André Gounelle, Parler de Dieu

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PA R L E R D E D I E U


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© 2004. André Gounelle/Van Dieren Éditeur, Paris Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction ou traduction sans autorisation écrite préalable de l’éditeur de tout ou partie de ce texte par quelque moyen que ce soit est illicite et pourra faire l’objet de poursuites.


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ANDRÉ GOUNELLE

PA R L E R DE DIEU NOUVE LLE ÉDITION REVUE ET AUGMENTÉE

VAN DI EREN É D ITEUR, PA RI S 20 0 4 • CO LLECTIO N « FO YER D E L ’ Â ME »


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 Avertissement p.  Avant-propos p.  Chapitre I.    p.  Conserver p.  Expliquer et actualiser p.  Éliminer Dieu p.  Comprendre Dieu autrement p.  Des frontières floues p.  Chapitre .    Les spiritualités de sagesse p.  Les religions sectaires p.  La Belle au bois dormant p. 

 p. 

Chapitre .    p.  L’impossibilité de dire Dieu p.  La nécessité de dire Dieu p.  Chapitre .   L’apophatisme p.  Le paradoxe p.  L’insolite p.  La pluralité des langages p.  L’art p.  La relativisation p.  Dieu un mot relationnel p.  Chapitre .

  p. 

     p. 

Chapitre .  - La crédulité p.  La crédentité p.  La crédibilité p. 

  p. 

Chapitre .  --  p.  Nier l’existence de Dieu ? p.  Affirmer l’existence de Dieu ? p.  L’existence, un anthropomorphisme ? p. 


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Chapitre .    Parler du silence p.  Le silence contre la parole p.  Le silence à côté de la parole p.  Le silence entre les paroles p.  Le silence dans la parole p.  Bilan d’un parcours p. 

  p. 

Chapitre .    p.  La mort de Dieu p.  Dieu vit p.  Dieu vivifie p.  Chapitre .     p.  Dieu au passé p.  Dieu au présent p.  Dieu au futur p.  Conjuguer les temps p. 



 p. 

Chapitre .    p.  Dieu comme personne p.  Dieu au-delà du personnel p.  Quoi et qui p.  Chapitre .  :   Le fondement de l’être p.  Dynamique de l’être p.  Conclusion.

 p. 

         p. 

Quelle place ? p.  Dieu p.  Le siècle p.  Le nouveau p. 

Ouvrages cités p. 



Chapitre .    p.  La puissance p.  Le sens p.  Une puissance qui a du sens p.  Le chef d’orchestre p. 

• PARLER DE DIEU •

Chapitre .    Un paradoxe insoutenable ? p.  La perfection p.  Critique de la perfection divine p.  Quelle perfection ? p. 


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 Quand Patrick van Dieren m’a informé que la première édition de cet essai était épuisée et qu’il comptait le rééditer, je lui ai aussi aussitôt fait part de mon désir d’apporter quelques modifications au texte initial. Il a accepté et je l’en remercie. Cette deuxième édition de Parler de Dieu comporte des changements par rapport à la première. J’ai d’abord amélioré la rédaction de nombreux passages, en m’efforçant de les rendre plus clairs et plus précis. J’ai introduit quelques développements supplémentaires pour expliquer tel ou tel propos. J’ai entièrement refondu quelques chapitres. J’ai ensuite ajouté deux chapitres en début d’ouvrage. Le premier intitulé « Dieu en crise ? » entend situer ma réflexion dans son contexte. Le deuxième a pour titre « Où trouver Dieu ? » et il vise à éclairer la démarche que je suis. J’ai également écrit une conclusion « Quelle place pour Dieu dans le siècle présent ? » pour montrer comment l’ensemble du livre essaie de répondre aux préoccupations exprimées dans le premier chapitre. J’ai eu le sentiment qu’avec ces compléments, mon dessein et mon cheminement apparaissaient plus nettement. Que beaucoup de chapitres aient des titres interrogatifs n’est évidemment pas dépourvu de signification. Dans l’avant-propos de la première édition, parue en , j’annonçais mon projet d’écrire un deuxième livre intitulé Parler du Christ. J’ai depuis rédigé cet ouvrage et les éditions Van Dieren l’ont publié en . Ces deux livres, bien qu’on puisse les lire indépendamment l’un de l’autre, forment les deux volets d’une même entreprise et se complètent mutuellement. Madame Mireille Hébert a accepté de relire mon manuscrit et, comme pour d’autres de mes écrits, j’ai bénéficié de la lecture amicale, intelligente et attentive qu’elle sait si bien faire. Ses remarques et suggestions m’ont permis d’améliorer considérablement la rédaction de ce livre. Je lui en exprime ma plus vive gratitude. A.G. Avril 


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• PARLER DE DIEU •

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1 Parler du Christ a paru en 2003, aux éditions Van Dieren. 2 Devenu chapitre 5 dans la présente édition.

 

Quand j’avais onze ou douze ans, sous le regard amusé (et assez fier) de mes parents, j’entrepris d’écrire un livre sur Dieu. J’en rédigeai une bonne vingtaine de pages, en pillant abondamment deux ouvrages dénichés dans la bibliothèque de mon père. Puis mon ardeur a fléchi et j’ai abandonné. Me voilà, cinquante ans après, attelé à la même tâche. Et je me rends compte que ce livre ressemble, à trois égards, au manuscrit de mon enfance. D’abord, il emprunte beaucoup. Plus que l’expression d’une pensée originale, on y trouvera la trace de nombreuses lectures (on notera aussi l’absence de beaucoup d’autres). On décèlera sans peine les influences qui m’ont le plus marqué : celles de Schweitzer, de Tillich, des théologiens du Process, et de quelques autres. À la différence de ce que je fais dans mes travaux universitaires, je ne me suis cependant pas soucié de rendre fidèlement la pensée de ces auteurs. Je dis plutôt ici ce que j’en ai retenu, la manière dont je reprends leurs thèses à mon compte, comment je les ai assimilées et faites miennes (au prix souvent de quelques transformations). Ensuite, il reste inachevé et lacunaire. Je n’ai pas essayé d’être complet, entreprise qui serait d’ailleurs insensée : on n’a jamais fini de dire Dieu, et la théologie (le discours sur Dieu) est forcément interminable, les lecteurs et auditeurs de théologiens s’en plaignent parfois. J’ai laissé de côté quantité de problèmes et de thèmes importants. Initialement, j’avais prévu d’écrire un livre en deux parties, la première sur Dieu, la seconde sur le Christ. J’ai dû y renoncer pour ne pas dépasser outrageusement le nombre de pages qu’on m’a alloué. Peut-être publierai-je, un jour, cette seconde partie sous le titre Parler du Christ 1. Pour le moment, elle manque, même si ces pages mentionnent souvent Jésus. Le chapitre  2 expliquera pourquoi j’ai estimé devoir commencer par parler de Dieu, plutôt que de partir du Christ. Enfin, il s’agit de propos maladroits, balbutiants, parfois fragiles et insuffisamment fondés. Sur bien des points, mon étude et ma réflexion restent rapides et superficielles.Volontairement, je passe très vite sur ce qui relève de


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l’épistémologie (qui traite des règles de la méthode et des démarches de la pensée 3), et je ne dis rien de l’herméneutique (c’est-à-dire de la lecture de la Bible qui sous-tend ces pages). Il y a des argumentations et des interprétations qui me convainquent et me parlent, d’autres qui me laissent froid ou me rebutent. Faut-il vraiment justifier ses préférences ? Beaucoup le font, mais j’ai le sentiment qu’ils cachent l’arbitraire de leurs choix derrière de savantes considérations méthodologiques. Plutôt que de me lancer dans des exposés techniques pour dissimuler une naïveté épistémologique, j’ai préféré la laisser évidente. Après tout, pour écrire et discourir, en particulier sur Dieu, il faut passablement de naïveté. Ce livre n’est pas un traité. Il contient simplement quelques essais qui ne prétendent pas former un ensemble suffisant. Dans les pages qui suivent, je ne cherche pas à enseigner, à fournir la preuve de mes compétences universitaires, ni à formuler des dogmes ou des doctrines, mais à m’exprimer, à dire tout bonnement ce que, à tort ou à raison, je pense et je crois. Je n’imagine nullement que je détiens la vérité. Même si, pour ne pas alourdir mon texte, je ne l’indique pas toujours explicitement dans les pages qui suivent, il ne s’agit de rien d’autre que de propositions et de suggestions. Janvier 

3 Le chapitre 2, absent dans la première édition, donne quelques indications sur

mes choix épistémologiques.


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Chapitre 

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TENIR LE MÊME DISCOURS

FAIBLESSES DU CONSERVATISME

Toutefois, en même temps que du sens, ces discours véhiculent des faux-sens, parfois des contresens. On constate leur fragilité, leur

   

La première ne prend pas en compte la crise. Les critiques et les objections adressées aux doctrines traditionnelles la laissent indifférente. La montée de la sécularisation ne doit pas modifier le discours sur Dieu. On continue à en parler comme avant, dans le même langage que nos pères et grands-pères. Cette attitude, plus ou moins consciente et argumentée, se rencontre souvent dans les églises, en particulier celles de la famille orthodoxe, et domine dans le domaine liturgique. Il y a un quart de siècle, on estimait que ceux qui l’adoptaient représentaient une survivance et allaient rapidement disparaître. Aujourd’hui, on en est moins sûr. Leur discours rassure, apaise, réconforte, alors même qu’on a conscience qu’il est désuet. Ils ont une audience souvent supérieure à celle des novateurs. À travers le langage d’autrefois, en dépit de ses défauts et de son inadaptation, quelque chose passe.

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CONSERVER

 

Qu’aujourd’hui, en tout cas dans les pays occidentaux, le discours sur Dieu, la notion de Dieu et la croyance en Dieu soient en crise ne fait guère de doute. Je ne vais pas, après tant d’autres, analyser les divers aspects de cette crise ni m’interroger sur ses raisons et son ampleur, mais me demander comment les chrétiens (en particulier les ecclésiastiques et les théologiens) y ont réagi. En simplifiant, il me semble qu’on peut discerner parmi eux quatre positions ou attitudes différentes.


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vulnérabilité à la critique, leur incapacité d’assurer à la foi chrétienne un rayonnement spirituel et une honorabilité intellectuelle auprès des gens du dehors. Même quand ils ne sont pas crédules ni anachroniques (comme on les en accuse, parfois à tort), les conservateurs donnent au christianisme une apparence superstitieuse et poussiéreuse. Ils contribuent à en écarter ceux qui cherchent, s’interrogent, se posent des questions, essaient de réfléchir. De plus, ils suscitent parfois un malaise, voire un sentiment de culpabilité chez des chrétiens que ne satisfont pas les doctrines traditionnelles ; ils leur donnent l’impression de se trouver en décalage vis-à-vis de la communauté et aux limites de la foi. Une de mes auditrices, après une conférence sur les recherches de la théologie contemporaine, me disait : « Vous avez abordé des questions que je me pose depuis vingt ans, mais que je n’ai jamais osé exprimer, parce que je pensais qu’un croyant ne devait pas en être préoccupé ou troublé. Quel soulagement que de savoir que des pasteurs, des prêtres, des théologiens en parlent et y réfléchissent. Je ne suis pas un monstre parmi les chrétiens. » Enfin, il me semble que la mission même du christianisme consiste à élaborer des compromis avec la culture. Les conservateurs confondent très souvent le compromis nécessaire avec la compromission illégitime. Troeltsch a justement souligné que la foi chrétienne ne se situe pas en dehors des problèmes, des connaissances et des conceptions de son temps 1. Elle doit s’inscrire dans le monde et, pour cela, s’y adapter ; ce qui ne veut pas dire adopter tout ce qu’il propose. L’adaptation comporte aussi des polémiques et des rejets ; elle dit à la fois « oui » et « non ». Elle signifie que le christianisme ne vit pas à côté ou en dehors de ce qui se passe. Il en tient compte, il écoute, il accepte ou il refuse. Il se met en question, réfléchit, s’explique, prend position, bref se compromet. Le christianisme se veut une religion incarnée, ce qui implique qu’il s’insère dans une culture, s’articule avec elle et ne l’ignore ni ne la néglige. Dieu, ou en tout cas le Dieu biblique qui est le Dieu de l’alliance, ne peut pas se penser et se vivre indépendamment de ce que pensent et vivent par ailleurs les êtres humains 2. 1 Voir G. Médevielle, L’absolu au cœur de l’histoire. La notion de compromis chez

Ernst Troeltsch. 2 G. Vahanian a beaucoup insisté sur ce point : voir Dieu et l’Utopie, p. 23-27 ; La

foi, une fois pour toutes, p. 9, 16, 39.


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EXPLIQUER ET ACTUALISER

LE TRADITIONALISME

3 Voir le chapitre 12.

   

J’illustre cette démarche par deux exemples. On a intelligemment défendu la doctrine de la trinité en remontant de sa formulation à son intention. À travers ce qu’ont dit les conciles des premiers siècles, on entreprend de discerner ce qu’ils ont voulu dire. Les catégories employées aux quatrième et cinquième siècles, celles de nature, d’instance et de substance, appartiennent à la philosophie d’une autre époque et ne conviennent pas à la nôtre. Par contre, l’essentiel reste valable, à savoir qu’il y a une vie interne de Dieu. Le même Dieu se manifeste à nous comme créateur, sauveur et inspirateur. Il est à la fois celui qui agit dans le monde avec puissance (ce qu’on désigne en parlant du Père) ; celui qui donne du sens au monde (ce qu’on nomme le Fils) ; en lui il y a unité de la puissance et du sens (ce qu’on appelle l’Esprit). La doctrine trinitaire ainsi comprise ne consiste pas en des spéculations sur l’essence de Dieu. Elle affirme qu’il est une puissance qui a du sens ou un sens qui a de la puissance 3. Naguère, les rites (confirmation, mariage, ensevelissement, ainsi que baptême et Cène) n’avaient pas bonne presse. On leur reprochait d’avoir pris un caractère plus formaliste et conformiste que spirituel. Aujourd’hui, au contraire, on souligne que psychologiquement et sociologiquement l’être humain a besoin

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TRINITÉ ET RITES

 

Le traditionalisme, souvent moins instinctif et plus réfléchi que le conservatisme, s’en distingue en ce qu’il cherche à rénover l’ancien plutôt qu’à le maintenir tel quel. En riposte aux attaques de la modernité, des théologiens, des historiens, des prêtres et des pasteurs ont pris la défense des doctrines classiques. Ils se sont efforcés d’en démontrer le bienfondé et la pertinence. Ils estiment que la plupart des critiques qu’on leur adresse visent en fait des déformations et des caricatures qu’expliquent les présentations faibles et défectueuses qu’on en donne souvent. Si on les étudie en faisant l’effort de les comprendre en profondeur, au-delà d’expressions qui ont mal vieilli et qui datent, on découvre leur justesse et leur nécessité.


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de cérémonies et qu’il faut lui en proposer. Les supprimer relève d’un spiritualisme angélique qui oublie notre réalité concrète. On assiste donc à une revalorisation du rite qui n’est pas théologique (Dieu ne se donne pas dans des rites), mais anthropologique (les rites aident le croyant à vivre et à structurer sa foi). On opère ainsi tout un travail d’interprétation et de reformulation pour rendre du sens à des doctrines qui apparaissent à beaucoup caduques et à des cérémonies dont on ne percevait plus l’intérêt ni la portée. On veut rendre leur valeur et leur pertinence aux propos et aux pratiques des anciens. LES FAIBLESSES DU TRADITIONALISME

Malgré d’incontestables mérites, cette attitude, probablement la plus fréquente parmi les chrétiens (même si on ne s’en réclame pas souvent explicitement), appelle trois réserves. D’abord, elle conduit souvent à garder un vocabulaire ou un rituel classique en lui donnant un contenu très différent, ce que, pour ma part, je ne trouve ni très loyal ni très honnête. On modifie, parfois considérablement, la tradition dont on se réclame sans vraiment reconnaître qu’on la change. Il n’y a parfois pas grand rapport entre le dogme classique de la trinité et certaines des explications contemporaines qu’on en donne. J’y vois une sorte de tromperie aussi bien à l’égard des conservateurs que des novateurs. Ensuite, ces tentatives écartent et disqualifient trop vite les objections adressées aux doctrines et aux rites classiques. Le cas des sacrements me paraît typique 4. Depuis toujours, le débat porte sur leur caractère symbolique ou réaliste : apportent-ils la présence et la bénédiction de Dieu, les rendent-elles effectives dans notre vie (thèses réalistes, catholiques et luthériennes), ou bien signalent-ils cette présence et expriment-ils cette bénédiction (thèses symbolistes, réformée et radicale 5) ? Mettre en avant la dimension psychosociologique du sacrement permet, dans bien des cas, de réintroduire subrepticement la position réaliste, en masquant ses insuffisances. 4 Voir mes ouvrages Le baptême. Le débat entre les Églises et La Cène, sacrement

de la division. 5 On appelle « réforme radicale » la nébuleuse des mouvements anabaptistes,

inspirés et antitrinitaires du seizième siècle qui reprochent aux luthériens et aux réformés de ne pas aller assez loin, de ne faire que la moitié du chemin pour retrouver la vérité évangélique.


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Les mouvements dits de « la mort de Dieu », qui ont fait beaucoup parler d’eux entre  et , ont préconisé une troisième attitude : définir un athéisme chrétien, vivre une foi évangélique sans référence à Dieu 7. Je résume à grands traits leur thèse. Les premiers disciples de Jésus ont compris et exprimé le message évangélique en des termes mythologiques qui correspondaient aux croyances du ProcheOrient antique (ainsi, la descente du Ciel d’un être divin, qui y remonte après son passage sur terre). À partir des quatrième et cinquième siècles, les chrétiens ont formulé ce message dans des catégories métaphysiques qui correspondaient à la conceptualité 6 Voir A. Gounelle, Parler du Christ, chapitre 4. 7 Voir A. Gounelle, Après la mort de Dieu.

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UN ÉVANGILE SANS DIEU

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ÉLIMINER DIEU

 

Enfin, montrer la valeur d’une affirmation dans un contexte précis qui l’éclaire et l’explique devrait logiquement conduire à la recherche d’une autre formulation dans une situation différente et, donc, à un changement de vocabulaire et de conceptualité. Prenons la doctrine de l’expiation substitutive 6. Elle déclare que, sur la Croix, Jésus innocent prend sur lui le châtiment de nos péchés, donne sa vie, verse son sang en rançon pour payer notre rachat. On a insisté sur les intentions de cette doctrine (elle entend maintenir la justice de Dieu en même temps que son pardon et souligner que le pardon ne va pas de soi, qu’il coûte à Dieu). On a mis en évidence qu’elle utilise des coutumes du monde antique et médiéval, celle des sacrifices en réparation des fautes, celle de la substitution de peine (on acceptait que quelqu’un la subisse à la place du coupable pour l’en dispenser). On a établi qu’elle était parlante au moment où on l’a élaborée. Il n’en résulte nullement qu’elle soit capable aujourd’hui, dans un monde culturel très différent, de servir les mêmes visées et de transmettre le même message. L’explication qu’on en donne fait apparaître en même temps qu’elle a eu autrefois de la pertinence et qu’elle l’a perdue aujourd’hui. L’essai légitime d’en dégager le sens devrait déboucher non pas sur son maintien, mais sur son remplacement.


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hellénistique (ce que font les doctrines de la trinité et de l’incarnation). Aujourd’hui, la modernité a éliminé aussi bien la mythologie que la métaphysique. Si on veut que le message évangélique soit entendu, on doit l’annoncer dans des catégories humanistes adaptées à la culture sécularisée de notre temps. L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

En quoi consiste le message évangélique ? Au début du vingtième siècle, l’historien protestant Adolf von Harnack, dans un livre célèbre intitulé L’essence du christianisme, répond : Jésus proclame essentiellement la paternité de Dieu, et il invite les êtres humains à vivre en fils de Dieu. Les chrétiens athées proposent une réponse différente : Jésus nous appelle à une existence authentiquement humaine, menée dans le respect des autres et en harmonie avec soi-même. Cet appel, Jésus l’a fait entendre en se référant à Dieu parce qu’il partageait les convictions de son temps et de son peuple. Il importe de distinguer message et langage. Dans un langage théiste, l’évangile délivre un message humaniste qu’on peut et qu’on doit transmettre aujourd’hui dans un discours athée. Selon Albert Gaillard 8, le message de Jésus ne vient pas d’une révélation d’en haut ; il projette en Dieu des valeurs que nous portons en nous. À son époque, cette projection leur donnait de la force et de l’impact. Aujourd’hui, au contraire, elle les affaiblit et leur nuit. Cherchons donc une prédication laïque de l’évangile, sans référence à un être transcendant. Pour Harnack, la prédication de Jésus révèle le vrai visage de Dieu. Pour les athées chrétiens, elle dévoile la véritable humanité. Elle dit comment doit vivre un être humain digne de ce nom. Dans son existence, dans sa personne, Jésus a incarné non pas Dieu, mais l’homme authentique 9. Son enseignement, son action, son comportement font de lui la référence suprême. Les chrétiens athées croient en Jésus-Christ et non en Dieu. Ils estiment que Dieu ne joue pas un rôle essentiel dans la prédication évangélique. Jésus le mentionne, de même qu’il parle des anges, des démons, ou des cieux au-dessus de la tête, parce que son époque s’exprimait et pensait ainsi. On peut recevoir son message et en vivre en laissant tomber ces croyances périphériques 8 A. Gaillard, Dieu à hauteur d’homme. Une relecture critique du christianisme. 9 Dans Parler du Christ, chapitre 3, je reprends ce thème en l’articulant avec celui

du Christ en tant qu’acte de Dieu.


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et dépassées. Comme l’écrit, dans un autre contexte, A. ComteSponville : « Dans le christianisme, tout est vrai sauf le bon Dieu 10. » OBJECTIONS

Une quatrième attitude cherche à repenser la doctrine de Dieu et à reformuler le discours chrétien. Elle estime qu’on ne peut écarter ni atténuer les objections et critiques adressées à la doctrine 10 A. Comte-Sponville et L. Ferry, La sagesse des modernes, p. 721. Dans sa cor-

respondance avec C. Wagner en 1903, F. Buisson développe une argumentation proche. 11 Voir chapitre 5.

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UNE AUTRE VOIE

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COMPRENDRE DIEU AUTREMENT

 

L’argumentation de l’athéisme chrétien appelle deux objections. Premièrement, s’il y a des représentations de Dieu qui, après avoir eu cours autrefois et naguère, sont devenues difficilement acceptables aujourd’hui, il ne s’ensuit nullement qu’il n’y ait pas d’autres représentations possibles et encore moins qu’on puisse nier Dieu ou s’en passer. Si on me permet une comparaison un peu simpliste, nous n’avons pas du tout la même représentation du système solaire qu’au premier ou au seizième siècle. Personne n’en conclut que le soleil n’existe pas. Deuxièmement, dans la prédication de Jésus et dans le message évangélique Dieu joue un rôle fondamental. L’examen attentif des textes ne confirme pas les positions des chrétiens athées, ni même celles des christocentriques (que j’appelle plutôt « christo-concentrationnistes 11 »). Harnack disait justement que la prédication de Jésus a pour objet et pour centre Dieu, et non sa propre personne. Pour le Nouveau Testament, l’importance du Christ vient de ce qu’il conduit à Dieu et rétablit la communication avec lui. Quand on supprime Dieu, ou qu’on le réduit à une « manière de parler », on ne donne pas une interprétation défendable de l’évangile de Jésus. On propose un discours et un message foncièrement différents. On a résumé le credo des athées chrétiens dans une formule plaisante, qui met le doigt sur leur contradiction interne : « Dieu n’existe pas ; néanmoins, Jésus est bien son Fils ».


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traditionnelle, comme tendent à le faire les deux premières options, mais qu’on ne peut pas non plus éliminer Dieu, comme le voudrait la troisième. Elle propose de reprendre pour aujourd’hui la voie que les conciles des quatrième et cinquième siècles ont choisi de suivre dans leur temps : essayer de penser la réalité divine et de l’exprimer en fonction de notre situation présente et de la culture contemporaine. Une double conviction anime cette entreprise : celle qu’on peut penser Dieu dans le monde d’aujourd’hui ; celle qu’il occupe une place essentielle dans l’évangile. La théologie n’a pas pour tâche de proposer un christianisme sans Dieu. Il lui faut plutôt construire une doctrine de Dieu qui nous permette de le penser et de le dire dans notre monde. Pour que cette doctrine soit chrétienne, elle doit bien sûr se référer constamment à la Bible. Elle a besoin d’un travail de lecture et d’interprétation qui lui permette de comprendre, d’exprimer et de traduire ou de transposer autrement son message. PHILOSOPHIE ET THÉOLOGIE

Les philosophes et les théologiens du Process se servent du terme de « néo-théisme » pour qualifier cette quatrième attitude12. Par théisme, il faut entendre ici les catégories philosophiques dont on se sert pour penser et exprimer Dieu13. Que nous le voulions ou non, que nous en ayons conscience ou pas, une philosophie (autrement dit une certaine manière de comprendre la réalité) sous-jacente commande notre discours, nos idées, nos pensées. Beaucoup d’entre nous ne s’en rendent pas compte et, comme Monsieur Jourdain pour la prose, font de la philosophie sans le savoir. Cette philosophie est alors celle du sens commun ou, plus exactement, celle que véhicule notre langage. D’autres réfléchissent sur les notions et concepts qu’ils emploient, s’interrogent sur leur pertinence et leurs limites, en cherchent d’autres plus performants. Ils développent une réflexion critique (qui s’examine et s’évalue elle-même). Ils sont alors consciemment philosophes. De toutes manières, chez tout le monde et dans n’importe quel discours sans exception, fonctionne une philosophie élémentaire ou sophistiquée. Quelques chrétiens et théologiens nourrissent 12 Voir A. Gounelle, Le dynamisme créateur de Dieu, p. 52 à 55. 13 Voir le chapitre 14.


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le fantasme d’une doctrine chrétienne qui en serait complètement exempte. C’est une pure illusion. Même la foi s’exprime au moyen des catégories de la pensée. Elle s’en sert, a parfois contribué à les forger et souvent les modifie. En même temps, elles l’enferment et lui imposent leurs lois. Elles fournissent des outils conceptuels indispensables mais asservissants. LE NÉO-THÉISME

   

Les frontières, théoriquement claires et nettes, entre ces quatre positions se recouvrent, se brouillent et s’estompent dans la pratique. Bien des théologiens se situent à cheval entre deux catégories, et on ne sait pas bien où les ranger. Ainsi, certains de ceux qui ont proclamé la mort de Dieu (par exemple, Gabriel Vahanian) en fait luttent pour un néo-théisme ; ils veulent renouveler la doctrine de Dieu et non la faire disparaître du discours chrétien. Les athées chrétiens ont souvent accusé des

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DES FRONTIÈRES FLOUES

 

À travers les siècles, plusieurs théismes se succèdent ou coexistent. Les conciles des premiers siècles, la scolastique médiévale et la théologie du dix-neuvième siècle ne s’appuient pas sur la même philosophie sous-jacente. Les penseurs du Process parlent trop souvent du « théisme classique » au singulier. Ils feraient mieux de dire « les théismes traditionnels » au pluriel. Quoi qu’il en soit, ces théismes fonctionnent mal aujourd’hui. Ils ne correspondent ni à notre pensée ni à notre expérience et ils reposent sur une interprétation discutable et insuffisante du message biblique. D’où la recherche d’un néo-théisme, dont Paul Tillich et les théologiens du Process donnent des exemples. Ce livre se situe dans cette ligne et entend lui apporter une modeste contribution. En général, ceux qui se rattachent à ce courant ne pensent pas aboutir à des doctrines immuables et intangibles. À leurs yeux, tous les discours sur Dieu sont des essais pour le dire, dont aucun n’est parfait. Il sont approximatifs, symboliques, comme le disait au début de notre siècle le théologien réformé français Auguste Sabatier. Ils n’énoncent pas des vérités définitives. Ils sont modifiables et améliorables. Ils ont un statut analogue à celui de l’hypothèse en science qui ne rend compte que partiellement de la réalité et a une validité limitée.


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théologiens comme Bultmann et Tillich de conduire à la restauration de la doctrine classique de Dieu après nettoyage ou replâtrage (donc d’être des traditionalistes), alors qu’au contraire des conservateurs leur ont reproché un discours sur Dieu qui, selon eux, conduit à l’éliminer (et donc qui favorise un athéisme chrétien). Ces accusations symétriques et contradictoires viennent en grande partie de ce que, d’un côté comme de l’autre, on voudrait qu’il n’existe que deux camps, les théistes et les athées. On assimile conservateurs et traditionalistes. On refuse et on rejette la possibilité d’un néo-théisme dont chacun considère qu’il sert l’autre camp. Il représente pourtant, à mes yeux, la seule voie féconde et juste pour la réflexion théologique.


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Chapitre 

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LA SAGESSE

LE TRAVAIL SUR SOI

Souvent, les spiritualités de la sagesse considèrent qu’au sein du monde il y a un endroit privilégié, où le contact avec Dieu s’opère et se développe mieux que n’importe où ailleurs. Cet endroit, c’est l’intériorité. Dieu, disent-elles, est présent en tout lieu, il agit en toute occasion et il imprègne toutes choses. Toutefois,

    

Sagesse dérive probablement du verbe latin sapere qui a une double signification : avoir du goût et avoir du jugement. Le sage jauge, évalue et apprécie. Il perce les secrets de la réalité et en a une compréhension pénétrante. Il perçoit la saveur des êtres, le parfum des choses; il « sent » les situations. Il voit ce qu’il faut faire. Il joint l’intelligence de l’esprit à celles du cœur et de l’action. Pour les spiritualités de la sagesse, trouver Dieu ne requiert rien d’autre que du discernement (un discernement qui, toutefois, a besoin d’être aiguisé ou éduqué). Elles n’admettent pas de coupure, de discontinuité ou d’hétérogénéité entre la vérité divine et la réalité du monde. Dieu se découvre dans ce qui nous entoure. Il se perçoit dans ce que nous vivons et expérimentons. Sagacité et perspicacité permettent de l’approcher et de le connaître.

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LES SPIRITUALITÉS DE SAGESSE

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À quel endroit Dieu se manifeste-t-il ? En quel lieu doit-on le chercher et peut-on le rencontrer ? Où se trouve-t-il et se dévoile-t-il ? À cette question, on a donné quantité de réponses. On peut les classer en deux grandes catégories. La première caractérise ce que j’appellerai les spiritualités de sagesse et la deuxième relève de ce que je nommerai les religions sectaires.


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nous éprouvons de la peine à l’identifier et sa présence universelle ne le rend pas également évident partout. Il m’est le plus proche, le plus accessible, je le perçois le plus clairement et je le vis avec une intensité supérieure en moi, au fond de mon cœur ou de mon âme. Dans l’extériorité, quantité de choses s’inter posent, brouillent ma vue et me le cachent. Au contraire, je le sens directement quand je me « recueille » en m’immergeant dans mon intériorité où il ne se distingue plus de mon moi authentique, de la source de mon existence. Le travail sur soi revêt donc une grande importance et on doit le privilégier. Dieu réside et se manifeste en nous. La spiritualité apprend à l’y découvrir par la pratique de la méditation, de la concentration, du recueillement, parfois de la réflexion. Nous ne savons pas bien voir et développer ce que nous portons en nous. Ce qui se passe autour de nous le dissimule et le masque à nos yeux. L’agitation et les occupations de la vie quotidienne nous en détournent. La vérité divine se cache au sein de l’existence ; on pourrait presque dire qu’elle y somnole dans une sorte d’hibernation. Il s’agit de l’éveiller ou, plus exactement, de nous éveiller à elle. Pour y parvenir, les sagesses proposent toutes sortes de méthodes spirituelles et mentales. Pensons, par exemple, aux exercices que préconise Ignace de Loyola pour ses jésuites, à la direction de conscience janséniste ou encore à celle des théologiens contemporains du Process qui se donne pour objectif de repérer et de mettre en lumière les traces de l’action divine en nous, sans compter les techniques qu’offrent les spiritualités venant (ou prétendant venir) d’Orient. LE REFUS DU SURNATUREL

Même si elles insistent fréquemment sur l’intériorité, les sagesses n’excluent pas forcément l’extériorité. Elles pensent, en général, que Dieu se manifeste en plusieurs endroits : dans la nature, dans l’histoire, dans l’art, par exemple. Par contre, elles déconseillent ou refusent de le chercher ailleurs ou en dehors, autrement dit, dans le surnaturel. Surnaturel désigne ce qui est extérieur et étranger à la réalité du monde, ce qui vient d’au-delà d’elle. Pour la sagesse, Dieu ne se manifeste pas, ou pas d’abord ni principalement, par des miracles, ou dans des paroles descendant du Ciel, ou encore dans des livres sacrés d’origine prétendument transcendante. Quand les sagesses admettent le surnaturel, elles le font avec réserve, réticence,


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modération et méfiance. Souvent, elles le rejettent et le condamnent catégoriquement. Dans ses Lettres de la Montagne, JeanJacques Rousseau déclare que les récits de miracles déconsidèrent l’évangile ; sans eux beaucoup plus de gens se rallieraient à Jésus. Le vicaire savoyard de l’Émile perçoit le divin dans la nature, dans la conscience, mais rejette catégoriquement une révélation sur naturelle qui relève pour lui de la superstition et conduit au fanatisme. De même, Kant insiste sur le ciel étoilé au-dessus de nous et sur le sens moral en nous, pas sur des écrits sacrés. Que la Bible puisse nous aider et nous éclairer, les spiritualités chrétiennes de la sagesse l’affirment, mais sans pour cela lui donner le statut exceptionnel d’un écrit hors norme, venu du Ciel.

et J. M. Poffet, éd, Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d’une énigme, p. 314. 3 1 Co 1, 17-31. Notons que Paul vise ici non pas la sagesse en général, mais celle du

monde hellénistique ; ailleurs, il parle positivement de la sagesse.

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1 Éléments de philosophie, p. 325. 2 Voir D. Marguerat, « Jésus le sage et Jésus le prophète », in D. Marguerat, E. Norelli

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La sagesse a plutôt bonne presse. On la range en général parmi les vertus et on en fait volontiers l’éloge. Pourtant, elle suscite aussi des réserves. On la critique et on la conteste au nom de la passion, de la démesure, de l’engagement et de la révolte nécessaires. L’audace, l’emportement, l’enthousiasme, la ferveur, le parti pris donneraient du piment et de la valeur à l’existence humaine. La sagesse, plate, terne, un peu « tristounette » empêcherait de vivre intensément, d’inventer des voies nouvelles, d’aimer de tout son cœur et de se donner totalement. « Il y manque l’audace et le feu inventeur », écrit Alain 1. Le Zarathoustra de Nietzsche, lorsqu’il quitte la montagne, où il méditait dans la solitude, pour retourner auprès des humains, déclare : « Je suis dégoûté de la sagesse ». Pour mener le procès de la sagesse, on a eu recours au Nouveau Testament. Ainsi, a-t-on souligné que les exigences excessives et extravagantes de Jésus font contraste avec les conseils raisonnables et mesurés du pharisien Hillel 2, soucieux de ne pas trop demander ou imposer. L’apôtre Paul a écrit une page, maintes fois citée, plutôt méprisante pour la sagesse, celle qu’incarnent les Grecs ; il l’oppose à la folie de l’évangile 3. Pour de nombreux théologiens, la sagesse fait trop confiance aux humains. Elle leur accorde des pouvoirs et des capacités qu’ils n’ont pas. Elle ne

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LA SAGESSE PRISÉE ET CONTESTÉE




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mesure pas leur indigence, leur misère, leur infirmité. Elle cultive orgueil, suffisance, satisfaction de soi (un reproche étonnant quand on compare la modestie de la plupart des sages à l’arrogance de ceux qui se réclament d’une révélation surnaturelle 4 ). La découverte de Dieu s’accompagnerait d’un désespoir en ses propres possibilités, d’un renoncement à soi et, par conséquent, d’une répudiation de la sagesse. Parce que les êtres humains, avec toute leur sagesse, ont échoué à connaître et à vivre Dieu, il a dû venir à leur secours, se révéler à eux et leur donner le salut. LES RELIGIONS SECTAIRES

LA SECTE

Le mot « secte » vient probablement du verbe latin sequi qui veut dire suivre : suivre un maître, suivre un courant de pensée, suivre un enseignement philosophique ou une voie religieuse, bref se comporter en disciple. Parfois aussi, on rapproche « secte » d’un autre verbe latin secare qui veut dire couper, trancher. Le sectaire suit une voie spirituelle qu’il distingue nettement et sépare radicalement de toutes les autres ; il s’engage sur un chemin de foi qu’il considère comme exclusif. Dans cette perspective, on appelle sectes des groupes religieux nettement délimités, dont les membres ont des convictions fortement affirmées, où la vie communautaire est intense et qui se trouvent en situation de minorité dans la société 5 ; alors que les églises vivent plutôt en symbiose avec la société, présentent un éventail assez large de croyance et des niveaux variés de militance, et n’ont pas de frontières tranchées. Défini ainsi, ce terme n’a rien de disqualifiant ni d’infamant. Il désigne un certain type de convictions et d’attitudes religieuses, sans appréciation négative ou positive. Contrairement à l’usage qui prévaut aujourd’hui, je ne l’emploie pas ici péjorativement et je ne m’en sers pas pour stigmatiser des mouvements ou des groupes aux activités nocives pour les personnes et la société. 4 Voir le chapitre 5. 5 Cette définition, proche de celles de nombreux sociologues des religions, se

trouve, entre autres, chez le théologien George Lindbeck (La nature des doctrines. Religion et théologie à l’âge du post-libéralisme, p. 99). Voir M. Boss, G. Emery et P. Gisel, éd., Postlibéralisme ? La théologie de Lindbeck et sa réception, p 17-19, 73-74.


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L’ALTÉRITÉ DE DIEU

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Pour les spiritualités de type sectaire, il existe dans notre monde un espace singulier, à nul autre semblable, d’exterritorialité si je puis dire. Sur un point, un seul, ou dans une suite unique d’événements, Dieu a opéré une trouée. Là, il a brisé l’organisation et la logique du monde pour y introduire la vérité qui n’y a pas ordinairement de place. Le croyant repousse et élimine tout le

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LA RÉVÉLATION EXTERRITORIALE

 

Pour les spiritualités de la sagesse, il existe une continuité et une parenté entre la réalité du monde et la vérité de Dieu. On passe de l’une à l’autre par approfondissement, réflexion, méditation ou contemplation. Les courants religieux de type sectaire affirment, au contraire, qu’il y a rupture et antinomie. Le monde relève du mensonge, de l’erreur ou du péché. Il manifeste ou reflète le diabolique, le démoniaque, l’absurde, et nullement le divin, le saint ou le sacré. Quand Dieu se fait connaître, il contredit ce que nous portons en nous et ce que nous constatons autour de nous. Lorsqu’il se révèle, une puissance fait irruption dans notre vie, inattendue, étrangère et extrinsèque, sans aucun rapport avec ce que nous connaissons, sentons, découvrons par nous-même. Les pensées de Dieu diffèrent totalement des nôtres ; ses voies ne se confondent pas avec les chemins sur lesquels nous marchons de nous-mêmes. La vérité divine s’exprime dans des paradoxes qui renversent les opinions des sages. Elle se manifeste par des actes et des événements qui cassent l’ordre habituel du monde. Le christianisme classique proclame qu’elle vient à nous dans un homme qui est en même temps Dieu, ce qui ne s’était jamais vu, ne se verra plus jamais, et dépasse notre entendement. Dieu agit non dans la régularité de la nature, mais par la résurrection impossible et invraisemblable d’un crucifié. Quand Dieu se manifeste, le miracle jaillit, se déploie et se multiplie. De même qu’ébranle une région et la remodèle un volcan ignoré qui entre en action ou un aérolithe imprévisible qui tombe du ciel, de même la révélation divine fait irruption dans notre vie. Notre sagesse s’effondre, nos pensées s’écroulent, nos habitudes basculent, nos valeurs s’éboulent, tout dégringole et se renverse. Un autre paysage, un nouveau monde, une existence différente se mettent en place.


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reste. Il se réfère, s’accroche à ce point ou à cette suite. Il y revient, y retourne sans cesse dans des rites ou des célébrations qui l’arrachent au monde et font de lui le citoyen d’une autre patrie, voyageur de passage dans un pays qui lui est devenu étranger. Selon la secte, la religion ou la foi nous met en contact avec un Dieu qui ne réside ni en nous ni dans le monde, mais audehors. Il se manifeste exclusivement en un lieu précis, qui fait exception. Ailleurs et autrement, on ne perçoit rien de lui. Dans cette perspective, le travail sur soi et la méditation sur le monde n’ont pas de sens ni d’intérêt. Les exercices spirituels et les efforts de discernement nous enfoncent dans nos erreurs. Ils augmentent notre divagation, entretiennent notre orgueil, nourrissent une confiance illusoire en nos capacités, alors qu’il nous faudrait désespérer de nous-mêmes. La vérité ne se trouve pas en nous, ni dans notre monde, mais extra nos, selon une formule fréquente chez Luther. Le croyant ne découvre pas une lumière ou une présence enfouie en lui. Il meurt à lui-même et ressuscite. Il devient une nouvelle créature. LA SECTE SÉDUISANTE ET IMPOSSIBLE

Le christianisme a toujours hésité entre la logique de la sagesse et celle de la secte. Selon les tempéraments, les situations et les époques, l’une ou l’autre a prévalu. Il faut reconnaître l’attrait et la force de la seconde. Elle favorise une fidélité parfois héroïque à l’évangile, alors que des compromissions douteuses menacent la première. Elle maintient une fidélité intransigeante au message biblique, alors que la sagesse risque de le rendre inutile : à quoi bon se référer à un livre inspiré si la vérité est en nous ? Pourtant, malgré sa vigueur et bien que séduisante, cette deuxième attitude se heurte à trois fortes objections qui en montrent le défaut et surtout les inconséquences. D’abord, la revendication d’une totale originalité du message biblique ne résiste pas à l’examen des textes. Les littératures religieuses et philosophiques du Proche-Orient, du bassin méditerranéen et des diverses cultures contiennent des enseignements, des intuitions, des commandements très proches, parfois identiques, ce qui réfute l’affirmation d’une discontinuité radicale et qui indique l’existence d’une parenté étroite et importante de la révélation biblique avec les autres spiritualités et sagesses. Ensuite, la thèse de la radicale originalité rend impossible la révé-


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Ces deux localisations de Dieu et de sa révélation sont-elles aussi totalement et radicalement contradictoires qu’elles le paraissent à première vue ? Je ne le pense pas. Si elle s’avérait inévitable, l’obligation d’en adopter une et de rejeter l’autre nous placerait devant un choix impossible et nous enfermerait dans une alternative ruineuse. Certaines versions du judéo-christianisme l’ont bien compris. Elles ont cherché à joindre et à équilibrer les spiritualités de sagesse avec celles de type sectaire, en affirmant que Dieu se 6 7 8 9

Dogmatique, v. 1, § 6. Ac 17, 23-29. Ac 1, 10-12. Dans le premier chapitre de Dans la cité. Réflexions d’un croyant, j’analyse les conséquences de cette attitude sur l’engagement politique des chrétiens et des églises.

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L’AUTRE ET L’INTIME

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LA BELLE AU BOIS DORMANT

 

lation. Avec un Dieu tout autre qui n’a rien de commun avec nous, aucune communication n’arrivera à s’établir. Si sa parole n’a rien à voir avec ce que nous vivons, pensons et savons, nous ne pouvons pas la recevoir et la comprendre. À cette objection, Karl Barth a répondu que, lorsqu’il s’adresse à nous, Dieu nous rend capables de l’entendre6. Il crée en nous l’organe (l’oreille) qui nous permet de l’écouter. La révélation, ainsi comprise, a lieu dans l’homme, elle n’est pas vraiment faite à l’homme : Dieu nous parle et reçoit en nous sa parole qui nous demeure étrangère. Au contraire, d’après le livre des Actes des Apôtres, à Athènes Paul déclare aux Athéniens : « ce que vous vénérez sans le connaître, c’est ce que je vous annonce », et la suite de son discours insiste sur notre proximité avec Dieu 7. Enfin, la religion sectaire pousse à se protéger du monde, à le fuir ou, en tout cas, à s’en isoler et à s’en préserver le plus possible. Or, l’évangile demande plutôt au croyant de s’y insérer et d’y inscrire sa foi. Dans le récit de l’Ascension 8, les disciples, attentifs à l’avertissement des messagers vêtus en blanc (« pourquoi vous arrêtez-vous à regarder le ciel ? »), retournent à Jérusalem. La religion sectaire préconise le mouvement contraire : sortir de la cité des hommes et contempler le ciel 9.


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trouve à la fois en nous et hors de nous. « Dieu, écrit M. Buber, est “le tout autre” […] mais il est aussi le “tout même” 10 », à la fois radicalement différent et profondément proche, semblable ou parent. Nous découvrons Dieu ou plutôt il se révèle à nous simultanément comme une présence dans les profondeurs de notre existence et comme une interpellation qui vient à nous d’ailleurs. Sans cette dualité, pas de rencontre authentique avec Dieu. Ainsi, Augustin déclare : « Ceux-là seuls reçoivent [Dieu] qui comparent sa voix venue de l’extérieur avec la vérité qui est à l’intérieur. » Zwingli distingue la « parole extérieure », celle que nous lisons dans la Bible et que la prédication fait entendre, et la « parole intérieure », « celle que Dieu a écrit dans nos cœurs » en nous créant 11. Leur rencontre et leur accord font naître et se développer la vie chrétienne. Alexandre Vinet écrit : « L’Évangile est caché au fond de toute conscience… Cet Évangile intérieur… ne serait rien sans l’Évangile extérieur, mais… l’Évangile extérieur ne serait rien [sans l’intérieur]… Il y a… au-dedans de nous… quelque chose qui rend témoignage à l’Évangile et qui, incapable de l’annoncer à l’avance, est capable de le reconnaître lorsqu’il paraît 12. » Dans la même ligne, Albert Schweitzer affirme que le christianisme « ne doit pas se référer seulement aux révélations historiques, mais aussi à la révélation intérieure qui leur correspond 13 ». UN CONTE EN GUISE DE PARABOLE

Si on ne lit plus guère Charles Perrault, Walt Disney a en même temps sauvé de l’oubli et passablement altéré certains de ses contes, de même que la religion instituée à la fois conserve et déforme la révélation. La Belle au bois dormant va me servir de parabole ou d’allégorie pour expliquer comment, à mon sens, naît et se déploie un authentique discours sur Dieu. Faisons du prince charmant le symbole de la parole qui vient de l’extérieur, et sur laquelle insiste à juste titre la secte. Voyons dans la princesse l’image de la parole intérieure, celle qui réside en nous et que la sagesse, avec raison, recherche. Sans la belle 10 Je et tu, p. 119. 11 P. Stephens, Zwingli le théologien, p. 224-226. 12 Cité d’après B. Reymond, À la redécouverte d’Alexandre Vinet, p. 147. 13 A. Schweitzer, Les religions mondiales et le christianisme, p. 72.


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endormie, cachée dans le château au cœur de la forêt, sans la vérité intérieure enfouie au plus profond de nous-mêmes, la parole prédicative et le baiser sacramentel du prince n’auraient aucun effet. Ils ne réveilleraient ni n’animeraient personne. Sans le prince qui la cherche et la découvre, sans cette extériorité qui vient à elle, la belle resterait plongée dans son endormissement et ses rêves. La religion sectaire court le danger de transformer Dieu en un prince errant qui ne trouve jamais de belle à embrasser, tandis que la sagesse risque de faire de l’intériorité une belle assoupie sans prince pour la rendre consciente d’ellemême. Les deux éléments, les deux pôles, le prince et la belle, ont besoin l’un de l’autre, pour échapper à un sommeil ou à une agitation également stériles. Ernst Troeltsch souligne que l’évangile proclame un salut par la relation. L’être humain ne rencontre pas Dieu et ne se sauve pas tout seul, par ses propres moyens, contrairement à ce qu’affirme la déviation pélagienne qui relève du type « sagesse ». La révélation et le salut ne lui tombent pas dessus par un acte de Dieu seul, comme le laisse entendre la théorie à caractère sectaire de la prédestination. La foi, qui implique connaissance, sentiment et action, naît de la rencontre et du dialogue d’une extériorité ou d’une altérité avec une intériorité ou une intimité. Interprété comme je viens de le faire, ce conte montre comment deux attitudes, deux démarches, deux logiques, à première vue opposées et incompatibles, arrivent à s’associer et à se combiner. À mon sens, on ne peut parler justement de Dieu que si on parvient à articuler de manière bipolaire une réflexion sur soi et sur le monde avec une constante référence au message de la Bible (que je ne confonds évidemment pas avec la lettre du texte). Quand l’équilibre se rompt, notre discours devient insensé. Nous sommes toujours pris dans une tension entre la sagesse et la secte, et un unilatéralisme dangereux nous menace sans cesse.


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Chapitre 

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L’IMPOSSIBILITÉ DE DIRE DIEU

   

Notre langage dépend étroitement de ce que nous sommes. Notre appartenance au monde et la situation que nous y occupons le conditionnent. Notre relation avec les réalités qui nous entourent le façonne. Quatre catégories organisent et déterminent notre expérience quotidienne : la temporalité, la spatialité, la causalité et la substantialité. Le langage se situe dans le cadre que ces catégories dessinent. Il les exprime, les formalise, les rend conscientes et permet de les penser. En même temps, il s’y soumet et s’y enferme ; il ne peut pas en sortir ni leur échapper. Or, ces catégories correspondent à notre condition et aux structures de notre être. En termes théologiques, on dira qu’elles caractérisent l’état de créature. La création fait surgir un espace, un temps, une matière et des événements (c’est-à-dire des interactions causales). La doctrine de la création indique les limites de l’être humain. Comme l’a bien vu Calvin, elle pose une frontière infranchis-

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LES LIMITES DU LANGAGE

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Tout discours sur Dieu se heurte d’emblée à l’objection de l’ineffabilité ou de l’indicibilité de Dieu. De nombreux penseurs, philosophes ou théologiens estiment que Dieu se situe en dehors du domaine sur lequel le langage a prise. Quand on essaie d’en parler, on se lance dans une tentative vouée d’avance à l’échec et peut-être condamnable en son principe même. Chaque fois que l’être humain croit qu’il dit quelque chose de Dieu, il se fait des illusions, il se dupe lui-même et, sans en avoir conscience, il blasphème. Cette disqualification du discours sur Dieu tient aussi bien aux limites du langage qu’à son pouvoir.


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sable par l’homme, au-delà de laquelle se situe le « secret » ou le mystère de Dieu. « Tu es un Dieu caché » dit le prophète Ésaïe 1 dans un passage qui précisément se réfère à la création, de même que la fin du livre de Job fonde sur la création l’incompréhensibilité de Dieu 2. Dieu nous est hermétique et énigmatique, parce qu’il ne relève pas du monde ; au contraire, le monde relève de lui. Nous ne pouvons pas aller en deçà de l’acte qui pose le monde et qui, en le faisant surgir, donne naissance au langage. La première parole, le premier « Dieu dit » coïncide avec le commencement du monde et avec l’apparition de la lumière. Ce qui se trouve en amont appartient à l’obscurité et au silence ; on ne peut ni le voir ni l’exprimer. Le monde et le langage nous précèdent, nous constituent et nous entourent de toutes parts, tandis que Dieu précède le monde et le langage, les domine et les dépasse. Il en découle que nos mots, nos concepts, nos catégories, nos discours ne peuvent pas dire son altérité et sa transcendance. Parler de Dieu revient, en quelque sorte, à le « mondaniser », à nier la distance et la différence qui font qu’il est créateur et non pas créature, qu’il est Dieu et non être du monde. LE POUVOIR DU LANGAGE

Si le langage pose ou indique une limite, il représente aussi un pouvoir dont nous disposons. Il procure une maîtrise sur les choses et les gens. La pensée antique a profondément ressenti cet aspect. Pour l’Ancien Testament, connaître le nom de quelqu’un permet de prendre barre sur lui. Dans la Genèse, Adam marque sa supériorité et sa domination sur les animaux en les nommant. La parole « arraisonne » le réel ; elle l’investit en le rendant intelligible, voire familier, et du coup crée les conditions nécessaires pour des manipulations. Le discours prend possession de ce dont il parle et l’assujettit en partie à celui qui parle. La parole a une double fonction. D’abord, elle analyse. En décrivant les phénomènes, elle les classe et les situe. Elle dégage des constantes, elle fait apparaître des principes universels. Elle permet ainsi l’apparition et le développement de techniques qui donnent les moyens, dans la limite du possible, d’agir efficacement. Quand on m’a expliqué, par 1 Es 45, 15 2 Jb 38, 4 sqq.


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   

D’où la thèse que dire Dieu constitue une entreprise impossible et blasphématoire. Son impossibilité tient à l’inaptitude du langage, soumis aux catégories du monde, à exprimer ce qui les transcende. Parler de Dieu relève de l’ubris (l’orgueil, la présomption), c’est-à-dire de la tentation prométhéenne d’aller au-delà de ses capacités, d’échapper à sa condition, de sortir de son lieu. Le blasphème, qui se tapit jusque dans la louange et l’adoration,

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L’INEFFABILITÉ DE DIEU

 

exemple, comment fonctionne mon ordinateur ou mon automobile, je sais ce que je peux en obtenir et comment m’y prendre. Le langage permet de connaître les choses et de s’en servir ; grâce à lui, nous pesons sur les événements au lieu de seulement les subir. Dans beaucoup de religions, on croit que nommer Dieu, savoir comment lui parler, confère le pouvoir de se le rendre favorable. En second lieu, le langage joue un rôle d’exorcisme. En les nommant et en les décrivant, il enlève aux choses, aux êtres et aux événements leur caractère obscur et inquiétant. Il les fait entrer dans le connu, le familier, l’habituel. Il les arrache au chaos, et les soustrait au réel sauvage pour les façonner en cosmos ; il les apprivoise ou les « civilise ». Dans l’Antiquité, une éclipse de soleil terrorisait les gens ; elle ébranlait leur confiance dans le monde, elle leur enlevait toute sécurité. Aujourd’hui, quand elle se produit, les journaux, la radio et la télévision en ont expliqué le mécanisme. Tout le monde sait, avec plus ou moins d’exactitude, comment et pourquoi l’obscurité arrive en plein jour. Dans un tel cas, l’information et l’explication ne débouchent pas sur une manipulation du phénomène. Pourtant, le décrire, en rendre compte, l’avoir cerné par un discours intelligible suppriment l’épouvante et la panique. De même, quelqu’un qui ne va pas bien s’inquiète tant qu’on n’a pas identifié, c’est-à-dire nommé, sa maladie. Savoir comment elle s’appelle apaise, même lorsqu’il s’agit d’un cancer. Dans cette perspective, parler de Dieu revient à essayer de mettre la main sur lui et de le dominer. Or, Dieu est le seigneur. Quand il en parle, l’être humain ne tente-t-il pas de se faire le seigneur de son seigneur ? En disant la divinité de Dieu, du même coup ne la nie-t-il pas ?


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vient de ce que le discours établit une domination. En parlant de Dieu, sans en avoir toujours conscience, on tente de se soustraire à sa souveraineté, de le domestiquer, de s’en rendre maître et propriétaire (tentation que connaît tout prédicateur, tout catéchète et tout théologien). LA NÉCESSITÉ DE DIRE DIEU

Cette thèse ne se laisse pas écarter facilement. Elle oblige à entretenir une certaine méfiance à l’égard de ce que nous disons de Dieu. Un élément d’agnosticisme, de scepticisme et de contestation s’impose toujours. Toutefois, trois arguments conduisent à relativiser l’insistance sur l’ineffabilité. Si elle met justement en garde contre les dérapages qui menacent la théologie, par contre elle n’interdit nullement de parler de Dieu. UNE OBJECTION CONTRADICTOIRE

D’un point de vue strictement logique, l’affirmation de l’ineffabilité se contredit et se détruit elle-même. En effet, la formuler exige qu’on parle de Dieu. On la fonde et on l’explique en développant une argumentation théologique. Pour indiquer que Dieu ne se situe pas dans le cadre du monde, qu’il échappe aux catégories que véhicule notre langage et qui le structurent, il a fallu faire intervenir la notion de création. De même, on a conclu de sa seigneurie que nos mots et nos phrases ne peuvent pas le saisir et le manipuler. Dire que Dieu est créateur et seigneur, c’est bel et bien parler de lui. Seuls un savoir et un discours élaborés sur Dieu peuvent le déclarer inconnaissable et ineffable, en contredisant implicitement ce qu’ils affirment explicitement. De plus, la thèse de l’impossibilité d’un discours sur Dieu repose sur un postulat discutable : celui de sa complète altérité qui nie tout lien ou toute parenté entre le monde et lui. Il serait une sorte d’extraterrestre vivant dans une dimension autre, et non le fondateur, le créateur, le sauveur, le vis-à-vis du monde et de l’humanité. À nouveau, l’impossibilité de la théologie s’affirme à partir d’une conception typiquement théologique de la transcendance : on en fait une coupure qui isole irrémédiablement ou un abîme qui sépare radicalement, alors qu’il serait plus juste d’y voir un certain type de relation. Quand on affirme qu’on ne peut rien dire de quelqu’un ou de


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quelque chose, en réalité on en dit beaucoup. Un agnosticisme qui ne doute pas de lui-même cache et recouvre souvent un dogmatisme clandestin. SILENCE ET ABSENCE.

   

L’analyse du langage théologique, p. 134.

• P A R L E R D E D I E U • ch.

3 Cf. R. Pannikar, « Le silence et la parole. Le sourire du Bouddha » in E. Castelli, éd,

 

Ne pourrait-on pas sentir la présence et l’action de Dieu, ne pourrait-il pas nous atteindre, nous toucher et nous transformer sans que nous devenions, de ce fait, capables de le décrire ? On l’a parfois pensé. Ainsi, au discours réputé douteux et dangereux a-t-on opposé la contemplation jugée plus pure et vraie. « Dieu est là, qu’en nous tout se taise et se recueille » dit un cantique et Goethe écrit : « en silence, vénérez l’insondable ». Les quakers accordent une grande importance au silence. Leurs cultes comportent très peu de paroles, le moins possible, parce que, selon eux, les discours humains masquent, oblitèrent, déforment la vérité divine qui se manifeste pleinement, sans parasitage dans le recueillement et le silence intérieurs. Plusieurs courants de spiritualité considèrent qu’une adoration muette est la seule attitude qui convienne à l’égard de Dieu. On rencontre quelque chose d’analogue chez Gautama Bouddha. Quand les moines l’interrogent sur l’ultime, il ne répond pas ; il se contente de sourire 3. Si les paroles ne parviennent pas à dire la réalité dernière et suprême, le sourire arrive toutefois à l’évoquer. Dans nos cultes, saurions-nous nous contenter de sourire ? Je soupçonne que nous en aurions rapidement assez. Nous serions de moins en moins nombreux à le faire et les sourires persistants deviendraient vite crispés ou figés, quelque peu inhumains, précisément comme celui des statues du Bouddha. En fait, chaque fois qu’on veut cultiver une relation silencieuse avec Dieu, partout où on essaie de se dispenser de le nommer et d’en parler, on constate qu’il finit par disparaître ; il s’en va ou s’évanouit. Langage et présence ne se dissocient guère ; nous percevons les autres, nous communiquons avec eux par la parole. La parole ressemble à l’horizon qui nous entoure ; ce qui n’y entre pas n’existe pas vraiment pour nous. Seul ce qui s’exprime d’une manière ou d’une autre dans le langage nous touche, nous atteint et a une réalité pour nous. La contemplation silencieuse du divin finit par s’exténuer dans une vague


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sentimentalité qui élimine le divin, alors que l’effort pour le dire le maintient vivant et mobilisateur. Significativement, après des siècles de silence sur Dieu, plus personne aujourd’hui ne peut dire si le bouddhisme comporte ou non une altérité ultime. Le silence a une très grande valeur quand il blesse les paroles et les empêche de se construire en totalité englobante, lorsqu’il vient humilier les discours en marquant leurs lacunes et leurs limites, mais pas quand il en dispense et les supplante. Sacha Guitry a écrit que le silence qui suit un concerto de Mozart est encore du Mozart et manifeste son génie. Il en va ainsi parce qu’il arrive après le concerto. S’il le remplaçait, si l’orchestre n’avait fait entendre que du silence, il ne serait ni mozartien ni musical et n’apporterait rien. De même, Dieu se fait sentir et se manifeste puissamment dans le silence (qui n’occupe pas assez de place dans nos cultes) parce que ce silence suit une parole qui conduit à sa propre exténuation et extinction. Quand on se tait totalement sur Dieu, on n’honore pas une présence qui transcende nos paroles. On le traite, au contraire, en absent ou en défunt. On s’éloigne de lui, on l’abandonne. On ne reconnaît plus en lui celui qui fonde, sauve et dirige toute existence. L’apparent respect de l’adoration sans parole conduit à l’indifférence. LA PAROLE QUI AUTORISE À PARLER.

La foi chrétienne se réfère à des livres, ceux de la Bible, qu’elle considère comme les documents de la Révélation. Or, ces livres parlent de Dieu, et en parlent même abondamment.Tout un discours sur Dieu s’y déploie. Il raconte que Dieu crée, qu’il appelle Abraham, suscite Moïse, choisit un peuple, le délivre d’Égypte, lui donne une loi, s’adresse aux hommes par les prophètes et leur envoie Jésus le christ. La Bible relate l’histoire, on pourrait presque dire la biographie de Dieu. Elle en esquisse le visage, en montre la personnalité. Elle permet de le caractériser et sinon de le définir du moins de le décrire. On rétorquera que la Bible est parole de Dieu (il est le sujet qui parle ou inspire le discours) et non pas sur Dieu (il n’est pas l’objet du discours qui vise plutôt l’existence humaine et le salut). Est-ce juste ? Pour les chrétiens à l’origine et au cœur des Écritures, il y a une manifestation divine. Il n’en demeure pas moins que la Bible ne transcrit pas directement la parole de Dieu. Elle contient des discours humains qui la reflètent, lui font


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   

Christ.

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4 Silence de Dieu, parole humaine, p. 37. 5 Version grecque de l’Ancien Testament qui date du troisième siècle avant Jésus-

 

écho et en témoignent. Comme le souligne L. Gagnebin 4, quand la Bible déclare « Dieu dit », c’est toujours un homme qui affirme que « Dieu dit », et qui formule ce qu’il dit. La parole de Dieu ne nous parvient qu’au travers des paroles humaines qu’elle suscite. Nous n’avons pas directement accès à la source, au dire même de Dieu, mais à ce qui en découle, aux paroles sur Dieu que fait naître la révélation divine. La Bible ne s’identifie pas avec la parole de Dieu ; elle est le discours sur Dieu que fonde et légitime la parole divine. De plus, la Bible ne récuse pas tout autre discours sur Dieu que le sien. J’en vois un signe dans le fait que la Septante 5 et à sa suite le Nouveau Testament n’ont pas cherché un terme spécifique pour le Dieu biblique. Ils ne se servent pas d’un nom qui lui serait réservé et dont il aurait l’exclusivité. Ils ont rendu les noms hébreux du Dieu d’Abraham, de Moïse et de David par theos, le mot que les Grecs utilisaient pour désigner leurs divinités. On peut inférer qu’il n’y a ni cassure ni rupture, mais continuité entre le discours sur Dieu né de la révélation biblique et celui qu’on rencontre ailleurs. On ne parle pas d’un être différent, même si on en dit autre chose. Indirectement, la Bible reconnaît ainsi une légitimité partielle aux propos sur Dieu qui ne se situent pas dans la tradition qu’elle représente. Elle conduit, bien entendu, à les rectifier, à les corriger. On peut estimer, en se référant au discours de Paul à Athènes, que ces propos portent sur un « dieu inconnu », autrement dit, qu’ils ne connaissent pas vraiment celui qu’ils nomment. Il n’en demeure pas moins qu’en employant le mot theos, la Bible assume, de manière critique, ce qu’on dit de Dieu en dehors d’elle. De même, elle ne récuse pas mais reprend à son compte, en les modifiant plus ou moins, certains thèmes des religions antiques, comme le montrent les récits de prodiges ou ceux de Noël. Une vérité, même si on la juge obscure et insuffisante, transparaît dans ce que les païens disent de Dieu. Dieu parle également dans leurs discours, même s’il le fait moins clairement que dans la révélation biblique et, plus précisément, néotestamentaire.


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IL FAUT PARLER DE DIEU

Ces trois raisons conduisent à conclure qu’on peut et qu’on doit parler de Dieu. Le silence et l’agnosticisme présupposent un Dieu absent, lointain et différent. Ils ne conviennent pas pour le Dieu présent, l’Emmanuel, qui rencontre l’être humain et se manifeste à lui. K. Barth, reprenant et modifiant une formule de Pascal, a écrit : « Dieu seul peut parler de Dieu6. » J’aurais tendance à nuancer et à modifier cette phrase. Elle rappelle justement à l’être humain qu’il a entendu d’une manière ou d’une autre la parole divine et que son discours dépend d’une parole qui le précède ; elle ne lui interdit pas de s’exprimer. Il ne le fait sans doute pas très bien ni très exactement ; il doit en avoir conscience. Mais, de toute manière, il ne peut faire autrement que parler de Dieu. « Malheur à moi, si je n’annonce pas l’évangile » écrit Paul ; « S’ils se taisent, déclare Jésus, les pierres crieront » 7.

6 Dogmatique, 5, p. 300. 7 1 Co 9, 11 ; Lc 19, 40.


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Chapitre 

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1 Cf. K. Barth, « La Parole de Dieu, tâche de la théologie », in Parole de Dieu. Parole

humaine, p. 196.

    

À cette question, certains ont répondu en préconisant « l’apophatisme », c’est-à-dire un savoir et un discours qui s’en tiennent à des négations. L’être de Dieu nous dépasse et nous échappe ; par contre, nous pouvons découvrir et dire ce qu’il n’est pas. Ainsi, quand nous affirmons son éternité, nous ignorons en quoi elle consiste ; nous indiquons seulement et justement qu’il n’est pas soumis aux catégories de la temporalité. De même, parler de son infinité signifie seulement qu’il ne relève pas des modes de la finitude que sont la spatialité, la substantialité, etc. Notre connaissance de Dieu souligne sa différence avec nous sans avoir les moyens de la caractériser positivement. Elle porte sur ce qu’on ne peut pas attribuer à Dieu. Elle a un contenu négatif. Il y a certainement du vrai dans l’apophatisme. Il se heurte cependant à deux critiques. D’abord, la Bible a choisi une autre voie. À partir des interventions de Dieu dans le monde, elle en parle positivement ; elle proclame ce qu’il est, et raconte ce qu’il fait. Ensuite, l’apophatisme caractérise Dieu par sa non-mondanéité, autrement dit, par sa différence avec le monde. Il le décrit en inversant les réalités que nous connaissons et en les retournant

• P A R L E R D E D I E U • ch.

L’APOPHATISME

 

Le chapitre précédent s’est arrêté sur la tension, parfois vive, que doit affronter tout chrétien : d’un côté, il lui faut parler de Dieu ; de l’autre, en tant qu’homme, il n’arrive pas à bien parler de Dieu 1. Cette tension, on ne la résoudra qu’en découvrant ou en inventant un discours qui dise Dieu dans notre langage sans l’enfer mer dans les catégories de notre expérience du monde, ni le soumettre à nos concepts et à notre logique. Comment y parvenir ?


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dans une présentation négative. Il en parle donc encore à partir du monde et en fonction de nos catégories de pensée. Il l’enferme dans notre expérience et dans notre logique. L’apophatisme manque son but, trahit son intention et tombe dans le piège qu’il voulait éviter. LE PARADOXE

Pour de nombreux existentialistes, on ne peut parler de Dieu que sur le mode du paradoxe. Quand Dieu se manifeste, disent-ils, il le fait en contredisant la doxa, c’est-à-dire l’opinion, l’expérience commune, la pensée habituelle et dominante. Il renverse la logique courante et brise les concepts usuels. La Croix du Christ constitue le paradoxe suprême : le Dieu souverain et vivant se fait connaître à nous sous la forme d’un esclave crucifié. Il se révèle en son contraire, voire en son contradictoire. On peut se demander si cette démarche, quels qu’en soient par ailleurs les mérites, ne se réfère pas à un paradoxe plus apparent que réel. Notre culture accepte plus facilement l’idée d’un Dieu faible, souffrant et crucifié que celle d’un Dieu puissant et souverain, ou que celle du Dieu des armées. Peut-on sérieusement qualifier de paradoxe l’identification de Dieu avec les pauvres, les persécutés, les victimes de ce monde à une époque où, pour beaucoup de croyants, le vrai scandale, celui qui heurterait profondément leurs convictions et leur sensibilité, consisterait à discerner sa présence dans les pouvoirs et les autorités ? N’appellet-on pas paradoxe, dans ce cas, ce qui, rompant sans doute avec des propos d’hier, se conforme à une opinion aujourd’hui assez répandue ? D’autre part, à supposer que la croix représente bien un paradoxe, ce qui serait à vérifier 2, le Nouveau Testament nous la présente comme un paradoxe surmonté et dépassé par la Résurrection 3. Dieu ne se manifeste pas seulement ni principalement dans la mort du Christ. Il se révèle aussi et surtout dans sa victoire sur la mort, dans sa sortie du tombeau. Loin d’écarter une théologie de la gloire, une théologie de la croix l’appelle et en devient un 2 Le thème d’un Dieu qui souffre et qui meurt, ainsi que celui de l’envoyé de Dieu

humilié, supplicié et exécuté se rencontrent dans l’histoire des religions. Ils ne me semblent pas aussi exceptionnels et révolutionnaires qu’on le laisse entendre. 3 Voir dans A. Gounelle, Parler du Christ, les chapitres 4 et 5.


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moment, de même que le Vendredi Saint n’a de sens que parce que Pâques le suit et l’éclaire. Enfin, le paradoxe risque de tourner au système clos, à une logique enfermante et réductrice qui interdit à Dieu de se manifester autrement et qui développe un savoir impérialiste sur Dieu 4. L’INSOLITE

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4 Voir A. Gounelle, Après la mort de Dieu, p. 85-88. 5 D. Marguerat, Le Dieu des premiers chrétiens, p. 12-13.

 

Une troisième réponse reprend ce qu’il y a de juste dans la première et la seconde, sans tomber dans le danger majeur qui les guette, celui d’une systématisation abusive. Elle déclare que le discours sur Dieu doit avoir un caractère insolite. Il surprend et étonne. L’insolite comprend et englobe l’apophatisme et le paradoxe, et aussi les déborde, les dépasse, en ce qu’il n’implique pas forcément un renversement ou une inversion de la logique habituelle. Il peut l’élargir, apporter une nouveauté ou un changement, ouvrir des possibilités inédites sans la détruire. Il n’enferme pas dans un système d’opposition et de contradiction. Ce thème de l’insolite a le mérite de se référer aux discours de Jésus et, plus précisément, aux paraboles. À la différence de l’allégorie, simple jeu de miroirs et de correspondances, la parabole parle de Dieu en introduisant une bizarrerie, en mettant en scène une anomalie. Dans cette ligne, D. Marguerat voit en Jésus la parabole même de Dieu : en Jésus Dieu se révèle, parle de luimême et de nous sous une forme inattendue, hors de toute convention 5. Ce qui soulève un problème redoutable : si la parabole exprime la vérité de Dieu en nous étonnant, pour qu’elle fonctionne bien, il faudrait l’entendre pour la première fois. Les histoires du bon samaritain et du fils prodigue sont tellement connues qu’elles ne nous surprennent pas ; nous ne percevons plus ce qu’elles ont d’insolite. Comment leur rendre leur « force de frappe » ? La prédication a certainement pour vocation d’éveiller et d’entretenir l’étonnement. Elle vise à empêcher que le savoir, l’habitude, la familiarité étouffent ou masquent l’étrangeté des textes, de même que la routine conjugale ne doit pas effacer l’émerveillement de l’amour. La vie spirituelle, personnelle ou ecclésiale, a pour objectif d’installer dans la durée la surprise du commencement.


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Dans cette perspective, parler de Dieu au féminin me semble avoir aujourd’hui une relative pertinence, non pas parce que Dieu serait femelle (il n’est pas non plus mâle, ce qui n’a pas empêché d’en parler au masculin), non pas seulement parce qu’on restitue ainsi symboliquement à la femme une valeur qu’on lui a trop souvent refusée, mais aussi parce que cela nous surprend. On ébranle des images trop familières qui sont petit à petit, sans que nous en ayons conscience, devenues des idoles. En elle-même, une conception féministe de Dieu prête à critique et des dérives la menacent. Toutefois, quand elle vient contester la domination d’une représentation unilatéralement masculine, elle prend du sens et de la vérité. Cependant, l’insolite pose en fin de compte le même problème que le paradoxe : on ne peut pas le programmer et l’utiliser systématiquement sans le détruire. On a beaucoup ri du journaliste sportif qui avait commencé ainsi un article : « L’équipe de France nous étonnerait, nous n’en serions pas surpris. » La cocasserie du propos renvoie à une difficulté réelle. On finit par s’attendre à l’inattendu et par se familiariser avec l’étrange quand ils se répètent. Cultiver l’insolite le rend habituel et prévisible ; s’il devient une méthode et un procédé, on le transforme en son contraire. LA PLURALITÉ DES LANGAGES

La Bible se caractérise par sa diversité. Elle n’a pas recours à un seul type de discours pour parler de Dieu ; elle en utilise plusieurs. D. Marguerat en relève trois principaux dans le Nouveau Testament: celui de la narrativité et du récit dont se servent surtout les évangiles ; celui de la réflexion, de l’argumentation ou de la spéculation qui domine dans les épîtres; enfin, celui de la poésie, de l’expression esthétique qui l’emporte dans l’Apocalypse. On pourrait proposer d’autres classements et distinguer à partir de l’Ancien Testament des discours de louange, de contestation, de fondation, de législation, etc. Peu importent les nomenclatures. Quoi qu’il en soit, on a « une luxuriance… une immense diversité pour dire Dieu », selon une expression de D. Marguerat, qui intitule significativement la première partie de son livre : « Plusieurs langages pour une parole ». Dans la même ligne, Paul Ricœur écrit que la nomination biblique de Dieu « n’est pas simple, mais multiple… n’est pas monocorde, mais poly-


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phonique 6 ». La pluralité des théologies et la diversité des modes d’expression permettent dans leurs entrecroisements d’exprimer quelque chose de Dieu. Ce livre, par exemple, dans le meilleur des cas (je veux dire s’il n’est pas trop raté) représente seulement un discours parmi bien d’autres également possibles et légitimes. Tous ces discours ont besoin de dialoguer les uns avec les autres, sinon ils s’absolutisent et perdent leur pertinence. L’ART

    

fausseté d’un énoncé.

• P A R L E R D E D I E U • ch.

6 Études théologiques et religieuses, 1977/4, p. 97. 7 Falsification désigne plutôt l’activité d’un faussaire que la démonstration de la

 

Parmi les différents langages, celui de l’art paraît particulièrement intéressant. Dieu se chante plus qu’il ne se dit, affir mait un de mes amis (malheureusement, il chantait faux, ce qui nuisait à la pertinence de son propos). En effet, l’art évoque, suggère plus qu’il ne définit, détermine et fige. Il implique une sourde protestation contre le réel et la volonté de l’ouvrir à de nouvelles dimensions. J’y reviendrai dans la conclusion de ce livre. À mon sens, le discours religieux s’apparente plus à l’art qu’à la science. On veut parfois appliquer à la théologie le principe méthodologique de la « falsification » comme on a tort de dire 7, ou de la « réfutabilité », ce qui serait plus exact. Ce principe, formulé par K. Popper, et adopté par plusieurs courants de l’épistémologie contemporaine, déclare qu’un fait ou une expérience peut démentir un énoncé, mais non pas l’imposer et établir sa vérité (il y a toujours plusieurs hypothèses ou propositions possibles pour en rendre compte). La confrontation avec le réel ne contraint pas à adopter une théorie ; toutefois elle oblige à en rejeter certaines qu’elle disqualifie. Je ne nie pas la pertinence de ce principe. Je constate, par exemple, que la Bible ne fonde ni n’autorise un seul discours ou un seul courant théologique. Par contre, elle en refuse ou interdit certains, ce qui correspond bien à ce qu’affirme ce principe. Toutefois, son utilisation systématique en théologie me laisse réticent pour deux raisons. Premièrement, parce qu’il a un champ de pertinence limité et ne peut pas prétendre à une validité universelle. Il est, par exemple, totalement inopérant pour évaluer un tableau de Monet ou un prélude de Debussy. Or, ce tableau et ce prélude ont plus d’importance


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existentielle, ils me concernent et me touchent plus que n’importe quel énoncé scientifique. Ils me semblent plus proches par leur visée et leur mode d’expression du discours biblique. Deuxièmement, l’évangile, comme G.Vahanian aime à dire, se réfère à une utopie 8, celle du Royaume. L’utopie n’a pas (en tout cas pour le moment) sa place dans le réel ; elle tente, et parfois y réussit, de le faire éclater pour le recomposer autrement. Le réel la dément et la contredit, ce qui ne lui enlève ni sa force ni sa vérité. De son côté J. Moltmann écrit : « Des énoncés théoriques trouvent leur vérité dans leur correspondance contrôlable avec la réalité expérimentale donnée. Mais les énoncés d’espérance et de promesse doivent entrer en contradiction avec la réalité qui est présentement objet d’expérience. Ils ne sont pas le résultat d’expériences, mais la condition de possibilité de nouvelles expériences 9. » Le discours sur Dieu (comme le fait souvent l’art dans son domaine) dément, en partie, le réel, en nous faisant découvrir autre chose, en lui ôtant son caractère de norme ultime et de référence dernière, en appelant à un changement. Le principe de réfutabilité ne convient pas ici, car il suppose que le réel a le pouvoir de réfuter tel ou tel discours sur Dieu. LA RELATIVISATION

Cette pluralité de langage empêche d’en absolutiser un, de confondre Dieu avec ce que nous en disons, de l’enfermer, ou de s’imaginer l’enfermer, dans notre discours. Par exemple, la Bible parle souvent de Dieu en l’appelant père et quelquefois en l’assimilant à un époux. Chacune de ces appellations vient contester la suffisance et la totale adéquation de l’autre. La comparaison avec l’époux fait découvrir que celle du père ne convient pas totalement, et l’analogie avec le père que celle de l’époux a des limites. On ne peut pas prendre ces expressions à la lettre: elles évoquent bien quelque chose de Dieu, mais elles ne le définissent pas. Ajoutons que ces deux images sont elles-mêmes mises en cause par les qualifications féminines de Dieu qu’on rencontre parfois dans la Bible et que les théologies féministes ont justement mises en valeur. L’entrechoquement de nos représentations de Dieu les relativise et s’oppose à l’idolâtrie qui les guette toutes. 8 Voir G. Vahanian, Dieu et l’utopie et L’utopie chrétienne. 9 Théologie de l’espérance, p. 14.


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10 Il ne faut pas confondre la doctrine trinitaire (qui dit que Dieu est une substance

ou une nature en trois instances ou « hypostases ») avec la formule ternaire « Le Père, le Fils et l’Esprit », attestée par le Nouveau Testament, et que les Églises unitariennes (antitrinitaires) utilisent sans problème. 11 Voir mon article « La trinité selon Tillich » dans M. Despland, J. C. Petit et J. Richard, éd., Religion et culture. 12 Les chapitres qui suivent souligneront quelques aspects intéressants du symbolisme trinitaire. 13 A. Birmelé et M. Lienhard, éd., La foi des Églises luthériennes. Confessions et catéchismes, p. 338, n° 587.

    

Un mot relationnel n’indique pas ce qu’est quelqu’un ou quelque chose en lui-même ; il déclare ce qu’il représente ou ce qu’il signifie pour un autre. Par exemple, si je dis de Pierre qu’il est brun et maigre, qu’il a cinquante ans et qu’il travaille à Paris, ces énoncés décrivent et situent sa personne. Quand j’ajoute qu’il est mon ami, je change de registre, je parle du lien qui existe entre nous et j’utilise un terme relationnel, ce que je n’avais pas fait auparavant De même, Dieu n’est pas Dieu en lui-même, tout seul, isolément. Il l’est dans la mesure où on l’adore et le vénère, où on place sa confiance et son espérance en lui. Luther écrit dans le Grand catéchisme, que la foi fait le Dieu 13. Tillich répète souvent qu’est

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DIEU, UN MOT RELATIONNEL

 

Entre ce que nous disons de Dieu et ce que Dieu est en lui-même, il existe certes un rapport ou une relation, mais aussi une différence et une distance. Il ne faut ni mépriser ou dévaloriser, ni absolutiser ou diviniser notre manière de parler de Dieu. Prenons le cas du dogme trinitaire. Sa formulation, élaborée par les conciles de Nicée-Constantinople et de Chalcédoine 10, soulève des problèmes qui le rendent difficilement défendable 11. Il ne s’ensuit pas qu’il soit dépourvu de valeur. Il constitue un discours pour dire Dieu qui ne manque pas de mérite, surtout quand on le place dans son contexte, encore qu’il ne soit, à mes yeux, ni le seul possible ni le meilleur. Je reconnais tout à fait que la doctrine trinitaire veut rendre compte du Dieu biblique. Elle y réussit en partie 12 et rend service, même si elle présente bien des faiblesses et de grandes insuffisances. J’admets qu’on puisse y tenir. Par contre, je réagis quand on déclare : « Je crois au Dieu trinitaire », parce qu’alors on confond Dieu et notre manière d’en parler. On tombe dans cette idolâtrie qui ne distingue pas Dieu de la représentation qu’on en a. Plutôt que de lutter pour maintenir ou pour supprimer ce dogme, apprenons à le relativiser.


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mon Dieu ce qui me préoccupe ultimement, ce que je prends au sérieux sans aucune réserve 14. Dieu ne dépend pas de moi, il n’a pas besoin de moi pour être ou exister 15. Cependant, en dehors de sa relation existentielle avec les croyants, il est l’Être Suprême, la Réalité Ultime, le Grand Architecte de l’Univers, « l’en soi-pour soi », et non pas Dieu. Pierre existe, est brun et maigre, a cinquante ans indépendamment de moi ; par contre, il est ami par et dans son lien avec moi. Parler de Dieu exige, par conséquent, qu’on parle en même temps de soi ou, plus exactement, de sa relation avec Dieu, de la manière dont il nous atteint, intervient dans notre vie, change notre existence. La théologie se présente toujours comme une anthropothéologie (elle parle de l’homme touché par Dieu) ou, si on préfère, une théoanthropologie (K. Barth propose cette expression pour souligner que l’initiative de la rencontre appartient à Dieu 16). On ne parle pas vraiment de Dieu en le séparant du monde et en l’isolant de l’être humain. L’Institution de la Religion Chrétienne de Calvin s’ouvre par un chapitre qui s’intitule : « La connaissance de Dieu et de nous sont choses conjointes ». Le discours sur Dieu porte sur l’Emmanuel et décrit plus notre relation avec Dieu que son essence. Il n’implique pas seulement l’être humain en général, dans ce qu’il a de commun avec tous les autres. Il met personnellement en cause, engage et compromet celui qui le tient. Il a un caractère d’aveu ou de « confession », confession de ce qu’on croit, de ce qu’on vit, même quand on n’en fait pas le récit. À cet égard aussi il y a une relativité de ce discours : d’abord parce qu’il situe Dieu dans sa relation avec l’être humain ; ensuite parce que je ne peux ni ignorer ni dissimuler que la situation où je me trouve, la condition qui est la mienne, les expériences que j’ai faites me donnent un certain point de vue et orientent mes propos. D’autres parlent autrement de Dieu que moi, peut-être moins bien, peut-être mieux, peu importe. Je n’ai et ils n’ont ni entièrement raison ni entièrement tort, car Dieu dépasse tous nos discours et nos discours n’ont de sens que s’ils rendent témoignage de notre lien personnel avec lui.

14 « Préoccupe » au sens de ce qui me concerne, me touche, m’importe ; l’anglais

concern que traduit ce verbe n’a pas de connotations moroses. 15 Sur la différence entre « exister » et « être », voir le chapitre 7. 16 Introduction à la théologie évangélique, p. 13.


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Chapitre 

      UN MONOPOLE POUR JÉSUS LE CHRIST ?

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      

1 Sur les différents sens du mot « théisme », voir la notice que j’ai rédigée dans Encyclopédie du Protestantisme. 2 R. De Pury, R. Chapal, R. Jeanneret, L’argile et le maître potier, première leçon.

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Sous l’influence de Karl Barth, et dans la ligne de Luther, beaucoup de théologiens chrétiens contemporains affirment qu’on ne peut parler de Dieu qu’à partir et en fonction du Christ Jésus. Jésus donne la clef, la seule, qui ouvre à la connaissance de Dieu. Nulle part ailleurs, nous n’apprenons ce qu’il est et qui il est. Tout discours sur Dieu qui ne dépend pas de sa révélation en Jésus, le crucifié et ressuscité, relève d’un « théisme 1 » illégitime et développe une idolâtrie. Comme l’affirme un catéchisme réformé des années , on ne sait « rien de Dieu en dehors de Jésus-Christ 2 ». Que Dieu existe et agisse en dehors de JésusChrist, on ne le nie certes pas, mais on ne peut ni ne veut rien en dire. Cette « œuvre de la main gauche » ou cette « œuvre étrangère », pour reprendre des expressions de Luther, nous échappe complètement. Tous les chrétiens ne partagent cependant pas cette thèse ; elle ne paraît même pas majoritaire parmi eux. La théologie catholique classique admet la possibilité d’une connaissance de Dieu indépendamment de la révélation évangélique. Calvin dans la dernière édition de l’Institution de la Religion Chrétienne traite de la création et de la providence avant de parler du Christ. Pour lui, ces doctrines (dont on peut avoir quelque connaissance par nos lumières naturelles) conduisent à celle du Christ et l’éclairent. Toutefois, ce qu’on peut percevoir de Dieu et en dire reste incomplet, insuffisant et inachevé tant qu’on ne fait pas intervenir le Christ. Que j’aie choisi de rédiger un livre sur « parler de Dieu » avant d’en entreprendre un autre sur « parler du Christ » indique clairement que je me rallie à cette seconde position.


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LA GLORIFICATION DE SOI

Dans l’affirmation qu’on ne peut parler de Dieu qu’à partir de Jésus et de sa Croix, on voit souvent le signe d’une grande et juste humilité. Elle prend au sérieux, dit-on, les limites et la faiblesse de l’être humain. Elle découle, ajoute-t-on, du principe du sola gratia, proclamé par la Réforme. Nous sommes sauvés par ce que Dieu fait et non pas par ce que nous faisons. De même, nous n’avons pas d’autre savoir sur Dieu que celui qu’il veut bien nous communiquer. Incapable de découvrir tout seul la vérité comme de faire le bien, l’être humain ne parvient jamais par ses propres moyens à la connaissance de Dieu et à la communion avec lui. Semblable à un mendiant et à un infirme, il ne peut que recevoir. Il doit renoncer à ses pensées et à ses idées (comme il ne doit pas compter sur ses Œuvres) pour apprendre de Dieu lui-même, et de Dieu seul, qui est Dieu. Souvent, dans les faits, cette affirmation débouche plutôt sur un orgueil et une arrogance théologiques. En reprenant une expression de Luther, on la qualifie de « théologie de la Croix », et on l’oppose à « la théologie de la gloire » (qui prétend parler de Dieu en dehors du Crucifié) 3. Dans la plupart des cas, la théologie dite de la croix fonde la gloire de celui qui la soutient et lui permet de crucifier allègrement tous les autres discours religieux ou philosophiques (y compris d’autres discours chrétiens). Elle constitue une exaltation fantastique du christianisme qui lui permet de traiter par le mépris et de récuser par principe ce qui vient d’ailleurs. Parmi les juifs et les musulmans que j’ai côtoyés, certains m’ont impressionné par leur foi et leur très forte conviction de la présence de Dieu. Peut-on vraiment soutenir qu’il s’agit d’une illusion et qu’ils ignorent tout de Dieu ? J’ai rencontré des bouddhistes et des hindouistes. Même si j’ai conscience d’être sur bien des points en désaccord avec eux, je n’ai pas eu le sentiment qu’ils ignorent tout de l’ultime ni que la vision qu’ils en ont n’a rien à m’apporter. J’ai beaucoup appris chez des philosophes tels que Spinoza et Whitehead qui ont été pour moi de véritables témoins de Dieu. Ils m’ont aidé à le vivre et à le penser plus et mieux que beaucoup de théologiens. Qu’on ne connaisse Dieu que dans la mesure où il prend l’initiative de venir à nous et de nous rencontrer, j’y souscris. Je crois, 3 Voir la présentation brève et claire qu’en donne J.-D. Causse, dans J.-M. Prieur,

éd., La Croix. Représentations théologiques et symboliques, p. 133-140.


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autrement je ne serais pas chrétien, qu’il se révèle et nous atteint par excellence dans la personne de Jésus le Christ. S’ensuit-il qu’il ne prenne jamais d’autres chemins et ne se manifeste nulle part ailleurs ? Je ne le pense pas. Sa présence et son action en dehors d’une connaissance consciente de Jésus et d’une proclamation explicite de l’évangile représentent pour moi un fait d’expérience quasi évident 4. Mon vécu vient infir mer cette thèse. De plus, elle arrange et flatte trop les chrétiens pour qu’on ne la suspecte pas. L’ENSEIGNEMENT DE LA BIBLE

4 Voir le chapitre 1 de mon livre, Parler du Christ. 5 Gn 14, 18 ; 1 R, 10, 1-13 ; Mt 2, 1-15. 6 Ac 14, 17. Voir aussi le discours de Paul à Athènes en Ac. 17.

      

Ceux qui tentent de bâtir une doctrine de Dieu uniquement à partir du Christ ont une perception du Christ qui dépend, à leur insu, d’une conception préalable de Dieu qui l’oriente. Ils se font des illusions quand ils croient se référer seulement à la personne et aux paroles du Christ. En fait, ils ne se dégagent pas de la conception de Dieu développée par « le théisme classique » (pour reprendre une expression des penseurs du Process). Dans

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LE CHRIST SE COMPREND À PARTIR DE DIEU.

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Par ailleurs, je doute qu’elle soit vraiment fidèle à la Bible. Dans les Écritures, l’Ancien Testament vient avant le Nouveau, et on ne peut comprendre le Nouveau qu’en fonction et à partir de l’Ancien. Il serait d’ailleurs préférable d’éviter de parler de l’« Ancien » Testament, ce qui suggère qu’il est périmé et que le Nouveau l’a remplacé. Disons, plutôt, le Premier et le Second Testament : le Premier rend possible le Second et le Second s’appuie constamment sur le Premier. Le discours que Dieu adresse à l’humanité et le témoignage d’Israël sur Dieu précèdent le message évangélique et fondent le témoignage rendu à Jésus. Jésus a constamment affaire à des gens, juifs et païens, qui se réfèrent à Dieu, à Dieu connu en dehors de lui. Loin de récuser cette référence, il s’en sert pour donner sens et autorité à sa prédication, à son œuvre et à sa personne. À plusieurs reprises, la Bible mentionne une présence, une action, voire une révélation de Dieu chez des païens, comme Melchisédeck, la reine de Saba, les mages 5, pour ne donner que quelques exemples. Paul affirme à Éphèse qu’il ne s’est laissé nulle part sans témoignage 6.


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bien des cas, la critique philosophique a plus fait pour nous en libérer qu’une réflexion christocentrique. La priorité ou le monopole du Christ apparaît donc comme une déclaration de principe démentie par les faits. Je ne songe nullement à nier que le chemin existentiel de la piété ou de la foi personnelle puisse conduire, et conduise souvent, de Jésus à Dieu. Il arrive aussi qu’en sens inverse, il parte de Dieu pour aboutir à Jésus, comme chez ce pasteur qui avait de la peine à intégrer Jésus dans sa foi ; ses lettres émouvantes confient à son professeur de théologie qu’il demande sans cesse à Dieu, dans sa prière, de lui faire découvrir le Christ 7. La foi vécue prend des chemins divers et les itinéraires de l’expérience spirituelle varient selon les cas, sans qu’on puisse décréter l’un d’eux meilleur que les autres. Par contre, la route de la réflexion et de l’intelligence de la foi me semble aller plutôt de Dieu vers Jésus. La primauté, tout à fait légitime, de Jésus dans un type de piété ne justifie pas la primauté théologique de la christologie sur la doctrine de Dieu, car, en réalité, on ne comprend Jésus qu’à partir d’une conception préalable implicite ou explicite de Dieu. Une doctrine de Dieu clandestine fonctionne chez ceux qui ne prétendent connaître Dieu qu’à partir de Jésus. Ces considérations n’entendent nullement écarter ni diminuer l’importance du Christ dans la vie de la foi et dans la réflexion théologique des chrétiens. S’il n’est pas toujours au départ, par contre il doit se trouver à l’aboutissement. Une piété qui le laisserait de côté ou ne lui accorderait qu’une place secondaire ne pourrait pas se prétendre chrétienne. Une théologie qui serait incapable de le comprendre et de l’expliquer se disqualifierait et ne rendrait pas fidèlement compte de l’évangile. Toute doctrine chrétienne de Dieu doit se confronter et se soumettre à ce qu’en dit Jésus. Notre connaissance de Dieu a sans doute d’autres sources que la personne et l’enseignement du Christ. Cependant, pour un chrétien, le Christ représente la norme, celui qui permet de juger et de tester nos propos et nos pensées. La théorie dite de la « concentration christologique » enferme toute la vérité dans la connaissance du Christ. Selon elle, la christologie englobe l’ensemble des doctrines qui en dépendent et en constituent de simples chapitres. On ne peut donc parler 7 G. Frommel, Lettres et pensées, p. 99, 105, 119, 130. Cf. M. Bouttier, « Portrait de

mon père », Foi et vie, 1974/2, p. 41-42, p. 52.


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justement de Dieu, de l’être humain et du monde qu’à l’intérieur du discours sur le Christ. Cette christologie concentrationnaire se distingue du « christocentrisme » qui estime que si le Christ ne contient pas en lui toutes les vérités, il n’en demeure pas moins qu’il permet de mesurer et d’évaluer chacune d’elles, et que toutes conduisent et aboutissent au Christ, tel qu’il s’est manifesté par excellence dans l’homme Jésus de Nazareth 8.

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      

8 Sur ces thèmes, en particulier sur la distinction entre le Christ et Jésus, voir mon

livre Parler du Christ, en particulier le chapitre 3.


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Chapitre 

 -   Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’affirmation de la crédibilité de Dieu ne va pas du tout de soi dans le christianisme. Elle soulève, au contraire, quantité de problèmes et se heurte à de nombreuses objections. Beaucoup de croyants la jugent dangereuse, choquante, voire inacceptable. Affirmer la crédibilité de Dieu revient, en effet, à s’opposer aux deux grands courants qui ont occupé et qui tiennent encore une place majeure dans la réflexion et la piété des églises. Ces deux courants divergent sur bien des points. Pourtant, même s’ils le font pour des motifs contraires, ils récusent l’un et l’autre la thèse de la crédibilité de Dieu. Le premier associe la foi chrétienne à la crédulité (ce mot n’a pas ici un sens péjoratif), le second affirme la crédentité (un terme dont le sens exact sera précisé plus bas) de Dieu. LA CRÉDULITÉ

LE DIEU INCROYABLE

Quand on défend la crédibilité de Dieu, on rapproche la foi de la sagesse 1. On estime sinon rationnel, du moins raisonnable de croire. On peut parvenir à Dieu par la méditation, la réflexion, le discernement. De bonnes et solides raisons, qu’on découvre et dont on évalue le poids au cours d’un processus intellectuel et spirituel, conduisent à lui. Or, pour beaucoup de penseurs chrétiens, la foi relève plutôt d’une sorte de folie, une folie heureuse, bénéfique et souhaitable certes, mais qui n’a rien à voir avec le bon sens. Elle ne s’apparente nullement à une opinion qu’on se forge en cherchant à comprendre, en pesant le pour et le contre, en mesurant ses probabilités ou ses chances d’être juste. Elle ressemble plutôt à une passion qui nous domine et balaie en nous toute résistance. On 1 Voir le chapitre 2.


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  -  

Cette position a de la vigueur et de la valeur. Elle rappelle justement que l’évangile conteste et bouscule les valeurs dominantes dans nos sociétés. Elle souligne bien que Dieu a toujours un caractère surprenant, dérangeant, inattendu par rapport à nos estimations, supputations et évaluations. Il met en cause ce que nous jugeons crédible. Toutefois, contre ce courant mais sans nier le bien-fondé de sa protestation, on peut avancer deux arguments en faveur de la crédibilité divine. D’abord, est-ce vraiment Dieu qui manque de crédibilité et qui apparaît déraisonnable ? Ne serait-ce pas plutôt notre monde ?

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POUR UN DIEU PLUS CRÉDIBLE QU’INCROYABLE

 

peut la comparer à un coup de foudre ; elle s’empare de nous, comme un amour nous tombe brusquement dessus. La foi authentique n’émerge pas d’une recherche, ni ne découle d’une décision de l’être humain. Elle vient d’une puissance qui s’impose à lui. Elle naît d’un acte de Dieu ou de son Esprit qui, sans lui demander son avis, le subjugue, l’entraîne, de même qu’un torrent emporte et envahit tout par la force de son courant. Je crois, dira-t-on ici, non pas parce que Dieu serait crédible et parce que de bonnes raisons me conduisent à adhérer au christianisme, mais parce que je ne peux pas faire autrement. Je crois en dépit de tout ce qui dans la nature ou dans l’histoire dément ma foi, malgré tous les bons motifs que j’ai pour rejeter la religion. Un texte qu’on lit souvent dans les cultes protestants le dit bien : « Malgré le silence et le secret de Dieu, malgré le mal et la souffrance, malgré la famine, les guerres, les catastrophes, malgré mes incompréhensions et mes duretés, malgré tout cela, je crois. » Luther mentionne souvent les « en dépit de », les « malgré » ou les « pourtant » que prononce ou proclame la foi. Elle contredit ce qui dans notre monde passe pour crédible : la force, le pouvoir, l’argent, la réussite. Elle affirme ce qui aux yeux des hommes manque de crédibilité : la faiblesse, l’humilité, l’amour et la fraternité. Le Dieu biblique ne se présente pas en conclusion d’une argumentation ; il ne vient pas à la suite d’une délibération. Il surgit, imprévisible, irrésistible et extravagant. Il renverse sagesse et intelligence en prenant le visage d’un pauvre qui n’a pas de biens, d’un petit qui ne peut pas grand-chose, d’un misérable qu’on crucifie.


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Ne devient-il pas de plus en plus évident, pour le bon sens comme pour la réflexion, que des valeurs insensées dominent largement nos existences personnelles ou collectives. Les logiques de la puissance et de l’argent provoquent sans cesse des guerres, des oppressions, de la misère. Elles détériorent et dégradent tout. Elles écrasent les humains et risquent de tuer notre planète. Elles nous condamnent à mener une vie, soit d’esclave et de machine, soit d’exclu et de démuni avant, peut-être, d’éliminer toute forme d’existence sur la terre. Dès lors, pour le sage et pour le militant de l’humain, un Dieu qui conteste ces logiques et que ces logiques contestent n’est-il pas, en fin de compte, plus crédible qu’un Dieu qui les accepterait ou qu’elles accepteraient ? L’évangile n’acquiert-il pas sa crédibilité du fait qu’il ne sanctifie ni ne justifie ce monde, mais s’insurge contre lui ? Dans cette révolte, il rencontre et rejoint la réflexion humaniste la plus profonde et la plus authentique. Quand se démasquent les fausses valeurs qui éblouissent, aveuglent et asservissent et que se dévoilent les vraies, celles qui éclairent et libèrent, alors on découvre la crédibilité de Dieu, c’est-à-dire son humanisme par contraste avec l’inhumanité démonique 2 de nos sociétés. Affirmer la crédibilité de Dieu signifie vouloir un christianisme humaniste et un humanisme chrétien. Ensuite, refuser toute pertinence à la notion de crédibilité de Dieu engage sur une pente glissante qui conduit très vite à disqualifier la pensée, le jugement et le savoir humains. On demande au croyant de ne pas discuter ni chercher à comprendre. Il doit se soumettre, obéir aveuglement, « s’abêtir » selon le mot atroce de Pascal (pour qui j’éprouve, par ailleurs, beaucoup de respect et d’admiration). La foi, a-t-on dit, renonce à raisonner pour accepter docilement ce qu’on lui enseigne. Elle encourage la soumission et favorise l’acceptation. Elle exige le sacrifice de l’intelligence. Une célèbre formule, attribuée à Tertullien, déclare : credo quia absurdum, je crois parce que c’est absurde, contraire à toute raison. « Qui es-tu pour argumenter et discuter ? » a dit un jour un cardinal, pourtant cultivé et clairvoyant, à un moine qui souhaitait des explications et qui s’appelait Martin Luther. En étouffant la pensée critique, l’obscurantisme 2 J’écris, en suivant l’usage de plusieurs théologiens, « démonique » plutôt que

« démoniaque » pour écarter l’image mythologique du « démon » qui aujourd’hui a perdu en partie son pouvoir de symboliser les forces négatives du monde.


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religieux favorise du même coup le fanatisme de ceux qui oppriment et assassinent au nom de Dieu. Que Dieu dépasse les bornes de notre compréhension et les capacités de notre entendement, j’en suis convaincu. Il n’en demeure pas moins que, selon la tradition biblique, il nous parle, et il le fait pour que nous comprenions. D’où l’importance de maintenir et de développer la notion de crédibilité. Elle s’oppose à la foi aveugle, qu’on peut qualifier (dans ses formes les meilleures comme dans les pires) de crédulité. Elle appelle à une foi réfléchie, qui voit dans la pensée un des plus précieux dons que Dieu nous a fait et non pas une activité diabolique.

  -  

Dans le christianisme, un second courant rejette la notion d’un Dieu crédible. Ses raisons s’opposent diamétralement à celles que nous venons de voir. Il n’estime pas que Dieu est incroyable à partir de la logique humaine et de l’état du monde. Il ne conçoit pas la foi comme un paradoxe, un défi, un « en dépit de ». Au contraire, il déclare Dieu parfaitement démontrable. Il y a, selon lui, une rationalité de la foi ; elle se fonde sur des « parce que ». Ce second courant se rencontre surtout dans le christianisme ancien et classique ; il a moins de représentants à l’époque moderne. Quand on parcourt l’histoire de la pensée occidentale, depuis l’Antiquité jusqu’au dix-neuvième siècle, on y découvre un nombre impressionnant de tentatives pour prouver sur des bases purement rationnelles, voire scientifiques, l’existence de Dieu. On a cherché à l’établir avec la même solidité et la même évidence que, par exemple, un théorème de mathématiques, de sorte qu’il devienne impossible de la mettre sérieusement en doute. La foi en l’évangile ne relèverait pas d’un pari, elle ne comporterait pas un risque. Elle découlerait d’une argumentation logique ; un raisonnement irréfutable l’imposerait à tout être intelligent. Parmi ceux qui ont développé des preuves de l’existence de Dieu, mentionnons, entre autres, Anselme de Cantorbéry,Thomas d’Aquin, Descartes, Spinoza, Hegel. Ces penseurs ne soutiennent nullement la crédibilité de Dieu. En

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LE DIEU RATIONNEL



LA CRÉDENTITÉ




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effet, déclarer crédible une opinion ou une hypothèse signifie qu’on la juge possible, envisageable ; elle mérite qu’on la prenne en considération. Cela ne veut nullement dire qu’elle soit absolument certaine, définitivement établie, indiscutable et incontestable. La crédibilité se distingue de ce que les scolastiques appelaient d’un terme un peu barbare (je l’emploie faute de mieux) la « crédentité », c’est-à-dire la nécessité impérative et inéluctable de croire. À certaines époques de notre histoire, on a vu dans l’existence de Dieu une conclusion logiquement inévitable, une conséquence à laquelle une intelligence normale ne pouvait pas se dérober. La réflexion philosophique sur la réalité et la connaissance scientifique du monde contraignaient à l’affirmer. De même qu’une horloge renvoie à un horloger, de même le monde ne peut pas se concevoir sans un Dieu qui l’ait fabriqué, aurait dit Voltaire ; cette phrase exprime bien la thèse de la « crédentité ». Au Moyen Âge, on qualifie l’incroyant « d’insensé 3 », par quoi il faut entendre non seulement quelqu’un qui raisonne mal et manque de sagacité, mais bel et bien le fou, celui qui relève de l’asile psychiatrique parce qu’il refuse les évidences élémentaires. Quand on déclare Dieu crédible, on n’affirme nullement sa crédentité. On admet qu’il n’est pas évident ; on reconnaît qu’il n’est pas prouvé. On n’arrivera probablement jamais à fournir un argument décisif en faveur de son existence ou de sa nonexistence. Aucun calcul ni aucune expérience de laboratoire n’arriveront à trancher ce débat. NI ABSURDE NI DÉMONTRABLE

La thèse de la crédibilité de Dieu a deux aspects. D’une part, contre le premier des deux courants évoqués plus haut, elle signifie que si Dieu n’est effectivement pas démontrable, il est néanmoins vraisemblable ou, en tout cas, possible. Aucune argumentation n’oblige à croire en lui, il existe pourtant des raisons qui permettent de le faire. Quand je dis de quelqu’un qu’il est crédible, je ne prétends pas qu’il ne trompe ou ne se trompe jamais et qu’il réussira à coup sûr ce qu’il entreprend. J’indique seulement qu’on a de bons motifs, ou des motifs suffisants, pour lui faire confiance. Si on doit probablement renoncer 3 Ce qualificatif, qui reprend Ps 14, 1 et Ps 53, 3, est appliqué à l’incroyant, entre

autres, par Anselme de Cantorbéry dans le Proslogion.


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4 Voir surtout La religion dans la conscience moderne, p. 85-94.

  -  

Après avoir éliminé l’idée, prépondérante au Moyen Âge et à l’époque classique, de la foi obligatoire, ne serait-il pas temps d’écarter la notion, dominante dans les temps modernes, de la foi absurde ? Si ni la crédentité ni la crédulité ne conviennent pour Dieu, essayons d’en parler et de le penser en termes de crédibilité. Une telle tentative n’a rien d’une redécouverte ou d’une restauration ; elle ne fait pas revenir en arrière ni retourner à une étape antérieure. Elle innove, n’a que peu de précédents, même si quelques penseurs l’ont pressentie ou préconisée dans le passé. Elle a été mise en valeur à partir des travaux de la « sociologie de la connaissance ». Son représentant le plus connu, l’Américain Peter Berger 4 souligne l’importance pour une croyance de s’insérer dans des « structures de plausibilité ». Qu’elle les construise ou qu’elle les reçoive, elle en a besoin pour être non pas démontrée, mais croyable.

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LA CRÉDIBILITÉ

 

à la tâche impossible de prouver Dieu, par contre il importe de montrer qu’il est pensable. Croire en lui n’a rien d’absurde. D’autre part, contre le second courant, la crédibilité de Dieu implique qu’aucun calcul ne peut dispenser de prendre parti et de se compromettre. La foi découle toujours d’un choix et d’une décision. Aussi solides que soient les fondements qu’elle se donne, elle comporte toujours une part d’audace et de courage qui demeure irréductible. Quand je déclare quelqu’un crédible, je n’énonce pas un fait constatable et indiscutable comme « deux et deux font quatre ». Je m’avance, je me risque, je m’aventure. Même si je ne la fais pas à la légère, cette déclaration m’engage personnellement, elle m’expose et me met en cause. Que Dieu soit crédible implique qu’il ne s’impose pas à l’être humain, comme les lois de la gravitation. Il se propose à eux, il veut les convaincre et non les dominer. Il entend les persuader et non les obliger. Dieu nous traite en êtres libres et intelligents ; il s’adresse à notre capacité de réfléchir et de nous déterminer. D’où l’importance que donne la Bible à la parole de Dieu : la parole cherche à obtenir un assentiment ou un consentement qu’il appartient à chacun de donner ou de refuser à partir de ce qu’il entend et comprend.


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LA CRÉDIBILITÉ SCIENTIFIQUE DU THÉISME

Dans cette perspective, s’il est exclu de prouver Dieu, du moins est-il envisageable, voire nécessaire d’établir que croire en lui n’a rien d’absurde et que la foi a une « honorabilité intellectuelle ». C’est ce qu’essaient de faire, par exemple, chacun à sa manière, le Français Alain Houziaux et l’Américain John Cobb. Pour Houziaux 5, l’analyse des démarches mathématiques fait apparaître qu’elles sont amenées à se référer à des objets « exorbitants » (qui évoquent les « transcendantaux » kantiens). Ces objets ne relèvent ni d’une constatation ni d’une démonstration ; pourtant l’exigence de cohérence et d’intelligibilité des opérations mathématiques conduit nécessairement à les poser (ou à les supposer). D’après Houziaux, il en va de même pour Dieu et le Royaume. Ils ne sont ni observables ni prouvables. Ils génèrent cependant une logique qui permet une compréhension intellectuellement solide et rationnellement légitime du monde. Cette parenté de démarche avec les mathématiques ne permet nullement de conclure à la vérité du christianisme ni à l’existence de Dieu. Par contre, elle rend plausible ou crédible la réflexion théologique qui ne fait pas appel à des procédures de pensée illégitimes ou aberrantes, puisque les mathématiques en utilisent de semblables. Cobb entend réhabiliter la « théologie naturelle » qui a pour tâche de montrer la validité logique, scientifique et philosophique de l’hypothèse théiste 6. Cette hypothèse, qui en tout état de cause reste philosophiquement et scientifiquement une hypothèse, autrement dit, qui n’est jamais démontrée, rend mieux compte des faits et en donne une compréhension plus satisfaisante que l’hypothèse athée (qui elle aussi ne peut jamais être autre chose qu’une hypothèse). Le théisme ne s’impose pas absolument ; il a cependant une vraisemblance supérieure à l’athéisme. De plus en plus, les sciences ont conscience de leurs limites et conçoivent leurs théories comme des hypothèses interprétatives provisoires et relatives. Sans aller jusqu’à prétendre que la différence entre la physique et la poésie disparaît 7, on a le sentiment 5 Dieu à la limite de l’infini. Une légitimation du discours théologique. 6 A Christian Natural Theology, p. 258-260. Voir A. Gounelle, Le dynamisme créa-

teur de Dieu, p. 27-28. 7 Voir la citation de G. Lindbeck, in M. Boss, G. Emery et P. Gisel, éd., Postlibéra-

lisme ?, p. 124.


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que les énoncés scientifiques perdent le caractère dogmatique que leur attribuait le positivisme. Cette évolution donne de la consistance et de la pertinence à la notion de crédibilité. LA RELATIVITÉ DE DIEU

8 « Absolu » combine deux mots latins : ab (par) et solus (seul). Absolu signifie qui

est par soi seul. 9 Exactement « Dieu avec nous ».

  -  

Bien des doctrines classiques du christianisme ont été crédibles quand on les a formulées. Elles avaient du sens dans leur contexte historique et elles ont su transmettre des éléments positifs aux gens qui y vivaient. Elles sont devenues par la suite absurdes parce que la situation a changé. Elles utilisent un langage qu’on ne comprend plus ; elles se servent d’argumentations qui choquent ; elles s’inscrivent dans le cadre d’une culture disparue.

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UN DISCOURS THÉOLOGIQUE CRÉDIBLE

 

La section précédente a mentionné la crédibilité de Dieu par rapport à la science. De manière plus large, la crédibilité dépend d’un contexte culturel ; elle s’apprécie en fonction de ce que nous sommes, pensons, savons et vivons. Elle évolue et se modifie selon les temps et les lieux. Elle ne se définit pas toujours et partout dans les mêmes termes. Ce qui paraissait crédible à un Européen du seizième siècle (par exemple que le soleil tourne autour de la terre) ne l’est plus aujourd’hui. Un Occidental jugera incroyable et manifestement faux ce qu’un Aborigène, qui a une compréhension différente du monde, accepte sans aucune peine. Parler de la crédibilité de Dieu implique sa relativité. « Relatif » signifie « qui vit en relation ». La Bible témoigne d’un Dieu qui fait alliance avec les humains. Il ne se veut ni absolu 8 ni solitaire. On l’appelle Emmanuel, mot souvent employé dans les célébrations de Noël, qui veut dire « Dieu avec » 9, Dieu compagnon, qui chemine à nos côtés et se lie avec nous. Pour reprendre une expression de Calvin, Dieu « s’accommode » à notre entendement et à nos manières de voir, de même qu’un bon professeur s’adapte à ses étudiants et qu’une mère de famille se met à la portée de ses enfants. Un Dieu relatif porte attention au monde, tient compte de lui et se manifeste différemment en fonction des circonstances. Il refuse une autosuffisance qui le rendrait invariable et immuable.


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Les partisans du Dieu absolu essaieront de les maintenir à tout prix. Les défenseurs de la crédentité s’efforceront de montrer leur rationalité et de fournir de nouvelles preuves pour que, malgré tout, elles se maintiennent et gardent leur validité. Ceux qui préconisent la crédulité les baptiseront « mystères », afin de les rendre vénérables et d’empêcher d’y toucher. Au nom d’une prétendue autorité surnaturelle, ils interdiront de les mettre en cause. Au contraire, la thèse de la crédibilité et de la relativité de Dieu oriente vers un travail de révision et de reformulation. Il s’agit de redécouvrir ce que les doctrines classiques ont voulu dire en leur temps et de le dire autrement, en fonction des coutumes, des références, des manières de voir et de penser d’aujourd’hui. On se trompe quand on répète purement et simplement les formules traditionnelles ; elles ont perdu une pertinence qui tenait à leur relation avec leur environnement intellectuel, spirituel et social. On aurait cependant tort de les rejeter totalement ; elles ont de la valeur et ont su à un certain moment sinon exprimer du moins refléter des vérités. Nous sommes appelés à les comprendre et à les réinterpréter. Un grand nettoyage s’impose pour que le discours sur Dieu soit crédible. On a d’ailleurs commencé à l’entreprendre, avec une prudence peut-être excessive, dans la théologie contemporaine, aussi bien catholique que protestante. L’EXPÉRIENCE

Pour que le Dieu dont elle parle soit crédible, la doctrine chrétienne doit rejoindre notre expérience, s’accorder avec ce que nous vivons et sentons. À l’époque classique, les catholiques comme les protestants n’accordent, en général, à l’expérience qu’un rôle secondaire et limité : le croyant doit assimiler le dogme (considéré comme une vérité divine révélée) et s’y soumettre, se laisser façonner par lui. Au dix-neuvième siècle, un retournement s’opère. On fait de l’expérience la source de la doctrine dont la tâche consisterait à l’exprimer en termes intellectuels. En théologie protestante, on ne parle plus de dogmatique, mais de l’énoncé ou de l’exposé de ce qu’on croit (Glaubenslehre). Au vingtième siècle, on a de nouveau disqualifié l’expérience au nom de la parole de Dieu qui créerait un univers spécifique de discours 10. En cherchant à dépasser ces fluctuations, Tillich a établi que l’expérience remplit un rôle de 10 Voir G. Lindbeck, La nature des doctrines.


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11 P. Tillich, Théologie Systématique, v. 1, p. 64-72. Voir A. Gounelle, « Expérience et

théologie » in A. Gounelle et B. Reymond, En chemin avec Paul Tillich. 12 Cette image se trouve dans les livres de Jérémie et d’Esaïe et a été souvent uti-

lisée pour décrire l’action de Dieu sur les croyants. Significativement, elle a servi de titre à un catéchisme réformé des années 50 (voir la note 2 du chapitre 5).

  -  

Il ne suffit pas d’affirmer la crédibilité de Dieu, il faut la montrer, la faire apparaître, en développer les implications, bref se lancer dans un programme de révision et de nouvelle élaboration de la doctrine chrétienne. Il ne faut pas voir dans la crédibilité de Dieu un fait ou une donnée qu’on constaterait à certaines époques et qu’on oublierait à d’autres. Sans cesse, elle se construit et se conquiert par un effort de lucidité, de réflexion et d’authenticité. Elle est toujours, aujourd’hui comme hier et demain, une tâche à entreprendre.

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UNE TÂCHE À ENTREPRENDRE

 

médium : elle reçoit le message biblique et l’adapte à la situation 11. Même si elle n’en est pas la source, le discours sur Dieu doit en tenir le plus grand compte, se laisser interpeller et modifier par elle. Par exemple, nous savons bien par expérience que nous disposons d’une liberté, relative et limitée certes, et pourtant bien réelle. Nous ne sommes pas entièrement conditionnés ; nos choix et nos décisions nous appartiennent au moins en partie. Qu’on ne vienne pas nous dire qu’une puissance supérieure nous les impose totalement et qu’on n’essaie pas de nous faire croire que Dieu nous manipule, comme un maître potier le fait pour l’argile 12. Ce n’est pas crédible, parce que cela contredit ce que nous vivons. Autre exemple. On a souvent affirmé que les misères et les souffrances qui tombent sur nous sont voulues par Dieu. Il nous les infligerait dans notre intérêt, pour notre bien. Or, celui qui vit dans la foi une relation vivante avec Dieu sent et sait bien que ses malheurs ne viennent pas de Dieu, et que leur origine se trouve ailleurs. Loin d’en être la cause, Dieu lutte avec nous contre les maux qui nous accablent et il cherche à les faire disparaître. Il nous aide à les affronter et à les surmonter. Pour être crédible, le discours sur Dieu doit concorder avec l’expérience des chrétiens, et aussi avec celle des croyants d’autres religions, car les chrétiens, il ne faut pas l’oublier, n’ont pas le monopole de Dieu.


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Un Dieu crédible ne nous demande pas de renoncer à l’intelligence. Il ne la gouverne pas non plus par la force. Il respecte notre humanité, c’est-à-dire notre liberté et notre réflexion. Un discours crédible sur Dieu tisse des liens entre la foi, la science, la culture et l’expérience, sans terrorisme, sans réduction ni annexion, en laissant à chaque domaine sa spécificité propre, mais en refusant de les dissocier. L’affirmation de la crédibilité de Dieu appelle à une foi intelligente et à une intelligence croyante.


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Chapitre 

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Peut-on nier Dieu ? L’athéisme est-il possible ? Cette question paraît à première vue étrange, car on rencontre bien des gens qui pensent et disent que Dieu n’existe pas. Pour l’éclairer et l’expliquer, rappelons ce que nous avons dit dans les chapitres précédents. L’Institution de la Religion Chrétienne de Calvin commence par affirmer que « la connaissance de Dieu et de nous sont choses conjointes ». Calvin pose là un principe évident bien que parfois oublié et essentiel encore qu’il arrive

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L’ATHÉISME IMPOSSIBLE ?

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NIER L’EXISTENCE DE DIEU ?

 

D’excellents esprits ont entrepris de démontrer l’existence de Dieu. Leurs tentatives ne manquent pas d’intérêt, même si elles n’atteignent jamais des résultats convaincants et si leur principe même paraît contestable. Peut-on prouver une existence sans la nier du même coup ? Si elle résulte d’une conclusion, elle devient proposition ou objet au lieu d’être source et jaillissement. Et si on prouvait Dieu, s’agirait-il encore vraiment de Dieu ? Un Dieu déduit perdrait sa divinité. Notre raisonnement le dominerait, le maîtriserait, voire l’asservirait. Il ne serait plus l’inattendu qui bouscule notre vie et lui ouvre des horizons inédits, qui l’oriente et la dirige avec une puissance surprenante. Il deviendrait un élément du cosmos, une pièce du puzzle que forme l’univers, un rouage nécessaire d’une machinerie complexe. Ce chapitre n’entend nullement proposer une démonstration de l’existence de Dieu, ce qui, nous le verrons, n’aurait pas grand sens. Il pose la question suivante : que signifie « exister » quand il s’agit de Dieu ? Que disent exactement ceux qui nient et ceux qui affirment son existence ?


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qu’on le néglige : on ne peut pas parler de Dieu sans, en même temps, parler de soi. Il n’existe pas de discours sur Dieu dissociable d’un discours sur l’être humain. L’absolu divin (par quoi il faut entendre un Dieu isolé, sans rapport avec quoi que ce soit d’autre que lui), s’il a une quelconque réalité, nous échappe complètement. On connaît l’Emmanuel, le Dieu avec, le Dieu d’alliance, le Dieu relatif, autrement dit relié. Une théologie, qu’elle soit chrétienne ou non, ne traite pas de Dieu en luimême, mais de notre rencontre et de notre relation avec lui. Elle dit comment il nous atteint, intervient dans notre vie et change notre existence. Il en résulte que seule une relation existentielle avec Dieu, ce qu’on nomme la foi, permet de parler de Dieu. Sans elle, on discourt sur une idole, une chimère ou un concept ; on ne dit rien de Dieu, du Dieu vivant. PEUT-ON ÊTRE VRAIMENT ATHÉE ?

Cette insistance sur la relation existentielle a conduit, assez logiquement, certains auteurs à refuser toute pertinence à un propos athée. Si on nie Dieu, ce n’est pas de Dieu dont on parle, parce qu’on ne peut en parler qu’à partir de la foi. Parler vraiment de Dieu implique qu’on ait été saisi par lui, qu’on l’ait rencontré, et on ne peut alors que l’affirmer. Ainsi, dans le Proslogion, Anselme de Cantorbéry expose et développe le fameux argument ontologique qui, en substance, soutient l’impossibilité de nier Dieu quand on le nomme justement (du moins peut-on interpréter ainsi l’argumentation d’Anselme, même si cette interprétation n’en épuise pas la signification). Par conséquent, l’athéisme apparaît « insensé », dépourvu de tout sens. Avec plus de simplisme, on a comparé l’athée à un aveugle de naissance qui nierait l’existence des couleurs. Il n’en a aucune expérience, il ne sait pas de quoi il s’agit. Sa négation porte donc sur une idée qui n’a aucun rapport avec la réalité. On dira aux athées : «Vous rejetez une idole, un faux Dieu ; vous ne savez rien du vrai Dieu, et vous ne pouvez donc strictement rien en dire. » En ce sens, K. Barth estime que le croyant ne doit pas prendre l’athéisme au sérieux (même s’il prend l’athée au sérieux). Cette argumentation appelle une réserve et une critique. DIEU ET L’ATHÉISME

D’abord la réserve. Il existe des athées qui ont eu une expérience vécue de Dieu, une relation existentielle avec lui, et qui y ont


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1 Je renvoie aux brillants essais de L. Gagnebin sur les auteurs que je mentionne.

Aux prises avec Dieu est le titre d’un ouvrage de H. Zahrnt (qui dresse un panorama de la théologie protestante durant le second tiers du vingtième siècle). 2 Foi et compréhension, t. 2, p. 233. 3 Substance catholique et principe protestant, p. 227.

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Après la réserve, la critique. La relation avec Dieu ne se noue pas seulement dans la foi ou dans le refus de la foi. Elle concerne aussi la structure même de notre être. Que l’être humain en ait

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RELATION EXISTENTIELLE ET RAPPORT ONTOLOGIQUE

 

réagi négativement. La question de Dieu les travaille et ils se débattent avec elle. À bien des égards, Gide, Camus, Sartre et Simone de Beauvoir ont été « aux prises avec Dieu » 1, exactement comme les théologiens chrétiens de la même époque, tourmentés par lui, en débat avec lui. Jean Rostand le reconnaît quand il déclare : « Si seulement les chrétiens pensaient à Dieu aussi souvent que nous les athées. » Bultmann a écrit que Nietzsche avait mieux saisi que de nombreux croyants le sens profond de l’évangile 2. Il ne l’a pas rejeté en raison d’un contresens ou d’une ignorance ; il en avait, au contraire, une très profonde et très exacte compréhension. Dans de tels cas, on a un athéisme paradoxal qui, en s’opposant à Dieu, témoigne que la question de Dieu se pose et que sa présence persiste.Tillich l’a admirablement bien vu, « celui qui nie Dieu sérieusement l’affirme 3 », et parfois il le fait plus fortement, de manière plus convaincante que la guimauve un peu écœurante de certaines piétés. Ces athées nous rappellent qu’il ne va pas de soi d’accepter Dieu quand on le rencontre. Une relation existentielle véritable avec Dieu n’ignore pas la révolte, le refus et le rejet ; elle les englobe, les affronte et les sur monte dans la foi et par la foi. Il ne faut pas s’étonner que des croyants éprouvent un sentiment de proximité et de fraternité à l’égard de ces athées. Ils découvrent en eux un aspect de ce qu’ils vivent et ont vécu. Bien entendu, il y a, et ils sont probablement la majorité, des athées qui n’ont aucune relation existentielle avec Dieu et qui n’y pensent jamais. Bien sûr, on rencontre des athéismes qui reposent sur des malentendus et qui nient un Dieu qui n’a aucun rapport avec celui de Jésus le Christ. Ce n’est pas toutefois pas le cas de tous les athéismes et de tous les athées ; aussi ne peut-on pas récuser par avance et par principe leurs propos en disant qu’ils ne savent pas de quoi (ou de qui) ils parlent.


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conscience ou pas, il est une créature, ce qui implique un lien ontologique fondamental avec Dieu. Comme le dit Paul à Athènes, « en lui, nous avons la vie, le mouvement et l’être 4 ». Une théologie naturelle (c’est-à-dire un authentique discours sur Dieu qui ne vient pas de la foi) me semble tout à fait possible, en précisant cependant avec Calvin, Pascal, Bultmann, Tillich et Cobb, que cette théologie n’est pas tant un savoir qu’une recherche (mais n’en va-t-il pas de même de toute théologie ?) ; elle formule une demande plus qu’elle n’apporte une réponse ; elle relève d’une sollicitation et non d’une révélation. Bultmann et Tillich ont montré, chacun à sa manière, que l’existence humaine, par sa structure même, a une forme interrogative. Si l’homme pose et se pose des questions, c’est que fondamentalement il est question 5. La question qu’il est pour lui-même constitue une précompréhension de Dieu. Elle en implique une connaissance confuse ou une intuition obscure, antérieure à toute rencontre existentielle. Ne croyons pas qu’une réflexion sur Dieu poursuivie en dehors de la foi, celle que mènent des philosophes et des savants, n’ait aucune valeur. Elle ne parle pas de Dieu dans sa fonction religieuse, mais dans son rôle profane ou laïque. Dieu nous rencontre dans la foi, certes.Toutefois, que le monde soit son œuvre (sa création) signifie qu’il a aussi une dimension cosmologique. Il existe entre lui et nous un rapport structurel dont on peut parler indépendamment de la relation existentielle qu’on noue avec lui dans la foi. AFFIRMER L’EXISTENCE DE DIEU ?

Affirmer l’existence de Dieu pose autant de problèmes et paraît aussi difficile que la nier. Cela vient en partie de ce que « exister » et « existence » sont des notions complexes, embrouillées et souvent confuses. On peut distinguer quatre sens dont certains conviennent pour Dieu et d’autres pas. EXISTER ET ÊTRE

En premier lieu, « exister » équivaut à « être ». Le mot « être », qu’on l’emploie comme verbe ou comme substantif, souffre d’asthénie 4 Ac 17, 28. 5 R. Bultmann, Foi et compréhension, t. 2, p. 304. P. Tillich, Théologie Systéma-

tique v. 1, p. 9.


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ÊTRE DANS LE MONDE

Dans le langage philosophique contemporain, le mot « exister » a pris un troisième sens qui dérive d’ailleurs en partie du second. L’existence désigne l’être dans le monde, autrement dit, le mode d’être commun aux humains, aux animaux, aux objets. Quatre 6 La question philosophique de l’existence de Dieu, p. 156. 7 En termes plus techniques, on dira que le verbe « être » signifie de moins en

moins l’existence ; il tend à se réduire à sa fonction attributive (il relie un sujet et un attribut). 8 E. Gilson, L’être et l’essence, p. 14.

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Exister, dans la philosophie ancienne et médiévale, signifie ex alio ou ex aliquo sistere, se tenir à partir de quelque chose d’autre, provenir d’un autre. Le spécialiste de la philosophie médiévale E. Gilson écrit qu’exister implique le « rapport à quelque origine 8 », la dépendance d’une cause extérieure, antérieure et supérieure qui fait accéder à l’être et maintient dans l’être. Ce qui existe, par définition, provient d’ailleurs, ne se trouve pas à la source de son propre être ; il le reçoit d’un autre que lui. L’existence caractérise le statut de la créature. En ce sens, on estimera blasphématoire de dire que Dieu existe : s’il reçoit son être d’un autre, s’agit-il encore de Dieu ? Si Dieu est au sens plein du mot, s’il est source de l’être, principe de l’être, alors il serait contradictoire de lui attribuer l’existence.

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PROVENIR D’AILLEURS

 

pour reprendre une expression du philosophe B. Sève 6. Il est devenu faible, pâle, un peu évanescent 7. Il a besoin d’un remontant ou d’un fortifiant. D’où l’utilité, d’un terme qui lui infuse de la vigueur en le renforçant et en le redoublant. « Exister » vient étayer, épauler, soutenir « être », mais ne dit rien de plus ni rien d’autre. On le voit chez Descartes. Dans la deuxième Méditation, à propos du cogito ergo sum, il rend ainsi en français le sum : « je suis, j’existe ». Dans les Principes de la philosophie, il affirme « Dieu… est ou existe ». Pas de différence entre les deux verbes, ils se confortent et se répètent pour mieux souligner ce que chacun dit. Dans cette perspective, affirmer que « Dieu est mais n’existe pas », ou que « Dieu existe mais n’est pas » n’a aucun sens. Plus que toute réalité du monde (toujours menacée de perdre son être), Dieu existe parce qu’il a l’être, parce qu’il est être, et que personne ni rien ne peut le lui enlever.


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catégories définissent ce mode d’être : la temporalité, la spatialité, la causalité et la substantialité. Si Dieu n’est pas soumis à ces catégories, on ne peut pas dire à proprement parler qu’il existe. Si l’espace ne l’enferme pas, si la temporalité ne le limite pas (s’il n’a ni commencement ni fin), si la causalité et la substantialité ne le contraignent pas ni ne le constituent, on peut certes dire qu’il est, mais certainement pas qu’il existe. Ainsi, J. d’Or messon écrit : « N’existent que les êtres dans l’espace et dans le temps. Dieu n’existe pas, puisqu’il est éternel 9. » L’existence se caractérise par une naissance et une mort, par un commencement et une fin, par l’occupation temporaire d’un lieu circonscrit, par la dépendance d’une cause et par une matérialité. Elle ne convient donc pas pour Dieu. EXISTENCE ET SORTIE DE SOI

Le quatrième sens a été mis en valeur par les philosophies existentialistes. Le ex d’exister y indique une extériorité ou une altérité qui se situe en avant et au-dehors. Alors que l’être coïncide avec soi, s’enferme en soi, se satisfait de soi, l’existant se trouve sans cesse « hors de soi ». Il vit de relations et s’élance vers un avenir. Il ne se réfère pas à une origine qui, en lui donnant un fondement et une stabilité, le figerait dans ce qu’il est. Il bouge, échange, chemine. Il a des compagnons et va de l’avant. L’existence se caractérise par le pro-jet, la projection hors de soi vers une altérité. Elle consiste en une sortie de soi pour aller vers l’autre. En ce sens, le terme « existence » convient bien pour le Dieu biblique. Il « n’est pas l’Être, écrit Berdiaev,[…] il existe. Il est existant 10. » Comme le semeur de la parabole, il s’en va de chez lui, il quitte sa maison, il franchit les limites de son soi et de son chez-soi pour se rendre dans le champ et y semer. Il a un plan, il poursuit un dessein. Il vient vers nous et il va quelque part. Il nous rencontre, il se donne à nous. Il se dirige et nous dirige vers le Royaume. Plus radicalement et plus complètement que n’importe quel être du monde, il existe. UNE QUESTION COMPLEXE

Un jour, dans un train, un de mes voisins voyant le livre que j’étais en train de lire m’a demandé : « Alors, vous croyez que Dieu 9 Presque rien sur presque tout, p. 14. Il me semble que J. d’Ormesson reprend ici

une affirmation de Kierkegaard dont je n’ai pas retrouvé la référence. 10 Essai d’autobiographie spirituelle, p. 91.


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existe ? » Pour être honnête, j’aurais dû répondre : « À la fois oui et non ; cela dépend de ce que vous entendez par Dieu, du sens que vous donnez à exister et de ce que signifie pour vous croire. » J’ai jugé cette réponse beaucoup trop compliquée pour le TGV et, puisqu’on était dans la grande vitesse, j’ai dit : « Je pense qu’il est. » Mon interlocuteur m’aurait surpris et embar rassé s’il avait rétorqué : « Qu’entendez vous par penser et par être ? » Il n’en a rien fait ; la théologie à grande vitesse ne va jamais très loin. L’EXISTENCE, UN ANTHROPOMORPHISME ?

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11 A. Lemaître, Foi et vérité, p. 73. 12 Institution de la Religion Chrétienne, 1, 13, 1.

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Les sens du mot « exister » qui semblent convenir pour Dieu relèvent tout autant de l’anthropomorphisme que ceux qu’on a tendance à récuser. L’anthropomorphisme ne constitue pas en luimême une tare qui affecterait certains discours sur Dieu et que d’autres éviteraient ; aucun n’en est exempt. L’anthropomorphisme suscite souvent chez les religieux des peurs ou des rejets excessifs. Ne se rendent-ils pas compte qu’ils écartent certains anthropomorphismes, les plus grossiers, au profit d’autres, plus subtils, sans jamais s’en sortir ni lui échapper ? Si parler de Dieu veut dire décrire la relation que nous entretenons avec lui, on tiendra forcément un discours anthropomorphique, qui se sert d’images et de catégories humaines pour le dire ou le confesser. Je n’imagine pas comment une théologie qui parle d’un « Dieu accessible que l’homme puisse rencontrer 11 » pourrait ne pas être anthropomorphique, et l’anthropomor phisme ne la prive nullement de pertinence. Calvin parle de la révélation comme d’une « accommodation » : Dieu se met à notre portée, il se dit lui-même dans notre langage, il s’exprime en se conformant à notre réalité pour se faire comprendre de nous. De même, écrit Calvin, une mère ou une nourrice (il vaut la peine de noter ces images féminines de Dieu) parle le langage d’un bébé et se met à son niveau pour communiquer avec lui 12. La Genèse affirme que Dieu a fait l’homme à son image, ce qui autorise, voire exige, un certain anthropomorphisme. Le Dieu biblique « se fait connaître aux hommes sous la

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DIEU ACCESSIBLE


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forme, avec les attributs et les qualités, et avec les sentiments des hommes » écrit F. Michaeli 13, qui établit une relation entre l’anthropomorphisme et l’incar nation : Dieu se révèle, se manifeste à nous sous forme humaine. E. Jacob reprend cette idée en insistant à la fois sur la nécessité et les limites de l’anthropomorphisme 14. Il souligne que les Écritures affirment un Dieu à la fois très semblable par certains côtés et très différent par d’autres. L’ICONOCLASME

La théologie doit rendre compte à la fois de la proximité et de l’éloignement de Dieu, de son incarnation et de sa transcendance, de sa parenté (« Nous sommes de sa race » dit Paul à Athènes) et de son altérité. Si on élimine les anthropomorphismes, un pôle disparaît. Si on ne les relativise pas, l’autre pôle s’évanouit. Il faut à la fois se servir d’anthropomor phismes et les critiquer. On ne peut pas se passer d’images pour percevoir l’invisible ; elles ne se confondent cependant pas avec la réalité qu’elles figurent ; elles l’évoquent et ne la représentent pas. Elles sont nécessaires ; sans elles on ne verrait rien. Elles ne rendent toutefois service que si, en même temps qu’on les utilise, on les déchire ; sinon les icônes se transforment en idoles. L’iconoclasme ne supprime pas les images et ne prétend pas s’en passer. Il les utilise en les déchirant ou en les brisant. L’islam en donne un exemple. Dans les merveilleux entrelacs décoratifs des mosquées, qui évoquent la grandeur, la sagesse et la beauté divines, l’artiste introduit toujours quelque part un défaut, un raté, pour que ce qui manifeste la perfection divine ne puisse pas prétendre à la perfection. On se donne une forme (sans quoi il n’y aurait pas de vérité perçue) tout en marquant la limite et l’insuffisance de la forme (faute de quoi la vérité deviendrait superstition). LE OUI ET LE NON

Nous parlons toujours de Dieu comme de celui qui agit dans notre vie, donc de manière en partie anthropomorphe.Toutefois, Dieu a aussi une dimension dont le discours anthropomorphe ne peut pas rendre compte. Ainsi peut-on dire à la fois que Dieu existe et qu’il n’existe pas, parce que son être n’est pas étranger à l’existence, mais pourtant la dépasse et lui échappe. 13 Dieu à l’image de l’homme, p. 5. 14 Théologie de l’Ancien Testament, p. 30 à 32.


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Chapitre 

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PARLER DU SILENCE

LA MENACE DU SILENCE

1 Beaucoup moins qu’A. Neher qui dans L’exil de la parole me semble multiplier

indûment le silence biblique.

     

J’ai ouvert la Bible pour y chercher des pistes. Je n’en ai pas découvert beaucoup 1. J’ai constaté qu’elle mentionnait, par exemple, le silence que, par sagesse et révérence, gardent les pieux (alors que dans nos églises ils pratiquent beaucoup le bavardage) ; le silence auquel certains se trouvent contraints pour leur plus grande honte ; le silence qu’on impose aux faibles par la violence ; le

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SILENCE ET BIBLE

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J’ai d’abord eu l’intention d’intituler ce chapitre « Le silence de Dieu ». Et puis j’ai été pris par le sentiment d’une contradiction. Le silence, on ne peut que le taire. En traiter représente une tâche périlleuse, peut-être impossible, en tout cas acrobatique. Le silence disparaît, s’évanouit, se détruit et meurt dès qu’on essaie de le dire ou de le décrire. De plus, je ne m’intéresse pas à n’importe quel silence, mais à celui de Dieu. Comment un théologien qui a pour vocation, son nom l’indique bien, de servir et de célébrer la parole divine pourraitil voir dans le silence divin autre chose qu’un ennemi qui fait peser sur lui la menace d’un échec, d’une défaite ou, pire, du chômage puisque son travail consiste à commenter, à expliquer, à traduire et à transcrire, bref à faire entendre et comprendre la parole de Dieu ? Si par malheur Dieu se tait et reste muet, le théologien n’a plus rien à exprimer, à penser, à transmettre. Il ne lui reste plus qu’à s’éclipser, à s’évanouir et à tomber dans l’oubli.




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silence que Jésus exige de la mer quand il apaise la tempête (ce silence étonnerait J.M.G. Le Clézio pour qui la mer a une présence sonore et se manifeste d’abord par son bruit). Il y a également le silence, d’abord profond, ensuite redoublé de la foule jérusalémite lorsque Paul s’adresse à elle. Cette indication me plonge dans des abîmes de perplexité. Comment redoubler de silence ? Cela me rappelle le « plus blanc que blanc » des publicités dont se moquait Coluche. Le livre des Actes connaît un silence plus silencieux que le silence profond, et je souhaiterais parfois pouvoir l’installer dans mon immeuble. J’ajoute (comment l’escamoter même s’il gêne ?) le silence conseillé ou ordonné aux femmes lors des assemblées. Enfin, vient ce silence d’une demi-heure dans le Ciel à l’ouverture du septième sceau de l’Apocalypse (un silence qui évoque les cultes quakers). Par contre, la Bible ignore, à quelques exceptions près, le silence de Dieu. En de rares occasions, elle signale bien qu’il ne répond pas ; on le supplie alors de sortir de son mutisme. Toutefois, ces textes se hâtent de proclamer que Dieu va prendre la parole. Ils n’évoquent, avec terreur, l’impossible possibilité de son silence que pour aussitôt l’écarter. Je ne prétends pas que mon relevé soit complet. Peut-être me signalera-t-on quelque impardonnable oubli qui me réduira au silence, celui de la confusion. SILENCE ET PAROLE EN TENSION

J’ai finalement renoncé au titre « Le silence de Dieu » ou, plus exactement, je l’ai élargi et équilibré en lui adjoignant, afin de me rassurer et de me fournir un fil conducteur, la parole. On ne peut penser le néant qu’en fonction de l’être, c’est-à-dire à partir de ce que le néant nie et de ce qui nie le néant. Traiter du néant implique toujours qu’on réfléchisse sur l’être et toute réflexion sur l’être exige qu’on fasse intervenir le néant. De même, le silence ne prend sens, ne devient exprimable et analysable que dans son rapport avec la parole, et on ne comprend bien la parole qu’en contraste avec le silence. Je vais analyser quatre manières de lier parole et silence en les caractérisant chacune par une préposition : d’abord contre , ensuite à côté , puis entre , enfin dans.


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LE SILENCE CONTRE LA PAROLE

CONTRE OU SANS ?

2 « Enthousiasme » vient de deux mots grecs : en, dans ; theos, Dieu.

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Tout croyant connaît, un jour ou l’autre, des traversées de désert. Il passe par des périodes de disette pénibles et angoissantes parce qu’il ignore si elles prendront fin ou se continueront interminablement. La littérature dite spirituelle décrit abondamment ces expériences de déréliction où le fidèle a le sentiment que Dieu se retire, se dérobe, s’échappe, s’enfuit. Les phrases de la Bible, celles du culte et de la prière deviennent des assemblages de mots creux que n’anime plus une vie. Elles ne portent plus une présence et semblent avoir perdu leur capacité d’éclairer, de fortifier, d’enthousiasmer (étymologiquement : de faire entrer Dieu en nous 2 ). Leur sens et leur pouvoir se tarissent. On subit alors ce que certains ont appelé « la mort de Dieu », une mort qu’on espère provisoire, dont on souhaite qu’elle prélude à une résurrection, mais qui peut s’avérer l’enfermement définitif dans un tombeau qui ne s’ouvre plus, dont personne ne vient rouler la pierre.W. Hamilton, un des chantres américains de la mort de Dieu durant les années , a décrit en termes émouvants cette disparition de Dieu. La parole divine l’ayant quitté, il n’a eu d’autre recours que d’abandonner la théologie pour la littérature. Il s’est résigné à travailler sur des discours humains avec la conscience d’une perte irréparable, en portant en lui un manque fondamental.

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QUAND ON N’ENTEND PLUS DIEU

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Pour désigner la première relation qui vient à l’esprit, celle à laquelle nous pensons spontanément, j’ai choisi la préposition contre. J’aurais pu prendre également sans,et avant de me décider j’ai passablement hésité. Contre évoque une lutte, un affrontement, une contradiction. Sans suggère une absence, une exclusion, une ignorance réciproque. L’un et l’autre se défendent. Dans les deux cas, le silence signifie le vide, le défaut et le manque de paroles. Comme l’affirmerait volontiers le bon M. de La Palice, quand on se tait, on ne parle pas. On a un silence non pas éloquent, comme il s’en produit parfois, mais vraiment muet. Rien ne s’exprime ni ne se transmet. Aucune communication ne s’établit. Une pénurie d’échanges et de signaux crée une sorte de désert de langage.


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Le silence ici signifie l’agonie, l’anéantissement, le décès de la parole. Il nous plonge dans le deuil. Il mine et détruit la foi en coupant la relation qui la constitue. LA SURDITÉ HUMAINE

Il ne suffit pas de dresser le constat : la parole meurt et le silence s’installe. Il faut s’interroger sur ce qui entraîne une telle situation. La parole ne constitue pas un objet statique qu’on pourrait immobiliser et fixer pour l’examiner. Si un magnétoscope permet des « arrêts sur image », un magnétophone ne donne pas la possibilité d’arrêts sur son. La parole n’a pas une réalité autonome qu’on pourrait étudier en elle-même en l’isolant et en l’abstrayant de ce qui l’entoure. Elle va, vient, court, rebondit et se déplace. Elle bouge et fait bouger. Elle est mouvement, parcours, circulation entre plusieurs pôles. Plus qu’un substantif qui se pose dans une relative suffisance, il faut voir en elle un verbe qui appelle un sujet et un objet, qui en a besoin pour prendre contenu et sens, qui les fait se rencontrer et les modifie partiellement par la combinaison qu’il établit entre eux. La parole part d’un endroit, elle en sort. Elle aboutit ailleurs, elle y entre. Elle met en relation des êtres et les invite à une aventure commune, celle d’une compréhension réciproque. Dès lors, quand on se heurte au silence, on se demande qui en porte la responsabilité. S’agit-il d’un émetteur qui ne fonctionne plus ou d’un récepteur tombé en panne ? La défaillance se situet-elle du côté de l’expéditeur ou du destinataire ? Plutôt que d’un mutisme de Dieu, ne souffrons-nous pas d’une surdité humaine ? Ainsi, selon Calvin, tout parle de Dieu et Dieu parle en chaque chose. L’univers, l’être humain, l’histoire, la nature chantent Dieu sans arrêt et Dieu s’exprime continuellement à travers eux. « Les cieux racontent la gloire de Dieu… le jour en instruit un autre jour » dit le Psalmiste. On est loin du « silence éternel des espaces infinis » qui effrayait Pascal. A. Neher écrit que la création est silence. Je ne le pense pas. Elle déborde de bruits, de mélodies et de dires. Dans l’écriture, la parole se fait livre ; de même, dans la création, elle se fait monde, sans que le livre et le monde ne s’identifient avec la parole. Ils en font entendre un écho ou percevoir une trace ; ils ne se confondent pas avec elle. Si la parole se fait entendre partout et sans cesse, nous ne savons pas


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la recevoir ni même la percevoir. Nous avons des oreilles et nous ne l’entendons pas. Notre péché crée le silence ; il ne fait pas taire Dieu, il nous ferme à sa parole et nous empêche de l’ouïr. Elle vient à nous ; nous ne l’accueillons ni même ne la reconnaissons. Au contraire, nous la crucifions. Pour nous atteindre il faudra qu’elle ressuscite et nous ressuscite. Le silence ne vient pas d’une carence de la parole divine mais d’une surdité humaine. LE SILENCE À CÔTÉ DE LA PAROLE

LA GÉOGRAPHIE DE LA PAROLE

  • P A R L E R D E D I E U • ch.

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Après le silence contre la parole, examinons le silence à côté de la parole. Dans notre existence quotidienne, silence et parole se côtoient constamment. Nous parlons à certaines gens, des voisins, des collègues, des amis ou des parents, alors que nous ne disons jamais rien à d’autres personnes que nous croisons, qui font partie de notre environnement mais pas de nos relations. Il arrive aussi que le refus de dialoguer résulte de colères ou de ressentiments. « Toi, je ne te parle pas » disent (contradictoirement) les méridionaux pour exprimer une hostilité profonde et définitive. S’ils se taisent vraiment (tenant parole en la retenant), ils sont alors trop fâchés même pour se disputer (la dispute implique encore une entente). Quand ils se parlent (parfois longuement) pour se dire qu’ils ne se parleront plus, la réconciliation interviendra vite et les babillages bavards reprendront. On pourrait dessiner des cercles ou délimiter des catégories en fonction de l’intensité des paroles échangées (profondes, superficielles, conventionnelles, vides) ou selon leur fréquence (abondante, régulière ou occasionnelle, rare, nulle). On obtiendrait une sorte de géographie de la parole avec des zones de grande circulation et des axes très dégagés (pour s’exprimer comme les informations routières). À quoi, s’ajoute le choix de lieux et de canaux de communication plutôt que d’autres. Si je veux dire quelque chose d’important à tel ou tel, vais-je lui écrire, lui téléphoner ou aller le voir ? Les plus âgés envoient une lettre, les plus jeunes passent un coup de fil ; les courriels (nous disons, hélas, plutôt e-mails) et SMS proposent un subtil compromis entre ces deux possibilités. Ces divers modes de communication n’ont pas le même poids selon les cas et les personnes. Quelques-uns s’expriment plus facilement, plus clairement, plus totalement en parlant, d’autres en


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écrivant. Certains utilisent plutôt des mimiques, des gestes, des dessins ou de la musique. J’entends la parole de Debussy dans ses préludes, celle de Monet dans ses tableaux, celle de Bergson dans ses livres. Ils se servent du médium qui leur convient, ils choisissent un lieu et un instrument de parole. Ailleurs, ils se taisent ; autrement ils gardent le silence. FRONTIÈRES ET LIEUX DE LA PAROLE DIVINE

En va-t-il de même pour la parole divine ? Retentit-elle partout, s’adresse-t-elle à tous ou, au contraire, Dieu fait-il entendre sa voix seulement à quelques-uns, dans des lieux et par des moyens bien définis ? On en a beaucoup discuté. Les chrétiens se sont violemment affrontés dans le passé et se querellent encore parfois durement aujourd’hui parce que leurs réponses à ces questions diffèrent. L’orthodoxie protestante a fait preuve de beaucoup de fermeté et de fermeture. On peut l’en féliciter au nom des grands principes, ou blâmer, ce qui serait plutôt mon penchant, sa rigidité et son étroitesse. Elle a dessiné une cartographie de la parole divine avec des régions bien balisées. Elle a tracé des frontières nettes, sinon infranchissables du moins infranchies. L’élection constitue une première frontière. Dieu choisit Abel, Isaac, Jacob. Il rejette Caïn, Ismaël, Ésaü. Il adopte le peuple d’Israël et ne s’intéresse guère au reste de l’humanité. Il appelle, attire et convertit ceux qu’il veut sauver. Il écarte, repousse, voire endurcit, les autres. Comme nous parlons seulement à certains pour des motifs qui ne s’expliquent pas et qui tiennent souvent du hasard, de même Dieu ne s’adresse qu’à quelques humains d’après des critères qui nous échappent complètement. Il prononce une parole sélective et éliminatrice. Elle trie ses destinataires selon son bon plaisir. L’effroyable logique de la double prédestination 3 limite et restreint les destinataires de la parole de Dieu. Le principe de la sola scriptura constitue une seconde frontière. Elle ne circonscrit pas un groupe de bénéficiaires, elle délimite la zone où Dieu s’exprime, elle borne l’espace où il parle. La parole divine, selon ce principe, nous parvient uniquement à travers le récit biblique, seulement par le canal des Écritures. Il ne faut pas la chercher autre part. Ailleurs, Dieu se tait. On ne perçoit pas sa voix dans la nature (comme l’imaginent les roman3 Sur la prédestination, qu’il ne faut pas réduire à la double prédestination, je

m’explique dans les pages 98 à 101 de mon livre Dans la cité.


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À côté appartient au registre du spatial. La troisième préposition, entre, nous introduit dans l’ordre du temporel, même si on l’utilise aussi pour l’espace. Dans notre existence, des temps de parole et de silence se suivent et s’enchaînent. Pour un pasteur, les prédications, les réunions paroissiales, les catéchismes, les visites représentent des durées plus ou moins longues où il lui faut exprimer et donner la parole, communiquer et susciter des échanges. À d’autres moment, il a besoin de silence pour se recueillir et réfléchir, se reposer et dormir.

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L’ALTERNANCE

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LE SILENCE ENTRE LES PAROLES

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tiques), ni dans l’histoire (contrairement à ce que pensent les théologies politiques), ni dans l’organisation de l’atome (ce que laissent entendre des apologies trop naïves), ni dans les différentes religions et sagesses de l’humanité (selon les thèses universalistes). Certes, on ne nie pas que Dieu opère dans le monde physique, dans les événements, dans la culture. Toutefois, on estime que cette œuvre reste secrète, mystérieuse, indéchiffrable, in-sue, inédite, muette. Elle ne véhicule aucun dire ni ne s’accompagne d’une quelconque parole. En dehors des Saintes Écritures, l’action de Dieu reste silencieuse. Ces frontières ne me paraissent pas aussi bibliques qu’on le prétend. Les chrétiens qui les posent revendiquent un monopole de la parole. Ils s’attribuent une exclusivité incompatible avec la liberté, la souveraineté et l’amour de Dieu. Même si je ne partage pas leur avis, il me faut bien admettre que pour de nombreux croyants, Dieu parle seulement dans la Bible. La parole s’y serait enfermée et, telle une cloîtrée ou une recluse, n’en sortirait jamais. Je précise que pour ma part, j’entends la parole divine essentiellement dans l’évangile et guère ailleurs. Je ne déduis toutefois pas de cette expérience personnelle une règle générale et une vérité universelle. Je ne peux et ne veux parler que pour moi. Je constate qu’effectivement, à côté de la parole qui me parvient surtout à travers la Bible, je rencontre beaucoup de silence. J’en trouve également dans la Bible ; elle contient des pages qui ne me disent vraiment rien. Et il arrive que des textes ou des discours qui viennent d’ailleurs me parlent plus que certains passages de la Bible.


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Ces rythmes ont une très grande importance. Un flot continu de paroles devient vite insupportable et conduit à la crise de nerfs. Passez une semaine avec un bavard au discours incessant, le silence vous paraîtra le plus grand des biens. Inversement, un silence que rien ne vient rompre oppresse et rend malade. Les habitants d’appartements trop insonorisés souffrent parfois de troubles psychologiques. L’alternance s’avère nécessaire et féconde. Nos discours s’alimentent de la réflexion qui les prépare dans le silence. Le silence reprend, assimile et s’approprie les discours qui l’ont précédé. Une parole trop abondante se condamne à l’insignifiance, une parole trop espacée à l’inefficacité. Les hommes politiques l’ont bien compris. Ils cherchent à passer assez souvent à la télévision pour qu’on ne les oublie pas et afin que ce qu’ils disent compte, mais pas trop souvent sinon leurs déclarations perdraient de leur impact, se banaliseraient et ne constitueraient pas un événement. Le discours et le silence se donnent mutuellement du poids, se mettent réciproquement en valeur, se confèrent l’un à l’autre du sens. En se succédant, ils se complètent, s’épaulent et se fortifient. LA PAROLE RARE

Le récit de la vocation de Samuel s’ouvre par la phrase suivante : « En ce temps-là, la parole de l’Éternel était rare.4 » Des rabbins, méditant sur ce verset, ont souligné le caractère exceptionnel de la parole divine. Elle ne se fait pas entendre chaque jour, à tout propos. Elle ne retentit que dans des occasions peu fréquentes. Dieu, enseignaient certains docteurs de la loi, est sorti une première fois de son silence au commencement quand il a créé le monde, une deuxième fois au mont Sinaï afin de donner la loi. Il le fera une troisième fois aux derniers jours, à la fin du monde. Entre temps, Dieu se tait. Seuls ses anges se manifestent. Certes, la plupart des juifs admettent que Dieu s’exprime aussi à d’autres moments, par la bouche des prophètes par exemple. En tout cas, quel que soit le décompte qu’on en établit, de brèves et rares paroles du Très-Haut viennent entrecouper et interrompre de longues plages de silence. Dieu n’est pas loquace. Il ne bavarde jamais. Il fait preuve de sobriété et de retenue. Il rationne sa parole ; il ne la délivre que par petites doses. Parce qu’ils ne se trouvent pas noyés au milieu d’interminables discours, parce que 4 1 S 3, 1.


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pratiquement solitaires, presque uniques, ces moments où sa voix se fait entendre prennent du relief et du prix. Ils fondent et structurent la vie du monde, ils en décident. Aucun événement ne peut leur être comparé. Rien ne les égale, ni même ne les approche en importance. La taciturnité habituelle de Dieu rehausse les quelques paroles qu’il prononce, leur confère un poids et une valeur infinis. Ici, le silence sert la parole. LES KAIROI

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historique, l’instant où s’ouvrent quantité de possibilités. Voir P. Tillich, Christianisme et socialisme.

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5 Kairos, au pluriel kairoi, signifie le bon moment, le temps opportun, l’occasion

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À la lumière de cette réflexion juive, en nous inspirant d’elle, nous constatons que dans l’histoire de l’humanité, dans celle d’Israël et de l’église, il y a des temps intenses et déterminants, le plus souvent brefs, où surgit une parole vive, originale, puissante et pressante. Elle dynamise, mobilise, suscite du nouveau dans nos vies et dans le monde. Reprenant une expression du Nouveau Testament, Tillich appelle ces moments privilégiés kairoi 5. Les suivent de longues périodes où on se nourrit d’une parole ancienne qui petit à petit s’affadit, s’atténue, s’épuise jusqu’à ce qu’un nouvel événement lui redonne force et vigueur. De nombreuses générations vivent de souvenirs, de références, de répétitions et de récitations. Puis, brusquement, sans qu’on sache pourquoi, arrivent des événements fabuleux, au sens étymologique de porteurs et générateurs de dires. Ils renversent et réordonnent toutes choses. Ainsi, le don de la loi, la prédication prophétique, la venue du messie et peut-être (pourquoi pas?) la Réforme. Quand Dieu se tait, nous nous accrochons à la tradition. La mémoire de vieux discours nous habite. Nous pratiquons l’anamnèse et la commémoration. Lorsqu’une parole fraîche, jeune, nouvelle brise le silence de Dieu, elle nous détache de la tradition, nous re-fonde, nous re-crée, nous re-forme, nous détourne du passé et nous oriente vers l’avenir. Les époques de silence s’écoulent dans une tension entre les paroles anciennes qu’on rumine et dont on se repaît et la parole inédite dont on a faim, à laquelle on aspire, qu’on attend et espère. Le silence permet, d’une part, de conserver et d’assimiler ce qui a été déjà dit, d’autre part, de se préparer à accueillir ce qui se dira. Entre les paroles, pour qu’elle soient entendues et reçues, il faut que s’intercalent des silences.


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LE SILENCE DANS LA PAROLE

Le silence se niche également à l’intérieur de la parole. Nos propos comportent toujours de l’implicite, du sous-entendu. Ce non-dit a parfois plus d’importance que l’énoncé. Si on ne lui prête pas attention, si on ne le fait pas intervenir, si on s’en tient à l’exprimé, on se condamne dans bien des cas à l’incompréhension ; on se trompe sur le sens et la portée d’un discours. L’INEXPRIMÉ ET L’INEXPRIMABLE

On ne peut pas tout dire et tout ne peut pas se dire. Entre le langage et ce dont on parle, entre les mots et les choses, existent à la fois un lien indissociable et une distance irréductible. D’un côté, nos substantifs, nos adjectifs, nos verbes, nos phrases délimitent, découpent, organisent, articulent le monde et le rendent perceptible et intelligible. De l’autre, ils ne parviennent jamais à le capturer entièrement, à l’épuiser, à l’enfermer dans un système de signes. Il leur échappe en partie. Il demeure un surplus qui ne se laisse pas emmagasiner. Il reste de l’inexprimable qu’on n’arrive pas à éliminer. Une réalité sauvage résiste à l’entreprise civilisatrice du langage, tel le village gaulois d’Astérix obstinément et magiquement réfractaire à son assimilation par l’imperium romanum. Ce fauve rebelle, que les mots échouent à dompter, à encager ou à domestiquer, finit toujours par se révolter et par ébranler nos structures. Le langage naît et se développe dans une ambiguïté originelle et une contradiction fondatrice. Il veut présenter ce qui est, mais s’il faut le présenter c’est précisément parce qu’il n’est pas présent et se situe toujours à distance. La réalité se refuse aussi bien à l’immédiateté (qui rendrait superflu tout discours) qu’à la coupure (qui rendrait insensé tout discours). L’être se donne et se dérobe en même temps ; à la fois, il s’offre et s’esquive. Le langage témoigne de ce retrait de l’être dans l’effort même par lequel il tente de le dire.Toute parole est une évocation qui vise, en vain, à se transformer en invocation ou en convocation. Elle nourrit le désir impossible de passer du ex (ex vocare) qui implique une altérité ou un écart au in (in vocare) qui signifie la possession ou la coïncidence et au cum (cum vocare) qui indique la conjonction ou l’accompagnement. Au fond, la parole aspire secrètement à mourir, car si elle réussissait dans son entreprise, il n’y aurait plus de raisons pour s’exprimer ni d’espace pour déployer un discours. Le langage conjugue présence et absence,


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proximité et éloignement, florès et fiasco. Autrement dit, il est foncièrement, fondamentalement et inévitablement symbolique. LA PRÉSENCE-ABSENCE

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6 J. Jérémias, Le message central du Nouveau Testament, p. 92. 7 Voir P. Tillich, Dieu au-dessus de Dieu.

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On raconte que lorsqu’ils expliquaient et commentaient le récit de la création, en particulier le verset : « Dieu dit que la lumière soit » (première parole que la Bible attribue à Dieu), des rabbins demandaient : « Qu’y avait-il avant que Dieu ne parle ? » À quoi leurs auditeurs devaient répondre : « Le silence de Dieu. » Une liturgie du culte païen de Mithra contient une prière au silence. Le fidèle mettait un doigt devant sa bouche et disait : « Silence, silence, silence, symbole du Dieu éternel et immortel, prendsmoi sous tes ailes ô silence 6. » Dans les deux cas, le silence caractérise l’originel, le primordial et l’ultime. La parole en surgit et y ramène. Elle se fonde sur le silence, s’adosse à lui et y conduit. Même quand Dieu dit et se dit, il reste mystérieux, ineffable, caché. Calvin mentionne souvent « le conseil secret de Dieu » que nul ne peut pénétrer et qui, pourtant, détermine son action. Dans la quatrième lettre à Mademoiselle de Roannez, Pascal souligne que plus Dieu nous donne de lumière, plus nous prenons conscience de l’ombre qu’il porte en lui. Sa manifestation ne dissipe pas les obscurités ; elle les augmente. Il « était bien plus reconnaissable quand il était invisible » que lorsqu’il se rend visible en Christ. De même, on pourrait dire que sa parole épaissit (je me garde bien d’écrire « redouble ») et rapproche son silence. Pour Tillich, Dieu se situe « au-dessus de Dieu 7 », derrière son propre nom, au-delà de ce que nous pouvons nous dire à son sujet. Il dépasse toute parole le concernant ou venant de lui. Ainsi, il y a en Dieu du silence. Sa transcendance implique une distance irréductible entre la vérité de son être et le discours, même inspiré, qui en rend compte. S’il oublie cette distance, ce discours devient pervers et idolâtre. Il prétend posséder Dieu, voire se confondre avec lui, au lieu de se contenter de le viser et de le refléter. Le dogmatisme fournit un exemple de cet égarement : la doctrine y devient image, icône, reproduction de Dieu. Elle n’accepte pas son statut de balbutiement hésitant, approximatif, mélange de silence et de parole.


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On pourrait objecter le Prologue de Jean qui identifie la parole avec Dieu. En dépit d’une apparente facilité, ces versets posent de redoutables problèmes de traduction et d’interprétation. « Au commencement[…] la parole était auprès de Dieu ». « Auprès » traduit le grec pros suivi d’un accusatif qui indique un mouvement, donc une distance. Et ensuite ? Faut-il comprendre « la parole était Dieu », ce qui suppose une identification, ou « la parole était divine », ce qui signale une origine et une qualité sans impliquer une assimilation ? Les deux lectures paraissent grammaticalement défendables. J’incline plutôt pour la seconde, parce que je crois que Dieu est à la fois absent et présent dans ce qui le manifeste, et que du silence l’habite à côté de sa parole. On peut préférer la première. Le texte ne permet pas de trancher ce débat. BILAN D’UN PARCOURS

Ce chapitre a parcouru un itinéraire jalonné par les quatre prépositions contre, à côté, entre et dans. Parti de l’antagonisme du silence et de la parole, il aboutit à leur complémentarité, voire à leur complicité. La parole de Dieu a besoin de son silence et ne s’en laisse pas dissocier. Sans le pressentiment de ce que serait un silence total, on ne saisirait pas qu’elle représente un événement et non une institution. Si elle saturait notre espace et notre temps, elle n’aurait pas de contour, de relief, de figure ni de sens. Elle se découpe sur le silence. Enfin, le silence qui la limite en son cœur l’empêche de se transmuer en idole. Revenons un instant au premier terme, en quittant l’alliance de la parole avec le silence pour retourner vers leur hostilité. Si le silence escorte nécessairement la parole, il reste toujours pour elle un compagnon incommode. Il l’aide et la menace, la porte et l’agresse, la nourrit et cherche à la dévorer. Le silence triomphe de la parole quand elle dégénère en un bavardage dont le bruit ne dit plus rien ; loin de vivifier le discours, le silence (un silence sonore qui parle beaucoup et ne dit rien) l’envahit alors et le pervertit de l’intérieur. Par contre, la parole authentique implique toujours que le silence soit vaincu. Elle ne peut pas s’en passer, mais réussit à le dominer et à le dompter. La résurrection signifie que la parole vivante surmonte le silence de la mort. Ce silence n’arrive pas à l’anéantir.


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Chapitre 

   La formule qui sert de titre à ce chapitre, le « Dieu vivant », se rencontre fréquemment dans la Bible : environ vingt-huit fois dans l’Ancien Testament (en comptant l’expression équivalente « L’Éternel est vivant ») et douze fois dans le Nouveau Testament. Que dit-elle exactement ? Quel contenu a-t-elle ?

Après la mort de Dieu. Voir aussi la partie consacrée à Altizer dans mon ouvrage Le Christ et Jésus.

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1 Je les ai distingués et exposés dans mes livres Foi vivante et mort de Dieu et

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À l’affirmation du Dieu vivant, on serait tenté d’opposer radicalement le thème de la « mort de Dieu ». Si on ne tient pas compte de quelques rares précédents, ce thème complexe et multiforme a surgi au dix-neuvième siècle chez des poètes romantiques (Jean-Paul, Heine, Nerval) et chez Nietzsche. Bataille et Sartre l’ont repris au vingtième siècle. Il a connu un développement important dans les années - au sein même de la pensée et de la théologie chrétiennes. Aujourd’hui, quelques postmodernistes (par exemple, T. Altizer et M.Taylor) continuent à le développer. L’expression « mort de Dieu » se rencontre dans des contextes différents et prend, selon les cas, des sens très divers 1. Quand on s’y réfère, il faut se méfier des évidences et éviter de forcer les antagonismes. Chez certains athées, la mort de Dieu signifie la fin de toute foi religieuse et l’avènement d’une humanité adulte qui ne connaît ni Dieu ni maître. Après l’âge de la pensée mythique qui croit en des êtres surnaturels, après l’époque de la réflexion métaphysique qui soumet le monde à une réalité supérieure, serait venu ou serait en train de venir le temps de la mentalité séculière et technique où on ne se réfère plus à une transcendance pour comprendre et conduire son existence. Une illusion se dissipe : l’être humain découvre qu’il n’a de compte à rendre qu’à lui-

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LA MORT DE DIEU

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même et qu’il n’y a de réalité et de vérité que physiques ; la métaphysique est un leurre. Il s’aperçoit qu’il ne dépend de rien ni de personne d’autre que lui. On nomme ici « mort de Dieu » la disparition d’une altérité qu’on juge imaginaire et aliénante et l’effondrement de ce qu’on considère être un fantasme sans consistance, mais asservissant. Dans ce cas, il y a effectivement une incompatibilité radicale de la mort de Dieu avec la proclamation biblique du Dieu vivant, créateur et sauveur. Par contre, l’opposition se révèle plus apparente que réelle et manque de pertinence quand la mort de Dieu signifie, comme chez certains théologiens chrétiens, l’affaiblissement, l’évanouissement et l’agonie d’une religiosité statique, dogmatique et conventionnelle. Les courants religieux longtemps dominants dans la culture occidentale ont donné naissance à une spiritualité authentique et profonde. En même temps, et à l’inverse, ils ont contribué à scléroser la piété dans le rite, à pétrifier la pensée dans des formulations doctrinales, à enfermer la communauté dans des institutions rigides, parfois à favoriser des superstitions qui n’ont pas grand-chose de commun avec le Dieu dont parle l’évangile. Le christianisme établi, à la fois transmet l’évangile et le caricature. Le meilleur et le pire s’y côtoient. La mort des caricatures, des déformations et des déviations constitue pour ces théologiens l’envers de la conscience du Dieu vivant et découle d’une foi évangélique. Ils répètent à leur manière ce que Justin Martyr écrivait au deuxième siècle : « On nous appelle athées, et nous l’avouons ; nous, chrétiens, sommes les athées des faux dieux. » On peut discuter l’interprétation du message chrétien que propose Vahanian ou celle, très différente, d’Altizer 2. Il n’en demeure pas moins que l’un et l’autre appellent « mort de Dieu » un effort pour écarter des idolâtries destructrices dont ils estiment qu’elles ont infecté et qu’elles risquent de tuer l’authentique foi biblique. Ils tentent de ramener au Dieu vivant et nullement de l’éliminer. Dans ce cas, entre l’affirmation du Dieu vivant et le thème de la mort de Dieu, il y a complémentarité et non pas incompatibilité. Ce sont les deux faces indissociables d’une même foi authentique. La vie et la mort s’accompagnent et se conditionnent mutuellement, ce que nous expérimentons tous les jours et que, dans un autre registre, souligne la résurrection. 2 Voir G. Vahanian, La mort de Dieu et La condition de Dieu ; T. Altizer, The Gospel

of Christian Atheism et Total Presence.


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DIEU VIT

IDOLES ET CONCEPTS

• P A R L E R D E D I E U • ch.

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3 1 Co 12, 2.

 

L’affirmation biblique que Dieu est vivant veut, évidemment et d’abord, dire que Dieu a ou possède la vie. Elle appartient à sa nature et caractérise son être. Il n’est pas un objet inerte ou inanimé, ce qui permet de le différencier des idoles taillées dans le bois ou sculptées dans la pierre et ce qui empêche de le confondre avec un concept ou un principe. En ce qui concerne les divinités païennes, les spécialistes discernent dans la Bible des compréhensions différentes de ce qu’elles sont et de l’attitude à adopter à leur égard. De nombreux textes, surtout parmi les plus anciens, les considèrent comme des puissances surnaturelles mauvaises ou démoniaques. On les estime réelles, vivantes, dangereuses et malfaisantes. On les redoute et on s’en protège. D’autres passages bibliques, en général plus tardifs, les décrivent faibles, inefficaces et suggèrent qu’elles disposent de pouvoirs limités, voire nuls. À la différence du Dieu d’Israël, elles se fatiguent et se lassent vite. Elles manquent de vie ou de vitalité ; elles souffrent d’asthénie persistante. Enfin, surtout quand on en arrive aux prophètes exiliques et postexiliques, on voit dans ces divinités des fabrications, des imaginations, des inventions de l’être humain, sans personnalité ni puissance propres. Le Second Ésaïe, Jérémie, Habakuk, se moquent des païens qui adorent des bouts de bois sculptés par des artisans. Les idolâtres se ridiculisent en rendant un culte à ce qu’ils ont créé de leurs propres mains. Ces statues n’ont aucune vie en elles, elles sont dépourvues de dynamisme, de spontanéité, d’intériorité ; elles ne possèdent ni âme ni conscience. Leur existence est une apparence illusoire. Jérémie les qualifie d’elilim, qui veut dire « évanescent », « sans consistance ». Le Second Ésaïe les appelle habelim, qui signifie « un souffle vide et vain ». Habakuk ajoute qu’elles sont muettes (ce que dit également Paul 3). Dans de nombreuses philosophies, Dieu prend le visage d’une notion ou d’une idée abstraite. On spécule sur son être qu’on décrit en termes de structures fixes. Il devient un principe nécessaire à la réalité et n’a plus rien d’une personne vivante (nous reviendrons au chapitre treize sur la question de la personnalité de Dieu). On l’assimile à l’ordre et à la raison qui régissent l’univers. On aurait


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tort de condamner cette réflexion philosophique. Elle ouvre des horizons intéressants, fait apparaître des perspectives souvent justes et aide à mieux comprendre beaucoup de choses. Le théologien doit se laisser interpeller et instruire par la philosophie ; il a beaucoup à y gagner.Toutefois, il est clair que ce qu’elle dit de Dieu ne peut que paraître insuffisant et incomplet à une réflexion croyante. VIE ET PERFECTION

À la différence d’un idée conceptuelle ou d’une idole imaginaire, le Dieu biblique agit et réagit. Il exige et promet. Il parle et s’exprime. Il bouge et ne se laisse pas faire. Il exerce une autorité. Il se bat contre ses adversaires, secourt ses fidèles. Il a de la volonté, du caractère (et pas toujours un très bon caractère). Il délibère, réfléchit, calcule, poursuit des desseins, réajuste parfois ses plans. Il éprouve tantôt de la pitié et de la tendresse, tantôt du dégoût et de l’aversion. Il se met parfois en colère et va jusqu’à manifester de la jalousie. On ne peut pas prendre à la lettre, bien sûr, ces expressions anthropomorphiques, voire mythologiques, pour certaines. Il n’en demeure pas moins que ces anthropomorphismes ont du sens 4. Ils soulignent justement que Dieu n’est pas un principe abstrait, une structure fixe ou un fantôme sans réalité, mais un être vivant. Cette insistance sur la vie divine conduit à critiquer et à récuser la notion de perfection de Dieu 5. Un être parfait n’a aucun manque en lui et rien ne peut lui arriver du dehors. Il est figé à l’intérieur et fermé à l’extérieur. Parfait signifie achevé, terminé, accompli, fini. Quand on déclare Dieu à la fois infini, parfait et vivant, on se contredit. Ces qualificatifs sont antinomiques, il faut choisir entre eux ; ils ne vont pas ensemble. « Parfait » peut s’appliquer à un objet ou à une œuvre, à quelque chose d’inerte. Par contre, ce terme, au sens ontologique ou métaphysique, ne convient pas à ce qui vit. Un être vivant va de l’avant. Il se développe ; son parcours continue, son histoire se poursuit, son existence n’est pas parvenue à sa fin, c’est-à-dire à la mort. Lorsqu’au moment d’un décès, on parle du défunt, on lui attribue toutes les qualités. Ses manques disparaissent, ses défauts s’évanouissent. Brusquement il devient parfait et on reconnaît précisément à cela qu’il est bel et bien mort. 4 Voir le paragraphe sur l’anthropomorphisme dans le chapitre 7 sur « L’existence

de Dieu ». 5 Voir le chapitre 11 sur « L’imperfection de Dieu ».


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MOUVEMENT, RELATION ET ÉCHANGE

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québécois. Il y apporte de l’animation et une ouverture (même s’il n’a pas toujours une conduite exemplaire), mais ne s’y enracine ni ne s’y installe. Il devient familier, tout en restant inconnu et mystérieux ; un jour, il s’en va et disparaît. Belle parabole pour décrire la présence bousculante du Dieu vivant, à la fois proche et différent (à ceci près que Dieu ne part pas, en tout cas pas définitivement ; il ne cesse de « survenir »). 7 Voir le chapitre 10 sur « Les temps de Dieu ». 8 Jn 3, 8 à 10.

• P A R L E R D E D I E U • ch.

6 Ce « survenant » est un étranger qui vient s’installer dans une famille et un village

 

L’affirmation que Dieu vit a trois aspects. 1. La vie implique le mouvement (le verbe hébreu haya que l’on traduit par vivre semble avoir primitivement signifié « remuer »). Le Dieu vivant n’a rien de statique ni de figé. Il ne saurait demeurer immobile et immuable. Il ne se contente pas de se répéter, de refaire et de redire toujours les mêmes choses. Même s’il existe en lui une cohérence, une continuité et une fidélité qui fondent notre confiance, il reste surprenant, étonnant ; il apporte sans cesse du nouveau. Le titre d’un beau roman québécois de Germaine Guèvrement, Le survenant 6 qualifie bien ce Dieu dont l’identité reste en partie inédite et qui échappe à l’idée qu’on s’en fait. Il ne se laisse pas enfermer dans son passé ni dans son présent 7. Il a une dimension eschatologique : il vient. C’est pourquoi la foi est toujours une aventure, jamais une habitude. De celui que conduit l’Esprit, Jésus nous dit qu’on ne sait pas d’où il vient et où il va, et que même les docteurs d’Israël (et de l’église) ne le comprennent pas 8. 2. La vie se définit également par l’échange, la relation, la communication. Déclarer Dieu vivant équivaut à le proclamer Emmanuel, le contraire d’un être absolu, se suffisant à lui-même, qui concentrerait en lui tout l’être, toute la puissance, toute la réalité, de sorte qu’il n’aurait jamais de véritable interlocuteur ou partenaire. Dieu ne s’isole pas du monde ; il ne se sépare pas de l’humanité. Il ne reste pas indifférent, impassible. Il s’engage dans l’histoire. Il fait alliance avec les créatures, il se lie à elles. Il les accompagne, les écoute et leur répond. Il se réjouit et souffre avec elles, il accepte d’être dépendant et vulnérable, et même de subir des échecs. Si la première indication soulignait la dimension eschatologique de Dieu (son avenir déborde son présent), celle-ci met l’accent sur sa dimension historique : il se nomme le Dieu d’Abraham,


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d’Isaac, de Jacob, de Jésus, de Luther, de Pascal, de Schweitzer, de vous et de moi. Autrement dit, ses relations avec le monde, qui ne représentent pas pour lui un jeu sans importance, constituent son identité. Elles disent qui il est et montrent ce qu’il est. 3. La vie implique à la fois une présence à soi et une différence d’avec soi et, par conséquent, un dynamisme interne. Elle comporte quantité de tensions et de pulsions ; elle implique animation, émotion, mouvement. Si les objets ne bougent que sur une action extérieure, un être vivant ne reste jamais en repos. Il ne cesse de débattre non seulement avec les autres, mais avec luimême. Sur ce point, la doctrine trinitaire, dont la formulation classique me paraît très contestable et les conséquences christologiques catastrophiques, exprime une intuition juste et profonde, à savoir qu’il existe une vie intra-divine, de même que chacun de nous a une intériorité vivante et entretient avec luimême une certaine relation. La simplicité parfaite de Dieu, comprise comme totale coïncidence avec soi-même, me paraît une idée fausse et égarante. La coïncidence avec soi entraîne l’inertie et la mort. La théologie juive (avec les notions de Sagesse et de Gloire), puis la théologie chrétienne, parce qu’elles ont un sens très fort du Dieu vivant, ont toujours pensé que l’être de Dieu comporte plusieurs pôles. On peut concevoir en Dieu une bipolarité, comme les théologiens du Process, ou une tripolarité comme le suggère l’expression ternaire (mais non trinitaire) « le Père, le Fils et l’Esprit » ; on peut imaginer avec certains penseurs jungiens une quadripolarité 9. En fait, peu importe ; toutes ces formulations ont une part de vérité et une pertinence limitée. Il y a quelque naïveté à vouloir décompter et décrire les pôles de la vie divine comme on énumère les ministères qui composent le gouvernement. La pluripolarité de Dieu n’entend pas décrire et encore moins définir son être ; elle a pour but et pour intérêt de souligner la vie ou la vitalité intra-divine.

9 Voir B. Kaempf, « Trinité ou quaternité ? », Études théologiques et religieuses,

1987/1.


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DIEU VIVIFIE

DIEU AGIT

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fonction et l’action de l’Esprit qui n’est pas une partie de la divinité mais Dieu luimême (cf. le chapitre 12 sur « Puissance et sens »). 11 Théologie de l’Ancien Testament, p. 29. 12 Les religions mondiales et le christianisme, p. 23, 26, 68. 13 Voir A. Gounelle, Le dynamisme créateur de Dieu, p. 85-88. Les analyses des théologiens du Process sur ce point m’ont convaincu.

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10 Dans le Nouveau Testament (voir Jn 6, 63 ; 2 Co 3, 6), « vivifier » caractérise la

 

L’expression « Dieu vivant » ne dit pas seulement que Dieu vit. Elle indique aussi, peut-être surtout, qu’il vivifie 10. Elle décrit la manière dont le croyant expérimente sa présence et son action. Dieu donne, suscite et entretient la vie. Il anime, il fait bouger, il change les choses, il bouscule et dérange, et pousse sans cesse à aller de l’avant. « L’israélite, écrit E. Jacob 11, a senti Dieu comme une force active[…] une force qui s’impose à l’homme. » De même, selon Albert Schweitzer, partisan d’un agnosticisme chrétien, nous n’avons aucun moyen de connaître l’être de Dieu. Nous ignorons et ignorerons toujours s’il est personnel ou supra-personnel, unitaire ou trinitaire. Par contre, nous le connaissons et l’expérimentons comme « un torrent » qui nous saisit et nous entraîne. Il se manifeste à nous en transformant notre existence et en nous mettant à l’œuvre. « Le Dieu de Jésus, écrit Schweitzer, agit, il agit en l’homme[…] C’est une force qui agit » ; elle travaille et combat pour que nous devenions nousmêmes « des forces animées par la personnalité éthique de Dieu 12 ». On sait que pour Schweitzer Dieu veut favoriser et développer la vie, autrement dit, vivifier. La théologie chrétienne range habituellement en trois grandes catégories les actions de Dieu : celles qui relèvent de la création, celles qui concernent le salut (en termes d’école, justification et sanctification) et celles qui touchent à la conduite du monde, ce qu’on appelle en général la providence. Dans les trois cas, il s’agit de la même chose, à savoir de l’action vivifiante de Dieu 13. La classification usuelle, à côté de ses mérites pédagogiques, a le double inconvénient d’introduire des distinctions artificielles entre des activités semblables et de les exprimer en termes souvent mythologiques. Je ne consacrerai pas un chapitre à chacune d’elles (de toute manière cet essai ne cherche nullement à tout dire), mais j’en parlerai à plusieurs reprises dans les pages qui suivent.


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LA FOI

Mettre l’accent sur l’activité vivifiante de Dieu a des conséquences pour la compréhension de la foi. En reprenant l’expression dont se servent les traducteurs français de Tillich, je la qualifierai de « préoccupation » (en écartant les connotations moroses de ce mot) plutôt que de sérénité ou d’assurance. Je distingue conviction et assurance. La conviction vient du dehors, s’impose à moi en partie malgré moi, même si elle me persuade. Elle m’habite, m’agite et me mobilise ; souvent elle suscite en moi des inquiétudes. Elle me fait marcher sur des chemins parfois faciles, plus fréquemment caillouteux. Elle m’empêche de me reposer dans une indifférence passive. Elle est une « préoccupation » en ce sens qu’elle implique une réflexion, une recherche et un engagement. L’assurance, je la possède, j’en suis propriétaire ou titulaire. On me propose quantité de contrats d’assurances sur la vie (sur ou contre ?), ou pour ma voiture ou ma maison, « tous risques » (quelle expression fantastique : si on était véritablement assuré contre tous les risques, la vie se pétrifierait doucement). Les assurances procurent la sécurité, donnent bonne conscience, installent dans un confort paresseux. « Signez, vous serez tranquille » me dit mon assureur, et si je lui réponds que je ne suis pas sûr que la tranquillité soit un bien, il comprend qu’il s’agit d’un problème de tarifs. Il y a foi vivante quand Dieu nous travaille, nous inquiète, nous tourmente, nous met en mouvement, nous lance dans une aventure et une quête, lorsqu’il nous empêche d’être satisfait de nos croyances, de nos pratiques et de notre éthique. Par contre, une religion qui apporte toutes les réponses, qui élimine questions, problèmes et interrogations, nous enferme dans un cercueil et nous ensevelit dans un tombeau, celui de nos dogmatismes, où nous avons le sentiment illusoire de nous trouver parfaitement à l’abri. Une telle religion fournit certes des assurances, mais elle oublie et masque le caractère vivant de Dieu. Loin de nous garantir par contrat un confort spirituel, intellectuel, psychologique, la foi sans cesse, secoue, ébranle, nous met en mouvement. CHANGEMENT ET CRÉATION

Que Dieu vivifie comporte une seconde conséquence. La théologie du Process a très bien vu et dit que si Dieu est vivant et s’il


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14 Es 65, 17 sqq Ap 21, 5. 15 Voir A. Gounelle, Parler du Christ, chapitre 3.

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vivifie, il s’ensuit qu’il ne maintient pas le statu quo. Il ne cesse d’innover. Son action vise à transformer ce qui existe, à faire toutes choses nouvelles, comme l’affirment le prophète qu’on nomme Ésaïe et l’auteur inconnu de l’Apocalypse 14. À chaque instant, il crée. On a tort de limiter la création au commencement, au moment initial. Elle se poursuit aujourd’hui et continuera demain. Pour reprendre le titre d’un de mes livres, le dynamisme créateur de Dieu ne s’arrête jamais. Il opère depuis la Genèse jusqu’à l’Apocalypse, et même au-delà. Pour ma part, je vois dans la création la grande catégorie biblique, celle qui englobe toutes les autres, y compris celle du salut et celle de libération. Dieu sauve et libère en créant. La création ne renvoie pas à une fondation, posée une fois pour toutes dans des temps très anciens, aux débuts ou aux commencements. Elle se vit et opère chaque jour dans le surgissement de chaque nouveauté positive. Je comprends et explique le Christ à partir de la création 15 et non le contraire, ce qui me permet de fraterniser, malgré nos différences, avec un juif ou un musulman et de ne pas les traiter avec condescendance. Que Dieu crée continuellement, qu’il soit pour nous d’abord et essentiellement créateur veut dire qu’il ne légitime pas l’ordre établi, ne soutient pas les pouvoirs en place, n’approuve pas les conformismes. Au contraire, il nous appelle à la nouveauté. Il fait des croyants de nouvelles créatures et travaille à l’instauration ou à la venue d’une terre et des cieux nouveaux. Le Dieu qui vivifie suscite un dynamisme de la foi, qui est plus équipée que quiétude. Il mobilise les croyants pour le monde à venir que la Bible appelle le Royaume.


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Chapitre 

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De nombreux croyants ont accordé et accordent la priorité au passé. Ils insistent sur l’importance du primordial, de l’originel et du surgissement de l’être. Les créations, genèses, naissances et généalogies abondent dans la Bible. « Au commencement, Dieu », « Au commencement était la parole », ces phrases 1 entendent désigner à la fois le premier et le principal, le début et l’essentiel, l’en-tête et le cœur du message. Elles n’évoquent pas une éternité en dehors et au-dessus du temps ; elles renvoient à une source ou à une provenance temporelle qui dit la vérité et l’essence de ce qui est. 1 Gn 1, 1 ; Jn 1, 1.

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LE LIVRE DES ORIGINES

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DIEU AU PASSÉ

 

Nous vivons dans le temps et ses trois instances, le passé, le présent et le futur, structurent notre existence tant individuelle que collective. Nous venons d’un autrefois, d’un jadis et d’un naguère qui s’inscrivent en nous sous forme de mémoire et constituent notre héritage. Nous nous trouvons dans un aujourd’hui et un maintenant qui demandent décision et action. Nous nous dirigeons vers un lendemain et un avenir que nous prenons en compte dans des projets et des prévisions. La vie a ainsi la forme d’une « trajectoire » ou d’une « route », pour reprendre des expressions de Whitehead. À quel moment de notre histoire, Dieu nous rencontre-t-il de préférence ? Privilégie-t-il une des dimensions temporelles et si oui laquelle ? À cette question, on a donné selon les époques, les tendances théologiques et les expériences spirituelles des réponses différentes.


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Tout ne se donne cependant pas du premier coup, en une seule fois. Le principe ou l’initial se déploie en plusieurs étapes. Le commencement se prolonge, la fondation prend du temps et s’étale sur une longue période. À côté du surgissement premier de l’univers, qui se fait en six ou sept jours et non en un clin d’œil, au sein de ce qu’il a apporté et mis en place, se produisent d’autres départs et d’autres créations. Ainsi, comme la genèse fait surgir du chaos ou du tohu-bohu 2 un cosmos, et y situe l’homme, de même l’exode constitue un autre début qui transforme les Hébreux en un peuple et en une religion. Les récits du déluge et du retour de l’exil reprennent le vocabulaire et le scénario de la genèse initiale. Pour le Nouveau Testament, le Christ représente le second Adam ; il incarne et met en route une nouvelle création et une nouvelle créature. Plutôt que du début au singulier, il faut donc parler des débuts au pluriel. Dans la Bible, les origines se succèdent, se multiplient jusqu’à ce que le canon se clôture et que l’histoire sainte se termine pour laisser place à l’histoire de l’église. Alors se terminent les temps primordiaux, et on entre dans la suite et la remémoration. On ne fonde plus, on rumine, on ressasse. UNE ÉGLISE QUI SE SOUVIENT

Pour la plupart des chrétiens, l’intervention décisive de Dieu, celle qui détermine l’histoire de l’humanité et qui commande leur propre vie, a eu lieu au cours du premier siècle de notre ère, il y a deux mille ans, en Galilée et en Judée. La croix et la résurrection constituent le centre du temps 3. Tout se joue et s’accomplit à ce moment-là. Si on veut connaître Dieu, si on cherche à découvrir sa vérité et la nôtre, il faut se référer à ce qu’il a dit et fait autrefois. Ce que lui lèguent les temps anciens éclaire et oriente la vie du croyant. Ce qu’il reçoit de ses ancêtres et de ses pères spirituels détermine sa compréhension de l’existence et de la destinée humaines. En comparaison avec l’époque du Nouveau Testament si riche, tellement essentielle, le présent et le futur paraissent pâles et vides. Ils n’appor tent pas grand chose ; il ne s’y passe rien de vraiment nouveau. Ils découlent du passé et en tirent les conséquences. Ils font penser à ces champions vieillissants qui sans 2 Pour ce terme, voir la dernière section de ce chapitre. 3 Cf. O. Cullmann, Christ et le temps.


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    

conserver et à transmettre tel quel. Aujourd’hui en christianisme prédomine, probablement sous l’influence de Newman, une conception dynamique de la tradition qui insiste non sur l’objet transmis mais sur l’acte de transmettre, qui à la fois implique continuité et évolution ou changement.

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4 Je prends ici « tradition » au sens classique d’un donné statique à recevoir, à

 

cesse rabâchent leurs records et contemplent leurs médailles. Des exploits accomplis il y a bien longtemps continuent à leur conférer de la dignité et de l’importance, mais ils ne cherchent pas (ce serait une prétention démesurée) à en faire de nouveaux et ne s’attendent pas à ce qu’il s’en produise de semblables. Le temps des miracles est clos. Dans cette perspective, la tâche principale de l’église consiste à entretenir la mémoire (ce que les liturges et les pédants nomment « l’anamnèse »). Elle maintient vivant le souvenir des jours d’autrefois marqués par les interventions divines. Elle se consacre à l’étude de vieux textes sacrés qui racontent les anciens hauts faits de Dieu. Elle rappelle et réactualise par des rites, des célébrations, des fêtes commémoratives ce qui est arrivé jadis. Elle a pour fonction principale d’éviter que tout cela ne tombe dans l’oubli, car ce serait alors la vérité de Dieu et celle de l’être humain qui se perdraient. L’innovation n’a pas de place ni de légitimité dans la vie des églises, dans l’enseignement religieux, dans la réflexion de la foi. Ainsi, Pascal rangeait la théologie parmi les sciences qui relèvent de la mémoire et non de l’intelligence. De son côté, Jansénius estimait qu’en théologie la nouveauté constitue un signe infaillible d’erreur. De même, en protestantisme, on considère souvent que le summum de la fidélité consiste à revivre ou à ressusciter l’église primitive (dont on fait, à mon avis à tort, un modèle et un idéal), à reprendre tels quels et à répéter les enseignements du Nouveau Testament sans rien en modifier. Tout a été fait, tout a été dit. Il nous appartient de nous souvenir et de reproduire. La foi se nourrit de la tradition 4, et le christianisme ne reste authentique que dans la mesure où il est archéologique et ne se laisse pas contaminer par le « siècle présent ».


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DIEU AU PRÉSENT

LA PRIMAUTÉ DU PRÉSENT

Une deuxième manière d’articuler les trois instances temporelles accorde la priorité au présent. Il mérite qu’on le cultive, qu’on se concentre sur lui et qu’on ne se laisse pas capter, captiver, voire capturer, par un respect excessif du passé ou par un souci exagéré de l’avenir qui, l’un et l’autre, nous détournent et nous aliènent de nous-mêmes. Pascal le note : « Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir… nous nous rappelons le passé… nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres… Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque pas au présent… Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre 5. » Rousseau déclare ne se sentir « pleinement » lui-même qu’en séparant son présent du passé et du futur qui viennent le gâter, et en allant vivre dans une île qui l’isole des autres lieux. Il se coupe de tous les réseaux qui envahissent notre espace, parasitent notre temps et nous rendent absents à notre présent en nous transportant « toujours en avant ou en arrière de nous 6. » La « rêverie » de Rousseau signifie la conquête de l’authenticité par la victoire du hic et nunc (« ici et maintenant ») sur le illic et tunc (« ailleurs et alors »), autrement dit, par le triomphe du présent sur le passé, l’avenir et le lointain. LE PRIVILÈGE DU PRÉSENT

Par rapport aux deux autres instances temporelles, le présent se distingue en ce qu’il est le moment que j’habite véritablement, celui où je me trouve effectivement, le seul qui soit réel. Dans ses Confessions 7, Augustin écrit qu’à proprement parler il n’y a pas le présent, le passé et le futur, mais « le présent du passé, le présent du présent et le présent du futur ». En effet, le passé on s’en souvient, ce qui veut dire qu’il n’existe plus, sinon dans notre mémoire et donc dans notre présent, quand nous l’évoquons. Se le rappeler présente (ou « présentifie ») le passé et, du coup, l’arrache à l’autrefois pour l’implanter dans l’aujourd’hui. Le passé, écrit Berdiaev 8, c’est ce qui « est passé dans le présent ». L’avenir, 5 6 7 8

Fr. 42 (172 dans l’édition Brunschvicg). Cf. Lettre 8 aux Roannez. Les rêveries d’un promeneur solitaire in Œuvres complètes, t. 1, p. 1046. Vol. 2, p. 314. Cinq méditations sur l’existence, p. 137.


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9 Phénoménologie de la perception, p. 485. 10 Le concept d’angoisse, in Œuvres complètes, vol. 7, p. 186. 11 Lc 2, 11 ; 19, 9. 12 Foi et compréhension, vol. 1, p. 525.

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Contre la prédominance du passé, des théologiens et des spirituels insistent sur « l’aujourd’hui » aussi bien de Dieu que de la vie chrétienne. Si Dieu est vivant, il s’ensuit qu’il ne se trouve pas dans le passé, ce temps que la vie a quitté. Il ne se découvre pas non plus dans le futur, ce temps que la vie n’a pas encore investi. Il se rencontre dans le présent ; il entre dans mon existence et la touche aujourd’hui. Il fait partie de mon « instant », mot qui, selon Kierkegaard 10, désigne « le présent tel quel, sans passé ni avenir ». La foi se nourrit de la présence actuelle de Dieu, et non pas de la remémoration de ses actions anciennes ni de l’attente de ses interventions futures. La prédication évangélique pourrait presque se résumer par ces deux phrases: « Aujourd’hui un sauveur vous est né », « Maintenant le salut entre dans cette maison » 11, qui s’adressent à chaque croyant dans son propre présent, au moment où il les entend. La parole de Dieu se dit chaque fois « dans l’instant » affirme Bultmann 12 ; « dans l’instant », autrement dit, dans l’instantané, pas

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L’AUJOURD’HUI DE DIEU

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on l’imagine ou on l’anticipe, ce qui signifie qu’il n’existe pas encore, sinon dans nos rêves ou dans nos pronostics, et donc dans notre présent quand nous nous le figurons. La prévision présente (ou « présentifie ») le futur, elle le soustrait à l’avenir pour l’intégrer au présent sous forme de menace, de promesse ou simplement d’attente. Au contraire, le présent se vit directement, immédiatement, sans qu’on ait à le déplacer et à le modifier pour y avoir accès. Son « privilège », écrit Merleau-Ponty, tient à ce qu’il est la « zone où l’être et la conscience coïncident 9 ». Il y a absence ou éloignement des deux autres instances temporelles : je les évoque, je m’y reporte par un effort de l’imagination et un travail de l’esprit, mais elles ne sont pas vraiment là. Elles se situent toujours ailleurs, et n’ont de réalité que dans la mesure où on les actualise, c’est-à-dire où on les transforme, par souvenir ou anticipation, en présent. Par contre, je demeure dans le présent. Je ne me le représente pas par une opération de l’esprit, il se pose et s’impose de lui-même, et j’y agis. Il est le temps de l’existence, le moment du vivant et du vécu. Il dispose, en quelque sorte, du passé et de l’avenir ; il les construit et en décide.


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dans la durée ni dans un autre temps. Le passé et le futur n’ont de sens qu’en fonction et à partir de ce présent. Ce qu’a été, ce qu’a fait et ce qu’a dit autrefois Jésus m’intéresse et me concerne, parce que le Christ se manifeste aujourd’hui et me rencontre maintenant. De même, j’envisage le Royaume à venir parce que le Christ présent m’ouvre à lui et m’oriente vers lui. Cette tendance à tout résorber et concentrer dans le présent se fait souvent sentir chez Bultmann : la création dit l’expérience que le croyant fait aujourd’hui du monde ; la résurrection parle de la foi qui nous vivifie et nous rend authentiques chaque jour ; l’eschatologie signifie l’accueil dans notre actualité d’une altérité radicale. Situer la création dans le passé et le Royaume dans l’avenir revient, selon Bultmann, à les « objectiver », autrement dit, à les sortir de notre existence au lieu de les vivre. L’objectivation leur enlève leur statut d’actes de foi pour les transformer en en un système de croyances ; Ebeling écrit en un « sac de doctrines 13 ». ÉGLISE ET ACTUALITÉ

Ici, la tâche de l’église ne consiste pas à entretenir la mémoire. Sa prédication a pour objet de faire entendre à chacun de nous l’interpellation de Dieu dans sa vie. Le Christ se tient à la porte et frappe. Il nous demande de lui ouvrir 14. Même si nous sommes depuis longtemps ses fidèles, nous avons à le faire entrer comme au premier jour, comme si nous ne l’avions jamais entendu ni reçu auparavant. Nous ne devenons jamais des convertis, des gens qui sont nés de nouveau (des born again) ; nous avons toujours à nous convertir, à naître à nouveau, et à le faire non pas une fois pour toutes mais à chaque instant. Nous ne pouvons pas nous reposer sur une décision déjà prise; il faut la prendre à nouveau. Seul compte et a un caractère décisif ce qui arrive et s’exécute aujourd’hui. Ce qui s’est produit hier et ce qui arrivera demain passe au second plan. Bultmann applique à Dieu une belle expression d’un poème de Rilke : « le visiteur qui va toujours son chemin 15 ». À chaque moment, Dieu arrive. Il ne s’installe pas ; il entre sans cesse et ne s’établit jamais. Sa présence est venue et il ne se transforme jamais en « élément du mobilier », pour reprendre, cette fois-ci, une expression de Vahanian 16. 13 L’essence de la foi chrétienne, p. 21. 14 Ap 3, 20. 15 Foi et compréhension, vol. 2, p. 144. 16 La condition de Dieu, p. 112.


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DIEU AU FUTUR

L’ESCHATOLOGIE BIBLIQUE

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ment des contemporains », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 1957. 18 A. Schweitzer, « Lettre inédite », Études théologiques et religieuses, 1985, p. 163.

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17 Voir W. Kummel, « L’eschatologie conséquente d’Albert Schweitzer et le juge-

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Plusieurs textes aussi bien du Premier que du Second Testament situent le moment capital de l’histoire dans le futur. Ils déclarent que Dieu n’a pas achevé son œuvre. Un jour, prochain ou lointain, il transformera la terre, le ciel et fera de nous des êtres nouveaux, vivant dans des conditions différentes. Le croyant prie pour que son règne vienne, il espère une plénitude qu’il ne possède pas encore, il aspire à un accomplissement qui lui est promis. Cette perspective domine sa vie actuelle. L’essentiel se trouve devant lui. Il attend le Royaume de Dieu, semblable au voyageur qui marche vers une terre promise, ou au pèlerin qui se dirige vers un sanctuaire, ou au nomade assoiffé qui dans le désert chemine vers un point d’eau, ou encore à la sentinelle qui guette l’aube. L’attente, la préparation, la construction de l’avenir de Dieu et de celui de l’être humain occupent une place importante dans la foi biblique. Au début du vingtième siècle, dans des travaux qui à l’époque ont fait l’unanimité contre eux 17, A. Schweitzer a souligné la dominante eschatologique de la prédication et de l’activité aussi bien de Jésus que de ses disciples. La venue prochaine d’un événement décisif les commande. En accordant plus de poids au passé et au souvenir, ou au présent et à l’actualité, qu’à l’attente et à l’espérance, le christianisme a en partie déformé l’évangile. À M. Carrez, Schweitzer écrit : « Vous me reprochez de situer le centre de gravité de la foi chrétienne dans l’avenir au lieu de le placer dans le drame rédempteur lors de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ. Le reproche est juste[…] Seulement, c’est Jésus lui-même qui situe le centre de gravité de la foi chrétienne dans l’avenir. » L’évangile, précise-t-il, c’est « la prédication du Royaume qui est proche » et non « le drame rédempteur de notre dogmatique 18 ». Lorsque la prédication de la Croix supplante celle du Royaume, quand le christianisme transforme son message eschatologique en un enseignement archéologique, alors l’église remplace l’élan vers le futur par la tradition du passé ; elle inverse son message et sa mission.


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LES THÉOLOGIES DU ROYAUME

On a parfois reproché au christianisme classique d’avoir réduit l’eschatologie au rang d’un « accessoire » selon une formule de Berdiaev19, ou d’un « appendice » comme l’écrit Moltmann 20. Parmi les courants du christianisme qui ont vigoureusement réagi contre la marginalisation de l’avenir, on peut discerner deux grandes tendances. La première, souvent inquiétante et superficielle, caractérise des prédicateurs ou des groupes qui annoncent la fin du monde dans une grande catastrophe cosmique dont seuls échapperont les purs, les vrais fidèles. Souvent, ils se nourrissent de l’Apocalypse, dont ils font le livre principal de la Bible. Ils condamnent sans appel le présent et le passé qu’ils jugent hostiles à Dieu et opposés à sa volonté. Ils invitent les fidèles à se détourner du monde actuel qu’ils estiment corrompu, et à ne se préoccuper que de celui qui vient et qui en prendra la place. La deuxième présente à mon sens plus d’intérêt. L’insistance sur l’avenir ne la conduit pas à un désintérêt et à un mépris envers le présent. Au contraire, ce qui vient donne sens au moment que je vis, il lui confère un dynamisme. Le Royaume invite et incite à des engagements concrets contre le statu quo, pour une marche en avant. Les églises et les chrétiens ont pour vocation à la fois d’annoncer, de préfigurer et de préparer les changements que Dieu veut opérer. Les théologies du Royaume et celles du Process adoptent cette seconde attitude. 1.Au début du vingtième siècle, en Allemagne, en Suisse et en France, des chrétiens sociaux 21 ont développé des théologies du Royaume qui affirment fortement la primauté de l’avenir. Ainsi W. Monod écrit : « La manifestation suprême de Dieu est encore à venir[…] il y a un Dieu qui sera et qui n’est pas encore manifesté ; il y a un Dieu qui vient, selon la formule de l’Apocalypse 22. » J. Moltmann tient des propos assez proches quand il parle, en se référant au philosophe E. Bloch, du Dieu de la Bible « que la nature de son être situe dans le futur[…] qui a le futur comme propriété ontologique 23 ». 19 Essai de métaphysique eschatologique, p. 6. 20 Théologie de l’espérance, p. 12. 21 Voir K. Blaser, Le christianisme social. Social a ici la connotation de « socialiste ». 22 Aux croyants et aux athées, p. 193. 23 Théologie de l’espérance, p. 27.


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24 La nuée de témoins. 25 Voir A. Gounelle, Le dynamisme créateur de Dieu. 26 Rm 1, 16. 27 Ph 3, 13.

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Pour W. Monod, Dieu lutte contre le poids et la puissance d’un passé, qu’il faut dépasser et abolir pour établir un monde nouveau. Il lit l’histoire du christianisme selon un processus ternaire de formation, déformation et reformation qui équivaut presque pour lui à une loi 24. À l’époque apostolique, moment de formation, succèdent l’époque patristique et le Moyen Âge, périodes de déformation que vient corriger et redresser la Réforme. La Réforme elle-même se dégrade et se détériore avec l’émergence d’un protestantisme orthodoxe et conformiste ; W. Monod espère que le christianisme social opérera une réformation. Ce schéma, que j’ai simplifié et caricaturé à l’excès, fait apparaître que la foi doit constamment lutter contre la tradition pour retrouver l’inspiration et l’élan originels. La tradition ne la met pas en communication avec la source ; elle l’en sépare et la pollue. L’authenticité implique une lutte contre la mémoire, celle qui façonne nos esprits et celle qui s’incarne dans des institutions. Il faut abattre les héritages, lutter contre ses pères, combattre ses professeurs pour retrouver l’arche, le principiel et le primordial. 2. Plus récemment, au cours du vingtième siècle, les théologies du Process ont beaucoup réfléchi sur la signification anthropologique et théologique des trois instances temporelles. Du passé, viennent des données et des contraintes aussi bien positives que négatives. Nous les recevons, elles s’imposent à nous ; elles fondent et limitent nos possibilités d’action et de réalisation ; c’est la part du destin. Dans le présent, s’opèrent décisions et action ; c’est le moment de l’homme. Sa liberté, qui aussi mince soit-elle reste irréductible, le caractérise ; le passé ne le détermine jamais entièrement. Le futur est le temps de Dieu. Dieu agit en nous proposant et en nous ouvrant un avenir. Sa parole sauve et vivifie non pas en actualisant un passé, en nous rendant contemporains de Jésus, mais en nous attirant ou en nous poussant vers une nouveauté 25. Ce n’est pas ce qui a été accompli autrefois, mais ce qui n’existe pas encore qui constitue le cœur de l’évangile. L’évangile est une « puissance 26 », autrement dit, une dynamique qui met en route, envoie en mission, place devant des tâches à accomplir. Le chrétien ressemble à ce coureur dont parle Paul qui oublie « ce qui est en arrière » et tend vers « ce qui est en avant 27 ».


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Répéter n’a donc pas de sens, car l’évangile se définit par la nouveauté qu’il fait surgir. La fidélité demande qu’on invente et qu’on innove sans cesse. Il ne s’agit pas de maintenir un passé ni de transmettre un héritage, mais de travailler à des changements, d’orienter vers un monde autre, de préparer l’avenir, bref de servir ce Dieu qui est avant tout créateur, autrement dit, novateur. CONJUGUER LES TEMPS

On constate, chez les théologiens comme chez les philosophes, un désaccord dans l’évaluation de l’importance respective du passé, du présent et du futur ? Qui a raison ? Quelle instance temporelle privilégier ? LA CRÉATION

Pour tenter d’y voir clair, arrêtons-nous sur un texte bien connu, celui de la création au début de la Genèse pour nous demander où il situe la priorité, sur quoi il insiste, quel moment lui paraît le plus décisif. J’en cite les premiers versets dans une traduction un peu insolite et étonnante que je crois plus fidèle au texte hébreu que celles dont nous avons l’habitude. Dans des temps très anciens, Dieu sépara le ciel et la terre. La terre était un tohu-bohu. Il y avait des ténèbres à la surface d’un océan, et l’Esprit de Dieu planait au-dessus des eaux. Dieu dit que la lumière soit et la lumière fut.

Par rapport à notre question, ce texte appelle trois remarques. 1. Même la toute première œuvre de Dieu que raconte la Bible a un passé. Quand Dieu se met à agir, il y a déjà un tohu-bohu 28, des ténèbres, un océan primordial. Contrairement à ce qu’ont pensé la plupart des théologiens juifs et chrétiens, la Genèse ne parle nullement d’un commencement absolu. Les kabbalistes ont remarqué que la Bible commence par la deuxième lettre de l’alphabet, le beth et non par la première, l’aleph, ce qui selon eux indique une précédence dont on ne peut rien savoir ni dire. Que nous ne puissions pas remonter au-delà du beth signifie que l’être humain n’a pas accès à l’origine toute première ; elle se situe hors de sa portée et lui échappe. Les spécialistes indiquent que bereschit, plutôt que « au commencement », veut dire « autrefois », « dans les temps primitifs », « à une 28 Le mot français « tohu-bohu » vient de l’hébreu tohou-wa-bohou employé en

Gn 1, 2 et qu’on peut rapprocher du khaos grec.


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Le premier chapitre de la Genèse fournit un modèle de la manière dont Dieu opère. Il montre par un exemple typique (ce qu’on appelle un paradigme) comment se déroulent notre vie et notre histoire. Presque toutes les interventions divines dont parle la Bible suivent le même processus. À chaque moment, sous l’impulsion de la parole, le présent utilise l’apport du passé en vue d’un avenir. On a tort de dissocier les divers temps et de privilégier l’un d’eux.

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TROIS TEMPS INDISSOCIABLES

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époque reculée ». Le texte parle d’une séparation (la racine du verbe traduit par « créer » serait la même que celle de « découper » ou « tailler »), et non du surgissement à partir de rien d’une réalité. Dieu agit en utilisant ce qui se trouve là, à partir d’un donné. Il utilise un héritage que lui lègue un passé dont nous ignorons tout pour faire naître du nouveau. 2. Dieu agit en orientant vers un avenir. Il assigne un objectif. Par ses paroles, il désigne un but : que dans l’indistinction et la confusion initiales, de l’ordre se mette ; qu’il y ait d’un côté la lumière, de l’autre les ténèbres, qu’elles ne se mélangent pas dans une « obscure clarté » crépusculaire ; que la terre sèche et la mer se situent dans des régions différentes et ne forment plus un marécage. Cette activité de rangement, de classement, de répartition rend possible une vie développée, supérieure et consciente, celle des végétaux, des animaux et de l’homme. La vision d’un futur commande l’utilisation du passé. 3. Enfin, tout se décide dans le présent. Pour qu’il y ait mouvement, production, surgissement, il faut que Dieu parle et qu’on l’écoute. Le tohu-bohu répond à sa parole et lui obéit en se faisant jour et nuit, océan et continent, etc. Aux versets  et , nous lisons : « Dieu dit que la terre se couvre de verdure[…] et la terre produisit de la verdure ». La terre entend l’appel de Dieu et y répond positivement. Le présent rend le passé fécond ; il l’empêche de rester une masse inerte et de demeurer un amas chaotique de matériaux inutiles. Le présent permet également à l’avenir de susciter un dynamisme et de ne pas se réduire à une utopie ou à une chimère sans effet ni conséquence. De son côté, le présent serait vide, inefficace et absurde, si, d’une part, il ne recevait pas du passé une matière et si, d’autre part, l’avenir ne lui donnait pas une direction et un but.


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Ensemble, dans leur conjonction ou leur conjugaison, ils empêchent l’être de se figer et lui donnent du dynamisme. Lorsqu’on délaisse le passé, on devient un « voyageur sans bagage », dépourvu du nécessaire pour vivre le présent et aller vers l’avenir. Si on rejette l’avenir, on sombre dans la routine d’habitudes qui endorment et sclérosent la vie intellectuelle, spirituelle et affective. Si on ignore le présent, on s’enferme dans une nostalgie stérile ou dans des chimères inefficaces. Bergson 29 et Whitehead 30 ont souligné que sans passé ni futur, le présent manque de substance et de contenu. Il n’est, écrit Augustin, que mémoire et attente 31. Étrangement, le seul temps réel est par lui-même vide ; en lui se conjugue le « couple indissoluble » de l’être et du néant, écrit Sartre 32 ; il est « tout et rien », affirme Levinas 33. Significativement, réel et rien dérivent du même mot latin res ; le réel (le présent) n’a de consistance que par ce qui n’est rien sans lui (le passé et le futur). Si la mémoire et le projet sont illusoires et imaginaires sans l’action, à l’inverse l’action se révèle vaine et insensée si elle se démunit de souvenir et de visée. Les trois instances temporelles n’ont de valeur que dans leur conjonction. Si elles divorcent ou si on les sépare, elles deviennent folles. Quand on néglige ou méprise l’un des temps, le sens se délabre et s’écroule, l’histoire se disloque et l’aventure humaine sombre soit dans la léthargie, soit dans l’agitation. Ou bien elle bascule dans l’horreur de la révolution qui tue, assassine et massacre parce qu’on veut supprimer le passé et forcer le présent pour construire l’avenir. Ou bien elle sombre dans l’esclavage de la stagnation qui réprime, étouffe et écrase le présent, parce qu’on rejette l’avenir et le changement. Ou bien elle s’enfonce dans la stupidité d’un présent qui se satisfait de lui-même, qui croit se suffire alors qu’il ne possède rien en lui-même. Si on ne maintient pas l’équilibre nécessaire, mais toujours fragile et menacé, des trois instance temporelles, on court à la catastrophe.

29 Matière et mémoire, p. 152 – 153, 166 – 167. 30 Aventures d’idées, p. 248. 31 Confessions, vol. 2, p. 324. 32 L’être et le néant, p. 165. 33 De l’existence à l’existant, p. 167.


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L’ÉTERNITÉ DIVINE

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34 Voir Substance catholique et principe protestant. 35 Voir L’homme révolté.

 

Les trois instances temporelles s’impliquent et se rejettent mutuellement. Elles ont besoin les unes des autres et ne cessent de s’affronter. Leur collaboration n’a rien de paisible ni d’harmonieux. Le passé et l’avenir luttent contre le présent qui tend à les éliminer dans l’oubli et l’insouciance. Le présent se débat avec un passé qui à la fois le nourrit et l’étouffe, et avec un avenir qui en même temps lui donne son dynamisme et menace de le paralyser. D’où la nécessité à la fois d’aimer et de haïr la tradition, de s’y enraciner et de la détruire, de la respecter et de se révolter contre elle, de la cultiver et de s’en affranchir. De même, on doit mêler confiance et méfiance vis-à-vis de la novation et du progressisme, les favoriser et leur résister. Enfin, il faut s’immerger dans le présent tout en gardant des distances et en prenant du recul à son égard. Cette attitude qui joint l’acceptation et le refus, Tillich l’appelle le « principe protestant 34 », bien qu’on le trouve ailleurs que dans le protestantisme et que parfois il y manque cruellement. Il ne faut pas prendre ce mot au sens confessionnel. En protestant, on maintient la vérité de ce contre quoi on proteste, on l’empêche de dégénérer en erreur et en mensonge ; on détourne l’ange, qui témoigne de Dieu et de l’être humain, de devenir démon en prenant la place de Dieu et de l’être humain. Ce principe nous invite à être des insoumis et non des anarchistes ou des conformistes, ou, dans le vocabulaire de Camus, des « révoltés » et non des révolutionnaires ou des conservateurs 35. Quand le passé se lève contre le présent et l’avenir, lorsque l’avenir bouscule le passé et le présent, chaque fois que le présent conteste le passé et l’avenir, alors les trois instances temporelles par leur protestation attestent de Dieu et de l’éternité, sans se sacraliser ni se diviniser elles-mêmes. L’éternel ne se situe pas en dehors d’elles, ni ne les abolit ; il ne forme pas une quatrième instance. Il est la qualité que prennent ou que reçoivent les trois temps quand ils témoignent de Dieu, ce qu’ils ne font authentiquement que dans une tension conflictuelle.


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Chapitre 

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UN PARADOXE INSOUTENABLE ?

Le titre de chapitre a l’allure d’une provocation insolente et insensée. Communément, on admet en effet que Dieu, s’il existe, est parfait. On considère que la perfection appartient à son essence. Elle fait partie de la définition de son être et constitue sa divinité. Un être supérieur à qui manquerait la perfection serait un démiurge, un ange, un démon ou un génie, mais pas vraiment Dieu. Sur ce point, on constate un consensus assez large dans la théologie et la philosophie classiques. Ainsi, parmi les philosophes, Descartes, qui se fixe pour règle de n’avancer que des propositions évidentes ou solidement établies, estime incontestable et indubitable que « Dieu est souverainement parfait 1 ». Selon Spinoza et Leibniz, qui pourtant entreprennent l’un et l’autre une critique de la notion de perfection, il va de soi que « Dieu est absolument infini et souverainement parfait 2 ». L’athéisme rationalisant a souvent argumenté contre l’existence de Dieu en essayant d’établir que la perfection est une idée contradictoire, illusoire, démentie par les faits. L’impossibilité d’un être parfait permettrait, selon lui, de conclure à la non-existence de Dieu, parce que Dieu et perfection lui paraissent indissociables. Du côté théologique, assez étonnamment, on a moins insisté et on s’est moins étendu sur la perfection. Bien entendu on la mentionne. Ainsi, Thomas d’Aquin écrit : « Dieu étant l’être même subsistant, rien ne peut manquer à la perfection de son être 3. » Quelques siècles plus tard, Barth va dans le même sens. « Dieu est l’essence parfaite […] qui donc se suffit à elle-même […] qui 1 2 3 4

Méditations 3 à 5. Éthique, livre 1, Pr. 11. Monadologie, § 41. Somme théologique, par. 1, q. 4. Dogmatique, vol. 7, p. 69-70.


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ne souffre aucune lacune […] ce que Dieu est, il l’est parfaitement 4. » Par contre, la plupart des confessions de foi de la Réforme ne mentionnent pas la perfection dans leur énumération des attributs de Dieu (simplicité, sainteté, éternité, toutepuissance, omniscience, etc.). On ne l’ignore cependant pas. Elle reste sous-jacente et intervient à maintes reprises, implicitement ou explicitement, dans les écrits de Zwingli, Luther et Calvin. Les Réformateurs s’en servent, par exemple, pour mettre en évidence par contraste ce qui manque aux êtres du monde. Quand Calvin exalte la beauté et la grandeur du monde, des anges ou des êtres humains, il ajoute immédiatement qu’elles s’évanouissent ou se changent en leur contraire devant la splendeur de Dieu. Ce qui, considéré en soi, paraît excellent se révèle pauvre, défectueux, voire mauvais si on le confronte avec ce qu’est Dieu. Souvent, le protestantisme libéral a relativisé les formules dogmatiques, les pratiques rituelles et les institutions ecclésiastiques en soulignant, à juste titre, qu’aucune ne peut correspondre de manière satisfaisante à la réalité divine. Entre Dieu et ce qui l’exprime, il existe la distance irréductible qui sépare le nécessairement parfait du forcément imparfait. La perfection de Dieu fonde le refus d’absolutiser les formules, les célébrations et les organisations religieuses. Parler de l’imperfection de Dieu, même avec un point d’interrogation, ne relève-t-il pas philosophiquement de l’absurde et religieusement du blasphème ? En fait, ce chapitre n’entend pas nier la perfection de Dieu, mais plutôt chercher comment la comprendre. Dans une pièce de théâtre, une femme dit de son mari : « Il est sans défaut, et c’est le pire des défauts. » La répartie ne manque ni de piquant ni de justesse. Il y a une manière de penser la perfection qui en fait la pire des imperfections, et on peut voir dans l’imperfection de Dieu un élément constitutif et indispensable de sa perfection. On raconte qu’un jour un savant jésuite publia un traité « des perfections de Dieu ». Les critiques ont jugé que le livre n’était pas à la hauteur de son sujet. Ce chapitre prend moins de risques et nul ne s’étonnera que, por tant sur l’imperfection de Dieu, il soit bien imparfait. Peut-être contribuera-t-il à éclairer un titre au premier abord insensé.


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LA PERFECTION

« Parfait » vient du latin perficere qui signifie : faire de bout en bout, mener à son terme, conduire à son accomplissement, atteindre son but et sa fin. Tant qu’on grandit ou qu’on mûrit, qu’on cherche ou qu’on poursuit, qu’on développe ou qu’on avance, qu’on approfondit ou qu’on complète, bref tant qu’il y a encore quelque chose à faire, on n’a pas atteint la perfection. Elle arrive lorsqu’on a achevé et terminé, quand rien ne peut ni ne doit être ajouté, retranché ou modifié. Il y a plusieurs sortes de perfections. J’en distingue principalement trois qui se recoupent et se recouvrent en partie, sans pour cela se confondre. LA PERFECTION ONTOLOGIQUE

Dans un premier sens, le plus philosophique, « parfait » s’applique à l’être qui a pleinement concrétisé l’ensemble de ses potentialités ; il n’y a pas d’écart, de reste ou de perte entre son essence et son existence 5. « Essence » désigne les virtualités conformes à sa nature et « existence » la concrétisation ou l’actualisation 6 qu’il en effectue. On atteint la perfection quand on tire le meilleur parti concevable d’une situation, quand on arrive au sommet de ses possibilités, quand on a su exploiter et développer au maximum ce qu’on a en soi, quand on ne peut pas faire ni être mieux. Ce premier sens appelle trois remarques. 1. Il implique évidemment qu’on différencie la potentialité (ce qui peut ou doit être) de l’actualité (ce qui est effectivement). Certains penseurs refusent cette distinction. Ils estiment que ce qui est doit être et, en corollaire, que ce qui n’est pas ne peut ni ne doit être. Dans ce cas, la perfection coïncide avec la réalité et n’a pas de contenu propre : tout est alors parfait, c’est-à-dire conforme à sa vérité et à son essence. « Par réalité et perfection, écrit Spinoza, j’entends la même chose 7. » 2. Tillich a justement souligné qu’il ne faut pas confondre la perfection, en ce premier sens, avec la supériorité 8. L’être parfait n’est pas forcément le plus haut, le plus précieux ou le meilleur. Une 5 Cf. Thomas d’Aquin, Somme théologique, par. 1, qu. 4, art.1, réponse. P. Tillich,

Systematic Theology, vol. 2, p. 23 et vol. 3, p. 36. 6 En langage philosophique, on appelle « actualisation » la manière dont on rend

effective une possibilité. 7 Éthique, livre 4, Préface. 8 Systematic Theology, vol. 3, p. 36.


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9 Cf. F. Vouga, L’épître de Jacques, p. 40. 10 Mt 19, 21.

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En un deuxième sens, « perfection » désigne la conformité avec un code, un contrat, une exigence dans le domaine juridique, rituel ou éthique. On qualifie de « parfait citoyen » celui qui respecte et applique les lois de l’État. Pour beaucoup de religions, la perfection consiste à appliquer scrupuleusement les prescriptions liturgiques, morales ou existentielles données au nom de la divinité. Du point de vue éthique, on ne peut rien reprocher à celui qui remplit tous ses devoirs et ne transgresse aucun commandement. Cette perfection ne qualifie pas l’être ; elle indique la nature de son rapport avec une loi, un contrat ou un autre être. Je présente trois commentaires sur ce deuxième sens. 1. Si on répertorie les emplois du mot « parfait » (teleios) dans le Nouveau Testament, on s’aperçoit que le sens contractuel y est fréquent 9. Par exemple, dans la phrase de Jésus au jeune homme riche: « Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu possèdes 10 », parfait équivaut à « en conformité avec la loi ». Dans les épîtres, la

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LA PERFECTION CONTRACTUELLE

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pierre atteint la perfection, car elle concrétise ou actualise toutes ses potentialités qui sont minces ; il n’existe pas chez elle de distance entre ses virtualités et son effectivité. Au contraire, un être humain, qui dispose de potentialités infiniment plus nombreuses et plus riches qu’une pierre, ne les concrétise ou actualise jamais toutes. On peut toujours lui appliquer l’appréciation fréquente dans les bulletins scolaires de naguère : « Peut mieux faire ». Sa supériorité le condamne à l’imperfection. L’être simple, fruste, élémentaire touche facilement à la perfection ontologique, alors que l’être complexe et développé s’en éloigne considérablement. 3. Ce premier sens du mot « perfection » convient mieux à des objets qu’à des êtres vivants. L’être vivant a toujours en lui une réserve ou un surcroît de possibilités. Il ne les épuise jamais dans ses réalisations. Pour reprendre une formule célèbre de Sartre : « Il est ce qu’il n’est pas, et il n’est pas ce qu’il est. » Cette noncoïncidence constitue le dynamisme de la vie. Par contre, un ouvrage parvient à la perfection s’il atteint pleinement le but qu’on a poursuivi en le fabriquant. La Bible parle assez souvent de la perfection des œuvres de Dieu, alors qu’elle ne mentionne jamais la perfection de Dieu lui-même, à une seule exception près, sur laquelle je reviendrai.


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perfection désigne en général ce qui s’inscrit dans le cadre de l’alliance ou ce qui en découle. Le terme apparaît surtout dans des écrits qui utilisent des catégories empruntées au judaïsme légaliste pour annoncer l’évangile : ainsi, l’épître aux Hébreux, celle de Jacques. Parmi les synoptiques, Matthieu est le seul à l’employer. 2. Un seul passage de la Bible affirme explicitement la perfection de Dieu : « Soyez parfaits, comme votre père céleste est parfait 11 ». Il faut sans doute comprendre ici « parfait », comme le suggère Bultmann 12, non pas au sens ontologique (on ne pourrait pas demander dans ce cas aux disciples d’être parfaits) mais au sens relationnel. Que le croyant s’engage aussi totalement à l’égard de Dieu que Dieu à son égard. Qu’il réponde à l’attente de Dieu de même que Dieu répond à la sienne. 3. Cette perfection contractuelle revêt deux formes. D’abord, celle du légalisme, quand on se contente et qu’on se satisfait d’être en règle avec un code. La Réforme, à la suite de Paul, appelle cette attitude néfaste « la justification par les œuvres ». La seconde forme, au contraire, souligne que la perfection n’existe que dans la relation vivante et personnelle avec un autre. On ne la possède jamais ; elle surgit comme un don ; elle vient du dehors dans la rencontre. On parle alors de justification par la grâce. La perfection contractuelle, ainsi comprise et vécue, implique une imperfection personnelle. Seul s’ouvre à la perfection dans la rencontre celui qui se sait imparfait en lui-même. LA PERFECTION LITURGIQUE ET MÉTAPHYSIQUE.

À la différence des deux autres, ce troisième sens de perfection concerne uniquement et exclusivement Dieu. On ne peut l’appliquer à rien ni à personne d’autre. Il exprime l’excellence de l’être divin. Dieu est incomparable. Il dépasse infiniment en valeur et en réalité tout ce qui existe. Il n’a aucune commune mesure avec les êtres du monde. Il inspire de l’admiration et de l’émerveillement. Il suscite la louange et l’adoration. La perfec11 Mt 5, 48. Des versions anciennes traduisent Ro 1, 20 : « Les perfections invisibles

de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient fort bien depuis la création du monde quand on la considère dans ses ouvrages ». Le texte grec dit exactement et seulement « les choses invisibles ». 12 R. Bultmann, Jésus, p. 111-112. Cette interprétation s’appuie sur la phrase parallèle de Lc 6, 36 : « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux » ; la miséricorde, notion éminemment relationnelle, correspondrait à ce que Matthieu appelle perfection.


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13 The Logic of Perfection, 14 Anselme de Cantorbéry, Œuvres, vol. 1.

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tion de Dieu s’identifie ici avec sa gloire ou sa glorification. Ce troisième sens, fréquent dans la liturgie et la prière, se rencontre aussi en métaphysique. « Métaphysique » désigne la réflexion sur ce qui se situe au-dessus et au-delà des choses et des êtres physiques. Une de ses tâches consiste à essayer de penser le concept d’être suprême et de dire ce qu’il implique. Pour préciser ce troisième sens, je fais trois remarques. 1. Comme l’a bien montré le philosophe américain C. Hartshorne 13, quand on comprend ainsi la perfection de Dieu, on aboutit logiquement à rejeter ce qui représenterait pour lui une limitation, un manque, une faiblesse ou une dépendance. On débouche sur une série de notions bien connues des philosophes et des théologiens : celle de l’être en soi, absolu, qui ne tient son être que de lui-même ; celles de l’infinité et de l’éternité (par rejet des bornes spatiales ou temporelles) ; celles de la toutepuissance et de l’omniscience (rien ne peut lui résister ni lui être opaque). Ces différentes notions suggèrent un être tellement complet et suffisant qu’on ne voit pas comment il pourrait entrer en relation avec quelque chose ou quelqu’un d’autre. En effet, il englobe tout en lui. 2. Le Proslogion d’Anselme de Cantorbéry fournit une illustration intéressante de cette troisième manière de comprendre la perfection 14. Dans ce célèbre traité, la louange et la métaphysique s’entremêlent constamment et étroitement (en particulier dans les premiers chapitres). Dieu y est défini aliquid quo nihil maius cogitari potest, quelque chose dont on ne peut rien concevoir de plus grand. Anselme entend établir que l’excellence de l’être de Dieu implique nécessairement son existence. Pour lui, seule cette démarche (qu’on appelle classiquement la preuve ontologique de l’existence de Dieu) rend vraiment compte de la perfection de Dieu et est digne de lui. 3. Ce sens se différencie nettement du premier, à savoir la perfection de l’être. Au sens ontologique, on qualifie de « parfait » l’être qui a actualisé toutes ses potentialités. Il ne s’ensuit pas forcément qu’il soit l’être suprême, le meilleur et le plus grand. Au sens liturgique et métaphysique, l’être parfait s’identifie avec l’être suprême. On pourrait à la rigueur envisager que cet être n’ait pas actualisé toutes ses potentialités. Toutefois, cette actualisation ne


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dépendant strictement que de lui, il paraît naturel ou normal qu’elle se fasse. La perfection ontologique n’implique pas obligatoirement la perfection métaphysique. Par contre la perfection métaphysique finit par englober la perfection ontologique. D’autre part, la perfection liturgique et métaphysique s’accorde difficilement avec la perfection contractuelle qui suppose échange et réciprocité CRITIQUE DE LA PERFECTION DIVINE

L’affirmation que Dieu est parfait se heurte à des difficultés qui se tiennent, s’entremêlent et s’entrecroisent, comme les fils d’un même nœud. Bien que ce soit un peu artificiel, j’en distingue quatre. LA PERFECTION NÉGATRICE DE LA VIE

Quand on comprend la perfection divine au sens ontologique comme la pleine concrétisation de toutes les potentialités, on s’interdit d’envisager le moindre développement, le plus petit progrès, un quelconque changement en Dieu. Il est ce qu’il est, massivement et définitivement. S’il n’a plus rien à accomplir, pourquoi bougerait-il ? Toute modification représenterait une dégradation ou une perte, puisqu’il n’y a en lui aucune mine inexploitée. Il se trouve, en quelque sorte, pétrifié dans une immutabilité obstinée et une impassibilité inentamable. L’histoire et le temps ne lui apportent rien, ne le concernent ni ne le touchent. Tillich a justement souligné que la notion aristotélicienne, reprise ensuite par la scolastique médiévale, d’un Dieu qui serait actus purus (c’est-à-dire en qui il n’y aurait aucun excédent, aucun décalage entre la potentialité et l’actualité) aboutit à un Dieu figé, inerte, dépourvu de dynamisme et de vie 15. En fin de compte, et paradoxalement, l’être humain, précisément parce qu’il n’en a jamais fini avec lui-même, parce qu’il doit sans cesse reprendre ou continuer, parce qu’il essuie des échecs et ne connaît que des réussites partielles, se montrerait plus vivant et actif qu’un tel Dieu, et donc supérieur. Ce Dieu immuable et impassible apparaît philosophiquement impossible et humainement inacceptable. De plus, il contredit le message biblique. Pour la Bible, l’histoire affecte Dieu ; il s’y engage, y intervient ; il 15 Théologie systématique, vol. 2, p. 33, 123. Systematic Theology, vol. 2, p. 22.


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poursuit des buts, il a des desseins, il lui arrive de changer (il se repent, par exemple, ou il fait des choses nouvelles). Peut-on imaginer qu’entre Abraham et Jésus le Christ rien ne se soit modifié en Dieu ? LA PERFECTION NÉGATRICE DE L’AMOUR

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16 J.B. Cobb et D.R. Griffin, Process Theology. An Introductory Exposition, p. 44 à 47. 17 Éthique, livre 5, Pr. 17, démonstration et corollaire.

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La Bible insiste beaucoup sur la notion d’alliance. Une alliance lie deux êtres qui s’associent et s’engagent mutuellement l’un à l’égard de l’autre. Elle demande qu’on entre dans une dépendance réciproque. Au contraire, les perfections ontologique et métaphysique impliquent une plénitude qui ne laisse pas de place pour une ouverture aux autres. L’autosuffisance qu’elles affirment supprime tout point d’accrochage possible pour des échanges et des liens profonds envers qui que ce soit. Une relation authentique comporte, en effet, un minimum de réciprocité. Chacun a quelque chose à apporter à l’autre et à en recevoir. Les deux partenaires d’une alliance se reconnaissent à la fois vulnérables et susceptibles d’être enrichis, ce qui exclut que l’un d’eux possède en lui la totalité de l’être et de la puissance. Contre Anselme de Cantorbéry et Thomas d’Aquin qui refusent en Dieu toute passion (toute passivité et réceptivité), les théologiens du Process ont soutenu que l’amour véritable donne et reçoit, parle et écoute, se livre et s’expose, agit et subit 16. Il ne naît et ne se développe que si on attend quelque chose de l’autre et donc si on n’a pas tout en soi. L’amour parfait ne peut exister qu’entre des êtres ontologiquement et métaphysiquement imparfaits. Spinoza a clairement vu que la perfection exclut l’amour. Il écrit : « Dieu ne peut passer ni à une perfection plus grande, ni à une perfection moindre, et, par conséquent, il n’est affecté d’aucun sentiment de joie ou de tristesse » ; il en conclut immédiatement que « Dieu n’aime, à proprement parler, personne, ni ne hait personne 17 ». On a tenté d’échapper à cette conclusion et d’éviter que la perfection divine élimine la relation et l’amour en ayant recours à la doctrine trinitaire. À l’intérieur même de l’être de Dieu, s’établiraient des échanges et se développerait un amour entre les trois personnes ou les trois pôles de la trinité. Ainsi, se concilieraient relationnalité et perfection de Dieu. Cette solution a l’inconvénient de résoudre une difficulté en se jetant dans une difficulté beaucoup


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plus grande, et de vouloir éclairer le moins obscur par le très obscur. Surtout, elle écarte le partenaire que s’est voulu Dieu, celui qui compte le plus et avec qui il cherche à entrer en relation : le monde et, en particulier, l’humanité. Le triangle trinitaire, qui enferme Dieu dans un solipsisme camouflé, se substitue au duo du créateur et de la créature qui seul implique une véritable altérité, et donc une rencontre. On a parfois proposé de voir dans le monde un jeu gratuit, sans raison, où Dieu se complaît, mais où il n’a rien à perdre ni à gagner. On en fait alors une sorte d’amusement (un divertissement plutôt cruel quand on voit comment vont les choses) et non la grande affaire de Dieu, où il se met en cause lui-même et s’engage totalement. Le Dieu de l’alliance, dont parle la Bible partage nos souffrances, nos joies, nos travaux et nos luttes. Il chemine avec nous vers un Royaume qui ne se bâtit qu’à travers un effort et un combat incessants de sa part comme de la nôtre. Les perfections ontologique et métaphysique ne se concilient ni avec le témoignage biblique au Dieu eschatologique qui va vers l’avenir ni avec l’expérience croyante de l’Emmanuel, du Dieu avec nous. LA PERFECTION NÉGATRICE DE L’ALTÉRITÉ

Par sa logique même, la perfection métaphysique conduit à concentrer la totalité de l’être, du pouvoir et de la vérité en Dieu, à le penser et à le proclamer infini, tout-puissant et omniscient. Elle dépouille le monde de la moindre indépendance et prive les humains de toute liberté. Par exemple, selon Barth, la créature ne peut pas vraiment s’opposer à Dieu ni lui échapper. « Toutes les mesures sont prises, écrit-il, pour que la volonté de Dieu s’accomplisse sur la terre comme au ciel[…] En suivant sa propre voie, la créature se trouve toujours sur la voie de Dieu 18. » L’être humain croit qu’il se révolte contre Dieu, il s’imagine lui désobéir, il se persuade qu’il est libre, il « s’estime[…] autonome 19 ». En fait, il s’illusionne ; il ne fait jamais autre chose que ce que Dieu a décidé qu’il fera. Le monde tend alors à se réduire à une apparence. On lui accorde une réalité fantomatique, celle d’un jeu d’ombres, comme dans le mythe platonicien de la caverne 20. Nier l’autonomie du monde fait surgir le problème de la théodicée. Comment conci18 Dogmatique, vol. 13, p. 75-76. 19 L’humanité de Dieu, p. 43-44. 20 Cf. K. Barth, Esquisse d’une dogmatique, p. 50.


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21 Dogmatique, vol. 13, p. 75-76. 22 Jn 1,11. 23 Voir le chapitre 12, « Puissance et sens ».

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En attribuant à Dieu la perfection métaphysique, on entend souligner que parmi les êtres, il occupe une place tout à fait à part. Il se situe hors des catégories communes. On veut rendre compte de sa souveraineté, de son altérité, bref de sa transcendance. On veut magnifier son excellence. On n’y réussit pas. Le thème de la perfection métaphysique se solde par un échec à cause des difficultés déjà signalées et aussi parce qu’il trahit doublement les motifs qui poussent à le développer. Il les trahit d’abord en faisant, contre son intention, de l’humain la mesure de Dieu. Anselme, nous l’avons déjà dit, définit ainsi l’être parfait : aliquid quo nihil maius cogitari potest, « ce dont on ne peut

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LA PERFECTION MÉTAPHYSIQUE, NOTION CONTRADICTOIRE

 

lier la perfection métaphysique de Dieu, qui signifie que tout dépend de lui, avec les défectuosités que nous constatons tous les jours ? On essaie parfois de s’en tirer en voyant dans le mal un bien que nous ne savons pas percevoir comme tel ou en y voyant un faux-semblant. Barth déclare, par exemple, que le mal n’est pas « une force opposée à Dieu », bien qu’il en ait « l’apparence », mais « l’ombre de son œuvre » 21. Il me semble plus simple et plus juste de contester la perfection métaphysique de Dieu. On peut le faire à partir et au nom du thème biblique de la création. Qu’il y ait création et non émanation veut dire que le monde possède une épaisseur, une consistance, une structure propre et une indépendance relative. Il dispose d’un certain pouvoir d’autodétermination. Du seul fait que le monde existe, Dieu se heurte à des pesanteurs, à des résistances et à des refus. Qu’il y ait de la réalité et du pouvoir en dehors de lui entraîne qu’il a des limites et n’échappe pas à la finitude. De manière hautement symbolique, on pourrait dire qu’avant la création, il suffit à Dieu de parler pour que les choses soient, tandis qu’après, une fois qu’elles sont, il lui faut dialoguer, argumenter, expliquer, éclairer et persuader. Sa parole ne retentit plus dans le vide ; elle vient vers les siens, et les siens ne la reçoivent pas toujours 22. Désormais, Dieu doit convaincre et non contraindre, ce qui demande une autre sorte d’autorité, une autorité de qualité différente et supérieure 23, mais qui n’est ni infinie ni parfaite au sens métaphysique du mot.


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rien concevoir de plus grand ». Très bien, mais qui conçoit et qui décide du plus ou du moins sinon le penseur ? Spinoza le souligne bien : « La perfection et l’imperfection, écrit-il, ne sont[…] que des modes de penser, des notions que nous avons l’habitude de construire en comparant entre eux des individus de même espèce ou de même genre 24. » Quand on parle de perfection métaphysique, on ne constate pas objectivement une qualité qui appartiendrait à un être ; on porte un jugement qui repose sur une appréciation. Or, celui qui émet un jugement se place en position de supériorité par rapport à celui qui fait l’objet du jugement. Exalter Dieu revient souvent à exalter celui qui exalte Dieu. En second lieu, le thème de la perfection métaphysique, loin de mettre en valeur l’altérité de Dieu, pousse à leur paroxysme un ensemble de qualités humaines. C’est quand on croit et qu’on veut le plus échapper à l’anthropomorphisme qu’on y tombe le plus lourdement. L’éternité, la toute-puissance, l’omniscience s’obtiennent en supprimant les limites de la temporalité, de l’efficience et de la connaissance humaines. Elles font de Dieu un surhomme et n’expriment nullement une véritable différence. On aboutit à une louange qui ressemble beaucoup à un dénigrement (de même, inversement, on peut déceler dans certains blasphèmes une véritable adoration). En voulant magnifier Dieu on l’humilie, car, comme le dit Tillich, « appliqués à Dieu, les superlatifs deviennent des diminutifs 25 ». Dans la même ligne, le théologien E. Jüngel note que l’argumentation de Descartes dans la troisième des Méditations comprend Dieu comme l’ens perfectissimum, superlatif qui implique une comparaison. Jüngel en conclut que « l’idée du Dieu parfait dépend des postulats d’une réalité moins parfaite, c’est-à-dire de la compréhension de soi de l’homme[…] Au moment où Dieu est identifié à l’Être suprême, il est radicalement relativisé par l’homme 26 ». Le grand problème que rencontre et que doit résoudre toute théologie chrétienne peut se formuler ainsi : comment penser ensemble l’éloignement de Dieu et sa proximité, sa différence et sa ressemblance, sa transcendance et son incarnation ? Le thème de la perfection métaphysique achoppe des deux côtés : il n’arrive à dire ni l’Emmanuel, ni le radicalement autre. 24 Éthique, livre 4, Préface. 25 Théologie systématique, vol. 2, p. 109. 26 Dieu mystère du monde, vol. 1, p. 187.


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QUELLE PERFECTION ?

Après l’analyse et la critique de la notion de perfection divine, la der nière partie de ce chapitre va essayer de dire en quel sens on peut, quand même, malgré tout, comprendre et proclamer la perfection de Dieu. Si les notions ontologique et métaphysique de la perfection paraissent difficiles à défendre et à maintenir, il n’en va pas de même de sa compréhension contractuelle ou relationnelle. La plupart des critiques et objections mentionnées plus haut ne l’atteignent pas. Elles montrent surtout l’incompatibilité entre elles des trois sortes de perfections, qui s’excluent mutuellement.  UNE IMPERFECTION DYNAMIQUE

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En chemin avec Paul Tillich.

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27 Voir J.-D. Kraege, Le procès du Diable, p. 101-138. 28 Cf. A. Gounelle, « La puissance d’être selon Tillich », in A. Gounelle et B. Reymond,

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Bien des théologiens admettent implicitement une imperfection ontologique et métaphysique en Dieu. Ne peut-on pas interpréter ainsi l’idée de Luther qu’il y a un visage diabolique de Dieu (surmonté en Jésus-Christ) ? Le réformateur suggère que le diable se trouve inclus dans l’être de Dieu, dont il représente un moment et un aspect 27. La figure lumineuse qui se manifeste en Jésus-Christ recouvre, éclipse, dépasse et domine cette face sombre. De même, selon Tillich, il y a en Dieu un non-être par quoi il entend une puissance de négation et d’anéantissement et pas simplement un vide, une absence. Ce non-être agressif et destructeur qu’il porte dans son être, Dieu le contient, le réprime, le canalise par la puissance positive de son être, mais il ne l’élimine ni ne le supprime 28. Il en triomphe dans une victoire sans cesse renouvelée et sans cesse à renouveler. Il soumet, dompte et muselle le diable qui vit en lui. Son amour réprime l’hostilité qui se trouve aussi en lui. Son pardon prend le dessus sur la condamnation qui monte en lui. Cette victoire ne va pas sans difficulté; elle ne se fait pas toute seule. Elle demande à Dieu un effort constant sur soi et contre soi (contre une partie de soi). Il ne crée ni ne sauve facilement, sans peine ni combat. Dans de telles perspectives, le diable ou le non-être incarne et concrétise l’imperfection de Dieu. Satan personnifie dans une figure mythologique la tentation que Dieu affronte en lui-même et à laquelle il ne cède jamais. Le non-être en son être le menace et nous menace continuellement. Dieu doit vaincre continuellement


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ce danger et conquérir sans cesse sa perfection contre certains aspects de lui-même. Elle consiste en une dynamique et une lutte, et ne constitue nullement une donnée, un fait pur et simple, une coïncidence avec soi. L’imperfection de Dieu signifie également qu’il n’a pas achevé son œuvre. Il n’a pas rempli le programme qu’il s’est assigné en créant. Le monde reste une ébauche, en partie incomplète, en partie défectueuse. Il travaille à le corriger, à le rectifier, à le transformer, à l’amener à son terme (« mon Père travaille jusqu’à présent » déclare Jésus 29). Il œuvre pour faire surgir une nouvelle création et une nouvelle créature. Sa perfection signifie qu’il ne consent ni ne se résigne à l’imperfection, qu’il continue à agir, à aller et à nous pousser de l’avant. LA PERFECTION DANS LA RELATION

À mon sens, on peut et on doit surtout parler de la perfection de Dieu dans le sens contractuel. Cette perfection a deux aspects, l’un qui concerne ce que l’être humain représente pour Dieu, l’autre qui porte sur ce que signifie Dieu pour l’être humain. En premier lieu, elle veut dire que Dieu s’engage à aller jusqu’au bout avec l’être humain. Il se lie définitivement avec lui (ce qui n’implique nullement qu’il se lie seulement à lui). Il n’enverra pas de déluge pour l’anéantir. Si je puis m’exprimer ainsi, il ne retirera pas ses cartes ou ses billes pour aller jouer ailleurs. Il n’abandonnera jamais la partie. Il entre dans une alliance qui exclut l’éventualité d’une séparation ou d’un divorce. La perfection désigne ici la fidélité et la persévérance indéfectibles de Dieu. En second lieu, du côté des humains, la perfection relationnelle veut dire que rien pour eux ne surpasse Dieu, qu’ils ne trouveront nulle part mieux. À travers lui, on ne vise pas plus loin ; il n’y a pas à chercher au-delà de lui. Quand Tillich parle de « Dieu au-dessus de Dieu », cette formule souligne d’abord que Dieu se trouve au-dessus des images que nous en avons. Elle indique également qu’au-dessus de Dieu, il n’y a rien d’autre que Dieu lui-même. Il représente pour nous le commencement et la fin, le fondamental et l’ultime. Quand nous partons de lui pour aboutir à lui, notre parcours est parfait.

29 Jn 5, 17.


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Chapitre 

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LA PUISSANCE

PUISSANCE OU TOUTE PUISSANCE ?

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de manière convaincante l’absence du thème de la toute-puissance dans la Bible. J’utilise certains éléments de son argumentation. Cf. A. de Halleux, « Dieu le Père tout-puissant » in Revue Théologique de Louvain, 1977/4.

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1 Mt 10, 29. 2 Étienne Babut, Le Dieu puissamment faible de la Bible, p. 15-16. Ce livre montre

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La tradition chrétienne a amplement insisté sur la toute-puissance divine. La plupart des confessions de foi l’affirment. Par exemple, le Symbole dit des Apôtres commence ainsi : « Je crois en Dieu le Père tout-puissant ». S’agit-il vraiment d’un thème biblique ? Je ne le pense pas. Malgré la force de l’habitude et le poids de la tradition, il ne paraît pas évident que le Premier et le Second Testament affirment massivement et sans réserves la toute-puissance divine. Dans les textes qu’on cite en général en sa faveur, les traducteurs l’y ont souvent introduite inconsciemment, sans s’en rendre compte. Par exemple, quand Jésus déclare : « Il ne tombe pas un moineau à terre sans votre père 1 » (sans que votre Père soit là, sans qu’il soit présent), les versions anciennes du Nouveau Testament disent « sans la volonté de votre père », ce qui infléchit considérablement le sens de cette parole. Comparant trois traductions françaises usuelles de la Bible, E. Babut a constaté que la première contenait  fois le terme « tout-puissant », la deuxième  fois, tandis que la troisième ne l’utilisait jamais 2. On se trompe ou, en tout cas, on force et déforme la portée de ces termes, quand on rend le el shadday hébreu et le pantocrator grec par « tout-puissant ». Nous ignorons ce que signifie exactement el shadday. Probablement, s’agit-il du nom propre d’un dieu païen qu’on a transféré à Yahwé (au Dieu

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d’Israël) ; il pourrait bien vouloir dire « le montueux » (ou le dieu des montagnes). Pantocrator désigne le commandant en chef des armées, le capitaine d’un navire ou celui qui détient le pouvoir politique au plus haut niveau ; celui qui exerce ces fonctions dispose de pouvoirs considérables, il n’est cependant pas toutpuissant. De plus, pantocrator, qui vient de la traduction grecque de la Bible hébraïque dite des Septante, se rencontre surtout dans l’Apocalypse (pour  de ses  emplois dans le Nouveau Testament), où il pourrait bien s’appliquer à la souveraineté future de Dieu quand le Royaume sera venu, et non à son action présente dans le monde. La Bible ne nie-t-elle pas implicitement la toute-puissance de Dieu quand elle parle des hommes qui désobéissent à ses commandements et des puissances démoniaques qui agissent contre lui ? La doctrine de la création (qui confère une certaine autonomie au monde), celle du salut (qui implique que le monde ne fonctionne pas comme Dieu le voudrait) et celle du Royaume à venir (qui signifie que dans le monde où nous vivons « Dieu n’est pas totalement en tous 3 ») n’excluent-elles pas, comme l’a soutenu W. Monod 4, une toute-puissance actuelle de Dieu ? La Croix du Christ ne la contredit-elle pas, en donnant l’image d’un Dieu faible et vaincu, et non d’un souverain à qui rien ni personne ne résiste ? La Bible proclame clairement et fortement la puissance de Dieu. Toutefois, puissance n’équivaut pas à toute-puissance. Entre ces deux notions, il y a une différence considérable. L’IMPOSSIBLE TOUTE-PUISSANCE.

Dans l’histoire de la pensée chrétienne, on rencontre deux compréhensions différentes de la toute-puissance divine. Pour les uns, elle est l’exercice d’un pouvoir absolu nommé potestas absoluta ; d’autres y voient une capacité ou une potentialité (non une effectivité) que désigne le terme omnipotentia 5. 1. La potestas absoluta signifie qu’une décision expresse de Dieu commande chaque être et détermine chaque événement. Selon 3 1 Co 5, 28 ; dans ce passage, la soumission de toutes choses se situe nettement

dans l’avenir. 4 W. Monod, Aux croyants et aux athées, p. 182 à 202. Voir A. Gounelle, « Wilfred

Monod aux prises avec le mal », Études théologiques et religieuses, 1983/3. 5 Historiquement, ces deux formules ont revêtu des sens divers et complexes qui

sont ici simplifiés et schématisés à l’extrême pour faire ressortir les logiques sous-jacentes.


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6 Institution de la Religion Chrétienne, 1, 16, 2 et 9.

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Calvin, si dans une forêt des voleurs dépouillent et assassinent un voyageur, Dieu a décidé que cette attaque et ce meurtre se produiraient 6. Son pouvoir absolu règle les moindres détails. Rien n’échappe à son empire ; rien ne se fait en dehors de sa volonté. Les bienfaits comme les catastrophes viennent de lui. On doit lui attribuer le tremblement de terre de Lisbonne et les abominables tueries d’Auschwitz, ainsi que tous les malheurs qui nous frappent. La foi conduit à accepter ces maux comme des manifestations étranges et mystérieuses de son amour. À côté d’attitudes d’un héroïsme admirable (peut-être plus stoïciennes que vraiment chrétiennes), cette thèse a provoqué quantité de révoltes et de refus. Comment aimer et servir un Dieu qui torture ainsi ses créatures, même s’il le fait pour leur bien ? La notion de potestas absoluta pose de gros problèmes. Elle nie l’une des caractéristiques essentielles du monde, de la nature comme de l’histoire : celle de résulter de manière en partie imprévisible et indéterminée d’une multiplicité de facteurs qui se combinent dans un entrelacs subtil de convergences et d’oppositions. Jamais, nulle part, un agent unique n’est à l’œuvre. On remplace un ensemble complexe d’interactions par un mécanisme élémentaire où tout découle d’une seule et même cause. D’autre part, la potestas absoluta enlève toute liberté aux êtres du monde, ce que dément l’expérience. Nous constatons tous les jours, avec évidence, que nous avons une capacité de nous déterminer effective, même si elle reste toujours relative et limitée. À chaque être appartient une puissance, plus ou moins grande, qui diffère de celle de Dieu et qui peut l’entraver, la ralentir ou lui faire obstacle. Le monde ne se réduit pas à un jeu de marionnettes. 2. L’omnipotentia veut dire qu’à chaque moment Dieu dispose de toutes les possibilités, y compris celle de ne pas exercer effectivement son pouvoir et d’accorder aux créatures une marge d’autonomie qui leur permette d’agir en partie à leur guise. Il aurait parfaitement pu empêcher Adam et Ève de manger le fruit défendu. Il ne l’a pas fait parce qu’il a voulu leur accorder une liberté. Il pourrait éviter que des bandits volent et tuent un voyageur. Il n’intervient cependant pas, parce qu’il a décidé de ne pas interférer dans la marche des événements ou de ne le faire qu’exceptionnellement, dans de rares occasions, par des miracles. Il ne décrète ni n’envoie le mal. Toutefois, il permet qu’il


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arrive, il le laisse se produire (tout en gardant le pouvoir de l’arrêter instantanément) pour que le monde ne se réduise pas à une simple mécanique. L’omnipotentia ne paraît guère plus soutenable que la potestas absoluta. Les possibilités, en effet, ne sont jamais absolues 7 ni illimitées ; elles s’inscrivent toujours à l’intérieur d’une situation et tiennent, au moins en partie, aux circonstances. Elles dépendent d’un ensemble de conditions. Comme le disent pittoresquement les penseurs du Process, Dieu lui-même ne peut pas faire surgir instantanément un Mozart ou un Einstein dans une tribu de pithécanthropes. L’apparition de tels hommes exige un contexte social et culturel dont la mise en place résulte d’un processus long et complexe. Toute situation comporte des impossibilités pour Dieu comme pour nous. De plus, l’omnipotentia ne diminue en rien la responsabilité de Dieu. S’il a laissé faire Auschwitz sans intervenir, alors qu’il aurait eu le pouvoir de l’empêcher, son abstention paraît aussi révoltante que s’il l’avait décidé. La notion de toute-puissance se heurte à des difficultés qui la rendent impensable et impossible. Ni la Bible, ni l’expérience, ni la réflexion ne permettent de voir en Dieu un despote autocrate qui déciderait de tout ce qui se passe ou un magicien qui pourrait faire n’importe quoi à chaque instant. LA PUISSANCE CONTRE LE POUVOIR.

Écarter la toute-puissance de Dieu ne revient pas à le déclarer impuissant. Qu’il ne puisse pas tout ne signifie pas qu’il ne peut rien. Le philosophe C. Hartshorne a justement montré l’indéfendable simplisme de l’alternative : soit « Dieu peut et fait tout », soit « Dieu ne peut et ne fait rien du tout » 8. On ne peut accepter ni l’une ni l’autre de ces propositions. Distinguer puissance et pouvoir permet d’esquisser une autre voie. Le pouvoir s’impose du dehors. Il oblige, il force, il exerce une coaction, c’est-à-dire une contrainte. Il nous détermine du dehors et il décide de nous comme d’un objet. La puissance, au contraire, opère de l’intérieur en influençant et en persuadant. Elle agit non pas sur nous, mais en nous. Elle obtient notre consentement et appelle notre participation. Loin de supprimer la liberté, elle en a besoin et la sollicite. J’illustre par deux comparaisons la différence entre « pouvoir » et « puissance ». 7 Absolu au sens de ce qui ne dépend de rien d’extérieur. 8 Omnipotence and Other Theological Mistakes, p. 41.


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1. Un enfant qui joue avec des soldats en plastique a pratiquement

  • P A R L E R D E D I E U • ch.

   

tout pouvoir sur eux. Ils ne lui opposent aucune résistance, sinon celle de l’inertie. Il les manipule comme il le veut. Il a plus de pouvoir mais moins de puissance que l’officier qui commande une section et qui doit savoir se faire accepter de ses hommes ; il en obtiendra ce qu’il veut seulement s’il a su gagner un minimum de respect et de confiance. Quand on anime un club ou qu’on dirige une paroisse, on dispose de moins de pouvoirs qu’un officier (on ne peut pas punir). On doit déployer beaucoup plus de puissance, précisément parce qu’on n’a aucun moyen de contrainte et qu’on ne peut compter que sur la persuasion. 2. Un marin qui navigue à la voile rencontre quantité de difficultés : des courants, des vents contraires ou le calme plat. Il lui faut jouer avec tout cela, l’utiliser au mieux, louvoyer, calculer pour atteindre son but. Il fait preuve de plus de finesse, de savoirfaire, de connaissance de la mer, de maîtrise de soi et de son navire que le vacancier qui fait le même trajet avec un bateau à moteur. Celui qui matériellement a le plus de moyens (le plus de pouvoirs) a une capacité (une puissance) bien moindre. Avoir besoin de beaucoup de pouvoirs révèle souvent une grande faiblesse. Un gouvernement réclame les pleins pouvoirs quand il n’arrive pas à faire respecter son autorité et qu’il manque de puissance. La potestas absoluta accorde des pouvoirs pratiquement infinis à Dieu ; ne méconnaît-elle pas sa puissance ? En croyant lui rendre gloire, ne le rabaisse-t-elle pas ? La véritable puissance se manifeste dans la vulnérabilité et la fragilité du pouvoir. Elle ne s’évalue pas en quantité mais en qualité. Quand on pense l’action de Dieu en termes de pouvoir, elle devient un déterminisme écrasant. Si on la comprend en termes de puissance, elle se caractérise par un dynamisme qui au lieu de nier, de supprimer ou de brider d’autres puissances, les attire, les mobilise, les oriente et les fait converger.


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LE SENS

Comme nous l’avons fait pour celle de puissance, il faut tenter de préciser la notion de sens. Curieuse entreprise que de tenter de dire le sens à donner au mot « sens ». Elle s’avère pourtant nécessaire.Trois indications vont nous y aider. CE QUI ME CONCERNE

Originellement, « sens » désigne les organes de perception. L’odorat, la vue, le toucher, le goût, l’ouïe font que des objets m’affectent. Ils ne me sont pas neutres et indifférents. Ils m’atteignent en faisant naître en moi des impressions agréables ou déplaisantes. Ils m’émeuvent, ils me mettent en mouvement, m’amènent à réagir. Selon les cas, je m’en approche ou m’en éloigne, je les désire ou je les redoute. Ils ont de l’effet sur mon état d’esprit, mon humeur et mon comportement. Par extension, on dit qu’une réalité a du sens pour moi quand elle me concerne, lorsqu’elle a des conséquences sur ce que je suis et ce que je fais. Ce qui ne m’importe ni ne me touche en rien est pour moi dépourvu de sens. Il existe quantité de vérités scientifiques, historiques, philosophiques qui n’ont aucun impact, ou qui n’en ont que très peu, sur la manière dont je comprends et dont je mène ma vie. Elles n’influencent guère ma personnalité, ma conduite et mes attitudes. Si elles étaient autres, pas grand chose ne changerait. Leur justesse et leur exactitude ne les rendent pas porteuses de sens pour moi. Au contraire, ce qui a du sens me requiert, me met en jeu, me fait vibrer, me mobilise. Dans un de ses romans, Marcel Aymé parle de quelqu’un qui a découvert une preuve irréfutable de l’existence de Dieu. Elle n’a pour lui aucune conséquence pratique. Il lui arrive d’exposer cette preuve à des amis, que sa logique convainc et qui la trouvent incontestable. Toutefois, leur vie reste la même. Que Dieu existe ou n’existe pas ne les atteint guère. Ils réagissent exactement comme si on leur démontrait que le système solaire comprend une planète de plus ou de moins. L’affirmation « Dieu existe » représente bien ici une vérité. Pourtant, pour ces gens, elle manque totalement de sens, car elle n’éveille ni ne modifie quoi que ce soit. On pourrait reprendre à ce propos la fameuse distinction, déjà présente chez Calvin, entre « croire que Dieu existe » (phrase qui exprime une opinion ou une croyance et qui relève d’un jugement de fait) et


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« croire en Dieu » (phrase qui exprime une foi, un engagement, et qui confesse un sens). Le mot « sens » désigne une vérité qui a une dimension existentielle. Il ne s’agit pas de ce qu’un objet, une idée ou un principe est en lui-même, mais de ce qu’il représente pour quelqu’un. UNE DIRECTION

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9 1 Co 9, 24 ; Ph 3, 12. 10 1 P 2,11. 11 He 11, 16.

 

Par sens, on entend aussi la direction dans laquelle on va, l’orientation qu’on prend. Cet aspect vient corriger ce qu’a de statique la vérité telle qu’on la comprend couramment. On estime en général qu’elle a un caractère immuable. Elle ne change pas. Une fois qu’on la connaît et qu’on la possède, elle a une sorte de présence massive, comparable à celle d’un bâtiment ou d’un monument dont la solide construction assure la permanence et la stabilité. En théologie, on comprend fréquemment la vérité de manière dogmatique, comme une maison où s’établir, se poser et s’installer. Le mouvement précède la découverte de la vérité et y conduit. Quand on y est parvenu, il ne reste plus qu’à s’immobiliser, à la regarder et à se reposer. Aller plus loin, continuer à marcher reviendrait à l’abandonner, à la perdre et à s’égarer. La notion de sens implique, au contraire, une dynamique. Elle évoque un chemin à emprunter, un voyage à entreprendre, un endroit où se rendre. Elle appelle à un mouvement vers un lieu autre que celui où on se trouve. Elle ne demande pas qu’on s’arrête et qu’on demeure. Elle invite à se déplacer et à progresser. Quand je dis que l’évangile donne sens à ma vie, je ne prétends pas que je suis arrivé. Je sais bien que je n’ai pas atteint le but. J’ai conscience de ne pas avoir percé les secrets de l’univers et de l’existence. Bien des énigmes continuent à m’inquiéter. La foi évangélique ne résout pas tout. Elle met en route, suscite une recherche, pousse à avancer, oblige à cheminer. Plusieurs textes du Nouveau Testament le soulignent : ainsi quand l’apôtre Paul compare la vie chrétienne à une course 9 ; ou lorsque Pierre qualifie les croyants d’étrangers et voyageurs 10. La foi oriente vers une « patrie… céleste 11 » ou vers le Royaume à venir. Elle fait de la vie croyante un pèlerinage ou une pérégrination. Quand l’évangile nous saisit, il nous envoie ; il nous dirige vers un avenir.


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UN DÉCENTREMENT

Enfin, le sens décentre de soi-même. Parce qu’il indique une direction et oriente vers un ailleurs, il empêche de considérer qu’on a en soi ou qu’on est soi-même la valeur suprême. Il nous détourne de nous enfermer dans une autosatisfaction et une complaisance à soi, pour nous ouvrir à quelque chose qui en même temps nous entraîne et nous dépasse. Il oblige à sortir de soi-même et à se dévouer à une cause plus importante que notre confort, nos intérêts ou nos plaisirs. Le sens combat et limite l’égocentrisme, tentation constante de l’être humain, qui ramène tout à soi. Il implique une transcendance. Tillich a certainement raison de penser que la préoccupation et la recherche du sens, même quand elles prennent une forme sécularisée et paraissent éloignées de toute religion, témoignent d’une foi en une transcendance. La parole de Jésus : « Je suis le chemin, la vérité et la vie », me semble correspondre à la notion de sens telle que je viens de l’analyser. Elle désigne une vérité qui nous touche dans notre vie, nous met sur le chemin et nous détourne de nous-mêmes pour nous orienter vers quelque chose qui dépasse et oriente notre être. UNE PUISSANCE QUI A DU SENS

PAS DE DIVORCE ENTRE PUISSANCE ET SENS

Pour les croyants, Dieu représente l’union ou la conjonction de la puissance et du sens. 1. Dieu n’est pas une puissance insensée. Dans le monde, dans l‘histoire, parfois dans notre existence, agissent souvent des puissances absurdes, égarantes, voire destructrices. Des idéologies comme le nazisme ou le fascisme, ou encore des fanatismes intégristes, s’emparent de peuples entiers et provoquent des catastrophes. Rien n’est plus injustifiable, indéfendable et pourtant difficile à déraciner que le racisme. Des logiques folles, auxquelles nous n’arrivons pas à échapper, nous enserrent : celles du profit économique qui, pour réduire les coûts de production, suscite le chômage et provoque une baisse du pouvoir d’achat, qui risque de détruire toute possibilité de bénéfice en le poursuivant à tout prix ; celle du développement industriel qui entraîne la pollution de la planète et qui, à terme, met en danger la possibilité même de la vie. Des passions ou des désirs « démoniques » s’emparent de gens et les conduisent à saccager leur vie ainsi que


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12 1 Jn 1, 5. 13 Ro 7, 7 à 23.

 

celles de leurs proches. Nous nous trouvons constamment aux prises avec des forces stupides, mais redoutablement efficaces, dont l’influence et l’action pèsent lourdement. Camus et Sartre ont vu en Dieu une puissance insensée. Selon Camus, Dieu s’il existait porterait directement la responsabilité de la souffrance des enfants et des adultes. Il serait le grand bourreau, l’impitoyable tortionnaire de l’humanité ; il faudrait l’identifier avec la peste. Selon Sartre, Dieu s’il existait nous priverait de notre liberté, de notre personnalité, de notre intimité et ferait de nous « une cible vivante » pour des jeux cruels. Ces deux penseurs voient en Dieu une puissance tyrannique, écrasante et terrifiante. Pour le croyant, il représente au contraire une puissance qui donne sens ; elle n’est pas ténébreuse, mais lumineuse. « Dieu est lumière, déclare Jean, il n’y a pas en lui d’obscurité 12. » 2. Dieu n’est pas non plus un sens impuissant. À l’inverse des forces insensées, il existe des vérités sans effet et des valeurs sans impact. Malgré leur bien-fondé, elles manquent de dynamisme; elle n’arrivent pas à persuader ni à mobiliser des énergies. Il arrive qu’une idée ou qu’une cause juste ne gagne pas les assentiments et les adhésions qu’elle mériterait. Des raisonnements exacts, logiques, pertinents se révèlent incapables de convaincre, de rassembler et de motiver. Paul le dit à propos de la loi juive 13. Il voit bien qu’elle est sainte, juste et bonne ; il n’arrive cependant pas à la suivre ; une « autre loi » le domine et le détermine. L’apôtre constate un divorce entre ce qu’il fait et ce qu’il sait ou comprend. Sa pratique contredit le sens qu’il perçoit. Ce qu’il appelle la « chair » (qui n’a rien à voir avec le « corps ») ou le péché s’oppose à l’intelligence qu’il a de la loi. Seule la puissance de l’évangile lui permettra de dominer cette tension déchirante. Il y a des vérités qui, même lorsque nous les voyons clairement, n’arrivent pas à changer notre vie et notre comportement. Souvent, les églises vivent tragiquement cette situation d’un sens qui manque de puissance. Beaucoup de prédications disent des choses justes et vraies sans intéresser ni emporter l’adhésion. Il nous arrive d’avoir raison et de ne pas arriver à faire entendre raison. Ni puissance insensée, ni sens impuissant, Dieu se vit dans la foi comme un sens qui a de la puissance et comme une puissance qui a du sens. Il délivre des forces obscures, il arrache à l’absurde et à l’insignifiance, il habite et oriente la vie du croyant, il lui donne la force d’aller de l’avant et de faire front.


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UNE PUISSANCE SENSÉE.

Cette puissance qui a du sens présente quatre caractéristiques. 1. Elle agit non pas en obligeant, en forçant, mais en persuadant. Dieu ne contraint pas, il convainc. Il manifeste sa puissance non pas en imposant un ordre rigide, ni en nous soumettant aux réalités qui nous entourent, mais en mettant en nous et en entretenant une utopie qui mobilise. Sa puissance est celle de l’avenir, du Royaume qui vient et non du passé. L’avenir agit sur le présent par les possibilités qu’il lui ouvre, par les perspectives qu’il suggère et par l’attrait qu’il exerce. Le passé, au contraire, impose des conditions et des limites. Il ne devient positif et ne se transforme en atout que lorsque l’avenir l’utilise, en fait un instrument et un tremplin, et l’empêche de devenir un poids 14. 2. La puissance de Dieu rend libre. Elle n’enferme pas dans une situation donnée, elle nous ouvre de nouvelles possibilités 15. Elle augmente la capacité de choix. Si le pouvoir de Pharaon réduit les Hébreux en esclavage, la puissance de Dieu les en arrache, en les appelant à partir, en les invitant à sortir d’Égypte, en leur offrant une vie différente, plus responsable et plus inventive. La puissance de Dieu appelle à des décisions et pousse à entreprendre. Elle suscite et ne détruit pas l’autonomie, l’initiative, la novation. 3. La puissance de Dieu ne se borne pas ou ne se réduit pas à ses actions. Elle se manifeste aussi par sa capacité de recevoir, d’accueillir, d’être influencé. Souffrir, s’émouvoir, se sentir touché, éprouvé, affecté constitue aussi une richesse, une force, une puissance. L’impassibilité et l’indifférence représentent un manque et une faiblesse. Paradoxalement, le Dieu de la toutepuissance, tel qu’on le décrit classiquement, se heurte à une limite et à une impossibilité : il ne peut pas échanger et subir, puisque tout vient de lui. Être invulnérable, inatteignable et inaccessible le rend prisonnier de lui-même. Le Dieu de l’alliance connaît des déconvenues et vit des échecs. Les créatures ne l’écoutent pas attentivement et ne le suivent pas toujours. Elles agissent souvent à l’opposé de ce qu’il leur demande. Il arrive que ce qu’il entreprend tourne mal. De nombreuses pages de la Bible nous racontent ses défaites : Adam et Ève, Caïn et Abel, la tour de Babel, les enfants de Noé, la femme de Lot, les idolâtries et les désobéissances d’Israël. Ces revers 14 Voir le chapitre 10 sur « Les temps de Dieu ». 15 Cf. J. Cobb, Talking about God, p. 54.


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16 Voir A. Gounelle, Parler du Christ, chapitre 4.

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La puissance évoque la première personne de la trinité, le Créateur qui fait surgir le monde et suscite la vie. Le sens renvoie plutôt à la deuxième personne de la trinité, le Logos révélateur et sauveur. En grec, logos désigne la raison ou la logique qui se trouve dans les choses et que saisit l’intelligence ; le logos se manifeste chaque fois qu’on perçoit un sens. Classiquement, on voit dans l’Esprit l’unité de la première et de la deuxième personne. Si la première personne de la trinité a pour figure le Père et la deuxième pour figure le fils, la troisième n’a pas de figure propre. Elle n’a pas d’autre visage que ceux conjoints et indissociables du Père et du Fils. Comme l’a très bien vu P. Tillich, l’Esprit allie la puissance et le sens.

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LE PÈRE, LE FILS ET L’ESPRIT

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culminent à la croix, où le monde lui oppose le refus le plus catégorique et le plus tragique qu’on puisse imaginer en crucifiant le messie qu’il lui a envoyé 16. 4. La puissance divine est cependant infinie, non pas parce qu’elle pourrait faire n’importe quoi à n’importe quel moment, mais parce qu’elle n’a pas de fin. Elle ne s’arrête jamais ; elle ne se laisse pas neutraliser ni détruire. Rien ne peut empêcher Dieu de poursuivre son œuvre. Jamais, il ne se décourage ni ne prend son parti de ce qui va mal. Inlassablement, il continue. Ses échecs ont un caractère provisoire et nullement définitif. En reprenant un mot célèbre du général de Gaulle, on pourrait dire que Dieu perd des batailles mais non la guerre. Le monde lui inflige des rebuffades, des déceptions et des souffrances. Il n’arrive pas à le faire mourir. Rien n’élimine Dieu, ni même ne le dissuade de poursuivre son projet. Le péché d’Adam et d’Ève, le meurtre de Caïn, le veau d’or, les désobéissances d’Israël, la crucifixion de Jésus, les trahisons des églises, les défaillances et les erreurs de chacun de nous ne lui font pas abandonner la partie, ni renoncer à son dessein. Il ne baisse jamais les bras. Après chaque défaite, il recommence, il reprend son œuvre créatrice. Il ne se résigne pas à nos chaos, il nous appelle à les transformer en cosmos. Il inspire des conversions et des réformes. Il suscite Noé, Abraham, les prophètes. Il ressuscite Jésus. Après le pire des échecs, celui de Golgotha, il fait avancer son Royaume par l’événement de Pâques.


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Le dogme trinitaire ne se confond pas avec l’expression biblique « le Père le Fils et l’Esprit » (que beaucoup d’unitariens 17 utilisent, d’ailleurs, sans problème). Il représente une tentative d’expliquer et de traduire cette expression dans le langage de la culture grecque 18. Il a eu une certaine pertinence quand les conciles de Nicée-Constantinople puis de Chalcédoine l’ont défini et précisé. Il n’en a plus guère aujourd’hui. Il utilise des notions discutables, en particulier celle de personne qui convient mal. Quand Jésus déclare : « Dieu est Esprit », ou lorsque Paul écrit : « Le Seigneur c’est l’Esprit, et là où est l’Esprit du Seigneur est la liberté » 19, l’Esprit désigne non pas la troisième personne d’une trinité, mais Dieu lui-même en qui s’unissent et s’allient la puissance et le sens. Le dogme trinitaire me semble exprimer des intuitions parfois assez justes dans une formulation franchement mauvaise. Si en tant que définition, il pose des problèmes insolubles, par contre, il met en place un symbolisme qui ne manque pas d’intérêt. LE CHEF D’ORCHESTRE

Pour illustrer cette alliance du sens et de la puissance, je me suis servi dans un de mes livres 20, d’une image ou d’une parabole en comparant Dieu à un chef d’orchestre. Un bon chef d’orchestre ne se contente pas de contraindre par la force ses musiciens à exécuter ses ordres. Savoir leur communiquer un sens et le faire vibrer en eux lui permettra d’obtenir un bien meilleur résultat. Il doit les persuader, les faire entrer dans ses vues, leur faire partager sa conception de la musique qu’ils vont jouer. Sa puissance de conviction joue un rôle plus grand que son autorité institutionnelle. Il lui faut être à la fois compétent et persuasif pour leur insuffler l’enthousiasme et l’intelligence nécessaires à un concert de haute qualité. Dieu agit ainsi. Il nous invite à devenir les musiciens de la symphonie du royaume qu’il compose et dirige.

17 Les unitariens sont des chrétiens qui n’acceptent pas les définitions de Nicée-

Constantinople et de Chalcédoine. Il existe des églises unitariennes en Hongrie, en Roumanie, aux Pays-Bas, en Angleterre et aux États-Unis. 18 Ce qui ne veut pas dire que le dogme adopte la pensée helléniste ; il se sert de son langage pour dire autre chose que la philosophie dominante. Il transforme considérablement les catégories qu’il emprunte (on pourrait presque dire qu’il les subvertit). 19 Jn 4, 24 et 2 Co 3, 17. 20 Le dynamisme créateur de Dieu, chapitre 7, p. 103 à 106.


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Chapitre 

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La Bible met constamment en œuvre une conception personnelle de Dieu qui fait contraste avec la notion plutôt impersonnelle de la divinité qu’on rencontre dans le néoplatonisme, le stoïcisme et de nombreuses spiritualités asiatiques. Les écrits du Premier et du Second Testament comparent Dieu à un souverain, à un berger, à un père, quelquefois à une mère ou à un mari, c’està-dire à des personnes. Le croyant biblique établit avec Dieu des relations analogues à celles qu’il entretient avec d’autres êtres humains. Elles comportent un élément d’indétermination et de liberté. Échanges et réciprocités les tissent. Tantôt Dieu parle à ses fidèles, tantôt il se tait, on ne sait pas très bien pourquoi (de même qu’à certains moments on bavarde avec un proche et qu’à d’autres on ne lui dit rien). Quand Dieu s’exprime, parfois l’être humain écoute et répond, parfois il fait la sourde oreille et esquive le dialogue (exactement ce qui se passe avec un ami).

   

LA REPRÉSENTATION BIBLIQUE DE DIEU

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DIEU COMME PERSONNE

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Les chrétiens parlent souvent du Dieu personnel. On le constate en particulier dans le protestantisme, tout spécialement dans les milieux piétistes. L’idée d’une divinité impersonnelle y provoque de vives réactions. On y voit une négation camouflée du Dieu vivant, qu’un principe abstrait ou un concept philosophique sans réalité religieuse viendrait indûment remplacer. On y estime que la foi consiste en une relation de personne à personne entre Dieu et le croyant, et que tout autre conception de leurs rapports trahit et dénature la foi biblique. Cette conviction que Dieu a un caractère personnel me semble en partie fondée et en partie contestable. Je la crois non pas fausse mais unilatérale. Ce chapitre va proposer de la nuancer, de l’équilibrer et de la corriger, sans pour cela la détruire ou l’abandonner.


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Dieu fait des promesses, tantôt le croyant a confiance en elles, tantôt il en doute. Dieu exauce ou non les prières ou les demandes que le fidèle lui adresse. Il leur arrive de discuter ensemble, voire de négocier et de marchander (comme Abraham dans l’épisode de Sodome et Gomorrhe 1). Ces échanges n’ont rien de mécanique ni d’automatique. Se servir d’une formule précise, exécuter un rite particulier n’oblige nullement, comme dans la magie, le Dieu biblique à agir de telle ou telle manière.Tout se passe dans un jeu d’actions et de réactions impossible à prévoir d’avance. Le croyant n’a pas affaire à une logique, à un code ou à une loi qui fonctionnerait toujours de la même manière. Il communique avec une personne dont les comportements ne sont ni neutres, ni figés, ni prédéterminés. Significativement, la Bible ne décrit pas en termes ontologiques l’être de Dieu. Elle le raconte : un récit renvoie à des personnes, non à des principes. LA RELATION « JE-TU »

La théologie contemporaine, sous l’influence du piétisme et de l’existentialisme, a beaucoup insisté sur le caractère personnel de Dieu et de notre relation avec lui. En reprenant une formule qui sert de titre à un livre du philosophe israélien M. Buber 2, elle a souligné que notre relation avec Dieu appartient au type « jetu », comme celle entre deux amis (Jésus dit bien à ses disciples : « Je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis 3 »), même si évidemment les deux partenaires ne se trouvent pas à égalité. La relation « je-tu » se distingue de trois autres types de relation : « lui-nous », « je-cela », « je-on » 1. La relation « lui-nous » conviendrait si notre lien avec Dieu se nouait par la médiation d’un peuple ou d’une communauté, celle de l’église, par exemple. Or, la foi authentique ne relève pas d’une appartenance collective (comme la citoyenneté ou l’ethnie). Elle naît et se développe à partir d’un engagement personnel, qui touche et concerne chacun individuellement et non à travers l’ensemble dont il fait partie. La notion discutable de peuple de Dieu 4 ne doit pas enfouir dans le collectif ce qu’a de 1 Gn 18, 23 à 32. 2 Je et tu. Dans les lignes qui suivent, je ne résume ni ne reprend les analyses de

Buber. 3 Jn 15, 15. 4 Sur la notion de peuple de Dieu, voir dans le chapitre de conclusion le para-

graphe sur « le siècle ».


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5 Je et tu, p. 73.

   

L’affirmation du Dieu personnel a deux significations. D’abord, elle déclare que Dieu existe à la manière d’une personne et ne fonctionne pas comme un ordinateur ou un appareil de distribution automatique. Il a une subjectivité, une volonté, une mémoire, un caractère et, en ce sens, nous sommes bien, par la structure de notre être, à son image.

• P A R L E R D E D I E U • ch.

LA PERSONNALITÉ DE DIEU

 

foncièrement individuel et personnel notre lien avec Dieu. À juste titre, le philosophe Whitehead a souligné que toute foi comporte un moment irréductible de solitude devant Dieu ou de tête-à-tête avec lui. 2. La formule « je-cela » qualifie la relation totalement impersonnelle qu’on a avec une machine. Elle se définit par un certain nombre de procédures à appliquer et de gestes à effectuer. Elle « ne connaît que des objets » affirme Buber 5. Elle est neutre et automatique. Si quelqu’un, qui que ce soit, met deux euros dans un distributeur de hall de gare, il obtiendra la boisson que nomme une étiquette. L’opération se fait de manière totalement anonyme (peu importe qui met les pièces du moment qu’il les introduit au bon endroit) et toujours identique (sauf en cas de panne ; la personnalisation intervient seulement quand se produit un raté). Par contre, si je présente l’un à l’autre deux êtres humains et les fais parler ensemble, je ne peux pas savoir d’avance s’ils deviendront amis ou non. 3. La relation « je-on » concerne l’ensemble de lois et de codes qui régissent une société et, par conséquent, mon comportement en tant que j’y suis inséré. Ces relations ne tiennent pas compte des différences entre individus. Elles les soumettent tous aux mêmes règles et leur imposent des contraintes universelles. Elles ne connaissent, écrit Buber, « que l’exemplaire ». Qui que l’on soit, il y a des choses « qui se font » (payer ses impôts, s’ar rêter au feu rouge, s’habiller pour sortir) et d’autres « qui ne se font pas » (ou, plus exactement, qui entraînent des sanctions quand on est pris en train de les faire). Si on voit en Dieu un juge qui applique strictement un tarif (tel péché mériterait telle condamnation et, à l’inverse, des actes vertueux entraîneraient tel type de récompense), on tombe dans le formalisme du « je-on » qui ne prend pas en compte l’amour, la colère, la possibilité du pardon, et qui dépersonnalise les relations.


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Ensuite, elle indique que notre relation avec lui n’a rien d’anonyme ni de stéréotypé. Elle nous concerne et nous engage dans ce que nous avons de plus personnel. Le lien avec Dieu ne peut pas se définir en termes généraux, comme celui entre l’administration de la Sécurité Sociale et les assurés. Il est unique et intime, analogue à celui de deux époux ou de deux amis. À la personnalité de Dieu correspond la personnalisation de la foi. DIEU AU-DELÀ DU PERSONNEL

INSUFFISANCES DU DIEU PERSONNEL

Cette importance donnée au Dieu personnel et à notre relation personnelle avec lui me semble juste dans ses grandes lignes. Elle correspond bien à ce que le fidèle expérimente parfois (pas toujours) à des moments forts et décisifs de sa vie spirituelle. Pourtant, toute nécessaire et vraie qu’elle soit, elle a aussi un côté insuffisant et unilatéral. Elle rapetisse Dieu, réduit sa divinité et déséquilibre la perception qu’on en a. Elle risque de dégénérer en une religiosité superficielle et superstitieuse, quand on traite Dieu en « grand copain » avec qui on discute à tort et à travers, ou quand on s’imagine qu’à chaque moment il vient nous parler pour nous dire ce qu’il faut faire. On ne converse pas avec Dieu comme avec sa voisine. R.W. Emerson l’a bien senti : « Il me semble, écrit-il, qu’il y a une sorte de profanation à dire que Dieu est personnel[…] Il n’est plus alors qu’un grand homme, pareil à ceux qu’adore la foule[…] Je refuse la personnalité à Dieu, parce que c’est trop peu 6. » De même, Schweitzer estime que parler du Dieu personnel, « c’est utiliser un pauvre symbole qui, appliqué à[…] Dieu perd encore en clarté » (tout en ajoutant que le désigner par des termes impersonnels, par exemple celui de force, « ne nous avance pas ») 7. Les catégories personnelles rendent bien compte d’un aspect ou d’une dimension de Dieu, mais pas de la totalité de ce qu’il est. Même si nous vivons notre relation avec lui dans la foi sur le mode personnel, et si nous pouvons et devons parler de lui en termes de 6 Cité d’après M. Dugard, Ralph Waldo Emerson. Sa vie et son œuvre, p. 138. 7 A. Schweitzer, Une pure volonté de vie, p. 62 ; voir également Les religions mon-

diales et le christianisme, p. 65-67. Schweitzer pense qu’il nous faut parler de Dieu comme une « volonté éthique » ; « nous sommes ainsi, écrit-il, projetés audelà de la question “Dieu personnel ou Dieu impersonnel” ».


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personne, sa divinité implique, comporte, exige des dimensions impersonnelles. Il est plus et autre chose qu’une personne. PISTES BIBLIQUES

8 Jn 4, 24 ; 1 Jn 1, 5 ; 1 Jn, 4, 8 et 16. 9 Ps 18, 19, etc. 10 Ac 17, 28. 11 Mt 10, 29-30. 12 L’unitarisme me paraît tout autant évangélique et je ne suis pas convaincu que le

ralliement de la chrétienté aux positions d’Arius aurait théologiquement changé grand chose.

   

À plusieurs reprises, la tradition chrétienne a perçu cette insuffisance des catégories personnalistes pour dire Dieu. J’en donne deux exemples. 1. Prenons, d’abord, la doctrine de la trinité. Je l’ai déjà dit, elle me semble peu biblique et difficilement défendable si on la prend à la lettre. Par contre, j’y discerne des intuitions justes (même si leur formulation laisse à désirer) et j’y reconnais une expression possible, parmi d’autres 12, de la foi évangélique si on l’inter prète symboliquement. Elle essaie d’exprimer dans un langage contestable une vérité qui dépasse nos mots et nos concepts. Selon cette doctrine,

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DIEU AU-DELÀ DE LA PERSONNE

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Certains passages de la Bible le suggèrent. Les écrits johanniques contiennent trois affirmations qui, formellement, se présentent comme des définitions de Dieu, les seules que donne le Nouveau Testament : Dieu est esprit ; Dieu est lumière ; Dieu est amour 8. Elles proposent, toutes les trois, une caractérisation impersonnelle de Dieu, ce qui donne à penser. On peut citer dans la même ligne la métaphore qui revient une quinzaine de fois dans les Psaumes 9 : « Dieu est mon rocher ». On le compare à une chose, à un objet, et non à une personne. À Athènes, Paul affirme : « En Dieu nous avons la vie, le mouvement et l’être 10 ». Cette déclaration de facture très philosophique implique un dépassement du personnalisme divin. Il en va de même, bien que ce soit moins immédiatement évident, de la parole de Jésus sur les cheveux de notre tête qui sont comptés, ou sur les oiseaux du ciel qui ne tombent pas à terre sans Dieu 11. Ces textes bibliques ne conduisent pas à abandonner la conception personnaliste de Dieu, si fortement attestée par ailleurs. Toutefois, ils laissent entendre qu’on doit la compléter et la transcender. Il y a aussi autre chose à dire et à penser de Dieu.


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Dieu est une substance (concile de Nicée-Constantinople) ou une nature (concile de Tolède) en trois instances ou personnes. D’un côté, elle souligne le caractère personnel de Dieu avec ses trois figures dont deux très personnelles, le Père et le Fils ; la troisième, l’Esprit, l’est moins. En même temps, elle indique que Dieu a aussi un caractère suprapersonnel avec la notion (par ailleurs critiquable) de substance ou de nature, et avec l’idée d’une unité foncière des trois instances. On ne peut donc pas penser Dieu seulement en termes de personnes. 2. Luther, reprenant des propos d’Augustin, déclare que Dieu est plus proche de moi que je ne le suis de moi-même. Il affirme également que Dieu se trouve totalement présent dans un grain de sable bien que la terre et le ciel ne puissent pas le contenir. Si ces phrases ont un sens (ce que je pense, tout en reconnaissant qu’on peut légitimement en douter), elles impliquent le dépassement d’une conception personnaliste. À côté de la relation de personne à personne avec Dieu, définie par un extra (une extériorité et une altérité), elles évoquent un rapport ontologique d’un tout autre type, qui implique une sorte de présence intérieure, constitutive de notre être. En termes philosophiques, Dieu est un « étant » à côté, en face et au-dessus d’autres étants. Il est aussi l’être des étants, sans cependant se confondre avec eux. Le chapitre suivant essaiera d’expliquer et d’éclairer cette formulation abstraite à l’aide des images du fondement et de l’enracinement. FONCTIONS RELIGIEUSE ET LAÏQUE DE DIEU

Dieu remplit deux fonctions distinctes et complémentaires, dont l’une relève plutôt de son pôle impersonnel, tandis que l’autre correspond mieux au pôle personnel. On peut qualifier la première fonction de séculière, laïque ou mondaine. Déclarer que Dieu a fait « le ciel et de la terre », comme le raconte la Genèse, ou qu’il a créé « toutes les choses visibles et invisibles », comme on le lit dans l’épître aux Colossiens 13, signifie qu’il joue un rôle structurel ou ontologique dans la constitution du monde et dans la marche de l’univers. Cette fonction, de type impersonnel, n’implique pas une relation consciente, voulue, contingente et indéterminée, faite d’échanges. Celui qui ne croit pas en Dieu et n’en a pas la moindre idée n’en 13 Col 1, 16.


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   

partir des données naturelles et indépendamment d’une révélation surnaturelle ; elle correspond à ce que le deuxième chapitre a nommé « sagesse ». 16 Cf. P. Tillich, Religion biblique et ontologie, p. 78.

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14 Mt 5, 45. 15 On appelle théologie naturelle toute tentative pour connaître Dieu et en parler à

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demeure pas moins une créature de Dieu et lui doit tout autant l’être et la vie que le croyant. Quand Jésus dit que Dieu fait lever son soleil sur les bons et les méchants, et qu’il fait pleuvoir sur les justes et les injustes 14, il suggère bien une relation structurelle identique avec les êtres quelle que soit leur foi. Si Dieu est créateur, tout ce qui existe dépend de lui et se rapporte à lui (et, peut-être, comme l’a soutenu la théologie naturelle 15, qu’on a eu bien tort de condamner, renvoie à lui). Ensuite, Dieu a une fonction proprement religieuse. Elle surgit quand il sort de son rôle fonctionnel et qu’il nous rencontre, nous interpelle, établit avec nous un lien personnel. Ce lien se vit et se perçoit uniquement dans la foi. Il se noue dans l’histoire, dans celle que raconte la Bible (et peut-être également dans celle d’autres peuples) et dans celle de chaque croyant. N’opposons pas trop vite et trop facilement le Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob et de Jésus au Dieu des philosophes et des savants 16. Sous la plume de Pascal, cette formule n’a d’ailleurs probablement pas la portée qu’on lui a attribuée ; elle raconte une expérience spirituelle (celle de sa conversion) et n’entend pas poser un principe. Il existe un seul Dieu et les deux dimensions, personnelle et suprapersonnelle, ne s’excluent pas. En fait, elles s’appellent. Si le Dieu personnel du cœur, de la foi individuelle n’a rien à voir avec le cosmos, il s’agit d’un faux dieu, d’une idole imaginée ou rêvée. Si le Dieu suprapersonnel du cosmos ne s’adresse pas au cœur de chacun, s’il ne me touche pas personnellement, il n’est qu’une réalité froide et abstraite, incapable de concerner et de transformer mon existence. Pour parler de Dieu, il y a deux langages dont chacun est à la fois légitime et déficient : d’un côté, le langage personnel de la piété, de la relation individuelle et historique qui exprime la relation individuelle ; de l’autre côté, le langage suprapersonnel de l’ontologie et de la structure. Ni le témoignage vécu et existentiel ni la pensée abstraite et théorique ne suffisent. Il faut non pas choisir entre les deux, mais les joindre.


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QUOI ET QUI

Dans les années , au moment où on parlait beaucoup de la « mort de Dieu », une association protestante avait organisé une table ronde qui avait pour titre : « Pour toi, Dieu c’est quoi ? » On m’avait demandé d’y participer avec un scientifique, un historien et un philosophe. Au cours du débat, un intervenant a contesté avec véhémence le titre donnée à cette soirée, qui l’indignait : « Vous auriez dû, a-t-il déclaré, l’intituler : “Dieu c’est qui ?” En écrivant “c’est quoi ?”, vous avez blasphémé. » Bien que personne ne m’ait consulté sur ce titre, choisi par les organisateurs, l’animateur a estimé qu’il m’appartenait, en tant que « théologien », de répondre. J’ai dit : « Ce titre vous choque parce que pour vous “quoi” est inférieur à “qui”. Vous trouvez, du coup, qu’on a rabaissé Dieu en laissant entendre qu’il serait moins qu’une personne. Avez-vous raison ? Ne peut-on pas penser que “quoi” est supérieur à “qui”, qu’il s’agit de “qui” et aussi d’autre chose, et que ce “quoi” désigne une réalité à la fois personnelle et plus que personnelle ? » Dire qu’il faut aller au-delà d’un langage personnaliste pour parler de Dieu ne signifie pas réduire Dieu à de l’infrapersonnel. On entend au contraire affirmer qu’il est suprapersonnel ; il est bien plus qu’une personne.


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Chapitre 

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PROFONDEUR, FONDATIONS, ET FONDS

  :   

« Fondement de l’être » combine et associe trois images. D’abord, celle de la profondeur. Nous percevons en premier lieu et d’emblée la surface, la façade ou l’écorce des choses. Du monde qui nous entoure, nous commençons par découvrir l’apparence, c’est-à-dire la réalité telle qu’elle apparaît ou se manifeste et qui ne correspond pas forcément à sa vérité profonde. L’être humain ne se contente pas de ce qu’il perçoit immédiatement. Il se demande ce qui se cache dessous et derrière. Il s’interroge, se met à creuser et découvre qu’il existe divers niveaux de réalité. Cette quête le conduit à s’enquérir du réel ultime ou dernier ; il s’inquiète de ce qui se trouve tout au fond. Cette préoccupation du fondamental, qui traduit le refus de se laisser absorber par ce qui arrive et se présente, le conduit à Dieu ou, plus exactement, elle est le chemin que Dieu prend pour le rencontrer. On ne discerne pas rapidement ni facilement Dieu dans le monde et dans sa marche. Il ne se situe pas à la superficie des choses. Il ne se manifeste pas dans le spectaculaire et le sensationnel. Il a une présence cachée et profonde, nullement évidente ni immédiate. On ne la découvre pas en fuyant la réalité, mais en la creusant. La profondeur ne se situe pas à côté, ailleurs ou autre part. Elle se rencontre à l’intérieur de ce que nous sommes, au-dedans de ce que nous vivons.

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LE FONDEMENT DE L’ÊTRE

 

Pour désigner Dieu, le théologien Paul Tillich utilise souvent deux expressions (de type impersonnel) : « fondement de l’être » et « puissance de l’être » (que je transpose en parlant de « dynamique » plutôt que de « puissance »). Ce chapitre va les expliquer et les commenter. Il n’entend pas rendre compte de la pensée de Tillich, il s’en inspire plus ou moins librement.


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La deuxième image, celle des fondations, se trouve dans le livre des Proverbes 1. Elle illustre ce que le chapitre précédent a appelé la fonction laïque ou séculière de Dieu. Le monde repose sur Dieu, de même qu’une maison s’appuie sur les fondations qui la portent. Si elles sont insuffisantes, la maison manque de solidité et finit par s’écrouler. De même, les divers êtres de l’univers s’effondreraient et disparaîtraient s’ils n’avaient pas une assise ferme et solide. Dieu soutient, maintient le monde, l’empêche de s’anéantir. Reportons-nous à l’image qui termine le Sermon sur la montagne : la maison bâtie sur le roc résiste aux vents et à la tempête ; de celle construite sur le sable il ne subsiste qu’une grande ruine 2. « Fondement » comporte une troisième image, celle du fonds, au sens de ce mot en ancien français (par exemple dans le vers fameux de La Fontaine, « c’est le fonds qui manque le moins ») : la terre ou le ter roir. La métaphore de l’enracinement s’impose ici. Les êtres s’enracinent en Dieu comme les plantes dans le sol. Par rapport à la profondeur et aux fondations, cette troisième indication apporte un correctif. Elle indique qu’il existe une différence, une hétérogénéité ou une altérité entre Dieu et le monde. L’humus forme, en effet, le ter rain où s’enfonce la plante ; il est le sol qui la porte et la nourrit. Néanmoins, l’humus ne se confond pas avec la plante ; par sa nature, il s’en distingue. Si Dieu représente la profondeur et la fondation des êtres du monde, il est pourtant autre chose qu’eux. Il ne constitue pas seulement une dimension de leur être. Il les dépasse de toutes parts et a une réalité différente, ce que cette troisième image indique mieux que les deux précédentes. NI NATURALISME NI SUPRANATURALISME.

L’expression « fondement de l’être » se démarque de deux manières de concevoir Dieu et d’en parler, que l’on peut qualifier, la première de « supranaturalisme », la seconde de « naturalisme » 3. 1. Le supranaturalisme, ou « théisme classique 4 », domine largement dans les milieux chrétiens. Il se caractérise par l’affirmation de l’extériorité entre Dieu et le monde. Dieu se trouve ailleurs que dans l’univers ; il en diffère totalement ; il n’a rien de 1 2 3 4

8, 29. Mt 7, 24 à 27. Voir P. Tillich, Systematic Theology, vol. 2, p. 5 à 10. Voir le chapitre 1.


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commun avec lui. On ne peut avoir de relation avec lui que dans la mesure où il vient vers le monde et s’y manifeste. On peut schématiser ainsi cette conception de Dieu :

Dieu

Monde

5 Marcion a beaucoup développé le thème du Dieu étranger (voir A. Harnack,

Marcion, l’évangile du Dieu étranger). Pour Marcion, le Dieu de Jésus-Christ n’a pas créé le monde qui est l’œuvre d’un autre Dieu, celui de la nature et du Premier Testament, mais il vient du dehors à son secours pour le sauver. Selon Barth et Bultmann, Dieu a bien créé le monde, mais le péché l’en a rendu étranger ; non sans inconséquence, on affirme son étrangeté (il est tout autre) en se refusant à tout dualisme.

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On voit en Dieu l’âme du monde ou la structure logique de l’univers. Ce modèle souligne justement et fortement la présence de Dieu. Par contre, il supprime son altérité à un point tel qu’on n’a plus besoin de parler de Dieu. Le nommer devient inutile ; il suffit de mentionner la nature ou l’histoire. La religion se réduit à la sagesse, elle n’a pas d’autre objet ou d’autre dimension. La théologie n’a pas de contenu qui la distinguerait de la philo-

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Dieu = Monde

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Ce modèle fonctionne, par exemple, chez Barth et Bultmann. Ils ont tendance à voir en Dieu un étranger qui a décidé de venir nous rencontrer. Il n’a aucune parenté antérieure (en tout cas discernable) avec le monde 5. Rien ne permet d’y percevoir ou d’y deviner sa présence. En dehors de sa visite, on n’a aucun moyen d’entrer en contact avec lui. Seule la révélation biblique, voire christologique, à laquelle répond la foi, rend possible de connaître et de dire quelque chose de Dieu. Ce qui aboutit, on le constate chez Bultmann, à éliminer la création et à écarter tout propos sur une relation fonctionnelle et structurelle de Dieu avec le cosmos. Elle ferme toute voie pour une théologie écologique. 2. Le naturalisme, ou panthéisme, établit au contraire une identité entre Dieu et le monde. Dieu se confond avec lui, comme l’écrit Spinoza dans une expression qui fit scandale, Deus sive natura, « Dieu autrement dit, la nature ». On aura donc le schéma suivant :


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sophie ou de la science. Si pour les supranaturalistes, il n’y a rien en dehors d’une révélation extraordinaire, par contre ici, la vraie religion exclut une telle révélation, ce que soutient, par exemple, le vicaire savoyard dans l’Émile de Rousseau. 3. Au supranaturalisme et au naturalisme, l’expression « fondement de l’être » oppose un troisième modèle. L’image de la plante et de son enracinement en fournit un bon schéma : Créature Révélation Fonds créateur

Le monde s’enracine en Dieu, renvoie à Dieu sans se confondre avec lui. Dieu ne se réduit pas à la somme ou à la totalité des êtres. Il en constitue le fondement, le terrain foncier et nourricier. Dieu n’est pas tout, mais tout s’enracine en lui. On a avec lui deux types de relations : structurelles et fonctionnelles par l’intérieur, personnelles et historiques par l’extérieur. Le Dieu que nous rencontrons hors de nous par sa révélation, par l’annonce de l’évangile, est aussi le Dieu qui nous a créé et qui agit en nous du dedans. Dans le chapitre deux, le conte de la Belle au bois dormant illustre cette double relation. Pour caractériser cette position, le philosophe américain C. Hartshorne, et l’évêque anglican J. Robinson ont proposé le terme de « panenthéisme » 6. Le panenthéisme affirme que Dieu est en tout et que tout est en Dieu, sans qu’il y ait confusion. De même, la plante est dans la terre et la terre entre dans la plante en la nourrissant. Elles ne s’identifient pourtant pas l’une avec l’autre. Le modèle panenthéiste, à mes yeux bien préférable et bien supérieur au théisme classique et au panthéisme, présente cependant deux défauts. D’abord, il ne rend pas compte du péché, du mauvais fonctionnement de la relation. La communication par l’intérieur s’est détériorée et est devenue défectueuse, d’où la nécessité d’une révélation extérieure. Ensuite, la plante tire sa nourriture du sol, elle est active alors que le sol reste passif. Au 6 Voir A. Gragg, Charles Hartshorne, p. 91 ; J. Robinson, Exploration de Dieu, p. 111.


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contraire, Dieu donne activement la vie à tous les êtres. On ne lui arrache pas la nourriture, il la fournit. Le schéma appelle donc ce complément et cette correction. DYNAMIQUE DE L’ÊTRE

UN FONDEMENT DYNAMIQUE

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unit le sens et la puissance.

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7 Le spirituel est ce qui a rapport au sens ; nous avons dit au chapitre 12 que l’Esprit

 

Le chapitre douze, « Puissance et sens », a souligné que Dieu ne reste pas immobile, ni désœuvré (on sait avec quelle vigueur Calvin rejette l’idée d’un Dieu oisif). Il agit, anime et pousse en avant. Il poursuit un projet que la Bible appelle « le Royaume de Dieu ». Il affronte des difficultés et sur monte des obstacles. Parler du « fondement de l’être » a l’inconvénient de suggérer une réalité statique. Il faut donc ajouter et préciser que ce fondement est dynamique. Être ne désigne pas un état, mais un combat. Un combat contre quoi ? Quelles difficultés Dieu rencontre-t-il et quels obstacles doit-il vaincre ? Si on voit en Dieu le fondement et la puissance de l’être, on appellera ce qui s’oppose à lui, comme le fait P.Tillich, le « non-être ». Par non-être, il ne faut pas entendre un néant intégral qui n’a aucune réalité et dont on ne peut rien dire puisqu’il est totalement inexistant. Ce terme désigne plutôt ce qui menace et attaque l’être, ce qui cherche à l’abîmer, à le dégrader et à le détruire. Le non-être appartient à l’être. Il n’est pas néant ou vide. Il a une réalité et une puissance négatives qui visent à l’annihilation ou, comme le disent les existentialistes, à la « néantisation » de ce qui est. Il ressemble au cancer qui détériore, martyrise et tue l’organisme dont il fait partie. Le non-être prend pour nous de multiples visages : celui de la maladie et de la mort qui attaquent notre être sur le plan biologique ; celui de la faute et de la culpabilité qui le rongent sur le plan moral ; celui de l’absurdité qui le sape et le décompose sur le plan spirituel 7 ; celui de l’aliénation économique et politique qui l’écrase sur le plan social. Quotidiennement et banalement, le non-être se manifeste sous la forme de la paresse, de la lâcheté, de la fatigue, du découragement, bref de ce que chacun doit sans cesse surmonter pour vivre. Quand on dit que Dieu est le fondement dynamique de l’être, et plus précisément celui de notre être, on affirme qu’il nous soutient dans notre


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lutte contre toutes les formes de non-être. Il les empêche de l’emporter et de nous emporter. Ultimement, il nous en délivre et chaque jour il nous donne « le courage d’être 8 ». En termes bibliques, Dieu nous sauve ; ce salut est son travail et son combat de chaque jour 9. Un combat pour quoi ? L’expression « dynamique de l’être » ne signifie pas seulement que Dieu maintient dans l’être ce qui est, et qu’il empêche le non-être de le détruire. Elle veut dire aussi qu’il travaille et lutte pour faire venir à l’être ce qui devrait être et qui pour le moment n’est pas. Dieu fait entrer l’utopique, c’est-à-dire ce qui n’a pas pour l’instant de lieu, dans notre vie. Il veut l’introduire dans notre monde contre les réalismes qui acceptent le statu quo. La Bible appelle Royaume de Dieu cette nouveauté qui vient faire bouger les choses, secouer les inerties et bousculer les habitudes établies. Elle ne va pas sans peine ; elle oblige à des remises en cause, des conversions et des transformations. Sans cesse, Dieu nous mobilise, nous travaille et nous met au travail pour faire advenir autre chose que ce qui est. Il nous interdit la résignation ; il nous appelle à une espérance active. Sa puissance donne de l’avenir à l’être en suscitant l’être de l’avenir 10. COMME UN BOEING AU VOL RAPIDE

Quand j’étais enfant, une des strophes d’un cantique qu’on chantait à l’école biblique commençait ainsi : « Comme l’ange au vol rapide ». Ce « vol rapide » m’intriguait, et j’ai dû passablement agacer mes moniteurs par des questions incongrues : Pourquoi l’ange n’allait-il pas lentement ? Pourquoi, comme mon père à l’époque et comme moi aujourd’hui, se pressait-il tellement ? Ne pouvait-il pas prendre tranquillement son temps ? Allait-il plus ou moins vite qu’un avion ? Ce souvenir enfantin, un peu ridicule, m’a suggéré une dernière image pour terminer ce chapitre. Dieu ne se dit-il pas toujours en fin de compte par des paraboles ? Parler d’un fondement dynamique peut paraître étrange et contradictoire. D’un bon fondement, on attend avant tout qu’il soit stable et statique ; on lui demande d’empêcher que ne bouge la maison qu’il soutient, même en cas de tremblement de terre. Pensons pourtant à un 8 Titre d’un ouvrage de Tillich. 9 Voir mon article « Le salut », Études théologiques et religieuses, 1978/2. 10 Voir les chapitres 10 (« Les temps de Dieu ») et 12 (« La puissance et le sens »).


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avion. Ses réacteurs le tiennent en l’air, l’y maintiennent et l’y soutiennent. En quelque sorte, ils le fondent dans l’atmosphère. S’ils s’arrêtaient, l’avion tomberait et s’anéantirait immédiatement (le non-être triompherait). Les réacteurs portent l’avion non pas en le posant et en l’immobilisant quelque part, mais en le faisant bouger, progresser, en le propulsant vers sa destination. Dieu agit ainsi. Il est le dynamisme créateur qui fait exister et avancer l’univers en son ensemble, comme chacun de nous en particulier.

  • P A R L E R D E D I E U • ch.

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Conclusion

         Je vais commenter successivement les quatre mots principaux du titre donné à ce chapitre de conclusion : d’abord place, ensuite, Dieu, puis siècle, enfin nouveau.

• P A R L E R D E D I E U • Conclusion

        

J’ai indiqué aux chapitres deux et huit qu’au fil des âges, selon leurs tendances théologiques, les chrétiens ont situé différemment le lieu où se rencontre et s’exprime Dieu. Si ce débat classique demeure et se poursuit, l’interrogation sur la place qu’occupe Dieu prend aujourd’hui un tour et un ton nouveaux. Autrefois, la majorité des gens ne doutaient guère de Dieu et de sa présence, en tout cas ouvertement, même s’ils ne s’entendaient pas sur l’emplacement de sa résidence ou sur l’endroit de notre rendez-vous avec lui. La sécularisation croissante de la société, de la culture et des esprits crée une situation différente, faite de doutes, d’inquiétudes, d’incertitudes. Dieu paraît de plus en plus problématique, contestable, évanescent ou absent. Nous nous demandons, parfois avec angoisse : se trouve-t-il encore quelque part et, si oui, que faire pour qu’il n’en soit pas délogé ? On ne peut qu’être impressionné par le recul, l’effritement, voire l’effondrement des réponses traditionnelles. Longtemps, on a estimé que Dieu était à l’origine ou au principe (bereschit, selon le mot hébreu qui ouvre la Genèse ou en arche, terme grec par lequel commence l’évangile de Jean) de toutes choses. On l’a situé dans les commencements qu’on jugeait incompréhensibles et impossibles sans lui. Et voilà que, malgré les combats d’arrière-garde des créationnistes, sont venues et se sont imposées des théories scientifiques qui expliquent les débuts et l’évolution de l’univers sans faire appel à lui. Pour les spiritualités de la sagesse, et aussi pour les piétistes et les existentialistes chrétiens,

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QUELLE PLACE ?




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Dieu se rencontre dans l’intériorité, dans la vie profonde de l’âme ou de l’esprit, dans cette intimité méditative que nous entretenons avec nous-mêmes. Ils se heurtent aux courants qui déconstruisent le conscient et l’inconscient en y voyant non pas des sources originaires, mais les produits de conditionnements multiples. Selon de nombreux religieux, Dieu réside dans les rites, les cérémonies et, plus particulièrement, dans les sacrements. Comment ne pas constater qu’ils ont perdu, même chez les fidèles, la valeur qu’on leur accordait naguère ? Le protestantisme cherche Dieu dans les « Saintes Écritures » ; il maintient aujourd’hui cette position, et des courants fondamentalistes la renforcent même. L’étude critique et historique, pourtant, la fragilise et la rend problématique en mettant en évidence le caractère humain, contingent, culturel des écrits bibliques. De leur côté, les responsables des diverses églises historiques s’inquiètent de voir la religion occuper de moins en moins de place dans la société, dans ses institutions, dans la vie publique. Je mentirais si je niais être préoccupé moi aussi par cette recherche obsédante, parfois anxieuse et pathétique, du lieu de Dieu, de l’endroit où on peut le découvrir, de la place qu’il doit ou devrait tenir. Si je ne la partageais pas, aurais-je écrit ce livre ? Pourtant, je m’interroge sur son bien-fondé et je mets en question le questionnement lui-même. On situe dans le temps et dans l’espace un objet, un événement, un animal, une personne humaine. Peut-on procéder de même pour Dieu, le localiser, le mettre dans une case, comme un timbre-poste dans un album philatélique, comme une voiture sur un parking, comme un directeur général dans l’organigramme d’une entreprise ? Assigner une place à Dieu ne revient-il pas à oublier sa différence, à nier sa divinité, à bien le ranger dans un tiroir, de sorte qu’il ne dérange plus rien ni personne ? La volonté de le mettre quelque part ne traduit-elle pas le désir de le figer en substance ou en chose et de le posséder, voire de le dominer ? Ne conduitelle pas à l’arrogance de ces religieux tellement sûrs de détenir la vérité ? Même s’il m’atteint et me touche, Dieu se trouve toujours ailleurs que là où je le place et le perçois. Il n’occupe pas un lieu, il bouge constamment, il remue et nous secoue. La Bible ne dit pas tellement de Dieu qu’il est, comme est un objet stable, fixe et inerte ; elle souligne surtout qu’il sera ou qu’il vient. Dieu évoque pour la foi un mouvement, un dynamisme, un appel. La


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religion authentique ne ressemble pas à une institution avec un bureau, un titre et une fonction pour chacun. Notre question se modifie. Elle ne porte plus sur l’emplacement qu’occupe ou devrait occuper Dieu. Elle se demande quel déplacement il opère. On ne sort pas facilement de la mentalité de l’installation pour apprendre à penser Dieu et à en parler en termes de trajectoire et de circulation. Le cheminement de ce livre tente de passer de l’être immuable à la poussée des transformations créatrices. DIEU

  • P A R L E R D E D I E U • Conclusion

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Il y a beaucoup à dire sur la manière dont croyants et incroyants de culture occidentale (et probablement aussi ceux appartenant à d’autres civilisations) pensent et expriment Dieu. Nos idées ont des sources multiples et, sans en avoir conscience, contre leur intention, les religions dites bibliques le sont parfois très peu. Elles reflètent certes la révélation dont elles se réclament, mais aussi la déforment et la trahissent peu ou prou. Dans ce livre, je ne refuse pas catégoriquement les discours dominants dans les églises ni ne rejette les concepts traditionnels de la chrétienté. Je ne les accepte pas non plus tels quels. Je les critique, je m’en sépare ou les contredit, sur des points parfois importants. Si les doctrines classiques ont une part de vérité, elles comportent aussi de nombreuses insuffisances et quelques graves erreurs. Le plus souvent, elles soulignent un seul des aspects d’un ensemble complexe et elles déséquilibrent, jusqu’à les fausser, notre perception et notre compréhension de Dieu. On court toujours le danger, quand la balance penche trop d’un côté, de réagir en tombant dans l’unilatéralisme inverse. Depuis un siècle, beaucoup de théologiens et de prédicateurs ne cessent de répéter : « Dieu n’est pas celui que vous pensez, il est autre ». Ils ont raison, à ceci près qu’il est également différent de ce qu’ils disent eux-mêmes et que les discours classiques contenaient de la vérité. On ne gagne rien à remplacer un dogmatisme par un autre. On ne peut jamais entièrement séparer la forme et le fond. Quand nous nous demandons : « Comment parler de Dieu ? » en fait la question, au-delà du langage, porte sur son être lui-même. Quelle compréhension de Dieu essayons-nous d’élaborer à


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partir de l’expérience croyante ? Quelle conception de Dieu cherchons-nous à transmettre ? J’ai tenté dans ces pages un effort de rectification et de clarification en insistant sur le mouvement et l’ouverture. J’ai cherché à penser et à formuler Dieu autrement qu’en termes statiques. Tous les propos sur Dieu, les miens ni plus ni moins que les autres, souffrent de défauts, de manques et risquent de le masquer ou de travestir sa vérité au lieu d’en témoigner. Ils ont tous des faiblesses, des égarements, des aveuglements. Certains discours valent cependant mieux que d’autres et l’entreprise théologique, même si elle n’atteint jamais son but, mérite qu’on la mène avec rigueur et audace. Elle demande de l’humilité. Les propositions auxquelles on aboutit ne sont que des hypothèses qu’on doit réformer ou reformuler. Si elles se prétendent définitives, au lieu de constituer des étapes dans un trajet elles se pervertissent. La Bible remplit ici une fonction critique déterminante. Elle ne nous impose pas une doctrine de Dieu, elle questionne, limite et transforme celles que nous proposons. Ce qui n’est pas donné ou atteint, mais entrevu, esquissé, visé par les réponses, y compris religieuses, celles des catéchismes, des prédications et des systèmes théologiques, témoigne, me semble-t-il, de Dieu. Sa présence vivante et active se manifeste par ce qui dans l’explication demeure obscur et reste encore à déchiffrer, par ce qui détourne de fermer un système et oblige à le laisser ouvert et inachevé. Dans la Bible, les révélations divines qui se succèdent guident vers autre chose qu’elles-mêmes. Elles n’arrêtent pas la quête, elles la dirigent vers un avenir. Elles promettent autant qu’elles donnent. Ce qu’Abraham entend et reçoit annonce l’émergence de l’humanité à travers les tribulations de nomades et les aventures de tribus. La loi donnée à Moïse au Sinaï génère l’attente d’un messie. Même Jésus le Christ, révélation suprême et normative de Dieu pour un chrétien, ne favorise pas une foi qui se contenterait de gérer ce qu’il a apporté et de digérer ses paroles. Il oriente les siens vers ce lieu ou ce temps à venir qu’il appelle le Royaume de Dieu. Les révélations divines ne se clôturent pas sur elles-mêmes, elles ne ferment pas une boucle, elles ouvrent des routes à parcourir. Dieu est toujours en même temps avec et devant nous, tout proche et très loin. Il ne comble ni ne rassasie, comme s’il n’y avait plus rien à entreprendre, à rechercher et à recevoir. Il ne cesse d’in-


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quiéter, d’appeler, d’interpeller. Il empêche de se satisfaire des systèmes, des institutions, des doctrines, des rites, des savoirs théologiques, philosophiques ou politiques. Quand on se croit arrivé, il secoue et fait comprendre qu’on a à peine commencé le voyage. Il ne met pas au repos, il remue et envoie. Il se situe dans la recherche des croyants et des humains, non dans leurs possessions et leurs acquis. LE SIÈCLE

• P A R L E R D E D I E U • Conclusion

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1 Mt 22, 21.

 

Dans la langue religieuse classique, « siècle » désigne le monde et plus précisément la société humaine.Vivre dans le siècle, comme on le dit des laïcs ou du clergé séculier, signifie vivre au milieu de ses semblables, dans les mêmes conditions qu’eux. Quand Jésus dit : « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu 1 », César ne représente pas seulement l’État, mais aussi la société, la culture, bref le siècle au sens que j’ai indiqué. Entre les conceptions qui prédominent dans le judaïsme antique et celle que Jésus exprime dans la phrase que je viens de citer, se produit une différence considérable, voire une coupure. En simplifiant à l’extrême, pour le Premier Testament, Dieu fait alliance avec un peuple. Il agit par l’élection collective d’un groupe social. À ce peuple, à ce groupe, à cette société, il donne, sur le Mont Sinaï, une législation. Il en désigne les dirigeants successifs, ou ratifie et sanctionne leur désignation. Il atteint les êtres humains par le moyen de César, ou plutôt de David, c’est-à-dire de la nation ou de l’organisation sociale. Au contraire, dans le Second Testament, Dieu choisit des personnes et fait alliance avec elles. Le groupe n’a plus de fonction privilégiée ni de rôle spécifique dans la relation avec Dieu. L’élection concerne des « particuliers ». Jésus ne propose pas une réforme de l’organisation sociale, il ne formule pas une législation, il ne se préoccupe pas de la place institutionnelle que Dieu ou que la religion doit occuper dans la société. Il s’adresse à des hommes et à des femmes, en tant que personnes singulières. Il leur demande de se convertir, de décider comment ils vont vivre et agir. D’où l’insistance du Second Testament sur la foi personnelle plus que sur les rites, les communautés ou les structures de l’existence collective. À cet


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égard, l’expression « peuple de Dieu » appliquée à l’église me laisse réticent. On la rencontre rarement dans le Second Testament, beaucoup plus fréquemment dans les documents ecclésiastiques. Elle convient bien pour le Premier Testament ou, en tout cas, pour ses courants majoritaires qui donnent la prééminence ou la primauté au peuple. Faire partie d’Israël détermine le lien avec Dieu. Au contraire, le Second Testament met l’accent sur la personne qui opte pour Dieu et qui, ensuite, forme avec d’autres ce qu’il nomme une « assemblée » ou une « réunion ». Le mot grec ekklesia, qui a donné église, évoque plus une association de volontaires, pour reprendre une notion chère à James Luther Adams 2, qu’une nation. Pour le christianisme, il existe une communauté d’élus (par élus il faut entendre ceux qui ont été appelés par Dieu et ont répondu positivement à cet appel) et non une communauté élue. Dieu n’intervient plus par l’intermédiaire d’un peuple. Désormais, il agit au niveau des individus, même s’il les appelle à se soucier les uns des autres, à tisser des liens et à vivre fraternellement ensemble. Ce n’est donc pas avec César, autrement dit, avec le siècle, l’État, le peuple ou la société que Dieu a nor malement affaire et où il a à trouver une place. Il s’occupe des personnes, entretient des relations avec elles. Les chrétiens n’ont pas à militer pour une société chrétienne. Il leur est demandé d’agir en tant que chrétiens dans une société ou un siècle religieusement neutre. Ce qui s’accorde assez bien avec le principe de laïcité, selon lequel l’État autorise les religions, leur permet de vivre et de s’exprimer sans être lui-même religieux. Le croyant ne se désintéresse pas de la société, elle le concerne. Néanmoins, il ne cherche pas à christianiser le monde ou le siècle, parce que seuls des êtres humains peuvent être chrétiens. Au cours de l’histoire, les églises ont souvent tenté ou rêvé de construire une société chrétienne. En dehors des conséquences désastreuses que cette tendance a entraînées (persécution des déviants, alliance de la religion avec le conformisme), elle me semble contredire le message dont elle se réclame. On aurait tort de demander à la société et à ses institutions de donner et de garantir une place à Dieu dans ses structures. Il appartient à chaque croyant d’incarner, de représenter et de répandre les 2 Voir J. L. Adams, The Prophethood of All Believers, partie 4.


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valeurs spirituelles qui sont les siennes, dans le respect de la liberté des autres et de la neutralité religieuse de l’État. Dieu a une place dans le siècle ou, plus exactement, il y provoque des déplacements en étant présent et en agissant dans des vies personnelles et non au moyen d’institutions. LE NOUVEAU

• P A R L E R D E D I E U • Conclusion

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3 Voir le chapitre 9 de mon livre Dans la Cité. 4 Cf. C. Taylor, Les sources du moi ; L. Ferry, Homo Æstheticus et Le sens du beau.

 

Si « siècle », dans la langue classique, équivaut à monde, aujourd’hui nous nous servons surtout de ce mot pour une durée de cent ans. Un nouveau siècle, le vingt et unième, a commencé en . Même si les dates sont artificielles, elles n’en revêtent pas moins une valeur symbolique. Quel visage va prendre le siècle qui commence? Nous n’en savons évidemment rien. L’histoire nous enseigne que les prévisions ne se réalisent que rarement. L’inattendu l’emporte en général sur les pronostics les plus élaborés. Depuis une vingtaine d’années, pour qualifier notre époque, on utilise souvent le mot « postmoderne 3 ». Dans les découpages qu’opèrent les historiens, après l’Antiquité et le Moyen Âge, viennent les temps modernes. Ils commencent au seizième siècle, avec la Renaissance, la Réforme et les grandes découvertes. Ils culminent à la fin du dix-huitième et au dix-neuvième siècles avec la Révolution française, l’Indépendance des ÉtatsUnis, et l’industrialisation. Cette époque, avec les valeurs qui lui sont liées, serait en train de s’achever, et nous assisterions actuellement à l’émergence d’une période nouvelle dont on ne sait pas encore ce qu’elle sera. On ne peut la qualifier autrement qu’en disant qu’elle suit la modernité. On propose des analyses très différentes, parfois contradictoires, des tendances et orientations qui constituent la postmodernité. En dépit de leurs divergences, elles ont un point commun intéressant. Alors que la modernité met l’accent sur la raison technique et calculante, et en fait la caractéristique essentielle de l’homme, la postmodernité nous dit-on privilégierait l’art où, pour elle, se révèle ou se manifeste ce que l’humanité a de plus profond et de plus spécifique 4. L’art, sophistiqué ou populaire, délicat et recherché ou spontané et frustre, classique ou innovateur prend aujourd’hui de plus en plus d’importance. Les musées deviennent


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des sanctuaires qui refusent du monde, les concerts représentent les célébrations les plus intensément suivies et vécues. Les salles de cinéma multiplex remplissent des fonctions analogues à celles des cathédrales au Moyen Âge. Les grandes migrations pour des expositions et des festivals sauvages ou organisés (peut-être également pour des matchs sportifs) ont pris le relais des pèlerinages d’autrefois. Il semble que ce soit dans l’art que nos contemporains font une expérience qui s’approche le plus de celle du sacré telle qu’on la vivait naguère. À travers lui et par son moyen, ils se sentent touchés par quelque chose qui les dépasse, les arrache au quotidien et les fait sortir d’eux-mêmes. Ils éprouvent une sorte d’exaucement, une approche du sens qui suscite en eux exaltation et enthousiasme. S’agit-il d’une nouvelle religion qui vient prendre la place des églises traditionnelles ? Je ne le pense pas. Les êtres humains expérimentent le sacré par de multiples canaux : les uns en contemplant la nature, d’autres en cultivant leur vie intérieure, certains au travers d’entreprises diverses, culturelles, politiques, caritatives, où ils s’engagent activement. Dans chaque cas, le rôle de la religion instituée consiste non pas à susciter ou à régenter l’expérience du sacré qui lui échappe, mais à l’accompagner par une parole théologique. Cette parole aide à comprendre et à discerner ce que nous vivons. Elle entretient aussi une autocritique qui empêche ces expériences de devenir folles et de dégénérer. Elle maintient la distance et la différence entre Dieu et la place ou l’instrument de sa manifestation. Une légende ancienne raconte que les démons sont des anges déchus. Ange signifie « messager ». Le porteur du message risque toujours de devenir diabolique, quand il se donne ou lorsqu’il prend plus d’importance que ce qu’il véhicule. Parce que l’art, comme un ange, nous touche de son aile et nous apporte quelque chose qui nous dépasse, il risque de devenir démon, de nous rabaisser et de nous déshumaniser. Il suscite le meilleur comme le pire. Théologiens, prédicateurs, philosophes, guides spirituels et intellectuels devraient aujourd’hui prêter la plus grande attention à l’art. Il offre peut-être le meilleur langage dont on dispose pour dire ou faire sentir le sacré. En même temps qu’on l’accueille, on doit s’en méfier, se tenir sur ses gardes. Le sacré est à la fois nécessaire et dangereux, merveilleux et terrifiant. S’il faut exprimer Dieu le mieux possible, il n’existe pas de langage qui ne soit pas


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ambigu ou équivoque. Ce qui fait sentir Dieu risque en même temps de le cacher et de le travestir.

  • P A R L E R D E D I E U • Conclusion

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Je crois que Dieu aura sa place ou opérera des déplacements dans le nouveau siècle, comme il l’a fait dans le passé, mais différemment, sous d’autres formes, car, comme le dit Jean Calvin, le propre de Dieu est de « s’accommoder », autrement dit, de s’adapter aux diverses situations et expériences humaines, exactement comme un éducateur s’ajuste à ses élèves pour les faire avancer. Dieu, ai-je dit, est pour le croyant un sens qui a de la puissance ou une puissance qui a du sens, ce qui conduit à penser son être et son action en se servant des catégories de mouvement, de dynamisme et de novation. La question du sens se pose aujourd’hui pour beaucoup de nos contemporains et les touche avec une grande puissance à travers l’art. Schleiermacher comparait le pasteur à un virtuose qui, tel un soliste de concert, fait vibrer son auditoire, alors que le protestantisme classique l’assimilait plutôt à un enseignant. Pour être un grand artiste il ne suffit pas de le vouloir et de travailler suffisamment. Il faut un « don » quelque chose qui nous échappe. Les églises ne suscitent pas les artistes, elles les reçoivent. Il n’en demeure pas moins que, sans négliger la pensée ni l’action, elles pourraient s’ouvrir un peu plus à l’expression esthétique, en veillant soigneusement à ce que ce lieu du sens ou du sacré ne devienne pas infernal.


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     

. Mao-Cosmique Peter L.  L’impératif hérétique. Les possibilités actuelles du discours religieux. Klauspeter  Le christianisme social. Une approche théologique et historique. John B.  . Thomas pris de doute. Dieu et le monde

Dérives pour Guy Debord, sous la direction de Jacob Rogozinski et Michel Vanni.

 Destinée et salut. Essai de théologie poétique sur deux romans de Joseph Conrad.

Michel

Laurent  André

L’athéisme nous interroge. Beauvoir, Camus, Gide, Sartre.



Après la mort de Dieu Édition nouvelle avec une postface de l’auteur. Dans la Cité. Réflexions d’un croyant. Le Dynamisme créateur de Dieu. Essai sur la théologie du Process. Éd. entièrement refondue. Parler de Dieu. Nouvelle édition revue et augmentée. Parler du Christ. Penser la foi. Pour un libéralisme évangélique. Penser le Dieu vivant. Mélanges offerts à André Gounelle.     Europes intempestives Christiaan L.   Voix fantômes. La littérature à portée d’oreille. Christian  Cristallographie(s). (Montesquieu, Certeau, Deleuze, Foucault,Valéry). George A.  La nature des doctrines. Religion et théologie à l’âge du postlibéralisme. Marc  Le Temps de l’Émancipation. Libérer le présent



Raphaël

Le Christ à la croisée des religions. Christologie et pluralisme dans l’œuvre de John Cobb. Tous théologiens. Plaidoyer pour une théologie « populaire ». Arno  Babel heureuse. Pour lire la traduction Bernard  Sur la trace des théologies libérales. Robinson Crusoé. Le Ciel vu de mon Île déserte. Friedrich Schleiermacher Friedrich D. E.  De la Religion. Albert



Les religions mondiales et le christianisme. Une pure volonté de vie. La Religion devant les résultats de la théologie historico-critique et des sciences de la Nature. Martin  La mise en évidence. La norme moderne à l’épreuve de l’Antiquité grecque Mario  Le couteau et le stylet. Animaux, esclaves, barbares et femmes aux origines de la rationalité scientifique. Charles

 L’Homme est une espérance de Dieu. Anthologie  Topographie de l’étranger. Études pour une phénoménologie de l’étranger.

Bernhard

   , rue Henry-Monnier •  Paris courriel : diffusion@vandieren.com • web :www.vandieren.com Cet ouvrage a été imprimé dans l’Union Européenne, par ISI:PRINT, à La-Plaine-Saint-Denis (France) pour le compte de van Dieren Éditeur, à Paris.  -- -- • dépôt légal  ⁄ 


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