André Gounelle, Parler du Christ

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ANDRÉ GOUNELLE

PA R L E R DU CHRIST

VA N DI E REN É D IT EU R, P AR IS 20 10 • CO LLECT I O N « D ÉB AT S »


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© 2010/2019. André Gounelle/Van Dieren Éditeur, Paris Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction ou traduction sans autorisation écrite préalable de l’éditeur de tout ou partie de ce texte par quelque moyen que ce soit est illicite et pourra faire l’objet de poursuites.


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   Avant-propos p.  Chapitre I.

  

. 

Le monopole du Christ p.  Comprendre ce qu’on croit p.  Que faire de la tradition ? p. 

         . 

Chapitre .

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. 

Le mot « christ » p.  Un titre pas un nom propre p.  L’origine du mot « christ » p.  Le sens du mot « christ » p.  L’acte de Dieu p.  L’être nouveau p.  L’essence de la foi chrétienne p.  Chapitre .

 

. 

L’expiation substitutive p.  La rançon versée au diable p.  La satisfaction donnée à Dieu p.  La concentration sur la croix p.  Un vendredi saint spéculatif p.  Ni miséricorde ni justice p. 

• PARLER DU CHRIST

Deux étonnements p. 21 Récit et doctrine p.  Les réticence des évangiles p.  Le cas de Paul p.  Les réserves dans l’histoire de la théologie p.  Les deux écueils à éviter p.  La voie possible p. 



Chapitre .


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Le salut malgré la croix p.  Le dessein de Dieu p.  La croix, échec de Dieu p.  Les textes bibliques p.  Différences avec l’expiation substitutive Signification de la croix p.  La croix contre l’idolâtrie p.  Chapitre .

p. 

   

. 

Dieu de la vie, non de la mort p.  Une vie différente p.  Une humanité nouvelle p.  Le vocabulaire p.  L’événement p.  L’effectivité de la Résurrection p.  Chapitre .

      

La parole p.  Le prophète ou prédicateur p.  Une christologie de type musulman p.  L’événement christique surgissement de la Parole Le changement p.  Le christ fait bouger p.  Une christologie de type bouddhiste p.  « Voici, je fais toutes choses nouvelles » p.  Le modèle p.  « Voici l’homme » p.  Une christologie de type hindouiste p.  La « démondanisation » p.  L’événement p.  Le héros p.  Christologie romanesque p.  Événement plus qu’enseignement p.  L’extériorité p.  Chapitre .

 

Relation et solitude p.  L’autre désiré et redouté p.  Vérité externe ou interne p.  L’étranger et l’intime p. 

. 

p. 

. 


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Sécurité et aventure p.  Pour une existence organisée p.  Pour une existence mouvementée p.  Résider et se déplacer p.  Passion et raison p.  Passionnément p.  Raisonnablement p.  Une passion raisonnable et une raison passionnée L’avoir et le manque p.  Puissance et fragilité p.  Vie et droiture et sens p.  Don et possession p.  Christique ou diabolique p. 

  

. 

Chapitre .

   

. 

Le fondamentalisme persistant p.  Co-texte et contexte p.  Religions et idolâtries p.  Pour moi ou pour tous ? p.  Paroles de Jésus et discours sur Jésus p.  Le christ et Jésus p.  Conclusion

  

Le christ inconnu p.  L’invention et l’inventeur p.  Parler de l’Esprit ? p.  Ouvrages cités . 

. 

• PARLER DU CHRIST

L’historicité p.  L’historicité banale p.  L’historicité scientifique p.  L’historicité narrative p.  L’historicité existentielle p.  Vérité et réalité du christ p.  Une réalité effective p.  L’ignorance historique p.  La vérité de la narration p.  L’histoire dans son actualité p. 

 

Chapitre .

p. 


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Pour Ginette


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approches d’une énigme, p. 530. 3. J’appliquerais volontiers au présent ouvrage l’explication que L. Simon donne

dans sa préface du « mon » : il ne se veut pas orgueilleux, il reconnaît au contraire une limite (mon approche, partielle et partiale, ne vaut pas pour tout le monde) ; il n’indique pas que je posséderais et maîtriserais le thème du Christ, mais que ce thème me dépasse, m’échappe en partie. Je ne prétends pas en donner une vue d’ensemble, mais seulement exprimer un point de vue.

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totalement différentes. 2. Dans D. Marguerat, E. Norelli, J.-M. Poffets, éd., Jésus de Nazareth. Nouvelles

• PARLER DU CHRIST •

1. Je me permets ce jeu de mots, bien que « livre » et « livrer » aient des étymologies

 

En , j’ai publié dans la même collection un essai intitulé Parler de Dieu. Dans l’avant-propos, je regrettais d’avoir dû, faute de place, renoncer à y insérer une réflexion sur le Christ et disais mon intention de combler un jour ou l’autre cette lacune par une nouvelle publication. Cette suite annoncée, la voilà. Bien qu’on puisse lire les deux ouvrages indépendamment l’un de l’autre, ils s’enchaînent, forment un ensemble ou, plus exactement, constituent les deux volets d’une même entreprise. Cet essai, comme celui qui l’a précédé, a bénéficié de nombreuses lectures. Les spécialistes y noteront aussi beaucoup de manques et d’omissions. Je n’ai pas cherché à être complet, mais à exprimer ce qui me semble le plus important. Des influences m’ont fortement marqué : celles de Schweitzer, de Tillich, des penseurs du Process. Ces pages reflètent aussi des discussions avec des collègues, des amis, des proches, ainsi que des débats à la suite de conférences ou dans des sessions diverses (de recyclage pastoral ou de formation théologique). Bien que ma dette soit immense et mes emprunts nombreux, mes propos ont un caractère personnel, marqué par l’emploi fréquent du « je ». Il s’agit bien d’un « livre » en ce sens que j’y « livre » 1 quelque chose de moi, de mes convictions intimes, de ce qui me tient à cœur. Comme l’a justement écrit Michel Bouttier, « en parlant de Jésus, chacun se trouve amené à parler de lui-même, et cela de façon ultime » 2. Je me suis demandé un instant si, en m’inspirant du titre du beau livre de Louis Simon, Mon Jésus 3, je n’allais pas intituler cet essai Mon Christ, pour marquer à la fois une différence (je parle du Christ et non de Jésus, ce qui, le chapitre  l’expliquera, n’est pas équivalent, même si l’un ne va pas sans l’autre) et une proximité : j’expose « ma » manière de comprendre et de vivre le Christ sans prétendre qu’elle soit la seule possible, ni même la meilleure. En fin de compte, je m’en suis tenu à Parler du Christ pour indiquer que mes propos, tout en étant subjectifs et limités, tentent de dire quelque chose du Christ qui soit juste et que d’autres puissent entendre, partager, accepter ou refuser.


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Certains chapitres reprennent des articles publiés dans diverses revues (principalement Évangile et Liberté, Le Protestant, Études théologiques et religieuses, et Foi et Vie). J’ai utilisé aussi quelques éléments de mon ouvrage Le Christ et Jésus qui expose les christologies de P.Tillich, J. Cobb et T.Altizer. Il ne s’agit cependant en aucun cas de répétitions paresseuses. J’ai retravaillé, corrigé, précisé et complété mes textes antérieurs. J’ai adopté un plan assez simple, en trois grandes parties. La première (chapitres  et ) porte sur des préliminaires. Elle indique les questions et préoccupations qui ont guidé ma recherche. Elle expose les démarches que je suis et les orientations que je prends. La deuxième partie forme le cœur ou le noyau de cet essai. En trois chapitres (,  et ), elle esquisse les grandes lignes de l’interprétation du Christ, de sa mort et de sa résurrection que je propose. La troisième partie (chapitres  à ) apporte des compléments et des éclaircissements. Elle donne des explications, des précisions ou des commentaires sur des points particuliers que je n’ai pas voulu développer dans la deuxième partie pour ne pas alourdir ou surcharger l’exposé de la thèse centrale. Pour la quatrième fois, Patrick van Dieren accueille un ouvrage de moi dans ses collections ; je lui suis reconnaissant de sa confiance, et j’apprécie la qualité de son travail d’édition. Je remercie vivement Mireille Hébert qui a accepté de lire et de « toiletter » mon manuscrit. Son amicale rigueur et ses remarques toujours pertinentes ont permis d’en améliorer sensiblement la rédaction. Elle a été et continue d’être une collaboratrice particulièrement efficace et précieuse. Je dédicace ce livre à ma femme.Voilà plus de trente ans qu’elle supporte les contraintes et accepte les désagréments qu’entraîne la rédaction de cours, de conférences, d’articles et de livres : manque de temps, de disponibilité, parfois humeurs maussades quand le travail n’avance pas comme on le voudrait. De plus, elle accompagne activement ma réflexion par l’intérêt qu’elle lui porte, par ses observations, ses questions, ses critiques et ses suggestions. Ce n’est pas en tête d’un seul de mes livres, mais de tous mes écrits que son nom a sa juste place. A.G. Montpellier, janvier 


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Chapitre 

  

   

La première question vient d’un malaise que j’ai ressenti dès mon enfance. J’ai toujours été gêné et embarrassé par l’exclusivisme que les chrétiens revendiquent pour le Christ et qu’ils opposent aux autres religions. J’ai vécu en Afrique du Nord de l’âge de trois ans jusqu’à celui de vingt ans, et j’y suis ensuite retourné à plusieurs reprises. J’ai été élevé et je me suis éveillé à la vie spirituelle et intellectuelle dans un monde où le christianisme représentait une petite enclave et où la présence de l’islam était forte. Nous connaissions mal l’islam, mais nous le côtoyions tous les jours, et il nous inspirait du respect. Dans le milieu où je vivais, on éprouvait parfois de la peur, mais rarement du mépris à son égard. Nous avions conscience de nous trouver devant une spiritualité exigeante et rayonnante qui imprégnait profondément toute une population. À côté de l’islam, il y avait un judaïsme important, lui aussi très vivant. Je me souviens de la petite ville de Mazagan, qu’on appelle aujourd’hui El Jadida, où dans les années - sur une même place se trouvaient la mosquée, la synagogue, l’église catholique et un minuscule temple protestant. Dans cette situation, on ne pouvait pas proclamer tranquillement la supériorité ou l’exclusivité du christianisme. Cela n’allait pas

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LE MONOPOLE DU CHRIST

 

Ce chapitre va dire à partir de quelles expériences et en fonction de quelles préoccupations j’ai écrit ce livre. Sans tomber dans des confessions personnelles, qui ne seraient pas de mise ici, il m’a paru utile de situer ma réflexion en indiquant ce qui l’a fait surgir dans ma vie, en signalant ce qui l’anime et l’oriente. Elle part de trois questions. Les deux premières, je me les suis posées très tôt, bien avant d’entreprendre des études de théologie, alors que j’étais encore lycéen, et elles ne m’ont jamais quitté. La troisième a émergé au fil des années de mon travail de professeur de théologie aux prises avec une tradition doctrinale au grand prestige, quasi incontestée et pourtant, à mes yeux, très insatisfaisante.


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du tout de soi. Mon enfance marocaine m’a rendu problématique l’affirmation que Dieu ne se manifeste qu’en Jésus et qu’il n’y a de révélation que biblique. La présence et l’action de Dieu en dehors et ailleurs ont été pour moi un fait d’expérience quasi évident. J’avais et je continue à éprouver des difficultés (j’y reviendrai au chapitre ) devant certaines affirmations du Nouveau Testament, ou devant la manière dont habituellement on les comprend et on les utilise, comme : « Nul ne vient au Père que par moi » (Jn , ), ou « il n’y a aucun salut en dehors de lui » (Ac , ). Je me souviens de mes réactions très sévères quand – je devais avoir environ dix-sept ans – j’ai ouvert le catéchisme écrit par le pasteur Roland de Pury, L’argile et le maître potier, qui a connu une large diffusion dans l’Église Réformée de France. On y lit dans les premières pages : « Je ne sais rien de Dieu en dehors de Jésus-Christ » ; « qu’ils soient enfantins ou savants, les dieux de toutes les religions sont de faux dieux, des dieux que l’homme fait vivre » ; et encore : « il n’y a pas d’autre livre que la Bible où je puisse entendre la parole de Dieu ». Le contexte dans lequel je vivais rendait ces phrases étranges, presque irréelles. Elles me semblaient démenties par ce que je voyais tous les jours. Si j’avais habité en Europe, je les aurais probablement acceptées sans peine, et j’en aurais perçu le caractère positif. Au Maroc, j’en voyais surtout le côté négatif. À partir de , sans l’avoir vraiment cherché, je me suis trouvé engagé dans des rencontres et des discussions interreligieuses. J’ai fréquenté l’I.A.R.F. (une association internationale qui organise des rencontres entre ceux qui appartiennent aux courants « libéraux » de diverses religions). J’ai même siégé pendant trois ans à son comité mondial. J’y ai rencontré, entre autres, des bouddhistes japonais, très amicaux et attentifs. La différence de culture ne facilitait pas la compréhension mutuelle. Je me suis parfois demandé en sortant de séances de discussions avec eux si nous avions parlé de la même chose. Pourtant, au-delà d’une conceptualité qui me reste en partie opaque, j’ai parfois perçu à travers eux le rayonnement d’une authenticité que je serais bien en peine de définir plus précisément. J’ai fait partie d’un petit groupe qui, pendant quelques années, a réuni chaque mois à Montpellier, pour des échanges théologiques, deux rabbins, un imam, un prêtre catholique, un prêtre orthodoxe, et deux pasteurs. Je suis souvent intervenu dans des rencontres interreli-


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  • P A R L E R D U C H R I S T • ch.

   

gieuses sur des thèmes et dans des lieux divers. J’ai été frappé par la spiritualité intelligente et profonde de certains de mes interlocuteurs, et je me suis parfois senti très proche d’eux. Proche et, néanmoins, différent. Je n’ai jamais éprouvé la moindre envie d’adhérer à l’une de leurs religions ou d’adopter certains aspects de leurs spiritualités. Elles représentent pour moi un monde étranger, que je trouve souvent sympathique, mais où je ne me sens pas chez moi. Je n’ai jamais éprouvé le moindre désir d’aller y habiter. Pour ma part, j’ai entendu et j’entends la parole de Dieu dans l’évangile ; je ne la cherche nulle part ailleurs. Je ne suis ni déçu ni insatisfait par ce que je reçois du Nouveau Testament, même s’il m’arrive de ne pas être d’accord avec certaines de ses affirmations. Bien entendu, les circonstances, ma naissance dans une famille chrétienne, mon éducation jouent ici un rôle important. Je n’ai pas vraiment choisi le christianisme ; il m’a pris et s’est imposé à moi. Il en est ainsi, je n’y puis rien, je ne le regrette nullement. L’évangile me parle, m’apporte et m’interpelle beaucoup plus que le Coran ou que le Lotus du Sutra. J’ai été rencontré par Jésus Christ et cette rencontre déter mine mon existence. Néanmoins, j’éprouve beaucoup de respect pour les autres religions. Je ne peux ni les adopter ni les condamner. Je sais que Jésus est mon chemin, que je n’en ai pas d’autre, mais ai-je le droit de prétendre qu’il est le seul chemin qui soit donné aux hommes ? Les discours de certains chrétiens qui condamnent radicalement les religions et qui opposent leurs dieux au Dieu de Jésus Christ (qu’ils qualifient quelquefois « d’anti-dieu ») m’agacent et m’irritent d’autant plus qu’ils ne reposent pas en général sur une connaissance réelle des religions, et qu’ils font une description de leurs divinités non pas à partir d’une étude empirique, mais d’après des idées a priori. Ils s’en prennent à une construction intellectuelle artificielle et imaginaire, édifiée pour servir de repoussoir, et ils ne rendent pas justice à ces spiritualités autres. D’où la première question qui oriente ma recherche christologique : comment concilier le caractère décisif qu’a Jésus pour moi avec cette conviction d’une présence et d’une action de Dieu ailleurs qu’en lui ? Comment combiner la particularité de Jésus avec l’universalité de Dieu sans sacrifier ni l’une ni l’autre ? On peut, d’ailleurs, donner à cette interrogation une portée cosmique, en envisageant la possibilité d’une révélation de Dieu


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à des êtres vivants sur d’autres planètes que la nôtre. Certes, il s’agit d’une spéculation, puisque nous ignorons s’il y a une vie extraterrestre. Néanmoins, cette hypothèse mérite qu’on la prenne en considération sur le plan théorique, même si elle ne bouleverse pas les données du problème que soulève la rencontre avec les autres religions1. COMPRENDRE CE QU’ON CROIT

La seconde question part, elle aussi, d’une expérience existentielle. Aussi loin que je puisse me souvenir, j’ai toujours eu le sentiment d’une présence dans ma vie qui m’accompagne et me mobilise, qui souvent me dérange et me bouscule, mais qui également me soutient et me réconforte. Rien n’a jamais pu ébranler sérieusement ce sentiment. Il ne va toutefois pas sans problèmes. Depuis longtemps, me travaille fortement une sorte de nécessité intérieure de penser et de comprendre cette présence de Dieu que je vis. Je ne peux ni ne veux me contenter d’un sentiment ; je suis à la recherche d’une intelligibilité. J’aime beaucoup, parce que je me reconnais en elle, cette phrase d’un quaker que J. Robinson cite au début de son livre Exploration de Dieu pour expliquer le titre qu’il a choisi : « Je voudrais remplacer le mot de chercheur par celui d’explorateur ; nous ne cherchons pas l’Atlantique, nous l’explorons. » Je ne suis pas en manque de Dieu ; sa présence s’impose à moi jusqu’au travers de mes doutes. Je suis en quête d’une intelligibilité ou d’une compréhension. Je ne demande pas un système auquel rien n’échapperait. Je sais bien qu’il est impossible de tout comprendre, de tout déchiffrer et de tout connaître. Je ne peux cependant pas me contenter d’une pensée fragmentaire. J’aspire à une réflexion qui soit systématique, c’est-à-dire qui vise (même si elle sait qu’elle ne l’atteindra jamais) une cohérence globale. Ce besoin d’intelligibilité revêt chez moi deux aspects. . Je répugne à voir dans les événements des clefs qui ouvriraient toutes les portes, ou des principes qui rendraient compte de l’ensemble de la foi. Ils ne peuvent pas être les références premières ou dernières de la pensée. Il ne suffit pas d’affirmer : « Dieu a agi par les patriarches et les prophètes, il a envoyé Jésus pour nous 1. E. Troeltsch et P. Tillich se sont servis de cette hypothèse (que D. Dubois examine

dans un petit livre, Dieu et les extraterrestres) comme argument contre l’affirmation d’une exclusivité absolue de la révélation de Dieu en Jésus de Nazareth.


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substitué une christologie des fonctions ou « offices ». Voir P. Gisel et S. Molla, Images de Jésus, p. 35. 4. Voir mon article « La puissance d’être selon Tillich », dans Laval Philosophique et théologique, février 1991, et mon livre Le dynamisme créateur de Dieu. 5. Christ et Vedanta. L’expérience d’Henry Le Saux en Inde, p. 71. 6. Voir sur ce point le chapitre 3 de mon essai Parler de Dieu, avec la distinction entre « concentration christologique » et « christocentrisme ».

tologie entre dogmes, doutes et remises en question, p. 10-11 (sous 3.2.). 3. Sans rejeter une christologie des natures, les Réformateurs lui ont largement

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2. Cf. P. Gisel, « Après les christologies libérales » dans le recueil collectif, La chris-

 

sauver, il m’a rencontré. » Il faut expliquer ces événements et, pour cela, les situer dans un cadre qui les éclaire et leur donne sens. Pour moi, les catégories dominantes ou déterminantes ne relèvent donc pas de l’histoire mais de l’ontologie2 (ce mot savant, voire pédant, désigne une réflexion sur la nature et les structures de l’être). Privilégier l’ontologie ne signifie pas obligatoirement insister plus sur la nature (ou sur l’essence) que sur la fonction (ou l’action) du Christ3, ni adopter une conception statique de la réalité, comme tendent à le faire de nombreuses théologies ou philosophies classiques. On trouve une ontologie dynamique chez Tillich pour qui l’être est non pas repos, mais puissance créatrice en lutte contre les forces du néant, et chez Whitehead pour qui l’être, loin de rester fondamentalement toujours le même, se caractérise par le mouvement et la relation4. L’ontologie ne pose pas nécessairement un être antérieur à l’acte ni une essence indépendante de la relation ; elle s’occupe des structures de la vie et du vivant. À mes yeux, une christologie centrée sur les narrations concernant Jésus occupe une place certes nécessaire, mais néanmoins subordonnée et seconde. Le Saux a écrit que « l’idée du Messie a rapetissé Jésus » 5. Pour ma part, il me semble plutôt que mettre l’accent sur Jésus rapetisse souvent le messie et ne lui donne pas sa vraie dimension. Que dans bien des cas, la foi commence par la découverte de Jésus, naisse de l’impact des récits qui le racontent et vive du lien personnel noué avec lui, je ne le nie pas. Toutefois, ce qui chronologiquement, généalogiquement ou existentiellement est initial n’occupe pas forcément la première place d’un point de vue structurel 6. L’événement Jésus le Christ, même s’il engendre la foi, ne peut se comprendre et n’a de sens qu’en fonction de ce qu’est Dieu, de ce qu’est l’homme et de ce qu’est le monde. Il en exige une connaissance préalable à sa pleine compréhension. Je me sépare de ceux qui estiment, au contraire,


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qu’on ne peut comprendre Dieu et le monde qu’à partir de Jésus Christ. Je m’écarte également des théologies de l’histoire du salut. Elles réduisent la christologie à une glose, bien souvent inutilement bavarde, sur ce que les évangiles racontent de Jésus. Je leur reproche de trop s’en tenir à l’événement et à sa narration. Parler du Christ n’équivaut pas à paraphraser et à commenter les récits évangéliques. . Ma quête de cohérence m’éloigne des théologies de la rupture, de l’irrationnel et du mystère. Non pas que je nie leur valeur et que je ne leur reconnaisse pas une part de vérité. Existentiellement, nous vivons tous des discontinuités, nous faisons des sauts, nous nous heurtons à de l’inconnaissable. Spirituellement, nous passons en général par une « conversion », autrement dit, par un retournement et un changement qui peuvent être progressifs ou soudains, spectaculaires ou discrets, mais qui, en tout état de cause, impliquent une rupture, ce que le Nouveau Testament appelle une « mort à soi-même » et une « nouvelle naissance ». Dans la réalité, on peut et on doit distinguer des « ordres », pour reprendre une expression de Pascal. Il y a des domaines ou des niveaux dissemblables. L’univers n’est pas indifférencié. Je crois cependant à l’unité essentielle ou, en tout cas, à la cohérence ultime de l’être. J’estime que la réflexion doit aller aussi loin que possible dans la découverte de cette cohérence, même si elle ne peut jamais aller jusqu’au bout. Dans le caché, dans le paradoxe et dans la coupure ou la fracture, je vois des étapes d’un itinéraire qui conduit à les dépasser. Si on en fait autre chose que les moments provisoires d’une dialectique, ils risquent de se transformer en oreillers de paresse et de fournir un moyen bien commode pour éliminer des questions gênantes. Je me souviens de cet ami, professeur de mathématiques, qui me disait : « Tu as plus de chance que moi, quand tu ne comprends pas ou ne sais pas, tu peux en appeler au mystère ». Il pointait bien la facilité qui guette l’enseignement et la recherche du théologien. À cet égard, pour le dire de manière sommaire et caricaturale, le projet d’Hegel, même si je n’aime pas du tout son système, me paraît préférable aux positions de Kierkegaard. Je trouve très intéressante la démarche du phénoménologue Michel Henry pour qui les paroles de Jésus ont une validité d’ordre philosophique 7. Les comprendre et les accepter ne 7. Paroles du Christ.


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   

« informe » ou « désert et vide » dans Gn 1, 2. 10.Sur ce point, voir mon livre Le Christ et Jésus, p. 202-205. 11. Voir Le Dynamisme créateur de Dieu, en particulier les chapitres 3 et 6.

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8. P. Tillich, Religion biblique et ontologie, p. 78. 9. Chaos vient du grec ; tohu-bohu transcrit les termes hébreux qu’on traduit par

 

requièrent pas obligatoirement la foi, c’est-à-dire le recours à une logique spécifique. Les ressources de l’intelligence ordinaire suffisent pour être guidé et éclairé par elles. Je donne raison à Paul Tillich 8 quand il conteste le mot de Pascal : « Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, et non Dieu des philosophes et des savants ». J’ai d’ailleurs essayé dans mon premier livre, un commentaire de L’entretien de Pascal avec M. de Sacy, de montrer qu’il n’exprimait pas la pensée dernière de Pascal. Il y a un seul Dieu, et si le Dieu de l’histoire, le Dieu d’Israël et de Jésus, le Dieu sauveur n’est pas aussi le Dieu de l’être et de l’univers, il n’est qu’une idole. D’où l’importance théologique que j’accorde à la doctrine de la création, que beaucoup veulent reléguer au second plan en la faisant dépendre de celle du salut. Il existe, de fait, une parenté étroite entre les deux doctrines. Dans le premier chapitre de la Genèse (expression bien évidemment mythologique d’un message théologique), Dieu crée en sauvant l’univers du chaos ou du tohu-bohu 9, en le faisant passer d’une bouillie informe à un ensemble structuré. Pour le premier et encore plus pour le second Testament (voir Ap ), le salut représente une nouvelle création. Il résulte d’un geste créateur de Dieu et fait surgir de « nouvelles terres et de nouveaux cieux ». À mes yeux, on éclaire, on comprend et on explique le salut à partir et en fonction de la création, et non l’inverse10. Le salut ne nous ar rache pas au monde, il nous en fait retrouver la vérité. Il y a plusieurs manières de faire de la théologie. Chacune a sa légitimité et ses limites. Je n’entends pas condamner ou rejeter d’autres démarches que la mienne, mais seulement la décrire. Elle a pour caractéristique de voir dans la création (comprise comme l’activité transformatrice de Dieu et non comme un geste initial posant un donné fixe) la catégorie centrale et englobante d’une théologie chrétienne 11.


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QUE FAIRE DE LA TRADITION ?

Mon métier de professeur de théologie a suscité une troisième question. Quelle valeur accorder aux doctrines traditionnelles, celles qui imprègnent les liturgies, les catéchismes et que de nombreux travaux (souvent fort ennuyeux en dépit ou à cause de la science de leurs auteurs) examinent, expliquent, commentent et développent ? Pour beaucoup, elles découlent du message évangélique et définissent le christianisme. Elles ont, en fait, leur origine dans quelques formules promulguées par les conciles de Nicée et de Constantinople (quatrième siècle), par le concile de Chalcédoine (cinquième siècle), et aussi dans des textes célèbres et déterminants tels que le symbole dit d’Athanase ou Quicumque (qui date probablement du cinquième siècle) et le Cur Deus homo ? (« Pourquoi un Dieu homme ? ») d’Anselme de Cantorbéry (onzième siècle) que le chapitre  discutera. On résume souvent en quelques phrases simplificatrices l’enseignement de la théologie traditionnelle. Dieu est une substance, une nature ou un être en trois personnes (doctrine dite de la trinité). Le Christ est une personne pleinement divine et totalement humaine, à la fois vrai Dieu et vrai homme (doctrine dite des deux natures). Sur la Croix, le Christ prend sur lui la punition que nous avons méritée et nous en dispense (doctrine dite du sacrifice expiatoire). Trinité, deux natures, expiation substitutive, ces dogmes constituent-ils les trois piliers du christianisme ? Pour ma part, je ne le pense pas. La plupart des doctrines classiques considérées comme orthodoxes me laissent perplexe ; quelquesunes me semblent inacceptables, voire révoltantes. Au lieu d’aider le croyant à penser et à vivre sa foi, elles représentent souvent pour lui, s’il essaie de les comprendre et ne se contente pas de les répéter, un fardeau et un obstacle. Qu’on ne s’y trompe pas toutefois. Je ne prétends nullement, à la différence de cer tains de mes amis libéraux et unitariens, qu’elles sont dépourvues de sens et d’intérêt. Elles résultent d’un effort, en partie réussi, en partie raté, pour exprimer les convictions chrétiennes en se servant du langage de la culture ambiante. Elles répondent à la volonté, nécessaire et louable en son principe, d’une foi qui soit intellectuellement intelligible et cohérente. Conciles et théologiens ont eu raison de se lancer dans une telle entreprise, avec tous les risques qu’elle comporte. Par contre, les


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Caroli, p. 64.

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12. Défense de Guillaume Farel et de ses collègues contre les calomnies de Pierre

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églises ont eu tort de canoniser leurs énoncés, de leur attribuer une autorité dogmatique qui s’imposerait à tous les bons chrétiens. Deux raisons devraient empêcher de les juger intangibles, immuables, valables pour tous les temps et tous les lieux. D’abord, si leur visée est juste, s’ils expriment des idées et des intuitions qui méritent qu’on les étudie et qu’on y réfléchisse, il n’en demeure pas moins que sur bien des points leur formulation apparaît déficiente, fragile, artificielle, voire égarante. On y rencontre, comme l’écrit Calvin à propos du symbole de NicéeConstantinople, des « circuits inutiles de termes » (autrement dit, du bavardage) et de la « battologie » (autrement dit, des répétitions fastidieuses)12. On y écarte, dénonce et condamne bien vite, quelquefois brutalement, des solutions intéressantes. Il y aurait bien des procès à reprendre, et en premier lieu celui d’Arius. Ce que nous appelons « orthodoxie » correspond à ce qui l’a emporté dans les luttes ecclésiastiques et politiques, mais pas forcément au meilleur, au plus pertinent ou au plus fidèle. Ensuite et surtout, nous vivons dans une culture différente et pensons avec une conceptualité autre. Les formulations anciennes, plus ou moins valables dans leur contexte, sont devenues inadaptées. Elles utilisent le vocabulaire et les modes de raisonnement d’une époque révolue. Plutôt que de les répéter telles quelles, alors que plus personne ne les comprend, il importe d’essayer d’exprimer nos expériences et nos convictions religieuses dans le langage de notre temps, en sachant, ce dont on n’avait pas conscience autrefois, que notre langage se périmera et qu’il faudra un jour le remplacer.Toute doctrine est relative et provisoire. Aujourd’hui, en particulier dans le monde œcuménique, on constate une sorte de fétichisme. Pour y être admis et respecté, il faut rendre hommage aux grands conciles, mentionner le Dieu trinitaire et parler du Christ vrai Dieu et vrai homme. Ces expressions fonctionnent comme des formules magiques qui ouvrent la porte sinon du Royaume de Dieu, en tout cas de l’église ou de la communauté œcuménique. Si vous ne les utilisez pas, vous resterez au-dehors ; personne ne vous écoutera ni ne vous prendra au sérieux. Si vous les employez, vous pouvez les triturer tant que vous le voudrez, jusqu’à leur faire dire le contraire de leur sens initial (on en a quelques exemples). Peu importe du


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moment que vous avez prononcé distinctement et correctement le schibboleth 13 (ou le « sésame »). L’étiquette compte plus que ce qu’elle recouvre. Je résiste pour ma part à ce qui me paraît une hypocrisie. Mes propos passeraient probablement mieux si je les présentais (il arrive qu’on me le conseille) comme des réinterprétations des doctrines trinitaire et christologique. Ils le sont en partie, et la prudence pousserait à le souligner. En fait, à tort ou à raison, je trouve plus juste et plus honnête de dire que je n’essaie pas de donner une nouvelle jeunesse aux doctrines classiques. Je ne les accepte pas moyennant améliorations et altérations. J’aspire à des alter natives et je tente d’explorer d’autres voies. Je ne suis d’ailleurs pas le seul à aller dans ce sens, loin de là, et ma recherche n’est ni solitaire ni sans précédents. Il existe dans l’histoire de la pensée chrétienne et dans la théologie contemporaine de nombreux courants, minoritaires, déviants ou marginaux par rapport aux orthodoxies, qui proposent des manières différentes de penser le christianisme. Je m’en inspire largement.

Je ne voudrais pas me montrer, à mon tour, dogmatique et substituer à l’ancienne orthodoxie une nouvelle, tout aussi autoritaire. Il y a plusieurs manières légitimes (et aussi critiquables) de parler du Christ. La théologie ne doit pas viser une unanimité, mais développer un débat où diverses positions puissent se faire entendre, s’expliquer et découvrir leur relativité, voire leur subjectivité. Porter en soi une exigence de vérité ne veut pas dire se croire porteur, ou seul porteur, de vérité. Dans son admirable petit livre De l’art de douter et de croire, d’ignorer et de savoir, Castellion écrit à propos de la trinité : « Si je pouvais [la] défendre, je le ferais. Mais je dois confesser franchement que je ne puis. Si quelqu’un le peut, je l’approuverai de le faire… Si certains possèdent un esprit assez aigu pour saisir ce que moi et ceux qui me ressemblent ne saisissons pas, tant mieux, je n’en suis pas jaloux. » Si les 13.Dans Jg 12, 6, la prononciation de ce mot permet, lors d’une bataille, de distin-

guer les Éphraïmites (qu’on massacrait) des Galaadites (qui étaient dans le camp des vainqueurs).


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démarches et les affirmations de la christologie classique conviennent mieux à certains, qu’ils s’y tiennent, mais qu’ils acceptent qu’on puisse chercher autre chose. « La foi chrétienne, écrit F.Vouga, a la liberté souveraine de penser de manière critique et de procéder à l’examen de ses croyances 14. »

  • P A R L E R D U C H R I S T • ch.

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14.Les premiers pas du christianisme, p. 12.


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Chapitre 

         DEUX ÉTONNEMENTS

  • P A R L E R D U C H R I S T • ch.

         

Il y a quelques années, un journal américain spécialisé dans les questions religieuses a publié un cartoon, une petite suite humoristique en trois dessins. Le premier représente Jésus entouré d’un groupe d’évêques, de pasteurs, de savants théologiens, tous revêtus de robes noires ou chamarrées. Il leur demande, en reprenant la question que, d’après les évangiles, il a un jour posé à ses disciples : « Qui dites-vous que je suis ? » Le dessin suivant montre ces hommes en train de répondre avec une grande assurance, et avec la certitude d’être approuvés, voire félicités : «Tu es la deuxième personne de la Trinité, tu es l’union hypostatique de la divinité et de l’humanité, tu incarnes dans ta personne unique deux natures. » Sur le dernier dessin, Jésus, avec une stupéfaction évidente, déclare : « Quoi ? Qu’est ce que vous dites ? Je ne comprends absolument rien à vos propos. » Il existe une histoire analogue dans le judaïsme. Elle raconte que Moïse, revenu sur terre, entre dans une synagogue et y entend avec ahurissement un savant rabbin qualifier de « tradition de Moïse » un enseignement qui n’a pour lui aucun sens intelligible. On pourrait imaginer une autre histoire qui soulignerait combien le Jésus des évangiles (moins celui de l’apôtre Paul) ne cesse, par ses propos et ses actes, de surprendre et de déconcerter les théologiens les plus érudits et les plus profonds. Leur savoir et leur réflexion n’éliminent jamais ce qu’ont d’inattendu et de déroutant la personne, les paroles et les gestes de Jésus. Il ne se laisse pas couler dans leurs formules ni enfermer dans leurs explications. Il déborde et bouscule toujours les doctrines christologiques. La conclusion de ce livre reviendra sur cette étrangeté persistante de Jésus qui ne coïncide jamais totalement avec nos discours et nos concepts. Il y a là une limite, qu’il me faut


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reconnaître et accepter, à la quête d’intelligibilité que j’ai évoquée dans le chapitre précédent. Toutefois, ce « mystère » ne dispense pas de la recherche et de la réflexion. Au contraire, il incite à les poursuivre inlassablement, en ayant conscience qu’elles ne s’achèveront jamais. Le chrétien s’efforce toujours de mieux comprendre le Christ, parce qu’il n’en a jamais une compréhension totale, ni même suffisante. Il y a toujours du nouveau, et parfois du bouleversant, à découvrir. Ainsi, peut-on parler d’un double étonnement : celui qu’éprouverait probablement Jésus devant les propos théologiques le concernant ; celui des théologiens devant le Jésus des évangiles qui n’entre décidément pas dans leurs cadres et leurs catégories. RÉCIT ET DOCTRINE

Ce double étonnement naît de l’écart, voire du décalage qui existe entre le récit évangélique et la doctrine chrétienne. La doctrine vise à interpréter, à expliquer, à traduire ce qu’annonce l’évangile, mais elle ne se confond pas avec lui. On peut légitimement se demander si parfois elle ne le déforme pas et ne le trahit pas. On oppose parfois la limpidité des narrations à la sophistication des doctrines. Je me méfie de tels propos. Ils oublient la subtilité et la diversité des images que les récits du Nouveau Testament nous donnent de Jésus1, et ils ne tiennent pas compte du simplisme parfois effarant des formules dogmatiques classiques (Renan les qualifiait « de puériles discussions métaphysiques 2 »). Il n’en demeure pas moins qu’on a souvent l’impression qu’une énorme distance sépare le Jésus des évangiles du Christ des théologiens, à tel point qu’on peut parfois douter qu’ils aient autre chose en commun que leur nom. Les évangiles parlent de Jésus clairement, directement, concrètement (même si les textes se révèlent à l’examen plus complexes qu’au premier abord). Ils nous racontent ce qu’il fait, ce qu’il dit, ce qui lui arrive. Il prêche, il enseigne, il guérit. Il rencontre, chez les juifs comme chez les païens, des oppositions et aussi des approbations. Il se heurte aux pharisiens et aux docteurs de la loi. Ses ennemis le dénoncent aux autorités, le font arrêter, condamner et exécuter. À travers ces récits que tout le monde peut entendre sans difficulté, Jésus nous devient proche, nous le sentons vivre. 1. Voir G.J. Riley, Un Jésus. Plusieurs Christs, p. 10-11. 2. Vie de Jésus, p. 417.


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6. 7.

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5.

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force ». Mc et Lc (10, 27) ajoutent « de toute ta pensée ». Mt (22, 37) remplace « force » par « pensée ». Cette affirmation, qui se trouve dans un livre publié en 1911, a été ensuite reprise par Bultmann (Le christianisme primitif dans le cadre des religions antiques, p. 61). Elle contredit (consciemment ou non) la phrase célèbre de Nietzsche dans L’Antéchrist : « Il y a eu un seul chrétien, et il est mort sur la Croix ». Cf. C. Perrot, « Jésus et les judaïsmes de son temps », dans A. Houziaux, éd., Jésus. De Qumran à l’évangile de Thomas, p. 19 à 40. Un Jésus. Plusieurs Christs, p. 14. Cf. J.-P. Gabus, La nouveauté de Jésus-Christ, p. 32-34. J’emprunte cette citation à A.- M. Reijnen qui donne comme référence Zwiesprache in Dialogisches Leben, 1947, p. 138.

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3. Le texte du Deutéronome dit : « de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta

 

Le Jésus des évangiles appartient fondamentalement et entièrement au judaïsme. Il en récite (Mc , -) la confession de foi fondamentale, qu’on appelle le « Shema Israël » : « Écoute Israël, le Seigneur notre Dieu est un.Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force » (voir Dt , -)3. Comme de nombreux rabbins, il résume toute la loi dans deux grands commandements : l’amour de Dieu et l’amour du prochain. « Jésus n’était pas chrétien, mais juif » a écrit un spécialiste du premier Testament, J. Wellhausen4. Significativement R. Bultmann, dans un de ses meilleurs livres, Le christianisme primitif dans le cadre des religions antiques, traite de la prédication de Jésus dans le chapitre consacré au judaïsme du premier siècle, et non pas dans celui sur le christianisme primitif (chapitre qui commence avec l’apôtre Paul). Certes, le monde juif, à l’époque de Jésus comme aujourd’hui, présente une très grande diversité ; il est pluriel et non unifié5. Jésus en conteste les diverses tendances, et contredit certains de leurs thèmes essentiels. Comme le remarque G. Riley, il n’entre pas « dans les catégories conventionnelles du judaïsme de son temps 6 ». Mais la polémique contre lui-même fait partie de la tradition du judaïsme, et de nombreux rabbins se sont situés plus ou moins en marge ou à contre-courant. Pour n’être ni conformiste ni représentatif (qui, d’ailleurs, l’est totalement), Jésus n’en demeure pas moins foncièrement juif. Au cours d’une discussion avec un pasteur, Martin Buber a déclaré : « Nous les juifs, nous connaissons Jésus comme de l’intérieur, dans ses motivations et mouvements intimes, dans sa judéité, précisément… nous le connaissons d’une manière qui vous reste inaccessible 7. » Il y a dans cette affirmation à la fois une part d’illusion (celle qu’un juif contemporain a une


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proximité avec Jésus qui lui en donne une compréhension immédiate 8) et quelque chose de juste (le judaïsme de Jésus est un élément constitutif de sa personnalité et de son message). Par contre, et même si les deux cultures ne sont pas aussi différentes et opposées qu’on l’a parfois prétendu9, le Christ des doctrines théologiques appartient davantage à la conceptualité hellénique qu’au monde juif. Il est plus proche du néoplatonisme que de la synagogue. Quand les grands conciles des quatrième et cinquième siècles essaient de le caractériser, ils utilisent un langage obscur, embrouillé et énigmatique. Ils emploient des termes savants (ou pseudo savants) : hypostasis, c’est-à-dire réalité ou réalisation, prosopon qui veut dire figure ou masque, ousia qui signifie essence ou substance, physis qui correspond à nature ; homoousios qu’on traduit par consubstantiel, c’est-à-dire qui a la même substance (à surtout ne pas confondre avec homoiousios, de substance semblable). Des formules alambiquées font du Christ une entité métaphysique, lointaine et abstraite dont on voit mal le rapport avec ce que nous disent les évangiles de Jésus. Par la suite, des spéculations se développent sur son être, sur sa volonté (a-t-il deux volontés, l’une divine, l’autre humaine ?), sur sa conscience (en tant qu’homme savait-il qu’il était aussi Dieu ? se considérait-il comme le messie ?), sur la manière dont les natures divine et humaine se combinent et fonctionnent en lui (communication des idiomes chez Luther ou séparation des natures selon Zwingli10 ?). Les évangiles dépeignent une personne vivante avec ses gestes et ses paroles. Le dogme élabore une construction abstraite qui combine des images mythologiques et des catégories philosophiques aussi contestables les unes que les autres. De nombreux érudits, aussi bien chrétiens que juifs, ont souligné que la doctrine et l’enseignement des églises s’étaient éloignés de plus en plus du langage de Jésus pour utiliser un autre vocabulaire, une autre syntaxe, d’autres modes d’expression. S’agit-il d’une transposition légitime de l’évangile ou d’une déformation qui le dénature? 8. On rencontre ce thème chez plusieurs auteurs juifs, voir M. Fourcade, « Regards

juifs sur Jésus au vingtième siècle », dans G. Cholvy, éd., Figures de Jésus-Christ dans l’histoire, p. 203. 9. Cf. G. Riley, Un Jésus. Plusieurs Christs, p. 27-28, 33-36. 10. La communication des idiomes signifie qu’en Christ les deux natures se mélangent comme le café et le lait dans le bol du petit-déjeuner. La séparation des natures veut dire que les deux natures, même conjointes et inséparables, restent distinctes comme les deux wagons d’une rame de TGV.


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LES RÉTICENCES DES ÉVANGILES

Quelques passages du Nouveau Testament ne semblent guère approuver ce processus de « dogmatisation » de Jésus. J’en mentionne deux. Le premier se trouve dans l’évangile de Matthieu, au chapitre , versets  à  :

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Jean-Baptiste pose une question très claire. Il fait demander à Jésus s’il est bien le messie. À cette interrogation directe, Jésus donne une réponse plutôt énigmatique. Que signifie-t-elle ? On peut la comprendre ainsi : « Ne t’inquiète pas de savoir qui je suis ; seul compte ce que je fais. Les spéculations sur ma personne n’ont aucune importance ; elles ne doivent pas détourner de l’essentiel qui est l’action que je mène. » Ainsi, par avance, le Jésus des évangiles récuserait le Christ des théologiens. Notons que Jésus définit son activité par des citations du livre d’Ésaïe, ce qui montre qu’il se situe bien dans le cadre du judaïsme et ne prétend pas en sortir. La confession de Pierre à Césarée de Philippe (Mt , - ; Mc , - ; Lc , -) fournit un deuxième exemple de réticence envers la spéculation christologique. On rapporte à Jésus divers propos de la foule à son sujet ; il demande alors à ses disciples : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? ». Pierre répond : « Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant. » Sur la réaction de Jésus à cette déclaration de Pierre, les récits diffèrent. Selon Matthieu, Jésus félicite Pierre pour sa réponse, avant de sévèrement le réprimander parce qu’il refuse d’accepter l’annonce de la crucifixion. D’après Marc, Jésus blâme immédiatement et durement Pierre. Dans Luc, il n’exprime aucune approbation ni ne lui adresse le moindre reproche pour ce qu’il vient de dire. Sur un point, cependant, les trois récits concordent : Jésus interdit qu’on l’appelle « messie » ou « christ ». Il ne veut pas qu’on lui attribue ce titre. Selon Marc, il « recommanda sévèrement de ne dire à

 

Jean-Baptiste, dans sa prison, avait entendu parler des œuvres du Christ. Il envoya ses disciples lui demander : « Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? » Jésus leur répondit : « Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez : les aveugles recouvrent la vue, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres.


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personne ce qui le concernait », consigne étrange qui semble disqualifier le témoignage et la mission. Pourquoi ? On peut penser que s’exprime ainsi une crainte : celle que les disciples se complaisent dans des théories et fassent de la théologie à son propos, plutôt que d’écouter son appel à la conversion et de recevoir son invitation à une manière de vivre différente. Les affirmations sur le Christ ne risquent-elles pas de rendre sourd aux paroles de Jésus ? Comme l’écrit D. Marguerat, Jésus « se dérobe devant la question de son identité… La question décisive n’est pas de savoir qui il est ; la question est de reconnaître dans sa parole une parole de vérité et dans ses gestes le doigt de Dieu 11 ». LE CAS DE PAUL

À la différence des évangiles, Paul développe un discours très théologique ou très dogmatique sur le Christ. S’il éprouve des réticences, elles por tent sur les récits et non sur le dogme. L’apôtre ne cite que rarement des paroles ou des actes de Jésus, il ne mentionne presque aucun épisode de sa vie. Il se vante de ne pas le connaître « selon la chair » ( Co , ). À ses yeux, ce que Jésus a fait et dit en Galilée, en Samarie et en Judée n’apporte pas grand chose à la foi. Il lui suffit de savoir que le Christ est mort et ressuscité. Par contre, les paroles, les actes, l’histoire de l’homme de Nazareth ne l’intéressent guère12. L’Évangile, probablement très ancien, de Thomas ainsi que le recueil hypothétique que les spécialistes nomment source Q, (dont se seraient servi les rédacteurs des évangiles canoniques) opèrent le choix inverse. Le premier ne rapporte que des enseignements de Jésus, le deuxième joint des anecdotes à ces enseignements, mais l’un et l’autre ne disent rien de la croix et de la résur rection13. Peut-être en allait-il de même de la version primitive de l’évangile de Marc14. Dans le christianisme primitif, il existait des courants pour lesquels « la rencontre de Jésus, de sa 11. D. Marguerat, L’homme qui venait de Nazareth, p. 113-114. 12. Cf. F. Vouga, Les premiers pas du christianisme, p. 95. 13. Sur la source Q, voir F. Amsler, L’évangile inconnu. Pour l’évangile de Thomas,

voir Écrits apocryphes chrétiens, t. 1. 14. Selon E. Trocmé (Quatre Évangiles, une seule foi, p. 26, L’Évangile selon saint

Marc), le récit de la passion (Mc 14-16) est un texte liturgique, destiné aux chrétiens en pèlerinage à Jérusalem qui a été ajouté postérieurement à l’écrit de Marc.


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désigne ni la mort de Jésus prise pour elle-même, ni le double événement de sa mort et de sa résurrection, mais la puissance de Dieu qui se communique dans la révélation de la résurrection et de la mort de Jésus ». 18. Foi et compréhension, vol. 1, p. 214.

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15. F. Vouga, Une théologie du Nouveau Testament, p. 221. 16. Enquête sur Paul et Jésus : Pourquoi Paul cite-t-il si peu les paroles du Christ ? 17. Dans certains passages de Paul, écrit F. Vouga (op. cit., p. 311), la croix « ne

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prédication et de sa personne » constitue « l’événement décisif » 15. Plusieurs spécialistes, surtout américains, estiment ces courants plus proches de l’enseignement de Jésus et plus fidèles à son message que ceux qui ne veulent prendre en compte que la croix et la résurrection. Comme l’a très bien montré H. Persoz dans un brillant petit essai16, Paul semble voir en Jésus un être surnaturel, appartenant au monde céleste ou divin (même s’il vient sur terre) plutôt qu’un personnage historique. Le vendredi saint et Pâques tendent, sous sa plume, à devenir des actes ou des faits transcendants et à perdre leur caractère concret17. On a parfois le sentiment qu’à ses yeux, ils relèvent plutôt d’une « métahistoire » (d’une histoire au-dessus de celle des hommes) que d’un enchaînement terrestre d’événements. L’apôtre insiste dans ses épîtres sur le statut métaphysique du Christ (sa relation avec Dieu), sur sa présence mystérieuse et active dans la vie du croyant, et sur la transformation quasi ontologique qu’il opère (il fait du chrétien une « nouvelle créature », un être nouveau). Quand il parle du Christ, Paul ne se réfère quasiment jamais à ses paroles (« la prédication de Jésus, écrit Bultmann, est sans importance pour Paul 18 ») ; il n’a pas recours à des narrations, mais à des exposés doctrinaux. Il reprend, en les transformant, des concepts, des figures, des thèmes qu’on rencontre dans certains courants du judaïsme ainsi que dans les religions à mystères de l’époque. On aurait tort de penser que l’église des premiers siècles innove par rapport au Nouveau Testament en privilégiant des notions plutôt que des récits, et en utilisant une démarche dogmatique ou spéculative pour annoncer Jésus au lieu de le raconter. Paul ouvre largement la voie que suivront les conciles. On s’est beaucoup interrogé sur les rapports entre les évangiles et les écrits de l’apôtre. Parlent-ils du même personnage ? Se complètent-ils, s’équilibrent-ils ou se contredisent-ils ? Il est possible que les évangiles canoniques, rédigés après les épîtres pauliniennes, sans éliminer Golgotha (comme le font la source Q ou l’Évangile de


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Thomas) ni le minimiser, réagissent contre l’insistance unilatérale de Paul sur la croix qui risque de réduire le Christ « à un “chiffre mythologique” sans corps ni visage 19 ». En tout cas, la tension entre les deux approches du Christ existe déjà dans le Nouveau Testament lui-même. LES RÉSERVES DANS L’HISTOIRE DE LA THÉOLOGIE

Au cours de l’histoire de la pensée chrétienne, plusieurs théologiens ont signalé l’écart entre le Jésus des évangiles et le Christ des doctrines, et ont émis des réserves envers les dogmes trinitaires et christologiques. J’en cite quelques exemples. . Dans un livre publié en , au tout début de la Réforme, et intitulé Loci communes, Melanchthon, l’ami et le collaborateur de Luther, exprime dans une formule célèbre une critique à peine voilée de l’importance accordée au dogme : « Connaître JésusChrist, écrit-il, veut dire expérimenter ses bienfaits, et non pas savoir ce qu’on enseigne sur ses natures et le mode de l’incarnation. » . En , au début de sa dispute avec Caroli, Calvin refuse de signer les symboles de Nicée et d’Athanase, comme le lui demandait son adversaire. Non pas qu’il en désapprouve la doctrine, mais pour deux raisons. D’une part, il ne veut pas « voir introduire dans l’Église cet exemple de tyrannie : que soit tenu pour hérétique quiconque n’aura pas répété les for mules établies par un autre 20 ». Calvin, en effet, estime que les croyants sont liés par la Bible, non par les définitions ecclésiastiques. Ce qui ne l’empêche pas, avec une curieuse inconséquence, d’imposer aux genevois, presque la même année, de signer la confession qu’il a rédigée avec G. Farel. D’autre part, le chapitre précédent l’a déjà indiqué, Calvin trouve les symboles de Nicée et d’Athanase confus et verbeux. Il estime qu’il y a moyen d’exprimer plus simplement et directement la foi. Les formules traditionnelles ne lui paraissent pas obligatoires. On peut faire mieux. . Dans la seconde moitié du seizième siècle, l’antitrinitaire Ferencz David, le fondateur des églises unitariennes de Transylvanie, exprime avec force ce refus des spéculations doc19. M. Bouttier, Visages de l’Évangile, p. 85. 20. Défense de Guillaume Farel et de ses collègues contre les calomnies de Pierre

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trinales. À ses adversaires qui le pressent de signer le symbole de Nicée et la confession d’Athanase, il répond : Vous me parlez toujours de substance, d’hypostase, de nature. Indiquez-moi où se trouvent ces mots dans le Nouveau Testament, et alors j’accepterai de m’en servir. S’il faut croire tout cela pour être sauvé, aucun chrétien sans instruction ne le sera. Au contraire le sens des Écritures est tellement clair que même un illettré peut les comprendre. Nous avons à suivre non pas ce qu’affirme Athanase, mais ce qu’affirme notre Seigneur Jésus-Christ.

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résume sa grande histoire des dogmes), et L’essence du christianisme, p. 240259. 22. Texte dans P. Gisel, éd, Karl Barth, p. 109.

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21. Voir Précis de l’histoire des dogmes, p. X-XI, 2, 134 (dans ce précis Harnack

 

. À la fin du dix-neuvième siècle, le grand historien allemand Adolf von Harnack, dans une étude savante et minutieuse comme seuls les érudits de cette époque savaient en faire, défend la thèse que les conciles des quatrième et cinquième siècles ont opéré ce qu’il appelle une « hellénisation » de l’évangile 21. Ils ont transcrit dans les catégories de la philosophie grecque un message exprimé par le Nouveau Testament à la manière sémitique, dans un langage à la fois simple et profond, pratique et concret. Ce faisant, ils ne changent pas seulement l’expression, ils altèrent la nature même de la foi : elle devient une doctrine métaphysique à accepter au lieu d’être vie en communion avec Dieu. En voulant traduire l’évangile, ils l’ont transformé en une gnose. Non seulement leurs formulations ont perdu pour nous tout sens, parce que la culture a changé, mais de plus elles détournent de ce qui est l’essence ou le cœur du message de Jésus : la confiance filiale en Dieu, le renouvellement de la vie. Dans sa controverse de  avec Barth, Harnack reproche aux faiseurs et partisans de dogmes d’oublier l’histoire, de la remplacer par des notions et des concepts qui aboutissent à « troquer le Christ réel pour un Christ rêvé 22 ». . Dans la première moitié du vingtième siècle, Albert Schweitzer, marqué par le rejet kantien de la métaphysique, récuse les spéculations sur l’essence de Dieu et du Christ. N’y a-t-il pas une prétention insensée et un irrespect blasphématoire à vouloir les définir, les analyser, les mettre en formules, comme les chimistes le font pour les substances qu’ils manipulent ? Et à quoi cela sertil ? Une seule chose compte vraiment : que nous éprouvions dans


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notre existence la réalité de Dieu comme « un torrent qui nous emporte », comme une force qui agit en nous et nous fait agir. Que l’on confesse ou non la divinité du Christ, peu importe. L’essentiel est qu’il anime et inspire notre vie, qu’il nous mette en marche et nous pousse en avant. La protestation libérale de Schweitzer converge ici avec celle du piétisme pour qui la vie a plus d’importance que les doctrines. Au lieu d’entrer dans des discussions interminables et oiseuses sur Jésus Christ, sur son être et sa nature, laissons-le agir en nous, nous transformer et participons à son action dans le monde. La foi évangélique ne consiste pas à adhérer à des dogmes, mais à vivre dans et de l’esprit du Christ. Elle se définit par l’attachement et l’obéissance pratiques à Jésus, plutôt que par des considérations théoriques sur sa nature 23. LES DEUX ÉCUEILS À ÉVITER

Que conclure de ces critiques ? Faut-il abandonner la doctrine et ne garder que la narration ? Pour ma part, je ne le pense pas. On ne peut pas et on ne doit pas se contenter de répéter les récits des évangiles, en y ajoutant, à la rigueur, l’histoire de sa rencontre personnelle avec Dieu ou avec le Christ. Dans les milieux piétistes ou revivalistes, on appelle cela « rendre son témoignage », sans se rendre compte qu’on témoigne alors surtout de l’indigence de sa religion. De même, chez les unitariens-universalistes américains, partisans d’un rapprochement, voire d’une union entre les religions, on propose souvent de s’en tenir aux « expériences spirituelles ». On reproche aux doctrines d’entraver partages et échanges, de favoriser divisions et affrontements. On accuse la théologie de remplacer la vie et le sentiment par un système figé de concepts et de théories. Les églises et les religions non chrétiennes se retrouveraient et apporteraient aux humains ce dont ils ont besoin en proscrivant tout enseignement dogmatique et en cultivant silence, méditation, prière, cérémonies symboliques. On ne veut pas de la pensée qui, dit-on, n’a pas à intervenir dans ce qui relève de la foi. On écarte, par conséquent, le Christ des théologiens, on se réclame du Jésus des évangiles, sans essayer de le comprendre et de le penser. J’ai déjà dit dans le chapitre précédent qu’il me semblait 23. Voir mon article « La religion selon Schweitzer », dans Études Schweitzériennes

n° 4, automne 1993.


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24. La mystique de l’apôtre Paul, p. 318.

Entre ces deux écueils, il existe une voie, celle d’une réflexion théologique humble et utile. Humble, parce qu’elle n’impose pas des formules définitives, et qu’elle ne confond pas le Christ des théologiens avec le Jésus des évangiles. Utile, parce qu’elle propose des hypothèses qui aident à penser Jésus, à comprendre qui il a été, à réfléchir sur son être et sur son œuvre. Entre la foi et les doctrines qui l’expriment, elle établit une différence et un

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LA VOIE POSSIBLE

 

impossible de se limiter aux faits et aux événements en se dispensant d’en proposer une interprétation et une explication. Une telle attitude risque de favoriser une crédulité obscurantiste et superstitieuse qui accepte tout sans rien examiner. En dépit des réticences que nous avons relevées, les auteurs du Nouveau Testament amorcent une réflexion sur la personne et l’œuvre de Jésus. Même si certains de ses propos laissent perplexes, on doit reconnaître à Paul, comme le faisait Albert Schweitzer, le mérite d’avoir été sans doute le premier à entreprendre une réflexion intellectuelle d’envergure sur la signification de la personne de Jésus et de l’événement de la Croix24. À mes yeux, l’apôtre est plus exemplaire (ou, si on préfère, plus canonique) par sa volonté de penser théologiquement son expérience spirituelle que par la théologie qu’il a élaborée ; comme tout système, elle comporte des faiblesses et elle est discutable. Il ne s’ensuit nullement que les critiques de la doctrine que j’ai rappor tées seraient fausses. Elles frappent souvent juste, et il importe de reconnaître leur part de vérité. Tout autant que de le disqualifier, il serait grave de tout centrer sur le Christ des théologiens. Être disciple de Jésus équivaudrait alors à accepter les doctrines le concernant. Quelqu’un pourrait l’aimer profondément, essayer de le servir de toutes ses forces, s’inspirer de ses actes et se nourrir de ses paroles, il n’en serait pas moins infidèle s’il refusait de croire que Jésus est le Dieu incarné, la deuxième personne de la Trinité, et qu’il a deux natures, humaine et divine. Contre cette déviation, rappelons que Jésus a admiré la foi d’un centenier romain, d’un chef de synagogue, d’une femme juive qui ignoraient tout des formulations et des conceptions christologiques. Les disciples et Jésus lui-même n’en avaient d’ailleurs pas la moindre idée, et les auraient probablement jugées extravagantes.


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lien. La foi s’attache au témoignage des évangiles, et s’efforce d’entendre à travers eux une parole, d’en vivre et de lui obéir. La doctrine résulte d’un travail de la pensée pour exprimer ce qu’on croit, et expliquer ce qu’on vit dans la foi. Je compare volontiers les doctrines ou les formulations théologiques à des cartes de géographie. On ne connaît pas vraiment une région quand on en a seulement étudié la carte. Il faut encore la parcourir en long et en large. On ne doit pas confondre un pays avec la carte qui le représente. On sait qu’aucune carte n’est totalement exacte. Elles sont toutes en partie fausses, puisqu’elles projettent le globe terrestre sur une surface plane, ce qui entraîne inévitablement une distorsion. Il n’en demeure pas moins que la carte donne des indications utiles. Elle aide à s’orienter, elle facilite la visite quand elle est bien faite ; si elle est mauvaise, au contraire, elle égare. Il en va de même pour la doctrine ; elle tente de représenter une réalité ou une vérité qui la dépasse. Elle en donne une image qui, bien qu’approximative et défectueuse, peut nous guider et nous éviter de nous perdre. Elle n’est pas la foi, mais un instrument au service de la foi. La christologie s’élabore dans un va-et-vient constant entre le récit et la pensée, entre la narration et la réflexion, entre le concret et l’abstrait. Ne sacrifier aucun des deux pôles à l’autre représente pour elle un défi difficile. Le théologien américain contemporain John Cobb 25 écrit que la religion s’exprime par des images. La philosophie a tendance à chercher dans l’image le concept et l’universel, tandis que la littérature n’en retient que l’accidentel et le singulier. La théologie tente d’associer les deux, et de combiner des notions générales avec des figures historiques. L’effort d’intelligence, de conceptualisation théologique et de formulation doctrinale me paraît nécessaire. L’éliminer mutilerait la foi, la rendrait fragile et inhumaine. En effet, la pensée, tout autant que le sentiment, la ferveur ou l’expérience, fait partie de l’humain et le caractérise. De plus, une religion non critiquée, que ne contrôle pas la réflexion, n’a aucun garde-fou contre les dérives les plus dangereuses et les délires les plus extravagants. Toutefois, l’effort nécessaire de réflexion aboutit non pas à des énoncés absolus et intangibles (ce que, dans le langage religieux, 25. Christ in a Pluralistic Age, p. 64-65.


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on appelle des dogmes) qui s’imposeraient sans discussion possible, mais à une carte que l’on peut toujours réviser, corriger, améliorer, modifier. Si la « carte » dessinée par le christianisme traditionnel ne convient pas, si elle complique la foi au lieu de l’aider, si elle empêche dialogue et rencontre avec les autres religions, il faut s’interroger sur sa pertinence et en chercher une autre, mieux adaptée.

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teur de Dieu, p. 29-30

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26. Sur le statut des affirmations théologiques, voir mon livre Le dynamisme créa-

 

Le Christ des théologiens ne se confond pas avec le Jésus des évangiles. Néanmoins, il représente un essai pour le rendre intelligible. Il a ainsi une valeur limitée, mais réelle. On ne peut pas identifier la confiance vécue en Jésus avec l’acceptation de doctrines concernant le Christ. Cependant, les doctrines fournissent des outils qui ne définissent ni n’enferment la foi, mais qui lui permettent de s’énoncer et de se penser. Elles sont utiles quand on reconnaît leur relativité. Elles deviennent nuisibles quand on en fait des absolus. Les pages qui suivent n’entendent pas apporter des solutions définitives aux questions et aux problèmes soulevés dans le premier chapitre. Elles tentent simplement d’esquisser une hypothèse, de griffonner un croquis. Elles ne proposent pas une construction achevée et n’avancent pas un ensemble de propositions à accepter (ou à refuser) en bloc. Elles formulent des suggestions à explorer, à discuter et à corriger. La théologie se fourvoie chaque fois qu’elle prétend faire autre chose qu’élaborer des suppositions plus ou moins pertinentes et toujours amendables26.


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Chapitre 

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1. La théologie face aux sciences religieuses, p. 218.

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Dans le discours ecclésiastique, on dit tantôt « Jésus », tantôt « le Christ », tantôt encore « Jésus-Christ », sans faire de différence entre ces trois formulations. On les utilise comme des synonymes, équivalents et interchangeables. Il apparaît donc utile de rappeler et de souligner ce que tous les chrétiens savent plus ou moins, mais qu’ils oublient ou dont ils ne tiennent pas compte dans leurs propos. L’appellation « Jésus-Christ » joint, associe et réunit deux termes de nature différente. D’abord, un nom propre, Jésus, qui désigne une personne concrète. En Palestine, au début de notre ère, vécut un individu particulier. Il s’appelait Jésus (« Monsieur Jésus », écrit P. Gisel 1), comme d’autres se nomment Ésaïe, Jérémie, Pierre, Jean ou Paul.

UN TITRE, PAS UN NOM PROPRE

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LE MOT « CHRIST »

 

Nous en arrivons à la partie centrale de ce livre. À partir des questions, et selon les orientations que les pages précédentes ont indiquées, ce chapitre et les deux suivants énoncent une hypothèse dont ils exposent les grandes lignes sans entrer dans le détail. Ils proposent une interprétation du Christ, de la croix et de la résurrection. La suite de l’ouvrage en commentera, expliquera ou développera divers aspects ; elle apportera des précisions et des compléments. Le présent chapitre se centre sur le mot et la notion de Christ. Il s’interroge, d’abord, sur la nature et l’origine de ce terme. Il tente, ensuite, d’en indiquer le sens ou le contenu. Il reprend, enfin, un problème souvent posé depuis deux siècles, celui de l’essence du christianisme.


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À toute époque, partout, chaque être humain porte ainsi un nom qui permet de l’identifier et de le distinguer. Nous avons ensuite un nom commun, « Christ », qui indique un titre et une fonction, comme le font des termes tels que berger, prophète, pasteur ou professeur. Ces mots se rapportent à la charge que quelqu’un remplit, aux responsabilités qu’il exerce, à l’autorité et à la compétence qu’on lui reconnaît. Lorsque nous disons Jean Calvin ou Albert Schweitzer, nous énonçons le prénom et le nom de famille de deux personnes, et nullement leurs qualifications. Nous désignons des individus, nous ne disons rien de leur œuvre, de leur fonction, de leurs capacités, de leurs réalisations. Par contre, quand nous précisons le réformateur Calvin, ou le docteur Schweitzer, nous mentionnons alors ce que ces hommes ont fait, ce qu’ils ont été, le rôle qu’ils ont joué, la mission qu’ils ont remplie. Il en va pareillement quand on parle du Christ. Il y a plusieurs réformateurs, de nombreux médecins. De même, l’Ancien Testament attribue le titre de christ à diverses personnes : à des rois, à des prophètes, à l’ensemble du peuple d’Israël ou au petit reste fidèle, et même au païen Cyrus. Aussi, plutôt que Jésus-Christ, qui prête à confusion, serait-il préférable de dire le christ Jésus, avec un article devant christ (ce que fait d’ailleurs souvent le Nouveau Testament) et une minuscule pour bien marquer qu’il ne s’agit pas du nom d’une personne, mais d’un titre que l’on confère à cette personne. Cet usage logique et normal étonne toujours. Pour l’avoir suivi dans un de mes livres, j’ai dû m’en expliquer avec le cor recteur d’imprimerie, persuadé que je faisais une énorme faute qu’il fallait absolument rectifier. À partir de cette distinction entre Jésus et christ, deux démarches différentes s’offrent à la recherche théologique. La première, qu’adoptent entre autres le protestant allemand Pannenberg et le catholique français Duquoc, part de ce que les évangiles nous disent de Jésus pour en dégager le sens du mot christ. De ce que Jésus fait et dit, de ce qui lui arrive, on déduit ce qu’il faut entendre par « christ ». Comme l’écrit Barth : « Jésus-Christ définit les notions qu’on utilise pour le désigner et non l’inverse ». Jésus est le déterminant et christ le déterminé. La seconde démarche, dont les protestants américains Tillich et Cobb nous fournissent des exemples, part au contraire de la notion de christ et s’en sert pour comprendre et interpréter la personne et l’action de Jésus.


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Christ est le déterminant, Jésus le déterminé. Ces deux approches ne s’excluent nullement ; on arrive à les associer sans difficultés majeures et, dans bien des cas, elles conduisent à des conclusions voisines. Dans ce livre, sans écarter ni m’interdire la première démarche, j’ai nettement privilégié la deuxième. L’ORIGINE DU MOT « CHRIST »

  

semblance phonique des deux mots s’accompagne d’une possible parenté de signification. 3. Cf. G. Riley, Un Jésus. Plusieurs Christs, p. 70-71.

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2. Il ne dérive pas, semble-t-il, du grec chrestos qui signifie « utile », bien que la res-

 

Quand on veut clarifier le sens d’un mot, on s’appuie souvent sur son étymologie et on a recours à sa provenance. Le français « christ » vient du grec christos 2 qui traduit l’hébreu « messie ». Les termes équivalents de messie et de christ désignent celui qui a été oint ou consacré. On a versé de l’huile sainte sur sa tête, ce qui manifeste que Dieu l’a choisi pour remplir une mission particulière ou pour exercer une charge importante. Dans l’histoire d’Israël, Dieu intervient ainsi par des hommes comme Moïse, Gédéon, David, Élie, pour ne citer que les plus connus. Du temps de Jésus, même si, selon des historiens récents, cette attente était moins intense et répandue qu’on ne l’a longtemps cru, beaucoup de juifs pieux espéraient que Dieu allait envoyer à nouveau un ou plusieurs messies afin de restaurer politiquement et religieusement Israël, qui en avait bien besoin. Cette origine rappelle tout ce que le Nouveau Testament doit au judaïsme. Il en sort directement, il reprend à son compte une grande partie de son vocabulaire, il lui emprunte de nombreuses notions. Pourtant, trois remarques montrent que si pour établir le contenu du mot « christ » on doit s’y référer, on ne peut pourtant pas se limiter au premier Testament ni au judaïsme du Ier siècle. Premièrement, il faut souligner la diversité de la religion et de la culture d’Israël. Elles varient considérablement selon les époques et se modifient selon les influences dominantes (égyptienne, babylonienne, perse et grecque). On se trompe lourdement quand on décrit le judaïsme du temps de Jésus à partir des écrits du premier Testament, même s’il s’y réfère 3. On trouve dans la littérature juive de nombreuses compréhensions du christ, parfois voisines, souvent très différentes, voire contradictoires. Les uns le voient sous les traits d’un nouveau David, donc d’un guerrier conquérant et d’un roi glorieux. D’autres pensent plutôt à un


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second Moïse qui restaurerait la loi divine et confirmerait l’alliance du peuple avec Dieu. Chez le deuxième Ésaïe, il prend la figure du serviteur souffrant, persécuté, maltraité, exécuté parce qu’il subit la punition que méritent les fautes du peuple. Daniel voit en lui un personnage apocalyptique qu’il appelle le Fils de l’Homme. Tantôt on nomme messie un individu particulier, tantôt, semble-t-il, le peuple juif tout entier, tantôt un petit groupe de fidèles, le « reste d’Israël ». Comment choisir entre toutes ces représentations, puisqu’on ne parvient pas à les combiner? Les spécialistes soulignent beaucoup, actuellement, la pluralité de conceptions et de thèmes qu’on trouve dans les Écritures tant juives que chrétiennes, et l’impossibilité de les ramener à l’unité. Le premier Testament ne fournit pas une conception claire et univoque du messie. En deuxième lieu, si le mot christ a une origine hébraïque incontestable, par contre, la notion à laquelle il se rapporte déborde très largement le cadre du judaïsme et n’appartient pas seulement à Israël. Sous des formes changeantes, on la rencontre ailleurs en Asie Mineure ou dans le bassin de la Méditerranée. Le premier Testament l’a probablement héritée de l’Égypte où existait l’espoir qu’un jour naîtrait un fils de roi qui sauverait le peuple, inaugurerait une ère nouvelle et transformerait l’existence des hommes. Des textes grecs et latins, le plus célèbre étant la quatrième des Bucoliques de Virgile, reprennent ce thème. Pour des raisons idéologiques (le besoin apologétique de démontrer la radicale originalité de la foi biblique), on a trop négligé l’influence des religions et des philosophies antiques sur le Nouveau Testament. Sans être aussi massive que celle du judaïsme (mais le judaïsme du temps de Jésus est lui-même imprégné d’hellénisme), elle n’en demeure pas moins considérable. La Bible a un caractère fortement syncrétiste, en ce sens qu’elle emprunte et assimile quantité de thèmes qui viennent de traditions spirituelles originairement étrangères au judaïsme. Que la notion de christ puisse exprimer aussi l’attente des religions que nous qualifions de païennes, et pas seulement celle d’Israël, deux passages du Nouveau Testament le suggèrent : d’abord, au début de l’Évangile de Matthieu, l’histoire symboliques des mages, ces prêtres d’un culte astrologique qui viennent rendre hommage à Jésus au moment de sa naissance ; ensuite, le discours d’Athènes (Ac ) où Paul déclare que Jésus révèle ce Dieu inconnu auquel les


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de ce qu’il est à toutes les nations. Beaucoup de spécialistes du Nouveau Testament estiment que les discours d’Ac 14 et d’Ac 17 sont attribués à Paul, mais ne sont pas de lui.

comprendre le sens du mot « christ ». 6. En Ac 14, Paul déclare exactement que Dieu n’a pas cessé de rendre témoignage

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4. Un Jésus. Plusieurs Christs, p. 10. 5. Le chapitre 6 tentera de montrer comment les autres religions peuvent aider à

 

Athéniens, ces idolâtres polythéistes, ont élevé un autel. Ces passages interdisent de considérer qu’en dehors de la tradition biblique, on ne trouve que ténèbres et erreurs. Pour définir le christ, chercher dans l’Ancien Testament est nécessaire mais ne suffit pas. On doit également enquêter ailleurs. Une troisième remarque s’impose. Quand le christianisme adopte cette notion de christ, il ne la reprend pas telle quelle. Il lui apporte des modifications. Il remanie les conceptions ambiantes, leur confère un sens et un contenu qui diffèrent en partie de ceux du judaïsme et des autres religions. On constate, d’ailleurs, que Jésus ne remplit pas le programme du messie tel que le comprenaient les courants dominants en Israël. Il n’a rien d’un chef militaire ni d’un leader politique. Il prend des libertés à l’égard des lois du premier Testament. Il fréquente des gens douteux que les religieux évitent et condamnent. Il annonce le pardon plutôt que le jugement. Sa venue et son action ne transforment pas l’organisation de la société et ne modifient pas le fonctionnement du monde. Il continue à y avoir des injustices, des souffrances, des guerres. En dépit des prophéties, le loup ne mange pas paisiblement avec l’agneau, les vipères restent redoutables pour les nourrissons ; on ne voit pas surgir une nouvelle terre et de nouveaux cieux. On ne peut appliquer le titre de christ à Jésus que si on le redéfinit, ce qu’ont fait les chrétiens de manières d’ailleurs très diverses (« ils ont annoncé de nombreux Christs », écrit G. Riley 4). La première des deux démarches christologiques que la fin du paragraphe précédent a distinguées permet de compléter et de corriger la deuxième. Pour cerner le sens du mot « christ », il faut se livrer à une triple enquête. D’abord, dans le premier Testament et dans le judaïsme, en ayant conscience des diversités qu’on y rencontre. Ensuite, dans le monde multiforme des religions 5, puisque, comme le dit Paul à Lystre, partout Dieu témoigne de ce qu’il est 6. Enfin, dans le christianisme lui-même qui transforme et renouvelle les termes qu’il utilise.


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LE SENS DU MOT « CHRIST »

Peut-on mener exhaustivement cette triple enquête et tenter une synthèse des données ainsi obtenues ? Je doute que mener à bien une telle entreprise soit possible ; je la sais, en tout cas, hors de ma portée. Le champ d’investigation est immense et résiste aux essais de systématisation. En tenant compte des domaines de recherche que j’ai énumérés, je me contenterai d’esquisser, à titre d’hypothèse, une interprétation théologique de la signification du titre de christ. Deux éléments me semblent le définir : d’abord une intervention de Dieu ; ensuite le surgissement d’un être nouveau. L’ACTE DE DIEU

Par « christ », je pense qu’il faut d’abord entendre un acte de Dieu, un événement par lequel il entre en relation avec les êtres humains et fait surgir du nouveau en eux et dans leur existence. Ainsi, dans le premier Testament, Moïse est un personnage christique parce qu’à travers lui, Dieu transforme la condition d’Israël et établit avec ce peuple une relation nouvelle définie par la loi. David, les grands prophètes et même le Perse Cyrus, quand il fait revenir en Palestine les juifs exilés à Babylone, introduisent également des changements dans la vie du peuple et dans son lien avec Dieu. En ce qui concerne l’histoire du christianisme, pour ma part, je qualifie volontiers la Réforme d’événement christique, car, par elle, Dieu nous – ce « nous » désigne les catholiques tout autant que les protestants – a amenés à comprendre et à vivre l’évangile autrement. Peut-être pourrait-on attribuer le même qualificatif à un François d’Assise, à un Schleiermacher, à un Albert Schweitzer ou à Martin Luther King, et également à l’abolition de l’esclavage et au développement de l’action humanitaire. Enfin, je discerne dans les diverses religions et spiritualités de l’humanité des moments qui me paraissent avoir une valeur christique. Par exemple, quand Gautama Bouddha se met à prêcher la tolérance et la compassion dans une société d’une impitoyable dureté, il apporte une transformation positive des sentiments et des attitudes éthico-religieuses qui la caractérisaient. J’admets qu’il existe du christique en dehors de Jésus 7, même si je 7. Le chapitre 9 examinera et discutera les objections qu’on peut opposer à cette

thèse à partir de certains textes du Nouveau Testament.


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Christ et Jésus, p. 79.

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8. Sur l’extra calvinisticum, voir la dernière section du chapitre 9, et mon livre Le

Les interventions de Dieu ou événements christiques ont pour but de susciter une nouvelle humanité, c’est-à-dire de faire de nous des êtres réellement et pleinement humains. Ils veulent nous arracher à la sauvagerie et à la bestialité qui nous caractérisent trop souvent. Ils tendent à nous purifier de ce qui nous empêche de vivre et de nous conduire comme des enfants de Dieu. Autrement dit, le mot christ désigne à la fois un acte de Dieu et le résultat visé par cet acte, à savoir un être humain digne de ce

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L’ÊTRE NOUVEAU

 

crois profondément que Jésus est par excellence le christ, c’està-dire si je vois en lui l’événement le plus décisif, l’acte le plus important, l’intervention la plus marquante de Dieu dans l’histoire humaine. Selon la thèse réformée de l’extra calvinisticum – que je rejoins – si le Fils de Dieu se manifeste de manière indépassable en Jésus, il le fait également ailleurs 8. Une intervention christique a pour caractéristique essentielle de faire toujours surgir du nouveau et d’ouvrir un avenir. Elle apparaît comme un acte créateur. Trop souvent le christianisme classique, pour expliquer l’œuvre du christ, a mis l’accent sur le pardon des péchés commis, sur l’effacement des dettes contractées, sur le rétablissement d’une situation gravement compromise. Il y a du vrai, certes, dans ce thème et je ne le rejette pas. Néanmoins, je le trouve insuffisant. Il nous montre un christ venu en quelque sorte réparer les dégâts occasionnés par Adam. Il fait revenir à l’Éden et retourner à la case « zéro ». L’attention, le regard des croyants, leur piété se tournent alors vers le passé au lieu de s’orienter vers l’avenir, vers la cité de l’Apocalypse ou vers ce que Jésus appelle le Royaume. Il en résulte une religion plus commémorative et archéologique qu’annonciatrice et eschatologique. À mon sens, le christique ne représente pas une fin, un aboutissement, un point oméga ; j’y vois plutôt un moment alpha, un commencement, un début. Il inaugure un voyage qui conduit à une existence neuve et à un monde nouveau. Quand Dieu intervient, il ne restaure pas, il invente. On appelle « christ » cette puissance de transformation créatrice, ce dynamisme de Dieu agissant dans le monde et dans chacun de nous, cet acte par lequel il fait surgir du nouveau.


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nom qui soit à l’image et à la ressemblance de Dieu 9, qui vive en fonction de lui, qui se préoccupe d’abord du Royaume et de sa justice, qui recherche l’harmonie avec ses semblables et avec l’ensemble de la création, qui connaisse une authenticité intérieure et ne soit plus déchiré, abîmé, perverti par les contradictions de l’existence et par son propre péché. Les événements christiques conduisent à la naissance et aboutissent au développement du christ, autrement dit, de l’être humain conforme à sa vérité, en communion avec son Créateur. Plusieurs textes du premier Testament vont dans ce sens. Ainsi le premier Ésaïe, dans un passage qu’on lit souvent au moment de Noël, annonce un enfant, symbole d’une nouvelle humanité, qui apportera la lumière, la paix, qui détruira la guerre et établira la souveraineté de Dieu. On peut également citer Ézéchiel qui prophétise que Dieu purifiera les hommes de leurs souillures et mettra en eux un cœur et un esprit nouveaux. De même, dans de nombreuses religions et philosophies, aussi bien celles du monde gréco-romain que du Proche et de l’ExtrêmeOrient, s’expriment cette attente et cette espérance d’un être humain qui parvienne à son authenticité. Chacun de nous porte en lui-même une vérité qu’il sent confusément. Il ignore comment l’atteindre. Par manque de forces ou de savoir, il n’arrive pas à la concrétiser dans sa vie. D’où l’insatisfaction devant ce qu’on est, et l’aspiration à une réalité autre. Pour s’en tenir seulement à deux exemples de traditions non chrétiennes, rappelons d’abord que musulman signifie l’homme conforme 10 à la volonté de Dieu, et que l’islam veut montrer aux croyants le chemin de l’obéissance ; ensuite, que le mot « bouddha » s’applique à l’être humain éclairé, arrivé à sa perfection, parvenu à l’excellence, et que le bouddhisme n’entend rien d’autre qu’indiquer une voie qui y conduit. Tout autant, peut-être plus, que le premier Testament ou que les religions du monde, le christianisme a fortement mis l’accent sur ce point. Il a abondamment repris et médité le «Voici l’homme » que Pilate prononce en montrant Jésus à la foule. De nombreux commentateurs expliquent que sans le vouloir ni le savoir, le 9. Le chapitre 7 développera ce thème. 10.Quand on dit que musulman signifie « soumis à Dieu », ce n’est que partiellement

juste. L’idée n’est pas celle d’une subordination ou d’une servitude imposée, mais plutôt celle d’une adhésion volontaire et d’une remise confiante de soi à Dieu.


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présent chez Paul, voir l’analyse très fine et nuancée de M. Bouttier, Visages de l’Évangile, p. 135-140, 215-216. 12.Cf. P. Denis, Le Christ étendard, p. 70. 13.Œuvres, vol. 10, p. 18-19. Ces deux thèmes correspondent aux deux éléments soulignés ici : christ comme acte de Dieu, et christ comme être nouveau. Cf. M. Lienhard, Au cœur de la foi de Luther, Jésus-Christ, p. 249-262.

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11. Sur le thème du Jésus exemplaire, attesté en particulier par Luc, mais également

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procurateur romain exprime une profonde vérité, car Jésus est l’homme authentique, l’exemple 11, la figure de ce que nous devrions tous être. Pour Paul, Jésus représente un nouvel Adam ; adam veut dire « être humain » (ce n’est pas un nom propre mais un nom commun). Dans Ep ,, l’apôtre établit une équivalence entre « l’homme accompli » et « la stature parfaite du christ ». Ailleurs, il déclare que le christ, l’homme nouveau, doit naître, grandir, se former et vivre en nous, et que nous devons être, comme l’apôtre, à son exemple, les imitateurs du christ, c’est-à-dire le prendre pour modèle. Ces expressions prennent tout leur sens quand on voit que christ y désigne l’homme véritable, conforme au dessein et à la volonté de Dieu. Mentionnons également l’importance que le Moyen Âge finissant a accordé à l’imitation de Jésus, le souhait d’Érasme que les chrétiens soient de « nouveaux Christs 12 », l’invitation que Luther adresse au lecteur de son célèbreTraité de la liberté chrétienne à devenir « un petit christ ». L’insistance de Luther sur le christ comme don ou cadeau de Dieu (la justification par grâce) n’élimine pas chez lui le thème de christ en tant que modèle à imiter ou exemple à suivre 13. Le christianisme classique a eu tort de voir en Jésus quelqu’un de différent de nous par son essence ou la composition de son être. Le concile de Chalcédoine (cinquième siècle) déclare qu’il unit dans sa personne la nature humaine et la nature divine, ce qui en fait un être doté d’une structure ontologique unique, à nulle autre semblable. On le range dans une catégorie spéciale, celle du deus-homo, dont il serait le seul représentant. Sur ce point, les antitrinitaires ont eu raison de protester et de réagir. Certes, je crois profondément que Jésus a un caractère exceptionnel (sans cela je ne serais pas chrétien), et le concile a eu raison de l’affirmer. Néanmoins, à mon sens, Jésus est exceptionnel en ce qu’il est exemplaire et qu’il représente pour nous un modèle, et nullement parce que, comme le laisse entendre le concile, il serait extraordinaire et se distinguerait de nous par la constitution


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même de sa personne. Il n’appartient pas à une autre espèce ou à une autre classe d’êtres que nous. Il est ce que nous devrions tous être, ce que nous sommes appelés à être. L’incarnation, par quoi j’entends la présence agissante de Dieu en nous et en notre monde, constitue notre vocation et notre destinée communes, et nullement un hapax, un cas à part, une dérogation à la règle générale. Les chrétiens unitariens aiment à dire qu’en proclamant que Jésus est le fils unique de Dieu, du même coup le Nouveau Testament affirme que nous sommes et devons tous devenir des fils et des filles uniques de Dieu. Pour ma part, je pense qu’il y a eu dans l’histoire de l’humanité des personnages christiques, c’est-à-dire qui ont approché l’idéal d’une authentique humanité. Je crois qu’aucun n’a aussi totalement et parfaitement atteint cet idéal que ce Jésus dont témoignent les évangiles. L’ESSENCE DE LA FOI CHRÉTIENNE

Dans l’histoire de la théologie moderne, l’expression « essence du christianisme » désigne une recherche qui, depuis Schleier macher jusqu’à Ebeling, en passant par Hegel, Feuerbach, von Harnack, Troeltsch, Hamilton et quelques autres, s’interroge sur l’identité chrétienne. À travers les âges, le christianisme a pris des figures diverses et, selon les églises (orthodoxes, catholiques, protestantes, etc.), il revêt des formes différentes. Qu’ont-elles en commun ? Qu’est-ce qui permet de leur donner à toutes le même nom ou le même qualificatif ? Comment définir le cœur du christianisme, le centre du message qu’il proclame et l’âme de la foi qu’il génère ? À cette question, on a souvent répondu en rédigeant des textes qui énumèrent un certain nombre de croyances jugées fondamentales. C’est ce que font les divers symboles et confessions de foi qui, implicitement, identifient le christianisme avec l’acceptation de doctrines, ce qu’on peut regretter. Au début du vingtième siècle, von Harnack situe l’essence du christianisme dans les enseignements de Jésus reconstitués à partir des évangiles synoptiques (Jean et Paul ont moins de poids). Pour les fondamentalistes, la conviction que la Bible est inspirée dans sa lettre délimite les authentiques croyants. Pour les piétistes, ce serait plutôt le sentiment du péché et du pardon. Dans le catholicisme, on privilégie l’appartenance à la véritable communauté ecclé-


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christianisme par l’affirmation et l’expérience d’une présence transcendante. En fait, cette formulation, si on prend la peine de la creuser, rejoint en profondeur celle que je propose ici. Les différences viennent de ce que le contexte et les problématiques qui conduisent à s’interroger sur l’essence du christianisme ne sont pas les mêmes. 16.Le chapitre 8 traitera de la question de l’historicité.

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14.Œuvres, vol. 3, p. 181-241. 15.Ce que je fais dans mon livre Dans la cité. Réflexions d’un croyant, où je définis le

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siale. La pluralité de ces réponses (je les ai simplifiées jusqu’à la caricature) manifeste qu’il n’y a pas accord et que la question reste discutée. Dans un article magistral publié en , Ernst Troeltsch montre l’impossibilité de définir objectivement, indiscutablement et définitivement l’essence du christianisme 14. On peut seulement dire comment on la perçoit à un moment précis de l’histoire, dans une situation donnée et d’un certain point de vue. Si on s’interroge sur la relation entre évangile et culture, on exprime autrement cette essence que dans le cadre d’une recherche christologique, parce qu’on l’examine dans une autre perspective 15. Je propose une formulation partielle, provisoire et révisable, qui se situe dans la ligne de ce que je viens de dire. Elle distingue trois termes voisins mais différents, qui correspondent à des réalités proches, reliées les unes aux autres et, cependant, distinctes. D’abord, le terme de Logos qu’on trouve dans le prologue de l’Évangile de Jean, et qu’on traduit par la Parole ou le Verbe. Si la notion de Logos a ses origines dans le dabar du premier Testament, elle hérite aussi de la philosophie hellénistique, en particulier du stoïcisme. Il ne faut pas trop opposer le « paganisme » à la Bible, les interférences sont constantes. Logos désigne Dieu en tant qu’il s’exprime, se manifeste, se révèle et agit dans notre monde. Ensuite, le terme de christ, dont j’ai souligné qu’il n’est pas un nom propre, mais un titre. Par christ, je l’ai indiqué, j’entends l’être humain juste et vrai, exempt de péché, conforme à la volonté divine, que Dieu suscite par ses interventions et qu’il veut tous nous amener à devenir. Enfin, nous avons Jésus, nom propre porté par un personnage historique concret16 qui vécut au début de notre ère en Palestine, dont les évangiles nous racontent qu’il a prêché, fait des miracles, qu’il a été crucifié et qu’il est ressuscité. À partir de ces définitions, on peut caractériser la foi chrétienne par deux affirmations qui en constituent l’essence.


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Elle déclare, premièrement, que le logos est christ, ce qui veut dire que Dieu se manifeste, se fait connaître, se trouve présent dans l’être humain authentique. À mon sens, dans la formule traditionnelle qui affirme que Jésus est à la fois vrai homme et vrai Dieu, il y a, exprimée de manière maladroite, contestable et égarante, une intuition profonde, à savoir que l’homme véritable, authentique reflète, voire figure le Dieu vivant, et que le Dieu vivant montre son visage et se révèle dans l’homme véritable. Comme l’écrit A.Vinet, « le vrai nom de Dieu donne le vrai nom de l’homme ; dire ce qu’est Dieu, c’est dire ce que l’homme doit être 17 ». Le christianisme proclame, ensuite, que Jésus est le christ, autrement dit, qu’en lui Dieu intervient de manière décisive et suscite un être humain authentique. La véritable humanité n’est pas seulement un projet de Dieu ou un rêve humain. Elle est une réalité qui s’est manifestée partiellement et fragmentairement à plusieurs endroits dans le monde, qui s’est concrétisée de manière exemplaire en Jésus de Nazareth et qui, par conséquent, peut naître et se développer en nous.

On s’est parfois demandé si le christ a un rôle universel et une portée cosmique, ou si sa signification et son œuvre ne concernent que les êtres humains. Pour les uns, tout ce qui existe, aussi bien l’ensemble des galaxies, des planètes et des étoiles que les animaux, les végétaux et les minéraux de notre terre dépendent du christ et trouvent leur vérité et leur salut en lui. Pour d’autres, si Dieu a bien un rapport fonctionnel avec toute réalité (elle est sa création), il n’a une relation aimante, personnelle, christique qu’avec cette créature privilégiée et unique en son genre qu’est l’être humain. Ce débat a pris de multiples formes, parfois un peu étranges, dont certaines relèvent de la « théologie-fiction ». Si on découvrait sur une autre planète des êtres extraterrestres conscients, faudrait-il leur annoncer le christ Jésus ? Ce qui est arrivé en l’an  du temps humain dans une petite région d’une terre elle-même minuscule dans l’espace cosmique peut-il avoir une valeur déci17. Cité d’après J.-F. Astié, Esprit d’Alexandre Vinet, Vol. 1, p. 87.


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sive pour des extraterrestres ? On s’est également interrogé sur les animaux. Le christ est-il venu et l’évangile constitue-t-il une bonne nouvelle pour eux aussi ? La prédication de François d’Assise aux oiseaux, celle d’Antoine de Padoue aux poissons expriment de telles questions à travers des légendes. Je n’ai pour ma part aucune envie d’entrer dans ce genre de spéculations, où se mêlent des jeux de l’esprit avec des problèmes profonds. Elles sont amusantes, artificielles, bizarres, et en même temps révèlent de réelles préoccupations dont on aurait tort de se moquer, même si elles apparaissent loufoques. Il vaut mieux essayer de discerner ce qu’elles cachent, qui n’est pas forcément futile. En tout cas, plutôt que d’essayer de trancher, je préfère reconnaître mon ignorance. Toutefois, ce chapitre per met d’esquisser une solution, à partir des deux éléments qu’il a distingués en analysant le sens de la notion de christ. En tant qu’il désigne tout acte de Dieu qui opère une transformation créatrice, le christ a évidemment une portée cosmique. Dieu agit dans l’ensemble de l’univers, pour le faire évoluer positivement, sous des formes que nous ignorons, mais qu’on peut qualifier de christiques au premier sens du mot. Par contre, dans la mesure où il représente ou incarne l’humanité authentique, le christ s’adresse, sinon uniquement du moins principalement, aux êtres humains. Les autres créatures visent à une authenticité dont l’image et la réalisation ne peuvent qu’être différentes. Le christ comme action de Dieu s’occupe de tout ce qui existe et est universel, mais Jésus (ou plus exactement le christ en tant qu’il agit et est présent en Jésus de Nazareth) n’a de sens pour d’autres créatures qu’à travers leurs liens avec les humains. Son particularisme implique une limite ; si on la refuse, on tombe dans un anthropocentrisme excessif.


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Chapitre 

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Le Nouveau Testament donne beaucoup d’importance à la Croix. Le récit des derniers jours de Jésus, depuis son arrivée à Jérusalem jusqu’à son exécution, remplit environ le quart des chapitres et des pages qui composent les quatre évangiles. D’aucun autre événement biblique nous n’avons des comptes rendus aussi nombreux et détaillés. L’apôtre Paul écrit aux Corinthiens qu’il n’a voulu connaître et prêcher parmi eux rien d’autre que le Christ crucifié ( Co ,), affirmation dont l’habitude fait oublier le caractère surprenant. Que dirions-nous d’un disciple de Socrate qui déclarerait ne retenir de son maître que la ciguë, ou d’un gaulliste qui ne voudrait parler que de la crise cardiaque dont le général est mort ? Quelle désinvolture chez Paul à l’égard des paroles et des gestes de Jésus ! De plus, apparemment, il fait ici bien peu de cas de la résurrection (nous verrons dans le chapitre suivant qu’en fait il ne sépare pas Croix et résurrection). Dans le monde chrétien, partout, presque obsessionnellement, on exhibe la croix. D’innombrables tableaux et sculptures représentent le crucifié tantôt avec le visage relativement paisible et serein qui l’emporte dans l’art roman et surtout byzantin, tantôt avec la figure tourmentée et torturée qui tend à dominer à la fin du Moyen Âge (le retable d’Issenheim à Colmar en donne un exemple admirable). En musique, parmi une abondante production de cantates, d’oratorios, de poèmes symphoniques consacrés à la mort de Jésus, émergent les grandes Passions de Bach. Aucun sujet n’a inspiré autant d’œuvres parfois sublimes, souvent médiocres. Des croix et des calvaires parsèment nos villes et nos campagnes. Dans les chœurs des églises catholiques et luthériennes trônent des crucifix, tandis que les réformés préfèrent la croix nue pour indiquer que Jésus ressuscite et ne reste pas cloué sur la croix. Pendant longtemps, des réformés ont rangé les croix parmi les images taillées proscrites 1 ; elles étaient rares et discrètes dans


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leurs lieux de culte. On y mettait en valeur une Bible ouverte, et des versets bibliques peints sur les murs constituaient le principal élément de décor. Après la Première Guerre mondiale, au contraire, les croix deviennent ostentatoires dans les temples et aujourd’hui leur absence étonnerait et choquerait. La piété catholique a naguère beaucoup développé les chemins de croix et la dévotion aux plaies de Jésus. Parallèlement, le piétisme et le revivalisme protestants parlent sans cesse de son sang, à tel point qu’on a pu qualifier leur religion de sanguinolente et leur piété de morbide. Cette insistance sur la Croix vient de ce que, dans leur immense majorité, les chrétiens considèrent qu’elle apporte le pardon et la grâce de Dieu aux humains. En acceptant le supplice, Jésus les sauve. Sa mort se distingue à cet égard de celle d’autres martyrs pathétiques. Les exécutions d’Iphigénie, de Socrate ou d’Étienne sont également émouvantes, mais n’ont pas la même portée, n’entraînent pas des effets semblables et ne sauraient donc revêtir une importance comparable. Ce lien entre Croix et salut, comment le comprendre ? L’explication classique, celle qui domine largement dans l’enseignement traditionnel des églises, présente d’énormes faiblesses qu’on a souvent relevées. Je la trouve, pour ma part, inacceptable. Ce chapitre commence par l’exposer et la critiquer. Il propose, ensuite, une autre interprétation de la Croix. L’EXPIATION SUBSTITUTIVE

La thèse de l’expiation substitutive date du onzième siècle, même si on lui connaît quelques antécédents plus anciens. Sa date tardive ne l’a pas empêchée de largement s’imposer. Un traité assez mince, d’une quarantaine de pages, intitulé Cur Deus homo ?, c’està-dire Pourquoi un Dieu homme ?, la formule pour la première fois avec une argumentation construite et élaborée. Ce traité, l’un des grands classiques de la littérature chrétienne, a pour auteur un moine italien, Anselme, qui fut supérieur de l’abbaye du BecHellouin en Normandie, avant de devenir archevêque de Cantorbéry. À la différence du prolixe Thomas d’Aquin, Anselme 1. Cf. Calvin, Institution de la religion chrétienne, 1, 11, 7 et la phrase (en fait assez

ambiguë) de Zwingli citée par P. Denis dans Le Christ étendard, p. 112. Cf. Pasteur J. Nogaret, Les Croix sont-elles des idoles ?


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écrit des livres en général assez courts. Ses écrits ont beaucoup marqué la théologie et la philosophie occidentales. LA RANÇON VERSÉE AU DIABLE

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2. Cf. G. Aulen, Christus Victor. La notion chrétienne de rédemption.

Dans le Cur Deus homo ?, Anselme propose une autre réponse qui ne recourt plus aux usages commerciaux, mais aux coutumes féodales. La féodalité se met en place en Europe au onzième siècle. Elle succède au chaos et à l’anarchie qui régnaient au siècle précédent. En s’y référant, Anselme se montre plutôt progressiste, tant culturellement que socialement.

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LA SATISFACTION DONNÉE À DIEU

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À plusieurs reprises, entre quinze et vingt fois, le Nouveau Testament affirme que Jésus a donné sa vie en rançon ou en rachat pour beaucoup ou pour tous. Il nous a rachetés de la malédiction par son sang et donc à très grand prix. En lisant ces textes, on se demande à qui a été versée cette rançon ? À qui a-t-il fallu la payer ? Une première réponse apparaît aux premiers siècles chez Origène, Grégoire de Nysse et Léon le Grand ; on la rencontre encore chez Bernard de Clairvaux. Elle déclare que la rançon va au diable. Par ses péchés, l’humanité se livre à Satan, elle en devient l’esclave ou la propriété. Pour la libérer et la restituer à Dieu, il faut que son détenteur actuel, le diable, reçoive une indemnité d’expropriation qui compense la perte qu’il va subir et annule ses titres de possession. La vie de Jésus représente le dédommagement versé au démon 2. Cette thèse soulève d’énormes problèmes. Elle voit en Satan le légitime possesseur de l’humanité, et suppose qu’il a de justes droits dont Dieu devrait tenir compte. Elle implique une curieuse négociation entre Dieu et le démon dont les rapports seraient régis par les règles du commerce. De plus, l’honnêteté de la transaction paraît douteuse puisque Jésus ressuscite, reprend vie, monte au Ciel à la droite de Dieu, et échappe en fin de compte au démon. Satan se voit ainsi floué, victime d’une manœuvre qui ressemble fort à une escroquerie. Bref, dès qu’on l’examine de près, cette explication sombre dans l’incohérence et l’absurdité. Elle ne satisfait ni le cœur ni l’esprit des croyants, et elle apparaît absurde d’un point de vue logique.


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Anselme assimile Dieu à un suzerain auquel ses subordonnés doivent soumission et respect. Quand il pèche, l’être humain n’exécute pas les ordres de Dieu. Il se conduit comme un mauvais vassal qui ne fait pas ce que son seigneur lui demande. Il lèse doublement Dieu. D’abord, il le vole en ne lui donnant pas le travail ou en ne lui rendant pas le service qui lui est dû. Ensuite, il l’offense, le bafoue, porte atteinte à sa renommée et à sa splendeur. Dans un tel cas, un vassal ou bien apporte une réparation suffisante, ou bien subit une sanction sévère. Pour échapper au châtiment qu’ils méritent, il faudrait que les humains indemnisent Dieu pour leurs manquements et lui restituent l’honneur qu’ils lui ont enlevé. Or, ils se trouvent dans l’impossibilité de le faire. En effet, toutes leurs bonnes œuvres, ils les doivent normalement à Dieu. Elles ne peuvent donc pas constituer un supplément qui viendrait compenser leurs carences. De plus, la majesté infinie de Dieu rend infinie toute offense à son égard, et les humains, êtres finis, n’ont pas les moyens d’offrir quelque chose qui soit à la hauteur du dommage et de l’injure. La justice, que Dieu ne peut pas transgresser sans se renier luimême, exige donc la condamnation de l’humanité. Mais Dieu n’est pas seulement juste, il est aussi miséricordieux. Il a pitié des humains et veut les sauver, d’autant plus que leur perte représenterait pour lui un échec et ternirait également sa gloire. Dieu invente donc une solution qui concilie son honneur, sa justice et sa miséricorde. Il vient lui-même ou, plus exactement, il envoie une des personnes de sa trinité pour payer à la place des humains la dette et l’indemnité qu’ils n’ont pas la capacité de régler euxmêmes. La mort de Jésus rachète les fautes des créatures indociles, rétablit la gloire du Souverain créateur et manifeste sa compassion. Le prix de notre rachat, ou de notre rançon, ne va pas au diable, qui n’y a aucun droit, mais à Dieu. Jésus se substitue à nous, et subit à notre place la punition qui devrait normalement nous être infligée ; du coup, il nous permet d’y échapper. Il offre sa vie en tant qu’homme, solidaire de toute l’humanité ; mais comme il est également Dieu, cette vie a une valeur infinie, et compense à la fois la perte et l’offense infligées à Dieu. Par son expiation substitutive, Jésus innocent porte la punition des coupables et les dispense de leur peine en la prenant sur lui. Malgré la critique qu’en développe Duns Scot, la thèse d’Anselme l’a largement emporté dans le christianisme clas-


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sique. Les Réformateurs l’ont adoptée dans ses grandes lignes. Avec quantité de variantes et de nuances, on la rencontre dans nombre de catéchismes, de prédications et de manuels de théologie. La plupart des liturgies la reprennent. On l’a beaucoup critiquée à la fin du dix-neuvième siècle. Aujourd’hui, on a tendance non pas à l’éliminer, mais à la laisser dans l’ombre. On s’appesantit le moins possible sur elle, car elle trouble et gêne beaucoup de croyants. Souvent les églises mettent en sommeil sans les récuser directement des thèmes qui ne passent plus. LA CONCENTRATION SUR LA CROIX

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Anselme inscrit la Croix à un autre niveau qu’à celui de l’histoire et du monde. Elle répond à une sorte de nécessité fondamentale, d’ordre métaphysique ou théologique. L’expression de « vendredi saint spéculatif », qui remonte à Hegel, s’applique bien à

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UN VENDREDI SAINT SPÉCULATIF

 

Cette thèse a pour effet une hypertrophie de la Croix, qui condense et absorbe tout l’évangile. De Jésus, il suffit de savoir qu’il a été crucifié pour nous, à cause de notre péché. Le reste devient secondaire, subalterne, voire superflu, y compris sa prédication, son enseignement et ses actions. L’enchaînement du deuxième article du Symbole dit des apôtres (nous y reviendrons au chapitre ) donne un exemple frappant de cette réduction. Il passe complètement sous silence les discours et les gestes de Jésus, comme s’ils n’existaient pas ou ne comptaient pas. Il en va de même des confessions ou déclarations des conciles de Nicée-Constantinople et de Chalcédoine. Elles présentent un Christ naissant, souffrant, mourant, enterré, sortant de la tombe mais muet, semblable à l’agneau d’Ésaïe  qu’on mène à l’abattoir sans qu’il ouvre la bouche. Un élément essentiel du témoignage que le Nouveau Testament rend à Jésus disparaît. À cet égard, dans les temples, le symbole de la Bible ouverte me paraît supérieur à celui de la croix ou du crucifix, car si les évangiles donnent une grande place à la mort de Jésus, ils rapportent aussi ses paroles qui nous bousculent, nous interpellent et nous émerveillent, qui nous travaillent et nous transforment. Elles nous rendent Jésus proche et Dieu présent. Le Nouveau Testament, contre ce qui était probablement la tendance de Paul, ne réduit pas le message, l’enseignement et l’œuvre de Jésus à la Croix.


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cette démarche. L’exécution de Jésus, en effet, ne relève plus d’un accident historique qui, comme malheureusement beaucoup d’autres événements, a un caractère horrible et scandaleux, d’autant plus qu’il aurait pu (et dû) ne pas arriver. La Croix se situe dans une logique transcendante qui la rend convenable, bienséante et plutôt réjouissante. On peut lui appliquer le slogan du Docteur Pangloss : « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes », en ce sens que cette mort profite à l’être humain et arrange bien sa situation. Il aurait été, pour lui, horrible et scandaleux qu’elle ne se produise pas. Si drame il y a, il se déroule essentiellement entre Dieu et Dieu, entre le Père et le Fils dans leur éternité. Il se passe plus au Ciel que sur terre. Les acteurs humains de la passion, Judas, Pilate, Caïphe deviennent des comparses, sans importance réelle. On voit en eux les instruments inconscients d’un dessein et d’une affaire qui les dépassent. Dans cette perspective, on a même parfois essayé d’innocenter Judas. En dénonçant Jésus, il n’aurait fait qu’obéir à la volonté de Dieu et, peut-être, suivre les consignes de son maître qui avait besoin d’aller jusqu’à la Croix, et qui se serait servi de lui pour accomplir sa mission. On escamote l’histoire au profit d’un mécanisme métaphysique 3. NI MISÉRICORDE, NI JUSTICE

Anselme veut affirmer à la fois la miséricorde et la justice de Dieu. Il entend les maintenir l’une et l’autre, sans sacrifier aucune des deux. N’aboutit-il pas au résultat exactement inverse ? La théorie de l’expiation substitutive ne détruit-elle pas à la fois la miséricorde et la justice divines ? D’une part, en effet, en quoi Dieu fait-il ici preuve de miséricorde ? Il se préoccupe de ses intérêts et de sa gloire. Il veille à ce qu’on ne lui fasse aucun tort. Il exige réparation et compensation pour lever la condamnation qui pèse sur les humains. Il envoie son Fils à une mort horrible pour satisfaire son honneur et ne subir aucune perte. Il ressemble beaucoup à la déesse grecque Artémis dans l’Iliade d’Homère, quand elle exige la mort de la jeune princesse Iphigénie pour laisser partir la flotte grecque qui va attaquer la ville de Troie. Il se comporte comme un roi autocrate et 3. Voir la vigoureuse protestation du réformé chinois Choan-Sen Song contre cette

« théologisation » abusive dans M. Fédou, Regards asiatiques sur le Christ, p. 185-186.


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4. Une pratique qui pourrait avoir du succès en période de cohabitation.

Après bien d’autres, J. Duquesne, dans son livre Jésus, parle d’absurdité : « Peut-on imaginer, écrit-il,… un Dieu d’amour… ne consentant à pardonner aux hommes les bêtises du premier couple qu’en envoyant son Fils s’offrir à Lui en sacrifice ? C’est une horrible vision de Dieu, présenté comme un barbare assoiffé de sang. » Duquesne caricature une doctrine beaucoup plus subtile et complexe qu’il ne le laisse entendre (et que ne le fait apparaître la présentation rapide que j’en ai donnée). Il n’en demeure pas moins que la caricature fait bien apparaître son extrême fragilité et ce qu’elle a d’odieux.

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Non, je ne croirai point, ô ciel, que ta justice Approuve la fureur de ce noir sacrifice.

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pas du tout comme un père qui aime, qui a pitié, qui voit dans les humains non seulement des coupables, mais aussi des malheureux à secourir, des infirmes à aider, des malades à soulager, ce que le Dieu biblique n’oublie jamais. Les choses sont, en fait, plus complexes, car dans la pensée d’Anselme intervient en arrière-fond l’idée d’un ordre cosmique à assurer. Il ne s’agit pas seulement de la majesté de Dieu, mais aussi du bon fonctionnement de l’univers. Il n’en demeure pas moins qu’on est très loin du salut gratuit. Ici, Dieu sauve quand on lui a payé ce qu’on lui devait. Significativement, le Cur Deus Homo ? mentionne à peine (une seule fois, me semble-t-il) l’amour de Dieu. D’autre part, en quoi le supplice d’un innocent à la place d’un coupable satisfait-il la justice ? Comment, au contraire, ne pas y voir une énorme et scandaleuse iniquité ? Que dirions-nous d’un magistrat qui prononcerait une peine de prison contre un voleur et qui accepterait que quelqu’un d’autre que le délinquant l’accomplisse ? Que penserait-on si le président de la République chaque fois qu’il amnistie un coupable exigeait que la condamnation du gracié soit reportée sur l’un de ses ministres 4 qui aurait à la purger à sa place ? La solution que, selon Anselme, Dieu adopte apparaît illogique et monstrueuse. Une faute a été commise ; il faut qu’elle soit réparée et compensée, peu importe comment et par qui. Henri Bois disait à ce propos : « on parle de la justice incompréhensible de Dieu ; moi j’appelle cela une injustice bien compréhensible ». Peut-être Racine pensait-il à la théorie d’Anselme quand il écrivit dans Iphigénie ces deux vers :


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Cette théorie de l’expiation substitutive a engendré une hostilité et une répugnance à l’égard de Dieu accompagnées d’une grande tendresse envers Jésus. Ainsi, les romantiques voient en Jésus la victime touchante d’un Dieu dur, cruel et inflexible. Ce thème se trouve par exemple chez le poète anglais William Blake, et chez les poètes français Vigny, Hugo, Baudelaire 5. Ce Dieu qui gouverne, juge, veille au bon ordre ne leur inspire aucune sympathie et leur cache que le Dieu biblique accompagne, console, relève et mobilise. LE SALUT MALGRÉ LA CROIX

De nombreux théologiens, depuis F. Socin au seizième siècle jusqu’au courant contemporain du Process, en passant par F. Schleier macher, ont essayé de comprendre le supplice de Jésus en d’autres termes que ceux de l’expiation substitutive. Parmi les protestants francophones qui vont en ce sens, on peut mentionner, entre autres, Auguste Sabatier 6, Eugène Ménégoz 7, Henri Bois 8, Gaston Frommel 9 et, plus récemment, Pierre Fath 10 et Louis Simon 11. L’interprétation que j’esquisse ici n’a rien d’original ; elle s’inspire largement de ces tentatives. Je ne les répète pas (elles sont d’ailleurs diverses et pas toujours conciliables) ; je les reprends et les utilise à ma manière. LE DESSEIN DE DIEU

À mon sens, Dieu n’a pas voulu ni même prévu la mort de Jésus. Elle n’entrait nullement dans ses desseins, ses projets et ses calculs. Elle ne solde pas une dette, n’assouvit pas un besoin métaphysique ni ne répond à une nécessité théologique. Quand 5. « Ah ! Jésus, souviens-toi du Jardin des Olives !/ Dans ta simplicité tu priais à

genoux/Celui qui dans son ciel riait au bruit des clous/Que d’ignobles bourreaux plantaient dans tes chairs vives », Baudelaire, « Le Reniement de saint Pierre » dans Les Fleurs du mal. Cf. Vigny, Le mont des Oliviers et Nerval, Le Christ aux oliviers. On peut citer aussi le § 41 de L’antéchrist de Nietzsche. 6. A. Sabatier, La doctrine de l’expiation et son évolution historique. 7. E. Menegoz, Essais sur le fidéisme, vol. 2. 8. H. Bois, La valeur de l’expérience religieuse et La personne et l’œuvre de Jésus. 9. G. Frommel, L’expérience chrétienne. 10.« Fallait-il que Jésus meure sur la croix ? », prédication donnée à la radio en mars 1968, et publiée dans Théolib, n° 10, avril 2000. P. Fath y formule avec une grande clarté l’alternative : ou Dieu nous sauve à cause de la Croix ; ou il nous sauve malgré la Croix. 11. Mon Jésus, p. 149.


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12.Choan-Sen Song cité par M. Fédou, Regards asiatiques sur le Christ, p. 186.

Au début de notre ère, en Palestine, avec une vigueur et une clarté qu’on ne rencontre nulle part ailleurs, Jésus fait entendre l’appel de Dieu. Il l’incarne de manière unique dans sa prédication et son comportement, dans sa personne et son existence. Il représente l’intervention la plus impor tante, la plus décisive, la plus profonde de Dieu dans l’histoire humaine. Il proclame clairement la parole, ailleurs confuse. En lui, par lui, à travers lui, Dieu dit vraiment tout ce qu’il a à dire. Il révèle sa vérité et sa volonté non pas partiellement, fragmentairement ou obscurément, mais totalement, complètement et lumineusement. Bien sûr, Dieu espérait que Jésus serait écouté et suivi, qu’à sa voix les humains se convertiraient, changeraient de vie, et qu’avec lui le Royaume ferait son entrée et s’installerait dans notre monde. Cette attente a été déçue. Jésus s’est heurté à une vive hostilité. Les autorités politiques et religieuses, et aussi les gens du peuple, se sont dressés contre lui. Sa personne et son message ont été rejetés. Ses adversaires ont obtenu qu’il soit arrêté, condamné, exécuté. Loin de s’inscrire dans le plan de Dieu, la Croix signifie pour lui un terrible échec. Elle « est violence humaine, et non pas violence divine 12 ». Elle constitue le refus le plus brutal qu’on pouvait lui opposer. Le soir du vendredi saint, Dieu est un vaincu, et non pas un souverain qui aurait obtenu les satisfactions qui lui étaient dues et les

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LA CROIX, ÉCHEC DE DIEU

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il pardonne et sauve, Dieu le fait gratuitement. Il ne pose aucune condition. Il n’exige rien, ni rançon, ni réparation, ni sacrifice expiatoire, ni offrande propitiatoire, ni punition substitutive. Tout cela ne l’intéresse pas. Il demande seulement qu’on l’écoute, qu’on s’ouvre à sa parole, qu’on se laisse convertir, transformer, entraîner par elle. Il cherche à gagner les cœurs, les esprits, les volontés. Dans ce but, il suscite des témoins, des prophètes, des sages qui parlent en son nom et de sa part. Lentement, patiemment, Dieu agit dans l’humanité pour qu’elle avance, se rapproche de lui et afin que le monde devienne meilleur. Le salut se produit quand, en nous et autour de nous, l’emportent la vérité, la justice, la paix et l’amour. Il ne consiste pas en une procédure juridique qui aboutirait à un acquittement devant un tribunal, mais en une transformation du monde et de l’être humain.


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réparations qu’il demandait. Comme l’écrit Henri Bois, « le péché des hommes a fait échouer le plan de Dieu ». La bonne nouvelle ou évangile qu’annonce le Nouveau Testament, c’est que Dieu n’accepte pas cette défaite. Il ne se résigne pas. Il ne baisse pas les bras, et ne renonce pas à ses projets et à son espérance pour nous. Il n’abandonne pas l’humanité à son sort. Il décide de continuer, alors que tout semble indiquer qu’il n’y a plus rien à faire et qu’il a définitivement perdu la partie. Il agit de manière inattendue, surprenante. Il retourne la situation, d’abord en ressuscitant Jésus pour que sa Parole reste vivante et agissante ; ensuite en suscitant des témoins de l’évangile afin que sans cesse les êtres humains soient appelés, invités, introduits à cette vie nouvelle que Dieu leur propose et qui est leur salut. Comme l’écrit D. Marguerat, « Pâques est la réponse de Dieu au crime de Golgotha 13 ». LES TEXTES BIBLIQUES

Plusieurs passages du Nouveau Testament qualifient Jésus de victime expiatoire, affirment qu’il s’est donné ou livré, qu’il a souffert et est mort pour nos péchés ; ils présentent la Croix ou le sang versé comme le prix payé afin de nous racheter et de nous libérer ; l’un d’eux (Ep , ) parle même d’un « sacrifice de bonne odeur » (quelle horrible expression) offert à Dieu. Comment les comprendre ? Ces formules sont, à mes yeux, des images qu’explique et qu’éclaire le contexte du premier siècle. Il faut y voir des paraboles ou des métaphores14 qu’on a tort de prendre à la lettre. Celle du prix payé convenait particulièrement bien dans un monde où le marché des esclaves était une réalité quotidienne et banale ; on faisait commerce de personnes humaines et la liberté s’achetait. Celle de la victime tuée sur un autel avait beaucoup de pertinence à une époque où, partout et tout le temps, on sacrifiait à des divinités pour obtenir leur indulgence et leur faveur. Ajoutons qu’on trouve dans le Nouveau Testament quatre ou cinq interprétations différentes de la mort de Jésus. Dans de nombreux passages des évangiles, elle apparaît comme une illustration de la persécution que subissent les justes et nullement comme un sacri13.Vivre avec la mort, p. 57. 14.Cf. J.-P. Gabus, La nouveauté de Jésus-Christ, p. 105. 15.Voir E. Trocmé, Jésus de Nazareth vu par les témoins de sa vie, p. 88.


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une distinction intéressante entre « le pardon des péchés », thème absent chez Paul, et la « justification par la foi », qui parle de la justice du Royaume qui devient nôtre, autrement dit, de la vie nouvelle que le Christ crée en nous (voir p. 54, 71, 114). 17. Cf. C. Senft, ibid. p. 52, 71, 111, 114 ; F. Vouga, Une théologie du Nouveau Testament, p. 239, 279, 282 ; M. Bouttier, Visages de l’Évangile, p. 135. Voir également l’étude de G. Stéveny, professeur à la Faculté de Théologie Adventiste de Collonge sous Salève, Le mystère de la Croix, qui montre que les textes bibliques n’imposent pas la thèse du sacrifice expiatoire. 18.Cf. H. Bois, La personne et l’œuvre de Jésus, p. 32-33 ; J. Zumstein, Miettes exégétiques, p. 350.

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16.Jésus de Nazareth et Paul de Tarse, p. 87. L’argumentation de Senft repose sur

 

fice substitutif 15. Selon C. Senft, « la théologie paulinienne de la croix n’est pas une théologie du sacrifice expiatoire 16 », même si Paul cite des formulations qui vont dans ce sens. Dans Luc, le salut n’est même pas lié, ou n’est lié qu’indirectement, à la Croix 17. Il faut aussi rendre compte de ces textes. Ils s’expliquent sans difficulté si on voit une image et non un dogme dans le thème de la vie du Christ donnée en paiement ou en rançon pour nos fautes. Le Nouveau Testament est un recueil de prédications et non un manuel de doctrines. Les auteurs des évangiles et des épîtres ne se soucient nullement de définir des vérités intangibles, valables en tout temps. Ils veulent frapper, émouvoir, entraîner, convertir. Pour faire entendre leur message, ils ont parlé le langage de leurs contemporains, qui était aussi le leur. Ils se sont servis des figures et illustrations qui correspondaient à leurs coutumes, à leur manière de vivre et de penser. Ils ont utilisé ce qu’ils voyaient autour d’eux et qui les imprégnait eux-mêmes. Ils ont eu raison. De même Anselme, au onzième siècle, propose une explication du salut appropriée aux règles et mentalités féodales qui se mettaient alors en place. On aurait tort de le lui reprocher. Il nous faut à leur exemple découvrir les images qui conviennent à notre temps. Par contre, lorsque les images deviennent des doctrines, quand on transforme en système théologique ce qui est métaphore, alors on tombe dans l’absurde, et sous prétexte de fidélité aux textes on en fausse le sens. À un certain moment, Jésus voit bien qu’il ne peut plus éviter la mort à moins de se renier lui-même et d’abandonner sa mission. La coalition de ses adversaires le conduira au supplice et à l’exécution s’il ne renonce pas à prêcher et à agir, ce qu’il ne veut pas faire 18. Il ne choisit pas de mourir, il choisit de continuer son ministère quoi qu’il puisse lui en coûter. Dans des circonstances


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différentes, les choses auraient pu se passer autrement et il n’en aurait pas moins été le sauveur. Comme l’écrit l’abbé Pierre : « Pareille souffrance n’était pas nécessaire. Sans la passion, il y aurait eu quand même rédemption. La passion du Christ vient de notre folie humaine, pas de la volonté de Dieu. » De même, Henri Bois écrit : « La mort de Jésus est le fait des hommes, non une exigence de Dieu ». DIFFÉRENCES AVEC L’EXPIATION SUBSTITUTIVE

Cette interprétation de la Croix présente trois grandes différences avec la thèse d’Anselme. D’abord, le lien entre la Croix du Christ et le salut ne se noue pas du tout de la même manière. On pourrait même dire qu’il s’inverse ou se renverse. Selon la théorie de l’expiation substitutive, Dieu nous sauve à cause de la Croix, en raison du sacrifice du Christ, parce que Jésus lui offre sa vie pour nous. Au contraire, dans la perspective que je viens d’esquisser, Dieu nous sauve malgré la Croix, en dépit du crime horrible qu’elle constitue, bien que les hommes aient assassiné Jésus et essayé d’éliminer avec lui la parole et l’appel de Dieu. Au lieu d’une froide logique que Dieu ferait soigneusement respecter, et qu’il imposerait aux hommes et à son Fils quoi qu’elle puisse leur coûter, la Croix représente un drame, celui de l’opposition des êtres humains à la parole divine. Cette opposition n’ar rête ni n’étouffe cette parole ; elle n’arrive pas à empêcher Dieu de poursuivre son œuvre. Ensuite, pour Anselme, le salut s’obtient par une amnistie (chèrement payée). Il consiste à régler un contentieux, à réparer et à effacer les fautes commises. Selon l’interprétation que nous proposons, il signifie avant tout l’entrée dans une vie nouvelle, offerte et ouverte par Dieu. Il ne s’agit pas tant de régler une dette, d’apurer un passé que de se tourner vers l’avenir, de bâtir avec l’aide de Dieu, sous son impulsion, ce Royaume que proclame Jésus et auquel il nous invite. Albert Schweitzer écrivait à Maurice Carrez : « Vous me reprochez de situer le centre de gravité de la foi chrétienne dans l’avenir au lieu de le placer dans le drame rédempteur lors de la mort et de la résurrection du Christ. Le reproche est juste… Seulement, c’est Jésus lui-même qui situe le centre de gravité de la foi chrétienne dans l’avenir… dans la venue du Royaume de Dieu en notre cœur et dans le monde 19. » 19. « Lettre inédite », Études théologiques et religieuses, 1985/2, p. 163.


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20. Christ in a Pluralistic Age. 21. Sur la toute-puissance, voir mon essai Parler de Dieu, p. 113-118.

Ainsi comprise, la Croix, qu’on ne peut pas séparer de la résurrection, a une double signification. D’abord, elle montre que Dieu n’a pas tout pouvoir. Des événements arrivent contre sa volonté. Il lui arrive d’être mis en échec par ses créatures. La Croix contredit la thèse de la toutepuissance 21. Dieu ne détermine pas le monde et son histoire comme un programmateur règle le fonctionnement d’un ordinateur. Il ne ressemble pas à un marionnettiste qui tirerait tous les fils, et qui conduirait à son gré les personnages et leur histoire. Il est engagé dans une entreprise difficile où tout ne se passe pas selon ses plans et ses desseins. Il reçoit des coups et des blessures, même s’il finira par avoir le dernier mot. Les hommes ont la capacité de lui dire « non », de contrecarrer son action en tout cas provisoirement. Il ne se caractérise pas par une domination totale, mais par un amour agissant et militant, par un effort douloureux, une lutte persévérante qu’il poursuivra jusqu’au bout. Ensuite, les événements du vendredi saint et de Pâques manifestent la puissance de Dieu. Il ne faut pas confondre pouvoir et puissance.

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SIGNIFICATION DE LA CROIX

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Enfin, l’expiation substitutive tend à concentrer et à absorber tout l’évangile dans la Croix. Elle braque la lumière sur le Crucifié et laisse dans l’ombre le prédicateur. Au contraire, ici, les actions et les enseignements de Jésus constituent l’essentiel de l’évangile. Ils font entendre l’appel de Dieu et ouvrent des horizons nouveaux. Quand on les reçoit, ses propos opèrent un changement, nous font voir les choses et nous incitent à vivre autrement. Jésus agit et sauve essentiellement par sa parole que, bien entendu, illustrent et renforcent ses actes. La puissance de sa parole se manifeste bien avant le vendredi saint et ne dépend pas de sa mort. Henri Bois affirme que s’il avait pu, sans se renier ni se trahir, éviter la croix, Jésus n’en aurait pas moins été le sauveur. Significativement, dans son grand livre sur le Christ20, l’Américain John Cobb analyse très longuement le message de Jésus et ne consacre que quelques lignes à Golgotha. De même, pour Michel Henry la Croix ne joue, apparemment, qu’un rôle mineur ; la signification de Jésus réside dans sa parole ou, plus exactement, dans son identité avec la Parole.


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Le pouvoir se sert de la contrainte, alors que la puissance persuade, entraîne la conviction, mobilise. La Croix et la résurrection suscitent et soutiennent notre confiance en Dieu. Elles créent en nous la joyeuse et tranquille certitude du salut. En effet, si Dieu n’a pas rejeté et abandonné les humains après ce qu’ils ont fait à Jésus, il s’ensuit que rien ne pourra le détourner d’eux. Jamais il ne les laissera tomber, ni ne renoncera à s’en occuper. Il continuera inlassablement son œuvre, puisque même la Croix ne l’en a pas découragé ni dissuadé. Que Dieu ait pu surmonter et renverser à Pâques une situation apparemment aussi bloquée et désespérée que celle de Golgotha donne l’assurance qu’il réussira toujours à trouver une solution positive, et qu’aucune circonstance ne l’empêchera d’aller jusqu’au but qu’il s’est fixé. Ce qu’il a fait à Jérusalem autour des années trente a toujours servi et servira toujours de référence à la foi, parce qu’il y a là un signe et un gage de ce qu’il peut faire et de ce qu’il fera. La Croix est liée au salut non parce qu’elle apporterait à Dieu une satisfaction quelconque, en rétablissant son honneur ou en se conformant aux règles d’une justice formaliste, mais parce qu’elle témoigne d’un amour qui ne se laisse jamais rebuter et d’une puissance qui finit par l’empor ter. Malgré les oppositions et les obstacles, il insuffle dans nos existences et dans notre monde la vie nouvelle du Royaume. Il fait progressivement de nous de nouvelles créatures, c’est-à-dire des êtres véritablement humains. LA CROIX CONTRE L’IDOLÂTRIE

Un texte biblique invite à aller plus loin. Sans tomber dans un « vendredi saint spéculatif » (selon une expression d’Hegel), la Croix y répond à une nécessité fondamentale qui dépasse l’histoire. Il s’agit du célèbre hymne du chapitre  de l’épître aux Philippiens, dont Paul n’est probablement pas l’auteur, mais qu’il reprend et cite. Ayez en vous les sentiments qui étaient en christ Jésus, lui qui existant en forme de Dieu n’a pas considéré comme une proie à arracher d’être égal avec Dieu, mais s’est dépouillé lui-même, en prenant la forme d’un esclave, en devenant semblable aux hommes. Se trouvant dans la situation d’un homme, il s’est humilié lui-même en devenant obéissant jusqu’à la mort, la mort sur la croix. C’est pourquoi Dieu l’a élevé et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom.


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tion d’un homme » signifie « se trouvant dans la même situation qu’Adam ». Adam est originellement non pas un nom propre, mais un terme générique qui veut dire « être humain ». Situation traduit le grec schema qui signifie figure ou posture.

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22. La théologie face aux sciences religieuses, p. 217. Cf. p. 220, 225-226. 23. À mon avis (il s’agit d’une interprétation discutable), « se trouvant dans la situa-

 

On peut déceler dans ces lignes une allusion à la Genèse : la « forme » de Dieu correspond à l’image de Dieu qui caractérise l’être humain (Gn , ). Pour tenter Adam et Ève, le serpent leur dit : « vous serez comme des dieux » (Gn , ) et il leur présente l’égalité avec Dieu comme « une proie à arracher ». Le chapitre précédent a insisté sur le christ comme image (ou forme) de Dieu. Toute image ressemble à ce qu’elle figure, sans qu’il y ait identification. Elle représente tout en restant différente. Elle ne se confond pas avec ce qu’elle dépeint, parfois très bien. L’image de Dieu n’est pas Dieu, mais l’évoque et y renvoie. Elle remplit une fonction à la fois nécessaire et dangereuse. Nécessaire, car sans elle Dieu serait pour nous un absent et un inconnu. Dangereuse, parce qu’on risque toujours d’oublier la distance et l’altérité de Dieu. On a tendance à sacraliser ce qui témoigne du sacré, à diviniser ce qui nous aide à sentir et à percevoir Dieu. L’icône se transforme facilement en idole. Elle arrête le regard sur elle-même, capture l’attention à son profit, s’approprie l’élan de la foi et de la piété au lieu de le faire rebondir plus loin. Elle n’oriente plus vers le divin, elle prend sa place. Une antique légende raconte que les démons sont des anges déchus. L’ange, messager et envoyé de Dieu, devient démon quand il s’approprie le message et se divinise lui-même. Cette perversion menace et atteint plus ou moins tous les religieux et toutes les religions. « La vérité christologique suppose qu’on se démarque de toute christolâtrie », écrit P. Gisel 22, autrement dit, qu’on adore non pas le christ, mais celui qui se manifeste et agit en christ. Le représentant remplit bien sa mission quand il abandonne tout dessein et toute ambition propres. Il lui faut, en quelque sorte, s’effacer ou se nier lui-même afin qu’à travers lui parle et agisse celui qu’il représente. L’image de Dieu le brouille, le masque, le parasite ou le défigure si elle ne disparaît pas comme image. Adam, image de Dieu, a voulu être l’égal de Dieu et du coup devient diabolique. Dans la même situation 23, Jésus « se dépouille » (le verbe grec employé signifie exactement « il se vide ») lui-


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même. À Golgotha, il sacrifie l’homme historique qu’il a été au sens dont il est le porteur. Il montre ainsi que la vérité dernière de sa vie et de la nôtre ne se trouve pas dans sa personne humaine, mais dans celui qu’il représente et qu’il appelle son père. Jésus meurt sur la croix pour ne pas être pris pour Dieu24 et ne pas devenir une idole. Ce renoncement aurait pu, dans des circonstances historiques différentes, prendre une autre forme. Mais Jésus n’aurait pas été pleinement le christ sans une négation de soi. Chaque fois que dans les évangiles, on lui donne le titre de christ, il annonce sa mort. Le renoncement à lui-même caractérise le christ. L’hindouiste Radhakrischnan le dit très bien : la Croix est « l’abandon de l’ego… l’identification à une vie plus pleine et une conscience plus élevée 25 ». Comme l’écrit P.Tillich, Celui qui incarne en lui-même toute la plénitude de la présence du divin se sacrifie afin de ne pas devenir une idole, un autre dieu à côté de Dieu, ce que ce que ses disciples voulaient faire de lui… Il accepte le titre de christ… à cette unique condition qu’il aille à Jérusalem pour souffrir et mourir, c’est-à-dire pour nier cette tendance à l’idolâtrie qui se manifeste même à l’égard de sa propre personne 26.

Parce que Jésus n’a pas voulu qu’on le prenne pour Dieu, parce qu’il a accepté de mourir et de ne pas s’attribuer à lui-même une valeur ultime, il est la meilleure image de Dieu (« le nom qui est au-dessus de tout nom »). Il n’est pas seulement un personnage christique, mais le christ, action décisive et image fidèle de Dieu. Que d’autres manifestations de Dieu l’égalent apparaît à la rigueur imaginable ; en tout cas aucune ne peut le surpasser. Même quand on conteste le mécanisme juridique de l’explication classique, la Croix garde une importance fondamentale et décisive.

24. Cf. M. Bouttier, Visages de l’évangile, p. 90 : sa divinisation est « la tentation qu’il

[Jésus] a repoussée au prix de la croix ». 25. Cité d’après J. Dupuis, Jésus-Christ à la rencontre des religions, p. 42. 26. Théologie de la culture, p. 124-125.


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Chapitre 

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    

pas du christianisme, p. 95. 2. Une théologie du Nouveau Testament, p. 311. 3. Ibid., p. 230.

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1. F. Vouga, Une théologie du Nouveau Testament, p. 233, cf. p. 307 ; Les premiers

 

Le chapitre précédent a cité la phrase de l’apôtre Paul au début de la première épître aux Corinthiens : « Je n’ai pas voulu savoir autre chose parmi vous sinon Jésus Christ et Jésus Christ crucifié ». À la fin de la même épître (, ) l’apôtre écrit : « Si Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vaine, et votre foi aussi est vaine » (vaine dans le sens de vide, sans contenu). Il n’y a pas lieu d’opposer ces deux affirmations. Elles ne se contredisent nullement, ni même ne marquent une évolution de la pensée ou un changement dans le discours. En effet, pour Paul, comme pour la plupart des auteurs du Nouveau Testament, la Croix et la résurrection forment un ensemble indissociable. On ne peut pas parler de l’une sans parler de l’autre. Comme l’écrit F. Vouga, « chez Paul, la Croix ne se réfère pas seulement à la mort de Jésus », elle est « une formule abrégée pour parler de la résurrection et de la mort de Jésus 1 ». Sous la plume de l’apôtre, « Croix » devient un « terme technique » ou un « terme symbolique » qui ne désigne pas à proprement parler « le double événement » du vendredi saint et de Pâques, mais plutôt « la puissance de Dieu » qui se manifeste « dans la résurrection et la mort de Jésus 2 ».Vouga mentionne volontairement la résurrection en premier lieu, car c’est elle qui est déterminante. Le vendredi saint, nous l’avons vu dans le chapitre précédent, se comprend à la lumière de Pâques qui en fait autre chose qu’un drame absurde, qui lui confère une signification théologique, religieuse et spirituelle 3. En traitant du sens de la Croix, j’ai déjà largement indiqué celui de la résurrection. Ce chapitre apporte seulement quelques compléments et précisions aux pages précédentes.


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DIEU DE LA VIE, NON DE LA MORT

Insister unilatéralement sur les souffrances et le supplice de Jésus, en faire le centre de l’évangile, y voir le geste définitif de Dieu indépendamment de la résurrection conduiraient à penser que Dieu ne se révèle vraiment que dans la mort de l’homme. La manifestation du Créateur exigerait l’anéantissement de la créature, et le sacré viendrait consumer les êtres imparfaits et impurs que nous sommes. Ce thème se rencontre dans quelques passages du premier Testament : on ne peut pas voir Dieu sans mourir 4. Si les religions ont tellement pratiqué des sacrifices humains ou animaux, cela tient en par tie à ce sentiment, dont R. Otto a justement souligné l’importance, que le sacré est redoutable. Il nie et détruit le monde, parce que le monde est indigne de lui ou incompatible avec lui. Certaines spiritualités ont insisté sur l’aversion de Dieu pour une existence embourbée dans la médiocrité ou l’insignifiance, contaminée par l’impureté et corrompue par le mal. Selon elles, Dieu et le monde s’excluent ; ils ne peuvent pas se supporter mutuellement. Quand on aime Dieu, on déteste le monde, parce que le monde l’exècre (le monde veut la mort de Dieu) et qu’il a le monde en abomination (la pleine révélation de Dieu entraîne la fin du monde). Une religion authentique, comme le laisse entendre parfois un Kierkegaard, implique alors un antihumanisme ; elle est haine de soi et haine du monde 5. La foi, écrit-il, est « dégoût de la vie ». Si on dissocie le vendredi saint d’avec Pâques, on peut également interpréter dans ce sens le paragraphe final du chapitre précédent : celui qui témoigne de Dieu ne peut le faire authentiquement qu’en se suicidant. La résurrection empêche cette dérive. Elle disqualifie un christianisme « exténuant » (selon une expression du philosophe danois) et proclame un évangile vivifiant. Dieu ne se manifeste pas en apportant la mort, mais en insufflant la vie. Le christianisme a parfois cédé au morbide et développé une sorte d’exaltation de la mort. On a, dans cette perspective, noté le contraste entre deux des plus célèbres monuments de l’Espagne : l’Escorial et l’Alhambra. L’Escorial, monastère chrétien et résidence royale, rappelle constamment la mort dans une architec4. Ex 33, 20 ; Jg 13, 22. 5. Cf. B. Chédozeau, « Le christianisme tragique de Kierkegaard dans son Journal »,

Bulletin de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, 2002.


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Jésus ».

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6. La distinction à la fin du ch. 6 entre « confession » et « religion » éclaire cette proximité. 7. Nous écrivons ici Christ avec une majuscule comme abréviation pour « le christ

Selon le Nouveau Testament, la résurrection du Christ 7, le jour de Pâques, est l’événement central de l’histoire de l’humanité et elle a une importance fondamentale pour la foi chrétienne. Depuis les toutes premières prédications chrétiennes, celle de Pierre à Jérusalem à Pentecôte ou celle de Paul à Athènes, jusqu’à aujourd’hui, les chrétiens n’ont cessé de proclamer le caractère essentiel et décisif de la résurrection. Longtemps, Pâques a été la plus grande fête chrétienne. Aujourd’hui, Noël tend à la détrôner et à prendre la première place, mais pour des raisons qui n’ont rien de théologique ni de religieux. Comment expliquer cette importance accordée à la résurrection du Christ ? Certes, il n’arrive pas tous les jours qu’un mort revienne à la vie. Pourtant, cela se produit quelquefois. Pensons, par exemple, à ces opérations où un patient passe par une mort clinique avant d’être ramené à la vie. On a même envisagé qu’on puisse parvenir à provoquer artificiellement la mort d’un individu,

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UNE VIE DIFFÉRENTE

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ture d’une beauté sombre et d’une grandeur sévère, qui frôle le sinistre. L’Alhambra, palais musulman, clair et riant, respire le bonheur et les plaisirs de la vie. Certes, il y a du tragique dans l’Alhambra (comment oublier le sort des esclaves et des femmes enfermées, sans compter les assassinats qui ont fait couler des flots de sang dans ses cours magnifiques), mais ce tragique se situe plus dans son histoire que dans son architecture. Il y a peutêtre de la joie dans l’Escorial, mais tellement dissimulée que le visiteur ne la discerne guère. On la perçoit mieux dans les églises baroques du Sud de l’Allemagne, où la présence continuelle de la mort s’accompagne de lumière et d’exubérance dans un mélange étonnant. Je ne cache pas que l’Alhambra me parle, me touche et m’émeut davantage que l’Escorial ; je m’y sens, même religieusement, beaucoup plus chez moi 6. Le Dieu de la Bible est le Dieu de la vie, pas de la mort. Cette affirmation de la vie ne s’accompagne toutefois pas de l’absence ou de l’oubli de la mort. Pâques n’efface ni ne supprime la Croix ; il la dépasse, et l’empêche d’être le dernier mot, la révélation ultime de Dieu. La résurrection n’élimine pas la tragédie, elle la surmonte.


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à le conserver en bon état en le congelant, et plus tard à le ranimer. Il deviendrait alors banal d’être un ressuscité. Dans l’Antiquité, circulaient plusieurs histoires de morts revenus à la vie. En Grèce, on racontait qu’Orphée était descendu aux enfers pour y chercher sa femme Euridyce et la ramener à la vie ter restre 8. En Égypte, le mythe d’Isis arrachant son époux Osiris au séjour des morts tenait une grande place. Si Orphée échoue dans sa tentative, Isis, par contre, réussit (les femmes seraientelles plus fortes contre la mort et, sinon davantage, du moins mieux aimantes que les hommes ?). Dans l’Ancien Testament, on trouve des récits de résurrection. Le prophète Élie rend la vie au fils de la veuve de Sarepta. Son disciple et continuateur Élisée imite, reproduit ou copie son maître, comme il se doit, en arrachant à la mort le fils de la Sunamite 9. Le Talmud nous apprend qu’au premier siècle de notre ère certains rabbins passaient pour avoir le pouvoir de ressusciter. On se souvient qu’Hérode, entendant parler de Jésus, se demanda si Jean-Baptiste, qu’il avait fait décapiter, n’était pas revenu à la vie. Les évangiles nous rapportent que Jésus a opéré des résurrections : celle de son ami Lazare, celle de la fille de Jaïrus, celle du fils de la veuve de Naïn. Pourquoi dans ces conditions tellement insister sur l’événement de Pâques ? Pourquoi le déclarer unique, décisif et fondamental ? Cette affirmation vient de ce que, pour le Nouveau Testament, il n’y a aucune comparaison ni aucune commune mesure entre les faits ou les récits que je viens de mentionner et ce qui arrive au Christ trois jours après sa crucifixion. Dans un cas, il s’agit d’un retour à la vie naturelle, dans l’autre du surgissement d’une vie nouvelle et différente qu’on peut qualifier de « surnaturelle » ; en termes théologiques, on parlera de vie eschatologique (autrement dit, de la vie du Royaume de Dieu qui a une dimension et une qualité qui manquent à celle du monde, ou du temps présent). La médecine lutte contre une défectuosité ou une détérioration et elle a pour objectif d’instaurer ou de restaurer un état satisfaisant. Elle veut rendre au malade la santé qu’il a perdue, et lui permettre de mener une existence aussi normale que possible. Il en va de même pour les résur rections opérées par les prophètes, par les disciples ou par Jésus lui-même. Le miraculé retourne à ses 8. On racontait des histoires analogues à propos d’Ulysse, de Dionysos,

d’Hercule, etc. Voir dans G. Riley, Un Jésus. Plusieurs Christs, p. 148 et 152. 9. 1 R 17, 19-24 ; 2 R 4, 32-37.


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10. Le chapitre 8 traitera de la question complexe de l’historicité.

La résurrection du Christ ne constitue pas seulement une guérison qui permet le retour à la vie physique habituelle. Elle ne se borne pas à un phénomène de cadaver revividus (cadavre revenu à la vie). Elle ne se contente pas de réparer un accident, d’annuler une anomalie, de rétablir l’ordre naturel des choses. Elle représente quelque chose de très différent : le surgissement dans notre monde d’une forme de vie nouvelle et originale qui vient de

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UNE HUMANITÉ NOUVELLE

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occupations habituelles, il retrouve la vie qu’il menait auparavant. Lazare a repris son travail, sa place à son foyer ; il a vécu, il a vieilli et il est mort. La fille de Jaïrus a grandi, s’est probablement mariée et a eu des enfants ; elle a vécu, elle a vieilli et elle est morte. Leur résur rection apparaît comme une guérison particulièrement spectaculaire. Elle rétablit le cours d’une existence accidentellement inter rompue, elle n’en change pas la nature. Le surgissement d’une vie autre, voilà ce qu’entendent annoncer les récits de Pâques. Après sa résurrection, Jésus ne revient pas à son existence passée. Il apparaît et disparaît, il se manifeste et s’éloigne de manière toujours mystérieuse. Certes, les évangiles insistent fortement sur la réalité de la résurrection. Le ressuscité n’est pas un fantôme inconsistant ; son apparition ne relève pas d’une illusion ou d’une hallucination qu’expliquerait quelque phénomène psychique. Il parle, il mange et boit. On peut le voir, s’approcher de lui ; on trouve son tombeau vide. Historiques ou non10, ces indications entendent souligner qu’il ne s’agit pas d’un mirage. Toutefois, les évangiles mettent encore plus l’accent sur la transformation intervenue. Ses disciples ont de la peine à reconnaître Jésus. Marie Madeleine dans le jardin le prend d’abord pour le jardinier. Les voyageurs d’Emmaüs qui cheminent et mangent avec lui ne découvrent qu’après-coup qui était leur compagnon. Les disciples qui pêchent dans la mer de Galilée ne voient pas tout de suite à qui ils ont affaire. Dans ces trois cas, c’est par la parole, quand il se met à parler, qu’on identifie le Christ : d’où l’idée que le ressuscité se manifeste par et dans la prédication. Le ressuscité échappe aux lois et aux limitations humaines : il entre dans une pièce dont les portes sont fermées. Il n’aura plus à mourir. Après sa résurrection, sa personne change de statut et sa présence a un caractère différent.


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Dieu, et qui dépasse nos possibilités naturelles. Comme le note F. Vouga 11, entre la vie antérieure et la vie nouvelle, il y a à la fois « continuité identitaire » et « discontinuité qualitative ». Le ressuscité n’est pas un autre que Jésus, mais il existe autrement. Cette vie ressuscitée est ouverte et offerte à ses disciples qui, dans la foi, commencent à y entrer ; elle fait d’eux des êtres nouveaux. Pour reprendre la terminologie employée au chapitre , à Pâques naît l’humanité nouvelle et authentique qui n’existait pas jusque-là. Elle ne supprime ni ne supplante l’humanité telle qu’elle existait sous une forme déficiente ; elle la modifie, la métamorphose ou, plus exactement, met en route un processus de transformation créatrice. Adam (nous avons dit que ce mot veut dire « être humain ») au départ « animal vivant » devient « être spirituel » 12. Quand Paul écrit aux Colossiens (, ) qu’il sont ressuscités (au passé), il veut dire que l’être nouveau ou l’homme authentique est né et grandit en eux. Que la résurrection ait lieu le premier jour de la semaine a probablement une portée symbolique. Pâques marque un commencement, inaugure une deuxième genèse, met en route une création neuve. Comme la première genèse a transformé un chaos en cosmos 13, la nouvelle création fait passer l’être humain du désordre et de la dislocation à l’harmonie ; elle le conduit de l’aliénation qui l’empêche d’être lui-même à l’authenticité où il émerge à sa vérité 14. LE VOCABULAIRE

Que veut dire exactement le mot « ressusciter » ? Si on se réfère au texte grec du Nouveau Testament, on constate que « ressusciter » traduit deux verbes différents 15, aux sens proches mais pas identiques. Le premier signifie « s’éveiller » ou « se réveiller », « sortir du sommeil », le deuxième « se lever », « se mettre debout ». Cette terminologie appelle trois commentaires. . Les verbes employés par le Nouveau Testament, selon l’avis des spécialistes, appartiennent à la fois au langage le plus banal, celui 11. Une théologie du Nouveau Testament, p. 224-225. 12.1 Co 15, 45-46. 13.Le premier chapitre de la Genèse ne raconte pas une création ex nihilo, mais à

partir d’un tohou-wa-bohou, équivalent hébreu du chaos grec. Cf. A. Gounelle, Le dynamisme créateur de Dieu, p. 79-83. 14.Voir le chapitre 7. 15.On ajoute parfois un troisième verbe : « être élevé », utilisé dans Ph 2, 9. Il me paraît cependant à la fois moins fréquent et moins caractéristique.


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p. 9.

p. 9-12. F. Vouga, Une théologie du Nouveau Testament, p. 224. 17. M. Théron, Les deux visages de Dieu, p. 195-200. Cf. D. Marguerat, Résurrection,

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16.C. Senft, Jésus de Nazareth et Paul de Tarse, p. 95. D. Marguerat, Résurrection,

 

de tous les jours, et à un vocabulaire spécifique et particulier, celui employé par la littérature apocalyptique 16. D’un côté, s’éveiller et se lever sont des actes que la plupart des êtres humains font chaque matin. À cet égard « ressusciter », qui en français évoque un événement rare et extraordinaire, traduit assez mal le grec. De l’autre côté, on se sert de ces verbes pour décrire ce qui se passera à la fin des temps, quand ce monde s’écroulera et sera remplacé par le Royaume de Dieu. On ne doit certainement pas surestimer cette dualité qui caractérise l’ensemble du langage religieux (il tente de dire le divin avec des mots humains). Cependant, elle ne manque pas d’intérêt ni de signification. Elle indique en même temps la quotidienneté de la résurrection et sa spécificité. Quotidienneté parce que ces verbes renvoient à des occupations ou à des comportements habituels. Spécificité en ce que ces verbes indiquent également des circonstances spéciales, hors du commun. Dans la résurrection se mêlent l’attendu et l’inouï. L’être nouveau, le chapitre  l’a souligné, répond à une aspiration et à une expérience inscrites en nous, et pourtant sa venue surprend, étonne, apporte de l’inédit. . Ces deux verbes, s’éveiller et se lever, indiquent des actions voisines, qui en général s’enchaînent mais ne se confondent pas. On commence par s’éveiller, on se lève ensuite. Les traduire l’un et l’autre par « ressusciter » masque leur différence17. Nous nous éveillons à nous-mêmes et à la vie, nous sortons du sommeil à l’égard de la vérité. Nous nous levons pour agir, pour travailler, pour concrétiser ce que nous portons et avons découvert en nous. En ce sens, on peut dire que Jésus ressuscite bien avant le matin de Pâques, non pas seulement à la fin de sa vie terrestre, mais au commencement de son ministère. Il ressuscite quand il se met à prêcher, à guérir et à proclamer l’évangile. Il s’est éveillé à la vérité, nous ne savons ni quand ni comment et peu nous importe. Il se lève pour la répandre et permettre à d’autres d’y accéder. La résurrection ne se borne pas à un moment particulier de son parcours. Elle ne se réduit pas à un fait ponctuel. Jésus est le ressuscité d’un bout à l’autre des évangiles, alors qu’il n’est


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crucifié qu’à la fin. Sous cet angle, on peut également dire que la résurrection précède et domine la Croix. Pâques manifeste ou exprime dans un moment unique ce qui caractérise l’ensemble de son activité. De même pour le croyant, la résurrection ne se produit pas après son décès, mais commence dès maintenant. Nous ressuscitons, au sens littéral, chaque matin quand nous sortons de notre lit. Nous ressuscitons, au sens fort, chaque fois que nous nous éveillons à la vérité et que nous nous dressons pour mener une vie authentiquement humaine. La résurrection s’expérimente ou plutôt elle opère ici-bas et dans le présent. Ce qui n’exclut évidemment pas qu’elle concerne également l’au-delà et notre sort final. On retrouve la dualité du quotidien (la résurrection se vit tous les jours) et du spécifique (elle est un événement hors du commun). . La dernière remarque porte plus sur la grammaire, ou l’utilisation des mots, que sur la terminologie proprement dite. Les verbes « éveiller » et « se lever » ont, dans le Nouveau Testament, Dieu comme sujet et le Christ comme objet. Contrairement à ce que laissent entendre parfois des confessions de foi et des textes ecclésiastiques, le Christ ne ressuscite pas tout seul, par sa vertu ou sa puissance propre. C’est Dieu qui l’éveille et le fait se lever. C’est Dieu qui intervient et opère à Pâques. Ce qui confirme ce que nous avons dit au chapitre  : le christ est un acte de Dieu. L’ÉVÉNEMENT

Dans les paragraphes qui précèdent, j’ai tenté de dire le sens de la résurrection. Par contre, je ne me suis guère interrogé sur la réalité ou l’historicité de l’événement de Pâques. En un sens, c’est normal. Le théologien cherche des significations, tandis que l’établissement des faits relève de l’historien. En fait, on ne peut pas maintenir jusqu’au bout cette distinction, si pertinente soit-elle par ailleurs. Les deux questions s’entremêlent inévitablement. Dans la réflexion théologique, depuis un siècle et demi, on perçoit sur ce point une tension ou une opposition que je décris à très gros traits. Une première tendance voit dans la résurrection un sens qui nous atteint et une puissance qui agit en nous. Une fois qu’on a compris son message et expérimenté sa force, la question de la matérialité de l’événement de Pâques (comme celle de ce qui se


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    

Liberté, avril 2002. 19. Catéchisme de l’Église catholique, p. 142, § 643.

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18. Voir M. Boss, « Théologie et sincérité font-elles bon ménage ? », Évangile et

 

passe pour nous après le tombeau) n’a plus grande importance. Elle relève d’une vaine curiosité et risque même de détourner de l’essentiel. On propose volontiers ici une interprétation symbolique de la résurrection. Symbolique ne veut pas dire imaginaire, irréelle et dépourvue de consistance. Cet adjectif indique que le sens et l’effet de la résurrection en constituent la substance ou le contenu. La factualité n’ajoute ni n’enlève rien. Si Jésus était sorti du tombeau sans que personne n’en sache rien, il y aurait retour à la vie mais pas vraiment résurrection. Et si son corps est resté au tombeau, il n’en est pas moins ressuscité par ce qu’il représente et suscite. En , dans un journal d’Ottawa, le pasteur B. Phipps, modérateur (autrement dit président) de l’Église Unie du Canada, va dans ce sens et déclare, ce qui a provoqué quelques remous, que la résurrection du Christ n’est probablement pas un événement « d’ordre physique ». Elle signifie que « Jésus est devenu un pouvoir vivant et transformant dans la vie de ses disciples, et il continue de l’être aujourd’hui 18 ». Pour un deuxième courant, s’il ne renvoie pas à un fait, à un événement physique qu’on aurait pu tangiblement constater, l’affirmation de la résurrection n’a plus de contenu et n’est que du vent. En effet, le message évangélique repose sur une intervention de Dieu dans l’histoire des hommes. Comme en s’incarnant il a pris une chair ou un corps ordinaire, de même la résurrection s’inscrit dans la matérialité la plus banale, sinon elle n’est que spéculation. Ici, on souligne que dans les récits d’apparition du ressuscité revient souvent le verbe « voir », que Jésus fait griller et mange des poissons. N’en déplaise aux grands spirituels et aux esprits distingués, on est dans le domaine du tangible, du charnel, du trivial, et c’est ce qui donne sens et puissance au message évangélique. Ainsi, le Catéchisme de l’Église catholique affirme qu’« il est impossible d’interpréter la Résur rection du Christ en dehors de l’ordre physique » 19. Que s’est-il donc passé ? À cette question, on ne peut pas répondre. Nous sommes condamnés à l’ignorer. Le Nouveau Testament ne raconte pas la résurrection du Christ, il n’en donne pas de récit (on n’en trouve que dans une littérature apocryphe tardive et peu fiable). Il rapporte des expériences de la présence du ressus-


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cité dans des termes qui ne permettent pas d’assouvir notre curiosité. Peut-on dans ces conditions parler d’historicité ? Nous aurons l’occasion au chapitre  de réfléchir sur la notion complexe d’historicité, et nous verrons que selon la conception qu’on en a la réponse varie. On aurait en tout cas tort d’en faire une question de foi. Le débat que je viens d’évoquer ne se situe pas entre la foi et l’incroyance. Il oppose deux interprétations de la résurrection aussi évangéliques et croyantes l’une que l’autre, même si elles le sont différemment. La première a le mérite d’écarter le danger de superstition qui pèse sur toutes les croyances religieuses, tandis que la seconde entend lutter contre la dissolution ou l’évaporation du message chrétien où risque de conduire un spiritualisme excessif. Ces deux préoccupations sont également légitimes et on ne peut disqualifier ni l’une ni l’autre. L’EFFECTIVITÉ DE LA RÉSURRECTION

Toutefois, pour éviter un spiritualisme déviant vers l’évanescence, point n’est besoin d’affirmer la réalité physique de la résurrection du Christ. Cette question ne me paraît pas aussi décisive que certains le pensent. Elle ne le devient que si on est imprégné, en général à son insu, de ce positivisme plat et pauvre pour qui seul ce qu’on touche est vrai et digne de foi. L’Évangile de Jean suggère, au contraire, de dissocier le vrai du palpable 20. « Ne me touche pas », dit le Christ ressuscité à Marie Madeleine (, ), et Thomas ne met pas ses doigts et ses mains, comme il l’avait souhaité, sur le corps du ressuscité ou, du moins, le récit ne précise pas qu’il le fait 21. Ce silence me paraît délibéré. Sans condamner le désir, bien normal et naturel, de Thomas, l’Évangile de Jean entend indiquer que la foi ne dépend pas de ce que les sens constatent (, -). Notre culture favorise un positivisme élémentaire et superficiel (il existe des positivismes plus élaborés et profonds) qui, en fait, nie le spirituel soit en y voyant une illusion, soit en le réduisant, comme dans la mentalité magique, au physique. Cette manière de voir, assez répandue dans notre monde, influence forcément des croyants, et la philosophie sous-jacente qu’elle implique leur 20. Par contre, la première épître de Jean (1, 1) n’a pas la même réserve ; elle men-

tionne « ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu… ce que nos mains ont touché ». 21. De même, à la différence de Luc 24, 43, Jn 21, 13 ne précise pas que le ressuscité mange des poissons grillés.


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  • P A R L E R D U C H R I S T • ch.

paraît parfois aller de soi. Dans ce cas, des propos tels que ceux du pasteur Phipps les indignent et les blessent. Ils ont tort. Ils ne seraient ni révoltés ni meurtris s’ils comprenaient que l’effectivité de la résurrection n’équivaut pas à sa matérialité. Elle se situe à un autre niveau. La résurrection de Jésus est historique en ce qu’elle change et continue à changer l’histoire. Elle est réelle non pas parce qu’elle serait tangible, mais dans la mesure où elle agit sur la réalité et la modifie en faisant naître en nous une nouvelle créature et en implantant dans notre monde une nouvelle création. En tout cas, même quand on défend la matérialité physique de la résur rection, on n’a pas les moyens de la décrire. Les récits bibliques, s’ils insistent sur la signification et les conséquences de Pâques, ne permettent pas, en revanche, de se faire une idée de ce qui s’est passé. Cela vaut sans doute mieux. Comme l’écrit M. Bouttier 22, il ne s’agit pas de « croire en arrière » en scrutant les origines et en essayant de déterrer les racines, mais de « croire en avant » en s’attachant aux fruits, et en se laissant emporter par le dynamisme créateur de la vie nouvelle.

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22. Visages de l’évangile, p. 77. Cf. la citation que j’ai faite de Schweitzer, p. 60

n. 19.


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Chapitre 

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LA PAROLE

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Dans le chapitre , j’ai indiqué que pour construire une christologie on pouvait et on devait faire appel aux religions non chrétiennes. En effet, si sauf exceptions elles ne nous apprennent rien (ou pas grand chose) sur l’homme Jésus, par contre elles contribuent à nous faire comprendre ce que signifie le titre de « christ ». Je vais essayer d’illustrer cette affirmation en analysant quatre manières différentes de décrire le rôle et la mission du christ (autrement dit, de l’action de Dieu parmi les humains pour les rendre authentiques), la première centrée sur la parole, la seconde sur le changement, la troisième sur le modèle et la quatrième sur l’événement.

Une première interprétation du christ le situe dans le cadre de la prophétie. Prophétiser (étymologiquement : « parler devant » ou « parler au nom de ») veut dire non pas, comme on le croit souvent, annoncer ou prédire l’avenir, mais discourir devant un public, s’adresser à un auditoire, prêcher à des gens assemblés, leur transmettre un message. Le terme de christ, dans cette perspective, désigne le prédicateur par excellence, celui qui fait entendre la parole de Dieu et enseigne sa volonté mieux que ses prédécesseurs et ses successeurs. Il énonce clairement et totalement ce qu’ils balbutient de manière fragmentaire, partielle et confuse. Le début de l’épître aux Hébreux déclare : « Après avoir autrefois parlé, à plusieurs reprises et de plusieurs manières, à nos pères par les prophètes, Dieu nous a parlé ces derniers temps par le Fils ». Le christ apparaît comme le successeur et l’héritier des prophètes. Jésus est le plus grand et le dernier d’entre eux (peut-être pas le

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LE PROPHÈTE OU PRÉDICATEUR


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dernier dans le temps, celui qui arrive après tous les autres, mais l’ultime, celui qu’on ne peut pas dépasser parce qu’il a atteint l’échelon le plus élevé). Cette interprétation met l’accent sur la prédication et l’enseignement du christ. Par sa bouche, la parole divine se dit. Le message a plus d’importance que la personne qui l’annonce. Le messager ne joue qu’un rôle subalterne. Il ne mérite attention, respect, on ne lui doit reconnaissance, louange, voire dévotion qu’à cause du message qu’il transmet. La personne du christ n’ajoute rien, ni ne donne de la valeur à ce qu’il proclame. C’est au contraire sa prédication, et uniquement elle, qui rend sa personne exceptionnelle. UNE CHRISTOLOGIE DE TYPE MUSULMAN

L’islam nous rend attentifs à cette première manière de comprendre le christ qu’on pourrait qualifier de « christologie de type musulman ». Je dis une « christologie de type musulman » et non pas la « christologie musulmane ». Je n’entends pas exposer les enseignements du Coran sur Jésus, mais indiquer l’orientation qu’ils me suggèrent. Il existe des liens étroits et une proche parenté entre l’islam et le christianisme, à tel point qu’on s’est parfois demandé s’il s’agit de deux religions différentes ou de deux versions opposées de la même foi. Á la fin du Moyen Âge et au seizième siècle, plusieurs théologiens chrétiens voient dans l’islam une déviation ou une hérésie du christianisme, et non pas une spiritualité qui lui serait foncièrement et fondamentalement étrangère1. Pour Luther, le catholicisme et l’islam représentent deux variantes parallèles de la même erreur, celle qui transforme l’évangile en son contraire, en un système de salut par les œuvres. Des modernes, tels que von Harnack en , Schlatter en , Schoeps en , Küng en  signalent la parenté étroite de l’islam avec des courants judéo-chrétiens étouffés dans l’église des premiers siècles. Le Coran n’en serait-il pas la résurgence ou la reprise ? De leur côté, quelques docteurs musulmans soulignent que la révélation coranique n’ajoute rien de nouveau ni de différent à ce qu’ont prêché Abraham et Jésus. Elle opère plutôt un retour à ce qu’ils ont vraiment dit. Les juifs et les chrétiens ont, selon 1. V. Segesvary, L’Islam et la Réforme.


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R. Arnaldez, Jésus, fils de Marie, prophète de l’Islam ; J. Ess et H. Küng « L’islam et le christianisme » dans H. Küng, Le christianisme et les religions du monde ; G. Siegwalt, Dogmatique pour la catholicité évangélique, 1/2 ; G. Tartar, JésusChrist dans le Coran.

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2. Sur la première partie de ce chapitre, voir H. Michaud, Jésus selon le Coran ;

Il ne faut donc pas mettre Jésus, quelle que soit son importance, à part, l’isoler et le séparer des autres porteurs de la révélation divine. À proprement parler, la prophétie ne progresse pas, elle se répète. Les prophètes se font plus ou moins bien entendre. Il arrive que leurs disciples dénaturent leurs propos. Mais leur message ne diffère en rien. L’avantage de Mahomet vient de ce qu’il a fait consigner la parole même de Dieu dans un livre, ce

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Nous croyons en Dieu, à ce qu’il a révélé à Abraham, à Ismaël, à Isaac, à Jacob et aux tribus, à ce qu’il a donné à Moïse, à Jésus, aux prophètes. Nous ne faisons pas de différence entre eux, nous n’avons pas de préférence pour l’un d’entre eux ; nous sommes soumis à Dieu.

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l’islam, altéré, faussé et corrompu dans leurs livres respectifs le message de ces serviteurs de Dieu. Mohammed ou Mahomet le rétablit et le restaure. Il restitue la parole originelle et authentique que les traditions juives et chrétiennes ont déformée et défigurée. S’il se veut post-juif et post-chrétien, l’islam ne prétend nullement dépasser Abraham et Jésus. Il veut seulement éliminer les modifications fâcheuses qu’on aurait fait subir à leurs enseignements. La sourate / déclare à propos de Mahomet : « un prophète est ensuite venu à vous, confirmant ce que vous possédiez déjà ». La sourate / affirme : « le Coran est la confirmation de ce qui existait avant lui » (voir également la sourate /). Le Coran parle de Jésus à plusieurs reprises, toujours avec respect 2. Il lui accorde même une place exceptionnelle qui, à certains égards, le met au-dessus de Mahomet. Dans ce qu’il en dit, deux thèmes dominent. D’abord, celui de la parole. Le Coran affirme, comme le prologue de Jean, que « Jésus est la parole de Dieu » ou qu’il est « une parole venant de Dieu » (les traducteurs hésitent entre les deux formules).Toutefois, pour l’islam, Jésus ne possède pas le monopole ni l’exclusivité de cette parole de Dieu. Les prophètes de l’Ancien Testament l’ont dite avant lui et Mahomet la prononce après lui. La sourate / déclare :


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dont ne se sont pas préoccupés Abraham et Jésus ; on ne peut donc plus l’altérer, comme l’ont fait juifs et chrétiens pour les enseignements d’Abraham ou de Jésus. Le second thème est celui de l’obéissance. Le Coran voit en Jésus le modèle de ce que doit être un bon musulman, c’est-à-dire un homme totalement conforme3 à Dieu qui applique parfaitement sa volonté. Cependant, si Jésus est exemplaire, pour l’islam il n’est en tout cas pas divin, ni ne participe à la divinité. Il n’est pas non plus unique. Il existe d’autres figures de musulman parfait. Les évangiles, nous l’avons vu, insistent sur la Croix et les chrétiens lui reconnaissent une valeur décisive. Le Coran, par contre, la laisse de côté. Il n’est pas sûr qu’il nie la réalité de la mort de Jésus à Golgotha, comme la plupart des commentateurs le déduisent d’une sourate isolée et obscure (/) qu’il n’est pas impossible d’interpréter autrement. Mais, de toutes manières, la Croix n’a guère d’importance. En général, pour l’islam, les enseignements comptent plus que les événements. Dieu se trouve en dehors et au-dessus de l’histoire. Sa volonté reste en tout temps identique à elle-même. Ses envoyés disent toujours la même chose. Le christ n’apporte rien de nouveau et ne modifie pas la condition ou la situation humaine. Il rappelle à un moment donné une vérité éternelle et immuable, dite dans bien d’autres occasions. Ce qu’il fait et ce qui lui arrive ne changent pas les choses et ne transforment pas notre relation avec Dieu. L’islam rapporte bien des miracles de Jésus, mais ils ont pour seule fonction d’accréditer sa parole et non d’illustrer le surgissement du Royaume. L’ÉVÉNEMENT CHRISTIQUE, SURGISSEMENT DE LA PAROLE

On trouve des thèmes analogues chez des penseurs juifs, à ceci près qu’ils préfèrent parler de « rabbin » ou, plus exactement, de rabbi (les évangiles donnent souvent le titre de rabbi, c’està-dire de « maître spirituel », à Jésus), plutôt que de « prophète ». Tout en émettant parfois des réserves sur tel ou tel aspect de son enseignement, quelques érudits juifs ont souligné sa proximité avec la littérature rabbinique. Chacune des paroles de Jésus rapportées dans les évangiles y a des équivalents ou d’étroits parallèles. 3. J’ai signalé dans le chapitre 3 que le terme « soumis » n’est que partiellement

exact.


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Quoi qu’il en soit, dans un cas comme dans l’autre, on peut proposer la définition suivante de l’événement christique : il consiste dans le surgissement d’une prédication (ou dans l’envoi d’un prédicateur) qui annonce, avec force et exactitude, la parole de Dieu. Dieu nous révèle la vérité du monde et le sens de notre existence par un intermédiaire ou un porte-parole, le christ, qui fait entendre le message éternel et immuable que nous masque ou nous brouille le monde. Même si elles sont loin d’être majoritaires, on rencontre dans le christianisme des définitions voisines de l’événement christique. On en a un exemple avec les sociniens du seizième siècle. Le catéchisme de Rakow () développe longuement la fonction prophétique de Jésus et passe très rapidement sur les fonctions sacrificielles (le christ donnant sa vie pour nous sauver) et royales (le christ régnant sur le monde). Il privilégie fortement le premier des trois « offices » du christ, pour reprendre la terminologie et les distinctions de la scolastique protestante classique. Pour la spiritualité des Lumières– on en a des exemples typiques avec Rousseau et avec le président Jefferson – les miracles et les prodiges racontés par les évangiles sont un « fatras » ; ils engluent et ternissent, voire déshonorent ce « diamant » qu’est l’enseignement de Jésus. Plus tard, des protestants libéraux tels que Charles Wagner et Albert Schweitzer ont le sentiment que beaucoup de leurs contemporains ne veulent plus entendre parler de Jésus parce qu’ils le voient à travers le spectacle lamentable d’une église obscurantiste, belliciste et complaisante aux injustices sociales. Elle les rend allergiques aux références bibliques. Dans ce contexte, Wagner et Schweitzer s’efforcent d’exprimer l’évangile dans un langage séculier, profane, sans référence à l’histoire sainte, sans nommer Jésus. Cette tentative leur paraît possible parce que l’évangile consiste plus pour eux en un message qu’en une personne, parce qu’ils voient dans l’événement christique une prédication plus qu’un drame théologique et cosmologique. Certains auteurs soulignent, au contraire, la différence qui donne à la parole de Jésus une qualité exceptionnelle, voire unique. Il ne se contente pas de prononcer ou d’énoncer la parole de Dieu. Il est « parole de Dieu » (et pas seulement porte-parole), son être s’identifie avec cette parole. De plus cette parole dit seulement que « Dieu a parlé », autrement dit, elle s’annonce elle-même ;


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elle est à elle-même son propre contenu. En ce sens, insister sur la parole conduit à dire non pas que Jésus est prophète, mais qu’il est prophétie ou parole de vie 4, et rend impossible de dissocier sa personne et son message. LE CHANGEMENT

LE CHRIST FAIT BOUGER

Une deuxième conception de l’œuvre et de la personne du christ met l’accent sur le changement qu’il effectue ou sur le déplacement qu’il provoque. Sa parole ne donne pas un enseignement intemporel, elle met en route. Elle nous conduit ailleurs que là où nous nous trouvions avant de l’entendre. Elle rend différent. Il ne s’agit pas de la scruter pour y découvrir la connaissance de Dieu et de sa volonté. Il faut se laisser entraîner par elle, entrer dans le mouvement qu’elle initie et qu’elle entretient. Elle ne trace pas seulement un itinéraire, elle constitue un véhicule qui nous transporte. Les spécialistes parlent d’un « langage de changement 5 », c’est-à-dire d’un discours qui n’a pas pour but d’informer mais de transformer, non pas de faire savoir, mais de faire bouger. Si la conception précédente insistait sur le christ comme porteur de la vérité, celle-ci le voit plutôt comme « chemin ». UNE CHRISTOLOGIE DE TYPE BOUDDHISTE

Des thèmes bouddhistes orientent vers cette deuxième compréhension du christ. Comme pour l’islam, il ne s’agit pas ici d’exposer ce que le bouddhisme peut dire sur le christ ou sur Jésus. En fait il en parle très peu 6, même si le dalaï-lama a consacré un séminaire à commenter des textes de l’évangile 7. Nous n’entendons pas non plus analyser la spiritualité du bouddhisme, ni la 4. Selon M. Henry, Paroles du Christ, p. 87-114, une double distance affecte la

« parole du monde » qui parle des objets : écart entre le sujet qui parle et son discours ; écart entre ce dont on parle et ce qu’on en dit. Cette double distance n’existe pas dans le cas de la « parole de vie », où la vie parle d’elle-même ; celui qui parle et ce dont il parle s’identifient avec la parole. Si le Christ est parole de vie (il est la vie se révélant elle-même), il ne semble toutefois pas en avoir, selon M. Henry, le monopole ; tout homme porte en lui, du fait qu’il est vivant, la possibilité de cette parole qui est donc, par nature, contagieuse. 5. Expression empruntée à P. Watzlawick. 6. Voir l’étude d’A. Forest, « Jésus vu par les bouddhistes » dans G. Cholvy, éd., Figures de Jésus-Christ dans l’histoire. 7. Le Dalaï-Lama parle de Jésus.


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comparer avec celle du christianisme. Le propos porte plutôt sur la manière dont des aspects du bouddhisme peuvent marquer et influencer notre compréhension du christ. Pour cela, nous partirons d’une célèbre parabole de Gautama Bouddha, celle du radeau 8 :

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8. Cf. W. Rahula, L’enseignement du Bouddha.

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L’enseignement du Bouddha n’a pas pour but de mettre sur les épaules des hommes un fardeau, ni de les enfermer dans une demeure. Il ne veut pas tomber dans le dogmatisme. Il ne leur fournit pas un cadre fixe où s’installer ni une vérité définitive à défendre et à maintenir à tout prix. Il se veut un « véhicule » qui permet d’avancer, d’aller plus loin et de continuer le voyage. Le bouddhisme présente sa doctrine comme une « voie », et non pas comme un but ou comme une réalité dernière et immuable. Nous proposons de voir dans ce radeau une image ou une parabole de ce qu’est ou de ce que fait le christ. Rappelons que dans un texte bien connu, souvent interprété allégoriquement, Jésus a parlé aussi de « l’autre rive » (Mc , ). Cette deuxième manière de comprendre le christ appelle trois remarques. . Un chrétien dira qu’il ne fabrique pas lui-même l’embarcation, mais qu’il la reçoit. Le radeau ne résulte pas d’un travail de l’être humain. Dieu le lui donne, le lui envoie, le met à sa disposition. C’est ce qu’on nomme la grâce. Toutefois, le bouddhiste peut accepter cette insistance sur la grâce sans modifier fondamentalement sa parabole. En effet, il considère également qu’il n’invente pas la doctrine. Elle vient vers lui ou, plus exactement,

 

Un homme se trouve devant un grand fleuve. De son côté, la rive est dangereuse et effrayante ; en face, elle est sûre et tranquille. Il n’y a ni bac, ni pont. Il se dit : « Cette rive est mauvaise, l’autre est bonne, je n’ai rien pour passer de l’une à l’autre. Je vais fabriquer un radeau qui me permettra de traverser ». Ce qu’il fit. Arrivé sur l’autre rive, il pense : « Ce radeau m’a bien aidé ; je vais le porter sur mon dos partout où j’irai. Le Bouddha demande aux moines : « Cet homme a-t-il raison de garder son radeau ? » Ils répondirent « Non ». Le Bouddha reprit : « Il ferait mieux de penser : “Ce radeau m’a été d’un grand secours. Maintenant je vais le déposer, et continuer ma route.” » J’ai enseigné une doctrine semblable à ce radeau. Elle est faite pour traverser, non pour être portée.


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il entre et se laisse entraîner par la doctrine que le bouddha ou les bouddhas lui transmettent. Cette différence n’a donc rien d’irréductible, et on a justement relevé sur ce point la proximité du bouddhisme de la Terre pure (ou amidisme) avec la proclamation chrétienne du salut par la seule grâce 9. . Le christianisme occidental se fonde et se centre sur les débuts, les origines, les genèses. Nous ne cessons de commémorer les événements de Noël et de Pâques, de la naissance de Jésus et de sa résurrection, qui sont le point de départ de la foi chrétienne. Au contraire, la parabole bouddhiste insiste sur la fin, l’achèvement ou le terme de la mission du christ. Il arrive un moment où le radeau n’est plus opératoire, parce qu’il a rempli son rôle et que le déplacement a eu lieu. Non seulement il devient inutile, mais si on ne s’en débar rasse pas, il encombre, entrave et alourdit. Il faut s’en détacher. Le transitoire, ce qui permet le passage, ne doit pas devenir permanent. Le christ ne constitue pas le commencement et l’aboutissement ; il correspond à ce qui se trouve entre l’alpha et l’oméga, du bêta au psi ; il achemine de la première à la der nière lettre. Au contraire, l’orthodoxie chrétienne tend à pérenniser Jésus, en le divinisant et en l’installant dans la trinité. Il se situe à l’origine (puisque associé à la création), il assure le passage (en apportant le salut), il se trouve à l’arrivée (son retour coïncide avec la fin des temps et l’arrivée du Royaume). Le médiateur est en même temps initial et terminal. On voit en lui non seulement le chemin (comme il se qualifie lui-même dans l’Évangile de Jean), ou la route vivante (selon une expression de l’épître aux Hébreux), mais également un principe ou une hypostase métaphysique. Pourtant Paul, dans  Co , -, évoque le moment où, sa tâche terminée, le christ remettra le Royaume à Dieu afin que Dieu soit totalement en tous. . Le mouvement a ici plus d’importance que le point d’arrivée. La vérité se trouve dans le déplacement, pas dans le but à atteindre. Dans la parabole du Bouddha, « l’autre rive » ne représente pas un lieu où on s’arrête, s’installe et se repose, mais le point de départ d’un nouveau trajet. La venue de Jésus en Palestine au début de notre ère inaugure une étape. Elle permet le franchissement positif et indispensable d’une étendue d’eau qui empêchait de 9. Cf. J. Cobb, Bouddhisme et christianisme.


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10.Voir mes ouvrages Le dynamisme créateur de Dieu et Le Christ et Jésus.

En christianisme, on rencontre des éléments de cette deuxième manière de comprendre le christ dans les théologies dites « du Royaume » (par exemple, Wilfred Monod, Albert Schweitzer, le christianisme social). Elle a surtout été développée par la théologie du Process qui insiste sur « le dynamisme créateur de Dieu » 10. Cette théologie voit essentiellement dans le monde un « flux perpétuel » et elle insiste sur la transitivité, ce qui la rapproche du bouddhisme. Pour elle, Dieu fait bouger les êtres et les choses, les pousse en avant, fait surgir de l’inédit et, sans cesse, rend toutes choses nouvelles. Le christ se caractérise alors par « la transformation créatrice » qu’il opère. Plus exactement, « christ » ne désigne pas tellement un être que l’événement ou l’acte qui fait avancer, franchir un seuil et surgir une nouveauté. Que Jésus soit pour nous le christ signifie qu’il a mis en route et anime l’étape de l’histoire (personnelle ou collective) dans laquelle nous nous trouvons, et qu’il nous conduit vers le but, non encore atteint, de cette étape, « l’autre rive » de la parabole.

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« VOICI, JE FAIS TOUTES CHOSES NOUVELLES »

 

continuer la progression. Quand la traversée, dans laquelle nous sommes pour le moment engagés, sera terminée, il faudra aller plus loin. Dans le cheminement de l’humanité, les événements dont parlent les évangiles jouent un rôle certes essentiel, mais aussi provisoire. Ils correspondent à un moment précis de la marche et représentent un point de passage obligé. Tôt ou tard viendra le jour où ils auront produit tout leur effet et où ils seront dépassés. Alors apparaîtra un nouveau véhicule. Une autre figure christique viendra relayer Jésus, le continuer et prendre sa place, comme lui-même a relayé Abraham et Moïse en les prolongeant et en se substituant à eux. Ne peut-on pas comprendre ainsi l’affirmation du Nouveau Testament qu’à la fin non pas des temps, mais de notre temps (de notre période historique) se produira le retour du christ, qui prendra forcément alors une autre figure que celle de Jésus de Nazareth ? Chez certains auteurs se profile l’idée que le Royaume, par sa nature même, se trouve toujours devant nous. Il ne sera jamais pleinement réalisé et accompli. Ou, pour dire les choses autrement, il est une marche pas un lieu.


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LE MODÈLE

« VOICI L’HOMME »

Une troisième approche du christ voit en lui l’exemple de ce que nous devrions tous être, le modèle que nous avons à suivre et à imiter. Il est l’homme parfait, l’homme idéal, l’homme authentique. Quand Pilate en le présentant à la foule déclare : « Voici l’homme », sans en avoir conscience il dit une grande vérité. Il indique ce qu’est ou plutôt qui est Jésus. Il ne faut pas en faire un personnage surnaturel dont la personne aurait, en plus de son humanité, une nature différente de la nôtre. On ne doit pas voir en lui un étranger venu d’ailleurs et fait autrement que nous. Il est notre frère, semblable à nous en toutes choses, hormis le péché. Il nous montre l’image de ce que nous serions si nous n’avions pas dévié et abîmé notre existence, si nous n’avions pas obscurci, troublé et perdu la vérité que nous por tons en nous, parce que Dieu l’y a mise. Nous sommes appelés à nous confor mer à cette image (Rm ,) et à le suivre sur le chemin vers Dieu qu’il a tracé. Il est guide (ou « guru ») parce qu’il a ouvert la voie (ou une voie) vers l’absolu. UNE CHRISTOLOGIE DE TYPE HINDOUISTE

Cette interprétation du christ apparaît, je l’ai déjà signalé, dans l’islam avec le thème de Jésus, le musulman modèle, qui obéit parfaitement à Dieu. Toutefois, elle évoque surtout des thèmes qu’on trouve dans l’hindouisme, terme qui désigne non pas une religion mais un ensemble, une famille ou un collectif de religions plus ou moins associées et interdépendantes 11. Ce paragraphe 12 n’entend pas analyser la spiritualité complexe et multiforme de l’hindouisme, mais indiquer comment certains de ses aspects peuvent enrichir une réflexion chrétienne sur le christ. Depuis deux siècles, quelques penseurs hindouistes se sont beaucoup intéressés à Jésus. Même si quelques-uns (pas tous) ont adhéré à des communautés chrétiennes, ils demeurent fondamentalement hindouistes. Ils ont lu et médité les évangiles, et se les sont, en quelque sorte, appropriés. Ils ont une perception de 11. Cf. H. von Stietencron, « Qu’est-ce que l’hindouisme ? » dans H. Küng, Le christia-

nisme et les religions du monde, p. 202. 12.Ce paragraphe doit beaucoup au livre Jacques Dupuis, Jésus-Christ à la rencontre

des religions. Il utilise également M. Fédou, Regards asiatiques sur le Christ.


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  • P A R L E R D U C H R I S T • ch.

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Jésus qui n’est pas la même chez tous, et qui diffère de la nôtre. Ils introduisent Jésus, l’implantent, l’intègrent, lui donnent une place dans leur spiritualité et leur religion. Ils écoutent son message, le vénèrent et tentent de le suivre sans pour cela sortir du cadre de l’hindouisme. Pour caractériser leur perception de Jésus, ils parlent souvent du « Christ sans attache » (cette expression se trouve dans le titre d’un livre du théologien chrétien hindou, S. Samartha), par quoi ils entendent détaché des définitions dogmatiques des grands conciles, disjoint de l’enseignement des églises, dissocié de l’image que l’Occident s’en est forgé. Ils ont le sentiment que la tradition chrétienne l’a enveloppé comme une momie dans des bandelettes doctrinales. Elle l’a ligoté dans des formules, emprisonné dans des institutions, enfermé dans des rites. Elle l’a rendu étroit et mesquin. De plus, elle en a développé une image superficielle qui souffre d’un déficit d’intériorité. Elle insiste sur le secondaire plus que sur les principes. Elle donne davantage d’importance à l’extérieur, aux événements qui concernent Jésus, à sa biographie qu’à son « âme ». Ses miracles prennent le pas sur sa présence et son action dans les profondeurs de l’existence, ce qui appauvrit la spiritualité chrétienne. Il faut délivrer, purifier Jésus des « défroques imaginatives et conceptuelles dont on l’avait affublé » (pour reprendre une expression de Le Saux) afin de le découvrir et de l’accueillir dans sa vie. Le Jésus de l’histoire n’a de valeur et d’intérêt que s’il conduit à cet être du christ qui réside obscur et voilé en nous, et qui est notre vérité. Dans le Jésus des évangiles, les hindouistes relèvent et soulignent trois éléments qui correspondent, en gros, aux trois « voies » que leurs religions distinguent : celle de la connaissance, celle de la piété et celle du sacrifice rituel ou éthique de soi. D’abord, dans la ligne de Gandhi, ils voient en Jésus un modèle et une inspiration par sa recherche exigeante de la vérité et par son choix de la non-violence. Il nous montre ce qu’est la vérité dans son message que résume le sermon sur la montagne ainsi que par son attitude quand il accepte de mourir pour ses idéaux et refuse de tuer pour les faire triompher. En cela, il est un modèle (éminent mais non unique) dont l’enseignement et le comportement doivent inspirer chaque être humain. Ensuite, ils soulignent la piété de Jésus, son union intime, personnelle et mystique (autrement dit sa « non-dualité » ou sa « non-


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distance ») avec l’ultime. En lui, la divinité est descendue et il l’a accueillie. Il est donc un « avatar », une incarnation parmi d’autres. Keshub Sen le compare à un réservoir de cristal rempli par les eaux de la vie divine. Pour Akhinalanda et Radhakrishnan, le premier président de la République Indienne indépendante, Jésus incarne et invite à cultiver une piété mystique qui conduit à s’abandonner au divin, à se laisser envahir par lui et à devenir ainsi un christ (ce qui est la vocation de ceux qui le suivent). Enfin, ils insistent sur l’oubli de soi-même que manifeste Jésus. Il ignore l’égoïsme, il n’est que dévouement. Il écarte tout dessein personnel pour se mettre entièrement au service des autres. Parekh voit en lui un « yogi », c’est-à-dire quelqu’un qui vit une ascèse rigoureuse et qui, à cause de cela, crée autour de lui de l’harmonie. Il est ainsi pour les croyants un « guru » que chacun d’eux est appelé à imiter. Ces trois éléments font de Jésus l’homme vrai, l’homme archétypal, l’homme accompli que chacun à la fois porte en soi et doit concrétiser dans sa vie. En même temps, ils font de lui l’éveilleur (ou un éveilleur) qui nous sort de notre assoupissement spirituel, nous ouvre les yeux sur la vérité et nous fait voir le chemin qui y conduit (autrement dit, qui nous ressuscite). LA « DÉMONDANISATION »

On pourrait être tenté de mettre en relation l’approche hindouiste avec la conception éthique et mystique du christianisme qu’on trouve chez Schweitzer. En fait, ce rapprochement ne résiste pas à l’examen. À l’hindouisme, dont il admire le sens de la culture spirituelle, A. Schweitzer reproche de développer une éthique qui ne se préoccupe pas assez des conditions de vie. Elle se centre trop exclusivement sur la recherche individuelle de sainteté. Elle favorise la sanctification et la piété personnelles mais, malgré l’exception que représente Gandhi, elle n’invite pas à l’engagement social. Il s’agit de se changer soi-même, pas de changer les choses. Le renoncement à soi, l’élimination de l’égoïsme, le dépassement de l’individualité s’opèrent paradoxalement par un absorbant travail du sujet sur lui-même qui lui permet de franchir et d’éliminer les frontières illusoires qui isolent le soi. La compassion s’identifie aux autres, et partage leurs souffrances plus qu’elle ne songe à y mettre fin ou à modifier les conditions d’existence. On peut se demander si cette critique,


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qui date de , vaut toujours pour l’hindouisme d’aujourd’hui, souvent sensible aux injustices sociales (en particulier à celles générées par le système des castes) et si elle prend suffisamment en compte que, selon la Baghavad Gita, le détachement du monde s’opère dans le monde lui-même et en s’acquittant de ses devoirs familiaux et sociaux. En tout cas, on n’imagine pas Schweitzer écrivant, comme Sri Baladam Reddia : « Nous ne pouvons pas nous occuper de résoudre les problèmes des pauvres, car nous serions contaminés par le monde. » Le christ, dans une perspective de type hindouiste, ne se caractérise pas tant par sa prédication ou par les changements qu’il apporte dans le monde que par sa communion avec Dieu et par sa compassion envers les humains. À proprement parler, Dieu ne représente pas ici la vérité et le sens du monde (en tout cas du monde pris au sens banal de ce qui nous apparaît de prime abord). Il est plutôt la vérité qui en fait apparaître le caractère illusoire et trompeur. Il est le sens qui rend ce monde insensé. Dieu n’est pas celui qui vient et intervient pour faire toutes choses nouvelles, comme le dit l’Apocalypse, mais celui qui arrache le croyant à ces apparences qui constituent le cosmos et la société, le détache de lui-même pour le faire entrer dans une vérité, une piété et une sainteté où sa personnalité disparaît. « Ce n’est plus moi qui vis, c’est christ qui vit en moi », écrit Paul (Ga , ). Le monde devient un mirage vain et vide ; le croyant a conscience de ne plus lui appartenir. Il faut probablement chercher des exemples chrétiens d’une perception de type hindouiste du Christ chez des contemplatifs. Pensons à J. Monchanin et à H. Le Saux, ces chrétiens « hindouistes » à la fois proches et différents des hindouistes « chrétiens » que nous avons mentionnés plus haut. Chez les mystiques et dans les mouvements monastiques chrétiens, on travaille, comme dans la spiritualité hindouiste, à se « démondaniser », autrement dit, à s’arracher, par une modification de la conscience, à l’existence vulgaire et à la perception ordinaire de la réalité.


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L’ÉVÉNEMENT

Dans les cultures et religions de l’Antiquité gréco-latine, se développent des figures de « héros » (les plus connus étant Hercule et Achille). On racontait leurs exploits, on s’en inspirait « pour la conduite de sa vie et la compréhension de sa mort 13 ». Les récits évangéliques concernant Jésus présentent des parentés littéraires avec ces histoires païennes. Nietzsche reproche vivement et durement à Renan de voir en Jésus un « héros incomparable 14 » : « S’il y a quelque chose qui ne soit pas évangélique 15 », écrit-il, c’est bien cette notion. Jésus, tel que ses disciples l’ont perçu et raconté (mais pas forcément dans sa véritable personnalité) représente, selon Nietzsche, le contraire et la négation de l’héroïsme par son refus du combat et son « inaptitude à la résistance ». Sur ce point, Nietzsche se trompe. Le christianisme, dès les origines, a abondamment utilisé dans sa réflexion sur le christ, sa personne et son œuvre le thème du héros emprunté à la spiritualité hellénistique et romaine. LE HÉROS

Le héros antique se distingue à la fois par sa bravoure et sa noblesse de caractère. Dans un monde décadent, qui va vers sa fin et où la vertu se perd, il incarne la grandeur d’âme, la générosité, la sagesse, le courage et il accomplit des exploits. Il redonne espoir et fournit un modèle à des humains qui en ont bien besoin. Contre le triste destin qui les régit, il transforme ainsi leur sort. On le considère souvent comme un demi-dieu qui participe à la fois à la nature humaine (par sa vie physique ainsi que par sa capacité à souffrir et à mourir) et à la nature divine (souvent par une naissance miraculeuse et surtout par sa justice et sa puissance). Le héros grec (à la différence du héros moderne dont nous parlerons plus bas) connaît l’échec et a une fin souvent tragique. La piété et la prédication chrétiennes classiques soulignent les qualités exceptionnelles de Jésus. Elles insistent encore plus sur l’événement que constitue sa venue, sa mort et sa résurrection. 13.G. Riley, Un Jésus. Plusieurs Christs, p. 20-21. Pour cet ouvrage, le Nouveau

Testament présente Jésus en s’inspirant du modèle du « héros » de l’Antiquité gréco-latine. 14.Vie de Jésus, p. 371. Le thème du héros occupe dans ce livre une place minime. 15.L’antéchrist, § 29. L’attaque de Nietzsche vise plus le christianisme (voir § 62) que Jésus lui-même (voir § 31 à 36).


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Cet événement modifie du dehors la condition humaine, en transformant son cadre ou son contexte (et non en opérant un déplacement de l’individu comme dans le deuxième type). L’être humain reste au même endroit, mais sa situation change. Il était comme un prisonnier ou un esclave soumis à toutes sortes de puissances mauvaises qui le dominaient. Et voilà que le christ les affronte, les surmonte et les abat, leur enlève leur emprise et les prive de leur pouvoir. La théologie patristique a beaucoup développé le thème du Christus Victor, du christ victorieux : le christ, dit-elle, a triomphé du diable, des démons, de la fatalité, des forces occultes, etc. Le célèbre choral de Luther déclare :

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En , dans un livre intitulé Christ et le temps, Cullmann compare Pâques à la bataille décisive dans un conflit, qui met définitivement en déroute l’adversaire et ne lui laisse aucune chance, de même que la bombe d’Hiroshima consomme la défaite du Japon durant la Seconde Guerre mondiale. On voit ici en christ le héros pur et providentiel dont les hauts faits retour nent les situations les plus bloquées, détruisent les forces du mal et amènent un dénouement favorable.

 

Mais un héros dans les combats Pour nous lutte sans cesse.

Si cette christologie s’enracine dans la culture gréco-latine, elle a des résonances très modernes. Même s’il y a de grandes différences entre les conceptions antique et moderne du « héros », elle fait irrésistiblement penser aux romans d’espionnage populaires. Prenons, par exemple ceux de Kenny, des Bruce, de Fleming, de de Villiers qui ont régné pendant plus de trente ans dans les kiosques de gare. On pourrait évoquer aussi, dans un autre genre, Zorro ou Superman. Dans ces histoires, le héros porte un sigle, FX , ou OSS , , SAS qui correspond au titre de christ. Parfois, dans les films, il revêt un costume particulier. Ce sigle ou cet habillement distinctif montre d’emblée qu’on a affaire au héros. Il sert non pas à le camoufler auprès des adversaires mais à le signaler aux lecteurs ou aux spectateurs. Le héros se trouve parachuté dans une situation difficile qu’il va dénouer au mieux grâce à des exploits hors du commun. Pensons à la naissance virginale, parachutage d’ailleurs, et aux miracles. L’agent secret reçoit sa mission d’un patron, figure

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CHRISTOLOGIE ROMANESQUE


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mystérieuse, qui a quelque chose d’omniscient et d’omnipotent, avec qui il a une relation de caractère filial. Enfin, au cours du roman, le héros connaît toujours un moment très difficile. Dans l’avant-der nier chapitre, il est à deux doigts de tout perdre. Au dernier moment, par un coup d’éclat qui serait sur prenant, inattendu et imprévisible s’il ne se renouvelait pas dans chaque volume, il renverse la situation, l’emporte et met fin au livre. Il vit ainsi un simili vendredi saint qui précède un ersatz de Pâques. On trouvera peut-être cette comparaison irrespectueuse, provocante et insolente. Elle n’entend pourtant nullement déconsidérer ce type de christologie. Elle explique peut-être que le roman ait eu un tel succès dans des pays de culture chrétienne (et gréco-latine). Sans le vouloir, l’enseignement religieux et littéraire dominant y avait préparé les esprits. ÉVÉNEMENT PLUS QU’ENSEIGNEMENT

Dans cette perspective, l’enseignement et la prédication de Jésus restent dans l’ombre et tendent à disparaître. Tout repose sur ce qu’il fait et sur ce qui lui arrive. Ce qu’il dit compte assez peu. En traitant de la Croix, nous avons déjà souligné ce que le second article du Symbole dit des apôtres avait de réducteur : Il a été conçu du Saint-Esprit, il est né de la Vierge Marie, il a souffert sous Ponce Pilate, il a été crucifié, il est mort, il a été enseveli, il est descendu aux enfers ; le troisième jour il est ressuscité des morts, il est monté à la droite de Dieu.

Ce silence étonnant, voire choquant, sur la prédication et l’enseignement de Jésus a encore été accentué, comme l’a montré le ch. , par la thèse de l’expiation substitutive. Les paroles, les guérisons, les rencontres de Jésus ne présentent pas un intérêt fondamental. À la rigueur, le Nouveau Testament pourrait se passer des récits évangéliques. À l’exception de ceux qui concer nent Golgotha et Pâques, la foi n’en a pas vraiment besoin. Il lui suffit que Jésus soit d’origine divine, qu’il meure et ressuscite. On mesure tout le fossé qui sépare ce quatrième type du premier, centré sur la parole. L’EXTÉRIORITÉ

Dans un roman d’espionnage, l’accidentel joue un rôle décisif. Le sort d’un pays se règle en quelques coups de revolver bien ajustés. On laisse de côté les structures politiques et écono-


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S’il fallait choisir entre ces diverses conceptions, mes préférences iraient vers la deuxième, la christologie du déplacement, qui me paraît la plus satisfaisante. La première, en effet, ne rend pas compte de l’évangile comme d’une bonne nouvelle, c’est-à-dire comme du surgissement de quelque chose d’inédit. La troisième nous enferme dans le travail sur soi, dans le perfectionnement individuel, et ne rend pas compte de la dimension sociale et communautaire de l’évangile. La quatrième développe une mythologie difficilement pensable. La deuxième a l’avantage de

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miques, qui n’expliquent certes pas tout, mais qui ont un poids que seule la fiction peut ignorer. De même, pour le christianisme classique, Jésus intervient, rétablit la situation, mais on a de la peine à mettre en relation ces faits avec ce que nous sommes et ce que nous vivons concrètement. Dans les cas précédents, il nous touche, nous atteint, nous travaille, nous déplace, nous inspire. Ici, il agit au-dessus, en dehors et loin de nous, comme ces personnages de film et de roman qui nous intéressent sans vraiment nous concerner. Il change peutêtre les choses, il ne nous change pas vraiment. Le luthéranisme souligne fortement que le sauvé reste un pécheur ; il demeure le même, c’est l’attitude de Dieu à son égard qui se modifie. La force de cette quatrième conception christologique vient de ce qu’elle présente le christ comme un événement, ce que ne font pas avec la même vigueur les précédentes. Elle a également le mérite de mettre l’accent sur sa personne. Dans les approches de type bouddhiste et hindouiste, Jésus risque de perdre son épaisseur humaine et de devenir, comme l’écrit Samartha, « pâle et anémique ». Le thème gréco-latin du héros, repris par le christianisme classique, contient de la vérité et, dans le dialogue entre religions, on aurait tort de sous-estimer la valeur de sa contribution. Sa faiblesse réside dans la difficulté de relier le christ avec notre existence, ce que font mieux, par contre, les conceptions précédentes. Elle souligne l’extériorité et l’altérité de Dieu à un point tel que sa proximité disparaît. Il intervient du dehors, de manière extraordinaire et miraculeuse, plus qu’il n’agit de l’intérieur. Il surplombe et domine l’existence. Il ne l’habite pas vraiment ni ne l’anime.


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combiner l’être avec l’événement, la structure avec le mouvement, le récit avec la réflexion. Toutefois, je ne préconise nullement qu’on abandonne les autres conceptions. Si aucune n’est parfaite, elles ont toutes quelque chose à apporter. Dieu qui parle, Dieu qui fait bouger, Dieu qui invite à une mystique de la sanctification personnelle, Dieu qui intervient du dehors dans des événements, chacun de ces quatre motifs a une part de pertinence et des inadéquations 16. N’admettre qu’une seule formulation, la croire absolue et la vouloir exclusive des autres serait une erreur. Nous devons cultiver la relativité et la pluralité. La vérité a de multiples facettes. Il existe plusieurs possibilités pour exprimer ce que veut dire le christ, chacune a des avantages et des inconvénients, des forces et des faiblesses. Il ne faut pas s’étonner que des spiritualités non chrétiennes puissent nous aider à comprendre ce que nous appelons le christ, et qui peut porter un autre nom ailleurs. Dans les milieux œcuméniques, on aime distinguer « religion » et « confession » 17. L’islam, le bouddhisme, l’hindouisme seraient des religions différentes, alors que protestantisme, catholicisme et orthodoxie représenteraient diverses confessions au sein d’une seule et même religion, la chrétienne. Cette distinction ne me paraît pas très juste, ni ce vocabulaire très précis. Les christianismes ont en commun de confesser Jésus comme le christ (même s’ils ne donnent pas tous le même sens au mot « christ »). Ils ont donc une seule et même confession. Par contre, ils comprennent et organisent autrement les relations entre Dieu, le Christ, l’église et les êtres humains. Si religion signifie « relier », selon une des étymologies possibles, il s’agit bel et bien de religions différentes. Même si leur confession les en sépare, des chrétiens peuvent avoir de fortes proximités religieuses avec des non-chrétiens et leur ressembler par leur manière de comprendre et de vivre la relation avec l’Ultime. La divergence confessionnelle n’empêche pas d’avoir un rapport analogue avec Dieu.

16.Je trouve Bultmann trop radical quand il disqualifie les thèmes du héros, du

maître, du modèle appliqués à Jésus (Foi et compréhension, vol. 2, p. 231). Chacun de ces thèmes dit quelque chose de juste sur le christ. Ils ne sont faux que si on considère qu’ils disent tout du christ et si on les prend à la lettre. 17. Cet emploi de « confession » vient de ce que les diverses branches du christianisme, la catholique, la luthérienne, la réformée, l’anglicane ont présenté leurs convictions et positions propres dans des textes appelés « confessions ».


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La démarche suivie dans ce chapitre n’a pas abandonné une seconde la confession qui fonde le christianisme, à savoir que Jésus est le christ. Cependant, j’ai tenté d’y montrer que ceux qui ne partagent pas cette confession de foi peuvent nous aider à en comprendre le sens, et à l’interpréter de manière plus large que nous en avons l’habitude. Ils nous aident à percevoir nos limites et à découvrir des éléments souvent présents dans notre propre tradition, mais oubliés ou marginalisés. Les contacts, les dialogues enrichissent notre religion, lui donnent de nouvelles dimensions ou la clarifient. Ils la modifient, sans pour cela détruire ni altérer la confession. Ils ne rendent pas moins chrétien, ils rendent chrétien autrement.

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Chapitre 

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Dans le chapitre  (et j’y suis revenu au chapitre ), j’ai écrit que « christ » désignait l’homme véritable, l’homme authentique, l’homme pleinement et réellement humain. Que faut-il entendre par ces expressions ? Que signifient-elles exactement ? Qu’est-ce que l’homme ? Le présent chapitre entend esquisser une réponse à cette question difficile et essentielle. Qu’il soit bien entendu que j’emploie ici « homme » de manière inclusive, au sens de personne humaine (en latin homo et en grec anthropos), qu’elle soit masculine (vir ou aner) ou féminine (mulier ou guné). Les langues anciennes disposaient d’un vocabulaire, peut-être moins sexiste, en tout cas plus précis et diversifié que le français moderne. On a beaucoup de peine à comprendre et à décrire l’être humain. Il se présente, en effet, comme un écheveau de contradictions qu’on n’arrive pas à démêler. Peut-on tenir un discours cohérent à propos de quelqu’un d’aussi incohérent ? Comment caractériser un être qui ne cesse de démentir toutes les caractéristiques qu’on lui attribue ? On a autant de raisons de le proclamer intelligent que de motifs pour le déclarer stupide. Il allie étrangement lucidité et aveuglement, puissance et fragilité, grandeur et mesquinerie. Tous les jours, nous le constatons capable du meilleur comme du pire. Il se montre tantôt sublime, généreux, compatissant, tantôt atroce, sordide, impitoyable. Pascal le dit en même temps ange et bête, et souligne les « contrariétés » et la « duplicité » qui le constituent (aujourd’hui, nous dirions plutôt les tensions et l’ambiguïté). Sartre exprime cette déconcertante diversité dans une formule paradoxale : « L’homme n’est pas ce qu’il est et il est ce qu’il n’est pas ». En l’observant, on ne cesse de se demander : est-il à l’image de Dieu ou à celle du diable ? L’une et l’autre thèse peuvent également se défendre. L’existence humaine comporte de multiples tensions et contradictions. Lorsque nous arrivons à les combiner et à les associer, ce à quoi parvient Jésus selon les récits évangéliques, nous sommes


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alors véritablement humains et l’image de Dieu se reflète dans notre existence. Quand, au contraire, elles nous déchirent, elles nous rendent diaboliques. Elles nous empêchent de vivre dans l’authenticité, c’est-à-dire en accord avec nous-mêmes et confor mément à notre être profond ou essentiel. Ce chapitre va essayer de le montrer en s’arrêtant sur quatre de ces tensions : relation et solitude, aventure et sécurité, passion et raison, avoir et manque. J’aurais pu en choisir ou en ajouter d’autres ; par exemple, j’ai écarté celle, pourtant très importante, entre le destin et la liberté, parce que je l’ai longuement analysée ailleurs1. Je ne cherche pas à être exhaustif, mais à donner un échantillon pris dans l’expérience banale et la vie quotidienne, parce que c’est là, et pas seulement ni même principalement dans l’extraordinaire, que se construit ou se détruit notre authenticité. La réconciliation dynamique des opposés définit le christique (ou le véritablement humain), tandis que le diabolique consiste en leur contradiction et leur destruction mutuelles. RELATION ET SOLITUDE

Nous sommes tiraillés entre le désir de vivre en société et celui de nous isoler. Ces deux aspirations divergentes et conflictuelles sont l’une et l’autre profondément ancrées en nous. L’AUTRE DÉSIRÉ ET REDOUTÉ

Nous ne pouvons pas nous passer de compagnie. Nous sommes des êtres communautaires et conviviaux. Nous vivons en couple, en famille, en groupe. Nous appartenons à des équipes, à des associations et à des paroisses. Nous travaillons et nous nous amusons ensemble. Ne connaître et ne rencontrer personne, n’avoir ni amis ni proches, être privé de contacts et d’échanges constitue un des malheurs les plus difficiles à affronter. Les grandes cités modernes le favorisent en entassant les gens. Le trop grand nombre fait se côtoyer et empêche de se lier. En dépit des multiples variations romanesques sur le thème de Robinson, le naufragé seul sur une île déserte ne peut pas y rester longtemps sans perdre sa personnalité : ou il tombe dans l’animalité, 1. Voir le ch. 4 de mon livre, Dans la Cité. Réflexions d’un croyant.


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Selon qu’on privilégie la relation ou la solitude, on aboutit à deux conceptions différentes de l’authenticité humaine. Pour la première, nous ne possédons pas notre vérité et notre réalité en nous-mêmes. Elles nous viennent du dehors. Elles nous sont apportées par les autres. Les rencontres que nous faisons, les événements que nous vivons et les décisions qu’ils nous obligent à prendre façonnent notre personnalité. L’être humain ne ressemble pas à une île, délimitée par un rivage qui la sépare et la coupe de l’extérieur. Il faut plutôt le comparer à un carrefour constitué par des routes qui viennent d’ailleurs et qui vont dans d’autres endroits. Elles donnent à leur lieu de croisement son visage et son activité. L’homme, nœud de relations, « être avec », reçoit son authenticité de ses liens avec autrui. Elle ne se situe pas dans une intériorité illusoire. Certains vont jusqu’à

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VÉRITÉ EXTERNE OU INTERNE

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ou il devient fou, ou il meurt. De tous les êtres du monde, l’humain est probablement celui qui entretient les relations les plus nombreuses, les plus riches et les plus profondes avec ce qui l’entoure, et celui qui, grâce à un langage extraordinairement développé, communique le mieux avec ses semblables. Si nous recherchons et cultivons des relations, nous avons un besoin non moins vif de solitude. Nous acceptons mal que les autres nous envahissent. Nous n’aimerions pas vivre sans cesse en leur présence et sous leurs yeux. Dans la pièce de Sartre, Huis clos, le supplice de l’enfer consiste à cohabiter à plusieurs dans la même chambre, sans pouvoir se dérober un seul instant au regard de ses compagnons. La vie collective devient affreusement pénible lorsqu’elle condamne à l’incessante promiscuité des salles communes. Même quand elles ne vont pas jusque-là, il arrive que nos obligations sociales et nos fréquentations nous pèsent. Nous avons le sentiment que les autres prennent possession de nous et que nous ne nous appartenons plus. Nous sommes « occupés », comme un pays l’est par une armée étrangère. Nous tenons à nous aménager des lieux privés et à disposer de moments réservés pour nous y retirer comme dans une sorte de bulle, ne fût-ce que quelques instants. Ces refuges et retraites nous permettent de nous reposer et de nous retrouver. Là également, il semble qu’aucun être au monde ne se soucie autant que l’homme d’entretenir et de préserver son intimité.


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affirmer qu’on ne devrait jamais dire : « je parle », « je pense », « je crois », mais « ça parle », « on pense », « nous croyons », car le « moi » résulte de facteurs et d’apports extérieurs. Parallèlement, des spiritualités voient en Dieu un étranger, un « tout autre » qui vient à nous d’ailleurs. Nous sommes invités à nous faire violence, à mourir à nous-mêmes, à renoncer à ce que nous sommes pour tout recevoir de lui. Nous découvrons notre vérité dans une parole, celle de Dieu, qui retentit extra nos (hors de nous), selon une expression de Luther, et non au fond de notre âme. À l’opposé, pour la deuxième conception l’extériorité ne joue qu’un rôle secondaire. Ce qui se trouve ou se passe en dehors de nous ne détermine pas fondamentalement notre être. Notre vérité et notre réalité résident en nous (in nobis). Ce que nous sommes s’exprime certes dans des événements et des rencontres, mais n’en dépend pas. Pour devenir authentique, il faut entrer en soi-même, s’examiner et se connaître, explorer et cultiver son intériorité sans se laisser distraire ou divertir par ce qui nous entoure. L’agitation du monde ambiant nous détourne de l’essence ou de l’essentiel de notre être. Nous découvrons ce que nous sommes, nous trouvons la voie qui nous correspond et nous convient dans la solitude, la prise de distance et le travail sur soi, alors que la culture et la société nous rendent étrangers à nous-mêmes, thème abondamment développé par Jean-Jacques Rousseau. Des courants religieux vont dans le même sens. Ils considèrent que Dieu réside et se manifeste dans les profondeurs de notre existence ou de notre être. La méditation, le recueillement, la retraite et le désert mettent en relation, voire en communion avec lui. Il nous parle non pas du dehors, mais audedans. Ainsi, sommes-nous écartelés entre une dépendance externe et une réclusion interne. La première nous dépossède de nousmêmes ; elle nous rend hétéronomes, soumis à une altérité qui rudoie notre affectivité et notre pensée. La deuxième nous enferme dans une autonomie abandonnée à elle-même, et nous laisse sans recours devant nos échecs, nos illusions et nos limites. Ni l’une ni l’autre ne nous conduisent vers cette authenticité qu’elles font miroiter mais qui leur échappe.


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L’ÉTRANGER ET L’INTIME

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Dans nos existences, le goût pour l’aventure, la découverte et la nouveauté vient contrarier et combattre l’attrait, non moins fort, pour l’établissement, le familier et le confortable. Nous aimons tout autant le mouvement et le déplacement que la stabilité et le repos.

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SÉCURITÉ ET AVENTURE

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Dans la Bible, le pôle de l’extériorité et de la relation s’exprime et s’affirme aussi bien que celui de l’intériorité et de la solitude. Loin de s’exclure ou de se combattre, ils s’appellent et s’impliquent mutuellement. D’un côté, notre être porte en lui la marque ou l’image de Dieu. « Nous sommes de sa race » déclare Paul (Ac , -). Dieu se rencontre quand on ferme la porte et qu’on entre dans le secret (Mt , ). De l’autre côté, la foi vient de ce qu’on entend (Rm , -). Elle naît d’une annonce ou d’une proclamation. Nous entrons en communion avec Dieu et accédons à notre vérité grâce à un événement (ex ventus : quelque chose ou quelqu’un qui vient du dehors), à savoir l’intervention à la fois attendue et surprenante d’un envoyé. Il ne suffit ni de chercher l’essentiel en nous, ni de l’attendre d’ailleurs. Dieu vient vers les hommes « du ciel » (pour reprendre le symbole biblique qui indique sa transcendance) pour leur faire découvrir qu’il vit sur terre et qu’ils portent en eux sa présence (ce qu’on appelle l’immanence divine). La parole prophétique, évangélique, apostolique leur dévoile de l’extérieur ce que la création a inscrit dans leur être et que le péché les empêche de discerner. La parole créatrice qui nous structure fait que ce message rejoint notre réalité intime. Nous pouvons, par conséquent, l’accueillir et le reconnaître comme nôtre et non comme autre, même s’il vient à nous du dehors (cf. Jn ,  à ). De même que dans le conte de Perrault, un prince (Jésus, l’évangile) éveille à elle-même la belle (l’image de Dieu, l’humanité véritable) qui sommeille et attend. Quand ce qui nous vient du dehors s’accorde avec ce qui nous constitue, nous expérimentons le christ ou le christique. L’authenticité surgit de la convergence entre intériorité et extériorité.


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POUR UNE EXISTENCE ORGANISÉE

Nous cherchons sinon la sécurité, du moins le confort, la tranquillité et un abri dans des installations et des institutions. L’installation consiste à s’aménager un « chez-soi ». Tout le monde souhaite disposer d’un endroit qui soit vraiment le sien. Notre chambre, notre bureau, notre appartement, notre jardin représentent pour nous un espace privilégié avec lequel nous avons un lien particulier. Quand il se rompt, et que le lieu que nous occupions ne nous reconnaît plus, comme le dit le Psaume , nous en éprouvons de la tristesse, parfois de l’amertume ; une désolation nostalgique nous envahit. Le foyer nous apporte une douceur et une quiétude affectives que nous ne rencontrons nulle part ailleurs. Home, sweet home, chantent les anglais, bien que ou parce que grands voyageurs. Nous sommes attachés à notre village, à notre quartier, à notre coin de campagne. Nous aimons les rues, les places, les boutiques, les arbres, les rivières, les paysages dont nous avons l’habitude. Certains viennent régulièrement se ressourcer ou se reposer dans leur région d’origine. D’autres se construisent un nid autre part et élisent une terre de prédilection. Nos installations nous mettent en confiance et à l’aise. Elles nous protègent contre ce qui pourrait nous déranger et nous déconcerter. Les institutions apportent des repères, des références et des cadres qui nous aident à nous reconnaître et à nous orienter. Grâce à elles, nous savons que faire, que dire, comment nous comporter. Elles donnent la possibilité de prévoir, de préparer, de réagir à bon escient, de distinguer le normal de l’inadmissible. Elles régentent les fonctionnements de la société. Les règles, les rythmes et les rites mettent dans le cours fluctuant de l’existence un ordre et une régularité qui nous tranquillisent. Nous ne supporterions pas d’avoir sans cesse à inventer, à risquer, à affronter de l’inédit. L’inconnu effraie et angoisse. Les institutions l’éliminent en partie ou, en tout cas, le canalisent. Même lorsqu’elles nous paraissent lourdes et inadaptées, elles contribuent à structurer notre existence. Leurs routines éloignent ou masquent, au moins provisoirement, l’inattendu que nous ressentons comme une menace. Cet attachement au familier et ce désir de sécurité ont une vérité et une légitimité incontestables. Ils renvoient à une exigence profondément enracinée dans notre être : celle d’une forme où


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nous couler. Ils comportent cependant un danger. Poussés trop loin, ils conduisent à se replier frileusement dans son cocon ou sa coquille. Ils nous figent tout doucement dans un conservatisme et un immobilisme douillets. Ils favorisent une existence quasi minérale qui ne produit rien et se contente de répéter. Ils ferment à tout ce qui pourrait enrichir et renouveler. Finalement, on y perd son humanité, car pour un humain, être, vivre, exister ne consiste pas à rester dans l’état, mais à cheminer, à avancer, à se dépasser. Quand on ne bouge plus, on commence à mourir moralement, intellectuellement et spirituellement. POUR UNE EXISTENCE MOUVEMENTÉE

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tiraillement entre le voyage et le chez-soi.

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2. Le célèbre sonnet de Du Bellay « Heureux qui comme Ulysse » traduit bien ce

 

Nous nous complaisons dans l’habituel et, en même temps, il nous lasse et nous ennuie. Si rien d’extraordinaire, d’inhabituel ou d’inattendu ne se produit dans notre vie, nous nous sentons frustrés. Nous avons l’impression d’étouffer dans un air trop confiné. Nous nous sentons prisonniers d’un « train-train » médiocre et stérile. Quand nous ouvrons notre journal ou allumons notre poste de radio, nous espérons des « nouvelles » qui ne soient pas banales et qui donnent du piment à l’existence. Nous apprécions le calme et aimons l’excitation. La télévision nous fait assister dans notre fauteuil à des événements sensationnels ; elle répond, partiellement et artificiellement, à ce désir à la fois de disposer d’un ordinaire confortable et de vivre des événements qui secouent et bousculent la torpeur du quotidien. L’être humain a envie de faire des expériences inédites, de se trouver dans des situations différentes de celles qu’il connaît bien, d’explorer de « nouveaux territoires ». Il est sensible à l’appel du large et aux séductions du voyage. Nous désirons toujours, plus ou moins fortement et consciemment, partir de chez nous, quitter, comme Abraham ou Ulysse, la maison de nos pères pour faire « un beau voyage 2 », vivre autrement et courir des risques. Le succès des romans et des films d’aventures témoignent de ce rêve que beaucoup ne peuvent pas ou n’osent pas réaliser. Poussée à l’extrême, la recherche de l’aventure risque de nous détruire. Des « casse-cou » en quête de sensations de plus en plus fortes finissent pas aller trop loin et par se tuer en relevant des défis démesurés ou en s’imposant des exploits excessifs. En dehors de ces cas extrêmes, l’instabilité empêche l’authenticité.


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Si nous changeons, virevoltons et remuons tout le temps, notre existence se morcelle et n’a ni structure ni continuité. Nous émiettons notre personnalité en nous lançant sans cesse dans des entreprises nouvelles, et le manque de persévérance compromet notre personnalité. RÉSIDER ET SE DÉPLACER

Une vie authentiquement humaine associe l’implantation et la pérégrination ; elle allie la permanence avec le renouvellement. Significativement, la Bible et la tradition chrétienne comparent la vie de la foi aussi bien à un chemin à parcourir qu’à un édifice à construire. Le croyant est « étranger et voyageur sur la terre » (He ,), mais l’évangile lui fournit le roc qui fondera solidement sa maison. Classiquement, on compare l’église à un navire, c’est-àdire à un bâtiment (selon un mot couramment employé pour désigner des bateaux) mobile, qui se distingue par là des immeubles stationnaires. Mieux que les caravanes et les mobile homes, les embarcations permettent de combiner le charme de la maison qui fait des sédentaires avec la fascination de la route qui pousse au nomadisme. Jésus se qualifie lui-même de « chemin » et, pourtant, il parle de la « maison de [son] père » où il y a plusieurs demeures et il promet de donner du repos aux siens (Mt ,). La foi nous rassure et nous surprend ; elle nous implante et nous transporte, elle nous fait sortir de nous-mêmes pour retrouver la vérité profonde inscrite en nous. Elle nous fait entrer en nous-mêmes pour nous ouvrir à l’étrange et à l’étranger. L’authenticité consiste en une sécurité qui ne dégénère pas en routine, et en une aventure qui ne déconstruit pas et n’égare pas. Nous expérimentons le christ ou le christique lorsque des chemins hardis se combinent avec de forts enracinements. PASSION ET RAISON

Après la relation et la solitude, la sécurité et l’aventure, je mentionne une troisième tension : celle entre la passion et la raison. Ces termes, qui appartiennent au vocabulaire le plus classique, rappellent les dissertations scolaires d’autrefois quand les lycéens n’échappaient pas à la comparaison entre les personnages de Corneille qui donnent priorité au devoir et ceux de Racine chez qui l’amour l’emporte. Ce sujet, devenu académique et poussiéreux, cor respond à l’une des principales contradictions qui affecte notre existence.


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PASSIONNÉMENT

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La passion habite et agite les humains. Ils aiment démesurément ou ils détestent exagérément. Ils adorent ou ils prennent en horreur. Ils s’enthousiasment ou se dégoûtent. De manière parfois étonnante et imprévisible, ils attribuent à certaines choses une valeur et une importance que la raison ne peut trouver qu’excessives. Ils leur consacrent du temps, des forces, de l’énergie. Parfois, ils leur sacrifient tout le reste. La capacité d’engagement, d’implication, de don de soi dont ils témoignent a de quoi stupéfier. On parle volontiers du scepticisme, du désenchantement, du déficit de militance qui se répandraient aujourd’hui. Beaucoup répètent que la plupart de nos contemporains, en tout cas en Occident, ne croient plus à rien ; ils n’agiraient qu’en fonction de leurs intérêts matériels et de leur confort personnel. Ce diagnostic ne me convainc pas. Les gens n’ont certainement pas les mêmes valeurs ni les mêmes idéaux que jadis et naguère, mais ils sont loin d’en être dépourvus. De nombreux signes le montrent. Un appel humanitaire à la télévision provoque un afflux de dons. Quand des enfants disparaissent, emportés par un accident de montagne ou victimes d’un pervers, on assiste à une marée de solidarité. Les actions d’entraide se multiplient lorsque se produit un tremblement de terre ou une inondation (à condition, toutefois, que les médias en parlent suffisamment). Les tueries qui se succèdent dans les diverses régions du globe provoquent émotion, compassion et révolte. Des foules se lèvent en faveur de l’égalité raciale ou, au contraire, de la préférence nationale. Dans d’autres domaines, des concerts de musique populaire, des matchs de rugby ou de football se déroulent dans une atmosphère de ferveur quasi religieuse ; ils provoquent parfois des débordements sans aucune commune mesure avec leurs enjeux. On se livre à des pillages, on se bat, on se tue entre supporters d’équipes rivales. Les attentats terroristes, qui ont des causes plus profondes et douloureuses, montrent qu’aucun excès ne rebute ni n’arrête les fanatiques. Ce qui leur tient à cœur les conduit à commettre des atrocités. Pour de très grandes ou de toutes petites choses, pour des causes nobles ou ignobles, pour des valeurs dignes de respect ou dérisoires, pour le meilleur ou le pire, il y a toujours quelque part dans l’être humain une passion qui l’entraîne au-delà du raisonnable.


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RAISONNABLEMENT

Pourtant, les humains prisent beaucoup la raison, la réflexion et le jugement. Ils cherchent en toute occasion à y voir clair. Ils apprécient la lucidité qui permet d’analyser correctement les situations. Ils admirent l’intelligence qui sait mesurer avec exactitude, peser avec justesse et situer avec objectivité chaque être et chaque chose. Ils veulent comprendre ce qui se passe et démontrer le bien-fondé de leurs choix. Les plus passionnés, les plus ardents, les plus impétueux n’admettent pas que leurs partis pris puissent manquer de motifs raisonnables et être dépourvus de fondements logiques. Ils tentent toujours d’expliquer, de s’expliquer et de convaincre les autres qu’ils ont raison. Ils entendent prouver qu’ils défendent une bonne cause et s’efforcent de rendre leurs frénésies sensées. Ils avancent des arguments souvent très discutables, mais qu’ils jugent probants. On a tenté de faire passer pour sages et avisées les passions les plus échevelées. Les régimes politiques les moins acceptables, les auteurs d’actes totalement délirants ont toujours su s’inventer des justifications idéologiques. Leur évidente absurdité (pour qui ne partage pas l’exaltation qui les suscite) ne doit pas masquer le besoin de rationalité qu’elles expriment. La passion à la fois souhaite et redoute la raison. Elle désire en recevoir une légitimité et une honorabilité. En même temps, elle craint de se voir mise en cause, ébranlée, voire détruite par ses analyses et ses jugements. À l’inverse, si la raison craint la passion qui égare et aveugle, elle n’en souffre pas moins de manquer d’impact, de puissance de conviction, de force mobilisatrice. Elle espère toujours susciter des passions. L’être humain a soif tout autant de logique que d’enthousiasme. UNE PASSION RAISONNABLE ET UNE RAISON PASSIONNÉE

Le christianisme connaît aussi l’affrontement entre un engagement passionné et une réflexion critique. À toute époque, des « fous de Dieu » ont mis en cause la raison, la connaissance, le travail d’analyse des textes bibliques et de critique des doctrines. Ils voient dans l’exercice de l’intelligence un danger. Ils craignent que la pensée affaiblisse la spiritualité, amoindrisse la consécration et détériore les certitudes. Certains vont jusqu’à faire l’éloge de la sainte ignorance, de la simplicité d’esprit, de la piété aveugle. Ils cultivent le surnaturel, le mystérieux, le mira-


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mulation du premier Testament « de toute ta pensée ».

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3. Nous avons signalé au chapitre 2 que, d’après les Évangiles, Jésus ajoute à la for-

La dernière des contradictions que j’ai retenues oppose l’abondance au dénuement. L’existence humaine conjugue la possession et la privation ; en elle se mélangent de grandes aptitudes avec de fortes infirmités.

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L’AVOIR ET LE MANQUE

 

culeux et l’irrationnel, proclamant, selon une formule célèbre, credo quia absurdum, je crois parce que ou d’autant plus que c’est absurde. À l’opposé, pour éviter une dérive vers l’obscurantisme et la superstition, on a voulu « une religion dans les limites de la raison », selon le titre d’un livre de Kant. Cette foi raisonnée et raisonnable ne suscite que rarement de la ferveur et de l’enthousiasme. En expliquant et en argumentant, en construisant une théologie philosophique, elle aboutit fréquemment à des opinions nuancées, subtiles, parfois prudentes et rarement à des convictions fermes et fortes. Elle fait réfléchir davantage qu’elle n’incite à agir, à témoigner, à louer et à prier. Cette opposition, la Bible la dépasse en nous invitant à une foi qui soit en même temps une passion raisonnable et une raison passionnée. Le grand commandement tel que le formule Jésus 3 nous ordonne d’aimer Dieu de tout notre cœur (donc avec passion), et aussi de toute notre pensée (donc avec raison). Pour le Nouveau Testament, Dieu est à la fois logos, mot qui chez les grecs désigne la raison, et agapè ou amour. La sagesse divine, comme le rappelle Paul, peut paraître folle, parce que mue par un engagement illimité ; ce qui n’empêche pas l’apôtre de préciser que cette apparente folie exprime une sagesse profonde, car elle ne détruit pas le monde ni ne le déstructure. Au contraire, elle le sauve et le renouvelle. Le Saint Esprit a une double action. D’une part, il éclaire, il permet de discerner, il rend lucide. D’autre part, il suscite ardeur et enthousiasme. Il n’inspire ni une ferveur aveugle et sotte, ni une sagesse désabusée et sans élan, qui sont également diaboliques. Une puissance qui a du sens et un sens qui a de la puissance, voilà ce qui caractérise le christ ou le christique. Une vie authentiquement humaine est en même temps passionnée et raisonnable.


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PUISSANCE ET FRAGILITÉ

L’être humain dispose d’une énorme quantité de biens. Il a su créer et accumuler des richesses considérables. Il a colonisé et domestiqué la terre. Il commence à en déborder les frontières par la conquête spatiale. Sans cesse, il augmente son pouvoir, il développe ses techniques, il s’approprie de nouveaux domaines. Sa science et son ingéniosité lui ont servi à comprendre, à s’approprier et à exploiter la nature. Il la domine largement. En dépit de ce que l’être humain a maîtrisé et thésaurisé, sa vie demeure vulnérable, éphémère et vacillante. À n’importe quel moment une catastrophe cosmologique, écologique ou atomique risque de l’anéantir. De tels désastres, aujourd’hui nous le savons bien, relèvent du possible, voire du vraisemblable et non d’une chimère extravagante. En augmentant leur puissance, les humains, loin de se protéger, ont multiplié et intensifié les dangers qui les menacent. Même si aucun cataclysme ne se produit, la mort menace constamment chacun de nous. Elle nous atteindra un jour plus ou moins proche et nous privera de ce que nous avons acquis. Elle nous ôtera tout pouvoir et tout avoir. En attendant ce dépouillement final, tous les biens que nous avons emmagasinés n’empêchent pas la pauvreté d’affecter notre vie. Sans cesse, nous devons nous économiser, nous modérer, nous restreindre et nous rationner. Nos fatigues, nos échecs, nos erreurs, nos détresses viennent nous rappeler nos dénuements et nos déficiences. Nous constatons, parfois douloureusement, l’insuffisance de notre temps, de nos forces, de notre intelligence, de notre disponibilité. Même si elles sont plus étendues et abondantes qu’autrefois, nous atteignons vite les limites de nos possibilités et elles nous apparaissent chétives, rares, étriquées, vite épuisées. Aussi, peut-on à la fois dire de l’être humain qu’il est le seigneur de la terre et qu’il est bien peu de choses. Une étrange mixture d’être et de non-être, de vie et de mort, de capacités et d’inaptitudes, d’opulence et de pénurie le constitue. VIE, DROITURE ET SENS

Cette tension entre l’avoir et le manque se manifeste surtout, mais pas exclusivement, dans trois domaines. Le premier relève de la vie physique ou biologique. Elle a une force suffisante pour résister à quantité d’agressions. Elle pos-


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  • P A R L E R D U C H R I S T • ch.

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sède une puissance d’adaptation étendue. Nous savons aujourd’hui la défendre contre de nombreuses maladies qui autrefois ne pardonnaient pas. Et, pourtant, elle reste exposée et passagère. Celle de millions d’êtres humains consiste en une longue et douloureuse agonie, parce qu’ils n’ont pas de quoi manger ni se soigner. La nourriture et les remèdes nécessaires pour l’entretenir correctement leur font cruellement défaut. En même temps que la richesse globale de l’humanité se développe, la misère s’accroît et se radicalise. Même ceux qui font partie des privilégiés de cette planète ne peuvent pas arrêter, retenir, garder et conserver la vie. Elle nous constitue et nous anime ; en même temps, elle file entre nos doigts comme de l’eau qui coule, avant de nous échapper définitivement. J’appelle « moral » le second aspect, par quoi j’entends ce qui touche à notre conduite, à nos actions et à nos rapports avec les autres. L’être humain se soucie de ses semblables et la justice le préoccupe. Pourtant, à moins d’être inconscient et aveugle, personne ne peut se targuer d’une parfaite et totale intégrité, ni se vanter de mener une existence sans compromissions ni défaillances plus ou moins graves. Aucun de nous n’a vraiment les mains propres, même s’il s’efforce de vivre en homme de bien et n’a jamais commis de crimes ou de grands délits. Nous souffrons tous d’un déficit en pureté, d’une carence en droiture, de lacunes en innocence. D’où une honte obscure, qui témoigne d’une exigence morale ; cette culpabilité larvée manifeste notre grandeur en même temps que notre misère. Le troisième aspect, je le qualifie de « spirituel », terme qui dérive d’esprit et qui désigne ce qui concerne le sens. Nous discernons des petits bouts de significations. Certaines choses nous paraissent claires, d’autres, au contraire, nous semblent obscures ou extravagantes. Malgré tout ce que nous savons du monde, de nos semblables et de nous-mêmes, l’énigmatique et l’indéchiffrable ne disparaissent pas. Nous prenons conscience de l’étendue de nos ignorances en développant notre connaissance. Ce que nous comprenons nous confronte avec de l’incompréhensible et de l’absurde. Nous vivons des situations extravagantes et des événements aberrants. Nous nous interrogeons sur le sens de l’histoire (conduit-elle quelque part, peut-on y discerner une progression ?), sur le sens de l’univers (a t-il un but, une raison d’être, un objectif ?) et sur le sens de notre existence (ne menons-nous pas


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une vie de fou dans une société « déboussolée » ?). Nous avons accès à des fragments et non à la totalité du sens. La vie, la droiture, le sens représentent des valeurs précieuses qu’à la fois nous détenons et dont nous manquons. Nous les possédons en quantité insuffisante et de manière évanescente. DON ET POSSESSION

Dans le christianisme, on trouve des spiritualités qui préconisent le dépouillement des avoirs, des savoirs et des pouvoirs. Elles font de la pauvreté, de l’ignorance et de l’impuissance des bienfaits. Elles aboutissent paradoxalement à une sorte d’abondance. Pensons, par exemple, à François d’Assise. En abandonnant tout il s’est enrichi, car le monde entier, soleil, lune, étoiles, lui est devenu proche, fraternel et sororal. Partout il se trouvait chez lui, parmi les siens. De même Schweitzer, en renonçant à sa carrière pour créer un hôpital en Afrique, a eu un rayonnement sans aucune mesure avec celui qu’il aurait eu en restant à Strasbourg. Celui qui accepte de perdre sa vie la sauve. À l’inverse, d’autres religieux et ecclésiastiques ont accumulé les connaissances, la puissance et les richesses pour les mettre au service du Christ. Paradoxalement, ils débouchent sur une grande vulnérabilité. Plus les églises ont voulu se protéger, se fortifier et se doter de moyens, plus elles se sont heurtées à des hostilités, à des contestations et se sont rendues fragiles. Celui qui cherche à sauver sa vie la perd. Là aussi, l’évangile appelle à un dépassement de cette tension. Il nous enseigne à ne pas voir dans la vie, la justice et le sens des biens inaccessibles ou interdits, auxquels nous ne pourrions pas avoir accès. À l’inverse, il ne les présente pas non plus comme des propriétés que nous pourrions acquérir et détenir. Il nous apprend à y voir des dons que nous recevons. Le don vient à nous sans que nous l’ayons gagné. À la fois il nous appartient et ne nous appartient pas. Nous sommes dans la pénurie parce que nous manquons de vie, de justice et de sens. Nous ne sommes cependant pas démunis parce Dieu nous les donne sans cesse et empêche la mort, la faute et l’absurde de nous empor ter. L’authenticité ne réside ni dans la richesse ni dans la pauvreté, mais dans cette mise à notre disposition de biens qui ne nous appartiennent pas. Le christ ou le christique reçoit de Dieu son être, et n’en sera jamais privé précisément parce qu’il ne lui appartient pas.


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CHRISTIQUE OU DIABOLIQUE ?

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E. Norelli, J.-M. Poffets, éd., Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d’une énigme, p. 538.

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4. M. Bouttier, « Composantes d’une quête insoluble » dans D. Marguerat,

 

Diable vient d’un mot grec, diabolos, qui désigne ce qui divise, sépare et oppose. Les brisures de l’existence, l’éclatement de la personnalité, la dislocation du monde sont, au sens propre du mot, diaboliques. Lorsque les tensions qui le constituent, celles entre la relation et la solitude, la sécurité et l’aventure, la passion et la raison, la possession et le manque, mais aussi d’autres que ce chapitre n’a pas examinées, le jettent dans des conflits irréductibles et des déchirements irréparables, l’être humain devient un démon destructeur pour lui comme pour les autres. Quand, au contraire, ces confrontations suscitent une énergie inventive, lorsqu’en sortent des avancées et des innovations qui permettent plus d’harmonie, l’être humain reflète le visage de Dieu. Dieu rapproche, rassemble, réconcilie sans uniformiser. Il maintient les tensions, mais les empêche de démolir ou de ravager ; il les rend dynamiques et fécondes. À la disjonction diabolique s’oppose la corrélation divine qui articule les opposés sans supprimer l’un d’eux. L’être humain qui vit leur alliance et leur coopération mène une existence christique. L’existence christique s’incarne en Jésus. Il équilibre la relation avec la solitude en joignant prière et dévouement, en se retirant dans le désert et en se mêlant à la foule. Il s’entoure de disciples, avec qui il entretient des liens forts, sans se laisser absorber et enfermer par leur groupe. Il accorde la raison et la passion dans une sagesse aimante. Il concilie la richesse avec la pauvreté. Il donne l’impression de se trouver partout chez lui et, pourtant, « n’a pas de lieu où reposer sa tête » (Mt , ). Il allie la sécurité et l’aventure, la prudence et l’audace grâce à une confiance en Dieu qui dissipe toute crainte. En lui, la puissance s’accorde avec la faiblesse, la gloire avec l’humilité, le destin avec la liberté. Comme l’écrit M. Bouttier, en se référant à des tensions différentes de celles que j’ai mentionnées, Jésus « associe… ce qui d’ordinaire nous est inconciliable. Rigueur et miséricorde. Justice et amour. Solidarité sans complicité. Pardon sans complaisance. Lucidité sans désespérance. Dépendant et libre 4 ».


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Jésus, tel que les évangiles le dépeignent, représente l’être humain exemplaire, accompli, parfait. « Il a été l’homme véritable comme nul homme ne peut l’être par lui-même » déclare la Confession dite de Montpellier 5. Il l’a été, toutefois, à sa manière, selon des modalités qui ne sont pas forcément universelles : il a été juif, peut-être célibataire (ce qui inquiétait Schleiermacher pour qui le mariage fait partie de la vocation humaine), n’a probablement pas eu d’enfants, etc. Ce ne sont pas ses particularités qui en font un modèle, et qui seraient à imiter, mais c’est la manière dont il les a vécues. L’humanité authentique ne consiste pas à être marié ou non, à être juif ou grec, à être homme ou femme, à être charpentier ou vigneron, mais à vivre son existence, quelle qu’elle soit, en utilisant positivement les tensions qui la constituent ou la traversent. Si Jésus est le christ, l’image, le reflet, la parole, la révélation de Dieu, il n’est cependant pas Dieu (et aurait certainement considéré comme un blasphème qu’on le divinise)6. Entre le Créateur et la créature, la distance et la différence subsistent, même là où existent le lien le plus étroit et la communion la plus intime. Toutefois, l’humanité, quand rien ne la pervertit, révèle les traits essentiels de Dieu. L’être humain est authentique, il est véritablement lui-même, il est christ ou christique dans la mesure où la puissance divine de transformation créatrice transparaît dans son être, et opère dans son existence une synthèse dynamique d’aspirations, d’expériences, de situations dont la contradiction l’abîme, le corrompt et le détruit. L’action renouvelante de Dieu a inspiré et inspire beaucoup d’existences. Aucune, cependant, à l’exception de celle de Jésus, ne semble l’avoir autant concrétisée, intériorisée et faite sienne. Vivre à l’image de Dieu, mener une existence authentique, être christique relève pour nous de la vocation, de l’espérance et de la promesse, tandis que chez lui il s’agit, autant que nous puissions nous en rendre compte, d’une réalité présente. Il est, ou a été, ce que nous sommes appelés à être.

5. Elle a été rédigée par deux professeurs de la Faculté de Théologie Protestante de

Montpellier, M. Bouttier et D. Lys. 6. Dans le recueil collectif, La christologie entre dogmes, doutes et remises en

question, p. 8-9, P. Gisel souligne fortement et justement que Jésus n’est « rien qu’un homme ».


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Chapitre 

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sance de Jésus. Le récit, le mythe et le message », Théolib, 2000, n° 12 ; P. Saintyves, Les vierges mères et les naissances miraculeuses.

F. Vouga, À l’aube du christianisme. 2 Voir A. Malet, Les évangiles de Noël. Mythe ou réalité ? ; A. Gounelle, « La nais-

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1. Cf., entre autres, E. Trocmé, Jésus de Nazareth vu par les témoins de sa vie ;

 

Depuis deux siècles, les travaux des historiens ont amplement démontré qu’on ne peut accorder aucune confiance aux évangiles quant à l’exactitude matérielle des faits qu’ils racontent. Leurs récits ont été arrangés, voire inventés en vue de défendre certaines idées et d’en combattre d’autres. Ils ont été rédigés en fonction de visées doctrinales et ecclésiastiques. Ils entendent légitimer les opinions d’un des groupes ou courants du christianisme primitif 1. Ils nous renseignent sur les croyances des premières communautés, sur les débats qui les agitaient, sur les tendances qui s’y affrontaient à la fin du premier siècle de notre ère. Par contre, ils ne nous permettent pas de savoir ce que Jésus a vraiment fait et dit, ni de reconstituer ce qui s’est réellement passé autour des années trente (de quarante à soixante-dix ans avant qu’ils ne soient écrits). Pour prendre un exemple classique, une analyse serrée et rigoureuse des récits de Noël conduit à y voir des romans à thèse, fabriqués pour établir la supériorité de Jésus sur Jean-Baptiste et pour présenter Jésus comme un nouveau Moïse 2. Dans le premier Testament, l’histoire de Joseph, le fils de Jacob, précède immédiatement les pages concernant Moïse. Le père de Jésus s’appelle aussi Joseph, et les deux Joseph se ressemblent en ce que Dieu communique avec eux par des songes. De même que celle de Moïse, la naissance de Jésus s’accompagne d’un massacre d’enfants. Il va également en Égypte et en revient. Les mages s’inclinent devant lui comme les magiciens d’Égypte devant Moïse. L’évangile de Matthieu poursuit l’analogie au-delà de la nativité : Jésus prononce un sermon sur la montagne, charte de la nouvelle


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alliance, qui évoque le Sinaï où Moïse reçoit la loi de la première alliance ; la cène du jeudi saint s’inscrit dans le cadre de la Pâque juive qui commémore la sortie d’Égypte sous la conduite de Moïse. Le parallélisme est trop massif pour n’avoir pas été forgé sinon de toutes pièces, du moins dans une large mesure. De plus, dans leurs récits de Noël, par ailleurs très différents, Matthieu et Luc reprennent un thème mythologique fréquent aussi bien dans le monde gréco-latin que dans la culture sémite : celui de la mère-vierge et de la naissance miraculeuse. Ils en donnent une version plus juive que païenne, en suggérant que la conception de Jésus ne découle pas d’une union sexuelle entre un être divin et une mortelle ; elle vient d’un acte créateur (l’esprit qui vient sur Marie dans Lc ,  évoque l’esprit qui plane sur les eaux dans Gn , ). Ces récits relèvent évidemment d’une construction littéraire et ne renvoient pas à des faits réels 3. N’accusons cependant pas les évangélistes de fraude ou de malhonnêteté. Ils utilisent des procédés d’écriture et de composition d’ouvrages courants à leur époque et largement admis. Certes, tout ne relève pas de la fabulation dans les récits évangéliques, mais nous ne disposons d’aucun moyen sûr pour distinguer la réalité de la fiction. On estime, en général, hautement probable que Jésus a bien existé (encore que certains en aient douté) et qu’il a été exécuté sur une croix. Tout le reste paraît très incertain. Ce constat, progressivement mais solidement établi, a secoué des croyants, divisé les églises et provoqué quantité de crises. Si pour certains, et ce fut mon cas, l’étude historico-critique a entraîné une nouvelle découverte des textes connus, et a redonné vie et parole à de nombreux passages bibliques aseptisés et anesthésiés par les commentaires pieux, pour d’autres elle a eu des effets destructeurs. Dans un roman corrosif, Ainsi va toute chair, Samuel Butler raconte l’histoire d’un jeune pasteur qui, pour répondre aux objections d’un athée, essaie d’harmoniser les récits de Pâques que donnent les évangélistes. Il découvre qu’on ne peut pas les accorder et il en perd la foi. Au dix-neuvième siècle, un essayiste connu, Edmond Schérer 4, suivit un itinéraire de ce genre. Il commença à enseigner la théologie à Genève, dans l’école très orthodoxe de l’Oratoire. L’étude consciencieuse et méthodique qu’il fit de la Bible le conduisit à l’agnosticisme et à l’incrédulité. 3. Cf. J.-P. Gabus, La nouveauté de Jésus Christ, p. 29-32. 4. A. Encrevé, Protestants français au milieu du XIXe siècle.


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La gravité de ce problème relève de la nature même de la foi chrétienne. Alors que bien des religions offrent un enseignement, une sagesse et une spiritualité qui ne sont pas indissociablement liés à des circonstances et à des situations précises, au contraire le christianisme se présente comme l’interprétation théologique et existentielle d’un certain nombre d’événements. N’en détruiton pas les fondements quand on nie la réalité de ces événements ? S’ils relèvent de la légende et non de l’histoire, ne s’ensuit-il pas que le message du Nouveau Testament repose sur une erreur (peut-être sincère) ou un mensonge (même s’il n’y a pas eu intention de tromper) ? 

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Dans un premier sens, probablement le plus courant, l’historicité se définit pas la phénoménalité spatio-temporelle. Phénomène veut dire « manifestation ». On appelle historique ce qui se manifeste ou s’est manifesté dans l’espace et le temps, ce qui se produit ou s’est produit quelque part à un moment donné, ce qui a ou a eu une réalité dans le monde. Réalité vient du mot res qui signifie « chose », « objet », ce qui a une matérialité physique et sensible, ce qu’on peut toucher, palper, mesurer, peser. « Historique » s’applique ici à ce qui existe ou a existé à la manière des choses et non sur le mode de l’imaginaire. Dans cette perspective, l’histoire s’oppose à la fiction, à la légende ou au mythe qui peuvent également exprimer une vérité, mais de type différent. Quand on dit que Voltaire est un personnage historique et Candide un personnage de conte, il ne s’ensuit nullement que Candide n’ait rien à nous apporter ni à nous apprendre. On indique seulement que la vérité qu’il exprime, ou qui s’exprime à travers lui, passe par l’invention et non par la constatation. De même, quand on qualifie de « mythe » l’histoire

L’HISTORICITÉ BANALE

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Pour réfléchir à ce problème et répondre à ces questions, il faut s’interroger sur la notion d’historicité. Si, au premier abord, elle paraît simple et élémentaire, à l’examen, elle se révèle très complexe. Quand on parle du Jésus de l’histoire ou de l’historicité de la résurrection, ces expressions peuvent prendre selon les cas quatre sens différents, entre lesquels il existe des interférences et des relations, mais qu’il importe cependant de distinguer.

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L’HISTORICITÉ


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d’Œdipe, on entend par là qu’elle ne nous donne pas d’informations sur des événements factuels. Il n’en découle nullement qu’elle ne comporte pas d’enseignements justes sur la psychologie humaine ou sur la conception grecque de la destinée individuelle. Quand on affirme l’historicité de Jésus en ce premier sens, on déclare qu’il appartient au domaine de l’effectif et du réel, non à celui du rêve, de la fabulation ou de l’utopie (selon l’étymologie, l’utopique n’a pas de lieu ou n’a pas lieu, et, par conséquent, n’a pas de réalité dans le temps et dans l’espace). Généralement, on considère que sans cette factualité la foi chrétienne serait une illusion ou une duperie. En effet, plus qu’il n’enseigne une doctrine, le Nouveau Testament annonce un fait. Pour reprendre les formulations de la fin du chapitre , il proclame que le christ, ou l’homme véritable, n’est plus seulement une aspiration, un projet ou une idée. Il a pris une réalité char nelle en la personne de Jésus et, du coup, il peut naître et se développer en nous. Si Jésus n’est pas historique en ce premier sens, ce message perd son contenu et se transforme en un mirage dépourvu de consistance et vide de vérité. L’authenticité humaine resterait dans ce cas un idéal sans concrétisation effective et le christ ne serait pas un événement mais une chimère. L’HISTORICITÉ SCIENTIFIQUE

En un deuxième sens plus universitaire, le terme « historique » désigne ce que la science historique peut atteindre et établir, ce qu’elle parvient à savoir du passé. Le mot grec qui a donné « histoire » signifie d’abord « enquête » et « exposé ». Il ne s’applique que secondairement à l’objet de la recherche et du rapport. « Historique » ne qualifie pas ici ce qui arrive dans l’espace et dans le temps, mais ce qu’on relate après une investigation sur ce qui s’est passé. Dans cette acception, à la différence de la précédente, l’historique ne coïncide pas purement et simplement avec le réel. Deux décalages interviennent. D’un côté, se produisent inévitablement un manque, une perte et un déficit. La connaissance historique ne saisit que les faits qui laissent des traces perceptibles. Elle n’a aucune prise sur ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ne s’inscrivent pas dans des documents. À chaque instant, l’historien côtoie de l’inconnu et se heurte à des mystères ou à des énigmes qu’il ne peut pas percer faute de données. Une partie importante de l’historique au


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premier sens (ce qui se produit quelque part à un moment donné) échappe à l’histoire en ce deuxième sens (ce que la science historique parvient à découvrir avec une probabilité suffisante).Tous les événements qui ont eu lieu, toutes les personnes qui ont existé ne deviennent pas historiques. Le réel déborde l’histoire. De l’autre côté, l’histoire déborde le réel. Elle lui apporte un surcroît, un excédent, un « plus », parce qu’elle ne se borne pas à établir ou à enregistrer des faits. Elle les commente, elle s’interroge sur leurs causes, leurs conséquences et leurs connexions. Elle les ordonne, les hiérarchise, les met en relation les uns avec les autres. Elle les structure de manière significative. En les racontant, elle les insère dans une trame et une intrigue. Elle les situe dans leur environnement. Elle essaie de les rendre intelligibles. Elle opère un travail d’explication et d’interprétation qui va bien au-delà du simple constat. Quand on parle du Jésus historique, il s’agit en général de ce que la science historique, selon les méthodes qu’elle utilise et d’après les textes dont elle dispose, peut dire de solide sur Jésus de Nazareth. Les travaux des exégètes tendent à montrer que c’est assez peu. L’étendue de ce scepticisme varie selon les écoles et les époques, selon aussi l’objet exact de l’enquête. En gros et en simplifiant, ce qu’on appelle la première quête du Jésus historique s’intéresse principalement à sa biographie (en s’appuyant essentiellement sur des indices qu’on peut déceler dans le Nouveau Testament), la deuxième quête se centre plutôt sur les grandes lignes de sa prédication et de son comportement, tandis que la troisième est très attentive à son environnement (tel que les textes de la même époque, en particulier ceux de la littérature religieuse juive et chrétienne non canoniques, nous le montrent). Même si les résultats de ces quêtes ne sont pas nuls, il faut admettre qu’une grande partie du Jésus réel nous échappe, ce qui n’implique nullement une négation de la réalité de Jésus, mais simplement l’aveu que le savoir historique n’y a pas accès, ou n’y a qu’un accès limité. Souligner qu’on ne sait pratiquement rien sur la résur rection, par exemple, n’équivaut nullement à soutenir qu’elle n’a pas eu lieu ou qu’il ne s’est rien passé. On peut considérer qu’elle n’est pas un événement historique (un événement que la science historique peut reconstituer et décrire) tout en croyant qu’il s’agit d’un événement réel.


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L’HISTORICITÉ NARRATIVE

Pour un troisième sens, plus récent et plus subtil, l’historicité de Jésus s’identifie avec celle de l’image qu’on en a donnée. Le christianisme a élaboré puis transmis une représentation et une compréhension du christ par le moyen d’une nar ration. Les évangiles annoncent le message chrétien en racontant Jésus, en rapportant un certain nombre d’anecdotes le concernant, en relatant des paroles, des gestes et des événements. Pour exprimer ce qu’ils voulaient faire entendre, ils ont choisi la forme du récit. Paul, je l’ai déjà signalé 5, s’y prend autrement. Dans ses épîtres, il ne fait que des allusions furtives à la vie de Jésus, tout en insistant fortement sur la signification théologique essentielle qu’il reconnaît à Jésus. Les évangélistes ont-il décidé de raconter Jésus pour des raisons contingentes et accidentelles, comme le laisse entendre Bultmann ? Leur choix, dont on ignore s’il a été ou non réfléchi, s’explique-t-il par le contexte et les circonstances (souci pédagogique, intention antignostique, réaction contre une prédication jugée trop doctrinale) ? Ou bien, comme le pense Käsemann6, la narration s’imposait-elle à eux nécessairement à cause de la nature même du message évangélique qui ne pouvait pas se dire autrement ? Peut-être même, faudraitil dire, à cause de la nature humaine. L’être humain construit, structure et exprime son identité (ou sa personnalité) par des récits et non par des raisonnements ni par des argumentations. Ces récits disent ce qu’il vit, ce qu’il sent, ce qu’il est beaucoup plus que ce qui est. Leur valeur tient donc à autre chose qu’à leur correspondance avec les faits. J’ai souligné dans le premier chapitre le besoin, voire la nécessité d’entreprendre une réflexion ontologique pour essayer de penser, de comprendre ce qu’on croit et d’en rendre compte. Je n’entends nullement amoindrir cette exigence. Il n’en demeure pas moins que l’être se raconte avant de s’analyser et que tout commence par des mythes, c’est-à-dire sous forme d’histoires. Dans le cas des évangiles, entre le contenu du message et sa forme, il faut supposer un lien. Il ne s’agit pas d’une correspondance simple : le récit ne rapporte pas exactement les faits, il ne les reproduit pas comme un miroir ou une photographie. On a 5. Cf. au chapitre 2, le contraste entre les évangiles et Paul. 6. Cf. P Gisel, Vérité et histoire, et E. Käsemann, Essais exégétiques.


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plutôt ce que Tillich appelle une analogia imaginis7. L’analogie entre l’image et la réalité réside dans la forme narrative adoptée pour en rendre compte. L’historicité de Jésus ainsi comprise se traduit dans le fait que le Nouveau Testament le raconte. Elle se manifeste dans la narrativité évangélique, même si on ne peut pas considérer le récit comme historique (ni même comme source historique fiable) au second sens du mot. L’HISTORICITÉ EXISTENTIELLE

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113. 8. Le Traité théologico-politique de Spinoza et la pensée biblique, p. 302.

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7. Systematic Theology, vol. 2, p. 114-115. Cf. A. Gounelle, Le Christ et Jésus, p. 112-

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Le quatrième sens se situe dans une perspective résolument existentielle. Il nomme « historique » ce qui atteint et affecte ma propre histoire, ce qui représente un événement dans ma vie et pour elle, ce qui marque, oriente, voire détermine mon actualité. « Le fait historique, écrit A. Malet, n’est pas un donné. Il est une réalité vivante… [il] perdure, il interpelle encore l’humanité 8. » On considère ici comme historique un fait qui combine deux éléments. D’abord, une effectivité externe : quelque chose se passe en dehors et indépendamment de moi. Ensuite, une réceptivité existentielle : ce quelque chose concerne et modifie mon présent. Entre ces deux éléments, un décalage peut se produire. Il arrive qu’un fait objectivement insignifiant ait pour quelqu’un de profondes répercussions, alors qu’un événement qui a beaucoup plus de poids ne le touche guère. Ainsi, je garde un fort et vivace souvenir du premier bombardement que j’ai vécu enfant, qui était une affaire minuscule : un avion de reconnaissance a lâché deux ou trois bombes éclairantes sur la ville où j’habitais. Par contre, je n’ai aucun souvenir de l’entrée en guerre des États-Unis qui a pourtant eu une tout autre ampleur. Quand le  juillet  la Bastille tombe, le fait lui-même est plutôt mince. Une poignée d’émeutiers pénètrent dans une vieille forteresse à peine défendue et délivrent les six ou sept prisonniers de droit commun qui y étaient enfermés. L’événement a pris une valeur considérable parce que l’opinion et la mémoire du peuple français y ont vu le symbole de la victoire du peuple sur le roi, et du triomphe de la liberté politique sur l’arbitraire du souverain. L’historicité de la prise de Bastille ne se borne pas à l’incident luimême ; elle comprend également, et peut-être principalement, la


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manière dont on l’a racontée et interprétée. On aurait tort, au nom des faits bruts, de contester son importance et de disqualifier sa signification. Un événement n’est pas seulement ce qui se passe, mais aussi la manière dont on le ressent. Quelle que soit leur articulation, les deux éléments sont également nécessaires. S’il n’y a aucune effectivité, il s’agit d’une illusion ou d’une autosuggestion, pas vraiment d’un événement (dans ex ventus, je l’ai déjà signalé au chapitre , ex implique quelque chose qui arrive du dehors). La prise de la Bastille n’a eu un tel impact que parce qu’elle a réellement eu lieu et n’est pas un conte imaginé. De plus, n’importe quel épisode n’aurait pu revêtir la même signification ; il eût fallu qu’il s’y prête par quelque aspect. À l’inverse, un fait qui n’aurait aucune répercussion ne constitue pas un événement (ventus indique quelque chose qui vient à nous). Il s’oublie ou demeure insignifiant. S’il ne s’était pas produit, rien ne serait changé. En ce qui concerne Jésus, son historicité existentielle signifie qu’il n’appartient pas à un passé révolu, mais qu’il intervient dans notre existence actuelle. Il nous atteint, nous touche, et il compte pour nous. On entretient avec lui une relation vivante. Si on veut le reléguer dans son temps, tentative et tentation de la science historique, on l’arrache au nôtre ; on ne le traite plus comme un sujet qui me parle, on en fait un objet dont je parle. Pour ce quatrième sens, comme l’écrit Paul Ricœur à propos d’Husserl, « la question de l’historicité n’est plus celle de la connaissance historique conçue comme méthode ; elle désigne la manière dont un existant est avec les existants 9 ». VÉRITÉ ET RÉALITÉ DU CHRIST

Après ces définitions et précisions, que peut-on dire sur l’historicité du christ ? Où la situer et comment la définir ? L’analyse que je viens de présenter me conduit à une position que je résume en quatre thèses, chacune correspondant à l’une des formes d’historicité que j’ai distinguées. UNE RÉALITÉ EFFECTIVE

La foi chrétienne se réfère à un fait ou à un événement. Je suis personnellement convaincu qu’il a eu lieu dans le temps et dans 9. P. Ricœur, Le conflit des interprétations, p. 13.


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l’espace, pas seulement dans l’âme, dans le cœur ou dans la pensée des disciples, même si on ne peut pas le démontrer (mais il est tout aussi impossible de prouver le contraire). Un humble prédicateur au premier siècle de notre ère a été le christ, c’està-dire l’homme véritable et authentique qu’un acte de Dieu a fait surgir dans notre monde. Il s’appelait Jésus, mais peut-être portait-il un autre nom. Peu importe10. Au départ, il y a une réalité historique au premier sens de ce mot et elle conditionne bien la vérité du message chrétien. L’IGNORANCE HISTORIQUE

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1966/1, p. 192. Voir A. Gounelle, Le Christ et Jésus, p. 112-113.

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10.Cf. R. Bultmann, Jésus, p. 39 et P. Tillich « Rejoinder » in Journal of Religion,

 

De ce qui s’est effectivement produit, la science historique, au deuxième sens du mot, ne sait pas et ne saura probablement jamais grand chose. On manque de documents qui permettraient de cerner et de décrire avec précision l’événement. En tout cas, il paraît évident que les récits que nous en avons ne rapportent pas exactement les faits. Ils les arrangent, les modifient à leur manière et, dans certains cas, ils inventent de toutes pièces ce qu’ils racontent. Les croyants doivent accepter ce constat. Quand ils essaient de le masquer, ils manquent de probité intellectuelle et tombent dans un littéralisme insoutenable qui rend leur foi sotte et fragile. Dans le christianisme, plusieurs options sont intellectuellement ou théologiquement possibles, légitimes et honorables, mais pas celle représentée par le fondamentalisme qui est aberrante. On ne peut guère aller plus loin. Les études historiques donnent des éclairages utiles, qu’on aurait tort de négliger ou de mépriser, mais elles ne permettent pas de savoir ce qui s’est réellement passé. Toutes les tentatives de reconstitution, parfois ingénieuses, souvent naïves, sont fortement subjectives et hypothétiques. Elles relèvent d’imaginations plus ou moins vraisemblables et non d’une connaissance solide, ni même hautement probable. Comme dans bien d’autres cas (dans celui de la création, par exemple, ou des débuts de l’univers), la science n’a pas la capacité de remonter jusqu’à la source ni de retrouver les origines.


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LA VÉRITÉ DE LA NARRATION

Les récits évangéliques, s’ils ne rapportent pas exactement les faits, en transmettent le message et le sens. Ils disent quelque chose d’essentiel, qui probablement ne pouvait pas s’exprimer autrement que par une narration. Cette historicité narrative les rend, à mon sens, plus importants que les épîtres de Paul. Il me semble que si le Nouveau Testament ne comportait pas les évangiles il serait défiguré, alors que si lui manquaient les écrits pauliniens, il en serait considérablement appauvri mais pas distordu. On pourrait presque dire que les récits évangéliques sont plus vrais que la réalité. Comme l’écrit Érasme, ils donnent une « image vivante » du Christ « au point que tu le verrais bien moins si de tes yeux tu le regardais face à face… Les juifs le voyaient, l’entendaient moins que tu ne le vois et l’entends dans les écrits évangéliques 11 ». Pour expliquer et éclairer ces affirmations, au premier abord un peu étonnantes (en général on souligne les insuffisances d’une connaissance purement livresque des personnes ou des situations), je vais me servir de trois comparaisons. . Deux romans, La case de l’oncle Tom, au milieu du dix-neuvième siècle, et Pleure, ô pays bien-aimé, il y a cinquante ans, ont dénoncé le premier l’esclavage des noirs aux États-Unis, le deuxième l’apartheid en Afrique du Sud. Leurs auteurs, H. Beecher-Stowe et A. Paton, auraient pu choisir un autre mode d’expression, en rédigeant, par exemple, un traité avec des statistiques, des enquêtes sociologiques et des études politiques. Ils auraient fait œuvre scientifique. Ils ont préféré écrire un roman et raconter une histoire. Ces livres appartiennent au genre littéraire de la fiction. Pourtant, ils reflètent et expriment bien une vérité. Ils la font mieux percevoir que n’importe quel traité, et donnent une vision plus juste du drame humain qu’elle représente. Ils la montrent mieux que ne l’aurait probablement fait une visite sur le ter rain. Ils sont, en ce sens, profondément vrais, même s’ils ne relatent pas des faits réels qui se seraient produits exactement comme ils les racontent. Ils ont une incontestable historicité narrative, par analogia imaginis. . En , l’aviation allemande, au service des partisans de Franco, a détruit la ville basque de Guernica. Ce bombardement 11. Les Préfaces au Novum Testamentum, p. 83, 89.


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  • P A R L E R D U C H R I S T • ch.

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marque un tournant dans l’histoire des conflits armés. Il inaugure les grands raids aériens qui touchent durement les populations civiles et, avec lui, commence l’épouvante de la mort qui tombe du ciel. Même si l’aviation avait joué un certain rôle durant la guerre -, même si on l’avait utilisée l’année précédente en Éthiopie, Guernica provoque en Europe un choc et suscite une conscience angoissée, voire ter rorisée de ce qui s’annonce. On découvre l’horreur des grands bombardements qui par la suite ont frappé de nombreux pays. Une vieille bande d’actualités cinématographiques a filmé le pilonnage de Guernica. Quand on la regarde aujourd’hui, elle donne le sentiment d’un événement relativement minime. On a malheureusement vu bien pire depuis, avec des opérations beaucoup plus spectaculaires et effroyables. Par contre, le célèbre tableau de Picasso traduit et fait percevoir ce sentiment d’un monde qui se décompose dans la peur et la souffrance. Il est, en ce sens, plus vrai que la bande cinématographique et, en plus de sa force artistique, il a une valeur documentaire bien supérieure, même s’il ne reproduit pas exactement les faits. La réalité phénoménale ou photographique nous cache la vérité de l’événement, et la reconstitution exacte des faits (comme dans le cas déjà cité de la prise de la Bastille) en masque la portée et la signification. . Quand Rouault peint des clowns, il ne reproduit pas leur visage à la manière d’une photographie d’identité ou d’un miroir. Il cherche à montrer leur âme qui à la fois s’offre et se dérobe dans leur aspect extérieur. À travers les apparences, en prenant des libertés avec elles, il nous conduit vers quelque chose d’essentiel, ce mélange de tragique et de dérisoire qui constitue leur personnalité et qui indique l’une des caractéristiques de la condition humaine. Ses portraits ont plus de vérité que s’ils étaient de simples copies de la réalité. Ces trois exemples montrent que la vérité d’une situation, d’un événement ou d’une personne ne coïncide pas forcément avec sa réalité phénoménale. Il s’agit, certes, d’analogies qu’il ne faut pas pousser trop loin.Toutefois, elles aident à percevoir la nature de l’historicité narrative, qui correspond bien à la visée des évangiles : ils veulent transmettre le message et le sens d’un événement et non en donner une connaissance factuelle, à la manière des historiens.


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L’HISTOIRE DANS SON ACTUALITÉ

L’historicité de Jésus, au quatrième sens du mot, signifie qu’il n’est pas un personnage passé, passif et lointain, qui a vécu et parlé autrefois dans un monde différent du nôtre. Sa présence, son action et sa pertinence se font sentir aujourd’hui. Il anime, inspire et guide des personnes et des communautés. Il atteint ceux qui croient en lui et se mettent à son écoute à travers les textes bibliques. Il les change, transforme leur vision des choses et leur comportement. Il ne s’identifie pas avec eux et l’église n’incarne nullement, comme l’ont prétendu quelques théologiens, l’existence actuelle du Christ12. Il reste différent, étonnant et ne cesse de la secouer. Il ressemble à ce « survenant » (pour reprendre le titre d’un roman de la québécoise G. Guévremont) qui dérange le « train-train » de manière parfois incongrue. Il apporte également réconfort et élan. Il vit en nous, pour nous et parmi nous parce qu’il nous soutient, nous interpelle et nous pousse à avancer.

La question difficile de l’historicité appelle donc une réponse complexe. On ne peut pas se contenter d’affirmations ou de négations massives. Il faut distinguer et préciser. La vérité des récits évangéliques se situe dans ce qu’ils transmettent (historicité au troisième sens) et éveillent (historicité au quatrième sens), ce qui implique qu’ils se réfèrent à un fait (historicité au premier sens), même s’ils n’en décrivent pas exactement la matérialité (historicité au deuxième sens).

12.V. Subilia, dans Le problème du catholicisme, souligne la tendance du catholi-

cisme à identifier le Christ et l’Église. Toutefois dans les documents officiels du magistère, cette tendance ne va jamais jusqu’au bout. Si dans l’encyclique Mystici corporis du 29 juin 1943, Pie XII affirme que l’Église est « comme [quasi] une autre personne du Christ », il souligne immédiatement la différence entre le Christ et l’Église : l’Église est le corps dont le Christ est la tête.


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Chapitre 

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les écrits johanniques (Jn 1,14, peut-être 18 dont le texte n’est pas sûr ; 3, 16 et 18 ; 1 Jn 4, 9) spécifient fils « unique » ; toutefois, plusieurs exégètes jugent équivalente la formule « fils bien-aimé », utilisée dans les récits du baptême de Jésus. 2. Un exposé d’ailleurs excellent d’A. Houziaux (dans l’ouvrage collectif Jésus. De Qumran à l’Évangile de Thomas, p. 179) suggère une distinction entre « le fils unique de Dieu » et « l’unique fils de Dieu » qui m’arrangerait bien, mais ne me convainc guère.

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1. De nombreux textes du Nouveau Testament appellent Jésus « fils de Dieu ». Seuls

 

Peut-on se réclamer de l’évangile et se prétendre chrétien sans croire qu’en dehors de Jésus il n’y a ni salut ni vérité ? Peut-on envisager une foi en Jésus qui admette qu’il n’est pas le seul chemin pour rencontrer et connaître Dieu ou, autrement dit, qu’il n’est pas le seul christ ? À ceux (j’en fais partie) qui inclinent à donner une réponse positive à cette question, on adresse toujours la même critique, celle de contredire l’enseignement explicite du Nouveau Testament. Je cite quelques-uns des textes qu’on leur oppose le plus souvent : « Personne… ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut le révéler » (Mt , ) ; « Je suis le chemin, la vérité et la vie. Nul ne vient au Père que par moi » (Jn , ) ; « Le salut ne se trouve en aucun autre. Il n’y a, sous le ciel, aucun autre nom, donné parmi les hommes, par lequel nous devions être sauvés » (Ac , ). Les écrits johanniques qualifient à plusieurs reprises Jésus de « fils unique de Dieu » 1, ce qui implique qu’il n’est pas un envoyé, un prophète ou un inspiré, voire un fils à côté et parmi d’autres. Il est incomparable, hors catégorie, seul de son espèce 2. Ces affirmations, effectivement très claires et très nettes, constituent une objection sérieuse à la thèse d’une pluralité d’actions et de révélations divines. Elles jettent dans un réel embarras les chrétiens qui la soutiennent (même s’ils peuvent recourir à d’autres passages de la Bible qui leur sont plus favorables). Comment comprendre ces proclamations d’un monopole de Jésus et se


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situer par rapport à elles ? J’esquisse une réponse en six points qui por tent chacun sur un des aspects du problème. Ils en font apparaître les multiples facettes plus qu’ils ne le résolvent. LE FONDAMENTALISME PERSISTANT

On constate souvent un décalage entre notre conception de l’autorité des textes bibliques et notre manière de les utiliser. Ce que nous faisons ne correspond pas à ce que nous professons. Notre pratique loin de refléter notre théologie s’en écarte et parfois la contredit. Nous refusons catégoriquement le fondamentalisme qui attribue une valeur absolue aux formules ou aux énoncés. Nous répétons que le Premier et le Deuxième Testament regroupent un ensemble de témoignages rendus à la révélation divine et ne constituent pas un recueil de doctrines. Ils nous disent comment des êtres humains ont accueilli, senti, perçu, pensé et exprimé leur rencontre avec Dieu. Nous distinguons entre la parole de Dieu et les écritures saintes. La Bible est à la source de notre foi, de notre vie et de notre pensée religieuses. Il ne s’ensuit nullement qu’elle soit, selon une expression souvent employée, un « pape de papier » aux sentences infaillibles. Malgré cette conviction, nous aimerions justifier nos positions d’après les règles et selon les critères du fondamentalisme. Je me sens mal à l’aise quand on m’objecte un texte biblique. Si je n’y prenais pas garde, ma réaction instinctive serait d’avoir recours à toutes sortes d’explications pour en tordre le sens jusqu’à ce qu’il me convienne. Quand on se lance dans une telle manipulation, on a tort ; on choisit une solution mauvaise et indigne. Il me semble plus juste et plus honnête devant les versets que je viens de mentionner de reconnaître qu’ils vont bel et bien contre ce que je pense et ce que je crois. Ils me troublent, me dérangent, m’inquiètent, me questionnent, m’embarrassent, m’obligent à réfléchir certes, mais ne me contraignent pas nécessairement ou obligatoirement à changer d’avis. Car je lis dans ces textes l’opinion de Matthieu, de Jean ou de Pierre, la manière dont ils ont compris la personne et l’œuvre de Jésus, et non pas la parole même de Dieu. Le témoignage des apôtres est essentiel parce que seul il fait connaître Jésus, parce qu’il lui donne un visage concret. Leurs élaborations théologiques m’intéressent, m’interpellent ; j’en fais le plus grand cas. Je ne me


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crois cependant pas forcé de les suivre en tout. La fidélité évangélique n’exclut pas des désaccords sur certaines des affirmations du Nouveau Testament. Comme l’a justement soutenu Tillich, croire ne signifie pas accepter tout ce qui y est écrit, mais veut dire que ce dont il parle a une importance essentielle et décisive pour sa vie 3. Il n’en demeure pas moins qu’on ne peut pas se borner à enregistrer des désaccords. Il faut tenter de les éclairer et de s’en expliquer, en évitant autant que possible de les camoufler ou de les escamoter, ce que les points suivants vont essayer de faire. CO-TEXTE ET CONTEXTE

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3. P. Tillich, Histoire de la pensée chrétienne, p. 15. 4. Les préfaces au Novum Testamentum, p. 115.

 

Beaucoup de chrétiens ont l’habitude d’utiliser des versets bibliques, comme s’il s’agissait de maximes indépendantes, formant un tout, qui se suffiraient à elles-mêmes. Déjà Érasme dénonçait cette pratique : « Il ne suffit pas de prélever quatre ou cinq mots, il faut regarder d’où ils viennent, ce qu’ils disent, qui les dit et à qui, en quel moment, en quels termes, ce qui les précède et les suit 4 ». La signification d’un propos, parlé ou écrit, dépend, en grande partie, de son co-texte et de son contexte. Par co-texte, pour reprendre une expression de Derrida, on entend les passages ou les paroles qui entourent la phrase qu’on examine. Elle fait partie d’une argumentation. On en fausse la portée et le contenu si on la sépare de ce qui la précède et la suit. À cet égard, le découpage en versets, introduit au seizième siècle par l’éditeur Robert Estienne, joue souvent de mauvais tours. S’il constitue un procédé de repérage très commode, il a l’inconvénient de favoriser un dépeçage ou déchiquetage des livres de l’Ancien et du Nouveau Testament qui les met en lambeaux. Il incite à voir dans le verset l’unité de sens ; certaines éditions de la Bible vont même à la ligne pour chaque verset. On cite des fragments éclatés de discours sans s’interroger sur leur place et leur rôle dans le raisonnement, sans les équilibrer et les pondérer par d’autres textes. Les circonstances dans lesquelles une phrase est dite ou écrite forment le contexte. Étymologiquement, circonstance (circum stare) signifie ce qui se tient autour de quelque chose ou de quelqu’un : le milieu qui l’environne, l’ambiance où il baigne, les événements qui se passent, les problèmes qui se posent, les destinataires ou


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interlocuteurs à qui on a affaire, et aussi les coutumes, la logique et le langage qui caractérisent une culture. On s’exprime différemment selon les personnes à qui on s’adresse, même quand on veut communiquer la même chose. Ainsi, spontanément, on exagère l’expression d’un désaccord dans le monde méditerranéen si on veut être entendu et, au contraire, on pratique l’understatement (ou la litote) avec des interlocuteurs de style britannique traditionnel. Toute parole s’éclaire en fonction du « contexte de communication » qui est le sien. Je donne deux exemples, l’un tiré de la Bible, l’autre qui date d’une cinquantaine d’années, pour montrer qu’il ne s’agit pas seulement de nuances. La situation d’un propos peut en changer le sens du tout au tout. . Le chapitre  de la Genèse raconte le sacrifice interrompu d’Isaac. De nombreux spécialistes estiment que cette histoire a été racontée oralement, bien avant sa mise par écrit, pour contester la pratique courante voire obligatoire chez les Phéniciens, peuple voisin d’Israël, de sacrifier aux dieux les fils premiers-nés. Contre une religion cruelle et meurtrière, ce récit signifie : Dieu arrête Abraham ; il ne veut pas qu’on lui immole les enfants. Nous avons un récit polémique qui nie que les sacrifices humains soient une exigence divine. La rédaction finale de la Genèse intervient beaucoup plus tard, probablement au retour de l’exil à Babylone, à une époque où se pose le problème de la restauration de la vie religieuse, culturelle et politique d’Israël. Comment reconstruire la nation et l’identité juives ? Les milieux religieux répondent : par une soumission totale et inconditionnelle à la volonté divine. Ils interprètent l’histoire d’Isaac dans cette perspective. Parce qu’ils donnent à l’obéissance d’Abraham une valeur exemplaire pour les croyants, ils insèrent ce récit dans leurs livres sacrés. Au message ancien du récit oral (Dieu ne veut pas qu’on lui sacrifie des enfants), l’écrit en substitue un nouveau qui dit exactement le contraire (vous devez accepter de tout sacrifier à Dieu, y compris votre fils bien-aimé). L’histoire est la même, mais le changement de contexte et de préoccupation en fait basculer le sens ; le message se retourne et s’inverse 5. 5. Voir A. Gounelle, « Le sacrifice interrompu d’Isaac. De la préhistoire d’un texte à

sa lecture postmoderne. », Bulletin de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, 1997.


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Examinons, d’abord, à la lumière du co-texte et du contexte, ce que la Bible dit des religions. On y relève deux séries d’indications opposées. Les unes suggèrent une attitude d’ouverture et de bienveillance. Ainsi, Abram (il prendra le nom d’Abraham un peu plus tard) se fait bénir par Melchisédeck, un sacrificateur païen, et lui paie la dîme. Salomon reçoit la reine païenne de Saba et accepte ses présents. Des mages (prêtres d’une religion astrologique) viennent saluer la naissance de l’enfant de Noël. Jésus accueille des païens, une femme syro-phénicienne, des officiers romains (il dit même de l’un d’eux qu’il n’a jamais trouvé une foi aussi grande que la sienne en Israël). À Athènes, selon le livre des Actes, le discours de Paul mentionne plutôt favorablement des autels et des auteurs grecs ; il s’en sert positivement pour appuyer son argumentation. D’autres passages bibliques, en plus grand nombre, témoignent d’une profonde hostilité, voire d’une haine farouche envers les autres religions. Beaucoup condamnent radicalement les Baal et Élie va jusqu’à faire massacrer leurs prêtres. Les prophètes mènent une incessante polémique contre les croyances des peuples environnants. Parfois, ils les qualifient d’abomination, de prostitution et les considèrent comme criminelles. Parfois, ils les ridiculisent et

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RELIGIONS ET IDOLÂTRIES

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. Imaginons qu’en , un évêque espagnol prêche à Tolède, à Barcelone ou à Séville sur la toute-puissance divine. Concrètement, ce ser mon, même s’il ne le dit pas explicitement, invite ceux qui l’écoutent à accepter le régime de Franco, qu’il légitime religieusement en laissant entendre qu’il a été voulu et mis en place par Dieu. Supposons que la même année, un pasteur baptiste prêche aussi sur ce thème dans une des communautés protestantes, à l’époque semi-clandestines, de Moscou. Sa prédication, même si elle ne l’exprime pas ouvertement, encourage à la résistance. Elle proclame, en termes plus ou moins couverts : « Ne vous laissez pas impressionner par le régime de Staline, Dieu est beaucoup plus fort que lui ». L’évêque et le pasteur peuvent citer et commenter les mêmes textes bibliques, prononcer des phrases rigoureusement identiques. Ils disent pourtant exactement le contraire l’un de l’autre, à cause de la différence entre leurs situations.


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en dénoncent la sottise. Paul, au début de l’épître aux Romains, a des mots très durs contre les cultes gréco-romains. Comment comprendre cette divergence ? À mon sens, elle appelle trois remarques. . Elle devrait empêcher de tenir un discours unilatéral et réducteur. Quand on mentionne des versets bibliques hors de leur cotexte, lorsqu’on oublie les passages qui les atténuent, les corrigent ou les contestent, on aboutit à des positions partiales et partielles, à la fidélité biblique souvent plus apparente que réelle. Il faut tenir compte de l’ensemble des textes et pas seulement d’une série. Le simplisme séduit et égare. . Les contradictions qu’on constate au sein de l’Ancien et du Nouveau Testament montrent qu’il y a plusieurs manières possibles de comprendre et de vivre la foi biblique. Certaines reflètent des désaccords parfois profonds et irréductibles, mais qui n’entraînent pas l’exclusion d’une des positions antagonistes. D’autres s’expliquent, au moins en partie, par des différences de situations : les divers textes s’inscrivent dans des contextes et répondent à des questions qui ne sont pas les mêmes. En ce qui concerne les religions, il paraît probable que les auteurs bibliques s’en prennent violemment à elles quand ils les ressentent comme une menace pour Israël ou pour les premières communautés chrétiennes. Par contre, ils se montrent bienveillants quand des collaborations ou des alliances s’esquissent. Selon qu’ils ressentent une concurrence ou une convergence, leur discours change. . Je ne cherche nullement à éliminer les conflits entre les textes bibliques. J’aurais plus tendance à les accentuer qu’à les atténuer. Pourtant, dans le cas qui nous occupe, une conciliation me paraît envisageable. Selon la foi biblique, Dieu se manifeste aux hommes et dans l’univers par de multiples canaux. « Les cieux, chante le Psaume , racontent la gloire de Dieu, et l’étendue céleste annonce l’œuvre de ses mains. » Des siècles plus tard, Paul écrit (Rm , ) « les perfections 6 invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité se voient fort bien depuis la création du monde quand on les considère dans ses ouvrages ». Essayer de discerner, comme le font les religions, la présence de Dieu à travers le cosmos (soleil, 6. Le texte grec n’a pas le mot « perfections » ; il dit « les invisibles » (pluriel neutre).

On pourrait traduire : « la réalité invisible de Dieu ».


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bles mais reflètent souvent des intuitions justes, Jésus est à la fois homme et Dieu, mais l’homme Jésus lui-même n’est pas Dieu.

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7. Selon les définitions conciliaires, dont j’ai dit que les formulations sont contesta-

 

lune, étoiles) ou dans la nature (volcans, arbres saints et sources sacrées) n’a donc, en principe, rien d’aber rant. Dieu se manifeste également dans l’intériorité humaine, puisque, écrit toujours Paul (Rm , ), « l’œuvre de la loi est écrite » dans nos cœurs. La sagesse, qui le cherche dans la conscience, l’intelligence ou le raisonnement, n’a par conséquent pas tort. Les religions ont un aspect positif. Elles renvoient à la présence de Dieu en nous, à son action dans le monde, à sa marque en toutes choses et elles apprennent à y être sensibles. Toutefois, elles ont aussi un côté négatif. Elles inquiètent le croyant biblique et il s’en méfie, parce que sans cesse elles tentent de diviniser le monde ou des éléments du monde, et de verser dans l’idolâtrie. Elles remplacent, comme l’écrit Paul, « la gloire du Dieu incorruptible par des images représentant l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des reptiles » (Rm , ). Elles ne distinguent pas assez nettement le Créateur des créatures et confondent les manifestations de Dieu avec son être. Là, elles égarent leurs fidèles et ne rendent pas honneur à Dieu. L’Ancien et le Nouveau Testament acceptent les religions quand elles dressent des autels au « dieu inconnu », comme à Athènes, ou qu’à l’exemple des mages, elles discernent dans une étoile un signe venu de Dieu. Elles orientent alors vers le Créateur à travers les créatures sans pour cela les confondre. Par contre, la Bible les refuse et les juge démoniaques lorsqu’elles conduisent à adorer des réalités du monde et à leur attribuer une valeur ultime ou absolue, au lieu de les mettre au service de Dieu. Ainsi, Paul félicite les Athéniens d’être religieux, mais, lorsqu’à Lystre les Grecs le prennent, ainsi que Barnabas, pour un dieu, il réagit violemment (Ac , -). Si cette hypothèse est exacte, ce ne sont pas les religions ellesmêmes que les passages bibliques condamnent, mais leurs penchants et leurs déviations idolâtres. Quand on identifie correctement l’adversaire qu’ils combattent, on découvre ce qui donne aux textes une relative cohérence. L’idolâtrie ne concerne et n’atteint pas seulement les religions non bibliques. Elle menace aussi le christianisme, et il y a parfois succombé. On en a des exemples avec la « jésulâtrie » qui divinise l’homme Jésus 7, ce à


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quoi, comme on l’a vu dans la dernière section du chapitre , s’oppose la croix. On peut également déceler ou soupçonner une tendance à idolâtrer le sacrement dans le catholicisme et à idolâtrer la Bible dans le protestantisme. L’opposition ne se situe pas entre judaïsme et christianisme d’un côté, et paganismes de l’autre, mais entre une authentique spiritualité et sa perversion. Ainsi situées et éclairées, les polémiques antireligieuses que contient la Bible n’ont pas la portée que les partisans d’un exclusivisme chrétien leur attribuent, faute de les avoir lues à la lumière du co-texte et du contexte. Avant de transposer dans notre situation des versets bibliques, il faut soigneusement les situer et se livrer à un travail d’interprétation pour dégager aussi précisément que possible leur visée. La citation « nue » ne constitue pas un argument de poids quand elle ne s’accompagne pas de cette mise en perspective. POUR MOI OU POUR TOUS ?

Interrogeons-nous maintenant sur les textes qui revendiquent pour Jésus l’exclusivité du salut et le monopole de la vérité. Comprendre une proposition implique, nous venons de le voir, qu’on se préoccupe de son co-texte et de son contexte, mais demande aussi qu’on prenne en compte la nature du discours dont elle fait partie et du mode d’expression qui est le sien. Selon qu’on extrait une formule d’un poème, d’un conte, d’une lettre intime ou d’un traité de philosophie, elle n’a évidemment pas la même portée. Dans des analyses pénétrantes, R. Bultmann a distingué deux manières principales de penser et de s’exprimer 8. Le discours rationnel, logique, scientifique tente de formuler des propositions générales et objectives, universellement valables. Il s’efforce d’énoncer l’en soi, l’essence, la substance ou la réalité interne des choses. À l’inverse, la parole existentielle ne prétend pas traduire une observation neutre et désintéressée qui s’imposerait à tous. Elle déclare ma relation personnelle avec l’objet dont je parle et la signification intime que je lui donne ou lui reconnais. Elle dit comment je le ressens et le vis. Ce qu’il représente pour moi ne vaut pas forcément pour un tiers. Bultmann a tendance à penser que le discours rationnel caractérise la pensée grecque, tandis que la Bible, comme les sémites, utilise 8. Cf. A. Malet, Mythos et Logos. La pensée de Rudolf Bultmann, ch. 2 et 3.


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9. Cf. J.-P. Gabus, La nouveauté de Jésus Christ, p. 114.

Un autre problème vient encore compliquer l’interprétation des textes. Classiquement, les spécialistes distinguent dans le Nouveau Testament les paroles de Jésus lui-même des discours qui parlent de lui. D’un côté, il y a ce qu’on appelle l’evangelium Christi, l’évangile du Christ, ce qu’a prêché et enseigné Jésus. De

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PAROLES DE JÉSUS ET DISCOURS SUR JÉSUS

 

le langage existentiel. En fait, il n’y a pas entre les deux cultures un fossé aussi grand et profond qu’on l’a naguère soutenu. Échanges et interpénétrations les ont rendues assez proches au premier siècle de notre ère. D’un côté comme de l’autre (il en va sans doute de même dans toute culture humaine), on rencontre les deux sortes d’énoncés. Il n’en demeure pas moins que l’existentiel (langage que la foi privilégie, qui lui convient mieux que le discours scientifique) prédomine dans le Nouveau Testament. On peut donc estimer, avec une forte probabilité, que l’affirmation « Jésus est le seul sauveur » relève du langage de l’aveu personnel plutôt que de celui des assertions universelles, et qu’il faut comprendre : « il est pour moi le seul sauveur ; je l’éprouve, je le reçois, je l’expérimente comme le seul qui me sauve ». La proposition ne porterait pas sur l’être de Jésus, mais sur mon lien avec lui, sur le rapport personnel et singulier que j’entretiens avec lui 9. De même, lorsque Pierre déclare devant le sanhédrin : « il n’y a… aucun autre nom… par lequel nous devions être sauvés », il fait part de son expérience et de celle de ses compagnons ; le « nous » désignerait leur groupe et non pas tous les êtres humains. Quand Jésus répond à une question de Thomas : « nul ne vient au Père que par moi », il parle aux disciples et leur indique qu’ils n’ont, en ce qui les concerne, pas d’autre route que Jésus (faut-il comprendre que l’obéissance à la loi juive n’est plus pour eux une voie praticable ?). Cette parole ne s’applique pas forcément à l’ensemble de l’humanité. Quand on a la certitude de n’avoir pas d’autre chemin que Jésus, sans en conclure qu’il en va de même pour tous, cette conviction qui apparemment contredit la lettre de quelques passages du Nouveau Testament se trouve, en réalité, assez conforme à son esprit. Le caractère unique et décisif du Christ relève d’une confession qui m’engage personnellement, et nullement d’une vérité objective, générale qu’on pourrait appliquer au monde entier.


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l’autre côté, la manière dont ses disciples et apôtres l’ont présenté et expliqué constitue l’evangelium de Christo, l’évangile à propos ou au sujet du Christ. Entre les deux, y a t-il coïncidence et continuité, ou écart et contradiction ? Ce que dit Jésus se distingue-t-il de ce qu’on dit de lui, et jusqu’où va la différence ? On en a beaucoup discuté. La difficulté du débat tient à ce qu’on ne connaît les paroles de Jésus (evangelium Christi) qu’à travers et à partir de ce qu’en rapportent les auteurs du Nouveau Testament (evangelium de Christo). Or, ils ne se sont pas privés de modeler et de formuler à leur manière les propos de leur maître, voire de lui en attribuer qu’il n’a jamais prononcés, suivant en cela les usages littéraires de l’Antiquité. Alors comment savoir ce qu’a vraiment dit et enseigné Jésus ? Pour le déter miner, la recherche historique a mis au point des méthodes qui s’apparentent parfois à celles d’un détective travaillant à reconstituer des faits à partir d’indices lacunaires et énigmatiques. Dans le meilleur des cas, on aboutit à des probabilités et non à des certitudes. Néanmoins, il semble assez solidement établi que la prédication de Jésus comportait deux thèmes essentiels : d’abord, l’annonce de l’amour gratuit et inconditionnel de Dieu ; ensuite, la proclamation de la venue d’un monde nouveau, celui du Royaume de Dieu. Si tel en a bien été le contenu, le message de Jésus diverge de celui des apôtres sur un point important qui concerne directement le problème qu’examine ce chapitre. «Voilà, écrit M. Bouttier, un des écarts les plus significatifs 10. » : Jésus enseigne que Dieu aime, accueille, sauve, réconforte et renouvelle sans condition. L’être humain qui se tourne vers lui11 a directement accès au Père céleste sans passer par les sacrifices, les rites et les dogmes. Il n’a pas à se soumettre à toutes les règles religieuses qui prétendent organiser et codifier la relation des créatures avec leur Créateur. Les apôtres quant à eux ont tendance à faire de Jésus la condition d’accès à Dieu. Ils bâtissent un système où les doctrines, le baptême et la cène prennent la place des pratiques et des croyances du judaïsme. Ils reconstruisent un édifice comparable à celui qu’avait détruit Jésus en établissant des médiations ; ils croient et enseignent qu’elles sont nécessaires pour entrer en contact avec Dieu et rece10.« Evangelium Christi, evangelium de Christo », Revue de Théologie et de Philo-

sophie 1979, p. 133. 11. « Se tourner vers » est la traduction littérale du verbe qu’on rend en général par

« se convertir ».


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voir ses bienfaits. L’exclusivisme chrétien découle plutôt de la prédication de Pierre, de Paul ou de Jean que de celle de Jésus. On peut même se demander s’il ne contredit pas ce qui se trouve au cœur du message de Jésus : l’accès direct et immédiat de tout être humain à Dieu, l’amour sans condition de Dieu pour tous. LE CHRIST ET JÉSUS

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Jésus est totus Deus (totalement Dieu), mais pas totum Dei (la totalité de Dieu), cf. E. D. Willis, Calvin’s Catholic Christology, p. 109 et 130.

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12. Je transpose légèrement le langage de la scolastique calvinienne qui dit que

 

Ce dernier point relève d’une réflexion théologique et non plus de considérations sur la juste interprétation des textes. Le chapitre  a rappelé que l’appellation « Jésus Christ » comporte deux termes distincts : d’abord, un nom propre, Jésus, que porte un individu particulier ; ensuite, un titre, « christ », qui correspond à une qualité ou à une fonction. Par christ, j’ai suggéré qu’il fallait entendre à la fois un événement (celui de l’intervention divine qui transforme les gens et les choses) et une personne (l’être véritablement humain tel que Dieu le veut et qu’il suscite par son action). Quand les chrétiens confessent que Jésus est le christ, ils déclarent qu’en lui, par lui, Dieu les rencontre, entre en communion avec eux et fait naître en eux une vie nouvelle. Comment, à partir de ces définitions, comprendre la relation de Jésus et du christ ? À cette question, la théologie protestante a donné deux réponses divergentes. On nomme la première intra lutheranum parce qu’elle s’inscrit plutôt dans la ligne de la tradition luthérienne. Elle déclare que le christ est totalement et uniquement en Jésus. Elle considère qu’il y a pleine identification entre les deux, ce qui permet de dire indifféremment « christ » ou « Jésus », et d’utiliser christ comme un nom propre. Le christ ne se produit et ne se manifeste qu’en Jésus de Nazareth. En dehors de lui, Dieu est absent ou invisible ; il ne rencontre et ne sauve les hommes nulle part ailleurs. Les autres religions n’ont que des mensonges, des illusions et des idoles à offrir. On aboutit donc à un exclusivisme chrétien qui refuse catégoriquement que Dieu se révèle aussi autrement. Pour la seconde réponse, proche de la thèse dite de l’extra calvinisticum, qu’on rencontre plutôt chez des réformés, Jésus est bien totus Christus (totalement christ), mais pas totum Christi (la totalité du christ)12. Dieu ne se confine pas en un seul lieu, il se


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révèle et intervient en quantité d’endroits. Même si Jésus est le christ par excellence, il y a du « christique » en dehors de lui 13. On reconnaît, par conséquent, une indépendance limitée et une relative distinction entre le christ et Jésus. Le christ, le Logos ne s’enferme pas dans la personne humaine de Jésus de Nazareth. Il agit et se manifeste autre part, dans la nature, dans la raison, dans les autres religions dont Calvin pensait qu’elles ont des lueurs confuses de Dieu. Ces lueurs (plus généreusement on peut leur accorder de véritables lumières) viennent du christ mais pas de Jésus. Cette deuxième réponse permet de proposer une interprétation théologique des versets cités au début de ce chapitre. Quand Jésus le christ déclare : « Je suis le chemin, la vérité, la vie ; nul ne vient au Père que par moi », on peut estimer que le « je » dont il est ici question ne se rapporte pas à l’homme Jésus, mais au christ qui se trouve en Jésus et qui se manifeste aussi ailleurs. Ces paroles signifieraient alors que l’être humain ne rencontre Dieu que si Dieu vient à lui et lui parle. Il faut que Dieu prenne l’initiative, se révèle et agisse. Nous sommes incapables de le trouver et de l’atteindre par nos seuls moyens. Ainsi compris, ces textes perdent leur caractère exclusif. Ils proclament que là où il y a présence, action, manifestation de Dieu, n’importe où dans le monde, le christ est à l’œuvre, ce même christ qui se trouve en Jésus, mais qui ne s’identifie pas totalement avec l’homme de Nazareth. Ainsi, peut-on concilier l’irréductible pluralité des religions avec l’hypothèse d’une unité fondamentale. Elles trouveraient leur origine dans une intervention différente et une manifestation autre du Dieu (ou de l’Ultime) qui se révèle aussi dans l’évangile en Jésus. Le christocentrisme ici proposé ne se réduit pas à un « jésuscentrisme » et rejoint, avec un vocabulaire différent, le théocentrisme de John Hick 14, qui invite chaque religion à se penser comme unique parmi d’autres également uniques.

13.Selon le théologien catholique eurasien, R. Panikkar, par rapport à Jésus, il y a

dans le christ aliud ou aliquid (autre chose) mais le christ n’est pas alius (un autre), cf. M. Fédou, Regards asiatiques sur le Christ, p. 44. 14.J. Hick, A Christian Theology of Religions.


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Ces six points n’expriment pas tant des certitudes que des perplexités. Ils soulèvent des questions plus qu’ils n’apportent de réponses. Du point de vue du conformisme chrétien, ces interrogations paraîtront suspectes, voire condamnables. Pourtant, comment un lecteur averti et réfléchi des Écritures les écarterait-il ? Je ne prétends pas avoir éliminé l’objection mentionnée au début de ce chapitre. Les versets « exclusivistes » du Nouveau Testament continuent à m’embarrasser. J’ai seulement essayé de montrer qu’ils ne constituent pas un argument aussi puissant et décisif qu’on pourrait le croire au premier abord. Ils ne tranchent pas le débat, ils renvoient à un ensemble complexe de problèmes.

  • P A R L E R D U C H R I S T • ch.

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Conclusion

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Je rappelle d’abord que le verbe « inventer » (en latin invenire) ne signifie pas originellement « créer quelque chose », « forger une fiction », ou « fabriquer une réalité », mais « rencontrer ce qu’on

• P A R L E R D U C H R I S T • Conclusion

LE CHRIST INCONNU

 

Le titre de cette conclusion, « inventer le christ », a de quoi étonner, faire sursauter, voire choquer. Découvrir le christ à travers les textes du second ou Nouveau Testament, voir comment le premier ou l’Ancien le prépare, discerner les manières différentes dont les chrétiens, en fonction de leur situation et de leur culture l’ont perçu, s’interroger sur la signification de la Croix et de la résurrection, se demander en quoi les religions ou des réflexions sur l’être humain peuvent aider à le comprendre, ces diverses démarches ont un intérêt et un sens qu’on perçoit immédiatement (du moins quand on est un croyant biblique). Par contre, que peut vouloir dire « inventer le christ » ? Pour un chrétien, le christ est venu, il nous a été donné en Jésus. Il s’agit donc de le recevoir, de l’écouter, de le contempler, de le suivre, de lui ouvrir la porte pour qu’il entre dans notre vie et la transforme, mais évidemment pas de l’inventer. Le christ vient d’ailleurs, il naît d’un acte de Dieu, il n’est pas notre œuvre. Nous ne sommes pas Dieu, ni « comme des dieux », selon la parole du serpent tentateur de la Genèse, pour fabriquer ou faire surgir le christ. Pourtant, je crois qu’on peut dire sans outrance ni abus que nous sommes appelés à inventer le christ. Loin d’être prométhéenne et blasphématoire, cette affirmation me paraît relever de la fidélité évangélique. Elle a une triple dimension : d’abord, elle détourne d’enfermer le christ dans ce que nous en connaissons ; ensuite, elle indique comment on doit le vivre dans la foi ; enfin, elle donne à l’Esprit son véritable sens et sa juste place.Voyons successivement ces trois points.


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ne connaissait pas jusque là », « découvrir ce qu’auparavant on n’avait pas vu » et « étendre le savoir à ce qu’on ignorait »1. On invente lorsqu’on déterre ce qui était enfoui, qu’on détecte une vérité ou une réalité cachée, qu’on aborde dans une île non cartographiée, qu’on observe pour la première fois une étoile ou une planète. De celui qui trouve un manuscrit ancien, un site archéologique, un lieu géographique et un objet cosmologique non repérés au préalable, on dit qu’il les a inventés. S’il les avait fabriqués ou forgés, on le qualifierait de faussaire non d’inventeur. Nous ne savons pas tout de la personne de Jésus, ni de la réalité que désigne la notion de christ. Nos analyses, nos définitions, nos doctrines n’en font pas le tour, ni n’en épuisent la signification. La part d’inconnu à explorer, d’inattendu à assimiler, de nouveauté à découvrir, bref d’invention au sens que je viens de définir, reste très importante. On le constate d’abord au niveau de l’histoire. Elle n’arrive pas à cer ner et à dépeindre la personne de Jésus, malgré des efforts répétés et des tentatives parfois remarquables. Albert Schweitzer a montré que les auteurs de biographies savantes ou romancées de Jésus en dessinaient un portrait qui leur convenait, leur parlait, qui correspondait à leurs désirs et aux attentes de leur temps. À juste titre, Schweitzer leur reproche d’oublier l’irréductible « étrangeté » de Jésus. Il appartient à un autre monde. L’étude attentive des textes, les connaissances historiques, la proximité à laquelle prétend la piété permettent d’atténuer les effets du décalage culturel, mais ne les neutralisent ni ne les éliminent. Parce que Jésus ne s’identifie pas avec ce que nous en savons, il y a toujours de l’inconnu, du méconnu et du différent à découvrir en lui. La lecture croyante de la Bible rend sensible à une autre dimension de l’étrangeté de Jésus, qui relève plus de la spiritualité que de l’histoire. Des siècles de commentaires, de prédications et de catéchèses n’ont pas tout extrait des récits évangéliques qui parlent de son action et de sa personne. Ces textes continuent à nous étonner. Ils disent plus et autre chose que ce dont leurs rédacteurs avaient conscience. Ils génèrent des significations différentes de celles qu’on a perçues à l’origine et au cours des 1. Le dictionnaire Littré n’indique cette acception qu’en septième et dernier lieu.

Par contre, le dictionnaire latin Gaffiot donne en premier sens pour invenire : « venir sur, trouver, rencontrer ».


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approches d’une énigme, p. 530.

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2. Dans D. Marguerat, E. Norelli et J. Poffets, éd., Jésus de Nazareth. Nouvelles

 

âges. Ils font jaillir de l’inouï dans notre écoute de leur message, et suscitent de l’inédit dans les prédications qui l’annoncent. Si à partir du Nouveau Testament nous nous construisons « notre Jésus » ou « notre christ », les évangiles viennent le déconstruire et nous conduisent à le reconstruire dans un processus sans fin. Il ne s’agit pas tant d’une progression (même si notre connaissance augmente et s’approfondit) que d’une incessante recomposition de notre perception de Jésus et de notre compréhension du christ. Théologiquement, le chapitre  a dit que le christ désigne l’action de Dieu et l’humanité authentique. L’action de Dieu se caractérise par une créativité qui par nature fait bouger les choses et les gens, ce qui l’amène à se modifier sans cesse. D’après l’Apocalypse, Dieu dit « je fais toutes choses nouvelles », et non « je répète », « je restaure » ou « je maintiens en l’état ». L’humanité authentique – le chapitre  a tenté de le montrer – comporte un mélange de permanence et de modification, de stabilité et de progression, de continuité et de novation. Elle est mouvante, elle prend des visages différents et des formes autres selon les temps et les situations, même si des lignes de force et de grandes orientations demeurent. L’être humain, comme peut-être tout vivant, a la capacité de changer, ce qui rend impossible de le figer dans une définition ou une description. Le dynamisme de Dieu qui fait advenir du différent et l’humanité authentique conçue comme mouvement entraînent une quête incessante et une invention continuelle du christ. La foi rassure, conforte, affermit et, en même temps, inquiète, dérange, secoue. Le goût pour la stabilité et le désir de sécurité nous poussent à éliminer le pôle de l’inventivité. Comme l’écrit M. Bouttier, « chacun aspire et tout complote à produire un Jésus achevé 2 ». Mais le christ ne se laisse pas fixer ni enfermer. Nos représentations, qu’elles soient scientifiques ou pieuses, ne suppriment pas son étrangeté. Le Nouveau Testament ne propose pas une maison familière où se poser. Il fait entendre une interpellation qui déplace, surprend et ouvre des horizons neufs, même quand on le fréquente assidûment et depuis longtemps au point de pouvoir le réciter par cœur. La théologie ne nous installe pas dans un savoir tranquille et une conscience


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satisfaite. Elle nous lance dans une exploration sans fin, qui va de découverte en découverte. À la fin de son Histoire des recherches sur la vie de Jésus , Schweitzer écrit : « Nous ne disposons d’aucun terme capable d’exprimer sa nature. C’est comme un inconnu sans nom qu’il vient vers nous, comme en son temps, sur les rives du lac de Tibériade, il s’était approché de ces hommes qui ne savaient pas qui il était. Il nous dit la même parole qu’à eux : Toi suis-moi, et nous met en face des tâches qu’il nous appartient en son nom d’accomplir à notre époque 3 ». Quand le christ agit, se manifeste, nous rencontre et vit en nous, l’invention l’emporte toujours sur la définition. L’INVENTION ET L’INVENTEUR

Cette citation de Schweitzer nous conduit au deuxième point, déjà largement amorcé dans le paragraphe précédent : la vie chrétienne a pour finalité l’invention du christ. C’est le projet ou l’intention qui l’anime, qui lui donne sa vigueur et son orientation. En quoi consiste la vie chrétienne ? À cette question, les diverses tendances du christianisme donnent des réponses différentes. Certaines insistent sur les pratiques religieuses et ecclésiales, en particulier sur la participation régulière aux sacrements. Pour d’autres, l’éthique, l’obéissance aux commandements, la droiture de la conduite passent au premier plan. Ailleurs, on met l’accent sur le lien amoureux, mystique ou existentiel avec Jésus. Parfois, on souligne la ferveur exubérante que susciterait l’action de l’Esprit en nous. Ces divers courants n’ont pas tort, même si dans chaque cas on peut constater que des dangers menacent et que des dérives se produisent. Les réserves et les mises en garde qu’ils appellent ne les disqualifient nullement. Il n’en demeure pas moins que ces réponses me semblent toutes insuffisantes. Elles insistent sur des manifestations, des expressions ou des formes de la vie chrétienne plutôt que sur ce qui se trouve en son centre ou en son cœur. Pour définir l’essence de la vie chrétienne, je m’appuie sur deux expressions de l’apôtre Paul. La première se trouve dans l’épître aux Galates (, ) : « c’est christ qui vit en moi », et la deuxième dans l’épître aux Éphésiens (, ) où Paul déclare que nous devons parvenir à « la stature parfaite du christ ». Une mystique 3. A. Schweitzer, Humanisme et mystique, p. 351.


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  • P A R L E R D U C H R I S T • Conclusion

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obscure et une spiritualité confuse se sont emparées de ces expressions. Pour les clarifier et expliquer en quoi elles s’appliquent à la vie chrétienne, reprenons les deux éléments constitutifs de la notion de christ qu’a indiqués le chapitre  : « christ » désigne une intervention de Dieu, et l’être nouveau que suscite son action. D’une part, le christ vit en nous, nous atteignons ou approchons la stature parfaite du christ, nous devenons de « petits christs » quand nous sommes un événement de Dieu, c’est-à-dire quand grâce à ce que nous faisons, au moyen de ce que nous disons, à travers ce que nous sommes, le dynamisme de Dieu se manifeste, amène une transformation créatrice, fait avancer positivement les choses, apporte un peu plus de lumière, de joie, de paix, de justice autour de nous. D’autre part, le christ vit en nous, nous atteignons ou approchons la stature parfaite du christ, nous devenons de « petits christs » dans la mesure où la vérité nous touche et l’emporte dans notre existence, quand l’humanité progresse en nous et fait reculer le démon qui s’y trouve aussi, lorsque se développe en nous une personnalité authentique, c’est-à-dire un homme ou une femme qui vit en accord et en conformité avec ce que Dieu projette ou souhaite. Voilà ce que signifie « inventer le christ » : se comporter en témoins, agents ou porteurs de Dieu, devenir des êtres nouveaux qui vivent en communion intérieure avec lui, et qui reflètent son image parce que véritablement ou authentiquement humains. Un tel programme peut paraître démesuré. Ne désigne-t-il pas un objectif beaucoup trop lourd pour que nous puissions raisonnablement espérer l’atteindre ? Chez les meilleurs d’entre nous, le diabolique reste puissant et la bonne volonté a une efficacité limitée. Nous ne savons pas, comme le fit Jésus, résister à la tentation, agir positivement, et vivre en harmonie interne et externe avec la vérité. L’amour ne domine pas sans partage nos existences. Nous portons en nous des tendances contradictoires qui nous paralysent ou nous disloquent, et une faiblesse et une perversité qui nous condamnent à l’échec. Il y a effectivement de quoi se sentir écrasé par ses incapacités et accablé par ses défaillances. Mais nous ne sommes pas seuls. L’évangile nous annonce que ce que nous ne pouvons pas accomplir par nousmêmes, Dieu l’opère en nous. Il ne nous soumet pas à une loi


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impossible et insupportable, il nous ouvre des voies et des possibilités inédites. Sa puissance agit dans notre faiblesse ( Co , ). Ses commandements ne font pas peser sur nous des exigences, mais formulent ses promesses. Ils ne disent pas tant ce que Dieu nous demande que ce qu’il nous offre. Autrement dit, s’il est effectivement hors de notre portée d’inventer tout seul, par nos propres moyens, le christ, Dieu nous donne les forces nécessaires pour le faire surgir, et l’invente sans cesse lui-même en nous et dans notre monde. PARLER DE L’ESPRIT ?

Quand j’ai informé mes amis que j’écrivais le présent livre, plusieurs m’ont demandé : « Après Parler de Dieu et Parler du Christ, viendra-t-il Parler de l’Esprit ? » J’ai résolument répondu : « Non, en aucun cas ». J’éprouve beaucoup de réticences non pas à l’égard de l’Esprit, mais envers les discours qui en traitent. Je me méfie de ceux qui s’en réclament et font abondamment appel à lui. Souvent, leurs propos me semblent cacher derrière des apparences pieuses des marchandises plutôt suspectes. Je leur adresse deux reproches, qui reprennent d’ailleurs des critiques formulées tout au long de l’histoire du christianisme depuis le Nouveau Testament jusqu’à aujourd’hui, en passant par la Réforme. Premièrement, en toute bonne foi et sans s’en rendre compte, les soi-disant inspirés confondent les impulsions de l’Esprit avec leurs sentiments, leurs opinions, leurs goûts et leurs désirs. Ils se trompent eux-mêmes, et inconsciemment ils attribuent à l’Esprit ce qui relève de leur subjectivité. D’où la sévère mise en garde de la première épître de Jean (,) : « Ne vous fiez pas à tout esprit, mais éprouvez les esprits pour savoir s’ils sont de Dieu, car plusieurs faux prophètes sont venus dans le monde ». Au seizième siècle, les Réformateurs ont souligné qu’il fallait puiser notre connaissance de Dieu et chercher sa volonté dans la Bible et non dans des inspirations dont on ne sait jamais bien d’où elles viennent. L’Esprit « n’apporte pas de révélations inédites 4 », il rend parlants les textes de l’Écriture 5. On baptise souvent « esprit » ses fantaisies ou ses « marottes » pour les justifier et 4. J. Ansaldi, Dire la foi aujourd’hui, p. 75. 5. « Ce n’est pas… l’office du Saint Esprit de… forger nouvelle espèce de doctrine…

mais plutôt de sceller et de confirmer en nos cœurs la doctrine qui nous y [dans la Bible] est dispensée », Institution de la Religion chrétienne, 1, 9, 1. Cf. P. Stephens, Zwingli le théologien, p. 171.


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souvent et très clairement… impersonnel ». Il l’est en ce sens qu’il n’a pas d’autre personnalité que celle de Dieu ou du christ. 8. Cf. A. Gounelle, Parler de Dieu, p. 126.

• P A R L E R D U C H R I S T • Conclusion

6. P. Stephens, Zwingli le théologien, p. 173. 7. D’après le dictionnaire biblique de G. Kittel (p. 432), chez Paul Esprit est « très

 

les rendre nobles. Chaque fois qu’on leur adresse une objection fondée sur les textes, les illuministes ou spiritualistes, écrit Zwingli, « se mettent à parler de l’Esprit et nient les Écritures 6 ». Deuxièmement, l’Esprit est un « concept paresseux ». Y avoir recours permet dans bien des cas de s’épargner des contraintes et des besognes pourtant nécessaires. L’exemple des « prophètes cévenols », qu’a combattus Antoine Court pour « restaurer » (selon le terme consacré) les églises réfor mées persécutées et clandestines, le montre. Au nom de l’Esprit, ils se dispensaient des règles et des disciplines ecclésiastiques. Ils préféraient prêcher sous l’impulsion du moment que d’étudier sérieusement un passage de la Bible et d’en chercher le sens exact. Les discours qui font intervenir l’Esprit tombent souvent dans l’obscurité et la confusion, voire la sottise parce que l’Esprit y sert de prétexte pour économiser des efforts de réflexion et éviter de devoir donner des explications. Ces critiques portent toutefois contre des outrances et des abus. N’y a-t-il pas, à côté des excès et dérives, un discours légitime voire nécessaire sur l’Esprit ? Pour ma part je ne le pense pas et le projet même m’en paraît contradictoire. Il arrive que l’Esprit rende vivant et percutant ce que nous lisons ou entendons ; parfois, il anime ce que nous disons et faisons. Mais il n’est pas quelque chose ou quelqu’un dont on peut traiter de manière spécifique. Il n’a pas d’existence indépendante ni de réalité autonome. Tout seul, en soi, il n’est rien. Il n’a de sens, de vérité et de puissance que dans son lien avec Dieu ou dans sa relation avec le christ. Il est leur esprit, il les exprime et les manifeste, il est leur présence et leur action, et non pas une troisième instance ou personne 7 qui viendrait s’ajouter à eux, qui représenterait quelque chose (ou quelqu’un) de différent et apporterait quelque supplément ou complément. Bultmann l’a bien senti ; dans son œuvre il emploie indifféremment Christus praesens (le christ en tant que présent aujourd’hui dans notre existence) et Saint Esprit. Parler de l’Esprit n’est rien d’autre que de parler de Dieu et du christ 8. Paul suggère cette équivalence


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quand il écrit : « Le seigneur c’est l’esprit » ( Co ,). Il applique ainsi à l’Esprit le terme même qui chez lui nomme Dieu ou le christ. Pour le croyant, Dieu n’est pas seulement ni principalement objet de foi, de croyance, de contemplation, de méditation, de réflexion, de discours liturgiques ou théologiques. Il est, avant tout, sujet agissant dans sa vie. Le terme d’esprit indique qu’il nous remue, nous fait avancer, nous transforme. Comme l’écrit F. Bovon, « c’est le Saint-Esprit qui innove » 9. Plutôt qu’« inventer le christ », j’aurais pu intituler cette conclusion « l’Esprit ». Les deux formulations reviennent au même ; leur sens et leur contenu se recouvrent largement10. Celle que j’ai choisie a l’avantage de mettre en avant un verbe et non un substantif. Elle évite de penser à un être ou à une essence, et elle souligne qu’il s’agit d’un acte. Quand on veut mettre l’accent sur le dynamisme du christ, qui s’est manifesté exemplairement en Jésus mais agit aussi ailleurs, on emploie le mot « Esprit ». Esprit et christ désignent toute intervention de Dieu qui fait naître et grandir en nous un être nouveau et qui opère dans le monde une transformation créatrice.

9. L’évangile et l’apôtre, p. 44. J. Ansaldi écrit que l’Esprit n’apporte « rien de nou-

veau » (Dire la foi aujourd’hui, p. 76). La contradiction n’est qu’apparente : pour Ansaldi, l’Esprit n’apporte rien de nouveau par rapport à Dieu, au Christ ou à la Parole biblique ; pour Bovon, il innove dans notre existence et celle de l’Église. 10.Cf. F. Vouga, Une théologie du Nouveau Testament, p. 66-69.


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Peter L.

 L’impératif hérétique. Les possibilités actuelles du discours religieux.  Le christianisme social. Une approche théologique et historique.  .

Klauspeter John B.

Thomas pris de doute Dieu et le monde Dérives pour Guy Debord. (Sous la direction de Jacob Rogozinski et Michel Vanni) Michel  Destinée et salut. Essai de théologie poétique autour de deux romans de Joseph Conrad. Laurent



L’athéisme nous interroge. Beauvoir, Camus, Gide, Sartre. J’ai peur de la mort André



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Christiaan L. Christian

Deleuze, Foucault,Valéry). Jacques

 Dieu, une invention ? ou les divagations du creuseur solitaire.  Au-delà du lesbien et du mâle. La subversion

Stéphane

des identités dans la théologie « queer » d’Elizabeth Stuart. Michael

 La Lutte des dieux. Christianisme de la libération et

politique en Amérique latine. Luis

 

Écologie et libération. Critique de la modernité dans la théologie de la libération. Religion sans rédemption. Contradictions sociales et rêves éveillés en Amérique latine. Marc  Le Temps de l’Émancipation. Libérer le présent.


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Raphaël



Le Christ à la croisée des religions. Christologie et pluralisme dans l’œuvre de John Cobb.

Tous théologiens. Plaidoyer pour une théologie « populaire ». Arno  Babel heureuse. Pour lire la traduction Bernard



À la découverte de Schleiermacher Ernst Troeltsch et la théologie en modernité Robinson Crusoé. Le Ciel vu de mon île déserte Sur la trace des théologies libérales Friedrich D. E.  De la Religion Albert  Une pure volonté de vie Martin  La mise en évidence. La norme moderne à l’épreuve de l’Antiquité grecque. Ernst



Le christianisme, l’histoire et les grandes religions. Conférences britanniques de . La philosophie sociale du christianisme. Conférences britanniques de  & . Traité du croire. (Glaubenslehre). Mario  Le couteau et le stylet. Animaux, esclaves, barbares et femmes aux origines de la rationalité scientifique . Charles

 L’Homme est une espérance de Dieu. Anthologie.

Bernhard  Topographie phénoménologie de l’étranger.

de l’étranger. Études pour une

www.vandieren.com

Cet ouvrage a été imprimé en juillet , sur les presses numériques de ISI.:print dans l’Union Européenne à La Plaine-saint-Denis ( - France) pour le compte de van Dieren Éditeur, à Paris.  -- -- • dépôt légal  ⁄ 


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