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PENSER LA FOI
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La publication de ce livre a été soutenue par l’Association protestante libérale française
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© 2006. Van Dieren Éditeur, Paris / André Gounelle Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction ou traduction sans autorisation écrite préalable de l’éditeur de tout ou partie de ce texte par quelque moyen que ce soit est illicite et pourra faire l’objet de poursuites.
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ANDRÉ GOUNELLE
PENSER LA FOI POUR UN LIBÉRALISME ÉVANGÉLIQUE
VA N DI E REN ÉD I TE UR, PA RI S 20 0 6 • CO LL ECTIO N « DÉBA TS »
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Avant-propos p.
: Que veut dire « libéralisme » ?
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L’émergence du protestantisme libéral
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Les grands thèmes du libéralisme
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Le libéralisme, danger pour la foi ?
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Éloge de l’hérésie
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Vive l’individualisme
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La Bible : hommage et respect
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Autorité et liberté
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L’essence du libéralisme
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L’avenir du libéralisme
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« Tu es le christ »
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L’Esprit
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La création
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La prière : qui exauce qui ?
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Les sacrements, actes culturels
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Les miracles
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Religions en dialogue ?
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Le salut
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Dieu solidaire ou souverain ?
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Gounelle, Van Dieren, 2003, on trouvera une bibliographie de mes écrits, livres et articles.
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1 Dans M. Boss et R. Picon, éd., Penser le Dieu vivant. Mélanges offerts à André
En réponse à une demande de mon collègue et ami, le pasteur Michel Jas, j’ai regroupé dans ce recueil des articles précédemment publiés, surtout mais pas seulement, dans le journal Évangile et Liberté. Je collabore à cette publication depuis maintenant plus de quarante ans et j’y ai fait paraître trop de textes pour pouvoir tous les reprendre (beaucoup, d’ailleurs, ne le méritent pas) 1. J’ai effectué un tri, en écartant ceux qui me paraissaient secondaires, vieillis ou que j’ai réutilisés. Certains de ces articles ont, en effet, proposé une première ébauche de thèmes que j’ai ensuite traités plus complètement dans tel ou tel chapitre de mes livres (principalement Dans la cité, Parler de Dieu et Parler du Christ, publiés chez Van Dieren). Je n’ai pas reproduit les textes retenus tels qu’ils ont paru. Je leur ai apporté des corrections et des compléments qui ne changent pas la pensée ni l’argumentation mais les précisent ou les clarifient. Les lecteurs des journaux où ces articles ont paru se situent, en leur majorité, dans la mouvance du protestantisme ; ils se préoccupent du sens de l’évangile et réfléchissent aux problèmes de religion et de spiritualité sans être pour cela des spécialistes. C’est à eux que je m’adresse. À vrai dire, la frontière entre les écrits universitaires et les publications dans des journaux destinés à un public cultivé me paraît toute relative. Les premiers, certes, contiennent des développements plus techniques et des références bibliographiques plus détaillées mais, dans les deux cas, il importe d’allier la rigueur de la pensée, l’étendue de l’information avec la clarté de l’expression ; si je ne prétends pas avoir atteint cet objectif, j’ai en tout cas essayé de m’en rapprocher. J’ai intitulé ce recueil Penser la foi. Ce titre ne caractérise pas seulement la tâche propre du théologien telle que je l’ai toujours comprise. Il indique ce à quoi tout chrétien est appelé. Quand il reprend à son compte le commandement « Tu aimeras Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force » qui se trouve dans l’Ancien Testament (Dt 6, 4-5), Jésus, d’après les Évangiles synoptiques, ajoute « de toute ta pensée ». Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une modification, car pour les Hébreux,
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le cœur, l’âme et la force englobent la pensée. Néanmoins, que le Nouveau Testament ait pris la peine de l’expliciter me paraît important et significatif. Il disqualifie ainsi nettement une foi qui mépriserait ou négligerait la pensée 2. Le sous-titre exprime l’ambition de ce recueil : faire entendre un plaidoyer et fournir des éléments pour un libéralisme évangélique. Je n’entends évidemment pas formuler un ensemble de positions ou de doctrines qui constitueraient une « orthodoxie » ou une « dogmatique » libérale ; un tel projet se contredirait lui-même. Je signale d’abord quelques repères utiles ; c’est l’objet de la première partie qui tente de situer et de décrire, sans l’enfermer dans une définition, le libéralisme évangélique. Je suggère ensuite des pistes de réflexion ; ce que fait la deuxième partie qui esquisse une interprétation libérale de quelques thèmes de la pensée chrétienne 3. L’expression libéralisme évangélique n’est pas nouvelle (au début du XX e siècle, le pasteur Charles Wagner caractérise la paroisse du Foyer de l’Âme qu’il venait de fonder en la qualifiant d’« évangélique libérale »). Elle peut toutefois surprendre. En effet, dans le protestantisme, on a l’habitude d’opposer ceux qu’on nomme évangéliques (en fait des groupes plus ou moins fondamentalistes) aux libéraux. En parlant de libéralisme évangélique, je ne propose nullement une alliance contre nature entre des courants divergents. Je souligne qu’on ne doit pas réserver le qualificatif « évangélique » à l’un d’eux (on ferait sans doute mieux de l’appeler evangelical) et le refuser à d’autres. En fait, tous les chrétiens se réfèrent à l’évangile, même s’ils ne le comprennent pas tous de la même manière, et toutes les églises sont, dans leurs racines et dans leur intention, évangéliques. Ce terme s’applique à l’ensemble de ceux qui se réclament de Jésus le christ ; il leur est commun et ne doit pas servir à désigner certains et à les différencier d’autres. Si on trouve des « évangéliques » qui rejettent tout libéralisme, si on rencontre des libéraux qui se rattachent à d’autres sources et ont d’autres références que l’évangile (des libéraux philosophiques ou politiques, ou encore juifs, voire musulmans), il existe aussi des évangéliques libéraux. Ils ont été conduits au libéralisme par l’évangile et leur libéralisme se veut fidélité à l’évangile. Ce livre, ainsi que le journal Évangile et Liberté (et son cousin suisse Le Protestant) s’inscrivent dans leur lignée.
2 Voir A. Gounelle, Parler de Dieu, chap. 6 et Parler du Christ, chap. 1. 3 J’ai privilégié à quelques exceptions près, des thèmes que je n’ai pas traités dans
mes autres ouvrages. Je souligne qu’il y a d’autres interprétations libérales de ces mêmes thèmes ; je n’expose pas la position libérale mais une position libérale.
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Je dédie ce volume aux directeurs et rédacteurs d’Évangile et Liberté avec qui j’ai successivement travaillé : Paul Brunel, Paul Richardot, JeanMarc Charensol, Christian Mazel, et maintenant Laurent Gagnebin et Raphaël Picon. Ils m’ont tous beaucoup apporté par leur intelligence et leur amitié. Je remercie le comité d’Évangile et Liberté qui a apporté son appui à la publication de ce recueil. J’ai eu beaucoup de joie à travailler avec ce comité et j’ai été fier de le présider pendant quelques années. Ma gratitude va à chacun de ses membres personnellement. Je remercie Mireille Hébert qui, comme pour mes précédents livres, a accepté de lire le manuscrit ; j’ai tenu le plus grand compte de ses remarques et suggestions, toujours très pertinentes, et je lui en suis très reconnaissant. André Gounelle, octobre
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«
»
En simplifiant, on peut distinguer deux grandes manières de comprendre le libéralisme. Selon la première, il se définit par le « laisser-faire ». Il lutte contre les règlements qui imposent aux individus et aux entreprises des contraintes parfois pesantes, voire paralysantes. Il veut le moins d’entraves et de contrôles possibles. Son principal théoricien, Adam Smith, qui préconise en économie le libre-échange et le jeu de la concurrence, pense que le laisser-faire permet, grâce à la « main invisible » de la Providence, à la fois l’épanouissement des individus et l’augmentation de la prospérité collective. Ses adversaires lui reprochent de favoriser une jungle où les forts écrasent les faibles et le rendent responsable, au moins en partie, des injustices sociales et des dysfonctionnements de l’économie mondiale. Pour Engels, l’ami de Marx, laisser-faire veut dire « donner libre cours à la misère ». En second lieu, on entend par libéralisme la défense de la dignité et la promotion de la liberté de chaque être humain, à la fois contre un dirigisme ou un collectivisme despotique et contre un laisser-faire ou une permissivité anarchique. L’autoritarisme et le
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LAISSER-FAIRE ET LIBERTÉ
Dans la langue classique, les mots « libéral » et « libéralisme » signifient « généreux » et « générosité » (« libéralité » a gardé ce sens). Au XIX e siècle, on prend l’habitude de s’en servir pour désigner d’abord des courants politiques, ensuite des orientations religieuses qui se caractérisent par leur ouverture et leur insistance sur la liberté. En fait, on applique ces termes à des positions ou à des attitudes diverses, voire contradictoires et ils manquent de précision. On le constate aujourd’hui peut-être encore plus que naguère. Dans les débats publics actuels, on parle souvent de libéralisme de manière floue et approximative, sans dire exactement de quoi il s’agit. Je voudrais sinon dissiper, du moins signaler certaines des ambiguïtés qui affectent la notion de libéralisme.
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laxisme mettent l’un et l’autre la personne en danger ; elle souffre tout autant de l’excès que de l’absence de contraintes. Il n’y a pas équivalence entre libéralisme et démocratie (par quoi il faut entendre le gouvernement du peuple ou de la majorité), le XIX e siècle en avait fortement conscience. Une démocratie se montre despotique quand elle ne respecte pas les minorités et les individus. La majorité des protestants libéraux s’inscrivent dans cette deuxième perspective. Pour eux, la foi est une affaire personnelle ; il appartient à chacun de la penser et de l’exprimer à sa manière. Les disciplines, les cérémonies et les formulations ecclésiastiques ont de la valeur dans la mesure où elles aident le croyant (elles le font dans bien des cas), et non quand elles deviennent des fardeaux à porter ou des prisons qui enferment la pensée (ce qui arrive fréquemment). Dans le domaine sociopolitique, les protestants libéraux sont partagés. Certains pensent que le laisser-faire économique, à condition d’être bien compris et intelligemment pratiqué, favorise la liberté et la dignité humaines, et lui sont donc favorables. D’autres estiment qu’il malmène, parfois écrase les individus ; ils sont donc partisans d’un dirigisme mesuré capable de protéger les faibles, les pauvres, les moins doués. ATTITUDES ET POSITIONS LIBÉRALES
Dans les débats théologiques qui ont lieu à l’intérieur du protestantisme depuis deux siècles, on perçoit une autre équivoque. Tantôt, on met l’accent sur le contenu et on qualifie de libéral tout système doctrinal qui conteste les doctrines admises par la majorité et s’en écarte peu ou prou. Le libéralisme se définirait par des opinions non conformistes qui rejettent les positions théologiques dominantes et en proposent d’autres. Tantôt, on insiste sur une attitude ou une démarche d’ouverture qui souligne la relativité des doctrines, qui défend la légitimité d’une pluralité de croyances parmi les chrétiens et qui préconise une réflexion théologique critique. La première définition conduit à qualifier de « libéraux » presque tous les minoritaires et déviants de l’histoire du christianisme, alors que certains ont un esprit très peu libéral au deuxième sens du mot. De nombreux antitrinitaires de l’église ancienne m’apparaissent comme des « orthodoxes alternatifs » ; je veux dire par là qu’ils accordaient à leurs croyances et à leurs doctrines un
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• QUE VEUT DIRE
« LIBÉRALISME
»?
Dans les années , plusieurs d’entre nous se sont demandés si, à cause de ses ambiguïtés, il ne fallait pas trouver un autre mot que « libéral » pour caractériser les orientations théologiques et ecclésiales qu’exposent et que défendent nos journées de rencontres et d’études, ainsi que nos journaux, Le Protestant en Suisse et Évangile et Liberté en France. Finalement, nous avons gardé le terme classique pour deux raisons. D’abord, parce qu’il nous inscrit dans une continuité avec nos prédécesseurs des XIX e et XX e siècles. En nous posant la question, nous étions probablement, sans en avoir conscience, influencés par le jugement très négatif que beaucoup portaient alors sur la théologie libérale de nos pères et grands-pères. En l’explorant, nous nous sommes aperçus qu’elle était beaucoup plus solide et pertinente qu’on ne le disait, et qu’il y avait là un héritage que nous pouvions à juste titre revendiquer. Ensuite, parce que la défense de la liberté de croire et de penser théologiquement a pour nous une importance centrale, et que le mot « libéral » l’indique bien.
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UN AUTRE MOT ?
caractère absolu, et qu’ils n’auraient pas hésité, s’ils en avaient eu les moyens, à les imposer par la force. S’ils l’avaient emporté, les thèses qu’aujourd’hui on qualifie d’orthodoxes passeraient pour hérétiques, mais on aurait exactement les mêmes attitudes de rigidité et d’intolérance doctrinales. Par contre, si on adopte la deuxième définition que je trouve plus juste et plus pertinente, on rangera parmi les libéraux des gens qui par ailleurs ont parfois des opinions au contenu orthodoxe, qui défendent la trinité, par exemple, comme une option possible, voire à leurs yeux la meilleure, sans la déclarer obligatoire. Le libéralisme se définit alors par le refus des enfermements doctrinaux et par l’ouverture à la diversité et au débat. Il préconise l’interrogation critique et défend la légitimité de la divergence ecclésiale. Au XVI e siècle, à propos de la trinité, Castellion écrit : « Si je pouvais [la] défendre, je le ferais. Mais je dois confesser franchement que je ne puis. Si quelqu’un le peut, je l’approuverai de le faire […]. Si certains possèdent un esprit assez aigu pour saisir ce que moi et ceux qui me ressemblent ne saisissons pas, tant mieux, je n’en suis pas jaloux. » Voilà une attitude typiquement libérale au deuxième sens du mot.
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ÉMERGENCE ET NAISSANCE
À mon sens, ce moment se situe à la fin du XVIII e siècle. Certes, on peut citer des précurseurs : ainsi, au XVI e siècle, S. Castellion qui souligne la pluralité de la vérité et la légitimité d’interprétations différentes de la Bible ; ou encore F. David et F. Socin qui créent
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LE NÉOPROTESTANTISME
Dater le début d’un mouvement d’idées ou d’un courant religieux soulève toujours des difficultés. Par exemple, en ce qui concerne le protestantisme, on le fait en général partir du XVI e siècle. Il a été pourtant amorcé, voire esquissé bien antérieurement. On peut donc reculer sa naissance et certains remontent très loin dans le temps. Ainsi,Wilfred Monod publie en un livre intitulé Du protestantisme, qui comporte trois chapitres sur la religion biblique. Le premier traite du « protestantisme hébreu » représenté par les prophètes de l’Ancien Testament, le deuxième du « protestantisme évangélique » incarné par Jésus et le troisième du « protestantisme apostolique » illustré par Étienne et Paul (évidemment pas par Pierre). Le protestantisme ne commencerait donc pas avec Luther mais avec Amos, thèse qui ne fait évidemment pas l’unanimité. Des libéraux ont tenté des démonstrations analogues en se réclamant de groupes ou d’auteurs qui ont des affinités plus ou moins fortes avec leurs positions et leurs orientations. Il y aurait ainsi une permanence à travers les siècles du protestantisme libéral, toujours présent de manière implicite en tout cas dans le judéochristianisme. Sa naissance coïnciderait avec celle de la foi biblique. Ce que d’autres contestent en estimant qu’il y a là une récupération abusive. Pour éviter ce genre de débat, j’ai pris pour titre non pas « la naissance » du libéralisme mais son « émergence », autrement dit, le moment où il apparaît en plein jour et se manifeste avec une force suffisante pour prendre place parmi les courants marquants d’une époque.
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en Transylvanie et en Pologne des églises unitariennes. Mais ces hommes, et ceux qui les ont suivis, ont à leur époque une audience restreinte et une influence limitée. Par contre, dans la deuxième moitié du XVIII e siècle, on n’a plus affaire à des marginaux. Un tournant d’une ampleur considérable s’opère dans la culture européenne en général et dans le protestantisme en particulier. Ernst Troeltsch l’a justement relevé. Par leur tournure d’esprit, leur sensibilité et leurs attitudes, Luther, Zwingli et Calvin, explique-t-il, ressemblent plus aux catholiques du XVI e siècle qu’aux protestants modernes. Les différences entre les Réformateurs et leurs héritiers l’emportent de beaucoup en importance et en profondeur sur celles qui les séparaient de leurs adversaires contemporains. Ils raisonnaient dans un cadre social et avec des catégories de pensée identiques, alors que les problèmes pratiques et les démarches intellectuelles des protestants d’aujourd’hui n’ont plus grand-chose de commun avec les leurs. Les temps ont tellement changé qu’on ne vit, ne pense et ne croit plus de la même manière qu’à l’époque de la Réforme et à celle de la période classique. Qu’on le veuille ou non, on appartient à un autre monde culturel et spirituel.Troeltsch estime que, dans l’histoire du christianisme occidental, la véritable coupure se produit non pas au XVI e siècle avec la Réforme, comme le prétendent volontiers les historiens protestants, mais au XVIII e avec les Lumières. Une époque s’achève et une nouvelle ère commence. Petit à petit grandit ce que Troeltsch appelle le « néoprotestantisme », qu’il oppose souvent à « l’ancienne orthodoxie ». Le terme un peu pédant de « néologues » utilisé dans les années - pour désigner les partisans des idées nouvelles, cédera la place à l’appellation « libéraux ». Quatre facteurs entraînent une profonde transformation : l’essor de la critique biblique ; une nouvelle conception de la vérité ; la laïcisation de la société ; la réhabilitation de l’émotion ou de l’affectivité (autrement dit, la mise en avant de facteurs existentiels face à la prédominance du conceptuel). LA CRITIQUE BIBLIQUE
Dès le XVII e siècle, chez divers auteurs (tels que les protestants Cappel et Grotius, le juif en rupture de synagogue Spinoza, le catholique non conformiste Richard Simon) apparaît, de manière d’abord timide et tâtonnante, une nouvelle approche de
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• PENSER LA FOI •
• L’ÉMERGENCE DU PROTESTANTISME LIBÉRAL
la Bible. Elle s’interroge sur la rédaction et la transmission des livres canoniques, sur la manière dont ils racontent les événements, sur les documents qu’ils ont utilisés, sur les genres littéraires dont ils relèvent, sur leur contexte historique et littéraire. Cette méthode, dite historico-critique, se développe au XVIII e et surtout au XIXe siècle. Elle démontre que la Bible contient des mythes, des légendes, des fables. Les mentalités, les connaissances, les coutumes de l’époque s’y reflètent. La littérature religieuse du Moyen-Orient ancien a inspiré de nombreuses pages de l’Ancien et du Nouveau Testament. Plusieurs écrits bibliques ont fait l’objet de remaniements rédactionnels et de modifications successives avant d’arriver à leur forme définitive. Les manuscrits dont nous disposons présentent d’ailleurs des variantes non négligeables. Longtemps, sans se demander d’où elle vient ni comment elle nous est parvenue, on a vu dans la Bible un livre homogène, au texte avéré, clair, transparent, ayant un caractère sacré et revêtu d’une autorité surnaturelle. Implicitement, parfois explicitement, on considérait que Dieu l’avait directement dictée et en était le véritable auteur. La critique historique fait découvrir qu’elle est l’œuvre d’individus, de groupes et de communautés ; elle exprime leurs sensibilités, leurs conceptions, voire leurs superstitions ; elle est diverse, parfois contradictoire et souvent énigmatique. Quand on voit dans le recueil biblique non plus une révélation divine infaillible, mais un témoignage humain imparfait rendu à une authentique expérience spirituelle de rencontre avec Dieu, la lecture qu’on en fait devient critique. Elle s’efforce de distinguer le message qu’il contient du langage qui l’exprime. Cette démarche caractérise et nourrit le libéralisme du XIX e siècle, alors que ses adversaires la refusent et défendent souvent l’inspiration littérale des livres canoniques – leur « théopneustie », selon une expression qui sert de titre à un livre du Genevois L. Gaussen en dont une édition remaniée paraît en . De toute manière, ni les uns ni les autres ne lisent l’Ancien et le Nouveau Testament comme au XVI e siècle. La relation avec le texte change : au lieu de le considérer comme un point de départ absolu et d’en faire un donné indiscutable à partir duquel on travaille, on voit en lui un produit. Il résulte d’un processus complexe et compliqué (inspiration et transmission historique) qui l’explique et l’éclaire au moins en partie.
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QU’EST-CE QUE LA VÉRITÉ ?
Le deuxième facteur de changement relève de la réflexion philosophique sur la nature et les démarches de la connaissance humaine. Dans ce domaine également, la fin du XVIII e siècle a marqué un tournant important avec le surgissement de ce qu’on appelle « l’idéalisme ». En philosophie, ce terme ne renvoie pas comme dans le langage courant à « idéal » mais à « idée », c’est-àdire à la structure de la pensée et du sujet connaissant. Pendant longtemps a dominé une conception « objective » (on dit aussi « réaliste ») de la vérité qui la définit par la correspondance ou l’isomorphie (la ressemblance) entre le discours et la chose dont il parle. Le discours peut et doit refléter la réalité comme un miroir ou la représenter comme une photographie. Une affirmation est vraie quand elle décrit son objet tel qu’il est en luimême. Les églises, les protestantes et la catholique, ont alors la conviction plus ou moins forte que leurs dogmes définissent exactement la nature profonde, l’essence intime ou la substance même de Dieu. Le croyant doit accepter les dogmes avec soumission, sans rien y changer. S’il les comprend, tant mieux. S’ils lui sont inintelligibles, qu’il se soumette mais qu’il n’essaie pas de les discuter ou de les modifier. La vérité ne dépend pas du sujet. À la suite de Kant (dont les grandes Critiques paraissent entre et ), la réflexion philosophique souligne que notre description et notre analyse des objets dépendent tout autant de ce que nous sommes que de ce qu’ils sont. Avec des yeux différents, nous les verrions autrement. Nous les percevons à travers les « lunettes » de notre esprit qui tiennent à la constitution de notre être. Notre discours ne parle pas des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, mais telles que nous les appréhendons en fonction de ce que nous sommes et de la situation où nous nous trouvons. La vérité apparaît foncièrement relative, ce qui veut dire relationnelle. Elle naît de la rencontre et de l’interaction entre un sujet connaissant et un objet connu, et le premier y joue un rôle au moins aussi important que le second. Ce qui va conduire dans le domaine religieux à estimer que la doctrine ne parle pas de l’être de Dieu, mais de la manière dont il nous touche, nous atteint et s’inscrit dans notre existence. Du coup, quand l’expérience et la pensée des hommes se modifient, la doctrine doit se transformer. Par exemple, lorsque les conciles
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• L’ÉMERGENCE DU PROTESTANTISME LIBÉRAL
Le troisième facteur de changement tient aux mutations sociopolitiques que connaît la fin du XVIII e siècle. L’indépendance des États-Unis d’Amérique, puis la Révolution française marquent le déclin et la fin de ce qu’on appellera vite « l’Ancien Régime ». Il s’ensuit une nouvelle manière de comprendre les rapports de l’église avec l’État et la société. Pendant longtemps, État et église pratiquement se confondent même si théoriquement on les distingue. L’église a une dimension politique et l’État une fonction religieuse. Appartenir à un pays implique de pratiquer le culte qui y a cours. À quelques exceptions près (les anabaptistes par exemple), tous estiment que la vraie foi ne gagne et ne garde un territoire que si elle y contrôle le pouvoir. On n’imagine guère qu’il puisse y avoir plusieurs religions dans une même nation et qu’un gouvernement soit tenu d’adopter une attitude de neutralité à leur égard. Sur ce
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LA LAÏCISATION DE LA SOCIÉTÉ
des quatrième et cinquième siècles rédigent les doctrines trinitaire et christologique, ils utilisent les notions et concepts de la pensée hellénistique (en particulier du néoplatonisme). Ils ne disent pas la même chose que la philosophie de leur temps, mais ils en reprennent le vocabulaire et s’occupent de la « substance », de la « nature » et des « instances » de Dieu. Ce langage date, nous ne le comprenons plus guère et il ne cor respond plus à la pensée de notre époque. Au lieu de maintenir les formules anciennes, il convient d’en trouver de nouvelles, mieux adaptées à notre contexte, en sachant qu’elles seront, à leur tour, critiquées et révisées. Selon l’orthodoxie chrétienne, les dogmes sont des énoncés absolus et définitifs. Ils sont vrais en eux-mêmes et leur valeur ne dépend pas de celui qui les énonce, de son langage, de sa culture, des événements et des situations. Les théologiens libéraux acceptent le renversement kantien. Ils ne parlent plus de dogmatique, mais de l’enseignement ou de la doctrine de la foi (Glaubenslehre). Ils ne veulent pas élaborer des dogmes qui soient des objets de foi, et qu’il faut donc nécessairement croire qu’on les comprenne ou non. Pour eux, la doctrine tente de penser de manière cohérente ce qu’on croit, elle donne une formulation réfléchie à ce qu’on vit dans l’expérience croyante ; elle est une expression relative de la vérité.
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point, Luther, Zwingli et Calvin ne se différencient guère de leurs adversaires catholiques. Ils veulent une cité chrétienne homogène d’où soit exclu tout dissident. Ils s’adressent aux rois, aux nobles, aux autorités politiques pour les convaincre, car de leur choix dépend celui de leurs sujets, ce qu’exprime l’adage Cuius regio eius religio. L’édit de Nantes adoucit ce principe sans l’abolir : il accorde un statut dérogatoire, un « privilège » comme on disait alors, aux protestants, tout en maintenant la règle. Seule en Europe la Transylvanie fait exception, et encore avec des limites et pendant peu de temps. Durant le XVIII e siècle, l’imprégnation religieuse de la société et de la culture diminue. Si les États restent encore officiellement religieux, les mœurs et les mentalités le sont de moins en moins. La philosophie des Lumières développe une pensée laïque qui n’ignore pas la religion, mais qui s’affranchit progressivement des orthodoxies ecclésiales. La science d’abord, ensuite et plus lentement la philosophie, la morale, la politique rompent ou distendent leurs liens avec la théologie. Les horreurs de la persécution incitent à renoncer à l’objectif de n’autoriser qu’un seul culte dans une société. La conscience individuelle s’affirme et prend le pas sur les appartenances communautaires. On souligne que la foi relève de la conviction personnelle et nullement de choix collectifs. D’où une nouvelle conception et une nouvelle organisation des rapports de la religion avec la société. Les protestants veulent de moins en moins régenter l’État ; ils souhaitent simplement qu’il soit impartial. Ils entendent agir dans la société sur d’autres bases que celles de l’ordre religieux de jadis. Ils deviennent des partisans et des artisans d’une laïcité que leurs ancêtres du XVI e siècle auraient rejetée avec horreur, et ils préconisent une liberté religieuse que la Réforme n’a pas précisément pratiquée ni recommandée. Là aussi on passe d’attitudes doctrinaires et autoritaires à des comportements libéraux. Parallèlement, beaucoup de protestants vont plaider pour la démocratie dans le domaine politique aussi bien qu’ecclésiastique. Ils prétendent, en toute bonne foi mais à tort, que la Réforme est démocratique ou amorce la démocratie. En fait, la Réforme luthérienne insiste beaucoup sur la soumission aux princes qui tiennent, selon elle, leur légitimité et leur mandat de Dieu. La Réforme calviniste a une conception plutôt aristocratique du gouvernement de la cité, confié à des notables, et de celui de l’é-
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glise, assuré par des « anciens ». Le néoprotestantisme du XIX e siècle se sépare nettement, sans en avoir toujours conscience, de l’ancien protestantisme, et penche pour une direction exercée par des commissions et assemblées élues par le « peuple » et lui rendant compte de leur gestion, ce qu’auraient catégoriquement refusé les protestants du XVI e siècle. LA RÉHABILITATION DE L’AFFECTIVITÉ
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• L’ÉMERGENCE DU PROTESTANTISME LIBÉRAL
Enfin, quatrième et dernier facteur de transformation, le XVIII e siècle réhabilite l’émotion ou l’affectivité en religion comme dans d’autres domaines. Au XVII e siècle, à l’époque classique, la foi se veut sinon rationnelle, du moins raisonnée et raisonnable (avec des exceptions et des nuances). Les prédications sont en même temps très claires et très intellectuelles. Elles ressemblent à des cours de théologie à l’usage du peuple. Elles exposent et expliquent les principaux enseignements du catéchisme. Elles privilégient la connaissance de la doctrine. Le XVIII e siècle et à sa suite le romantisme mettent beaucoup plus l’accent sur l’émotion. Dans de célèbres Discours sur la religion, publiés en , Frédéric Schleiermacher, un des pères du protestantisme libéral, écrit : « La foi est sentiment de dépendance absolue ». Quel que soit le sens qu’il donnait à cette formule (on en discute), beaucoup y ont vu l’affirmation de la primauté et du privilège de l’affectivité sur l’intelligence et la connaissance. Parallèlement, le catholique Chateaubriand, publie en Le Génie du christianisme, où il entend montrer que le christianisme est une religion aimable, touchante, qui procure de douces et fortes émotions, qui satisfait les besoins et les aspirations du cœur, alors que l’apologétique traditionnelle s’efforce plutôt d’établir la vérité de ses enseignements. Chateaubriand raconte sa conversion en termes significatifs : « J’ai pleuré, donc j’ai cru ». En protestantisme, se développe une spiritualité où on pleure aussi abondamment. En , une dame protestante, de passage au Chambon-sur-Lignon, décrit ainsi le culte auquel elle a participé : « Dès les premiers mots, on a commencé à frémir et à la fin l’assemblée n’était qu’un sanglot. » On attend du pasteur qu’il soit un artiste virtuose plutôt qu’un savant professeur. On lui demande d’émouvoir, de faire vibrer comme un musicien soliste, pas en priorité et avant tout d’instruire comme un enseignant.
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Malgré les résistances de l’orthodoxie classique, cette sentimentalité religieuse se répand dans tous les courants du protestantisme. Elle prend, en particulier avec le piétisme et les mouvements de Réveil, des formes qui aujourd’hui nous font parfois sourire. Au-delà d’aspects légèrement ou lourdement ridicules, elle comporte trois éléments plus profonds. D’abord, elle implique une conception plutôt optimiste de l’être humain ; il est capable de percevoir le bien, le juste, le divin et de s’en émouvoir ; il y a en lui une bonté et une intelligence naturelles que le péché n’a pas entièrement détruites et qui le rendent réceptif à l’évangile. Ensuite, elle pousse à être très attentif aux personnes et à leur cheminement spirituel propre ; le ministère pastoral implique l’écoute et l’accompagnement de chacun (d’où la pratique des « visites pastorales » à domicile qui permet des entretiens individuels). Enfin, elle comporte une insistance sur l’existentiel ou sur le vécu qui relègue la doctrine et l’appareil ecclésiastiques au second plan. Les fidèles ne sont pas au service de la doctrine et de l’église et n’ont pas à s’y soumettre. Au contraire, les doctrines et les églises sont au service des fidèles ; elles doivent s’adapter à leurs demandes et s’efforcer de leur apporter ce dont ils ont besoin. LIBÉRALISME ET MODERNITÉ
Ces quatre points font apparaître une caractéristique du protestantisme libéral qu’on a souvent soulignée pour l’en blâmer ou, au contraire, l’en féliciter: son lien avec la modernité. Il représente la forme de christianisme qu’elle engendre, qui lui convient, qui correspond à sa mentalité et à ses attentes. Son audience culmine d’ailleurs au moment où elle atteint son apogée entre et . Dans ce contexte, « modernité » ne signifie pas ce qui est récent ou actuel. Ce mot désigne les tendances intellectuelles, artistiques, religieuses, sociopolitiques qui surgissent et tendent à s’imposer durant les XVIII e et XIX e siècles. Je laisse de côté les débats sur le début de cette période et sur ce qui la définit. En général, on considère que la Première Guerre mondiale amorce son déclin et qu’à partir des années - commence une nouvelle période, qu’on nomme parfois la « postmodernité », avec des valeurs et des orientations très différentes. On constate un recul du christianisme libéral durant l’entre-deuxguerres. Des courants qui ont du succès, comme le néothomisme
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dans le catholicisme, le néocalvinisme et le néoluthéranisme dans le protestantisme, le critiquent. La néo-orthodoxie barthienne (pas toujours fidèle d’ailleurs à la pensée de Barth luimême) le combat durement. Les adversaires du libéralisme lui reprochent de faire trop confiance à l’homme et de ne pas assez reconnaître les structures dont toute religion a besoin. Ils préconisent une exégèse dite théologique qui ne nie pas la légitimité de la critique historique, mais ne tient pas vraiment compte de ses apports. Ils insistent sur la parole de Dieu et laissent dans l’ombre son expression humaine. Ils ressuscitent une dogmatique normative qui entend définir la juste manière d’être chrétien évangélique en désignant le vrai et le faux. Dans l’église, ils cherchent à restaurer des fonctions d’autorité, tandis que le mouvement œcuménique favorise le goût pour les grandes liturgies et les anciennes dogmatiques. Dans les années à , on prétend que le libéralisme est dépassé. On le déclare solidaire de la culture des XVIII e et XIX e siècles dont on estime que la Première Guerre mondiale manifeste avec évidence l’échec, voire la faillite. On voit en lui une survivance sans vigueur ni avenir dont les orientations et les conceptions ne répondent plus aux exigences et aux attentes du temps. Ce jugement me paraît injuste et faux. Injuste parce qu’il oublie que de nombreux penseurs qui se rattachent au protestantisme libéral n’ont pas été des admirateurs inconditionnés de la modernité (Albert Schweitzer en est un exemple frappant). S’ils en ont approuvé bien des aspects, ils en ont critiqué d’autres. Ils ont dénoncé, par exemple, la folie de la guerre ou la misère provoquée par une industrialisation inhumaine. Faux parce qu’il ne faut pas négliger l’apport de la modernité. Albert Schweitzer a raison de se réclamer de l’héritage des Lumières, même s’il n’en approuve pas tous les aspects. De même, plus récemment, Habermas a souligné qu’y renoncer serait une erreur. Le grand défi de la postmodernité consiste à repenser, à rééquilibrer, à donner une nouvelle pertinence aux valeurs de la modernité et non pas à les rejeter. Il s’ensuit que dans le christianisme et pour son avenir, le protestantisme libéral a un rôle essentiel à jouer, aujourd’hui encore plus qu’hier.
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Le protestantisme libéral représente une « mouvance » plutôt qu’un mouvement aux orientations bien déterminées et aux principes nettement formulés. Plus que par des positions, il se définit par des préoccupations, des interrogations et des attitudes. Je vais en indiquer six qui me paraissent significatives.
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Le protestantisme libéral refuse tout divorce entre la religion et la réflexion. Il souhaite une foi intelligente et une intelligence croyante. Ce souhait ne va pas de soi. Pour beaucoup, la foi implique une rupture avec les logiques humaines, un saut dans l’irrationnel, l’acceptation de mystères inexplicables. Une célèbre formule de Pascal oppose le « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob » au Dieu « des philosophes et des savants ». Dans cette perspective, certains croyants ont disqualifié la rationalité et l’ont déclaré inapte à saisir ce qui relève du divin. Ils ont demandé à l’intelligence de se soumettre et aux croyants de « s’abêtir », selon un mot terrible du même Pascal. Ils ont fait l’éloge de la « sainte ignorance » et de la « foi du charbonnier ». L’évangile ne dit-il pas que ces choses sont cachées « aux sages et aux intelligents » et ne proclame-t-il pas « heureux » les « simples d’esprit » ? Le protestantisme libéral se soucie au contraire de jeter des ponts qui mettent en relation la foi avec la pensée et les connaissances humaines. Il ne nie pas qu’il y ait du mystère et ne prétend pas que tout soit compréhensible. Néanmoins, sans confondre la foi et la raison, il cherche à les faire converger et se rencontrer. Comme l’écrit Paul Tillich : « Contre Pascal, je dis : le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et le Dieu des philosophes est le même Dieu. » Albert Schweitzer illustre bien cette première orientation. Il souligne la menace qui pèse sur la pensée. Notre société n’en fait pas grand cas. Elle lui préfère l’action et la technique. Elle se
COMPRENDRE CE QUE L’ON CROIT
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méfie de ceux qui s’interrogent, posent des questions, pèsent le pour et le contre et, du coup, risquent de nuire à l’efficacité et à la rentabilité. De plus, la vie moderne consomme énormément de temps ; elle favorise l’agitation et la superficialité. Nous sommes sans cesse forcés de nous dépêcher, poussés à sauter d’une occupation à une autre, dans une sorte de perpétuel zapping (un mot que n’emploie évidemment pas Schweitzer, mais qui rend bien compte de ses analyses). À quoi s’ajoute que la réflexion fatigue, trouble souvent, inquiète et dérange. Pourtant, elle fait la grandeur et la dignité de l’être humain. Selon Schweitzer, la religion a besoin de la pensée pour ne pas s’égarer ni se rabougrir. La spiritualité trouve en elle une alliée précieuse, voire indispensable et non une ennemie. La raison bien conduite n’est pas en effet rationaliste. Elle reconnaît que quantité de choses lui échappent. Elle accepte ses propres limites et admet l’existence de dimensions qui la dépassent. Elle renonce à tout impérialisme. En même temps, elle entretient un esprit de critique et d’ouverture. Elle empêche de croire, de dire ou de faire n’importe quoi. Il existe des formes de piété émotives et exubérantes, que les sociologues qualifient de « chaudes ». Elles cultivent l’affectivité, elles cherchent à provoquer des sensations, à toucher ; par contre, elles craignent la pensée parce qu’elles la soupçonnent de refroidir la ferveur. On rencontre également dans toutes les églises des courants dogmatiques, intégristes, voire sectaires. Ils enseignent ce qu’il faut croire et comment on doit se comporter. Ils offrent le confort et la paresse des certitudes toutes faites. Pour le protestantisme libéral, l’église et les croyants ne possèdent pas la vérité ; ils la cherchent dans une quête incessante ; ils ont sans cesse à la découvrir et à l’explorer. La foi a certes besoin de ferveur, de conviction, de sentiments et d’émotions. Bien sûr, elle expérimente l’ineffable ou l’inconcevable, et elle respecte le secret ou le mystère de Dieu. Cependant, Jésus nous demande d’aimer Dieu non seulement de tout notre cœur et de toutes nos forces, mais aussi de toute notre pensée. Loin d’affaiblir et de menacer la foi, la réflexion l’approfondit et la consolide. Elle constitue la meilleure défense contre les extrémismes politiques et les fanatismes religieux qui nous guettent et nous menacent.
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L’ÉTUDE CRITIQUE DE LA BIBLE
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Les protestants libéraux sont attachés à l’étude historique de la Bible. La Bible n’est pas, à leurs yeux, un texte sinon dicté littéralement, du moins directement inspiré par Dieu. Elle se compose d’un ensemble de livres rédigés par des hommes qui nous disent comment ils ont vécu et compris leur rencontre avec Dieu. Ces livres témoignent ou rendent compte de la révélation divine ; ils ne sont pas la révélation. À notre connaissance, Jésus n’a jamais rien écrit (sinon une fois sur le sable, d’après l’Évangile de Jean). Nous n’en savons que ce que nous ont rapporté ses disciples. Leurs idées, leurs connaissances, leurs opinions se reflètent dans leurs récits, orientent et parfois défor ment leur témoignage. Les évangélistes sont des prédicateurs, des catéchètes, et non des historiens ; ils entendent proclamer un message et ne se soucient guère de la conformité de leurs narrations aux événements (elles ne concordent d’ailleurs pas toujours entre elles). À travers les seuls documents dont nous disposons, les écrits du Nouveau Testament, il nous faut reconstituer la prédication et la personnalité de Jésus. Cette enquête exige une étude attentive des textes ; elle demande une connaissance approfondie des langues et du contexte. Menée avec science et intelligence depuis deux siècles, elle a abouti à des conclusions (en fait plus des hypothèses vraisemblables que des certitudes) que certains jugent dangereuses et que d’autres estiment positives. Par exemple, elle conduit à penser que les récits de Noël sont des romans à thèse. Ils ne racontent pas ce qui est réellement arrivé. Ils entendent établir la supériorité de Jésus sur Jean-Baptiste et présenter Jésus comme un nouveau Moïse. Son père est un Joseph qui a des songes, de même que le Joseph qui dans l’Ancien Testament précède de quelques lignes Moïse ; sa naissance s’accompagne également d’un massacre d’enfants ; il va en Égypte et en revient ; les mages venus l’adorer rappellent les magiciens d’Égypte qui s’inclinent devant Moïse. Bref, l’évangéliste a réécrit et appliqué à Jésus l’histoire de Moïse. Ne l’accusons pas de fraude ou de malhonnêteté. Il a utilisé un procédé littéraire courant à son époque et admis de tous. De telles études détruisent-elles l’autorité des Écritures et ébranlent-elles la foi ? Les libéraux considèrent que le premier choc passé (et il est parfois rude), elles enrichissent et approfondissent
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notre compréhension de la Bible. S’apercevoir que le récit de Noël selon Matthieu a pour but de montrer en Jésus un nouveau Moïse, et non de raconter exactement des faits, n’en affaiblit en rien la valeur et permet de discerner son véritable message. Alors que des lectures conformistes et paresseuses passent à côté de ce que les textes veulent dire, la critique en fait découvrir le sens. Loin de nuire à la Bible, elle la sert en obligeant à la lire autrement. ÉCOUTER LE MESSAGE DE JÉSUS.
La tradition chrétienne a souvent accordé plus d’importance à la personne de Jésus qu’à son enseignement. Le symbole dit des apôtres, ou Credo, le présente ainsi : « Il a été conçu du SaintEsprit, il est né de la Vierge Marie, il a souffert sous Ponce Pilate, il a été crucifié, il est mort, il est descendu aux enfers ; le troisième jour, il est ressuscité. » Il ne parle pas de l’action et de la prédication de Jésus. Il mentionne d’un côté sa conception et sa naissance, de l’autre sa mort et sa résurrection ; il reste silencieux sur ce qui s’est passé entre ces événements. Beaucoup de protestants libéraux n’accordent qu’une importance secondaire aux événements énumérés dans le symbole dit des apôtres. À leurs yeux, la naissance et la mort de Jésus n’ont d’intérêt qu’à cause de ce qu’il a été, de ce qu’il a fait et de ce qu’il a dit. L’essentiel de l’évangile se trouve dans ses propos sur l’action et la présence de Dieu, sur l’existence humaine, sur la foi, dans ce qu’il demande à ses disciples de faire. Le message compte plus que le messager, étant entendu que le comportement et les attitudes de Jésus appuient sa prédication et en sont indissociables. La théologie protestante traditionnelle estime que le Christ remplit trois fonctions ou « offices ». D’abord, un office royal (il gouverne et dirige le monde) ; des courants du christianisme ont fortement mis en valeur le thème du Christ-roi. Ensuite, un office sacrificiel (il s’offre en sacrifice pour le salut des humains), qui conduit à insister sur la mort expiatoire du Christ, sur ses souffrances, sur ses plaies et son sang versé lors de sa crucifixion ; on développe ce que mon collègue et ami Laurent Gagnebin appelle une « piété sanguinolente ». Enfin, un office prophétique qui consiste à prêcher et à enseigner (prophète signifie celui qui parle « au nom de » Dieu et « devant » le peuple ; ce n’est que plus
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tard qu’on a compris prophète au sens de celui qui prédit l’avenir). Le protestantisme libéral privilégie ce dernier office. Un de ses textes les plus anciens, le catéchisme socinien de Rakow, en , consacre dix fois plus de pages à la prédication et à l’enseignement de Jésus qu’à Golgotha. Quelques libéraux pensent que la crucifixion de Jésus s’explique par des circonstances purement accidentelles. Si les autorités juives et romaines n’avaient pas exécuté Jésus, il serait quand même le sauveur, le Fils de Dieu. Certes, plusieurs passages du Nouveau Testament parlent de la mort de Jésus comme d’un « sacrifice de bonne odeur » offert à Dieu (expression horrible) ; ils la présentent comme le prix à payer afin de nous racheter et de nous libérer. En fait, ces textes utilisent des images qu’explique et qu’éclaire le contexte du premier siècle. Il s’agit de paraboles qu’on a tort de prendre à la lettre. Celle du prix payé convenait bien dans un monde où le marché des esclaves était une réalité quotidienne et banale, où l’on faisait commerce avec des vies humaines et où la liberté s’achetait. Celle de la victime tuée sur un autel avait de la pertinence à une époque où, partout et tout le temps, on sacrifiait à des divinités pour obtenir leur indulgence et leur faveur. Les auteurs humains du Nouveau Testament ont utilisé les figures et illustrations qui correspondaient aux coutumes et à la culture de leur temps. Par contre, elles conviennent mal aux nôtres et elles nous cachent l’essentiel, à savoir que Jésus agit et nous sauve essentiellement par sa parole. Dans cette perspective, l’Américain John Cobb a écrit sur Jésus un beau livre où il étudie longuement son œuvre et sa prédication ou son enseignement, mais où il ne consacre que quelques lignes à sa mort. Selon lui, même si Jésus n’avait pas été crucifié, il aurait cependant été le Christ, le messie et le sauveur par l’exemple qu’il donne et par le message qu’il proclame ; il n’en annoncerait pas moins la résurrection et apporterait tout autant la vie éternelle. Leur message, Jésus et ses disciples l’ont formulé dans le langage et les catégories de pensée qui sont celles de leur temps et qui ne correspondent plus à notre époque. Il importe de l’adapter, de l’actualiser, de le « démythologiser », selon l’expression de Bultmann, ce qui ne veut pas dire le transformer mais le maintenir vivant, l’appliquer à notre existence actuelle. Schweitzer a tenté de le faire en parlant du « respect de la vie », qui n’est rien
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d’autre pour lui que le cœur de la mystique et de l’éthique de Jésus formulé en termes contemporains. De même Charles Wagner a essayé de formuler le message de Jésus dans un langage laïc, et de développer une morale et une spiritualité à la fois fidèles à l’évangile et ouvertes sur le monde contemporain. J’ai employé les termes « éthique » et « morale ». Le libéralisme n’approuve ni le libertinisme ni le laxisme qu’on lui associe souvent. Écouter Jésus signifie le suivre, lui obéir. Certains libéraux, comme Wilfred Monod, pensent que l’orthopraxie (la bonne conduite) a plus d’importance que l’orthodoxie (la bonne doctrine). L’écoute du Christ se traduit dans la manière de vivre. OUVERTURE AUX AUTRES RELIGIONS
Le christianisme classique, à quelques exceptions près, a condamné sévèrement les religions non chrétiennes. Il a affirmé qu’il y a une seule révélation, celle dont témoigne la Bible. Ce qu’on rencontre ailleurs est faux, mensonger, peut-être diabolique. On a longtemps appelé « infidèles » (au sens d’étrangers à la foi véritable) les bouddhistes, les hindouistes, les musulmans, etc. De nombreux libéraux, au contraire, pensent que Dieu agit et se manifeste partout dans le monde, et qu’on trouve en dehors du judéo-christianisme d’authentiques valeurs spirituelles. Devonsnous au nom de l’évangile récuser Gandhi ou le dalaï-lama, condamner le soufisme, et juger impies ou idolâtres les grands spirituels de l’Inde ou de la Chine ? La Bible résiste à un tel exclusivisme. Le livre de la Genèse raconte qu’Abraham demande à Melchisédek, un prêtre païen, de le bénir. L’Ancien Testament, s’il réagit fortement contre les cultes de Baal, contient de nombreux textes qui s’inspirent des religions égyptienne, babylonienne ou iranienne. Les prophètes et les sages d’Israël écoutent et reprennent, parfois en le modifiant, ce qu’elles disent. Dans le Nouveau Testament, des mages, qui rendent un culte aux astres, viennent à Bethléem. Jésus admire la foi d’un officier romain probablement polythéiste. Paul déclare à Lystre que nulle part Dieu ne s’est laissé sans témoignage. À Athènes, il cite des poètes et des philosophes païens. De grands théologiens libéraux, tels que Troeltsch, Schweitzer, Tillich, Hick, Cobb, se sont préoccupés du dialogue interreligieux, et une association d’inspiration libérale, l’IARF travaille depuis la fin du XIX e siècle à le promouvoir et à le développer.
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Longtemps on a reproché aux libéraux cette ouverture dont on craignait qu’elle ne les conduise à abandonner ou à atténuer l’exclusivité de l’évangile. Qu’il soit la référence privilégiée et la norme suprême oblige-t-il à mépriser et à écarter les spiritualités non chrétiennes ? Les protestants libéraux ne le pensent pas. Ils estiment que si les chrétiens ont des choses à apporter aux autres, ils en ont aussi à recevoir d’eux. Cette attitude, naguère minoritaire, tend aujourd’hui à se généraliser. Actuellement, toutes les églises se demandent quelle signification donner, quelle valeur accorder aux autres religions, et quelle relation établir avec elles. UN INDIVIDUALISME OUVERT ET POSITIF
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On reproche souvent au libéralisme son individualisme. On l’a accusé de manquer du sens de l’église ou de la communauté. Pourtant les libéraux ont toujours travaillé dans et pour l’église. En France, ils ont activement contribué à unifier les réformés divisés avant en plusieurs églises. Ils ont participé au lancement entre les deux guerres du mouvement œcuménique. Ils se sont aussi beaucoup occupés de questions sociales. Ils ne préconisent pas cet individualisme fermé et négatif qui ne pense qu’à soi et qui néglige les autres. Ils plaident pour une forme d’individualisme ouverte et positive que définissent trois éléments. D’abord, la responsabilité personnelle. Chacun a le droit et le devoir de prendre position pour son compte. Il n’a pas à laisser des assemblées, des commissions ou des autorités s’exprimer en son nom et se prononcer à sa place. Mes décisions, mes actions, mes paroles sont toujours miennes et m’engagent personnellement. Je n’ai pas à me retrancher derrière les consignes reçues, les opinions dominantes, le vote des majorités, les déclarations des leaders, même légitimes. Il m’incombe de prendre parti. En , l’évêque Guillaume Petit déclare : « Je crois Sainte Mère l’Église et plus ne m’enquiers ». Le protestant libéral, au contraire, estime qu’un chrétien doit toujours s’enquérir. Ensuite, le refus de condamner et de rejeter ceux dont on ne partage pas les options, même si on a le sentiment qu’ils se trompent gravement. On peut et on doit discuter avec eux, essayer de leur expliquer et de les convaincre. On n’a pas le droit de leur imposer silence, de les obliger à se soumettre ou de les traiter avec dédain. Le respect de l’autre demande qu’on accepte la
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différence et la divergence. Là où l’erreur n’est pas libre, disait Alexandre Vinet, la vérité ne l’est pas non plus. C’est pourquoi les groupes libéraux sont en général pluralistes ; on y admet des positions et des attitudes très diverses, à condition qu’elles acceptent de s’écouter et de dialoguer. Enfin, le sentiment que les institutions, civiles ou ecclésiastiques, n’ont qu’une valeur relative. On n’en nie pas l’utilité ni l’importance, mais on estime qu’elles sont au service des personnes et non l’inverse. En particulier, l’église n’a pas à dicter à ses membres leurs croyances et leurs attitudes, à leur imposer une dogmatique ou une morale. Elle a pour rôle de les aider à s’informer, à réfléchir, à se forger des convictions personnelles. LA RELATIVITÉ DES DOCTRINES
Le protestantisme libéral n’admet pas de dogmes, par quoi il faut entendre des définitions intangibles qui exprimeraient une fois pour toutes et de manière pleinement satisfaisante la vérité. Il accepte des doctrines, autrement dit, des essais approximatifs et révisables qui tentent de formuler pour un temps et dans un lieu donnés la manière dont on reçoit et perçoit la vérité. Un exemple classique, celui de la trinité, nous aidera à éclairer cette distinction entre le dogme, objet de foi, et la doctrine, expression de la foi. Selon les conciles des IV e et V e siècles, Dieu est une essence ou une substance (en grec ousia) en trois personnes (prosopon) ou instances (upostasis ) consubstantielles (omouousios). Le Nouveau Testament n’emploie pas ces termes et ces concepts. Ils sont étrangers au vocabulaire et à la pensée modernes. Ils appartiennent à la philosophie grecque de l’Antiquité tardive. Pour exprimer le message évangélique, les conciles ont utilisé le langage de la culture helléniste. Cette tentative est légitime et les conciles ont eu raison de l’entreprendre, même si on peut contester le résultat auquel ils sont parvenus. D’autres formulations, celles proposées par Arius, par exemple, auraient sans doute aussi bien convenu. Adoptée par des conciles, promulguée par les autorités civiles et ecclésiastiques, sacralisée et canonisée par la tradition, la trinité est devenue un dogme. Au lieu d’y voir une manière d’exprimer la foi chrétienne, on en a fait quelque chose qu’il faut obligatoirement croire et qui s’impose aux chrétiens en tout temps et en
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tout lieu. On a considéré qu’elle définit exactement l’être de Dieu, et que l’évangile ne pouvait pas se comprendre et s’exprimer en d’autres termes. Pour désigner le Dieu biblique, les textes œcuméniques actuels parlent du Dieu trinitaire. On refuse au Conseil Œcuménique les églises unitariennes d’Europe centrale qui affirment l’autorité de la Bible, mais estiment non biblique le dogme trinitaire. Les protestants libéraux ne partagent ni n’approuvent cette attitude pour deux raisons. D’abord, parce qu’elle confond notre manière de parler de Dieu et de le penser avec son être. Il existe toujours une différence et une distance entre ce qu’il est et ce que nous en disons. Nos formules ne peuvent pas le définir exactement ni cerner sa réalité. Dans le dogmatisme se cache une idolâtrie ; on se fait une représentation de Dieu et on l’adore. On ne peut pas éviter de se faire une image ou une idée de Dieu ; par contre, on doit se garder de lui donner une valeur absolue. Ensuite, parce que répéter des formules devenues désuètes et incompréhensibles, même si en leur temps elles étaient bonnes, dessert le message évangélique. Nous en témoignons et nous nous l’approprions quand nous parvenons à l’exprimer dans le langage culturel d’aujourd’hui, en tenant compte de nos connaissances, de nos manières de vivre et de penser. Ce qu’ont fait les conciles à leur époque, il nous faut le faire à la nôtre, en sachant que nous n’aboutirons jamais à des énoncés définitifs. Toute expression de la foi, même si elle se réfère à un absolu, est relative. Les doctrines ressemblent à des cartes de géographie. On en a besoin pour se situer et s’orienter, mais aucune n’est totalement juste, parce qu’elles figurent toutes une sphère, le globe ter restre, sur une surface plane. Elles traduisent et à la fois déforment la réalité qu’elles veulent représenter. De plus, une carte répond à un besoin, pas à d’autres : celle qui permet de préparer un voyage en auto ne peut pas servir à étudier l’économie d’un pays ou à déterminer le site d’atterrissage d’un vaisseau spatial. Quand on utilise une carte pour autre chose que ce pour quoi elle est faite, ou dans une autre situation que celle qu’on avait prévue en l’établissant, elle risque d’égarer. Il en va de même des doctrines. Ce qu’elles affirment est juste, mais seulement jusqu’à un certain point et dans un cadre limité. Il faut avoir conscience
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de leur relativité, sans tomber dans le scepticisme ou le relativisme total. Elles visent, sans jamais totalement y parvenir, à exprimer une vérité absolue. Même s’ils se soucient plus de l’actualisation du message évangélique que de la tradition doctrinale et ecclésiastique, les protestants libéraux ne rejettent pas cette dernière. Ils cherchent à l’interpréter, à la comprendre et à la transposer. Ils la soumettent à une réflexion critique qui derrière le langage employé se préoccupe de son sens profond. Pour eux la doctrine essaie de dire, aussi bien que possible dans le contexte où on se trouve, ce qu’on croit, en sachant que toute formulation de la foi est approximative et qu’il y a toujours plusieurs formulations possibles.
Ces six points ne constituent nullement le programme d’un parti ou d’une faction, ce que le libéralisme n’est pas et ne veut pas être. Ils ne permettent pas non plus de classer les gens, en fonction de leurs positions, en partisans et adversaires du libéralisme, ce qui ne présente pas grand intérêt. Ils ne définissent pas une sorte de consensus entre libéraux : aucun d’entre eux ne souscrirait sans réserves à tous ces thèmes. Ils se contentent d’énumérer des préoccupations et des orientations que partagent peu ou prou la plupart de ceux qui se considèrent comme des chrétiens libéraux.
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LE LIBÉRALISME DANGEREUX ?
Ne faut-il pas plutôt s’inquiéter du danger inverse, celui que la foi représente pour le libéralisme ? Il me paraît beaucoup plus grave et menaçant. Je le constate avec tristesse, dans tous les pays du
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LA FOI DANGEREUSE
Très souvent, on reproche au libéralisme d’affaiblir ou d’ébranler la foi. En effet, il met en question certains textes bibliques. Il discute les dogmes traditionnels. Il préconise une attitude critique envers les églises, leurs enseignements, leurs décisions. Au lieu d’inviter à se soumettre aux autorités religieuses et à accepter les doctrines jugées orthodoxes, il encourage chacun à faire usage de sa faculté de juger, à pratiquer le libre examen et à se forger des convictions personnelles. Or, pour beaucoup de gens, un bon croyant ne discute ni ne conteste. Il renonce à son indépendance, et se refuse à se déterminer et à décider lui-même. Il reçoit avec humilité, reconnaissance et docilité les instructions qu’on lui donne de la part de Dieu. Lamennais dans son Essai sur l’indifférence en matière de religion (-) affirme que le chrétien croit en l’autorité et lui fait confiance, alors que le libéral croit en lui-même et a confiance en son discernement. Dans cette perspective, il y a contradiction et incompatibilité entre l’attitude croyante et l’esprit libéral. On accusera le libéralisme de détruire la religion, de favoriser le scepticisme et de conduire tout droit à l’athéisme. Naguère, les orthodoxes aimaient dire que le libéral est un demiconverti ou un demi-croyant en train de perdre la foi petit à petit. Le libéralisme est-il vraiment dangereux pour la foi ? Nous ne pouvons pas écarter purement et simplement cette question. Elle soulève un problème sérieux auquel, en ce qui me concerne, j’apporte trois éléments de réponse.
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monde, à n’importe quelle époque, les convictions religieuses conduisent vite à l’intolérance et dégénèrent facilement en fanatisme. On rejette et on exclut, quand on n’exécute pas, ceux qui ne partagent pas les mêmes croyances et ne pratiquent pas le même culte. On se refuse à la discussion et à la réflexion dans une attitude de fermeture et d’intransigeance qu’on baptise du beau mot, souvent galvaudé, de « fidélité ». Le pasteur Gabriel Bouttier a écrit que la foi rend méchant et qu’il faut qu’elle s’accompagne de beaucoup d’amour pour devenir acceptable. Il me semble que les responsables religieux, et en particulier les chrétiens pour qui l’amour du prochain a une telle importance, devraient se montrer très vigilants sur ce point. Le libéralisme représente un danger bien moindre pour la foi que la rigidité intolérante L’ORTHODOXIE DANGEREUSE
Depuis un siècle et demi, le christianisme ne cesse de reculer dans nos pays. L’Occident a largement abandonné sa religion traditionnelle. Les églises n’ont plus la même puissance ni la même vitalité ni la même influence qu’autrefois. De plus en plus, on rencontre des gens qui ne sont pas croyants et à qui le message évangélique ne dit rien. Parfois ils ont reçu une éducation religieuse et viennent de milieux qui cultivent un christianisme fervent. Ce déclin a de multiples raisons. Entre autres causes (je ne prétends pas que ce soit la seule), on peut se demander s’il n’a pas été provoqué ou accentué par le visage archaïque et inadapté du christianisme que présentent et défendent les dogmatismes catholiques ou protestants. En se refusant aux révisions nécessaires, en continuant à donner un rôle fondamental à des doctrines formulées aux IV e et V e siècles de notre ère (comme la trinité ou les deux natures de Jésus), en se fermant aux changements et aux réflexions les plus légitimes, n’ont-ils pas fait un tort considérable à la foi ? N’ont-ils pas plus contribué à miner et à détruire les convictions religieuses que ne l’a fait le libéralisme avec ses questions et ses recherches ? Ne faut-il pas s’interroger sérieusement sur le danger que constitue l’orthodoxie pour la foi ? Le protestantisme n’aurait-il pas aujourd’hui un rayonnement tout autre si le libéralisme l’avait emporté en son sein ?
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LE DANGER NÉCESSAIRE
• PENSER LA FOI •
• LE LIBÉRALISME, DANGER POUR LA FOI
Nous avons tous besoin de parvenir à un équilibre entre l’adoration et la critique, ainsi qu’entre la croyance et la réflexion. D’un côté, la foi naît de l’expérience ou du sentiment de la présence de Dieu dans notre vie. Nous le rencontrons à certains moments et en certains lieux. Sa parole nous atteint et suscite en nous certitude, joie et obéissance. De l’autre côté, il nous faut réfléchir à ce qui nous arrive et à ce que nous éprouvons. Si nous manquons de lucidité et acceptons n’importe quoi, nous accorderons une importance absolue à des doctrines, à des rites et à des émotions qui n’ont qu’une valeur relative. Dans la vie croyante, la confiance de la ferveur entre donc en tension avec la méfiance de la pensée et chacune menace d’étouffer l’autre. Le dogmatisme, en affaiblissant le jugement et la raison risque de verser dans la superstition et l’idolâtrie. Le libéralisme en mettant en cause le surnaturel et l’irrationnel court le danger de conduire à un humanisme idéaliste sans sève religieuse. Je reconnais une certaine pertinence au reproche qu’on nous adresse. Il signale bien la déviation qui nous guette et on ne doit pas nier que le libéralisme représente un danger pour la foi. Mais l’éliminer ou l’éviter laisserait la place libre aux pires des obscurantismes. On agirait comme des parents qui interdiraient à leurs enfants de sortir de leur demeure à cause des accidents de la circulation et qui, du coup, en feraient des « demeurés ». Il nous faut courir le risque de la critique, car elle seule permet une foi saine, vivante et authentique. L’absence du libéralisme me paraît, en fin de compte, beaucoup plus dangereuse que sa présence.
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Dans le langage courant, le terme « hérésie » désigne une déviation religieuse condamnable, une sorte de perversion de la foi et de la pensée croyante. Pour les libéraux, il évoque plutôt la liberté, la responsabilité, la réflexion et la tolérance. LIBERTÉ
• PENSER LA FOI •
Hérésie vient d’un mot grec qui signifie « choix ». Hérétique désigne celui qui décide de ses propres croyances et opinions et n’admet pas qu’on les lui impose. Il n’accepte jamais purement et simplement ce que lui enseignent les autorités et ce que lui demandent les institutions. Il ne rejette certes pas leurs doctrines, pratiques et consignes par principe, il ne fait pas d’opposition systématique. Mais il n’y adhère pas ni ne s’y soumet automatiquement. Il examine, exerce un jugement et opère un tri. Il refuse qu’on lui dicte ce qu’il doit penser et faire. En , à la Diète de Spire, l’empereur Charles-Quint, représenté par son frère Ferdinand de Habsbourg, a voulu interdire le luthéranisme en Allemagne. Un groupe de princes et notables a protesté (d’où le nom qu’on leur a donné de « protestants ») en déclarant : « Pour ce qui concerne la gloire de Dieu, le bonheur et le salut des âmes, chacun paraîtra devant Dieu et lui rendra compte pour sa propre personne, sans pouvoir alléguer comme excuse des décisions prises à la majorité des suffrages. » Discours et conviction typiquement hérétiques : il n’appartient ni à une assemblée, ni à un synode, ni à un concile de déterminer comment je dois croire, penser et me comporter. C’est mon affaire, et on ne peut pas en décider par un décret ou par un vote. Tua res agitur, disait-on au XVI e siècle : c’est de toi qu’il s’agit ; c’est à toi, et à personne d’autre, qu’il appartient de prendre position. Quand j’entends que de nombreux catholiques ne considèrent plus le protestantisme comme une hérésie, je leur sais gré de leur intention, mais, en même temps, je m’en inquiète et chagrine. Le protestantisme ne serait-il plus un choix ? Une religion qui cesse d’être hérétique devient un conformiste et perd sa dimension
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existentielle. Pour ma part, je souhaite qu’il n’y ait dans le christianisme que des hérésies et des hérétiques, autrement dit, que chacun soit appelé à des décisions et les prenne librement. RESPONSABILITÉ
Je prends « responsable » au sens de celui qui répond. Toute réponse s’insère dans un dialogue où on parle certes, mais où d’abord on écoute. Quand on s’isole, lorsqu’on ne tient aucun compte des autres, si on néglige ou méprise le reste du monde, on se met hors d’état d’opérer de véritables choix. Une décision authentique implique qu’on ait sérieusement envisagé les diverses options possibles et, pour cela, qu’on se soit confronté avec des opinions, des positions et des tendances différentes des siennes. L’hérésie ne consiste pas à s’enfermer dans la tour d’ivoire de ses goûts, de ses préférences et de sa subjectivité. Dans ce cas, il n’y aurait pas décision ; on se contenterait de suivre ses penchants et ses impulsions. L’hérétique n’ignore ni n’écarte a priori ce qui se dit, se fait et se passe autour de lui. Il accepte le débat et la critique. Il reçoit de l’extérieur des suggestions, des impulsions, des interpellations, parfois des illuminations. Il réagit, positivement ou négativement, après un examen attentif. Il n’a rien d’un sourd qui monologuerait dans le désert et croirait ainsi préserver sa liberté et sa personnalité. On ne forme ses opinions et on ne forge ses convictions qu’en écoutant les autres et en discutant avec eux, en observant le monde et en se laissant questionner par lui. Si personne ne me dicte mes positions et mes orientations, elles naissent et se développent dans un réseau d’échanges, à travers un ensemble d’accords et de désaccords. Je ne parle et ne m’engage personnellement que si j’ai su entendre, comprendre, accueillir ou rejeter quantité d’autres voix. Pour un chrétien, parmi les voix à écouter, il y a d’abord celle qui s’adresse à nous à travers les textes bibliques. Elle nous rend responsables ou répondants devant Dieu. L’entendre demande du discernement. Dans la Bible, tout n’a pas la même valeur ni ne se situe sur le même plan. Il faut apprendre à y découvrir l’essentiel, autrement dit, à en faire une lecture hérétique qui opère un tri. Le chrétien sera également attentif aux voix de la nature et à celle de ses semblables, et là également son écoute devra être intelligente et critique.
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L’hérétique se montre responsable quand il prend parti en fonction des paroles qui se font entendre et des situations qu’il vit. RÉFLEXION
• ÉLOGE DE L’HÉRÉSIE
Nous ne sommes pas tous pareils. Nos expériences, nos situations, nos sensibilités, nos pensées diffèrent parfois considérablement. Les débats spirituels, philosophiques, éthiques, sociaux et politiques ne se laissent pas facilement résoudre, et n’ont pas de solutions aussi nettes et évidentes que les problèmes de mathématiques. Si nous sommes appelés à décider, à répondre, à réfléchir
• PENSER LA FOI •
TOLÉRANCE
Examiner, discerner, peser le pour et le contre, décider avec pertinence, toutes ces activités relèvent de la réflexion. Conjointement avec la liberté et la responsabilité, ce troisième terme caractérise une foi hérétique. On a souvent opposé la foi et la réflexion. Des anticléricaux ne cessent de répéter – hélas, non sans quelques raisons – que la religion a tendance à favoriser l’abrutissement et l’obscurantisme. De leur côté, des croyants se méfient de la réflexion dont ils redoutent qu’elle ne mine et détruise la foi. Il y a quelques années, un professeur d’université, fervent chrétien, me disait : « Vous, théologiens, vous êtes dangereux et l’Église devrait vous bannir. Vous voulez obliger les croyants à réfléchir ; or la foi consiste à se soumettre et non à réfléchir. » Il n’était évidemment pas partisan d’une foi hérétique. Ce propos me paraît totalement faux. À mon sens, c’est au contraire le manque de réflexion qui rend la foi fragile, car alors elle se trouve démunie devant les problèmes qui se posent et sans défense face aux objections qu’on lui adresse. Elle ne sait pas bien sur quoi elle se fonde, et elle risque d’adhérer à des croyances absurdes ou de se laisser séduire par de dangereux « gourous ». Elle devient incapable de participer aux grands débats contemporains et de s’y faire entendre. Son manque de solidité intellectuelle la dessert et la déconsidère. Le protestantisme libéral a fait et continue à faire un immense effort pour comprendre, analyser et approfondir intellectuellement la foi chrétienne. Incontestablement sa recherche comporte des dangers, mais devons-nous avoir peur de la vérité ? Si elle ne s’exposait pas au risque de la réflexion, la foi serait-elle encore vivante ?
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personnellement, nos options et nos orientations refléteront forcément nos diversités. La complexité des questions entraîne un éventail de réponses possibles et défendables. Il ne faut pas le regretter. Seul un système tyrannique peut imposer à tous les mêmes croyances, les mêmes idées et les mêmes pratiques. Il crée une uniformité au prix d’une radicale soumission, en éliminant toute responsabilité et toute réflexion, en étouffant la singularité de chacun. L’hérésie ne constitue pas le privilège de quelques-uns ; elle est la vocation de chaque être humain, dans tous les domaines (pas seulement dans celui de la religion). Elle conduit logiquement à la tolérance. En effet, ce qui vaut pour moi s’applique également aux autres. Ils ont comme moi le droit de choisir. Ils sont tout autant responsables de leurs croyances que je le suis des miennes. Il est normal que leur réflexion emprunte d’autres chemins que celui que j’ai pris et aboutisse à des conclusions et des décisions différentes de celles auxquelles je suis parvenu. Si j’estime qu’ils se trompent, je peux, parfois je dois, leur exprimer mon désaccord, leur en expliquer les raisons, discuter avec eux et chercher une entente. Par contre, je n’ai pas le droit de les exclure et de les condamner en alléguant qu’ils ne pensent pas comme moi ou comme la majorité. Je peux agir sur eux par la persuasion et non par une contrainte physique, sociale ou psychologique. Il serait inconséquent d’insister sur le caractère personnel de la décision et de vouloir que tous fassent des choix identiques. On n’est vraiment hérétique que lorsqu’on accepte que les autres le soient aussi et que leur hérésie diffère de la nôtre. Pour qu’on puisse adhérer librement à la vérité, il faut que le droit à l’erreur soit admis et reconnu. L’hérésie consciente et assumée doit, par conséquent, susciter une église pluraliste et non uniforme. L’unité consiste ici à se respecter et à s’écouter les uns les autres, à se prêter mutuellement attention et intérêt, à dialoguer ; nullement à penser, croire, dire et faire les mêmes choses. On y admet des désaccords. La communion ne les élimine pas, elle apprend à en faire bon usage en les rendant stimulants et créateurs.
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Loin de fuir l’hérésie et de s’en garder, il vaut la peine de la cultiver et de la favoriser. Dans l’histoire du christianisme, les hérésies ont été souvent plus intéressantes et plus fécondes que les orthodoxies. Et, surtout, il n’y a de foi véritable qu’hérétique, c’està-dire libre, responsable et réfléchie. Ne voyons pas dans l’hérésie une infidélité à l’évangile : l’évangile est hérétique.
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• ÉLOGE DE L’HÉRÉSIE
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L’INDIVIDU AVANT LA COMMUNAUTÉ
• PENSER LA FOI •
L’expression « individualisme protestant » apparaît pour la première fois, semble-t-il, au début du XX e siècle, lors de la fameuse affaire Dreyfus. Des journalistes anti-dreyfusards avaient remarqué que de nombreux protestants prenaient la défense du capitaine injustement condamné. Rien d’étonnant à cela ont-ils dit. Les protestants font passer la défense de l’individu avant l’intérêt collectif de l’État. Le patriotisme suppose qu’on sacrifie tout au bien de la Nation. Chacun doit s’effacer et renoncer à son droit pour ne pas affaiblir, diviser ou faire souffrir la France. C’est, concluaient ces journalistes, ce que ne comprennent pas les protestants. Parce qu’ils insistent plus sur la valeur et la dignité de la personne que sur le bien collectif, ils ne sont pas de bons Français et remplacent le patriotisme par l’individualisme. À quoi les protestants n’ont pas manqué de répondre que le bien de la nation exige qu’on rende justice à chaque citoyen ; on ne sert pas la patrie en maltraitant ses membres. Il n’y a de nation forte que si des individualités solides la composent ; plus on a une personnalité affirmée plus on se montre solidaire et mieux on participe à un groupe. Quand on sacrifie l’individu à la communauté ethnique, nationale ou ecclésiale, on ne sert pas la communauté, on l’affaiblit.
On a souvent accusé les protestants, et en particulier les libéraux, d’être des individualistes à qui manque le sens de la solidarité, de la fraternité et de la communauté. On a dit que l’individualisme constituait leur défaut majeur et leur plus grande faiblesse. Pourquoi ce reproche ? D’où vient-il et sur quoi se fonde-t-il ? Une rapide enquête historique montre que deux facteurs ont conduit à le formuler, l’un politique, l’autre religieux.
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LE JUGEMENT INDIVIDUEL
Le reproche d’individualisme adressé au protestantisme a une seconde origine, cette fois d’ordre religieux et non politique. Toute une littérature de controverse, il y a encore cinquante ans, taxait les Réformateurs d’orgueil. Elle mettait particulièrement en cause Luther, blâmé d’avoir donné trop d’importance à son jugement personnel. Il aurait dû, comme des milliers de religieux avant et après lui, faire acte d’humilité, reconnaître qu’il pouvait se tromper, et se soumettre aux autorités religieuses et théologiques de son temps. Au contraire, il a voulu décider par lui-même. Dans un livre aussi brillant qu’injuste, Trois Réformateurs, le philosophe catholique Jacques Maritain affirme que là résident l’erreur fondamentale et le grand péché de Luther : loin d’abdiquer son ego (comme le demande la spiritualité chrétienne), il l’a hypertrophié et l’a érigé en juge suprême de la vérité. Au lieu de s’en remettre à la communauté dans une attitude de confiance et d’obéissance, il a exigé qu’on lui explique et qu’on le convainque. L’individualisme protestant repose sur une mégalomanie qui fait passer sa conviction propre avant les décisions collectives. À quoi les protestants ont répondu que la foi personnelle de chacun a plus d’importance que la foi communautaire de l’église. Si cette dernière ne repose pas sur les convictions de ses membres, elle n’est qu’hypocrisie et façade. SOLIDARITÉ, RESPONSABILITÉ ET INDIVIDUALITÉ
Ces critiques et les ripostes qu’on leur a opposées permettent de dégager les trois principales caractéristiques d’un individualisme authentiquement protestant. 1. Il ne consiste pas à s’isoler, à se replier sur soi, à ne penser qu’à soi. Il conduit à des engagements. L’exemple de l’affaire Dreyfus montre bien que l’individualisme bien compris a le souci de l’autre. Il l’a d’autant plus que pour lui la personne compte plus que la masse. Il n’accepte pas qu’un être humain réel, concret, soit sacrifié à des objectifs lointains ou à des intérêts collectifs, déclarés « supérieurs ». Il ne refuse pas l’appartenance à des groupes ni la loyauté à leur égard. Mais il considère que le groupe (et cela vaut aussi pour l’église) est au service des individus et non le contraire. 2. Il favorise le sens de la responsabilité personnelle. Mes options et mes actions sont toujours miennes. Elles m’engagent personnel-
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• VIVE L’INDIVIDUALISME
À cet égard, quand on parle de l’église comme du « peuple de Dieu » (ce que font souvent le Conseil Œcuménique et le catholicisme), on entretient une confusion fâcheuse. Les courants majoritaires du judaïsme traditionnel affirment qu’il y a un peuple élu, un peuple de Dieu, celui d’Israël. Pour le christianisme, il existe une communauté d’élus. Ce n’est pas la communauté elle-même qui est élue, mais les croyants qui la composent. Elle ne naît et ne vit que parce que des hommes et des femmes que Dieu a personnellement rencontrés et appelés se regroupent.
• PENSER LA FOI •
L’ÉGLISE N’EST PAS LE PEUPLE DE DIEU
lement. Je n’ai pas à me retrancher derrière des consignes reçues ou des opinions dominantes. Je ne suis pas le porte-parole d’un groupe ni l’exécutant de ses décisions, mais une personne responsable qui parle et agit pour son propre compte. L’histoire nous apprend les abus et les excès des décisions collectives quand elles ne craignent aucune objection de conscience. L’individualisme qui refuse de se solidariser jusqu’au bout et de s’identifier complètement avec la collectivité représente un garde-fou contre les exagérations, l’autoritarisme et la cruauté qui menacent tout groupe quel qu’il soit. 3. Il naît de la conscience que la foi évangélique a un caractère fondamentalement et irréductiblement personnel. Comme l’écrit Alexandre Vinet : « L’évangile s’adresse aux individus ; ce n’est pas à un homme abstrait, neutralisé par les idées de tous qu’il jette sa parole ; c’est à vous, c’est à moi, c’est à chacun. Chaque homme est pris à partie dans ce qu’il a de propre et d’exclusif : c’est de lui-même et de lui seul qu’il est question. » Ma foi est avant tout mon affaire (ou plus exactement elle est une affaire entre Dieu et moi). Il n’appartient pas aux autorités ecclésiastiques, aussi respectables et bien intentionnées soient-elles, de me dicter ce qu’il me faut croire et ce qu’il me faut penser. Elles peuvent, certes, et doivent m’aider dans mes choix, m’apporter des informations, des explications, me faire entrer dans des débats. Luther n’a pas refusé de discuter ; il ne s’est pas enfermé dans la certitude d’avoir raison ; il a confronté ses convictions aux remarques et objections de ses interlocuteurs. Il est normal d’écouter les autres, de prêter attention à ce qu’ils disent, mais pas de les laisser décider à ma place. Mes croyances, mes comportements relèvent en dernière analyse de ma conscience.
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Dieu fait alliance non avec une collectivité mais avec des individus, même s’il les appelle à se soucier les uns des autres, à tisser des liens, à vivre fraternellement ensemble. Le mot grec ecclesia qu’on a traduit ou transcrit par « église » signifie « assemblée », « réunion » et ne désigne pas, à proprement parler, une nation ou un peuple. Selon l’expression du théologien protestant américain James Luther Adams, la communauté des croyants est une « association de volontaires ». CULTIVER L’INDIVIDUALISME
Souvent on critique et on combat l’individualisme au nom de la coopération, de la concertation et de l’esprit d’équipe. On lui objecte que l’être humain vit avec ses semblables, ce qui implique des contraintes et des obligations incompatibles avec un comportement individualiste. J’ai le sentiment qu’il s’agit d’un faux procès, qui s’appuie sur une réflexion et des analyses insuffisantes. L’individualisme, tel que je viens de le définir, constitue plus une qualité et une force qu’un défaut et une faiblesse. Au lieu de le combattre au nom d’un sens communautaire mal compris, il mérite qu’on le cultive et qu’on le développe. Je ne songe nullement à nier qu’il y ait un individualisme détestable : celui qui est égoïsme, qui ne tient pas compte des autres, qui isole et sépare. Toutefois, il y a aussi, il ne faut pas l’oublier, un individualisme positif et nécessaire : celui qui conduit à réfléchir, à prendre ses responsabilités, à se décider. Cet individualisme ne va pas de soi ; il ne nous est pas naturellement donné. Il s’apprend, s’acquiert et se cultive. Si le libéralisme contribue à former des individus bien structurés, aptes à décider par euxmêmes, capables de penser et de vivre leur foi individuellement, il faut l’en féliciter. Il s’inscrit dans la ligne de l’évangile et du protestantisme authentique.
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De nombreux protestants affichent une très grande déférence envers les écrits de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ils proclament leur divinité ; ils affirment leur inspiration littérale. Ils les déclarent exempts de toute erreur. Bref, ils leur rendent un hommage sans réserves ni nuances. Cette vénération de la Bible a souvent des effets pervers. Elle suscite ou favorise une tendance à en déformer le sens. En effet, on ne peut pas admettre qu’elle contienne la moindre inexactitude ; il faut donc arriver à expliquer ses récits de manière qu’ils correspondent en tout point avec les faits. On refuse de considérer qu’entre les divers livres qui la composent, il puisse exister des divergences ; on s’efforce de les harmoniser, ce qui conduit à en fausser le message ou l’argumentation. On lui demande de répondre à des questions dont elle ne parle pas (comme celle de
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DES HOMMAGES IRRESPECTUEUX
Il y a de nombreuses années, j’ai assisté à une leçon de savoir-vivre militaire donnée à de jeunes élèves officiers. On leur apprenait que quand ils rencontraient un supérieur, en ville ou dans une réception par exemple, ils devaient le saluer par la formule « Mes respects », tandis que lorsqu’ils s’adressaient à son épouse ou à une dame, il fallait dire « Mes hommages ». Pour justifier la différence, l’instructeur expliquait que, dans certaines circonstances, « rendre hommage » à une femme pouvait conduire à ne pas « la respecter », et que l’assurer de son « respect » signifiait qu’on entendait bien ne pas lui « rendre hommage » jusqu’au bout. En laissant de côté les sous-entendus bien masculins et lourdement égrillards de tels propos, quand j’entends accuser les libéraux de ne pas manifester assez de considération pour la Bible, je réponds par cette distinction entre « rendre hommage » et « respecter ». Une adulation excessive des textes conduit souvent à les malmener. À l’inverse, quand on leur porte une attention scrupuleuse, certaines louanges deviennent impossibles.
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la légitimité de la contraception ou de l’euthanasie). On veut qu’elle confirme entièrement la bonne doctrine, celle qu’on juge orthodoxe. Pour cela, on invente des interprétations fort ingénieuses, mais qui prennent de singulières libertés avec les textes. Bref, on ne se préoccupe pas de ce que disent véritablement les écrits bibliques ; on s’efforce de leur faire dire ce qu’on estime qu’ils doivent dire. Les exemples d’une telle attitude ne manquent pas. J’en cite qu’on taxera à juste titre de caricaturaux, mais la caricature, en forçant certains traits, les met en évidence tout autant qu’elle les déforme ; elle est donc révélatrice. Des commentateurs à tendance fondamentaliste constatent que les six jours de la création ne coïncident pas avec ce que nous savons de l’origine de l’univers. Il leur faut trouver une explication qui les « sauve ». Ils prétendent donc que chaque jour Dieu a révélé à Moïse (à qui ils attribuent la rédaction de la Genèse), par un songe ou par une vision, un nouvel aspect de son activité créatrice. Le premier jour, il lui a fait savoir qu’il avait créé la lumière, le deuxième jour qu’il avait créé le ciel, le troisième jour qu’il avait créé la mer et les continents, etc. Les six jours se rapporteraient non pas à la durée de la création, mais au temps qu’a pris Dieu pour la révéler à Moïse. Cette interprétation n’a pas l’ombre d’une justification dans ce chapitre de la Genèse ou ailleurs. De même, devant les différences entre les récits que donnent l’Évangile de Luc et les Actes des Apôtres de l’ascension de Jésus, un auteur américain, très bibliciste, a supposé pour tout arranger que Jésus serait monté deux fois au Ciel, ce que, bien évidemment, rien ne laisse supposer dans les textes. On ne respecte pas les textes bibliques en brodant autour d’eux ou en les manipulant pour les rendre conformes à l’idée qu’on s’en fait. Ceux qui ont recours à de tels procédés ont certes de bonnes intentions et, le plus souvent, ils ne se rendent pas compte de ce qu’ils font. Il n’en demeure pas moins que leurs théories sur la valeur de la Bible font obstacle à une lecture juste et exacte. L’hommage aboutit à une pratique qui s’apparente à un viol.
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LE RESPECT CRITIQUE
• LA BIBLE
: HOMMAGE ET RESPECT
On a souvent accusé les libéraux d’outrager la Bible en mettant en cause l’historicité de tel de ses récits, par exemple, ou en distinguant plusieurs couches de rédaction, ou encore en expliquant un texte d’après le contexte historique et culturel. Je crois au contraire que rendre un hommage excessif à la Bible en la considérant
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LA VÉRITABLE ÉCOUTE
Un véritable respect de la Bible comporte, me semble-t-il, deux exigences. D’abord, celle de l’étudier avec soin, en lui appliquant les méthodes d’analyse dont on se sert pour n’importe quel document historique ou littéraire. Ces méthodes s’intéressent au contexte : ainsi, les chapitres qui traitent de la création s’éclairent si on les compare aux récits analogues dans la littérature ancienne du Proche-Orient. Ces méthodes portent une grande attention aux détails de la rédaction ; elles y voient des indices qui ont une signification. Si la Genèse désigne Dieu par plusieurs noms différents, cette diversité n’indique-t-elle pas que ce livre réunit et amalgame plusieurs documents antérieurs qu’on peut repérer et distinguer par la manière dont Dieu s’y trouve nommé ? S’il existe des variantes dans les récits que donnent deux Évangiles du même événement, ne faut-il pas se demander si elles ne reflètent pas deux manières de le comprendre ? Au lieu de gommer les détails et les différences, on en tient le plus grand compte. Loin de manipuler le texte, on le prend au sérieux dans sa littéralité. Ensuite, il nous faut admettre notre distance et nos désaccords avec le texte biblique. Il y a des affirmations de l’Ancien et du Nouveau Testament que je ne reprends pas à mon compte, parce que je les crois datées ou parce qu’elles me paraissent contredites par d’autres. Il me paraît plus honnête et respectueux de le dire plutôt que de se livrer à des acrobaties intellectuelles pour les faire cadrer avec ce qu’on croit ou ce qu’on pense. De même, dans le monde moderne, nous nous heurtons sans cesse à des questions, souvent difficiles, que la Bible ignore. Reconnaissonsle plutôt que d’essayer de lui arracher des réponses qui ne s’y trouvent pas et évitons de présenter comme un enseignement biblique, ou comme sa conséquence nécessaire, nos opinions ou nos positions.
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comme dictée ou écrite directement par Dieu conduit, certes involontairement et inconsciemment, à lui faire offense et à ne pas entendre ce qu’elle dit vraiment. À l’inverse, quand on voit en elle un écrit humain, qui témoigne bien de Dieu et qui porte un message venant de lui, mais dans des formulations qui reflètent la culture, les connaissances, les conceptions d’une époque, on favorise un véritable respect de son texte et une authentique écoute de son message.
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LA LIBERTÉ DE L’INSOUMIS
Labrousse et Théodore Monod, deux personnalités proches du protestantisme libéral.
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1 Cet article a été écrit pour un numéro de Théolib en hommage à Élisabeth
Qu’ont en commun Élisabeth Labrousse, l’historienne, et Théodore Monod, le scientifique 1 ? La réponse me paraît s’imposer avec évidence : une totale liberté d’esprit. Ils se caractérisent, l’une comme l’autre, par une intelligence qu’on pourrait qualifier d’insoumise ou d’indocile, en ce sens qu’elle se veut autonome et indépendante. Elle obéit à ses seules exigences internes et n’accepte pas que des facteurs externes, tels que la force des conventions, des traditions et des opinions reçues, l’arrêtent ou la dévient dans ce qui lui appartient en propre, c’est-à-dire dans la démarche de la réflexion et l’exercice du jugement. L’insoumis se distingue du révolté qui, souvent, se contente de retourner les valeurs communes, et qui reste prisonnier des logiques et des catégories qu’il conteste. Au conformisme de l’acceptation, le révolté substitue le conformisme inverse du refus. On sait d’avance où on le trouvera. Il dit « non », là où les autres disent « oui ». Il pense « contre » (ce qui souvent demande du courage, et vaut probablement mieux que de penser avec ou comme tout le monde). L’insoumis ou l’indocile a une démarche différente. Il pense autrement et non antithétiquement ; il se détermine indépendamment et non par acceptation ou rejet de ce qui s’exprime et se fait tout autour. Rien n’est pour lui préétabli ni pré-jugé. Chaque fois, il examine pour elle-même une situation ou une idée, et prend position sans tenir compte ni positivement ni négativement des « autorités » qui pourraient l’influencer en un sens ou en un autre. Sa liberté le rend imprévisible et elle interroge, met en question, invite au débat et à la réflexion, plus que les oppositions stériles d’adversaires figés dans des positions stéréotypées.
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J’ajoute que cette intelligence insoumise se montre également généreuse. Elle ne se contente pas d’un savoir érudit ou scientifique, d’une froideur méthodique et d’un détachement logique. Elle suscite un engagement existentiel, une capacité d’indignation et une compassion envers les victimes, ceux qui souffrent, qui ont besoin qu’on les écoute et qu’on les défende. La véritable science a une dimension humaniste ; l’intellectuel a une vocation sociale et civique de protestation. Comprendre ne le conduit pas à légitimer, à accepter et à se résigner ; au contraire, analyser et réfléchir empêche de consentir aux atrocités et aux absurdités qui contredisent aussi bien l’intelligence de la raison que celle du cœur. Cette liberté d’esprit, que nous percevons en Élisabeth Labrousse et Théodore Monod, fait d’eux des « autorités » pour nous, de même que l’ont été et continuent à l’être leurs pères Maurice Goguel et Wilfred Monod. N’y a-t-il pas là une inconséquence dont on pourrait s’étonner et se moquer ? Le libéralisme peut-il reconnaître des « maîtres » sans se renier lui-même en ce qu’il a d’essentiel ? Ne trahit-il pas ceux-là mêmes dont il se réclame quand il leur donne une autorité, alors qu’ils ont pratiqué et enseigné la liberté d’esprit ? Pour reprendre le titre du livre posthume d’Auguste Sabatier 2, la religion de l’Esprit, que défend le protestantisme libéral, ne risquet-elle pas constamment, par l’admiration et le respect portés à des personnalités exceptionnelles, de dégénérer en une religion d’autorité, perdant ainsi son originalité, se distinguant d’autres chapelles seulement en ce qu’il ne se réfère pas aux mêmes prophètes, héros ou modèles ? Au-delà des personnes qu’il admire et dont il s’inspire, la question de l’autorité se pose au protestantisme libéral à propos des Écritures de l’Ancien (ou du premier) et du Nouveau (ou du second) Testament. Dans les Églises issues de la Réforme, on a tendance à faire de la Bible un « pape en papier », selon une expression bien connue. Au XVI e siècle, l’évêque Guillaume Petit déclare : « Je crois Sainte Mère l’Église, et plus ne m’enquiers ». Au début du XX e siècle, un essayiste catholique alors connu, Ferdinand Brunetière, écrit : « Ce que je crois, allez le demander à Rome ». Les protestants ont, à juste titre, dénoncé dans des attitudes de ce genre une abdication illégitime de la liberté au profit de l’autorité ecclésiale. Et pourtant, combien d’entre eux, autre2 Les religions d’autorité et la religion de l’Esprit, Fischbacher, 1904.
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• AUTORITÉ ET LIBERTÉ
Autorité et liberté s’excluent-ils ? Dans bien des cas, il faut évidemment répondre « oui ». L’autorité a un caractère contraignant, voire coercitif. Elle se manifeste avant tout dans le pouvoir d’édicter et la capacité de faire respecter des règles. Elle a pour fonction de définir ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas faire. Elle réprime et sanctionne les contraventions à la loi. Elle se manifeste par des interdictions et des obligations auxquelles on doit, de gré ou de force, se soumettre. Elle prend des décisions et
• PENSER LA FOI •
L’AUTORITÉ QUI RÉGLEMENTE
fois comme aujourd’hui, ne diraient-ils pas : « Ce que je crois, allez le demander à la Bible » ; « Je crois ce qu’elle dit et plus ne m’enquiers » ? Par rapport au catholicisme classique, ils déplacent l’instance d’autorité ; modification considérable dont il ne faut pas minimiser la portée, car l’autorité d’un livre, ou d’un ensemble d’écrits, ne joue pas de la même manière que celle d’un chef (on le constate dans le domaine politique où l’État de droit, même si le droit a toujours quelque chose d’arbitraire, parce qu’il a recours à un texte, se distingue radicalement du caprice du souverain). Il n’en demeure pas moins que beaucoup de protestants restent fortement attachés à un principe absolu d’autorité qui appelle à une totale soumission et ne laisse pas grande place à la liberté. Aussi, ne faut-il pas s’étonner que le protestantisme libéral ait été accusé d’inconséquence et de contradiction de deux côtés à la fois. D’une part, des partisans d’une totale autonomie de la pensée lui ont reproché de ne pas être vraiment « libre », d’accorder encore trop d’autorité à la Bible et de ne pas consentir aux conséquences ultimes de la méthode de libre examen qu’il a mise en route. Il ne s’affranchirait qu’insuffisamment et que partiellement de la servilité religieuse. D’autre part, dans les milieux ecclésiastiques, on a souvent accusé les libéraux de miner sournoisement l’autorité de la Bible, fondement de la Réforme, de mettre en place une sourde indiscipline, qui ferait de la pensée humaine, et non de la Parole de Dieu, la source et la norme de la vérité. Sous des apparences religieuses, ils détruiraient l’essence de la religion, c’est-à-dire la soumission à Dieu. Bref, en essayant de ménager la chèvre et le chou, le protestantisme libéral compromettrait à la fois la liberté et l’autorité, faute d’avoir eu le courage d’opter entre ces deux réalités incompatibles.
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elle impose ses choix à ceux qui ne les approuvent pas ou qui auraient préféré d’autres solutions. Elle impose des comportements ; elle empêche de vivre comme on le désire et de faire ce que l’on veut. Elle contient, restreint, limite la liberté. À cause de cela, on la conteste parfois vivement. On sait que les anarchistes la jugent abusive par principe et souhaitent sa disparition. Toutefois, l’absence d’autorité n’assure nullement l’autonomie de la personne ni ne rend chacun maître de sa destinée. Quand aucune contrainte ne s’exerce, quand, par exemple, dans un pays l’État s’effondre, on sombre dans un chaos qui détruit tout autant l’exercice de la liberté que la plus épouvantable des tyrannies. L’excès et la carence d’autorité aboutissent à des résultats comparables. Pour prendre un exemple tout simple, le code de la route, loin d’entraver la liberté de circulation, l’assure et lui donne les moyens de se développer ; le manque de réglementation la rendrait tout autant impossible qu’une interdiction. « L’autorité, écrit Auguste Sabatier, est une fonction nécessaire […]. Les purs anarchistes sont des rêveurs inconscients. » Tillich souligne que le respect des autorités rend capable de vivre et d’agir dans l’histoire, de même que « notre soumission aux lois de la nature nous rend capables de vivre dans la nature ». Cette acceptation de l’autorité ne condamne pas à la passivité ; au contraire, elle assure l’efficacité de l’action. Dans un autre ordre d’idées, comme l’a bien montré Arnold Toynbee, quand aucune pression ne pèse sur un groupe social ou sur un individu, quand il est affranchi de toute obligation, il ne crée ni ne produit rien. Nous avons besoin de challenge, de défis à affronter et à relever pour déployer notre inventivité. Une totale liberté conduit tout autant à figer les êtres et à bloquer les situations qu’une contrainte excessive. La liberté ne s’oppose pas tant à l’autorité, dont elle a besoin en un sens et jusqu’à un certain point, qu’à son abus ou à ses débordements. Aussi, dans les démocraties, se préoccupe-t-on à juste titre de permettre aux gouvernements d’exercer leur rôle, qui est de décider, tout en leur imposant des règles. On les soumet à des principes et à des contrôles. Des textes constitutionnels indiquent selon quelles procédures doit fonctionner l’autorité politique ; des juridictions diverses veillent à ce qu’elle reste dans des cadres bien définis ; des votes et des élections permettent de reconduire ou de congédier ceux qui l’exercent. Si l’autorité
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• PENSER LA FOI •
• AUTORITÉ ET LIBERTÉ
réglemente la liberté, la liberté contrôle l’autorité. Loin de s’opposer, elles se rendent service mutuellement, chacune empêchant l’autre de dégénérer, de verser dans l’absurde ou le vide. Leur équilibre, difficile à obtenir, les rend dynamiques. On constate la même complémentarité dans le domaine religieux et intellectuel. À travers les siècles, on a fait l’éloge du bon croyant soumis aux autorités, que ce soit celle de la Bible, des conciles ou des institutions ecclésiastiques, et on a critiqué l’hérétique, le croyant indocile qui choisit, qui opte, qui demande qu’on lui explique et qu’on le convainque. Pourtant, dans bien des cas, l’hérétique a fait plus avancer la réflexion et la pratique de l’église que le conformiste, parce que ses audaces et ses contestations obligent l’autorité à des reprises, des réformes et des approfondissements. La liberté des insoumis de la doctrine a empêché la théologie de sombrer dans la sottise. Ils ont préservé le christianisme d’un conservatisme qui se satisfait de répéter et de reproduire le même. On devrait canoniser les hérétiques et les dissidents ; ils ont plus et mieux servi l’église que ceux qui ont pratiqué la parfaite soumission et l’obéissance sans murmures. À l’inverse, l’examen critique des opinions reçues, la discussion des thèses dominantes, le débat avec les autorités permettent à l’indocile d’approfondir et de préciser sa pensée et de déployer sa liberté intellectuelle. L’autorité lui fournit un ensemble de cadres et de références qui lui permettent de s’exprimer. Au début du siècle, ceux qu’on appelait des « libres-penseurs » considéraient que les croyants se soumettent, volontairement ou non, à une hétéronomie, c’est-à-dire à une loi extérieure, celle de l’église ou celle de la Bible, alors que la pensée libre juge et décide par elle-même, faisant preuve d’autonomie. Passer de la foi à la libre-pensée consistait pour eux à s’affranchir d’une domination arbitraire et pesante. S’ils ont secoué beaucoup de choses qui méritaient de l’être, n’ont-ils pas, néanmoins, négligé tout l’apport d’une tradition féconde qui aurait enrichi, en l’affinant et en l’approfondissant, leur pensée ? En liquidant toutes les autorités, n’ont-ils pas versé dans la superficialité ? L’autorité qui supprime la liberté s’appauvrit tout autant que la liberté qui ignore l’autorité. La véritable pensée et la croyance authentique ne peuvent se passer ni de l’une ni de l’autre. Leur problème consiste à arriver à bien les articuler pour qu’elles se renforcent et ne se détruisent pas mutuellement.
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L’AUTORITÉ QUI AUTORISE
Je viens de m’arrêter sur le caractère contraignant de l’autorité, en tentant de montrer qu’il faut le mettre en tension et en complémentarité avec la liberté. On oublie souvent un autre visage, une autre fonction ou un autre aspect de l’autorité qui consiste non pas à interdire et à obliger, mais à autoriser, à permettre, à offrir ou à ouvrir des possibilités. Quand les historiens citent leurs autorités, ils désignent ainsi les documents qui fondent leurs analyses, étendent leur connaissance du passé et justifient leur discours. Un professeur a un pouvoir, à vrai dire assez faible, de contrainte : il oblige à faire des devoirs, à apprendre des leçons. Ses notes et ses appréciations, en particulier quand il fait passer des examens, orientent en partie la destinée de ses élèves ou étudiants. Son autorité se situe cependant, pour l’essentiel, ailleurs que dans ce pouvoir institutionnel. Il devient une autorité par les connaissances qu’il communique et permet d’obtenir, par les pensées dans lesquelles il fait entrer, par les réflexions qu’il suggère à ses auditeurs ou lecteurs. Quand j’appelle un grand artiste, peintre ou musicien, « maître », je ne me considère pas comme un esclave ou un domestique par rapport à lui. Je veux dire que je reçois beaucoup de lui, que j’apprends, me développe et m’enrichis grâce à lui. C’est en ce sens que nous pouvons saluer comme des autorités Élisabeth Labrousse et Théodore Monod. Ils nous ont beaucoup appris et apporté ; ils nous ont incités à des actions et à des réflexions personnelles. Les saluer comme des maîtres ne veut pas dire abdiquer notre liberté, mais reconnaître ce que notre liberté leur doit. Ils l’ont aidée à se développer. Étymologiquement, le mot autorité (en latin auctoritas) dérive du verbe augere qui signifie augmenter, accroître, agrandir. L’autorité, sous ce second aspect, a pour fonction de rendre chacun auteur de sa pensée et acteur de sa vie. Elle a pour effet de faire surgir de l’inédit, de susciter des réalisations nouvelles, de nous aider ou de nous pousser à aller plus loin, et non de restreindre, de brimer ou d’empêcher. « L’autorité, déclare Tillich, signifie avant tout la capacité de mettre en route et d’accroître » et ailleurs : « L’autorité signifie un point de départ et une croissance. » Dans le même sens, Karl Jaspers écrit « auctoritas désigne la force qui sert à soutenir et à accroître ». Ces deux visages de l’autorité, celui qui interdit et celui qui auto-
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• AUTORITÉ ET LIBERTÉ
J’ai évoqué plus haut le problème de l’autorité de la Bible. Quand on en traite, on le fait trop souvent dans des catégories et avec des argumentations soit de type juridique, soit de type scientifique, soit de type historique. Elles ne conviennent pas ; il faudrait plutôt réfléchir par analogie avec l’œuvre d’art. Dans la Bible, nous avons des contes, des poèmes, des hymnes, de l’éloquence, qui ont un fonctionnement de type esthétique. Dire cela ne rabaisse pas la Bible ni ne lui attribue une valeur moindre. L’art ne relève pas du divertissement, il est essentiel. Il nous communique quelque chose que seul il peut transmettre. Il opère en nous ce que rien d’autre n’arrive à y accomplir. L’œuvre d’art exprime, suggère, fait naître, de même que la Bible
• PENSER LA FOI •
L’AUTORITÉ DE LA BIBLE
rise, sont étroitement liés et mêlés. On ne peut pas opérer une dissociation qui éliminerait l’interdiction pour ne garder que l’autorisation. Les deux aspects agissent toujours conjointement, même si dans les faits, l’un d’eux prédomine en général. Dans le cas de la vie de l’intelligence et de celle la foi, dans le domaine de la réflexion et de la spiritualité, le second l’emporte nettement. Je peux reconnaître des femmes et des hommes comme des autorités parce qu’ils m’ont aidé à grandir, appris à penser et à juger, parce qu’ils m’ont ouvert de nouveaux horizons. Ils ne m’ont pas emprisonné ou encaserné ; ils ont élargi mon espace et agrandi mes horizons. Ils m’ont aidé à avancer. Bien sûr, ils m’ont aussi barré des routes et interdit certains propos. Quand on a lu ou entendu Théodore Monod, on ne peut plus négliger, mépriser et encore moins maltraiter l’animal. Lorsqu’on a étudié et écouté Élisabeth Labrousse, on ne peut plus s’abandonner au fanatisme et à l’intolérance. Ils nous ont appris que la liberté comporte des devoirs ; elle renforce plus qu’elle n’annule certains impératifs. Toutefois, ces interdictions et ces obligations, ils ne nous les imposent pas par contrainte, mais par persuasion, en obligeant à un travail de réflexion, en conduisant à s’interroger sur soi. Leur autorité n’a pas les moyens de se faire obéir par la force et, d’ailleurs, elle ne le veut pas. Ce qui à la fois la rend vulnérable, fragile et lui donne une grande supériorité : elle s’appuie sur l’intelligence et non sur la crainte ; elle invite à une réforme intérieure et pas seulement à un changement de conduite.
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ouvre à de nouvelles possibilités d’existence. L’œuvre d’art ne décrit pas ce que nous voyons spontanément ; elle nous montre ce qui échappe habituellement à notre regard. Elle rend visible l’invisible, fait surgir dans notre existence des réalités qui, sans elle, n’existeraient pas ou ne nous atteindraient pas. Elle porte, exprime, transmet une vérité qui n’est pas froide, objective, qui ne se définit pas simplement par sa correspondance avec les faits. Elle prend, elle fait vibrer, elle dévoile, elle enrichit ; elle conduit vers de nouveaux cieux et une nouvelle terre. Contre une conception scientifique et juridique de la religion, il faut donner ou rendre à ses doctrines et à ses rites un statut esthétique. On ne doit pas réduire la Bible à un code de loi, ni à un répertoire de doctrines. Elle ne fonctionne pas à la manière d’un manuel d’histoire, de géologie ou de droit, mais plutôt à celle d’un tableau ou d’un concerto. La Bible a autorité à cause de ce qu’elle a fait et continue de faire naître, à cause de ce qu’elle apporte et met en route, parce qu’elle aide à inventer de nouvelles manières de vivre et qu’elle ouvre un vaste espace d’interprétations. Il ne s’agit, toutefois, nullement de nier que la Bible contient aussi des commandements et des interdictions qui obligent le croyant. Elle comporte une loi que la grâce n’élimine pas. Reconnaître son autorité implique et exige une obéissance. En , le Synode national de l’Église réformée de France a voté un texte qui déclare : Il faut renoncer à l’idée qu’il y aurait une seule lecture légitime, exhaustive et définitive. Cependant la créativité des lecteurs n’est pas sans bornes. Le texte ouvre un espace d’interprétations, mais il en marque les limites. Il y a des lectures aber rantes qu’un rigoureux respect des textes interdit.
Deux points sont importants dans ce texte synodal. 1. Il souligne que la Bible n’impose pas une « orthodoxie », une compréhension qui serait la seule bonne. Elle ne nous dicte pas ce que nous devons croire, penser et faire. Sinon, il faudrait parler de dictature et non d’autorité. Le fait de dicter caractérise la dictature (Voltaire se qualifiait de dictateur quand il dictait une lettre à son secrétaire), alors que l’autorité rend auteur et non copiste. La Bible appelle non pas une, mais des interprétations. Elle fonde légitimement plusieurs théologies, plusieurs christo-
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• AUTORITÉ ET LIBERTÉ
En s’inspirant d’analyses de sociologues, de psychologues et de philosophes, Tillich a distingué deux sortes d’autorité qu’il appelle la première « de principe », la seconde « de fait ». Par autorité de principe, il entend celle qui dépend d’une fonction, d’une situation, de la place qu’on occupe dans une institution. Cette autorité s’exerce par commandements et interdictions. Même si elle est utile, voire nécessaire, elle a toujours quelque chose d’injuste en ce qu’elle transforme ceux qui en dépendent en subordonnés. Elle ne les traite pas selon leur nature d’êtres conscients et responsables; elle en fait des objets.Toutefois, elle rend des services à la liberté en la canalisant, en évitant qu’elle se détruise elle-même par excès irresponsable. Si on ne peut pas éliminer cette autorité de principe, il importe de la limiter et de la contrôler étroitement pour qu’elle ne dégénère pas en totalitarisme.
• PENSER LA FOI •
LE PRINCIPE ET LE FAIT
logies, plusieurs ecclésiologies, plusieurs éthiques. Elle ne contraint pas le croyant à la passivité de celui qui reçoit et répète. Elle le conduit à inventer des paroles et des actions. Elle suscite des doctrines et des pratiques diverses, qui sans elles, sans ce qu’elle proclame, explique, raconte et enseigne, ne pourraient pas voir le jour. Elle apparaît semblable à une source qui irrigue de nombreux jardins et fait vivre quantité de plantes. Dans cette perspective, il paraît normal que des gens qui se réclament de la Bible ne disent pas et ne fassent pas la même chose, qu’ils ne la comprennent pas de la même manière, qu’ils en tirent des conséquences différentes. 2. Toutefois, la Bible n’autorise pas n’importe quoi. Elle n’ouvre pas sur une multiplicité illimitée. Il existe des discours qu’elle interdit et des actions qu’elle condamne. Elle n’impose pas une seule doctrine et une seule éthique ; elle en admet plusieurs. Par contre, elle désigne des erreurs et des fautes. Elle barre et ferme des voies. Elle disqualifie certaines conceptions de Dieu, certaines compréhensions du réel, certains comportements. Aucune position doctrinale, ecclésiale ou éthique, ne peut prétendre s’identifier avec l’enseignement et le message évangélique. Par contre, le chrétien s’efforce de rester en correspondance ou en continuité avec ce message et de continuellement se confronter avec la Bible. Et il existe des positions qui démentent et des comportements qui contredisent la foi évangélique.
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Il faut à la fois en réglementer l’usage et la démythifier (par la dérision, par exemple). L’autorité de fait désigne l’autorité réelle, celle qui tient à la valeur et au rayonnement d’une personne, et non à sa position sociale. Elle influence, suggère, ouvre des perspectives et ne commande pas. Elle fait de celui sur qui elle s’exerce non pas un objet, mais un sujet qui accueille, écoute, reçoit, reprend et réagit. Même si elle transite par des œuvres, livres, tableaux, réalisations sociales, elle implique une relation de personne à personne, d’intelligence à intelligence, de conscience à conscience. Toutefois, elle peut aussi dégénérer, devenir fascination envoûtante et se transformer en cette emprise du gourou qui détruit la liberté intérieure de ses adeptes. La véritable autorité sait affranchir d’elle-même. Elle transforme les disciples (ceux qui suivent) en apôtres (en envoyés) ; elle ne les retient pas, elle les met en route. Elle appelle chacun à passer de l’écoute silencieuse à l’échange du dialogue, de la passivité du soumis à la responsabilité de l’acteur. Loin de rendre servile, l’autorité réelle des véritables « maîtres » aide à vivre la liberté. En ce sens, accepter l’autorité signifie accueillir ce qui nous est donné et non se soumettre à ce qui nous est imposé. Le libéralisme ne se contredit nullement en admettant des autorités, en se montrant attentif à ce qu’elles disent et en leur exprimant sa reconnaissance. Au contraire, les sources (les Écritures) dont il se réclame, les personnalités auxquelles il se réfère entretiennent et augmentent sa liberté.
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L’ESSENCE DE LA FOI CHRÉTIENNE
• PENSER LA FOI •
Depuis deux siècles, de nombreux auteurs, surtout des Allemands, ont tenté de définir l’essence du christianisme, ainsi, Hegel et Feuerbach, du côté des philosophes, Schleiermacher, Harnack et plus récemment Ebeling du côté des théologiens, pour n’en citer que quelques-uns. Depuis vingt siècles, le christianisme a pris toutes sortes de formes. Il a changé, s’est modifié. Des gens très différents s’en sont réclamés et s’y rattachent. Qu’est-ce qui autorise à ranger dans la même catégorie Thomas d’Aquin, Torquemada, Servet, le curé d’Ars, Pie XII, Schweitzer et Martin Luther King ? Qu’est-ce qui permet de qualifier d’église aussi bien la communauté de Jérusalem dont parle le livre des Actes des Apôtres qu’une paroisse réformée de la région parisienne ou d’un village de la brousse africaine ? Être chrétien signifie-t-il la même chose au I er, au XIII e, au XVI e, au XIXe siècle et aujourd’hui ? Question difficile on s’en doute, peut-être insoluble. En , un article magistral du théologien libéral Ernst Troeltsch montre que toute tentative pour définir l’essence du christianisme ne peut aboutir qu’à un résultat aléatoire, défectueux, provisoire et subjectif. En effet, d’une part, la chrétienté évolue, change, s’enrichit ou s’appauvrit ; ce ne sera qu’à la fin des temps qu’on pourra peut-être dégager ce qui lui donne permanence et continuité. D’autre part, nous nous situons à un moment précis de l’histoire et toutes nos définitions dépendent du point de vue qui est le nôtre. Celui qui se trouve ailleurs ou qui vit à une autre époque a forcément une vision différente de l’évangile et de ce qui en constitue l’essence. Nous n’échappons pas à la relativité, même quand nous tentons de cerner la foi chrétienne et l’absolu religieux.
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LE PROTESTANTISME LIBÉRAL
La question se pose presque dans les mêmes termes pour le protestantisme libéral. Peut-on le définir et dégager ce qu’ont en commun ceux qui revendiquent ou à qui on attribue cette étiquette ? Nous sommes plusieurs à l’avoir entrepris. Nous avons tous conscience du caractère subjectif, partiel et insatisfaisant de nos essais. Nous ne nous reconnaissons que rarement dans les propos qu’on tient sur nous et dans les attitudes qu’on nous prête. Chacun propose des définitions, trace des frontières et elles ne coïncident jamais. À la différence d’autres courants du christianisme, nous ne pouvons pas répondre aux interrogations sur notre identité en énumérant les doctrines qui nous caractérisent et que chacun de nous devrait accepter, puisque le libéralisme entend affirmer le droit de chacun à être ce qu’il est, sans lui imposer de normes ni lui demander de souscrire à une liste de croyances ou à une déclaration de principes. Comme l’écrivait Calvin, ce jour-là bien inspiré (il ne l’a pas toujours été), n’introduisons pas « cette tyrannie dans l’Église que soit tenu pour hérétique quiconque n’aurait pas répété les formules établies par un autre ». Il ne doit pas y avoir de conformisme ou de conformité libéraux. Quand des amis ou des sympathisants de notre mouvement me disent « nous ne savons pas très bien si nous sommes libéraux, ni ce qu’est le libéralisme », dans la ligne de ce qu’écrit Troeltsch sur l’essence du christianisme, j’ai envie de leur répondre : « Il n’existe nulle part d’essence toute faite. Il appartient à chacun de nous, pour sa part, de contribuer à définir ce qu’est le christianisme et ce qu’est le libéralisme. Auguste Sabatier, Charles Wagner,Wilfred Monod, Albert Schweitzer, Georges Marchal et d’autres nous ont fourni des matériaux précieux. La génération libérale à laquelle j’appartiens a apporté sa contribution. C’est maintenant à votre tour de prendre la parole, de proposer des pistes, de faire avancer la réflexion, non pas en répétant les anciens ou les aînés mais en innovant. Il vous appartient d’inventer votre version du libéralisme et du christianisme. » DES QUESTIONS, PAS DES RÉPONSES
À la question de l’essence du christianisme, Paul Tillich a apporté une réponse que j’aime bien. Être chrétien, dit-il, ne consiste pas à accepter des doctrines, si estimables soient-elles (elles ne le
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• PENSER LA FOI •
• L’ESSENCE DU LIBÉRALISME
sont pas toutes), ni à observer des pratiques pieuses (prières, cultes, sacrements), ni à appartenir à une église (il existe des chrétiens hors de toute communauté croyante). Ce n’est même pas croire tout ce que raconte le Nouveau Testament (il comporte bien des pages contestables), mais c’est ressentir que ce dont parle le Nouveau Testament a une importance décisive dans et pour sa vie. On est chrétien quand on cherche dans l’évangile une impulsion qui oriente son existence et une parole qui lui donne sens, même si on se pose des problèmes, si on éprouve des doutes et si on ressent des difficultés. De même, le libéralisme me semble se définir par des interrogations et des orientations plus que par des réponses ou des positions. Quand on s’arrête de chercher parce qu’on croit avoir trouvé, quand les réponses font disparaître la question, quand la certitude étouffe inquiétudes et insatisfactions, quand on est tellement sûr d’avoir raison qu’on n’écoute plus les autres, alors on cesse d’être libéral, même si nos convictions sont classées « libérales » dans l’éventail ecclésiastique. On devient, ce qui nous menace tous, des orthodoxes et des sectaires du libéralisme. Le libéralisme ne peut pas se constituer en « parti », en coterie ou en clan sans se renier. Il est une démarche, un mouvement et un réseau (encore faut-il faire vivre le réseau, ce à quoi s’efforcent Évangile et Liberté en France et Le Protestant en Suisse). Alors, plutôt que de nous demander de définir, à partir du passé et du présent, l’essence du libéralisme, comme si nous étions des oracles, aidez-nous à bouger, à avancer, à réfléchir, et avec nous esquissez le visage ou quelques traits de la figure du libéralisme d’aujourd’hui et de demain.
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Quand on s’interroge sur la pertinence du protestantisme libéral face aux problèmes et aux défis de notre temps et lorsqu’on se demande quel avenir il peut raisonnablement espérer, on s’aperçoit que les opinions sur ces points sont très partagées. On donne à ces questions deux réponses très différentes, voire opposées.
• PENSER LA FOI •
Pour les uns, le protestantisme libéral, s’il a mené naguère des combats nécessaires, n’a plus aujourd’hui grand intérêt, parce qu’il enfonce des portes largement ouvertes. La grande majorité des chrétiens ne partagent-ils pas les préoccupations et les orientations qui le caractérisent ? Cette première réponse ne manque pas de justesse. Beaucoup d’idées libérales ont fait leur chemin et ne sont plus guère contestées. Aucune Faculté de Théologie, par exemple, ne nie actuellement la nécessité d’une critique historique de la Bible. Toutes les grandes églises s’interrogent sur les possibles révisions de leurs doctrines et s’intéressent au dialogue entre les religions. Un orthodoxe du XIX e siècle qui reviendrait parmi nous estimerait que le libéralisme a triomphé dans le protestantisme et s’est largement répandu dans le catholicisme. Toutefois, deux remarques viennent nuancer ce constat et conduisent à affirmer que le combat du libéralisme n’est pas gagné. D’abord, le libéralisme a pour objectif de diffuser des idées, d’entretenir des débats, de maintenir une attitude d’ouverture. Cette tâche-là n’est jamais achevée ; chaque époque doit la reprendre. Si certaines des idées du protestantisme libéral se sont répandues, au point qu’on considère qu’elles ne lui appartiennent plus, tant mieux. Il n’en demeure pas moins qu’il faut travailler à les maintenir et à les développer. J’ajoute qu’au-delà des idées, les attitudes libérales, pourtant plus importantes, restent peu fréquentes. Ensuite, dans le monde chrétien officiel, celui des appareils ecclésiastiques et des conférences œcuméniques, les positions libérales
LE LIBÉRALISME TRIOMPHANT ?
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demeurent minoritaires. On les passe sous silence, on ne les laisse pas s’exprimer ; quand on les mentionne, c’est pour les condamner. Ainsi à la conférence des Églises d’Europe et au Conseil Œcuménique des Églises, on ne cesse de se référer à la trinité sans jamais faire la moindre allusion aux critiques que soulève ce dogme et aux réticences qu’il suscite. LE LIBÉRALISME PÉRIMÉ ?
La seconde réponse se situe à l’opposé de la première. Elle estime que le libéralisme n’a pas gagné mais perdu la partie. En effet aujourd’hui prolifèrent des communautés à tendance fondamentaliste ; des sectes qui ont du succès. Elles attirent des gens, alors que les grandes églises semblent plutôt perdre du terrain et décliner. Ne faut-il pas attribuer ce recul aux idées et aux attitudes libérales qui les imprègnent ? De même, dans l’ensemble du monde religieux, on assiste à un développement des intégrismes. Je crois que la dureté et l’insécurité du monde moderne expliquent ces phénomènes. Nos contemporains sont déconcertés et désorientés par des évolutions trop rapides, celles des mœurs (concernant la conjugalité et la sexualité, par exemple), celle des biotechniques qui manipulent l’être humain, celles des modes de vie et de travail (ainsi la révolution informatique). Ils se sentent menacés par le chômage, par des maladies inquiétantes comme le sida ou celles dues à un développement technique excessif (pensons aux peurs provoquées par les OGM ou par les installations que nécessitent les téléphones portables), par la violence dans nos sociétés, par des conflits militaires, par la possible destruction écologique de notre planète. Les médias nous donnent une conscience aiguë de ces changements et de ces dangers. Beaucoup éprouvent le besoin d’une religion qui rassure, tranquillise, donne des certitudes fortes. Ce que font les mouvements intégristes et les sectes. Par leurs slogans et leurs rites, par les communautés solidement structurées qu’ils forment, ils soulagent l’angoisse sourde qui habite nos contemporains. Il faut bien reconnaître que le libéralisme l’avive, en tout cas dans un premier temps, en demandant aux gens de réfléchir, de choisir, de s’engager individuellement, de prendre leurs responsabilités sans s’en décharger sur le groupe. Sous cet angle-là, le libéralisme se situe effectivement à contre-courant. Mais ne pas être à
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la mode, ne pas aller dans le sens de la pente lui donne de la pertinence. On a trop vu dans le libéralisme une adaptation du christianisme au monde contemporain, en oubliant que certes il prête attention aux tendances de notre temps et s’ouvre à elles, mais qu’également il les critique. Précisément, à cause de cela, il peut agir comme un contrepoison, en empêchant de céder trop vite à des facilités, à des paresses, à des tentations qui ne sont pas dépourvues de danger.
• PENSER LA FOI •
• L’AVENIR DU LIBÉRALISME
Le combat libéral me semble donc ne rien avoir perdu de sa nécessité et de son actualité. Il ne me paraît pas plus difficile qu’autrefois et naguère. Il s’agit de lutter contre soi-même, contre ses propres tendances autoritaires, de se battre pour maintenir l’ouverture et la recherche en dépit du confort des idées toutes faites, de défendre la liberté et la responsabilité de chacun dans un monde en mutation. Je parle de combat. Il faut préciser que le protestantisme libéral ne cherche nullement à susciter des luttes et à entretenir des polémiques. Il veut maintenir une réflexion, participer à des débats qu’il souhaite fraternels avec des adversaires dont il peut comprendre les craintes et écouter les critiques. Il entend partager avec tous des compétences, des recherches, des questionnements. Il ne se considère pas comme un but mais comme un moyen, un instrument au service des hommes de bonne volonté, libres-penseurs ou libres-croyants. Il ne prétend pas les enrégimenter sous sa bannière, mais dialoguer avec eux, les aider dans la mesure de ses possibilités, et aussi recevoir et apprendre d’eux.
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Dieu familier ou étranger, semblable ou tout autre ? Dans le christianisme, comme probablement dans d’autres religions, on peut discerner deux tendances qui insistent l’une sur la solidarité et la proximité de Dieu avec les êtres humains, l’autre sur son éloignement et son altérité.
• PENSER LA FOI •
La première tendance perçoit et souligne dans la Bible l’affirmation d’un très fort compagnonnage, presque d’une camaraderie entre Dieu et les êtres humains. Sans ignorer ou nier qu’on trouve ailleurs des parallèles, on y a vu parfois une caractéristique du message biblique. De nombreuses mythologies, en effet, parlent de divinités qui habitent un quelconque Olympe ou un ciel transcendant, d’où elles considèrent avec condescendance et détachement les humains, même s’il leur arrive d’intervenir dans leurs combats ou d’interférer dans leurs jeux. Les philosophes présentent souvent un Dieu métaphysique et transcendant, au-dessus et en dehors des préoccupations et des intérêts qui agitent les humains. Ce Dieu absolu et parfait se suffit à lui-même ; les réalités, les êtres et les événements du monde ne l’affectent ni en bien ni en mal. Au contraire, la Bible témoigne d’un Dieu étroitement lié aux humains. Il se soucie d’eux, les accompagne et les aide. Il leur donne des directives et des conseils. Il les félicite ou il les blâme. Il les réconforte et les soutient, ou les met en garde et les interpelle. Il se réjouit ou s’attriste de ce qui leur arrive, exactement comme le font ceux que des solidarités profondes lient entre eux. Cette proximité de Dieu se manifeste dans le nom même qu’à plusieurs reprises lui donne le prophète Ésaïe : « Emmanuel », qui veut dire Dieu-avec-nous, et non pas Dieu séparé, lointain et indifférent. Le thème de l’alliance joue un rôle considérable aussi bien dans l’Ancien ou premier Testament que dans le Nouveau. Testament est d’ailleurs une traduction malheureuse, car elle prête à confusion, du grec diathéké, mot qui veut
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dire, au sens propre, « alliance ». Dieu s’allie avec Abraham et sa descendance, avec Moïse et ceux qui l’ont suivi dans le désert, avec David et ses sujets, et avec le peuple d’Israël, le peuple qu’il a choisi, son peuple. Pour la théologie chrétienne – en tout cas dans ses courants dominants, ceux qui s’expriment dans les grands conciles des IV e et V e siècles – la solidarité qui se noue dans l’alliance culmine avec l’incarnation : en Jésus, a-t-elle dit, Dieu se fait homme, il s’unit avec nous, devient pleinement solidaire (rappelons qu’étymologiquement être solidaire signifie faire un seul bloc). Dans cette identification avec l’humanité, il va jusqu’au bout puisque, selon la doctrine de l’expiation substitutive qui prend sa forme définitive au XI e siècle avec Anselme de Cantorbéry, Jésus assume les péchés humains, il les prend sur lui, il en subit les conséquences, il en paie la dette et, en retour, nous bénéficions de sa sainteté qui nous sauve (Luther parle à ce propos d’un « joyeux échange »). On a souvent et justement souligné les défauts et les insuffisances des doctrines que je viens de mentionner, celles de l’incarnation et de l’expiation substitutive. Elles n’ont jamais fait l’unanimité parmi les chrétiens. Les objections et les réticences qu’elles soulèvent n’ont cessé d’augmenter depuis deux siècles. Elles demeurent cependant majoritaires en tout cas dans l’enseignement officiel des églises. Ceux qui ont essayé de les défendre et de les maintenir ou qui ont voulu les repenser, les reformuler, les rajeunir et les adapter à notre mentalité, l’ont fait précisément en ayant recours à la notion de solidarité ; ainsi, au début du XX e siècle en protestantisme, le Genevois Gaston Frommel et, plus récemment en catholicisme, Bernard Sesboué. Pour ces théologiens, les doctrines traditionnelles ou classiques, même si leur expression nous semble parfois maladroite et nous choque, n’entendent affirmer rien d’autre que la pleine solidarité de Dieu avec l’humanité. C’est ce que nous devons en recevoir et en retenir. Frommel, dans un cours publié en , déclare que la solidarité est « la grande doctrine du christianisme, la doctrine de toutes les doctrines de l’évangile ». Elle résume les autres et en dit le sens. Dans les années , les théologiens sud-américains de la libération insistent, à leur tour, sur la solidarité de Dieu avec tous les hommes certes mais, principalement, de manière privilégiée ou
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préférentielle, avec les pauvres, les démunis, les exploités. Ils transposent dans le monde contemporain une vieille sentence du Talmud : « Dieu est toujours du côté du persécuté ; il est avec le juste persécuté par le méchant, avec le méchant persécuté par le méchant. Et si un méchant est persécuté par un juste, Dieu est au côté du méchant persécuté contre le juste persécuteur. » Ici la solidarité de Dieu se fait sélective ; elle l’amène à choisir un camp, à opter pour le plus défavorisé, à prendre le parti de celui qui est dans une situation difficile et qui souffre, même s’il a tort. On ne pourra parler de solidarité universelle que lorsqu’il n’y aura plus de persécuteurs et de persécutés, d’exploiteurs et d’exploités. En attendant, la solidarité se doit d’être résolument partisane.
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• DIEU SOLIDAIRE OU SOUVERAIN
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À côté de cette forte insistance sur la solidarité divine, il existe dans la Bible et dans le christianisme une autre tendance qui, au contraire, met l’accent sur la majesté et la souveraineté de Dieu. Elle souligne tout ce qui sépare et distingue le Créateur de ses créatures, y compris humaines. Dieu, fait-elle valoir, ne se trouve pas à nos côtés ni ne nous accompagne de la même manière qu’un ami, qu’un collègue ou qu’un conjoint. Il nous dépasse, nous domine, se situe au-dessus de nous, en face de nous, ce que la Bible indique en le nommant « Seigneur » et en le qualifiant de « roi » ou de « juge ». En le proclamant solidaire, on le ramène trop à notre niveau. On le considère comme « un copain cosmique », pour reprendre l’expression (citée par G.Vahanian) d’un évangéliste américain, dont on sent bien ce qu’elle a d’irrespectueux et de blasphématoire. Nous sommes appelés non pas à une relation d’égalité et de réciprocité avec Dieu comme entre des camarades ou entre des pairs, mais à l’obéissance et à la soumission. Une familiarité excessive fait oublier la révérence et l’adoration qu’on lui doit. La Bible parle souvent de la crainte qu’inspire Dieu. S’il donne, exauce et bénit, il fait aussi trembler. On l’aime et on le redoute. Celui qui le rencontre et le voit face à face a peur d’en mourir. Il s’agit d’une expérience ou d’une aventure éprouvante. Rudolf Otto dans un ouvrage devenu classique, Le sacré, a mis en évidence que le sacré ou le divin à la fois fascine et terrifie. S’il n’effraie plus, la religion cesse d’être une foi vivante, exigeante,
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mobilisatrice ; elle se dégrade en culture complaisante d’une spiritualité sentimentale qui a perdu l’essentiel, à savoir la conscience ou le sens de la divinité de Dieu. Certes, Dieu fait alliance avec Israël ; les récits bibliques montrent que, néanmoins, il ne s’identifie jamais complètement avec son peuple. Il ne le soutient ni ne lui donne raison en toute occasion. La justice passe avant l’alliance. Quand son peuple commet des injustices, se montre cruel et devient oppresseur, lorsqu’il ne respecte pas la loi qu’il lui a donnée, Dieu le désavoue et le châtie. Dieu ne se laisse pas aller à la connivence et à l’indulgence qui s’établissent souvent entre ceux qui vivent une forte solidarité. Rien n’atténue ses exigences ni n’adoucit sa rigueur. Certes, Dieu se soucie et s’occupe des humains ; il ne s’en désintéresse pas ni ne les considère avec indifférence. Le Nouveau Testament proclame son amour pour ses créatures, un amour qui ne connaît pas de limites, que rien ne rebute et qui va jusqu’au bout.Toutefois, cet amour relève plus de la bienveillance et de la condescendance que du partage ou de l’échange. Dieu a pitié, il vient au secours, il donne et ne reçoit pas ; tout vient de lui, le rôle de la « grâce » dans le Nouveau Testament, souligné voire accentué par la Réforme, l’indique bien. Entre et , le saint-simonien puis socialiste Pierre Leroux, inaugurant un thème souvent repris par la suite, a opposé charité et solidarité : la charité est le don qu’un supérieur accorde à un inférieur, affirmant et manifestant ainsi la suprématie de l’un et l’humilité de l’autre, alors que la solidarité implique réciprocité et égalité. La grâce s’inscrit dans le cadre de la charité ainsi comprise. Elle n’atténue pas, elle souligne la souveraineté du Créateur qui domine de toute sa gloire, sa majesté et sa miséricorde ses pauvres créatures. Jute avant de mourir, Luther aurait dit que nous sommes toujours devant Dieu comme des mendiants. Le mendiant n’est pas solidaire, il bénéficie d’une générosité dont il dépend, sans rien avoir à apporter en retour. Même la communion qui s’établit entre Dieu et le croyant n’abolit pas la distance ni n’anéantit la différence qui les séparent. Les réformés se sont méfiés de la mystique quand elle tend vers une fusion ou une assimilation avec Dieu. Ils ont toujours rejeté l’idée, développée par les chrétiens d’Orient, d’une sorte de divinisation de l’homme. Nous sommes et serons toujours, affirment-ils, des créatures devant leur Créateur ; si Dieu s’est fait
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homme ou est venu à nous en un homme, ce n’est pas, contrairement à ce qu’affirme une formule célèbre, pour que les hommes deviennent Dieu, mais pour qu’ils parviennent enfin à être vraiment humains. Dans les années , en Europe et tout particulièrement en Allemagne, la théologie protestante a fortement mis l’accent sur la souveraineté et l’altérité de Dieu. Il est le « tout autre », at-elle affirmé contre ceux qui rapprochaient et assimilaient trop le divin et l’humain. Elle entendait combattre ainsi l’idéologie nationaliste, et plus précisément un christianisme influencé par le nazisme qui voulait rendre le Dieu biblique solidaire du sang, de la race et du sol. Certains, à d’autres moments et dans d’autres pays, ont voulu identifier l’évangile soit avec le maintien des structures sociales existantes et la défense des valeurs traditionnelles, soit au contraire avec la lutte révolutionnaire des défavorisés, du prolétariat, ou du tiers-monde pour le renversement du système politique et économique en place. La boucle des ceinturons des armées hitlériennes proclamait, « Dieu avec nous » ; ailleurs on imprime sur des billets de banques « Nous avons confiance en Dieu », rendant ainsi Dieu solidaire du dollar. Ces exemples montrent les dérives qui menacent et qu’a entraînées l’affirmation de la solidarité divine. Elle pousse à mettre Dieu au service d’une cause parfois indigne, parfois respectable, et à faire de nos combats, justes ou injustes, des croisades, autrement dit, à les absolutiser ou à les sacraliser. L’idolâtrie, que la Bible a en horreur et que la Réforme n’a cessé de dénoncer, consiste précisément à solidariser Dieu avec une réalité humaine à tel point qu’on ne puisse plus les distinguer. Il y a collusion entre le sacré et le profane, confusion entre le divin et l’humain. On se sert de l’évangile pour justifier ses engagements et légitimer ses prises de positions. Trop insister sur la solidarité de Dieu a des conséquences néfastes et conduit à masquer que Dieu, même dans son amour le plus intense, le plus profond, le plus radical, reste toujours ce souverain qui est au-dessus de nous et nous juge. Sa proximité ne l’empêche pas d’être toujours autre et surprenant. Sa parole console, conforte et guide ; pourtant, loin de nous renforcer dans notre bonne conscience, elle nous interpelle, elle nous interroge, nous ébranle et nous transforme.
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L’AUTRE ET L’INTIME
Cette opposition entre solidarité et souveraineté prend bien d’autres formes. Ainsi, dans le domaine de la spiritualité, d’un côté, on insiste sur l’amitié de Dieu, allant parfois jusqu’à le traiter en complice ou en compère ; de l’autre, une piété approche Dieu avec « crainte et tremblement », voire avec épouvante, et s’en forge une image presque féroce. De même, quand il s’agit de le décrire et de le caractériser, une conception anthropomorphique de Dieu qui lui attribue une personnalité et une existence proches de celles de l’homme fait contraste avec une conception métaphysique, pour qui sa nature et son mode d’être en diffèrent totalement. À mon sens, on s’égarerait si on essayait de clore ce débat en cherchant à déterminer qui a raison et qui a tort. En effet, chacune de ces deux thèses a une part de vérité et met en lumière un des aspects du message biblique. Dieu est en même temps proche et lointain. Autrefois, dans un langage philosophique, on disait qu’il est à la fois immanent et transcendant. En reprenant un vers de Rilke, le théologien Rudolf Bultmann a écrit qu’il est « le visiteur qui sans cesse va son chemin ». « Le visiteur » : il entre dans nos vies et dans notre monde, il habite nos existences et nos maisons et se solidarise avec nous. « Il va sans cesse son chemin » : constamment il nous échappe, nous ne pouvons pas l’enfermer dans nos demeures, l’enrôler dans notre camp, il reste libre et insaisissable, alors même qu’il se lie à nous. Ce double aspect caractérise également Jésus. Il conjugue familiarité et étrangeté. Il vit avec ses disciples, entouré de ceux qui le suivent ; pourtant, à certains moments, il se dérobe et s’isole. Il mène une vie ordinaire, presque banale ; toutefois, les récits de baptême et de transfiguration montrent qu’il y a dans sa vie autre chose. Il se déclare présent avec les siens jusqu’à la fin des temps ; néanmoins il les quitte à l’ascension. Dans la prédication et le sacrement, il se rend présent tout en restant absent. LA BIPOLARITÉ DE DIEU
Cette dualité, ou plus exactement cette bipolarité de Dieu, me suggère deux remarques conclusives. 1. La réalité ou la vérité de Dieu ne se confond pas avec les mots que nous employons pour le désigner ou avec le discours qui parle de lui. Ces mots et ce discours ne sont pas entièrement
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faux ni mensongers. Ils ont de la vérité ; ils ne sont pas, toutefois, la vérité. Dieu se dit bien dans notre langage (y compris dans nos inévitables anthropomorphismes), mais ce langage reste toujours imparfait et insuffisant. Chaque fois que nous énonçons quelque chose de Dieu, ce que nous en disons appelle un correctif ou un rectificatif, parce que nos paroles ne sont jamais totalement exactes. Quand nous proclamons qu’il s’est voulu et rendu solidaire, nous avons raison. Pourtant, cette vérité risque de devenir folle ou absurde si on n’ajoute pas immédiatement qu’il ne s’identifie jamais totalement avec nos réalités et nos causes humaines. À l’inverse, si on proclame qu’il est le Seigneur, celui qui domine le monde et gouverne nos existences, on se trompe et on s’égare si on ne mentionne pas tout de suite sa solidarité avec ses créatures. Parler de Dieu se fait toujours dans une tension entre des affirmations qui s’opposent ; pourtant, chacune a besoin de son opposé pour maintenir sa justesse et ne pas dégénérer en erreur. C’est ce qu’on appelle la bipolarité : chaque pôle combat l’autre et y renvoie ; la vérité ne réside pas dans l’un ou dans l’autre, elle surgit de leur affrontement. 2. Si entre « solidarité » et « souveraineté », il fallait marquer une préférence, la mienne irait à « solidarité ». Cette notion me paraît pertinente pour parler de la relation que Dieu entretient avec nous parce qu’elle implique elle-même une tension ou une dualité. Elle désigne, en effet, le lien entre deux ou plusieurs personnes qui ne veulent ni vivre isolément ni se fondre en une seule et unique personnalité collective. La solidarité respecte l’individualité de chacun sans le couper des autres. Dieu reste Dieu, même quand il s’incarne (à supposer que ce mot convienne bien pour décrire la personnalité de Jésus) et le croyant demeure humain, même quand, par le salut et l’action de Dieu en lui, il devient une nouvelle créature. Néanmoins, il existe entre Dieu et les hommes un lien fort et profond qui les associe et interdit de les concevoir séparément. À cet égard, et sous cet angle, le terme de « solidarité » convient mieux que celui de souveraineté qui ne comporte pas la même dualité. Il n’en demeure pas moins qu’à la question « Dieu est-il solidaire ? », il faut répondre en même temps oui et non ; on ne doit pas choisir entre les deux thèses que j’ai exposées, mais les maintenir en tension. Oui, Dieu est solidaire, et il a manifesté cette
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solidarité en se présentant à nous à travers le visage fraternel de Jésus. Non, il n’est pas solidaire, en ce sens qu’au moment même où il se fait le plus fraternel il reste notre Père, celui qui a autorité sur nous. La foi implique aussi bien la confiance et la collaboration que la révérence et l’obéissance. Elle vit en même temps la totale solidarité et l’irréductible indépendance de Dieu.
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LE CHRIST
• PENSER LA FOI •
Christ n’est pas un nom propre (comme Pierre, André, Jacques ou Jean), mais un titre (comme roi, berger, prophète ou professeur). Pour le mettre en évidence, dans plusieurs de mes livres j’ai écrit christ avec une minuscule et un article, au grand étonnement de quelques-uns. Christ est la transcription grecque de l’hébreu « messie ». Ce mot signifie originellement celui qui a reçu l’onction et qui donc est consacré. Plus largement, il désigne quelqu’un qui est un théophore (un mot forgé semble-t-il, par Eschyle), c’est-à-dire un agent de Dieu dans le monde, un porteur de sa présence et de son action parmi les humains. Selon les Évangiles, le titre de christ a été attribué à Jésus pour la première fois par Pierre dans la région de Césarée de Philippe (une bourgade au nord de la Galilée). Matthieu (, -), Marc (, -) et Luc (, -) racontent cet épisode chacun à sa manière. Leurs récits présentent des différences qui ont un grand intérêt. Elles ne relèvent probablement pas d’un simple hasard. Il y a de fortes chances pour qu’elles soient délibérées et intentionnelles. Elles signalent vraisemblablement des divergences d’opinion ou d’optique entre les évangélistes. Ils n’ont pas les mêmes orientations théologiques ni les mêmes tendances ecclésiastiques. Dans l’église primitive, la foi commune en Jésus n’a pas empêché, semble-t-il, l’existence de plusieurs courants qui se distinguaient plus ou moins nettement les uns des autres. Cette diversité se reflète dans le Nouveau Testament. D’où l’intérêt de faire des comparaisons. Les contrastes entre des textes parallèles permettent de mieux comprendre le sens de chacun d’eux et de mieux saisir le message qu’ils veulent nous faire entendre. Bien entendu, l’analyse que je présente ici appartient au domaine de l’hypothèse ; je la crois défendable et probable, je ne la prétends pas démontrée et certaine.
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L’APÔTRE PIERRE
Une première différence concerne Pierre. L’Évangile de Matthieu rapporte que Jésus adresse de vives félicitations à l’apôtre pour sa confession de foi et lui donne une place prépondérante parmi les chrétiens. C’est la célèbre parole : « Tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon église ». Après ce grand éloge et cette marque d’une confiance exceptionnelle, un peu plus tard viendra une réprimande sévère, certes, mais que relativise et adoucit ce qui précède. Elle ne diminue nullement l’importance de Pierre. Le récit de Luc est très sobre ; on n’y trouve ni compliment ni reproche. Jésus n’y fait aucun commentaire sur Pierre et sur sa confession de foi. Il se contente de recommander aux disciples la discrétion et le silence. Dans l’Évangile de Marc, à aucun moment Jésus n’approuve si peu que ce soit Pierre. L’apôtre ne reçoit pas le moindre compliment, la plus petite louange, mais seulement un blâme dont rien n’atténue la dureté. Pierre n’est pas un inspiré, il n’est pas non plus l’interprète ou le porte-parole autorisé de Jésus. Ses pensées sont humaines, voire démoniaques. Dans le texte de Marc, se manifeste en filigrane, sinon une hostilité du moins une prise de distance à l’égard de Pierre. Ce n’est sans doute pas la personne de l’apôtre qui est en cause, mais la fonction d’autorité et de direction qu’on commence à lui attribuer. Le groupe des douze, dont Pierre est le leader, jouit d’un grand prestige dans les premiers groupes chrétiens. Il tend à y exercer un véritable magistère. Marc s’en inquiète ; il trouve qu’on exagère. Il a peur que les serviteurs ne prennent la place qui revient au maître et il craint qu’on s’éloigne de l’authentique enseignement de Jésus. C’est pourquoi, le premier, il prend la plume pour écrire un Évangile. Face à la tradition qui naît et aux habitudes qui se forment, il lui paraît nécessaire de rappeler ce que Jésus a fait et a dit. Comme le feront des siècles plus tard les Réfor mateurs, il oppose à l’enseignement ecclésiastique le livre où sont consignés les actes et les paroles de Jésus. Il y note soigneusement les défaillances, les désobéissances, les incompréhensions de Pierre et des apôtres. Quels que soient leurs mérites, il ne faut pas les placer sur un piédestal et les considérer comme infaillibles. Ce ne sont pas eux qui ont autorité, c’est Jésus. Matthieu procède tout autrement. Homme d’église, il souligne
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tout ce qui peut mettre en valeur Pierre et les douze. Il se soucie de fonder et de justifier leur prestige. Son attitude annonce et prépare le catholicisme. Il s’engage sur le chemin qui aboutira à l’invention de la papauté (un aboutissement qu’il n’a évidemment pas prévu et qu’il n’aurait sans doute pas approuvé). Marc est l’homme de la parole et il préfigure le protestantisme. La prédication et la personne de Jésus définissent le christianisme, tandis que l’église a une fonction subalterne, ou subordonnée, dont elle ne doit pas sortir. Ce débat semble étranger à Luc. Il écrit pour des chrétiens qui vivent loin de Jérusalem et des premiers groupes de disciples. Le problème du leadership et de l’autorité ecclésiale ne les touche guère.
• PENSER LA FOI •
• TU ES LE CHRIST
Un deuxième aspect différencie Marc des autres évangélistes. Il exprime, toujours à demi-mot, de la réserve, voire de la méfiance à l’égard des formules doctrinales qu’on applique à Jésus. S’il ne les juge pas forcément fausses, il les estime dangereuses. Elles risquent d’être mal comprises et de détourner de l’essentiel. Marc redoute, semble-t-il, que les discours sur Jésus, même justes et pertinents, fassent oublier l’amour et l’obéissance qu’on lui doit. Il craint qu’on se préoccupe plus du dogme que de la vie. Dans l’Évangile de Marc, ce sont toujours soit des maladroits, soit des adversaires, soit des esprits impurs ou des démons qui essaient de caractériser Jésus, de dire qui il est, de lui décerner des titres et des qualificatifs. Chaque fois, Jésus les blâme et leur impose silence. On relève une seule exception : le centurion qui, au pied de la croix, déclare que Jésus est le fils de Dieu. Cette réserve se devine dans ce récit. Jésus n’approuve pas la confession de Pierre. Il recommande à ses disciples le silence : qu’ils ne disent rien de ce qui le concerne (quelle étonnante consigne donnée aux apôtres !). Il ne veut pas qu’on spécule sur lui et qu’on dogmatise à son sujet. Il ne refuse pas le titre de christ ; il ordonne de ne pas le rendre public. De plus, immédiatement, au grand scandale de Pierre, il annonce ses souffrances et sa mort. Or, pour les juifs de son époque, le christ devait s‘imposer irrésistiblement à Israël et également aux « nations ». Jésus récuse la manière dont ses contemporains se représentaient le christ. Il ne peut accepter ce titre qu’à condition de le comprendre tout autrement qu’eux.
LE DOGMATISME NAISSANT
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À mon sens, Marc nous invite à nous méfier des images et des idées qu’on peut avoir de Jésus. Même quand elles sont belles et profondes, elles risquent de cacher sa vérité et de masquer ce qu’il est réellement. Le christ n’est pas une figure céleste, un être surnaturel, ou la personnification d’un idéal. Il est cet homme de Nazareth, qui vécut au I er siècle de notre ère en Palestine. Contre l’orthodoxie naissante, Marc s’oppose à une métaphysique chrétienne qui oublierait l’histoire et qui, en mettant en avant des principes abstraits, laisserait de côté la réalité concrète de Jésus. La foi ne consiste pas à adhérer à une doctrine, mais à avoir un lien personnel et vivant avec Jésus le christ. Marc me semble ici annoncer l’attitude libérale de critique du dogme. AGIR POUR LES AUTRES
Un troisième aspect distinctif du message de Marc n’apparaît pas tellement dans le récit. On le discerne plutôt dans son contexte. Les chapitres et de l’Évangile de Marc contiennent plusieurs récits de miracles, à propos desquels on peut faire deux observations. D’abord, à l’exception peut-être de la multiplication des pains, ces miracles n’ont pas de valeur symbolique. Je veux dire par là qu’ils n’ont pas, comme souvent dans les autres Évangiles, pour fonction d’illustrer un enseignement de Jésus ou de manifester sa gloire. Ce sont des actes médicaux, de simples guérisons et rien de plus, mais rien de moins. Ils ont pour seul but de soulager des gens, un but qui n’a rien de secondaire comme pourraient le faire penser les spiritualisations qu’opèrent volontiers les autres évangélistes. Ensuite, Jésus semble avoir de la peine à opérer certains de ces miracles. Il fait des manipulations avec de la salive. Il s’y prend à plusieurs fois. Il n’agit pas avec cette puissance irrésistible qui dans d’autres récits lui permet d’opérer par sa seule parole et d’agir sans effort apparent. Ici, il emploie des moyens analogues à ceux des guérisseurs de son temps et il rencontre des difficultés semblables aux leurs. Dans ces pages, Marc souligne que Jésus s’occupe de ceux qui sont dans la détresse et ont besoin de secours. Il ne s’en sert pas pour sa propagande, afin de faire des adeptes ou pour illustrer son enseignement. Il se soucie vraiment d’eux et les soulage. J’y vois volontiers un appel et un avertissement que Marc adresse à ses
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lecteurs : qu’ils imitent leur maître ; que de manière désintéressée, comme lui, ils viennent en aide aux pauvres, aux malades, aux malheureux. Ne nous dérobons pas à cet appel en prétextant que Jésus a disposé d’une puissance extraordinaire ce qui n’est pas notre cas. Cette excuse ne vaut rien : Jésus a agi, lui aussi, avec des moyens humains et il a eu parfois de la peine à faire ce qu’il voulait. Les engagements humanitaires et sociaux des croyants répondent bien à cet appel à une foi active, plus centrée sur le service du prochain que sur des pratiques pieuses ou sur l’orthodoxie doctrinale. • PENSER LA FOI •
• TU ES LE CHRIST
Un évangile protestant, libéral et chrétien social ? Je reconnais volontiers avoir un peu forcé le trait (et d’autres passages de Marc vont dans un sens différent). Il n’en demeure pas moins qu’en général Marc plaide pour une foi vécue plutôt que dogmatique et pour un christianisme où l’action passe avant les rituels, les liturgies et les confessions de foi. On ne doit évidemment pas isoler ce texte de Marc. Les livres du Nouveau Testament et les passages de chaque livre forment une sorte de concordance dissonante, telle une polyphonie où chaque voix chante à la fois avec et contre les autres. Il faut compléter, équilibrer, voire rectifier l’enseignement de ce passage de Marc par ceux de Matthieu, de Luc, de Jean et de Paul qui insistent sur d’autres points, qui soulignent la nécessité de l’église et des doctrines. Mais nous devons aussi toujours écouter ce que nous dit Marc ici : quelle que soit l’importance des organisations ecclésiastiques, des formulations dogmatiques et des formes de piété ou de spiritualité, l’essentiel se trouve ailleurs. La foi chrétienne est avant tout écoute de Jésus et service du prochain.
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ATTENTION AUX ABUS
Pourquoi ces réticences et ces résistances ? Trois raisons les expliquent. D’abord, le plus souvent sans en avoir conscience, les soi-disant inspirés confondent les impulsions de l’Esprit avec leurs sentiments, leurs opinions, leurs goûts et leurs désirs. En se trompant
• PENSER LA FOI •
SE MÉFIER DE L’ESPRIT.
J’éprouve des réticences non pas à l’égard de l’Esprit, mais envers les discours qui en traitent. Je me méfie des gens qui le font intervenir à la moindre occasion, s’en réclament constamment et prétendent qu’il les guide à chaque instant. Souvent, leurs propos et leurs comportements me semblent cacher sous des apparences pieuses des marchandises fort suspectes. À plusieurs reprises le christianisme a dû se défendre contre les outrances de prétendus « inspirés ». Déjà l’apôtre Paul exprime des réserves devant des phénomènes extraordinaires attribués à l’Esprit tels que le « parler en langues ». Il invite à la prudence envers ceux qui se targuent d’avoir reçu des révélations particulières. Il préconise le « discernement des esprits ». De même, la première Épître de Jean met ses lecteurs en garde : « Ne vous fiez pas à tout esprit. » Au moment de la Réforme, Calvin et Zwingli (qui, par ailleurs, donnent une grande importance à l’Esprit) ont combattu les « illuministes » qui affirmaient que l’Esprit leur parlait directement. Quand ils proclament que la Bible seule fait autorité, les Réformateurs s’opposent à la fois aux catholiques (qui s’appuient également sur l’église et sa tradition) et aux spiritualistes (qui ajoutent et parfois substituent aux Écritures leurs prétendues inspirations). Au XVIII e siècle, le protestantisme français clandestin a vigoureusement lutté contre les « prophètes » qui risquaient de le dénaturer. Depuis deux siècles, certains aspects excessifs du pentecôtisme et du charismatisme ont obligé les églises à réagir.
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eux-mêmes, ils s’imaginent que vient de Dieu ce qui, en fait, relève de leur subjectivité. Ils mettent sur le compte de l’Esprit leurs fantaisies, leurs « marottes », voire leurs ambitions et, ainsi, les rendent nobles et leur donnent du poids. Ensuite, les « inspirés » ont tendance à se considérer comme des chrétiens de qualité supérieure, parfois comme les seuls vrais croyants. Ils estiment posséder la vérité, puisque l’Esprit leur a parlé. Ils ne doutent pas d’eux-mêmes et jugent sévèrement ceux qui ne les suivent pas ou qui pensent autrement qu’eux. Avec parfois une grande arrogance, ils s’érigent volontiers en censeurs et en juges. Au nom de l’Esprit, ils s’accordent une supériorité, une prééminence et une autorité indues. Enfin, dans bien des cas, le recours à l’Esprit sert d’oreiller de paresse. Il fournit une excuse pour éviter des disciplines et des fatigues nécessaires. On l’utilise pour se dispenser du travail d’analyse, de l’effort de pensée, des tâches de préparation et d’élaboration. Des pasteurs se sont épargnés d’étudier sérieusement le passage de la Bible sur lequel ils prêchaient et d’en chercher le sens exact, en pensant que, le moment du sermon venu, l’Esprit les inspirerait. Des théologiens, quand ils se heurtent à un problème complexe et difficile, font intervenir l’Esprit pour se tirer d’affaire en éliminant des questions pénibles ou gênantes, ce qui leur économise un effort de recherche et de réflexion. UN RÔLE NÉCESSAIRE
Bien évidemment, ces critiques et avertissements ne disqualifient pas l’Esprit lui-même. Elles portent seulement sur des dérives et des dérapages, hélas, trop fréquents. On peut d’ailleurs retourner les objections que j’ai mentionnées par des arguments qui vont en sens contraire. Ainsi, l’Esprit signifie que l’existence du croyant et la vie de la communauté ecclésiale renvoient à quelque chose qui les dépasse, ce qui devrait nous empêcher d’absolutiser nos tendances subjectives. Ensuite, il indique que nous recevons d’ailleurs vérité et dynamisme. Nous ne les produisons ni ne les possédons, ce qui devrait nous inviter à la modestie. Enfin, il rappelle que le travail de réflexion, pour important et nécessaire qu’il soit, ne suffit pas. L’Esprit empêche qu’on enferme la vérité dans des concepts, des définitions et des formules ; il contredit et interdit le dogmatisme.
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Le témoignage du Nouveau Testament, l’enseignement de la Réforme et l’expérience de la foi montrent que l’Esprit est à la fois dangereux et nécessaire. Dangereux, parce que source d’excès et de perversion, nécessaire parce que sans lui, il n’y a pas de vie et de pensée chrétiennes véritables. L’UNION DE LA PUISSANCE ET DU SENS
• PENSER LA FOI •
• L’ESPRIT
Le théologien Paul Tillich a écrit que l’Esprit se caractérise par l’union de la puissance et du sens. L’Esprit agit et se manifeste quand nous rencontrons une puissance qui a du sens et éprouvons un sens qui a de la puissance. L’Esprit n’est pas une puissance insensée. Dans le monde, dans l’histoire, et aussi dans notre existence personnelle, agissent souvent des puissances absurdes, égarantes, voire destructrices. Des idéologies comme le nazisme ou le fascisme, des fanatismes et des intégrismes de toutes sortes s’emparent de foules et provoquent des catastrophes. Des logiques folles, celles du profit économique et du développement industriel font de beaucoup d’humains des esclaves et entraînent la pollution de la planète. Des gens sont la proie de passions, de haines, d’amours, ou de désirs qui les amènent à saccager leur existence, ainsi que celles de leurs proches. Nous nous trouvons constamment aux prises avec des forces stupides, mais redoutablement efficaces, dont l’influence et l’effet pèsent lourdement sur nous. L’Esprit est, au contraire, une puissance qui a et qui donne du sens. L’Esprit n’est pas non plus un sens impuissant. À l’inverse des forces insensées, il existe des vérités sans effet et des valeurs sans impact. Malgré leur bien-fondé, elles n’arrivent pas à gagner les assentiments et les adhésions qu’elles mériteraient ; elles ne parviennent pas à persuader, à rassembler et à motiver. Elles demeurent stériles. On pourrait les comparer à un magnifique tableau que personne ne viendrait voir : à quoi servirait sa beauté ? Souvent, les Églises vivent tragiquement cette situation d’un sens qui manque de puissance. Beaucoup de prédications disent des choses justes, mais sans intéresser ; bien que solidement argumentées et très pertinentes elles ne modifient rien ni ne changent personne. Il nous arrive d’avoir raison et de ne pas arriver à faire entendre raison. L’Esprit, au contraire, est un sens qui nous dynamise et nous mobilise. Quand il s’empare de nous, il nous rend convaincu et convaincant.
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Les déviations que nous avons signalées viennent en grande partie de ce qu’on dissocie la puissance d’avec le sens. Ce divorce transforme l’Esprit de vérité et de lumière en un esprit de perversion et de ténèbres (pour reprendre des expressions utilisées dans les écrits de Qumran). DIEU EST ESPRIT
On a beaucoup discuté sur l’Esprit, sur sa nature et son statut. At-il une existence indépendante et représente-t-il une personne distincte du Père et du Fils ? Ces débats, de facture très scolastique, me paraissent souvent oiseux et futiles. Comme l’écrit Tillich : « L’expression “esprit de Dieu” veut dire : Dieu présent dans notre esprit. L’Esprit n’est pas une substance mystérieuse. C’est Dieu lui-même […] en tant qu’il est présent dans les communautés, dans les personnalités, en tant qu’il s’en saisit, qu’il les inspire et les transforme. » Quand on parle de l’Esprit, il ne s’agit de rien d’autre que de Dieu ou du Christ présent, vivant et agissant en nous. Peut-être, ferions-nous mieux d’écrire « esprit » sans majuscule pour écarter des spéculations parfaitement vaines. Que Dieu soit esprit signifie qu’en lui se trouve la lumière qui nous éclaire et la force qui nous anime. Il apporte du sens ; il faut donc se refuser à l’obscurantisme religieux qui se complaît dans le mystérieux et l’incompréhensible ou qui cultive l’absurde. Il nous apporte de la puissance ; il agit en nous, oriente et réoriente notre existence ; il nous met au travail. Que Dieu soit esprit veut dire qu’il n’est pas inerte mais vivant, qu’il génère non pas un ordre mais un mouvement, et qu’il nous appelle à la liberté, à l’inventivité, et non à la passivité et à la résignation.
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Contrairement à ce qu’on pense souvent, le premier chapitre de la Genèse ne parle pas d’un début absolu ou d’une origine radicale. Au départ, sans qu’on sache pourquoi ni comment, quelque chose se trouve là : un tohu-wa-bohu (nos traductions rendent tendancieusement ce mot, qui a donné en français tohu-bohu, par « informe, désert, vide ») ; il y a aussi un océan (nos versions disent « abîme », ce qui n’est pas très juste, il s’agit plutôt d’une sorte de bouillie) ; on mentionne également des ténèbres auxquelles la pensée juive accorde une certaine consistance. On ne nous dit pas d’où vient cette réalité initiale ; on la pose sans explication ; elle constitue une donnée primordiale énigmatique. La plupart des spécialistes actuels reconnaissent que la Genèse ne raconte pas une création ex nihilo (à partir de rien). Auparavant, des rabbins avaient souligné que la Bible ne commence pas par la première lettre de l’alphabet, le aleph, mais par la seconde, le beth (berechit, mot inaugural de la Genèse, qu’on traduit souvent par « au commencement »). Selon un conte juif, le aleph se serait
« AU COMMENCEMENT »
• PENSER LA FOI •
L’ACTE CRÉATEUR
Les récits de la création sont évidemment mythiques. Ils expriment sous forme de contes (comme le font les paraboles) des convictions, un message et une compréhension de la réalité. Le mythe n’est ni un récit historique ni un compte rendu scientifique. Il a cependant du sens et on aurait tort de le disqualifier. Qu’il s’agisse de fiction ne diminue en rien sa valeur religieuse ni ne lui enlève son intérêt théologique, voire philosophique. Si on lit le premier chapitre de la Genèse en s’interrogeant sur les conceptions qu’il exprime, engendre ou véhicule (peut-être à l’insu de ses rédacteurs), on y découvre deux grands thèmes. Le premier concerne l’action de Dieu, le second la nature du monde. Examinons-les successivement.
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un jour plaint auprès de Dieu de n’être pas en tête : le beth l’aurait injustement supplanté et l’aurait lésé. Dieu aurait répondu que l’homme n’a pas accès au aleph de l’univers. Comprenons que la naissance des choses lui échappe ; elle est hors de la portée de son savoir et de son entendement. L’homme ne connaît que des commencements relatifs, il ne peut pas remonter au-delà jusqu’à l’origine absolue de l’être, ce qu’indique le fait que le beth (qui a la forme d’un c renversé) est fermé comme une impasse, sans aucune ouverture sur ce qui existe derrière lui. Des hébraïsants signalent que berechit ne veut d’ailleurs probablement pas dire « au commencement », mais plutôt « dans les temps primitifs, à une époque reculée ». L’idée d’une création ex nihilo apparaît plus tard. On la repère pour la première fois non pas dans la Genèse, mais dans un livre deutérocanonique qui date du II e siècle avant notre ère, celui des Macchabées. La lutte contre des conceptions dualistes en vogue dans l’Antiquité tardive explique qu’elle se soit développée et imposée. « CRÉA »
Ce donné primordial, dont on ne nous explique pas d’où il vient, se caractérise par une confusion ou une indistinction : lumière et ténèbres, eau et sec, océans supérieur et inférieur y sont entremêlés. L’activité créatrice de Dieu ne consiste pas à faire surgir quelque chose là où auparavant il n’y avait rien, mais à séparer, à ranger, à classer. Le verbe bara, qu’on traduit par « créer » pourrait bien d’ailleurs venir d’une racine qui signifie « tailler », « découper ». Dans son poème « Retrouvailles » (Le divan), Goethe en a l’intuition : quand Dieu prononce la parole créatrice « que le monde soit », « […] l’univers dans un puissant effort se rompit […] les éléments se dissocient et l’un et l’autre se fuient ». De même Hermann Cohen (-), un philosophe néokantien qui a tenté une interprétation rationnelle du judaïsme, voit dans la création un processus de séparation. Cette séparation, contrairement à ce que suggère Goethe, n’engendre pas le malheur en entraînant la déchirure ou la rupture de l’être ; elle introduit, au contraire, l’harmonie et la richesse du divers. La Genèse raconte la transformation du chaos indifférencié en un cosmos articulé. Dieu fait surgir le monde en structurant une masse informe. Il organise le temps et l’espace, il trie et démêle
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• LA CRÉATION
Pour organiser le monde, faire naître du nouveau et créer, Dieu parle. La Genèse insiste sur ces « dires » de Dieu qui rythment le chapitre premier et marquent le début de chaque journée ou de chaque étape de la formation du monde. Dieu crée en parlant. La parole présente deux caractéristiques. D’abord, elle implique une altérité. On parle à quelqu’un, à quelque chose et non pas à rien ni au vide. Ensuite, la parole cherche à obtenir un consentement. Elle sollicite un accord. Elle agit en persuadant, elle ne
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« DIEU DIT »
un fouillis, il met de l’ordre dans un fatras et un magma, un peu comme une mère de famille à partir de la pagaille laissée par ses enfants et son mari donne à sa maison une bonne tenue et la rend agréable. L’acte créateur ne se limite toutefois pas à une redistribution cohérente des données. Il ne se borne pas à disposer autrement les éléments présents sans rien leur ajouter. L’organisation qu’il opère permet l’émergence d’existences qui n’auraient pas pu naître et se maintenir dans le chaos précédent. De même, un romancier écrit un roman à partir des mots que lui fournit le lexique. Son roman ne se réduit cependant pas à un simple réagencement du vocabulaire, il représente une œuvre nouvelle et différente par rapport au dictionnaire. De même, une cuisinière à partir d’ingrédients et d’éléments divers confectionne un plat qui ne comprend rien d’autre que ces ingrédients et éléments, mais qui n’existait cependant pas auparavant. Ainsi apparaissent le jour, la nuit, la mer, les continents. Ainsi surviennent le soleil, la lune, les étoiles, de l’herbe et des arbres, des poissons, des oiseaux, des serpents, des quadrupèdes et des bipèdes. Dans le chaos, on ne trouve pas d’êtres animés, vivants, personnalisés. Au soir du sixième jour, il y en a beaucoup : des objets meublent le monde ; des plantes, des animaux marins, aériens, terrestres et humains l’habitent. Selon le poème déjà cité de Goethe, la séparation créatrice a pour conséquence que « tout était muet, silencieux et désert » et elle rend « Dieu solitaire pour la première fois ». Au contraire, dans la Bible, elle n’instaure pas des solitudes mais établit des différences qui permettent la relation. En articulant au sein du monde altérité et proximité, différence et similitude, elle suscite des dialogues et des échanges que l’indistinction rendait impossibles.
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contraint pas (sauf quand on la dévoie). Elle est vocation, elle appelle et sollicite une liberté. Quand Dieu prend la parole pour créer le monde, à qui s’adresset-il ? Évidemment à cette réalité initiale, ténébreuse et marécageuse que la Genèse nomme tohu-wa-bohu. Il lui suggère de changer ; il lui assigne des objectifs : devenir jour et nuit, terre et eau, végétal et animal, etc. En évoquant une possibilité auparavant inaperçue, la parole de Dieu fait naître dans ce chaos confus et inerte un désir ; elle provoque un frémissement. Le magma initial entend l’inter pellation de Dieu, y réagit positivement, et la lumière jaillit. Il n’est pas écrit « Dieu fit la lumière », mais : « Dieu dit que la lumière soit. Et la lumière fut. Et Dieu vit que la lumière était bonne. » Dieu prend la décision de parler ; l’initiative lui appartient ; s’il se taisait, rien ne se passerait. Le chaos l’entend, lui obéit et, comme Dieu le lui demande, il produit la lumière. Et Dieu constate que le chaos a su saisir la possibilité qu’il lui offrait et répondre à la vocation qu’il lui adressait. Les versets et indiquent bien ce processus : « Dieu dit : que la terre se couvre de verdure, d’herbe porteuse de semences et d’arbres fruitiers […] et la terre produisit de la verdure, de l’herbe porteuse de semences et d’arbres donnant du fruit. » Le philosophe et théologien américain Lewis Ford commente : « La parole, une fois dite, réclame une écoute. Elle a besoin d’un être, humain ou non, qui soit capable de répondre. Quand Dieu dit « que la terre se couvre de verdure », nous devons comprendre que la végétation qui apparaît est la réponse de la terre à l’objectif désigné par Dieu. » Goethe parle d’un « puissant effort de l’univers » pour que surgissent les réalités. Bergson souligne que Dieu crée en rendant créateur. LES TROIS TEMPS
Dans Genèse l’acte créateur conjugue et combine trois facteurs : un passé, un futur et un présent. D’abord, un passé. Il part d’une situation qui constitue un héritage ; il utilise des données fournies par ce qu’il y avait antérieurement. Le chaos symbolise ce quelque chose qui précède. Loin de l’annuler et de le rejeter, l’acte créateur le prend en compte et le transforme. Ensuite un futur. La parole divine suggère un avenir différent du passé. Elle ouvre des perspectives inédites. Elle indique un but,
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un objectif à atteindre. Elle suscite une vision qui aimante et mobilise, qui met en route un processus. Sans la parole divine, rien ne bougerait ni n’arriverait. Le chaos resterait vaseux, marécageux, obscur, confus, indécis et stérile. Le statu quo continuerait indéfiniment si Dieu ne prenait pas l’initiative de parler pour l’orienter vers autre chose. Enfin un présent. La parole qui ouvre un avenir se dit dans le présent et s’adresse à un donné qui se trouve là au moment où elle retentit. Il lui faut y trouver un écho, y rencontrer un consentement, y susciter une décision. La création ne se fera que si le présent s’arrache au passé, réagit à ce que Dieu dit, accueille sa suggestion. UN MODÈLE
• PENSER LA FOI •
• L’ESPRIT
Cette structure se retrouve presque chaque fois que la Bible raconte une intervention de Dieu. L’histoire d’Abraham, l’Exode, le retour de l’exil babylonien, la naissance de Jésus, Pâques, Pentecôte suivent le même schéma et apparaissent comme autant d’actes créateurs de Dieu. Souvent on y rencontre le même vocabulaire que dans Genèse . Prenons, par exemple, la vision des ossements desséchés du chapitre d’Ézéchiel, dont Honegger (sur des paroles de Claudel) a tiré un oratorio bien connu. Les squelettes démantibulés et épars forment un chaos, legs du passé. La parole de Dieu par la bouche du prophète appelle à un avenir. Et vient la réponse positive du présent : « Sitôt que j’eus prophétisé, il se fit un bruit, puis un tremblement, et ces os s’approchèrent les uns des autres. » La puissance persuasive et suggestive de la parole permet aux ossements desséchés et disjoints de devenir un peuple vivant et structuré. Le récit de la Genèse fournit un modèle qui permet de comprendre comment Dieu agit à toute époque et en toutes circonstances. Aujourd’hui, comme il l’a fait autrefois et comme il le fera dans l’avenir, il œuvre pour une nouvelle création et invite les humains à devenir de nouvelles créatures. Selon une parole de l’Apocalypse, reprise du prophète Ésaïe, Dieu est celui qui fait « toutes choses nouvelles ». Pour le croyant biblique, la création ne représente pas un passé lointain et fondateur ; elle est une réalité présente et une tâche actuelle. À chaque instant, la parole divine fait surgir de l’inédit dans sa vie et dans le monde. Dieu ne cesse de créer et d’appeler à devenir ouvriers avec lui.
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Plus qu’une doctrine, le thème biblique de la création m’apparaît comme une prédication qui invite les auditeurs à répondre positivement à l’appel de Dieu. Elle leur demande de s’engager dans le renouvellement qu’il opère, d’avancer avec lui sur cette route qui va du chaos au cosmos, de la brutalité à la concorde, de la haine à la fraternité, de la dislocation à l’harmonie. LE MONDE CRÉÉ
En second lieu, se dégage du premier chapitre de la Genèse une conception du monde et de l’existence croyante que structurent trois convictions. LE MONDE N’EST PAS DIVIN
D’abord, le récit interdit de confondre, d’assimiler ou d’identifier Dieu avec la nature, ou avec une partie de la nature. La terre où nous vivons, qui nous porte et nous nourrit n’est pas un dieu ou une déesse. Elle ne mérite pas, et rien de ce qui s’y trouve ne mérite, qu’on l’adore. Le monde est une créature, un objet fabriqué par Dieu. Nous n’avons pas à lui rendre un culte, il n’est pas la réalité suprême qui commande notre existence et qui lui confère du sens. Dans le monde des religions et des philosophies, l’affirmation que Dieu se situe au-delà du monde et en diffère totalement ne va pas de soi. Depuis les stoïciens de l’Antiquité jusqu’aux animistes, en passant par le panthéisme classique et romantique se manifeste une forte tendance à diviniser le monde ou certains de ses éléments. On connaît de multiples exemples de cultes rendus aux astres (Ra et Ischtar), à des arbres, à des sources, à des volcans, à des animaux (taureaux, boucs, monstres marins, etc.). Cette tendance contamine le christianisme lui-même avec certaines versions de la transsubstantiation (et de la consubstantation) ainsi que de l’incarnation (par exemple, avec la thèse dite de la communication des idiomes et avec la « jésulâtrie »). Avec une pointe d’exagération et de provocation, le théologien baptiste américain Harvey Cox déclare que Genèse est le premier manifeste athée que nous connaissions. En détaillant les six jours de la création, ce chapitre démolit et exécute, en effet, quantité de divinités. Il nie, contredit, renverse ce que croyaient beaucoup de gens. Contrairement à ce que pensaient les Cananéens, les sources, les montagnes, les arbres ne sont pas des
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• L’ESPRIT
Le récit de la création proclame ensuite la bonté du monde. Cette affirmation y revient comme un refrain. À quatre reprises, Dieu s’arrête pour regarder ce qu’il vient de faire et constate que c’est bon ou que c’est bien. Une cinquième fois, tout à la fin, il contemple son œuvre et il en rajoute ; il s’accorde, si je puis dire, un satisfecit encore supérieur : « c’est très bien » ou « c’est vraiment bon ». Souvent les auteurs bibliques s’émerveillent devant la nature, devant les cieux et même devant le corps humain. De même que le premier, ce deuxième thème comporte une forte pointe polémique. Il s’oppose à certains courants qui commençaient à apparaître du côté de la Perse et aussi de la Grèce, et qui se développeront beaucoup par la suite, en particulier dans le gnosticisme. Ils pensaient que la terre avait été fabriquée soit par des démiurges maladroits qui avaient raté leur affaire, soit, idée qui revient plus fréquemment, par des démons en révolte contre
• PENSER LA FOI •
LA BONTÉ DU MONDE
puissances surnaturelles mais les créatures du troisième jour. Le soleil, la lune, les étoiles ne sont que des luminaires célestes, des lampes que Dieu a accrochées au plafond. Dans la hiérarchie des œuvres divines, les astres n’occupent même pas une place de choix, puisqu’ils ont été fabriqués le quatrième jour et non pas le premier ni le dernier réservés aux créatures principales. Même au sein de la création, on refuse de leur accorder une prééminence. Dans cette place qui leur est assignée, on perçoit une raillerie mordante, insolente, qui tourne en dérision ce qu’à l’époque on respectait. Le chapitre premier de la Genèse proclame sur tous les tons : « Ces prétendus dieux que vous redoutez, à qui vous adressez vos prières, à qui vous offrez des sacrifices, que vous cherchez par tous les moyens à vous rendre propices ne sont que des créatures, et des créatures qui vous sont inférieures. Elles n’ont pas la valeur que vous leur attribuez, elles n’ont aucun titre à votre vénération. » Aujourd’hui, nous ne sommes guère enclins à adorer les arbres, les sources ou les étoiles. Par contre, notre époque divinise parfois la politique, l’argent, la réussite professionnelle, le sexe. Quelques écologistes, se réclamant de l’animisme amérindien ou africain, font de la terre ou de la nature une divinité. Le récit de la création déclare que Dieu seul est Dieu ; si on vénère ce qui le manifeste ou ce qui vient de lui, on tombe dans l’idolâtrie.
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le Dieu suprême, le Dieu de lumière et de vérité. Par désir de nuire, par malveillance et malfaisance, ces puissances ténébreuses et négatives avaient créé un monde vil, mauvais, pervers, détestable. Seuls des êtres vulgaires, méchants et corrompus s’y plaisent et le trouvent beau. Les âmes d’élite le méprisent, le haïssent, s’efforcent de s’en évader par la contemplation mystique ou de s’en retirer en devenant moine ou ermite. Dans cette perspective, la foi en Dieu entraîne une attitude négative devant la vie terrestre. Elle n’apporte que souffrances, misères et déceptions. Ses joies ne sont que des pièges pour nous séduire et nous perdre. Le récit de la création rejette ce dédain, écarte ce dégoût, combat cette aversion, disqualifie cette répugnance. Il ne tombe nullement dans cet optimisme aveugle pour qui, comme pour le Docteur Pangloss du Candide de Voltaire, tout est pour le mieux dans le meilleur du monde. Il arrive trop souvent que le pire et l’horreur l’emportent. Le malheur, la souffrance, la cruauté, la bêtise, l’appétit de pouvoir et d’argent malmènent, torturent, martyrisent l’existence humaine (et aussi l’existence animale, végétale, cosmique) à un degré parfois insupportable. Pourtant, même difficile et douloureuse, la vie représente un don merveilleux qui nous a été fait et non pas une fatalité malheureuse qui pèserait sur nous et nous écraserait. En dépit de ce qui l’abîme et le défigure, le monde, œuvre de Dieu, est foncièrement, fondamentalement bon. Le croyant, le spirituel ne s’en détourne pas ; il s’intéresse à lui, s’y engage, s’en occupe. Si le monde n’est pas Dieu, il est une fabrication ou, plus exactement, une entreprise de Dieu. On le méconnaît lorsqu’on le juge diabolique. On se méprend quand on lui accorde un rôle seulement utilitaire en le réduisant à un réservoir ou à un magasin qu’on peut utiliser sans limites. Il mérite qu’on l’admire, sans l’adorer, et qu’on en prenne soin. Les réalités terrestres et naturelles sont des créatures, au même titre que l’être humain, que le croyant est appelé à respecter et à servir. « Tu aimeras ton prochain », lui est-il dit. Prochain ne désigne pas seulement le semblable, celui qui, comme moi, est un être humain. Prochain veut dire ce qui est proche, ce qui nous entoure, l’air, l’eau, les végétaux, les animaux, les montagnes et les plaines. Comment ne pas évoquer la vision fraternelle et sororale du monde non humain que propose le beau cantique des créatures de François d’Assise ?
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Le croyant doit aimer la terre comme lui-même, y voir une œuvre et une créature de Dieu, sans en faire pour cela un dieu ou une déesse. LA PAROLE
• P E N S E R L A F O I • chap.
• SS-CHAP
Lorsque Jérôme, au IV e siècle, a traduit la Bible en latin, il a rendu le mot initial de la Genèse, bereschit, de même que l’expression inaugurale de l’évangile de Jean, en arché, par in principio. En s’inspirant de cette traduction, on pourrait dire que le premier chapitre de la Genèse pose la question suivante : « Quel est le principe, le principal ou le prince de notre existence ? » À cette question, depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, les sagesses et les religions ont proposé deux grandes réponses. La première estime que des déterminismes assez stricts commandent notre existence et font d’elle ce qu’elle est. Le destin, des logiques économiques, des mécanismes psychologiques, des facteurs culturels, les circonstances, les événements historiques façonnent notre personnalité. Nous sommes le produit de causes diverses, extérieures à nous. Ce qui prime, c’est l’ordre et le cours des choses ; autrement dit, le monde est notre créateur. La seconde réponse insiste au contraire sur nos décisions, nos choix, notre volonté. Par notre courage, notre énergie, nos efforts et nos actions, nous forgeons notre être, nous construisons notre vie, et rien ni personne ne peut le faire à notre place. Nous sommes des sujets autonomes, nous nous faisons. Ce qui prime, c’est notre liberté ; on pourrait presque dire nous nous créons nous-mêmes. La foi biblique apporte une autre réponse. Pour elle, la nature et l’histoire ne décident pas de notre vie ; nous ne la maîtrisons pas non plus par notre volonté propre, nos désirs et nos ambitions. Elle dépend principalement de la parole que Dieu nous adresse. Nous ne sommes pas abandonnés aux lois ou aux hasards qui régissent l’univers. Nous ne sommes pas non plus livrés à nos fantaisies et à nos caprices. Nous sommes confrontés à une parole qui nous interpelle, nous demande de répondre et nous rend, par là même responsables, et donc ni automates ni autonomes. Ce qui doit primer dans notre vie, c’est la parole de Dieu.
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CONCLUSION
La lecture que je viens de proposer du premier chapitre de la Genèse a trois implications. Premièrement, elle montre la non-pertinence, d’un point de vue théologique, de la querelle entre créationnistes et évolutionnistes. Il ne s’agit nullement de cela dans ce texte, qui esquisse non pas une théorie du commencement mais une compréhension existentielle des liens spirituels entre Dieu et le monde d’une part, entre le croyant et le monde d’autre part. Quand, par exemple, on se moque de ce chapitre parce que la lumière y précède le soleil ou qu’on le défend en disant que toute lumière ne procède pas des astres, on ne comprend tout simplement pas ce qu’il dit. On en manque le sens auquel on substitue un fauxsens, voire un contresens. Deuxièmement, l’être humain se partage toujours entre deux tendances contradictoires : la nostalgie des origines ou du passé, et l’attrait de la finalité ou de l’avenir à atteindre. On a souvent rattaché le thème de la création à la première tendance. On a estimé qu’il valorisait les débuts et fondait une stabilité du monde. L’interprétation que j’ai esquissée va exactement dans le sens contraire. L’acte créateur ne se situe pas au départ, dans le passé mais à chaque instant. Il n’installe pas une permanence, il suscite et génère un mouvement, il fait bouger les choses et les êtres. Le parfait et l’idéal ne se localisent pas dans l’initial et l’Éden ne représente nullement un paradis perdu. Pour la Bible, le paradis (si on tient à conserver ce mot) se situe plutôt au bout de la route dans ce que le Nouveau Testament appelle « le Royaume », ou encore de « nouveaux cieux et une nouvelle terre ». La création ne prend pas fin au bout de la semaine mythique de la Genèse. Elle se poursuit chaque jour. Elle est eschatologique et non archéologique ; elle n’invite pas à un retour en arrière, vers ce qui précède, elle tourne notre regard en avant, vers ce qui va venir. La foi biblique ne fait pas revenir à un passé fondateur ; elle oriente vers un avenir mobilisateur. Troisièmement, le thème biblique de la création souligne le dynamisme de Dieu. Il se caractérise par une activité incessante, une énergie toujours à l’œuvre, et nullement par un calme olympien et une sérénité béate. S’il lui arrive de se reposer, c’est pour la durée d’un sabbat et pas plus (ni un week-end, ni cinq semaines de congé). Inlassablement, il travaille, ce que dit Jésus dans
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l’Évangile de Jean (, ). Il nous appelle à faire reculer le chaos et avancer le cosmos. Il ne réussit pas toujours. Ainsi, avec le déluge (et malheureusement en bien d’autres occasions) le chaos reconquiert et submerge des territoires où le cosmos s’était établi. Dieu ne se décourage pas. Il recommence après le meurtre d’Abel, après le déluge, après le veau d’or, après les désobéissances d’Israël, après la crucifixion de Jésus, après les trahisons des églises. Il n’abandonne pas son œuvre de création, il la reprend, la relance : il suscite Noé, Abraham, Moïse, les prophètes. Il ressuscite Jésus. Il inspire des conversions et des réformes. Dieu est essentiellement, avant tout « dynamisme créateur » et pour le souligner, plutôt que de création (terme équivoque qui peut désigner un objet aussi bien qu’un geste), il serait préférable de parler de l’action ou de l’activité créatrice de Dieu.
• PENSER LA FOI •
• L’ESPRIT
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Sans prétendre faire une analyse exhaustive de la notion importante et complexe de « salut », je vais en souligner trois aspects qui me paraissent importants. DE QUOI SOMMES NOUS SAUVÉS ?
La première met l’accent sur la culpabilité. L’être humain se sent et se sait fautif, impur, indigne. Il manque de justice, d’innocence, d’intégrité morale. Il a toujours quelque chose à se reprocher, ce qui l’inquiète et parfois le tourmente. Ici, le salut est avant tout pardon, et on cite les textes bibliques qui affirment que Jésus nous délivre du péché, qu’il nous fait miséricorde. À la fin du Moyen Âge, la conscience de leurs manquements et la peur du châtiment terrorisaient les gens. Le jugement dernier et l’enfer représentaient pour eux une hantise qu’ils ont exprimée dans des tableaux, des chants, des poèmes qui traduisent leur épouvante. Beaucoup multipliaient les austérités, les dévotions, les actions charitables dans l’espoir qu’elles leur vaudraient l’indulgence divine. Ils n’étaient jamais sûrs d’en avoir assez fait et ils craignaient la condamnation.
• PENSER LA FOI •
LA CULPABILITÉ
Un jour, dans une petite ville des États-Unis, diverses églises décident d’entreprendre en commun une campagne d’évangélisation. Elles l’inaugurent par un défilé avec d’immenses pancartes indiquant le thème de cette campagne : « Jésus est la solution ». Le lendemain, le journal local publie une photographie de ce défilé avec le commentaire suivant : « On a seulement oublié de dire quel était le problème ». On ne peut pas se contenter d’annoncer le salut, il faut préciser de quoi on est sauvé. Qu’est-ce qui menace l’être humain et le fait souffrir ? Quelles sont les misères et les détresses qui demandent qu’on vienne le secourir ? À ces questions, on a donné cinq grandes réponses.
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Face à cette angoisse, la Réforme a proclamé que Dieu donne le salut sans condition et non en récompense des mérites humains. Il ne tient pas compte de nos fautes et nous n’avons rien à craindre. Ce message a eu un impact considérable et a bouleversé une partie de l’Europe. Il touche moins, semble-t-il, les contemporains qui n’ont pas au même degré le sentiment de leur culpabilité. Il ne s’ensuit nullement que cette première réponse serait dépassée et inutile. Vouloir l’éliminer serait une erreur. Nous aspirons toujours à nous savoir aimés et acceptés en dépit de nos erreurs et de nos défaillances. LA MORT
La détresse ou la misère humaine prend une seconde forme, la peur de la mort. Nous avons conscience de la fragilité, de la vulnérabilité et de la brièveté de notre existence. À tout moment, une maladie ou un accident peut nous emporter. Nous ne sommes jamais à l’abri. De toute manière nous vieillissons et, pour chacun de nous, inéluctablement la fin viendra. De plus, aujourd’hui, nous savons que l’humanité dans son ensemble se trouve menacée par l’épuisement des ressources naturelles de la terre, par l’accroissement de la pollution, par les maladies et les épidémies qui tiennent à de mauvaises conditions de vie, sans compter les guerres et le péril nucléaire. Dans bien des pays, l’existence humaine se résume en une plus ou moins longue agonie. Cette présence constante de la mort suscite une profonde angoisse. Nous redoutons, plus ou moins consciemment, l’anéantissement de notre vie et la disparition de notre être. Ici le salut prend la forme de la vie éternelle. L’évangile déclare que nous ne sommes pas destinés au néant ; il annonce qu’un avenir nous est promis et ouvert. Le message pascal de la résurrection affirme que les puissances de destruction n’auront pas le dernier mot. L’ABSURDE
Le XX e siècle, en tout cas en Europe, a eu une forte conscience du non-sens ou de l’absurde. Elle s’est exprimée dans l’art, la littérature, la philosophie et le cinéma. Elle a pénétré l’existence quotidienne. Beaucoup ont le sentiment de mener une vie de fou dans un monde désaxé. On ne sait pas répondre et on doute qu’il y ait une réponse à la question du « pourquoi ». Dans les pays d’Occident, on n’a jamais disposé d’autant de richesses et
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de moyens, et jamais la vie n’a paru aussi plate, aussi bête, aussi insensée. D’où la révolte de certains, la résignation désabusée et triste de beaucoup, ainsi que l’appétit de divertissements de ceux qui cherchent à s’étourdir. Le thème évangélique de la lumière qui dissipe l’obscurité prend ici toute sa valeur. Jésus nous sauve en nous éclairant, en donnant une direction et une orientation à notre vie. Au centre de l’annonce du salut, on place alors le Saint Esprit qui nous rend sensible à une présence, celle de Dieu, en laquelle se trouve le sens de toute vie et de toutes choses. LA LIBÉRATION
• PENSER LA FOI •
• LE SALUT
Une des détresses majeures de notre époque tient à la misère sociale et économique que subit l’immense majorité des êtres humains. Ceux qui font partie des classes défavorisées ou qui vivent dans des pays pauvres en souffrent terriblement. Le système de production, d’échanges et de consommation les assujettit, les domine, leur enlève la maîtrise de leur existence. Tout se centre sur l’objet à fabriquer, à vendre ou à acheter. Le sujet devient la victime d’une machine économique qui produit de plus en plus de biens en faisant travailler de moins en moins de gens. Les chômeurs et les miséreux se multiplient au fur et à mesure que les richesses s’accumulent. L’individu a le sentiment d’être exploité, volé et réduit à une sorte de servitude. Il se sent dépouillé de sa qualité d’être humain. On le traite comme une « non-personne », selon une expression qu’utilisent les SudAméricains pour désigner celui qui vit dans des conditions inhumaines ; son humanité n’est pas respectée, en fait elle est niée. Les théologies de la libération ont pris en compte cette conscience d’un esclavage politique, social, économique avec un grand courage et aussi quelques excès et dérapages. Elles s’appuient beaucoup sur le Premier Testament, en particulier sur la sortie d’Égypte et le retour de l’exil ; elles se réfèrent également aux prophètes qui appellent à une société plus juste. Pour elles, le salut consiste d’abord dans la délivrance des esclavages économiques. Elles voient dans l’évangile une puissance capable de renverser des logiques injustes et inhumaines. La prédication chrétienne doit avoir une dimension politique si on veut qu’elle apporte aux démunis et aux exploités un véritable message de salut.
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LA SOLITUDE
Dans nos sociétés modernes, l’être humain se sent souvent seul, isolé et abandonné. Personne ne fait attention à lui, ni ne s’occupe de lui. Il dispose de machines (télévision, téléphone, Fax, Internet) qui le distraient, l’occupent, permettent quantité de communications, mais pas de rencontres ni de compagnonnages véritables. En même temps, ces instruments multiplient les échanges et augmentent l’isolement. Les self-services et les distributeurs automatiques suppriment même les contacts avec les commerçants. Dans les grandes villes, on constate que la foule favorise l’anonymat, la dépersonnalisation, l’absence de contacts. On peut y passer des semaines entières et côtoyer des milliers de personnes sans vraiment parler avec quelqu’un. Nos voisins deviennent des inconnus et ceux qui sont proches spatialement ne le sont pas humainement. À cette détresse de la solitude, répond le message du christ en tant qu’ami. Ce thème se développe dans la deuxième moitié du XIX e siècle, au moment où l’industrie transforme la société européenne. Un cantique populaire de cette époque déclare : « Jésus est notre ami suprême » ; en , le pasteur Charles Wagner publie un livre très apprécié, intitulé L’ami. La foi nous donne des frères, des sœurs ; elle nous fait entrer dans la grande famille des enfants du Père céleste. UNITÉ ET PLURALITÉ DU SALUT
Cette liste des formes que prend la détresse humaine ne prétend pas être complète. Il existe d’autres misères et probablement de nouvelles surgiront dans l’avenir qui orienteront différemment l’annonce et l’expérience du salut. Cette pluralité appelle trois remarques. Premièrement, il n’y a pas une seule manière d’annoncer l’évangile, de comprendre son message, de recevoir et de vivre le salut. Tout le monde ne passe pas par le même itinéraire. Nous devons tenir compte des multiples aspects de l’expérience humaine et chercher à diversifier notre présentation de l’évangile plutôt qu’à l’uniformiser. Toutefois, ces expériences se rejoignent. Le salut est la puissance qui nous rend capable d’affronter et de sur monter tout ce qui agresse notre être que ce soit sur le plan physique, moral, spirituel, social ou relationnel. Cette puissance vient de Dieu ; chaque fois que nous l’expérimentons, alors le christ se trouve là et agit.
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• LE SALUT
Le christianisme n’a pas le monopole du thème du salut. La plupart des religions proposent aux hommes des chemins ou des moyens pour se sauver, ce qui les différencie d’avec la science. La science a pour moteur la curiosité, le désir de connaître. Elle cherche à répondre à la question : « Que sont et comment sont les choses ? » Les religions, au contraire, ne visent pas à dissiper des ignorances mais à apporter remède à des misères. Elles se fondent sur le sentiment que le monde ne va pas bien, que l’existence n’est pas ce qu’elle devrait être. Elles se demandent comment nous pouvons nous en sortir, accéder à une situation meilleure, et c’est ce qu’on appelle le salut. Toutefois, même s’il s’agit d’une préoccupation qu’on trouve ailleurs, la Bible propose une conception assez originale du
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LE SALUT, UNE DYNAMIQUE
Deuxièmement, aux problèmes existentiels, on peut apporter de mauvaises réponses qui ne résolvent rien. L’histoire nous fournit maints exemples de faux saluts imaginés, annoncés et offerts aux détresses humaines. Par exemple, les jeux de hasard qui font miroiter une fortune à ceux qui sont dans la misère. Ou encore, les communications avec les défunts qui augmentent angoisse et désarroi, plus qu’ils n’aident à les sur monter. Il ne suffit pas de connaître les misères pour discerner la voie du salut. La réponse ne se déduit pas de la question ; elle se trouve dans l’évangile. Il faut qu’intervienne la grâce divine, que surgisse une révélation, ce qui ne dépend pas de nous. Nous n’avons pas la capacité d’inventer le salut et de lui donner la forme qui convient. Nous le recevons, il nous est donné, souvent de manière inattendue et surprenante. Troisièmement, contre ce qui menace notre être et risque de le désagréger, l’évangile affirme que le pardon, la vie, le sens, la liberté, la communauté ne nous manqueront pas. Dieu ne cessera pas de nous les donner. Cette réponse n’élimine pas les problèmes. Ni la faute, ni la mort, ni le doute, ni la misère sociale, ni l’isolement ne disparaissent comme par enchantement. La foi ne nous épargne rien ; elle ne supprime pas les problèmes ou les épreuves ; elle reçoit le courage de les affronter. Elle empêche que le renoncement, la démission, le désespoir ne nous submergent. Le salut ne fait pas disparaître nos limites et nos fragilités ; il nous permet d’y faire face et d’aller de l’avant.
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salut. Dans les religions, en simplifiant, on peut distinguer deux grands courants. LE SALUT FUITE DU MONDE
Le premier rejette et condamne le monde. De nombreuses spiritualités le jugent vil, mauvais, opposé à Dieu. Elles le considèrent comme un piège redoutable, destiné à prendre et à perdre l’être humain, en le rendant prisonnier de ses besoins, esclave de ses désirs. Il se laisse emporter par ses passions, dominer par ses ambitions. Il ne s’occupe que du pouvoir, de l’argent, du plaisir. Au milieu de tout cela, il perd de vue l’essentiel, il oublie son âme. Pour ces spiritualités, les détresses humaines ont leurs racines et leurs causes dans l’attachement excessif au monde et à sa propre personne. Nos misères viennent de désirs égoïstes, charnels et matériels ; des aspirations de mauvaise qualité les engendrent. Pour être sauvés, il faut nous affranchir du sensible, renoncer à nos activités, nous libérer de nos liens mondains et nous adonner entièrement et seulement à la contemplation et à la dévotion. Nous trouverons alors le bonheur véritable qui ne dépend pas de nos conditions de vie matérielles. Le salut consiste ici à se détacher du monde, à échapper à ses illusions, à oublier jusqu’à notre « moi », et à trouver refuge et abri dans un au-delà ou un ailleurs, dans une vie intérieure et une mystique, dans la contemplation et la méditation qui nous arrachent aux malheurs terrestres. LE SALUT ACCEPTATION DU MONDE
À cette première compréhension du salut, s’oppose un deuxième courant qui ne voit pas dans le monde le domaine du mal ou d’apparences trompeuses, mais celui de Dieu. Beaucoup de spiritualités affirment que Dieu a créé et qu’il dirige toutes choses. Il règne sur la nature et régente les sociétés. Il met en place les dirigeants et les institutions qui nous gouvernent. Il décide du cours de l’histoire. Il envoie les événements qui jalonnent notre existence personnelle et celle de l’humanité. Rien ne se produit, rien n’existe que ce qu’il veut. À quoi on objecte souvent le mal, la souffrance, les injustices qui sévissent abondamment sur notre terre et qui s’abattent sur les hommes. Ces spiritualités répondent que la volonté de Dieu, mystérieuse, incompréhensible, dépasse notre intelligence et échappe à notre savoir. Nous ignorons le pourquoi des choix et
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le comment des voies de Dieu. Même si nous ne le percevons ni ne le comprenons, nous devons cependant croire que le monde qui nous entoure se conforme aux desseins de Dieu. Il ne faut pas s’en détourner et chercher ailleurs, mais consentir aux choses et acquiescer aux événements. On est sauvé quand on s’incline devant les réalités avec joie (et non à contrecœur), lorsqu’on se sent en harmonie avec ce qui nous entoure, en accord avec ce qui nous arrive et en paix avec ce que nous sommes. Le salut consiste à accepter ce qui est et ce qui arrive, à y voir des biens et non des maux. Il demande qu’on accueille les réalités et les événements au lieu d’essayer de leur échapper. LE SALUT COMME TRANSFORMATION
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• LE SALUT
Dans le premier cas, le salut consiste à se détacher et à s’évader du monde par les divers moyens qu’offre la religion. Dans le second cas, le salut consiste à s’adapter au monde, à s’accorder avec lui. Même si ces deux courants s’expriment aussi dans la Bible, le message évangélique s’en distingue profondément. Il ne juge le monde ni totalement bon ni irrémédiablement mauvais. Il annonce que Dieu intervient et agit pour le transformer. Dieu, proclament le prophète Ésaïe et le livre de l’Apocalypse, « fait toutes choses nouvelles ». Au lieu d’une logique figée et statique, pour laquelle d’un côté il y a le bien et de l’autre le mal, s’exprime dans ces textes une vision dynamique pour laquelle les choses et les êtres changent. Dieu travaille dans le monde pour le faire avancer. Il lutte pour le modifier. Il œuvre en nous et autour de nous afin de faire surgir une nouvelle création et de nouvelles créatures. Ce message implique que ce monde, dans son état actuel, ne reflète pas fidèlement la volonté divine. La présence et la puissance du mal que nous constatons en nous et autour de nous font qu’il a besoin et que nous avons besoin d’être transformés. La foi chrétienne ne nous demande pas de l’accepter tel qu’il est, comme le demande le deuxième courant. Il n’est pourtant pas question de le mépriser, de le condamner ou de s’en désintéresser, comme le préconise le premier courant. Car il y a aussi du bon en lui. Dieu, qui l’a créé, ne le rejette pas, bien qu’il ne corresponde pas à ses vœux ou à ses intentions et qu’il ne respecte pas ses volontés. En christ, Dieu vient vers le monde. Il le prend en main pour le renouveler, le remodeler et le conduire au salut.
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Si Dieu aime le monde et accepte les humains tels qu’ils sont, il le fait pour qu’ils deviennent autres, pour en faire une réalité différente et des êtres changés. Le salut biblique n’est ni évasion ni soumission. Il ne consiste pas à se réfugier dans une autre sphère ni à se résigner au monde tel qu’il est. Il est une dynamique du changement personnel, social, cosmique, à laquelle la foi nous invite à participer activement. PASSÉ, PRÉSENT ET AVENIR
Dans les discours et écrits chrétiens, on peut repérer trois manières de situer le salut dans le temps. Il y a d’abord ceux pour qui il a été accompli dans le passé. Il nous a été accordé, il y a bien longtemps. Au XVI e siècle, le Réformateur de Strasbourg, Martin Bucer écrit : « Le croyant n’a pas à se tracasser pour son salut individuel, car il sait bien que le Dieu éternel et paternel a depuis longtemps fait le nécessaire. » Au XIX e siècle, le pasteur genevois César Malan déclare : « C’est offenser Dieu que de le prier pour un salut qu’il nous affirme avoir déjà accompli. » Le salut appartient à l’histoire ancienne. L’évangile, en annonçant que le christ l’a accompli, nous oriente vers une autre question : celle du Royaume de Dieu, c’est-à-dire de la souveraineté de Dieu dans notre vie et dans notre monde, celle de son règne à établir ou à rendre visible. D’autres localisent plutôt le salut dans le présent. Ils citent ces phrases du Nouveau Testament : « Aujourd’hui un sauveur vous est né » ; « Maintenant, le salut entre dans cette maison ». Ils soulignent l’importance de l’actualité ; ce qu’on est en train de vivre est décisif. Le temps de Dieu, le temps où j’ai à accueillir son salut, à le laisser entrer dans mon existence pour la transformer ne se situe ni hier ni demain, mais « aujourd’hui » et « maintenant ». De même chaque matin dans le désert du Sinaï la manne tombe du ciel. Les Hébreux s’en nourrissent sans pouvoir l’emmagasiner. Quand le jour se lève, la manne, le salut, vient à nouveau sur des gens toujours aussi démunis. On ne vit pas de ce que Dieu a donné et fait hier, mais de ce qu’il donne et fait aujourd’hui. Enfin, une troisième manière de parler du salut utilise le futur. Le salut nous l’attendons, il n’est pas encore venu mais il ar rive. Il représente notre avenir. Souvent, on présente la vie sur terre comme une préparation au salut qui viendra à la fin de notre
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existence ou à la fin du monde. Il se situe au terme du chemin ; il vient récompenser le croyant, couronner une vie chrétienne et achever l’œuvre de Dieu. À mon sens, il faut associer ou combiner ces trois manières de comprendre et de situer le salut. Elles se complètent et chacune a besoin des deux autres. Le salut nous vient d’un passé ; nous l’avons reçu. Il transite par ce que nous vivons aujourd’hui ; il oriente, mobilise et anime notre vie actuelle. Il prépare un avenir et nous l’attendons. Il n’est pas un repos, mais une marche, une route, un dynamisme qui a commencé avant nous, qui se concrétise dans notre présent et qui nous oriente vers ce qui vient. • PENSER LA FOI •
• LE SALUT
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La première estime que notre prière obtient des résultats tangibles. Elle incite Dieu à intervenir. Rien certes ne l’y oblige ; il le fait par amour, par compassion, parce qu’il est sensible à la demande de ses fidèles. Il écoute chaque prière et décide de la suite à lui apporter. Il lui arrive d’y répondre en changeant le cours des choses, soit discrètement et invisiblement à travers des processus naturels, soit de manière extraordinaire par des miracles. La littérature pieuse abonde en récits, souvent naïfs, d’exaucements spectaculaires. Elle entend ainsi démontrer la sollicitude de Dieu pour les siens et établir l’efficacité de la prière dans la vie de tous les jours. L’expérience ne confirme guère cette conviction. Quantité de prières, et souvent les plus ferventes, ne sont pas exaucées. On parle de malades guéris grâce à la prière de leurs proches, mais combien sont morts pour qui on avait non moins ardemment et
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DIEU DONNE CE QU’ON LUI DEMANDE
Dès qu’on parle de la prière, la question de son exaucement se pose. Nos prières sont-elles entendues, ont-elles des conséquences effectives, changent-elles quelque chose au cours des événements ? Dieu en tient-il compte ? Dans l’Antiquité, qu’une divinité accorde ce qu’on lui demande prouve sa puissance et démontre aussi que le fidèle a fait le nécessaire pour gagner et mériter ses faveurs. La prière prend parfois, dans cette perspective, l’allure d’un marchandage. Dans le monde biblique, depuis Job jusqu’à Jésus, prédomine une confiance paradoxale en l’amour de Dieu, paradoxale en ce sens que cette confiance se manifeste alors même que les malheurs s’abattent sur le croyant et que sa situation ne s’améliore pas. On croit, on prie malgré ce qu’on constate, en dépit de ce qui arrive, avec la certitude ou l’espérance qu’on ne le fait pas en vain. Quel effet a la prière ? Quel exaucement reçoit-elle ? Sur ce point, on trouve dans le christianisme quatre grandes thèses.
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pieusement prié ? À ce manque de résultats constatables, les partisans de cette première thèse donnent une double explication. D’abord, disent-ils, Dieu ne nous exauce pas toujours comme nous l’avions souhaité et demandé. Sa réponse diffère de ce que nous avions pensé ou espéré. Il sait mieux que nous ce dont nous avons besoin et il agit en conséquence : il était préférable que ce malade disparaisse, que cet accident ait lieu. Ce que nous ressentons comme un malheur est, en réalité, un bienfait. Nous le verrions si nos connaissances n’étaient pas limitées. La prière a bien eu de l’effet, mais un effet autre que celui qu’on imaginait. Ensuite, font-ils remarquer, l’exaucement ne se produit pas toujours instantanément, ce que le théologien zurichois Emil Brunner illustre par une comparaison. Imaginez, écrit-il, un explorateur en perdition sur la banquise. Grâce à sa radio il émet un signal de détresse, autrement dit, une prière. À des milliers de kilomètres de là, on reçoit le signal et on déclenche une expédition de secours. Sur le moment même, la situation de l’explorateur ne change pas, il continue à souffrir et à courir des dangers, comme si personne n’avait capté son appel. Pourtant l’assistance est en route et finira par arriver. De la même manière, si nos prières ne sont pas exaucées immédiatement, elles le seront à la fin des temps. Dans une prédication publiée en traduction française en , un pasteur anglais de grand renom, Frederic-William Robertson expose les quatre grandes objections qu’on peut adresser à cette première thèse. Premièrement, dit-il, l’univers forme un ensemble complexe où tout se tient. Comment imaginer que Dieu en perturbe le fonctionnement pour faire plaisir à quelqu’un ? Un enfant, déclare-t-il, qui demande du beau temps pour sa promenade du lendemain, « n’exige rien moins qu’un bouleversement général de l’univers ». Deuxièmement, si Dieu changeait d’attitude et modifiait ses plans selon nos désirs, cela voudrait dire que sa volonté première était défectueuse et perfectible. Troisièmement, cette conception de la prière aboutit à faire de la réussite matérielle le test de la foi. La religion éloignerait du croyant la misère, la maladie, le malheur et lui apporterait des avantages, conséquence que Robertson juge immorale et décourageante. Comment admettre que des gains financiers récompensent la foi ou que la confiance en Dieu dispense des mesures de sécurité dans une maison de retraite ?
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• QUI EXAUCE QUI
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Selon Robertson, la prière ne modifie pas le cours des choses ; elle transforme le cœur de l’homme. Il propose une deuxième thèse : ma prière est exaucée quand j’arrive en toute sincérité, du plus profond de mon âme, à faire miennes les paroles de Jésus à Gethsémané : « Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux ». Le calvinisme va dans ce sens. Le Réformateur de Genève insiste beaucoup sur la souveraineté de Dieu. Les êtres et les événements du monde ne sauraient ni affecter sa gloire ni modifier ses desseins. Dans son éternelle sagesse, il a arrêté ses plans avant même la création du monde et ils se déroulent confor mément à son immuable volonté. Rien ne peut l’amener à les réviser. Alors pourquoi prier ? Pour obéir à Dieu qui nous ordonne de le faire, répond Calvin, non pas « à cause de lui, mais en regard de nous. L’utilité de la prière nous revient à nous-mêmes ». Dieu n’a nul besoin de notre prière ; par contre, le croyant ne peut pas s’en dispenser. Elle nourrit et fortifie sa foi ; elle le change.Voilà son effet et sa raison d’être. Par contre, supposer que la prière pourrait influencer l’action de Dieu relève de ce que le néocalviniste Auguste Lecerf, appelle un « anthropomorphisme illégitime ». S’ensuit-il que la demande ne reçoit jamais d’exaucement objectif, que les événements ne viennent pas lui apporter une réponse ? On ne peut pas l’affirmer aussi brutalement. En effet, Dieu nous
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LA PRIÈRE CHANGE CELUI QUI LA PRATIQUE
Enfin, souligne Robertson, n’oublions pas que Dieu n’a pas exaucé Jésus quand, à Gethsémané, il demande que la croix lui soit épargnée ; à plus forte raison, il n’exauce pas automatiquement nos demandes. Croire que la prière change les choses traduit l’égocentrisme illusoire de celui qui se met au centre du monde. Prendre Dieu pour une fée agissant à coups de baguette magique relève d’une spiritualité superstitieuse. Le pasteur Bersier, également fort connu, répondit à Robertson par une autre prédication où il reprend point par point les arguments de l’Anglais, dans une réfutation plus émouvante que vraiment convaincante. Bersier estime que nous avons avec Dieu une relation analogue à celle entre deux personnes qui s’influencent mutuellement. Il redoute que l’abandon de cette manière de comprendre la prière, avec son aspect affectif et émotionnel, favorise une conception abstraite de Dieu et masque la relation filiale que le croyant entretient avec lui.
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inspire de prier pour ce qu’il a décidé de nous accorder. Le Hollandais Hermann Bavinck écrit : « Quand Dieu a décrété de donner la pluie dans la sécheresse, il a, en même temps, prédéter miné que son peuple l’en supplierait et qu’il lui accorderait la pluie comme exaucement à sa prière. » On rejoint une des oraisons du Missel romain qui demande à Dieu de susciter la prière en ces termes : « Pour leur accorder ce qu’ils désirent, faisleur demander ce qu’il te plaît ». Jean-Jacques Rousseau défend une position voisine. Citoyen de Genève, la pensée calviniste l’a plus influencé qu’on ne le pense en général. Dans son roman Émile, le vicaire savoyard, un prêtre non conformiste, porte-parole de la religion telle que la comprend Rousseau, déclare : « Je m’exerce aux sublimes contemplations, je médite sur l’ordre de l’Univers […] pour l’admirer sans cesse, pour admirer le sage auteur qui s’y fait sentir. Je converse avec lui […] je m’attendris à ses bienfaits, je le bénis de ses dons, mais je ne le prie pas […] Que lui demanderai-je ? Qu’il changeât pour moi le cours des choses, qu’il fit des miracles en ma faveur ? » Selon lui, une telle prière serait impie. Dieu nous donne dans la nature et dans notre âme tout ce qu’il nous faut ; il ne dépend que de nous, et pas de lui, d’en faire un bon usage. Prier ne sert donc à rien et laisse entendre que Dieu n’aurait pas pourvu à tout. Le vicaire savoyard a une relation personnelle et vivante avec Dieu, il « converse avec lui », mais cette relation exclut la prière comprise comme demande. Dans un autre livre de Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Julie l’héroïne prie, ce qui étonne son mari monsieur de Wolmar et choque Saint-Preux son amoureux. Saint-Preux, comme le vicaire savoyard, estime que Dieu nous ayant donné le nécessaire, il n’y a rien à lui demander. La prière risque de prendre du temps et de gaspiller une énergie qui seraient mieux employés aux tâches quotidiennes. Il craint que Julie se laisse aller au quiétisme et au piétisme. Julie lui répond que la prière représente pour elle une « récréation », un plaisir tout à fait innocent, qui n’empiète jamais sur ses « occupations ». Elle donne une priorité absolue à ses devoirs envers les autres et à ses obligations de maîtresse de maison. Elle a cependant besoin aussi de détente et la prière lui permet de se retrouver, d’être elle-même, de vivre plus sereinement. M. de Wolmar constate, en effet, que la prière a une action positive sur sa femme ; elle la rend plus douce, plus
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Karl Barth a exposé et défendu une troisième thèse. Il considère que l’acte ou le fait même de prier constitue en lui-même l’exaucement : la prière apporte ou porte en elle-même ce qu’elle demande. Barth a une conscience aiguë de la distance qui sépare les êtres humains de Dieu. Elle lui paraît infranchissable, en tout cas de notre côté. En fait, un double abîme nous sépare de Dieu. Le premier tient à la différence entre le Créateur et les créatures. Nous sommes des êtres petits, minuscules, faibles, des vermisseaux enfermés dans d’étroites limites, ce qui met l’infinité et la majesté divines hors de notre portée. Un deuxième abîme creuse
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LA PRIÈRE EST EXAUCEMENT
patiente et plus aimable, ce qu’il apprécie. Du coup, cet athée juge positif, voire agréable pour la vie familiale que sa femme prie. Il voit dans la prière une sorte de médicament psychologique ; elle est, dit-il, « un opium pour l’âme » ; elle égaie et soutient quand on en prend un peu ; une trop forte dose endort, rend furieux ou tue. Comme pour l’aspirine, notre équivalent de l’opium, on peut faire un usage modéré et raisonnable de la prière. Saint-Preux le lui concède, en précisant toutefois que dans la prière, Dieu ne change pas les choses, il ne nous change pas non plus ; nous nous changeons nous-mêmes en nous élevant à lui. En priant, l’être humain travaille sur lui-même et se donne à lui-même ce dont il a besoin. Pour Calvin comme pour Rousseau, la véritable religion reçoit le don de Dieu, vit dans l’obéissance à sa volonté et dans l’émerveillement pour ce qu’il fait. La superstition veut utiliser Dieu, le mettre au service de nos désirs et de nos volontés, remplacer la soumission par des revendications. La véritable prière agit sur le croyant ; elle n’a aucun effet sur Dieu et sur le monde. Dans sa réponse à Robertson, Bersier proteste contre cette conception de la prière qui la réduit à « un exercice spirituel ». La prière devient alors une illusion peut-être bénéfique, mais en tout cas mensongère et destructrice pour la foi. « Il s’agit ici, dit-il, de l’essence de notre vie religieuse ». On pourrait lui rétorquer qu’une conception superstitieuse de la prière menace et dénature tout autant la foi. Quand on la pratique pour obtenir ce qu’on désire, on traite Dieu comme un grand sorcier dont on essaie d’obtenir les faveurs.
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plus profondément et plus gravement le fossé. Nos péchés, nos fautes, notre orgueil ne peuvent que faire horreur à Dieu. Notre culpabilité nous rend indignes de lui et nous coupe radicalement de sa sainteté. Si Dieu n’avait pas décidé malgré tout, en dépit de ce que nous sommes, de venir vers nous, de nous rencontrer et de nous sauver en Jésus le christ, nous serions totalement incapables de nous adresser à lui et de le prier. Nous serions seuls, abandonnés à nous-mêmes, plongés dans une insuffisance et une misère irrémédiables. En entrant en relation avec nous, Dieu rend possible la prière. Sa révélation la conditionne et elle découle de la grâce qu’il nous accorde. Parce que le premier il nous a parlé, à notre tour nous pouvons lui parler. Parce qu’il a pris l’initiative de venir vers nous, désormais nous avons la capacité de nous tourner vers lui. En quelque sorte, l’exaucement précède la prière. Le fait même de prier Dieu, de l’appeler « notre Père » implique qu’il nous a déjà entendus. Avant même que nous l’appelions, il se trouve là. Il a rétabli notre communication avec lui. Le « tout autre », différent et lointain, sans relation avec nous se fait « Emmanuel », compagnon, allié ; il ne veut pas être sans nous ou contre nous, mais avec nous. La prière en témoigne ; elle découle de ce que le croyant a reçu au préalable. Nous demandons à Dieu ce qu’il nous a déjà donné ou ce qu’il nous donne au moment même où nous prions, à savoir sa présence et son salut. Karl Barth n’écarte cependant pas les prières qui demandent quelque chose de particulier et de précis. Il souligne que le Notre Père est une suite de demandes. « Celui qui prie réellement, écrit-il, va vers Dieu et lui parle parce qu’il cherche quelque chose auprès de lui, parce qu’il en attend et espère un bien qu’il ne peut pas obtenir d’un autre. » Il y aurait de l’angélisme à imaginer une prière entièrement désintéressée. Nous sommes des êtres de chair et de sang, de désirs et de souffrances, de passions et d’angoisses, de joies et de pleurs. Une prière qui éliminerait tout cela ne serait pas vraiment humaine. À vouloir trop la purifier on la rend exsangue, désincarnée et vide. N’ayons pas peur de la charger de nos souhaits, de nos espoirs et de nos craintes. Ces requêtes n’ont rien d’illégitime puisqu’en Jésus le christ, Dieu nous accepte tel que nous sommes. Nous pouvons lui adresser nos demandes en toute confiance, parce qu’en Jésus le
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christ, il a décidé de les écouter et de se laisser influencer par elles. Il ne change pas ses plans ni ses desseins, mais, parce qu’il le veut bien, il tient compte de ce que nous lui disons. Il ne nous est pas interdit d’attendre un exaucement sur un point particulier, tout en ayant conscience que nous avons déjà tout obtenu ou, plus exactement, que tout nous a déjà été donné. Pour cette troisième thèse, la relation avec Dieu qui se noue dans la prière représente le plus grand des exaucements. À son amour, à sa sollicitude, répondent notre confiance et notre obéissance. Les demandes précises ne disparaissent pas, elles demeurent, il les entend et en tient compte, mais elles passent au second plan. LA PRIÈRE EXAUCE DIEU
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La quatrième thèse renverse ou retourne les termes dans lesquels généralement on pose le problème. Elle estime, en effet, que dans la prière Dieu n’est pas celui qui exauce, mais celui qui est exaucé, non pas celui qui nous écoute, mais celui qui nous parle, non pas celui à qui nous demandons quelque chose, mais celui qui nous sollicite. Selon une parole de l’Apocalypse, il se tient à la porte, à la porte de notre cœur, de notre vie et de notre monde, et il frappe ; il veut pénétrer dans notre existence. Quand nous prions, nous entendons sa voix, nous répondons à son appel, nous lui ouvrons la porte et nous le faisons entrer. Wilfred Monod a soutenu et développé cette thèse, qu’on rencontre aussi, sous une forme différente, dans la théologie américaine du Process. Selon Monod, contrairement à ce que pensent les calvinistes, la souveraineté et la toute-puissance ne caractérisent pas le Dieu biblique. Il ne ressemble pas à un monarque absolu qui impose ou pourrait imposer sa volonté souveraine au monde. Il apparaît démuni, incapable de se faire respecter, continuellement bafoué. Il va d’échec en échec. Il crée Adam et Ève, Caïn et Abel qui, immédiatement, lui désobéissent. Il se choisit un peuple, celui d’Israël, qui ne cesse de se révolter contre lui et de se détourner de lui. Il envoie son fils Jésus que les hommes arrêtent, condamnent et crucifient. Il suscite une église qui défigure et trahit l’évangile par ses comportements. Sur cette terre, y compris parmi les croyants, le diable règne, il a vaincu Dieu. Mais, objectera-t-on, peut-on croire en un Dieu vaincu, le servir et l’adorer ? Oui, répond Monod, si Dieu était autre, ce serait impossible. « Ce Dieu vaincu, écrit-il, est celui qui parle à mon
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cœur. Je ne pourrais pas adorer une divinité qui serait responsable du monde actuel. » Que penser, en effet, d’un Dieu qui aurait la possibilité d’arrêter les catastrophes, les épidémies, les famines et les guerres et qui les laisserait aller leur cours ? Comment aimer un Dieu qui pourrait guérir la maladie mortelle d’un enfant et qui ne le ferait pas, parce qu’aucune prière ne le lui a demandé ? Ce Dieu omnipotent et omniscient serait aussi, déclare Monod, un Dieu « omnivore », un monstre épouvantable, sanglant et cruel. L’espoir et la confiance demeurent parce que Dieu ne se résigne pas, n’accepte pas sa défaite, ne consent pas à son impuissance et n’abandonne pas la partie. Il travaille et lutte pour transformer la réalité. Il s’efforce d’expulser les démons qui font le malheur de l’humanité et la mènent à sa perte. Il cherche à établir sur terre son règne de justice et d’amour. S’il ne gouverne pas aujourd’hui le monde, il s’emploie à le conquérir, entreprise pénible et laborieuse. Pour reprendre un mot célèbre, il a perdu une bataille mais pas la guerre, et il ne renonce pas à l’emporter. Dans ce combat de Dieu, qui tente de s’infiltrer dans le monde pour le transformer, la prière joue un rôle décisif. Elle est un des lieux ou des moyens de la venue de Dieu. On peut la comparer à une tête de pont à partir de laquelle il va agir, d’abord en transformant celui qui prie, en chassant de son cœur l’égoïsme et la haine, en y installant l’amour et le dévouement, ensuite en le mobilisant et en le mettant au travail pour changer les choses, en faisant de lui un ouvrier et un soldat de son Royaume. En priant, j’introduis Dieu dans ma vie et dans le monde ; je lui donne les outils et les armes dont il a besoin. Ce n’est pas lui qui m’exauce, c’est moi qui l’exauce, qui réponds positivement à sa prière, qui lui donne ce qu’il demande. QUELLE PRIÈRE ?
Ces quatre thèses montrent, une fois de plus, la diversité de la foi inspirée, suscitée et nourrie par la Bible. Il n’y a pas une mais plusieurs conceptions chrétiennes de la prière et de son exaucement. Je n’entends pas trancher entre elles ; il appartient au lecteur de choisir celle en laquelle il se reconnaît, sans condamner les autres. Je me contente, en conclusion, de deux remarques. D’abord, je trouve que souvent on exagère l’impor tance de la prière et qu’on lui donne une valeur excessive. Elle n’occupe
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qu’une place restreinte dans le Nouveau Testament. Il me paraît significatif que Jésus propose comme exemple et modèle à ses disciples une prière très brève, le « Notre Père », qui se dit en quelques secondes, ce qui fait contraste avec la redoutable longueur des prières juives de l’époque et de celles des liturgies chrétiennes. Ne nous sentons pas coupables de ne pas assez pratiquer la prière et n’en faisons pas une obligation pesante. Voyons-y plutôt une possibilité qui nous est offerte pour que nous en profitions. Ensuite, à mon sens, il s’agit dans la prière de s’ouvrir à la présence de Dieu en nous et dans notre monde, ce qui implique certes que nous mettions nos désirs, nos aspirations, nos requêtes devant lui, mais surtout que nous apprenions à discerner son appel et à lui répondre. L’idée que notre prière exauce Dieu en le faisant entrer dans notre existence me paraît avoir quelque chose de fondamentalement juste. Si Dieu agit dans la vie de tout homme, de celui qui prie comme de celui qui ne prie jamais, la prière rend plus sensible à sa présence, plus réceptif à son action. De même, si le soleil éclaire et réchauffe tous les humains, il y a des gens qui s’y exposent en allant bronzer sur les plages ; ils sont plus marqués et imprégnés que les autres par son rayonnement. Si je peux me permettre cette expression, comme il y a des bains de soleil agréables et utiles à la santé, à condition de ne pas en abuser, il y a aussi des « bains de Dieu » qu’on peut pratiquer, et ici je suis d’accord avec Rousseau, sans exagération. La prière nous expose à Dieu ; on s’y expose aussi par le culte, la lecture de la Bible et la méditation qui peuvent dans notre vie remplir la même fonction que la prière.Toutes ces activités spirituelles, à condition de ne pas devenir envahissantes, de rester équilibrées, contribuent à exaucer à la fois notre quête de sens et l’appel que Dieu nous adresse.
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Beaucoup de cultures donnent à l’eau une valeur symbolique forte et riche. On le constate en particulier sur le pourtour de la Méditerranée où on a un sens aigu de l’énigme de l’eau, tantôt rare (avec les périodes de sécheresse), tantôt surabondante (avec les pluies violentes et les déferlements torrentiels que connaissent ces régions). À la fois ordinaire et précieuse, banale et mystérieuse, canalisable et insaisissable, l’eau a dans la vie quotidienne des aspects et des usages multiples, que de nombreuses religions associent à des réalités et à des expériences spirituelles. Parmi les symboles attachés à l’eau, quatre se rencontrent fréquemment. 1. L’eau se boit. Elle désaltère l’être humain, étanche sa soif et lui permet de vivre. Sans elle, il est condamné à une mort atroce. Elle irrigue et arrose les terres qu’elle rend fécondes et productives. Elle symbolise la religion ou la grâce divine qui apporte à l’être humain ce dont il a fondamentalement besoin et envie. 2. L’eau nettoie. Elle rend propre ce qui était sale. On s’en sert pour
LE BAPTÊME
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L’ÉGLISE PRIMITIVE
Si le baptême et la cène sont des actes cultuels (on les célèbre au cours du culte), ils ont également un caractère culturel. Leur signification dépend étroitement des coutumes, des rites, des manières de penser et de vivre du monde ambiant. Ces rites ou cérémonies ne relèvent pas de l’intemporel, de l’absolu ou du transcendant. Ils sont éminemment relatifs, en ce sens qu’ils sont liés ou reliés à un environnement, à un contexte, à des circonstances qui les déterminent. Les qualifier de « relatifs » revient à dire qu’ils sont « incarnés ». Je vais souligner cet aspect en m’arrêtant d’abord sur l’église primitive, ensuite sur la Réforme ; dans les deux cas, j’examinerai séparément et successivement le baptême et la cène.
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laver et se laver. Elle enlève les taches et fait disparaître la crasse. Elle désinfecte et assainit. Elle symbolise le pardon des souillures morales et spirituelles qui affectent les êtres humains. Elle évoque la miséricorde de Dieu qui efface leur culpabilité et les purifie. 3 On se baigne dans l’eau des rivières, des lacs ou de la mer. On y plonge, on s’y immerge ; puis, on en sort, on en émerge. La plongée, parce qu’elle fait disparaître et resurgir, symbolise le passage d’une situation ancienne à un état nouveau, elle représente une mort et une résurrection. 4. L’eau court et coule. Sa fluidité la rend insaisissable. Elle mouille nos mains, sans que nous puissions la tenir ou la retenir entre nos doigts. Elle nous touche et nous échappe.Aussi, souvent symboliset-elle l’Esprit qui nous atteint, que nous sentons ou percevons sans pouvoir l’arrêter ni l’enfermer. Ces quatre symbolismes se trouvent dans la Bible et aussi ailleurs. Il serait probablement exagéré de les considérer comme universels ; ils sont en tout cas largement répandus, d’où quantité de cérémonies de baptêmes célébrées dans des régions, des cultures et des religions très différentes. Jésus n’a pas inventé le baptême. Il a repris à son compte une institution largement répandue. Il a détourné à son profit un rite existant. On a d’ailleurs de bonnes raisons de se demander si ce n’est pas l’église primitive plutôt que Jésus lui-même qui a adopté le baptême. L’Évangile de Jean précise que Jésus ne baptisait pas et les mentions du baptême placées dans sa bouche ont de fortes chances d’être des rajouts plutôt que des paroles authentiques. Si on a fait postérieurement du baptême le signe, voire la condition de l’appartenance à la communauté chrétienne, le groupe qui entourait et suivait Jésus semble avoir symbolisé son unité plutôt par le repas pris en commun, ce qui suggère une différence considérable de climat : le baptême renvoie à la pénitence (l’exemple de Jean-Baptiste le montre), alors que le repas évoque plutôt la joie. Des historiens récents supposent que le baptême chrétien est né d’un compromis post-pascal entre les disciples de Jean-Baptiste et ceux de Jésus : ceux de Jésus ont accepté le baptême, rite fondamental pour Jean-Baptiste, et ceux de Jean-Baptiste ont accepté que ce baptême soit administré au nom de Jésus, ce qui a permis la fusion partielle des deux groupes. Le christianisme n’a pas instauré le baptême et le baptême ne lui
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• LES SACREMENTS, ACTES CULTURELS
appartient pas en propre. Il existait avant lui et il existe en dehors de lui. La spécificité du christianisme ne consiste pas à baptiser, mais à baptiser au nom de Jésus-Christ (Ac , , et , ) ou au nom du Seigneur Jésus (Ac , et , ). D’après les spécialistes, ces deux formules baptismales sont plus anciennes que celle de Matthieu (à savoir « au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit »). Je regrette que les églises utilisent seulement celle de Matthieu et n’emploient pas également celles attestées par les Actes. Pourquoi unifier là où le Nouveau Testament diversifie ? Cela revient à nous appauvrir. De plus, dire « au nom de Jésus » a le mérite de mettre l’accent sur ce qui fait la spécificité du baptême chrétien que, semble-t-il, l’église primitive a souligné. La formule ternaire « le Père, le Fils, l’Esprit » aurait pu à la rigueur être utilisée par des juifs sans impliquer leur ralliement à Jésus. Elle n’est devenue inacceptable pour eux qu’après que les conciles de Nicée-Constantinople et de Chalcédoine lui aient donné une signification et une interprétation trinitaires qu’elle n’a pas dans le Nouveau Testament. En baptisant, l’église primitive reprend un symbolisme courant, celui de l’eau, et l’applique à la vie chrétienne. Dans bien des domaines, le christianisme a utilisé des rites ou des thèmes religieux pour dire ou pour concrétiser l’évangile. Il s’est servi des formes culturelles disponibles pour exprimer un contenu en partie nouveau et différent. Le baptême chrétien au I er siècle à la fois insère dans un monde religieux qui pratique ce type de cérémonies et marque une particularité puisqu’on baptise au nom de Jésus-Christ. Cette combinaison de ressemblance et de différence a aujourd’hui disparu. Il en résulte que nous ne faisons plus la même chose que l’église primitive, même si nous accomplissons des gestes identiques et prononçons des paroles semblables. Des chrétiens se sont indignés parce que naguère, dans certains pays communistes, et encore aujourd’hui dans quelques municipalités anticléricales, on pratique des « baptêmes laïcs ». Ne faudrait-il pas plutôt s’en réjouir ? Paradoxalement, s’ils se répandaient, ces baptêmes laïcs restitueraient au baptême chrétien quelque chose de son sens originel. Le Nouveau Testament a su utiliser un élément culturel pour en faire un instrument au service du christ. Il nous faudrait chercher à faire de même pour que le rite ait du sens, en tout cas aux yeux des gens de l’extérieur, mais aussi à ceux de nombreux fidèles.
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LA CÈNE PRIMITIVE
Pas plus que le baptême, le repas rituel n’est une originalité du christianisme. La cène du Nouveau Testament combine trois apports ou trois héritages. 1. Très probablement (on n’en a pas une certitude totale), la cène s’inscrit dans le prolongement du repas pascal juif, ce que suggèrent, à vrai dire assez discrètement, trois des cinq récits du Jeudi saint que contient le Nouveau Testament. Le repas pascal juif commémore la sortie d’Égypte. Si le Jeudi saint se situe bien dans ce cadre, il semble que Jésus ait apporté deux modifications au déroulement liturgique habituel de ce repas. Premièrement, au moment de rompre la galette qui, dans la liturgie juive représente et symbolise la substance du judaïsme, il déclare : « Ceci est mon corps », autrement dit, « J’incarne le judaïsme, ma personne est la vérité, la substance du judaïsme » (sous-entendu : « Ce n’est plus Moïse qui incarne la vérité du Dieu d’Israël, c’est moi »). Deuxièmement, au moment où dans la liturgie de ce repas, on raconte les événements de l’exode, Jésus parle de sa mort et de sa résurrection, remplaçant ainsi le passage juif (« pâque » veut dire passage) par le passage chrétien. Pour les juifs devenus chrétiens, la cène veut dire : « Désormais nous nous référons à Jésus et non plus à Moïse ; l’intervention décisive de Dieu dans la vie de l’humanité ne se situe plus pour nous dans la sortie d’Égypte et le don de la loi, mais dans la sortie du tombeau du christ et dans le don de la grâce. » La cène reprend un rite important du judaïsme. Elle y apporte une transformation sacrilège et blasphématoire pour le judaïsme orthodoxe. Un juif pieux présent dans la chambre haute le Jeudi saint aurait été aussi scandalisé par les propos et les gestes de Jésus que nous le serions aujourd’hui si un pasteur ou un prêtre célébrant la cène ou l’eucharistie disait : « Désormais ce n’est plus à Jésus qu’on se référera, mais à moi ». La cène chrétienne subvertit le repas pascal ; elle pirate le rite juif pour proclamer qu’une nouvelle Pâque se produit, supérieure à l’ancienne. Elle met Jésus à la place que le judaïsme attribuait à Moïse, ce prophète que le livre du Deutéronome déclare inégalable ou incomparable. La puissance significative des premières cènes leur vient de ce rapport, qui mélange révérence et iconoclasme, avec le culte et la culture de l’époque.
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2. La cène se rattache aussi aux repas rituels du paganisme, très
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répandus dans le monde grec. Presque chaque groupe religieux avait le sien. Dans les récits de ces agapes qui célébraient la fondation de confréries cultuelles ou l’anniversaire du décès de membres éminents, on relève les seuls parallèles connus avec la phrase : « Faites ceci en mémoire de moi ». Ce n’est probablement pas par hasard que cette phrase se trouve seulement dans l’Épître aux Corinthiens et l’Évangile de Luc qui s’adressent à des Grecs ou à des Juifs immergés en milieu hellénistique. Les chrétiens reprennent une cérémonie païenne existante et l’utilisent en supprimant la mention des fondateurs ou des personnages sacrés de la confrérie et en lui substituant une référence à Jésus. Jésus ne s’ajoute pas à eux mais les remplace. L’opposition qu’établit Paul entre la coupe et la table des démons et celles du Seigneur, entre lesquelles il faut choisir, s’explique probablement dans cette perspective ( Co , et ). 3. Enfin, la cène chrétienne rappelle et continue la « communauté de table » de Jésus avec ses disciples. On a beaucoup insisté depuis une vingtaine d’années sur ce point, qui établit un lien étroit entre la cène et la vie du groupe qui entoure et accompagne Jésus avant Pâques. Que les repas pris en commun aient été des temps forts paraît hautement probable. Par contre, on a de la peine à déterminer la nature de ces repas. Étaient-ils fortement ritualisés ou non ? Avaient-ils un aspect de célébration liturgique ? Ils comportaient en tout cas la formule de bénédiction, la rupture et le partage du pain. Toutefois, on ignore si ce rituel, fréquemment attesté dans le judaïsme, distinguait certains repas et leur donnait un caractère particulier, ou s’il était systématique, banal et accompagnait tous les repas. Chaque fois qu’on rencontre dans le Nouveau Testament la formule, « Il prit du pain et, après avoir rendu grâces, il le rompit et le leur donna », il n’est pas sûr qu’il s’agisse d’une célébration sacramentelle. Ce n’est certainement pas le cas dans Actes , . Ces trois apports se retrouvent dans les thèmes développés ensuite à propos de la cène. Dans la ligne du repas pascal, on y voit le rappel de la mort de Jésus. Dans la ligne des repas rituels du monde grec, on insiste sur la présence actuelle de Jésus. Enfin, dans la ligne des repas avec les disciples, on met l’accent sur son aspect communautaire.
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Les deux premiers aspects sont désuets, en ce sens qu’ils n’entretiennent plus aucun rapport avec notre culture. Nous ne les comprenons plus spontanément ; il faut qu’on nous les explique. La discussion ecclésiale sur « Ceci est mon corps » le manifeste. Elle tombe dans ce qu’à proprement parler on doit appeler un contresens (un retournement de sens). Si l’hypothèse que j’ai exposée est juste, en prononçant cette phrase, Jésus identifie sa personne avec le pain qui symbolise la vérité du judaïsme. À partir de ce pain, dont le sens est connu, il entend dissiper l’énigme de sa personne et faire savoir qui il est. Le christianisme postérieur inverse ce mouvement et, à partir de la personne de Jésus, il qualifie le pain. Il va se demander non pas en quoi Jésus incarne la vérité du judaïsme mais comment le pain devient-il « corps du Christ » ? Est-ce matériellement et substantiellement, thèse catholique ? Est-ce représentativement et significativement, thèse réformée ? Parce qu’on se trouve dans un autre contexte culturel et cultuel que celui du I er siècle, on donne une autre portée ou une autre visée à la parole et au geste de Jésus. Seul le troisième aspect se transpose naturellement et facilement dans le cadre de la culture contemporaine où les repas de fête sont une pratique courante et où le fait de manger ensemble a du sens. LA RÉFORME
LE BAPTÊME
On sait que parmi les partisans et artisans de la Réforme, il n’y a pas accord sur le baptême. Je donne trois brèves indications sur les positions luthériennes, réformées et anabaptistes. 1. Luther a un tempérament et des comportements très traditionalistes. Il n’accepte des modifications que lorsqu’il ne peut pas faire autrement. Il freine, voire désavoue les innovations, même timides, que cer tains de ses amis voudraient introduire. Pour le baptême, il conserve les coutumes et pratiques existantes, sans rien y changer. Une particularité cependant à signaler : l’absence presque complète de l’église dans les pages du Grand et du Petit catéchisme de qui traitent du baptême. Pour Luther, le baptême se passe entre Dieu et le baptisé ; il est un acte de Dieu qui atteste au baptisé la grâce divine. L’accent porte presque exclusivement sur le
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salut personnel de celui qui le reçoit. On n’insiste pas sur son admission dans la communauté ecclésiale. Compris ainsi, le baptême est intime et cultuel, tourné vers l’intérieur et non vers l’extérieur. Il relève de la piété privée plus que de la vie ecclésiale. 2. Il en va autrement chez les réformés. Dans les cantons de Zurich, de Bâle et de Berne, quand les villes et les villages deviennent protestants, les réformés héritent des églises (des édifices) précédemment catholiques. Ils les modifient. L’un des premiers changements qu’ils opèrent concerne le baptistère. Ils l’enlèvent du seuil ou de l’entrée de l’église, où il se trouvait en général, pour le mettre soit au centre soit au fond (dans le chœur). Ce déplacement marque symboliquement et tangiblement une rupture. Il souligne que la célébration du baptême n’introduit pas dans l’église, n’y fait pas pénétrer. Le baptême reçoit ou accueille quelqu’un qui y est déjà entré. Alors qu’il n’a pas encore été aspergé d’eau au nom de Jésus-Christ, le futur baptisé fait partie de l’église, il en est membre par la grâce de Dieu. Le baptême exprime, manifeste publiquement une appartenance qui lui est antérieure. Il prend acte et témoigne de ce qui s’est passé avant qu’il ne soit administré, un peu comme l’inscription à l’état civil enregistre et officialise une naissance ou un décès qui l’ont précédée. « Par le baptême, écrit Zwingli, l’église reçoit publiquement celui qui y a été reçu auparavant par la grâce. » Aussi, pour les réformés, on peut faire partie de l’église sans être baptisé. Toutefois, on juge anormal qu’un membre de l’église ne reçoive pas le baptême, c’est-à-dire ne témoigne pas ouvertement et publiquement de son appartenance à Jésus-Christ. Le déplacement du baptistère exprime cultuellement et culturellement un changement théologique. 3. À la différence des catholiques, des luthériens et des réformés, les anabaptistes ne veulent pas baptiser les bébés. Ils réservent le baptême à des adultes qui remplissent un certain nombre de conditions. Leur position s’appuie sur une argumentation à la fois et indissociablement religieuse et culturelle. D’abord, elle concrétise le rejet de la confusion ou de la collusion entre l’église et la société. Les anabaptistes récusent l’idée ou l’idéal de la cité chrétienne qu’au XVI e siècle catholiques, luthériens et réformés ont en commun. L’église n’est pas un peuple
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dont on fait partie naturellement par naissance ou par filiation. On devient membre de l’église par un choix et un engagement qui distinguent et marginalisent par rapport à la société globale. Le baptême signifie la rupture avec le monde et non l’entrée dans le monde. Ensuite, les anabaptistes rompent avec les catégories qu’on nomme aujourd’hui communautariennes pour mettre en avant la singularité de chacun. Ils estiment que la personne n’est pas déterminée par son appartenance à un peuple, à un groupe, à une famille, mais par ses décisions propres, par ses choix individuels. Chacun forge lui-même son identité et ne la reçoit pas de ce qui l’a précédé ou de ceux qui l’entourent. Pour les luthériens et les réformés, Dieu manifeste sa grâce en faisant naître un bébé dans une famille croyante. La foi des parents enveloppe ou inclut celle des enfants. Au contraire, aux yeux des anabaptistes, la foi relève toujours de l’individu. La grâce de Dieu, sélective et non collective, concerne des personnes isolées et non les communautés dont elles font partie. D’une part, les anabaptistes esquissent une conception laïque de la société qui exclut une religion publique et, d’autre part, ils insistent sur la personne et non sur le groupe. Ils font ici figure de précurseurs. Ils amorcent le grand tour nant de la culture européenne qui met fin à l’état de chrétienté et fait émerger les valeurs de la modernité. Aujourd’hui, dans le contexte culturel du monde contemporain, le refus du baptême des bébés a perdu la force et la puissance contestataires qu’il avait au XVI e siècle. Sa signification, y compris théologique et spirituelle, a changé. La même pratique religieuse, ou la même absence de pratique, n’a plus du tout la même portée, parce que nous ne vivons plus dans la culture de la fin du Moyen Âge. Ce qui confirme que le sacrement se situe à la charnière du culturel et du cultuel, et que le sens qu’il prend dépend étroitement du contexte. LA CÈNE
Le luthéranisme modifie en partie – au fond assez peu – le discours théologique et ecclésial dominant sur la cène. Par contre, il ne touche pratiquement pas à sa célébration. Les anabaptistes, en particulier Hubmaier, reprochent assez justement à Luther de croire qu’il suffit de changer la prédication et de ne pas voir que, si tout le reste demeure identique, la vieille religion persiste quoique le prédicateur puisse dire. Aux yeux des anabaptistes, le
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luthéranisme reste très catholique et n’opère qu’une demiréforme. Effectivement, la continuité liturgique a masqué aux fidèles les différences théologiques introduites. Elles n’ont pas eu grand impact sur eux ; ils ne les ont pas clairement ni fortement perçues. Chez les réformés, trois séries de changements spectaculaires par rapport aux habitudes antérieures empêchent de confondre la cène réformée avec le sacrement catholique ou luthérien. Premièrement, on supprime l’autel et on installe une table au milieu de la nef, au centre de l’assemblée et non pas dans un chœur surélevé. Encore aujourd’hui dans beaucoup de temples du canton de Zurich, la table de communion (souvent octogonale pour qu’on ne puisse pas la confondre avec un autel) se trouve au milieu de l’allée centrale, au croisement avec une allée latérale, assez loin de la chaire et jamais juchée sur une estrade. On indique ainsi que la cène est l’affaire des fidèles. Selon le principe du sacerdoce universel, ce sont eux qui la célèbrent. L’officiant est seulement le représentant de l’assemblée. Il n’a pas de privilège ou de prérogative dans la célébration. Au XVII e siècle, Milton, proche des puritains, reprochera aux anglicans de faire de la table de communion une « table de séparation », en la mettant dans le chœur derrière des grilles. Si la table de communion a une place bien marquée, mais non dominante, par contre on met la chaire en hauteur et on oriente les bancs des fidèles vers elle, ce qui indique bien que l’essentiel du culte réside dans la prédication, non dans le sacrement qui lui est subordonné. La différence avec le catholicisme et le luthéranisme s’inscrit dans la disposition même des lieux. Deuxièmement, plus souvent, semble-t-il, en Hollande qu’en Suisse, les fidèles communient assis, autour de la table (par tablées successives, si nécessaire). À Zurich, on utilise des coupes et des plats de bois, autrement dit, la vaisselle domestique alors la plus commune. On distribue du pain courant, celui qu’on mange tous les jours, le « pain quotidien », qui a du goût, dont on prend une grosse bouchée et qu’on mastique énergiquement, alors que les oublies (oblata) ou hosties sont insipides et qu’on les avale d’un coup. On verse le même vin que celui qu’on sert habituellement et on en boit une bonne gorgée. À la différence des catholiques et des luthériens qui sacralisent la cène, les réformés essaient de la rapprocher le plus possible de ce
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qui se passe dans la vie ordinaire. Ils mettent l’accent sur la convivialité avec le christ et entre frères dans la foi. Il ne s’agit pas tant de célébrer un mystère extraordinaire que de signifier la présence du christ dans la vie quotidienne et de rappeler qu’il participe à chacun de nos repas. Nos occupations les plus banales ne nous éloignent pas de lui. Sa proximité est constante. La cène ainsi célébrée renvoie plus aux repas communautaires de Jésus et de ses disciples qu’à un rituel sacrificiel. En troisième lieu, on célèbre la cène quatre fois par an, et non chaque dimanche (Calvin a essayé d’introduire une célébration hebdomadaire à Genève, mais n’a pas été suivi ; occasion de rappeler que réformé et calviniste ne sont pas des termes synonymes). Cette relative rareté a deux motifs. D’abord, elle souligne qu’au centre ou au cœur du culte, il y a la lecture de la Bible et la prédication, et non le sacrement. Un culte sans cène est aussi complet qu’un culte avec cène. Ensuite, cette fréquence trimestrielle permet de faire de la célébration de la cène un moment de fête, où tout le monde s’efforce de venir, où toute la paroisse se rassemble, de même que dans une famille la célébration d’un anniversaire donne l’occasion de se retrouver et de marquer dans un moment à part une unité et une affection mutuelles qu’on ne peut pas manifester tous les jours. Si on célébrait chaque semaine le jour de la naissance d’un de ses membres, ces célébrations deviendraient banales, ne mobiliseraient pas de la même manière ; elles perdraient de leur force symbolique et affective (la comparaison vient de Zwingli). Autrefois, en Suisse, en France, et encore aujourd’hui dans certaines paroisses réformées des Pays-Bas et d’Écosse, la table de communion n’est pas installée en permanence dans le lieu de culte ; on la dresse seulement quand on célèbre la cène, ce qui oblige à des aménagements (il faut changer la disposition des lieux) et met en valeur cet aspect d’une fête qui sort de l’ordinaire. Au départ, la cène réformée évoque la vie de tous les jours, l’existence quotidienne avec ses repas ordinaires et ses fêtes de famille. Elle souligne la présence du christ dans nos demeures et dans l’existence profane. Au fil des siècles, elle s’est considérablement ritualisée ; elle s’est rapprochée du cérémonial catholique et luthérien. Elle n’évoque plus guère aujourd’hui la convivialité, la commensalité, la fête familiale tellement soulignées par la première génération réformée. J’y vois une perte et,
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à mon sens, les réformés retrouveraient leur ligne propre, leur message originel, leur contribution spécifique à la communauté œcuménique, s’ils associaient la cène soit à des repas de paroisse soit à des apéritifs en fin de culte, en introduisant des éléments liturgiques dans ces moments conviviaux. QUESTIONS
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L’approche que je viens de faire des sacrements me semble soulever deux questions. 1. Dans les situations que j’ai évoquées, les sacrements ont un rôle d’interface. À la fois, ils s’enracinent dans les coutumes du monde ambiant, ils en dépendent, et ils marquent un écart. Ils font le pont entre la foi et la culture. Ils les mettent en relation en reprenant des rites courants, religieux ou non, et en y introduisant des écarts significatifs qui leur donnent du sens. Ce fonctionnement opère-t-il encore aujourd’hui ? Les sacrements n’étonnent plus personne et ne signifient pas non plus grandchose, parce que trop en décalage avec le quotidien. Ils ne sont plus, comme le voulaient les réformés, des prédications en acte. Il m’arrive de me demander si les contester n’est pas la seule manière de leur redonner sens. J’ai quelquefois le sentiment que dans ma paroisse je témoigne quand, par mécontentement ou protestation, je m’abstiens de prendre la cène (je le fais rarement et je suis assez connu pour qu’on le remarque) ; quand je la prends, je m’aligne, je me conforme, c’est tout. 2. Rappeler la dimension culturelle des sacrements devrait inciter à les démystifier ou à les démythifier. Je suis convaincu que les diverses confessions et spiritualités chrétiennes leur accordent une place excessive. Ce sont des instruments pour signifier l’évangile dans un contexte donné. On doit affirmer à leur propos ce que Jésus disait du sabbat : « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat ». Je réagis, pour ma part, contre la tendance à faire des sacrements un des sommets ou un des points culminants de la vie chrétienne. On a un souci exagéré de ne pas les avilir ni les dévaloriser, comme si en garantir la pureté et l’authenticité constituait une priorité. La priorité ce sont les êtres humains non les cérémonies.
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À mes yeux de réformé, les sacrements sont des instruments, des moyens, et non un but à atteindre ni l’aboutissement d’un cheminement spirituel parvenu sinon à la perfection, du moins à un niveau élevé de maturité. Calvin comparait le baptême et la cène aux béquilles qui aident un infirme à se déplacer : les béquilles n’ont de valeur que si elles soutiennent la marche ; de même, les sacrements n’ont de sens que s’ils aident la vie chrétienne. S’ils n’arrivent plus à le faire, ne faut-il pas les transformer ou chercher autre chose ? Je ne suggère nullement une spiritualité sans rites : l’être humain n’est ni un ange ni un pur esprit. Il a besoin de cérémonies et de symboles. Je m’interroge plutôt sur la bonne et la mauvaise utilisation de nos sacrements.
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Le grec ancien a un vocabulaire souvent beaucoup plus précis et plus riche que la plupart des langues contemporaines. En français, on dispose du seul mot « miracle », là où le grec en utilise trois (je néglige quelques termes annexes qui ne sont que des variantes de ceux que je retiens). On pourrait rendre le premier par « prodige », le second par « exploit » et le troisième par « signe ». 1. Par prodige (en grec terata, des choses monstrueuses ou spectaculaires), il faut entendre un événement qui nous frappe, nous surprend et suscite notre étonnement, parce qu’il ne correspond pas à ce dont nous avons l’habitude. Nous le percevons comme insolite, anormal ou extraordinaire. C’est, bien sûr, en fonction de ce que nous tenons pour normal, à partir de notre compréhension de la réalité et de son fonctionnement, que nous qualifions quelque chose de prodige. Nous paraît prodigieux ce qui n’entre pas dans nos expériences courantes, ce qui ne correspond pas à nos connaissances, à notre manière de penser et à notre conception du monde. Par conséquent, le prodigieux varie d’une époque ou d’un pays à l’autre. Ainsi, dans l’Antiquité, on s’étonnait et on s’effrayait d’une éclipse de soleil ; on y voyait quelque chose de surnaturel. Aujourd’hui nous savons quel mécanisme la produit ; nous y voyons un événement rare et intéressant, mais tout à fait naturel. Ce qui était prodige ne l’est plus, parce que le savoir, l’expérience et la culture ont changé. Autre exemple, pour un aborigène
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LES TROIS SENS DU MOT MIRACLE
Quand on parle de miracle, tout le monde croit comprendre du premier coup de quoi il s’agit. Pourtant, à l’examen, cette notion se révèle extraordinairement complexe et confuse, à tel point que lorsqu’on emploie ce mot, la plupart du temps on ne sait pas ce qu’on dit ni de quoi on parle. Je vais essayer de débrouiller un peu l’écheveau, d’abord en distinguant les différents sens du mot « miracle », ensuite en examinant la notion de « lois de la nature ».
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d’Australie qu’une piqûre ou un cachet puisse guérir une maladie apparaît prodigieux, alors que pour nous il s’agit d’une réaction chimique naturelle et nor male qui ne nous étonne pas. À l’inverse, nous trouverons prodigieux et troublant qu’une danse puisse provoquer la pluie ou qu’on puisse ensorceler quelqu’un, ce qui, pour l’aborigène australien, est normal ou naturel. Dernier exemple, dans un de ses livres, André Maurois rapporte une conversation savoureuse entre un Écossais et un Français au sujet d’un château hanté. Pour l’Écossais, avoir des fantômes chez soi est une expérience courante, naturelle, ennuyeuse (comme lorsque des cafards viennent se promener dans sa cuisine), elle n’a rien de très extraordinaire. Alors que le Français, plutôt sceptique, juge extravagant et impossible qu’on puisse croiser un soir un fantôme dans une maison. Ce qui paraît stupéfiant à l’un ne l’est pas pour l’autre parce qu’ils vivent dans des contextes différents. La notion de prodige n’est pas religieuse ni scientifique, mais culturelle. 2. Faute d’avoir trouvé mieux, j’ai rendu par « exploit » le deuxième mot grec, celui de dunamis. Dunamis (ou exploit) désigne des actes qui manifestent une puissance, c’est-à-dire une capacité et une force. Certains exploits, pas tous, sont en même temps des prodiges parce qu’ils sortent du commun et ont un caractère extraordinaire. D’autres au contraire appartiennent au banal et au quotidien. L’agriculteur qui cultive et gère bien sa propriété démontre sa capacité et son efficacité tout autant que le champion qui gagne une médaille d’or aux Jeux Olympiques. Quand un étudiant réussit à ses examens, quand un professeur publie un livre, ils manifestent leur dunamis, leur capacité. Ils accomplissent un exploit qui n’a rien d’un prodige. Selon la Bible, Dieu exerce sa puissance, sa dunamis, dans et sur le monde. Il accomplit des exploits, des « hauts faits » comme le dit l’Ancien ou premier Testament. Ils sont parfois spectaculaires et apparaissent comme des prodiges. Il arrive que Dieu agisse de manière tonitruante (ainsi au Sinaï quand il donne la loi à Moïse), qu’il procède par coups de théâtre et renversements de situation (ainsi durant l’exode). Les hauts faits de Dieu peuvent s’inscrire, à l’inverse, dans l’ordre habituel des choses et n’avoir rien de frappant : il assure jour après jour la vie du monde, il fait lever son soleil sur les bons et les méchants, il fait pleuvoir sur les justes et les injustes comme le précise l’Évangile de Matthieu
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• LES MIRACLES
(, ). Les Hébreux disent souvent que Dieu fixe et établit la frontière entre l’océan et la terre. La plage qui borne la mer n’est pas, à leurs yeux, un exploit moins grand que le prodige de la traversée de la Mer Rouge. 3. Le grec emploie un troisième mot, semeion, en français « signe ». Par signe, il faut entendre un événement qui prend pour moi un sens particulier, qui me touche personnellement, à travers lequel j’entends un message qui concerne mon existence. Quand Albert Schweitzer, en , lit un article sur la situation médicale au Congo, il y perçoit un appel à faire des études de médecine et à partir en Afrique. D’autres ont lu le même article, avec intérêt et compassion, ou avec indifférence et ennui, sans ressentir l’exigence d’une mobilisation. L’article n’a pas été pour eux un signe, comme il l’a été pour Schweitzer. Dans l’Évangile de Jean, les guérisons que Jésus accomplit sont pour certains de ceux qui y assistent des signes de Dieu qui les conduisent à la foi, alors que d’autres y voient des prodiges, des actes étonnants qui manifestent une puissance de guérison, mais ne les interpellent pas personnellement. Lorsque dans un événement nous discernons la présence, l’action et l’interpellation de Dieu, quand il véhicule un message qui nous éclaire sur le sens de notre existence, il constitue pour nous un signe. En traduisant chaque fois par « miracle » des termes différents, nos versions nous égarent. Quand on ne distingue pas entre ces diverses notions tout s’embrouille. Ainsi, ne confondons pas prodige et signe. Certes, il arrive qu’un prodige soit un signe. Dieu parle parfois à travers des choses extraordinaires. Il le fait aussi et souvent au moyen de réalités parfaitement banales (une prédication, une lecture, un concert, un geste amical qui me touchent). À l’inverse, un prodige peut m’étonner sans que j’y vois un message. Il y a une vingtaine d’années, à Francfort, au cours d’une réunion interreligieuse, des amis hindous ont fait sur moi une expérience de lévitation : par un geste analogue à celui d’une bénédiction, sans me toucher, ils m’ont soulevé de quelques centimètres de mon fauteuil. J’en suis encore stupéfait et je me demande ce qui s’est passé exactement. Ce prodige m’intrigue et m’étonne. Par contre, il n’a jamais eu pour moi une quelconque valeur spirituelle. Je n’y ai jamais perçu le moindre signe venant de Dieu. Il faut également faire une différence entre signe et exploit. Bien sûr, tout signe
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manifeste la puissance de Dieu. Toutefois, il y a des exploits, des actes de puissance de Dieu que j’ignore ou dans lesquels je ne perçois pas un message qui m’est adressé. Ils ne sont pas pour moi des signes. vous aux miracles ? » Je peux qualifier de miraculeuse une guérison, parce que je la trouve prodigieuse, ou parce que j’y vois l’action d’une puissance, ou parce que j’y perçois un signe qui m’est adressé. Dans ces trois cas (qui peuvent se combiner), il ne s’agit pas d’une qualité que posséderait en elle-même la guérison, mais d’une qualité que je lui confère. En la disant « miraculeuse », je ne caractérise pas la nature de la guérison ; j’indique la manière dont je la perçois, le sens que culturellement et existentiellement elle prend pour moi. Le miracle n’est pas une chose en soi, il est une relation entre un événement et une personne ou, plus exactement, il est le regard qu’elle porte sur un événement. LES LOIS DE LA NATURE
Quand ils définissent le miracle, la plupart des dictionnaires font intervenir une idée que je n’ai pas encore mentionnée : un miracle, disent-ils, est un événement contraire aux lois de la nature. Cette définition appelle trois remarques. 1. Dans un excellent article, Rudolf Bultmann note qu’appliquer cette conception du miracle à ceux que raconte le Nouveau Testament constitue, en partie, un anachronisme. En par tie, pas complètement. En effet, le monde antique a bien conscience que se manifeste un ordre ou une régularité dans la nature, et qu’il existe un cours habituel des choses. Par contre, la notion de « lois de la nature » ne lui est guère familière. On trouve bien quelque chose qui y ressemble chez quelques intellectuels et philosophes, ainsi chez les platoniciens. Platon mentionne « des lois de la nature ». Une maladie vient, dit-il, d’un dérèglement dans le corps des lois de la nature. Notons qu’ici, c’est la maladie, pas la guérison, qui va contre les lois de la nature et qui serait donc miraculeuse d’après la définition des dictionnaires. De leur côté, les stoïciens estiment que la nature obéit à un logos, c’est-à-dire à une logique. Il n’en demeure pas moins que dans l’Antiquité et au Moyen Âge, l’idée de lois de la nature, au sens où on l’entend aujourd’hui, demeure marginale. On vit dans ce que Max Weber appelle un univers « enchanté » (on pourrait dire « magique »).
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• LES MIRACLES
Pour l’homme de l’Antiquité, il y a des choses inhabituelles, des prodiges, qui l’étonnent. Par contre, il ne se réfère que peu et rarement à des « lois de la nature » que ces prodiges violeraient. À cet égard, les lecteurs modernes du Nouveau Testament sont victimes d’une illusion d’optique. Les contemporains voient bien dans les guérisons de Jésus des prodiges. Toutefois, selon eux, la plupart des hommes de Dieu en font autant ; on connaît des récits de guérisons, voire de résurrections, opérées par des rabbins ou par des personnages religieux païens. De même, dans le monde juif et dans le monde grec, circulent plusieurs récits de théogamies (des mariages entre un être divin et un être mortel) et de naissances virginales, même si les deux récits évangéliques de Noël s’en distinguent par des traits spécifiques. De tels événements, pour les hommes de l’Antiquité, sont certes rares et exceptionnels, mais ils ne leur paraissent pas hors normes, ils ne vont pas contre la règle. Ils ne violent pas l’ordre de la nature, au contraire ils s’y inscrivent. Ils relèvent de la puissance qu’a ordinairement, normalement, naturellement un homme de Dieu. En définissant le miracle comme ce qui contredit les lois de la nature, on applique donc aux textes du Nouveau Testament une catégorie qu’il ignore et qui ne lui convient pas. 2. La notion de lois de la nature se développe avec les progrès de la recherche scientifique. Le rationalisme positiviste lui a donné beaucoup d’importance. Il voit dans la loi une règle absolue qui gouverne tous les phénomènes. Il en fait un principe général auquel les faits obéissent nécessairement. Cette conception a été critiquée déjà par Hume au XVIII e siècle, puis au début de notre siècle par Bergson, de Broglie et, plus récemment, par quantité de savants et de philosophes. Ils soulignent que la loi exprime ou traduit l’observation et la connaissance des phénomènes que nous avons à un certain moment ; par contre, elle ne renvoie pas à un déterminisme qui les dépasserait et les commanderait. Quand on parle de loi dans ce domaine, dit le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande, il ne s’agit pas d’une « règle impérative antérieure aux faits qu’elle régit », mais d’une « formule générale, établie a posteriori par l’étude des faits ». À mesure que cette étude des faits avance, que les connaissances s’étendent et s’approfondissent, les lois se modifient. Elles n’ont rien d’immuable ni de définitif, elles expriment un certain état de nos connaissances. Il en résulte qu’aujour-
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d’hui, la notion de loi naturelle apparaît assez problématique : on lui donne une valeur limitée et relative. Les lois de la nature ne disent pas ce qui structure la réalité. Elles formulent ce que nous en percevons et connaissons. Elles ne disent pas ce qu’est la nature ; elles indiquent comment, à un moment donné du savoir, les humains la voient et la comprennent. Devant une guérison spectaculaire à Lourdes, par exemple, le médecin chargé de la vérification des miracles déclarera que, dans l’état actuel de la science médicale, il ne peut en proposer aucune explication. Par contre, il ne dira pas qu’elle contredit les lois de la nature. Il n’en sait rien. Pour reprendre les notions utilisées plus haut, il constate qu’il s’agit d’un prodige, autrement dit, de quelque chose qui étant donné notre niveau de connaissances étonne et paraît extraordinaire. Par contre, rien ne lui permet d’affirmer qu’il s’agit d’une intervention surnaturelle dans un processus naturel, parce que la rationalité scientifique ne saisit qu’une partie limitée du naturel. Le positivisme oublie le mot si juste et pénétrant d’Hamlet, dans la célèbre pièce de Shakespeare, qu’il y a infiniment plus de choses au ciel et sur terre que dans toute notre philosophie (la philosophie à cette époque comprend la science). Plus précisément, le positivisme égare en ce qu’il confond notre perception des choses avec les choses elles-mêmes. Le surprenant, l’inhabituel devient alors « contradiction aux lois de la nature », au lieu d’être un élément que la culture, à un moment donné, ne peut pas intégrer. Au rationalisme positiviste, des chrétiens, bien intentionnés et mal inspirés, ont opposé un rationalisme irrationaliste ou un rationalisme superstitieux qui propose la même conception du miracle que le positivisme, mais en affirmant qu’il s’en produit alors que le positivisme le nie. Le débat n’a pas grande portée, car il est lié aux catégories très contestables d’une philosophie particulière. 3. Il faut nuancer ce que je viens de dire. On a malgré tout de bonnes raisons pour estimer qu’il y a un ordre, une logique dans le monde, et donc des lois de la nature, même s’il va de soi que nous ne les connaissons que partiellement et approximativement. On peut même dire que la doctrine biblique de la création implique un monde structuré et cohérent, obéissant à des règles. D’une manière qui peut paraître étonnante et paradoxale, mais qui ne manque pas de pertinence, de nombreux philosophes et quelques théologiens en ont conclu que le miracle, s’il contredit
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• LES MIRACLES
Je résume mon propos en trois thèses. 1. Le mot français « miracle » correspond à trois termes grecs employés par le Nouveau Testament qui signifient le premier « prodige », le deuxième « exploit » ou « geste puissant », le troisième « signe ». Dans les trois cas, ces mots ne disent pas ce qu’est un événement en lui-même, mais ce qu’il représente ou ce qu’il signifie pour moi. 2. Même si dans le monde il y a un ordre, une régularité, que nous constatons et décrivons, nous ignorons beaucoup de choses de son fonctionnement et quantité de réalités nous échappent. Contredire les lois de la nature signifie contredire ce que nous savons de la nature, pas forcément ce qu’elle est. 3. Disons, par conséquent, qu’il y a des faits prodigieux que nous ne comprenons pas. Disons qu’il y a des actes qui manifestent la puissance de la vie ou celle de la médecine et que, derrière ces
• PENSER LA FOI •
CONCLUSION
les lois de la nature, ne peut être que démoniaque. En effet, le miracle ainsi compris détruit la logique de la création et destructure le cosmos en y introduisant du chaos. Il constitue donc une anti-création (puisque le récit de la création raconte le passage du chaos à un cosmos, c’est-à-dire à un monde ordonné et structuré). Si Dieu troublait l’ordre qu’il a établi, il détruirait de la main gauche son œuvre de la main droite. Un mythe biblique plein de sens raconte que le diable tente Jésus dans le désert en lui demandant de faire des prodiges. Jésus s’y refuse et se dérobe chaque fois qu’on lui en demande. Il donne cependant des signes, à profusion même. Par contre, il accomplit le moins possible de prodiges. Le philosophe juif Spinoza disait que si on pouvait constater de manière indubitable un seul miracle, ce serait la négation de Dieu (Dieu se niant et se détruisant luimême). Rousseau déclarait : « Enlevez les miracles de l’évangile, tout y deviendra divin. » Le miracle est donc à ses yeux antidivin. Dans les deux cas, il faut bien sûr comprendre miracle non pas au sens de prodige, d’exploit ou de signe, mais au sens d’événement contraire aux lois de la nature. On peut discuter ces affirmations de Spinoza et de Rousseau. Elles ont toutefois le mérite de montrer que la conception courante du miracle non seulement présente des faiblesses, mais qu’en outre elle conduit à des impasses.
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puissances ou en dehors d’elles, on peut discerner celle de Dieu. Disons qu’un événement peut être porteur de sens pour tel ou tel être humain et qu’il peut y voir un message que Dieu lui adresse. Disons, enfin, que la science ne saisit qu’une petite partie de la réalité. Tout cela est juste. Mais évitons de parler de « miracles » parce que ce mot veut dire tellement de choses différentes qu’il embrouille tout et qu’au lieu d’aider à y voir clair il plonge dans le brouillard.
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DES VALLÉES À LA PLAINE
• PENSER LA FOI •
En l’espace d’un demi-siècle, nos sociétés sont devenues largement pluriculturelles et plurireligieuses. Pour décrire ce changement, le théologien et philosophe anglais John Hick a utilisé une comparaison frappante. Imaginez, dit-il, de profondes vallées, séparées les unes des autres par de hautes chaînes de montagnes. Dans chaque vallée, un groupe humain chemine. Il vit des événements dont il garde le souvenir ; il raconte des histoires qui lui sont propres ; il a ses coutumes, ses rites, ses chants. S’il sait vaguement qu’il existe d’autres vallées avec des groupes différents, il ne les connaît pas vraiment. Telle a été longtemps la situation de l’humanité. Ses diverses cultures et religions n’avaient que peu de contacts les unes avec les autres. Or, voilà qu’aujourd’hui, après un long cheminement dans leurs vallées respectives, ces groupes arrivent dans la plaine où toutes les vallées débouchent. Ce qui les isolait n’existe plus et ils se retrouvent ensemble. Nous vivons depuis cinquante ans ce que Toynbee a appelé « l’annihilation de la distance », grâce à des relations et des communications de plus en plus nombreuses et rapides, et aussi à cause de déplacements et de brassage de populations à une échelle jamais atteinte auparavant. L’humanité passe d’un provincialisme qui la compartimentait à une globalisation qui transforme notre terre en « village planétaire ». Lorsqu’on sort des vallées séparées, où chacun se trouve chez soi, et qu’on entre dans l’espace commun de la plaine, on se voit contraint à vivre ensemble. Il s’agit de le faire le mieux possible et pour cela de favoriser des relations intercommunautaires et interculturelles : en nouant des liens, en développant une compréhension mutuelle, on contribue à l’émergence d’une société tolérante et pacifique. Faut-il aller plus loin et envisager un dialogue véritablement religieux qui confronte croyances et spiritualités ? Pendant des siècles, à quelques exceptions près, les religions se sont durement combattues et condamnées les unes les autres. Peuvent-elles adopter une attitude différente, dialoguer
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pacifiquement et amicalement, discuter ensemble de leurs convictions les plus profondes ? Les avis sont très partagés. Parmi les chrétiens, beaucoup estiment que s’il est nécessaire d’établir avec les autres des relations fondées sur la justice et le respect de la liberté de conscience, par contre des rapprochements dans le domaine de la foi sont exclus : ils ne pourraient qu’altérer, dénaturer et trahir le message évangélique. En fait, cette attitude de refus devient de plus en plus difficile à tenir. La rencontre avec les autres nous fait découvrir leur profondeur et leur authenticité. Leurs convictions et leurs croyances nous interpellent, nous émeuvent, nous font réfléchir. Nous nous sentons à la fois proches et différents d’eux. D’où un désir croissant de dialogue et d’échanges interreligieux. Pour ceux qui choisissent de s’engager dans cette voie, trois questions se posent. D’abord, à quelle condition s’établira une relation d’accueil et d’ouverture qui ne soit pas un abandon ou un renoncement ? Ensuite, quelle visée ou quel but donner aux rencontres, aux débats et aux partages existentiels ? Enfin, quels critères de discernement et de jugement mettre en œuvre dans cette entreprise difficile et périlleuse ? LA CONDITION DU DIALOGUE
Tout dialogue suppose un échange entre les partenaires ; chacun apporte à l’autre et reçoit de lui. Dans les cas des religions, cela veut dire qu’il nous faut poser au départ l’hypothèse qu’elles sont foncièrement ambivalentes 1. Si elles étaient totalement bonnes, elles n’auraient rien à apprendre des autres ; si elles étaient totalement mauvaises, elles n’auraient rien à leur communiquer. Posons donc le postulat qu’en chacune d’elles, y compris la nôtre, se mélangent le juste et le faux, le bien et le mal. Ce postulat affirme, d’une part, que les religions ont toutes un visage positif et lumineux qu’il faut apprendre à discerner. Nous devons admettre, au moins en principe, qu’elles peuvent se fonder sur une authentique intuition de l’ultime et être les messagères d’une réalité ou d’une vérité qui les dépasse. De toutes, même des plus simplistes et des plus troubles, nous avons quelque chose à apprendre, parce que s’y reflète quelque chose
1 Dans Parler du Christ (Van Dieren, 2003), p. 129-132, j’essaie de montrer que
cette hypothèse s’accorde avec ce que la Bible dit des religions.
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• PENSER LA FOI •
• RELIGIONS EN DIALOGUE
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de Dieu. Dieu se fait sentir à l’être humain de multiples manières et personne ne peut prétendre au monopole de la révélation. Ce postulat signifie, d’autre part, que les religions ont également une face négative et sombre. Elles abîment et corrompent peu ou prou la vérité dont elles témoignent. Elles la traduisent et la trahissent, lui donnent forme et la déforment, la reflètent et l’altèrent. Les êtres humains, par excès de piété, parfois par superstition, souvent par besoin inconscient de mettre la main sur le divin, de s’en emparer et de le domestiquer, tendent à oublier la différence entre la réalité ultime et la perception qu’ils en ont. Ils assimilent Dieu à leurs doctrines et à leurs rites. Ils divinisent ce qui, certes, témoigne de Dieu mais n’est pas Dieu. Ils tombent dans l’idolâtrie qui est toujours une vérité pervertie, comme le rappelle l’antique légende selon laquelle les démons sont des anges déchus. Cette distorsion se rencontre dans toutes les religions. Pour se limiter au christianisme, pensons à la divinisation de l’eucharistie dans certains courants du catholicisme ou à la divinisation du texte biblique dans certaines branches du protestantisme. On ne distingue plus l’instrument dont se sert la vérité de la vérité ellemême. Il se produit alors une perversion des témoins et des porteurs de la révélation : les anges, c’est-à-dire les messagers de Dieu ou les signes qu’il nous fait, deviennent facilement des démons. Ils ne renvoient plus à Dieu, ils prennent sa place ; au lieu de conduire à lui, ils détournent à leur profit dévotion ou vénération. Cette ambivalence conditionne le dialogue. Il comporte toujours, comme l’écrit Tillich, « une union dialectique de l’acceptation et du refus ». Chacun des partenaires doit se laisser interpeller, critiquer et remettre en question par l’autre, ce qui implique qu’il admette la relative insuffisance de ses structures religieuses. Chacun a également à interpeller, critiquer et questionner l’autre, ce qui implique la conviction que sa propre religion a aussi une vérité à faire entendre et à défendre. Ce mélange d’ouverture et de fermeté, d’écoute et d’affirmation, de mise en question et de certitude permet un véritable débat, où on s’engage, où on échange et où on change.
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VISÉE DU DIALOGUE
Quel but poursuit-on dans le dialogue interreligieux ? En général, ceux qui le pratiquent écartent tout projet syncrétiste de fusion entre les diverses religions. Dieu se manifeste de multiples manières et cette pluralité ne peut pas s’annuler. Si on ne respecte pas l’originalité de chaque religion, si on s’efforce d’éliminer ce qui la particularise, on la vide de ce que lui donne force et profondeur. Une religion universelle serait une construction superficielle et artificielle. Il ne s’agit pas tant d’abolir les différences que d’apprendre à en faire un bon usage. Le dialogue ne doit pas avoir non plus pour but de recruter des adhérents pour la religion à laquelle on appartient. Une telle visée le fourvoie et le dévoie. On n’entre dans un échange sérieux, profond, authentique que lorsqu’on renonce à faire du prosélytisme. On a beaucoup reproché à la mission chrétienne traditionnelle son arrogance et son impérialisme ; ne considéraitelle pas ceux à qui elle s’adressait comme des aveugles à éclairer ou des primitifs à éduquer ? Que cette critique soit juste ou non, il est clair qu’aujourd’hui on n’évangélise, autrement dit, on ne fait connaître et apprécier l’évangile que si on respecte la spiritualité des autres et si on ne cherche pas à les enrôler dans son camp ou dans sa chapelle. Qu’attendre du dialogue ? Au début du XX e siècle, l’Allemand Ernst Troeltsch a répondu qu’il devait permettre une « fécondation réciproque ». Plus récemment, l’Américain John Cobb a parlé d’une « transformation créatrice mutuelle ». Cette transformation ou cette fécondation a trois aspects. D’abord, la rencontre oblige chacun à réfléchir sur sa propre religion et à la mieux comprendre. Elle lui en fera découvrir des aspects qu’il a négligés. Elle rendra parfois possibles emprunts et élargissements. Au contact de gens différents de nous, nous saisissons mieux ce qui fait notre propre identité et nous l’enrichissons. Ensuite, le débat favorise une attitude critique envers soi-même. En raison de son ambivalence, toute religion a besoin de critique pour rester vivante et vraie et ne pas sombrer dans une idolâtrie qui la rendrait démoniaque. La critique, en effet, s’oppose à la sacralisation des mythes, des rites, des dogmes ou des institutions, en montrant qu’il s’agit d’expressions relatives et imparfaites de la vérité. Dans cette perspective, nous devons être
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• RELIGIONS EN DIALOGUE
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Comment distinguer dans les religions ce qui relève de leur figure lumineuse et ce qui appartient à la face sombre ? Comment, dans les interpellations mutuelles, faire le tri entre ce que je dois accepter et ce qu’il me faut refuser ? La difficulté de cette question vient de ce que chaque fois qu’on propose une réponse, on le fait à partir de soi, en fonction de sa propre religion. On formule des critères en se fondant sur ses convictions et opinions particulières. Troeltsch en a eu une vive conscience. Pendant longtemps, il a essayé de dégager des normes universelles, valables pour tous ; il a fini par y renoncer parce qu’il s’est rendu compte que tous celles qu’il élaborait reflétaient sa particularité. Comment s’en sortir ? Nous avons tous une approche et une perception des autres qui dépend de notre propre appartenance religieuse. C’est inévitable et au lieu d’essayer de la fuir ou de la camoufler, assumons notre partialité. Clarifions et formulons pour nous-mêmes et pour les autres les principes qui nous dirigent, sans cacher qu’ils découlent de notre foi. En même temps, acceptons que les autres définissent aussi leurs normes. Et, de même que nous revendiquons le droit d’examiner leur religion à partir de nos principes, accordons-leur le droit d’évaluer la nôtre à la lumière de leurs principes. On peut même demander à
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LES CRITÈRES
attentifs aux objections ou aux réticences des autres ; elles nous rendent conscients de nos insuffisances, de nos défauts ou de nos déviations ; nous ne nous en apercevrions pas tout seuls. Enfin, la confrontation conduit normalement à des changements et à des réformes. Dieu ne nous demande pas de rester les mêmes, comme si nous étions parfaits ; il nous appelle à devenir, selon une expression de l’apôtre Paul, des créatures nouvelles. Nos religions ne doivent pas ressembler à des constructions achevées, tels ces immeubles où on ne peut plus modifier que des détails. Vivons-les plutôt comme des « voies » selon une expression commune à plusieurs traditions. Jésus a dit « Je suis le chemin » ; l’Épître aux Hébreux le qualifie de « route vivante », et Paul compare la vie chrétienne à une course. Le thème du cheminement, du voyage, du pèlerinage tient une très grande place dans le judaïsme, dans le christianisme, dans l’islam et aussi dans le bouddhisme. Les croyants ne sont pas invités à s’arrêter dans de belles demeures spirituelles, mais à marcher, à aller de l’avant.
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chacun de se considérer du point de vue de ce qui apparaît normatif à l’autre. Ces démarches croisées qui obligent chacun à se déplacer, à changer son regard, sont à la fois difficiles et prometteuses. Pour ma part, à partir et en fonction de ma compréhension de l’évangile, je propose deux critères. 1. Le premier, d’ordre éthique, s’inscrit dans la ligne de la conception dynamique du salut, exposée dans la deuxième partie de la section consacrée à cette notion. Le religieux doit s’évaluer à sa volonté et à sa capacité de faire bouger les choses, d’opérer une transformation positive, de servir la vie (je préfère parler du service que du « respect de la vie » cher à Schweitzer ; « service » me paraît d’ailleurs mieux rendre compte de sa pensée). Quand le Bouddha Gautama introduit la compassion dans un monde hindou cruel et impitoyable, quand Mohammed discipline et moralise les tribus d’Arabie, ils opèrent une transformation créatrice et apparaissent comme d’authentiques serviteurs et témoins du Dieu qui fait « toutes choses nouvelles ». Une religion est authentique et remplit sa mission quand elle ne pousse pas à fuir le monde ni ne demande qu’on s’y résigne et qu’on l’accepte, mais lorsqu’elle incite à le changer. 2. Je propose un deuxième critère : la lutte que mènent les religions contre leur propre divinisation, leur volonté de renvoyer à quelque chose qui les dépasse et qu’elles ne possèdent pas, leur refus qu’on les identifie avec l’ultime. Pour Tillich, la croix du christ est, à cet égard, exemplaire 2. En se laissant exécuter, en acceptant de disparaître, Jésus manifeste que la vérité dernière de sa vie et de la nôtre ne se trouve pas en lui, mais dans celui qu’il représente et qu’il appelle son Père. Il ne poursuit pas une œuvre personnelle, mais se met entièrement au service de Dieu et se veut seulement un instrument de l’action divine en faveur des humains. Il n’a pas d’ambition ni de prétention pour lui-même. Il meurt ou consent à la mort pour ne pas être pris pour Dieu. Dans la Croix, Tillich discerne une norme qui permet de juger toutes les manifestations divines dans le monde : elles sont authentiques dans la mesure où elles comportent cette même attitude de renoncement ou d’efface2 Voir mes livres. Dans Le Christ et Jésus (Desclée 1990), p. 152-153 ; dans Parler du
Christ (Van Dieren 2003), le paragraphe « La croix contre l’idolâtrie », p. 62-64 ; et dans A. Gounelle et B. Reymond, En chemin avec Paul Tillich (Lit 2005), p. 106.
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• RELIGIONS EN DIALOGUE
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Dans sa pièce écrite en , Nathan le sage, Lessing reprend le conte ancien (il se trouve chez Boccace) des trois anneaux, qui me servira de conclusion. Dans une famille très ancienne, de génération en génération, chaque père transmet à son fils préféré un anneau précieux qui a le pouvoir miraculeux de faire aimer celui qui le porte et de le rendre lui-même aimant. Or, voilà qu’un jour, un père de cette famille a trois fils qu’il chérit également. Pour ne pas avoir à choisir entre eux, il fait fabriquer deux copies parfaitement exactes de l’anneau, à tel point qu’il n’arrive pas lui-même à discerner le bon des deux autres. À chacun de ses trois fils, en secret, il remet l’un des anneaux. Ces anneaux symbolisent les trois grandes religions de l’époque, le judaïsme, le christianisme et l’islam. Le conte entend poser le problème suivant : Où se trouve la bonne religion ? Comment la reconnaître ? Quel signe va permettre de la distinguer des fausses religions ? Après la mort du père, les fils découvrent qu’ils ont chacun un
• PENSER LA FOI •
LE CONTE DES TROIS ANNEAUX
ment qui fait que le porteur de Dieu ne prend pas la place de Dieu, mais conduit à lui. Cette affirmation ne conduit nullement à faire du christianisme la seule vraie religion, ni même une religion meilleure que les autres. Le christ ne se confond pas avec les religions qui se réclament de lui. On peut découvrir autre part que dans le christianisme des analogues de la Croix comprise de cette manière. Ainsi, dans une parabole qu’on lui attribue, le Bouddha compare sa doctrine à un radeau qui permet de passer sur l’autre rive, mais qu’on doit ensuite abandonner : elle est chemin vers l’Ultime, non ultime. Un ami marocain m’a dit que dans l’art musulman, les artisans qui dessinent ou gravent l’entrelacs merveilleux des lignes géométriques introduisent toujours quelque part un défaut visible pour rappeler que seul Dieu est parfait. S’ils ne le faisaient pas, leur dessin serait quand même défectueux, mais on risquerait de ne pas s’en apercevoir et d’attribuer à leur œuvre une excellence qui en ferait l’égal de la divinité et serait donc blasphématoire. L’imperfection apparente est une autodéfense contre l’idolâtrie. Ces deux exemples montrent que le critère de la Croix peut se rencontrer ailleurs que dans le christianisme sous une forme différente.
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anneau. Ils se traitent mutuellement d’imposteurs, se disputent, se battent et finissent par aller chez le juge afin qu’il les départage. Le juge réfléchit un bon moment, puis il émet sa sentence. Il en appelle au pouvoir miraculeux de l’anneau. On doit le reconnaître à son efficacité : il fait aimer son porteur et il fait que son porteur aime les autres. Lequel des trois frères se montre le plus aimant à l’égard de ses frères et attire de leur part le plus d’amour ? Malheureusement, les trois frères se sont fâchés et se détestent mutuellement. Le juge conclut : « Vous possédez tous les trois un faux anneau ; le vrai est perdu ou il vous a été volé, plus personne ne sait où il se trouve. » Première leçon de ce conte : la vraie religion devrait se distinguer des fausses par sa puissance d’amour. Malheureusement, de ce côté-là, toutes les religions présentent des défaillances. Elles sont toutes de mauvaises copies de ce que devrait être la vraie religion. Le juge ne s’en tient toutefois pas à cette conclusion plutôt triste et désespérante. Il prolonge sa sentence par un conseil qu’il adresse aux trois frères : « Ne vous querellez pas pour savoir qui a le véritable anneau, mais que chacun de vous fasse comme s’il le possédait, comme si le sien était le bon ; et revenez beaucoup plus tard, dans mille et mille ans ; il sera peut-être alors possible de vous départager. » Deuxième leçon du conte : la vérité dernière nous échappe, nous ne la connaîtrons qu’à la fin des temps. En attendant, que les religions au lieu de se disputer se convertissent, se purifient, cultivent l’amour de Dieu et l’amour des hommes, s’efforcent de devenir ce que doit être la bonne religion. Cette histoire ne résout certes pas tous les problèmes, loin de là. Néanmoins j’y retrouve les deux critères que j’ai indiqués. Premièrement, le conte conteste une conception magique de l’anneau : l’essentiel n’est pas l’anneau, mais ce qu’il représente. De même, la religion a du sens si elle renvoie à Dieu et ne se divinise pas elle-même. D’où une interrogation critique, n’accordonsnous pas une valeur excessive à l’anneau qui nous a été donné aux dépens de ce qu’il représente ou symbolise ? Deuxièmement, à une dispute sur l’authenticité des anneaux, le juge entend substituer une émulation pratique dans le service des humains. Le conte nous invite donc à un engagement : nous montrer digne de l’anneau (l’Épître aux Thessaloniciens dit de la vocation) que nous avons reçu.
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&liberté
Évangile
ET
Par souci de vérité et de fidélité au message évangélique, refusant tout système autoritaire, nous affirmons : • la primauté de la foi sur les doctrines, • la vocation de l’homme à la liberté, • la constante nécessité d’une critique réformatrice, • la valeur relative des institutions ecclésiastiques, • notre désir de réaliser une active fraternité entre les hommes qui sont tous, sans distinction, enfants de Dieu
www.evangile-et-liberte.net
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Les collections de théologie de Van Dieren Éditeur sont dirigées collégialement par Marc Boss, Laurent Gagnebin, André Gounelle, Mireille Hébert et Raphaël Picon
. Mao-Cosmique Peter L. L’impératif hérétique. Les possibilités actuelles du discours religieux. Klauspeter Le christianisme social. Une approche théologique et historique. John B. . Thomas pris de doute. Dieu et le monde
Dérives pour Guy Debord, sous la direction de Jacob Rogozinski et Michel Vanni.
Destinée et salut. Essai de théologie poétique sur deux romans de Joseph Conrad. Laurent L’athéisme nous interroge. Beauvoir, Camus, Gide, Sartre. André Michel
Après la mort de Dieu Édition nouvelle avec une postface de l’auteur. Dans la Cité. Réflexions d’un croyant. Le Dynamisme créateur de Dieu. Essai sur la théologie du Process. Éd. entièrement refondue. Parler de Dieu. Nouvelle édition revue et augmentée. Parler du Christ. Penser la foi. Pour un libéralisme évangélique. Penser le Dieu vivant. Mélanges offerts à André Gounelle. Europes intempestives Christiaan L. Voix fantômes. La littérature à portée d’oreille. Christian Cristallographie(s). (Montesquieu, Certeau, Deleuze, Foucault,Valéry). George A. La nature des doctrines. Religion et théologie à l’âge du postlibéralisme. Marc Le Temps de l’Émancipation. Libérer le présent
Raphaël
Le Christ à la croisée des religions. Christologie et pluralisme dans l’œuvre de John Cobb. Tous théologiens. Plaidoyer pour une théologie « populaire ». Arno Babel heureuse. Pour lire la traduction Bernard Sur la trace des théologies libérales. Robinson Crusoé. Le Ciel vu de mon Île déserte. Friedrich Schleiermacher Friedrich D. E. De la Religion. Albert
Les religions mondiales et le christianisme. Une pure volonté de vie. La Religion devant les résultats de la théologie historico-critique et des sciences de la Nature. Martin La mise en évidence. La norme moderne à l’épreuve de l’Antiquité grecque Mario Le couteau et le stylet. Animaux, esclaves, barbares et femmes aux origines de la rationalité scientifique. Charles
L’Homme est une espérance de Dieu. Anthologie Topographie de l’étranger. Études pour une phénoménologie de l’étranger.
Bernhard
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Ce livre, le dixième de la collection « Débats » a été achevé d’imprimer le mai dans l’Union européenne à Mercuès (Lot, France) sur les presses de l’Imprimerie France Quercy pour le compte de .
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