (2010), Enrique Dussel (2004) signale l’importance de la Chine dans le système-monde jusqu’au XVIIIe siècle. Même Adam Smith considérait la Chine comme un pays plus riche qu’aucune autre nation européenne et soulignait la grande différence du prix des vivres entre les deux continents : par exemple, le riz était beaucoup moins cher en Chine que le blé en Europe. Pomeranz donne une autre interprétation de l’origine du capitalisme industriel. Selon lui, il trouve son origine dans un déséquilibre écologique. Dans la vallée du Yang-Tsé, les transactions de vente et d’achat de terres étaient plus nombreuses qu’en Angleterre. Cependant, à cause de son explosion démographique 30, la Chine a généré une crise alimentaire et écologique sans précédent.
30 Au cours de son industrialisation, l’Angleterre a pu envoyer son excédent de
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population dans ses colonies. De 1800 à 1950, pas moins de vingt et un millions de personnes sont parties de la Grande-Bretagne vers les colonies. Dussel (1992b) a fait remarquer que le caractère contradictoire de la « société civile » européenne s’est propagé dans l’« État » en partie grâce à la constitution des « colonies ». Hegel était conscient de l’importance des colonies pour pouvoir héberger des pauvres.
SCIENCES SOCIALES
Dans la vallée du Yang-Tsé, on a assisté aux débuts d’une production capitaliste. Cependant, les paysans ne réussirent pas à s’intégrer dans la production industrielle et, en outre, les ouvriers déjà engagés durent être réintégrés dans la production agricole, car la déforestation et l’utilisation destructive des sols requéraient une main d’œuvre plus importante dans les champs. L’Empire chinois décida alors pour des raisons démographiques et écologiques de changer sa politique économique, vu la situation sociale insoutenable. À la différence de l’Angleterre, la Chine ne possédait pas de colonies où elle pouvait envoyer son excédent de population. Dans ce sens, comme le suggère Pomeranz (2010), ce n’est pas un nouvel ethos (étudié par Weber) qui a créé le capitalisme industriel occidental, mais bien un déséquilibre écologique que personne n’avait systématiquement pris en considération. Dussel (1992b) affirme que réfléchir de manière non eurocentrique, c’est pouvoir imaginer que la révolution industrielle a été possible en tant que produit européen articulé à un « second vide » 31 apparu sur le marché dominé par la Chine et l’Hindoustan. La machine et la subsumption sous le processus de production ont donné à l’Angleterre, en l’espace de quelques décennies à peine, un avantage comparatif sur la Chine, l’Hindoustan, le monde musulman, l’Amérique hispanique, l’Europe de l’Est (la Pologne, l’Empire russe) et l’Europe du Sud (l’Italie, l’Espagne et le Portugal). Selon Dussel (2004), il s’agit d’expliquer le Rise of the West en lien avec le Decline of the East. Par conséquent, la révolution industrielle est le produit d’un processus global, qui inclura la Chine. Son avènement et son développement dépendront de divers facteurs exogènes. La notion hégélienne de développement permettra non seulement d’occulter le rôle essentiel de la Chine en tant que culture extrêmement importante, mais en outre de consolider le mythe de la supériorité occidentale et la mission civilisatrice de la culture européenne.
31 Le « premier vide » s’est opéré en 1424, lorsque la Chine s’est retirée du
« marché-monde ». Marx (1962) a affirmé que l’expansion du marché peut, comme tout échange, produire le développement de la production. En ce sens, la Chine, en se repliant à l’intérieur de ses frontières, a permis l’« envol de l’Occident ». Le « second vide » s’est produit au cours du XVIIIe siècle, quand la Chine, en raison de sa crise agraire et du manque de charbon, s’est vue dans l’impossibilité de produire des marchandises de façon industrielle (Dussel, 2004).
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Immanuel Wallerstein (1995) note que le système-monde implique une géo-culture bien déterminée, c’est-à-dire des idéologies et des visions du monde (Weltanschauungen) qui apparaissent, se modifient et se transforment dans un climat de tensions, dans certains cas, selon les mêmes préceptes (la raison, le développement, le progrès, etc.), mais avec des nuances idéologiques différentes. Wallerstein soutient que le XIXe siècle a non seulement créé des idéologies déterminées (le conservatisme, le marxisme et le libéralisme), mais a également produit les circonstances propices à la formation des sciences sociales. Selon lui, les sciences sociales sont, dès l’origine, eurocentriques, puisqu’elles cherchaient à résoudre les problèmes des sociétés européennes (Angleterre,Allemagne et France) et servaient en même temps à légitimer la présence de l’État et la logique du capital.Toujours selon Wallerstein, la science sociale est un produit du système-monde et l’eurocentrisme est constitutif de la géo-culture du monde moderne. L’hégémonie naissante de l’Europe dans le système-monde a entraîné la projection d’une géo-politique du savoir, déterminée par l’Occident. Dans cet « épistémicide 32 », le récit occidental imposera son imaginaire, ses mythes et ses croyances au moyen d’entéléchies discursives et philosophiques. L’eurocentrisme ne se fera évidemment pas uniquement au niveau concret, matériel ou socio-politique, mais également sur le plan idéologique et gnoséologique. Observons cependant que la « continuité épistémique 33 » du savoir occidental s’est mêlée à la logique du capitalisme colonial. Sans nier le fait que certaines ruptures significatives (Galilée, Copernic, Kepler, Descartes) se sont produites à l’intérieur du discours scientifique, nous voudrions plutôt souligner la permanence épistémique dans le processus gnoséologique occidental (séparation entre le sujet et l’objet). Boaventura de Sousa Santos (2002) affirme que le modèle de rationalité qui préside à la science moderne est apparu lors de la révolution scientifique du XVIe siècle et s’est développé sous le contrôle des sciences naturelles au cours des siècles suivants. La
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référer à la subalternisation des savoirs au XIXe siècle consolidée par les puissances européennes (l’Allemagne, la France et l’Angleterre). 33 Foucault (1976) a proposé une excellente étude de l’histoire des sciences humaines en démontrant les continuités dans l’épistémè de la culture occidentale.
SCIENCES SOCIALES
32 Boaventura de Sousa Santos (2003) utilise le concept d’épistémicide pour se
consolidation du modèle naturaliste (paradigme évolutionniste) a été fondamentale pour la subalternisation de deux formes de connaissances non scientifiques (et donc irrationnelles) potentiellement perturbatrices et gênantes : le sens commun et ce que l’on appelle les humanités. C’est pourquoi Santos soutient que la nouvelle rationalité scientifique, parce qu’elle est un modèle global, est un modèle totalitaire, dans la mesure où il nie le caractère rationnel de toutes les formes de connaissance qui ne se soumettent pas à ses principes épistémologiques et à ses règles méthodologiques. Cet épistémicide a enraciné la séparation totale entre la nature et l’être humain en créant les conditions nécessaires au développement d’une science sans conscience. La connaissance scientifique du XIXe siècle était soumise aux lois de la physique de Newton (notion de causalité), aux règles des mathématiques (quantification de la réalité) et aux postulats de la biologie (progrès et évolution). La géopolitique de la connaissance (notamment philosophique, historique et sociologique), soutenue par la perspective évolutionniste, justifiait non seulement l’idée d’une « connaissance objective », mais aussi l’idée d’une supériorité ethno-raciale. Les séquelles de l’Aufklärung seront évidentes dans les fondements des sciences sociales du XIXe siècle. La sociologie de Comte, Durkheim, Tönnies, Weber, Spencer, Marx, etc., est un exemple d’épistémicide (qui a germé au XVIe siècle) lié à la dynamique du système-monde moderne/colonial. La naissance – et la tragédie – des sciences sociales a impliqué la mise au point de concepts et de catégories qui légitimaient un discours ethnocentriste. Subordonnées aux prescriptions des sciences naturelles (quantification, chosification et causalité) et liées au fonctionnement du système-monde, les sciences sociales ont énoncé des vérités fortes 34 et créé des artifices épistémiques qui nourrissent le discours hégémonique colonial. Par sa position épistémique consistant à aborder les faits de société comme s’il s’agissait de choses, Durkheim a renforcé le développement d’une sociologie organiciste. En dépit de ses critiques à l’égard de Spencer, il ne faut pas oublier que leurs fondements 34 Gianni Vattimo (1987) distingue la pensée forte de la pensée faible. Pour lui, la
première est le produit des métaphysiques de l’Aufklärung et projette un récit unique, tandis que la seconde est l’exercice d’une herméneutique émancipatrice.
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épistémiques diffèrent peu. Centrée sur l’Europe, la sociologie du XIXe siècle est coloniale. Dans certains cas, la catégorie « Occident » est conçue uniquement comme catégorie analytique, laissant de côté son aspect géographique. Cependant, nous voulons considérer deux aspects. Le premier est gnoséologique, dans la mesure où toute production théorique, esthétique ou scientifique renvoie à un référent géohistorique et social concret. En l’occurrence, les penseurs du XIXe siècle évoluaient dans un monde où l’Europe connaissait un véritable essor économique. Aussi la vision de ces auteurs estelle teintée idéologiquement par cette centralité de l’Europe dans le système-monde et par la vision évolutionniste. Le paysage social et le « mythe » civilisateur ont influencé le processus gnoséologique des fondateurs des sciences sociales. Le second aspect est historique. Les Leçons sur la philosophie de l’histoire [universelle] de Hegel, tout comme les réflexions de Kant, ont imposé un consensus (idéologique, syllogistique et épistémique) sur la prétendue supériorité occidentale. D’autre part, même si les sciences sociales du XIXe siècle ont engagé une lutte contre la philosophie pour accéder au statut de science, à travers une espèce de parricide intellectuel, leur héritage discursif est tout de même issu de la philosophie. En ce sens, la philosophie hégémonique qui conçoit l’homme (du moins depuis la Renaissance) comme un univers symbolique et matériel possède comme référent discursif une ontologie concrète, celle de l’homme blanc, européen et, par conséquent, occidental. La colonialité du savoir a renforcé la dépendance épistémique des intellectuels, des universités et des courants idéologiques latinoaméricains. En effet, les théories de Hobbes, Locke, Rousseau, Weber, etc., ont été jugées comme universellement valables pour l’étude de l’humanité. Dans Società e Stato nella filosofia politica moderna, Norberto Bobbio démontre que le droit naturel politique débute avec Thomas Hobbes en , car le penseur anglais rompt avec le modèle aristotélicien qui prévalait à l’époque. Selon Hobbes, l’idée de l’Homme peut se résumer par homo homini lupus est. D’après la théorie du droit naturel, la société civile n’est pas le prolongement et moins encore le perfectionnement de l’état de nature, mais sa substitution. La société civile est un moment antithétique à l’état de nature, un état diamétralement opposé à « l’état dans
lequel se trouvent certaines sociétés primitives, qu’il s’agisse de celles des peuples sauvages de cette époque, à l’instar de certains groupes indigènes d’Amérique, ou qu’il s’agisse de celles des peuples barbares de l’Antiquité, aujourd’hui civilisés » (Bobbio, 1994 : 71). Cette idée est d’une importance capitale : elle exprime une vision coloniale et raciale des peuples non européens. Elle impose que nous nous posions les questions suivantes. Quelles sont les implications politiques et épistémologiques du fait de continuer à travailler autour de concepts et de catégories qui éliminent les peuples de la périphérie ? La dichotomie utilisée par le modèle du droit naturel remet-elle à l’ordre du jour l’idée manichéenne sauvage/civilisé ? Ce type de questionnements est-il encore valable à l’heure où les idées de progrès, de modernité et de développement ont perdu toute légitimité ? Il faut par ailleurs également rappeler qu’au cours des années , Abdelkebir Khatibi reprenait le projet théorique de Frantz Fanon et proposait une « pensée-autre » qui entreprenait une double critique : contre le logocentrisme occidental, d’une part, et contre l’ethnocentrisme particulier, d’autre part. Khatibi (1983 : 54) défendait par conséquent l’idée qu’une « pensée-autre » ne devait pas être totalisatrice. « C’est pourquoi cette penséeautre dont nous nous réclamons n’est ni marxiste dans le sens strict, ni antimarxiste dans le sens droitier de ce terme, mais aux limites de ses possibilités. Car nous voulons décentrer en nous le savoir occidental, nous dé-centrer par rapport à ce centre, à cette origine que se donne l’Occident. Cela en opérant déjà dans le champ d’une pensée plurielle et planétaire, différence qui s’acharne contre sa réduction et sa domestication ». La « penséeautre » se doit donc d’être plurielle, c’est-à-dire ouverte à toutes les autres cultures qui se fixeraient comme dessein la libération politique, sociale et épistémique de la périphérie. Le contexte socio-culturel des sciences sociales en Amérique latine a été déterminant pour la formation de propositions originales telles que la théorie de la dépendance, la pédagogie de la libération, la psychologie sociale de la libération, la Rechercheaction participative ainsi que les études postcoloniales d’origine libérationniste. Ce n’est pas un hasard si, à partir des processus sociaux de ces dernières décennies, ces théories influencent également la création de projets éducatifs destinés à l’émancipation des populations. Au Brésil, par exemple, deux mille écoles sont
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Les processus sociaux sont traversés par des relations de pouvoir. Leur dynamique contradictoire prouve les tensions et les conflits qui se trament dans les espaces sociétaux. Domination, lutte et résistance composent le tissu social. C’est la raison pour laquelle l’analyse de la domination implique une reconnaissance des stratégies de contre-pouvoir des groupes subalternes. La période de l’indépendance est très complexe et très importante, étant donné qu’elle représente non seulement la formation des États-nations (fondamentaux pour la colonialité du pouvoir), mais également la configuration de la double conscience latino-américaine, qui se transformera en colonialité du faire. C’est-à-dire qu’il y aura une transfiguration des paradigmes civilisateurs et coloniaux dans les pratiques sociales, linguistiques et culturelles de la population.
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INDÉPENDANCES ET COLONIALITÉ DU FAIRE
autogérées sur les communautés de peuplement (assentamentos), créées par le Mouvement des Travailleurs ruraux sans Terre (aussi dit Mouvement des Sans Terre). C’est pourquoi nous soutenons l’idée que la décolonisation des sciences sociales historiques exige de rompre avec la tradition d’universalisation des perspectives eurocentriques et de renoncer aux paradigmes épistémiques coloniaux. Les sciences sociales historiques d’Amérique latine doivent s’associer à un projet qui aiderait les sociétés à se débarrasser de leur fardeau colonial. De ce fait, la libération devient un impératif éthique, historique, politique et épistémique des sciences sociales historiques du Tiers-Monde. L’anthropophagie épistémique doit toujours envisager la transformation radicale de la société en fonction de l’être humain qui, par la race et l’ontologie, se différencie de l’homme qu’a façonné l’idéologie coloniale. L’atavisme conceptuel analytique des sciences sociales historiques, sous la forme d’antinomies idéologiques (tradition et modernité, état de nature et état civilisé, sociétés sauvages et sociétés modernes, solidarité organique et solidarité mécanique, communauté et société, parmi tant d’autres), doit être analectiquement défétichisé par une ratio libertaire et une perspective décolonisatrice. Cinq cents ans d’exploitation et de négation ontologique représentent aussi cinq siècles de domination gnoséologique !
Walter Mignolo (2000) fait une analyse de la double conscience de deux personnages importants (Jefferson et Bolívar) dans les processus d’indépendance de ce continent. Selon Mignolo, la mémoire et la tradition anglaise de Jefferson s’éloignent, d’une certaine façon, de la mémoire et de la tradition hispaniques représentées par Bolívar. En revanche, tous deux ont contribué non seulement à l’apparition de l’idée d’hémisphère occidental, mais aussi à l’implantation de la conscience criolla 35, anglaise et hispanique. Le capital corporel ou somatique 36 est très important dans le développement de la double conscience latino-américaine, étant donné qu’il permet d’expliquer le faire (faire et agir) des Criollos et des Métis, non seulement dans le processus d’indépendance, mais aussi dans la vie quotidienne. Mignolo note que Jefferson et Bolívar partageaient un sentiment ambivalent à l’égard de l’Europe. D’une part, ils voulaient s’en démarquer politiquement, mais, de l’autre, ils avaient l’impression d’être somatiquement semblables. C’est pourquoi la caractéristique de cette double conscience criolla n’est pas raciale, mais géopolitique, et qu’elle se définit par rapport à l’Europe. Disposant d’un capital somatique différent de celui des Afro-américains, des Métis ou des Indigènes, le noyau criollo se sent lié aux pratiques discursives européennes. Même si à certains moments il fait appel à l’identité nationale et s’en vante, il ne peut dissimuler son mépris à l’égard des autres groupes de la pyramide raciale latinoaméricaine. La double conscience métisse, somatiquement marquée par le mélange entre l’Européen et l’Indigène, est ambivalente tout au long des processus de colonisation. Héritière de la tradition andalouse et lusitanienne du côté européen, du legs précolombien du côté des civilisations amérindiennes et de la mémoire 35 Mignolo souligne que l’émergence de la conscience créole noire en Haïti est dif-
férente, étant donné que ce problème se limitait au colonialisme français et à l’héritage africain. 36 Pierre Bourdieu différencie différents types de capital. En ce qui nous concerne, nous pensons qu’il est important d’ajouter le capital corporel pour désigner les qualités somatiques de l’individu ou des groupes. Loin d’adopter une position semblable à celle d’Arthur de Gobineau, nous estimons qu’il est nécessaire de discuter de l’importance du corps et de tout ce qu’il implique (qualités somatiques et phénotypiques) dans les rapports sociaux en Amérique latine. La proposition de Quijano se fondant sur l’idée de race, et donc le capital corporel, est le ciment de notre colonialité du faire.
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des esclaves noirs, la double conscience métisse a déambulé sur les sentiers tortueux de l’histoire. Le Métis sera en butte au mépris du péninsulaire et du Criollo, en raison tout simplement de ses différences somatiques par rapport à ces deux groupes. Parce qu’il est un produit de l’envahisseur, il sera objet de défiance de la part de l’Indigène et ne sera jamais rien d’autre qu’un simple Ladino (Métis qui ne parle que l’espagnol). Le Métis ou Ladino se différencie somatiquement du Criollo, mais linguistiquement de l’Indigène. Le Métis n’est proche ni du monde européen ni du monde préhispanique. Son parcours dans l’histoire sera erratique et, en un certain sens, il fera fausse route, puisqu’il contribuera à consolider la colonialité interne du pouvoir, du savoir et du faire. L’Amérique anglo-saxonne, somatiquement et culturellement liée à l’Europe, se distingue de l’Amérique latine. La colonialité du pouvoir, née au XVIe siècle, s’est consolidée au XIXe siècle après les processus d’indépendance. Quijano souligne que la seconde période de la colonialité du pouvoir est caractérisée par la construction des États-nations. La formation de l’État-nation en Amérique latine est une autre caractéristique non seulement de la colonialité, mais aussi de la logique du système-monde. Quijano affirme que tout au long du processus d’organisation des États-nations, les Métis, les Noirs et les Indigènes, qui composaient la majorité de la population, ont été exclus des décisions importantes. Le contrôle de ces États-nations a été assumé par le noyau criollo. Le paradigme colonisateur s’est déplacé de la péninsule Ibérique vers l’Angleterre, la France et l’Allemagne. Il n’y a pas eu de réelle indépendance, dans tous les sens du terme, mais bien une transfiguration dans l’horizon colonial. La centralité de l’Europe dans le système-monde a provoqué le déplacement du paradigme colonial en Amérique latine. La croissance économique de l’Europe a permis la consolidation de la colonialité du pouvoir (formation des États-nations monopolisés par une minorité blanche), de la colonialité du savoir (idéologies de progrès, Aufklärung, visions de l’évolution, etc.) et de la colonialité du faire (idée de citoyenneté, civilité et civisme). Aníbal Quijano (2000 : 226) soutient que l’un des exemples les plus évidents de cette série tragique d’erreurs en Amérique latine est l’histoire de ce que l’on appelle la question nationale, étant donné que sa spécificité géopolitique recouvre une logique de
domination politique et de racisme culturel. La formation des États-nations en Amérique latine a renforcé la colonialité du faire et du savoir. L’articulation des États-nations au systèmemonde s’apparente à l’articulation de la logique de disciplinement de la population latino-américaine au modèle de domination coloniale. La consolidation des États-nations en Amérique latine a été légitimée par l’entéléchie d’un passage inéluctable vers la modernité. L’« état de nature » devait être transcendé dans l’« état politique » au moyen d’appareils ou d’institutions géopolitiquement déterminés. C’est pourquoi tant l’organisation politique que les Constitutions ont été établies en fonction des paramètres occidentaux. L’État-nation et son corollaire, la citoyenneté, ont exercé un disciplinement sur les individus et les groupes dans leur manière de se comporter. La logique du pouvoir s’est modifiée à l’aube du XIXe siècle, montrant ainsi que les rapports de domination ou les forces de résistance ne sont ni statiques ni homogènes. La désindianisation a été un lieu commun ainsi qu’un sujet essentiel dans le projet latino-américain d’intégration nationale. Benito Juárez en est peut-être l’exemple le plus touchant. Cet Indien zapotèque accède à la plus haute marche du pouvoir au Mexique : la présidence. Il a des idées libérales, lit les grands classiques, est exilé à la Nouvelle Orléans, imite le modèle nordaméricain et brade la souveraineté mexicaine au président Lincoln en signant le traité McLane-Ocampo. Mais, en outre, Juárez se désindianise complètement, en épousant Margarita Maza, fille du maître de maison chez lequel sa sœur était servante. Margarita Maza est Criolla et Benito Juárez, Zapotèque. Il a atteint le degré suprême de la désindianisation. Cet Indigène, qui ne connaissait même pas un mot d’espagnol à six ans, est finalement devenu, à force de persévérance, président du Mexique. Cela signifie que cet Indien zapotèque a abandonné sa culture, sa langue, sa manière d’appréhender le monde, dans le but de trouver sa place au sein de la culture de l’oppresseur. L’exemple de Juárez symbolise le reniement de son indianité et la lutte contre son propre sang. Le président équatorien Gabriel García Moreno, également connu sous le nom de « saint de l’échafaud », est un autre exemple pathétique. Au milieu du XIXe siècle, il prétendait faire de l’Équateur une colonie française
dans le but de purifier la race. Napoléon n’ayant pas accédé à sa demande, García Moreno s’employa alors à attirer des Français en leur offrant des terres et des privilèges. AMERICAN WAY OF LIFE
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& COLONIALITÉ DU FAIRE
de nous appeler Américains, bien que les Haïtiens et les Cubains soient apparus dans l’Histoire comme des peuples nouveaux un siècle avant que les émigrants du Mayflower aient atteint les côtes de Plymouth. Aujourd’hui, pour le monde entier, l’Amérique, cela signifie : les États-Unis. Nous habitons, nous, tout au plus, une sous-Amérique, une Amérique de seconde classe, à l’identité nébuleuse. L’Amérique latine est le continent des veines ouvertes. » 38 Durant le mandat de Roosevelt à la présidence des États-Unis, l’armée américaine a établi sa base à Guantanamo (1903), est intervenue à Saint-Domingue (1904) et a occupé Cuba (1906).
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37 Galeano (2007 : 10) écrit qu’« en cours de route, nous avons perdu jusqu’au droit
En , le président des États-Unis, James Monroe, a prononcé dans son septième discours devant le Congrès une phrase tristement prophétique : « L’Amérique aux Américains ». L’intention était de s’opposer géopolitiquement aux intérêts de la restauration de la monarchie en Europe et à la Sainte-Alliance. Une telle déclaration non seulement aliénait le concept d’Amérique 37, mais laissait aussi entrevoir les aspirations, les prétentions et les désirs de l’empire nord-américain naissant. La doctrine Monroe a servi de base et de fondement à la « Destinée manifeste » (Manifest Destiny) du peuple yankee. Theodore Roosevelt 38 s’en inspirera pour sa politique extérieure et l’utilisera comme dogme de sa Realpolitik. L’œuvre du peintre John Gast, American Progress, exprime clairement le sens de cette doctrine. Si l’hégémonie de l’Atlantique Nord se manifesta après la Seconde Guerre mondiale, quand les États-Unis supplantèrent l’Angleterre dans le système-monde, la présence militaire et politique des Étasuniens était déjà une réalité depuis longtemps en Amérique latine. Il faut se souvenir que la guerre qui opposa les États-Unis au Mexique au milieu du XIXe siècle s’est soldée par la perte de la moitié de son territoire pour le pays latin, ouvrant la voie à un glissement progressif de la domination de l’Amérique latine par l’Europe vers les États-Unis. Le Programme de redressement européen, également connu sous le nom de Plan Marshall, a joué un rôle primordial dans la réorganisation de l’échiquier géopolitique, dans la mesure où il a permis aux États-Unis de s’imposer comme les nouveaux
patrons sur la scène mondiale. À cela il faut ajouter la création, dans les Accords de Bretton Woods de , de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international ( ). Le dollar s’imposait comme le nouvel emblème impérial. Le centre du système-monde s’est alors déplacé vers l’Atlantique Nord (Wallerstein, 1999a) . Du point de vue de Wallerstein, la guerre froide, loin de représenter l’opposition de deux mondes diamétralement opposés, a exprimé la logique et la dynamique du système-monde. Selon lui, il ne s’agissait pas d’une vraie lutte, mais plutôt d’une entente entre complices.Tous deux possédaient des satellites (ou colonies), défendaient la prétendue autodétermination des peuples, croyaient au progrès, à la raison et au développement. L’hégémonie yankee commençait à déplacer l’eurocentrisme du XIXe siècle et, du coup, le paradigme civilisationnel s’est transformé, c’est-à-dire que la colonialité du pouvoir s’est reconfigurée. Un ouvrage essentiel non seulement pour comprendre l’histoire des États-Unis, mais aussi pour analyser leur politique et leurs antécédents coloniaux est De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville (1992). Dans cette œuvre fortement teintée d’ethnocentrisme et de cynisme colonial, Tocqueville aborde la question des Indigènes, notamment au chapitre X de la deuxième partie, intitulé « Quelques considérations sur l’état actuel et l’avenir probable des trois races qui habitent le territoire des États-Unis » : « Parmi ces hommes si divers, le premier qui attire les regards, le premier en lumière, en puissance, en bonheur, c’est l’homme blanc, l’Européen, l’homme par excellence ; au-dessous de lui paraissent le Nègre et l’Indien. » Tocqueville ne cache pas ses sentiments racistes à l’égard des Noirs et des Indiens du territoire nord-américain. Pour lui, ils ne sont pas plus que des animaux ou des « rustres » qui n’ont pas développé un niveau culturel susceptible d’égaler la culture occidentale. Le progrès des États-Unis est dû, selon Tocqueville, à la culture occidentale, produit de l’homme blanc. POSTMODERNITÉ ET NÉOLIBÉRALISME
Les années n’ont pas seulement été le témoin de la proposition théorique et esthétique du postmodernisme, mais également celui de la métamorphose du capitalisme sous sa forme néolibérale. L’Amérique latine, et principalement le Chili sous la
• POSTMODERNITÉ
& NÉOLIBÉRALISME
évoquer la relation asymétrique entre le centre et la périphérie du système économique mondial. Jung Mo Sung (2008 : 10-30) analyse cette catégorie de manière plus approfondie dans Teologia e economia. 40 Nous parlons de « désarticulation » car nous savons que la forme sociale hégémonique comprend toutes les sphères de la réalité. C’est pourquoi, nous sommes conscient que le politique est économique, et qui plus est culturel, religieux, etc., et vice versa. C’est la raison pour laquelle, dire que l’économique est nettement économique, comme le penserait Luhmann (1998), est une entéléchie qui légitime le telos de domination. 41 Nous recourons à cette notion de Leonardo Boff (2000 : 23) pour souligner l’aspect nihiliste de la position postmoderne qui, dans sa tentative d’être irrévérencieuse envers la raison, tombe dans un relativisme non seulement ingénu, mais également pervers.
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39 Catégorie estampillée par les théologiens de la libération latino-américaine pour
dictature de Augusto Pinochet, redevenaient un laboratoire, où les élites testaient leurs projets de domination et d’exploitation. Néanmoins, la théorie de la dépendance comme la théologie de la libération et la philosophie de la libération montraient que les relations inégales entre le centre et la périphérie subsistaient dans le fond comme dans la forme. Le « péché structurel 39 » était dénoncé par ses opposants, qui finissaient dans le Río de la Plata, lors des « vols de la mort » (Dussel, 1977). Pour sa part, Lyotard (1979 : 63) soutenait que « dans la société et la culture contemporaine[s], […] la question de la légitimation du savoir se pose en d’autres termes. Le grand récit a perdu sa crédibilité, quel que soit le mode d’unification qu’on lui a assigné : récit spéculatif, récit de l’émancipation ». La lutte pour la transformation radicale des structures sociales n’était déjà plus pertinente, elle était anachronique. La révolution n’était déjà plus un impératif social, mais un métatexte interrompu. L’herméneutique dépolitisée jouait le jeu de la pensée unique. On assiste, dans le champ énonciatif, à une désarticulation 40 entre l’économie et le politique. Des mesures perverses, visant à la libéralisation du marché national en tant qu’impératif de modernisation, étaient imposées dans les nations de la périphérie. La raison instrumentale du système-monde provoquait toujours des « holocaustes silencieux ». L’éclectisme est un trait particulier de la culture postmoderne, un ensemble d’éléments selon le sémiologue Omar Calabrese (2008) , où toutes les positions sont assumées selon différents paramètres éthiques, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’uniformité entre les actions, donc, tout est permis. Tout peut se concevoir comme une « expérience esthétique 41 », des meurtres d’enfants
dans les rues du Brésil aux agressions d’étrangers dans un métro de Barcelone, en passant par l’aide humanitaire propre à la philosophie des ONG ou l’éco-tourisme des « bonnes consciences » européennes. Lyotard (2005 : 17-18) note que « l’éclectisme est le degré zéro de la culture générale contemporaine : nous écoutons du reggae, nous regardons un western, nous mangeons chez McDonald à midi et de la cuisine locale le soir, nous nous parfumons à la mode de Paris à Tokyo, nous nous habillons vintage à Hong Kong, la connaissance est matière à jeux télévisés […]. Ce réalisme s’accommode à toutes les tendances, comme le capital s’adapte à tous les “besoins”, à condition que ces tendances et ces besoins aient un certain pouvoir d’achat. » Cependant, comme plus de % de la population mondiale ne dispose pas de ce pouvoir d’achat, c’est un banquet auquel ne participent que très peu de convives. Leonardo Boff (2000 : 25) affirme que la proposition postmoderne est le résultat de la modernité bourgeoise, c’est-à-dire « le dernier et le plus raffiné des travestissements de la culture capitaliste et de son idéologie consommatrice ». La légèreté des jugements postmodernes tente de stériliser les demandes populaires, les exigences de libération et le changement social. C’est pour cette raison que la postmodernité et la culture New Age doivent être dénoncées comme des piliers du logos hégémonique. La postmodernité réduit la raison à un bourreau 42 des différences ou encore à un outil d’extermination mise en œuvre par un projet totalitaire. Cependant, ces différences ne revendiquent pas leur aspect libertaire, leur élan contestataire et leur force révolutionnaire. Le rôle de la raison ne doit pas être dénigré par le peuple, il doit au contraire s’articuler autour d’un projet de transformation sociale. CLASSE ET PEUPLE
43
Dans Marx l’intempestif, Daniel Bensaïd insiste sur le fait que nous devons travailler la contradiction immanente du système (entre 42 De notre côté, nous affirmons, avec le philosophe Enrique Dussel (2000 : 39),
que « parmi les formes de violence que Vattimo (Nietzsche ou Heidegger) attribue à la ratio stratégique et instrumentale moderne ne figure pas celle qui annihile les cultures non européennes de la planète ». 43 Nous devons souligner que, pour Lyotard (2005 : 30), il existe bon nombre de modes de destruction ou de délégitimation. Selon lui, « Auschwitz peut être
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• CLASSE
Le travail et le « travail vif » en tant que non-capital (NichtKapital comme Marx se plaisait à l’écrire) sont les conditions absolues du capital. Néanmoins, le « travail vif » est considéré comme « travail pauvre » et pas encore comme « travail salarié » (« classe ») ; « le travail en tant que pauvreté absolue ». Le « travail vif », avant de pouvoir être un travail salarié et, partant, d’intégrer à la « classe ouvrière » est un travail « pauvre », tout simplement, parce que n’ayant pas de capital, il ne peut logiquement être une « classe » subsumée. Pourtant, en ces temps « antérieurs » au capital, alors qu’il n’y a pas d’argentcomme capital, ni de « classe » ouvrière (travail vif en tant que capital), il y a des « pauvres », et sa référence socio-historique communautaire est le « peuple ». De cette façon, nous remarquons que la catégorie « peuple » concorde historiquement et analytiquement avec celle de « classe ».
capital et travail). Le capitalisme en tant que rapport social historiquement défini a intégré les différentes sphères de la vie quotidienne à la logique du profit. La critique interne de la dynamique sociale n’est donc pas seulement légitime, elle est urgente. La catégorie de classe est indispensable à l’analyse sociale et à la transformation radicale de la société. Enrique Dussel, dans ses tesis de política, ainsi que Leonardo Boff, dans A voz do Arco íris, revendiquent la catégorie de peuple dans les luttes anti-hégémoniques. Ils n’écartent pas la catégorie de classe. Au contraire, ils la subsument (aufheben) sous celle de peuple, de la même façon que Antonio Gramsci (1991) l’a fait avec la catégorie de subalternité. Même si Marx n’utilise pas le terme de « peuple » en analysant le capital en tant que tel, il l’emploie dans ses études historiques à propos de cette forme. Il le fait, parce qu’il est conscient que le terme de « classe » se limite au mode de production et de reproduction capitaliste. C’est pourquoi, cette forme a un présupposé historique précis. Dussel (2001b : 187) affirme :
& PEUPLE
considéré comme un terme paradigmatique », étant donné que là, un peuple a été détruit physiquement. L’intention était bien là et le crime en question a été effectivement commis. Néanmoins, loin de biaiser l’importance historique d’Auschwitz, nous pensons avec Aimé Césaire (1994 : 12), le poète de la négritude récemment disparu, que ce n’est pas le crime en lui-même mais le crime contre l’homme blanc que le bourgeois humaniste du XXe siècle ne pardonne pas à Hitler.
Sans nier ou occulter l’importance des conditions matérielles et de la structure économique, Dussel (2007a) donne la priorité sur le plan politique à la catégorie de peuple et note qu’elle est intimement liée et en concordance avec le « bloc social des opprimés ». Le peuple serait composé de la communauté politique, là où se trouve le véritable pouvoir politique. Nous parlons du pouvoir en tant que puissance (potentia), qui serait matérialisé par des institutions (potestas), mais dont la source de pouvoir politique est le peuple. La communauté politique serait donc le lieu où se réaliserait la pleine individualité de toute la collectivité. L’oxymore de Weber sous la figure discursive de « domination légitime » 44 doit être repensé selon une nouvelle perspective libérationniste où se dévoile la contradiction immanente, puisque cette entéléchie libérationniste a seulement servi à fétichiser les rapports sociaux en fonction des catégories et des définitions coloniales. Peuple « en soi » représente un moment fétichisé et statique, tandis que peuple « pour soi » devient un processus dynamique dans lequel se manifeste le consensus populi, le respect des accords (pacta servanda sunt), c’est-à-dire que « les autorités dirigent en obéissant ». Il faut prendre en considération le fait que la distinction entre le populaire et le populiste dépend du lieu d’énonciation du sujet politique. Je m’explique. Alors que le « populaire » se réfère au bloc social des opprimés, des exclus, des damnés – comme l’envisage Fanon –, le « populiste » se réfère au mode clientélaire par lequel un bloc historique au pouvoir fait usage des demandes et des exigences sociales. Le projet populiste se trouve aux antipodes du projet anti-hégémonique des opprimés, puisque le populisme est un telos de domination qui rompt le flux social, fétichise les rapports sociaux et dissimule, sous certaines apparences, la logique d’exploitation. Le projet populaire aspire, quant à lui, à mettre en place un nouveau pacte social qui permet à l’opprimé d’être le sujet de sa propre libération. Les processus d’indépendance, les luttes de décolonisation en Afrique et les mouvements anti-systémiques en Amérique latine 45 44 Voir la définition générale de puissance (Macht) et de domination (Herrschaft)
du philosophe de Heidelberg, ainsi que sa typologie de la domination légitime (Weber, 1995a : 95 et 289). 45 Nous faisons ici référence au mouvement des piqueteros en Argentine, à la communauté de la ville d’El Alto en Bolivie, au Mouvement des Sans Terre et au Mouvement des chômeurs du Brésil, aux secteurs radicaux de la Confédération des Nationalités indigènes en Équateur et au néo-zapatisme du Sud-Est mexicain.
partir de l’externalité, pour se distinguer de la différence à l’intérieur de l’identité, en tant que totalité eurocentrée.
• EXIGENCE DE LIBÉRATION
46 La philosophie de la libération (Dussel, 2001) propose de penser le dis-tinct à
Au cours des années , les groupes de Subaltern Studies ont repris les apports gramsciens pour l’analyse historique et culturelle, en particulier Ranajit Guha (2005), qui a mis en évidence le réductionnisme temporel et discursif de la catégorie de classe. Les classes ou les groupes subalternes poursuivaient la bataille contre l’idéologie capitaliste depuis une tranchée théorique, depuis une position de la périphérie : l’énoncé postcolonial. À un autre endroit de la périphérie, la philosophie de la libération (inspirée par la théologie de la libération) bâtissait quant à elle une architectonique épistémique depuis l’extérieur du système hégémonique. Les impitoyables régimes dictatoriaux en Amérique latine, soutenus par des institutions internationales telles que le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale, jouaient leur rôle de pantins dans la mise en scène du néolibéralisme. Sous le couvert de la doctrine de la « sécurité nationale », les défenseurs de la philosophie de la libération ont connu l’exil, la persécution et la censure, ce qui témoigne de leur engagement politique envers les opprimés.
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EXIGENCE DE LIBÉRATION
prouvent que les luttes populaires ne sont pas sans lien avec la lutte contre le capital et sa logique d’exclusion. Classe et peuple peuvent s’inscrire dans les stratégies discursives et les tactiques concrètes des groupes subalternes. La lutte des classes ne se limite pas seulement au processus de production, elle touche également d’autres sphères de la vie sociale. Toutefois, l’autodétermination des peuples, le respect du distinct 46 et la repolitisation de l’économie représentent la pierre angulaire de tout projet social. Dans son Plaidoyer en faveur de l’intolérance, Žižek défend l’idée que la politique est née en Grèce au moment où les éléments singuliers qui se trouvaient en dehors du corps social ont court-circuité l’universel hégémonique. Cependant, loin de l’hellénocentrisme restreint de ce penseur slave, nous considérons qu’il est primordial de repenser et de redéfinir la politique dans une perspective libérationniste. En effet, liberationis conatus causa doit devenir notre locus théorique et pratique.
Sans pour autant renoncer à la transformation sociale et à la lutte politique, la philosophie de la libération donne corps à partir des années à un projet (éthique, culturel, épistémique, politique, économique, etc.) fondé sur des médiations et des principes pratiques et discursifs ayant pour finalité et horizon la vie humaine en communauté et les conditions pour y parvenir. La clameur du pauvre et de la Terre est au centre de cette architectonique épistémique et politique. La philosophie de la libération, depuis son lieu d’énonciation 47, a assimilé les apports théoriques de la pensée, qu’elle soit d’Europe occidentale ou arabo-musulmane, chinoise et de l’Afrique subsaharienne. De plus, cette philosophie a non seulement amorcé un dialogue Sud-Sud, elle a également établi un débat Nord-Sud, grâce aux courants critiques de ces régions géo-épistémiques, ce qui témoigne de sa globalité et de son universalisme transmoderne (Dussel, 2002). La méthode analectique, la raison comme instrument de libération (ratio liberationis) et le projet transmoderne comme « nouvelle alliance » des victimes du système (nous pensons ici au motif de l’arc-en-ciel que Boff propose pour évoquer la construction d’un « nouveau pacte social » entre les êtres humains et la nature, pacte urgent et impératif dans un système postcapitaliste) ont grandement contribué à la philosophie politique critique latinoaméricaine. Prenant comme point de départ le non-être, la pensée analectique se positionne au-delà de la dialectique de Hegel, car elle tire son origine de la corporalité souffrante des victimes des peuples opprimés. La raison n’est pas décriée per se. Au contraire, son importance se manifeste dans son utilisation stratégique et instrumentale pour l’élaboration d’un projet antihégémonique. À la différence du réductionnisme postmoderne, nous revendiquons la raison en tant qu’arme de lutte contre les vérités fétichisées du système. La transmodernité peut notamment aussi être entendue comme pluridiversité (Quijano, 2000) ou éco-socialisme (Löwy, 2005a), où les exclus constituent l’option préférentielle. Nous devons redéfinir certains principes fondamentaux des sciences sociales, à commencer par la « négativité matérielle » 47 Selon Bhabha (2007 : 358), la « localisation » est importante du point de vue du
regard, car elle marque les conditions matérielles, subjectives et discursives de l’énonciateur.
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La frustration épistémique et politique de Talcott Parsons (Wallerstein, 1999b) , parce qu’il n’arrivait pas à imposer, dans la théorie sociologique, le triumvirat composé de Durkheim, Weber et Pareto, pour mettre Karl Marx « hors jeu », est un lieu commun dans l’histoire de la sociologie. À ce propos, tant Immanuel Wallerstein (1999b) que Ruy Braga (2008) affirment que la réflexion et la référence au conflit sont deux des contributions de Marx à la théorie sociale.
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CONFLIT PERMANENT
des victimes, afin de proposer des pistes qui soient réalistes pour la construction d’une société postcapitaliste. De plus, nous ne devons pas perdre de vue que les problèmes théoriques sont également des problèmes pratiques. L’exploitation et la spoliation en tant que moteurs du capital doivent être combattues dans tous les aspects de la vie sociale par une forme d’organisation relevant de la démocratie participative. Dans un même temps, le bio-pouvoir en tant que morale du bloc au pouvoir doit être confronté à une éthique de la libération. Le devoir et l’engagement révolutionnaire ont pour tâche de défendre les pauvres. Le courant postmoderne souligne l’irrationalité de la raison et la délégitimation de l’émancipation (Lyotard, 1979 : 63). Il s’agit là d’arguments dangereux dans un monde où, selon le Programme des Nations Unies pour le développement (2007), plus d’un milliard d’êtres humains vivent avec moins d’un dollar par jour, où % de la population mondiale monopolise % des ressources (d’après les données de , elle en détenait encore %), où les femmes gagnent % de moins que les hommes bien qu’elles aient les mêmes compétences, où enfants de moins de cinq ans meurent chaque jour de maladies qui auraient pu être évitées. Les défenseurs de la postmodernité ne se rendent pas compte que l’émancipation, l’insubordination et la révolution constituent des impératifs éthiques et des exigences sociales. Les deux tiers de l’humanité et de la planète ne survivront pas dans ce système exclusif et écocidaire. La lutte contre le capital correspond à la lutte pour la vie dans toutes ses expressions. Notre intransigeance face à ces idéologies doit montrer qu’il ne faut ni abdiquer, ni céder dans le domaine politique comme sur le terrain théorique.
Il est intéressant de noter que, pour Marx (1962), la réalité sociale est régie par des conflits. En effet, la lutte entre groupes (ou classes) dominants et groupes (ou classes) subalternes, dans tous les aspects de la réalité, est constante. Probablement qu’à certaines périodes elle se manifeste plus nettement (processus révolutionnaires, boycotts, révoltes, etc.), mais elle est toujours présente. En ce sens, une société organisée de manière asymétrique ne sera pas exempte de tensions et de ruptures. De même, la totalité comme notion critique est toujours valable, car, selon Žižek (2010 : 121), « localiser un phénomène en sa totalité ne revient pas à voir l’harmonie cachée du Tout, mais à inclure dans un système tous ses “symptômes”, ses antagonismes et contradictions, comme parties intégrantes ». Dès lors, les revendications sociales ou culturelles ne doivent pas être séparées de la question économique, puisque leur omission pourrait mener à une réification du système. Dans l’histoire de l’Amérique latine et des Caraïbes, le système hégémonique (capitalisme moderne et colonial) a élaboré différents mécanismes de répression non seulement politicoéconomique mais aussi culturelle au profit des élites. Aussi le phénomène de la violence comme composante structurelle du capitalisme est-il incontournable. La violence n’est pas le résultat mais bien un élément actif du capital. Nous partageons la thèse du penseur brésilien Paulo Freire (1973), selon laquelle il n’y aurait pas d’opprimés s’il n’y avait pas un rapport de violence qui leur donne un tel statut dans une situation objective de répression. Cette violence est effectivement le fait des oppresseurs, dans la mesure où ce ne sont pas les faibles mais bien les élites dominantes qui imposent la terreur. De là découle la violence imposée, mécanisme par lequel les classes dominantes instaurent leur propre vision du monde. D’autre part, même si de toute évidence le consentement des dominés joue un rôle très important dans le processus de consolidation d’une hégémonie, il ne semble pas indispensable d’analyser la relation entre la violence structurelle ou imposée et la violence créatrice ou libératrice dans la dynamique socio-culturelle de l’Amérique latine. Nonobstant l’imposition de différents mécanismes de répression afin de maintenir la domination, les groupes subalternes se rebellent en recourant à un type de violence libératrice. À ce
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violence, nous considérons que ses apports doivent être pris en considération dans la construction d’un projet politique et épistémique qui tienne compte des victimes. Ce n’est pas un hasard si pour Alice Cherki (2000 : 288) Fanon est une pensée en mouvement. 49 Aux yeux de Žižek (2010 : 193-194), la révolution haïtienne est significative comme processus de rupture : « Qu’y eut-il donc dans la Révolution haïtienne qui, outrepassant l’enthousiasme kantien, fut clairement perçu par Hegel ? Il faut ajouter ici, au-delà de Kant, qu’il existe des groupes sociaux qui, en raison de leur manque de place déterminée dans l’ordre “privé” de la hiérarchie sociale (autrement dit en tant que “part des sans-part” du corps social), symbolisent directement l’universalité. […] La Révolution haïtienne a “failli” lorsqu’elle a trahi cette solidarité pour devenir une nouvelle communauté nationaliste hiérarchique où la nouvelle élite noire locale a reconduit le processus d’exploitation. […] Après l’abolition de l’esclavage, le nouveau gouvernement noir d’Haïti imposa un “caporalisme agraire” – afin de ne pas perturber la production sucrière destinée à l’exportation, les ex-esclaves furent obligés de continuer à travailler dans leurs plantations sous la férule des mêmes propriétaires, à la seule différence qu’ils étaient dorénavant des salariés théoriquement “libres”. […] ce qui rend le capitalisme exceptionnel est son couplage unique des valeurs de liberté et d’égalité et des faits d’exploitation et de domination : de l’analyse de Marx, il ressort essentiellement que la matrice idéologico-juridique du binôme liberté-égalité n’est pas un simple “masque” dérobant le binôme exploitation-domination, mais la forme même où ce dernier est mis en exercice. »
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48 Contrairement à ceux qui ont réduit Frantz Fanon à un simple apologiste de la
sujet, Frantz Fanon (2007) a analysé le processus subjectif vécu par les Algériens dans leur lutte pour la libération, montrant que la violence libératrice fait partie de la reconstruction des sujets et des peuples dominés 48. Fanon revendique les effets libérateurs d’une telle violence créatrice dans son affirmation ontologique. De la même façon, C. L. R. James (1984 : 75-102) observe que la violence qui émanait des Jacobins noirs était une passion virulente et momentanée contre les colonisateurs, mais qui s’est rapidement éteinte, car elle n’avait pas pour objet de perpétuer l’injustice, mais, au contraire, de détruire le système de domination 49. Les luttes pour la libération de la périphérie latino-américaine et caribéenne étaient non seulement dirigées contre l’impérialisme et le capitalisme colonial, mais aussi contre la « colonisation du pouvoir », au sens large du terme. Par exemple, l’exigence « Ça suffit ! » de l’Armée zapatiste de libération nationale du Sud-Est du Mexique tente non seulement d’apporter un remède à quelques « veines ouvertes » de l’espace latino-américain, mais également de détruire le système capitaliste et la défétichisation de la politique. Le néo-zapatisme livre une bataille sur plusieurs fronts : lutte contre le capitalisme sauvage poussé à son plus haut
degré (mondialisation néolibérale), contre le processus de civilisation mené de façon intensive (occidentalisation), contre la colonialité à haut niveau (impérialisme culturel) et contre l’idéologie du pouvoir à l’extrême (pensée unique). Mais pardessus tout, il s’oppose aux ontologies coloniales développées par la modernité hégémonique. DÉCOLONISATION DU POUVOIR ET DÉFÉTICHISATION DES RAPPORTS SOCIAUX
La création de l’État-nation dans l’espace latino-américain n’a pas représenté une véritable indépendance pour les groupes indigènes et afro-caribéens. Malheureusement, la constitution des États s’est articulée autour de la transfiguration du systèmemonde moderne axée sur la France, l’Allemagne et l’Angleterre. Le XIXe siècle et les processus d’indépendance ont une dette envers les groupes les plus vulnérables du continent américain. Tout au long des XIXe et XXe siècles, les élites criollas ont gouverné des États dépendants et ont donc entretenu les bases d’un certain colonialisme interne. La colonialité interne, déjà intériorisée par l’ensemble de la société, a profondément méprisé la culture populaire. C’est ainsi qu’il faut comprendre Frantz Fanon (2007), lorsqu’il affirme que dans les pays sousdéveloppés, il n’existe pas de véritable bourgeoisie, mais plutôt une espèce de caste minoritaire aux dents longues, avide et vorace, qui est dominée par l’esprit usurier et se contente des dividendes que lui garantit la puissance coloniale. Ces élites sont des caricatures de l’Europe. La décolonisation reste toujours une tâche à accomplir pour les sociétés latino-américaines. Les oubliés de l’Histoire, à travers les défaites et les échecs, apprendront et expérimenteront toujours des méthodes d’organisation pour transformer la politique, l’économie, le domaine social et la culture en Amérique latine. Aussi, ce n’est pas un hasard si, ces vingt dernières années, les principaux protagonistes des luttes sociales sont des agriculteurs (Mouvement des Sans Terre) et des Indigènes (Mouvement néo-zapatiste). Les années n’ont pas seulement cherché à consolider l’entéléchie de la « fin de l’Histoire ». Elles ont également poursuivi l’implantation des programmes d’ajustement structurel. Le Consensus de Washington apparaissait comme un nouvel objet discursif de la
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narration messianique du pouvoir et, par conséquent, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale remplissaient le rôle de vicaires dans l’administration terrestre et temporelle de la mondialisation. Néanmoins, des figures défiant le pouvoir corrompu font irruption prophétiquement, tels des éclairs de l’histoire – comme allait l’écrire Walter Benjamin (1983). C’est pour cela que le Mouvement néo-zapatiste constitue un des mouvements antisystémiques qui a le plus d’envergure à l’échelle planétaire. Sa lutte donne un sens nouveau aux catégories analytiques, aux stratégies de résistance et aux visions utopiques des organisations civiles, militantes et intellectuelles du monde, d’où son importance fondamentale dans la compréhension des logiques et des dynamiques du système hégémonique, ainsi que de ses contradictions structurelles. L’Uruguayen Raúl Zibechi (2008 : 85) soutient qu’il existe dans les mouvements sociaux d’Amérique latine des formes d’organisation caractérisées par quatre éléments : a) la politisation de leurs différences sociales et culturelles, en d’autres mots, de leurs modes de vie ; b) la crise de représentation exprimée par la méfiance des formes clientélaires et bureaucratiques du domaine politique ; c) la tendance non étatique ou la transcendance de la vision de l’État centriste ; d) la diversité des formes de lutte ou des périodes d’insubordination sociale, mettant indubitablement en avant les barrages routiers et les communautés en résistance. Pour ne citer que quelques exemples, on peut mentionner le mode de production d’une entreprise récupérée dans le Sud de l’Argentine, le soulèvement indigène en Équateur, mais aussi la résistance du peuple mapuche, L’Autre Campagne zapatiste, l’expérience des agrovilas du Mouvement des Sans Terre et de leur pédagogie critique. De plus, Zibechi (2008) souligne la méfiance dont font preuve les mouvements sociaux à l’égard des façons traditionnelles de « faire de la politique », étant donné qu’en certaines occasions, la gauche a trahi les intérêts populaires. On peut notamment citer le rejet de la Loi sur les droits et la culture indigène par le Parti de la révolution démocratique ou la cooptation de certains dirigeants du Parti des travailleurs durant le mandat de Luiz Inazio « Lula » da Silva. Il n’est pas inutile ici de rappeler la démission de Frei Betto, théologien de la libération réputé, qui a été à la tête du programme « Faim zéro » et décidé de prendre ses distances à l’égard du cabinet de « Lula » (Aguirre, 2008 : 49).
Un autre aspect intéressant dans les mouvements sociaux d’Amérique latine, en particulier le Mouvement des Sans Terre au Brésil et le Mouvement néo-zapatiste au Mexique, tient au rôle des femmes. La féminisation de la lutte sociale imprègne non seulement les trames spatio-temporelles de ces mouvements, mais aussi la logique performative de leurs demandes, proposant une « autre forme » de concrétiser les pratiques émancipatrices. Dépassant la perspective superficielle de l’approche multiculturelle, Zibechi (2008 : 269) nous fait part des répercussions du rôle de la femme-mère dans la logique contresystémique : « Grâce à elles, c’est une autre rationalité, une autre culture, une épistémè relationnelle qui apparaît ». Les luttes populaires en Amérique latine ne peuvent être simplement analysées d’un point de vue eurocentrique. C’est le cas aussi bien pour les approches de la sociologie traditionnelle et positiviste que pour la théorie marxiste classique ou les théories postmodernes non abouties de la culture, vu que la dynamique endogène des processus latino-américains nécessite d’utiliser des concepts et des catégories qui sont plus proches, non seulement de nos endroits d’énonciation, mais aussi de notre position dans la production matérielle et symbolique. À ce propos, nous devons entendre Eduardo Galeano (2008 : 337) lorsqu’il parle du Mouvement des Sans Terre du Brésil : Un après-midi de , dix-neuf paysans ont été abattus, de sang-froid, par des membres de la police militaire de l’État de Pará, dans l’Amazonie brésilienne. À Pará et dans une bonne partie du Brésil, les propriétaires terriens règnent, grâce au vol volé ou au vol hérité, sur d’immenses espaces vierges. Leur droit de propriété est un droit d’impunité. Dix ans après le massacre, personne n’était emprisonné. Ni les propriétaires, ni leurs instruments armés. Néanmoins, la tragédie n’avait ni effrayé ni découragé les paysans du Mouvement Sans Terre. Elle avait multiplié leur nombre et décuplé leur envie de travailler et de travailler la terre, même si, dans ce monde, il s’agissait d’un délit impardonnable ou d’une folie incompréhensible.
Analysant le Mouvement néo-zapatiste au Mexique et le Mouvement des Sans Terre du Brésil, Raúl Zibechi (2008 : 24) a trouvé sept « traits communs » ou caractéristiques éthico-
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politiques qui sous-tendent leur dynamique : a) l’enracinement territorial des mouvements, c’est-à-dire l’espace dans lequel la communauté se reproduit ontologiquement et matériellement ; b) l’autonomie en tant que forme d’organisation, qui implique la méfiance des pratiques clientélaires de l’État et des partis politiques ; c) la revalorisation culturelle des identités, c’est-à-dire le débordement de la catégorie eurocentrée de citoyenneté ; d) l’appropriation et la décolonisation des savoirs dans la formation de leurs propres responsables et courants intellectuels ; e) le rôle des femmes dans la recréation de logiques organisationnelles autres ; f) la relation avec la nature ; g) les formes autoaffirmatives de réappropriation des espaces publics concrétisées par la prise de villes, d’assises (Mouvement des Sans Terre) et de lieux de mémoire. L’insurrection néo-zapatiste a provoqué un durcissement des luttes populaires et a doté les discours des mouvements sociaux d’une nouvelle grammaire. La référence à « tous les peuples du monde » a dévoilé la globalité du néo-zapatisme et son « esprit » internationaliste. Cependant, cet internationalisme n’a pas détourné le mouvement de ses objectifs nationaux (respecter les Accords de San Andrés, instaurer une vraie démocratie, mais aussi respecter les us et coutumes des peuples d’origine, etc.) et de ses intérêts fondamentaux (renverser le capitalisme, décoloniser l’État et respecter l’environnement). La réforme agraire joue un rôle important dans les conflits sociaux inhérents à la réalité latino-américaine. Aussi Zibechi soulignet-il la transcendance de la question matérielle mais aussi subjective de la terre dans l’imaginaire social. Ce n’est pas un hasard si la terre est l’élément central dans la triade (territoire, autogouvernement, autonomie) que l’auteur établit pour mettre en évidence la dynamique de l’émancipation. D’ailleurs, lors d’une interview, le sous-commandant Marcos, à la tête des insurgés, a déclaré qu’un peuple indien sans territoire n’était pas un peuple indien (Castellanos, 2008 : 56).Tout, y compris la langue, peut disparaître, mais si l’on détruit la terre, il n’y a plus de racines : cela reviendrait à tuer la famille. Quant à João Pedro Stedile (2003 : 68), il a affirmé que la lutte du Mouvement des Sans Terre pour une réforme agraire était la lutte des tous, car il allait à l’encontre du néolibéralisme.
Les Zapatistes réclament et initient une société où la démocratie directe est un pilier dans les décisions collectives. Sur le plan de la production matérielle, ils plaident aussi en faveur du respect de la nature et de l’environnement. C’est pourquoi l’autonomie par rapport à l’État et au marché est fondamentale 50. En ce qui concerne le Mouvement des Sans Terre du Brésil, certains des points fondamentaux sur lesquels l’organisation est fondée sont la direction collective, la division des tâches, la discipline, l’éducation, la formation de responsables, la lutte pour la terre (réforme agraire) et le lien avec la base. En ce sens, le projet politique et social du Mouvement des Sans Terre tend vers une démocratisation radicale et un rapport non mercantile à la nature. Marcelo Barros et Frei Betto (2009 : 93-94) expliquent qu’au début des années , les Péruviens attendaient avec impatience la venue du pape Jean-Paul II en Amérique latine. À cette occasion, dans l’ancienne ville de Cuzco, le pape s’est entretenu avec plusieurs Indigènes dont un yatiri âgé, originaire des Andes. S’approchant du pontife, il lui dit à quelques mots près : Saint-Père, mon peuple et moi-même vous remercions de votre visite. Jamais je n’aurais pensé qu’un jour, je pourrais voir le pape de Rome. Nous savons que vous êtes venu pour parler de Dieu et nous partageons vos paroles de sagesse. Nous les recevons avec plaisir. Cependant, nous souhaitons vous dire que quand vos ancêtres, les Européens, sont arrivés ici il y a cinq cents ans en nous apportant cette Bible, nous l’avons acceptée volontiers, mais nous ignorions qu’en échange de la Bible, ils prendraient notre terre. Aujourd’hui, je suis venu au nom de mon peuple pour vous rendre la Bible et vous demander que vous exigiez des descendants des Européens qu’ils nous rendent notre terre. 50 À l’aide des outils analytiques de « bio-espace » (bioespacio) et de « techno-
région » (tecnorregión) conçus par Orlando Fals Borda, Óscar Useche Aldana (2008 : 107) a brillamment analysé la relation entre le développement et le territoire, en suggérant une relecture de la dynamique spatio-temporelle qui est actuellement en plein développement. La logique de la territorialisationdéterritorialisation qui est en grande partie le résultat du mode de production (zones de traitement pour l’exportation et enclaves transnationales) a des conséquences sur la reconfiguration des espaces publics. Le pouvoir financier n’a pas seulement modifié les rapports de production, il a également changé la configuration du politique : consolidation des asymétries entre les Étatsnations ; souverainetés séquestrées ou, comme l’auteur les a appelées, citoyennetés suspendues.
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• DÉCOLONISATION DU POUVOIR
Nous pensons que les projets néocoloniaux se manifestent dans divers aspects de la réalité sociale, dans le domaine politique, dans le spectre socio-économique et, indubitablement, dans l’espace culturel. C’est pourquoi, les conséquences du paradigme civilisateur nord-américain doivent être remises en question, afin de rompre radicalement avec l’héritage colonial. L’hégémonie impérialiste de l’Atlantique Nord a imposé, par l’intermédiaire de la globalisation comme stratégie politicomilitaire, son projet de recolonisation du territoire latinoaméricain. La mercantilisation des rapports sociaux, la McDonaldisation de la culture (Ritzer, 2004) et la fétichisation du pouvoir ont aggravé les inégalités et injustices sociales. Les processus sociaux sont indiscutablement marqués par des rapports de pouvoir, ce qui signifie que leur dynamique est configurée par les luttes, les tensions et les conflits. La réalité n’est ni statique ni unidimensionnelle et, en ce sens, nous reconnaissons son caractère contradictoire et actif. Cependant, nous sommes convaincus que les modèles de contrôle, de domination et d’exploitation subissent des modifications constantes. C’est pourquoi, domination, pouvoir et résistances doivent être envisagés comme des processus en perpétuelle transformation. La boîte de Pandore, ouverte en Amérique latine et aux Caraïbes à l’aube du XVIe siècle, a donné naissance au système-monde moderne, à l’avènement d’un imaginaire colonial moderne et a imposé une colonialité du pouvoir (Quijano, 2001), du savoir (Mignolo, 2003) et du faire géopolitiquement déterminés. À partir de là, l’élaboration de cette triade civilisatrice (capitalisme, modernité et colonialité) doit être analysée et contextualisée de manière articulée. Une rupture avec la dépendance culturelle et la soumission gnoséologique aux horizons coloniaux doit être une exigence, non seulement politique, mais aussi épistémique. Ainsi, les notions d’état naturel, de civilisation, de progrès, de développement et d’évolution, parmi tant d’autres, doivent être déconstruites selon une optique de critique analytique et libératrice, puisque l’acte d’énonciation de notre perspective doit être cohérent par rapport à notre contexte tant géopolitique que culturel.
Chapitre
, 1
international de l’essai « Pensar a Contracorriente » décerné par l’Institut cubain du Livre, le ministère de la Culture de Cuba et la maison d’éditions havanaise Editorial de Ciencias Sociales. Le jury était composé de Frei Betto (Brésil), Marcos Roitman (Chili), Santiago Alba (Espagne), Adolfo Colombres (Argentine) et Osvaldo Martínez (Cuba). L’article a paru sous le titre : « El centro comercial como figura paradigmática del discurso neocolonial. Racismo y poder en América Latina », in Pensar a Contracorriente, vol. 6, La Habana, Instituto Cubano del Libro/Editorial de Ciencias Sociales, 2009, pp. 1-26. 2 Le niveau de détérioration de l’environnement, produit par le capital, est plus qu’évident. Le réchauffement planétaire, l’effet de serre, le trou dans la couche
• RELIGION SANS RÉDEMPTION
1 En 2009, ce texte a remporté le premier prix de la sixième édition du concours
Dans la réalité sociale, les processus de fétichisation et de défétichisation (résistance et lutte) sont composés de multiples discours qui les légitiment, les renforcent et les configurent dans les ruptures de la domination. Leur constitution est en constante transformation, puisqu’il s’agit de lutte, de tension et de changement entre pouvoir(s) et contre-pouvoir(s). Cependant, à plus de cinq siècles du début de la domination et de l’exploitation impériale, coloniale et capitaliste, on remarque que l’asymétrie politique, l’inégalité économique et l’injustice ethno-raciale s’accentuent dans les sociétés périphériques. Le « péché structurel » – pour reprendre l’expression des théologiens de la libération – continuerait-il à ébranler l’âme des opprimés du Tiers-Monde ? Les paradigmes coloniaux et la logique du capital ont donné le ton et le rythme aux pratiques discursives hégémoniques dans l’espace latino-américain. Le pouvoir, le savoir et le faire ont été nuancés par le telos dominant des puissances impériales. Les séquelles géopolitiques et les conséquences culturelles du processus de néocolonialité revêtent une importance cruciale dans ce contexte de globalisation militaire, de marchandisation de la vie, de McDonaldisation de la société et d’écocide 2 évident.
L’actuel système-monde a créé une société asymétrique où % de la population mondiale contrôle-consomme les ressources des % restant. Les niveaux de pauvreté ont augmenté de %. La disparité socio-économique entre les pays du Nord et les nations du Sud est horrifiante. L’humiliocratie 3 (edhalloukratia) des puissances impériales, leurs projets néocolonisateurs et leurs discours civilisateurs méritent une « déconstruction-libératrice » de la part de la théorie critique de la périphérie. C’est pourquoi nous déconstruirons un des objets discursifs les plus représentatifs du récit néocolonial, le centre commercial ou mall, puisque sa constitution n’est pas dissociée de la dynamique du capital. Le capitalisme et la colonialité font partie d’un processus socio-historique constitué de tensions et en constante reconfiguration. Analyser le rôle du centre commercial au cœur du processus de néocolonialité en Amérique latine implique une démonstration de la manière dont des objets discursifs déterminés du récit moderne, conçus au XVIe siècle, participent de nos jours activement à l’imaginaire social de la population : notions civilisatrices en opposition au barbare, à l’attardé et au grotesque ; habitus de classe qui nous renvoient à ce qui semble être un nouveau système de castes ; mythes coloniaux reconfigurés que l’on peut repérer dans les déclarations idéologiques de certains groupes sociaux. Les premiers centres commerciaux apparaissent au XXe siècle aux États-Unis 4. Leur fonction téléologique consistera à stocker, regrouper, promouvoir et vendre les marchandises suivant une nouvelle logistique. La publicité et les outils de communication de masse seront des pièces maîtresses de cet étalage de promesses félicistes 5 et de rêves de possession. d’ozone, pour n’en mentionner que quelques-uns, sont la preuve d’une relation utilitaire avec la nature. Le capital est écocide. 3 Nous employons ce terme forgé par le penseur Mahdi Elmandjra (2004) pour faire référence à l’existence d’un système éthique et politico-culturel qui, compte tenu des inégalités structurelles, bénéficie aux classes hégémoniques. Il soutient que l’humiliocratie s’est convertie en une forme de gouvernement. Les rapports asymétriques de pouvoir entre le centre et la périphérie sont de plus en plus palpables non seulement sur le plan économique, mais aussi au niveau politique. 4 Bien que Walter Bejamin (2002 : 65-87) ait analysé, à la fin du XIXe siècle, l’aspect philosophique et symbolique des grands magasins, le mall nord-américain ne fait son apparition qu’à l’aube du XXe siècle. 5 Franco Berardi (2003) qualifie le discours capitaliste de la globalisation néolibérale d’ideología felicista (idéologie de la félicité ou féliciste). Son analyse tourne autour de la colonisation symbolico-discursive du cyberespace et de tout ce que
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• RACISME ET POUVOIR EN AMÉRIQUE LATINE
celui-ci implique : bombardement culturel, bio-pouvoir, aliénation virtuelle, etc. Pour Berardi, le système capitaliste, dans sa logique de bénéfice, créé des besoins en renforçant ainsi l’aliénation sociale et en réifiant la domination. 6 Promotora y Desarolladora est une entreprise de construction mexicaine qui réalise des travaux dans le domaine tant public que privé (NdT).
Le boom des centres commerciaux eut lieu à partir des années . Les pays centraux ne ménagèrent par leurs efforts dans la construction de ces nouveaux temples érigés à la gloire du capital. L’homme unidimensionnel de Marcuse (1999) entrait en scène et la société de consommation était une expression supplémentaire de la forme sociale hégémonique. Les analyses de l’École de Francfort montrent que la consommation massive contribuait à la réification du système capitaliste. Pour Marcuse, la population obéissait et assistait, à travers le divertissement et les loisirs, à l’homogénéisation des valeurs bourgeoises. La culture de masse transformait la subjectivité sociale et était ainsi à l’origine d’une continuité sémantique (imaginaire) qui uniformisait les goûts, les préférences et les antipathies. La culture devenait consommation et la marchandise prenait des allures de figure poétique. La présence du centre commercial en Amérique latine s’est accentuée. Xavier Pumarejo, directeur des bureaux mexicain et centre-américain du Conseil international des centres commerciaux, rapporte que le Mexique occupe la première place en matière de développement des malls en Amérique latine. En , millions de dollars ont été investis dans la création de nouveaux centres commerciaux au Mexique. De son côté, l’entreprise de centres commerciaux Promotora y Desarolladora 6, dont les partenaires sont Ara et O’Connor Capital Partner (fondé par Jerry O’Connor, qui a développé plus de trente malls aux États-Unis), a investi millions de dollars dans le développement de centres commerciaux dans le pays. Les experts en malls indiquent que les conditions sont favorables à l’ouverture de nouveaux centres commerciaux en raison de l’intérêt croissant des institutions financières étrangères et de la concurrence entre les chaînes de supermarchés, les grands magasins et les cinémas. Le centre commercial, en tant qu’objet discursif du récit colonial, mérite d’être analysé, puisque sa présence révèle une transfiguration du modèle de contrôle, de domination et d’exploitation
culturelle. C’est pour cette raison que nous tenterons, d’un point de vue critique, de percer le telos idéologique du paradigme civilisationnel en vigueur. Bien que n’importe quel lecteur puisse penser que ce phénomène soit local et proprement latinoaméricain, nous dirons, à la suite du philosophe de Trèves qui lui-même cite une Satire de Horace : De te fabula narratur ! 7 CONSOMMATION ET DISTINCTION GÉOPOLITIQUEMENT DÉFINIES
Il est indéniable que le processus de mondialisation a généré un échange symbolico-culturel entre les nations ; cependant, il est nécessaire de signaler que, dans certains cas, cet échange fut culturellement imposé par le centre. C’est la raison pour laquelle l’importance des études coloniales consiste à révéler les formes et les mécanismes d’invasion/imposition du pouvoir impérial sur les visions du monde (Weltanschauungen) de la périphérie. Le capitalisme n’est pas seulement un mode de production déterminé, mais aussi un rapport social particulier (Marx, 1989). Analyser les processus de cette forme sociétale implique de reconnaître sa dynamique et sa logique de fonctionnement. D’où le fait que l’étude d’une de ses expressions, en l’occurrence la consommation, doit être contextualisée et mise en relation avec le telos hégémonique. À la fin du XIXe siècle, Thorstein Veblen écrivit sa célèbre Théorie de la classe de loisir pour montrer les pratiques ostentatoires de la classe dominante 8. L’étude de Veblen nous semble intéressante à cause de son analyse suggestive de la consommation et de sa relation avec les processus de distinction sociale. Veblen (1970) analyse les différences entre le faire aristocrate ou ostentatoire et le faire industriel ou populaire (barbarian culture). Pour lui, la consommation ostentatoire (conspicuous consumption) et les loisirs ostentatoires (conspicuous leisure) indiquent le prestige et l’honneur des individus. La relation entre loisirs et consommation est fondamentale dans la société moderne et dans la configuration des classes sociales. 7 Expression latine signifiant littéralement : « C’est de toi que parle la fable »
(NdT). 8 Bien que Adorno (1984 : 63-64) soumette les postulats de base de la Théorie de
la classe de loisir à une critique mordante, nous reprenons, quant à nous, une thèse centrale de Veblen, qui porte sur le processus de différenciation sociale lié aux habitudes et aux comportements individuels ou sociaux.
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• CONSOMMATION ET DISTINCTION…
La consommation comme expression de la position sociale est axiale dans les habitus des classes sociales. Par exemple, alors que les classes dominantes – la classe oisive – se vantent du gaspillage et de la dilapidation des ressources, les classes populaires ont un rôle facultatif dans l’administration des ressources. Les classes dominantes recherchent le prestige bien plus que l’utilité ; quant aux classes populaires, elles ménagent leurs dépenses. Pour cette raison, Veblen analyse les différents aspects de la vie sociale comme la musique, le sport, la mode, l’alimentation, afin de révéler les différences qui existent dans l’éducation du goût des classes sociales. Les pratiques discursives – Veblen dirait les manières (manners) – expriment le capital culturel, c’est-à-dire l’ensemble des qualités intellectuelles produit par le système scolaire ou transmis par la famille non seulement à l’individu mais aussi aux classes sociales dans leur totalité. Il est nécessaire de spécifier que, pour Veblen, les classes dominantes imposent les normes, les règles, le conventionnalisme et les canons en matière de comportement. Évidemment, la thèse de Veblen doit être géopolitiquement contextualisée du fait que sa potentialité réside dans le dévoilement de la logique de distinction entre les classes sociales. Pour lui, les habitudes et les coutumes témoignent de la position sociale des individus. Cependant, dans un cadre périphérique, d’inégalité structurelle, nous observons que les pratiques discursives façonnent le modèle de domination coloniale et expriment une soumission à l’horizon civilisationnel. En Amérique latine, à partir du XVIe siècle, les paradigmes coloniaux ont modelé le pouvoir, le savoir et le faire de la société. Les pratiques discursives ont eu comme référents civilisateurs les habitudes, les comportements et les manières des sociétés étrangères et, du coup, l’imaginaire socio-culturel s’est imprégné de l’influence des métropoles en vogue. La colonialité du faire est présente dans les rapports sociaux de la périphérie latino-américaine. Les pratiques discursives, en Amérique latine, ne cherchent pas seulement à se distinguer comme classes sociales mais aussi comme stades civilisationnels. Le référent est incontestablement le récit impérial et les entéléchies coloniales. La distinction est l’une des œuvres les plus représentatives de Bourdieu. Le texte, publié en , se présente comme une
étude très précise et minutieuse sur la distribution sociale des goûts en matière de culture. Au moyen d’un questionnaire appliqué à la société française, Bourdieu tente de démontrer que les pratiques culturelles sont la base de la formation de divers groupes sociaux et qu’elles sont, par conséquent, le principe même de la distinction sociale. Parce que La distinction montre le processus de domination politique imposé à la sphère culturelle, nous pouvons y observer un conflit substantiellement symbolique entre les groupes sociaux. La fonction téléologique de ce conflit n’est pas simplement de maintenir la domination et de défendre l’orthodoxie (modèles de beauté, canons esthétiques ou règles discursives), mais aussi de créer des différences sociales, c’est-à-dire de produire des distinctions entre les groupes sociaux. D’où l’idée que la logique des pratiques culturelles n’est ni libre ni spontanée, car elle est inscrite dans une histoire sociale et doit être comprise en fonction de la culture dominante. Il est fondamental de signaler que les pratiques culturelles des agents sont indissociables de la théorie de la domination, c’est donc, nous dit Bourdieu (1979), essentiellement par la culture que les classes dominantes assurent leur domination. Selon Bourdieu, le bon goût, la belle pensée et le beau parler sont définis par la domination, c’est-à-dire qu’ils répondent aux lois des systèmes d’exclusion du discours. D’où le fait que nous devons être conscients que ce sont les groupes sociaux dotés du plus grand capital culturel qui visitent les musées, assistent aux opéras et fréquentent les bibliothèques. L’accès aux biens culturels est inégal et c’est une expression supplémentaire des rapports asymétriques de la forme sociale hégémonique. L’hypothèse principale de La distinction est que les pratiques culturelles, tout comme l’institution scolaire, ont une fonction d’assignation statutaire, c’est-à-dire une capacité de classer (« logique de classement ») des agents dans les espaces sociaux. En d’autres termes, les pratiques culturelles sont la matérialisation d’un processus d’histoire incorporée et sont donc l’expression d’un habitus déterminé. Bourdieu analyse la distinction entre le goût cultivé de la haute culture et le goût populaire pour dénoncer l’hypocrisie des classes dominantes. Alors que le goût pur des élites ne met pas l’accent sur l’utilité, l’esthétique anti-kantienne du goût populaire accorde la primauté à la fonction sur la forme. C’est pour
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esthétique, bidimensionnelle et cataloguée. Cependant, nous pensons que la pertinence de ce concept réside dans le fait de délimiter les enjeux qui existent dans un domaine particulier. Même Enrique Dussel (2007a) utilise cette figure analytique.
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9 Le concept de champ a été très critiqué pour avoir présenté l’image d’une réalité
cette raison que l’habitus, ou disposition à un événement, est la sédimentation d’une doxa ou d’une hystérésis acquise à travers l’éducation scolaire, familiale et aussi culturelle. La relation structurelle entre les pratiques culturelles est en soi une expression de la lutte des classes et, du coup, les pratiques discursives sont classées en fonction du champ 9 dans lequel elles sont inscrites. L’étude des goûts et des pratiques culturelles ne doit pas être désarticulée de l’analyse des conditions de production de ces pratiques discursives. Nous remarquons alors que la lutte des classes n’est pas seulement politique mais aussi culturelle. Si dans notre contexte nous considérons les apports de Thorstein Veblen et Pierre Bourdieu de manière géopolitique, nous pouvons observer qu’en Amérique latine le processus de distinction sociale n’est pas seulement culturel mais aussi civilisationnel. En d’autres termes, la logique de classement répond à l’imaginaire colonial. Se distinguer d’un groupe social équivaut, en même temps, à se concevoir dans un état civilisateur spécifique. Castro-Gómez (2000) a souligné qu’en Amérique latine, de même qu’il existe une relation directe entre la langue et la citoyenneté, il existe aussi une relation entre la grammaire et les manuels d’urbanité dans la construction de l’imaginaire moderne/colonial. Pour Castro-Gómez, c’est depuis une normativité de l’écrit que les grammaires cherchent à générer une culture du beau parler dans le but d’éviter les pratiques viciées du parler populaire et les barbarismes grossiers de la plèbe. L’homme civilisé sait manger, parler, s’habiller, écrire, marcher, etc., de manière raffinée et sophistiquée, en somme, son « faire » se distingue de celui des classes populaires, des pauvres, des « autres » Le processus de distinction sociale dans la périphérie latinoaméricaine répond à une logique et à des modèles de comportements coloniaux. La colonialité du faire a consolidé la dépendance culturelle et la domination symbolique des puissances centrales ; en ce sens, les pratiques discursives expriment non seulement une imposition géopolitique mais aussi un conflit latent entre les peuples, entre différentes visions du monde.
CATHÉDRALE DE LA MARQUE ET LA MECQUE DE LA MARCHANDISE
Le centre commercial est devenu le lieu par excellence des marchandises et des signes (logos et marques) impériaux de la narration hégémonique, de cette entreprise que Gianni Vattimo (1990) a qualifiée de domination et d’unification de la planète. Le mall n’est pas seulement la cathédrale de la marque, La Mecque de la marchandise et le temple du capital, il est aussi l’expression la plus abominable du Pauper ante festum 10. Le centre commercial représente l’espace commun des signes impériaux et le siège triomphal des marchandises. Sa présence et sa raison d’être indiquent la nécessité d’imposer des modèles, des images et des figures discursives à l’horizon contemporain. De Harrods à Lafayette, nous trouvons des objets discursifs communs, du fait que certaines marques, certains logos, certaines marchandises sont familiers dans ces espaces sociaux. Jean Baudrillard (2005) prétend que la société de consommation peut être conçue comme un ensemble de signes, étant donné que les objets forment un discours. Selon lui, le système social est un complexe de signes (dénotatifs) et de symboles (connotatifs) en tension constante et, comme Veblen, il soutient que la dynamique de consommation est une logique ostentatoire et, partant, de distinction. Baudrillard est convaincu qu’un objet (marchandise) condense quatre logiques. La première est la logique fonctionnelle de la valeur d’usage, régie par l’utilité ; la seconde, la logique mercantile, est celle de la valeur d’échange, régie par l’équivalence et le marché ; la troisième logique est celle de la valeur symbolique et fait référence au don, à la réciprocité et aux déterminations des symboles ; la quatrième est la logique distinctive de la valeur du signe qui établit le statut et les hiérarchies, c’est-à-dire qui exprime la distinction. Baudrillard (1982) relève ainsi deux aspects de la consommation : la dimension symbolique et le processus de classification et de distinction sociale. Dans La société de consommation, nous dit Baudrillard (2005), on tente d’acheter le bonheur et l’idée que l’individu est fondamental dans cet imaginaire. Aliénation et consommation forment un système autoréférentiel de signes. L’individu se convertit en un véhicule d’objets, et ce n’est donc pas un hasard si Baudrillard fait remar10 Expression latine signifiant littéralement : « le pauvre avant la fête » (NdT).
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turel, c’est-à-dire le degré zéro de la culture générale contemporaine. Lyotard soutient que les symboles centraux (peuple, raison, etc.) des grands récits ont été détruits. D’où l’émergence de nouveaux objets discursifs (McDonald) pour discerner la fin des métarécits. De son côté, Enrique Dussel (2002) signale que cette vision eurocentrique de la réalité est dangereuse, car elle omet le rôle émancipateur de la raison et la potentialité de la révolution sociale.
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11 Selon Lyotard (1979 : 63), la postmodernité est une période d’éclectisme cul-
quer que le corps devient le plus bel objet de consommation. Baudrillard veut montrer que les structures actuelles de production/consommation incitent le sujet à une pratique duelle de son corps. D’une part, comme capital et, de l’autre, comme fétiche. Le corps se dévoile en soi comme un objet central dans le récit capitaliste. Sa réappropriation n’est pas une finalité autonome du sujet, mais un principe normatif de rentabilité hédoniste. D’où le fait que Baudrillard considère les extravagants soins esthétiques de beauté physique plus aliénants encore que l’exploitation du corps comme force de travail. Le corps est un signe et exprime par conséquent la différenciation sociale. Le récit hégémonique considère le corps comme une publicité ambulante dont la finalité serait de promouvoir ses signes impériaux. En langage baudrillardien, nous pourrions dire que les marques et les logos confèrent une plus-value au corps. Pour Naomi Klein (2002), au cours des dernières années, le capital a investi plus dans la publicité que dans la qualité des produits. Le logo s’est converti en une image de l’entreprise. Le logo est un signe et dispose donc de propriétés qui le distinguent des autres éléments discursifs. Le logo et la marque possèdent des caractéristiques sémiotiques qui désignent le statut, c’est-à-dire qu’ils participent activement au processus de distinction sociale. Dans le centre commercial, nous pouvons rencontrer les signes de l’impérialisme (les marques et les logos du capital transnational) du récit colonial. Les marchandises et les produits qui non seulement désignent des statuts sociaux mais expriment, en même temps, une inégalité structurelle entre les nations. Le paradigme du faire se voit restreint par les modèles de domination et d’exploitation géopolitiquement marqués par les puissances centrales. En d’autres termes, la dynamique du centre commercial exprime la logique du marché mondial renforcée par une asymétrie économique et un déséquilibre politique. Les signes impériaux (marques et logos) des marchandises « postmodernes » – comme les appelle Lyotard 11 – nous apparaissent
comme un processus magnanime de sophistication sociale. Pourtant, il nous semble étrange de nous demander quel est le « mystère » de sa production. Naomi Klein a montré que les grandes firmes internationales ne possèdent pas leurs propres usines où sont manufacturés leurs produits, mais elles comptent sur des sous-traitants qui leur fournissent la marchandise à bas prix. Le travail qui est réalisé dans les pays centraux s’est intensifié et est devenu l’échafaud des Nations périphériques. Le travail dans les maquiladoras 12 – ou les zones de traitement pour l’exportation comme les nomme Klein – est une autre forme de production du système-monde moderne, néocolonial et capitaliste, puisque non seulement on arrache aux habitants de la périphérie leur travail objectivé mais aussi leurs ressources et matières premières, sans parler de l’écocide provoqué. La supercherie néolibérale indique que les maquiladoras favorisent le développement économique et social des pays plongés dans la pauvreté ; cependant, la réalité montre que c’est précisément ce type d’usines qui contribue à l’élargissement de la brèche économique entre riches et pauvres. Les rapports entre le centre et la périphérie sont encore présents dans la dynamique du capital ; en ce sens, la colonialité du pouvoir est articulée au développement du système-monde et, comme le signale Wallerstein (1995 : 76), « ce qui est certain, c’est que le capital historique a été, jusqu’à présent, un système de récompenses bien différenciées, tant en termes de classe que de géographie ». Dans les maquiladoras, c’est dans la douleur, et parfois même dans le sang 13, que l’on produit les objets discursifs du récit colonial que sont les prétendues marchandises postmodernes. La maquiladora est un élément fondamental et « occulte » – tout comme l’est la valeur de la marchandise – des firmes internationales. En ce sens, nous pensons, dépassant la pensée de Baudrillard, qu’il existe une logique ajoutée à l’objet (marchandise) et que celle-ci constitue la dynamique de l’asymétrie structurelle. Derrière les vitrines et les marques se trouvent non seulement un processus 12 Pour la définition de maquiladora, voir supra p. 16, note 2. 13 Les dénonciations faites par les travailleurs pour rapporter les abus psycholo-
giques et physiques de ceux qui sont victimes des maquiladoras sont devenues un lieu commun. Voir l’article de Jesús Ramírez Cuevas, « Tehuacán la capital de los jeans », Masiosare dominical, supplément du journal La Jornada (México), 29 juillet 2001.
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• CATHÉDRALE DE LA MARQUE…
Quand nous achetons un pantalon, par exemple, nous ne voyons pas ce qui s’est passé. L’histoire de l’exploitation que nous ont racontée les camarades hommes et femmes n’est pas inscrite dans le jean. Les journées de travail de plus de douze heures n’y figurent pas. Ni l’humiliation qu’ont subie les chefs de ligne ou les gérants ou les contremaîtres. L’exploitation qu’ils subissent après leurs journées de travail, pour lequel ils sont extrêmement mal payés. C’est bien là qu’est le piège du système. Les produits apparaissent alors que ceux qui les ont produits et qui ont souffert pour les faire restent cachés et, surtout, la somme que nous payons pour ce pantalon, qui la reçoit ? Ce ne sont pas ceux qui ont produit cette marchandise, ce n’est pas la collègue ou le collègue qui a cousu ce pantalon, qui l’a teint ou qui lui a mis l’étiquette. C’est le patron de l’entreprise. Peut-être que ce n’est autre qu’un de ces grands hommes politiques ou un de ses parents qui, dans la vallée de Tehuacán, s’appellent Gil. Peut-être que si nous grattons un peu le vernis, nous découvrirons que derrière ces noms se cachent ceux de grandes entreprises d’autres pays. Sur ce pantalon est inscrite l’histoire qu’ils ont dissimulée sous la teinture bleue et, avec les résidus de ces colorants, ils ont contaminé l’eau de vallée de Tehuacán et, en la contaminant, ils ont affecté les villages indiens et les communautés qui sont dépendantes de ces sources. En perdant cette eau, ces Indiens ont perdu leurs terres et ont dû immigrer aux États-Unis et y chercher du travail. Et ils parcourent une des grandes villes des
d’objectivation du travail, mais aussi une pratique historique de l’exploitation matérielle de la périphérie par le centre. Un témoignage éloquent de ce que nous venons d’aborder. Le février , au cours de L’Autre Campagne, le « délégué Zéro » (le sous-commandant insurgé Marcos) a rendu visite à la communauté de San Miguel de Tzinacapan de la municipalité de Cuetzalan, dans l’État de Puebla, au Mexique, où il a entendu les victimes du système capitaliste néolibéral. Les travailleurs des maquiladoras ont dénoncé les injustices, les violations de droits et les abus dont ils sont victimes à cause d’un principium oppressionis de la classe dominante. Le « délégué Zéro » fit le lien entre les objets-marchandises du discours capitaliste et la souffrance des travailleurs, c’est-à-dire l’objectivation de la valeur en signes impériaux.
États-Unis et, dans les vitrines, voient le même pantalon portant une étiquette de marque nord-américaine et un prix en dollars ; ils savent très bien que ce pantalon, ce sont leurs familles et leurs amis qui l’ont fabriqué […]. Imaginez que chaque marchandise que nous achetons porte en elle l’histoire de l’exploitation, de la souffrance et de l’humiliation du travailleur. Alors, chaque marchandise se convertirait en un agitateur qui dirait que ce pays ne vit pas dans la justice […]. Ce pantalon de denim apporte avec lui l’histoire non seulement de l’exploitation mais aussi de la rébellion qui vit le jour en à Altepexi et, avec tous ceux qui se soulevèrent dans le reste du pays, illumina le Mexique et donna l’une des plus belles leçons d’amour que cette terre ait pu recevoir : celle de ceux qui luttent avec d’autres pour que tous aient droit à la justice, la démocratie et la liberté 14.
MODERNITÉ HÉGÉMONIQUE ET PROCESSUS D’EXCLUSION
Michel Foucault (2005) suggère que la modernité ne doit pas être conçue comme émancipation mais comme une forme de répression, puisque son modus operandi est la constante négation d’une altérité déterminée 15. Il pense que tout discours est inscrit dans une série de lois qui le contraignent, le dirigent et l’étouffent, et que, par conséquent, la production du discours est contrôlée dans toutes les sociétés. Le discours moderne est pénétré de rapports de pouvoir que consolident trois systèmes d’exclusion spécifiques : l’interdit ; la relation diamétralement opposée entre raison et folie ; la vision manichéenne entre vrai et faux. Le processus de disciplinement est donc fondamental dans l’ordre du discours. Discipline et pouvoir sont intimement liés dans l’imaginaire moderne du fait qu’ils se matérialisent par un contrôle sur 14 Hermann Bellinghausen, « Respalda el delegado Zero las luchas de los trabaja-
dores de maquiladoras », La Jordana (México), 14 février 2006. 15 Pour Foucault, la folie est le premier discours nié par la modernité. C’est pour-
quoi, selon lui, 1656 est une fête significative dans l’imaginaire moderne, car c’est la date à laquelle a été construit l’hôpital général de Paris. La folie est alors exclue et séparée du récit discursif hégémonique. Cependant, nous ne sommes pas d’accord avec Foucault sur ce point, car la première figure niée par la modernité est l’Indigène de 1492 (Dussel, 1992b).
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ture », Marx (1962 : 28-57) a analysé la relation entre contrôle et discipline dans la forme capitaliste.
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16 Dans le chapitre XIV du Capital intitulé « La division du travail et la manufac-
l’esprit et le corps. C’est pour cette raison que Foucault opère une distinction entre deux types de bio-pouvoir, l’anatomopolitique qui se réfère aux corps dociles et la bio-politique qui représente le contrôle des populations, des territoires, de l’espace public, etc. À la suite de Foucault, nous pouvons soutenir que non seulement la discipline contrôle les corps, les espaces et les époques, mais que, en outre, elle légitime la police discursive. Ainsi nous soutenons que l’existence d’une société disciplinée est un impératif des formes modernes de domination et d’exploitation 16. Pour sa part, Henri Lefebvre (1977) faisait remarquer au sujet de l’espace ce que Marx a mis en évidence dans la production de marchandises, à savoir que tout produit ou artifice contient et dissimule des rapports sociaux spécifiques. Même François Chesnais et Claude Serfati (2003 : 102) signalent que l’histoire du capitalisme montre que la bourgeoisie ne construit pas seulement un espace en fonction de ses besoins économiques, mais aussi avec l’objectif politique d’éviter que la classe ouvrière trouve, dans sa concentration spatiale, la force nécessaire à son émancipation. Sur la base du matérialisme historico-géographique, qu’il a développé, David Harvey prouve que la modernité et la postmodernité sont des postures antithétiques, mais qu’il existe de nombreuses continuités entre elles, du fait que, bien qu’il ait existé un léger changement superficiel du capitalisme à partir de , la logique sous-jacente à l’obtention des bénéfices et la tendance à la crise sont toujours les mêmes. Pour Harvey, le pas du fordisme au régime d’accumulation flexible fut fondamental dans le processus de transformation spatio-temporelle, c’est pourquoi, dans les centres commerciaux, où règne la mode, la dynamique du capital s’exprime dans l’instantané, l’éphémère, le volatile et le caractère fragmentaire des images, des discours et des récits. Le temps-espace est le nœud qui tisse les processus dans les changements économiques et culturels, mais avec la même dynamique téléologique : la reproduction de la forme capitaliste. Il semblerait que, pour Harvey (1990), la modernité et la postmodernité soient des continuités métamorphosées en catégories dichotomiques esthétiques et culturelles.
Dans les malls existent le disciplinement et le contrôle social. Leur organisation spatiale est planifiée, par exemple, l’espace consacré au repas (fast-food ou restaurants) se trouve dans un lieu particulier. Le territoire, comme l’écrivait Foucault, doit être ordonné selon des principes normatifs qui assurent la régularité du discours, c’est-à-dire que les rapports de pouvoir jugent « l’ordre des choses et du discours ». C’est pourquoi nous pouvons constater un calcul spécifique, par le moyen du capital, dans l’organisation spatio-temporelle des centres commerciaux. Les pratiques discursives qui s’établissent entre les individus dans l’enceinte des centres commerciaux d’Amérique latine sont géopolitiquement régies par des modèles de pouvoir colonial. Le mall étaie le récit hégémonique de domination, contribue à la MacDonaldisation de la société et renforce l’unification de la planète. Les résistances et les luttes contre ces formes de domination doivent être analysées et articulées à des projets politiques (Fanon, 2007) , éthiques (Dussel, 2003a) et épistémiques (Santos, 2003) de transformation sociale. Défier la pensée unique requiert des efforts individuels et collectifs, c’est la raison pour laquelle notre horizon ontologique, existentiel et gnoséologique doit être pour et au-delà de la libération sociale. Les signes impériaux ont été et sont encore défiés depuis la tranchée de la souffrance des victimes du capital. La Confédération paysanne française a révélé que, dans ce contexte, l’acte même de manger se convertit en un acte politique 17, le mouvement alter-mondialiste a montré que l’organisation elle-même implique un moment ludique et les Indigènes néo-zapatistes ont prouvé que même l’insurrection est un impératif éthique, vital, digne. La rupture avec les horizons civilisateurs et les récits coloniaux doit être une exigence politique et épistémique. La dignité rebelle des opprimés et l’espérance, en tant que principe des condamnés de ces terres, continuent à alimenter les questions qui incitent à poursuivre les luttes. Les théoriciens du pouvoir, c’est-à-dire ceux du centre, tout comme les intellectuels colonisés de la périphérie, ont proposé le terme de « postcolonialité » pour se référer à une période historique durant laquelle l’occupation et la domination territo17 Le 12 août 1999, à Millau, dans la campagne française, un groupe de paysans
interrompit la construction d’un restaurant McDonald (Martínez Andrade, 2004).
gère cette idée. 19 La télévision privée ou par câble a gagné beaucoup de terrain dans les préfé-
rences de la jeunesse latino-américaine. Le magazine Producto 20 a réalisé auprès de jeunes de 18 à 24 ans une enquête qui montre que, sur les neuf programmes les plus vus, sept passent sur des chaînes câblées. Sony Entertaiment, Mtv Music, Seinfeld et Warner Channel sont celles qui ont été le plus fréquemment mentionnées, il va sans dire que ces programmes sont produits et émis aux États-Unis. Au Venezuela, pays où l’enquête a été réalisée, 250 000 foyers reçoivent le câble par abonnement et 400 000 autres de manière irrégulière comme dans le cas de la télévision-pirate.
• MODERNITÉ HÉGÉMONIQUE…
18 Par exemple, la position affichée par Antonio Negri et Michael Hardt (2002) sug-
Les réflexions sur la corporalité ont été les grandes absentes de la pensée occidentale. Selon Enrique Dussel (2003a : 47), le dualisme anthropologique du monde hellénique et le mépris du corps qui lui correspond, la sensibilité, les passions, la sexualité perceront
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CORPORALITÉ ET SOCIALISATION
riale d’une nation par une autre furent dépassées 18. Cependant, par postcolonialité – comme nous dit Walter Mignolo (2001 : 16) – on ne doit pas comprendre la disparition mais bien la mutation et la transformation des modèles d’exploitation, de domination et de contrôle. Bien que les Nations expriment la souveraineté dans leurs Constitutions, la colonialité continue à être un phénomène déterminant dans la logique des rapports sociaux. Il n’y a aucun doute concernant le fait que les ruptures et les négativités (Theodor Adorno) ont été présentes dans cette trame sociétale, mais les mécanismes de contrôle, de domination et d’exploitation sont toujours en vigueur. L’intention de l’analyse de la colonialité symbolico-culturelle est de démontrer que derrière le projet néolibéral se cache le discours de contrôle/domination occidental et impérial qui propose un « processus civilisateur » (Dussel, 2007a) comme but à atteindre, au sens corporel, ontologique et linguistique du terme. Même le penseur marocain Mahdi Elmandjra (2004 : 35) avertit des dangers de cette guerre civilisationnelle qui existe dans l’imaginaire sociétal de la population mondiale. Le projet de colonisation est développé depuis le centre-pouvoir par différents mécanismes idéologiques de contrôle/domination tels que les médias de masse (télévision, radio, journaux, internet), que la jeunesse des Nations périphériques appréhende dans le but de se sentir incluse dans le processus civilisateur 19.
bien après les traditions gnostiques romaines et le manichéisme latin, entre les Albigeois et les Cathares, jusqu’à culminer avec Descartes (un ego décorporalisé) et Kant. Ce qui fait dire à Dussel que « l’empirique ou le corporel sera pour Kant le “pathologique”, puisque l’être humain appartient à “deux mondes” : celui des esprits et celui des âmes qui ont un corps. Ce “dualisme” est à la base des “formalismes” rationnels universalistes extrêmes du présent : l’ignorance de la corporalité et, par conséquent, de l’économie ». C’est pour cette raison que nous précisons qu’une esquisse des aspects sociaux de la corporalité est indispensable. D’un point de vue analytique, la corporalité doit être considérée comme fondamentale dans les rapports sociaux. Loin de tomber dans un empirisme sans liens, nous pensons que l’analyse de la corporalité peut soulever de nouvelles questions non seulement dans le domaine ontologique (philosophique) mais aussi dans celui de la pensée sociale. Le corps n’est pas uniquement porteur de processus philo-génétiques cellulaires spécifiques, mais aussi d’histoires culturelles. Pour donner un exemple « apparemment » sans pertinence, nous pensons que le fait d’être Magrébin ou Suisse en Europe a des implications différentes, tout comme le fait d’être Lacandón, Mapuche ou Criollo en Amérique latine. Dans le cadre analytique de la philosophie de la perception proposée par Maurice Merleau-Ponty (1998), le concept d’a priori corporel fait référence au capital somatique qui détermine un lieu d’énonciation spécifique. Nous pouvons résumer ceci au moyen de l’idée suivante : nous sommes notre corps, c’est-à-dire que notre corps est une entité concrète, une marque qui porte la trace des processus sociaux spécifiques. Pour sa part, Theodor Adorno (1992 : 111) affirme dans sa philosophie négative : « Pas d’être sans étant », c’est-à-dire que toute ontologie nécessite un fondement factuel ou ontique pour penser l’« être » et, pour cette raison, l’analyse de la corporalité hégémonique est une condition sine qua non dans les études coloniales. La corporalité hégémonique est ce qui est valable pour le système en vigueur, c’est-à-dire qu’elle représente le beau, l’attirant et le canonique de l’« être », en opposition avec le laid, le désagréable et le grotesque. Sigifredo Marín (2006 : 8) écrit que « les récents débats évoquent, de manière explicite ou implicite, le corps et ses représentations. Dans la rue ou à la télévision on peut percevoir la dictature d’une série de canons de beauté et
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d’esthétique corporelles qui structurent (et simultanément déstructurent) notre subjectivité ». Dans le contexte colonial de la périphérie, le capital corporel des individus blancs est supérieur à celui des Métis, des Noirs et des Indigènes. Sur le plan de la stratification somatico-raciale, le Blanc se trouve dans un lieu d’énonciation privilégié. Le lieu d’énonciation – qui est déterminé par l’a priori corporel, cher à Merleau-Ponty – est fondamental dans les rapports sociaux de la périphérie. Cette intuition de la corporalité et son identité avec l’être trouvent leur manifestation ultime en Occident dans la philosophie d’Emmanuel Levinas. Il a porté à l’extrême cette notion d’a priori corporel : « notre corps est aussi le délégué de l’Être » (1987 : 28). Cependant, il ne s’est pas limité à ce concept. Il suppose que si le corps est le délégué de l’être, ce même être se révèle seulement et totalement par le visage : « Le visage a un sens, non pas par ses relations, mais à partir de lui-même » (1999 : 49). En ce sens, le visage est un porteur de connaissance complexe, une manifestation de la totalité. Voyant à quel point le visage est un immense arsenal d’informations phénotypiques, génétiques, somatiques et même ontologiques, Levinas (1999 : 49) ne peut que dire que « le visage, c’est la présentation de l’étant, comme étant, sa présentation personnelle ». Le visage est, premièrement, le lieu où le « je » prend conscience de l’altérité. Il peut nous sembler étrange, après une citation comme celle que nous venons de donner, de parler d’altérité depuis un lieu d’énonciation privilégié. Levinas ne rompt pas avec l’ontologie de l’Occident et de la Renaissance dans laquelle l’homme est forcément blanc, chrétien et civilisé. C’est pourquoi, selon Enrique Dussel, Levinas « n’a jamais pensé que l’autre puisse être un Indien, un Africain, un Asiatique » (Dussel, 2003a : 403). Pour l’ontologie européenne de Levinas, l’autre est uniquement et exclusivement Sémite. Les intellectuels occidentaux-coloniaux, à l’ombre de Kant et de Hegel, dissimulent et nient radicalement l’autre, doublement nié, car dissimulé. Cette négation place le Noir et le Latinoaméricain, le colonisé, dans une position d’exclusion suprême, dans un désert situé au-delà de la frontière ontologique, dans la région du « non-être ». Si, en réalité, l’autre est le Latino-américain, l’Africain, le colonisé, le pauvre, l’opprimé, le condamné de la terre et si l’être est
révélé par le visage, que nous dit le visage de cet être radicalement autre ? Enrique Dussel (2001a : 65) répond : Le visage de l’autre, premièrement en tant que pauvre et opprimé, révèle réellement un peuple avant de révéler un individu. Le visage indien sillonné par les rides du travail centenaire, le visage d’ébène de l’esclave africain, le visage olivâtre de l’Hindou, le visage jaune du Chinois sont l’irruption d’une histoire, d’un peuple […]. Chaque visage unique, mystère insondable de décisions qui n’ont pas encore été prises, est le visage d’un sexe, d’une génération, d’une classe sociale, d’une nation, d’un groupe culturel, d’un âge de l’histoire.
En Amérique latine, la race est la première caractéristique qui ressort d’un visage ; pour Aníbal Quijano (1998 ; 2000 ; 2001), il s’agit de l’un des axes fondamentaux du modèle de pouvoir-mondial capitaliste colonial/moderne et eurocentré. Cette idée de race est directement liée à la division socio-historique du travail : le Blanc est salarié, les autres races, inférieures d’après l’Europe tout entière, ne sont pas dignes d’un tel salaire. Ces races, par leur couleur de peau, expriment leur destin : la servitude. De là vient le dicton populaire : « Travailler comme un Nègre pour pouvoir vivre comme un Blanc ». Analyser la corporalité hégémonique en Amérique latine permet d’observer l’intériorisation des canons de beauté et les prescriptions de l’esthétiquement valable dans un contexte de colonialité constante. Race, corps et visage sont déterminants dans les rapports sociaux de la périphérie 20, c’est pourquoi nous considérons qu’il est inéluctable de proposer la notion de capital corporel. Le capital corporel, élément central de la colonialité non seulement du pouvoir mais aussi du faire en Amérique latine, configure et entretient les rapports sociaux qui se produisent, s’établissent et se reproduisent dans un contexte asymétrique de pouvoir et d’inégalité sociale. Pierre Bourdieu a fait remarqué que l’habitus ne classe pas seulement l’acteur, mais que sa fonction est également de distinguer les classifications. La pertinence analytique de l’habitus est de 20 Frantz Fanon (1995) a réalisé une étude sur les rapports qui s’établissent dans le
domaine colonial. Pour lui, les rapports somatiques sont déterminants non seulement dans l’habitus des sujets, mais aussi dans la configuration sociale symbolique des groupes.
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montrer la logique du classement culturel des classes sociales. Cependant, pour contextualiser de manière géopolitique cet outil analytique, nous devons recourir au concept de capital corporel. Le capital corporel comme outil conceptuel permet de révéler les spécificités géopolitiques des rapports de la périphérie latinoaméricaine. Il est indubitable que ce concept doit être délimité et contextualisé géo-analytiquement. En somme, nous entendons par capital corporel les caractéristiques phénotypiques et les traits somatiques qui déterminent le lieu d’énonciation dans les rapports socio-culturels spécifiés en termes géopolitiques, d’où le fait que le capital corporel limite, distingue, classe et potentialise l’habitus de l’acteur. Nous pouvons nous rapprocher du concept de socialisation en le définissant comme des formes et des attitudes des individus en rapport avec leur milieu socio-culturel ; en d’autres termes, la façon d’agir des sujets par rapport aux autres. La socialisation implique des ruptures et des contradictions, c’est-à-dire des conflits entre les sujets et les visions du monde. Cependant, le fait d’être imbriqué dans des rapports sociaux asymétriques – induits par la logique du capital – implique des processus de fétichisation. Les rapports sociaux – de pouvoir – ne sont pas dissociés de la dynamique du capital, le capitalisme est donc un rapport social spécifique. C’est pourquoi la socialisation implique crise et contradiction, mais aussi chosification et réification. La socialisation peut se comprendre comme un cadre traversé par des forces, des sujets singuliers possédant une volonté et un certain pouvoir. Ces volontés se structurent dans des univers spécifiques. Elles ne constituent pas une simple masse d’individus mais de sujets intersubjectifs, liés depuis toujours à des structures de pouvoir ou des institutions de longue ou de courte durée. Chaque sujet, en tant qu’acteur, est un agent qui se définit par rapport aux autres. Si nous suivons scrupuleusement le fil conducteur de notre réflexion, nous sommes en mesure d’affirmer que les lieux spécifiques de socialisation des secteurs moyens (les jeunes) latinoaméricains sont, fondamentalement, les antres – discothèques et bars de prestige – et les centres commerciaux, les malls de la culture nord-américaine. La logique coloniale domine et détermine l’interaction entre les sujets et ces espaces.
La réponse est claire. L’argent seul ne suffit pas ! En Amérique latine, la proximité du modèle esthétique occidental est fondamentale. Dans l’antre ou la discothèque de « prestige », nous croisons l’adolescente de race blanche et le Métis dont la couleur de peau est peu marquée. C’est pourquoi l’idée de race blanche est constamment présente dans la socialisation de la périphérie. Fernando Coronil (2000 : 97) écrit que « l’idéal d’égalité raciale a été érodé par une ségrégation et une discrimination croissantes, incluant les incidents apparemment triviaux tels que l’exclusion d’individus de peau foncée dans les discothèques de la classe moyenne ou supérieure, qui nous montrent de quelle façon les frontières raciales se redéfinissent ». Pour acquérir un certain prestige dans la périphérie, il est nécessaire, en plus d’appartenir à un noyau social économiquement solvable, de posséder un capital tout d’abord corporel, puis symbolique, qui renforce l’image et parvienne à l’intégrer dans le stéréotype colonial hégémonique. En accord avec la logique imposée par le capitalisme à l’ère de la globalisation néolibérale, les centres commerciaux en sont venus à être un lieu privilégié de socialisation dans les Nations périphériques. C’est là que l’on constate le plus clairement les modèles d’inclusion, d’exclusion et de colonialité. La mode, les tendances culturelles actuelles et, plus généralement, l’idée de nouveauté – concepts si chers au capitalisme – dominent ces espaces. Au cours de la première moitié du XXe siècle, avant l’existence des centres commerciaux, Walter Benjamin (2002 : 65-87) entrevit la nécessité qu’il y avait de posséder la marchandise pour créer un espace commercial qui regrouperait une grande quantité de produits. Aujourd’hui, à l’aube du XXIe siècle, nous pouvons constater que dans le centre commercial cohabitent les grandes marques, les différentes chaînes internationales et les empires culturels. Le centre commercial est le temple de la consommation et de la marchandise, c’est le nouveau veau d’or. Dans les centres commerciaux, les adolescents acquièrent le prestige et les symboles du succès. Les vêtements sont un de ces éléments 21. La mode, comme le remarque le sémiologue Roland 21 Frantz Fanon (2001) explique que les caractéristiques des vêtements, les tradi-
tions et les modes vestimentaires constituent les formes d’originalité les plus évidentes, c’est-à-dire celles qui sont le plus immédiatement perceptibles d’une société. À l’intérieur d’un ensemble, sous l’aspect d’une figure déjà définie de manière formelle, il est évident qu’il existe des modifications du détail, des inno-
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vations qui, dans les sociétés plus développées, déterminent et circonscrivent la mode.
Barthes (1983), est un système complexe. Chaque vêtement est un signe ou un texte porteur d’informations et de sens. Le logo de la marque est le signal d’un statut. Suivant cette logique, Naomi Klein (2002) décrit la façon dont les consommateurs d’Amérique du Nord cherchent, lorsqu’ils achètent des vêtements, non seulement à satisfaire leurs besoins vestimentaires, mais surtout à arborer la marque d’une entreprise ou d’un créateur particulier, c’est-à-dire le prestige. Nous constatons par conséquent que, pour le consommateur, le logo fait tout. Les pratiques discursives ne sont jamais neutres. Dans le cas de la périphérie, elles répondent normalement aux modèles de néocolonialité, ce sont donc les grandes entreprises commerciales internationales qui s’emparent tant des territoires périphériques que des illusions et du sort de leurs habitants. Par exemple, nous ne devons pas oublier que Shell est impliqué dans l’assassinat du leader du peuple Ogoni au Nigeria, qui s’opposait à ses manigances, que Nike a passé des accords avec les maquiladoras d’Amérique centrale pratiquant l’exploitation infantile ou que Pepsi subventionne des dictatures telles que celle du Nigeria (Klein, 2002). Les centres commerciaux représentent des lieux de colonisation, des espaces symboliques orientés vers une consommation déterminée, puisque les produits et services que l’on y offre sont intimement liés à l’American way of life (Ritzer, 2004). Le centre commercial est un espace, comme nous l’avons déjà fait remarquer, où cohabitent de multiples marchandises : nourriture, jeux vidéos, cinéma, vêtements, matériel électronique, banques, cybercafés. Marchant sur les pas de Marx, nous pouvons dire que la marchandise représente, avant tout, un type de rapport social bien particulier. Pour être plus clair : les rapports sociaux asymétriques non seulement entre les sujets qui composent une société mais aussi entre les pays de la communauté internationale. Les rapports sociaux établis dans un antre, une discothèque ou un centre commercial répondent à la logique de l’économiemonde capitaliste (Wallerstein, 1995), ils répondent donc fondamentalement aux formulations conçues par les entreprises internationales, les véritables recteurs du système-monde.
À travers le monde, des rapports coloniaux entre les pays ou, plus précisément, entre les colons (habitants de la puissance qui occupe un territoire faible) et les colonisés (natifs du territoire occupé) sont établis. Les premiers colons et, en particulier, leurs descendants criollos – dans le cas latino-américain – forment une élite ou une caste dirigeante qui tente de reproduire les modèles de la vie occidentale. La supériorité de cette élite est fondamentale dans l’idée de race : le Blanc est le colon, l’Homme ; n’importe quel autre sujet qui a un teint différent est inférieur, sauvage, barbare : le colonisé. Ainsi, en Amérique latine, nous pouvons observer de quelle façon le noyau criollo n’est pas seulement puissant économiquement parlant, mais jouit d’une place privilégiée dans le milieu intellectuel et arbore son prestige dans toutes les activités de la société. Le prestige criollo se maintient et s’affirme en opposition à toutes les autres strates raciales : le Métis, l’Indigène et le Noir. Ce dédain du colon pour le colonisé, du Criollo pour le reste des castes produit une perception particulière de la réalité. Le monde doit être comme il est dans les pays du centre. Cette consigne a été intériorisée tant par les individus à la peau blanche que par ceux au teint sombre. Les groupes blancs de la périphérie font l’expérience d’une curieuse façon d’être : la « double conscience » – concept créé par William Edward Burghardt DuBois (2007) –, c’est-à-dire la souffrance de ne pas être européen et l’orgueil de ne pas être de race inférieure. Un tel concept nous permet de comprendre la colonialité du faire (Martínez Andrade, 2008 : 15-28). En Amérique latine, on observe une référence péjorative constante au Naco ou Cholito 22. Ces expressions nous permettent différentes remarques. D’une part, un dédain accablant des peuples natifs et de la culture populaire. D’autre part, le contraste entre le Naco et les idées coloniales d’exquis et d’élégance, idées qui en fin de compte s’identifient pleinement au processus civilisateur. La colonialité interne permet de reproduire des modèles (raciaux, politiques, économiques et culturels) de domination, d’exploitation et de contrôle par des élites de la population territorialement ou culturellement occupée. L’intériorisation des pratiques 22 Le Naco (Mexique) ou Cholo ou Cholito (Pérou) est une manière péjorative de
parler des individus des couches populaires où la composante raciale joue un rôle important (NdT).
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hégémonique construit à partir des victimes.
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23 Concept proposé par Haroldo de Campos (2000) pour renvoyer à un logos anti-
discursives et idéologiques suscite une répudiation de ce qui est culturellement natif ou « racialement inférieur ». C’est pourquoi le Naco ou Cholo est cet individu qui est racialement lié à la physionomie des peuples natifs ou qui se distingue par un habitus populaire. Il existe, dans la société coloniale, un apartheid particulier, c’est-à-dire une forme spécifique de ségrégation qui repose sur des caractéristiques somatiques, économiques et culturelles. Un exemple clair de l’apartheid latino-américain n’est autre que la ségrégation économico-raciale de l’organisation sociale. En général, les étrangers et les Criollos vivent dans des quartiers fermés exclusifs, ils jouissent de services de santé privés et fréquentent les écoles et les universités de statut supérieur, alors que les Métis habitent les colonies populaires, jouissent d’une moindre couverture sociale et essaient d’obtenir des aides sociales publiques. Il convient de mentionner que c’est dans les écoles privées de niveau socio-économique élevé que sont scolarisés le noyau criollo latino-américain et les fils d’étrangers. Pour cette raison, nous pensons, comme Frantz Fanon (2007 : 43), qu’« aux colonies, l’infrastructure économique est également une superstructure. La cause est conséquence : on est riche parce que blanc, on est blanc parce que riche ». La libération de la périphérie est une condition sine qua non tant politique qu’éthique. La libération se forge en réalisant une anthropophagie 23 ou « cannibalisme » des pratiques discursives occidentales et hégémoniques, c’est-à-dire en assimilant de manière radicale le noyau rationnel moderne, car, comme le faisait remarquer Eduardo Galeano (2007 : 16) il y a quelques années : « On ne peut vouloir la fin sans vouloir les moyens : ceux qui refusent la libération de l’Amérique latine nient également notre seul redressement possible, et au passage absolvent les structures en vigueur ». La colonialité, le système-monde et la modernité comme discours hégémoniques doivent être affrontés et défiés de manière critique sur tous les fronts de la réalité sociale. Céder ou capituler dans les batailles théoriques implique la soumission aux préceptes et paradigmes coloniaux.
Les processus sociaux sont parcourus par des rapports de pouvoir. Le pouvoir, comme insiste Foucault, n’est pas une entité métaphysique, mais un rapport social historiquement constitué. À travers le pouvoir nous produisons un discours et nous nions ou excluons l’autre. D’où le fait qu’il existe des discours hégémoniques et des discours anti-hégémoniques. Les discours hégémoniques sont configurés par des pratiques socio-individuelles qui assurent le continuum du récit, tandis que les discours contrehégémoniques provoquent – au sens latin du terme – des ruptures, des subversions, des explosions. Accepter la présence du pouvoir et ses structures n’implique pas d’incapaciter l’individu – en irruption constante dans les mythes standards de la culture – ou sa puissance créatrice ou transformatrice, mais bien de reconnaître les mécanismes de contrôle qui empêchent l’émergence d’autres voix, d’autres regards, d’autres discours, d’autres pratiques sociales. La logique du discours hégémonique est intimement liée à une dynamique de contrôle, de domination et d’exploitation spécifique. Son telos ontologique, culturel ou épistémique est géopolitiquement marqué par une inégalité structurelle conçue à l’aube du XVIe siècle. L’échec du socialisme réel a renforcé l’impunité des pays centraux essentiellement dirigés par les États-Unis, a consolidé une nouvelle doctrine économique (le néolibéralisme) et a suscité l’entéléchie politique (démocratie représentative ou libérale) du récit hégémonique. Au cœur de ce panorama, les organismes impérialistes (la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale du commerce, etc.), les entreprises internationales (McDonald, Nike, Ford, etc.) et les pays centraux ( ) font office de centres névralgiques du pouvoir. L’humiliocratie est la forme de gouvernement des classes dominantes. Les rapports de pouvoir ne se matérialisent pas seulement dans les habitus ou les pratiques, individuelles ou collectives, mais aussi dans les signes ou les objets discursifs, d’où le fait que notre intérêt se soit porté sur une analyse critique d’un symbole impérial : le mall ou centre commercial.
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• CONCLUSION
Le centre commercial est un objet discursif central dans la narration hégémonique coloniale, étant donné que, d’une part, il participe à la configuration symbolique de l’imaginaire social et, d’autre part, il renforce l’influence du capital international sur la quotidienneté des sujets. La société de consommation se présente à nous comme un idéal essentiel dans un monde développé, démocratique et, avant tout, civilisé. Les sujets sociaux ne sont pas tabula rasa, mais bien une accumulation complexe de situations et d’événements et, en ce sens – comme le fait remarquer Bourdieu –, une histoire incorporée. La pertinence du concept d’habitus se trouve dans le fait de montrer les conditions matérielles-subjectives et leur influence dans le faire des agents. Au-delà des visions révisionnistes et réductionnistes, nous pensons que les écrits de Foucault et de Bourdieu permettent de reconnaître la transcendance des structures de pouvoir dans l’imaginaire sociétal. D’autre part, il faut signaler que nous n’avons pas cherché à expliquer l’espace latino-américain à partir de théories sociales qui sont éloignées de notre réalité matérielle. Au contraire, nous avons tenté de contextualiser de manière géopolitique les outils analytiques (concepts et catégories) pour dévoiler et élucider les mécanismes de contrôle, de pouvoir et de domination des discours hégémoniques ; c’est la raison pour laquelle nous avons eu recours aux apports théoriques de penseurs tels que Frantz Fanon, Enrique Dussel, Aníbal Quijano, entre autres, pour penser au-delà des perspectives eurocentriques. L’Amérique latine doit reconnaître sa dépendance culturelle et ses atavismes coloniaux pour pouvoir forger une lutte de libération sous tous les aspects (gnoséologiques, éthiques, politiques, économiques, esthétiques, etc.) et, de cette façon, parvenir à un véritable statut ontologique. Pour ce faire, nous devons prendre conscience de notre situation matérielle-subjective, c’est-à-dire accepter que notre colonialité puisse nous donner une cohérence avec notre lieu d’énonciation. La douleur des victimes n’est pas abstraite, elle est bien plus le fruit d’une praxis de domination concrète. Nous soutenons que penser au-delà de la libération implique non seulement une rupture avec le paradigme hégémonique, mais aussi la reconnaissance véritable d’autres visions du monde, d’autres pratiques, d’autres discours. Non pas comme acte
d’abaissement (kénôsis) condescendant d’un « donner la parole », proposition faite par certaines perspectives prétentieuses, mais plus comme une communication symétrique entre les peuples.
Seconde partie
Chapitre
« » 1
al hambre y a la natura dominata », publié dans la revue argentine Revista Herramienta, vol. 14, no 42 (Buenos Aires), octobre 2009. 2 Ce qui signifie qu’un habitant sur six souffre de la faim. L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) rapporte que la population souffrant de malnutrition se concentre dans les pays en voie de développement. Ainsi, on estime à 642 millions le nombre de victimes de la faim chronique en Asie et dans le Pacifique, à 265 millions en Afrique subsaharienne et à 53 millions en Amérique latine et dans les Caraïbes. Le projet de modernité hégémonique a bénéficié aux centres de pouvoir et condamné la périphérie à une situation d’exclusion sans précédent.
• RELIGION SANS RÉDEMPTION
1 Ce texte est une version revue et corrigée de l’article « Consideraciones en torno
Dans les cinquante-six pages du rapport sur les Objectifs du Millénaire pour le développement publié par les Nations Unies en , on observe les séquelles les plus abjectes du système économique. Les fonctionnaires et bureaucrates des principaux organismes internationaux (Organisation mondiale du commerce, Fonds monétaire international, Banque mondiale, entre autres) brandissent l’étendard de l’« aide humanitaire » prêtée ces dernières années. Cependant, les bonnes intentions d’éradiquer la pauvreté d’ici se sont évanouies face à une réalité qui présente le chiffre de , milliard de personnes souffrant de la faim chaque jour 2. Déjà, dans le rapport de , on apprenait que % de la population en Afrique subsaharienne vivait avec moins de , dollar par jour, alors que l’émission de dioxyde de carbone atteignait le chiffre de millions de tonnes. De plus, la déforestation ravage millions d’hectares par an, ce qui représente la superficie d’un pays comme le Bangladesh. En somme, la relation entre la pauvreté et la destruction de l’environnement est indéniable. Dans l’avant-propos du rapport précité, le secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon (2009 : 3), reconnaît que « le temps est venu de procéder aux changements structurels nécessaires pour arriver à un développement et
une durabilité plus équitables inscrits dans la durée et pour attaquer de front la crise du climat. » Pour sa part, le secrétaire au Développement social du Mexique, Ernesto Cordero, présentant des chiffres différents de ceux de la Banque mondiale, a prétendu en février que dans notre pays seuls millions de personnes vivent avec moins de , dollars par jour et millions avec moins de , dollars 3. Le Conseil national d’évaluation de la politique de développement social (CONEVAL) du Mexique a révélé qu’entre et , le nombre de personnes qui ne disposaient pas du minimum vital était passé de , à , millions 4. Dans Le Principe Espérance, nous pouvons lire : « Jusqu’ici on n’a que très peu, trop peu parlé de la faim. Voilà pourtant un stimulus tout aussi originel ou primitif que les autres » (Bloch, I : 84) 5. La faim, préoccupation ontique et ontologique, mérite d’être considérée selon une optique qui irait à contre-courant des approches réformistes ou néo-institutionnelles du système hégémonique. C’est la raison pour laquelle, à travers les contributions du philosophe Ernst Bloch, nous essaierons d’analyser la pertinence de l’utopie concrète dans l’élaboration de solutions à substituer à l’hégémonie. Notre but est, dans un premier temps, d’observer la préoccupation de la faim et de l’abstraction de la nature dans l’« Encyclopédie des utopies » 6, c’est-à-dire Le Principe Espérance. Ensuite, nous essaierons de mesurer son influence dans la théologie et la philosophie de la libération, puisqu’aussi bien Leonardo Boff que Enrique Dussel ont manifesté leur sympathie envers l’œuvre de Bloch. 3 Entrevue accordée au journal BBC Mundo le 11 février 2009, version en ligne :
http://news.bbc.co.uk/hi/spanish/business/newsid_7881000/7881924.stm (page consultée le 13 avril 2015). 4 Alberto Nájar, « México : cada vez hay más pobres », sur BBC Mundo, 22 juillet 2009, version en ligne : http://www.bbc.co.uk/mundo/economia/2009/07/ 090721_0154_mexico_pobreza_jrg.shtml (page consultée le 13 avril 2015). Dans le même article, le CONEVAL assure que la « population exposée à la pauvreté patrimoniale » représente 47,4 % des Mexicains, pourcentage qui équivaut à 50,6 millions de personnes. 5 Dans la suite de ce chapitre, Le Principe Espérance est cité en indiquant le tome, suivi du numéro de page. 6 Dans Utopies et utopistes, Thierry Paquot (2007 : 17) affirme : « L’utopie mérite toute notre attention, à la fois comme objet d’histoires sociales et culturelles et comme espérance pour réorienter notre petite planète, qui s’affole, dans une direction propice à une plus grande harmonie entre les humains et entre les humains et la nature ». Malheureusement, l’auteur omet un des plus importants ouvrages du courant utopique, Le Principe Espérance.
Nous sommes d’accord avec Francisco Serra lorsqu’il affirme, dans la préface de l’édition en espagnol du Principe Espérance, que « l’œuvre de Bloch sera toujours lue, car elle est devenue un classique et nous a permis de découvrir de nouveaux territoires peu explorés jusqu’à présent, comme celui de l’espérance. Mais pour avoir un sens, l’espérance doit être mesurée, nuancée et fondée sur une réalité qui résiste à l’altération ». Par conséquent, il faut entreprendre d’urgence une relecture motivée politiquement de l’œuvre de Bloch, dont le but est de critiquer les vérités fétichisées du pouvoir. Notre époque l’exige. Nos peuples en ont besoin. « PRINCIPE ESPÉRANCE » OU FONCTION UTOPIQUE
« » • … OU FONCTION UTOPIQUE
« cercle de Heidelberg » était caractérisée par le mépris pour le mode de vie bourgeois, la rationalité instrumentale et la quantification.
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7 Michael Löwy (1986 : 103) indique que, selon Paul Honigsheim, l’ambiance du
L’un des héritages les plus importants de la pensée philosophicopolitique est sans aucun doute Le Principe Espérance, texte rédigé entre et et par-dessus tout travaillé et révisé aux États-Unis et en Allemagne. Aujourd’hui, Le Principe Espérance est l’un des ouvrages majeurs de la pensée utopique. Ernst Bloch, juif allemand et athée convaincu, fut l’élève de Georg Simmel et de Max Weber. Entre et , il a été membre du cercle de Weber, groupe également fréquenté par des personnalités comme Ferdinand Tönnies, Werner Sombart, Ernst Troeltsch, Paul Honigsheim 7 et György Lukács. Eva Karadi (1986 : 69-70) affirme que Bloch et Lukács sont arrivés en mai à Heidelberg, avec l’intention d’obtenir la qualification de professeur d’université et le désir de participer à la production intellectuelle de l’époque. Tous les dimanches matin se tenaient à la rue Ziegelhäuser chez les Weber les réunions du « cercle de Heidelberg ». Avec le temps cependant, les deux amis prirent des routes différentes dans leur conception eschatologique du monde et dans leurs stratégies pragmatico-politiques. L’excellent article de Miguel Vedda (2007 : 97) analyse les controverses ontologiques et philosophiques des jeunes Bloch et Lukács et montre comment la conversion de Lukács au marxisme en , bien que paradoxale, a encore davantage accentué leurs différences.
« NOUS NAISSONS DÉMUNIS
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Les premières lignes du Principe Espérance sont particulièrement intéressantes, puisqu’elles soulignent la relation entre l’angoisse et l’existence, reprise tout au long de l’ouvrage de Bloch. « Je vibre.Très tôt déjà, on cherche. On est tout avide, on crie. On n’a pas ce qu’on veut » (I : 33). L’angoisse 9, comme expression de la réalisation incomplète de l’être humain (le manque manque), est abordée par Bloch dans le domaine psychique 10, ontologique 11 et social 12. Un de ses disciples, le philosophe franco-allemand Arno Münster (2007 : 159), souligne également la relation dialectique établie par Bloch entre l’espérance et l’angoisse pour montrer que l’espérance soutenue par Bloch n’est en aucun cas abstraite, mais est plutôt une philosophie de la praxis (sub specie utopiae) conçue comme docta spes. Les « Fondements », deuxième partie du Principe Espérance, comprennent quatorze chapitres qui ébauchent les piliers de la « fonction utopique ». De manière arbitraire – certainement –, nous nous référerons à l’élan ou suum esse conservare d’une corporalité vivante 13, c’est-à-dire la manifestation par excellence de 8 Bloch (I : 33). 9 « Mais là où l’angoisse cesse d’être biologique et se manifeste d’une manière
spécifique à l’homme, principalement sous forme de rêve d’angoisse : là c’est essentiellement l’entrave opposée par la société à l’instinct de conservation qui en est le fondement. C’est uniquement la destruction du contenu du souhait, voire la mutation de ce contenu en son contraire, qui détermine l’état d’angoisse et finalement le désespoir » (I : 108). 10 Si Bloch s’appuie sur les apports de Freud, Jung, Adler et Benn pour comprendre la transcendance du « manque » dans la conscience anticipatrice, il ne s’attarde pas, en revanche, sur les contours de la discipline psychanalytique et écrit que les pulsions fondamentales « ne s’imposent pas avec la même évidence ni la même force que par exemple la faim, toujours laissée de côté par la psychanalyse » (I : 84). 11 Nous faisons plus particulièrement référence au chapitre 52 : « Le Soi et la lampe funéraire ou les images qu’oppose l’espérance à la puissance de l’anti-utopie par excellence : la mort », où Bloch fait le lien entre le nihilisme et le fascisme, l’ontologie de Heidegger et la pulsion de mort de certaines utopies abstraites. 12 Dans sa critique de Freud, Bloch écrit : « Mais en ignorant systématiquement les conditions sociales existantes, qui, à elles seules, suffisent amplement à entretenir l’angoisse de vie et de mort, pour ne pas dire à l’engendrer, Freud passait outre au contenu négatif de la relation objective, en d’autres termes le stimulus objectif de l’angoisse, sans lequel celle-ci ne pourrait cependant se constituer » (I : 137). 13 Dans le chapitre 11, Bloch se défend contre tout néoplatonisme dont il pourrait être accusé en déclarant que « cet être[,] c’est avant tout notre corps vivant » (I : 64). Dans le chapitre 13, l’existence de la thèse de Spinoza et son articulation autour de l’appetitus de tout être qui rend possible sa propre pérennité sont explicites (I : 84).
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l’oppose à la « volonté de pouvoir » marquée du sceau nietzschéen. Plus loin, nous observerons en quoi consiste cette volonté et de quelle manière elle renvoie aux processus d’émancipation et d’insubordination. 15 « Le Summum Bonum serait la manifestation pleinement réussie du Réussi : de là qu’il est lui-même sorti de la manifestation ; de là qu’il est lui-même inapparent, qu’il est Summum utopique de ces intentions symboliques inapparentes, grâce auxquelles toute manifestation passe dans la Chose (Sache) elle-même. Le contenu de ce qu’il y a de plus profond à souhaiter et que désigne le Bien suprême, est, il est vrai, encore tout autant dans le ferment de l’incognito que ce qui, dans les hommes, souhaite ce contenu. Pourtant son Tout, objet de l’intention, a toujours caractérisé le sommet des rêves d’une vie meilleure, son Totum utopique gouverne partout les tendances vers l’embouchure qui sillonnent le processus bien exploité » (Bloch, I : 367). 16 À la différence des économistes libéraux et néolibéraux qui adoptent la « préférence » comme critère de base du marché, nous préférons consonner avec Franz Hinkelammert (2002 : 322), pour qui le seul critère qui rend la vie possible est le « besoin ». « C’est pourquoi la satisfaction des besoins élémentaires n’est pas quelque chose de figé ; elle se développe avec le processus historique lui-même. Cependant, la dynamique de ce processus provient de l’imagination transcendantale en tant qu’idéalisation de la satisfaction subjective des besoins, qui pose par la médiatisation institutionnelle le changement des institutions ellesmêmes » (2002 : 352). 17 Nous recourons à la notion de forme dans le sens que lui donne Marx (1962), pour désigner l’ensemble des expressions ou modalités concrètes de production et de reproduction sociale, et, par conséquent, pour distinguer des processus sociaux spécifiques de rapports asymétriques et contradictoires. Cela ne signifie pas pour autant que nous nous battions pour un réductionnisme économique, puisque Bloch lui-même rejetait toute forme de réductionnisme anhistoriciste (Löwy, 1986 : 112).
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14 L’expression « volonté de vivre » est proposée par Enrique Dussel (2001), qui
la volonté de vivre 14, et à l’appetitus de toute créature (I : 87). Pour cela, nous devons considérer l’impulsion vers l’« horizon de l’avenir » représentée par l’archétype du summum bonum 15, car les êtres humains désignent leurs « images désidératives » (Wunschbild, « image-souhait ») dans différentes manifestations culturelles : l’art, les utopies sociales, les religions, etc. L’être humain cherche la manière de se perpétuer dans le monde. En essayant d’assouvir ses besoins 16 physiques, ludiques, matériels et ontologiques, l’être humain est déterminé par ses désirs et par ses projets ; pourtant, le contexte doit être pris en sérieux. « Bref, chaque définition de la pulsion fondamentale mûrit toujours dans les limites d’une époque et est son fruit spécifique. Et c’est déjà une raison suffisante pour que l’on se garde d’accorder une valeur absolue à de semblables définitions et pour que l’on évite surtout de les dissocier des conditions économiques de leur contexte social » (I : 89). Comme nous l’observons, Bloch reprend la notion de forme 17 pour comprendre la production
d’images désidératives de l’être humain. Ainsi, et en prenant nos distances par rapport au courant postmoderne, nous sommes conscient du fait que les conditions matérielles conditionnent des aspects déterminés de la logique culturelle ou politique d’une société (Žižek, 2008). La faim comme source d’un déploiement vers l’avant (I : 97) ou horror vacui (I : 369) participe non seulement à la configuration intersubjective des êtres humains, mais est également un élément important dans les émancipations populaires 18. D’ailleurs, comme l’écrivait en septembre un homme engagé dans la libération de son peuple, « le gouvernement n’a pas compris que vous vous rebellez, parce que vous avez faim » (Flores, 1993 : 50). La faim, « force de production au front » (I : 371), mobilise les troupes et, en même temps, dote de sens les images désidératives qui se mettent en marche dans les processus de transformation, constituant – comme le signale Bloch – une union inséparable entre le danger et la foi 19. L’indigent qui refuse le mal existant et veut le Mieux dont il rêve, est animé d’un intérêt révolutionnaire. Cet intérêt n’apparaît qu’avec la faim, la faim détrompée qui se change en force explosive pour faire sauter les barreaux que la privation a plantés autour d’elle. Le Soi, non content de chercher à survivre, devient donc explosif ; et la conservation du Soi se change en déploiement de Soi (I : 97).
L’« appétit des affects d’attente » (I : 90) nous transporte au milieu eschatologique de l’espérance 20 et, par conséquent, du religieux (comme espace analytique) où s’expriment les tensions et les « affinités électives » entre les visions du monde (Weltanschauung) qui participent à la configuration du social 21. Les utopies des sujets sont teintées de l’« attente active » en tant qu’élément messianique constitutif d’une « attitude de front » « à l’horizon de 18 Malheureusement, la sensation physiologique de faim que connaissent les
classes populaires peut aussi être capitalisée par les élites dominantes dans des conjonctures politiques. C’est alors qu’apparaissent la corruption du politique (fétichisation du pouvoir) et celle du public. 19 Bloch (I : 141) écrit : « Danger et foi sont la vérité de l’espérance ». 20 Dans le chapitre 53, on lit que, « là où il y a de l’espoir, naît effectivement aussi la religion, mais comme le contenu absolu de l’espérance elle-même n’est pas encore trouvé dans l’intention, la fantaisie religieuse produit un fonds d’une extrême richesse où s’amassent les tentatives de cerner le Totum utopique » (Bloch, III : 349-350). Ce passage sera repris tant par Leonardo Boff que par Enrique Dussel, comme nous le verrons plus loin. 21 Voir les excellents travaux de Michael Löwy (1998 ; 2009).
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nous semblent très pertinents, lorsque ces deux auteurs affirment que la dimension messianique n’est pas l’exclusivité des victimes, dans la mesure où le capitalisme aussi possède des traits utopiques. Grâce à l’étude de Michael Löwy (2006), nous savons que cette inférence avait déjà été pressentie par Walter Benjamin (2000) et que même Bloch (1964) « a inventé » dans son Thomas Münzer l’expression « capitalisme comme religion » (Kapitalismus als religion), en en attribuant l’origine au calvinisme. 23 Selon Michèle Bertrand (1986 : 194), cette distinction éclaire les différences entre une croyance conservatrice, qui reste dans l’illusion des entéléchies discursives, et une croyance comme subversion, qui lutte pour la mobilisation et la transformation de l’ordre établi. 24 Bloch (II : 524-525) fait référence à la potentialité transformatrice de la philosophie ; mais il nous semble important de mentionner qu’elle ne doit pas être séparée de la praxis. Bloch développe cette idée dans le chapitre 19 sur « La transformation du monde ou les onze thèses de Marx sur Feuerbach ». 25 En faisant référence aux Paradis artificiels de Baudelaire, Bloch (1 : 114) met en relation le personnage de Morphée et les effets de l’opium avec les rêves nocturnes, tandis qu’il lie Phantasus et le haschisch aux rêves diurnes.
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22 Précisons que les écrits de Franz Hinkelammert (2002) et Solano Rossi (2002)
l’avenir » (I : 340) et suspendu à la « porte entrouverte » (I : 399) 22. Ernst Bloch établit un distinguo entre utopie abstraite et utopie concrète 23. Selon lui, la première s’exprime dans les projets politiques de souche bourgeoise (fascisme ou national-socialisme, par exemple) et dans les abstractions neutres de l’esthétique anhistorique. En d’autres termes, ce sont les images désidératives qui agrémentent le baratin de l’idéologie capitaliste. La seconde est une éclosion 24 dans le tissu social : c’est le projet politique concret d’émancipation sociale qui va « au front », c’est l’« abstractivité concrète » d’une raison révolutionnaire. D’où l’importance du chapitre qui nous semble axial, étant donné que Bloch établit la distinction entre les rêves nocturnes et les rêves éveillés. À travers le langage onirique, l’inconscient travaille les éléments réprimés par l’ego, et à cet égard, Bloch (I : 101) identifie trois caractéristiques du rêve nocturne : l’absence de censure ; la présence de traces quotidiennes ou de représentations non connexes ; le blocage du monde, c’est-à-dire l’impossibilité de la praxis sociale. Notons également que dans les rêves nocturnes se concrétisent diverses satisfactions de désirs ou des représentations de l’angoisse (pavor nocturnus). Pour sa part, même si le rêve diurne peut très souvent dériver vers des images d’évasion du monde 25, sa potentialité réside dans le fait que, s’agissant d’un rêve éveillé, il peut canaliser toute la force contenue dans le sujet avec le regard tourné vers la transformation du monde. En ce sens, le rêve éveillé représente toujours un monde meilleur. Il convient de
signaler que Bloch s’est servi des apports de la psychanalyse et de la psychologie analytique dans ses réflexions sur la dynamique de l’inconscient et de la fonction onirique, soulignant que le plus important à retenir de tout cela, c’est que les pulsions fondamentales, à chaque fois mises en évidence par la psychanalyse, n’en ont jamais été au sens strict du terme, car elles ne sont que partielles. Elles ne s’imposent pas avec la même évidence ni la même force que par exemple la faim, toujours laissée de côté par la psychanalyse ; elles n’ont pas cette importance vitale qu’a la pulsion la plus simple : celle de la sauvegarde de soi ; cette pulsion c’est l’instinct de conservation, et en dépit de toutes ces variations, il est le seul à jamais avoir été fondamental au point de mettre tous les autres en branle (I : 84).
Par ailleurs, Bloch affirme que le rêve éveillé est intimement lié à la sphère esthétique, car il est responsable de la pré-apparence artistique. Pour Heinz Kimmerle (1986 : 210), la pré-apparence (Vorschein) nuance la recherche de ce qui n’est-pas-encore, non seulement dans un sens politique, mais aussi culturel, puisque c’est l’expression de ce qui n’est pas-encore-réalisé, pas-encore-fait. TENDANCE CONCRÈTE DE L’HUMANISATION DE LA NATURE
Le capitalisme n’entame pas seulement le lien social, il détruit aussi systématiquement l’environnement naturel. Le processus d’abstraction et de subsumption du travail transforme l’être humain et la nature en simples instruments et matières premières pour la production de marchandises. Le capital est la négation de la vie au sens large du terme. Marx (1962, 363) était convaincu que ce processus impliquait « non seulement l’art d’exploiter le travailleur, mais encore l’art de dépouiller le sol ». En bref, le système capitaliste – considéré non seulement comme mode de production mais également comme rapport social historique – se réifie en épuisant les deux sources originales de toute richesse : la Terre et l’Homme. Dans Capital contre nature, Michael Löwy (2003 : 21) suggère que la question écologique est le grand défi pour le renouveau de la pensée marxiste au seuil du XXIe siècle : « Elle exige des marxistes une rupture radicale avec l’idéologie du progrès linéaire et avec le paradigme technologique et économique de la
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propos de l’anarchisme, vu que sur certains points elles nous semblent non seulement injustes mais aussi erronées. Néanmoins, cette question n’étant point ici notre propos, nous la traiterons de manière plus approfondie dans un travail ultérieur.
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26 Il va de soi que nous maintenons nos réserves envers les critiques de Bloch à
civilisation industrielle moderne ». C’est dans cette ligne que s’inscrit notre réflexion : considérer les contributions de Ernst Bloch (I : 247) par rapport à l’« humanisation de la nature ». C’est pour cela que, sur le plan de l’écologie politique, nous considérons que Le Principe Espérance pose des éléments théoriques très importants, qui restent indispensables à une critique du système capitaliste. Scruter le noyau utopique et subversif de la proposition blochienne peut être d’une grande utilité dans la recomposition de l’horizon contestataire. Il est intéressant de prêter attention – sans toutefois y souscrire – aux critiques qui ont été opposées à la pensée de Bloch – principalement celles de Hans Jonas (2005) qui accuse Bloch d’« être le glorieux enfant terrible de l’utopisme » et soutient que son « pas encore » l’empêche d’observer « ce qui est déjà ». Il est probable que la différence décisive se trouve dans la conception de la nature que défendent Ernst Bloch d’une part, Hans Jonas de l’autre. Le premier valorise la potentialité presque inépuisable de la production créatrice de l’« alliance entre l’homme et la nature » inscrite dans la vision d’une utopie concrète, c’està-dire la perspective humaniste-optimiste d’une philosophie néo-marxiste, là où le second s’inscrit dans une vision réalistepessimiste très influencée par la philosophie gnostique et un pessimisme apocalyptique. Le philosophe Arno Münster (2010 : 54) met un terme aux fausses interprétations qui ont fait de Bloch un apologète des utopies ou, pire encore, ont essayé de l’apparenter à une espèce d’éloge des dictatures. Münster nous rappelle que dès Ernst Bloch a critiqué le modèle soviétique, se battant toujours pour un novum humanum fondé sur une véritable démocratie. Nous pensons, pour notre part, que l’examen des positions de Bloch en matière éco-politique est un impératif théorico-pratique, car, malgré le bombardement idéologique de la « fin de l’histoire » ou de la prétendue « délégitimation de la révolution » par le courant postmoderne et sa parenté néolibérale, nous soutenons que la défense de l’utopie concrète, l’éco-socialisme comme on dit aujourd’hui, est inévitable, et que Bloch est donc une référence obligatoire 26.
Dans l’analyse de la tendance concrète à la natura naturans ou supernaturans, selon les termes de Bloch, nous nous concentrerons sur quatre axes de l’« Encyclopédie des utopies », car ils nous semblent appropriés pour construire un projet éco-politique qui lutte pour la libération, non seulement des êtres humains, mais aussi de la nature. Ces axes sont : la critique de la société bourgeoise, la revendication de Francis Bacon en tant que philosophe du regnum hominis, l’unio mystica en tant qu’expérience communautaire entre nature et religiosité et, finalement, la technique concrète, pour que, de cette manière, nous puissions assimiler de façon critique Le Principe Espérance à un projet éco-socialiste. NATURA DOMINATA
Les rapports sociaux capitalistes se fondent sur l’abstraction. Dans le « processus de valorisation », le producteur est aliéné en même temps que la nature se réifie, provoquant – comme le décrit bien Michael Löwy (2003 : 15) – une rupture ou déchirure de métabolisme (Riß des Stoffwechsels) entre les sociétés humaines et la nature 27. C’est ainsi que James O’Connor (1998), suivant les traces de Marx, met en évidence non seulement la contradiction entre capital et travail, mais aussi celle entre forces productives et conditions naturelles de production, c’est-à-dire la nature tout court. Le capitalisme, avec sa logique prédatrice, chosifie l’être humain et la nature au nom de la création de valeur ajoutée. La destruction de l’environnement a connu son point d’inflexion lors de la révolution industrielle européenne, étant donné que celle-ci a non seulement impliqué l’apparition d’une mentalité basée sur des idéaux abstraits (progrès, croissance sans limite et développement linéaire), mais a également contribué à la mécanisation de l’homme 28 et de la nature. Cela a eu pour effet le développement du messianisme technologique qui a terriblement endommagé l’écosystème. 27 En faisant une digression sur l’interprétation par Bloch (I : 313) de la thèse 3 de
Marx sur Feuerbach : « Or il est indéniable que le mode de production humain, les échanges matériels avec la nature s’opérant dans le processus du travail et réglés par lui, voire les rapports de production constituant la base, renferment très clairement une part de conscience ; et de la même manière la base matérielle de toute société est à son tour activée par la superstructure de la conscience. » 28 Ce n’est pas un hasard si Bloch (II : 225) a fait allusion au personnage de l’automate (Orfyrei Perpetuum Mobile) comme telos du capital : la production à bas prix.
Dans l’analyse des formes fétichisées de la société bourgeoise, il est indispensable de recourir à Marx 29, car dans sa critique ad hominem il a dévoilé les mécanismes matériels, subjectifs et idéologiques dans lesquels agit le système hégémonique. Cependant, le marxisme, en tant que humanity in action, ne stagne pas dans les limites des théories, mais il suppose la transformation radicale de la société, c’est-à-dire qu’il « repère ce qui peut être fait et l’indique à la volonté » (Bloch, III : 534). Aussi sobriété et enthousiasme demeurent-ils les faces d’une même médaille dans la perspective qu’exigeait Bloch pour l’émancipation sociale.
• NATURA DOMINATA
29 Voir Le Principe Espérance, chap. 19, 36, 42 et 55.
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La célèbre citation de Francis Bacon, « savoir, c’est pouvoir », a fait l’objet de sévères critiques tant de la part de sociologues (Santos, 2002) que de philosophes (Jonas, 2005) ou de théologiens (Boff, 1994) issus d’écoles de pensée diverses. En effet, ces derniers voient dans cette phrase une justification de la domination ou encore un encouragement à détruire l’environnement. Sans approfondir ces questions et sans la moindre intention de provo-
REGNUM HOMINIS
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Au cours du processus de production, le capital absorbe le « travail vif » en transformant le travailleur en objet. Cependant, le processus de réification n’est pas seulement matériel, il est aussi idéologique. Les structures symboliques – langage et imaginaire, pour ne citer que quelques exemples – expriment la dynamique du système. C’est pour cela que Bloch (I : 317-318), en s’appuyant sur les théories de Marx, soulignait toujours le caractère abstrait du terme d’« Humanité », car il concevait les Hommes comme un « ensemble de rapports sociaux ». Contre le concept axiologique de l’humanisme bourgeois, il revendiquait le pathos de l’activité pratique ; en d’autres termes, tant pour Marx que pour Bloch, c’est seulement dans la praxis de libération que l’être humain parvient au dépassement réel de son auto-aliénation.
D’un côté, du fait que les hommes deviennent maîtres de leur propre socialisation, étant médiatisés avec eux-mêmes en tant que sujets producteurs de l’Histoire ; de l’autre, du fait que s’accroît la médiatisation avec le fond encore obscur engendrant et conditionnant les lois naturelles (II : 304-305).
quer des plaidoyers sur ce sujet, il nous semble intéressant que Bloch ait revendiqué le ars inveniendi de Bacon. Raymond Lulle, le « scolastique curieusement rationaliste » comme l’appelle Bloch (II : 248), a influencé non seulement Giordano Bruno, Pic de la Mirandole, Blaise Pascal et Leibniz, mais aussi Francis Bacon. Dans les travaux de ce dernier, on peut remarquer une volonté de « sonder […] la forme fondamentale des choses », jusqu’à en arriver à « l’expérience de leur propre application rendue manifeste » (Bloch, II : 250). Selon Bloch (II : 251), « pour le “projetant” anglais, l’objectif de la connaissance n’était pas la science pour elle-même, mais […] la puissance par la connaissance, cette nouvelle Atlantide où tout est au service de l’homme, pour lui procurer ce qu’il y a de mieux ». D’où le fait que le Novum Organum concorde avec « l’alchimie supérieure » apparentée au « troisième royaume » de Joachim de Flore. En ce sens, Bloch identifie le Novum Organum à l’actualisation des vieilles fables et à la volonté de se rapprocher de ce qu’on trouvait « au-delà des colonnes d’Hercule ». La Nouvelle Atlantide – y compris son optimisme technique – est conçue par Bloch (II : 255) comme une ébauche du regnum hominis, et il fait valoir que, « quand vinrent l’économie et la société bourgeoises, le contact avec la nature fut sans doute maintenu, mais il restait abstrait et insuffisamment médiatisé. Le grand principe de Bacon, Natura parendo vincitur : “on triomphe de la nature en lui obéissant”, restait vivace, mais il fut contrarié par l’intérêt de l’“exploitation” de la nature, autrement dit par un intérêt qui n’a plus rien à voir avec la natura naturans que connaît encore Bacon et qu’il définit comme causa causarum, et qui s’allie encore moins avec elle ». Comme nous pouvons le constater, Bloch délimite certaines responsabilités de l’héritage baconien en suggérant une « autre » lecture de l’œuvre du baron de Verulam. UNIO MYSTICA
Ernst Bloch (I, 428) souligne constamment « ce que la nature elle-même recèle de fabuleux ».Tout au long de l’« Encyclopédie des utopies », on trouve des références aux nuages, à la mer, au ciel étoilé 30, à l’eau, aux paysages, aux jardins, à l’Arcadie, etc. Pour lui, le prius de la 30 « Le ciel étoilé fournit finalement les composants mâles du sentiment maternel dans
la nature, il apporte les composants de la sublimité à cette part de paix qui est justement ressentie dans le sentiment de la nature de grand style » (Bloch, II : 564).
nature se manifeste dans l’élaboration d’images désidératives, étant donné que le Totum utopique, exprimé de façon esthétique et mystique, perdure. Par mystique, nous entendons, comme Leonardo Boff et Frei Betto (1999 : 21), l’ensemble des convictions profondes, les visions grandioses et les passions fortes qui mobilisent les personnes et les mouvements dans le désir de changement, qui inspirent des pratiques capables d’affronter toute forme de difficultés ou soutiennent l’espérance face aux échecs historiques.
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Espérance » ne sont pas irréconciliables. Au contraire, leur complémentarité est nécessaire.
31 Pour Leonardo Boff (2004), le « principe Responsabilité » et le « principe
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l’eau, en tant qu’élément universel de la vie, nous rappelle que nous procédons de la nature, comme les plantes et les ani-
À cet égard, Bloch rappelle le sens de la vision pastorale dans certaines attitudes religieuses, pour contempler ce qui n’est-pasencore, mais cherche à arriver : le Foyer (Heimat). Ainsi, ce n’est pas un hasard si Bloch reprend la notion de communauté cosmique du stoïcien Cléanthe (II : 62), la pertinence de la vita activa et de la vita contemplativa dans un principe marqué du sceau franciscain (III : 45), le principe du non-désir, du non-faire (wu yu, wu wei) du taoïsme (III : 379) et fait même allusion à la déesse Gaïa (II : 414) , faisant observer que « la terre tout entière, dans sa latence, est l’espace inachevé d’une scène dont la pièce n’a pas encore été écrite du tout dans notre Histoire antérieure ». L’influence de Bloch sur le théologien brésilien Leonardo Boff 31 n’est pas non plus surprenante. La notion d’unio mystica – déjà religieuse – fait référence au domaine de l’« anti-ordinaire par excellence » (Bloch, III : 449). À cet égard, Löwy (2005 : 37) signale que la religion occupe une place privilégiée au sein de l’immense cartographie des paysages utopiques esquissés par Bloch. La référence à l’élément mystique n’échappe donc pas à ses réflexions théoriques. D’autre part, les éléments de la nature, tels que l’eau, le vent et la terre, sont présents dans les rites, les mythes et les liturgies de l’imaginaire religieux. Pour les religions, le recours aux éléments de la nature dans la construction de leurs traditions et la consolidation de leurs lieux de mémoire est fondamental. C’est pourquoi Dussel (1977 : 83) fait remarquer que
maux. Lors du baptême par l’eau, nous devons nous incliner devant la puissance de la pure force de la nature ; l’eau est la matière de l’égalité et de la liberté naturelle, c’est le miroir de l’âge d’or.
Cependant, force est de constater que la relation avec la nature ne se fait pas nécessairement de la même manière : alors qu’une position panthéiste assimilera de façon différente les interactions avec la nature, la sensibilité perse ou chrétienne le fera en accord avec son noyau éthico-mythique. Quoique la deep ecology ait désigné le christianisme comme le principal coupable de la détérioration de l’environnement (Filoramo, 1993), nous pensons, quant à nous, que bien que les mythes ou les interprétations théologiques jouent un rôle prépondérant dans la relation avec la nature, leur rôle ne peut être décontextualisé de la dynamique socio-économique. En d’autres termes, les « dieux de la mort » peuvent téléologiquement pervertir les noyaux éthicomythiques et ainsi sacrifier des victimes… Cependant, c’est au travers des éclairs de l’histoire qu’apparaît le prophète. Celui qui subvertit la religion et annonce la Bonne Nouvelle ! Il nous montre le chemin de la libération ! TECHNIQUE CONCRÈTE
Pour Pierre Furlan (1986 : 201), la critique contre la raison technique que développe Bloch dans le chapitre du Principe Espérance est, en fin de compte, une critique contre l’aliénation moderne. Pour lui, la critique blochienne a pour cible « le mode d’appropriation des ressources naturelles devenu un brigandage organisé et qui laisse une nature exsangue, souillée, cadavérisée ». Pour notre part, nous pensons qu’il est nécessaire d’ajouter deux considérations supplémentaires : la distinction entre calcul abstrait et abstractivité concrète ; la différence entre technique abstraite et technique concrète. Ernst Bloch entendait par calcul abstrait bourgeois l’attitude fétichisée provoquée par l’ethos capitaliste, lequel consiste en l’accumulation per se, le délire de la quantification, l’obsession de la croissance, en somme, les valeurs de l’homo oeconomicus. En opposition à ce logos, l’abstractivité concrète consiste en l’activité de la pensée qui conçoit l’Homme non comme moyen mais plutôt comme fin. L’horizon vers l’avant du regnum hominis et, partant,
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L’essence de la perfectibilité est, d’après la plus concrète des anticipations, celle de Marx, « la naturalisation de l’homme, l’humanisation de la nature ». C’est l’abolition de l’aliénation dans l’homme et dans la nature, entre l’homme et la nature, ou encore l’accord de l’objet non réifié et du sujet manifesté, du sujet non réifié et de l’objet manifesté (Bloch, I : 290).
la ratio libératrice se retournent contre la raison instrumentale bourgeoise. C’est un lieu commun de dire que Hans Jonas (2005) a critiqué le messianisme technologique de Bloch. Considération infondée, car Bloch a toujours reconnu que la technique n’était pas neutre. Par conséquent, son utilité dépend de la forme sociétale 32. En ce sens, la technique abstraite est utilisée afin de perfectionner l’exploitation de l’homme et de la nature. De même, Enrique Dussel (2003a) soutient que Jonas se trompe dans la mesure où il part d’un fondement ontologique erroné sans prendre en considération la réalité concrète. La méfiance de Jonas envers le marxisme, suggère Dussel, a fait qu’il a suivi une démarche naïve en critiquant la technique elle-même, sans analyser les rapports sociaux spécifiques. La technique concrète contribue à la médiation entre les hommes et le sujet de la nature ; en d’autres termes, elle facilite la production des conditions matérielles d’existence qui servent de cadre pour la reproduction sociale.
Bloch, la critique de la dévastation technologique de la nature (inspirée de la philosophie romantique et de traditions magiques du passé) propose une nouvelle technique qui trouve ses fondements dans l’alliance avec la nature.
• TECHNIQUE CONCRÈTE
32 Pour sa part, Löwy (1993 : 132) met l’accent sur le fait que, dans l’œuvre de
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C’est pourquoi nous sommes convaincu que la prodigieuse éclosion du « principe Espérance » consiste à montrer de manière articulée les effets les plus pervers du capital : l’abominable situation de misère et le terrible écocide. Nous en déduisons que l’éco-socialisme en tant qu’utopie concrète doit lutter pour l’émancipation sociale et pour la libération de la planète. Détacher les luttes politiques et sociales de la question environnementale serait une erreur fatidique. La Terre doit être libérée, et le fléau de la faim, éliminé. De son côté, Oskar Negt (2007 : 47) reprend la notion de « marcher dressé », comme axe de toute véritable révolution, car la dignité
joue un rôle très important dans le processus d’émancipation. Selon lui, l’espérance que propose Bloch est une catégorie qui appartient plus à la politique qu’à la philosophie traditionnelle, parce qu’elle est en soi émancipatrice. C’est-à-dire qu’à la différence des penseurs qui tentent de réduire l’espérance blochienne à un genre de wishful thinking, Bloch a toujours reconnu le caractère contingent de la dynamique sociale, donc ses tendances et ses latences. Rien de ce qui apparaît dans la nature et dans la société n’est assuré et garanti, encore moins le progrès et l’humanité […]. L’histoire ressemble plus à une accumulation de ruines et d’espérances détruites, dispersées et brisées, qu’à une logique du progrès organisée conformément aux stades de dépassement. Le sujet de Bloch, ce ne sont pas les vainqueurs, mais les vaincus, les opprimés, les humiliés et les outragés qui montrent néanmoins des signes pour dire que, en général, ils ne peuvent plus être effacés du souvenir collectif des hommes (Negt, 2007 : 49).
CUR DEUS HOMO ?
À la différence de nombreux penseurs qui réduisent simplement le religieux au processus d’aliénation de l’être humain, contenant sa signification sous le terme d’« opium », Ernst Bloch met de côté cet atavisme et démontre la présence d’un Totum utopicorévolutionnaire tissé dans la ligne des croyances 33 des cultures. Pour Michèle Bertrand (1986 : 185), la croyance est un fait subjectif ; clairement son origine n’est pas seulement psychologique, mais aussi d’ordre social, partant, la croyance à l’être social est contradictoire. Elle n’échappe pas à la dynamique antagonique de la société, ni à la logique explosive de la culture. Dans Le Principe Espérance, la dimension religieuse est considérée dans deux sens : ) comme productrice des images désidératives qui consolident l’aliénation et, ) comme « latence salvatrice » qui mobilise les sujets contre la misère du monde. Telle est l’Unité dans laquelle la mystique a vu tous ses enfants, une unité qui mettait fin aux religions, en accomplissant sa 33 Selon Michael Löwy (2005 : 38), le mouvement anabaptiste, la guerre des pay-
sans et les idées millénaristes de Thomas Müntzer n’ont pas seulement influencé les travaux de Bloch, mais également ceux de Engels et de Mannheim.
coupe transversale parmi les incroyants et les élus, au travers de toutes les religions diverses ; et c’est à cela que se rattache le grand mouvement populaire qui a commencé avec les guerres des Albigeois au douzième siècle pour culminer dans la Guerre des Paysans allemands : la multitude des élus évoluait, comme jadis la communauté des disciples, sous forme d’unité dans le peuple, non assujettie à des curés-dominateurs, ou à des souverains (Bloch, III : 469-470).
« » • CUR DEUS HOMO
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d’un monde meilleur », Bloch (II : 11) note que le rêveur trace toujours une image désidérative supérieure, afin d’éliminer la douleur et, même si cette image est parfois erronée, elle ne doit pas pour autant être écartée, car, aussi longtemps que le chemin va de l’avant, l’élan maintient vivace le désir de transformation.
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34 Dans le chapitre 33, premier chapitre de la quatrième partie sur « Les épures
La croyance en tant que subversion est l’un des points cardinaux dans les analyses de Bloch, parce que cela re-signifie politiquement le sursum corda en un élan vers la transformation du monde en quelque chose de meilleur 34. L’expression « Élevez vos cœurs » est partiellement composée d’un substrat messianique où la religion, en tant que « souhait » (Bloch, III : 347-348), est utopique en soi. À ce sujet, Michael Löwy (2005b : 51) écrit que « ce qui semble à Bloch nouveau et important dans le messianisme et le prophétisme, en contraste avec d’autres religions contemporaines, c’est l’idée que le destin peut être changé. Tandis que la Moïra des Grecs ou le mythe astral de l’Égypte présupposent un destin irrévocable – conduisant ainsi au quiétisme et à l’impuissance –, le prophétisme juif conçoit le destin comme une balance, où le poids décisif est l’être humain lui-même ». En opposition avec la vision pessimiste et désespérée d’une Cassandre ou avec le fatalisme de l’oracle grec, le prophète Ésaïe démontre que le destin n’est pas catégorique, mais plutôt hypothétique, étant donné qu’il dépend de la morale et du libre arbitre de l’être humain. L’aspect religieux constitue l’un des principaux soubassements du Principe Espérance et c’est indéniablement dans le chapitre que Bloch explicite la fonction utopique et l’ambivalence de la religion. Ambivalence au sens où la religion peut renforcer de façon idéologique et politique un système d’oppression ou, au contraire, tenir lieu de discours critique de cette domination. Dans le premier sens, Bloch (III : 371) déclare que c’est dans les utopies abstraites que naissent les images désidératives d’une
religion aliénée, c’est-à-dire d’un délire anhistorique. Quant à la religion comme subversion, Bloch insiste sur l’importance de son contenu critique et explosif dans la construction de pratiques émancipatrices 35. Par conséquent, la religion ne peut pas être lue exclusivement comme opium, car cela dépend des hommes, et aussi des circonstances dans lesquelles les sermons du ciel ont été dispensés. Pour ne citer qu’un exemple : que l’on songe à la prédication de Thomas Münzer qui, bien que se référant fréquemment « aux serviteurs célestes », n’était pas de l’opium pour le peuple. Que toutes les clartés projetées par la lanterne magique du rêve dans le royaume des ombres ne soient indifféremment que de purs produits de l’imagination, cela dépend une fois encore de la définition et des frontières du réel atteintes à telle ou telle époque (Bloch, III : 235).
Le nœud de la question que se posent aussi bien Hegel que Feuerbach et qu’Anselme avait exprimée par Cur Deus homo ? est interprété par Bloch (III : 450) comme le processus d’anthropologisation de la religion, au cours duquel le concept d’Homme est projeté de façon utopique (homo absconditus), c’est-à-dire que c’est un être humain inachevé. Inutile de mentionner que Bloch se distancie de la nature mécanique et matérialiste de Feuerbach ainsi que de sa notion bourgeoise de l’Homme, parce qu’il les considère comme trop étroites. Cependant, il reconnaît « qu’il démythifie le ciel pour rendre l’homme important » 36.
35 Pour le philosophe et théologien de la libération Enrique Dussel (1992 : 57), ces
discours émancipateurs sont configurés par les noyaux éthico-mythiques des religions, c’est-à-dire que ce sont des images et des symboles qui « constituent ce que nous pourrions appeler le rêve en veille d’un groupe historique. Dans ce sens, on peut parler d’un noyau éthico-mythique qui constitue le fonds culturel d’un peuple ». 36 Žižek (2006 : 17), quant à lui, suggère que la question posée par Schelling est un excellent point de départ : « Que signifie pour Dieu lui-même le devenir homme de Dieu en la figure du Christ, sa descente de l’éternité dans le royaume temporel de notre réalité ? Et si ce qui nous apparaît à nous, mortels finis, comme la descente de Dieu vers nous était, du point de vue de Dieu lui-même, une ascension ? Si, comme le laissait entendre Schelling, l’éternité était un domaine stérile, impuissant, privé de vie, un domaine de pures potentialités, qui, pour se réaliser pleinement, doit passer par l’existence temporelle ? Si la descente de Dieu vers l’homme, loin d’être un acte de grâce envers l’humanité, était la seule manière pour Dieu d’accéder à une pleine réalité, et de se libérer des contraintes étouffantes de l’éternité ? Si Dieu ne s’actualisait lui-même qu’en étant reconnu par
« PRINCIPE LIBÉRATION » OU CRI D’ÉMANCIPATION
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« » • « P R I N C I P E LIBÉRATION
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les hommes ? » Dans un autre ouvrage, Žižek (2008 : 154-155) reprend la provocation de Schelling concernant le rôle de l’homme dans la vie de Dieu : « Il ne faut jamais oublier que le point de départ de Schelling est toujours Dieu, l’Absolu même ; sa question est donc : “Quel rôle l’apparition de l’homme a-t-elle joué dans la vie de Dieu ? Pourquoi – et afin de résoudre quel genre d’impasse – Dieu a-t-il créé l’homme ?” Dans ce contexte, le fait de taxer d’“anthropomorphiste” l’usage d’observations psychologiques par Schelling lorsqu’il décrit la vie de Dieu est, une fois encore, à côté du problème : l’“anthropomorphisme” dans la description de la vie divine n’est pas seulement inévitable ; il doit être ouvertement revendiqué, non pas parce que l’homme “ressemble” à Dieu, mais parce que l’homme fait partie de la vie divine, et que ce n’est qu’en lui seul, dans l’histoire humaine, que Dieu s’est pleinement réalisé et qu’il est devenu un vrai Dieu vivant ». 37 La période entre 1945 et 1973 est connue sous le nom des Trente Glorieuses et fait référence aux pays qui ont atteint une expansion économique et maintenu un taux d’emploi constant. La crise pétrolière de 1973 fut, entre autres, l’une des causes de la fin de cette expansion.
Les années ont représenté, pour l’Amérique latine, l’imposition d’un modèle économique, politique et culturel qui a renforcé les consortiums transnationaux. Un modèle imposé grâce à la collaboration indéniable entre le gouvernement américain et les juntes militaires latino-américaines, comme le prouve le rapport Rockefeller sur l’Amérique de (Cockcroft, 1998). Ces années sont capitales si l’on veut comprendre non seulement la configuration actuelle du système-monde, mais aussi le locus critique des propositions libérationnistes de la périphérie. Le rapport Rockefeller marque le début de la phase B du cycle de Kondratiev qui, selon Wallerstein (1999a), s’exprime à la fin des « Trente Glorieuses » 37. Le Club de Rome reconnaît également les limites de la croissance, dans une étude dirigée par Donella et Dennis Meadows en . Entre et , l’Amérique latine accroît sa dette extérieure, qui passe de milliards à milliards de dollars, ce qui a supposé un paiement annuel de milliards de dollars d’intérêts. Cette dette insupportable a été le résultat d’une relation étroite entre l’Atlantique Nord et les néfastes dictatures militaires. La théologie et la philosophie de la libération apparaissaient prophétiquement dans ce contexte comme les expressions d’un « christianisme de la libération » (Löwy, 1998) qui tenait tête aux dieux de la mort, aux idoles du capital et de la barbarie. Les travaux de Bloch ne sont pas passés inaperçus parmi les théologiens et les philosophes de la libération en Amérique latine.
Michael Löwy (2005 : 53) indique qu’il n’est pas surprenant que Bloch ait été une des sources d’inspiration principales du Péruvien Gustavo Gutiérrez, fondateur de la théologie de la libération. De notre côté, nous proposons une analyse des répercussions du Principe Espérance sur l’œuvre du théologien brésilien Leonardo Boff et sur celle du philosophe argentin Enrique Dussel, afin de montrer les possibles éclosions de la fonction utopique en relation avec l’humanisation de la nature. De son côté, Luis Gerardo Núñez Díaz (2009 : 205) soutient que l’Amérique latine a été un terreau fertile pour la réflexion utopique. Pour cette raison, il s’attela (2009 : 229) à relever la force critique de l’espérance dans les présupposés théologiques des libérationnistes, car, comme Le Principe Espérance contribua à l’architectonique de la théologie de l’espérance (Jürgen Moltmann), de même il a renforcé les bases de la théologie de la libération latino-américaine. THÉOLOGIE ET BIO-CIVILISATION
Michael Löwy (2007b : 312) note qu’en a paru l’ouvrage JésusChrist libérateur de Leonardo Boff. Ce théologien brésilien deviendra un des principaux représentants de la théologie de la libération et un des formateurs de la culture politico-religieuse du christianisme de la libération au Brésil. Même si dans ce livre il y a peu de références au marxisme, il y est fait, en revanche, référence au Principe Espérance de Ernst Bloch. Depuis les années , Boff (1972 : 58) souligne « le primat de l’élément utopique sur le factuel » 38 dans l’élaboration d’une christologie destinée à l’Amérique latine. À contre-courant des perspectives qui réduisent l’utopie à une simple évasion de la réalité, il assume la potentialité critique de la pensée utopique. Leonardo Boff est un des représentants de la théologie de la libération qui en a le plus approfondi les aspects écologiques. On 38 De son côté, Michael Löwy (1976 : 294) mentionne que lors de sa rencontre avec
Ernst Bloch en mars 1974, à Tübingen, le penseur allemand lui a dit : « Le monde tel qu’il existe n’est pas vrai. Il existe un deuxième concept de vérité, qui n’est pas positiviste, qui n’est pas fondé sur une constatation de la facticité (verification through the facts), mais qui est plutôt chargé de valeur (Wertgeladen), comme par exemple dans le concept “un vrai ami” […]. Et si cela ne correspond pas aux faits – et pour nous marxistes, les faits ne sont que des moments réifiés d’un procès, et rien de plus – dans ce cas-là, tant pis pour les faits (um so schlimmer für die Tatsachen), comme le disait le vieux Hegel ».
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compris en matière de pollution. Selon Leonardo Boff (1994 : 35), pour la seule année 1985, les États-Unis ont produit 1 186 millions de tonnes de dioxyde de carbone (CO2), alors que, de son côté, l’ex-Union soviétique en a rejeté 985 millions. De la même manière, on peut observer une certaine hypocrisie, étant donné que les pays du Nord sont les principaux responsables de la crise écologique et que ce sont ces mêmes pays qui n’assument pas leurs engagements de changer leur modèle de développement. Par-dessus le marché, ils imposent les normes de protection de la nature. Tout cela s’est très clairement manifesté lors de la Conférence des Nations Unies sur l’écologie et le développement qui s’est tenue à Rio de Janeiro en juin 1992.
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39 Les pays du Nord sont les principaux responsables du préjudice écologique, y
pourrait penser qu’il a commencé à susciter l’intérêt à partir des années avec la publication, en , de son ouvrage Ecologia, mundialização, espiritualidade (partiellement traduit en français sous le titre : La Terre en devenir. Une nouvelle théologie de la libération), un an après la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement à Rio de Janeiro. Boff luimême reconnaît que sa vocation franciscaine l’a rendu sensible aux questions écologiques (Tamayo, 1999). Selon Boff (2008a : 68), les principales victimes du modèle actuel sont les pauvres et la Terre crucifiée. C’est la raison pour laquelle on ne doit pas oublier que % de l’humanité vivent dans les pays pauvres du Sud, dans la mesure où chaque année le nombre d’êtres humains vivant dans des favelas ou des régions vulnérables augmente de millions. Malheureusement, face à cette situation, la solidarité se fait toujours plus discrète, la majorité des pays riches ne destinant même pas les , % de leur produit national brut à l’aide aux pays pauvres, comme le recommande l’ONU 39. La misère et la détérioration de l’environnement sont le résultat d’un système économique et politique clairement identifiable : le capitalisme. Dans Ecologia. Grito da Terra, grito dos Pobres, Leonardo Boff reprend la catégorie ontologique du cri. Il s’agit de la souffrance d’un être vivant provoquée par un système économique, sociopolitique et culturel, qui a pour finalité le maintien et la consolidation du capitalisme. Dans ce même texte, outre qu’il insiste sur la convergence entre le « principe Responsabilité » et le « principe Espérance », Leonardo Boff considère qu’il est nécessaire de changer radicalement le paradigme civilisationnel actuel. D’où le fait qu’il s’est rapproché de la deep ecology, en la critiquant toutefois, pour repenser les questions éthiques, écologiques et sociales.
C’est la raison pour laquelle, selon Leonardo Boff (2009 : 50), il est crucial de créer une civilisation planétaire, dans laquelle la Terre serait le centre de la nouvelle bio-civilisation, en se basant sur cinq piliers : ) une utilisation durable, responsable et solidaire des ressources limitées et des services de la nature ; ) la valeur d’utilisation des biens doit prévaloir sur leur valeur d’échange ; ) un contrôle démocratique doit être construit à partir des rapports sociaux qui doivent primer sur les marchés et les capitaux spéculatifs ; ) l’ethos minimal mondial doit venir d’un échange multiculturel, en insistant sur l’éthique du soin, de la compassion, de la coopération et de la responsabilité universelle ; et, finalement, ) la spiritualité doit être l’expression de la singularité de l’Homme et non le monopole des religions. Le sociologue Lucien Goldmann (2005 : 24) entend par « vision du monde » (Weltanschauung) « un instrument conceptuel de travail indispensable pour comprendre les expressions immédiates de la pensée des individus. Son importance et sa réalité se manifestent même sur le plan empirique dès qu’on dépasse la pensée ou l’œuvre d’un seul écrivain ». Mais son importance réside aussi dans la démonstration que les faits humains constituent des « structures globales significatives » (2005 : 7). Goldmann reconnaît l’influence de la réflexion de Dilthey dans l’élaboration de cet outil analytique, il reproche toutefois à Dilthey de n’avoir malheureusement pas su lui donner un « statut positif et rigoureux ». À nos yeux, une des contributions de Goldmann est d’avoir montré la relation entre vision du monde et dynamique des classes sociales 40, ce qui explique que l’étude ou l’analyse de l’œuvre d’un auteur ne peut se détacher de ses antécédents biographiques (backgrounds) et, indubitablement, de ses positions idéologiques. Un nouvel éclairage a été apporté en sociologie du fait religieux grâce à la mise en évidence de trois critères dans la structure de la vision du monde : le texte-vision du monde ; la vision du monde en tant qu’ensemble de la vie intellectuelle et affective du groupe ; la vie économique, sociale et politique de la société. Il convient ici d’ajouter que le concept de vision du monde – en tant qu’« ensemble d’aspirations, de sentiments et d’idées qui réunit les membres d’un groupe (le plus souvent, d’une classe 40 À ce sujet, Goldmann (2005 : 26) suggère que « tous les groupes fondés sur des
intérêts économiques communs ne constituent cependant pas des classes sociales. Il faut encore que ces intérêts soient orientés vers une transformation globale de la structure sociale ».
« » • THÉOLOGIE ET BIO-CIVILISATION
de ce qui ne se trouve nulle part ou qui n’existe pas encore. C’est aussi une aspiration à un ordre social, à un système social qui n’existe pas encore et, partant, se trouve en contradiction avec l’ordre en vigueur, avec l’ordre établi » (Löwy, 2008 : 14).
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41 « Le terme “utopie” provient du grec u-topos qui signifie “en aucun lieu”. Il s’agit
sociale) et les oppose à un autre groupe » (Goldmann, 2005 : 26) – est fondamental pour comprendre les luttes, les conflits et les combats, non seulement sur le terrain social mais aussi dans le champ de la théorie sociale. Pour Goldmann (1970 : 50-51), « toute vision du monde a un caractère fonctionnel par rapport à certains groupes sociaux privilégiés [et] elle se présente comme un moyen d’aider ces groupes à vivre et à maîtriser les problèmes que leur posent leurs relations avec les autres groupes sociaux et avec la nature. » Or il ne s’agit pas simplement de rapporter les « différences supposées » (1978 : 97), mais bien de les expliquer. Pour cela, afin d’élucider la « présence » du « Principe Espérance » ou l’« influence » de la pensée de Bloch sur les réflexions des théologiens libérationnistes, nous devons d’abord considérer trois éléments structurels de la vie sociale : l’importance particulière de la vie économique ; la fonction historique prédominante des classes sociales ; la notion de conscience possible. C’est pour cette raison que les théologiens de la libération, inscrits dans un champ défini (tant eschatologique que sociohistorique), ont dû s’appuyer sur les apports du marxisme critique pour comprendre la logique sociale. L’importance de la théorie sociale de frappe marxiste pour la théologie de la libération a déjà été abordée dans de nombreux travaux, c’est pourquoi le rapprochement avec un penseur hérétique comme Ernst Bloch est fondamental pour comprendre la pulsion critique et révolutionnaire de la religion. Or, comme le rappelle Löwy (2009 : 16) – en s’appuyant sur Max Weber –, les visions du monde ont une autonomie propre, mais l’adhésion de l’individu à telle ou telle vision du monde dépend, dans une large mesure, de l’affinité élective (Wahlverwandtschaft) de celle-ci avec ses intérêts de classe. Afin d’aborder les conflits et les antagonismes entre classes sociales, Löwy (2008 : 13) insiste sur le fait qu’il faut établir une distinction entre deux types de visions du monde : « D’une part, on trouve les visions idéologiques – quand celles-ci servent à légitimer, justifier, défendre ou maintenir l’ordre social du monde –, d’autre part, les visions utopiques 41 qui ont une
fonction critique, négative et subversive quand elles tendent vers une réalité qui n’existe pas encore ». La théologie de la libération, entendue comme vision du monde utopique, mise de ce fait sur une société autre, sur une nouvelle relation entre l’homme et la nature 42. Löwy fait remarquer que l’idéologie et l’utopie sont deux faces d’un même phénomène, celui que Karl Mannheim a appelé « idéologie totale ». C’est pourquoi, selon Löwy, nous devons prendre au sérieux l’expression « vision sociale du monde » quand nous faisons référence à l’ensemble structuré de valeurs, de représentations, d’idées, d’images ou d’orientations cognitives. Fils d’immigrants italiens, Leonardo Boff est né à Concórdia en . Il poursuit des études de philosophie à Curitiba et de théologie à Petrópolis. En , il est ordonné prêtre dans la congrégation franciscaine 43. En , il soutient sa thèse de doctorat en théologie, Die Kirche als Sakrament im Horizont der Welterfahrung (« L’Église comme sacrement à l’horizon de l’expérience du monde »), à l’Université de Munich, sous la direction de Leo Scheffczyk, Joseph Ratzinger (futur Benoît XVI) étant membre du jury. Boff regagne ensuite le Brésil. Les années ont été, comme nous l’avons déjà signalé, une époque de répression en Amérique latine. Le Brésil n’a pas fait exception. L’engagement politique de certains membres du clergé a été documenté 44. Dans le cas de Leonardo Boff, son activité pastorale a pour cadre non seulement la répression manu militari, mais aussi le mal-être social produit par la pauvreté et la marginalisation qui touche la majorité des Brésiliens. À 42 Selon Löwy (2005 : 48), « parmi toutes les formes de conscience anticipatrice, la
religion occupe une place privilégiée dans Le Principe Espérance, puisqu’elle représente l’utopie par excellence, celle de la perfection et, donc, la totalité de l’espérance ». 43 La figure du Poverello est un élément clé de la pensée de Leonardo Boff, non seulement comme référence prophétique (sa solution pour les pauvres), mais aussi pour sa signification écologique. À ce propos, la thèse de doctorat présentée par Paulo Agostinho Nogueira Baptista (2007) nous semble d’une grande pertinence. Boff abandonnera pourtant la congrégation le 28 juin 1992 (Nogueira Baptista, 2007 : 213), sans toutefois renoncer au rêve de François d’Assise (Tamayo, 1999 : 35). 44 Dans Les Frères de Tito, Frei Betto décrit la relation entre certains membres de l’ordre des Dominicains et l’Action de libération nationale (groupe guérillero dirigé par Carlos Marighella). Frei Betto (1984a : 140) mentionne également l’importance qu’a eue la figure de Boff dans sa propre formation théologique et sociale du monde.
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Boff a déclaré : « Ma vie quotidienne consiste à donner des cours d’éthique, d’écologie, de philosophie de la religion et de dialogue avec d’autres religions. J’accompagne toujours des groupes de base, surtout à Petrópolis, où je travaille pour plusieurs ONG, dont une dénommée Service d’éducation et organisation populaire et une autre active dans le domaine des droits de l’Homme et qui travaille avec des enfants des rues » (Tamayo, 1999 : 104). 46 Le Centre de défense des droits de l’Homme (CDDH) a été fondé en 1979, Leonardo Boff étant un des fondateurs. L’une de ses finalités est de combiner la foi et l’engagement social en soutenant et proposant des initiatives sociales. Parmi ses principaux axes figurent la dénonciation des injustices, la défense des victimes et la formation à la citoyenneté. Quelques-uns de ses programmes sont : a) Florecer qui promeut l’insertion socio-culturelle d’adolescents des communautés les plus pauvres en revalorisant des visions différentes du monde ; b) Filhos da Terra qui intègre des jeunes à la production artistique et écologique, c) Pão & Beleza, espace citoyen par excellence, où la question de la faim est prise au sérieux. Ce programme a vu le jour en novembre 2001 et son objectif est d’agir comme un réseau de services permettant la réinsertion sociale, dans une logique d’intégration et de solidarité (entre mai 2004 et mai 2007, 115 428 repas ont été servis), d) mulheres & massas qui a pour but de mettre en relation la dynamique du travail personnel et le sauvetage de la citoyenneté. Je remercie infiniment Márcia Miranda, Adriana Dutra, Maristela Barenco, Silvio Munari, Rafael Capaz, parmi tant d’autres, de leur soutien et des locaux qu’ils ont mis à disposition lors de mon bref séjour au CDDH en avril 2009. 47 Dans une entrevue, João Pedro Stedile a rappelé que Leonardo Boff est une des références importantes pour ce Mouvement (2003 : 77).
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45 Dans une interview accordée en 1997 au théologien Juan José Tamayo, Leonardo
Petrópolis, dans l’État de Rio de Janeiro, Leonardo Boff commence son militantisme pastoral aux côtés des classes populaires : meninos das favelas (« gamins des faubourgs ») et moradores da rua (« habitants des rues ») principalement 45. Petrópolis est situé dans une zone sismique qui rend la région vulnérable, étant donné qu’elle connaît beaucoup secousses. Le tremblement de terre de a détruit de nombreux logements. À partir de ce moment-là, l’un des principaux programmes du Centre de défense des droits de l’Homme de Petrópolis 46 a été celui de moradia (cités). La portée et le succès du ne s’arrêtent pourtant pas là. Entre autres activités, le de Petrópolis met en place des programmes d’assistance juridique et psychologique pour les victimes de violence familiale et promeut des activités artistiques pour des adolescents de milieux moins favorisés. De plus, l’influence de Leonardo Boff peut être perçue dans le Mouvement des Sans Terre 47, auquel cet ex-Franciscain a ouvertement montré son soutien. L’option préférentielle pour les pauvres reste le locus exégétique ; cependant, Leonardo considère
que la Terre est une autre victime du système 48 qui croit en la croissance continue, parce que le capitalisme et la nature ne sont pas conciliables. Le texte Ecologia. Grito da Terra, Grito dos Pobres est postérieur à La Terre en devenir. Les deux ouvrages ont été rédigés dans les années , c’est pourquoi nous pourrions penser que la préoccupation de Leonardo Boff en matière d’écologie est liée à la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement qui s’est tenue en à Rio de Janeiro ou à la défaite du socialisme réel en Europe de l’Est.Toutefois, comme il le fait lui-même remarquer, sa vocation franciscaine l’a conduit a redécouvrir Duns Scot, le docteur subtil, Bonaventure et Teilhard de Chardin 49. Leonardo Boff considère qu’il est indispensable de lier le « principe Responsabilité » proposé par Hans Jonas (2005 : 40) : Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre ; ou pour l’exprimer négativement : « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’un telle vie » ; ou simplement : « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre »
avec le « principe Espérance » (Ernst Bloch) dans les projets éthiques et politiques du millénaire, tout en incluant également 48 Selon Olivier Landron (2008 : 57-58), « en tant que Brésilien, Leonardo Boff est
sensible à la déforestation qui a eu lieu entre 1970 et 1988 et a détruit plus de 20 millions d’hectares dans le pays. De même, Boff se montre hostile au développement durable proposé par le discours libéral qui croit en la “croissance continue”, puisque le capitalisme est irréconciliable avec la nature. » 49 À ce sujet, il nous semble indispensable de mentionner l’interview accordée, le 13 novembre 2000, par Leonardo Boff à Paulo Agostinho Nogueira Baptista (2007 : 398). L’ex-Franciscain confie qu’à la suite de l’hommage rendu à Roberto Burle Marx en 1979, au cours duquel on l’a traité de « saint François de la nonmodernité », il a commencé à analyser deux paradigmes : la modernité de l’« être sur les choses » et le mode archaïque de l’« être avec les choses ». Dans la même entrevue, Boff raconte qu’au séminaire de Petrópolis, il a lu l’œuvre de Teilhard de Chardin, même si c’était interdit par le Vatican ; en travaillant comme bibliothécaire, il avait la clé qui lui donnait accès à l’œuvre censurée. Indéniablement, les idées du Christ cosmique ont pris racine pendant ces années (Nogueira Baptista, 2007 : 400). Par contre, dans l’entrevue accordée à Tamayo (1999 : 132) nous lisons : « Je pense, qu’au début, la théologie de la libération n’avait pas cette vision de la terre qui gémit dans les douleurs de l’enfantement, comme dirait Paul. Chez moi, vu que je suis franciscain, elle s’est manifestée très tôt. C’était presque propre à ma nature ».
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mai 2009), j’ai pu observer le travail du CDDH de Petrópolis et sa relation avec l’œuvre de Leonardo Boff. Ce séjour a eu lieu dans le cadre de ma thèse de doctorat.
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50 Lors d’un séjour dans le cadre d’une enquête de trois mois au Brésil (de mars à
Le travail que réalise le de Petrópolis 50 depuis plusieurs années déjà, soutenu par Leonardo Boff, nous semble important en matière de conscientisation et de formation citoyenne. La praxis de Boff ne s’est pas éloignée des besoins des victimes de la « modernité réellement existante ». Leonardo Boff ne revendique pas seulement la notion de mouvement social, il a aussi été impliqué dans certains d’entre eux. Selon Boff, le pouvoir citoyen se forme « à partir du bas », à partir des associations libres, des coopératives, des syndicats, etc.
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Le rêve utopique de cette phase consiste à chercher l’humanisation de l’être humain, défié à vivre, à partir de sa singularité, en tant qu’être communautaire, être de coopération, être de compassion, être éthique et spirituel qui porte la responsabilité de ses actes afin qu’ils soient bénéfiques à tous. Cette utopie devra être concrétisée dans les contradictions, inévitables dans tout processus historique ou produites par les conflits d’intérêts. Mais cela représentera un nouvel horizon d’espérance qui nourrira la marche de l’Humanité vers le futur (Boff, 2006 : 39).
le « principe de Soin ». Celui-ci fait référence au principe de compassion que l’on trouve dans toutes les grandes traditions spirituelles de l’Humanité, tant d’Occident que d’Orient. Ce qui est décisif pour Boff (2004 : 188), ce ne sont pas les religions, mais la spiritualité qui leur est sous-jacente. En ce sens, le « principe de Soin » est holistique, spirituel et écologique. Il propose une solution de remplacement au réalisme matérialiste afin de dévoiler aux êtres humains le sentiment d’appartenance à la famille humaine. Parmi les personnages chez qui Boff note ce « principe de Soin », on trouve Jésus, François d’Assise (la fraternité du frère universel), Mère Teresa de Calcutta (le principe de miséricorde), le Mahatma Gandhi (la politique comme attention au peuple). En dépassant l’eurocentrisme, Boff critique les structures asymétriques du pouvoir entre le centre et la périphérie et la dynamique écocidaire du système capitaliste. En ce sens, la libération des « condamnés de la terre » est intimement liée à celle de Gaïa.
Dans ce sens, il pense qu’il n’existe pas d’« avant-garde révolutionnaire », dans le strict sens léniniste, mais un « bloc historique », dans le sens gramscien le plus large, qui contribue à faire pression sur le gouvernement au pouvoir en fonction des intérêts populaires et lui disputer en outre l’hégémonie 51. La politique, en tant qu’espace de conflits, n’est pas exempte d’influences externes de la part des groupes économiques, culturels ou religieux ; c’est pour cela que la formation citoyenne est nécessaire. Le rôle de mouvements tels que celui des Travailleurs ruraux sans Terre ou celui des chômeurs est d’une importance capitale parce que, de cette façon, une partie du « peuple » se convertit en acteur politique. C’est le peuple pour le peuple. D’un autre côté, Leonardo Boff (2006 : 97) propose la création d’une florestanía, c’est-à-dire une citoyenneté dans la forêt. Dans le paradigme développementaliste, déforester était synonyme de progrès et, avec ce type de pensée, on a déforesté hectares par minute. Ce n’est pas un hasard si lors du dernier Forum social mondial à Belem, en , une des thématiques principales fut l’Amazonie, là où la déforestation et l’émission de gaz carbonique augmentent. Outre Leonardo Boff, Frei Betto et Michael Löwy ont participé à ce forum, discutant et réfléchissant sur l’éco-socialisme. Boff est d’avis que les pouvoirs publics doivent répondre aux demandes populaires, car c’est au peuple ou à la communauté qu’appartient la souveraineté. Quand le gouvernement utilise l’appareil d’État comme instrument pour sauvegarder les intérêts des élites, la relation entre gouvernants et gouvernés est corrompue. Le pacte social est violé. La tension sociale et politique augmente. La société ne se sent plus concernée par les institutions. La démocratie représentative dévoile son noyau pervers. Finalement, le roi est mis à nu. L’utopie comme négation de l’ordre en vigueur (Löwy, 2008) et comme « porte entrouverte » (Bloch, I : 399) est présente dans l’œuvre des théologiens de la libération, puisqu’elle montre les possibilités de ce qui n’est-pas-encore-concret. S’ils présentent 51 « Une goutte d’eau n’éteint pas un incendie, mais si des millions de gouttes
s’ajoutent les unes aux autres, elles formeront une trombe d’eau à laquelle aucun feu ne pourra résister. Ce sujet historique, s’il triomphe, sera capable de faire d’une utopie une réalité. La moindre des utopies du peuple brésilien est de pouvoir travailler, manger, avoir accès à l’éducation et au système de santé et vivre ensemble dans un minimum de décence » (Boff, 2006 : 55).
des différences d’ordre épistémique ou eschatologique, ils s’accordent tous à penser en fonction des victimes. C’est précisément cette relation avec les victimes qui fait de leur œuvre une proposition non seulement attrayante, mais aussi valable et indispensable dans la lutte pour la libération. L’utopie et la politique de la libération sont activement présentes dans les réflexions théologiques et éthiques de Boff, dans le but de faire face aux accès du discours hégémonique qui promeut le social-conformisme et l’abnégation. C’est pourquoi il écrit :
« » • THÉOLOGIE ET BIO-CIVILISATION
Allons-nous trouver l’espérance dans les religions et dans les Églises, vu que Ernst Bloch affirmait avec raison : « Là où il y a la religion, il y a l’espérance » ? En effet, pour les personnes vraiment pauvres, les Églises sont devenues un refuge, un lieu où elles reçoivent quelque espérance, quoique miraculeuse, aliénée des processus historiques et des compromis de changement social. Néanmoins, bien que la situation soit telle qu’elle est, ils trouvent une raison de vivre. Hélas, pour beaucoup de ces Églises, prévaut le dicton espagnol : « entre Dieu et l’argent, le second est le premier ». La source de l’espérance se trouve chez les victimes elles-mêmes. L’espérance est l’unique chose qui leur reste : l’espérance que, pour adverse que soit la réalité, quelque chose de bien finira par arriver. Les victimes
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À la suite de la victoire de Bush, Leonardo Boff a publié le novembre un article intitulé « De onde tirar esperança ? » (« D’où tirer quelque espérance ? »), dans lequel il exprimait sa surprise par rapport à la ratification électorale que le peuple américain offrait à George W. Bush, mais surtout par rapport à sa politique extérieure qui a irrémédiablement préjudicié à l’intégrité des Nations périphériques. Dans ce contexte, Leonardo Boff demandait : « Que peut-on espérer ? » Sa réponse, inspirée de Bloch, établissait une différence entre l’espérance de ceux « d’en haut » et l’espérance de ceux « d’en bas » :
Je refuse d’accepter que la souffrance de millions d’esclaves, d’Indigènes, d’humiliés et d’offensés de notre histoire ait été vaine. Je crois plutôt que cette souffrance a permis une telle accumulation de force et une telle exigence de transformation que, finalement, les temps sont déjà prêts. Dans le cas contraire, l’histoire serait absurde, et le cynisme des plus recommandables (Boff, 2006 : 54).
sont porteuses de l’utopie minimale qu’un jour, tout le monde pourra manger à sa faim, avoir un logement, se rendre chez un médecin en cas de maladie, envoyer les enfants à l’école, boire un verre avec les amis le vendredi après-midi et, peut-être, jouir d’une retraite, afin de pouvoir assurer les vieux jours. Et enfin, les pauvres – pas Bush, ni Blair, ni nos élites – pensent que l’humanité peut se résumer à une grande famille, qui vit ensemble sur la planète Terre comme des frères et sœurs. Ne sont-ce pas eux qui nous rappellent que l’espérance est la dernière chose qui meurt ? 52
L’utopie concrète et l’espérance comme fonction utopique pour l’émancipation des victimes du capital, c’est-à-dire les pauvres et la Terre, ont été assimilées depuis un locus libérationniste, avec des connotations planétaires et écologiques, par Leonardo Boff. C’est la raison pour laquelle l’ex-Franciscain cherche à construire une bio-civilisation qui incorpore une nouvelle relation avec la nature. Il décrit l’arc-en-ciel, référence au déluge biblique, comme image (Weltbild) de la pluralité, car il est une métaphore de la concordance entre divers mouvements (pacifiste, écologique, LGTB, socialiste, entre autres) et, donc, un horizon vers lequel nous devons marcher : le changement de civilisation est fondamental (Boff, 2000). Ainsi, l’arc-en-ciel doit-il être conçu plus comme une image dialectique que comme un point d’arrivée. PHILOSOPHIE ET TRANSMODERNITÉ
À la fin des années , Enrique Dussel (1977) a lancé un débat avec Marcel Xhaufflaire sur la potentialité de la religion infrastructurelle 53 dans les processus de libération. Sur la base des apports non seulement de Feuerbach, Luxemburg, Lénine, Gramsci, entre autres, mais aussi de Ernst Bloch 54, Dussel critique Xhaufflaire, parce qu’il n’accepte pas le fait que la prophétie se 52 Cet article ainsi que tous les écrits de Leonardo Boff depuis 2001 peuvent être
consultés sur la page officielle : http://www.leonardoboff.com. 53 Au cours de ces années, Dussel (1977) a établi une différence entre religion
suprastructurelle et religion infrastructurelle. Il affirmait au sujet de la première qu’il s’agissait de la religion dans son moment idéologique, c’est-à-dire en tant que discours aliéné d’une classe dominante, et soutenait à propos de la seconde qu’il s’agissait de la religion dans son aspect critique, assavoir la religion en tant que praxis de libération. 54 Dussel (1977 : 61) répète ouvertement avec Bloch que, « quand il y a de l’espoir, il y a également de la religion ».
renouvelle de façon permanente dans l’imaginaire des opprimés, afin d’oxygéner leurs utopies et leurs rêves de libération. D’autre part, dans le même ouvrage, Dussel (1977 : 82-83) fait allusion à la relation entre l’homme et la nature. Au moyen d’une herméneutique profonde du sacrement du baptême, Dussel indique que
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l’eau a, en réalité, non seulement des effets physiques, mais aussi moraux et intellectuels sur les hommes. L’eau ne purifie pas seulement le corps de ses impuretés : grâce à elle, les œillères des hommes tombent ; elle leur permet de voir et de penser plus clairement ainsi que de se sentir plus libres ; l’eau calme aussi l’ardeur de la concupiscence […]. Elle est le premier moyen, le plus facile et le plus proche pour se rapprocher de la nature […]. La morale n’est rien sans la nature, elle doit être liée aux moyens les plus simples de la nature […]. Les symboles de la différence qui nous est propre sont le vin et le pain. Ces derniers sont, en raison de leur matière, des produits de la nature et, en raison de leur forme, des produits de l’homme. Si à propos de l’eau nous disons que l’homme n’est rien sans la nature, en ce qui concerne le pain et le vin, nous dirons que la nature n’est rien, du moins lorsqu’on aborde le spirituel, sans l’homme. La nature a besoin de l’homme tout comme l’homme a besoin de la nature. Dans l’eau, on peut détruire l’activité humaine et spirituelle, dans le pain et dans le vin, on peut en tirer jouissance.
sante. En effet, il suggère que Enrique Dussel parviendra à assimiler les notions de Walter Benjamin, lorsque, dans son ouvrage L’éthique de la libération, il ne parlera plus de pauvres, mais de victimes.
• PHILOSOPHIE ET TRANSMODERNITÉ
55 L’observation réalisée par Alejandro Pablo Casas (2008) nous semble intéres-
« »
Enrique Dussel (2001a) soutient que la philosophie de la libération est apparue dans les années , principalement autour de deux questions : la situation de pauvreté d’une grande partie de l’humanité et la détérioration écologique. Ces deux éléments sont incontestablement le résultat du système de production capitaliste. La libération politique de la périphérie est, selon Dussel (2001a : 140), une condition indispensable à tout projet éthique ou ontologique qui lutte pour la construction d’une société réellement démocratique – non dans le sens bourgeois du terme. C’est pourquoi il insiste sur la nécessité d’un projet « transmoderne » impulsé par les victimes 55.
La modernité hégémonique, en tant que projet eurocentrique, est apparue en niant non seulement le statut ontologique, mais également les possibilités matérielles de reproduction des Noirs, des Indigènes, des Femmes et des peuples de la périphérie mondiale. Ce projet a jeté les bases de l’expansion d’un système économique (le capitalisme marchand) et d’un modèle de domination (le colonialisme hispano-lusitanien) qui ne cessera de faire des victimes jusqu’à la fin du XXe siècle. C’est pourquoi, contrairement au courant postmoderne qui néglige les projets d’émancipation sociale et qui déconsidère le rôle de la raison comme instrument de cette émancipation (nous dirions qu’il commet l’erreur « de jeter le bébé avec l’eau du bain »), la philosophie de la libération revendique la partie libertaire de la ratio et lutte pour un dialogue symétrique entre les victimes qui sont depuis plus de cinq siècles exclues de la totalité hégémonique. Cette raison et ce dialogue seront possibles dans un projet transmoderne (Dussel, 2003a). LA PAROLE, ENTRE DIEU ET LA LIBÉRATION
La violence exercée par le pouvoir qu’impose la classe politicomilitaire, avec le soutien nord-américain alléguant la doctrine de la « sécurité nationale » (rapport Rockefeller de 1969), a été prise en considération par différents acteurs politiques, sociaux et intellectuels, afin que cette période ne reste pas impunie 56. La mémoire comme élément de résistance est fondamentale dans les stratégies d’émancipation sociale. Cependant, comme la mémoire est un produit social, elle contient aussi des contradictions (utopies abstraites, rêves nocturnes, images fétichisées) qui mobilisent ou cristallisent la dynamique historique. Le rôle qu’a joué l’Église afin de légitimer ou de confronter les logiques de domination a été abordé selon différentes perspectives 57. 56 Frei Betto (1984a : 35) signale qu’au Panama, des officiers nord-américains ont
formé des militaires brésiliens pour lutter contre les insurgés ; parmi eux se trouvait un lieutenant appelé Carlos Lamarca, futur militant révolutionnaire qui, après le coup d’État, déserte l’armée en 1969 pour passer dans le camp des guérilleros. Il y avait même des militaires français qui avaient combattu en Algérie contre le Front national de libération. Dans ce processus de « modernisation », les forces armées brésiliennes ont systématiquement adopté la torture pour obtenir des informations. 57 Michael Löwy (1998) analyse brillamment l’« affinité élective » qui est sousjacente au marxisme et à la théologie de la libération. Selon lui, cette dernière a été l’expression la plus visible du christianisme de la libération.
« » • LA PAROLE, ENTRE DIEU ET LA LIBÉRATION
existe, à la manière d’un acteur, mais qui crée et édifie en qualité d’autre Dieu : Videtur poeta sane res ipsas non ut aliae artes, quasi histrio, narrare, sed velut alter deus condere » (Bloch, II : 439). 59 Cardenal (2006b) est né le 20 juillet 1925 dans une famille catholique de la haute bourgeoisie de son pays. Il a étudié à la Faculté de philosophie et des lettres de l’Université nationale autonome du Mexique de 1944 à 1948. Plus tard, il a fait un doctorat à l’Université de Colombie. 60 Thomas Merton (1915-1968) était un prêtre progressiste, auteur du livre Contemplation in a World of Action (traduit en français sous le titre : Le retour au silence. La vie contemplative dans le monde actuel). Préoccupé par la situation sociale des opprimés, il voulait fonder une communauté trappiste en Amérique centrale. Il a incarné le discours de contre-pouvoir au sein de l’Église. Au sujet de la contemplation comme manifestation de résistance à la vie bourgeoise, Bloch, dans le chapitre 47 de son Principe Espérance, souligne la relation entre vita activa et vita contemplativa. On retrouve aussi l’influence de Merton dans le livre de Frei Betto (1984a : 111).
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58 « Scaliger définissait […] le poète comme un être non pas qui raconte ce qui
Le compromis politique adopté, allant même jusqu’à l’immolation, par certaines figures prophétiques du catholicisme latinoaméricain a représenté une des plus belles pages de l’histoire de l’Église dans la périphérie latino-américaine. C’est pourquoi, grâce aux apports de Ernst Bloch, nous entamerons maintenant une herméneutique profonde afin de retracer la présence de la fonction utopique dans la littérature des théologiens de la libération. C’est dans l’œuvre poétique de Ernesto Cardenal et Frei Tito, et dans la narration de ce dernier, que nous essaierons de faire voir le « Principe Espérance » en tant que « catalyseur principal d’un rêve tourné vers l’avenir ». Selon Bloch, l’apparence de l’art comme pré-apparence visible est une autre configuration de la dynamique utopique. S’inspirant de Scaliger 58, il défend l’idée que le poète abrite le creator spiritus, cet esprit créateur que l’on considère comme le « Totum utopique » et qui agit comme s’il était l’élément démonique subversif. C’est pourquoi le poète est non seulement porteur de l’esprit de son époque, mais il doit également être le créateur de la pré-figuration de l’utopie concrète, c’est-à-dire le prophète d’une société sans classes. Ernesto Cardenal 59 est à l’origine d’une des variantes de la poétique prophétique-libératrice. Ce Nicaraguayen est entré chez les moines trappistes à l’abbaye de Notre-Dame de Gethsémani, dans le Kentucky, où son conseiller était Thomas Merton 60. Quelques années plus tard, tombé malade, il a intégré le monastère des moines bénédictins de Santa María de la Resurrección à Cuernavaca, dont le prieur était Gregorio Lemercier. Signalons
que certains poètes de la génération beat sont arrivés au monastère au cours de ces années. Puis Ernesto Cardenal a suivi des études de théologie au Séminaire de Cristo Sacerdote de la Ceja, l’un des plus progressistes à cette époque, à Antioquia en Colombie, où il a été ordonné prêtre en . Il est ensuite retourné au Nicaragua avec l’intention de fonder une communauté contemplative et autarcique sur l’archipel de Solentiname. Cet endroit sera le lieu de rendez-vous d’intellectuels tels que Julio Cortázar et José Coronel Urtecho. Durant ces années, il radicalisera sa tendance marxiste et rejoindra le Front sandiniste. Plusieurs membres de la communauté prendront effectivement les commandes du Front. L’ARRIVÉE
Nous descendons de l’avion et, Nicaraguayens et étrangers, nous marchons vers le grand édifice éclairé – premièrement Immigration et Douanes – et je pense en m’approchant le passeport à la main à la fierté d’avoir, moi, le passeport de ma Patrie socialiste, et à la satisfaction d’arriver au Nicaragua socialiste. – « Camarade »… me diront-ils – un Camarade révolutionnaire bien accueilli par les Camarades révolutionnaires de l’Immigration et Douanes – Non qu’il n’y ait aucun contrôle, il en faut pour que ne reviennent jamais capitalisme et somozisme et l’émotion de revenir une fois encore au Pays en révolution avec plus de changements à chaque fois, plus de décrets d’expropriation. Qu’en dites-vous ? Des transformations à chaque fois plus radicales De nombreuses surprises en si peu de temps hors du Pays. Et je lis la satisfaction dans les yeux de tous, ceux qui sont restés, ceux qui étaient partis et maintenant nous entrons dans la lumière et ils demandent le passeport aux nationaux et aux étrangers. Mais c’était un rêve et je suis au Nicaragua somoziste et ils me prennent mon passeport avec une courtoisie froide. Pourquoi me diraient-ils à la Sécurité : « Passez ! » ils l’emportent à l’intérieur et ne le rapportent pas (sûrement sont-ils en train de téléphoner – sûrement à la Sécurité
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« » • L’ARRIVÉE
Nous avons sélectionné de façon arbitraire quatre vers du poème La llegada (L’arrivée), afin de dévoiler les éléments utopiques qui font partie de l’imaginaire du Nicaraguayen. Le premier : « Mais c’était un rêve et je suis au Nicaragua somoziste ». Le rêve est le mécanisme compensatoire par lequel l’inconscient travaille les éléments réprimés par la conscience. Les désirs, les craintes et les projections que Lacan appelait « objet a » élaborent, à travers le langage onirique, des stratégies d’évasion ou d’irruption. Néanmoins, les névroses ou les crises (psychiques ou sociales) produisent des moments de transition. La transition est toujours un chemin vers le changement. La manière dont elle va réagir face à la crise dépend du sujet (ego), de ses circonstances (super ego) et de son élan. Dans cette phrase, on est témoin de la forme dans laquelle le sujet reconnaît son lieu d’énonciation, le Nicaragua somoziste, le Nicaragua de l’opprobre, de l’ignominie et de la terreur. Le deuxième vers : « Nous avons faim ». Pour Bloch (I : 84-85), la question de la faim a été laissée de côté par l’ontologie hégémonique. Son absence est due à l’héritage néoplatonique de la
à la Présidence ou à qui sait qui) et maintenant tous les passagers sont partis et je ne sais s’ils vont m’emprisonner, mais non : ils reviennent avec mon passeport après une heure La CIA doit savoir que cette fois je n’ai pas été à Cuba Et que je ne suis resté qu’un jour à Berlin-Est. Je peux enfin passer au bureau des Douanes Seul passager à la douane avec ma vieille valise et le garçon qui inspecte fait comme s’il inspectait sans rien inspecter et me dit à voix basse : « Révérend ». Et il ne fouille pas jusqu’au fond de la valise où il trouverait un disque avec le dernier appel de Allende au peuple depuis la Moneda, entrecoupé par le bruit des bombes, que j’ai acheté à Berlin-Est, ou le discours de Fidel sur le renversement de Allende que Sergio m’a offert. Et le garçon me dit : « Il est huit heures et nous n’avons pas dîné. Les employés des Douanes, nous aussi, nous avons faim ». Et moi : « À quelle heure mangeras-tu ? » « Quand le dernier avion aura atterri ». Et maintenant, je me dirigerai vers la sombre ville dévastée où tout est pareil et il ne se passe rien, mais j’ai vu ses yeux, et ses yeux m’ont dit : « Camarade ».
séparation âme-corps-esprit. Néanmoins, en termes matériels, c’est une réalité constante dans les pays périphériques. Ce n’est pas un hasard si le Nicaragua a été, sous la dictature des Somoza, un des pays où existait la pire polarité socio-économique. Le troisième : « À quelle heure mangeras-tu ? » Il s’agit de l’interpellation à l’action, à la praxis. La différence entre une histoire naturelle (individu passif) et l’histoire comme production sociale réside dans l’intervention concrète ad hominem. Enfin : « Et ses yeux m’ont dit : “Camarade” ». Selon Emmanuel Levinas (1991), le regard en tant qu’ouverture est transcendantal dans la relation avec l’autre. Néanmoins, le terme de « camarade » (ici comme catégorie en soi) donne une mesure subversive à la dépolitisation ontologique et relationnelle de Levinas. Dans la communauté de Solentiname, Cardenal instaure des programmes de poésie et de peinture pour les habitants du Nicaragua. Au début de la révolution, Anastasio Somoza Debayle – dit Tachito, fils de l’ancien dictateur – a bombardé la communauté. C’est pour cette raison que Cardenal s’est exilé au Costa Rica, pour finalement revenir et être nommé ministre de la Culture par le gouvernement révolutionnaire. Dans ses Epigramas (Épigrammes), il manifeste son dégoût de la dictature de Anastasio Somoza et sa sympathie pour la résistance. Le recours aux mots est significatif : hurlement, cri, canonnade, mort, tyran : Somoza. L’ensemble de ces mots connotent et dénotent indubitablement non seulement une maladie ontologique, mais aussi une situation d’angoisse généralisée. Soudain dans la nuit retentit une sirène d’alarme, longue, longue. Le hurlement lugubre de la sirène d’incendie ou l’ambulance blanche de la mort, comme le cri du fantôme dans la nuit, qui s’approche, s’approche dans les rues et les maisons, et monte, et monte, et descend, et grandit, grandit, descend et s’éloigne grandissant et descendant. Ce n’est ni l’incendie ni la mort : c’est Somoza qui passe.
Dans un autre poème, on peut lire : On se réveille à la canonnade au matin plein d’avions. Il semble que ce soit la révolution : mais c’est l’anniversaire du tyran.
Dans son recueil de poèmes Hora 0, Cardenal critique la situation des pays d’Amérique centrale, l’ingérence des États-Unis, la souveraineté en éveil propre à une nation dépendante, et il manifeste son admiration pour la figure de Augusto César Sandino.
« » • L’ARRIVÉE
Le peuple se divertira dans les cercles privés il prendra possession des entreprises privées le juste se réjouira des tribunaux populaires Nous célébrerons sur de grandes places l’anniversaire de la Révolution Le Dieu qui existe est celui des prolétaires.
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Ses Psaumes sont un mélange de théologie de la libération, de marxisme latino-américain, de catholicisme engagé et de condamnation sociale. Par exemple, dans le Psaume , il pointe la relation entre le droit bourgeois et la logique d’exploitation capitaliste, la religion comme opium des classes dominantes en opposition avec la religion libératrice des opprimés et la concrétisation du « Règne de Dieu » :
« He is un bandit », disait Somoza, « un brigand ». Et Sandino n’a jamais eu de propriétés. Ce qui, traduit en espagnol, veut dire : Somoza appelait Sandino, le Brigand. Et Sandino n’a jamais eu de propriétés. et Moncada, dans les banquets, l’appelait le Brigand, et Sandino, dans les montagnes, n’avait pas de sel, et ses hommes grelottaient de froid dans les montagnes, et il avait hypothéqué la maison de son beau-père pour libérer le Nicaragua, pendant qu’au palais présidentiel Moncada hypothéquait le Nicaragua. « Il n’en est rien », dit le ministre américain riant, « mais nous les appelons brigands au sens technique. »
Partant d’une lecture révolutionnaire de la « Bonne Nouvelle », Cardenal écrit El evangelio en Solentiname (partiellement traduit en français sous le titre : Chrétiens du Nicaragua), œuvre influencée par le marxisme et le radicalisme catholique de la périphérie latino-américaine 61. L’utopie concrète transparaît dans ce texte. La relation que maintient le prêtre avec son village est celle d’un prophète qui dénonce le statu quo. De son côté,Tito de Alencar Limar, originaire de Fortaleza, dans la région du Nordeste, au Brésil, « a incarné toutes les horreurs du régime militaire » 62. Militant pour la Jeunesse étudiante chrétienne, Frei Tito débarque en à São Paulo, où il s’associe au mouvement étudiant. Dans la nuit du novembre , le chef de police Sérgio Paranhos Fleury fait irruption au couvent des Dominicains pour procéder à son arrestation. Ce sera le début de la torture de Frei Tito qui, dans la prison Tiradentes à São Paulo, a enduré stoïquement les mauvais traitements physiques et psychologiques : Ils m’ont emmené dans une autre salle en disant qu’ils allaient passer au volts pour que je parle « avant de mourir ». Ils ne l’ont pas fait. Ils ont recommencé les questions, en me frappant les mains avec une férule. Elles sont devenues violettes et se sont mises à enfler, au point que je ne pouvais plus les fermer. Nouveaux coups. Il m’était impossible de savoir quelle partie du corps me faisait le plus mal : j’avais la sensation d’être écrasé de partout. Même si je l’avais voulu, je n’arrivais plus à répondre aux questions. Mon esprit n’était plus coordonné. Je n’avais que le désir de perdre à nouveau les sens […]. À la fin, ils m’ont fait passer par le couloir polonais. Ils m’ont déclaré que ce n’était que la « répétition générale » de ce qui allait arriver aux autres dominicains. Ils ont voulu me laisser pendu toute la 61 Dans son introduction, Cardenal (2006b : 15) déclare que « l’utopie d’alors est la
même que celle de maintenant, et c’est celle-là même qui se profile depuis les prophètes. La foi et l’espérance en un monde meilleur sont plus que jamais présents aujourd’hui, et il me semble que ceux qui ne les ont pas devraient les avoir ». 62 Dans le chapitre VI intitulé « Tito, la Passion » de son ouvrage Les Frères de Tito, Frei Betto aborde le calvaire enduré par Frei Tito. Mais, comme l’écrit Frei Betto (1984b : 244), Frei Tito « restera le symbole des atrocités sans fin d’un pouvoir sans borne, prépotent, arbitraire. Il restera surtout comme un exemple pour tous ceux qui résistent à l’oppression, qui combattent pour la justice et la liberté en apprenant, à la rude école de l’espoir, qu’il vaut mieux “mourir que perdre la vie” ».
nuit au perchoir de perroquet, mais le capitaine Albernaz s’y est opposé : « Ce n’est pas nécessaire. On va encore se charger de lui pendant plusieurs jours. S’il ne parle pas, il sera brisé de l’intérieur, car nous savons faire les choses sans laisser de traces. S’il survit, il n’oubliera jamais plus le prix de son audace » (Frei Betto, 1984b : 217 et 220).
Cependant, Frei Tito n’a jamais renoncé au rêve du « Règne de Dieu » concrétisé par la construction d’une société démocratique, libre – non dans le sens abstrait – égalitaire, socialiste tout court. Le goût pour la musique, la poésie, les balades champêtres et la prière ont tenu une place importante dans la vie du Dominicain.
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« » • L’ARRIVÉE
Et si mon âme était morte, qui la ressusciterait ? Des nuits sombres, Des lumières opaques. Mon esprit gémit de douleur. Mon cœur bat comme le tic-tac d’une horloge À la recherche de l’être quand celui-ci est le néant. Ma vie m’enferme dans un dilemme éternel : L’être est le non-être, Vivre, c’est voir, Voir les étoiles, Voir les fleurs, Voir la beauté infinie d’un être créateur. Je ne cherche pas le ciel, mais peut-être la terre, Un paradis perdu. Si le Ciel est la Terre, je me déplace en lui comme un être Moribond : l’expérience, l’expérience de ma vie. Dans les lumières et l’obscurité se répand le sang de mon existence Qui me dira ce que c’est « exister » ? L’expérience du visible et de l’invisible ? Si l’invisible est visible, pourquoi voir ? Ma vision est de souffrir, dans un monde occulte De ma profondeur : ma singularité. Peut-être que ma simplicité est compliquée. Il y a des raisons pour le non-être, Donc dans le néant, dans le vide,
SI LE CIEL EST LA TERRE
J’ai rencontré une flamme qui protège l’absolu. Mais où ? Sur quelle terre ? Je regarde les étoiles tous les jours, juste les regarder D’un infini aussi vaste dès que la distance de son éclat. Peut-être qu’elles sont les yeux de Dieu, du Dieu créateur. (Frei Betto, 1984a : 273-274.)
Là encore, nous retenons quatre vers de ce poème pour comprendre la pulsion utopique présente dans l’inquiétude existentielle de Frei Tito. « Mon esprit gémit de douleur. » Dans la philologie sémitique, le terme d’« esprit » provient du mot ruah, qui signifie le vent, mais aussi la respiration et, dans ce sens, seul un organisme vivant et en relation symbiotique avec son entourage est porteur d’un esprit. C’est pour cette raison que lorsque la vie est en danger ou est menacée de manière radicale, elle le fait en criant, en gémissant et en sanglotant. Ensuite, « Voir les étoiles ». Pour Bloch, l’étoile est un élément utopique par excellence. Elle nous guide sur le chemin, nous met en mouvement, toujours inaccessible, mais pour cette raison même, dans l’horizon vers lequel nous nous déplaçons. Nous pourrions soutenir qu’elle remplit le même rôle que la « femme introuvable » (Bloch, III : 152) des « images désidératives de l’instant comblé ». Plus loin dans le poème, « Un paradis perdu ». Une manifestation du millénaire qui se confronte au présent comme s’il s’agissait d’une condamnation. Last but not least, nous avons la prière : « Je regarde les étoiles tous les jours ». La procuration perpétuelle d’un présent historique concret. La recherche incessante du résiduel utopique. Carlos Alberto Libânio Christo, plus connu sous le nom de Frei Betto, est né à Belo Horizonte en . Étudiant au Séminaire jésuite Cristo Rei de São Leopoldo, il est interpellé par la figure prophétique du prêtre et docteur à l’Université catholique de Louvain, Camilo Torres. Frei Betto a aidé de nombreux militants persécutés par le régime militaire à traverser la frontière. La prise de risque et l’engagement de ce Dominicain l’ont aussi conduit à écrire Batismo de sangue (paru en traduction française sous le titre : Les Frères de Tito). Lecteur avide de Jean de la Croix, de Thérèse d’Ávila, d’Augustin d’Hippone, tout comme de Pascal, de Marx, de Lénine, de Mao et de beaucoup d’autres, Frei Betto
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sais, par expérience, que je suis capable de donner ma vie pour la cause révolutionnaire. Ma vie, je l’ai donnée aux opprimés » (Frei Betto, 1984b : 209). 64 « La prédication terminée, le père Marcelo lut l’Évangile des Béatitudes, le sermon sur la montagne. Il montra dans son commentaire comme Jésus fait ressortir l’importance de la pratique de libération. Le “bienheureux” est toujours l’opprimé qui aspire à la libération. Son espérance naît de la foi qui lui fait apprendre la dialectique croix-résurrection. Ce n’est qu’en donnant notre vie que nous pouvons vraiment la trouver » (Frei Betto, 1984b : 201).
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63 « Père, aujourd’hui je suis heureux parce que je connais le goût de la mort. Je
a porté jusqu’aux conséquences ultimes le message de l’Évangile et s’est mis en danger en s’engageant dans des actions qui cherchaient la transformation sociale et économique du Brésil. Dans Les Frères de Tito, Frei Betto raconte le calvaire vécu par les Dominicains au temps de la répression politico-militaire, lors de la Operação Bata Branca (Opération Bure blanche, nommée ainsi en raison de la couleur de l’habit des Dominicains) qui a conduit à l’assassinat du leader communiste de Salvador de Bahia, Carlos Marighella. À travers son récit, nous percevons la « fonction utopique », présente non seulement chez les religieux, mais aussi chez les laïcs (avec Marighella qui écrit en prison un poème intitulé Liberdade et avec le militant de tendance marxiste Jeová de Assis Gomes qui reçoit l’eucharistie, pour ne citer que quelques exemples) et son locus politico-éthique : la solidarité avec les opprimés. Par une prose raffinée, la plume remarquable de Frei Betto met à nu l’« angoisse existentielle » de l’être humain, dévoile l’« être torturé » de la victime sacrificielle et dénonce les « stratagèmes discursifs » du système oppresseur. Le texte est divisé en six chapitres dans lesquels il aborde le rôle de la guérilla rurale et urbaine au Brésil, la présence de la CIA dans les opérations de contre-insurrection, la capture et la détention des Dominicains, la mort de martyrs anonymes, les formes de résistance et la solidarité de sujets laissés-pour-compte. Le texte a valeur non seulement de document de style, mais aussi de trace historique. Au chapitre V, plus précisément dans les sections , et , nous pénétrons au cœur du « christianisme de la libération ». Nous assistons à l’effrayant dialogue entre Monseigneur Marcelo Pinto et Jeová de Assis 63, l’interrogatoire de Frei Betto et la subversion des premiers catholiques dans l’Empire romain, l’« affinité élective » entre le marxisme et le christianisme en tant que discours éthiques et pratiques 64, mais, surtout, la conviction que
la transformation de la société au profit de « ceux du bas de l’échelle » est un impératif éthique et une nécessité pour l’Homme. En , Helvécio Ratton a réalisé le film Batismo de sangue, tiré du livre éponyme de Frei Betto et qui expose la relation entre les Dominicains et le mouvement de résistance Action de libération nationale dirigé par Carlos Marighella, dans leur lutte contre la dictature. Le calvaire de Frei Tito (interprété par Caio Blat) est un élément clé du film. On assiste à certaines « méthodes de torture » exercées par la police militaire, le département de l’Ordre politique et social (avec Firminio Perez Rodrigues comme principal responsable) et des membres de la marine. Tout au long du film, nous sommes témoins de la façon dont les étudiants, les ouvriers, les membres du clergé, les militants et beaucoup d’autres 65 ont été torturés. Une scène clé du film se déroule lorsque le chef de police, Fleury, « chef de l’escadron de la mort », interprété par Cássio Gabus Mendes, insulte Frei Tito et lui dit : « [Traidor] da Igreja, traidor do Brasil » 66. Il serait évidemment intéressant de proposer une analyse herméneutique des différences et des similitudes que nous trouvons dans la structure narrative des textes (dans le film et dans le livre), mais cela nous éloignerait de l’objectif principal de notre étude : prendre conscience de la fonction utopique dans la résistance présente dans la production littéraire des théologiens de la libération. 65 Films qui parlent de l’époque des dictatures en Amérique latine : Missing (de
Costa-Gavras en 1982), L’Histoire officielle (de Luis Puenzo de 1985) et La nuit des Crayons (de Héctor Olivera en 1986). 66 La phrase « traître à l’Église, traître au Brésil » est très significative, car, en plus de montrer le traumatisme de Frei Tito provoqué par les multiples tortures (ce qui le pousse au suicide), elle montre aussi la construction discursive du pouvoir, c’est-à-dire les mécanismes idéologiques qui marquent la dichotomie légal/illégal, correct/incorrect, normal/outsider, etc. Le chef de la police, Fleury, s’adresse à la caméra et donc également au spectateur. «À partir de ce momentlà, les marques de l’énonciation vont tendre à agir en silence ; chaque élément visible servira à faire fonctionner l’histoire ; la forme qui s’imposera sera celle du récit pur. Mais le regard et les paroles adressés à la caméra n’auront pas été vains : aucun contre-champ ne montrera celui vers qui les personnages se sont tournés, on pourra toujours présumer de l’existence de quelqu’un qui vit, même sans contours précis : un point de vue, le signe d’un énonciataire. […] Ces images, souvent employées comme de simples métaphores, font en réalité assez bien la synthèse du fait que le texte est non seulement l’enjeu d’une partie mais qu’il est aussi un terrain de manœuvre véritable ; quelque chose que nous pouvons donc interroger directement pour comprendre quels sont les éléments en jeu, quelle est leur importance respective et comment ils doivent se mouvoir » (Casetti, 1990 : 49 et 193).
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même chapitre (p. 109) que, pour Bloch, la fonction utopique comme principe anthropologique et métaphysique des êtres humains n’est pas le fait des seuls opprimés. Le philosophe allemand établit une distinction entre les « utopies abstraites » (qui renforcent une domination) et les « utopies concrètes » (émancipatrices, qui luttent pour la disparition de la société de classes). Mais en outre, Franz Hinkelammert – qui en plus d’être un grand économiste est également un théologien de la libération – a également réfléchi sur les éléments qu’on retrouve dans les divers projets politiques et idéologiques (projet conservateur, néolibéral, soviétique, anarchiste) pour montrer la latence de ce principe. Il est clair que tant Bloch que Hinkelammert penchent en faveur des utopies concrètes, c’est-à-dire pour les projets de libération des opprimés. 68 C’est le mot de la fin du Principe Espérance (Bloch, III : 560). 69 Remarquons que dès l’introduction, Enrique Dussel (2001 : 9) fait observer que « la pauvreté d’une grande partie de l’Humanité, vivant au Sud de la planète, et la possibilité écologique de l’extinction de la vie seraient les deux problèmes centraux de la philosophie du XXIe siècle. La philosophie de la libération les a placés depuis son origine comme le point de départ de sa pensée critique ».
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67 Il n’est pas inutile de rappeler, comme nous l’avons déjà écrit plus haut dans ce
En guise de conclusion, nous pensons que la pertinence et l’actualité du « Principe Espérance » sont plus qu’évidentes. Bien que le courant postmoderniste clame haut et fort la délégitimation du récit d’émancipation et que la pensée unique révèle la fin des utopies, nous sommes convaincus que les rêves éveillés ne cèdent pas face aux assauts discursifs violents du pouvoir hégémonique, étant donné que la fonction utopique est présente en chaque être humain. C’est pourquoi Ernst Bloch a toujours souligné le caractère ouvert de l’utopie. Selon lui, la fonction utopique en tant que principe anthropologique et métaphysique de l’êtres humain est impérissable, car il existe un processus de tendance-latence dans tout « être-en-possibilité » vers le « nonencore-atteint » 67. C’est pour cela que nous pensons que les contributions de Bloch nous encouragent à agir et à chercher notre Foyer (Heimat) 68. En ce sens, tant le cheminement que la voie empruntée sont importants dans la dynamique du rêve diurne. Le rêve que font, éveillés, les mouvements sociaux latinoaméricains de tradition libérationniste montrent que l’utopie et l’espérance ne cèdent pas face aux entéléchies discursives des classes dominantes. Ce sont des utopies concrètes qui prennent en considération deux préoccupations de Bloch : la faim et la nature dominée 69. Les travaux que Ernst Bloch a réalisés, dans une perspective émanant du marxisme critique, semblent toujours fructueux, parce qu’ils dépassent le réductionnisme analytique qui traite le
phénomène religieux comme un simple processus d’aliénation. Bien que Bloch reconnaisse le caractère aliénant de la religion comme une utopie abstraite, il analyse également l’aspect utopico-critique de la religion comme subversion. En évoquant notamment la guerre des Maccabées, le soulèvement des paysans allemands, la révolte des Anabaptistes, des Cathares et des Nahassiens ou Ophites, Ernst Bloch montre de quelle manière, à des moments historiques déterminés, le religieux (le messianisme, le prophétisme, le chiliasme, etc.) a alimenté divers projets de revendication populaire. Ce n’est donc pas un hasard si les théologiens et les philosophes de la libération en Amérique latine ont trouvé dans Le Principe Espérance un support théorique et eschatologique.
Chapitre
1
On connaît la légende de l’automate capable de répondre, dans une partie d’échecs, à chaque coup de son partenaire et de s’assurer le succès de la partie. Une poupée en costume turc, narghilé à la bouche, est assise devant
l’échiquier qui repose sur une vaste table. Un système de miroirs crée l’illu-
sion que le regard puisse traverser cette table de part en part. En vérité un nain bossu s’y est tapi, maître dans l’art des échecs et qui, par des ficelles, réplique de cet appareil. La poupée appelée « matérialisme historique » gagnera toujours. Elle peut hardiment défier qui que ce soit si elle prend à son service la théologie, aujourd’hui, on le sait, petite et laide et qui, au demeurant, n’ose plus se montrer (Benjamin, 1983 : 195).
Le XXIe siècle sera probablement synonyme d’une grave dégradation de l’environnement, d’une augmentation significative de la pauvreté et de taux d’exclusion sociale très élevés, qui remettront radicalement en question notre paradigme civilisateur. À la lumière des événements qui se sont déroulés ces dernières années (entre autres les guerres préventives, les massacres prémédités contre les populations civiles, l’institutionnalisation de l’« état d’exception »), il est nécessaire de nous interroger sur le rôle et la contribution de la philosophie et de la théologie dans le développement de projets de substitution et en opposition à la narration hégémonique. Nous analyserons du point de vue de la philosophie politique les principales réflexions de Slavoj Žižek, Enrique Dussel et Leonardo Boff, puisqu’ils n’ont, dans leurs œuvres, cessé de réfléchir sur les injustices provoquées par le système actuel en proposant d’autres manières de comprendre le 1 Ce chapitre est une version revue et augmentée de l’article « Considerar al enano
y pensar la liberación : Žižek, Dussel y Boff », paru dans la revue de la Faculté de philosophie et des lettres de la Benemérita Universidad Autónoma de Puebla (Mexique), Lámpara de Diógenes, vol. 10 no 18-19, 2009.
• RELIGION SANS RÉDEMPTION
dirige la main de la poupée. On peut se représenter en philosophie une
politique, et nous montrerons également leurs points communs et leurs divergences théoriques et stratégiques. C’est pour cela que nous diviserons notre développement en trois parties. D’abord, nous relirons l’exégèse théologique que ces auteurs ont proposée pour construire leur architectonique discursive, puis nous traiterons de la manière de comprendre le politique (et ses formes factuelles) et, finalement, nous examinerons la pertinence de leurs propositions dans le processus de transformation sociale. Sans nul doute, notre choix d’aborder les présupposés théoriques de ces penseurs témoigne de notre filiation philosophique et politique ; mais ces auteurs sont également considérés comme des acteurs représentatifs du débat philosophique actuel. Parmi les traits ou backgrounds communs, nous pouvons noter qu’il s’agit de personnages originaires de pays de la périphérie et que donc leur pensée épistémique se trouve aux marges de la pensée hégémonique. Par conséquent, comme le soutient Bhabha (2007 : 79), « la raison pour laquelle un texte ou un système culturel de signification ne peut se suffire à lui-même, c’est que l’acte d’énonciation culturelle – le lieu d’énonciation – est traversé par la différance d’écriture ». Du coup, le « lieu d’énonciation » est significatif, parce qu’il marque les conditions matérielles, subjectives et discursives de l’énonciateur. Enrique Dussel et Leonardo Boff sont nés dans la périphérie latino-américaine dans la seconde moitié des années ; Žižek, dans la périphérie est-européenne du système-monde à la fin des années . Leur formation initiale a lieu dans leurs pays respectifs, mais leur « séjour en Europe occidentale » a grandement influencé leur production intellectuelle. Bien que Slavoj Žižek soit diplômé de l’Université de Ljubljana, il a été influencé par la pensée de Jacques Lacan lors de son passage à Paris. En effet, déjà en , lors de son célèbre séminaire sur La logique du fantasme, Lacan affirme que la théorie analytique de l’« objet a » est son apport majeur : cet outil est essentiel dans les réflexions sur la logique de la culture, du pouvoir et de l’idéologie chez Žižek. Il est superflu d’ajouter que la distinction qu’établit l’imaginaire entre le Symbolique et le Réel est subsumée dans la perspective du penseur slovène. Enrique Dussel, de son côté, a pratiquement vécu une dizaine d’années entre l’Espagne, la France et l’Allemagne (mais avec un
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2 Voir supra p. 36, note 18.
Dans La marionnette et le nain, Žižek reprend l’image du nain de la première des « Thèses sur la philosophie de l’histoire » de Walter Benjamin, afin de rendre compte de la potentialité de la théologie dans les projets de transformation politique. Žižek propose une herméneutique pour montrer l’union indispensable entre le christianisme et le marxisme dans la lutte contre le capitalisme. Il faut dire que même si Žižek n’est pas théologien de formation, son exégèse biblique est très intéressante et provocatrice, car il soutient que l’on peut accéder au noyau subversif du christianisme seulement à travers une perspective matérialiste. Selon lui, « seule une approche matérialiste permet d’accéder au noyau (Kern) du christianisme, et vice versa : pour devenir un véritable adepte du matérialisme dialectique, il faut passer par l’expérience du christianisme » (Žižek, 2006 : 9). Il ajoute encore que la religion peut remplir une fonction thérapeutique ou exercer un rôle critique à l’égard du système social en vigueur.
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THÉOLOGIE(S) CRITIQUE(S)
séjour en Israël), où il a connu Emmanuel Levinas qui lui a été d’une aide fondamentale dans sa lecture du marxisme. Durant ce séjour, il a rédigé son deuxième ouvrage, publié en , El humanismo semita, où il souligne le fait que les Sémites perçoivent l’Homme comme un être indivisible, position sui generis entre le dualisme anthropologique des Grecs et le dualisme ou pluralisme hiérarchique ontico-éthique des religions iraniennes (Dussel, 1969 : 21 2 ). Leonardo Boff, quant à lui, a poursuivi des études de théologie systématique à Munich et a obtenu le titre de docteur en . Ses études doctorales achevées, Joseph Ratzinger lui a attribué une bourse de marks dans le but de publier sa thèse (Boff, 1972) qu’il considérait comme une contribution déterminante dans le domaine de l’ecclésiologie (Tamayo, 1999 : 150). Nous signalons ces épisodes biographiques et intellectuels, car ils montrent combien ces auteurs avaient l’Europe centrale pour point de référence. Dans un autre ordre d’idées, il convient également de faire référence aux recherches de Michael Löwy (1998) et de Gerd-Rainer Horn (2008), qui révèlent à quel point la pensée française a influé sur la théologie de la libération en Amérique latine.
Sur le plan théologique, Žižek se concentre sur les épîtres de Paul. Il relève chez lui deux éléments : a) Paul est indifférent au Jésus historique, c’est-à-dire qu’il n’approfondit pas le message du Nazaréen, et b) Paul s’intéresse à la mort sur la croix et à la résurrection qui, d’une certaine façon, cédera le pas à l’organisation du « nouveau parti connu comme communisme chrétien » (2006 : 13). Dans ce sens, il cherche à établir un parallélisme entre le travail de Paul et celui de Lénine. Žižek soutient qu’après l’« Événement » (la révolution d’Octobre dans le cas de la Russie), la véritable mission consiste à conserver la liberté conquise. Ce point est important, parce qu’il marque la rupture avec la perspective messianique du judaïsme, qui attend la venue du Messie pour que la rédemption ait lieu. C’est pourquoi la temporalité chrétienne ou léninisterévolutionnaire implique la défense à tout prix de l’« Événement ». Bien que Žižek se base sur les apports du messianisme juif (Benjamin et Rosenzweig), il prend ses distances par rapport à l’« Événement », puisque pour lui l’attente du Messie peut nous pousser à adopter une position passive (2006 : 77). Cependant, cette posture peut être remise en question, car Michael Löwy (2009 : 253) a fait voir la temporalité historique (historischer Zeitraffer) dans la vision benjaminienne comme un processus ouvert qui n’implique pas nécessairement une passivité de la part des êtres humains. Soit dit en passant, pour Martin Buber, la rédemption peut seulement advenir avec la participation active des Hommes (mitwirkende Kraft), c’est-à-dire une force messianique agissante (Löwy, 2009 : 69). D’autre part, Žižek pense que le livre de Job est central pour la critique de l’idéologie (2006 : 161), parce qu’il montre les stratégies discursives de légitimation de la souffrance. Dans les dialogues avec ses amis (Élifaz, Bildad et Çofar), Job évoque l’absurdité de ses peines (Job 29,3-17 ; 31,16-34). C’est pourquoi, loin de se faire passer pour une victime passive, il interpelle le Seigneur pour établir l’incohérence de sa souffrance. Job n’accepte pas les peines avec abnégation, au contraire, il veut « connaître » la cause de son mal-être. Il ne renonce pas face aux jeux discursifs des « idéologues » (Job 21,34) qui veulent justifier ses peines. En d’autres termes, Job est conscient que sa situation n’est pas logique. La théologie que propose Žižek tend à une Che-isation du Christ, c’est-à-dire une lecture engagée et subversive du personnage du
Nazaréen. Pour Žižek, la différence essentielle entre la violence légitime exercée par le guerrier zen et celle exercée par la tradition occidentale s’exprime dans l’acte d’amour (2006 : 41). La violence dans le processus révolutionnaire implique une forme subjective-objective dans laquelle l’individu s’autoproduit. Žižek (2006 : 42-43) écrit :
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• THÉOLOGIE(S) CRITIQUE(S)
Dans le même ordre d’idées, Žižek est convaincu que le phénomène du New Age est l’expression idéologique du capitalisme tardif, car il nous rend participants de la dynamique névrotique du système, nous distanciant et nous rendant indifférents à la violence structurelle. À la différence de Žižek, Enrique Dussel a suivi des études de sciences des religions à l’Institut catholique de Paris et il soutient que la théologie est une pensée théorique qui se dégage de la praxis et repose sur la compréhension existentielle surnaturelle, assavoir la foi. C’est pourquoi la théologie doit se comprendre comme une conceptualisation épistémique de l’expérience factuelle de la vie chrétienne. Pour Dussel (1992a : 47), la fameuse théologie de l’espérance de Jürgen Moltmann a montré les limites de la théorie critique de l’École de Francfort. Ces deux propositions philosophiques n’ont cependant pas dépassé l’ontologie et la dialectique, car elles considèrent le futur comme une Altérité. Elles peinent à proposer un projet historique de libération politique, économique et sexuelle qui dépasse celui de la Totalité en vigueur et qui soit plus concret que celui du projet eschatologique. C’est pourquoi Dussel insiste sur le fait que l’espérance atteint une « modification historique de la vie », mais ne parvient pas à une innovation radicale du système en cours. Sans cette médiation concrète, l’espérance réaffirme le statu quo et fait office d’opium.
Je me souviens d’une remarque faite par Fredric Jameson au cours d’une conversation. D’après lui, dans un processus révolutionnaire, la violence joue un rôle analogue à celui de la richesse dans la légitimation protestante du capitalisme : bien qu’elle n’ait pas de valeur intrinsèque (et, en conséquence, ne doive pas être fétichisée et célébrée pour elle-même, contrairement à ce que font les fascistes, fascinés par la violence), elle est le signe de l’authenticité de notre tentative révolutionnaire.
Dussel conclut que si deux Églises ont existé dans l’histoire du christianisme, l’une impériale-centrale-européenne et l’autre coloniale-périphérique-latino-américaine, nous notons aussi l’existence de deux théologies. Au-delà d’une lecture manichéenne de la réalité, l’intention de Dussel est de montrer que la théologie n’est pas neutre, car, étant donné qu’elle est conditionnée par l’espace socio-culturel, ses préoccupations seront limitées et, par conséquent, spécifiques. C’est pour cette raison que le théologien, le philosophe et l’intellectuel de la périphérie doivent non seulement répondre aux questions de leur époque, mais aussi à celles de leur peuple. Une théologie du Tiers-Monde doit prendre en considération cette situation historique. Elle doit poser les questions suivantes : Quel rôle l’Église a-t-elle joué dans ce processus à chaque étape et dans chaque situation ? Comment les chrétiens ont-ils réagi face à l’invasion des autres peuples par l’Occident ? Quelle théologie a prévalu ? Quel rapport la théologie chrétienne entretient-elle avec exploitation incessante actuelle dans le monde ? Que pourrait apporter la mise en place d’une société juste dans le monde ? Que pourrait apporter l’Église à la libération des peuples opprimés qui ont longtemps souffert de la domination sexiste, raciale et classiste ? (Dussel, 1977 : 256)
Le penseur argentin a eu très souvent recours à la Bible dans sa proposition philosophique et éthique. On peut remarquer pourtant un changement paradigmatique dans ses références. Dans les années , Dussel, influencé par Rosenzweig, a insisté sur la Pâque juive (Pessah), renvoyant au processus de passage et de chemin vers la libération, concrétisé à cette même époque dans les mouvements décolonisateurs (Algérie, Nicaragua, Vietnam, Cambodge, etc.). Ensuite, il appuie sa critique de la Totalité – au sens lévinassien du terme – sur le message des prophètes d’Israël (1 Samuel, 8,18 ; Ésaïe 10,1). Actuellement, il reprend l’évangile de Marc pour consolider sa « Politique de la libération ». En suivant ce que dit Marc (10,42-44), Dussel (2007a : 39) fait une différence entre le pouvoir fétichisé et le pouvoir d’obédience dans l’exercice politique des personnes au pouvoir. L’« autorité politique » est conçue comme la faculté des représentants à gérer les demandes du peuple. À ce sujet, Juan José Tamayo (1999 : 23)
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• THÉOLOGIE(S) CRITIQUE(S)
signale que le théologien Carlos Bravo a présenté cet évangile comme un récit de la pratique libératrice de Jésus violemment tronquée. Dussel a lié la logique du capitalisme et la dynamique du colonialisme à l’épiphanie de la modernité. Pour lui, la modernité est un processus historique et culturel qui tire son origine de la découverte de l’Amérique, appelée l’« occultation de l’autre », et son point de départ de la conquête. L’ego conquiro du pouvoir hispanolusitanien a conçu une société où le non-Blanc sera objectivé en créature de production. Néanmoins, dans ce processus de colonisation, il ne manquait pas de prêtres qui critiquaient durement les méthodes de soumission et de domination. Nous pensons à Bartolomé de Las Casas au Chiapas, à Juan del Valle dans le Popayán ou à Antonio de Valdivieso au Nicaragua (Dussel, 1992a : 96). Dussel emprunte à Las Casas le concept de consensus populi, pour désigner la légitimité consensuelle ou négociée entre les gouvernants et les gouvernés. De son côté, Leonardo Boff est allé plus loin dans la réflexion et la pratique scolastiques. Déjà dans ses premières œuvres comme Jésus-Christ libérateur ou Evangelho do Cristo cósmico, il établissait ses principales propositions. À ce sujet, Tamayo (1999 : 56) écrit que, en cela, Boff s’est démarqué des autres théologiens, devenant un des principaux responsables du changement de paradigme dans la christologie moderne. « Nous devons, écrit Boff, dépasser l’anthropocentrisme commun aux christologies, car, quand le Christ s’est divinisé, il a libéré non seulement les êtres humains, mais tous les êtres de l’Univers » (2004 : 236). Leonardo Boff (1994 : 71-72) a, dans sa proposition d’une éthique écologique, travaillé avec attention sur le livre de la Genèse, car on peut y trouver certaines bases pour comprendre à quel point le judéo-christianisme est responsable de la crise écologique. Boff souligne, d’une part, le pouvoir qu’a l’Homme sur la nature (Genèse 1,26-28 : « dompter et dominer la terre ») et, d’autre part, le devoir qu’a l’Homme de cultiver et de prendre soin du jardin d’Éden (Genèse 2,15). C’est pour cette raison que Boff affirme qu’une interprétation holistique peut contribuer à dépasser une lecture réductionniste et instrumentale de ce livre. Pour Boff (2004), la religion a été téléologiquement détournée par le pouvoir, afin de légitimer les injustices, les félonies et les abjections du système. Le théologien brésilien relève six points
anti-écologiques de la tradition judéo-chrétienne : le patriarcat, le monothéisme, l’anthropocentrisme, l’ethnocentrisme (la notion de peuple élu), le mépris pour la matière (Genèse 6,13) et la conception de la « nature déchue », c’est-à-dire le fait que l’Univers a été corrompu par le diable à cause du péché originel. Le XVIe siècle a inauguré l’expansion du projet du pouvoirdomination de la culture occidentale. Tout comme Dussel, Leonardo Boff (2000 : 98) admet que l’ego conquiro a grandement influencé les bases philosophiques de la modernité, trouvant son expression la plus aboutie dans les propositions de René Descartes et de Francis Bacon. En d’autres termes, la modernité a contribué au mépris de la nature en la réduisant à un simple objet à spolier. POLITIQUE(S)
Žižek (2007) place la naissance de la politique dans le monde hellénique et, par une appréciation hégélienne, la conçoit comme le processus où se trouve un « court-circuit » explosif entre le particulier et l’universel, c’est-à-dire lorsque les parties reniées du corps social réclament un repositionnement au sein de l’appareil socio-politique. Néanmoins, la sphère politique est actuellement absorbée par la sphère économique et, par conséquent, une politisation de l’économie est nécessaire. Elle ne peut être possible qu’en décodant la discursivité paradigmatique du système. Dans ce sens-là, Žižek manifeste sa méfiance envers les politiques qui émanent du multiculturalisme et même envers certaines options civiles comme le Forum social mondial, dont il a qualifié les membres « d’Hommes bons de Porto Davos ». L’« Événement » de l’histoire, c’est la révolution d’Octobre. La mission partisane implique la défense et l’internationalisation du projet communiste. Tout comme l’apôtre Paul, Vladimir Ilitch Oulianov a tenté de convertir des incrédules. En cela, Žižek affirme que la trahison de Judas est similaire à celle de Staline. C’est pourquoi une véritable Che-isation du Christ consiste à dévoiler le noyau pervers de l’idéologie postmoderne et sa sinistre dynamique du anything goes. Le message paulinoléniniste implique le maintien d’une intolérance politiquement justifiée envers les mesures proposées par les affirmative actions ou de discrimination positive, vu qu’elles contribuent uniquement à la réification du système. La lutte des classes est ainsi non seulement justifiée, mais aussi nécessaire. Par conséquent, pour
doxie”. D’une manière proprement léniniste, il affirme que, loin d’être ennuyeuse et routinière, la quête de l’orthodoxie est l’aventure la plus audacieuse et la plus dangereuse qui soit. En cela, elle est semblable à la quête léniniste de la véritable orthodoxie marxiste. Comme la conclusion révisionniste facile, selon laquelle le changement des circonstances historiques exige un “nouveau paradigme”, est moins risquée et moins exigeante, plus confortable intellectuellement, et comme elle s’accommode mieux de l’opportunisme et de
• POLITIQUE(S)
3 « Le modèle fondamental de Chesterton est celui du “roman palpitant de l’ortho-
Dans un autre ordre d’idées, pour Žižek, l’unique manière de combattre le système hégémonique est de recourir aux enseignements de Lénine. Créer un parti fort et structuré et détruire l’ennemi, en y mettant tout son cœur, sont les tâches à accomplir. De ce fait, l’orthodoxie – il se réfère ici à Chesterton – et le respect de la loi sont fondamentaux 3 dans le processus de transformation
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lorsque Paul affirme : « Il n’y a ni Grecs ni Juifs, ni hommes ni femmes… », cela ne signifie pas que nous composons à nous tous une seule et heureuse famille humaine, non, cela veut plutôt dire qu’il existe un grand clivage entre toutes ces identités particulières, rendant finalement celles-ci nulles et non avenues : « Il n’y a ni Grecs ni Juifs, ni hommes ni femmes… il y a seulement les chrétiens et les ennemis du christianisme ! » Ou, comme nous aurions à le dire aujourd’hui : il y a seulement ceux qui combattent pour l’émancipation et leurs adversaires réactionnaires – le peuple et les ennemis du peuple.
Žižek (2008 : 9), nous devons nous accrocher aux défis de l’héritage religieux au sein du marxisme, puisque de cette manière le christianisme et le marxisme peuvent combattre ensemble derrière les barricades l’émergence des nouvelles spiritualités et des freaks intégristes. L’authentique héritage chrétien est trop précieux pour être abandonné aux discours multiculturels pervers. D’après Žižek (2008 : 20), le terme de « travailleur » a complètement disparu du discours critique et politique actuel pour faire place à celui d’« immigrant » et, de cette façon, les problématiques de classe – qui, en soi, impliquent déjà l’exploitation – sont devenues des problématiques multiculturelles, ayant comme résultat une reconfiguration des discours libéraux. Selon Žižek (2010 : 72-73), la vision paulinienne de l’histoire nous aide à élucider la « problématique de la fausse “humanisation” » puisque,
de la « classe en soi » en « classe pour soi ». Ainsi le concept de classe et sa manifestation dans le processus de lutte doivent-ils être revendiqués dans les propositions politiques, qui insistent sur la transformation radicale de la société. C’est pour cette raison que, d’après Žižek (2006 : 198), la véritable action éthique ne consiste pas à sauver le plus grand nombre de victimes, mais en la volonté décidée – toujours sans tenir compte des scrupules – d’éliminer les responsables de leur victimisation 4. Enrique Dussel a consacré son œuvre non seulement à déeurocentrer le discours philosophique, mais aussi à le déhellénocentrer. Toutes les philosophies politiques en vigueur commencent toujours par la Grèce. Cependant, quand on parle de démo-cratie, on oublie que le mot grec demos provient del’égyptien ancien dmi, qui signifie « petit village ». Autre exemple, le mot dikè (« justice ») n’est pas non plus d’origine grecque, puisqu’il provient de l’akkadien duku. Son origine est donc sémitique. « Ainsi, écrit Dussel, nous pourrions détruire, déconstruire un par un les mots les plus techniques, les plus fondamentaux de la politique grecque, qui puise son origine dans le monde égyptien et mésopotamien, phénicien, sémitique, de l’âge du Bronze, des IIIe et IIe millénaires avant Jésus-Christ, sur les territoires qu’occuperont plus tard les envahisseurs barbares : les Grecs » (Dussel, 2007b : 11). Nous le faisons remarquer, car nous considérons que cela représente une différence substantielle par rapport à la perspective de Žižek. Dussel (2007b) soutient que la politique moderne est fondée sur une approche pragmatique de la domination que les conquistadores hispano-lusitaniens ont exercée au XVIe siècle. L’ego conquiro (-) a précédé de presque un siècle l’ego cogito la paresse théorique ! » Et de poursuivre en citant Chesterton : « Les hommes ont pris l’habitude un peu bête de parler de l’orthodoxie comme de quelque chose de lourd, de monotone, sans danger. Il n’y a jamais rien eu d’aussi périlleux et d’aussi passionnant que l’orthodoxie » (Žižek, 2006 : 49). 4 « On peut rappeler ici la célèbre parole du Christ : “Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive” (Matthieu 10,14). Par amour de l’humanité justement, y compris de l’humanité des nazis eux-mêmes (ou de ce qu’il en restait), il importe de combattre les nazis sans merci. Il y a un adage juif très connu, souvent cité lorsqu’on parle de l’Holocauste : “Quand quelqu’un sauve un seul homme de la mort, alors il sauve toute l’humanité”. En bref, il faudrait compléter cette proposition par la suivante : “Quand quelqu’un élimine un ennemi authentique de l’humanité, alors il sauve (il ne tue pas) l’humanité entière”. La véritable mise à l’épreuve éthique est sans doute moins la disponibilité à sauver des victimes que, bien plus fermement, la volonté décidée et sans scrupules d’éliminer ceux qui les ont transformés en victimes » (Žižek, 2006 : 198).
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() cartésien et a été déterminant dans l’élaboration des définitions classiques de la philosophie politique moderne. Une d’entre elles conçoit le pouvoir comme synonyme de domination. Dussel suggère toutefois que les mouvements sociaux ont besoin d’un cadre théorique distinct, composé d’autres catégories et concepts, pour parvenir à articuler leurs demandes avec un horizon politique contre-hégémonique. La communauté politique, ajoute Dussel (2007a : 26), est l’unique source de pouvoir. Autrement dit, c’est au sein du peuple que se trouve la légitimité du pouvoir. Dussel établit une distinction entre potentia et potestas pour expliquer la logique performative du champ politique. Selon lui, la communauté ou le peuple ont besoin de la politique pour assurer leur propre reproduction en tant que groupe. La volonté de vivre les pousse à chercher des mécanismes et des moyens d’organisation qui puissent réguler au mieux le bien commun. La potentia est le contenu, pas encore concrétisé, de sa capacité de transformation ou de gestion sociale. Cependant, pour répondre aux demandes, la communauté a besoin de déléguer des tâches à des institutions créées de façon consensuelle ou à des individus déterminés. Quant à la potestas, il s’agit du « pouvoir délégué » par la communauté politique aux gouvernants. Ce n’est pas un hasard si Dussel (2007a : 36) signale que le terme de « gouvernement » provient du verbe grec kybernaô qui signifie l’« art de piloter un navire ». En ce sens, la communauté se charge d’élire et de désigner les gouvernants qui prendront les décisions publiques. L’évangile de Marc (10,41) est très clair lorsqu’il indique que l’autorité doit servir les autres. Le gouvernement, en somme le serviteur du peuple, doit rendre des comptes à la communauté politique qui l’a élu. À partir du moment où il « fétichise le pouvoir » et exerce une pure domination, le flux entre la communauté politique (potentia) et lui (potestas) se rompt. Le peuple devient alors un acteur en rébellion et renverse le chef élu. L’« état de rébellion » ou pouvoir libérateur du peuple est diamétralement opposé à l’« état d’exception » du pouvoir corrompu, puisque c’est le moment où les victimes affrontent leurs bourreaux et les poussent à abdiquer. C’est le consensus critique des victimes (Dussel, 2007a : 96) qui s’unissent pour défendre une nouvelle hégémonie. Ici, Dussel reprend le concept gramscien de « bloc historique des opprimés » pour subsumer le concept de classe.
En replaçant géopolitiquement dans leur contexte les luttes pour la libération de la périphérie, Dussel ne méprise pas le concept de classe. Au contraire, il est convaincu que celui de bloc historique organise les notions de classe et de peuple. Sa vision diffère de celle de Žižek sur la question de l’organisation et de la tactique politique. Pour Dussel, en effet, les mouvements sociaux (le Mouvement des Travailleurs ruraux sans Terre au Brésil ou le Mouvement néo-zapatiste au Mexique) sont actuellement les sujets historiques qui transforment la manière classique de comprendre le politique et son pragmatisme. Leonardo Boff (2006 : 58) explique quant à lui que quand nous parlons de peuple, ce n’est pas dans le sens de la rhétorique populiste, mais bien dans le sens de l’analyse sociale : le peuple en tant que partie de la population qui, avant, était une masse et qui, grâce à une nouvelle conscience et une organisation en un réseau de mouvements et de communautés rassemblés par un même rêve – celui d’un Brésil différent –, a réussi à s’articuler et à accumuler une force sociale. Cette partie de la population prend en charge la situation de l’autre partie, celle qui n’a pas encore réussi à s’organiser, et ensuite, s’emploie à la représenter. Tous ces gens du peuple (organisés et non organisés, mais représentés) se présentent maintenant comme des acteurs politiques. Le nouvel État assume le projet populaire et crée les conditions nécessaires à sa réalisation. L’État n’est plus le grand obstacle aux changements nécessaires, mais bien l’allié et l’instrument pour en faire une réalité. C’est pour cela que, en tant qu’acteur, le peuple doit être écouté.
D’un point de vue libérationniste, Boff (1994 : 190-191) propose un nouveau pacte social. Ce pacte doit dépasser l’anthropocentrisme et l’ethnocentrisme (propres à une vision réductionniste de la religion) qui ont tant nui à la dignitas Terrae. Ce pacte n’empêche ni la défense des droits de l’Homme, ni la promotion de la démocratie participative ou le respect des diversités culturelles. Mais il les inscrit dans un projet politique plus large et dans un cadre de validité universelle, où le critère de vérité est la vie, la vie concrète. Chaque oppression spécifique réclame une pratique de libération particulière. Cependant, il ne faut pas oublier l’oppression fondamentale, qui est socio-économique. Les autres types
d’oppression sont toujours déterminés par l’oppression socioéconomique, qui amène à la lutte des classes […]. En elle, les groupes montrent leur antagonisme et leurs intérêts irréconciliables. La lutte de la femme, du Noir ou de l’Indien met en jeu des groupes qui ne sont pas, par nature, antagoniques. […] l’ouvrier exploité dans notre système ne pourra pas se mettre d’accord avec le patron qui l’exploite. Cette oppression socioéconomique aggrave les autres : plus les Noirs, les Indiens et les femmes sont exploités, plus cela signifie qu’ils sont dominés.
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• POLITIQUE(S)
Boff (2004 : 152) précise que depuis son apparition, la théologie de la libération a rompu avec la position assistentialiste de l’Église, parce que celle-ci ne condamnait pas le « péché structurel », c’est-à-dire le système capitaliste qui provoque des injustices sociales, des inégalités économiques et des asymétries juridiques. Cependant, le théologien brésilien affirme que, grâce aux communautés ecclésiales de base, la théologie de la libération participe à l’élaboration de formes plus démocratiques et participatives de la vie communautaire, ce qui permet une organisation avec les autres luttes sociales. Il est inutile d’énumérer les moments ou les processus dans lesquels les communautés ecclésiales de base ont joué un rôle déterminant en Amérique latine (Löwy, 1998). Il est intéressant de noter que Boff (2000 : 47) reprend aussi les figures charismatiques de Lénine, de Che Guevara et de Chico Mendes pour ébaucher son projet politique prophétique de libération. Celui-ci a pour objectif d’organiser les groupes marginaux grâce à un processus de conscientisation et de création d’organisations organiques disposées à la transformation radicale de la société. Par conséquent, l’importance du liderazgo est fondamentale dans les processus d’émancipation. Contrairement à Žižek, Boff postule que le Forum social mondial est un espace important dans lequel les mouvements sociaux, les groupes marginaux et les organisations civiles qui croient qu’un « autre monde est possible » peuvent dialoguer et tirer les enseignements de leurs différents combats. Dans ce sens, il semble que la théologie de la libération soit toujours vive dans le discours et qu’en outre elle reste en articulation avec les mouvements sociaux de la périphérie.
HORIZON(S) DE LIBÉRATION
Žižek (2010) revendique le projet révolutionnaire du communisme. Cependant, se fondant sur Lacan, il affirme que le désir ne doit pas influencer notre conception du bonheur, parce que, étant ancré dans la société (et dans ses contradictions), il n’échappe pas au processus d’aliénation. Ainsi, écrit-il, « pour Lacan, le statut de désir est intrinsèquement éthique : “ne pas céder sur son désir” revient finalement à “faire son devoir” » (Žižek, 2006 : 70). Reprenant la notion d’homo sacer de Agamben, Žižek (2006 : 202) suggère que, dans le contexte actuel, on le retrouve dans la figure de l’imbécile heureux, c’est-à-dire l’individu qui croit que, au moyen de la consommation, il s’épanouit individuellement et psychologiquement. Le « christianisme réellement existant » (Žižek, 2006 : 75) n’a pas seulement neutralisé son noyau subversif et contestataire, mais a en plus été un comparse dans les projets de domination des classes dominantes. C’est pourquoi Žižek conclut (2006 : 239) qu’en plus de maintenir une position assistentialiste, la véritable tâche ne consiste pas à obtenir des compensations de la part des responsables, mais à les priver de la position qui fait d’eux des responsables. Du coup, au lieu de demander des compensations à Dieu (ou aux élites), nous devons nous demander si nous avons réellement besoin de lui (ou d’elles). La suppression de la propriété privée et des anciennes structures économiques, politiques et idéologiques est une tâche à accomplir d’urgence. Elle ne pourra se réaliser qu’avec la création d’un parti fort et intolérant face aux réformes que proposent parfois les classes dominantes et face aux demandes douces (light) de l’option multiculturelle. Tout comme Lénine, Žižek se méfie toujours de la spontanéité des mouvements sociaux, car il les considère fugaces et faciles à manipuler. La « transmodernité » proposée par Dussel implique la convergence des groupes restés en marge de la Totalité (les Indigènes dans le cadre du colonialisme, les Femmes dans le contexte patriarcal, les Noirs dans le contexte des races, les pauvres dans le système capitaliste, etc.) vers un projet contre-hégémonique qui puisse inclure les victimes de la modernité. La ratio comme instrument de libération ne doit pas être méprisée, mais plutôt utilisée comme stratégie discursive qui peut causer le moins de préjudices possible ou, en d’autres termes, qui doit faire le moins d’exclus possible. La philosophie de la libération, soutenue par
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• HORIZON(S) DE LIBÉRATION
Dussel depuis les années , se fonde sur une éthique du discours qui affronte ouvertement les propositions du centre (Apel et Habermas), qu’elle considère trop chargées d’un individualisme métaphysique qui les fait tomber dans un formalisme réductionniste. Dussel part de la « corporalité souffrante » des exclus à cause du système de droit en vigueur et soutient que les droits de l’Homme ne peuvent pas être revendiqués a priori (comme le prétend le droit naturel), mais qu’ils sont le fruit d’un processus historique spécifique et que, dans ce sens, ils doivent être créés a posteriori. Par une conscience critique-politique des groupes « sans-droit » et d’une lutte – état de rébellion – pour leur reconnaissance, la constitution d’un « état de droit » plus démocratique sera rendue possible. En polémiquant sur la position de Žižek, Dussel affirme que même s’il est difficile de traduire les demandes des divers mouvements sociaux pour élaborer un projet hégémonique, il est possible de réaliser un programme commun de ses différentes exigences, et le Forum social mondial en serait un exemple. Néanmoins, la lutte des mouvements sociaux à différents moments (élections, révoltes, révolutions, etc.) est toujours une condition sine qua non de la transformation sociale. Selon Leonardo Boff, le XVIe siècle a marqué le début de l’expansion de la domination occidentale en établissant des rapports sociaux asymétriques entre deux mondes totalement distincts. La blessure coloniale est toujours présente dans l’imaginaire social latino-américain et elle s’exprime non seulement dans le transfert de valeurs vers les pays centraux, mais aussi dans le racisme quotidien qui règne dans ces sociétés. Pour cette raison, le théologien brésilien lutte pour une « rupture instauratrice » (2006 : 51) qui concrétiserait un nouveau pacte social. Cependant, cette rupture ne doit pas seulement survenir entre les peuples, mais aussi entre les êtres humains et la nature. La scission entre la matière et l’esprit doit être transcendée dans une « vision holistique » (ou « holisme ») qui articule les parties au tout et permet d’appréhender le tout dans les parties, dans le but de montrer le processus cosmique qu’a suivi la vie humaine. Pour cela, Boff (1994 : 25 ; 2004 : 65) a recours aux réflexions du philosophe sud-africain Jan Smutts. Néanmoins, il faut éviter les confusions : le théologien brésilien ne les assimile pas apolitiquement – comme le fait le courant de la deep ecology –, il les articule
à un projet politique émancipateur. Rappelons ici que Boff fait partie du réseau éco-socialiste brésilien. Tout comme Dussel, Boff ne lésine pas sur la défense et la promotion des droits de l’Homme. Il faut également souligner qu’il a participé, en , à la fondation du Centre de défense des droits de l’Homme à Petrópolis. Il est un exemple vivant de l’engagement éthique et politique de l’intellectuel avec son peuple et son histoire, parce que, selon lui, seule l’articulation entre la théorie et la praxis correspond à la méthode de transformation sociale. Néanmoins, cet engagement en faveur des pauvres l’a mené par deux fois, en et , à être appelé devant le tribunal de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Pour conclure, nous pensons que les propositions de ces auteurs doivent être confrontées « au ras du sol », c’est-à-dire qu’il faut non seulement évaluer leur potentialité émancipatrice, mais aussi leur pertinence dans le contexte socio-historique actuel. Par rapport à cela, nous pensons que, par son caractère provocateur, la proposition de Žižek est trop séductrice et qu’elle n’est pas totalement utile au processus actuel des luttes sociales de la périphérie mondiale. Même si nous acceptons sa lecture sur les « fausses illusions », qui peuvent occasionner certaines réformes du système, nous concluons que, finalement, l’histoire est faite de luttes et de mouvements, qu’il n’y a donc rien d’établi et que le changement historique sera le résultat d’un rapport de force. De même, nous considérons qu’à la différence de la théologie de la libération, une faiblesse de la philosophie de la libération est de ne pas s’être unie aux mouvements sociaux. Nous pouvons ainsi constater que la biographie politique et intellectuelle des auteurs étudiés influence non seulement leurs réflexions, mais également leurs stratégies de lutte. En reprenant l’excellente exégèse que Michael Löwy (2007a : 33) propose des « Thèses sur la philosophie de l’histoire » de Walter Benjamin, nous sommes convaincus que la théologie se doit d’être au service des opprimés, parce que ce nain peut rétablir la charge explosive, messianique et révolutionnaire du matérialisme historique, c’est-à-dire protéger la poudre explosive des pluies torrentielles du matérialisme mécaniciste. Par conséquent, avec l’aide du nain et de sa poudre, on peut atteindre l’émancipation humaine, assavoir implanter le vrai état d’exception. Cependant, celui-ci ne sera finalement pas un signe divin, mais bien une coopération entre Dieu et les êtres humains.
Chapitre
1
teología da libertação no século XXI », in Paulo Graciano Jr. et Rogério Ferreira de Souza (dir.), Sociedade em perspectiva. Cultura, conflito e identidade, Rio de Janeiro, Gramma, 2012, pp. 21-45.
• RELIGION SANS RÉDEMPTION
1 Le texte a d’abord paru en portugais sous le titre : « Tendências e latências da
Le sociologue franco-brésilien Michael Löwy établit une distinction entre théologie de la libération et christianisme de la libération pour expliquer le mouvement socio-historique de la fin des années en Amérique latine. Löwy (1998 : 53) précise que le christianisme de la libération est un phénomène plus profond, car il inclut des protestants et des laïcs, et il permit l’émergence de la théologie de la libération dans les années . Le christianisme de la libération (comme concept) parvient ainsi, en se référant à une vision du monde donnée, à articuler les éléments qui configureront ultérieurement la théologie de la libération. Selon Löwy, la gauche catholique des années fut, au Brésil, la première manifestation de ce qu’on identifiera plus tard comme christianisme de la libération en Amérique latine. Ce mouvement est un ensemble de réflexions et de pratiques qui interrogent l’injustice sociale et impliquent en conséquence un engagement de la part des chrétiens, membres du clergé et laïcs, constitués en communautés ecclésiales de base (CEB), pastorales populaires, Jeunesses universitaires catholiques (JUC), Jeunesses ouvrières catholiques (JOC) et mouvements d’éducation de base. Il est évident que la question de la pauvreté a été une préoccupation de l’Église catholique et, clairement, dans la perspective des libérationnistes, le pauvre n’est pas considéré comme un « objet » à aider, mais bien comme un sujet historique, acteur de ce fait de sa propre libération. La constellation historique particulière qui rendit possible l’émergence du christianisme de la libération était composée, d’une part, de la transformation interne de l’Église (autour de l’élection de Jean XXIII en ) qui a conduit à la tenue du Concile
de Vatican II et, d’autre part, du triomphe de la révolution cubaine en , car son programme anti-impérialiste a inauguré un cycle de luttes sociales et d’insurrections populaires (Löwy, 2007b : 306-318). LA CRITIQUE DU CAPITALISME COMME RELIGION
La théologie de la libération, considérée comme discours critique et perspective émancipatrice, a été fondamentale dans le processus de défétichisation des narrations hégémoniques. Grâce à un regard subversif et prophétique 2 sur divers aspects de la société moderne, par exemple la sacralisation du marché, le messianisme technologique, le mythe du progrès ou l’idéologie du développement, cette théologie libérationniste a dévoilé le caractère sacrificiel du système hégémonique. Nous ne doutons pas que la théologie de la libération ne constitue pas un courant de pensée homogène, mais nous soutenons, toutefois, que sa matrice ou noyau éthico-mythico-ontologique 3 a été forgé par un locus critique libérateur. C’est par ce locus que Jung Mo Sung (2008 : 34) explique de manière magistrale l’impact de la théorie de la dépendance dans les médiations analytiques des théologies de la libération. Sung divise les théoriciens de la dépendance en deux groupes principaux : ceux qui soutiennent que le développement n’est pas viable dans le système capitaliste et préconisent
2 À ce sujet, Ernst Bloch (III : 396) suggère dans Le Principe Espérance que « dans
la religion le messianisme est l’utopie qui permet au Tout Autre du contenu religieux d’être médiatisé sous une forme grâce à laquelle il échappe au danger de la consécration des maîtres ou de la théocratie : sous forme de Canaan apparaissant dans une magnificence inexplorée, sous forme de Merveilleux. » 3 Enrique Dussel (2001b : 409-422) a exploré la dynamique de ce noyau éthicomythico-ontologique pour montrer la tension entre un discours hégémonique de domination et un logos contre-hégémonique. « Il s’agissait d’un processus méthodique et politique clairement défini et non dans la ligne du sécularisme. Celui-ci exigeait d’être révolutionnaire et, pour le triomphe de la révolution, d’être athée et d’en finir avec la religion populaire. Au contraire, la méthode de la théologie de la libération consistait à partir de la religion du peuple, considérée comme le produit symbolique millénaire du peuple opprimé lui-même, et à élaborer à partir de cette religiosité, sans lui nier un devoir critique, une distinction entre ce que cette religiosité comporte d’aliénant, de dominateur et de justificateur des structures d’oppression et, dans un second temps, à développer au maximum les aspects libérateurs du Message le plus ancien et le plus fort du christianisme : “Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux ! Heureux les affligés, car ils seront consolés !” ; “J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger”. »
. • CRITIQUE DU CAPITALISME COMME RELIGION
Max Weber, afin de comprendre le polythéisme qui est à l’œuvre dans les tensions et les conflits sociaux. Löwy (1998 : 9) l’utilise, précisément, pour comprendre l’ethos politique et religieux en Amérique latine propre au christianisme de la libération. 5 Définition proposée par Dussel (1992a : 42). Il va de soi que cette définition doit être nuancée par les propositions de Jung Mo Sung (2002 : 14), pour qui « la théologie doit être comprise comme une herméneutique de l’histoire qui explique de manière critique les espoirs et les visions du monde des courants théoriques et sociaux ».
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4 En sociologie, le concept de lutte des dieux (Kampf der Götter) fut proposé par
donc la nécessité de la révolution socialiste (Theotônio dos Santos, Rui Mauro Marini et André Gunder Frank) et ceux qui ne soutiennent pas cette thèse (Celso Furtado, Fernando H. Cardoso, Aníbal Pinto, Osvaldo Sunkel et Enzo Falleto). Les diverses tendances théoriques qui déterminent leurs outils d’analyse transparaissent également dans l’exégèse socioreligieuse des théologiens de la libération. Depuis la fin des années , les théologiens de la libération soulignent le caractère idolâtre du capitalisme. À leurs yeux, le problème central en Amérique latine n’est pas l’athéisme mais bien l’idolâtrie qui rend un culte à de faux dieux. Ainsi, des théologiens comme Pablo Richard, Severino Croatto, Franz Hinkelammert, Hugo Assmann, Jorge Pixley, entre autres, ont réfléchi sur le caractère fétichiste propre au capitalisme, reprenant à leur compte une des thématiques les plus importantes de la tradition biblique : la lutte des dieux 4 (Pixley, 1989). Selon ces théologiens, tout système d’oppression requiert la création et l’établissement d’idoles sacralisatrices qui légitiment les inégalités et les injustices. Il est évident que la théologie – ou toute autre théorie sociale –, étant inscrite dans un régime inégalitaire, remplit une fonction de légitimation ou de critique ; dans ce sens, la théologie n’est pas seulement une conceptualisation épistémique du sacré 5, mais également un terrain de lutte (Richard, 1975) . C’est pourquoi, là où il existe une formation sociale antagonique, la dénonciation prophétique sera présente. Selon Pablo Richard comme selon Jorge Pixley (1989 : 57-77), la différence entre Dieu et les fausses idoles se trouve dans le processus de libération. Dans cette même ligne, il convient de rappeler que la connaissance de Yahvé est liée à la souveraineté du peuple et que, pour cette raison, le peuple réalise sa véritable confession de foi lors de la libération de l’esclavage. Néanmoins, quand le peuple se soumet à un pouvoir oppresseur, il réalise un
acte idolâtre. Signalons en outre que les théologiens de la libération soutiennent que, dans certains cas, cette libération peut être violente. Il ne faut pas voir dans cette considération une apologie de la violence, mais plutôt la prise de conscience du rôle que joue la violence subversive de la prophétie 6 comme Parole de Dieu qui blâme, critique et dénonce la structure de l’oppression. À ce sujet, Dussel (1992a : 280) affirme que ni l’Église ni l’Ancien ou le Nouveau Testament ne condamnent la violence, mais bien l’exercice de la violence. Les conditions de la violence subversive prophétique sont distinctes de celles de la doctrine de la non-violence ou de la violence armée. La violence subversive prophétique est « violente » (par cela elle se distingue de la non-violence) en ce qu’elle choque, scandalise et gêne celui qui vit dans la structure d’oppression. Il s’agit de tenter de détruire cette structure, non pour éliminer l’oppresseur, mais pour l’humaniser, pour qu’il se dépasse. Cela peut se faire, par exemple, en montrant le péché que constitue la fabrication d’armes, la faute mortelle que représente l’abaissement du prix des matières premières sur le marché international, ou encore en dénonçant la « bonne conscience » de ceux qui volent des millions et cèdent ensuite quelques miettes au titre d’« aide au TiersMonde ».
De leur côté, Franz Hinkelammert et Hugo Assmann, deux membres éminents du Département de recherches œcuméniques de l’Université de San José, au Costa Rica, ont montré la pertinence et le fort potentiel de la « théorie du fétichisme » de Marx. Selon eux, il faut comprendre le capitalisme non seulement comme un système d’apparences fétichisées, mais aussi comme une religion de la vie quotidienne 7. Analysant le binôme que forment l’économie et la théologie, ces théologiens repèrent les traces du discours économique, afin de montrer ses répercussions dans le milieu social et son impact dans l’écosystème. À leurs yeux, l’économie est une forme de théologie séculière qui a ses propres apôtres et théologiens. En étudiant les principaux 6 Dussel (1992a : 278-279) illustre ceci par diverses références au Nouveau
Testament : Luc 16,16 ; Actes 2,2 ; entre autres. 7 Se basant sur les travaux de Arend Theodoor van Leeuwen, Hinkelammert et
Assmann soutiennent que la critique du fétichisme de Marx nous permet de rendre visibles les dieux qui se cachent dans le discours économique.
. • CRITIQUE DU CAPITALISME COMME RELIGION
tion de théologie de l’American Enterprise Institute for Public Policy Research et qu’il fut également un des fondateurs de l’Institute on Religion and Democracy, qui entend conformer la vie publique au discours du christianisme conservateur. 9 Loïc Wacquant (2004) observe la diminution de l’action sociale de l’État et le renforcement de son action répressive. On assiste à une reconfiguration de l’État, moins social et plus pénal. Le sociologue polonais Zygmunt Bauman (2009 : 37) fait la même lecture de la situation, lorsqu’il note que « ce qui est aujourd’hui improprement appelé “État-providence” est uniquement un machin pour s’occuper du restant des individus qui n’ont pas la capacité d’assurer leur propre survie par manque de moyens adéquats. C’est un organisme qui enregistre, sépare et exclut de telles personnes – et les maintient bien exclues et isolées de la partie “normale” de la société. Cet organisme est géré comme un ghetto sans murs, un camp sans barbelés (bien qu’il soit rempli de postes d’observation !). »
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8 Il convient de rappeler que Novak a dirigé pendant de nombreuses années la sec-
postulats de la théorie économique libérale et ses notions transcendantes (la main invisible, l’équilibre général, le marché total), les théologiens dévoilent l’aspect religieux caché sous le discours scientifique et séculier de l’économie. Il est d’autre part intéressant d’observer que l’intentionnalité d’une théologie du capitalisme a également été formulée par des économistes tels que George Gilder (1986), Michael Novak (1987) ou Robert Nozick (1988). Selon ces économistes libéraux, la foi sans limites en la « créativité individuelle » permet le bon fonctionnement du marché ; son anthropologie économique (homo oeconomicus) se réduit à la conception d’un sujet de préférences, laissant de côté la conception d’un sujet de nécessité. De fait, cette entéléchie – pour ne pas dire aliénation – de la conception de l’Homme substitue à la vie concrète un critère normatif transcendant 8. En outre, cette entéléchie – déjà critiquée par Marx dans sa sixième « thèse sur Feuerbach » – omet le fait que « l’essence humaine n’est pas quelque chose d’abstrait qui réside dans l’individu unique. Dans sa réalité effective, c’est l’ensemble des rapports sociaux » (Macherey, 2008 : 137). De la même manière, les économistes libéraux tordent la notion de liberté ; à partir de la propriété privée, noyau dur de leur paradigme économique, ils bataillent en faveur d’un marché autoréférentiel où il n’y a aucune place pour une intervention de l’État. Une intervention de l’État n’est envisageable que quand il s’agit de voler au secours du capital financier ou de renforcer les mesures coercitives sur la population 9. Hugo Assmann et Franz Hinkelammert voient dans l’économie capitaliste un processus d’idolâtrie. Cette économie a des conséquences néfastes, non seulement pour les humains, mais aussi
pour la nature, car son intérêt de profit devient le critère formel de décision. Les théologiens de la libération reprennent la critique du fétichisme de Marx pour analyser la logique du capital, c’est-à-dire sa dynamique de mort. En ce sens, le capitalisme est anti-écologie et, partant, anti-vie. L’idolâtrie est conçue comme une manipulation des symboles religieux qui légitiment le pouvoir fétichisé ; de ce fait, cette manipulation requiert des sacrifices pour consolider la mystique de la mort. Les faux dieux (ceux du marché total) exigent l’immolation des pauvres. Par conséquent, « l’essentiel est la pratique de la “religion économique” elle-même. Ses rituels, ses lieux saints sont constitués par l’accomplissement pratique de ce que demande l’économie de marché, et non d’abord par des temples conçus à la manière des édifices religieux traditionnels » (Assmann et Hinkelammert, 1993 : 178). Dans un remarquable texte intitulé « Le capitalisme comme religion : Walter Benjamin et Max Weber », Michael Löwy (2006 : 203) signale que Walter Benjamin – dans un article resté inédit jusqu’à sa parution en dans le volume VI des Gesammelte Schriften édité par Ralph Tiedemann et Hermann Schweppenhäuser – soutient que le capitalisme doit être considéré comme une religion. Löwy relève que, même si Benjamin ne cite pas Max Weber, on trouve trois éléments qu’il emprunte aux idées et aux arguments du sociologue allemand. Ces éléments ont ici une force plus critique et radicale, non seulement socialement ou politiquement mais également dans une perspective philosophique, antagonique à la thèse wébérienne de la sécularisation : ) « le capitalisme est une religion purement cultuelle, peut-être la plus extrêmement cultuelle qui y ait jamais eu. Rien en lui n’a de signification qui ne soit immédiatement en rapport avec le culte, il n’a ni dogme spécifique ni théologie. L’utilitarisme y gagne, de ce point de vue, sa coloration religieuse » ; ) le capitalisme « est étroitement lié à cette concrétion du culte : la durée du culte est permanente. Le capitalisme est la célébration d’un culte sans trêve et sans merci. Il n’y existe pas de “jours ordinaires”, pas de jour qui ne soit jour de fête » ; ) « le capitalisme est probablement le premier exemple d’un culte qui n’est pas expiatoire mais culpabilisant » (Benjamin, 2000 : 111). Benjamin n’explique pas le processus qui permet d’assimiler les pratiques économiques capitalistes au culte, mais par ailleurs il
recourt à des images pour révéler le caractère d’« adoration » de certains objets. Löwy note que dans son livre Sens unique, Benjamin (1988 : 216) compare les billets et les chiffres de la banque à « la façade de l’enfer ». Ainsi, « le désespoir est l’état religieux du monde dans le capitalisme » (Löwy, 2006 : 206). En outre, Löwy (2006 : 218-219) soutient qu’
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. • CRITIQUE DU CAPITALISME COMME RELIGION
Selon Michael Löwy (1998 : 79), l’originalité de cette théologie se trouve dans le fait qu’elle parvint à produire une synthèse – d’aucuns parlent de dialectique – qui dépasse l’opposition classique entre tradition et modernité. En effet, la théologie de la libération est un produit de la modernité et, pour cette raison, elle reprend à son compte les valeurs de la Révolution française, les dépassant parfois (liberté, égalité, fraternité, démocratie, sécularisation, laïcisation), mais elle montre une forte hostilité aux éléments qui configurent la société industrielle bourgeoise (accumulation per se, consommation frénétique, rationalité instrumentale, individualisme exacerbé). C’est en cela que la théologie de la libération reconnaît son héritage de la modernité et, résultat de son rapprochement avec les sciences sociales, elle y trouve la possibilité d’arguments pour une critique acerbe contre la « modernité réellement existante », c’est-à-dire contre
il serait intéressant de comparer « Le capitalisme comme religion » de Benjamin avec les travaux des théologiens de la libération latino-américains qui, sans connaître du tout le fragment de , ont développé à partir des années , une critique radicale du capitalisme comme religion idolâtre. Ainsi, selon Hugo Assmann, c’est dans la théologie implicite du paradigme économique lui-même, et dans la pratique dévotionnelle fétichiste quotidienne que se manifeste la « religion économique » capitaliste. Les concepts explicitement religieux qu’on trouve dans la littérature du « christianisme de marché » – par exemple dans les écrits des courants religieux néo-conservateurs – n’ont qu’une fonction complémentaire. La théologie du marché, depuis Malthus jusqu’au dernier document de la Banque mondiale, est une théologie férocement sacrificielle : elle exige des pauvres qu’ils offrent leur vie sur l’autel des idoles économiques. […] Les analogies – ainsi que les différences – avec les idées de Benjamin sont évidentes.
la modernité hégémonique qui rabaisse les peuples non occidentaux et la nature au rang de sujets sans droits. On trouve un autre trait de cette théologie dans le rôle de l’utopie, non seulement comme critique de l’ordre établi, mais comme projet historique qui tend à la création d’une société sans classes. Il n’est pas fortuit de retrouver les réflexions de Ernst Bloch dans l’œuvre de certains théologiens de la libération, tels Gustavo Gutiérrez ou Enrique Dussel. Quand j’ai demandé à Leonardo Boff comment l’aspect mystico-écologique pouvait être récupéré dans les luttes sociales contemporaines, l’exFranciscain m’a répondu : Je crois qu’il faut bien voir que, derrière tous les mouvements sociaux – qui cherchent la transformation –, il y a une mystique, au sens que Max Weber donne à ce terme dans son célèbre texte La politique comme vocation, lorsqu’il le rapporte aux idées et aux forces qui mobilisent et donnent un sens aux personnes et aux groupes, même quand ceux-ci sont en déroute, pour les maintenir dans la lutte et où se retrouve la dimension utopique. L’utopie appartient à la réalité, elle est le côté puissant de la réalité ; par notre pratique historique, nous pouvons la transformer en actions, en mouvements, en révolutions, en changements. C’est précisément cette mystique qui donne du sens et un souffle aux mouvements ; quand on perd cette dimension, les mouvements se bureaucratisent, se politisent dans le sens des partis et, par conséquent, ils perdent leur feu et leur direction. Partant, il faut penser cette mystique en termes sociologiques – non en termes religieux –, dans la lignée de Ernst Bloch qui la concevait comme quelque chose qui met continuellement les personnes en mouvement, le « principe Espérance » qui n’est pas une vertu mais un moteur, une énergie fondamentale de l’être humain qui le pousse à protester. Elle éveille des rêves possibles et se mobilise pour qu’ils s’avèrent. L’énergie-utopie ne s’épuise jamais – la structure du désir – et elle est toujours présente 10.
L’utopie comme principe (Totum) est présente dans les projets politiques et sociaux des théologiens libérationnistes. Ernst Bloch sépare grosso modo les utopies de cette manière. D’un côté, nous trouvons le groupe des utopies abstraites liées aux projets 10 Entrevue de l’auteur avec Leonardo Boff, 9 avril 2009, Rio de Janeiro, Brésil.
l’« arme critique », à savoir ce que Marx appelait la « philosophie de l’action ». Bloch (I : 334) écrit que « c’est la raison qui veille sur ce chemin de la praxis ». 12 Nous entendons par socialisme le projet politique, social et écologique qui tend à la socialisation des moyens de production, qui accorde la priorité aux biens d’usage par-dessus les biens d’échange, qui privilégie la qualité sur la quantité. De leur côté, Marcelo Barros et Frei Betto (2009) réfléchissent à la relation entre l’écologie et la théologie de la libération, pointant la pertinence d’un projet « éco-socialiste ».
• CRITIQUE DU CAPITALISME COMME RELIGION
11 Le chapitre 19 du Principe Espérance constitue une herméneutique profonde de
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Avec la chute du Mur de Berlin, la désintégration du bloc soviétique, la déclaration de la « fin de l’Histoire » et la logorrhée sur l’inéluctable victoire du libre marché, certains penseurs, dont Józef Stanisław Tischner, ont déclaré que la théologie de la libération était mortellement blessée. Ce genre de déclarations montre clairement l’ignorance qui existait (et existe encore) au sujet de cette théologie. Effectivement, la théologie de la libération a recouru à la médiation analytique du marxisme afin de comprendre la dynamique et le fonctionnement du capitalisme, mais cela ne signifie aucunement qu’elle fut marxiste en soi. Il est intéressant de noter que, en novembre , dans le cadre d’une conférence prononcée à l’Université de Turin, Leonardo Boff (1994 : 144) disait : « Et la théologie de la libération ? Il faut
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LE NÉOLIBÉRALISME EN AMÉRIQUE LATINE
fascistes ou de modèle bourgeois qui omettent la structure de domination et d’exploitation ; de l’autre, les utopies concrètes qui bataillent pour la transformation de la société 11. Ces dernières sont les utopies qui amenèrent vers le projet socialiste ou éco-socialiste 12. Ce n’est pas un hasard si, de son côté, le penseur camerounais Achille Mbembe, se référant au processus de décolonisation de l’imaginaire dans l’Afrique contemporaine, reprend à son compte la force de l’espérance. Pour Mbembe (2010 : 52), « la production poétique de la mémoire et du religieux » représente la « ressource imaginaire par excellence » et, pour cela, il ne faut pas uniquement entendre le religieux « comme rapport au divin, mais aussi comme “instance de la cure” et de l’espérance ». En outre, pour évoquer la dimension théologico-politique dans la déconstruction de la « prose coloniale », Mbembe n’hésite pas à s’appuyer sur les réflexions de Ernst Bloch et de Walter Benjamin.
rappeler clairement que, depuis ses origines, elle n’a jamais placé le socialisme au centre de ses préoccupations et de sa réflexion, mais qu’elle s’est toujours occupée des pauvres, dans leur ensemble et avec leurs conflits. » Par conséquent, l’approche de la médiation analytique du marxisme avait pour objectif de montrer une solution de remplacement du capitalisme (comme formation sociale historique), mais n’a jamais eu l’intention de copier la fausse caricature que le régime soviétique présentait comme « modèle socialiste ». Le socialisme était, de ce fait, compris comme « référence historique » qui ne pouvait être contournée, mais les racines de cette théologie se trouvaient ailleurs. Pour comprendre les « traits contemporains » de la théologie de la libération, le sociologue belge François Houtart (2005 : 67) propose d’analyser trois phénomènes qui ont contribué à la reconfiguration de l’espace latino-américain au cours de ces dernières décennies. Ces phénomènes sont : a) le triomphe du néolibéralisme comme nouvelle expression de l’impérialisme nordaméricain ; b) l’émergence d’un courant postmoderne ; c) la répression systématique des théologiens de la libération par le Vatican. Tandis que durant les années , et une partie des années la théologie de la libération s’est développée dans le contexte socio-politique de l’instauration des dictatures militaires, les années furent celles non seulement du « processus de transition démocratique », mais aussi de la consolidation du modèle de libre marché en Amérique latine. Si le néolibéralisme fait son apparition dans la région en sous la dictature chilienne de Augusto Pinochet, c’est dans les années qu’il est encouragé par les gouvernements latino-américains par un vaste programme de réformes structurelles. Aux yeux de James Petras et Henry Veltmeyer, la mondialisation est le nouveau masque qui cache le vrai visage de l’époque: l’impérialisme (Petras et Veltmeyer, 2002). Bien que les théologiens de la libération n’aient pas recours à l’impérialisme comme catégorie analytique, Luis Gerardo Díaz Núñez (2009 : 67) suggère que cette catégorie nous permet d’observer le rôle des États-Unis dans les projets de privatisation et de militarisation de l’espace latino-américain. Parmi les effets économiques que nous pouvons observer, on note, d’une part, l’apogée des maquiladoras et, d’autre part, l’augmentation de la pauvreté. Remarquons également la migration forcée que ce
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• LE NÉOLIBÉRALISME EN AMÉRIQUE LATINE
Je dirais qu’ils sont nombreux et très articulés. Premièrement, que voulons-nous pour le futur de l’Amérique latine ? Cela
nouveau contexte provoque : au cours de la seule année , les autorités étasuniennes ont calculé qu’on recense au moins millions de migrants latino-américains au-delà du Rio Bravo. Díaz Núñez relève des facteurs coïncidents qui transforment l’Amérique latine en un espace commun où la pauvreté, le chômage, la violence et la marginalisation deviennent monnaie courante. En effet, l’Amérique latine n’est pas la région la plus pauvre, mais la plus polarisée : les % les plus riches de la population possèdent % des richesses, alors que les % les plus pauvres en détiennent seulement %. Sur le plan politique, la « transition démocratique » n’a pas réalisé les attentes espérées. Raúl Zibechi (2008 : 19) note qu’en Amérique latine naissent de nouvelles formes de domination, travesties sous un discours progressiste, car les bio-politiques de domination sont développées par la gauche, qui instaure des formes brutales de domination sous couvert d’aides aux pauvres, créant un niveau inédit de confusion. En conséquence de quoi, trois courants politico-sociaux qui ont vu le jour dans la région forment l’armature éthique et culturelle des grands mouvements : les communautés ecclésiales de base liées à la théologie de la libération ; l’insurgence indigène qui porte en elle une vision du monde distincte de celle proposée par l’Occident ; le guévarisme, inspirateur des militances révolutionnaires. Ces courants de pensée et d’action convergent, donnant naissance à un « métissage » enrichissant, qui est un trait distinctif des mouvements latino-américains. D’autres penseurs, dont Carlos Antonio Aguirre Rojas (2008 : 49) relèvent que l’émergence de nouvelles droites et de nouvelles gauches en Amérique latine a créé un climat de défiance envers la politique traditionnelle. Luis Inazio « Lula » da Silva est une figure paradigmatique de ce contexte : arrivé à la présidence du Brésil après un long parcours de lutte et de militance au sein du Parti des travailleurs, son mandat a vu la mise en place de politiques publiques clairement néolibérales. Après l’enthousiasme général lors de son élection en , on a assisté à une perte de crédibilité qui s’est conclue par la démission de Frei Betto de son gouvernement. Interrogé sur les défis actuels que doit affronter la pensée latinoaméricaine, Frei Betto nous répondait :
veut dire que nous devons reprendre le débat sur le socialisme. Qu’est-ce que le socialisme ? À la suite de la chute du Mur de Berlin, il n’y a pas eu de discussion sur cette question. Par exemple, les gouvernements – dont celui de Hugo Chávez – parlent d’une Révolution bolivarienne, mais personne ne sait ce que cela signifie réellement, ni comment nous allons la construire. Un autre thème est le retour à l’emploi des pauvres, aspect qui a été totalement négligé. On a assisté à une « élitisation » de la gauche latino-américaine, notamment car elle s’est effondrée avec la dissolution de l’Union soviétique et, comme cette gauche avait perdu ses racines populaires, elle a connu une crise épistémologique de laquelle elle n’est pas encore sortie. Certains s’embourgeoisèrent. Les secteurs qui avaient quelques liens effectifs avec les mouvements populaires restèrent intègres, mais nombre d’entre eux s’intégrèrent aux structures du pouvoir, avec Lula ou Chávez, entre autres. Mais le travail de base a été délaissé. Le Parti des travailleurs, par exemple, n’a plus de cellules de base comme il en avait dans les années ou ; il a perdu le contact avec la périphérie. Tout le travail de ce que j’appelle l’éducation populaire, dans la lignée de Paulo Freire, a été abandonné. Nous connaissons aujourd’hui une crise des mouvements populaires, car ils ont désormais des perspectives divergentes. Un autre thème de réflexion est : que signifie le pouvoir ? Je ne pense pas tant au pouvoir de la gauche qu’au pouvoir progressiste. Par exemple, Chávez, Lula et bien d’autres ont adopté une structure bourgeoise. Qu’est-ce que cela signifie ? Souvent, en effet, la gauche, une fois au pouvoir, met en œuvre les méthodes de la droite. Cela s’est passé de manière très nette au Brésil. Le développement, la soutenabilité, l’écologie et l’Amazone sont des problèmes qui n’ont pas été traités clairement. Il faudrait réinstaurer un débat profond sur ces questions, et peut-être ta thèse nous aiderat-elle à repenser ces thèmes. Les thèmes ont changé, car la réalité a changé. Mais, nous n’avons plus, comme dans les années -, une discussion organique sur ces thèmes. On trouve un groupe ici, là un autre, mais il manque une réflexion conjointe sur tout cela 13.
13 Entrevue de l’auteur avec Frei Betto, 9 mars 2009, São Paulo, Brésil.
Díaz Núñez est convaincu que le pontificat de Jean-Paul II a plongé l’Église dans un « hiver ecclésial 14 ». Peut-être l’hostilité et la défiance des autorités ecclésiales envers la théologie de la libération naissent-elles de la méconnaissance de ce que la théologie considérait comme un simple moyen de propagande communiste. Michael Löwy, quant à lui, fait remarquer (2007b : 317) que, à la fin de la dictature au Brésil en , l’offensive contre la théologie de la libération s’intensifia. Il convient de rappeler ici que cette même année la Congrégation pour la doctrine de la foi imposa à Leonardo Boff un « silence obséquieux ». Comme dit l’ex-Franciscain :
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Limón qui qualifiait ainsi la répression systématique des théologiens de la libération par le Vatican.
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14 Díaz Núñez (2009 : 17) emprunte cette expression au jésuite Javier Jiménez
Le théologien doit être organiquement lié aux mouvements sociaux, et s’il n’en va pas ainsi, on doit renoncer à la dénomination de théologien de la libération. Dans mon cas, j’ai, dès le début et quinze années durant, travaillé dans le dépotoir de Petrópolis où vivent plus de deux cents familles. J’ai, avec eux, trié les déchets, mais également organisé des communautés, éveillé les consciences et orienté mes réflexions sur ces questions. C’est à partir de la misère du monde que nous devons penser la grâce du monde : voici le processus de rédemption que nous initions et auquel nous nous intégrons ; pour cette raison nous devons associer une pédagogie à notre théologie. Comment y parvenir sans sombrer dans l’autoritarisme, le paternalisme ou l’élitisme ? Ici, la pensée de Paulo Freire, qui fut un des fondateurs de la théologie de la libération, est fondamentale. Il nous a enseigné la liberté comme pratique de la libération, et l’éducation comme pratique de la liberté. Nous devons donc apprendre du peuple, échanger les savoirs. Le troc des savoirs est fondamental, car, au sein des processus de lutte et de travail, nous arrivions avec un savoir académique, mais devions apprendre du savoir populaire : c’est là que réside, à mon sens, la nouveauté de la théologie de la libération. Il n’est pas étonnant que cela provoque un scandale dans les centres métropolitains du savoir où les théologiens européens – qu’ils soient Français, Allemands ou Romains – vivent enfermés dans l’académie et disputent entre eux. Si quelqu’un leur demande : « Sur quoi vous fondez-vous ? », ils répondent : « Sur
notre bibliothèque ! » En revanche, si quelqu’un nous pose la même question, nous répondons : « Nous nous appuyons sur cent mille communautés de base, un milliard de cercles d’études bibliques, d’innombrables mouvements sociaux, en un mot, nous avons avec nous la vie, et non un livre. » Ceci est purement scandaleux pour eux, c’est pourquoi ils ne nous ont jamais compris. Ils nous ont diffamés, relativisés. À leurs dires, nous n’avons pas le temps de lire. Certes, nous n’avons ni l’argent pour acheter, ni beaucoup de temps pour lire des livres, mais nous lisons le livre de la vie, le livre du peuple qui est richissime, beaucoup plus riche que les livres écrits. Le pape actuel – Benoît XVI – est un ennemi de l’intelligence des pauvres, il a châtié les théologiens de libération, interdit la grande collection de cinquante-trois volumes qui codifiait cette pensée pour la rendre plus systématique et a empêché tout ce processus. Il restera dans l’histoire comme l’ennemi de l’intelligence théologique et l’ennemi des pauvres ; et, pour cette raison, nous avons le devoir de dénoncer son arrogance qui le porte à croire qu’il fait œuvre divine en nous réprimant et qu’il agit pour le bien du peuple en nous faisant taire 15.
LA THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION EN MOUVEMENT
Michel Löwy (2007b : 318) a identifié deux perspectives de rénovation au sein de la théologie de la libération. Bien que distinctes, ces deux perspectives ne sont pas à vrai dire contradictoires, car aucune n’omet l’importance centrale du pauvre – dans le sens socio-économique –, mais toutes deux intègrent de nouveaux horizons. L’une étend le concept du pauvre, incluant les dimensions raciale et de genre, et relie les thèmes marxistes « classiques » aux nouvelles avancées de l’écologie : en ce sens, la figure de Leonardo Boff propose l’expression la plus explicite de cette articulation. L’autre perspective est celle que proposent les théologiens qui orientent leur analyse dans le champ de l’économie, où tant Hugo Assmann que Jung Mo Sung mettent en évidence une « affinité élective » entre le marxisme et le christianisme, dans l’analogie du combat biblique contre les idoles. Aux yeux de certains auteurs, dont Díaz Núñez, l’émergence de nouveaux paradigmes influe sur les nouvelles préoccupations de 15 Entrevue de l’auteur avec Leonardo Boff, 9 avril 2009, Rio de Janeiro, Brésil.
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…EN MOUVEMENT
16 Entrevue de l’auteur avec Gilmar Mauro, 17 mars 2009, São Paulo, Brésil.
la théologie de la libération. Au regard d’autres encore, dont Rubén Dri (1994 : 69-77), la crise profonde (y compris la crise du marxisme) a poussé à la reconfiguration de la théologie libérationniste. À ce titre, il convient de mentionner non seulement l’échec du sandinisme, mais également le cinquième centenaire de la « découverte de l’Amérique » qui secoua le climat social et, en même temps, la commodité dans laquelle s’était installé le monde académique latino-américain. En effet, le célébration des cinq cents ans de l’union de deux cultures (l’européenne et l’indigène) fut entachée par la mémoire et la présence des groupes indigènes et de Noirs qui n’assumèrent pas diligemment les entéléchies d’une histoire commune. La Confédération des Nationalités indigènes de l’Équateur et le Mouvement néo-zapatiste du Sud-Est du Mexique firent irruption dans le « continuum de l’histoire » – dans le sens que Walter Benjamin donne à cette expression – pour rappeler que représente à leurs yeux l’année de l’invasion européenne, c’està-dire le début d’une longue nuit de cinq cents ans. Gilmar Mauro, dirigeant du Mouvement des Travailleurs ruraux sans Terre, reconnaît lui-même que durant les années , au travers de la campagne continentale des cinq cents ans de résistance indigène, noire et populaire, on vit naître la Coordination latino-américaine des organisations agricoles. Cet espace fut conçu pour l’échange entre les mouvements paysans qui, après la chute du « socialisme soviétique », se trouvèrent désarticulés. Cette coordination reprend à son compte l’idée de construire un mouvement autonome, sans secrétariat international ni bureaucratie, mais formé par les expériences, les débats et les actions coordonnées 16. La théologie de la libération assimile ces demandes et ces stratégies de lutte pour les articuler au sein de son locus discursif. Selon François Houtart (2005 : 67), la théologie de la libération fut pointée du doigt comme étant une théologie blanche, masculine et centrée sur la lutte des classes. Cependant, c’est précisément par la prise de conscience de ces cinq cents ans de résistance qu’on commence à prêter attention à la théologie indigène. Parmi ses principaux représentants, on trouve Eleazar López, Clodomiro Siller, Pedro Gutiérrez, Gerardo Flores, Ángel Barreno, Arturo Lona, Samuel Riuz et Leónidas Proaño. La
théologie de la libération indigène part de la réalité et des « noyaux éthico-mythiques » des peuples autochtones qui ont été doublement niés, tant par la culture occidentale que par l’idéologie nationaliste métisse. Le courant afro-latino-américain de la théologie de la libération (principalement développé au Brésil, à Cuba et à Haïti) revendique l’inculturation des cultures africaines et l’avancée de la théologie noire aux États-Unis. La revalorisation du vaudou, du candomblé et de la santería au rang de « patrimoine » digne a été un point central de cette tendance au sein de la théologie de la libération. Au cœur du processus de déconstruction des catégories androcentriques, la théologie féministe a joué un rôle significatif. Le travail de Ivone Gebara, Elsa Tamez, Maria José Rosado Nunes, Elizabeth Schüssler Fiorenza, Sylvia Marcos, Maria Clara Bingemer et Marcella Althaus-Reid a contribué à dénoncer les atavismes machistes de l’herméneutique biblique. La théologie féministe rend compte de la double exclusion dont souffre la Femme (dans la structure de classe comme de genre). En cela, la théologie féministe permet d’articuler une critique non seulement de la modernité hégémonique mais aussi de la colonialité du pouvoir. Bien que sa proposition – qui part de la prémisse que toute « théologie est contextuelle » – mérite une attention particulière, Marcella Althaus-Reid (2000 : 87) la pousse plus avant en affirmant que « la théologie est un acte sexuel, une idéologie sexuelle érigée en règle sacralisée ; il s’agit d’une orthodoxie sexuelle divinisée (dogme sexuel correct) et d’une orthopraxie (comportement sexuel correct) : la théologie est une action sexuelle. » De ce fait, Althaus met en question le caractère « essentialiste » que la théologie de la libération a produit sur la figure du pauvre : il s’agit d’un pauvre asexué. Althaus ajoute que « les libérationnistes étaient à leur manière des hégéliens, de droite, qui voyaient dans l’institution et les structures de la société hétérosexuelle “machiste” latino-américaine le mouvement d’un Dieu machiste, des pauvres certes, mais machiste » (2000 : 22). En d’autres termes, Althaus reproche aux théologiens et théologiennes de la libération de prendre pour base, d’accepter et de réifier un usage acritique de catégories patriarcalement structurées, un système de domination économique, politique, culturel et, bien entendu, érotique, sans ébranler le moins du monde le noyau dur de la grande narration hétérosexuelle.
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…EN MOUVEMENT
Dans l’analyse de l’exégèse que des théologiennes de la libération telles Gebara et Bingemer font de la Vierge Marie, Althaus relève les limites théoriques, les carences méthodologiques, les risques politiques et les atavismes sexuels que représente leur mariologie. Loin en effet de présenter une Marie libératrice – au sens large du terme –, elles légitiment et assoient l’image d’une Marie symbole de l’oppression où la désunion entre l’âme et le corps, le renforcement des rôles de genre et l’exaltation de la maternité – en tant que production culturelle patriarcale – sont poussés à l’extrême. Lu de la sorte, le culte marial est vu comme un piège idéologique par Althaus (2000 : 75) qui écrit : « L’“indécentement” de Marie : sa virginité est le premier aspect à écarter, rarement en effet les femmes pauvres sont vierges. La virginité théologique doit disparaître, car elle nourrit des souvenirs hégémoniques, de faux souvenirs partagés dans le cadre non moins faux de l’hétérosexualité. » Les réflexions subversives de Althaus bousculent non seulement les « marchés » théologiques, mais aussi les discours hétérosexuels fondés sur des discriminations binaires. La sexualité est, en effet, une construction socio-historique qui doit être contextualisée ; le recours aux perspectives de genre est incontournable. Althaus se base principalement sur les apports de Butler, Sedgwick, Garber et Rubin pour rejeter le travers idéologicopatriarcal des libérationnistes. C’est en ce sens que Althaus peut non seulement taxer le projet érotique de Dussel d’« idéalisme » mais même lui reprocher de jouxter le « fétichisme phallique patriarcal ». « Dussel considère, par exemple, que l’homosexualité et le lesbianisme sont des ennemis du projet de libération, faisant partie de ce qu’il décrit comme le projet individualiste auto-érotique d’une Totalité hégémonique […]. Le concept de Totalité de Dussel, comme souvent dans la théologie de la libération, est univoque : les catégories opprimé-oppresseur sont inhérentes à l’hétérosexualisme – le bon (reproductif) et le mauvais (la sodomie, par exemple) […]. Mais ce qui est considéré comme peccamineux dans la sodomie, ce n’est pas l’acte sexuel de la pénétration d’un homme par un autre homme, mais c’est bien plus que cela : une menace de l’ordre social » (Althaus, 2000 : 194-195). Ainsi, quand il est question de sexualité, le « lévinassien de gauche » devient un « idéaliste de droite » ; « la crainte de Dussel face au déconstructivisme hétérosexuel montre dans
quelle impasse se trouve la théologie de la libération »
(Althaus,
2000 : 197).
La « théologie indécente » que propose Althaus fait référence aux « marchandes de citrons » qui sillonnaient les rues de Buenos Aires sans culotte pour vendre leurs produits. Cette action représente à ses yeux non seulement la relation intime entre la théologie et la vie quotidienne, mais aussi une subversion concrète des codes sexuels et de genre établis en Amérique latine de la Conquista à nos jours. La « théologie sans lingerie » que propose Althaus cherche à dépasser la logique binaire imposée par le modèle patriarcal des théologies sexuelles – Althaus reprend ici la distinction établie par James Nelson entre théologie de la sexualité et théologies sexuelles – et, s’inscrivant dans la lignée de la théorie queer, elle corrobore le caractère dynamique, protéiforme et inconsistant de la sexualité et de l’identité. En cela, la proposition de Althaus représente un projet théologique et politique basé sur l’« expérience de la transgression » (Moles, 2010 : 93). Il n’est pas nouveau de pointer la relation entre la crise du capitalisme et celle que traverse le complexe d’Œdipe ou de dévoiler la concordance spatio-temporelle entre le narcissisme considéré comme « épuisement de l’Ego pur » et le capitalisme qui rend nos sociétés permissives et hédonistes. Bien avant Žižek (2004), un autre lacanien – non marxiste cette fois – avait souligné la symbiose entre transgression et processus de personnalisation dans la reconfiguration de la société capitaliste (Lipovetsky, 1983). En effet, la transgression est partie intégrante du dispositif de pouvoir, mais rend possible la « profanation » en tant qu’acte de restitution des biens et us aux êtres humains 17. La transgression n’échappe pas aux contradictions de la réalité sociale et ne doit, de ce fait, pas être sous-estimée. Nous ne pouvons évidemment pas ici épuiser tous les thèmes qu’aborde Marcella Althaus, des icônes religieuses (la Vierge Marie, sainte Wilgeforte, aussi dite sainte Livrade) aux lectures sexuelles de la Bible (la relation entre Jésus et Lazare, la tension entre Judith et Marie), en passant par les implications du sadomasochisme, du travestisme ou de l’adultère dans les réflexions 17 Pour Agamben (2007 : 32-34), les sujets sont le résultat de la relation entre les
êtres vivants (ou substances) et les dispositifs. Avec le développement du capitalisme comme processus de désubjectivation, nous assistons actuellement à une grande accumulation de dispositifs qui interpellent, contrôlent et contaminent tous les instants de la vie des individus.
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mêmes, comme classe en soi, le Messie révolutionnaire.
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18 Je reprends ici ce concept de Benjamin pour dire que nous sommes, nous-
théologiques. Althaus a recours à des images indécentes et à des métaphores perverties, afin de subvertir les canons patriarcaux de la théologie et de la grammaire hétérosexuelles. Sans doute l’originalité de l’apport de Althaus réside-t-elle dans cette « mise sur la table » par les théologiens de la libération du rôle de la sexualité en tant que construction socio-historique et de son implication dans une théologie élaborée sous l’angle de la libération. Le théologien de la libération Jung Mo Sung (2009 : 289) a reconnu, après la mort de Althaus, que celle-ci n’avait jamais perdu de vue la question économique. Il a en outre relevé que le travail de la théologienne argentine avait vigoureusement contribué à signaler certaines des limites que la théologie de la libération a reproduites, résultat des idéologies, dans sa lecture de notions comme le genre et la sexualité. Althaus a ainsi montré que « le chemin de la théologie n’est pas celui de la continuité mais bien celui du non-conformisme ». Nous soutenons de notre côté que malgré les faiblesses théoriques qu’on remarque dans le projet de Althaus, il convient de noter le degré sexiste qui domine dans les conceptions tant des théologiennes que des théologiens de la libération, aussi bien dans leur travail théologique que politique. La « théologie indécente » pose deux défis : d’une part, l’articulation de la sexualité et de la reconfiguration des subjectivités avec la pensée théologique critique et, d’autre part, l’enrichissement, dans une perspective libertaire, de la notion de classe. Suivant les traces de Walter Benjamin, nous pensons que nous avons besoin – peut-être aujourd’hui plus que jamais – de la « faible force messianique 18 » du nain pour établir le vrai état d’exception, c’est-à-dire la société sans classes. Si notre objectif est de « sauver le monde de manière à faire pâlir d’envie même le Messie des traditions religieuses » (Gandler, 2009 : 75), nous devons relever que la « théologie indécente » a mis au jour des aspects clés qui nous permettent d’observer plus nettement la domination masculine qui s’exerce dans les espaces de réflexion théologique. Sans doute, l’approche de classe – dans le sens d’Althusser – s’éclipse-t-elle face à une dénonciation du système patriarcal. Le projet universel d’émancipation humaine ne doit bien évidemment pas exclure les questions de race ou de
genre, mais il ne faut toutefois pas réduire la forme sociale de domination à un simple discours patriarcal, car ces questions resteraient de la sorte à la merci des intérêts qui configurent l’exploitation, c’est-à-dire le système capitaliste. En ce qui concerne la ligne écologique, c’est Leonardo Boff qui représente les positions les plus avancées au sein de la théologie de la libération. Selon lui, il faut unir le cri du pauvre au cri de la Terre, car le système ne se contente pas d’exploiter les plus défavorisés, mais il détruit également la nature. Le rapprochement de Leonardo Boff avec la deep ecology, et surtout le réexamen des questions éthico-écologiques et sociales dans ce nouveau paradigme, ont fait que ses postulats théoriques et ses projets politiques atteignent d’autres nuances, tout en conservant le noyau critique et libertaire de toujours. Aux yeux de Boff, il est d’une importance vitale de créer une civilisation planétaire qui mette la Terre au centre de la nouvelle bio-civilisation. La théologie de la Terre a par ailleurs été abordée et développée par Marcelo Barros, José L. Caravias et Ivo Poletto, afin de montrer que la spiritualité est une question urgente, car, face au génocide perpétré par l’impérialisme, les chrétiens ont faim et soif de justice et ils voient par conséquent cette réalité comme contraire à la promesse de Dieu dans la Bible. Le travail de la Commission pastorale de la Terre au Brésil a été fondamental au développement de cette tendance (Barros et Caravias, 1988). Une autre facette encore de la théologie de la libération est celle de la théologie interculturelle et interreligieuse qui aspire à un dialogue symétrique avec les autres religions. Le dialogue œcuménique est donc nécessaire à la création d’un ethos global, un ethos qui ne soit pas complice de l’homogénéisation culturelle, ni de l’imposition d’un modèle de domination. Le travail de Raúl Fornet-Betancourt sur interculturalité et religion comme celui de Enrique Dussel sur l’éthique et la politique de la libération revêtent ici une importance de premier plan. Dans un autre ordre d’idées, j’aimerais signaler une différence de perception importante.Tandis que certains chercheurs du phénomène religieux affirment que l’ouverture qu’offre la théologie de la libération tient à l’adéquation de la théologie avec l’« esprit du temps » (Zeitgeist), d’autres, dont Jung Mo Sung et Clodovis Boff, soutiennent qu’elle est due à un égarement théorique plutôt qu’à une concordance avec les temps nouveaux. Lors d’une entrevue
que j’ai eu avec Jung Mo Sung, je l’ai interrogé sur les critiques qui ont été opposées à la théologie de la libération au sujet de la centralité qui avait été accordée de manière préférentielle au pauvre et qui est actuellement occupée par les questions écologique, indigène, etc. Je l’ai également interrogé sur l’articulation de la question des minorités avec l’« option préférentielle des pauvres ». Le théologien m’a répondu :
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19 Entrevue de l’auteur avec Jung Mo Sung, 18 mai 2009, São Paulo, Brésil.
Il me semble que cette désarticulation et la décentralisation du pauvre dans la théologie de la libération répondent à ces orientations, mais également à d’autres, liées à la chute du Mur de Berlin et à la déroute de la Révolution sandiniste, dont on a peu parlé mais qui sont fondamentales. Il ne s’agissait pas d’un communisme éclairé ; le Nicaragua était chrétien, Dieu était là. Il me semble que, dans cette perte de confiance, le Nicaragua revêt une importance particulière pour les théologiens et les militants. Il a provoqué une crise qui a rendu nécessaire une révision structurelle. Ma thèse était une tentative de réaliser cette révision. Je soutenais que le problème structurel avait son origine dans nos attentes impossibles, qui entraînaient des problèmes théoriques et pratiques. Une des issues était de soutenir que le pauvre n’était pas le seul sujet de la révolution, mais qu’il y avait également de nouveaux sujets. Nous avons profité de l’émergence de nouveaux sujets tels les que femmes, les Noirs… Il y a eu une rencontre du Conseil latino-américain des Églises à Quito autour de ces nouveaux sujets. Ils y soutenaient que la lutte n’était pas perdue, car il y avait de nouveaux sujets. Il y a un nouveau bataillon formé de femmes, d’enfants, de Noirs, d’Indigènes… À la fin, un paysan s’approcha et nous dit : « J’ai beaucoup aimé ce débat, mais ne nous oubliez pas, nous les pauvres paysans ». Ce fut un choc, parce que c’était une manière de démasquer un problème au sein de la théologie, qui tient au fait de dévier de la question principale. Notre problème est que « l’histoire n’avance pas comme nous le souhaitons ». Marx ne me sert plus, j’ai donc recours à Teilhard de Chardin pour assurer que le paradis va descendre sur terre. Qu’il s’agisse des pauvres, de l’Église, de l’évolution de l’Univers, des femmes : peu importe, le Paradis va descendre.Voilà le problème fondamental 19.
Par ailleurs, discutant avec Luiz Alberto Gómez de Souza – un des sociologues brésiliens qui a analysé et suivi de près l’origine et le développement de la théologie de la libération –, celui-ci me disait : Je dirais seulement qu’il n’y a pas deux courants, mais un débat à l’intérieur d’un même secteur où l’importance de Jung Mo Sung – principalement ses deux derniers ouvrages avec lesquels je me sens de nombreuses affinités – est due à la profondeur de son analyse économique. La théologie de la libération avait réalisé une interprétation fortement liée à la sociologie – je suis moi-même sociologue –, et Gustavo Gutiérrez prend appui sur les sciences sociales à la différence de Hinkelammert ou Jung Mo Sung qui ont plus travaillé sur la question économique. Ce sont précisément ces perspectives qui rendent compte de la vitalité de la théologie de la libération, car elles montrent ses différentes tendances et préoccupations. Je pense que Jung Mo Sung est un penseur très minutieux et très fort dans certains de ses apports. Je crois, d’autre part, que nous sommes tous d’accord sur le fait que cette idée du « pauvre abstrait » doit être concrétisée dans les visages des exclus de toutes sortes. Peut-être quelques-uns – plus traditionnels – restent-ils dans la catégorie du « pauvre », mais on tend actuellement à observer les différents visages du pauvre dans les diverses formes d’exclusion, parmi lesquelles trouve place également Gaïa, la planète Terre. À ce sujet, Leonardo Boff signale que non seulement le pauvre – en tant qu’exclu – mais également la planète se trouvent menacés. C’est à mon avis pour cela qu’on a élargi les horizons, et dans cet élargissement chacun apporte quelque chose de différent 20.
En guise de conclusion, je crois que l’importance, l’influence et la pertinence de la théologie de la libération ne doivent pas être mesurées à l’aune du bruit qu’elle produit, je veux dire, son retentissement médiatique ou la publicité dans les « vitrines académiques ». Il est clair que la théologie de la libération n’a plus la même intensité qu’auparavant, mais souvenons-nous de la réflexion de Nietzsche qui soutient que « les grands événements arrivent sur des pattes de colombe ». Je veux pour témoin de 20 Entrevue de l’auteur avec Luiz Alberto Gómez de Souza, 15 avril 2009, Rio de
Janeiro, Brésil.
cette actualité toujours subversive de la théologie de la libération l’expérience d’Achille Mbembe (2010 : 35), qu’il décrit dans son ouvrage Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée :
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Je ne savais que faire du christianisme, lorsque, bien plus tard, un soir dans la bibliothèque des pères dominicains, je mis la main, presque par hasard, sur un livre du théologien péruvien Gustavo Gutiérrez intitulé Théologie de la libération. Le Péruvien m’aida à repenser le christianisme comme mémoire et langage de l’insoumission, récit de l’affranchissement et rapport à un événement, peu importe qu’il fût symbolique, hyperbolique, mythique ou historique – la mort et la résurrection d’un homme né à Bethléem et crucifié au bois, sur le Golgotha, au terme d’un éprouvant calvaire, par la puissance publique. Il m’aida aussi à le concevoir comme un récit critique des potentats et des autorités, une poétique sociale, un songe subversif et un souvenir partisan, l’actuation d’un langage (propre ou figuré) sur le sens de la vie. Mais, davantage encore, il me fit comprendre que l’au-delà de la mort mérite d’être pensé en soi, comme préalable à toute habitation du monde historique.
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Ouvrages généraux
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BARROS SOUZA
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• GANDLER
MARCUSE
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• RELIGION SANS RÉDEMPTION •
• MARÍN
RITZER
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• RELIGION SANS RÉDEMPTION •
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• ROSENZWEIG
ŽIŽEK
BLAT, Caio BLOCH, Ernst -, , -, -, , , , -, , , , -, , - BOABDIL , BOBBIO, Norberto BOFF, Clodovis BOFF, Leonardo -, -, -, , -, , , , , , -, -, -, -, -, -, -, -, , BOLÍVAR, Simón BONAVENTURE (Giovanni FIDANZA) BOURDIEU, Pierre , , , -, , BRAGA, Ruy BACON, Francis -, BRAVO, Carlos BAN Ki-moon BRUNO, Giordano BARRENO, Ángel BARROS SOUZA, Marcelo DE , , BUBER, Martin BURLE MARX, Roberto BARTHES, Roland BUSH, George W. - BAUDELAIRE, Charles BUTLER, Judith BAUDRILLARD, Jean -
• ADLER-CHESTERTON
CALABRESE, Omar CAMPOS, Haroldo DE CARAVIAS, José L. CARDENAL, Ernesto , - CARDOSO, Fernando H. CASAS, Bartolomé DE LAS , CASETTI, Francesco CASTELLANOS, Laura CASTRO, Fidel CASTRO-GÓMEZ, Santiago -, CÉSAIRE, Aimé CHÁVEZ, Hugo Che Guevara (Ernesto GUEVARA, dit –) CHERKI, Alice CHESNAIS, François CHESTERTON, Gilbert Keith
• RELIGION SANS RÉDEMPTION •
BAUMAN, Zygmunt BEAUD, Michel BELLINGHAUSEN, Hermann BENJAMIN,Walter -, , , , , , , , , -, , -, , , BENN, Gottfried Benoît XVI voir RATZINGER, Joseph BENSAÏD, Daniel BERARDI, Franco - BERTRAND, Michèle , Betto (Carlos Alberto LIBÂNIO CHRISTO, dit Frei –) -, , , , , , , , , -, , , - BHABHA, Homi , BINGEMER, Maria Clara - BLAIR,Tony
ADLER, Alfred ADORNO,Theodor W. , , , - AGAMBEN, Giorgio , AGUIRRE ROJAS, Carlos Antonio ALBERNAZ, Benoni DE ARRUDA ALLENDE, Salvador ALTHAUS-REID, Marcella - ALTHUSSER, Louis ANSELME de Canterbury APEL, Karl-Otto ASSIS GOMES, Jeová DE ASSMANN, Hugo , -, AUGUSTIN d’Hippone
CLÉANTHE COCKCROFT, James D. COLOMB, Christophe - COMTE, Auguste COPERNIC, Nicolas CORDERO, Ernesto CORONEL URTECHO, José CORONIL, Fernando CORTÁZAR, Julio Costa-Gavras (Konstantínos GAVRÁS, dit –) CROATTO, Severino
- DESCARTES, René , , , DÍAZ NÚÑEZ, Luis Gerardo -, - DRI, Rubén , DUBOIS,William Edward Burghardt , DUNS SCOT, Jean DURKHEIM, Émile , DUSSEL, Enrique , , , , -, , -, -, , , , -, , , -, -, , , , , -, -, -, -, -, , , ELMANDJRA, Mahdi , ENGELS, Friedrich ,
FALLETO, Enzo FALS BORDA, Orlando FANON, Frantz , , , , , -, , , , , FEUERBACH, Ludwig , , , , FEYERABEND, Paul FILORAMO, Giovanni FLEURY, Sérgio Fernando Paranhos , FLORE, Joachim DE FLORES, Gerardo FLORES MAGÓN, Ricardo , FORNET-BETANCOURT, Raúl FOUCAULT, Michel , -, - FRANÇOIS d’Assise , FRANK, André Gunder , , FREIRE, Paulo , -
FREUD, Sigmund FURLAN, Pierre FURTADO, Celso
GABUS MENDES, Cássio GALEANO, Eduardo , -, , , , Galilée (Galileo GALILEI) GANDHI, Mohandas Karamchand (dit le Mahatma –) GANDLER, Stefan GARBER, Marjorie GARCÍA MORENO, Gabriel - GAST, John GEBARA, Ivone - GILDER, George GLISSANT, Édouard GOBINEAU, Arthur DE , GOLDMANN, Lucien - GRAMSCI, Antonio , , , , , , GUHA, Ranajit , GUTIÉRREZ, Gustavo , , - GUTIÉRREZ, Pedro
HABERMAS, Jürgen , , , , HAMMER, Heinrich (Henricus MARTELLUS GERMANUS) HARDT, Michael HARRIBEY, Jean-Marie HARVEY, David HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich , , , , , , , , HEIDEGGER, Martin , HINKELAMMERT, Franz J. , , , -, HITLER, Adolf HOBBES,Thomas HONIGSHEIM, Paul HORACE HORN, Gerd-Rainer HOUTART, François ,
JAMES, Cyril Lionel Robert JAMESON, Fredric JEAN de la Croix Jean XXIII
Jean-Paul II , JEFFERSON,Thomas JIMÉNEZ LIMÓN, Javier JONAS, Hans , , , , JUÁREZ, Benito JUNG, Carl Gustav
• CLÉANTHE
-
NAJÁR, Alberto NAPOLÉON NEBRIJA, Antonio DE NEGRI, Antonio NEGT, Oskar - NELSON, James B. NEVES, Joel NEWTON, Isaac NIETZSCHE, Friedrich , , NOGUEIRA BAPTISTA, Paulo Agostinho , NOVAK, Michael NOZICK, Robert
NOZICK
MACHEREY, Pierre MAHN-LOT, Marianne
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LACAN, Jacques , , LACLAU, Ernesto LAMARCA, Carlos LANDER, Edgardo LANDRON, Olivier LEFEBVRE, Henri LEIBNIZ, Gottfried Wilhelm LEMERCIER, Gregorio LÉNINE (Vladimir Ilitch OULIANOV, dit –) , , , -, - LEVINAS, Emmanuel , , LINCOLN, Abraham LIPOVETSKY, Gilles LOCKE, John LONA, Arturo LÓPEZ, Eleazar LÖWY, Michael -, , , , , , , -, -, -, , , -, , -, , - LUHMANN, Niklas LUKÁCS, György LULLE, Raymond (Ramon LLULL) LUTHER, Martin LUXEMBURG, Rosa LYOTARD, Jean-François , -, ,
KANT, Immanuel , -, , , KARADI, Eva KATZEW, Ilona KAUTSKY, Karl KEPLER, Johannes KHATIBI, Abdelkebir , , KIMMERLE, Heinz KLEIN, Naomi -,
MALTHUS,Thomas MANNHEIM, Karl , MAO ZEDONG Marcos (Rafael Sebastián GUILLÉN VICENTE, dit sous-commandant –) , MARCOS, Sylvia MARCUSE, Herbert MARIGHELLA, Carlos , - MARÍN, Sigifredo E. MARINI, Rui Mauro MARTÍNEZ ANDRADE, Luis -, , , MARX, Karl , , , , , , , , -, , , , , -, -, , , -, , MAURO, Gilmar MAZA, Margarita MBEMBE, Achille , MEADOWS, Dennis MEADOWS, Donella MENDES, Chico (Francisco ALVES MENDES Filho) MENZIES, Gavin - MERLEAU-PONTY, Maurice - MERTON,Thomas MIGNOLO,Walter D. , , , , , , , , , MOLES, Paula MOLTMANN, Jürgen , MONCADA TAPIA, José María MONROE, James MÜNSTER, Arno , MÜNTZER,Thomas , , ,
- O’CONNOR, James O’CONNOR, Jerry OLIVERA, Héctor PAQUOT,Thierry PARETO,Vilfredo PARSONS,Talcott PASCAL, Blaise , PEREZ RODRIGUES, Firminio PETRAS, James F. PIC DE LA MIRANDOLE, Jean (Giovanni PICA DELLA MIRANDOLA) PINOCHET, Augusto , PINTO, Aníbal PINTO CARVALHEIRA, Marcelo PIXLEY, Jorge POLETTO, Ivo POMERANZ, Kenneth -, - PROAÑO, Leónidas PUENZO, Luis PUMAREJO, Xavier
- QUIJANO, Aníbal -, , , , , , , , -, , , , RAMÍREZ CUEVAS, Jesús RATTON, Helvético RATZINGER, Joseph (Benoît XVI) , , RICHARD, Pablo RICŒUR, Paul RITZER, George , ROOSEVELT,Theodore ROSADO NUNES, Maria José ROSENZWEIG, Franz , ROSSI, Luiz Alexandre Solano ROUSSEAU, Jean-Jacques RUBIN, Gayle RUÍZ, Samuel
SANDINO, Augusto César SANTOS, Boaventura DE SOUSA -, , , SANTOS,Theotônio DOS SCALIGER, Jules César SCHEFFCZYK, Leo SCHELLING, Friedrich Wilhelm Joseph (VON) -
SCHÜSSLER FIORENZA, Elizabeth SEDGWICK, Eve KOSOFSKY SERFATI, Claude SERRA, Francisco SILLER, Clodomiro SILVA, Luiz Inazio « Lula » DA , SIMMEL, Georg SMITH, Adam SMUTTS, Jan SOMBART,Werner SOMOZA DEBAYLE, Anastasio (dit Tachito) SOUZA, Luis Alberto GÓMEZ DE SOUZA, Rogério FERREIRA DE SPENCER, Herbert SPINOZA, Baruch STALINE, Joseph STEDILE, João Pedro , SUNG, Jung Mo , , -, , SUNKEL, Osvaldo
TAMAYO, Juan José , -, , - TAMEZ, Elsa TAYLOR, Charles TEILHARD DE CHARDIN, Pierre , Teresa (Mère –) THÉRÈSE d’Ávila TISCHNER, Jósef Stanisław Tito (Tito DE ALENCAR LIMAR, dit Frei –) TOCQUEVILLE, Alexis de TÖNNIES, Ferdinand , TORQUEMADA,Tomás DE TORRES, Camilo TOURAINE, Alain , , - TROELTSCH, Ernst
- USECHE ALDANA, Óscar VALDIVIESO, Antonio de VALLE, Juan DEL VAN LEEUWEN, Arend Theodoor VATTIMO, Gianni , , , VEBLEN,Thorstein - VEDDA, Miguel VELTMEYER, Henry
-- WACQUANT, Loïc WALLERSTEIN, Immanuel , , -, , , , , , , , , , WEBER, Max , , , -, , -, , , , , , , XHAUFFLAIRE, Marcel ZIBECHI, Raúl -, ŽIŽEK, Slavoj , , , -, , , -, -, -,
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• O’CONNOR
ZIŽEK
Le deuxième tirage de ce livre, le dix-septième de la collection « Débats », a été achevé d’imprimer le octobre dans l’Union européenne à La-Plaine-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis, France) sur les presses de l’Imprimerie ISI.:print pour le compte de .
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