Gérard Pesson, Cran d'arrêt du beau temps

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Collection « Arts | Musique », dirigée par Martin Kaltenecker

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Radio  

Avec Helmut Lachenmann  

Philosophie de la Musique Vers un opéra social  

Cran d’arrêt du beau temps Journal 1991-1998  

Moments passés - Musique présente Journal 1989-1996  

En musique dans le texte. Le Mélodrame, de Rousseau à Schoenberg  

Voix Hors-Chant Opéra et récit musical au XIX e siècle www.vandieren.com

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Cran d’arrêt du beau temps Journal 1991-1998

VAN DIEREN ÉDITEUR • ARTS | MUSIQUE


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à Habib Glaï


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Cran d’arrêt du beau temps comme une bulle de savon Beethoven. Marcel Proust, Carnet , folio  verso


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 La distance des lieux est cause que souvent les choses que l’on écrit à temps et à propos (ce semble), à leur arrivée, paraissent tout au contraire. Nicolas Poussin, lettre à Fréart de Chantelou, Rome,  janvier 

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Au  de la Place d’Espagne, sur une des boîtes aux lettres, les noms de Keats et Shelley. Visité le mémorial, la minuscule chambre où Keats est mort à  ans. À peine quatre mois ici, et il sème un musée. Les immeubles sans volume sont comme des boîtes de couleurs serrées entre beaucoup d’azur. L’obélisque de la Piazza del Popolo semble juste rapetissé pour suggérer un lointain auquel il était impossible de croire quand la lumière avait tout rassemblé à nos pieds. Derrière l’obélisque et sa pointe Chigi, vu des monts que je n’avais encore jamais remarqués (monts Albins ?). De la civilisation pure va couler comme un beau miel : dans la descente du Pincio, un très jeune homme assis sur une borne lit et annote la dernière pièce de l’opus  de Schoenberg (l’hommage funèbre à Mahler).

M E R CR E DI 9 J AN VIER

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Rome,Villa Médicis. Du salon des pensionnaires, vu le ciel gonflé de substances lumineuses qui s’écoulent et se noircissent en frôlant les coupoles.

LU N D I 7 J A N V IER


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Bologne. Morandi :“J’ai choisi de travailler sur la variation d’un petit nombre de sujets, de sorte que mon effort pour éviter de me répéter a dû être d’autant plus grand”.

S A M ED I 1 2 JA N VIER

Ce qu’on peut dire, au mieux, varie peu ; ce qu’on voudrait dire avance lentement. Le vouloir se renouveler devient vite pathétique quand on plaque du neuf sur l’illusion qu’on avait de faire déjà de l’inouï. Se poser la question est légèrement inapproprié. Ne pas se la poser serait une négligence. Brume totale. Manifestation sur le parvis de San Petronio. Le vieux prêtre acariâtre ferme l’église assaillie de cris et de bruits d’explosion (scène qui fait penser à La Notte di San Lorenzo des frères Taviani). Lecture de Sade. Rome. Les rites et les contraintes rendent solennelle la moindre décision et la repoussent, tenant éloigné de la “méduse”, comme dit Sciarrino parlant de la composition.

LUNDI 14 JANVIER

Dans les souterrains de la Villa, vu des pieds de colosses, des ailes d’anges, des empereurs en plâtre qui se désagrègent. Rapporté de la salle dite des directeurs, parce qu’ils y sont tous alignés en rang, le buste du fondateur, Colbert, quarante kilos de bronze que j’ai portés moimême jusqu’au pavillon San Gaetano. Ce sont les travaux d’haltères de l’Académie. De la rampe du jardin, je vois toujours une ville arabe, alors que du Janicule, Rome paraît tout autre. Les contours, malgré la nuit, sont très nets et la vue absolument silencieuse. La rumeur ne semble venir que de derrière le parc, du Muro Torto, où passe une voie rapide.

MERCREDI 16 JANVIER


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Philippe Mion téléphone très tard, bouleversé par les images qu’il vient de voir à la télévision : les unités armées qui commencent à se poster pour l’attaque, la déclaration de Mitterrand annonçant l’entrée de la France dans la guerre. Patricia Valeix, cinéaste, veut faire une grande banderole pacifiste et l’accrocher au balcon de la Villa, ce que l’Ambassade, via l’Académie, lui interdira car “la République doit être solidaire de ses soldats”. Le marque-page aura été tout au long de la vie l’ustensile le plus ordinaire et le plus sacré. C’est la mezuzzah des maisons juives que l’on touche avant d’entrer. Beethoven, son air Scott Joplin sur le piano désaccordé.

S A M ED I 1 9 JA NV IER

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Chaque mouvement dans l’aéroport est retardé par des séries de contrôles, des haies d’hommes en armes.Voyage à côté de deux religieuses – comme souvent dans ces binômes, une est sèche et l’autre douce – qui me disent être de la communauté du Lion de Judas. Elles feraient le socle d’un Bellini : l’une porte une harpe celtique, sans étui, l’autre, très jeune et qui n’a pas encore l’anneau, porte un violon ; toutes deux en sandales.

D I M A N C H E 3 F ÉVRI ER



Dans une chronique du Monde de la Musique, “Du rififi sous les portiques”, K. évoque quelques figures et péripéties du petit monde de la musique contemporaine française avec le ton de Saint-Simon mais transposé dans la Grèce antique : Clitandre est édité par la maison Exergue, contre l’avis de Polystyrène et malgré les intrigues d’Oronte. Pyrolyse a poussé, par la voie saphique, certaines de ses amies à Radio Eubée, alors que Théodas, qui dirige le festival de Samothrace et dont les œuvres faisaient rire sous cape même les attachées de presse, réussit à décrocher un concert monographique par l’ensemble de Sparte.

J E UD I 3 1 JA N VIE R


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Philippe Mion est entré ici catastrophé derechef. Il a perdu par une fausse manœuvre, ou un défaut de système, une grande partie des sons pour le premier mouvement de son trio à cordes avec bande. Jean-François Lacalmontie nous expliquait l’autre jour qu’il ne peint plus qu’en noir et blanc depuis que son œuvre a brûlé dans l’incendie de son atelier à la Villette.

LU N D I 4 F ÉV R IER

À la table de travail à neuf heures et demie. Éclairs violets. Il y a solidarité entre les hommes pendant l’orage et le travail avance mieux.

MERCREDI 6 FÉVRIER

Berlioz trouvant que Saint-Saëns manque d’inexpérience. Soirée avec Marie NDiaye et Jean-Yves Cendrey qui va commencer sa journée de travail quand nous nous quittons vers quatre heures du matin. Lui ai dit combien ces rythmes de travail romantiques qu’adoptent beaucoup de pensionnaires ici me troublent, me culpabilisent et rendent sans grandeur mes horaires de bureaucrate. Tous ont vécu ici le traumatisme de l’Incognito d’Hervé Guibert, de sa chronique impitoyable des travers de chacun et des surnoms, dont certains (Fourbézi) sont encore employés. Ayant passé une semaine de vacances avec lui sur l’île d’Elbe, Marie et Jean-Yves disent avoir été paralysés quand Guibert leur a dit qu’il n’écrirait plus de roman désormais, mais simplement son journal. Mon bel édifice (et mes pressentiments) s’écroule. La matinée est perdue et entraîne l’après-midi dans le flottement. À quinze heures, s’enfermer et strier le temps par des actions dont tout devrait dépendre.

JEUDI 7 FÉVRIER


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Sorti avec le vélo grinçant pour la première fois. J’avais sous-estimé l’effort. On comprend mieux l’enjeu du débat sur les collines de Rome (les vraies, les fausses, les noms antiques qui ne correspondent pas aux noms actuels) après cette expérience, tout à fait limite pour moi.

M A R D I 1 2 FÉ VRIER

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Dans le rapide pour Venise, mon unique voisin de compartiment parle de la guerre avec une rage d’autant plus grande que l’armée italienne est pratiquement absente du conflit. Lui n’est pas pacifiste, contrairement à beaucoup d’Italiens, et veut l’écrasement sans merci de Saddam Hussein.

M E R CR E DI 1 3 F ÉV RIER

 

La Villa Médicis, musée permanent des gloires mises aux enchères de la postérité. La promotion de l’année dernière semble avoir déjà fondé un mythe. On est sans cesse avec la présence fantomatique de ces pensionnaires qui vivaient là où nous vivons et qu’il nous semble à la fin avoir chassés. Parfois l’un d’eux revient du monde d’après, et leurs camarades encore à l’Académie s’agitent et se consultent comme secoués par une instruction chamanique qui viendrait régénérer le cours de cette période résiduelle qu’ils éclusent avec regret. Les Faucher, Le Mené, Lindon et autre Guibert sont plus dans notre vie que David ou Berlioz qui ont pourtant mis leurs chaussettes dans les mêmes commodes. Ce soir encore, chez Florence Gillet, on nous montre des photos de fêtes mémorables qui étoilaient la vie d’un jadis très récent, l’âge d’or n’ayant pas beaucoup de délai pour s’épaissir ici. Ils disent tous que la promotion de cette année est triste et ennuyeuse. Élisabeth Védrenne affirme que l’année dernière “il s’était passé quelque chose”.


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Après Bologne, des champs blancs, immenses, striés ton sur ton par le méplat des chemins.Venise. La neige tient encore en petits tas persistants parsemés des confettis du carnaval pourtant interdit à cause de la guerre. La promiscuité dans les maisons de Venise rappelle toujours que la place est comptée. On peut être réveillé par une conversation à mi-voix dans une ruelle, un bruit de serrure, des pas, même éloignés. L’espace acoustique, très resserré, a cette couleur de qui-vive qui s’assortit bien à la tradition Casanova des complots, des enlèvements et des assassinats. À Bagdad, bombardement des alliés contre un bunker qui abritait en fait des populations civiles. On voit les premiers morts à la télévision. Morts bien réels n’ayant aucune place dans le scénario des alliés. Revu les deux Cima da Conegliano de notre paroisse San Giovanni in Bragora. Une pancarte bricolée indique que Vivaldi a été tenu là sur les fonts baptismaux, le  mai . Puis la Crucifixion du Tintoret à San Cassiano que je voulais comparer à la description qu’en donne Henry James. Mais s’enivrer de rapprochements fait perdre le fil. La grâce d’une association juste doit rester aussi exceptionnelle, sinon définitive, qu’une électrocution. À la Scuola Grande dei Carmini, de Tiepolo, un ange, confronté à la pesanteur, rattrape un maçon tombant d’un échafaudage. Dans le monde sans ange d’Hubert Robert, le jeune paysan qui voulait cueillir, tout en haut d’une ruine romaine, des fleurs pariétaires pour sa bonne amie, n’est rattrapé par personne quand il tombe dans le vide (L’Accident de la collection Cognacq-Jay).

J E UD I 1 4 FÉ V RIE R


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Ce que Rilke dit du travail et de la concentration (sujet sur lequel il revient d’ailleurs obsessionnellement) dans les Lettres à une amie vénitienne : “Il ne faudrait jamais sentir de la fatigue, si on fait ce métier-là qui demande une constance et une continuité comme un jour de bataille. Je ne me plains que de sentir quelquefois un besoin de repos au lieu de sortir doublé en vaillance de chaque effort. Renan l’a exprimé (travailler cela repose) et Rodin l’a accompli avec quelques rares de ses pairs ; et je sais qu’on n’est qu’un mauvais disciple si on n’arrive pas au seuil de ce labeur ininterrompu qui contient tout : l’effort et le repos, le sommeil concentré et la multiple vigilance.”

DIMANCHE 17 FÉVRIER



Commencé enfin ce matin le recueil de pièces pour piano que je veux comme des anti-années de pèlerinage, des jeux de soustraction, des rébus déduits d’une image qui soit un leurre : Vexierbild. La première pièce prend comme référence (mais tout à fait fausse – le mensonge du référent) la Fantaisie égyptienne d’Hubert Robert. Nous, compositeurs modernes, peintres de ruine.

LU N D I 2 5 F É V RI ER

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Nuit dans le parc. Couchés sur les sommets des arbres denses qui encerclent le Parnasse. Croisé le musicien Claude Lenners, consciencieux, pensif, qui revenait après sa journée de travail de l’autre bout du jardin où est son atelier. Diagonale exemplaire qui le conduit de son foyer à sa feuille réglée. C’est une rencontre qui m’a encouragé plus d’une fois.

J E UD I 2 1 F É V R IER

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Rome. La curiosité interdisciplinaire de l’Académie a son revers : on me demande des comptes, des cassettes pour écouter ma musique. Je diffère, je menace de ne donner que les partitions.




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La vue de la “jetée” est libérée par la taille du mur de haies. Ensemble insaisissable, sans échelle, miniature, désordonné : la coupole de San Carlo, le rouge explicite du drapeau de l’Ordre de Malte. C’est typiquement un de ces jours où l’on ne voit que les détails.

M A R D I 2 6 F ÉVRI ER

Pleine lune dont on n’a pas profité – pas de conciliabule entre les “carrés”, pas d’étreintes sur le Parnasse. Le cri de la hulotte est le centre du haïku.

M E R CR E DI 27 F ÉV RIER

Non pas que je sois brave, je n’ai pas d’heure pour le travail. Hélas pas le matin (à quelle heure faudraitil commencer ?). Mais cette mollesse de la journée qui ne s’enclenche pas – matière pâteuse, empoissée des heures du matin – prend consistance vers la fin de l’après-midi. L’heure se matérialise alors comme une menace, une sanction pour ce qui n’a pas été fait et qui bâille vers le lendemain. C’est alors le chantage terrible qu’exerce le travail du lendemain.

J E UD I 2 8 F É V RIE R

Pascal Quignard dans Albucius parle du “tarabiscot” de l’âge, de cette complication qui frappe parfois les œuvres tardives. Il cite James, Bach, on pourrait ajouter Elliott Carter. Chez Fauré, l’inverse est remarquable. Stravinsky, dans un chiasme qui est bien dans sa manière, croise sophistication et dépouillement au moment d’achever son œuvre. Au théâtre Piccolo Eliseo, où on donne La segretaria (et une pièce d’Italo Svevo), rencontré Natalia Ginzburg, tant admirée.

V E N D R E D I 1 E R MARS

Catherine Boulot (spécialiste de Fragonard) et moi organisons chez elle, sur la passerelle, un dîner en l’honneur des conservateurs de Saint-Pétersbourg et de Luxembourg (venus pour convoyer des Hubert Robert), pur moment de civilisation qui a dû leur laisser un souvenir

SAMEDI 2 MARS


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marquant des pensionnaires de l’Académie de France. Florence Gillet, au sommet de son brio, a entraîné la faction de l’autre bout de table dans une dérive effrénée pendant que j’essayais, en me rapprochant des invités, de maintenir un pivot décent qui puisse contenir leur affolement.Voyant que la pente devenait raide et qu’on entamait, dans l’ébriété, le répertoire des boums de Charleville-Mézières, non sans un détour par Carmen dans une version haïtienne, j’ai dû les entraîner précipitamment visiter le parc. Superposée aux premiers beaux jours, la vignette du Jour de noces à Troldhaugen de Grieg, une des premières musiques que j’ai aimée, enfant. Travaillé avec un entrain rare tous ces jours. Une remarque légère, furtive, de Caroline Gautier au téléphone, à propos de ce que j’ai déjà rendu pour Vieux Bois a ruiné mon courage d’un coup. La susceptibilité devient maladive quand on travaille en rappel, dans l’euphorie des dangers.

MERCREDI 6 MARS

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Dans la salle à manger du secrétaire général, Alain Lombard, les portraits de vingt pensionnaires accrochés côte à côte, dont celui de Lili Boulanger, la première femme admise à l’Académie, et ce fameux sculpteur, dont j’oublie toujours le nom, qui avait rencontré ici Yvonne Desportes (Prix de Rome en ) qu’il allait épouser. Il faudrait faire un roman, mousseux comme du

V E N D R E D I 8 MARS

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L’écrivain Luc Lang vient dîner avec son couteau. Il sollicite des avis de cordonnerie s’il vient à érafler sa chaussure. Un rien d’obsessionnel dans ses précautions : je vois cet après-midi que sitôt quelques pages écrites (belle écriture oblique, épaisse), il va les photocopier au secrétariat pour avoir un jeu du manuscrit dans chacune de ses deux maisons, au cas où l’une brûlerait.

J E UD I 7 M A R S




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Aldo Busi, nostalgique comme du Antonio Tabucchi, sur les couples qui se sont formés à l’Académie. Et ce n’est pas fini. La promotion est en ébullition. On me dit que j’ai rêvé cette nuit en italien. Ce qui met au séjour la double barre de l’exposition. Entré aujourd’hui dans le développement.

MARDI 12 MARS

M’aperçois presque par hasard, alors qu’une feuille de ces plannings qu’on m’envoie pour régir un peu le travail a glissé d’une chemise, que je dois remettre toute la musique de Monsieur Vieux Bois dans dix jours alors que j’en suis à peine aux deux tiers. Il faut de ces belles fièvres pour avancer.

JEUDI 21 MARS

Passion iconoclaste présentée par Gustavo Frigerio dans un théâtre off, vers le Tibre. Il me l’avait annoncée comme inspirée du Journal d’un curé de campagne de Bernanos ; or c’est une pantomime, une lente chorégraphie presque muette – deux mots : si et chi ? Les spectateurs sont promenés dans les recoins d’une cave, parfois assis, parfois debout en cercle autour du curé derviche perdu dans l’extase. Il étend du linge sur une musique de Ligeti, lève parfois sa soutane. Dans une longue scène, il somnole, puis rêve sur un fauteuil club très incliné. Il règle tout, déplace l’appareil à musique, enclenche le disque, mène son public, comme un enfant halluciné qui ferait à lui seul un spectacle de Noël pour la tribu des incrédules.

M E R CR E DI 27 MARS

Le tube de crème acheté l’autre jour au supermarché du Village olympique est recommandé “aussi pour les mains qui travaillent”.

SAMEDI 30 MARS


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On rencontre ici les auteurs des livres qu’on est en train de lire et ils peuvent demander des comptes. Si peu avancé celui de Patrick Érouart que j’essaie de l’éviter dans les allées du jardin pour ne pas devoir le lui avouer, puisqu’il est légitimement impatient de savoir ce qu’on en pense. L’empreinte des désaccords artistiques se dessine comme le bon revers de la socialité de l’Académie. Soir tombant, sorti par la petite porte du Pincio qui s’ouvre contre la statue colossale de la Dea Roma. Il est de tradition que pas un pensionnaire ne doit avoir la clé de cette porte, évitant un long détour, mais que tous mettent un point d’honneur à en dégoter une copie. Dans le parc Borghèse, un banc retiré d’où l’on voit trois palmiers cambrés par le stéréotype jaillir de frondaisons dont les plans successifs créent plus de lointain qu’il n’y en a réellement. Ce panorama d’oasis est en fait monté sur des échasses par dessus le bruit de la voie rapide qui paraît d’ici une erreur, ou plutôt une niche de l’ingénieur du son qui aurait envoyé sur le troisième tableau –“Crépuscule à Biskra”– la bande sonore d’un échangeur d’autoroute.

DIMANCHE 31 MARS

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Loi mallarméenne : lorsqu’il y a effort sur le style, il y a versification. Le calme est revenu au Pincio, un ouvrier en bleu de chauffe passe en sifflant un air de la Pie voleuse.

MARDI 2 AVRIL

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Nuit noire. Sorti juste pour glisser un mot sous la porte de la cuisinière. Le palais est désert. Seules les lumières de l’architecte Jean-Christophe Vilain, à la proue de l’aile du bosco, étaient allumées. Sur le piazzale, un gros ballon blanc flotte au-dessus du bassin où il doit être amarré. On ne croise que des inconnus, on dit bonsoir à tout hasard. Le sculpteur Nicolas Hérubel était penché sur la jetée, regardant la ville.

LU N D I 1 E R A V R IL




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Encore aujourd’hui, deux petites mélodies sur des poèmes de Penna. Il faut se déprendre, disait Barthes. Travailler dans la marge vibrante qui sépare ce qui advient de ce qu’on croit vouloir. Lorsque j’ai découvert, en octobre dernier, la Villa et la profondeur mystérieuse du bosco (aujourd’hui entamée par des coupes sévères), je m’étais vu aussitôt lisant Virgile sur les bancs solitaires, à la croisée des allées. Or je n’y vais jamais que pour le montrer et dire que j’avais rêvé d’y lire les Géorgiques. Le parc est trop désert pour qu’on ait la liberté d’y être anonyme, voire héroïque, mais pas assez pour qu’on ne craigne le ridicule d’y être surpris dans une scène de genre.

JEUDI 3 AVRIL

Ramené un pied de menthe impériale de la Villa Adriana. Pas moyen de rêver là-bas, beaucoup de scolaires. Les garçons surexcités essaient de provoquer une tempête dans Canope pour ramener le ballon jaune qui s’est immobilisé au centre du bassin. Sur le bord, le crocodile de ciment armé montre sa ferraille. L’envers de la grandeur, que cachaient les placages et les enduits aujourd’hui disparus, c’est, partout, la petite brique rouge, “ la livrée de Rome” comme dit Julien Gracq.

V E N D R E D I 1 2 AVRI L

Seul dans la chambre  qui fait bien quatre-vingt-dix mètres carrés. Les voitures qui passent sur le viale envoient des papillons de lumière traversant de part en part les caissons du plafond peint à cinq mètres audessus de moi. Or, ce soir, je vois bien que je ne peux pas totaliser plus de réel qu’il y en a.

DIMANCHE 14 AVRIL


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Se méfier de l’écriture qui écrit, quand ce qu’on appelle le style se confond avec le “métier” et que cela court sans nous. C’est pourtant une des voies, pour ainsi dire quiétiste, conduisant à cette “vérité qui ne vous demande pas vos préférences et vous défend même d’y songer” (Proust).

M E R CR E DI 17 A VRIL

Paris. Calvaire d’aller saluer après l’exécution de la musique. L’usage est solidifié : ne pas descendre saluer, c’est désavouer l’interprète. La musique se nourrit de corps, d’où ce fait constaté qu’on ne tousse jamais autant qu’au concert, par suffocation du trop de corps.

J E UD I 2 5 A V R IL



Par excès de scrupules vient un dégoût du langage. Pourquoi les choses redites, le spasme répété ? Si Schumann avait tout prévu ?

LUNDI 29 AVRIL

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Me suis vu aujourd’hui cerné par les instruments du travail, comme la fameuse Melencolia de Dürer, entre la scie, le rabot, la balance et la cloche. Elle tient le

MARDI 21 MAI

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Rome. Ne pas oublier que Natalia Ginzburg apparaît en Marie de Béthanie dans l’Évangile selon Matthieu de Pasolini. Au début de la Cène, elle lisse les cheveux du Christ avec un peu de parfum. Son sourire, né d’une stupeur, lorsqu’une parole de Jésus la défend, alors que les apôtres la désapprouvaient de les déranger ainsi, est magnifique. Jésus, concentré, tendu, toujours sombre, cherchant à convaincre un auditoire sidéré, emporté dans l’ellipse des paraboles. Vision qui m’est revenue en rêve ce matin. Et dans Monsieur Verdoux de Chaplin, n’est-ce pas le portrait de Debussy fait à Rome qu’on voit apparaître dans le décor ? Vérifier.

DIMANCHE 19 MAI


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compas, le regard est levé et cherche l’idée ailleurs, là surtout où elle n’est pas. Paris. Chez André Boucourechliev qui m’a donné son Essai sur Beethoven. L’humour de Boucourechliev n’est jamais si puissant que quand il est zébré, comme aujourd’hui, par des fulgurances sombres. Il dit qu’il pense écrire sur Debussy mais qu’il faut se dépêcher, que ce sera son dernier livre, et ses chœurs sur Michelangelo, sa dernière musique. Il me parle avec ferveur de la Rome de ses jeunes années, du Palais Farnèse où son beau-père, Jean Bayet, était directeur de l’École française. Il s’est marié avec Jeanne à Saint-Louis-des-Français.

JEUDI 23 MAI

On comprend tout autrement le “vivre, c’est être autre” de Pessoa quand on refuse ce qui s’écrirait par défaut.

LUNDI 27 MAI

La vie en pente. Cette fois, il faudra des crampons pour arriver au plateau de l’après-midi, repos avant la descente plus douce du soir. La lecture du Monde marque cet instant. C’est à trente-huit ans que Montaigne s’éloigna de la vie publique et se retira “dans le sein des doctes vierges”.

MERCREDI 29 MAI

Une sirène entendue au loin vient poser une pédale de dominante dans la symphonie de Mozart que j’écoute à l’instant. Les armonie profonde dont parle Sandro Penna.

VENDREDI 31 MAI

Je n’ai puisé cette force nouvelle que dans la blancheur paradoxale, l’harmonie où tant d’inquiétudes m’ont conduit. Le méconnaître puis l’apprendre c’est entrer dans son destin.

S A M ED I 1 E R J U IN


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Crois tomber à la renverse quand Caroline Gautier m’apprend que sa grand-mère était la sœur du grand CharlesAlbert Cingria. Lorsqu’elle a découvert ce que contenaient d’amours secrètes les lettres de son frère, après sa mort, elle les a toutes brûlées. Se défendre absolument de noter les rêves, mais noter les efforts de cette résistance. Que le dormeur fasse son sel en silence, dit Char. L’Espagne vient de s’aviser que la Sainte Inquisition n’était pas levée. L’année prochaine, le prince des Asturies doit la clore officiellement. Nous aurons donc vécu ça : la fin de l’Inquisition.

D I M A N C H E 2 JU IN

 CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Rome. Taché de revoir la Descente de croix de Volterra, mais aucun éclairage ne permet jamais de vérifier l’opinion de Poussin, qui plaçait cette toile dans son estime en troisième position après la Transfiguration de Raphaël et la Communion de saint Jérôme du Dominiquin. Faute de frappe bien dépaysante en tapant l’adresse :  PAROS. Les lucioles volent bas, en repérage.

MARDI 4 JUIN





Ô juin, étincelle enivrée : la voix de Maurane, juvénile, droite, peu vibrée. Elle s’avance simplement, portant la musique comme une nouvelle vie possible à chaque inflexion. Impossibilité physiologique à assister à une répétition des Nocturnes en quatuor. Après-midi de mouches – musique anamnésique – et tuer le temps en soi. Jamais pu me guérir de cette autre variante du décompte qui consiste à chronométrer les moindres fragments de musique esquissés. C’est comme chaque fois un carottage dans la manière du temps, un prélèvement

MERCREDI 5 JUIN


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unique, qu’il soit retenu ou non. Et s’il est jeté, la journée s’obscurcit comme d’avoir été amputée d’une minute impossible. Le bal chez Raphaëlle de Cointet hier soir, à la Neviera, était-ce le réel (le secouement des danses afrocubaines) ? Ce sont parfois les amateurs de jazz qui éloignent du jazz, les exégètes avec cette érudition intimidante qui leur est si particulière – les lieux, les dates d’enregistrement, le nom des labels, les migrations de tel batteur ou trompettiste d’un groupe à l’autre. Cependant, ils contribuent à ce qu’on ne parle pas du jazz démagogiquement comme en s’appuyant sur une valeur refuge, un politiquement correct qui a cours, de fait. Aimant mal le jazz, je l’aime pour ses images d’Amérique et de cinéma, l’aimant mieux, pour sa liberté technique, la finesse inouïe de certains styles, le principe de musique insaisissable. Ne jamais oublier que le poète Fourcade aime le jazz.

JEUDI 6 JUIN

Suis entré lire dans Santa Maria Assunta. N’y ai jamais vu une seule femme, que des hommes, soit en soutane élimée de dominicain, traînant la savate, soit en habits séculiers, tourmentés, abîmés en prière. Un, très grand, est venu s’agenouiller brutalement à côté de moi en soufflant fort sa pénitence. C’est une particularité ici, cet inside cruising du culte romain, ces individus qui traînent dans les églises avec des intentions douteuses, ravagés par le souci du rachat. Dans le parc, seul, tard dans la nuit. Bonne odeur de juin, bien feuillue et marine. Comment écouler (par le soliloque, le ressassement) l’excédent ? Il faudrait toujours ces combos, les écrans de contrôle dont le réalisateur s’aide pendant le tournage.


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Le chargé de mission pour l’histoire de l’art, Philippe Morel, a eu l’idée, pour débarrasser la loggia Velásquez (je ne l’appelle ainsi qu’en souvenir des deux petits tableaux du Prado), de faire porter par des grues dans un des carrés du jardin, de gros fragments d’antique, restes de l’Empire trop lourds pour avoir été emportés par le courant, mais pourtant illisibles, morceaux de colonnades ou de portiques. Le printemps a repoussé depuis un mois entre les blocs, et, en jouant des coudes, a redonné de l’éternité au jeu déconstruit. Je dis à Philippe Fénelon (dîner place du Panthéon) que les vérités absolues que chacune de nos œuvres expose, dérobant l’air à celles des autres pour les placer comme sous vide, sont irréconciliables jusqu’à la drôlerie. Giuliano d’Angiolini n’avait pas assez de mots l’autre soir, dans les rues de Rome, pour vilipender l’œuvre de X que nous venions d’entendre, insupportablement faible, mal écrite, selon lui. Il n’était certes pas lui-même Beethoven, disait-il, mais serait incapable d’une telle pauvreté dans la prétention. Frédérick Martin me disait de tel autre les mêmes choses que ce tel m’avait aussi dites de lui, et pensait sûrement de moi. Je crains que Fénelon ait déduit de mon doute goguenard une impossibilité à juger de la valeur des œuvres, fors les miennes. C’est le discours en boucle, ce que Michel Chion appelle “l’effet Ripolin”, les petits bonshommes se peignant les uns les autres, qui est amusant, l’incapacité à la distance, à la courtoisie dans le ballet de discernement où il convient de se faire entrer soimême, “ripoliné” par les autres.

DIMANCHE 9 JUIN

 CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Aujourd’hui réassis dans l’énergie, hier fauché, flottant, toujours instruit par des maux contraires. Me réconcilie avec la grande vue du parapet qui atteint

LU N D I 1 0 J UI N




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depuis deux jours une limpidité inquiétante. À des kilomètres, on voit le dessin d’une fenêtre. Au crépuscule, les ponts blancs sont bleutés, le centre de la chrétienté, désert. Promenade au Janicule avec A. Vu le chêne, moignon consolidé, sous lequel Torquato Tasso et Filippo Neri auraient rêvé. La plaque votive est dans l’esprit italien, mais à Rome elle est le scalp partout exposé de l’Histoire. De jeunes couples enlacés et même entre-chevauchés par centaines contre les parapets, dans les voitures, les uns derrière les autres, exaltés sans doute par la grégarité, conformes, à la position près. On voit, de si loin, au seuil minimum de la perception rétinienne, l’étoile de la fenêtre de Frédérick Martin allumée dans la tour Est de la Villa. Il n’y a jamais, par l’intensité dont je peux m’éclairer aujourd’hui, de doute qualitatif. La cyclothymie vient d’un changement d’échelle. Maniant l’équerre et le compas un soir, le lendemain, poussière ballottée, je trouve la pente vertigineuse, mais je n’oublie pas que je l’ai tracée moi-même. Association réflexe : en tapant à toute vitesse le mot pente, je viens de produire un rythme qui a immédiatement indexé dans ma mémoire une occurrence, parmi les centaines de thèmes à cinq notes : c’est le si-réb-fa-réb-solb, motif d’Elektra, que j’ai cru jouer sur les touches muettes. Journée d’une grande quiétude (et pour une fois, grâce à la composition, aux quartes flottantes de mes Penna, voulant approcher la “douceur scandaleuse”) payée d’une soirée électrisée. Puis, toutes choses consommées, une litanie s’installe, au moment du sommeil, autour du nom de Gontaut-Biron, manière héraldique de compter les moutons.

J E UD I 1 3 J UI N


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Le tissu fragile et palpitant de ces jours. Rome dans les hauteurs : je ne vis qu’entre ses coupoles, ses carillons, ses martinets, le souffle béatifié des morts. Il est bien rare que je descende. Je la survole, c’est dire exactement. Entre ce qui se fane, ce que le soleil a déjà brûlé, m’amuse à ne rien finir. S’ajoute depuis deux ou trois jours aux pétarades des vespas, qui sont comme des insectes qu’on aurait sonorisés, la musique sucrée de la Casina Valadier.

V E N D R E D I 1 4 JU IN



Dans une lettre à Adrien Bovy de , Charles-Albert Cingria dit des pensionnaires de la Villa Médicis qu’ils sont très vieux et complètement gagas à force de

DIMANCHE 16 JUIN

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Se méfier, jusque dans la mélancolie même, du mélancolisme. (On a trop tiré sur les Élégies de Duino.)

SAMEDI 15 JUIN

 

Henri Lapauze, se présentant comme dévoué directeur du Palais des Beaux-Arts de la Ville de Paris confesse qu’il a voué sa vie à deux ouvrages : Ingres, sa Vie, son Œuvre et, celui qui lui coûta vingt ans de travail, l’Histoire de l’Académie de France à Rome. “(La villa,) dressée sur le Monte Pincio, (...) contemple sans cesse le spectacle le plus stimulant du monde pour la curiosité de l’intelligence, l’ardeur de l’action et l’essor du génie (…). Que si parfois, dominé jusqu’à l’oppression par la grandeur farouche du panorama de Rome, l’artiste qui se cherche et qui doute, s’arrête sur l’esplanade, parmi les parterres à l’italienne sertis dans l’ourlet rigide et velouté des buis, s’il laisse intercepter son regard par la maison ellemême, une leçon plus explicite et plus restreinte, mais non moins hautaine, se dégage pour lui de la caractéristique façade.” En effet.


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malentendus ; à leur sortie de la Villa, ils ne se comprendront plus avec le reste des hommes. En  Cingria avait pu rencontrer André Caplet, frais arrivé, Florent Schmitt, Charles Lévadé. Je ne connais aucun des autres : Fernand Sabatté, André-César Vermare, Léon Chifflot, Jean Corabœuf, etc. En novembre , date de la lettre, le pauvre Laurent Jacquot-Defrance, sosie de d’Annunzio, est même déjà mort (le  mai). Les portraits confirment Cingria : moustachus, barbus, sévères, tous prématurément vieillis. René Grégoire fait exception, comme souvent décidément les graveurs en taille douce (voir le portrait de Deveaux de  peint par Bouguereau). Tard dans le bosco. Ne le parcours que la nuit, pour les parfums. Il s’est un peu étoffé par les buissons fades des acanthes à l’époque de leurs fleurs. Dans la petite avancée de forêt, tout au fond de “Sarcelles”, les Ballot avaient allumé les bougies lux æterna dans leur gobelet de plastique rouge, produit de piété courant qu’on trouve à la Standa. À Rome, la religion catholique peut imprégner jusqu’aux détails domestiques de la vie, et l’exaspérer même tout en la poétisant, comme la menace des typhons pèse sur l’humeur dans les îles du Pacifique. On va boire dans des gobelets de plastique blanc l’eau miraculeuse de Santa Maria in Via pour se désaltérer à mi-chemin ; la grâce arrivera par surcroît.

M A R D I 1 8 JU IN

Conférence. Étrange impression de s’entendre, par le retour des haut-parleurs, parler soi-même une nouvelle langue. Ce sont mes débuts publics en italien. Variation à l’impression de dédoublement et effet concomitant d’ivresse du langage.

MERCREDI 19 JUIN


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

Pré-Saint-Gervais, chez Élisabeth Bartin. L’image d’un pigeon courant sur une corniche apparaît “numérisée” à travers les lattes du store. Je vois qu’une écriture virtuelle, retirée avant d’être posée, s’impose avec toute la précision de l’œuvre faite, dans ce geste inqualifiable et sans témoin (voir Blanchot).

LUNDI 8 JUILLET

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Viens de vérifier, en écrivant ces musiques sur les poèmes de Penna, combien la marge est étroite entre les moyens (style et métier confondus) et le propos poétique de toute musique rêvée et entreprise. La difficulté, toute concentrée dans la contrainte menaçante du poème, révoque à chaque pas des pans entiers de savoir et de décisions trop armées.

D I M A N C H E 3 0 J U IN

 

Un très jeune compositeur, cassant, pensionnaire à l’Académie d’Espagne dit que nous écrivons tous depuis trente ans, cinq ou six types de pièces en des milliers d’unités et il prend pour exemple les fameuses pièces pour flûte seule, toutes dérivées, selon lui, de Density 21.5.Vérité, pas bien différente de ce qu’il aurait pu dire il y a deux siècles, infirmée de temps en temps par un génie qui sort du rang. Il a raison aussi. C’est une opinion très répandue, irrépressible et simplette : que la conviction d’être moderne pourrait nous dédouaner. Il vient me trouver, solennel, pour convenir que nous sommes d’accord sur les données théoriques mais par sur les solutions musicales. Ada Gentile, qui est la Betsy Jolas romaine, se navre que nous ayons tous été si négatifs. Les vieilles dames élégantes nous donnent ici du maestro grand comme le bras. De la Casina Valadier parvient La vie en rose. Baudelaire la demandait en bleu à son fameux vitrier.


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Accueillir les contradictions à cette idée que la vie ne serait que la vérification. Ce soir, imperceptible souffle d’air venu de la rue. Mutuelle indifférence, rien ne se comprend. La joie est parfois dans le plus mince échange d’énergie. Paris. Une limite vient au devant de ma limite. Je deviens à mesure plus ressemblant. Je voudrais être sur le tableau, peint, mains jointes, en donateur.

M E R CR E DI 10 JU I LLET

Les harmonies de Scriabine, riches par le faible pouvoir qu’elles ont de s’engendrer – musique artificiellement “montée” par ses remous fermés. Le non-développement chez Scriabine est la forme solipsiste par excellence. Voir comme deux compositeurs catholiques ont toujours composé en panneaux juxtaposés : Messiaen et Bruckner. Donatoni, dans une autre mesure. Mais lui, pas très catholique.

S A M ED I 1 3 JU ILLET

Rome. Du balcon central de la Villa, coucher de soleil grand angle, brume rosâtre. Une inquiétude, une mutation atmosphérique, ou bien la pleine lune font peser sur les soirées une menace propre à l’été, mais tout de même très delta du Mekong. L’animation qui rendrait ceci plus dangereux et convivialement supportable ne semble pas possible (je suis donc toujours trop et jamais assez dérangé).

LUNDI 22 JUILLET

On ne parvient pas à prendre la monnaie italienne au sérieux. Peut-être parce qu’elle traîne tant de zéros, qu’elle rappelle l’excitation inflationniste du jeu de Monopoly. Les Italiens eux-mêmes prennent des libertés avec les billets. Les banquiers y écrivent leurs comptes et il

M E R CR E DI 2 4 JU ILLE T


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n’est pas rare que des client(e)s laissent à un serveur, par le même médium, un pourboire avec leur propre numéro de téléphone écrit sous la signature du caissier général.Trouvé aujourd’hui sur un billet de mille lires le téléphone d’un Luca qui ajoute sa devise : “Sono porco al punto giusto.” Frédérick Martin m’a littéralement convoqué à écouter au studio électroacoustique l’enregistrement de son concerto de trombone. Il est propulsé par la bonne fureur ; il doute autant qu’il est certain avec une passion communicative. Comme les musiciens de l’Académie se cherchent en s’évitant.

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Déjeuner avec Jean-Louis Leleu, place Sforza Cesarini, de penne à la vodka.Vu les astres par la lunette chez Mion qui nous dit que nous n’en avons plus que pour cinq milliards d’années, que nous avons déjà brûlé les trois

VENDREDI 26 JUILLET

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N’ai toujours pas répondu, ou dilatoirement, aux demandes qui m’ont été faites par certains des pensionnaires d’écouter ma musique. Frédérick Martin, au contraire, va au-devant de ses auditeurs. Il a raison. Mais je ne peux tout de même pas fourguer une musique que j’ai le sentiment de retirer en l’écrivant. Une débutante de l’Agence France-Presse me demande si l’on ne pourrait pas, comme ça, tout de suite, écouter “un bout de ce que vous faites”. Elle enchaîne sans transition:“Le passé ne vous intéresse certainement pas beaucoup, vous préférez qu’on parle de votre avenir?”. Dans la case prévue par elle, un “créateur”, comme elle dit, ne s’intéresse pas au passé. Il faut demander aux designers s’ils pensent encore aux commodes de Riesener ; à Maniatis, s’il se réfère encore aux coiffures à la Fontange.

J E UD I 2 5 J UI LLE T




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quarts de notre temps. On réussit à accrocher Saturne et ses anneaux. Florence, sous l’hypnose de ces considérations, joue Reflets dans l’eau. À l’échelle de l’âge de la terre, dit Philippe, Debussy passait là sous nos fenêtres il y a un millième de seconde. C’est bien ce qu’il m’avait semblé. Ce matin, l’ouverture du Flavio de Haendel, Aleph tout englobant (R. Camus), met le branle à un train d’associations serrées, à une chaîne de préceptes et d’images plus légères que le savoir, plus fines que l’intuition, embrun des livres déjà lus, jusqu’à fertiliser le non-vouloir enthousiaste, ce déjà-développé.

DIMANCHE 28 JUILLET

Soirée avec Giuliano d’Angiolini. Il nous montre les deux mélodies qu’il a écrites sur des poèmes de Sandro Penna (extraits de Peccato di Gola). Dans la cave de son petit immeuble, via di Sant’Eligio, on a trouvé un squelette humain nettement d’après-guerre, selon les observateurs. Une voisine veut déménager. Il nous promettait une soirée dolce vita, disant que seuls les Français savent “faire la fête”. Itinéraire pasolinien : le restaurant “Pommidoro” dans le quartier San Lorenzo, qu’il était réputé fréquenter, puis la plage du lido d’Ostia où il a été assassiné. Je lui disais combien chaque pensionnaire a ses plans off et que Pasolini et la periferia en général y ont une grande place fantasmatique.

LUNDI 29 JUILLET

Lenners à son tour m’avait convoqué pour un dîner d’adieu. Nous vivions, écrivions de la musique à quelques mètres l’un de l’autre depuis neuf mois sans nous être jamais rencontrés en tête à tête. Comme les éclipses des vacances jouent contre nous, il sait que nous ne nous reverrons plus. Beaucoup parlé du Luxembourg et de Bach qui

MARDI 30 JUILLET


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est, dit-il, sa règle de vie et qui l’a sauvé plusieurs fois de la dépression. Florence. La place San Marco est cernée par des camions militaires, leur contingent éparpillé sur les bancs à l’ombre ; là, joyeux comme des vainqueurs, impérieux comme des occupants. Pour nous, nés après la Guerre, qui n’avons connu que la paix, la présence militaire a une étrangeté, et, c’est terrible à dire, une sorte de charme marqué d’histoire, comme la tiare du pape qui nous parle de l’Orient le plus ancien, celui des souverains mèdes et perses. Il ne reste plus pour s’asseoir qu’un banc au soleil où vient me rejoindre une allégorie de la santé : un Nancéen lisant l’Équipe. Revu en détail le Pontormo de Santa Felicità, peinture sul ponticello con sordina. L’expression des figures dit l’étonnement effrayé devant un temps qui ne peut pas venir (l’impatience qu’il y a dans ce maniérisme) et comme cette sidération fait vibrer les couleurs acides, étire les lignes.

MARDI 7 AOÛT

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Rome. Tous les jeunes héros amoureusement esquissés par Cavafy ont exactement entre  et 

VENDREDI 16 AOÛT

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Au Palais Bardini : un portrait d’Agar par Lorenzo Lippi, bouleversant. Non pas seulement parce qu’Agar ne peut contenir une larme, mais par le désarroi de ce visage, la tension de ce buste, le sursaut d’énergie de qui a tout tenté pour survivre. Un autre Lippi figure l’ange qui devait appartenir à la même composition, mais sans l’harmonie formidable de couleur de celle qu’il vient abreuver. Dans l’absolu, ce portrait d’Agar n’est pas si remarquable que je le dis. Il est le visage qui se présente dans le désert de ces jours.

JEUDI 8 AOÛT




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ans. Aucun n’a jamais plus, et l’on y pourvoit, puisqu’ils meurent avant et que leur mort est l’occasion d’atteindre à cette épiphanie du poème chez Cavafy, anticipée souvent dans le titre : énoncer l’âge exactement. Autre obsession, croisement du souci de l’exactitude et du raffinement : parler un grec pur. Aristomène, fils de Ménélas, prince de Libye, fait bonne impression à Alexandrie. Il parle peu, autant pour paraître profond que pour éviter de commettre en grec d’affreux barbarismes. Dominique Reviller, le bibliothécaire de l’Académie, a organisé une fête particulièrement sous-éclairée dans l’ex jardin de Guibert. Quelques pensionnaires entrés dans l’ère de la désolation, car ils partent tous dans un mois, se regroupent en cercles frileux. Il n’y a parfois que l’alcool qui donne accès au pont supérieur. Fête patronale de Palestrina. Du palais Barberini, on entend une homélie que des haut-parleurs crachotent au-dessus des toits, comme un appel à la prière lancé par les minarets. À plus de dix heures du soir, la cathédrale était encore grande ouverte, ni plus ni moins que les autres stands de foire, mais peu de gens y entraient. Vu briller au fond d’une chapelle de l’Adoration quelques lumignons entre les marbres et les ors. Plus loin, sur le même côté de la nef, on aperçoit, dans une architecture de bois ciré, le vestiaire de la procession – soutanes blanches abandonnées dans la confusion.

SAMEDI 17 AOÛT

Vu longuement et dans une totale tranquillité l’Adoration de Pinturicchio à Santa Maria del Popolo, et la chapelle Chigi. L’église est le repaire de la

DIMANCHE 18 AOÛT


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famille Della Rovere. Leur emblème feuillu partout, enserre les effigies funèbres et ceinture même les tuyaux de l’orgue de chœur.Tyrannie de l’héraldisme à Rome, voix insinuante des armes parlantes. De la petite cage suspendue (la chambre de repos de l’atelier à laquelle on accède par une échelle de meunier), vu la nuit descendre sur la ville. La religion, son prolétariat, ses vestiaires : un vieil homme ordinaire qui rêvassait et venait même de lâcher un pet en toute quiétude dans le rayon de soleil oblique traversant la nef de Sainte-Praxède m’a suivi dans la sacristie (où je voulais voir la Flagellation glaciale de Giulio Romano) pour revêtir les habits sacrés et dire la messe tout contre le “Jardin du paradis” et le fragment de la Sainte Colonne (douteuse parce que ramenée par un Colonna).

LUNDI 19 AOÛT

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Fin d’après-midi à la villa Doria Pamphili, chaque impression fissible à l’infini: des hommes courent dans les allées, ambrés, noyés de sueur. J’entends qu’ils parlent de leurs amours de la semaine quand ils s’arrêtent pour souffler. Ce sont des séducteurs italiens en travaux de maintenance. San Pietro in Montorio, les portes grandes ouvertes sur le panorama de Rome, un petit curé bien touchant dit sa messe tout seul dans une harmonie bleue. Deux visiteurs qui passaient se sont rangés derrière un prie-Dieu pour faire nombre. Seul le flagellant de gauche se distingue dans le Sebastiano del Piombo (première chapelle à droite). Pas une minute ne ressemble à l’autre ni pour ainsi dire ne

MARDI 20 AOÛT

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Vu, tard, placardés via del Corso, des affiches de l’Unità qui annonçaient le renversement de Gorbatchev. Nouvelle confirmée le lendemain.




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communique avec elle. On finit par devenir le carreleur de sa propre vie. Le Monde titre “Carl le magnifique” : Carl Lewis vient de battre le record du monde du cent mètres à Tokyo. Le lyrisme de l’article fait oublier d’aller chercher dans les poussières où se tient le record – quatre centièmes de seconde par rapport au record précédent.

MARDI 27 AOÛT

Paris. Ce matin, rue de Montmorency, Babylone sonore entendue de la chambre : imprécations des clochards devant la maison de Nicolas Flamel, muezzin dans un transistor, appels des livreurs et d’un marchand ambulant, tango argentin, diables des porteurs chinois, poulie modulée des maçons, grincement d’un store qu’on ouvre à heure fixe.

SAMEDI 31 AOÛT

L’engagement militant de l’AFAA va jusqu’à évangéliser dans les endroits les plus inattendus. L’ensemble romain Alter Ego joue certaines de nos musiques dans la salle de bal très Émirats-Arabes-Unis d’un hôtel d’Ischia. Quelques dames allemandes hâlées, sortant de la piscine, rallient cette animation imprévue, une vingtaine tout au plus, mêlées aux supporters qui ont fait le voyage, et aux compositeurs, inquiets, désappointés. Jean Roy, Dominique Jameux et un musicologue italien présentent le concert qui aurait fait un bon dessin de Sempé.

MARDI 24 SEPTEMBRE

Dans la chambre, la tuyauterie fait mi-do jusqu’à paraître vouloir dire à la longue O Mensch ! Lecture de Pessoa avec Philippe Mion. On devrait voir dans peu de temps les compositeurs se jeter en masse sur cette poésie sortie de l’inconnu (en France, du moins) depuis dix ans.


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Déménagement de San Gaetano au pavillon de San Vittorio qui se dresse, seul, entre la ville et le parc et que l’architecte Ignace Grifo vient de quitter. Cette fois-ci, ce sont les jardiniers qui ont porté le buste de Colbert.

JEUDI 26 SEPTEMBRE

Tunis. La statuaire de la cathédrale semblerait-elle plus monstrueuse parce qu’embusquée parmi les iconoclastes ? De part et d’autre du tympan, de facture lourde, grossière, Saint-Louis et la Synagogue aveuglée tenant sa lance brisée (antisémitisme viscéral de l’Église). Audessus, Dieu le Père, barbu, en Père Noël ouvrant les bras (qui semble aux musulmans plus ridicule et apitoyant que scandaleux). Il a, comme un prestidigitateur, de vrais pigeons nichés dans chaque manche, et comme son tour dure depuis longtemps, il est blanchi de fiente. À la station du T.G.M. Carthage-Hannibal déserte, nuit presque tombée. Les rails montent la côte, inégaux comme au Far West. Un lumignon rouge clignote, assez poignant.

MERCREDI 2 OCTOBRE



Céline sur Proust : “S’il n’avait pas été juif personne n’en parlerait plus! et enculé! et hanté d’enculerie!

LUNDI 7 OCTOBRE

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Me suis trouvé pitoyable chez Rachid le coiffeur. Il m’ajuste dans un sac blanc dont ne dépasse que la tête. Frappé de ce qu’on ait toujours l’air d’un martyr de la pensée quand on se fait couper les cheveux.

SAMEDI 5 OCTOBRE

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Sur la plage d’Hamilcar, calme panique. La Belle et la Bête dans une version Pasolini : un homme contrefait au regard triste est venu s’asseoir près de moi, sur deux parpaings ébréchés. J’ai dû m’assoupir. Lorsque je me réveille, le nabot est changé en un adolescent qui vient de se baigner tout habillé. Aucune parole échangée.

MERCREDI 3 OCTOBRE




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Il n’écrit pas en français mais en franco-yiddish tarabiscoté absolument hors de toute tradition française. Il faut revenir aux Mérovingiens pour retrouver un galimatias aussi rebutant”. Parlant aussi de Gide, Balzac et quelques autres, il ajoute : “Je trouve qu’aucun de ces bafouilleurs n’est DANS LA CHOSE. Ils se branlent À L’EXTÉRIEUR.” Rome. Deuxième nuit dans le bureau en plein ciel du pavillon San Vittorio. Lu dans le Journal romain de Renaud Camus sa propre installation dans les mêmes lieux, il y a cinq ans, presque jour pour jour. Son enthousiasme dépasse le mien, ou le prévient. Dans l'“Éloge de ma chambre”, il parle ni plus ni moins d’une chambre à fabriquer du bonheur. MERCREDI 9 OCTOBRE

Trente fois encore ce matin, dans Rome, suis passé entre un objectif et un sujet visé. On sera sur la photo, interposé, pas reconnu, là, pour donner l’échelle, pour faire un flou au premier plan. On dira, à Kobé, à Dordrecht, à Wuppertal, voilà le romain typique, quelle dégaine ! À la sensation d’être le seul survivant de la promotion s’ajoute celle d’être un revenant, après une invitation des nouveaux pensionnaires dans le pavillon San Gaetano que j’habitais encore il y a dix jours. Beaucoup des autres maisons sont encore vides. On ne croise plus personne dans les allées, comme pendant les grandes pestes du Trecento.

VENDREDI 11 OCTOBRE

Un groupe de pensionnaires a sonné à ma porte. Ce sont les nouveaux. Ils tâtonnaient dans la nuit pour trouver les machines à laver qui sont au rez-dechaussée de mon pavillon. Vu deux pièces en un acte de Goldoni dans un grand théâtre près du Gesù. Mais nous n’étions que treize, perdus

MERCREDI 16 OCTOBRE


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dans la flottille des fauteuils. Il a fallu applaudir pour faire masse. C’est le côté touchant, gris et souvent triste de la vie culturelle si provinciale de Rome. Première apparition à la table des pensionnaires d’Anne Garréta. Elle parle beaucoup des “U.S” où elle vit, porte des lunettes teintées. Elle s’est spontanément rapprochée de Philippe Durville dont elle a fait immédiatement son allié. Ils se sont échangé des informations sur leur installation informatique. Je devrais profiter des retombées de cette émulation car Philippe m’a dépanné plus d’une fois. Évelyne Rollet me présente, sous la loggia, le deuxième écrivain de la promotion. Il a un beau nom de chouan et dit, sans doute par provocation, avoir préparé un C.A.P. d’électricien : Patrick Cahuzac. À Sarcelles, beaucoup d’enfants. Les chats malades du typhus. Mario Tornesi, l’intendant, le Fourbézi dans l’Incognito d’Hervé Guibert, va bientôt fêter ses trente ans de Villa. Il me dit être le quatrième dans l’ordre d’ancienneté. Le chef jardinier est à la Villa depuis . Les Mangianti, les Aloisi, sont des dynasties alliées, au service de l’Académie de père en fils depuis le milieu du XIXe siècle. Massimo Aloisi, qui officie au bar, est descendant direct d’un Giuseppe Mangianti, valet de chambre de la direction dès .

J E UD I 1 7 O CT O BR E

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



N’avance rien que je n’aie déjà retiré. Pas de concentration.

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Le bruit animal d’un moteur en marche arrière ne peut se confondre avec rien. C’est comme un effort du larynx. Or il est devenu le premier plan sonore de mon panorama, puisqu’il s’agit pour les conducteurs d’éviter quelques mètres du viale d’Annunzio en sens interdit.

S A M ED I 19 O C TOBR E




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Placé mon bureau (un grand plateau blanc et deux tréteaux) entre la porte et la fenêtre la plus à l’Est. De ma chaise, je ne vois du premier plan que le sommet de deux branches ; au second, le dôme de San Carlo al Corso. Au dernier plan, le Janicule, les frondaisons de la villa Doria Pamphili. Seuls bâtiments que je puisse distinguer, à gauche de la fenêtre : San Pietro in Montorio et l’Académie d’Espagne (la vraie). Je vole entre les pins sur un coucher de soleil qui n’est que pour moi ; les roses, les rouges se démultiplient dans les verrières. À la réunion d’information pour les nouveaux pensionnaires, je fais figure d’ancien vénérable. L’intendant se tourne vers moi pour quêter mon approbation. Impossibilité de travailler. On veut un sextuor de moi, mais ce sont les travaux de contournement qui me divisent. C’est la période de terrassement, de grands déplacements de matériaux et d’idées. Grands pans orange et delta de nuages gris bleu. Si je me tasse un peu sur ma chaise, la vision devient japonisante. Je ne vois plus rien d’urbain, les pins à ma droite, les chênes rouvres devant moi, et le plein ciel à gauche.

MERCREDI 23 OCTOBRE

Le quartier autour de la piazza Campitelli est, avec le petit Trastevere, parmi ce qu’il y a de plus beau à Rome. Quelques maisons à terrasses et recoins couvertes de vigne vierge, l’angle des Polonais, toujours en attente pastorale, debout autour de leur église. Une équipe de télévision tourne un reportage autour d’un téléphone public avec des handicapés dans leur fauteuil roulant. On les interviewe. La séquence terminée, les deux handicapés se lèvent, plient leur fauteuil et s’en vont bras dessus bras dessous avec les autres.

DIMANCHE 3 NOVEMBRE


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Camus m’apprend la mort du bon docteur Puyaubert – le Jean de son journal (jamais cité dans l’index à sa demande expresse). Je me souviens de dîners à la Rotonde et à la Coupole où il tenait table ouverte. Tout dans sa conversation, sa réserve courtoise, son esprit plein de fantaisie, ses saillies imprévues, sa distinction si naturelle dans le parler faisaient de lui le témoin et le modèle parfait d’un état de civilisation disparu. J’avais été impressionné qu’il se souvienne avoir vu Erik Satie, frappé par son souvenir têtu de cette petite phrase dite par Raymond Queneau, je crois, en sortant d’un ballet à l’Opéra : “Ils ont bien dansé la gigue”. Il parlait en vous regardant pendant qu’il versait obligeamment l’eau gazeuse à côté de votre verre. Il avait collectionné très tôt, par passion, la peinture d’André Masson. Sa maison de la rue Campagne-Première, toute en hauteur, et véritable moulin où ses jeunes amis se donnaient rendez-vous, regorgeait de tableaux.

M A R D I 1 2 N O VEMBR E

 CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Paris.Vu Renaud Camus pour lui présenter mes dernières recommandations avant qu’il finisse Pastorale. Il ne s’agit plus, dans son esprit, d’un livret, mais d’un livre de son propre catalogue en liaison avec la thématique des Églogues où je taillerai ce dont j’ai besoin (il m’avait dit, il y a un an, avec une certaine méfiance : “Au fond, vous cherchez un tailleur, pas un couturier”). Ce système a l’avantage de réintroduire, par défaut, une souplesse que ni ma tyrannie, ni ses réserves n’auraient permise et m’assure une assez grande liberté puisque l’Ur-version demeurerait intouchée par mes coupures que j’annonçais sauvages. Son extrême courtoisie est tout à fait frappante, comme un moyen de tenir éloignés les indésirables, sûrement dans le sens strict du mot.

LU N D I 1 8 N O VEMBR E




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Rome. Ce n’est plus seulement une vue mais des propositions de ciels qui défilent en un accrochage indiscutable. Les petits maîtres se reconnaissent à la précision d’une heure induite par des nuages trop dessinés, les grands, à une couleur fondamentale faite d’additions dont la recette est perdue. Cette profondeur de la couleur irrépétable a son écho, son énigme sonore, comme le vernis des violons de Crémone. La façade de San Pietro in Montorio, légèrement tournée comme une épaule, est la pierre sans doigt sur les frondaisons du Janicule. Le seul point de blancheur.

VENDREDI 22 NOVEMBRE

Il n’y a que de l’insatisfaction dont je sois satisfait, cette énergie azotée qui me porte avec l’azur de San Vittorio.

SAMEDI 23 NOVEMBRE

Vu intensément (apporté à cet effet une provision de pièces de deux cents lires) les Caravaggio de Saint-Louis-des-Français, effaçant de mes pieds le souvenir gravé du colonel Victor Pesson tombé en  au siège de Rome. Cahuzac donne sur la joue ou sur le dos de ces claques de mousquetaire confraternelles auxquelles rien dans la vie ne nous a préparé.

D I M A N C H E 24 NO VEMBR E

Avancée décisive du sextuor (composé sept heures de suite). Cela avance quand le matériau prend ses droits, quand l’écriture s’est débarrassée de nous et de toute matière indécise, mais alors, cela avance trop.

LUNDI 25 NOVEMBRE

De la minute où j’ai laissé Philippe Mion à Fiumicino, le compte à rebours de mon retour s’est déclenché ; il ne reste qu’une saison. Écrémé la bibliothèque de tout ce que je ne lirai pas ici.


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MARDI 26 NOVEMBRE

Puissance à rebours de l’écriture du

manque. Écrire l’absence relève du thématique, écrire le manque, cela devient structurel. D’où le non-développement. Ne pas accepter le moindre matériau, le moindre indice d’écriture où se réfugierait notre assurance. Laisser flotter. Appel du neveu de Sandro Penna, Coppotelli (fils de Elda, la sœur du poète), qui donne son accord à la publication des mélodies. La typologie sociale des sexes est toujours caricaturalement tranchée en Italie. Scène aux Due Ladroni : un homme entre au restaurant avec ses attributs, son “costume”, jusqu’aux colifichets habituels de sa virilité, ces bagues et ces chaînes d’or qui veulent dire son aisance (et trahissent accessoirement sa vulgarité). Il est accompagné de “Lafemme” qui le suit à quelques pas. Mime-t-elle ce à quoi elle voudrait ressembler ? Extraordinairement maquillée, les cheveux très longs, fauves, un regard vague qui lance pourtant des signaux, une sorte de feu orange “passez ne passez pas”. Un défi à Rome : trouver une femme aux cheveux courts (mais aussi, une table ronde dans un restaurant).

MERCREDI 27 NOVEMBRE

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

Je vis avec Cahuzac sans le voir, sans qu’il le sache. Je vois sa lumière allumée, s’il travaille, s’il dort encore, quand ses rideaux ne sont pas tirés (ce matin, par exemple). Sa maison, et la haute verrière, claire, réfléchissante, risquée comme le palais des reptiles dans un zoo, est le plus beau point de mire de ma table, de mon piano, là où viennent boire les mesures pénibles, âprement comptées (la danse macabre). Derrière son toit de petites tuiles, un arbre devient jaune, plus vif de jour en jour. De tout le panorama




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Nord-Ouest, cet arbre d’or est l’étalon de couleur, il harmonise les roux, réchauffe les verts persistants. Pour la première fois Saint-Charles m’est ôté par la brume, et la plus épaisse qu’on puisse voir. Je peux me figurer que mes fenêtres donnent sur l’Atlantique, sur Manhattan, sur le Fleuve Jaune, sur ce que je veux.

J E UD I 2 8 N O VE MBRE

L’impuissance feint de se loger dans l’impossibilité à développer. Chez Mahler, les guillemets sont confirmés par le développement. M’en suis rendu compte par une petite expérience dérivée : un thème de Bizet tout à fait mahlérien (dans la symphonie romaine – e mouvement, e thème, caractère entre brasserie viennoise et parade en forêt) perd sa dimension critique par un développement conforme. La composition, l’écriture absorbe totalement, jusqu’au martyre, lorsqu’elle est absolument sans référent. Mais sans référent, la musique peut-elle l’être aussi obstinément que Ricardou voulait cette porte décrite par Robbe-Grillet dans Projet pour une révolution... ?

VENDREDI 29 NOVEMBRE

Les pensionnaires ne sont pas majoritairement de grands mélomanes, soit dit sans reproche. Ils écoutent beaucoup de “variété internationale” et, au mieux, de la “musique du monde” (le peintre Philippe Lepeut, le plus lettré dans ce domaine, du Chostakovitch). Ce soir, chez Bruno Chenique dans la chambre de la tour qui doit être la plus haute de tout Rome. Il est spécialiste de Géricault, rien de la Rome de  et de ses élites internationales ne lui est étranger et il écoute Don’t leave me this way de Jimmy Sommerville, Rue Fontaine de Marc Lavoine. Au moins quand nous sommes là, car c’est peut-être pour lui la musique sociale et festive par excellence.

S A M ED I 30 N O VEMB RE


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Travaillé, sans aucun arrêt, entre trois heures et onze heures du soir. Sorti très tard dans le parc (grand froid). Regarder avec la plus volontaire intensité la façade Nord de la Villa (parce qu’on m’a répété que je devais “profiter” de ces derniers mois). Matthieu Poirot-Delpech m’avait fait remarquer le sifflement d’un train dans la nuit. Je l’entends encore ce soir comme le soulignement du lointain, sans pouvoir encore expliquer d’où il vient, quintessence d’un thème récurrent chez Sandro Penna :

D I M A N C H E 1 ER D É C E M B R E



Les textes facétieux et paraboliques de Giorgio Caproni, dont la chasse est le principal sujet. J’aurais dû chercher un livret de ce côté.

MARDI 3 DÉCEMBRE

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Beaucoup écouté la Canzone dei Ricordi de Martucci, Chant de la Terre à la bolognaise. Des fumées lentes montent de cheminées invisibles dans une rumeur très assourdie. Peu après sept heures, impossible de travailler, d’achever la mesure  du sextuor. Ni de l’angoisse, ni de l’ennui. Un emportement muet qui suspend l’exercice de la volonté. Dans ce cas, parer au plus pressé en décrétant des tâches qui doivent permettre de passer à pied sec les heures difficiles. C’est une sorte d’exercice d’évacuation qui va d’extincteur en extincteur.

LU N D I 2 DÉ CE MB RE

 

Guarirai. Si odono i treni lontani, – e la città notturna perde la tramontana operosa, e si addorne un attimo in attesa di un vento di campane.


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Ses derniers vers () sur Paris sont presque rien. La fausse légèreté chez lui est très concertée et souvent ses petites mystifications profondes se livrent par des trappes donnant accès au second, puis au troisième degré qui coïncide avec le premier. Rue du Bac. Marcel Proust. Et au coin le café-tabac. La mère économe du couvent de la Trinité-des-Monts fait voir aux pensionnaires de sortie l’anamorphose représentant saint François de Paule mêlé au paysage simplifié du détroit de Calabre, et plus loin, l’astrolabe peint sur la voûte d’un corridor. Mère Lefebvre est minuscule. Elle se faufile entre les colonnes et les ruines de Rome depuis plus de trente ans pour les faire visiter. Son grand front veiné de bleu est une carte hydrographique. Elle parle avec un rien d’ironie des maniéristes et des néo-platoniciens comme de garnements ou de farceurs qu’elle aurait eus en garde. Des néo-platoniciens, d’ailleurs, à propos du perroquet perché sur un décor de ruines peint dans une des chambres de la pension dont le mur jouxte l’allée des orangers de la Villa. Le décor est pittoresque, XVIIIe, mais à la limite d’une fresque de pizzeria comme le fait remarquer Sophie Perez. La stanzetta a dû servir dans les années - de salle de cours comme en témoignent des graffitis datés. Le plus remarquable, à la hauteur du front de la mère économe : “Je suis pour l’exil des sœurs en Sibérie”. Longue station devant la Descente de croix de Daniele da Volterra (alias Braghettone). Si la concentration manque,

MERCREDI 4 DÉCEMBRE


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survient le plus terrible : se voir regardant le tableau. Terminé le sextuor ce soir à dix heures. Dans la nuit, mort de Mozart. Première rencontre décisive chez Claire-Jeanne Jézéquel, devant sa cheminée (avantage des pavillons de Sarcelles). Beaucoup parlé de son travail destiné, mais avec plus de rigueur, aux mêmes banquises que le mien. Minimal, élégant dans l’idée, mais parfois fruste dans la réalisation. Mais on pourrait dire exactement l’inverse de certaines de ses pièces posées au ras du sol, très circulez y a rien à voir.

J E UD I 5 D ÉC EMBR E



La tombe de Sandro Penna, au cimetière de Prima Porta : c’est un petit losange de pissenlits qui forme une placette. Si l’on en croit son biographe, Elio Pecora, ce privilège a été accordé après beaucoup d’insistance auprès

SAMEDI 7 DÉCEMBRE

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Le vent s’est engouffré violemment dans la via Catalana. Les sentinelles qui gardent la synagogue font penser à ces hommes d’armes endormis chez Piero della Francesca, inconscients d’un miracle qui va s’accomplir et que les feuilles tourbillonnantes annoncent.

VENDREDI 6 DÉCEMBRE

 

Traversé Rome déserte et résonante sur la vespa d’Ascanio, enveloppés d’un nimbe de froid douloureux et sonore. Je le serre pour ne pas tomber mais je sais que sans le serrer je ne tomberais pas, ainsi, ni plus ni moins que si nous répétions une séquence dont on sait d’avance qu’elle ne sera pas retenue au montage. De même pour la soirée entière, le dîner chez les Français de Rome qui comparent leur accent, récapitulent les jeux de leur enfance ou de leurs noces : le bilboquet, le badminton, les chaises musicales. Tchatche d’un fonctionnaire italien aux Biens Culturels qui a laissé échapper sa fourchette sur le sol en tomettes.


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de l’Assessorato alla Cultura di Roma et le poète a dû attendre quatre ans dans ces loculi funèbres qui sont ici le lot commun. Sur le coin du massif d’herbes pousse un rosier, au centre, une stèle qui porte le nom, les dates, une croix, d’un côté, de l’autre, ces deux vers magnifiques : Nostalgia della vita in me riaffiora e fa triste la tomba che mi onora. Autre manifestation du syndrome de la liste : pointer sur le poster-elenco chaque église de Rome visitée. Avec le tiercé de la Semaine des Biens Culturels, j’en arrive à  sur , score honorable. Avant hier donc : Santo Spirito in Sassia, Santa Maria della Consolazione, Sant’Omobono.

DIMANCHE 8 DÉCEMBRE

La Canzone dei Ricordi de Martucci s’unit à tous les plis, toutes les lumières de mon beau panorama. J’avais essayé le programme romain de Respighi (son élève), mais vraiment, c’est une musique impossible. Mal parlé l’autre jour de la Canzone dei Ricordi, presque dédaigneusement et au surplus me trompant du tout au tout en les appelant “Chant de la terre à la bolognaise”. Ils datent de  – Mahler finissait ses Fahrenden Gesellen et Strauss n’avait pas donné grand chose dont Martucci ait pu s’inspirer, puisque c’est à lui qu’on pense surtout pour comparer les modulations et la sinuosité mélodique de Martucci (qui est napolitain et non pas bolognais).

LU N D I 9 D ÉC EMBR E

Est-on moins dans la chose sans mouvement, dans l’image immobile, que dans ce qui bouge autour de soi et dont on a pu relever le tracé dans le ciel ? A-t-on moins vécu un matin de printemps au bord du Tibre vu par Vanvitelli, moins déchiffré le mouvement de ces corbeaux parfaitement


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inscrits sur l’azur que les orthographes enharmoniques du Onzième Nocturne de Fauré ? Connivence du bleu profond et du rose à l’imbrunire. Le plus petit croissant de lune possible est suspendu au-dessus de la couleur tangentielle (Martucci, toujours). Au lointain, sur la barrière des forêts et des parcs, une ambulance – un mourant ? un accidenté ? – clignote en bleu. La danse macabre recule. Au moment de recopier il faut tout refaire (pourquoi, comme dit Philippe Durville, ne pas tout écrire du premier coup ?). Est-ce qu’en recopiant une troisième fois on rechangerait trente pour cent, et ainsi de suite, jusqu’au point qu’à une œuvre, s’en soit substituée une autre, par rotation (le fameux couteau de Lichtenberg) ? Par chance, beaucoup de pensionnaires n’ont pas pu (ou voulu) amarrer à Rome leurs princes consorts. C’est une réserve de postiers pour la France lorsqu’ils font leurs visites bimensuelles. Je les course à travers la Villa pour faire passer les Alpes à mes épreuves.

M A R D I 1 0 D É CE MBR E

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Jury d’un prix de composition à la Fondation Besso, largo Argentina. Le président du jury, vieil homme retors à cheveux blancs, porte un nom rassurant pour la dignité de la commission : Buonavolontà. À côté de moi, un vieux maestro (mais autour de la table nous sommes tous des maestri), Alexis Haieff, né en Russie en . Chaque partition le fait se tordre de rire. Dans je ne sais quelle d’entre elles, un mi, nettement bémol dans une

JEUDI 19 DÉCEMBRE



On exécute partout Mozart en effigie. Répétition du Requiem à Santa Maria sopra Minerva plongée dans l’ombre. Contre les vieux tombeaux, les boîtes des violoncelles ouvertes comme des cercueils.

M E R CR E DI 18 D ÉC EMBRE




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mesure, n’est plus clairement altéré dans l’autre ; le vieux maître fait de cette incertitude le pivot de toute son ironie ergoteuse contre la jeune génération. Il rit sans pouvoir s’arrêter en répétant “non sapremo mai di questo mi”. La belle figure, très au-dessus du lot, de Boris Porena, qui a été le maître de Giuliano d’Angiolini. Me demande bien, en ces jours sombres, ce qui en moi peut aller de l’avant (j’ai tapé avent). Noël : une insurrection, des pétarades au loin, et toujours ces sirènes si particulières qui sont le stemma sonore de Rome. Giuliano d’Angiolini, avant la messe de minuit, nous glisse un superbe palindrome trouvé par un certain Gino Nappo, de ses amis, qui a toute mon admiration : ED ERCOLE S’INGEGNI SE LO CREDE. Un titre pour Salvatore Sciarrino.

M A R D I 24 D ÉC EMB RE

Sant’Anselmo, San Paolo fuori le mura. Aracœli : une grosse Rolls-Royce garée en bas des cent-vingt-deux marches laisse sortir une famille entière de tziganes qui vient prier le Bambino Gesù, la poupée emmaillotée placée au centre de l’autel dans une vitrine capitonnée de rouge. Beaucoup travaillé au Gel par jeu. Sur la bouteille de poppers, achetée au Hangar, produite à Los Angeles, figure une traduction française des mesures de précautions dont la dernière phrase fait la joie de ma journée : “Tenir hors de portée des infants”. Douche dans la petite mansarde qu’habite Dominique sous les toits de la villa (plus d’eau chaude chez moi). La fenêtre étroite sélectionne une vue qui n’appartient plus à la ville, de hauts arbres lointains, des montagnes bleutées à la Van der Weyden.

M E R CR E DI 2 5 DÉC EM BR E


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Profite de ce que je reste prostré pour me consacrer au bref fuseau de lumière qui balaie le portrait de David (sorti de sa réserve) vers midi et demi. Beauté tranquille des couchers de soleil depuis des semaines ; le nappé de silence et de lumière homicide de ces nuits (Aiuto, aiuto ! dit Penna).

J E UD I 2 6 D ÉC EMBRE

Wie schön ist die Prinzessin Salome heute Nacht ! Via Flaminia, sous l’échangeur, on fait le détour pour voir la petite république débonnaire des travestis, ces inconnues à l’équation du machisme. On se presse pour être enculé par Salomé (une des plus fameuses sur le site), toute en léopard. Sieste dans la chambre . En réglant bien sa position sur l’oreiller, on encadre parfaitement dans la fenêtre, coin droit, le dôme de Saint-Pierre. En orientant avec précision la vitre de la fenêtre ouverte on peut même s’offrir le reflet de la Trinité-des-Monts.



J E UD I 2 7 D É CEMBRE

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Osé réécouter Martucci que la fragilité de ces derniers jours m’interdisait (“Ah non, pas ma sonate” !) ; mais le réécoute dans une autre version pour atténuer le danger. Un musicien qui écoute de la musique est comme un cordonnier qui se chausse, parfois aussi malheureux et désappointé.

D I M A N C H E 2 9 D É CE MB RE



Nouvelle de la mort d’Hervé Guibert coïncidant à quelques heures près avec celle de l’URSS. L’écrivain Vittorio Tondelli, exact contemporain de Guibert, est mort lui aussi du sida il y a dix jours à Corregio. Dîner avec K. et J. – une gargote du centre plongée dans une léthargie jaunâtre. Les dîneurs ne bougent plus, ou imperceptiblement. Une vieille femme, brèche-dent, s’endort à table.

SAMEDI 28 DÉCEMBRE


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Est-il possible qu’on voie d’ici, d’aussi loin, des corbeaux tourner autour du lanternon de SaintPierre ? Est-ce un effet d’optique ? Le dôme de Saint-Pierre est devenu mon encrier, mon pilulier, ni plus immatériel, ni moins insaisissable que mon taille-crayon.

LUNDI 30 DÉCEMBRE


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

My business is Circumference Emily Dickinson Corso désert.Vu flotter pour la première fois le drapeau de la Russie à la porte du palais Ruspoli (Saint-Pétersbourg a prêté ses Canova).

MERCREDI 1 ER JANVIER



Premier ciel couvert depuis des semaines, mais, à l’aube, lueur des grandes révélations derrière le Quirinal. Instrumenté les poèmes de Sandro Penna écrits l’année dernière.

MARDI 7 JANVIER

Parmi tous les clochers, un donne l’heure de la manière la plus provinciale : sons grêles, intervalles et rythmes incertains. Entendu les fanfares de l’Épiphanie.

LU N D I 6 JA N VI ER

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Allée des orangers : les cloches dans la nuit lancent un petit espoir de convaincre, tellement dissous qu’il atteint toujours le cœur de la cible.

DIMANCHE 5 JANVIER

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Terminé la danse macabre – le titre, tiré de Dickinson. Si les musiciens la jouent au tempo indiqué, ils n’en réchapperont pas. Le tempo ne traduit qu’incomplètement l’énergie d’où naît souvent la musique emportée par la vitesse, précipitée par la pente.

V E N D R E D I 3 JANVI ER




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Je n’ai plus de journée, mais un rite majestueux du dérèglement qui chasse les scrupules. San Vittorio devient la Cité Interdite. Ses verrières aveugles nous contiennent, reptiles délicats, ventre à terre, méfiants, captifs consentants.

JEUDI 9 JANVIER

Safari des vœux dans les ambassades (le carton invitait la “colonie française”). Villa Bonaparte, ambassade près le Saint-Siège. L’ambassadeur s’appelle Ala, ce qui ne manque pas de sel. Il fait un long discours, dans le style diplomatique Norpois. Chadli, en jean, tourne avec sa jambe fixe comme un échassier entre les cardinaux, les évêques, les clercs soupçonneux. Le jardin avec ses hauts buis taillés en rond, ses orangers chargés de fruits, ses bassins irréguliers éclairés d’on ne sait où sont parmi ce qu’il y a de plus délicieux à Rome dans ce registre “Almaviva”. Puis Palais Farnèse, salon d’Hercule : vœux de l’ambassadeur rival. Difficulté et répugnance à mettre le français en musique. Le sens plein de la langue que l’on parle et qui nous traverse appesantit chaque décision. On ne peut que contourner les propositions que la musique, rumineuse de poésie, nous souffle.

VENDREDI 10 JANVIER

Régler sa mire, son je sur celui minutieux d’Emily Dickinson. Dans son poème, le je est un méridien, un méridien étoilé comme celui de Sainte-Marie-des-Anges. À la nuit, les troncs des pins s’effilent. Les irrégularités du verre sont projetées sur la porte de la chambre par le réverbère orange du Pincio, derrière la Dea Roma. Si je fais jouer les battants, les stries opalescentes, que l’original ne montre pas, ondulent et se déplient. On ne peut pas être croyant dans une langue et athée dans l’autre.

SAMEDI 11 JANVIER


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My slow idolatry (Dickinson). Avec Chadli, mon Sancho Pança, dans ces banlieues quadrillées d’immeubles tous semblables qui semblent avoir été livrés le même jour, déjà construits, avec leurs forêts d’antennes. Chadli, c’est Shéhérazade. Il raconte sa vie pour différer l’emprise de la détresse. Il n’omet aucun détail, revient sur l’exactitude d’un horaire, d’un prénom, et peu à peu, le flot de précisions venant à s’enfler, l’histoire s’arrête à mipente, comme une lave solidifiée. Pas de morale, pas de conclusion, il faut ré-enchaîner.

LU N D I 1 3 JA NVI ER

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



En passe d’apprivoiser l’Éternité, Emily Dickinson écrit comme si elle devait gagner du temps, pèse chaque mot, les séparant de ces fameux tirets, comme si l’essence poétique la contraignait au télégramme. Dire peu, payer cher chaque mot, et l’expédier au plus vite, car ce sont

MARDI 14 JANVIER

 

Fini les deux mélodies sur les poèmes de K. et de A. tous les deux relatifs à Tunis (respectivement Sidi Bou Saïd et Carthage). Elles ne dépassent pas deux minutes mises bout à bout. La brièveté c’est aussi, autant le dire, parer au plus pressé, couper de nouvelles voies, cautériser immédiatement toute nouvelle idée et, finalement, multiplier les cicatrices. Disais à A. qu’il n’y a pas, dans les artistes que je place le plus haut, Schoenberg, Haydn, Stravinsky et Fauré mis à part, de vieillards. Mourir jeune aurait sauvé l’œuvre de beaucoup d’autres. C’est précisément le conseil du Sâr Péladan à Gustave Moreau : “Mourez tôt, mourez tout de suite pour le grand bien de l’art, pour votre gloire”. Penna et Dickinson sont des exceptions dans mon panthéon qui abrite plutôt les - ans. Mais eux deux mouraient tous les jours.


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des instructions. Ses poèmes étaient d’ailleurs le plus souvent insérés dans des lettres. Théâtre à l’église du Gesù e Maria del Corso : les membres de la famille Bolognetti apparaissent par couples à une sorte de loge surplombant les baignoires qui sont ici des confessionnaux, leurs bras reposant sur des coussins de pierre. L’indication de leur rang voisine avec la traditionnelle signalisation des vanités emphatisées ici par le marbre et le jaspe : squelettes et sabliers. Autre sablier de la journée, dans le petit sauna sec des Bains d’Hadrien, avec cette même force comminatoire du memento mori doublée là toutefois d’un souci de santé publique.

MERCREDI 15 JANVIER

Harmonie des feuilles de nénuphar sculptées sur les chapiteaux et du vrai citronnier sauvage du cloître des Quatre-Saints-Couronnés, un des plus beaux de Rome. Les sœurs augustiniennes distribuent la nourriture aux pauvres. Elles nous donnent, par un petit passe-plat à tambour, la clé de la chapelle Saint-Sylvestre en même temps qu’une assiette de soupe. Belles fresques médiévales dédiées à l’empereur Constantin atteint par la lèpre dont une vision puis des bains le guérissent. Au-dessus de la porte, un Christ bénissant est entouré de deux anges. Celui de gauche roule un ciel étoilé sur un bâton, comme s’il le démontait. La moitié de la joie intense à déchiffrer l’image est gangrenée par l’effort pour retrouver l’occurrence récente de cela dans une lecture (Julien Green, qui évoque dans son dernier journal cette représentation du ciel qu’un ange roule comme un parchemin ?).Voici sanctifié le plus beau cuir du directeur de l’hôtel de Balbec “le ciel parcheminé d’étoiles”. Ce ciel roulé dans les deux premiers vers du poème  de Dickinson :

J E UD I 1 6 JA N VI ER


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I’ve known a Heaven, like a Tent To wrap it’s shining Yards Vers la via Appia. Sur la grande route déserte bordée de cyprès, on croise un tracteur. Près des catacombes de San Callisto, des moutons se sont regroupés et font, pendant un court instant, un cliché de la Rome idyllique. S’ils se déplacent un peu, les immeubles en paquets serrés de la banlieue entrent à nouveau dans le champ de vision. Parfois, superposé à la conscience du réveil, la fin d’un motif de rêve, obstiné, répétitif, dans les plis duquel on se retourne, qu’on essaie de réactiver pour ne pas quitter le songe jusqu’à produire le mensonge hypnagogique :“Mais si, je dors encore”. Je ne pouvais plus rien développer ce matin à partir de cette simple remarque bredouillée dans le rêve, sans plus aucune image pour lui donner du sens : “Vraiment ce théâtre turc ne me coûte absolument rien” ! Ce qui, rapporté à Marco, dont ce n’est pas le nom véritable, n’est absolument pas vrai. On appelle d’ailleurs maintenant ma maison, effrayante vue la nuit et très maison du crime, d’un joli nom qui fait paroisse vénitienne et campanile penché : Gherardo dei Turchi.

SAMEDI 18 JANVIER

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

Paris. Le sort s’acharne sur l’opéra Pastorale. Renaud Camus m’apprend qu’il vient de perdre, par une fausse manœuvre sur son Epson, plus de la moitié du livret qu’il comptait me remettre cette semaine. Entendu le cri modulé du vitrier sorti tout droit de l’antiphonaire des petits métiers : “vitri-er, vitri-er”. Je l’ai vu, avec les glaces dressées sur son dos, passer devant la maison de Nicolas Flamel, au moment où sonnaient les cloches de Saint-Nicolas-des-Champs. C’est la France catholique et médiévale telle que le désir du Narrateur pour Albertine la ressuscite.

M A R D I 21 J A NV IE R




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Le refus de la maîtrise, la maladresse en art ne militent contre le savoir constitué (le pouvoir) que lorsqu’ils sont volontaires, ou plutôt lorsqu’ils sont conséquents au grand découragement, lorsque l’état d’impuissance innocente est dépassé, lorsque cette impuissance devient dépassement, sublimation même de la maîtrise. Il ne faut donc pas confondre les stratégies d’échec. Le peintre tchèque Jiri Kolar soutient qu’à chaque époque, à chaque strate du savoir organisé, la poésie, l’art doit faire apparaître son achèvement comme inachèvement, le dégager de la camisole des faits, de la maîtrise, lui ouvrir un espace de maladresse. Assumer le dépouvoir. Toujours Dickinson : elle voulait qu’on détruise les poèmes après sa mort. Si elle n’avait pas envisagé l’échec, c’est qu’elle s’était placée hors de la circonférence. Seule récompense terrestre, son second prix à la Foire agricole d’Amherst en  pour un pain de seigle.

M E R CR E DI 2 2 JANVIE R

Grand envol des pigeons à l’aube faisant un virage rue de la Grande Truanderie. Arrêt très prometteur sur la ligne du  : LamballeAnkara. Je peux, dans l’incrédulité, faire glisser le ressort du scepticisme, retournant la remarque de Cicéron dans De Senectute : “Et si je me trompe sur l’immortalité de l’âme, c’est de bon cœur”.

SAMEDI 25 JANVIER

Rome. Resté un long moment ce matin dans la cour du palais della Cancelleria. Encore dans Santa Caterina della Rota : le Muzio à fresque – une Fuite en Égypte au ciel d’apocalypse (un ange précipité). Évelyne Rollet à la maison, mélancolique et au bord des larmes, me parle longuement d’Hervé Guibert. C’était son

M E R CR E DI 2 9 JANVIE R


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pensionnaire préféré. Elle dit qu’elle ne peut pas détacher sa pensée de cette douceur retranchée derrière un masque sévère et hautain, de tous les médicaments colorés qu’il avait disposés sur la nappe du restaurant avant de les prendre un à un. Il lui envoyait ses livres depuis Des Aveugles, sauf certains qu’il disait n’être pas pour elle. Elle me les demande maintenant comme une drogue qu’elle se sent mûre pour absorber. Cahuzac me téléphone pour me demander si je ne pourrais pas lui composer, pour lui, une musique du genre qui l’électrise un peu, comme cette passion de Bach qu’il écoutait hier à tue-tête. Il me confesse écrire ce qu’il appelle, et qui m’intrigue, “un journal de guerre”.

JEUDI 30 JANVIER

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Michel Serres rapporte une anecdote gaullienne trop délicieuse pour être vraie. Dîner officiel au palais Farnèse. Madame de Gaulle demande discrètement mais fermement à un serviteur de lui changer son porte couteau où figure très précisément un sexe d’homme. Ceci

VENDREDI 31 JANVIER



Conférence de Michel Serres dans les catacombes humides du centre culturel Saint-Louis.Toujours dans ce public beaucoup de jeunes apprentis prélats, souvent spirituels, c’est bien le moins, et doctes. Serres devait traiter l’adjectif catholique. Le Révérend Père de La Brosse dit en guise de présentation qu’il préférerait être considéré comme un substantif. Serres contourne le sujet et ne traite que l’étymologie, autre manière de revenir à la question qui l’intéresse en ce moment : l’universel. Il parle de l’hypertexte, le texte éclaté du journal, ou de l’ordinateur qui permet de “cliquer” et de changer d’unité de temps, de lieu, d’action, cette nouvelle dimension marquant le changement de représentation du monde tel qu’il vient de s’opérer, selon lui, dans la société.




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fait, le même sexe obstinément se réimprime : les portecouteaux sont en miroir et reflètent les fresques des Carraci. Petite visite aux amies siliconées de Chadli à L’EUR. La plus vieille opérée et qui a souffert des balbutiements de ces techniques a l’autorisation exclusive de la police de se faire un petit brasero à même le sol. Elle est assise sur une chaise d’enfant qui l’oblige à croiser très haut ses longues jambes dans des bas à résille. Beaucoup d’autres, malgré le froid, sont presque nues. Leurs seins, durs, très gonflés, ont toujours la même forme programmée. Comme la langue italienne ceinture mieux la vie. Santa Maria di Monserrato où on voit l’ancienne tombe d’Alphonse XIII qui a rejoint l’Escurial, comme il a pu, en . Dans l’ombre, un San Diego qu’on dit d’Annibale Carraci, invisible dans l’obscurité. Sur la façade, au-dessus du portail, l’Enfant Jésus sur les genoux de sa mère, développe en rébus le nom du sanctuaire et scie d’un doigt distrait, mais avec un outil énorme et très réaliste, le roc mi-nuage qui les abrite. Sainte-Brigitte, enfin ouverte. Il faut se contenter de la voir d’un seul regard, de sa place – tyrannie de la méditation des petites sœurs suédoises. Leur voile noir, sur une robe grise, est enserré dans une manière de casque fait de lanières perpendiculaires, pointé de rouge aux intersections. Le photographe Éric Poitevin, qui habitait mon ancienne maison de San Gaetano, en avait attiré une ou deux pour leur faire des portraits restés fameux. Impossible en revanche de voir San Tomaso di Canterbury. Surtout le désir du nom, très aiguisé à Rome. En remontant le Lungotevere, un peu après la boucle du château Saint-Ange, je vois apparaître,“familière, bruissante

DIMANCHE 2 FÉVRIER


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et divisée”, sur la barrière de pins, oui c’est bien elle, ma maison, là où je ne pensais absolument pas l’apercevoir. Encore une fois, la limpidité de la lumière aide à l’inter polation, qui est l’essence de Rome. Ce que nous voyons est bien là et n’a jamais bougé mais le jeu des axes décalés, le foisonnement des plans le présente sous des angles toujours nouveaux. Je vois que les hésitations et les regrets sont comme le sang chaud de l’abattoir, il faut les recycler immédiatement au lieu de les faire traces, les laisser tout empoisser.

JEUDI 6 FÉVRIER



Vaincre la résistance, l’espace solide qui se reforme chaque fois entre la vie debout, la vie couchée et la chaise du travail : c’est un chenal qui y conduit. C’est comme se plonger dans l’eau froide – aucune mémoire qui prenne au sérieux l’appréhension et la douleur une fois l’immersion accomplie. Il faut toujours tout recommencer. Ce n’est que par la poésie que la vie se resexualise.

VENDREDI 7 FÉVRIER

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

Chadli nous conduit à toute vitesse, Hélène Sueur et moi, dans des quartiers d’où nous ne saurions pas revenir. Mais contrairement aux parents du Petit Poucet, c’est pour nous nourrir qu’il nous perd. Nous tressautons à l’arrière de la voiture, privés d’équilibre comme si nous avions les yeux bandés, et nous suivons les arabesques de ses coups de volant, risqués souvent pour éviter des trous minuscules que même nos chaussures n’auraient pas sentis. Seulement pour l’amour de l’art, pour le geste. Ce qui fait penser aux croisements de mains dans le deuxième mouvement de l’opus  de Webern.


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 h . Grand silence, jaune pâle. Du parapet, vu surtout aujourd’hui les verticales du panorama, les piquants de la vue (antennes, hampes des bannières). Vers quatre heures : étagement des cubes dans une brume légère, encore très claire. Au fond, trois dômes rythmés, trois clochetons presque hors champ, et trois arêtes du toit de la synagogue. Umberto Saba parle très énigmatiquement du sourire de Cavour. Dans les Raccourcis, quelques sottises sur Beethoven ;Verdi, compositeur génital.

S A M ED I 8 FÉ VRIER

Vu dans le Ladro di bicicleta, (scène de la noyade), les degrés de travertin presque neufs du Pont Flaminio, vers , envahis par l’herbe. De même, les banlieues de Pasolini dans Mamma Roma, poussées dans les prairies où paissent encore les moutons, ont leur petit air Hubert Robert. C’est la ville disputée par sa campagne, toujours menacée par le retour de la friche.

JEUDI 27 FÉVRIER

Dans ces faubourgs où les avenues viennent mourir abruptement sur les prairies et les rivières, vu la ferme de la Caffarella, des arbres en fleurs plus vieux que les rues qu’ils bordent.

V E N D R E D I 28 F ÉVRI ER

Visite à Frédérique Lucien, au pavillon San Gaetano. Elle est absolument “dans la chose”, calme en apparence, résolue, très concentrée. Elle dit commencer ses séances de travail par des gestes, des travaux d’approche qui la font descendre là où est l’énergie intacte. De sa dernière série de traces qui portent l’empreinte presque invisible d’un geste précédent en son envers émane une tranquillité, une résolution communicative bien qu’elle ait l’apparence d’un doute.

SAMEDI 14 MARS


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Isola Farnese n’a que son église et un château très masqué vers lequel monte la seule rue du bourg. La société qui vient suivre la messe peut nous sembler plus romanesque que celle qui peut encore exister en France, même dans les provinces les plus reculées : paysans endimanchés, militaires empanachés, clergymen, l’un très jeune, soutane et collet blanc, s’aidant d’une béquille. Il parle à des enfants, il s’avance vers nous, sa soutane battant la poussière. Mais c’est que notre regard est alimenté par les réminiscences du cinéma italien qui a construit pour nous un pays mythique enté sur le pays véritable. Dîner avec un carabinier livournais très lent d’esprit qui veut, de plus, qu’on traduise chaque parole en français. K. lui a joué les plus traitables des préludes de Chopin. Stefano (le Livournais) avait placé sa chaise respectueusement à un mètre du clavier, monté sur deux coussins, et suivait, avec un étonnement mêlé d’incrédulité, les évolutions des mains, comme s’il assistait à une séance spirite.

D I M A N C H E 1 5 MAR S

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

Accompagne K. dans sa dernière promenade avant son départ aujourd’hui. Faisons le tour interne des carrés du jardin le plus large possible, seule manière, à part aux intersections des allées à grande circulation, de ne rencontrer personne. À travers les haies, on aperçoit ma tour fantôme, si inquiétante, même de jour (Un balcon en forêt, disait Camus, citant Gracq). Mais je ne la vois plus depuis que je l’habite. Grande mélancolie de la gare d’Ostiense à cinq heures du soir, son portique désert. Verts trompettants du Palatin. Je trace mon chemin somnambulique en triomphant de tous les barrages de police. Le centro storico, interdit quand on n’a pas son macaron, s’entrouvre pour me laisser passer.

LU N D I 1 6 M A RS




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La ville n’est aujourd’hui que l’expression du volume ; à peine de couleur et pas un bruit dans tout cela que deux oiseaux se répondant de loin, l’un au Quirinal, l’autre à Monte Mario (mais eux, très bien sonorisés). Jamais eu comme aujourd’hui l’impression d’une ville déshabitée. Notre regard qui la domine sans effort pourrait l’enflammer par simple caprice impérial. À cinq heures, le soleil entre brutalement par la verrière de l’Ouest, vient frapper le lit et fait de l’oreiller un aéronef pour assomption.

M A R D I 1 7 M A RS

Convalescence et mon néronisme. Dîner chez Bruno Chenique, dans l’appartement de la tour. Il tient une chronique photographique de la vie à l’Académie, qui se substitue, dit-il, au journal qu’il écrivait jusqu’à maintenant. Tout cela a un air innocent de vie de pensionnat, de vacances de neige. Le pignon Est de la villa est enserré par une palissade et semble, avec ce lumignon blanc qui la signale, un navireescorte conduisant le palais dans la nuit. Belle patine ce soir sur la loggia s’ouvrant sur un jardin de lune. Les lions à contre-jour, de vrais lions.

M E R CR E DI 1 8 MARS

Chez la photographe Isabel Formosa avec B. : le social pulvérisé par l’angélisme. Elle est tellement dans son monde dramatiquement surpoétisé que chaque objet qu’elle sélectionne pour en décorer sa maison a d’office le statut de relique ; souvenir, image, guirlande qu’elle fixe pour éclairer sa traversée, comme ces articles sacrés des deux Testaments qu’on voit en bas-relief sur la fameuse frise de San Martino ai Monti, sauvés pour toujours.

J E UD I 19 M A RS

Ma petite Uno, inconsciente de l’exil qui va la frapper, grimpe avec légèreté les collines, toutes les

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collines de Rome : Viminal, Esquilin, Aventin, un arrêt ici, un autre là (le bout de ruelle, place des chevaliers de Malte, fermé par un portail de bois, le pavillon aux carreaux cassés d’où sort un sorso de reggae). Travailler à rendre la nacelle inhabitable pour s’aider à la quitter. En avance au rendez-vous, au coin de la via dei Prefetti, vu tous les palais, la ville dormir, sous un ciel mouvant, dormir dans son indifférence rédimée aux problèmes de l’apesanteur.

LU N D I 2 3 M A RS

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



B. manque le rendez-vous Wesendonk que je nous avais concocté, sous la loggia, parce qu’il pleuvait.

M E R CR E DI 2 5 MARS

 

Testaccio. Autour du mont de tesselles, tous les carrossiers en cotte bleue sont couchés sous des voitures couvertes de journal. Au fond de leurs ateliers s’ouvrent de grands fours à vernis, clairs comme des salles d’opération. En face, de l’autre côté de la place, déserte lorsque l’Alibi est fermé, les longs bâtiments des abattoirs. Détaillé avec un vieil homme la liste de tous les partis en lice pour les élections législatives du  avril prochain. Pas moins de , dont le Parti de l’amour qui a beaucoup retenu notre attention, conduit par la Cicciolina. “Che casino sarà” dit-il. Au cimetière anglais, dit “acattolico”, les cyprès, accrochés à la pente, très serrés les uns contre les autres, sont à la rumeur de la ville, tout autour, comme des paratonnerres. Ce que j’ai cru d’abord être le tintement régulier d’une petite cloche aiguë et presque sans résonance s’avère être le ciseau du gardien qui grave une stèle en contrebas. Tombes de Keats, de Shelley, du fils de Goethe, August, de Benedetto Croce et de Gramsci.

M A R D I 24 M A RS


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Puis, dans la nuit (“le réel est révolutionnaire”– Gramsci), B. au camélia. Dîner d’adieux des pensionnaires puis surprise-partie dans l’atelier vide de Michel Aubry. Jamais vu les pensionnaires aussi saouls. Formosa se tient à peine debout, P. me dit qu’elle m’aime et veut m’embrasser sur la bouche. Sombre humeur de A. qui fait des diversions avec Ali pour échapper à B. Tout cela s’égaillant dans les bosquets, très quatrième acte des Noces.

V E N D R E D I 2 7 MARS

Mornes gâteaux au Caffè Greco avec Ascanio. Il me décrit l’époque lumineuse, ses personnages insouciants dans le perpétuel été de sa vie à Rome. J’en serai, dit-il pour me réconforter, le dernier témoin, et tout s’éteindra à mon départ, dans quelques jours. Viale Trinità dei Monti, dans le vent de sa mobylette, un froid artificiel nous livre la vision de ma maison tout éclairée de l’intérieur, mais intensément, comme aux dernières secondes d’un incendie avant l’effondrement. Montant ensuite la rampe, seul, j’ai conscience d’entrer dans un engourdissement formidable, un temps de tortures et de délicatesses, pour le dire alla Penna. Soirée d’adieu chez André Haize. Jacqueline de Romilly nous dit, à A. et à moi, qu’elle ne visite plus Rome, mais ses souvenirs dans Rome. Ce ne serait qu’une jolie formule si nous ne voyions nous-mêmes ici toute chose que rétrospectivement alors que nous nous préparons à partir.

SAMEDI 28 MARS

La Vue a son dimanche, plus dorée, mais, une fois encore, l’image et le son ne coïncident pas. Les cloches que l’on entend ne sont que de lointains capitons d’un tout autre tissu, un semi assourdi, un tapis de bulles sonores sans autre résonance que leur propre exténuation dans un

D I M A N C H E 2 9 MAR S


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ciel qui ne les connaît pas. Pourtant le son a miraculeusement correspondu au son : alors que je jouais les premières mesures de l’Ave Maria des Harmonies Poétiques de Liszt, avec sa cloche en fa, une qui n’était pas moins réelle ni plus figurée a enchaîné sur la même note. Tout mettre en carton. Posé des baisers sur la vitre, toujours pour la Vue. Il faudrait que des Chinois me vendent de l’opium ou que j’essaie le costume de l’Ange (Herbart). Tempête, grand vent. Je mords en voiture le trottoir du Vittoriano et manque de me tuer.

M A R D I 3 1 M A RS



Surtout, pas de regard à la vue. Quitté Rome. Fin de mon pensionnariat. Le code a changé justement aujourd’hui :  – fin du pontificat de Jean IV, début de celui de Théodore Ier, un pape grec.

J E UD I 2 A V R I L

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

Izmir. Des haut-parleurs diffusaient une Petite Musique de Nuit disco dans l’aéroport. Le boulevard vu de la fenêtre est totalement désert, seules passent parfois avec une lenteur énigmatique de longues voitures américaines. Le coca qu’on me sert avec un apparat surréaliste – le napperon – réinsiste (et le programme télévisé du rez-de-chaussée) sur ce thème américain. La gourmette du serveur tinte sur la bouteille. Le néon est couvert d’une dentelle et diffuse une lumière de frigo, mais quelque chose d’accueillant dans la désolation. On se verrait bien là hésiter des semaines entières entre le départ ou l’ennui comme le héros de Alain Tanner, le mécanicien Paul de Dans la ville blanche.

DIMANCHE 5 AVRIL


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Le front de mer aurait la mélancolie d’Alexandrie, en plus reluisant. C’est une ville de garnison. On voit partout circuler des soldats en uniforme kaki un peu flottant. L’amabilité, le souci de concorde est poussé à un point d’exigence si haut qu’on préfère le malentendu à toute forme de refus ou de regret. La politique du sourire, c’est parer au plus pressé, dire oui à tout. La forte impression d’Orient vient surtout de cela, de la lenteur combinée avec de la courtoisie dénégative : “Mais nous l’avons, attendez”. Au café des “Deux mégots” (sic), sur le môle, on dit oui à ma demande de thé, pour remettre à plus tard le devoir embarrassant de m’avouer qu’il n’y en a pas. Jamais je n’aurais imaginé ici des paysages d’idylle affiliés à une tradition picturale qui ne les a pourtant pas connus. Des plantations paisibles, des lignes de peupliers, chaque arbre minutieusement dessiné, rien du chaos ocre d’Afrique du Nord. Même l’accident, la belle américaine bleu clair retournée sur le toit en travers de la route, était empreint de tranquillité. Des hommes tournaient lentement autour, respectueusement, comme s’il s’était agi de l’esprit de la Pentecôte tombé là, à l’envers.

LU N D I 6 A V R IL

Nuit entrecoupée, premier rêve où revient l’image de la Villa censurée depuis le départ. On nous sert Chopin dans le jardin d’hiver de l’hôtel (toujours en tête des bribes de la Canzone dei Ricordi de Martucci, et un court fragment de la Deuxième Sonate de Chopin – er mvt). Théâtre de Priène. Retrouvé la concentration perdue depuis des semaines, assis dans un des fauteuils de pierre des magistrats. Le site est envahi par les pins. Le temple, dont il reste plusieurs colonnes debout, domine

M E R CR E DI 8 AVRI L


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le site, et la grande vallée maraîchère. Toutes ces villes d’Anatolie sont construites en grand appareil de marbre. On ne voit rien de semblable à Rome qui ne pouvait s’offrir (même l’empereur Hadrien) que de la brique plaquée de marbre. La lecture, hors temps formidable du voyage (Tabucchi). Nécropole de Hiérapolis. Les derniers tombeaux béent juste à l’entrée de l’hôtel, la route étroite serpente entre les monuments d’une pierre jaune et spongieuse. Ils ont les formes qu’adoptera massivement la grammaire funéraire du XIXe. La disposition semble très anarchique : tombeaux en désordre, ouverts ou renversés, bagages d’une consigne dévastée. Un chemin conduit vers la cité antique. La prairie qui le borde est plantée de cyprès – lointain d’un Carpaccio.

VENDREDI 10 AVRIL

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Le liftier du Pera Palace se mord la joue. Réceptions ici tous les soirs. Le comble de la décoration festive consiste en de grandes couronnes, qui paraissent mortuaires, dressées sur des chevalets. Au fond d’un salon

VENDREDI 17 AVRIL

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Istanbul. Dîné seul dans Pera, longue déambulation. Même impression de pulsation forte qu’à Naples. Vais dans les endroits les plus reculés, les plus sombres. Même dans le silence (qui est déjà bruyant compte tenu du cours du silence ici), la ville bat tout autour, perpétuellement opérée – les fils pendent, les canalisations courent à nu. Vu une maison verdâtre aux fenêtres dans un orbe de néon qui présentait en strates la société et sa partition rigoureuse. Au rez-de-chaussée, les hommes jouant aux cartes, à l’étage les femmes parlant entre elles et tirant l’aiguille. Tout cela très lisible, en coupe, comme sur une planche d’encyclopédie.

J E UD I 16 A V R IL

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un peu désert, un samovar monumental, des copies de Titien et de Raphaël. Monté à Eyüp, une mosquée et un cimetière en pente, une boutique de souvenirs appelée “Café Pierre Loti”. Des pâquerettes et des arbres de Judée descendent jusqu’au Bosphore. Un jeune homme, en surplomb sur le vide, peint une tombe. Le calendrier romain s’est substitué le plus souvent au calendrier de l’Hégire, d’où des vies singulièrement longues : Fatma Saadet Taluy (-), Mehmet Tüknemoglu (-).

S A M ED I 18 A VRIL

Paris. Séance de pose chez le photographe Rens Lipsius. Il a disposé derrière moi une plante, comme il fait en ce moment pour tous ses portraits : une branche de magnolia. Me suis senti très calme pour une fois avec un photographe, mais parce que je suis très éteint quoiqu’assez allumé. Ils tournent autour de moi avec son assistant, “c’est beau, c’est beau”, disent-ils. Le magnolia me dédouane. Il fait ensuite, avec patience, donnant des ordres légers d’une voix douce, des plans plus rapprochés, sans fleur cette fois. Je dois me servir d’un bâton, à la Bruce Lee si possible. Il commande les changements de position exactement comme un radiologue demande de respirer, puis de ne plus bouger. Vu Helmut Lachenmann chez K. (pas rencontré depuis presque deux ans et demi). Il me parle longuement des péripéties qui ralentissent depuis si longtemps l’écriture de son opéra La Petite Fille aux allumettes. Il a dû repousser plusieurs fois la commande. Il semble qu’il renonce à l’écrire maintenant après l’épisode dit de Gênes qu’il a décidé d’interpréter comme un signe défavorable de la muse. Après

LUNDI 20 AVRIL


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avoir travaillé un mois en Sardaigne sur le sujet, il s’arrête chez le pianiste Damerini où on lui vole, dans sa voiture, outre toutes ses affaires et son violon, la mallette contenant les esquisses de l’opéra, si difficilement notées. Le ministère lui rendra quelque temps après, par l’intermédiaire de l’Ambassade d’Allemagne, les feuillets souillés d’avoir passés quelques nuits dans un square. Il dit qu’il ne veut plus les voir, ni en écrire d’autres. Il suffit de le voir cinq minutes pour être persuadé de sa dimension : profondeur, intégrité, responsabilité artistique ne le tenant jamais en repos, même pour échanger trois paroles, humour, autodérision formidable.

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Androgynie : Hunding voit un reflet féminin dans le regard de Siegmund. Siegfried découvrant Brünnhilde croit voir, et il en est émerveillé, un beau guerrier endormi dans sa cuirasse.

VENDREDI 22 MAI



Horreur de la musique, ou impossibilité à la comprendre chez Natalia Ginzburg. Elle a un abonnement à l’opéra et dit y aller depuis des années pour ne pas entendre et ne pas voir. Exception pour l’air “Sotto la volta nera” de Don Carlos, qui a pu lui tirer les larmes. Le divorce se fait dans son enfance autour de Lohengrin. Bien que la musique couvre les paroles (c’est sa première déception), Lohengrin comprend parfaitement la question interdite d’Elsa. La réponse “mai devi domandarmi” donne le titre à un livre de Ginzburg. La seconde déception : que le cygne ressemble à une oie. Chez Sciarrino/Laforgue, c’est un oreiller. J’avais onze ans, quand je suis allé pour la première fois à l’opéra. C’était le Don Pasquale de Donizetti à la salle Favart.

M E R CR E DI 1 3 MAI

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Au conservatoire de Vitry, un homme a fait de la musique sa planche de salut. Il chante devant le jury un air de Violettes Impériales de Francis Lopez. La voix non travaillée des amateurs atteint parfois un équilibre précaire bouleversant qui ne se retrouvera plus quand ils seront formés, ou quand ils se seront résignés à ce que ce ne soit pas possible. Si ça ne dépend que de moi, je lui donne le prix, le pompon. Rien entendu de si simple, de si droit depuis longtemps.

J E UD I 2 J U ILLET

Au réveil, cloches de Saint-Nicolas-desChamps à pleine volée – son du Nord, l’airain un peu mat des Flandres ou bien la sourdine de brume des ports hanséatiques, et non le timbre plus clair, la résonance plus libre des églises de Venise. Relisais ce matin, comme une litanie des saints, les beaux noms des églises de Paris disparues : Saint-Jean-le-Rond, Sainte-Geneviève-des-Ardents, Saint-Pierre-aux-Bœufs, Saint-Jacques-de-la-Boucherie, Saint-Denis-de-la-Chartre, Saint-Étienne-des-Grès, Sainte-Catherine-du-val-desÉcoliers, Saint-Jean-en-Grève qui en remontreraient aux Sainte-Anne-des-Palefreniers, Sainte-Barbe-des-Libraires, Saint-Éloi-des-Orfèvres et autres Sainte-Marie-de-laNeige de Rome.

D I M A N C H E 5 JU I LLET

Lu un Concertstück atonal tardif de Paul Le Flem, avec Marie-Catherine Girod et Annick Roussin, dans la salle Mendelssohn du château de Sucy-en-Brie, qui ressemble aux salles d’audition des vieux concours de l’Union des Femmes et Artistes Musiciennes. J’ai croisé Le Flem une fois, circonstance qui prouve a minima que nous avons été contemporains. Il est né en  et c’est mon record d’ancienneté dans la catégorie des compositeurs. Le

VENDREDI 10 JUILLET


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Flem (qui est mort à plus de cent ans) aurait pu rencontrer, travailler même avec un très jeune élève, lui aussi devenu archi-centenaire, de Haydn. C’est la fameuse anecdote de la maréchale de Richelieu qui explique à Napoléon III médusé : “Comme Louis XIV disait un jour à mon mari…” Les morts vont vite. Le grand-père de ma grand-mère est né en  à Dun-le-Roy (Cher). L’arrière grand-père de l’arrière-grand-mère de mon arrière grand-père, Henry Lamartine, est né en , à Vitry-sur-Loire (Saône-et-Loire). C’est la passion pour Rome qui fait se lever si tôt : six heures du matin, pour Tosca, dans les lieux et heures, en direct de Rome à la télévision ! Exécution de Cavaradossi sur la terrasse du Château Saint-Ange. J’ai toujours rêvé d’une représentation qui donnerait un tour supplémentaire à la vis du feint et du vrai dans cette histoire, et c’était aujourd’hui l’occasion rêvée : l’exécution simulée de Cavaradossi, qui s’avère ne pas l’être dans la fiction (Mario ! Mario ! su !), mais qui tout de même est fausse au théâtre, et qui pour une fois serait vraie. Sujet de polar. Je ne comprends que maintenant l’intérêt de Schoenberg, et, par transitivité, de René Leibowitz, – étaitce de l’affection, ou davantage ? – pour cette partition. La véhémence de Richard Strauss, mais avec des moyens plus nettoyés, d’où certaines vulgarités très à nu.

DIMANCHE 12 JUILLET

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Travaillé encore au projet Princesse au petit pois qui, je le jure ici solennellement, est antérieure à ce que je savais du



Chapelle du Mont du Chat, au lieu-dit Communal. La maison domine le lac du Bourget et surplombe à pic l’Abbaye de Hautecombe qui paraît, vue du bout de ce champ, un lointain d’Annonciation.

MARDI 14 JUILLET




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projet Petite fille aux allumettes de Lachenmann. Mais en vain, depuis des années.Voulais en faire moi-même le livret. Esquisses sur l’herbe de la prairie, qui iront directement au panier. L’histoire aurait plus de sens connexes en italien car pisello (petit pois) est un équivalent enfantin de cazzo. Or la princesse en est torturée malgré des épaisseurs de matelas. Et c’est à ce détail qu’elle sera reconnue digne d’entrer dans la dynastie. Que tout se joue par une nuit d’orage, en huis-clos dans la tour, était le point de départ de l’idée. Sang et succession, mais sans les meurtres de Macbeth. Il n’y a de musique ici qu’un gramophone Columbia avec de beaux abats sons d’acajou actionnés par une virette de cuivre. Préféré entre tous les autres disques, l’Andante Religioso de Thomé par Barnabas von Géczy mit seinem Orchester, musique qui devient l’hymne mélancolique du séjour. Après une introduction d’harmonium, le violon solo fait entendre, sous un tapis d’arpège au piano, une mélodie triste. Autun. Faire une histoire des délais, des retards dans la livraison des œuvres d’art. A. nous montre un important dossier relatif à la commande faite à Ingres du Martyr de Saint Symphorien. Dix ans d’explications, d’excuses et d’atermoiements du maître à l’évêque commanditaire. Ces lettres confirment ce que la tradition rapportait, que cette œuvre était sa favorite. Nous lisons cela, dans la maison, à cinquante mètres du tableau lui-même. Symphonie de pieds nus au bas du tableau qui est à la hauteur du regard. Beau bleu d’un ciel romain sur la capitale des Éduens.

LUNDI 20 JUILLET


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Poussin, dans une lettre à Chantelou : “… je vous supplie de mettre l’impatience française à part, car si j’avais autant de hâte comme ceux qui me pressent, je ne ferais rien de bien.” Venise. Plus pris de notes pour le journal depuis des jours, et rarement ces derniers mois, ou bien, confusément, dans des carnets toujours différents, tantôt à l’endroit, tantôt à l’envers. Impossible de se tenir aux techniques pourtant souples qui devaient permettre de ne jamais prendre de retard, comme l’exigeait Amiel. F. me conduit à San Pietro di Castello que je n’avais jamais vu. Dans le cortile de ce qui fut, si j’ai bien compris, le palais qui jouxte l’ex-cathédrale de Venise, une petite vie tranquille, post-épiscopale, s’est réinstallée. L’herbe pousse entre les pierres, les femmes, assises sur leur pliant, entre des fils à linges, font la causette dans le cloître, concierges du sublime.

V E N D R E D I 2 4 J UI LLET

 CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Giandomenico Tiepolo dans la Via Crucis de San Polo, est, à l’évidence, embarrassé par le Christ qui apparaît dans presque toutes les stations (hormis dans la première et la dernière) comme l’invariant aux traits impersonnels, au costume imposé, à la douleur de convention, aux attitudes programmées par l’iconographie conciliaire. Aucun d’ailleurs des beaux personnages orientaux, des femmes parées qui l’accompagnent ne lui porte attention (et comme cela le désigne) ; ils nous regardent ou bien tournent le dos (si le Saint Symphorien d’Ingres est une symphonie de pieds, cette Via Crucis est une symphonie de dos). Pas d’émotion, des cadrages stupéfiants, des morceaux de peinture magnifiques. Le grand ébrouement d’un artiste de vingt ans qui fait des canons de la représentation religieuse une épreuve de saut de haies.

LU N D I 2 7 JU I LL ET




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F. plus sereine sur le ferry. Elle dit que le bruit de moteur du bateau rend la ville qui glisse plus silencieuse. C’est comme le dévidement ronronnant d’une bobine, un plan séquence, un hymne à l’horizontalité. Très longue station en Toscane sur l’autoroute. Toutes les voitures sont arrêtées dans la nuit à cause d’un accident aussi lointain et invérifiable que les causes premières. À droite, une double file de camions. Le sort nous a attribué Giuseppe qui convoie des Mercedes. Giuseppe ne connaît pas la Tosca (qui sort de notre voiture à plein volume), ni Puccini. Il était pourtant plus probable qu’il en ait entendu fredonner chez lui un air, qu’en France, un camionneur, la Habanera de Carmen. Mais mon illusion a peut-être une génération de retard. Tout le monde est descendu et commence à bivouaquer, à fraterniser entre le défilé des camions immobilisés. Rome. La chambre, haute, silencieuse, blanche est comme un bathyscaphe qu’on aurait immergé dans la rumeur de la pleine ville. Rumeur est peu dire : les voitures, les autobus passent dessus, dessous, lancés à pleine vitesse sur le corso Vittorio.

M A R D I 28 JU I LLE T

Pour l’amoureux, le jaloux, un bruit extérieur est déjà comme l’anticipation d’un soupçon. Sur la table de Giuliano d’Angiolini, le papier réglé, la feuille journalière qui, malgré le bruit et la canicule, malgré le mépris de Rome pour nos efforts contemporains, attend l’œuvre à venir. Au coin d’une des deux fenêtres en plein cintre qui donnent sur la courte rue Sant’Eligio, un petit miroir a fonction de capter et d’envoyer au fond de l’appartement un rayon de soleil qui doit venir frapper un des gongs et désépaissir la fumée du cigare.

MERCREDI 29 JUILLET


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F. joue sur le vieux Pleyel entartré, le début de la Quatrième Sonate de Scriabine (pas de musique moins romaine). Ne quitte pas l’appartement du corso Vittorio Emanuele. Suis à la fois le reclus et le jaloux, une synthèse torturante d’Albertine et Marcel. Musée Barracco réouvert depuis quelques mois. Du balcon fleurdelisé, au troisième étage, vu Rome à cette hauteur intermédiaire, un peu avant la ligne de flottaison du ciel, qui la livre comme un unique bâtiment traversé par un axe de sève explosant en végétation sur les ponts supérieurs. Le corso est un sillage déjà rosé par le couchant. Les branches faîtières et la poussière font osciller cette immobilité.

JEUDI 30 JUILLET

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Vu le Campo dei Fiori aussi vide de personnage et de voiture que sur certaines photos d’avant . Jamais investigué comme aujourd’hui la dernière chapelle droite de San Luigi dei Francesi, tapissée de plaques commémoratives aux Français morts à Rome. Grand nombre de pensionnaires morts ici et dont “l’envoi de Rome” était parfois leur propre corps.

S A M ED I 1 E R A OÛ T



Dîner chez Balestrari. Les voitures passent à dix centimètres des tables en terrasse, et on a déjà vu qu’un rétroviseur emporte une corbeille à pain, preuve que la tradition de l’empiétement à Rome n’a jamais cessé. Tête-à-tête capital avec B. L’étau se resserre. Très tard, coup de fil surréaliste de Jean-Noël von der Weid à mon nouveau numéro de la rue San Giovanna d’Arco que personne ne connaissait. Il est aux abois, doit boucler son histoire de la musique dans quelques jours. Comment s’écrit Torteron, de quelle année date Le Chant de Faesse ! ? (Jean-Pierre Armengaud me parlait l’autre jour de mon opéra Belles Noces…)

VENDREDI 31 JUILLET




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L’appartement des Hubert où j’habite donne, au Sud, sur les toits de Saint-Louis, la coupole et les deux lanternons de Sant’Agnese ; en face, sur la ziggourat crémeuse de Sant Ivo della Sapienza ; au Nord, par les fenêtres de l’attique, sur la via di San Giovanna d’Arco, qui n’est qu’une ruelle pavée entre deux hauts palais sombres. Mes rêves toujours accueillants, probables. Vu Sylvester Stallone, l’acteur bodybuildé, à la terrasse de Tre Scalini, piazza Navona. La Valle Giulia est expropriée par un cinéma all’aperto, avec stands et tentes de parades. Les prostitués se sont repliés vers les abords, mais inquiets, transplantés, incertains qu’on les trouve et qu’on comprenne leurs intentions. Ils se donnent l’air d’attendre le bus, même à l’heure où ils ne passent plus.

DIMANCHE 2 AOÛT

Sous les toits de Rome, la chambre. L’été hospitalise à domicile (ventilateur en perfusion). Sur le pavé, le bruit des chevaux de la garde montée. Solitude complète. Le téléphone est posé sur le lit. Sa sonnerie est si ténue, si intérieure, qu’on dirait l’appel lointain, la secousse un peu rêche de qui cherche à faire signe après transmigration de l’âme. C’est La Voix humaine après métempsychose. Journée immobile, le moindre miroitement, décisif.

LUNDI 3 AOÛT

Je vois un cap immobile (ma journée) et des sirènes qui parlent grec comme dans la nouvelle de Lampedusa. L’une était, je crois, un désir sans regret, mais non sans mémoire. Tristesse poignante d’Ostie moderne. Dîner al Delfino, face à un jardin planté de parasols fermés, encerclés par une arène de cabines.Tout semble désert depuis longtemps, bien

MERCREDI 5 AOÛT


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plus longtemps que la tombée du soleil. On répète l’été. Ou bien tout est en post-production. Viale Cristoforo Colombo au crépuscule. Le remonter, c’est repercer péniblement le canal symbolique vers Rome après ses pourfendeurs de papes, ses dictateurs et ses poètes soldats de la grande unité. Les vespas et les cabriolets rivalisent toujours pour une parade serrée sur les thèmes combinés de la séduction et de la vitesse. Belle solitude du soir. Esprit des toits. Tracé quelques grandes diagonales sur beaucoup de vide. Sur l’Appia, près de l’église ruinée de San Nicola, des garçons s’arrêtent pour boire à la fontaine. Leur tenue de sport, la house music qu’ils écoutent, la fontaine vénérable et les cyprès plantés en carré déclinent une fois de plus l’inadéquation légère des signes, la surprise heureuse de ce qui à tout moment paraît ici décadré. La noncuranza italienne, pour avoir sacrifié beaucoup, garde à ce qu’elle a laissé cette vibration stratigraphique des temps accumulés qui poétise tout.

V E N D R E D I 7 AO Û T

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Ostie. Conversation pendant la baignade avec Vincenzo. Il n’y a que certains Romains du droit et de la haute administration pour débiter avec un impeccable sérieux, et surtout à contretemps, des sentences prélevées à chaud, selon eux, sur le monde des idées :“Non ti è sembrato che il concetto mozartiano sia sempre stato fondamentalmente triste” ?

S A M ED I 8 A O ÛT



La discussion politique a toujours été – est-ce la grande tradition des banquets de concorde ? – un bon stimulateur de la gastronomie, ce que prouve encore ce dîner à l’Osteria San Sebastiano avec K., Florence Rollet et Edward Harcourt.




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Rome. Aujourd’hui, ce sont des marins qui gardent la flamme du soldat inconnu sur le monument à Vittorio Emanuele. Des groupes de militaires visitent Rome ; ils se photographient devant le château Saint-Ange. À voir le bleu amidonné de leur chemise, l’Unité semble dater d’hier . Elle est en effet à portée de quatre générations, se manifeste toujours par la présence d’une armée plus fanfaronne et empanachée qu’ailleurs ; l’enthousiasme et la fraîcheur du Risorgimento montées de tous les anciens royaumes pour étrenner la capitale. Le strict cahier des charges de la toponymie italienne doit être respecté dans toutes les villes, si petites soient-elles. À Trevignano Romano, la via Cavour fait deux mètres de long et un de large, guère plus pour la Regina Margherita, et pour Crispi (ou Mazzini, mais lui est plus optionnel). Seul Umberto ° a droit à la traverse principale.

DIMANCHE 9 AOÛT

Le parvis de Sant’Agostino est toujours le cartulaire des inscriptions nazies, sur les murs et les palissades. Les pousses vertes dans le moindre interstice de travertin. Impression que la chicorée et le pissenlit pourraient tout reprendre en une nuit, comme la forêt à Manaus. Quadrillé le quartier qui s’étend de Sant’Agostino à San Salvatore in Lauro, entre la via dei Coronari et le Lungotevere Tor di Nona. Deux places désertes, presque des campi vénitiens avec deux ou trois arbres, l’une toute en long, bordée par le tribunal militaire, l’autre, rectangulaire, cernée sur un des côtés par des grandes bâtisses, sur un autre, par le palais Lancelloti sous emballage (comme en ce moment une église, un palais sur deux) et une église en ruines balayée par une vigne vierge. Étendre le linge à Rome ressortit au funambulisme : faire

MARDI 11 AOÛT


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jouer sur sa poulie le fil tendu dans le vide entre la cour (un puits vertigineux) et le plein ciel, les clochetons, la lune. Se pencher pour agripper exactement sa pince à linge, abandonner alors la chemise (on croit que le cœur va se décrocher – C’est mon cœur qui se balance ainsi, il n’a pas le vertige dit Erik Satie) ; rester un moment avec elle, balancés par le ponentino. Laissé pendre le bras dans un rayon de lune qui vient jusqu’au lit orienté vers le Quirinal, tournant le dos au Vatican (l’orientation d’un lit à Rome est politique). L’immeuble au coin du corso Rinascimento et de la piazza delle Cinque Lune s’épelle ainsi quand on vient de la via di San Giovanna d’Arco : IL P, IL PO, IL POP, IL POPO, IL POPOL , IL POPOLO .

J E UD I 13 A O Û T

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



P. m’accompagne jusqu’à l’atelier de Claire-Jeanne.Traversé l’allée, le piazzale, sans rien regarder (malgré la beauté assassine de la lumière). Les pensionnaires de septembre ont la démarche traînante des réprouvés. Mon avantage sur eux c’est que je suis déjà parti en étant toujours là.

MERCREDI 2 SEPTEMBRE



Deux refrains vautours se partagent ma journée, l’un contredisant l’autre : un thème de la Canzone dei Ricordi de Martucci (rigoureusement censuré depuis des mois et bien sûr jamais réentendu) et le “Non rien de rien, non je ne regrette rien” d’Édith Piaf qui est le cri de guerre de ces jours, après une courte victoire aux éliminatoires (mon San Remo sentimental) sur “Capri c’est fini”. Journée silencieuse. Plage déserte. Beaucoup nagé, très loin. Quand les vagues vont dans notre sens, impression paradoxale de ne pas avancer. Ainsi de la réciprocité en amour.

J E UD I 2 7 A O Û T




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Dix-huit heures. Installation à la Neviera (que j’ai connue casa Cointet, casa Poirot-Delpech et casa Garréta).

JEUDI 3 SEPTEMBRE

Le lit donne sur la verrière tournée vers le Nord, vers la rumeur d’océan du Muro Torto. Le plan fixe proposé est un zoom par rapport à mon ancienne vue de San Vittorio. Sur le triangle que forme le faîte du toit audessus de la verrière, peint, indatable, un lion passant hérissé comme un hippocampe. Il avance sur un quai ocre, devant une tour figurée sans considération d’échelle. Sur un des murs blancs, écrit au crayon, un passage de Macbeth laissé par Anne Garréta le  août dernier, lorsqu’elle quittait définitivement la Neviera :

VENDREDI 4 SEPTEMBRE

Tomorrow, and tomorrow, and tomorrow creeps in this petty pace from day to day… Imminence du deuxième et véritable départ. Temps intercalaire. Lettre de Chateaubriand au marquis de Fontanes : “Quiconque n’a plus de lien dans la vie doit venir demeurer à Rome”. Pris dans un guet-apens. Un rendez-vous avec Claire-Jeanne Jézéquel se transforme en un petit-déjeuner avec Cahuzac et les Brenner face à la vue meurtrière devant le balcon des pensionnaires. La lumière est si limpide qu’on voit le moindre détail de la fontaine Pauline, la moindre fenêtre de l’Ambassade de Finlande. Je n’avais plus revu cela depuis mon premier départ, depuis l’ère Martucci. Lettre à Renaud Camus, que je remettais d’écrire de semaine en semaine, lui disant que le livret auquel nous avons abouti par corrections et concessions successives ne

S A M ED I 5 S EPTEMBRE


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peut fonctionner, ni musicalement, ni scéniquement (mais c’est tout un). J’émets le souhait d’importantes modifications qu’il refusera sans doute, par lassitude, et il aura raison. Mais il m’avait prévenu en . Il m’avait parlé aussi du projet non réalisé avec Carmelo Bene. Dit qu’il n’était pas fait pour la scène. Automne de France au goût de nougat. Relu les vers de A. écrits à Rome, dans cette gare perdue du TGV qui a autant de titres qu’un feudataire : Le Creusot Monceau Montchanin.

MERCREDI 9 SEPTEMBRE



Gare d’Austerlitz, poésie particulière du dimanche soir : amants qui se quittent, troufions qui repartent pour la caserne. Dans le silence, dans le vide, après le courant d’air que laisse le départ du train, vu les visages redevenir mystérieux, se refermer ou retourner à la duplicité. Le Monde : pas moins de cinq articles sur la prostate du Président Mitterrand. C’est vraiment la fistule du roi.

D IMANCHE 13 SEPTEMBRE

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Traversée de la Bourgogne et de la Bresse. Saint-Huruge, Saint-Ythaire, Cortevaix : France mérovingienne, brumeuse, humide, fungique. La serveuse à l’auberge, intimidée, bafouille le menu comme si c’était son monologue pour l’entrée de la rue Blanche. Et dans la cuisine, le persil se substitue à tout.

JEUDI 10 SEPTEMBRE

 

Le grand décor des origines pour seulement nommer le peu l’avenir


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Le piano livré avenue de Choisy. Je travaille dans l’atelier pour la première fois. Par ironie, toute la toponymie du sous-Hongkong pompidolien qui s’est bâti en haut de l’avenue se réfère à l’Italie : tour Mantoue, tour Palerme, tour Rimini, tour Puccini, place de Vénétie où est l’entrée du centre Commercial Masséna, etc.

MARDI 15 SEPTEMBRE

Sur le plateau de l’Opéra Comique pour préparer la reprise de Vieux Bois. On fait les repérages dans des décors désuets d’une production des Mousquetaires au couvent tels que je ne les croyais plus possibles à Paris aujourd’hui. L’impression d’un monde encore survivant pour peu de temps. Les loges, les couloirs, les escaliers paraissent inchangés depuis l’époque de Jacques Rouché. Seuls les extincteurs sont flambant neufs.

M A R D I 2 9 S EP TEM BRE

Roquette sauvage cueillie cet aprèsmidi avec Patrick Cahuzac et Claire-Jeanne Jézéquel dans les ruines d’Ostie. C’est la même qui se ressème depuis des siècles. Ciel bas, ruines désertes. Déclamation sur le théâtre et essais d’acoustique (en mode test, c’est toujours Racine qui vient spontanément, Bérénice). Dans les essais-sons expéditifs, comme j’ai entendu l’autre jour à Favart, on dit seulement un deux trois quatre cinq six, la moitié d’un alexandrin.

DIMANCHE 4 OCTOBRE

Rêvé pour la deuxième fois en deux semaines de ce visage concentré jusqu’à la douceur du tourmenteur de saint Érasme à la tunique orange (Poussin de la Pinacothèque Vaticane). Il enroule sur un treuil les boyaux du martyr. Il a les traits d’un surveillant de mon collège Gabriel Fauré.

MARDI 6 OCTOBRE


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Paris. Rêvé de la Villa Médicis. L’ai reconnue à ce qu’elle ne se reconnaissait pas : une piscine dans le dernier pli d’un champ ouvert bordée d’une pinède. Les nouveaux pensionnaires s’y promènent. Je ne les connais pas, mais m’intègre facilement à leur groupe comme un bon génie familier. Sous un fil de la clôture, un oiseau fossile, immobile, à crête dure.

MERCREDI 4 NOVEMBRE

Naples. Du seuil de la chambre, on ne voit que la mer et tout le bruit de la circulation. Il ne semble pas qu’il puisse y avoir assez de place pour loger tant de bruits dans un si mince ruban: la via Partenope longeant la mer. Dans la baie (face au palais royal) quatre grands bateaux couleurs de santons sont tournés vers le large, immobiles comme les lamparos du Cap Bon. Des voiles légères esquissent une régate dans leur ombre. Pas de volcan dans la veduta. Cinq heures moins dix : le soleil réduit son faisceau dirigé sur le boulevard de mer. Il glisse comme une monnaie derrière le Pausilippe dont on ne distingue aucun détail à contre-jour, que les arbres de la pointe penchés vers la mer. Beau mobile sonore des klaxons qui tournent aléatoirement comme les grincements de machine chez Tinguely. La disparition du soleil a désactivé le contre-jour sur la colline qui s’est mise à scintiller. Seul point lisible et fixe : le carré blanc de la façade de Sant’Antonio.

V E NDREDI 6 NOVEMBRE

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

Paris. Les moments préférés de la musique s’archivent souvent comme des éclats fétichisés, renvoyant à la même émotion, au même état toujours antérieur. Ces derniers jours, c’est la modulation impériale en sol bémol majeur de l’air de Turandot (Mai nessun m’avrà) qui passe à l’électrolyse avant stockage. De même, l’ouverture de

VENDREDI 13 NOVEMBRE




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Traviata a toujours été pour moi le quartier d’Héliopolis au Caire où j’avais vécu quelque temps dans un appartement dont c’était le seul disque. Le don de soi, dans la souffrance, reste narcissique. Il faudrait atteindre à une sorte de quiétisme amoureux. Se laisser envahir sans résister, sans opposer d’amour propre, sans interposer de peur. Le téléphone ne rapproche en rien. La voix n’est alors que le déni du corps.

JEUDI 26 NOVEMBRE

Concert Darius Milhaud, rue Vivienne. Leroy-Ladurie introduit d’un discours l’exécution. Élocution pâteuse, impression d’ennui profond. Il sort avant la musique. Chez Jean-Pierre Darmon, rue Blanche – Chopin ou Mozart, alternativement sur le pupitre. Il me dit vouloir commencer d’écrire un journal qui mêle écriture du jour et souvenirs (ce qui est, je crois, le principe des journaux de Claude Mauriac). Lui explique que mes problèmes techniques vis-à-vis de l’écriture du journal ne sont que le reflet de mes erreurs de conception en général, disons “dans la vie”, mais c’est mal dire, car la vie déborde. Où est le support, où est l’interface ? Puis, longtemps parlé de Pelléas et Mélisande dont il est l’un des plus fins connaisseurs que j’aie rencontré. Il n’admet pas les mises en scène iconoclastes (sans tour et sans fontaine) et ne retient en fin de compte, en matière d’enregistrement, que la version Désormière qu’il trouve la plus belle. Il a écrit le scénario détaillé d’une version filmée. Le moindre thème est écrit pour indiquer les mouvements de caméra. Premières notes de musique écrites depuis mars (mais encore n’est-ce qu’une transcription).

DIMANCHE 29 NOVEMBRE


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“S’offrir par les humiliations aux inspirations” Pascal. Retour à la Villa Médicis. On a coupé les lianes qui descendaient de si haut et faisaient un rideau à la fontaine sarcophage, rampa di San Sebastianello. Lorsque je remonte vers la Villa, à midi, une mémoire mécanique et indifférente connecte cet effort à l’époque où je le répétais chaque jour. C’était le moment le plus triste de la journée. Je remontais le journal, mais sans l’envie de le lire. Le rituel devait introduire une règle implacable de travail qui ne se laissait jamais respecter. Aucune nostalgie. Entre autres impressions confuses qui sont, j’en suis de plus en plus convaincu, notre seul savoir, l’idée que la chronologie n’est pas notre affaire, que nous tenons chaque instant en respect. Pas vu un seul pensionnaire nouveau, sans avoir d’ailleurs cherché à les éviter. Lili les trouve très imbus, trop sérieux. Ils ne jouiront pas de la façade nord, couverte d’échafaudages pour des années. Piazza Venezia, le Forum dans une lumière claire et rose. Je comprends qu’on puisse renoncer à toute ambition pour rester là. Du temps de l’Empire, c’était l’inverse.

V E N D R E D I 4 DÉ CE MB RE

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

Paris. Le geste même d’écrire, la mécanique : lorsqu’elle se rouille, c’est le style, ou ce qu’on croit tel, qui fait défaut. C’est alors qu’il faut forcer avec pincemonseigneur. Je me pastiche moi-même car rien n’a évolué en substance depuis dix mois. Son nom de Venise dans Calcutta désert vu au Palais de Tokyo. Le film (qui est en fait la bande-son d’India Song sur d’autres images, lentes et répétitives) objective cette obsession : écrire une musique qui en cache une autre (comme

LUNDI 7 DÉCEMBRE




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dit le garde-barrière), qui la contienne, la révèle par défaut. Rendre sensible cela. L’Armide de Lully au Théâtre des ChampsÉlysées. Je n’ai pas compris si l’on conspuait la mise en scène parce qu’elle était mauvaise ou parce qu’elle était moderne, au moins graphiquement. Lorsque je les aimais déjà, à peine adolescent, ces œuvres étaient totalement assoupies, depuis au moins deux siècles. Toute œuvre redécouverte ajoute comme un temps reconquis à notre âge réel et donne ce cuir de sagesse et d’intrépidité qu’ont, jusque sur la peau, les archéologues. L’intensité d’exister dans la respiration suspendue d’une salle de théâtre, toujours très sexuelle.

M A R D I 8 D ÉC EMBR E

Le service Back, sur le minitel, calcule instantanément notre temps de vie (passée). Quant à moi aujourd’hui :   jours, soit    heures ou     secondes. Beaucoup moins que je ne pensais.

M E R CR E DI 9 D ÉC EMB RE

Impression d’automne perpétuel, virée à Subiaco. Des Écossais jouent de la cornemuse sur la place. Le gouffre, la retenue d’eau, les baraques (comme à Tivoli). Déjeuner dans le soleil.Visite du monastère. Le moine anglais. La montagne. Un feu d’artifice dans le lointain. La scolastica. Le cloître et son pavage inégal, le piano, la bibliothèque. Le moine et sa lampe. Dîner avec le communiste.

DIMANCHE 20 DÉCEMBRE

À la Villa Médicis où Lili me dit que je suis le fantôme le plus obstinément récurrent : aperçu un pensionnaire (un compositeur grec) à la porterie. Visite à Michaël Lévinas à la Neviera, autre revenant, grâce à sa femme pensionnaire. Déjeuner chez Gino. Déambulation. Lu Barthes à Sant’Angelo in Pescheria.

MERCREDI 23 DÉCEMBRE


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Autun. À la table du chanoine Grivot. Maison opulente et de bon goût, immense table, bonne chère. Le chanoine reçoit comme un prélat des lumières, tour à tour charmeur, hâbleur, cynique et parfois presque blasphémateur pour voir si nous protestons. Vivons dans le gros velours de la Huitième de Bruckner.

DIMANCHE 27 DÉCEMBRE

Pensé à une Mort de Monique pour chœur (ricordo d’Ostia). Comme une idée de musique vient parfois sans la musique. Idée de musique sans autre prescription qu’un désir de forme. Travailler sur cet écart.

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Une conversation espacée au téléphone peut laisser la respiration de l’autre au tout premier plan (les enregistrements de Casals). Ce souffle, ou bien le trajet des doigts sur les frettes du luth, c’est le travail de la musique, son nerf, sa percée. La musique qui est aussi l’envers de ses propres gestes.

 

Les esprits de solitude m’attendent derrière la porte de l’atelier sans usage (je ne m’y fais que la barbe). La solitude est en dehors de soi. Ce n’est pas soi seul affronté à la musique.

LUNDI 28 DÉCEMBRE




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

Aisance surprenante à écrire mal les interludes pour deux violoncelles que Louis Ziegler m’a demandés pour sa chorégraphie. Cela ne vient qu’à reculons, je les écris debout. Retard record ; la création est dans deux semaines.

VENDREDI 8 JANVIER



Création de la Recherche de la vérité au Théâtre du Maillon à Strasbourg.

JEUDI 21 JANVIER

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Musique arctique de l’amour, son irréalité. Dans le journal de Claudel, à la date du  janvier  : “ heures Arrivée du Maréchal Joffre à Yokohama par le Montcalm par un temps froid et radieux. En allant à sa rencontre, mon auto écrase un homme.” Puis il enchaîne. Comment les musiciens interprètent-ils mon flegme ? Est-ce qu’ils y voient une confiance totale dans leur intervention ? Qui est intercesseur ? Eux, moi ?

M E R CR E DI 20 JANV IER



Vers Strasbourg. Roulé dans la nuit, seul, sur l’autoroute : hors-jeu absolu. On glisse dans un interstice de temps, de lieux, c’est un tunnel dans la vraie vie. Arrivé à Bouxwiller à onze heures. J’apporte aux deux violoncellistes les dernières pages dont ma totale incapacité à travailler avait retardé la livraison.

LUNDI 18 JANVIER




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Cette musique a tellement été écrite malgré moi qu’elle est, au mieux, un pastiche de ce que je pourrais faire si je m’étais laissé davantage surprendre. Pourtant, dans les harmonies, involontairement et très fugitivement Monsieur de Sainte-Colombe, des pistes se dessinent qu’il ne faut surtout pas s’occuper de suivre. Les trois pièces dansées de Ziegler, étranges, belles et inquiétantes, là, juste à l’arête de la fatigue. Bu du vin libanais, Kefraya, chez Élise Goutet. Elle joue des pièces de Louis Couperin pour faire sonner l’accord Chaumont, cuivré, uni : six tierces pures et un beau loup. Sidey a fait son clavecin d’après un Henri Hemsch de , avec des éléments de facture XVII e qui font un son nasal, anché dit-elle.

DIMANCHE 24 JANVIER

Audition de chanteurs à Boulogne. C’est une épreuve de part et d’autre sur laquelle plane la peur de l’erreur judiciaire. Mais pour certains, c’est déjà une routine avec tics ajustés, répertoires de démonstration bien affûtés, de vrais numéros. Une fois encore, le corps du chant, avec cette odeur de savon bien reconnaissable, livré dans cette séance de cinq minutes qui peut parfois tourner à la passe quand s’y joue un trop de séduction. Le pianiste accompagnateur tient le rôle ambigu de l’entraîneuse ou, selon, de l’aumônier sur l’échafaud.

MERCREDI 27 JANVIER

Déjeuner avec Marc Texier. Je dois lui rendre compte de ma lecture de son journal. Il dit s’être rendu à cette solution d’écriture presque malgré lui. Il préfère les fragments sans date, à la manière de Gracq. Il dit que son journal est un cimetière de ses projets avortés, un compost de pulsions littéraires et d’indécisions. Il dit ne pouvoir se réduire à pratiquer des coupures.

VENDREDI 29 JANVIER


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Autun. Les corneilles se perchent sur la tour de la maison. Ciel d’une limpidité romaine. En descendant la rue Joliet, on débouche d’un coup dans la vallée, face à la pierre de Couhard. Phénomène acoustique ou virginité de l’attention ? Tous les bruissements, chants d’oiseaux, ruissellement de l’eau, cloches, sont portés au creux de l’oreille. Mahler, en promenade, disant à Bruno Walter : “Pas la peine de regarder le paysage, tout est absorbé dans ma musique !”

SAMEDI 30 JANVIER

Paris. Ouverture du festival Présences . Goubaïdoulina n’est pas, comme je l’avais imaginé d’après ce que me disaient ses admirateurs, la Tsvétaïéva de la musique.

S A M ED I 6 F É V RIER



La probité formelle de Bruckner, apostolat tournant à la manie. Tout étalonné sur la lenteur. Le bruit de mes pas et le cri des chauves-souris tard le soir, dans la cathédrale Saint-Lazare.

Thérèse de Lisieux n’a jamais eu son pareil pour le réconfort : “Que rien ne vous épouvante, que rien ne vous inquiète ; tout passe”. Elle a été une sorte de Rimbaud née pour secouer le monde saint-sulpicien avec des évidences mutées en paradoxe.

DIMANCHE 31 JANVIER

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Who has not found the Heaven – below – Will fail of it above – For Angels rent the house next ours, Wherever we remove -

 

Louis Ziegler m’a demandé ce qu’il appelle une “chanson de salle de bain”, quelque chose de simple et court qui puisse se savoir par cœur et se fredonner chaque matin. L’ai écrite aujourd’hui sur le poème  de Dickinson, avec accompagnement ad libitum.


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Loin s’en faut. Je tombe de haut, m’étant préparé à une grande joie. C’est moins le jeté des idées incertaines qui accable, que leur apparence grossière. Mais il faut approfondir. Belle pièce de Murail (La mécanique des fluides), mais pas assez ébréchée. Que pense un artiste de sa dernière période ? Penser à lui poser la question. À Beethoven surtout, quand il passe à la sextuple croche dans les mouvements lents. Souffert au concert, d’ennui, d’indifférence. Le Châtelet est bondé pour un concert dirigé par Boulez: œuvres de Messiaen, Carter et lui-même. Le public applaudit-il par conviction le concerto pour hautbois de Carter qui m’a laissé de glace ? Est-ce qu’on redouble d’enthousiasme parce que l’auteur en personne se lève et remercie la salle au centre du premier balcon, comme un vieux souverain débonnaire? Que veut me dire le flux motoriste de Dérive 2? L’humeur est frein et dynamo de l’écoute, on ne sort pas de ce dilemme. La harpiste a poussé jusqu’au comble la concentration dans le hors temps Malmaison de son instrument.

LU N D I 8 FÉ V RIER

Le temps profond du travail coïncide avec une sorte de “terreur blanche”. Mettre de la distance, ne pas craindre le dilettantisme, car les conséquences musicales que j’entends tous les jours du contraire, c’est l’industrie conforme.

MARDI 9 FÉVRIER

Fini dans la hâte la deuxième des mélodies carthaginoises, sur une seule note (souvenir de Rossini), terminée depuis un an mais jamais recopiée. Je crois bien que je n’aurais jamais su faire, en d’autres temps, un premier mouvement de symphonie. J’aurais monté un atelier de scherzos.

S A M ED I 1 3 FÉ VRI ER


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Une certaine énergie est reconnaissable parfois dans le travail par les décisions mates et désenchantées qu’elle déclenche. On est alors le poisson-pilote de ses propres regrets. Scène rajoutée à La Bohème : sur le trottoir, place de la Contrescarpe, Jean-Pierre Darmon, sa barbe, sa toque de fourrure et son imperméable trop grand, déclame Bérénice à tue-tête après le dîner (Vous n’aurez pas Madame à compter tant de jours). Le garçon sort du restaurant pour lui demander de payer la note.

MARDI 23 FÉVRIER

Réunion chez Tristan Murail du collectif de réflexion Compact (COMPositeur ACTion) auquel théoriquement j’appartenais avant de partir à la Villa. Autres compositeurs présents : Allain Gaussin, Patrick Marcland, JeanMarc Singier, Denis Cohen, Gérard Grisey et Arnaud Petit, qui est encore pensionnaire à Rome jusqu’à la fin du mois. Je suis au bout de la table de verre, contre la cheminée où brûle du bois aggloméré. La séance est consacrée à remanier un manifeste synthétisé par Jean-Noël von der Weid à partir de textes épars de tous les membres. Est-ce manque de sentiment corporatif ? N’ai pas pu écrire un mot, pas pu trouver une seule question ou un seul axe qui me permette de parler avec eux, sans pourtant que j’aie matière précise à les désapprouver. Il faudrait avoir résolu plus de dilemmes que je ne l’ai fait pour en arriver à la revendication sectorielle et exiger d’être mieux considéré par les pouvoirs. Je risque d’être le énième démissionnaire, hélas pour la cause.

MARDI 2 MARS

 CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



À la gare de Pise, ce soir, grande paix. Des bordées de supporters de football sont encadrées par la police. Ils disent que Pise encule Florence, ou l’inverse. Solitude grave, velours vert, obscurité du wagon lit. Se

D I M A N C H E 21 MARS




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coucher, éteindre la veilleuse et combattre avec l’ange. Sujet de l’oraison : mettre de la désinvolture dans la grande peur structurelle. Chopin en renfort. Puis les trompettes qui font des tritons chez Varèse. Ma vie a quitté les trois rails qui lui donnaient un peu de sens : la lecture, l’écriture et la composition. Mais ce n’est pas, je crois, que le chant continu fasse défaut. Ce doit être l’impossibilité matérielle de retrouver le temps étale, la “lumière solitaire” (celle dont parlait Le Gréco), le détachement qui permet de tenir et d’avancer.

MERCREDI 24 MARS

Vu les esquisses de Katell Herbert pour le “Jugement dernier” que je lui avais commandé. Le titre ne s’appliquait qu’au format, tout en hauteur, ou plutôt à la proportion (je pensais exactement à celui du Tintoret, à droite du chœur de la Madonna dell’Orto à Venise). Belle harmonie bleu clair et tracés noirs tremblés alla Twombly.

JEUDI 25 MARS

Rome, Teatro Valle, Mademoiselle Molière de Giovanni Macchia. C’est l’interview imaginaire d’Esprit-Madeleine Poquelin qui, Hamlet en jupon, apprend très jeune, par un libelle infamant, qu’elle est le fruit d’une union incestueuse. Da Luigi, piazza dei Ricci, dînons, par hasard, derrière une tablée qui réunit les pensionnaires de la Villa Médicis célébrant le départ des séjours de dix-huit mois, les deux compositeurs, Philippe Durville et Arnaud Petit. Parmi eux, je ne reconnais que l’écrivain Stéphane Breton et Danielle Cohen-Lévinas. C’est un octuor des quilles avant le retour dans la vie civile. Ne connais presque rien de la musique de Petit et n’ai rien entendu de nouveau de Durville depuis longtemps maintenant. Mais il ne faudrait pas que l’élan vers la musique dégé-


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nère en nécessité de “se tenir au courant” ou de “surveiller le résultat des courses”. Là encore, laisser venir. Spectacle Proust très éprouvant dans un appartement privé du Trastevere. Tous les comédiens sont mauvais et chargent chaque intention. Le salon, censé être celui de la Raspelière, est exigu. À ma gauche, Swann, légèrement surélevé, a une tache douteuse à la braguette qui lui enlève toute autorité, sans parler de l’élégance. Ce qu’il décrit – l’amour, la jalousie – vient à sortir du tableau pour entrer farouchement dans ma vie, moi, spectateur amant. N’ai de cesse de partir, mais suis retenu par la maîtresse de maison et une entremetteuse culturelle qui fait des ravages dans le domaine proustien. Puis, enfin, l’air libre… Rilke : “Tout le monde veut que je devienne un batailleur et je suis un fiancé…”

SAMEDI 27 MARS

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Au salon Musicora (Grand Palais). Comment la musique peut-elle “s’exposer” dans ce brouhaha ? Comme si un Salon des parfumeurs se tenait dans une station d’épuration. À un cocktail, les questions d’exposant à un challenger : ce qu’on devient, si on a des projets. Je me demande si certains artistes ne pourraient pas aller au bout de leur énergie conquérante et tenir eux-mêmes le stand de leur propre industrie, avec dégustation.

J E UD I 1 E R A V R IL

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Orvieto. Dans la fresque du croisillon nord, on voit, porté par un chevalier, le drapeau japonais. Considérer que ça avance dans de la fiction. L’hygiaphone du réel. La beauté dans l’impossibilité à fixer la proportion et non l’inverse que soutient Claudel.

DIMANCHE 28 MARS




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Or je ne me suis pas senti de force à faire tâter le troupeau bêlant de mes œuvres. Croisé Philippe Hurel qui me parle de sa mélancolie (c’est un euphémisme). Il est reconnaissant quand je lui dis que je ne vaux guère mieux en ce moment. Ses yeux clairs. Son charme réflexe, son énergie très affective. Parfum de jasmin rue Caillaux. Ceci dans le journal de Gregorovius à la date du  mai  (dommage de le trouver si tard) : À Rome on file éternellement la toile de Pénélope. La vie y est riche, mais consume les sentiments avec lesquels il faudrait la payer.

LU N D I 5 A V R I L

Appelé Troncin à l’hôpital de Besançon. Je ne sais d’où il tire un tel courage pour lutter contre les tortures toujours nouvelles que lui réserve la maladie. Pour la première fois, il m’en parle sans fard. Il dit qu’il ne la laissera pas l’abattre, qu’elle ne l’aura pas.

M A R D I 6 A V R IL

J’ai retourné à Pierre Alferi son texte – Surle-champ – pour d’éventuelles corrections. N’ai su que souligner de rouge les mots que je ne croyais pas pouvoir mettre en musique. Il ne refuse pas le principe de ces corrections, mais dit qu’il ne sera jamais sûr d’en trouver qui me plaisent, que cela risque d’être sans fin. Je ne peux évidemment énoncer aucune théorie sur mes réserves de détail face à un texte. C’est le règne de l’instinct, du caprice. Le français résiste. Une langue qu’on ne parle qu’avec un fort accent se glisse mieux dans la musique. Nous nous étions justement mis d’accord sur une structure arborescente qui puisse imprimer au texte, par ruptures sémantiques, une sorte d’accent suspendant la discursivité de la langue.

V E N D R E D I 9 AV RIL


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Déjeuné à Saint-Florian, la patrie de Bruckner. Ecouté la Cinquième en traversant l’Autriche. Comme la musique, dans l’introduction, se cherche et se construit par lambeaux, par stases successives. L’orchestration dérobe, absorbe toute formulation thématique, comme si elle protégeait l’Idée-même du règne des hypothèses et des fatalités. Bruckner dédiant sa Neuvième à Dieu, s’Il veut bien l’accepter.

DIMANCHE 11 AVRIL

Arrivé à Buda peu après sept heures, chez Alain Lombard, Uri utca.



Parsifal, à l’Opéra de Budapest. Le spectacle a commencé très tôt, à cinq heures. Des employés qui sortent directement du bureau viennent avec leur sacoche. Gurnemanz chante en allemand, parce qu’il est allemand, et tous les autres, y compris les filles fleurs, en hongrois. Ce qui ne nuit pas à l’action, bien au contraire. Les décors font

J E UD I 1 5 A V R I L

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Dans le tramway, un tzigane édenté me propose sa fille avec un geste éloquent, frottant l’un contre l’autre ses deux index.

 

Marché des kilomètres dans Budapest. Vu dans le vivarium des créatures mimétiques, au-delà de ce qu’on a pu imaginer : des clitumnus extradentatus (phasmes) qui sont littéralement de petites branches fines et légèrement ramifiées. Dans la cage vitrée où on les présente, ils sont parmi d’autres branches inertes ; impossible de les distinguer quand ils ne bougent pas. Le phyllium bioculatum est comme une feuille, une petite feuille d’arbre fruitier, légèrement repliée vers la pointe. Parmi les autres feuilles, de même, impossible de les voir. Il y a ainsi des hommes parmi les hommes, et on ne les distingue pas. Penser à une musique-phasme.

LU N D I 1 2 A V R IL


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de l’économie vertu. Fraîcheur d’avant ou d’après toute tentative moderne que ces voiles sans couleur qui veulent dire qu’on ne peut rien montrer. Au fond de la loge de côté (pourquoi tant de souvenirs de Wagner vu et entendu de côté ?), de toutes mes forces faire de cette écoute une traversée, un bain lustral qui puisse inverser toute chose. Rome. Parcouru les berges du Tibre avec Patrick Cahuzac entre le pont Saint-Sixte et l’île Tibérine. Les petits hêtres et les figuiers sauvages qui poussent entre les pierres du quai sont décorés comme des sapins de Noël de tous les plastiques, papiers et chiffons que le fleuve a laissés en se retirant après la crue. Les degrés des escaliers sont effacés par le limon séché. Sur la Vespa, je ne me tiens qu’en serrant fortement les hanches du conducteur avec mes genoux. La sensation rodéo est meilleure, plus vitale. Mon casque intégral, trop grand pour ma tête, a un peu glissé et je ne vois que les pavés et les trottoirs. Mais je peux tout reconstituer, comme d’après une basse chiffrée.

LUNDI 18 AVRIL

Descendu lire Valerio Magrelli sur les berges du Tibre, sous le pont Saint-Ange, à la tombée du jour. Il dit dans le poème : È difficile curvare (c’est difficile de prendre un virage – qui vaut aussi pour l’artiste). Le fleuve est si encaissé qu’on ne voit, des berges, que la cime des arbres, le château et la coupole de Saint-Pierre. Rien d’autre de la ville, sinon le bruit à plein volume de la circulation. Un peu en amont, on aperçoit, détail d’un Vanvitelli, un groupe de trois garçons pêcheurs.

JEUDI 22 AVRIL

Il Trovatore à l’opéra de Rome. On peut faire des réserves sur la mise en scène, sur les décors gothiques, sur les pauses de trois minutes entre les scènes et de vingt

S A M ED I 2 4 A VRI L


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entre les actes, sur les bavardages et l’incivilité bruyante du public, mais l’Italie qui applaudit après les airs remplit de reconnaissance. Non seulement après les airs, mais aussi avant, comme en une véritable anacrouse patriotique. Di quella pira a le statut d’un hymne qui fait se lever le peuple, peut-être depuis qu’on a vu les affichettes de propagande anti-autrichienne tomber des galeries de la Fenice au début du Senso de Boito/Visconti. Le feuilleté d’histoire fait beaucoup dans l’émotion. C’est le feu du Risorgimento traînant le patriotisme après lui. Retour à Budapest. Le grand Bösendorfer qui entre à Uri utça maculé par les gouttes de sueur des livreurs somme de travailler. Adagio de l’opus . Dans la langue hongroise, sublime et décourageante, les surprises sont infinies. Zongora, par exemple, ne désigne pas un lithophone de l’Afrique des grands lacs, comme je l’avais cru, mais un piano ; hegedü, un violon. Tout comme ça.

LU N D I 2 6 A V RIL



La plus terrible des jalousies, celle, abstraite, qui frappe sans raison décryptable. Hier, en tournant sur le Kurut, le volant a légèrement glissé dans mes mains. Une douleur très vive m’a mordu au flanc, et j’étais, comme Actéon, déchiré par mes propres chiens.

JEUDI 29 AVRIL

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Ein summender Junge die Zukunft der Blumen Albertos Traurigkeit

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Impossible de composer autre chose que des fragments. Ce matin, encore les poèmes de K. dont chacun a un prénom pour prétexte. Orthographie des Herzens.

MERCREDI 28 AVRIL




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Avec Jean-Philippe Delavault, attrapé au vol, à l’Académie, la Fantaisie pour piano et orchestre de Debussy, perçue toute à l’envers. Placés dans la tribune étroite sous le grand orgue, nous faisons face à la salle, au public, au chef, tout l’orchestre nous tournant le dos. Effet visuel étrange, mais plus encore, sonore. Enfin assourdi le tapis des cordes toujours prévalant, enfin détaillés les motifs de clarinettes, des bassons, les harmonies intermittentes et jusqu’aux beaux silences des cors (je peux suivre parfaitement la partie du e qui est juste devant moi). Zoltán Kocsis était à l’affiche. Je l’ai trouvé admirable, en soi, mais aussi parce que je pouvais me dire à chaque instant : c’est Zoltán, le grand Zoltán Kocsis. Mon trouble quand j’ai appris le nom du pianiste, de moi parfaitement inconnu, et celui du chef, que j’avais trouvé médiocre, n’avais même pas regardé, le jugeant très secondaire : Zoltán Kocsis. La révélation n’a pu effacer le message déjà gravé. Pour moi, Zoltán Kocsis aura toujours la figure d’un autre.

DIMANCHE 2 MAI

Les ponts sont pavoisés aux couleurs de la Hongrie et de l’Angleterre pour la visite officielle d’Elisabeth II qui arrive aujourd’hui. Parcouru l’île Margrit séparant le Danube en deux bras en amont du Parlement. Temps gris, pluie qui pénètre à peine la forêt de marronniers. On voit, dans des clairières, des ruines inexpressives d’abbayes, d’églises entre lesquelles les enfants font du gymkhana. Presque aucune senteur ne parvient. Mauvaise bière au casino. Récital de piano d’Eugène Angélou, le petit Grec qui fait fonction de conseiller musical d’Alain Lombard à l’Institut Français. Haydn, Debussy, Schubert. Bien le temps de compter les  ampoules du lustre de l’ancienne Académie de musique. Liszt a habité l’étage au-dessus. Dans le couloir

MARDI 4 MAI


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qui mène à la salle de concert, on voit une carte de l’Europe avec, inscrites en rouge, toutes les villes où il a séjourné, fûtce une nuit. Dîner au Gundel avec Jean-Claude Arnould. Salle comble, belle rumeur feutrée, étoilée par un cymbalum qui joue le Beau Danube Bleu. Circulation des garçons portant sur le revers de la main des plateaux d’argent couvert de cloches qui font des accords aléatoires. Conférence de Georges Duby au Collegium, face à l’église Mathias. Au cocktail, Duby vient naturellement à moi, parce que je lui avais posé une question après la conférence. Lorsque je lui dis que j’écris de la musique, il tourne immédiatement les talons, vexé par sa propre méprise, comme s’il avait pris le majordome pour le fils de la famille. Des salons, on voit le beau naufrage de la ville dans un bleu qui se dégrade, change de valeur vers le sombre mais jamais de tonalité jusqu’à ce que les lancettes, les flèches et les coupoles du parlement jaillissent de l’ombre.

M E R CR E DI 5 MAI

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Un nom pour moi peut appeler un visage, mais, dans la vie sociale, le problème inverse se présente plus souvent, et cruellement, quand il s’agit de présenter à brûle-pourpoint un visage sans nom. Ce soir, j’ai dû affronter la situation la plus critique dans ce genre, ne me rappelant aucun des deux noms de ceux que je devais présenter l’un à l’autre. Le nom propre est la voie royale, disait Barthes, et la mémoire qui s’y rapporte, la clé des grands destins : Napoléon pouvait nommer chacun de ses grognards.

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Paris, avenue de Choisy. Relu et détruit des élégies de jeunesse (). Il ne s’agit pas de soigner ses propres traces mais de lâcher du silence entre les signaux.

LU N D I 10 M A I




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Plotin : “Il n’y a pas de point où l’on puisse fixer ses propres limites de manière à dire : jusque-là, c’est encore moi.” Jargon terrifiant d’un “décideur culturel” type ADIAM où il n’est plus question d’œuvres mais de projets, de coordination, de faisabilité, de plus culturel et de pratiques innovantes, dans un tempo giocoso. On sent bien qu’évoquer un mouvement lent de Schubert serait une obscénité. Au Théâtre du Lierre, pièce chorégraphiée, scandée, chantée d’après des textes musicaux d’Aperghis. S’établirat-il une tradition de ces spectacles qu’on désigne, même lorsqu’ils sont aboutis, comme pour leur ôter d’avance leurs chances de postérité, de ce mot affreux et humiliant de projet ? Reprendra-t-on partout dans cent ans Jojo, Énumérations, ou cela s’éteindra-t-il faute de goût pour les aimer encore, de tradition pour les jouer ? La rue du Chevaleret vient finir contre un no man’s land de voix ferrées et d’entrepôts. Du perron du théâtre, à droite, part la rue Watt, la seule de Paris qui n’ait aucun numéro, comme le rappelait Georges Perec.

J E UD I 13 M A I

Peu avant minuit, recommence avec solennité la lecture de la Recherche.Voulu la relire, contre tous les conseils des orthodoxes, dans la vieille édition Gallimard dont les fautes et les imperfections n’ont pas été nettoyées par tant d’intermédiaires et palpitent encore, résultat de la hâte, du va-et-vient direct entre Proust et l’imprimeur, ce qu’il appellait sa course à l’abîme.

D I M A N C H E 1 6 MAI

Bon Falstaff au teatro Verdi de Pise. Tempi extraordinaires et vivacité chambriste. Je dis “quel chefd’œuvre” à la mère de B., dans le brouhaha, et comme elle me fait répéter, je n’ose plus redire cette phrase qu’elle ris-

JEUDI 20 MAI


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querait d’entendre comme une banalité polie alors que c’est une conviction que j’ai forgée par un long apprentissage et même une certaine lutte intérieure, si ce n’est pas trop dire. Verdi termine sa vie et son œuvre en faisant chanter à Falstaff tutto è burla sur une fugue, manière de congédier en une dernière moquerie le métier et les procédés formels. Dans l’express Formia-Roma, un jeune militaire apeuré tient son béret contre sa jambe dans une position de main princière qui fait songer aux jeunes commanditaires de Bronzino. Le sujet de son inquiétude, visible et exprimé, finit par devenir métaphysique et communicatif : il craint de manquer sa station qui est pourtant, comme pour tous les voyageurs, le terminus, Rome, ville qui s’annonce tout de même par une apparence de grandeur et de longues périphéries. Rien à faire, il est toujours prêt à descendre en plein champ si on lui assure que Rome c’est là.

LU N D I 2 4 M A I

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



On portait, léger, les œuvres à écrire, on s’en tenait à la promesse vague que se fait un adolescent d’en étonner le monde, plus tard, plus tard. Quand le plus tard est plus supposé encore que les œuvres qui s’y projetaient, on est comme délivré deux fois. Ces œuvres pourtant sont commandées, payées parfois d’avance. Je tiens encore boutique, mais ne vis que sur le stock. Attendre la marée.

MARDI 25 MAI

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Oraison à San Vincenzo, l’église de Mazarin. Pancarte à une devanture : qui si infilano le perle. Énergie vitale que donne la pente, mélange de peur et d’euphorie. À l’aéroport, une femme brise son collier. Tout le monde immédiatement se met à quatre pattes pour recueillir la manne.




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Nous, les modernes, dit Cioran, nous bricolons dans l’incurable. À la répétition, une fourmi a traversé une page de la partition exactement au tempo d’exécution de la musique. S. a développé pour moi, d’une façon troublante, l’idée d’inspiration artistique, notion vieillie dont on parle aussi peu que de charité ou d’oblation. Il voulait la décrire d’une manière qui finissait par l’assimiler à une fouille au corps permanente, et même à un toucher rectal (celui qu’on inflige aux ouvriers des mines diamantifères) : à la fois violence, vérification constante, inquiète, et blandices de l’âme.

JEUDI 27 MAI

Une Nativité de Gherardo delle Notti a été détruite dans l’attentat d’hier aux Offices de Florence. Fallait-il plutôt sauver le chat, comme on avait demandé à une épreuve restée fameuse du baccalauréat ?

V E N D R E D I 28 MAI

Réouvert le piano fermé depuis au moins deux mois. Les Goldberg. K. s’assoit au piano aussi haut que Gould bas. Cahuzac me montre le quartier des anciens entrepôts de Bercy où il vient de s’installer avec Claire-Jeanne. Les arbres centenaires resteront le seul lien entre les deux âges qui entrent dans la phase résolutoire de la lutte. Des entrepôts de vin, il ne reste que les longs corps de bâtiment de la maison Faton, l’alignement des tonneaux sous de grands platanes, une ruelle pavée et des rails qui mènent à une friche d’où on voit s’élever, au-delà de la Seine, les grues qui construisent les tours de la Grande Bibliothèque. Reprise des Amours de Monsieur Vieux Bois à l’Opéra Comique. Bon succès mais grande pesanteur du

V E N D R E D I 4 JU IN


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public, en grande partie des invités du club de mécènes suisses qui a offert la soirée. Ceux qui avaient dit à Caroline Gautier, avant de se décider, la phrase mémorable, à entendre avec l’accent genevois : “Vous êtes le deuxième meilleur projet”. Dans les après-concerts, seuls les compliments viennent à nous, les reproches et les critiques s’expriment par des formes elliptiques, des pas pressés, des regards qui se détour nent, des formules pesamment dilatoires du type “alors, content de l’exécution ?” Me disais, comme si je sortais de l’Assemblée Nationale, “la loi n’est pas passée. Imaginer un amendement qui ait de l’allure.”

À partir de  Emily Dickinson ne s’habille plus qu’en blanc.

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

In insecurity to lie Is Joy’s ensuring quality. ()



Il faut absolument prendre du champ, que le drapeau flotte là seulement où on est, mettre l’ailleurs dans l’écriture, pas l’inverse.

JEUDI 10 JUIN



Un mathématicien britannique a résolu le théorème de Fermat resté sans solution depuis trois cent cinquante ans. Médée de Charpentier à l’Opéra Comique. Deux rangs devant moi, Jacques Toubon, le ministre de la

D I M A N C H E 2 7 JU I N



Annulé la création en septembre de Sur-lechamp dont je n’ai pas écrit une note. Les chanteurs me demandaient la partition pour demain ! Et pourtant, malgré la procrastination qui repousse toujours le front du travail, je ne sens aucune stérilité. Tout est là. Il ne manque que la main. C’est cela exactement perdre la main.

JEUDI 24 JUIN


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Culture, arrivé très en retard, dort profondément. Réveillé par les trompettes de la Victoire, il quitte le théâtre précipitamment après le deuxième acte. Il va falloir maintenant reprendre le parti de Charpentier contre celui de Lully. C’était l’inverse, il y a dix ans, quand Atys n’avait pas encore projeté Lully comme une évidence du goût universel. À l’époque où je le lisais en bibliothèque, il n’y avait que Jean-François Paillard pour le représenter, sinon le défendre, mais dans un registre plus “souper aux chandelles”. On voit qu’il s’agit là de véritables ères géologiques s’il fallait les comparer aux rapides évolutions du port du ceinturon à Memphis Tennessee vues par un spécialiste d’Elvis Presley. Les amateurs pensent émettre une opinion lorsqu’ils ne relaient qu’une mode. Je ne parviens pas à aimer Chostakovitch, et j’aborde Britten avec prudence, mais le fait est qu’ils ont été systématiquement pilonnés par une certaine doxa, alors que dans vingt ans, ils seront peut-être aussi incontournables que Bartók. Qui sait s’ils ne le sont même déjà ? Madame de Cambremer-Legrandin tord le nez devant Chopin parce qu’elle n’a pas su anticiper sa réhabilitation, mais elle est en avance sur Scarlatti. “D’ailleurs le jour devait venir où, pour un temps, Debussy serait déclaré aussi fragile que Massenet et les tressautements de Mélisande abaissés au rang de ceux de Manon. Car les théories et les écoles, comme les microbes et les globules, s’entre-dévorent et assurent, par leur lutte, la continuité de la vie”. Conclu la commande de mon quatuor à cordes dont je n’ai composé que le titre (la facilité à trouver mes titres m’est revenue depuis que je ne compose plus les œuvres auxquelles ils engagent) : Respirez ne respirez plus.

M A RDI 29 JUIN


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Déjeuner à Riez chez Dominique My – petite maison de trois étages adossée à une colline. Elle nous fait travailler, Jean-Philippe et moi (au piano), les Don Quichotte de Ravel qui sont aux limites de nos possibilités d’amateur. À Aix, générale de l’Orlando de Haendel par William Christie et Robert Carsen. La forme est sans grande surprise et toute la dramaturgie tient rigoureusement dans le déploiement des airs, mais ils sont d’une grande beauté. Je découvre tout cela. J. me dit, qu’à ce train là, je vais finir par aimer Rachmaninov qui n’est pas, paraît-il, ce que je crois. Ce que Betsy Jolas me dit aussi. À deux heures, le  juillet passé au chinois n’a laissé que les ivrognes.

MERCREDI 14 JUILLET

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



“Cet impossible à peindre”, hantise de Monet rappelée par Jean-Paul Marcheschi : un triangle de soleil filtré par le sous-bois découpe un émail liquide dans l’eau du ruisseau de Brisecou. Partout dans l’air une odeur de blanc d’œuf. Ziküt ! Ziküt !

JEUDI 22 JUILLET



Autun. Du bureau où je tape ceci (deux heures et demie), vois de jeunes séminaristes de la confrérie de Saint-Pie X, soutanes au vent, cheveux courts et visages durs, traverser la place en guidant les rangs disciplinés de très jeunes scouts. Très Safari-signe de piste, Saint-Nicolasdu-Chardonnet. Sully-le-Château. Mercurey  chez Anna Maria Boutier qui me dit combien, dans la Toscane de son enfance, écouter Lohengrin à la radio, dans les années trente, avait été une expérience inoubliable et décisive (toute contraire à celle de Natalia Ginzburg).

V E N D R E D I 1 6 JU ILLET




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Soirée d’ex-pensionnaires dans une villa à Palaiseau, chez les His. Présence de Rome en pointillé, dans les souvenirs, dans les détails du menu, par la présence de Dino, l’amoureux que Frédérique Lucien a ramené et qui risque de ne pas pouvoir s’acclimater ici. Le jardin paraissait grand dans l’obscurité. L’œil le proportionnait à la taille de deux cèdres immenses. Le numéro de la revue de la Villa Médicis que nous avons conçu tous ensemble est émaillé des fautes qui nous ont échappé et que les correcteurs italiens n’ont pas su voir. Ils en ont corrigé une seule, mais obstinément, celle qui était volontaire et fondait un concept : le spêctre qu’avait inventé Anne Garréta. Évidemment ce petit coup de lime fait s’effondrer un peu de l’effet de son article.

S A M ED I 2 4 JU IL LET

Sidi Bou Saïd. La maison est au plus haut du village, au bout de la rue Sidi el Ghemrini, et domine la baie. Elle est construite toute en niveaux autour d’un puits de lumière où poussent des arbustes. La table de travail est contre la saillie du moucharabieh qui fait face au Golfe. Dans le carreau en retour s’encadre exactement la montagne Bou Kornine, à la hauteur d’Hammam Lif.

M E R CR E DI 28 JU IL LET

N’ai jamais pu me faire à l’idée que Swann ait les cheveux roux (avec des yeux verts) qui ne s’ajuste pas, de plus, à l’idée qu’il soit chauve. Le Narrateur, enfant, alors qu’il est amoureux de sa fille Gilberte, envie sa calvitie et se frotte les cheveux pour les faire tomber. Comme on ne se fait naturellement pas à l’idée que Charlus soit gros parce qu’il est définitivement assimilé à l’un de ses modèles, Robert de Montesquiou, qui était grand et svelte. Son d’une enclume extrême aiguë dans le programme sonore de ce matin.

JEUDI 29 JUILLET


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Retrouvé le petit orchestre du restaurant La Vague, au bout de Gammarth. C’est le néon et les deux rideaux de nylon remontés par une embrasse derrière leur estrade qui les rend tristes et leur obstination à vouloir jouer des standards occidentaux pour lesquels ils ne veulent pas les bonnes harmonies. Leur égarement dans le balancement des toniques dominantes est savoureux quand il se résout soudain sans transition dans le rythme d’abord retenu, puis accéléré, d’une chanson de Farid El Atrache. On comprend alors que ce sont de bons musiciens qui faisaient du colinmaillard.

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



L’amour pour Odette se retire de Swann dans les mêmes proportions que, du Narrateur, le désir d’en décrire précisément les étapes déclinantes. Au plus fort des tourments de la jalousie, instruit par le luxe de détails du cycle des souffrances, saturé par la surinformation, le roman n’est jamais triste comme à ce moment où le temps s’écoule sans plus être relaté – des mois, des années. On ne sait plus rien du désamour qui gagne Swann pendant la longue croisière qui porte Odette à Alger,Tunis, Constantinople, et jusqu’en Asie mineure, sur le yacht des Verdurin. C’est pourtant de cette partie du manuel que je pensais être instruit. Il faut attendre Albertine pour avoir les instructions de “démontage”.

 

Au stand de Tunisair, mais partout aussi bien, dans les banques, les gares, les administrations, l’attente du public ne se construit pas en file sur l’axe nerveux de l’impatience mais en grappes incertaines dont la mouvance n’est que l’expression contradictoire de l’inertie, de la lenteur. Resquiller n’est pas, dans ce cas, gagner un tour, mais une manière comme une autre de secouer sa fatigue.

LUNDI 2 AOÛT


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Dés la tombée du jour, l’humidité tombe sur le golfe avec une soudaineté incroyable. Les livres laissés sur la terrasse se recroquevillent comme sous l’effet d’une flamme, les journaux deviennent des lambeaux. La vue n’est plus dessinée alors que par les lumières qui donnent une épure scintillante de la baie ; les villes, les boulevards, en blanc, les autoroutes et le plan quadrillé des nouvelles cités, en orange. Selon la transparence de l’air, un fil argent souligne à peine la péninsule du Cap Bon. Lumière atlantique, normande, liée dans mon souvenir à l’Adagio de la Dixième de Mahler souvent écouté à cette même heure rose-horizontale au temps de Ouistreham, il y a plus de quinze ans. Dans un rêve interrompu du mois dernier, je repensais à ces écoutes lancinantes, à cet adagio sans suite qui avait comme consommé dans son grand accord panchromatique toute l’énergie qu’il lui aurait fallu pour poursuivre. Je l’écoute ce soir dans la version achevée par Derrik Cook. Les enfants jouent sur le petit campiello pavé – ils comptent en arabe (cache-cache, marelle ? Calmi diti contano lente sere) – sur lequel donne notre perron andalou. De grandes taches souillent le manuscrit de Mahler, je me souviens, et des exclamations le déchirent : Almschi ! Almschi ! Für dich leben, für dich sterben.

M A R D I 3 A O ÛT

Trait commun à tous les pays arabes (mais peut-être à tous les pays du Sud – on doit l’entendre aussi à Bamako), dans les ruelles, le bruit si peu oxfordien des savates qu’on traîne. Les faisceaux du phare de Sidi Bou tournent, fermant la vue au Nord. Impossible de s’abstraire, même pendant une conversation, de ce tempo lumineux.

M E R CR E DI 4 AO Û T


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La ruelle qui longe la maison fait un coude où s’engouffre le courant d’air, filtré par un buisson de jasmin. Chaleur presque insupportable dans l’après-midi. Maxima relevé hier : °. Chez les Belgeblia à Ben Arous. De la terrasse, on voit les îlots sonores et colorés des mariages si fréquents pendant les nuits d’été. Si on plonge le regard dans la lumière de néon des maisons cubiques, on lit leurs histoires juxtaposées, comme les images d’une chronique orientale. Un jeune homme regarde son visage dans un miroir et lisse ses moustaches avant de sortir, une femme enceinte, strictement voilée, même chez elle, parce qu’elle sait que nulle part elle ne peut échapper aux regards, traîne des tapis avec fatigue, des adolescents rêvent en silence.

J E UD I 5 A OÛ T

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Bu pour la première fois de la bière dans une église, à la Goulette. C’était le repère de l’enclave italienne. Le portique ferme une place entourée de ce qui devait être de beaux immeubles siciliens, aujourd’hui en état d’abandon. Un ouvrier badigeonne de blanc la façade qui doit être prête pour l’Assomption de la Vierge, dimanche. Au moment de la pause, attablé dans la nef devant un

M E R CR E DI 1 1 AO Û T



“Quoi qu’il en pense, le cœur de l’amoureux est empli de mauvais sentiments : son amour n’est pas généreux” (R.B.). Chaleur humide telle que je ne la croyais possible que dans certains romans de Marguerite Duras, à l’estuaire du Gange. À ce point, c’est le surmoite. Il y a un siècle, ce même panorama sans la lune, vu de la terrasse, devait être obscur, les appels à la prière criés des minarets, plus subtils, fondus dans la brise, et non pas, comme aujourd’hui, crachotés par de mauvais haut-parleurs.

VENDREDI 6 AOÛT




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plat de nouilles, il finit une cigarette, regardant le décor écaillé d’une vieille religion qui semble abandonnée ou proscrite. Il nous invite à partager son repas, montre les lieux d’un geste circulaire avec une expression à la fois tolérante (pas jusqu’à l’œcuménisme) et légèrement dubitative, comme celle que pourrait avoir un Iranien pour les rites zoroastriens de ses compatriotes. L’imagerie catholique dans son état le moins glorieux, saisie ainsi, hors contexte, sans plus personne pour la justifier, paraît plus naïve encore, plus dérisoire. Le Dieu universel ne se sent pas chez lui. Zagouan. À la piscine de l’hôtel, un jeune Tunisien ressemble de façon frappante à Marcel Proust.

MARDI 24 AOÛT

Iles Kerkena. Pendant le dîner, immangeable, à l’hôtel Farhat, venu me hanter de très loin, à la manière dont imprévisiblement il arrive dans la symphonie, le second thème de l’Adagio de la Septième de Bruckner, en sol bémol, le plus beau jamais écrit. On aperçoit, par une porte dérobée ouverte sur l’extérieur, un cyprès sous la lumière d’un néon et un buisson presque minéral, d’une fixité effrayante.

MERCREDI 25 AOÛT

Le poète Magrelli parle des deux êtres liés en lui, l’être moteur et l’être inerte, se référant au supplice qui consistait à attacher au condamné un cadavre qui peu à peu pourrissait contre lui.

J E UD I 2 6 A O Û T

Kelibia. Chose revue avant d’être vue, interceptée et classée par le souvenir : même rayon du soleil levant passant par la lucarne de la voûte qui fait tourner sa bobine de lumière, moulinée par le feuillage des eucalyptus, sur la porte du placard.

VENDREDI 27 AOÛT


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La plage blanche de Kelibia, immense, déserte, liée pour moi à Emily Dickinson, aux lettres au pasteur Higginson que j’y avais lues et relues l’année dernière, est dans la stupeur d’un avis de gros temps. C’est que l’inquiétude amoureuse glisse partout le pathétique “il faut que tout finisse” de Pelléas dont l’amant fait un ressort, la perpétuelle menace qu’il s’interdit de ne pas prendre au sérieux. E.D. dit, dans une lettre de janvier  (pense-t-elle à la musique ?) : “L’oreille est le dernier visage”. Non, elle parle des Nouvelles de l’Agonie qui ne vont pas plus loin que la Brise. On me demande de choisir, c’est-à-dire de produire une forme.

MARDI 31 AOÛT



Bon succès au concert, surtout les Penna. Mais j’ai peur que ce soit pour les mauvaises raisons que j’ai dites, qu’une exécution scrupuleuse ne devrait pas rendre. Stéphane Martin me demande avec enthousiasme des nouvelles de notre opéra Pastorale où je sens pointer son admiration militante pour le maître de Plieux. Ne lui cache pas que décidément rien n’avance. Les responsables de l’ensemble Recherche essaient de me

S A M ED I 4 S E P TE MBR E

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Abbaye de Royaumont : répétitions des Poèmes de Penna que décidément je n’aime pas dans la version instrumentée qui les rend trop sucrés. Dominique My a répandu l’usage d’un sobriquet pour m’appeler, inventé, je crois, par Troncin : Gérard Peu d’son.

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Ne pas aborder la table de travail trop exagérément “prêt”, rasé de frais, vêtements tirés. Il faudrait y tomber à l’improviste, directement du sommeil, sans cérémonial. Nette impression que retravailler pourrait être impossible.

M E R C R E D I 1 ER S E P T E M B R E




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courser comme un débiteur pour me rappeler qu’ils m’ont payé une commande dont ils n’ont pas encore vu une note, et pour cause. L’excellent principe allemand (à l’opposé de celui de la puissance publique française) du paiement à l’avance est une catastrophe dans mon cas. . en chantier : Vexierbilder, Rom,  ou  pièces pour piano (commencé en mars ) Die Orthographie des Herzens,  chansons sur des poèmes de K. (fini à Budapest, en partie perdu, puis désavoué, puis repris) Pastorale, opéra en fragments, livret de Renaud Camus (commencé en ) Transcription de l’Adagietto de Mahler pour  voix . commandées : Mes béatitudes, pour quatuor avec piano (Ensemble Itinéraire, ) Bagatelles (titre provisoire),  pièces pour quintette à vent (Ensemble Recherche, ) Sur-le-champ, pour quatre voix, trio à cordes et percussions sur un texte de Pierre Alferi (Fondation Royaumont, ) Respirez ne respirez plus,  pièces pour quatuor à cordes (Radio France, ) Le livre de Amherst (titre provisoire) sur Dickinson, pour orchestre, mezzo et chœur d’hommes (Radio France, ) . en projet : Onze autres poèmes de Penna, pour voix et  instruments La mort de Monique, pour  voix, sur un texte de saint Augustin


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Études pour piano Le voyage de noce, mélodrame pour voix et piano La princesse au petit pois, action musicale Dix duos pour deux violons Rêve à épisodes dont les seuls personnages invariants étaient le roi d’Espagne et moi. Lu La Chanson d’Ève avec Florence Rollet. Les harmonies du dernier Fauré l’agacent, cette manière de toujours tourner autour du pot, d’ajouter une altération pour la retirer aussitôt, de dériver par enharmonie, de différer la “solution”, l’impossible résolution d’une harmonie, la stabilité tonale qui n’est garantie que dans les trois premières et les trois dernières mesures. C’est l’extrême plissé de la tonalité et la lésion dont elle meurt à tout moment dans ces pages.

LU N D I 6 SE P T EMBRE

Paris. Alternance, tous ces jours, de pluie et de lumière blanche. Dominique My me dit, en manière de reproche affectueux, que mon absence est plus frappante quand je suis là.

M A R D I 1 4 SE PT EMB RE



de Godard) : - Êtes-vous aussi dans cette fourmi ? - En principe…

Rachel à Dieu (dans Hélas pour moi

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

DIMANCHE 12 SEPTEMBRE

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Autun. Reçu la visite de Caroline Gautier qui vient me montrer ses travaux sur la comtesse de Ségur, sujet de son prochain spectacle, qu’elle me propose de mettre en musique. Mais je ne saurais, dans cette affaire, trouver d’angle qui puisse à la fois me faire sortir de l’impasse où je suis et servir honnêtement son idée. K. me rappelle la théorie de Georges Perec : toucher à tous les genres, mais une seule fois.

J E UD I 9 SE P T EMB RE




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Répétition chez elle des Nocturnes en Quatuor. Le salon est étroit et on est absolument le nez dessus. Il faut s’efforcer encore dans les détails. Malgré les nombreuses exécutions, les relectures, la nouvelle édition comporte encore des imprécisions et des fautes. Pensé depuis longtemps qu’il fallait donner aussi les parties instrumentales une à une, pour voir si le silence qui les a produits est encore radioactif. Titre de travail : Colla parte. Sept mesures de pur Bruckner dans le deuxième mouvement de la Quatrième de Brahms (mesures -). Duras, dans son dernier livre (Écrire) atteint à l’expression supérieure et désormais sublimée de son charabia :

VENDREDI 17 SEPTEMBRE

Dans cette période-là de ma première solitude j’avais découvert que c’était écrire qu’il fallait que je fasse. Le quai Conti appréciera. Strasbourg. Franco Donatoni se dérobe aux questions bien cadrées du musicologue Pierre Michel (“La rencontre de Cage a été importante pour vous ?”) par des digressions anecdotiques. C’est sa manière d’être toujours à côté de ce qu’il dit, jusque dans l’accent – italien lorsqu’il parle français, français lorsqu’il parle italien (la erre moscia). L’habitude de charmer par le paradoxe et de semer son auditoire a toujours été au centre de sa pédagogie, jusque dans des variantes qui pouvaient provoquer la stupeur puis la confusion vésanique chez ses élèves (souvenirs de l’Accademia Chigiana). Cependant, il est moins manipulateur que Kagel parce que sa folie est sans distance, pour ne pas dire même vraiment sérieuse.

VENDREDI 24 SEPTEMBRE


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Jakob Lenz de Wolfgang Rihm, Prière de la Vierge au Golgotha de Jean-Louis Florentz jouée en suspension au-dessus d’une piscine. On me dit que j’ai manqué les symphonies de Gorecki et le spectacle de cirque dont Kagel a fait la musique. Paliers d’une restauration ? Recomposition du paysage ? Quand un  Brumaire ?

D I M A N C H E 26 S EP TEMBR E

Un peu dormi dans la voiture sous un pont de Bercy, enroulé dans Brahms comme dans un plaid.

LUNDI 27 SEPTEMBRE

Théâtre du Châtelet. Le public, écoutant 103 de John Cage, musique immobile d’une heure et demie, pour orchestre, et regardant simultanément la projection de One11, film d’égale durée montrant des nuages, des fumées, des objets flous, est aussi sage que s’il s’agissait d’une matinée classique. Mais c’est qu’il n’y a aucune raison de scandale. La musique est parfaitement lénifiante, douce, sucrée même parfois, et sans forme qui fasse obstacle à la rêverie. Le public se moque bien de ce que les musiciens n’ont sur leur pupitres que des rondes espacées par des timebrackets. D’Angiolini a trouvé cela supérieur. Christian Leblé, dans Libération, a parlé du moment de grâce survenu à  h  du départ. Dans la note de programme, Heinz-Klaus Metzger rappelle sa dernière rencontre (dans un hôtel à Pérouse le  juin ) avec John Cage lui faisant remarquer que les musiciens ne pouvaient rien exécuter correctement des prescriptions de ses Number Pieces. “Qu’il ne s’agissait pas pour lui d’un défaut, mais au contraire, que cela laissait encore espérer de l’humanité… bien qu’elle fût en ce moment dans une situation désespérée” (rire légendaire).

M A R D I 28 S EP TEMB RE

  CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •




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Je me souviens avoir raccompagné Cage en voiture (, ?), après avoir dîné d’un pot-au-feu au Ruc Univers (je croyais qu’il était végétarien). Il m’a dit, avec son fort accent : j’habite à Lezhalles. On me demande un texte de présentation du quatuor qui doit être créé en janvier et dont pas une note (pas une) n’est écrite. Seulement des idées, des formes non notées. Rédiger la notice de programme avant l’œuvre à laquelle elle se rapporte devient un exercice conceptuel. Il faudrait s’entre-écrire des notices, et se les passer entre compositeurs, comme des instructions, des exhortations, des projets d’autopsie.

M E R CR E DI 6 OC T OBRE

Première séance de composition depuis des mois. Achevé une pièce du recueil romain (la Fantaisie égyptienne) Vexierbilder, échafaudée depuis le printemps de San Gaetano et jamais continuée depuis. La petite troupe des anciens combattants de la Villa (que l’on prononce avec un W) se reforme chez les uns et les autres. Ce ne sont d’ailleurs que ceux de la deuxième diaspora (plus revus, ou presque, ceux de la première). Le temps du transfert a dû s’effectuer puisqu’on ne parle plus de la Campagne d’Italie, raison devenue implicite de notre agrégation. Cependant l’esprit carabin demeure. Ne surtout pas parler de l’art. En “rigoler”.

SAMEDI 16 OCTOBRE

Enfin la concentration, c’est-à-dire le calme survolté du travail, perdu depuis presque deux ans. Premières notes tracées du quatuor à cordes déjà très avancé en pensée.

D I M A N C H E 1 7 O C TO BRE

Fait et défait les scénarios de la vie future. Quelle nuance y a-t-il entre la patience et la réussite ?

MERCREDI 20 OCTOBRE


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Le plaisir de composer, tout à fait particulier, est plus que le plaisir d’écrire. Les formes, les structures : un jeu. Par l’effet de systèmes dérisoires dans leur sérieux, les vieilles consonances se présentent, souriantes et narquoises.

V E N D R E D I 2 2 O C TOB RE

L’énergie mentale des deux jours précédents a été en grande partie réquisitionnée pour s’acheminer vers la décision de rétrograder la vitesse de la pièce I du quatuor, de  à  à la noire. La décision du tempo est un degré de virtuel incommensurable dans le virtuel. Un paramètre abstrait bouleverse le profil, et le sens musical lui-même (imaginons le maestoso de l’opus , à  à la noire) sans que rien ne change sur le papier. Écart inconnu du poète entre le silence implacable de ce qui est tracé sur la page et les manœuvres instrumentales qui en tireront du sens.

JEUDI 28 OCTOBRE

 CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Lettre de démission au groupe Compact. Je ne parviens pas à me sentir dans la “corporation”. Dans l’écriture, il n’y a pas de collègues, il n’y a, comme à l’hôpital, que des voisins de lit. Comment se syndiquer autour du fait d’écrire ? On a tort de croire que cela soit un métier. Il suffit de commencer une œuvre, une pièce comme on dit, pour sentir – et j’ai longtemps cru que cela pouvait s’analyser comme une sorte de dilettantisme – que l’on est violemment “hors de la chose”, qu’on essaie chaque fois de la recommencer, que le savoir-faire nous la dérobe. Duras, toujours elle, a signifié, d’une phrase absurde et lumineuse, ce balbutiement, cet être-dedans-dehors de l’écriture qui interdit l’esprit de syndic : “Écrire c’est tenter de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait”.

V E N D R E D I 2 9 O CT OB RE




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Fini la recopie de la première pièce des Vexierbilder. Fini aussi la rédaction de la pièce centrale, “Après une lecture de Penna”. Jamais rien écrit d’aussi creux, au sens neutre, aussi arte povera. Rien sur le quatuor hier et aujourd’hui.

SAMEDI 30 OCTOBRE

On descend dans l’écriture, dans la composition, comme au fond de la mine. On le sent si exactement chaque fois, le manque d’air, l’obscurité (seul le risque n’est qu’en parodie). J’atteins aujourd’hui, s’agissant du quatuor, la concentration totale qui plonge tout ce qui n’est pas le travail dans la nuit. La juste profondeur dans la difficulté à écrire se reconnaît à une force de résistance, une sorte de pression idéale entre l’élan et le doute. Cela vient et résiste. La page écrite, relue, est convaincante une fois sur deux.

DIMANCHE 7 NOVEMBRE

Il faut créer artificiellement les conditions de la solitude propitiatoire. Par exemple, ne pas recevoir dans l’atelier, personne, jamais, à part l’accordeur. Proust parle du silence-contact avec soi-même.

LUNDI 15 NOVEMBRE

Parvenir à faire du manque, de la soustraction, de l’effacement une langue directe et sans secret. On arrive à se reposer dans cette abdication active, à la travailler avec une bonne tranquillité d’artisan. Dans une création de langage, il faut être seul à assumer l’échec. Mais l’impression qu’il se partage dans l’impossibilité d’être avec l’autre rend la souffrance dérisoire, décourageante, parce qu’on ne se reconnaît plus, parce que le dégoût qui envahit tout n’est plus imputable à aucune théorie, ne découle d’aucune constatation, qu’il n’y a pas de “métier”, pas de “style” pour conduire la déroute.

MARDI 16 NOVEMBRE


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Longues journées à l’atelier, mais impossible de se concentrer. Le quatuor avance à pas comptés. Des jours et des jours (mais de faibles jours et peu d’énergie) sur les neuf dernières mesures de la première pièce du quatuor.

MERCREDI 17 NOVEMBRE

Croisé Éric Tanguy dans le froid transversal de la rue de Lyon. Il dit qu’il habite ma maison à Rome. Quand il me demande “c’est la forme ?”, en me donnant une tape sur l’épaule, je ne sais plus trop quoi répondre. C’est bien ça le souci de ces jours derniers, la forme justement.

J E UD I 18 N O V EM BRE

Il faudrait prendre modèle sur Pline l’Ancien. On dit qu’il était levé “dès minuit”, qu’il lisait,

JEUDI 25 NOVEMBRE



Matin de neige. Dans la mire, le travail, seulement le travail. Ne pas sortir. Pour baume, le rugueux, sarment et vieil étain de Louis Couperin, mort jeune – gloire des oncles. Pensée blanche et inerte qui ressemble tant à la musique sous-entendue. Pas de quatuor aujourd’hui.

LU N D I 2 2 N O VEMB RE

Jamais autant réécrit, surécrit puis désécrit de la musique comme les mesures  à  de Respirez ne respirez plus. Plus de cinq jours de travail pour neuf secondes, au surplus presque inaudibles si elles sonnent comme je l’espère.

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Comment n’avoir jamais remarqué que septuor est l’anagramme de Proust au subjonctif ?

S A M ED I 2 0 N OVEM BRE



Marc Texier m’a dit ne plus sentir parfois de plaisir à entendre même les musiques qu’il avait aimées comme le Reigen seliger Geister de Lachenmann.




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écrivait, dictait, sans relâche, même pendant les repas et la promenade en litière. Et c’est par l’appétit du savoir qu’il a péri en voulant observer de trop près l’éruption du Vésuve, le fameux  août . De même, beaucoup de musiciens des universités américaines sont tombés dans la lave, pourtant refroidie, de Milton Babbitt. V E N D R E D I 2 6 NOVE MBR E

ce très peu cet écrit ce très peu écrit est le moins que je puisse dire en même temps j’y atteins tout de suite ma limite Ceci, de Dominique Fourcade, dont il faut faire l’exergue des Vexierbilder. On a dénombré dans la Recherche  sourires ainsi répartis entre les classes sociales : les bourgeois sourient davantage () que les aristocrates (). Le Peuple ne sourit que  fois, et les “Autres”, qui sont les autres ?,  fois. C’est dans la Fugitive qu’on sourit le moins () et dans Le Côté de Guermantes qu’on sourit le plus ().

SAMEDI 27 NOVEMBRE

È un po’dura la scalata ? C’est tout ce que Pinkerton trouve à dire à Butterfly quand elle entre au premier acte. Peut-être est-ce une allusion aux marches par degrés de l’harmonie, au contre-ré qu’elle vient de chanter, la note la plus haute de son registre (si toutefois elle choisit l’option difficile – Puccini en ossia tolère un si) sur le richiam’d’amore. Au disque, les “prothèses” de ce contre-ré sont fréquentes. On m’a dit qu’une maison s’est spécialisée dans l’archivage des registres extrêmes, les tenant à la disposition des chanteurs en panne à l’enregistrement.


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La nuit chez Martine Kaufmann (veillée d’armes avant un débat Butterfly), rue de la Faisanderie, ne me fait pas progresser dans le projet des vingt nuits à Paris. Arrondissements manquants à mon tableau : , , , . À peine je me pose sur les draps bleus, le lit Empire s’effondre (péripétie sous-titrée drame chez le comte Primoli). Dîner chez les Texier, rue du CoqHéron, autour de Claude Prey sur qui Marc vient d’écrire un Avant-Scène Opéra. Vieil homme cultivé, lettré, discret, aux yeux clairs. On sent qu’il se fait un point d’honneur de n’ennuyer personne. Il s’amuse de cette phrase qu’il redit plusieurs fois : Papa a à aller à Arles.

M E R C R E D I 1 ER D É C E M B R E

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Concert John Adams au Châtelet, par l’EIC – “le loup dans la bergerie” – dirigé par lui-même. Il a de l’allant, une bonne tête, l’air heureux dans son affaire. Ceux qui le défendent sont tous là. Et les autres qui le vilipendent. C’est Mickey devant les docteurs. Christian Zeal and Activity : des harmonies très douces, lentes, jamais résolues ; une bande magnétique dévide un sermon par-dessus. Mon voisin de droite, un homme barbu, pleure à chaudes larmes. Est-ce la musique ? Un chagrin qu’elle a éveillé en lui ? Les harmonies sont belles, comme si on avait prélevé du tissu brucknérien et qu’on l’examinait, exagérément agrandi. Je ne sais plus qui disait que la musique de Bruckner manquait de spermatozoïdes. C’est le moment de le vérifier grâce à ce microscope.

LUNDI 6 DÉCEMBRE



Nostalgie du présent. La musique rapide est longue à écrire. Difficile avancée dans la pièce II.

S A M ED I 4 D É C EMBRE




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L’Hymne à la joie joué par les enfants, sur leur flûte à bec, avant le dîner. Dans quelque immeuble que j’aie habité, j’ai toujours entendu ça. Beaucoup avancé dans le mouvement lent du quatuor.

SAMEDI 11 DÉCEMBRE

Animisme réflexe ? Impossible de voir une éponge sèche sans la mouiller, instinctivement, sans raison, comme si je pensais lui redonner la vie. C’est sûrement une impulsion votive pour conjurer la stérilité artistique.

M E R CR E DI 15 DÉ CE MB RE

Grisey me disait aujourd’hui qu’il a l’impression d’être allemand en entendant la musique de ses collègues spectraux, si française, dans l’harmonie, dans le son léché. Il a toujours été plus rêche en effet, et au fond plus lyrique dans les gestes sauvages. Il stigmatise une dérive music-hall alors que son inspiration à lui reste plus… aztèque. C’est son côté Le Clézio de la musique française : à l’écart, mais glorieux.

J E UD I 1 6 DÉ CEM BRE

Dans cet amour, la dissonance est toujours repoussée, jamais résolue, sauvée comme disaient les traités. Une nouvelle couleur pour la tristesse, ce soir : très large, calme. Ce n’est plus la tristesse ordinaire d’après les séparations. À ce degré, c’est le regret de souffrances plus anciennes qui peuvent passer maintenant pour les crampes du bonheur. Un peu avant minuit, fumé avec Louis des cigarettes Vogue, fines, mentholées.

DIMANCHE 19 DÉCEMBRE

Matinée de prostration. J’ai en tête, obsessivement, cette courte réponse de Butterfly à Kate, qui vient se poser sur un accord de si majeur sans tierce : Sotto il gran’ponte del cielo, non v’è donna più felice. Or je découvre dans la pièce IV du quatuor que

M A R D I 2 1 DÉ CEM BRE


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cette phrase est revenue au jour, comme une fibule antique, d’une manière involontaire, totalement inconsciente – un précipité, une oxydation. Même le rythme y est, un peu dissous. Les notes exactes aussi : si do# ré# si. Mais tout cela indiscernable, furtif, archi pianissimo, col legno. Sur la table de travail, planche magnétique où les champs et les pôles sont incontrôlables, les idées sont comme des limailles. Achevé le quatuor quelques secondes avant que K. ne sonne pour venir le prendre et le porter à la copie. Le manque de temps est cause que la fin n’est pas dans le détail ce que j’aurais voulu, mais elle n’est de toute façon pas du tout ce que j’avais prévu parce qu’en téléphonant hier à K. j’ai eu une intuition toute autre, plus juste, des quatre dernières secondes, et j’ai changé la rédaction au dernier moment (ce qui est fou, dangereux, comme changer des doigtés mentalement, sans les vérifier, avant un concert). Il suffisait juste d’un jour ou deux pour que cette nouvelle fin sonne en moi et qu’elle se dépose.

DIMANCHE 26 DÉCEMBRE

 CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Carthage, rue Septime Sévère. Les garçons ici ont une dextérité particulière à manier les cartes à jouer, une rapidité et une précision, comme une extension du génie rythmique. Mais les cartes semblent aussi parfois, dans une euphorie du compte et de la manipulation, un succédané de l’argent (on ne palpe pas si souvent des billets quand on n’est pas riche), comme elles sont, plus communément, l’expression du destin, de la chance. “Pour tous les deux, la mort” dit Carmen au plus grave de son registre. On joue ici à la chkobba (en pliant les cartes légèrement par le milieu) ou au rami (plein les mains).

LU N D I 2 7 D ÉC EMB RE




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Jerba.Vu les restes disséminés de l’antique Méninx : quelques gros fûts de colonne cipolins, des morceaux d’architraves enfoncés sur la plage, usés comme des galets. Grand vent. Un berger promène des chèvres qui ont senti la feuille, même ornementale, puisqu’elles lèchent les chapiteaux corinthiens. Un Hubert Robert perdu, je n’avais pas mon appareil. A. repère, juste à la soudure accidentelle de deux mots – gâteautunisien – sur la carte des desserts de l’hôtel Menzel, l’apparition du nom de sa ville natale. Longé la côte Ouest au coucher du soleil. Personne ne s’aventure là, la piste après les pluies est impraticable et il faut renoncer. Les enfants se tiennent gentiment en groupes le long des routes, devant les maisons, comme ceux qui semblaient figer leurs mouvements et se serrer un peu pour être sur la photo dans les campagnes en . Cette placidité physique propre à l’Orient, mais que la ruralité accentue, dispose partout des scènes de genre, d’où nécessité de rester en éveil pour secouer l’exotisme et foncer dans le décor.

M E R CR E DI 2 9 D ÉC EMBR E

L’église d’Houmt Souk, avec son air mexicain, est occupée par un gymnase, plutôt d’ailleurs un fitness club, activité appelée ici “ beauté de corps”. La nef centrale est couverte de tatamis. À la place qui revenait au Saint Sacrement, une stéréo portative diffuse de la musique techno. Les garçons s’entraînent dans les bas-côtés sur leurs machines, à la place des confessionnaux. Des photos d’athlètes sont punaisées dans les anciennes niches des saints. L’ensemble n’a rien perdu de sa religiosité, et, certainement, tout est plus sobre qu’à l’époque des colons. La sacristie a gardé sa fonction de vestiaire.

J E UD I 30 DÉ CE MB RE


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

Train des résolutions au réveil, d’où il ressort qu’il faudrait écrire au moins cinq partitions, cette année, pour combler le retard des commandes. Vu au Kram une maison dont le rez-de-chaussée est habité pendant que les étages supérieurs sont encore en construction – allégorie de la pratique de l’art.

S A M ED I 1 E R J A NVI ER

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Paris. Le violoncelle des Parisii m’a appelé. J’entendais derrière lui, au téléphone, mon quatuor se composer par morceaux. On ne peut plus faire que cela n’ait pas été écrit. Il y a ça aussi dans l’écriture, comme avec le javelot, le lancé. Et cela se joue sans nous. N’ai pas voulu repenser au quatuor après en avoir abandonné les dernières pages à K., le matin du  décembre, ni envisager des pistes de remords. L’ai simplement relu, couché, plusieurs fois, comme pour vérifier l’hypothèse.

JEUDI 6 JANVIER



Thomas Bernhard fait dire au Reger maugréant des Maîtres anciens : “sans doute l’enfance estelle toujours un enfer, c’est l’enfer même”. Ce que je crois vrai, contre l’opinion inverse toujours proclamée. Il déverse vingt pages d’horreurs sur Stifter, qui doit être très beau puisqu’il le compare en abomination à Bruckner. Puis, c’est Heidegger qui reçoit son compte : “Ce ridicule petit-bourgeois national-socialiste en culotte de golf.”

MERCREDI 5 JANVIER




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Bien qu’il soit dédié à Jean-Philippe, il est entièrement maillé des péripéties de décembre avec B. Mais le quatuor, bien sûr, n’exprime pas cela. Il se confond avec le moment de son écriture, et est, selon, moins ou plus que les secousses de son auteur. Droits d’auteur de janvier très bas. Una Corda est formel : comment puis-je être joué si je n’écris pas, si je n’écris rien d’autre que des feuillets d’album d’une minute et demie, si je ne corrige pas les épreuves des partitions qui existent déjà ? Entretiens sur Fauré avec Richard Millet dans son bureau des éditions de La Table Ronde, rue Corneille. Il a l’air fragile, tout en retrait, courtois, sans affectation. C’est heureux au fond qu’il n’ait pas d’abattage sur le sujet et qu’il ne cherche pas à redire textuellement ses belles notations du Sentiment de la langue : la douceur inaugurale de l’adjectif fauréen, l’orient de Fauré, appaméen de Pamiers. Malgré toutes les scies (Élégie, Sicilienne), ce qui ne se laisse absolument pas chantonner. Il dit qu’aimer Fauré est presque inavouable, il parle de la loi du silence propre aux fauréens. Il me dit ne pas avoir voulu insister sur le concept de francité par crainte de favoriser des sous-entendus politiques qui ne le concernent pas. Au-dessus du bureau, un portrait du général de Gaulle en képi. Ce qui n’aide pas à se concentrer sur l’Horizon chimérique.

MERCREDI 12 JANVIER

Rue de La Boétie, écouté le quatuor pour la première fois. Apprendre à ne pas se laisser décourager par la première écoute où l’on doit composer avec ce qui se compose encore.

VENDREDI 14 JANVIER


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Naples. La via Caracciolo, fermée pour la première fois à la circulation le dimanche, fait immédiatement penser à la belle scène de L’Oro di Napoli (De Sica) qui s’y déroule : la procession funèbre autour du cercueil blanc d’un enfant. Pluie fine. Croisé le nouveau maire, Bassolino, qui vient de remporter les élections face à Alessandra Mussolini, la petite-fille du Duce. Le pouvoir, je constate ce matin que c’est donc qu’on vous tienne le parapluie. Les pierres brise-lames du bord de mer sont ici, par tradition, couvertes de graffitis amoureux. Silvio ti amo, déjà effacé, recouvert par un Loredana per sempre rose fluorescent.

D I M A N C H E 16 J ANVI ER

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Création du quatuor par les Parisii à l’auditorium Messiaen. Très bien joué. Renaud Camus me suggère que le titre un peu ludique (Respirez ne respirez plus) rapetisse totalement la musique et pourrait même empêcher qu’on la prenne au sérieux, qu’il faut absolument en changer. Il a raison. Il faut garder pour soi, ou, au pire, pour les notices de programme, les clés, les ancrages autobiographiques, déclencheurs sans importance : en l’occurrence, ici, la référence à une séance de radiographie, à la seconde de suspension et d’immobilité, quand le

DIMANCHE 23 JANVIER

 

Paris. Tendresse de deux clochards sur les bancs du métro, station Maison-Blanche où passe un vent de folie : des enfants aboient. Se voir ne pouvoir écouter : Die Soldaten, à l’opéra Bastille. J’aurais dû être soulevé de terre, recevoir le baiser de fonte de la musique. Me suis vu pourtant, tenu à distance, en être empêché. Philippe Fénelon me dit travailler à une Salammbô d’après Flaubert. N’ai pas compris si l’idée était parodique ou non, car c’est une rude proposition.

SAMEDI 22 JANVIER


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rayon X nous traverse. Allusion aussi au souffle des musiciens qu’il faudrait, faudra pouvoir instrumenter. Dans le mauvais silence de l’atelier, dérisoire happy birthday musical qui se déclenche quand j’ouvre la carte postée d’Allemagne et que la puce se déclenche.

LU N D I 2 4 JA NVI ER

Lyon. À l’invitation de Denis Dufour, conférence auprès de ses élèves en composition du Conservatoire National de Région perché sur la colline, juste contre la basilique de Fourvière. Leur studio électroacoustique doit être un des rares qui ait une si belle vue (on dit aussi, celui de Fribourg). On m’a demandé de parler de ma propre musique. Essaie de l’écouter, toute à la file, comme si elle était d’un autre. En faire un exercice de vérité décapant. Dufour fait entendre une version des Nocturnes en quatuor que je ne connaissais pas, par un ensemble lyonnais. Avec leurs oreilles, que j’emprunte pour écouter, pas moyen de reconnaître la musique. Mais je vois qu’eux non plus ne peuvent même pas tourner les pages de la partition tellement les musiciens se sont écartés prudemment du texte. Ce qui donne du piment à l’expérience de distanciation.

LU N D I 7 F ÉV RI ER

M E R CR E DI 9 F ÉV RI ER

Même dans la paix, pas de répits. On vit

dans les gravats. Ecouté le disque Michael Jarrell de la nouvelle collection IRCAM-EIC-Adès. On voudrait être arraché. Que la brisure ne soit pas seulement profilée dans la tradition des figures, mais qu’elle déboule dans l’invention elle-même et la scarifie. Beaucoup de tritons dans l’harmonie, qui ne font pas un ciel étoilé.

S A M ED I 12 F É VRI ER


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

Quitté La Tour de Peilz. En longeant le lac, on voit les instruments de l’été arrêtés dans leur mouvement : pontons, plongeoirs, barques, balançoires. La neige tombe à gros flocons sur le quai de la gare de Lausanne. Commencé mon premier Stifter (L’homme sans postérité) en situation, traversant les montagnes. Qu’est-ce donc ça, si beau, aperçu avant la gare de Stresa, deux îles à fleur d’eau, chargées de maisons, de palais, de couvents et d’églises comme des barges prêtes à couler ? D I M A N C H E 2 0 F ÉVR IER

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Trouvé le titre de la pièce pour les Accroche Note, dans le poème  d’Emily Dickinson : Purple programme. Encore trop tôt pour le mettre en italiques. La trouvaille du titre met sa fameuse zébrure dans la journée. Eprouvé cela souvent au moment de traverser les passages cloutés, qui ne le sont plus depuis longtemps.

DIMANCHE 13 FÉVRIER

 

C’est lui qui réussit avec le plus d’élégance la greffe électronique/acoustique, comme il sait faire cela avec tout matériau en soi. L’architecte Christophe Guillouet, ex-pensionnaire à Rome, disait l’autre soir, à l’Hôtel de Galliffet, qu’il n’avait jamais connu quelqu’un qui ait des rapports sociaux aussi parfaitement tempérés que Jarrell, avec simplicité et naturel, ce qui est remarquable, précisait-il, à la Villa Médicis qui accueille souvent des caractériels, des paranoïaques et des fous. Jarrell était toujours égal d’humeur, prévenant sans excès, “ami des simples”. Et si la musique disait cela aussi ? Y aurait-il une musique des doux, des bons : Bartók, Ravel, Dutilleux, Bruckner, Franck, Webern ? Heureux les doux, ils auront le monde en partage (Matthieu ,).


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Rome.Via di Monserrato, en marchant vers la place Farnese, état second. Je marche dans Rome, où je ne pouvais plus venir, où je n’avais jamais réussi à séjourner depuis près d’un an. Au marché du Campo dei Fiori, les marchandes nous tutoient et nous appellent “amore”, “bello mio”. On se dit que la scène est reconstituée pour nous. Que ça ne va pas durer.

LU N D I 2 1 F É V RIER

William Klein remarque que l’œuvre d’un photographe se limite à cent, deux cents photos dans le meilleur des cas, et qu’à ⁄e de seconde, cela ne fait que deux secondes captées, deux secondes dans toute une vie. Plus fort que Webern. Open my heart, and you will see graved inside of it : Italy. (Robert Browning), entre autres exergues au Tempo di Roma d’Alexis Curvers.

M A R D I 22 F É VRI ER

Pas plus qu’on ne peut comprendre, sans une longue formation, les mécanismes complexes de l’importation et de l’exportation dans le monde du commerce, on ne parvient à saisir, dans celui de l’amour, les lois d’excédent ou de déficit de la présence de l’autre. Quand est-il là en suffisance, sans que s’éprouve un manque, une crainte ou une déception ? Exercice d’absentement : acheté un pèsepersonne via Giulia. Ne vois personne sans pourtant trouver la concentration. Églises dont je n’ai visité que les noms : San Paolo alla Regola, San Salvatore in Onda.

M ERCREDI 23 FÉVRIER

Dîner corso Vittorio. Rencontre le poète Valerio Magrelli admiré depuis longtemps. Grand, roux, réservé. Il me dit son admiration pour Sandro Penna, mais

JEUDI 24 FÉVRIER


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surtout pour Ossip Mandelstam. Benedetta Craveri, spécialiste du XVIIIe siècle français, fille du président du parlement, le compositeur Laurent Martin, pensionnaire à la Villa, que je ne connaissais pas, ni sa musique. Les Italiens parlent français, et nous, les Français, nous nous taisons. Magrelli dit dans le poème “ça, c’est le défaut tout artisanal, parler de l’instrument pendant qu’on l’utilise”. Sans doute la via di Monserrato serpente parce qu’elle a toujours serpenté et il faudrait remonter loin pour retrouver une levée de terrain, un arbre, un bâtiment préexistant détruit depuis deux mille ans qui puisse expliquer ces courbes auxquelles tous les palais ont obéi depuis, comme à un usage, une révérence topographique dont l’origine s’est perdue. Elle serpente légèrement, comme un ruisseau qui aurait perdu de la vitesse. Des mains malhabiles recomposent lentement sur un accordéon, à l’entresol du palais, l’Internationale.

SAMEDI 26 FÉVRIER

 CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Paris. Commencé la rédaction des petits mélodrames que Caroline Gautier m’avait commandés. Ils sont sur cinq poèmes de Du Fu, le Goethe chinois de l’empire des Tang, cet homme fatigué par la guerre. La musique parfois si précisément gravée dans l’esprit que prendre un papier pour la noter devient une formalité presque superfétatoire. Chez Davitt Moroney. Les cinq instruments de son salon de musique : deux clavecins, deux virginals, mais surtout, surtout, le plus suave d’entre tous, le clavicorde, seul instrument à clavier qui permette un vibrato. Ses sonorités sont si ténues qu’à cinq mètres on ne les entend plus. Martine Kaufmann dit que c’est pour moi. Dans un autre salon, plus petit, un orgue du XVIIIe et un pianoforte.

M A R D I 1 ER M A R S




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Explique à Davitt mon projet Pan sur le bec : obtenir, avec des accords, très rythmiques, la première attaque du son, juste avant que le sautereau ne pince la corde, ce qui est difficile, et peut s’avérer impossible à contrôler. Mais cet aléatoire dans le contrôle pourrait être comme l’inversion de la matière trouée dans les ppppp de l’Après une lecture de Penna. Le son arriverait non par défaut, mais par excès. La douceur de Moroney est voilée d’une tension dont on croit d’abord qu’elle est sa façon d’être toujours concentré malgré lui, pour supputer ensuite qu’il pourrait s’agir d’une névralgie de la tristesse, reconnaissable à ce regard qui vous suit et vous perd à chaque instant. Faire des variations chorales sur le dernier mot de l’amiral Nelson adressé avant de mourir à son lieutenant préféré : “Kiss me Hardy.” Journal en abandon. Ni le réflexe, ni le ton, ni le phrasé. Impossible de se créer une technique depuis tant d’années. Épuise le temps qui devrait être consacré à la composition, à écrire des lettres d’honneur, comme les crimes du même nom, dans l’Islam des hommes. Péniblement avancé dans les Du Fu qu’il faut nus, doux, glacés.

LU N D I 1 4 M A RS

Accepter la perspective d’une journée presque vide (qui n’est jamais sans conséquence).

MARDI 15 MARS

Achevé les Du Fu dans l’après-midi. Le cinquième, le dernier, le plus beau des poèmes, en ai composé la musique, presque inexistante d’ailleurs, en très peu de temps, à peine une heure. Je ne sais pas quoi en penser. Ce qui n’est pas mauvais signe.

MERCREDI 16 MARS


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Au Musée des Beaux-Arts de Strasbourg, exposition de peinture napolitaine. Un Saint Sébastien assis, saisissant, vu en contre-plongée, chef-d’œuvre de Mattia Preti (tableau dont Luca Giordano s’était moqué). Sa bouche est entrouverte dans un sourire, rictus après la douleur ou l’extase. On voit l’éclat de ses dents.Très beau Saint Jérôme et l’Ange du Jugement de Ribera. Beaucoup de ces tableaux, je les ai déjà vus chez eux. Impression parfois que ce sont les tableaux qui nous reconnaissent. Leur histoire est faite aussi de nos regards dont les restaurations successives ne les débarrassent pas. Si je m’approche, je vois que la peinture est une matière fluide qui, en “prenant”, a arrêté pour toujours le geste, la forme du pinceau qui l’a appliqué. On sent ce qui entre de hasard dans cette opération. Pas une portion de la toile qui n’ait échappé à cette résolution précaire, à ce moment où elle n’était qu’une proposition en train de sécher.

D I M A N C H E 2 0 MARS

 CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



On voit dans les rues, les bannières de quartiers ou de villages voisins, notamment Obermodern et Nieder modern. Une thématique toute trouvée pour le festival Musica. Bonne bière de mars aux Armes de Strasbourg. Le boudin noir et ses pommes rituelles, goût de cavatine. Commencé dans le Strasbourg-Paris la lecture-relecture de La Comédie Humaine pour occuper les dix ans à venir. Le dormeur assis à mes côtés palpite et vit pendant la progression du récit (le désespoir d’amour d’Augustine de Sommervieux, née Guillaume). Je vois battre sa carotide, sa barbe pousse au fil de la lecture, ce temps deux fois vital qui régénère même ceux qui ne lisent pas.




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Tout écrit en peu de temps, mal. Commencé seulement maintenant la rédaction de Purple Programme. Invention réflexe. Parfois me semble la meilleure, parfois la plus mauvaise. Les décisions formelles sont naïves par essence. Tout doit être armé d’un seul tenant et du même émail. Tondre, gratter les poncifs. Réécrit, mais presque sous les doigts de Vincent Leterme, le dernier des cinq Du Fu, qui n’est fait que de six ou sept événements.

LU N D I 2 1 M A RS

Création en direct à la Radio de Écrit à Qinzhou par Caroline Gautier et Vincent Leterme. Comme le salon Musicora a succédé immédiatement au salon de l’agriculture, les ateliers les plus raffinés des facteurs de clavecin sentent le fumier. Odeurs qui n’étaient peut-être jamais loin du salon quand la châtelaine touchait jadis son Blanchet. Le soir, très tard, K. me fait ses critiques à propos des Du Fu. Il n’aime pas que musique et poèmes alternent systématiquement, il n’aime pas les trilles lorsqu’il est question des nuées de mouches (après tout, c’est de l’analogique), ni la petite mélopée chinoisante pianissimo dans le suraigu qui porte le souvenir des années de jeunesse du général Yan et du poète qui le reconduit, au moment où ils se séparent (c’est un hommage crypté à Cornelius Cardew). K. me dit qu’on n’entend pas les guillemets que je semble vouloir mettre à cette image (c’est aussi la théorie de François Nicolas selon laquelle il n’y a jamais de second degré). Lui dis que je ne changerai rien à ces deux choses, que j’ai senti, faisant cela, la douceur non problématique de la décision, du “style”, si le mot convient, et comme son assomption dans un grand espace sans contradiction. Croire à la résolution musicale unique d’un problème poétique donné.

JEUDI 24 MARS


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Pulsation rapide traversant un tempo lent : mon effort tangentiel en musique. C’est l’inquiétude maillant la tranquillité du sujet amoureux sûr désormais de son autre.

VENDREDI 25 MARS

Solitude (d’où écriture facile à nouveau). Plaisir intense à dîner seul en lisant le journal dans une pizzeria sur le boulevard de Sébastopol. Un couple silencieux près de moi fait penser aux vers des Chansons de Bilitis : “nous n’avons rien à nous dire tant nous sommes près l’un de l’autre”. Et non loin, Caroline P., que je n’ose aborder. Pluie diluvienne.

J E UD I 7 A V R IL

Le mot pris dans vanille, comme ça, improvisé.



Ce poème, si je décide que c’en est un, découpé dans le IL de Fourcade :

Trouvé, écrit au crayon, au dos d’une carte postale que je voulais envoyer cette phrase : “Toutes sortes de paysagistes”. Oublié à quoi cela se rapportait. La poésie, affaire de cadrage.

DIMANCHE 10 AVRIL

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Un peu éloigné de la musique ces derniers temps, bien que je ne fasse que cela. Dans ces moments, se tourner vers Bruckner.

SAMEDI 9 AVRIL

 

Concert organisé par Giuliano d’Angiolini à l’Institut culturel italien. Je commence à sentir ce dont Marc Texier dit souffrir parfois, une intolérance presque physique à la musique contemporaine comme genre, comme société. Pour ne rien dire des idées lâches de Maderna dans Widmung, de Manto de Scelsi, ou du bavardage de la IXe Sequenza de Berio pour clarinette et le triomphe subséquent.

V E N D R E D I 8 AVRIL


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LUNDI 11 AVRIL

Terminé Purple Programme à onze heures du

soir. Je croyais entendre le jeu de cloches des “vaches opales”. Pas de progrès d’une pièce à l’autre d’ailleurs. Tout est toujours à recommencer. Aucune décision, aucun “plan” n’a prise sur une quelconque évolution du langage ou du style. Il y a fusion lente, près du noyau. C’est tout ce qu’on peut dire. En fermant le piano, découvert plusieurs crayons qui bloquaient le couvercle et devaient être là depuis longtemps, comme une matière refroidie.

MARDI 12 AVRIL

Un soir d’été, le  août , Gregorovius, sur les bords du Neckar, a la révélation de l’image même du romantisme allemand “dans sa jeunesse éternelle et géniale” : les ruines d’un château illuminées par les étudiants, un bateau à vapeur flamboyant descendant le fleuve. C’est le romantisme allègre, et pas le moins important, des étudiants et des corporations, des Davidsbündler de Schumann. Rome. Deux heures de l’après-midi. Le train de Fiumicino roule entre des talus de campagne. De la fenêtre, on pourrait arracher des herbes folles en passant. Raté ma station, mais cette banlieue où j’atterris par erreur, c’est déjà Rome et rien ne manque. L’ocre passe des palais aux HLM sans perte d’intensité. De la cuisine, tout au bout de l’appartement, on voit, tard dans la soirée, rue dei Cartari, les classes désertes de l’Institut Jean XXIII, boîte à bac. Le tableau noir, où on aperçoit des lignes de calculs, est surmonté d’un crucifix qui semble une équerre d’architecte.


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Ne pas négliger ceci : les formes de la première personne du singulier et de la troisième du pluriel du verbe “être” en italien coïncident à l’indicatif. On peut y voir un indice de la grégarité. “Ils, donc moi aussi” (l’inverse de la devise des Clermont-Tonnerre : si omnes non ego). Écran de pluie épais entre l’Oratoire de Borromini et la table où je tape ceci. Sur la piazza Navona, vu passer vers huit heures la voiture escortée bruyamment du Cavaliere Berlusconi, rentrant dans son palais qui jouxte Sant’Agnese in Agone, après sa journée de consultations pour la formation du gouvernement. Les Italiens pensent avoir élu un homme nouveau, mais le pouvoir n’a même pas changé de rue, il est passé de l’hôtel Raphaël (où était Craxi) au coin de la via Santa Maria dell’Anima. Cinquante mètres à peine.

M E R CREDI 13 AVRIL

 CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Ma gaucherie à être ailleurs, et par voie de conséquence, à être là, mon manque de liberté pour investir tout espace pléthorique, mes scrupules à faire du tourisme à Rome, et mon remords de pas en faire ; contradiction qui se résout par des dérives organisées, monologue intérieur allant de l’euphorie à l’abattement. Le palais Barberini est en travaux depuis des années. On dirait que la moitié des tableaux a été volée, la lumière est crépusculaire. L’enthousiasme à voir la peinture fond d’un coup et tout passe par un filtre de désillusion. Quoi ? j’ai souhaité revoir depuis des années ce Poussin (Agar et l’ange) qui me semblait – les deux personnages minuscules égarés dans le beau paysage héroïque – un des tableaux les plus rêvés qui ait jamais été peint. Quoi ? ce n’est que cela, noirci, bitumé, méconnaissable ?

JEUDI 14 AVRIL




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Dans une soirée chez un critique d’art, piazza dell’Orologio, vu une jeune marquise Frescobaldi danser de façon débridée sur de la house music.

VENDREDI 15 AVRIL

“Mais tandis que j’ai contemplé la Rome antique paisiblement, sans être troublé, il m’a été impossible de tirer une joie de la deuxième Rome (…). Sa signification me troublait. J’étais poursuivi par l’idée de ma propre misère et de toutes les autres misères dont je sais l’existence. Je ne puis supporter le mensonge de la rédemption des hommes qui dresse si orgueilleusement sa tête dans le ciel” (Freud, lettre à Fliess du  septembre ).

D I M A N C H E 1 7 AV RI L

Pinacothèque du Vatican. Boucourechliev, qui est fou de peinture ferraraise, parlait comme d’un chef d’œuvre incontournable du Miracolo di San Vincenzo de Ercole de’Roberti que j’ai essayé d’aimer de toutes mes forces malgré la palette, acide, froide, avec cernes noirs, vraiment ingrate, un peu école rhénane. Il Sepellimento di Cristo de Giovanni Bellini, grand parmi les grands. Au centre du tableau, le sujet véritable, expression de la déploration, ce sont les mains entrecroisées du Christ, de Nicomède, Joseph d’Arimathie et Marie Madeleine. Quatrième Concerto de Beethoven à l’Accademia di Santa Cecilia. La juxtaposition des accents de l’orchestre taillés à la serpe et des répliques limpides du piano, la brièveté même du mouvement qui condense la lenteur par ces cutup, a stupéfait tout le monde une fois encore. Un violoniste a fait tomber sa mentonnière pendant un silence sacré.

LU N D I 18 A V RI L

Paris. À côté de Manet, la piétaille de ses contemporains s’effondre en rafale. Un équivalent musical au noir de Manet ? Quel accord ?

M E R CR E DI 2 7 AV RIL


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Chez qui ? Et même au noir et son écho paille. La veste et le chapeau du jeune homme devant la table du Petit déjeuner à l’atelier de Munich. État d’acédie, d’acédie heureuse. Comme désancré de l’autre, sans crise, incapable d’un soupçon.

JEUDI 28 AVRIL

L’Itinéraire me réclame une commande d’Etat passée déjà depuis quatre ans et jamais honorée. Mais l’honneur n’est pas contractuel dans cette affaire. Vernissage de la rétrospective des œuvres de Christoph Kaltenecker, à l’Espace Archide, rue du Faubourg SaintAntoine. Martin a placé en exergue à l’exposition deux vers de Rilke (Die Sonette an Orpheus, , XVI) :

Comme cette peinture m’a accompagné quotidiennement depuis dix ans.



Accueillir les augures avant la bataille ? Strasbourg, place de Broglie, chez Louis Ziegler : brisé une fenêtre en la fermant, la table de nuit s’est effondrée entraînant dans sa chute une statuette en forme de chameau, la lampe halogène m’est restée dans la main.

SAMEDI 30 AVRIL

La hantise de la correction, de l’établissement du texte (répétitions des Nocturnes en quatuor). Encore sous les yeux et sur les genoux (Pietà?), la partition en friche. L’erreur est comme la persistance du perpétuellement nonécrit dans le déjà-écrit, et avec son apparence mystérieuse et sournoise, l’erreur indique des pistes insoupçonnées d’abord, non suivies.

V E N D R E D I 29 AV RIL

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Regarde : il s’agit à présent de supporter ensemble Ces fragments, ces parties, comme si c’était le Tout.

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Sieh, nun heißt es zusammen ertragen Stückwerk und Teile, als sei es das Ganze.




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Cet œil méchant qu’ont toujours eu les cygnes. On dit qu’il n’y a pas moyen de s’en débarrasser dans les eaux de la Petite France, salon de l’auto pour Lohengrin, qu’ils se reproduisent comme la vermine. Or j’ai dit (c’est la baronne de Brimont qui parle) : “Renoncez, beau cygne chimérique.” Dans les hauts de Bouxwiller, une église entière entourée de lilas devant un cimetière, la douceur du pasteur qui détient les clés. Création de Purple programme II dans le temple de Bouxwiller, avec le bel orgue Silbermann. Le public ne s’aperçoit que la pièce est commencée qu’à la troisième minute et c’est peu dire que mon petit prélude sur les souffles du cromorne est passé inaperçu, de sorte que le fondu de timbre dans cette stupeur de la perception est au mieux de ce que j’ai jamais rêvé.

DIMANCHE 8 MAI

Avant un concert de l’ensemble Fa, le directeur du théâtre d’Arras a programmé un débat sur la musique contemporaine. Or, il n’y vient personne d’autre que les protagonistes de la rencontre, Jean-Marc Singier et moi. Et c’est donc par une fin d’après-midi ensoleillé, dans le petit fumoir XVIIIe, que nous nous posons la question qui ne semble pas encore agiter le Nord-Pas-de-Calais : “Quelle musique pour le XXIe siècle ?”

MARDI 10 MAI

Répétition des Poèmes de Sandro Penna par l’ensemble Erwartung dirigé par Bernard Desgraupes au conservatoire du Xe arrondissement envahi par les concurrents d’un concours international d’accordéon qui font un beau lointain, très penniano, à la musique. En traversant le pont de la gare de l’Est, vu des ouvriers en bleu de travail qui déroulent tout le long d’un quai des

J E UD I 12 M A I


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centaines de mètres de tapis rouge. On songe à la fameuse scène du Dictateur de Chaplin. Île de Ponza. Bu, accroupi sur le balcon de l’hôtel Mari, le fameux limoncello, imité de celui de Sorrento, mais plus suave. Activité argent du port miniature au couchant, à peine croyable tant c’est un cliché pour le baron von Gloeden, Sandro Penna ou August von Platen : des garçons qui repeignent des barques, torse nu, lançant des jurons, reflets blonds dans les cheveux.

SAMEDI 14 MAI



En prenant le café sous la tonnelle de JeanPhilippe, juste contre le chevet de l’église de Mareuil-lèsMeaux, on joue du bout du pied avec des morceaux de tibia, des éclats de crâne, restes de l’ancien cimetière que le

LUNDI 23 MAI

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Z. dit que je ne suis jamais aux concerts. Il ne faut pas l’entendre comme un reproche de musicien à musicien mais comme un conseil de compositeur à compositeur. Il y aurait donc, si peu que ce soit, un terrain à occuper, comme le dénonçait Gracq dans La Littérature à l’estomac ?

 

Studio , maison de la Radio. Enregistrement des Nocturnes en quatuor avec l’ensemble Fa. C’est une torture, le choix pour la prise de son. Mettre une loupe sur l’infime ou essayer, en vain, que le micro soit au point de fuite de l’écoute ? Prendre cette décision, à l’évidence, c’est encore recomposer à l’infini. Les musiciens, au pot d’après séance, me disent que j’ai été odieux et jamais encourageant pendant l’enregistrement, sans doute parce que trop tendu et soucieux de cet impossible. J’en ressors hagard et très peu sûr de ce qu’on a mis en boîte.

VENDREDI 20 MAI


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jardinage a fait revenir à la surface. Cette mâchoire que j’ai prise dans mes mains a croqué des noisettes poussées sous la Régence. Travail à la commande de Royaumont. Pierre Alferi est d’une grande gentillesse, compréhension et patience. J’ai mis littéralement son texte en pièces. Et non pas seulement un, mais un second pour ajouter à celui qu’il avait fait pour moi et qui aurait pourtant dû me suffire puisque je n’en utilise qu’un quart. Il dit que c’est très bien ainsi, que ce n’est pas grave, qu’il aurait fait de même. Je n’ai jamais rencontré Alferi, je n’ai jamais pensé que c’était utile pour notre travail. Tout ce qui était nécessaire, nous l’avons dit par lettre ou par téléphone. Il me semble que si je l’avais vu, j’aurais été moins libre. Son texte aurait eu un corps et j’aurais eu plus de scrupule à le démembrer. Rien à faire, tout se résout en fragments. Impossible de durchkomponieren. Etabli le plan de Sur-le-champ, et, comme chaque fois, strié la forme. J’étais fait pour l’opéra à numéros.

J E UD I 2 6 M A I

Madrid, calle de Prim, chez José Luis Candela Candela. Terrasse sur les toits. Bu énormément et mélangé les alcools, rosé, champagne, liqueurs. Espace sonore magnifique, large, précis : on entend dans la nuit, venant d’une chambre de la caserne, en face, des arpèges de trompette entre deux escadrilles de martinets, des rires qui commentent en refrain des conversations chuchotées. La musique ne peut pas donner idée de ça, même très métaphoriquement. Le poème, si.

LUNDI 30 MAI

Paris. Difficulté à avancer Sur-le-champ. Malgré mes tailles, le texte risque de produire une musique qui n’est pas tout à fait la mienne, au mieux, au pire (mais qui

JEUDI 2 JUIN


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sera peut-être le mieux), pas du tout. Il y a cette obscénité du sens éclaté lorsqu’il est proféré sans dramaturgie, sans image. Doit-on croire à la “réunion des arts”, à son patois si souvent conforme ? De grandes avancées dans Sur-le-champ, mais souterraines (le plan harmonique, le rapport parlé/chanté, d’autres coupes radicales dans le texte dont il ne restera plus rien). Il faut contourner la profération du texte, le rituel phatique.

V E N D R E D I 3 J UI N

Aucune “tactique” n’est tenable pour l’aliéné, pour l’amoureux. Faire paraître un peu de détachement ? Il dégénère en reproche, en amertume si l’autre, comme il advient toujours, ne l’a pas noté. Seul le détachement vrai est tenable, mais il n’entre pas dans une tactique, par essence. Écrire sans réponse, expliquer ? Se glisser dans la fadeur non problématique de l’autre ?

SAMEDI 4 JUIN

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



En fond sonore des cours de Barthes au Collège de France, dont j’écoute ces jours-ci des enregistrements, on entend la circulation de la rue des Écoles et, parfois, la sirène prémonitoire d’une ambulance. Je fais commencer Sur-le-champ par les premiers mots de Sur place, le second poème que j’avais demandé à Pierre Alferi la permission d’adjoindre : sauvons nous. Le répéter des dizaines de fois en une sorte d’introit. J’en suis à faire et refaire ça, rien, quinze secondes, depuis des jours et des jours.

MERCREDI 8 JUIN

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Brassaï après une visite à l’atelier de Mondrian où traînaient des travaux alimentaires : “Voilà un homme qui peint des fleurs pour vivre, et pourquoi veut-il vivre ? Pour faire des lignes droites”.

DIMANCHE 5 JUIN




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Sur une fourgonnette qui roule devant moi, rue François Arago à Montreuil, une épitaphe à Sardanapale : “Gloire – extincteurs”. Bien eu tort de me lancer dans cette aventure. Je ne sens pas cela, pas du tout. Beaucoup avancé aujourd’hui. Mais je pourrais sans regret tout déchirer chaque jour et recommencer le lendemain. Rien n’est embrayé ; ce n’est pas perfectible.

J E UD I 9 JU I N

Un intervalle de septième dans un air du Bolivar de Darius Milhaud, chiffre mystérieux, indécodable, déclenche ce matin une bouffée de reconnaissance. Si on m’avait dit ça, qu’un jour, le Bolivar de Milhaud…

VENDREDI 10 JUIN

Avancée décisive dans la partition et début de la recopie, mais je remplis des cases, je m’en tiens au bon goût. Ce n’est ni ce que je veux, ni ce qu’il faudrait si j’avais le dernier mot. Ne peux noter la musique que j’entends, d’éthos toujours lent, que dans des tempi frénétiques, preuve que quelqu’un d’autre a le code ou la signature.

D I M A N C H E 1 2 JU IN

Pas avancé Sur-le-champ depuis des jours et des jours. Mon allant est toujours un répit. Je suis comme la harpe, accordé en do bémol.

M E R CR E DI 22 J UI N

Détruit aujourd’hui tout ce que j’ai écrit de Surle-Champ, plus du tiers de la durée prévue (y compris le début de la recopie à l’encre de Chine). Mais l’idée de tout reprendre est plus stimulante que de continuer ces accommodements avec le texte. Il faut que je cesse de lui rendre mes devoirs. Tout ce qui a été écrit, même jeté, court en énergie positive sur ce qui va s’écrire.

J E UD I 23 JU IN


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Plan et couleur pour la nouvelle version de Sur-le-Champ. L’idéal serait une pièce unitaire, extrême, tout d’un bloc, avec une solution radicale contre le texte, mais je ne sais pas faire ça.

V E N D R E D I 2 4 JU IN

Fauré, Debussy et Mahler dînant à une même table : cela a été. En avril , chez Gabriel Pierné. “Légèreté de la vie et beauté de la culture française” a dit Mahler – phrase terrible, si on y pense. À quel moment exact du deuxième mouvement Pierné, Dukas et Debussy se sont-ils levés pour sortir, ce dimanche , création française de la Deuxième symphonie au Châtelet ? Ils disent qu’ils partent à l’instant le plus schubertien, incompréhensible pour eux.

S A M ED I 2 5 JU IN

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Repris le micro de France Musique. Trouve inquiétant qu’après moins de quatre ans d’absence plus personne ne me reconnaisse dans les couloirs. Vu même aujourd’hui deux assistants qui me donnaient de grandes accolades du temps où j’avais consistance humaine, se saluer à travers mon corps, absolument sans me voir. Les quelques fois où j’ai dit un bonjour ou dessiné un sourire, dû le reprendre. Exercice intéressant au demeurant : le

JEUDI 30 JUIN

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Thierry de Mey, compositeur et cinéaste, filme Michèle Anne de Mey, chorégraphe : Love sonnets sur des sonates de Scarlatti jouées par Scott Ross, musique devenue là par le mouvement, ce qu’elle est en puissance, une musique de corrida. Netteté, violence, énergie couleur brique, acciaccatura des corps traînés au sol, tombant “sur le temps”, fouettés par les accords féroces de la sonate en ré mineur  . La version de Pierre Hantaï enregistrée il y a deux ans est plus cinglante encore.

MERCREDI 29 JUIN




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monde quand on n’y sera plus. C’est d’ailleurs, par définition, la vie des “intermittents du spectacle”. Trouvé ces deux beaux vers sous les intervalles laborieux d’une étude de Vaccai chantée par des jeunes filles frémissantes : Avezzo a vivere senza conforto in mezzo al porto pavento il mar C’est le suave mari magno de Lucrèce. On voit derrière ces vers l’Embarquement de sainte Ursule de la National Gallery, avec sa fausse Villa Médicis et sa réplique de Santa Maria della Pace face au débarcadère, son coucher de soleil de plein après-midi si propre au Lorrain. Je suis un de ceux, sur les marches du temple, qui s’apprête à l’adieu, mais, lorsque je me retourne vers la haute mer, c’est la jeune fille frémissante que je vois, car je suis à son jury de chant, et ce n’est que de cela qu’elle frémit. Barthes à la fin de sa première année de cours au Collège de France consacrée au “vivre ensemble”, parle de la difficulté à rester seul après l’heure des complies. Sitôt la nuit tombée, l’heure propre perd son identité et le solitaire tâche de faire que la nuit conjure la “soirée”, ce moment du partage.

SAMEDI 2 JUILLET

Un garçon est entouré d’une escouade de pompiers qui sont agenouillés comme les Saintes femmes au tombeau. Personne n’a relevé sa moto en travers de l’avenue des Gobelins. Il est pâle. Il a peut-être quitté notre été. À la tombée de la nuit, le désir de solitude s’emphatise pour être pris au sérieux : je joue le mouvement lent de la Pathétique dans l’obscurité, d’où scène.

DIMANCHE 3 JUILLET


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Rodéo de la durée. Si César Franck et Rameau étaient morts à cinquante ans, on ne parlerait plus d’eux. Pas plus de Proust s’il était mort à l’âge de Chopin. Mais peut-être de Chopin s’il était mort à l’âge de Pergolèse. Parlerait-on de Barraqué s’il était mort à l’âge de Radiguet ? Au moins, la question ne se pose pas avec Doris Lessing.

LUNDI 4 JUILLET

Aucun travail, aucune avancée sur aucun front. Journée vide et inquiète. Lu, pour tâcher de la conclure par une action complète, l’Essai sur la journée réussie de Peter Handke. Il dit, en substance : perfectionner, étendre, jusqu’à gagner un nouveau pouvoir, la foi en l’instant, le culte du kairos, tout en veillant à ce que le moment isolé, “réussi”, ne vaille pas pour la journée entière. Dans la téléologie de la vertu, achever c’est réussir.

JEUDI 7 JUILLET



Noté chaque jour sur une feuille le nombre de mesures écrites, la durée. Je recopie au fur et à mesure sur calque, à l’encre de Chine.

DIMANCHE 17 JUILLET

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

D’aujourd’hui, entré en réclusion totale pour achever Sur-le-champ. Le plafond bas des nuages m’a volé mon bonheur du  juillet à Paris : voir à la télé le défilé militaire et entendre le vol des patrouilles en son direct. On n’a pas fait partir les avions.

J E UD I 14 JU I L LE T

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Mon retard dans l’alférien travail est tel que j’applique la sagesse de Lachenmann : “Il nous reste si peu de temps qu’il nous faut aller lentement”.

VENDREDI 8 JUILLET




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LU N D I 1 8 J UI L LET

Vie totalement repliée, sans sortir, sans voir

personne. Le travail total pour se protéger de tout et même, dans le recueillement absolu, sans plus aucun recul, du souci du travail. Écrire de la musique sans musique. Non pas sans musique, ni sans sons, mais sans gestes qui soient un monnayage des deux.

M E R CR E DI 2 0 J UI LLE T

Accident de calligraphie : la pointe Rotring s’est cassée net quand j’ai tracé une ligne de trombone. Le plus douloureux est dans la compulsion de l’effort, moins le travail lui-même que ses interstices.

VENDREDI 22 JUILLET

Musique rapide, musique urgente, musique pressée. Le nombre de secondes composées par jour est si décourageant qu’il faudrait compter plutôt le nombre de notes à la journée, en moyenne.

S A M ED I 2 3 J UIL LET

Douzième jour de réclusion totale. L’écriture musicale est si abstraite que la réclusion est double. Il faut que je demande un droit de visite. La vigne vierge a absorbé les stores qui ne peuvent plus fonctionner. Mais elle s’y substitue. Le soir, fermant le court de tennis au nord, je vois la petite maison carrée avec trois lucarnes érotiques bleutées. Cru longtemps que c’était le vestiaire, mais ce n’est que l’escalier d’accès au parking. Derrière encore, l’escalier C, lambrissé comme un chalet ami. Le bruit du vent dans les arbres, des essences mal choisies : un pin, un bouleau, un hêtre pourpre.

LUNDI 25 JUILLET


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Insomnie. À cause de la musique, qui est ce qu’on écrit le plus volontiers sans papier (le “ça travaille”). Idée du thème de la chasse (cf. Rienzi et la princesse de Guermantes) pour la toute fin de Sur-leChamp. L’idée de la fin ne vient qu’à la fin. Comment dire. La fin doit rester imprévue, c’est une intuition de dernière minute. Il faut dans l’écriture de la fin que cette pression qu’opère la peur de finir, ou plutôt de ne pas arriver à finir, souffle une solution décalée, terrible ou banale, qui compromette la forme.

S A M ED I 3 0 J UI LLET

Terminé la recopie des dernières pages

de Sur-le-champ. Toujours ce même sentiment que, aux variantes près, cela n’aurait pas pu être autrement.



Palerme au petit matin, puis l’autoroute jusqu’à Catane qui traverse la plus belle Sicile, les monts noirs, les terres dorées. Longtemps tourné autour de Portopalo di Capo Passero qui est le cap extrême sud-est de l’île. Un carabinier nous indique la maison du défunt ingeniere, fichée sur une falaise, entre la rencontre des deux mers, tyrrhénienne et ionienne, et un terrain vague où ont poussé des maisons inachevées et habitées, ce qui n’est pas ici incompatible. Installation dans la “casina Fernandez” évoquée dans un chapitre du Radeau de la Gorgone. Des gros chiens noirs, qui

MERCREDI 3 AOÛT

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

D I M A N C H E 3 1 JU ILLE T

 

Vécu dans ces jours d’écriture comme dans une étreinte violente adoucie par le rituel. C’est un art martial, puisqu’il faut utiliser le poids et la force de l’inconnu, de ce qui vient contre.


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ressemblent aux dobermans mangeurs d’hommes du Quintet de Robert Altman, tournent autour de la maison. Silence et odeur de fumée. Silhouette inquiétante des agaves. Les femmes disposent leurs chaises non pas tournées vers la rue pour voir passer le monde mais tournées vers la porte de leur maison, aussi bien seules qu’en groupe. La convivialité rectifiée par un peu de méfiance. Les avis mortuaires, placardés sur les maisons, s’accumulent, doublés par de petites vignettes punaisées sur les portes des défunts “à mon père, à ma mère, à la sœur adorée” que par superstition on maintient jusqu’à ce qu’elles tombent d’elles-mêmes, comme un squame. La nécropole de Pachino Rosalba est une cité immense, si on la compare à la petitesse de la ville, et sur la route qui y mène, on voit des plaques commémoratives, des autels de bascôtés avec des fleurs rappelant la mort accidentelle d’enfants ou d’adolescents, comme si la camarde rôdait partout en Sicile et montait sur le porte bagage des mobylettes, entre deux tournées en ville.

JEUDI 4 AOÛT

Mumm sur la terrasse qui est ici le bord de la falaise. Il fallait plutôt un Entre-Deux-Mers. L’homme aux chiens noirs repasse. Il n’en tient qu’un en laisse. Il dit que c’est le seul qui lui appartienne, que les autres ne font que suivre. On me dit qu’il existe une baie de Vindicarmi (me venger), mais c’est trop beau pour être vrai, parfait pour un opéra retrouvé de Haydn, dans la veine de L’Isola disabitata. Un grand bateau mouille au large. L’Abraham Lincoln ?

V E N D R E D I 5 AO Û T

Tapé ceci sous la galerie ouverte sur la vue des deux mers. Pas un bruit, sinon un peu de vent dans la nappe et les toiles Buren des transats. Parfois un hors-bord

SAMEDI 6 AOÛT


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

Chez Faouzi, au fin fond des faubourgs de Tunis, dans un cube blanc de la citée Ibn Kaldoum, on a voulu à tout prix me mettre France  pendant la sieste : Georgette Plana, puis des Berrichons qui dansent la bourrée. Le père fait sa prière dans la courette.

JEUDI 18 AOÛT

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Sidi Bou Saïd. Repris le travail à la main et fait rapatrier le Power Book qui est en panne. Réouvert le carnet devant La Vue, décrite cent fois. La plus belle que je connaisse, celle qu’on a de la terrasse étroite du Dar Zarouk, devant le parapet de parpaings chaulés. Demi-sommeil. Les rideaux bleus battent dans le courant d’air. B. est chez le consul d’Italie. Des musiques montent de loin, caricaturalement orientales. Se concentrer pour ne pas s’endormir en regardant la serviette aux motifs de pastèques qui sèche sur le moucharabieh. On se croirait dans un roman de Frédérique Hébrard.

MERCREDI 17 AOÛT

 

qu’on entend sans le voir s’il passe trop près de la falaise. Voilà le “fil di fumo”, mais il vient de l’Ouest. C’est un feu qui mange la friche déjà brûlée par le soleil. Fernandez ne ménage pas son enthousiasme pour décrire le panorama marin à cent-vingt degrés qu’on a sous les yeux ici : il dit que c’est le plus beau site du monde, que le phare octogonal de Portopalo est comme un minaret qui se dresserait sur la Jérusalem céleste ! Comme dit la Conception de L’Heure Espagnole en parlant de Gonzalve : “Il exagère !”. Noto, fin d’après-midi. Sur les marches de San Francesco, le marié est en bleu clair, très jeune, mélancolique, irrésolu, rêveur, à part, sans que personne de la noce ne s’occupe de lui. Des câpriers Hubert Robert poussent sur les plus hautes corniches de la cathédrale.


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Si la scène n’est pas toute intérieure, on ne peut même pas trouver de mot pour enchaîner. Jour de vent. Le cyprès est doré lorsque le soleil décline. Les vagues sont hautes. Effroyable innocence des choses selon Stifter. Lorsque, dans sa description des apocalypses glacées d’un grand hiver des années , atteignant au sublime inexprimable, il fait dire à son narrateur : “C’était presque beau”. Sirocco à Noto. Une scène a été dressée au bas des escaliers de la cathédrale qui servent de gradins à l’assistance clairsemée. Les comédiens sont amplifiés, mais on ne les entend pas (effets inversés de la manutention en Sicile). Une jeune femme habillée de noir surjoue pendant qu’un homme grisonnant, assis, lui donne la réplique en lisant son texte. L’effet serre le cœur. Le public, qui n’a rien demandé, ne trouve rien à redire à ce petit arrangement. Peut-être le titulaire du rôle est-il tombé d’un viaduc. Un gars qui passe là nous dit que ça doit être du Pirandello. La route engageante qui promettait de joindre Pachino à Noto s’interrompt brusquement, sans prévenir, elle devient une piste, mais à peine une piste, un raidillon caillouteux et étroit qui conduit à un état antérieur de la route. On a ainsi, en cent mètres, les trois âges de la voirie. On nous dit que c’est, clairement visible, l’argent manquant prélevé par la mafia. Insomnie. Le vent encercle littéralement la maison.

J E UD I 2 5 A O Û T

Une fable italienne dit qu’en enfer, la musique est française, la nourriture anglaise, la police allemande, les amours suisses (?), le tout organisé par des Italiens.

DIMANCHE 28 AOÛT


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Paris. Premières répétitions d’orchestre de Sur-le-champ – Alferi tient beaucoup aux tirets, que j’ai tendance à omettre. C’est pourtant exactement ce qu’on entend dans la musique, les tirets entre mes dernières “recettes” mises bout à bout. Tout cela sonne bien, mais sans nécessité. Il faudra retailler, griffer, mettre à mal. Ne plus écrire de musique ? On ne peut pas vous dire “ne fais pas cela”, ne te jette pas, on ne peut pas non plus se dépendre soi-même.

LU N D I 5 S EP T EMB RE

Répétitions des Nocturnes en quatuor. Il n’y a plus rien à redire avec l’ensemble Fa qui les joue aussi exactement qu’il est possible. Je les écoute négligemment comme s’ils repassaient un menuet da capo.

M E R CR E DI 7 SE P TEMBRE

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

Rencontré Pierre Alferi pour la première fois dans le cloître de l’abbaye. C’est un jeune homme qui porte Perfecto. L’ai recroisé un peu plus tard, coiffé d’une casquette, dans les bois de Royaumont, quand il partait jouer au cerf-volant avec l’ami Cadiot. Nous avons fait notre petite conférence et j’ai expliqué à l’assistance que nous nous rencontrions à cet instant pour la première fois, que le poète n’avait pas entendu encore une note de l’œuvre commune. Nous nous sommes vouvoyés, bien entendu. J’ai dû paraître sec. Mais je ne voulais pas masquer que mon chemin vers le texte, valeureux mais difficile, n’avait jamais été jusqu’à l’appropriation, qu’il se traduisait, à toutes les étapes du travail, par une distance inévitable et nécessaire. Manière aussi de dire sans le dire que ce travail m’avait coûté une peine rarement atteinte à ce point. Frédérick Martin m’a pris à part à l’issue du dîner pour me lire des fragments de ses carnets, véhéments, brûlants, qui m’ont paru très beaux.

S A M ED I 1 0 SE P TEMB RE




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Création de Sur-le-champ dans l’acoustique gothique du réfectoire qui convenait finalement mieux que je n’aurais pensé. L’orchestre est parfait, et les chanteurs justes dramatiquement. Manqué de calme pour voir les dernières œuvres de Joan Mitchell. J.C., qui m’accompagnait, ne semblait pas les aimer et surtout, j’essayais d’éviter tel ou tel que je reconnaissais de loin ; par paresse, par sauvagerie, au mieux, par nécessité de concentration. Mais, par les baies vitrées, on a vu la nuit descendre très vite. C’est l’obstination dans le style qui est belle dans l’art de Mitchell. Elle écoutait la musique de Betsy Jolas, m’a dit Frédérique Lucien qui a été l’une de ses proches à la fin de sa vie.

MERCREDI 14 SEPTEMBRE

Lu l’Italianisches Liederbuch de Wolf. Chaque fois huit vers dont il tire deux pages de musique écrites en un jour. Penser à un répertoire, peut-être un concert, regroupant des œuvres écrites en un seul jour : les fantaisies pour violes de Purcell de l’été , des lieder de Mozart, le n°  du Pierrot Lunaire ( mars ), etc.

LUNDI 19 SEPTEMBRE

Strasbourg. Musica. Françoise Kubler et ses compères donnent Purple Programme. Le public, assoupli par des improvisations de Jacques Rebotier, est prêt pour Dickinson : flop retentissant. Se lever pour aller saluer devient un supplice, une épreuve insurmontable, comme, enfant, aller à la cuti. Sibelius (la Septième, coup de maître. Comme chez Bruckner, les phrases embrassent des périodes plus longues que les motifs eux-mêmes. Partout des bizarreries. Tout à la fois vénéneux et innocent – ce qui le rapproche aussi de Janácek), Saariaho et Lindberg, doux et agréable, sonnant très bien. Bien trouvé les “lames de feu, les nappes de glacier, les

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efflorescences, les incandescences” dont parlait un critique. Mais sont-elles trop littérales, ou est-ce le point de vue, là, dans cette musique, qui ne peut m’instruire, me nourrir? On ne peut pas remédier à tout. Du Fu se désespère d’être “impuissant à corriger les erreurs du ciel et de la terre”. Doit-on simplement se réconforter du projet implicite de l’écriture : l’indication d’un chemin préféré ? J’explique à K. mes atermoiements concernant l’œuvre pour orchestre et soliste commandée par la Radio, mon désir et ma crainte mêlés de travailler sur l’œuvre de Dominique Fourcade. Lui avais dit mon idée mal assurée de faire un opéra avec une nouvelle Butterfly. Il me suggère qu’il faudrait simplement fondre en un les deux projets. Idée lumineuse. Faire une Butterfly non scénique, abstraite, statique. Faire le livret soi-même, en empruntant des bribes à toutes les œuvres traitant le sujet, mais la musique ne devra contenir absolument aucune citation. Cela dans le Strasbourg-Paris de  h .

SAMEDI 24 SEPTEMBRE

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

K. a organisé pour Aides, à l’amphithéâtre de l’Opéra Bastille, un concert d’œuvres en création pour célébrer les dix ans de l’association. Des œuvres très réussies de Denis Dufour et Aperghis. Deux partitions de Troncin remplacent celle que la maladie ne lui a pas laissé le temps d’écrire. On entend enfin la cantate restée secrète de Jean-Bernard Dartigolles d’après Fou de Vincent d’Hervé Guibert, chantée par Francis Dudziak et accompagné par l’auteur. Il m’en avait parlé plusieurs fois et de la difficulté, non pas à obtenir l’autorisation de Guibert, mais sa signature. Il y est question en effet de bite et de couilles, comme il m’avait prévenu, et ce n’était pas, selon lui, la moindre des audaces. On pourrait entendre cela, le long soliloque, comme une version X et gay de La Voix humaine, avec un moment de valse savoureux.




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Je dois la prochaine partition à l’Ensemble Recherche depuis deux ans et demi, payée d’avance. Ce devait être des bagatelles pour vents, mais finalement, j’ai fait revenir des cordes, truchements plus certains. Évidemment, j’ai tort. Des trucs se sont installés dans l’écriture pour cordes. Et puis, il faut amorcer un virage, peut-être dans ces pièces dont K. a déjà refusé le titre : “Histoire de ma guitare”. È difficile curvare dit Magrelli.

MERCREDI 28 SEPTEMBRE

Rome : le signe empire. Dans la salle de restaurant compassée de Papa Giovanni, les marques toujours surdéterminées de la virilité et de la féminité, le ton exacerbé des conversations déréalisent ce qui serait partout ailleurs un moment urbain ordinaire.

JEUDI 29 SEPTEMBRE

On a désemballé la Chiesa Nuova, blanche. Elle nargue l’Oratoire qui ne sera nettoyé à son tour que lorsqu’elle sera noire elle-même à nouveau, et ainsi de suite. C’est une manière dont le temps est marqué à Rome, cette éphéméride des échafaudages. Je me souviens avoir vécu, par exemple, deux restaurations de Saint-Ignace.

VENDREDI 30 SEPTEMBRE

Comme une vieille consonance affleurant dans une œuvre moderne, on entend parfois, mêlés à la trépidation des voitures sur le Corso, le pas d’un cheval et son grelot. Les contrastes, par l’expérience auditive, sont très forts à Rome, ville bruyante.Y ajouter la vue réduit l’anachronisme jusqu’à l’inverser même. Forte cohabitation des pneus et du vieux travertin.

D I M A N C H E 2 OC TOB RE

De l’utilisation du mais. Ennio Flaiano rencontre dans la rue, un jour de , le peintre Mino Maccari, sombre et attristé qui lui confie : Ho poche idee, ma confuse – “j’ai peu d’idées, mais confuses”.

M A R D I 4 O CTO BR E


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Fatalité de la phrase sans verbe dans le journal. Barthes l’avait bien noté, cette réduction du verbe, c’est la rengaine, tour à tour familière et déplaisante, propre au genre. On circule mal dans Paris parce que le Fils du Ciel y est en visite. Revu la Butterfly de Bob Wilson à l’Opéra Bastille. La sophistication extrême, ici dans le sens du dépouillement (tous les accessoires, sauf un siège dessiné par Wilson, ont été écartés ; les personnages manient des objets invisibles – pas de verre de whisky, pas de sabre, pas de branche de cerisier), fait de l’opéra un objet saturé de conventions au point qu’il ne peut plus qu’être naïf ou abscons. Il revient maintenant au règne absolu du metteur en scène de rajouter du sens plus qu’il ne pouvait en tenir entre le texte et la musique, comme pour tenter chaque fois de repousser le seuil d’ébullition. Wilson donne à voir un Japon hiératique pendant que la musique, rutilante, sentimentale et au fond très  de Puccini résiste, mais on ne peut pas dire qu’il y ait dysharmonie, car la musique résiste autant au sujet visé que la vision du metteur en scène à la musique. L’indépendance des codes est totale et conduit à la schize. Le sceau d’humanité qui réconcilie les codes, c’est ici l’enfant, fragile, maigre, presque nu qui marche prudemment, comme sur du verre, en s’échappant du sentier de sable noir sinueux, pendant l’interlude.

J E UD I 6 O CT O BR E

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

Je ne découvre le punctum des Raboteurs de parquet qu’aujourd’hui, malgré tant de confrontations avec le tableau : l’ouvrier au centre de la toile porte une alliance qui luit à peine dans le contre-jour. Mais l’exposition est décevante, et même l’œuvre de Caillebotte, malgré

V E N D R E D I 7 O C TO BRE




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la rigueur, la dureté butée du cadrage (pont de l’Europe, homme à la fenêtre, en canot) qui met du Quattrocento dans sa Troisième République. Quitté la journée ensoleillée pour entrer dans les galeries souterraines. Je n’avais pas écouté Wagner depuis si longtemps que j’ai dû lentement me faire aux ténèbres de la musique (Le Crépuscule des Dieux au Châtelet dans la mise en scène de Strosser). La respiration, le rythme cardiaque se modifient, comme pour une descente en apnée. Larmes dans la pénombre du théâtre. Impression si forte que cette musique inaugurale est antérieure à ellemême, et que nous l’avons vécue mot à mot pour la redire par sessions douloureuses. Il faudrait prévoir une salle de réveil, comme après le bloc opératoire.

LU N D I 1 0 O CTO BR E

Impossibilité de travailler. Tâché de reprendre l’Orthographie des Herzens, les petites miniatures qui traînent depuis Budapest, l’année dernière : mais rien de possible.

JEUDI 13 OCTOBRE

Toujours aucune avancée dans le travail. Pourtant on s’y prépare, on répare le filet avant de reprendre la mer. On se dit que la prochaine partition marquera un tournant. Orchestre du Südwestfunk de Baden Baden dirigé par Michael Gielen, qui a transcrit la Grande Fugue pour orchestre à cordes. Il aurait dû garder un quatuor à cordes en soliste, c’était l’idée à ne pas manquer. Les Altenberg Lieder venaient après une longue pièce, assez belle, de Marco Stroppa, mais, pour nous tous, il est difficile de s’exposer à moins d’une heure de délai d’évaporation des premières mesures de Seele, wie bist du schöner. L’orchestration là ne vêt plus rien, c’est la vérité simultanée à la musique, la condition impalpable de sa manifestation.

L U NDI 17 OCTOBRE


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Beaux gazons et les murailles de Lucques. Anciens fossés remblayés, terrasses, mail, automne cuivré contre le blanc des églises. À la cathédrale San Martino, une femme, peut-être un médecin, administre au telefonino, devant l’Ultima Cena du Tintoret, le traitement pour une grippe. À l’heure des étourneaux, la jeunesse par milliers sur la place Napoléon éclairée a giorno par deux méchants projecteurs de stade. Les deux ordres d’arcades du flanc sud de San Michele se superposent selon un mètre d’une grande complexité:  sur  – main droite/main gauche dans un impromptu de Chopin.  via di Poggio, une boucherie est installée au rez-dechaussée de la maison natale de Puccini. Son portrait trône entre le filet et l’entrecôte, le tout composant une xenia qui vient rappeler le chasseur (de gibier et de femmes) en lui. C’est la chair aussi, l’abattage, la viande dans cette musique, l’étalage à la morgue (héroïnes sacrifiées).

SAMEDI 29 OCTOBRE



J’avais oublié l’essence aérienne du séjour à la Villa. Comment ce rappel, une fois que j’ai été traîné sur les lieux, a-t-il pu échantillonner instantanément la douleur de la perte et la satisfaction de m’être, presque

VENDREDI 4 NOVEMBRE

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Aujourd’hui deuxième bagatelle. Il a fallu des mois pour s’y mettre, des années même. Celui qui se voit hésiter hésite à se reconnaître.

J E UD I 3 N O V EMB RE

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Rome. Enfin pu commencer pour de bon les bagatelles. Écris la première, mais qui est en fait, dans l’ordre, la huitième. S’entêter à vouloir commencer le tournage par le début a coûté quatre jours infructueux à toute l’équipe, c’est-à-dire moi, moi et moi comme dit Pelléas au début du troisième acte.

MERCREDI 2 NOVEMBRE




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sauf, tiré de tant d’ennuis ? La barrière végétale du jardin, fermant le piazzale à l’Ouest, m’a semblé une limite audelà de laquelle tout jugement avait été rendu sur mes erreurs de ce temps-là, pour le dire un peu pompeusement. Lili alias Evelyne Rollet dit qu’elle compte les générations de pensionnaires par rapport à mon passage – ante Cristo, dopo Cristo. Mais elle dit ça pour être gentille, car je vois bien que ce repère ne l’empêche pas de s’embrouiller, de faire se rencontrer en imagination des artistes qui ne se sont jamais croisés. Et puis, son préféré reste Guibert. Impossible en traduisant Sandro Penna de rendre toutes les nuances catégorielles où son désir travaille avec précision : fanciullo, ragazzo, garzone, signorino. En français, du moins. K. dit que vers l’allemand, le passage se fait un peu mieux. Ce fronton, ma tranche de travertin, que le corso Vittorio, lancé dans sa violence d’oued filant vers la piazza Venezia, a détourné de son axe, est l’invention du blanc jaillie du bleu, le plus pur qu’on ait vu ici depuis des jours. La netteté telle que la ville littéralement s’épelle. Charles-Albert Cingria parle de la cruauté, “ce coefficient jamais avoué de la suavité de Rome”. Pas de bagatelle aujourd’hui.

SAMEDI 5 NOVEMBRE

Moderne voulu moderne. Titre possible pour les bagatelles emprunté à un article de Cingria dans la NRF (février ). Il y avait sinon, qui plaisait beaucoup à K. (car c’est lui qui a refusé tous les autres), Récréations françaises. Pluies torrentielles après sept heures. Le Piémont est sous un mètre d’eau. On donnait le Deutsches Requiem à la Chiesa Nuova, mais comme les bagatelles avançaient lentement, j’ai préféré rester travailler et n’ai pas répondu à l’invitation

DIMANCHE 6 NOVEMBRE


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de Davide, de Montecitorio, qui trouve toujours beau la belle-musique dans les églises, pour peu qu’on y ajoute des chandelles. Presque écrit entièrement la septième bagatelle, la plus mécanique. Simplement le premier intonaco.

JEUDI 10 NOVEMBRE

Entre autres projets qui ne viendront jamais à réalisation : un répertoire des œuvres laissées inachevées par la mort de l’artiste. J’y fais figurer d’abord, revu ce matin à la Galerie Capitoline, l’Adultera (sublime trio dont un Christ lointain et doux est la clé) que Palma il Vecchio a laissé dans son atelier en mourant. Le bras gauche de la femme est transparent de n’être pas terminé. Requiem de Mozart, Turandot, Lulu, la Dixième de Mahler, la Pietà de Titien (mort de la peste à  ans), la Neuvième de Bruckner, Lysanias de Barraqué, La Chute de la maison Usher de Debussy, La Recherche du Temps perdu, etc. Le Titien giorgionesque (Baptême du Christ) et le petit inconnu de Bellini sont mes amis. Ils s’éclairent quand ils me voient. Insomnie. Un peu après quatre heures, lu le journal dans la cuisine en buvant de l’amaretto.

V E N D R E D I 1 1 NO VE MBR E

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

Grande journée de manifestation à Rome contre la loi financière du gouvernement Berlusconi. On attendait un million de syndicalistes venus de toutes les régions d’Italie. Ils s’avèrent plutôt bonhommes et peu combatifs. Après les harangues des leaders, ils s’allongent sur les pentes ensoleillées du Circo Massimo. Le beau temps aidant, tout tourne à la partie de campagne. La province vient visiter la capitale. Sur la Via Sacra, on entend tous les accents. Sur la via dei Fori Imperiali, la circulation est arrêtée et on déambule fraternellement avec ses drapeaux rouges. Devant

SAMEDI 12 NOVEMBRE




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la carte marmoréenne des possessions de l’Empire sous Trajan (des îles britanniques à l’Asie mineure) un contadino sicilien dit à ses camarades : “eravamo bravi in questi tempi” (on était fort en c’temps-là). Graffitis sur le palais de Venise, sous le fameux balcon : “Mussolini parlava dai balconi – Berlusconi dalle televisioni”. Et ce slogan du journal Il Manifesto, accompagné de la photo d’un bébé qui dort : La revoluzione non russa (Non russa voulant dire à la fois : “ne ronfle pas” et “pas russe”.) Exposition “Barthes écrivain” à la galerie de l’Institut français de la place Navone. On voit dans une vitrine, parmi d’autres manuscrits, un carnet où Barthes notait ses voyages, mais très succinctement, simplement la destination, la date, et le motif, distinguant vacances et travail ; rien d’autre, ni relevés, ni impressions. Pas de pensée Monsieur Proust, juste le nom dit le duc de Guiche en faisant signer le livre d’or. Paris. Reprends mes “consultations” au Café Beaubourg pour trouver metteur en scène et livret. Danielle Cohen-Lévinas me conseillait de repenser à Olivier Cadiot. Elle me disait qu’il n’y aurait aucun inconvénient “d’image” à travailler avec lui après Dusapin. Mais ce serait Da Ponte tombant chez Hoffmeister, Hofmannsthal sollicité par Othmar Schoeck.

JEUDI 17 NOVEMBRE

Déjeuner dans la salle à manger aveugle et ovale de la Maison de la Radio, dite “le sousmarin”, autour de Claude Samuel qui réunit chaque mois des compositeurs pour entendre leur avis. Xenakis est à ma

VENDREDI 18 NOVEMBRE


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gauche, d’humeur sombre. Il fait tout répéter, comme si le réel, le bruit des conversations ne se faisaient pas un chemin jusqu’à lui. Jacques Lenot, en face de moi, François Bayle, Marc-Olivier Dupin, qui reproche aux compositeurs leur amertume trop fréquente. Philippe Hurel, avec sa verve bien entraînante, dit, entre autres nouvelles, qui fait l’effet d’un scoop, que Brahms est un enculé. Lenot interrompt le débat pour nous apprendre que Troncin (“révélé” par Samuel) est en train de mourir à Besançon. Xenakis lève l’index et le promène tout autour en disant d’un ton prophétique : “faites attention, faites attention, protégez-vous”.   CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Pour ainsi dire aucun travail. Mais ce rien est satellite de l’ouvrage en cours. Je ne pourrais rien entreprendre d’autre, pas même un travail de diversion (n’était le journal qui est la diversion autorisée, et fuie comme telle, ou refuge quand il devient diversion au cube). Il faut lancer une grande campagne de restauration et d’achèvement.Voilà ce que suggérait K., mais discrètement, sans vouloir m’accabler. Soit : - terminer la transcription mesurée des Dispositions furtives I (entamée à Rome en , jamais poursuivie) - changement de titre et corrections, nombreuses et de fond, de Respirez… - petites corrections de Purple Programme I - dernières corrections de Vexierbild 1 et doublement de durée de Vexierbild 2 (Après une lecture de Penna) - écrire absolument avant janvier un Vexierbild 3 - infimes corrections (supression du passage en pizz.) de La vita è come l’albero di Natale, qui ne seront jamais faites, je le sens - terminer, reprendre plutôt, reprendre complètement

SAMEDI 19 NOVEMBRE


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l’Orthographie des Herzens, dont les brouillons se sont à moitié perdus depuis Budapest (printemps ). Corriger ce qui n’est pas commencé s’avère un travail épuisant. Mais quand faire cela ? Les bagatelles sont en retard d’un mois, et loin d’être finies, les Béatitudes harassantes seront, pas commencées encore, à finir pour février, et la Butterfly pour juin. Quand ? Dans quels interstices entre les journées moroses, endeuillées par l’impossibilité du travail ? Et encore, je ne trime pas pour payer le décor d’un hôtel qui doit accueillir Madame Hanska. Au Palais d’Or, avenue d’Ivry, avec Marc Jaffeux. Notre voisine de table, petite femme, la cinquantaine passée, serrée contre nous, par manque de place, n’a rien perdu de la conversation et, quand elle sent que nous allons partir, un peu avant neuf heures, elle avoue que rien ne lui a échappé, qu’elle a compris que je suis compositeur, que nous travaillons à une Butterfly – comment, une autre, dit-elle ? –, mais elle n’a pas compris qui est Marc ? Musicien aussi ? Chanteur ? Nous lui expliquons qu’il sera librettiste. Elle nous dit se souvenir d’une salle à la Sorbonne où l’on gardait les bébés des manifestants en mai , une sorte de nursery de salut public. Elle dit que cette vision l’a toujours accompagnée.

DIMANCHE 20 NOVEMBRE

Les trois tableaux naïfs de la salle de repos du docteur Huillet (je le soupçonne de les avoir peints lui-même) sont en moi désormais, plus que certains Velázquez avec lesquels ma mémoire combat pourtant depuis longtemps : “La rue Montmartre”, “Notre-Dame et les bouquinistes”, “Péniche passant sous un pont”. Mais

M E R CR E DI 2 3 NO VEM BRE


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c’est que je les vois sans lunettes et transpercé d’aiguilles en nombre pair. Leurs ciels chargés sont l’expression idyllique du mauvais temps, sombre mais bleu pur sorti du tube. C’est l’idée non mélangée, l’atmosphère avant la palette. Le ciel de certains rêves peuplés de morts légers et jamais tristes. Lassitude mate, sans écho, sans aspérité. Le manque de stratégie amoureuse témoigne de cette dévitalisation. Je suis désenchanté, mais dans la main de l’autre. Les journées sont pleines, objectivement, mais sans éclairs. Lumière de neige ces derniers jours. Ciel blanc, ouaté et bas qui rend les hommes fraternels.

JEUDI 24 NOVEMBRE



Terrible musique de Luca Francesconi à l’IRCAM. Mais se défier de ces jugements-là. Quand on est soi-même dans la chirurgie urgente de l’œuvre en train de se faire, on voit l’autre comme un généraliste qui ne dégrossit rien.

VENDREDI 25 NOVEMBRE

Le Il faut être moderne absolument de Rimbaud est devenu un gri-gri sans effet.

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Elle a dû peser ses mots. Il s’est pourtant écoulé plus de temps entre Berg et Boesmans, qu’entre Mozart et Rossini. Le spectacle est réussi d’ailleurs, et la musique, surtout au début – car tout est long et les idées se tassent –, pleine d’inventions, de trouvailles d’orchestration, mais elle louche vers l’époque du texte, mettant des gélatines colorées sur sa propre lumière.



Générale de La Ronde de Schnitzler/Boesmans au Châtelet. Anne Rey a dit dans Le Monde que c’était le plus bel opéra écrit depuis soixante-dix ans (veut-elle dire depuis Wozzeck?).




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Dominique Troncin est mort hier soir. Il a demandé sans cesse pendant les derniers jours quand était le er décembre pour entendre sa musique à la radio, le concert Aides enregistré en septembre à la Bastille. K. est tourmenté du remords que les deux partitions qu’il édite de lui n’aient pas été prêtes à temps pour qu’il les voie. Les contrats n’ont pas été signés non plus. Dominique a laissé inachevée la dernière pièce commandée, pour violoncelle et piano.

MERCREDI 30 NOVEMBRE

 avenue de Choisy. Le poc de la balle de tennis cherche sa rime avec les joueurs inexpérimentés. Dérive du rythme. Plus retouché les bagatelles depuis Rome. Il faut parfois faire aussi le service après-vente d’une œuvre qui n’est pas encore écrite.

J E UD I 1 E R D É C EMBRE

L’ensemble Aleph donne au Dunois un concert fait de soixante-dix pièces de  à  secondes. Les moins réussies sont sauvées par la brièveté, et Webern entre tous, livré en référence, fragile et appliqué dans ce lâcher d’idées. La pièce d’un des compositeurs (hélas, je n’ai pas noté son nom) est son message sur un répondeur par lequel il prend acte de la commande de l’œuvre. Rubrique Temps retrouvé : revu dans un restaurant italien de la rue Domrémy un serveur de “Da Michele”, la pizzeria de la rue Saint-Placide, ma cantine pendant onze ans, dans les années quatre-vingt. Coniglio farcito alla san remese. Il parle de cette époque avec le respect prudent dont Suétone parle des Césars. Troncin a eu droit à un petit entrefilet dans Le Monde, mais à la page Sida (journée mondiale).


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Un étudiant en composition a souhaité que je figure à son concours de sortie du conservatoire de Lyon. Son nom ne me disait rien. Olivier Beaufils. Sa musique (Glissez mortels, n’appuyez pas) expliquait qu’il ait pu penser à moi, comme Philippe Manoury m’en avait prévenu. Lorsqu’il apparaît au moment de la délibération, il me semble que nous nous sommes vus, il y a longtemps. Il parle avec concentration, trouve les mots avec lenteur. Il se lève et va se mettre au clavier, juste pour jouer un accord de Ravel. On a du mal parfois à le suivre. Sa musique fait l’unanimité du jury. Dîner au Bistrot de Lyon. Dans le jeu de l’île déserte, Jarrell a joué de côté, voulant ceci de jazz, cela encore très secondaire par élégance. Manoury, lui, emporte la Tétralogie. Il dit clairement ne supporter que la musique des XIXe et XX e et être définitivement fâché avec ce que Boulez appelait “les muses latines”.

VENDREDI 16 DÉCEMBRE

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En rentrant de chez K., dans la voiture, entendu à la radio (une émission enregistrée sans doute peu de temps avant sa mort) la voix brisée de Troncin. Malgré le voile qui la fait octavier vers le grave, on perçoit l’armature délicate de cette pensée pastel appliquée à la

D I M A N C H E 2 5 DÉC EM BRE

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Premier jet de la pièce pour piano en hommage à Dominique Troncin. Le final minimal et presque silencieux de la pièce entamée hier est devenu la pièce à soi seule. Elle a pour titre le monostiche de Jourdan. Les sandales de paille qui l’inclut était à son chevet la dernière fois que j’ai été rue Saint-Sébastien. Il se trouve que je le lisais aussi à ce moment-là.

SAMEDI 24 DÉCEMBRE



“La lumière n’a pas de bras pour nous porter” (Pierre-Albert Jourdan).

V E N D R E D I 23 D ÉC EMB RE




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profondeur. Il parle de la forme. La ville l’a absorbé. On dirait qu’elle le restitue par ces ondes qui balaient les rues. Cet enrouement de la parole est comme un jeu d’orgue tiré par la maladie qui aide à assumer cette gravité que le langage ne peut pas toujours dire. Rome. Le début de Piazza d’Italia de Tabucchi serait imaginable, si on en était arrivé à la perspective humiliante de devoir chercher ce qu’on appelle “un bon sujet d’opéra”. Et pourquoi pas Tre ultimi giorni di Fernando Pessoa pendant qu’on y est. Laisser venir.

MARDI 27 DÉCEMBRE

L’installation de l’appartement Corso Vittorio est si ancienne qu’on voit encore sur le compteur électrique les armes de la Maison de Savoie.

JEUDI 29 DÉCEMBRE

En Italie plus qu’ailleurs, et à Rome plus encore, la promiscuité d’une grandeur historique avec le va-et-vient relâché de l’époque produit de grandes décharges poétiques : on me montre ce matin la princesse Piccolomini au marché de Campo dei Fiori. J’avais senti la même émotion violente, comme si quelque chose se mimait encore dans un décor prêt d’être démonté, en voyant une petite Fiat  garée devant le portique de Santa Maria della Pace. C’est le néo-réalisme intégral. Tout est violemment contemporain.

S A M ED I 3 1 D ÉC EM BRE


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

Florence. Un homme qui attendait l’ouverture de l’Arlecchino (le cinéma porno qui est juste au débouché du Ponte Vecchio) fredonne le thème du Boléro de Ravel, alors que je chantais moi celui de Siegfried Idyll.Voir s’ils sont contrapunctiquement superposables.

D I M A N C H E 1 ER J A N V I E R

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Dix-huitième représentation de Vieux Bois devant une salle aux trois-quarts vide, le quatrième ne prisant pas trop le second degré. Flop. Lorsqu’on engouffre le violoncelle de Frédéric Deville dans ma voiture, qu’on le pose couché, couvert des bouquets de fleurs offerts par la mairie de Tremblay, la Fiat Uno

VENDREDI 6 JANVIER



Cette année, finir les bagatelles maudites, et l’Orthographie du cœur, pourtant peu de chose, quelques secondes en allemand, reprisées, perdues, déchirées (et des fautes d’accent), rédiger en quatre semaines les Béatitudes que je tourne et retourne depuis quatre ans et la Butterfly dont pas encore une note ni le livret. L’étude de toucher pour clavecin dite Pan sur le bec et, urgent, idée récente, des gloses ou paraphrases sur les mélodies penniane de d’Angiolini. Avancer les Vexierbilder, puis, mise au net, corrections. Et, s’il reste du temps, deuxième opéra et/ou deuxième quatuor (pour ). Sans ces rails déjà perdus dans la luzerne, comment avancer ?

LU N D I 2 J A N VIE R




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se change en corbillard. D’autant qu’on roule au pas funèbre, rapport à la neige. Chanté à tue-tête. Opéra-théâtre de Massy. Pendant l’entracte, après l’Histoire de Monsieur Vieux Bois, à quelques fauteuils de moi, une fillette d’une dizaine d’années se plaint que la musique est horrible. La mère lui dit “mais c’est pas de la musique, c’est du son d’atmosphère”. Atmosphère, atmosphère...

SAMEDI 7 JANVIER

On comprend ce que veut dire Lachenmann quand il stigmatise certains traits de la musique française, avec un rien d’humour : culte de l’harmonie, efficacité instrumentale, fétichisme du timbre. Il y a des années, en fin de séance de mon prix de composition, il m’avait dit, parlant des illusions du métier, qu’il allait falloir beaucoup désapprendre. Le Narrateur, dans Le Temps Retrouvé : “… j’entreprenais mon ouvrage à la veille de mourir, sans rien savoir de mon métier”.

LU N D I 9 J A N VIER

Recopié quarante-neuf secondes de l’In memoriam Troncin. Dominique My, qui doit le créer, n’a pas d’ongles, or ce ne sont que les attaques et les frottements des ongles sur les touches qu’on doit entendre, que les touches blanches, lorsque, furtivement elles sont enfoncées, d’un coup de griffe. Lui prescrire des vitamines.

M E R CR E DI 1 1 J ANVIER

Dans la chambre  de l’hôtel Roma à Turin où il s’est suicidé, Pavese laisse trois phrases griffonnées sur la page de garde d’un livre. La dernière, si étrange, est peut-être la plus désespérée qu’on ait laissée dans un cas semblable : “Non fate troppi pettegolezzi” (ne faites pas trop de cancans).


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Très mauvaise nuit, entrecoupée de rêveries actives sur les incipit possibles de Mes béatitudes. Le plus gros travail de composition se fait ainsi, par visions successives, autant de passages de couleurs à l’imprimerie. Lorsqu’on écrit ensuite, assis devant le papier, ce n’est plus qu’un travail de rotatives. Être “au bout du rouleau” prend alors tout son sens.

J E UD I 1 2 J A N VI ER



Journée décisive pour Mes béatitudes. C’est réellement dans le demi-sommeil que je compose (Napoléon : “je fais mes plans de bataille avec l’esprit de mes soldats endormis”). Une fois levé, il suffit de rédiger. La notice, très longue et détaillée, précède cette fois volontairement la musique, sous forme de dix-huit items, comme

MERCREDI 18 JANVIER

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Pierre-Albert Jourdan dit juste : “L’incertitude est un recours de surface”. On ne peut s’en aider ni pour gagner du temps, ni pour en perdre. On est face à la nue solution. Faire un effort dans la musique pure, avec simplement quelques mots (projet Butterfly – sans titre à ce jour).

DIMANCHE 15 JANVIER

 

Paul-Alexandre Dubois, que j’avais finalement choisi pour enregistrer le disque, a chanté les poèmes de Sandro Penna aujourd’hui à l’atelier comme je voulais les entendre, la voix presque se brisant, mais juvénile, pure, sans l’attirail de la vocalité. Parmi ces voix du jour celle, retenue, précautionneuse, très douce et concentrée à l’extrême d’Olivier Beaufils (petit-fils de son grand-père). Il dit que la partition que j’ai entendue de lui l’autre soir au concours de sortie du Conservatoire n’est rien, et n’est à son opus  que ce que furent certains articles du Figaro à la Recherche. On sent quelqu’un au-dessus de la mêlée.


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des entrées de dictionnaire. La forme s’est stabilisée après des années d’errance. Bruckner sera auch dabei… Je devrais rendre la partition dans quelques jours, ce que, comme d’habitude, je ne pourrai pas faire. La fatigue n’est pas toujours la rançon du travail, mais parfois le nuancier où il prend la meilleure matière. Pas écrit une note encore aujourd’hui alors que le temps presse comme jamais. On me dit que Pascal Rophé veut la partition des Béatitudes le  février.

SAMEDI 21 JANVIER

Repris la mise au net (bella copia comme on dit en italien) des bagatelles. Le titre adopté (Dix pièces pour deux trios) n’est qu’une solution de repli. L’absence du titre est menaçante, elle dit : trop de forme, du fond mais sans vision, sans courage. DIMANCHE 22 JANVIER

Ne relis jamais ce journal. Ou seulement dans les zones que je complète (les lacunes qui me désespèrent), et alors, je le corrige. Le traitement de texte permet une totale labilité de l’écriture ; c’est un inconvénient, probablement, si on tient à la sincérité de l’instant. L’effort se relâche puisqu’on sait qu’une faiblesse, même corrigée, n’occasionnera jamais de rature. Le texte devient provisoire par essence, bien qu’il ait le soigné apparent du définitif. Il faudrait, pour être honnête avec les “saisons de son âme”, coudre à mesure les pages de son journal comme le narrateur des Carnets de mon arrière-grand-père d’Adalbert Stifter. Tristan Murail disant (conférence au CNSM circa  ?) que la partition, la notation est médiate, toujours provisoire.

LUNDI 23 JANVIER

Entretiens avec Jean-Marc Singier, chez lui, rue de la Terrasse, pour France Culture. Lui ai toujours trouvé une ressemblance physique avec Mahler, et de bon augure. Son sourire, comme a priori, est

M A R D I 2 4 J A N VIER


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un cercle de craie qui le protège et dans lequel, inquiet et tendu, il exerce sa lenteur proverbiale. Il monte ses mécaniques drolatiques, têtues, avec sérieux, loyauté. Quoique perfectionniste, il est, comme sont les bons inventeurs, à côté de son métier, bricoleur, rêveur astucieux, recyclant avec élégance. C’est ce talent facteur Cheval avec assomption Dubuffet qui le distingue nettement des faiseurs. À musique rapide, recopie lente. Il faut jusqu’à un quart d’heure pour recopier un peu moins d’une seconde dans la dixième bagatelle. Un peu triché avec le hautbois qui traverse presque toutes ces pièces sans son anche, c’est-à-dire réduit au silence, à une musique purement fantomatique. Il y aura revanche du roseau.

M E R CR E DI 25 JANVI ER

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Aucune correction, aucun travail de répétition, si exigeant soit-il, ne peut neutraliser tout à fait la marge d’imprécision liée par nature à l’écriture musicale. Chaque signe, chaque prescription produit son anti-corps ; c’est comme une piste d’erreurs qui court le long du discours. Si l’on ne considère pas ce fading comme inscrit dans l’œuvre, on double les motifs d’inquiétudes et chaque signe contient alors son reproche.Voilà pourquoi il faut retirer de la partition, au moment de la livrer, l’ego, couture à vif de tous les repentirs.

DIMANCHE 29 JANVIER

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Une certaine plénitude n’est que dans la solitude dépeuplée d’importuns (Barthes disait “les fâcheux”), en apnée dans le travail, sans se soucier de l’heure ni de la réserve d’air. Mais hélas, plongée impossible : répétitions, conservatoire, émissions à France Musique que j’ai eu tort d’accepter, tant d’obstacles qui empêchent d’avancer la recopie des Récréations françaises (titre définitif des bagatelles) et la rédaction des Béatitudes.

JEUDI 26 JANVIER




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On pense que ce tremblement est la rançon directe de l’indécision et, de fait, pour le neutraliser, on surécrit. Le gel m’a semblé aujourd’hui très surchargé. Il y a toujours une voix de trop, une voix de sécurité qui devient, lorsque la pièce se décante, la fameuse “piste d’erreur”, celle qui aurait dû s’auto-neutraliser. Recherchée, mais pas atteinte, l’écriture qui aurait su tamiser, ébarber sa masse propre, son contour, aller vers la lingua adamica. Rafales de pétards : on fête l’année chinoise du cochon. Bonne journée de recopie (inquiet pour la quatrième bagatelle – les passages suraigus à  à la noire sont un peu aventurés. Pas le luxe de temps de la refaire, même si, la nuit passée, elle me semblait intolérable). C’est peu de dire que la nuit porte conseil. Elle est à la fois nef du haut conseil et salle des dépêches.

M A RDI 31 JANVIER

Lorsqu’on entendait parler Marguerite Yourcenar, il y a vingt ans, on pouvait diagnostiquer son milieu d’origine : une certaine affectation, des imparfaits du subjonctif, des nasales un peu ronflantes. En la réécoutant aujourd’hui, on réalise que c’est aussi la manière de parler qui a radicalement changé. En  nous la classions dans son milieu, aujourd’hui nous réalisons que c’est notre manière de l’avoir entendue qui date déjà, et non pas seulement elle, qui a été notre contemporaine.

M E R C R E D I 1 ER F É V R I E R

À qui pense Verdi lorsqu’il dit, dans une lettre à Piroli du  février  : “Les Français font, font et refont, et ne trouvent jamais” ? Gounod ? dont il a dit ailleurs que c’était un grand musicien mais que Faust était “devenu petit entre ses mains”. Massenet ?

JEUDI 2 FÉVRIER


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Nuit très productive. Insomnie. C’est allongé, dans l’obscurité qu’on travaille le mieux. Conçu ainsi les bagatelles qui me manquaient. Il n’y a plus qu’à rédiger. Un jet fin de sable gris s’est écoulé ce matin des pages d’une biographie de Wagner. Ces minuscules grains de sable se sont infiltrés, il y a des années (El Jadida, Maroc, ), par un seul geste involontaire, ou un souffle de vent entre les pages du livre, et, pour autant que le livre ne soit pas détruit, les grains y resteront, on pourra toujours les y retrouver dans mille ans.

S A M ED I 4 F É V RIE R

Concert à la mémoire de Dominique Troncin au grand auditorium de la Radio. Dominique My classe ainsi par courants les douze compositeurs qui ont écrit une œuvre, disant que c’est une bonne photographie, quoiqu’un peu schématique, du paysage : les spectraux purs, un spectral séparatiste, les post-sériels, les bouléziens, les aînés dits “institutionnels” et les indépendants. L’œuvre de Grisey, pour grosse caisse et tom contrebasse, sans conteste la plus belle. Celle de Frédérick Martin pour trombone, juste ensuite dans mes préférences.

DIMANCHE 5 FÉVRIER

  CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Séance d’enregistrement des poèmes de Penna. Paul-Alexandre Dubois, pour lequel je m’étais enthousiasmé, lauréat de la dernière chance, m’a inquiété aux dernières répétitions et ce soir. Il n’y aurait donc personne pour chanter ces mélodies avec voix fragile-très-casséemais-claire ? Il faudra les servir, comme dit d’Angiolini, all’arrabbiata. Dominique My dit, c’est sa théorie, que je ne trouverai jamais une voix à mon goût parce que c’est ma propre voix que j’entends, une voix intérieure non objectivable qui me fait me défier de toute interprétation comme d’une tentative partielle de restitution...

LUNDI 6 FÉVRIER


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Même les apprentis ne savent plus chanter. Il n’y avait que d’eux qu’on pouvait espérer qu’ils désapprennent ce qu’ils ne savaient pas encore, mais ils ont maintenant la science avant l’instinct. Denis Diderot, dans une lettre à Sophie Volland : “Partout où il n’y a rien, lisez que je vous aime”. Un projet de musique de scène d’après l’Addition à la Lettre aux aveugles se dessine sur l’initiative d’Agnès Laurent. Je ne sais comment elle ne s’est pas découragée de mon extrême méfiance désormais dans toute aventure de ce genre. Je ne cesse de lui dire que non, que peut-être non, que sûrement non (comme faisait Jacques Delors avant de sortir de la présidentielle). Pour faire comprendre qu’elle voudrait faire sentir l’impalpable du sonore, et rendre les impressions de Mademoiselle de Salignac, elle me parle de bonsaïs géants – idée qui m’intéresse évidemment.

V E N D R E D I 1 0 F ÉVRI E R

Minuit, terminé les bagatelles dont la commande a été soutenue (je l’ai appris aujourd’hui) par le Ministère de la Famille, de la Femme, de la Formation et de l’Art du Bade-Wurtemberg – rien moins. Cap maintenant sur les Béatitudes. Le travail incessant et la lecture du journal tiennent lieu de monde. Je ne vois plus personne. Tout cela un peu crépusculaire.

M A R D I 14 FÉ VRIE R

Sitôt la partition remise, commence le temps, qui n’aura plus de cesse, de la correction. La mort de l’auteur n’y met d’ailleurs pas fin. Jusqu’à ses derniers jours Stravinsky a relevé des fautes dans le Sacre, et on en trouve encore. Tout ce que les relectures, non seulement n’avaient pas permis de débusquer, mais avaient même rigoureusement

VENDREDI 17 FÉVRIER


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empêché (j’ai ma théorie là-dessus – un pourcentage de fautes est semé dans la partition, comme des erreurs génétiques qui seraient la justification par défaut du système entier), se met à proliférer sitôt qu’on abandonne l’ouvrage, comme un lichen qui mange les demi-pauses dans les mesures vides où on croyait vraiment les avoir mises. D’Angiolini m’écrit que nous ne pouvons pas “à nos âges” prétendre être fertiles. Il veut dire “pas encore”. Les meilleurs d’entre nous étaient déjà morts, “à nos âges”. Il suggère que nous laissions revenir planer sur nous le sourire de Cage qui ferait pendant au masque revêche de Beethoven. Il faut penser à Rameau pour se donner du courage.

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Le ressort de la détermination est toujours dans un désespoir mat, en tout point différent de la tristesse. Bien avancé, mais mal (je me comprends).

D I M A N C H E 1 9 F É VRIER

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Les Béatitudes avancent à une vitesse prodigieuse. N’ai-je pas passé finalement les moments les plus silencieux, les plus désolés de mes trois dernières années à me préparer à cette Knochenmusik ?

S A M ED I 1 8 FÉ VRIER



Avancée presque inquiétante du quatuor. Écrit aujourd’hui ce que j’appelle la barcarolle (mais il faudra la reprendre).

LUNDI 20 FÉVRIER

Ne pas briser le cercle fermé de la concentration. Sortir hier soir a interrompu le rythme frénétique

M A R D I 2 1 F É V RIER



Convenu que Marc Jaffeux écrirait le livret complet d’une Butterfly dans lequel je piocherai les quelques phrases dont j’aurai besoin. Le contrat moral entre nous stipule que je dois prendre au moins dix phrases. J’ai voulu, prévenu par l’expérience, me sentir libre.


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de la composition. Ce n’est pas alors que les idées ne viennent plus, mais j’en suis coupé par un déplacement de l’énergie, un affaissement de la nappe phréatique. Une vieille femme passe  ans en Arles. Le ministre de la santé, qui a quatre-vingts ans de moins qu’elle, pose à ses côtés pour la circonstance. Elle est née sous Mac-Mahon. Lorsque son médecin lui a dit qu’elle allait atteindre l’âge d’Abraham, elle a répondu, de sa voix édentée : “bagatelle”. Elle se souvient de Van Gogh qui venait acheter ses couleurs et ses pinceaux dans le magasin où elle servait. Elle a l’âge de Ravel. Dans l’ascenseur de la tour Cléopâtre, vu une touche marquée Italie (ce serait trop simple si une touche suffisait) et cette raison sociale (un nom de plat chez Oh !… Poivrier !) gravée sur une plaque de cuivre : Indivision Cléopâtre.

MERCREDI 22 FÉVRIER

Terminé le premier jet des Béatitudes sans joie ni soulagement. La partition a mauvais pouls, une légère dysharmonie dans les tempi signale une lésion ; il faudra opérer pendant la recopie, s’il en est encore temps. Sinon déchirer, ce qui serait un luxe quand l’œuvre doit être créée dans à peine plus d’un mois.

J E UD I 2 3 FÉVRIER

Théâtre de la Ville, ma première sortie depuis des lustres. Chorégraphie d’Anne Teresa De Keersmaeker sur la partition de Thierry de Mey. Le style de la musique est un peu déroutant, parce que mélangé, mais la grande toccata centrale, pour percussions fabriquées maison, à laquelle chacun participe, même à contre-emploi, est merveilleuse. Incroyable jeu d’accents contrariés avec la chorégraphie. Au dîner qui suit, avec Alain Lombard, Constance de Corbière et K., un peintre m’appelle Gérard Poli à de nom-

VENDREDI 24 FÉVRIER


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breuses reprises. N’ai pas voulu relever puisque poli j’étais décrété. Très délassant d’être pris pour un autre sans être confondu. Les réflexes de contrepoint, ce qui régit le mouvement des voix, guide encore la main jusqu’au plus raréfié et déconstruit de nos musiques désécrites. Quant au phrasé, c’est l’empreinte du geste artisanal, la trace de sa respiration, la fraternité jamais perdue avec le facteur d’instrument.

D I M A N C H E 2 6 F ÉVR IER

Les musiques s’écrivent dans une certaine schizophrénie. Seuls les spécialistes dont nous craignons le jugement les écoutent mais nos proches, en grande majorité, les mécomprennent ou s’en désintéressent royalement. Leur dédier nos partitions est un acte pieux parfois aussi inaperçu et déplacé que certains tatouages de troufions. B. à qui sont dédiées ces Béatitudes les écoutera peut-être une fois grâce à une mauvaise cassette qui s’empoussièrera ensuite sur une étagère. Jean-Philippe n’a dû écouter qu’une seule fois “son” quatuor et s’en est sûrement contenté. On ne peut tout de même pas le leur reprocher.

VENDREDI 3 MARS

  CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •

Les musiques technologiques sont condamnées à travailler sur des universaux acoustiques, pour ne pas dire des poncifs – attaque-résonance : on ne se

DIMANCHE 5 MARS



Georges-Élie Octors m’explique le système de coloriage des partitions qu’il dirige : bleu ce qui est négatif – piano, decrescendo, ralenti – rouge ce qui est positif. Tout le monde sait ça, paraît-il. J’en déduis que ma musique, comme le disait d’ailleurs Gualtiero Dazzi, est négative, puisque la partition du Gel, par jeu est bleue comme un hématome.

SAMEDI 4 MARS


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lasse pas de frapper sur le gong et c’est ce geste toujours redit, sa naïve phase d’extinction que Grisey monnayait en petits rebonds dans Talea, ce geste patiné par vingt ans de “modernité” qui chantourne encore la beauté sidérale. Terminé les Béatitudes ce soir, juste après minuit. Pièce allemande, comme les Récréations. Elles ont, toutes les deux, recyclé la tristesse.

LUNDI 6 MARS

Rue du Vertbois, un passant en casquette chante à tue-tête le premier air de Rodolfo Chi son’, che cosa faccio. Il pleut, la nuit tombe, c’est le Paris de Mimi Pinson. On tourne à angle droit avec les parapluies (le Paris de Caillebotte). Lorsqu’il s’interrompt, je sifflote la suite, comme un signal apache. Il rebrousse chemin et vient me souffler la fin au visage.

M A R D I 7 M A RS

K. a mis sur mon pupitre, pour me préparer à Butterfly, Le pays du sourire de Franz Lehár. J’y cherche l’air que mon père aimait tant. C’est lui que je revois, qui l’a chanté éperdument en s’accompagnant d’une main au piano, et battant la mesure de son pied oriental, recourbé. C’est l’air de sa bonté.

VENDREDI 10 MARS

Ne me suis jamais plus replongé dans les lacunes des journaux passés pour tâcher de développer les notes qui en tiennent parfois lieu. Il faudrait s’en tenir à ce que l’on pourrait appeler la “loi d’Amiel” : écrire tous les jours ou ne revenir qu’avec scrupule sur les jours oubliés ( avril ). Angelo Rinaldi a écrit quelque part d’Amiel que son absence d’humour et d’érotisme plonge ses rares lecteurs dans une sorte de coma helvétique. Our Lives are Swiss, dit Emily Dickinson.

SAMEDI 18 MARS


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Ce matin, très tôt (petite pluie glaciale) la répétition est dans la catacombe du conservatoire de Vanves où traînent en déshérence, xylophones dévernis, tubas posés comme des carafes (très Magritte), gammes tracées à la craie sur un tableau. Jamais réentendu Les Chants faëz depuis près de dix ans. Sur un portrait ancien, comme dans une œuvre de jeunesse, on ne se trouve plus “ressemblant”, mais dans le premier cas c’est le modèle qui a vieilli, alors que dans le second, c’est la partition. Lorsque Dominique My s’adresse à moi pour demander une précision ou un avis, je voudrais me retourner, voir derrière moi à qui elle parle. Celui que nous étions en sait plus sur celui que nous ne sommes pas devenu, d’où l’horreur de se relire. Exposition André Derain, au Musée d’Art Moderne avec Philippe Mion dont le temps n’écorne pas la juvénilité. Quant à Derain, cinq ou six petits formats délicieux de la courte période fauve, six ans tout au plus, et encore. Imprévoyance de ne pas mourir à l’âge de Seurat, de Géricault, ou mieux, de Guillaume Lekeu.

D I M A N C H E 19 MARS

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Concert de l’ensemble Fa au théâtre d’Arras. Programme intitulé : “Trois générations du XXe siècle”. Lorsqu’on voit les trois noms,Varèse, Boulez, Pesson (!), se détacher sur un papier couleur chamois placardé dans les rues commerçantes, un vague soupçon s’impose que le dernier nom est à peine moins connu que les deux premiers, pressentiment confirmé à l’heure du concert.

M A R D I 2 1 M A RS

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Premier tutti des Béatitudes. Leur ai dit que la musique est le squelette, et ces rares accords qui flottent, la fibule, la ceinture, l’épée, indices résiduels de la vie tombée en poussière.

LU N D I 2 0 M A RS




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Je crois bien qu’il y a un peu plus d’une douzaine de personnes au balcon, mais à l’orchestre, je suis le seul, et légèrement en retrait de sorte que, au moment de saluer, lorsque Dominique My balaie la salle vide d’un geste large pour laisser entendre que le compositeur est là en personne, qu’il se lèvera sûrement pour recevoir l’hommage du public, tous se penchent des balcons, au risque même de culbuter, pour apercevoir la silhouette embusquée derrière une colonne. Le critique de La Voix du Nord est venu, m’a dit le Directeur, pour persister dans l’opinion que ces concerts sont une dépense inconsidérée et qu’ils sont peu suivis par le public local. Rêveries sur le “travail de terrain”, la “sensibilisation”. Les étudiants, cet après-midi, sont sortis les uns après les autres pendant la répétition. Qui d’entre nous avait le génie ou la patience de leur rendre évidente la beauté d’Octandre ? Le directeur a annoncé à la fin du concert qu’on pouvait rencontrer les artistes au bar. Et en effet… Bonne répétition des Béatitudes à l’Itinéraire. Il règne dans le travail un climat de concentration et d’ironie qui est absolument dans le sujet. Du chef, Pascal Rophé – précis, agréable, professionnel avec une certaine simplicité, une disponibilité très amortie et calculée au plus juste –, il est difficile de deviner s’il aime ou non cette musique. Un bon chirurgien n’écoute pas ses préférences ou dégoûts quand il opère. Nous étions congénères au Conservatoire de Paris, il y a dix ans, dans la classe de Betsy Jolas, mais c’est près de sa BMW que j’ai garé ma Fiat Uno devant ce préfabriqué de Massy-Grand-Ensemble. Mieux vaut se dire qu’on est Verlaine, dans ce cas-là.

DIMANCHE 26 MARS


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Beau récital Beethoven de Michaël Lévinas à Gaveau. Mais peut-être parce que cela n’a rien d’un récital précisément. Il joue sans smoking ni cravate, il rentre par la porte latérale et non par les branchies de l’orgue . Il s’assied comme un conférencier, les mains sur le clavier, sans préalable de mouchoir ou de siège. Il n’inscrit pas son jeu dans un rite performatif de l’interprète, c’est une prise de parole directe, une lecture, une résolution. Création des Béatitudes au Centre Pompidou. Public plus nombreux qu’à Arras, mais à peine. Quelquesuns de mes fidèles ; le très relatif succès de la pièce est pipé. Jaffeux me remet le livret de Butterfly. Cela aura pour conséquence directe un rêve qui me promène avec B. dans un bazar japonais où l’ensemblier décorateur a disposé des leurres ottomans. Au programme : Zeitmasse de Stockhausen, une œuvre d’un pensionnaire de la Villa Médicis, Thierry Blondeau, et celle d’un Italien. Il y a quelque temps encore, j’aurais eu de sérieux scrupules à préférer ma partition à toutes les autres du programme (Stockhausen hors compétition). Aujourd’hui, j’essaie de l’écouter avec une oreille extérieure (utopie touchante) : comme il se trouve que cette musique coïncide presque exactement avec mon grand souci actuel, elle m’intéresse, elle “m’interpelle”, comme on ne dit plus. Je la trouve plus ou moins réussie, je juge ses défauts, mais, en tout cas, celleci, je la sauve. N’avoir pour sa musique qu’un présupposé légèrement favorable qui n’exclue pas une certaine méfiance. Obtenir le prix “Un certain regard” dans la catégorie musique, j’en aurais rêvé.

LUNDI 27 MARS

  CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •

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Le baron Corvo donne de l’argent (au temps où il en a encore un peu) à ses gitons, déchargeurs des Fondamenta nuove, pour qu’ils aillent au cinéma et leurs rendez-vous sont parfois fixés par téléphone. Toutes choses qui n’auraient rien d’étonnant si l’on n’était à Venise en . Rome. Jean-Pierre Angremy a organisé une sorte de “retour à l’Académie” pour les écrivains qui viennent lire ou improviser dans le grand salon quelques souvenirs de la Villa. Mathieu Lindon, dont j’avais tant entendu parler parce qu’il était un des frondeurs de la promotion qui a précédé la mienne, a commencé par un billet d’humeur spirituel, dans le ton teigneux, qui s’induisait de leurs démêlés, à lui et à Guibert, avec l’administration. Il parle de “la déception du pensionnaire tennisman” devant l’équipement douteux qu’on met à sa disposition. Il revient sur la question délicate de la piscine, le serpent de mer de ces années-là. Puis Michel Déon (que j’avais enterré) parle des mois délicieux qu’il a passés dans la fameuse villa d’Annunzio de Salò à l’invitation de sa veuve. Il n’a pas pu réussir à devenir pensionnaire, dit-il, parce qu’il n’avait pas assez l’esprit républicain.

VENDREDI 31 MARS

Paris. Marc Texier m’a sorti de son ordinateur, par l’effet d’un petit programme anagrammatique, un poème qui ne contient que les lettres de mes nom et prénom et qu’on peut lire comme une prophétie. Court extrait : Draper songes, rogner des pas gros pans de Ré ; s’épargner dos (nager perd SOS) ;

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ganser d’prose arpèges ronds, songs, déraper par nos degrés épargnés d’ors Perses. Dragon gosse prendra nos draps : gère sage près Nord. (PS : rognera des… Vu pour la première fois aujourd’hui, sur une boîte de médicament, une date de péremption dans l’autre millénaire :  . Cinquantième anniversaire de la libération des camps. Avons organisé une soirée au théâtre Jean Vilar de Vitry. L’Ensemble em joue des musiques que Victor Ullmann et Gideon Klein avaient composées dans la ville-camp de Terezín juste avant d’être déportés à Auschwitz. L’amicale des déportés de Vitry est au complet, autant qu’elle peut ; un de leurs camarades vient de mourir hier. Ma préférée, Ginette Germa, nous a parlé de Ravensbrück avec une simplicité qui nous a tous bouleversés. Je ne sais comment le dire, encore moins le théoriser, mais je crois en une supériorité des femmes dans la prise en compte totale du malheur, dans le rapport au devoir de vivre. Ginette Germa parlant de la rafle, du voyage, du froid, de leur nudité, de leurs cheveux coupés, du cri des SS, et du mot schneller qui résonne encore dans leurs cauchemars presque quotidiens, de la neige, de l’herbe verte et des routes sur lesquelles les survivantes s’étaient lancées à la libération. Sa gorge ne s’est serrée qu’en racontant son retour

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sur le sol de France. Pour beaucoup, c’est alors, au début du long secret – l’impossibilité de dire – qu’a commencé un désespoir sans fin. Je vois ici, dans mon village chinois, toute une société d’hommes désœuvrés qui n’est pas sans faire songer à la nonchalance maghrébine. Ils palabrent par groupes souvent très animés, mangent à toute heure. S’ils ont des femmes, on ne les voit pas. Ce n’est pas elles qu’on verra aspirer des liserons d’eau ou jouer au ma-jong à quatre heures de l’après-midi comme fait le plus vieux de leur fils, ou leur gendre absorbé dans des pensées négatives, vaincu par le karma de l’exil.

D I M A N C H E 9 AVRIL

Marc Texier me disait ce matin qu’il avait rêvé de moi samedi : il me faisait réécrire les Béatitudes qu’il n’avait pas aimées. Après que je les aie retravaillées, elles sonnaient comme du Beethoven, et alors, c’est bien le moins, elles lui plaisaient. Le récit du rêve l’aidait à me dire que dans la réalité il ne les a pas aimées non plus. Mais je sens que, par délicatesse, ou par précaution, il dit qu’il est difficile de juger une musique après une seule audition. Il dit que ce serait comme du Ravel qu’on empêcherait de sonner ; ce qui est à la fois inexact et flatteur. Je constate hélas qu’il n’a aimé, s’exprimant alors en détail, que des pièces qui n’ont pour moi qu’un moindre poids : Qinzhou, Sur-le-champ.

LUNDI 10 AVRIL

Thionville.Version de concert légèrement mise en espace de la Léone de Philippe Mion/Minyana dont la bizarrerie s’est enrichie par la présence de Stuart Patterson dans le rôle de Dédé, sorte de Wozzeck en civil, taxidermiste et mal aimé par Léone qu’il finit par tuer d’un coup de fusil. Œuvre étrange qui brouille les degrés, échappe à toute catégorie, coupe court à tout jugement. J’ai vécu si intime-


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ment dans son élaboration que je suis comme son subrogé tuteur. C’est ce malaise nécessaire, accusateur, que la musique doit provoquer quand elle saisit le texte pour le porter sur scène. Paris. Terminé aujourd’hui, avec le quatuor Parisii, l’enregistrement du disque : Respirez ne respirez plus, où justement, à beaucoup endroits, on entend davantage la respiration des musiciens que la musique. C’est un point d’équilibre idéal et parachevé quand s’y ajoute le propre souffle de l’auditeur. Michel Gache faisait remarquer (filant une persécution ironique de toute l’équipe son qui a fini par installer, sans mauvaise intention, un peu d’hostilité) qu’il faudrait pour écouter ce disque débrancher son réfrigérateur. De fait, il a fallu faire venir les électriciens pour réduire les éclairages du studio qui émettaient une petite ronflette en sol, très insidieuse dans le mouvement lent.

MARDI 11 AVRIL

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

À La Table d’Anvers, “Dîner explosif ” organisé par Marc Monnet et son association Attentat. Les convives viennent polémiquer avec un invité. Ce soir, Mauricio Kagel dont l’allant narcissique est parfait pour ce genre de situation. Il nous révèle qu’il a tenté, lorsqu’il avait vingt ans, à Buenos Aires, impressionné par ses premières lectures de la Recherche, de proposer une version de la sonate de Vinteuil. Il est très charmeur, très sympathique, roué, brillant même dans l’usage de la formule et du paradoxe. Kagel a eu la gloire propre à ceux qui mettent du génie dans leur exil. Ses conquêtes se font faites hors du champ de la langue maternelle, de sorte que cet accent avec lequel il parle la musique elle-même est recherche pour les uns, malentendu pour les autres. Kagel a joué de ces marges,

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comme il a joué de la dérision, ou, depuis ces dernières années, d’un pouvoir imprécatif néo-classicisant. Il est en fait autant séducteur que subversif. Ses proies, il les a relâchées depuis longtemps. Le plus robuste des frères Conticini, et c’est peu de le dire (il doit bien faire cent cinquante kilos), vient expliquer comment il a fait ses pâtisseries. Deuxième journée de tri et de liquidation : dossiers, musique, lettres. Ce ne sont jamais des tranches de temps successives dont on se sépare. J’observe, quant à moi, que ce sont toujours dix ans du milieu de ma vie, les dix années propédeutiques, qui ont produit le plus de documents, que, par vagues, je délite et tamise, jusqu’à ce qu’un jour il n’en reste rien. Garde encore, par superstition, les quarante partitions de ce que je pourrais appeler pompeusement mon catalogue de jeunesse. C’est au fond la sélection arbitraire qui se révèle la plus utile, et peut-être prémonitoire : la perte, l’égarement, l’incendie.

LUNDI 17 AVRIL

Le claveciniste français Jacques Duphly est mort à Paris, dans l’hôtel de la marquise de Juigné, suprême élégance pour qui scellait la fin d’un monde, le  juillet .

MERCREDI 19 AVRIL

Entrevu comment une tentative, sans perdre en précision, file en avant vers sa réplication euphorique et neutre. L’idée par exemple. L’idée musicale, qui souffrirait de la moindre pesanteur, sans rapport avec les certitudes.

JEUDI 20 AVRIL

Witten. Dans les jardins publics d’Allemagne, on voit souvent des cloches posées sur l’herbe, comme dételées par la guerre, plus pathétiques que décoratives.

SAMEDI 22 AVRIL


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

Rome. Pu voir enfin la fameuse loggia de la Villa Madame, à couper le souffle, en me glissant dans une réception sous le patronage du Ministre des affaires étrangères. Le jardin très encaissé, sobre, vert sombre, splendide. La terrasse et la rampe qui conduit à l’entrée du palais dominent le Foro Italico, et, au-delà du Tibre, les Parioli. Une belle allée de cyprès descend jusqu’à la ville moderne.

JEUDI 27 AVRIL

 

Première répétition des Récréations, quelques heures avant la création, avec les musiciens de l’Ensemble Recherche. Ils ont formidablement travaillé et jouent sans chef. Il faudra ôter la seconde des dix pièces (histoire de ma guitare) manifestement loupée. C’était pourtant le noyau harmonique du recueil. Ars est artem celare. La partie de mon catalogue qui figure dans le programme du concert a dû être transmise par téléphone car on y trouve mention des Cinq poèmes de Saint-Tropéna, qui risque de passer pour une œuvre d’inspiration provençale. Au programme aussi la création du trio à cordes, Descdesesasf (six premières notes du Warum ?, op.  n°  de Schumann), de Stefano Gervasoni qui m’a fait forte impression. Il me dit que c’est une œuvre de crise, une œuvre douloureuse. Je n’ai pas osé lui en demander plus. Les compositeurs se méfient tellement les uns des autres qu’on craint toujours qu’un compliment ne soit pas retenu comme sincère. Il a dit, lui aussi, avoir aimé mon œuvre. Mais qu’en est-il en vérité ? K. m’accompagne jusqu’au quai de la gare de Dortmund qui est au-delà de toute mélancolie. Dans le compartiment du train de nuit, je n’ai qu’un compagnon, un moine shintoïste que je vois, du haut de ma couchette, dans le rayon bleuâtre de la veilleuse, dire son chapelet à gros grains.


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Un diplomate russe parlant un vieux français du temps de la Grande Catherine nous raccompagne dans sa limousine. On est inconnu partout, sans affectation. Quand on nous demande ce qu’on fait dans la vie et qu’on dit “compositeur”, les questions immédiates, généralement de deux sortes, sont exténuantes : de quoi ? dans quel style ? Les plus avisés disent “genre Boulez ? ” Et c’est déjà se rapprocher un peu de la vérité que de répondre oui, dans ce cas-là. Ou bien encore : pour quels instruments ? Je réponds que c’est très ouvert, que tout se discute, qu’on peut faire des requiems, sur demande. Michel Aubry, à qui un officiel demandait sur quoi il sculptait (puisque c’était dans la catégorie sculpteur, devenue un peu restrictive, qu’il était à la Villa Médicis) avait répondu : sur crottes de nez. Au palais Barberini, essai de reconstitution de la galerie des Mattei. Un Caravaggio retrouvé il y deux ans dans un grenier de jésuites à Dublin. C’est une Arrestation du Christ au jardin des oliviers. Caravage s’est peint, une fois de plus, dans le personnage qui tient le fanal éclairant la scène nocturne. L’abandon du Christ, les lueurs sur les armures des soldats en plan serré. Harmonie argent-orange.

V E N D R E D I 2 8 AV RI L

Venise. Juste après les fausses cloches, à la mort de Mélisande, les vraies, celles qui cernent la Fenice, se sont fait entendre dans un effet de lointain, faisant refluer la lumière dans l’interprétation conventionnellement glauque que Pizzi avait donnée de l’opéra. Nous sommes dans le “palco reale”, là où des rois Umberto ont dû s’ennuyer ferme. De quelque côté de la loge qu’on se carre, une glace au vieux tain prolonge et multiplie les étages de loges qui nous sont cachés. Dans l’obscurité, j’ai caressé les volu-

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tes travaillées dans un bois meringué. Une femme, une Danoise, s’écrie en français “Mon dieu” lorsque son voisin laisse échapper le programme. C’est trop de civilisation. Rome. Résolutions au pied de l’obélisque d’Innocent XI. Il faut dramatiser le travail. Selon les adeptes du culte tantrique nous sommes dans le Kali Youga : la période sombre. Précepte de Robert Bresson : “Sois précis dans la forme, pas toujours dans le fond (si tu peux)”.

MARDI 2 MAI

Dans mon jardin de l’avenue de Choisy, les limaces ont mangé les impatiences. Ce qui, dit comme ça, peut ressembler à un message de Radio Londres ! Mais c’est pourtant la vérité. La menthe de la Villa Adriana n’a pas tenu.

MERCREDI 3 MAI

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C’est en contournant un travail ennuyeux (préparer une conférence) que j’ai pu débloquer les arrérages de semaines entières de courrier et mis la dernière main au troisième Vexierbild consacré aux Capucins qui, si on me l’avait demandé pour demain, aurait fait, au contraire, avancer la conférence.

DIMANCHE 14 MAI





Commencé le montage du disque. Quand on est soi-même le compositeur de la musique dont on fouille les rushes pour les assembler au mieux, l’opération se confond de manière troublante avec l’acte même d’écrire (et je comprends que certains compositeurs refusent absolument de faire ça). On cherche avec Philippe Malidin de “bons morceaux” du quatuor, comme dans une carcasse à l’abattoir, ni plus ni moins que je les cherchais moi-même, dans le silence, pendant la nuit, il y a quelques mois. La bande propose une sorte de “planche-contact” dont on peut révoquer toute image, changer tout cadrage. C’est

MARDI 16 MAI


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bien le plus terrible dans ce travail sur la musique écrite, il renvoie impérieusement à celle qu’il faut encore écrire. Il faudrait prendre les chutes, les abats, pour faire un contre-disque. On ne peut pas oublier, même entendu une seule fois, le montage dont Laurent Capelli nous régalait à la Radio, des chutes d’un entretien avec Julien Green. Que des euh… des mmh… des respirations, des mots interstitiels très courts mis bout à bout. La langue pure de l’hésitation, l’intellection passée au chinois. Rêvé que Mitterrand quittait l’Élysée en emportant la lettre Z. Ne cherche à voir personne. Grand calme sonore. Longues soirées solitaires dans le bruit des arbres (mais le temps toujours épouvantable).

MERCREDI 17 MAI

Personnage terrible et insistant chez Balzac : la femme de trente-six ans. Madame de Rochefide, la marquise de Listomère, la duchesse de Carigliano à cette époque de leur vie “s’aperçoivent qu’elles sont dupes des lois sociales” ; c’est le moment où, dit Balzac, “elles passent de la nature à l’art”, sorte de résurrection qui contredit à peine la théorie d’Honorius d’Autun qui veut que l’on ressuscite à l’âge parfait de trente ans, serait-on vieillard ou nouveauné, duchesse ou magasinier.

LU N D I 2 2 M A I

Toutes mes partitions passent par l’échoppe de reprographie Kehmara, rue de la Vistule. M. Wu a placardé sur les murs, comme modèle d’agrandissement ou de photocopie en couleur, les grandes étapes de sa biographie : lui, jeune homme place Tienanmen, devant la Cité Interdite, avec portraits de Mao, en  ; près d’un temple ancien quelques années plus tard, puis, en couleurs, avec sa

MARDI 23 MAI


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femme, au château de Versailles, avec son jeune fils, devant la Tour Eiffel. M. Wu comprend à demi-mot toutes les coupures, agrandissements, recto verso que je lui demande. Il compte les feuilles sans les séparer une à une, juste en faisant légèrement gonfler le papier de sorte qu’il est capable de lire les stries de sa tranche, comme s’il devinait l’âge d’un arbre. Sa manière de tasser les feuilles en les faisant respirer par une ondulation rapide avant de les serrer par surprise pour faire une liasse compacte comme du marbre montre une intimité presque sacrée avec le papier, sans commune mesure en ce domaine avec la gaucherie et la lenteur du papetier d’un souk de Sfax ou de Bassora.



Autun. Dîner aux Ursulines de pétoncles aux artichauts et de lotte aux escargots arrosés de Reuilly. L’ancienne chapelle des Visitandines, qu’un entrepreneur nous avait fait visiter comme achetable il y a quelques

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Les derniers moments du rêve menacés par le réveil sont soumis, du fait de ce combat, à une sorte de pression qui font se répéter obsessivement les dernières scènes, en butée. Le rêveur ne peut ignorer que ce sont les dernières images de la bobine, qu’il entre dans la bande amorce, dans le film noir, que la salle va se rallumer d’un instant à l’autre et qu’il se retrouvera brusquement seul dans le jour de sa propre vie.

V E N D R E D I 9 JU I N

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

À France Musique, un producteur s’étant peut-être laissé emporter par les derniers rebondissements de la guerre en ex-Yougoslavie, parle de La Clémence de Tito.

MERCREDI 7 JUIN

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Grandes plongées dans le Treizième de Beethoven. Le Alla tedesca, ses soufflets dans chaque mesure, comme un jeu de potentiomètres.

DIMANCHE 28 MAI

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années, a été transformée en salle de restaurant pour les groupes, avec un goût terrifiant. La patronne, très bordel de Shanghai. La grille du parloir est devenue un passe-plat. Réanimé une vieille radio poussiéreuse pour entendre Jean-Pierre Derrien diffuser Mes béatitudes sur France Musique. La prise de son est incompréhensible, on dirait des souris avant et pendant la vivisection. Lyon. Création à l’opéra de Dédale d’Hugues Dufourt sur un livret de Myriam Tanant que l’on m’avait chaudement recommandée comme étant juste la perle que je cherchais depuis des années. Surtout se défier de quiconque pour ces sortes d’affaires où strictement personne ne peut se substituer à notre jugement. Se souvenir de la morale de Madame de Sévigné : “Quand je n’écoute que moi, je fais des merveilles”. Dans le premier acte, Dufourt a eu le temps de neutraliser le texte, dans les deux suivants, il finit par apparaître sous la toile plus distendue du discours musical.

S A M ED I 1 7 JU IN

Au Bistrot de Lyon, rue Mercière, on épand encore la sciure sur le carrelage, bien qu’il n’y ait plus ni vin ni sang à absorber. Le chef de rang nous dit qu’on ne fait que strictement maintenir la coutume, au même titre que, pour les garçons, le port du tablier noué trois fois à la taille. De même que ces petit tas de sel qu’on déposait il y a peu encore à la porte de certaines maisons de Kyoto et que la tradition réservait aux bœufs du cortège impérial bien qu’il ne passât plus depuis longtemps.

DIMANCHE 18 JUIN

K. m’a recopié au dos d’une “promenade à Nice” par Raoul Dufy cette bribe traduite par lui d’Humain, Trop humain (I, ), pour nous préparer aux mauvais jours, à la maladie de A. :“L’artiste et le penseur qui

LUNDI 19 JUIN


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a abrité dans des œuvres le meilleur de lui-même ressent une joie presque méchante quand il voit comment son corps et son esprit sont lentement entamés et détruits par le temps, comme s’il observait dans un coin un voleur tentant d’ouvrir son armoire, alors que lui sait qu’elle est vide et que tous les trésors sont saufs”. On entend au loin le tapage de la Fête de la musique qui me surprend toujours dans la plus grande mélancolie, à moins que ce ne soit l’été. Le vent s’est levé une fois la nuit tombée. On me demande aujourd’hui la partition de Butterfly dont je n’ai pas écrit une note. Et le titre aussi. Sans compter une partition à rendre à l’Ensemble Modern pour la mi-septembre. Tout cela très écrit mentalement mais pas transcrit.

M E R CR E DI 21 JU I N



Donné aujourd’hui le dernier cours d’analyse musicale de ma carrière. Fini en beauté : la treizième des Goldberg. Une seule élève : elle s’appellait Bach. Sandrine Bach.

M E R CR E DI 2 8 JU IN

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Plan détaillé de Butterfly, mais les choses vont se gâter avant même d’avoir commencé si la voisine,Tavana Fristo, instille dans nos journées de silence, faiblement rythmées jusqu’ici par les leçons de tennis, sa leçon de danse indienne au son du sistre de Madras, qui risque de devenir quotidienne aux beaux jours. Le diamant fiché dans sa narine l’avait laissé craindre.

LU N D I 2 6 J U IN

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L’imagination et l’invention, comme l’ascendant et l’autorité. Une ligne de partage sans pardon sépare les deux ateliers. Dans les uns les modèles défilent, dans les autres, le spectre désossé du langage.

JEUDI 22 JUIN

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En voiture : un cycliste roule à ma hauteur et le mouvement de ses bras est en synchronie parfaite avec chaque troisième temps du thème initial du premier des Razumowski. Au pont modulant, il incline tout le torse, me double et tourne à droite.

V E N D R E D I 3 0 JU IN

Frédérick Martin passe à l’atelier. Il écrit comme il parle, vite, par un jeu de traverses et d’associations qui échappe parfois, mais toujours guidé par un fil d’intelligence dénudé et parfois presque dangereux pour l’interlocuteur. Il lit énormément et on ne le voit jamais, même au concert, sans des livres d’au moins cinq cents pages (aujourd’hui les Propos d’Alain). Je me sens très proche de sa vibration et de ses visions ténébreuses, mais je ne sais quoi dans notre manière respective de l’exprimer nous tient à distance.

LUNDI 3 JUILLET

Parc de Saint-Cloud avec Philippe Mion. Un chien aboie dans la nuit selon un rythme subtil qu’il tient régulièrement pendant quatre mesures :

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Le travail sur Butterfly ne se développe pas par où je pensais, mais, sans que je l’écrive – c’est à peine nécessaire – la musique avance. Le joli mot de Renoir à Matisse : “Je ne peins pas forcément le bouquet du côté où je l’ai préparé”.

S A M ED I 8 J UI L LET

Il faudrait importer le grand silence bruissant des livres jusque dans la musique. Imaginer une nouvelle manière de coexistence entre le texte et le son organisé, sans aucune profération.

MARDI 11 JUILLET


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Les agios recommencent à courir. Butterfly, devenue depuis quelques jours Butterfly le nom, avance si peu, et ni l’Un peu de fièvre, que la situation redeviendra dramatique dans les semaines à venir. Le principe inquiétant de vie dans le fourmillement des insectes aurait à voir avec le remuement des idées : travail compulsif, à peine sonore, vie brève, mort lente. L’essaim est par excellence la vie nerveuse traversant l’espace indifférent de la nature qu’Emily Dickinson abandonne à un dieu reposé. Un mot italien unit dans la même nuance – activité rapide, sur-place d’une expansion endogène, chaos, entropie – l’insecte et l’idée : il brulicare. Dans la soirée, appels des sirènes, bruits de catastrophe euphorique d’une journée qu’on a poussée un peu loin. Chaque année la République exige son tribut d’yeux, de mains et de bras. Journée immobile.

V E N D R E D I 1 4 J U I L LET

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Quand viderai-je à nouveau des carafes de vin ? Et qui m’écrira désormais ? Peu à peu s’éloignent les années, Chaque jour sombre mon espoir. La vie des hommes est bien trop dure, Pourquoi donc œuvre la Voie Céleste ?

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“Découragement général”, celui dont parle Delphine Seyrig à propos de la vie aux Indes. Je plonge dans mon Bao Zhao pour comprendre que la vie n’était pas tout miel non plus à Jingzhou sous le règne de Ziye, fils débauché de Xiaowu, lui-même mort dans les vapeurs de l’alcool. Le pauvre Zhao, si amer, si triste déjà, meurt à la huitième lune de  sous les coups sanglants des armées du premier Ming.

DIMANCHE 16 JUILLET

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Embrassant un ressentiment sans fin, Je retourne à la poussière des terriers de renards [ et de lapins. Faire sa valise, exercice moral de haute volée. Passé le chapitre vestimentaire, le secteur paramédical, on termine par l’essentiel, les livres, ce que Montaigne appelait les munitions (“les meilleures munitions que l’on puisse emporter dans le voyage de la vie”).

MARDI 18 JUILLET

Carthage. Les trois militaires qui gardent l’ambassadeur du Portugal et surveillent la zone du palais présidentiel cherchent l’ombre sous les arbres devant ma chambre. Je les ai annexés à ma garde rapprochée. On fait la causette pendant que j’arrose les bougainvilliers. Ils changent par rotation trois fois par jour. Je leur propose à boire, ce qu’ils refusent. Sensation étrange de parler de tout et de rien avec un interlocuteur souriant qui tient une mitraillette, chargée, j’imagine.

SAMEDI 22 JUILLET

Lecture de Bhao Zao. Toute l’énergie du vent s’est concentrée dans le claquement du drapeau portugais de l’autre côté de l’impasse. Il est beaucoup question de bonnet et des poils blancs de la barbe, symbole du vieil âge. Comment saisir la beauté formelle de la plainte de Bhao Zao dans ce cas-là (il se plaint beaucoup) à travers l’opacité de la traduction de la langue ? Il faut absolument regarder, sinon lire, la page de gauche en caractère chinois. Les trois gardes chantent une mélopée. L’un improvise une darbouka sur le casque de son camarade. Je vois leur silhouette tanguer dans la rue et la pointe de leurs armes osciller comme des torches éteintes. La lumière des réverbères projette sur le mur de la chambre la découpe réticulée du moucharabieh. C’est presque trop.

DIMANCHE 23 JUILLET


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Visite avec A. de la Damous el Karita, une des premières basiliques de l’Afrique romaine. Au bout d’un immense terrain vague pas encore fouillé et non ædificandi un troupeau de moutons trouve encore à manger dans la lande calcinée. Lorsqu’ils mâchent les buissons séchés, on croit entendre le bruit d’un feu de broussailles. En lisière de la route de la Malga, la masse sombre des cyprès contenue dans le périmètre régulier du cimetière des Pères Blancs est terrible, très Böcklin. La grille, toujours fermée. Les brèches du mur qui permettaient de passer ont été rebouchées. Ce point est incompréhensible à un musulman : qu’on ferme à clé un cimetière, comme si les morts pouvaient se sauver.

LUNDI 24 JUILLET



Paris. Apprends le soir par Martine Kaufmann la mort de Jean Tuffet. Avec quelle patience, quelle ténacité il a tenu le coup pendant les séances d’enregistrement tendues et épuisantes du disque avec l’ensemble Fa dans lequel il avait la partie la plus effrénée. J’aime entre tout son jeu

M A R D I 8 A O ÛT

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Agitation presque insoutenable par l’impossibilité d’écrire. Mais écrire – comme je voudrais être frère de Soarès/Pessoa lorsqu’il n’est pas trop sombre – c’est écrire mieux. Si-sol répété du talky-walky de la garde armée, même pendant la nuit. Ils se sont enhardis à venir demander une bouteille d’eau.

J E UD I 3 A O Û T

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Me suis égaré en allant vers Bab Souika. On file, enivré, écoutant Ludwig et Klemperer (Lied von der Erde), dans ces rues sombres où la voiture n’a qu’une place théorique reconquise par des coups de volant, par un phrasé musical de la conduite qui permet d’accompagner, en duo serré, le flux très mouvant des piétons.

M E R CR E DI 2 6 JU ILL ET




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dans La vità è come l’albero di natale. Il a été le meilleur violoniste pessonien – mais ce n’est que le plus obscur de ses titres de gloire – et toutes mes dernières partitions doivent beaucoup à ses autorisations, les acrobaties suraiguës que je lui soumettais et pour lesquelles il trouvait toujours une solution d’abord prudente, puis un conseil pour passer encore une limite que je n’avais pas imaginée. Rome, largo Febo. Nuit très courte sur un matelas à même le sol du studiolo qui favorise la méditation. Je ne sais quoi ici veut me dire que les “années romaines” vont se conclure. Louis, Pierre, vivent dans l’appartement de B. Je visite les lieux que je leur ai vantés, mais comme le propriétaire qui voudrait se défaire d’un manoir hanté.

JEUDI 10 AOÛT

Santa Maria di Leuca,  rue Virgile. Insomnie.Village bruyant. Minuit passé, des enfants dans la cour d’en face s’amusent à mimer des défilés de mode devant le cercle des parents réunis sur des chaises pliantes. Tout cela trop touchant pour qu’on leur demande de se taire. Quelle énergie ai-je mis moi-même dans ce teatrino de l’enfance !

VENDREDI 11 AOÛT

Idée d’un deuxième quatuor avec piano dont j’ai en tête le premier mouvement. L’ai trouvé dans un court tunnel de solitude, comme Fauré a trouvé le Sixième Nocturne dans le tunnel du Simplon. On entend dans les cours qui jouxtent la maison, le bruit divisé, impossible à localiser ou à synchroniser, des cours adjacentes – éternuements, éclats de rire, cris – des chats qu’on appelle (à en juger par les noms).

J E UD I 1 7 A O Û T

À six heures du soir, tous les vieux sont assis devant leur cercle sur la place Salandra de Nardo

VENDREDI 18 AOÛT


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– Circolo Agricolo, Circolo del Futuro ! Quelle spécificité les distingue, quelles rivalités les opposent ? N’était le décor, les palabres sur la place ont la même caractéristique qu’à Hammam-Lif ou à Kasserine. C’est l’heure méditerranéenne, sans femme. Façade si étrange de San Domenico (). Où ce Tarantino s’est-il formé, où a-t-il pris ces cariatides allongées, ces grotesques ? Cette liberté est-elle de l’ignorance ? Beau coucher de soleil vu du rempart circulaire à Gallipoli, Ortygie des Pouilles. La pierre des églises est si friable et poreuse que les vents marins y laissent une marque aux angles, comme la corde sur la margelle d’un puits.

 CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Sur les hauts du bourg, le sanctuaire de Santa Maria di Leuca donne sur le cap extrême de l’Italie – Qui finisce l’Italia. C’est ici, selon une tradition très vague, que saint Pierre aurait débarqué. Il se serait fallu de peu que le christianisme ne reste en Orient où il était né. Imaginons même que les Arabes, chassés par un quelconque empire chrétien d’Orient, aient reflué vers l’Occident où, ensuite, ils auraient accommodé l’islam. Je pense toujours à cette séduisante alternative en apercevant de la rue Monge le minaret de la Grande Mosquée de Paris. À Otrante, des militaires ont mission de patrouiller pour intercepter d’éventuels clandestins albanais venus par la mer. En fait, on les voit parader avec des filles. Rues d’Otrante, blanches, pentues, grecques, un peu surfaites et envahies de touristes, mais la petite église byzantine San Pietro, intacte, coincée dans une imbrication de maisons et dont la croix grecque doit tenir dans cent mètres carrés, est une merveille. On doit voir des choses comme ça en Arménie.

DIMANCHE 20 AOÛT




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Castel del Monte, la forteresse de Frédéric II de Hohenstaufen, dans l’arrière pays. Le ciel s’est brutalement assombri quand nous y sommes montés et j’ai recommandé à K. de se chanter intérieurement le prélude de Parsifal. De quelque fenêtre qu’on regarde la cour on la croit toujours égale, n’étaient ces variations infimes voulues par des cabalistes qui mettent un oculus sur un des pans de l’octogone, puis rien, puis rien, puis deux fenêtres allongées, puis une grande fenêtre, puis rien (de mémoire). Écrire une belle musique pour la cour du château, cuivres, bois. Peut-être cuivre seulement, avec sourdines. Et donc à peine de public. Il faudrait que les musiciens, et eux seuls, soient dans la cour. La découpe octogone du ciel s’est assombrie encore et un orage a éclaté. D’une des fenêtres presque opaques des chambres hautes, on voit les pins battus par les vents, montant en ellipse jusqu’au château. Pesaro. Le Guillaume Tell de Rossini dans la version intégrale (en français) au Palasport qui sert d’opéra. Le chœur est polonais, le ballet cubain, aucun intermède dansé ne nous est épargné et les trois jeunes pasteurs helvétiques que Melcthal marie au premier acte se trouvent être de petites créatures de La Havane un peu fofolles. La théorie de K. est que “Rossini arrête avec cette œuvre sa carrière d’opéra parce qu’il est un homme du XVIIIe, qui ne peut que contourner Beethoven”. Dîner au premier entracte da Teresa : sublime tournedos couvert de truffes en lamelles. Contre toute attente, sur la parole liberté, un final en ut, ronflant sur un motif répété, magnifique, nettement prébrucknérien.

M A R D I 2 2 A O ÛT

Dans la maison de Rossini, une plaque indique la pièce précise dove “l’Arte della musica arrise alla

MERCREDI 23 AOÛT


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CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Pian di Campitello (Dolomites). Le temps s’est remis ; on entend des ouvriers qui refont le fenil tout contre le chalet, mais bien qu’ils utilisent une sorte de grue, leur geste même, le roulement de leurs matériaux, des troncs d’arbres qu’ils assemblent, reste une variation silencieuse du val tout entier. Du lit, de la chambre de bois où je tape ceci, je vois les dernières pentes de la vallée et quelques sapins, puis la montagne elle-même à contre-jour barrée à intervalles réguliers, mais longs, par l’ascension du téléphérique. Dans la seule rue du hameau de Pian, les gardes forestiers et, si j’ai bien compris, les pompiers, ont organisé une petite fête avec saucisses et beignets. On comprend combien il n’allait pas de soi d’unifier l’Italie quand on entend monter dans la nuit les petits airs tyroliens joués à l’accordéon aussi éloignés des chansons siciliennes qu’une hétérophonie de Papouasie l’est d’une sonate de Scarlatti.

JEUDI 24 AOÛT

 

nascita di...etc”. Surtout le merveilleux crayon-pastel de Gustave Doré : Rossini sur son lit de mort, la tête reposée sur un gros oreiller, son sourire sans lèvre de vieillard bonasse et presque androgyne, le crucifix mal planté entre les doigts. Dans la même salle, une photographie étonnante : la reconnaissance de la dépouille de Rossini au cimetière du Père-Lachaise lors de l’exhumation de  préludant au transfert à Santa Croce de Florence. Le cercueil est posé dans l’allée, devant la chapelle Rossini, ouvert, et légèrement surélevé.Tout autour des hommes en habit et chapeau, certain se bouchant le nez avec un mouchoir.Après dix-neuf ans, Rossini a encore un visage – on voit la bouche ouverte, le nez qui pointe d’une sorte de magma dont on ne sait s’il est liquide ou s’il est formé d’un linceul défait. On ne photographie plus les morts aujourd’hui. On a tort. B., qui est tout à fait de son époque, dit qu’on a raison.


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Toute la promenade est une sorte de réalisation en trois dimensions de presque tous les récits de Stifter (notamment Dans les bois, que je lis depuis hier). Pendant la marche, mis de l’ordre dans ce qui est envisageable. Depuis hier mûrit l’idée d’un concerto pour piano à partir du problème que de vieux maîtres zen posaient à leurs disciples : “un son se fait entendre si je tape dans mes deux mains, mais quel serait le son d’une seul main ?”. Penser à une sorte de chorégraphie muette des mains. Trouver l’ultime conséquence du geste-son.

S A M ED I 2 6 A OÛ T

Toujours Pelléas : Il faut que tout finisse. Précipiter la fin du séjour. La ligne de mire : h, départ à Vérone de mon train pour Paris. Quai de la gare, dans l’après-midi, B. me dit “abbi cura di te” (prends soin de toi). Erré, un peu assommé, dans la gare. Marché dans la ville, malgré mes jambes endolories par les excursions en montagne, jusqu’au pont Scaligero, fondant-roux dans le couchant. Dîné seul dans la cour du Palais Maffei, piazza delle Erbe, de mets délicieux et peu chers, en lisant le journal. Vérone transsude toujours la richesse que rapportent les chroniques anciennes.

LUNDI 28 AOÛT

Paris. Comme aux mauvais jours : bêcher chaque instant avec méthode. Un infime déclic dans le jeu dangereux de l’écriture condamne à être seul, même, et surtout, avec l’Autre. Cet impossible à saisir dans tout autre, le peintre le partage avec le musicien. Ils ne travaillent que sur le reste de toute apparence.

MARDI 29 AOÛT

Beau voyage à Korbous où “l’on n’arrive jamais que le soir” comme au Dammartin de Nerval. Le soleil n’est pas tombé derrière la ligne d’horizon, il a été

S A M ED I 2 SE P TEMB RE


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

Paris. La musique que j’ai composée hier et que je recopie aujourd’hui était en fait déjà écrite. Or existe la limite subtile entre ce que l’on écrit obsessivement,

D I M A N C H E 1 ER O C T O B R E

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Depuis des jours et des jours ce sont les motifs si étranges du dernier Fauré (faits de secondes octaviées) qui me tournent dans l’esprit. Aucune œuvre précisément, mais des fragments, des éclats. La mémoire musicale est faite comme les trencadis sur les façades de Gaudi, de tessons collés dans du mortier. En me promenant ce matin, à la recherche de bananes pour A., dans les grandes avenues de La Marsa, tout se pose avec précision dans l’esprit, les souffles, les accents, les timbres ; il n’y aurait qu’à noter. Mystérieux mais clair. Entre la corniche et la mer, sur les terrains de sport posés en biais, des adolescents sous la conduite d’un maître font les gestes rituels du karaté. Le cri du maître perce le bruit des vagues.

D I M A N C H E 1 0 S EPTE MBR E

 

amorti par un filet de nuages gris transparent qui se confond avec l’atmosphère et surélève imperceptiblement le niveau de la mer. La balustrade qui manque n’est pas remplacée et ne le sera pas avant des années. On pensera toujours à ce détail même si l’on n’y vient plus, on y pensera comme à ces imperfections volontaires que les Indiens des Plaines glissent dans la fabrication de leurs osiers, fenêtres par où pourra sortir l’“esprit du panier” (cf. Levi-Strauss). Tabac du narguilé parfait, fort sans âcreté, bon tirant de la chicha. Mélopée d’une mauvaise cassette, muezzin, bruit des caisses de bouteilles que des garçons font glisser par colonnes pour ne pas avoir à les porter jusqu’à ce qu’une d’elles s’effondre. Leur soirée est occupée alors à balayer les éclats de verre.


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qu’il est licite de réécrire d’une partition à l’autre tant que la forme exacte d’une vision n’est pas trouvée, et le moment dépassé où cette répétition retarde un silence ou une avancée. “On ne peut refaire ce qu’on aime qu’en le renonçant” (Proust, Le Temps retrouvé). Des heures entières pour écrire quelques secondes. Puis les copier. Ce sont toujours les mêmes secondes, virtuelles et muettes, changées en ce silence profond du cabinet. Travaillé jusqu’à tard. Roulé dans la ville, célibataire, séparé. L’irréalité dont tout est frappé se reconnaît sans mal ; c’est celle de l’attente. Mes doigts sauraient-ils encore composer dans l’obscurité le numéro de B. ? Quant à me souvenir de la ritournelle que fait le numéro et ses chiffres répétés avec le combiné à fréquence vocale ! comment l’oublier ? C’est une série de douze sons : sol si si si si si la si la la la sol. Troisième entretien avec Gustavo Frigerio qui me propose des livrets dont je détourne le tir (Koltès, Lorca). Je lui parle longuement de Pastorale, au cas où il veuille rechevaucher le projet abandonné.

LU N D I 2 O CTO B RE

Dans un des scénarios du pardon accordé à l’autre par la victime, la petitesse du bourreau est considérée avec mansuétude. Dans les Fragments, Barthes cite cela dans la figure “altération”: se pourrait-il que l’autre vive dans un monde plat? Travaillé dur à la Fièvre toute la journée. Nicolas Monty vient prendre les feuillets au fur et à mesure. L’Ensemble Modern s’impatiente. Je doute que l’utopie des conductus, ces pauses de gestessons soient tout à fait viables en concert, et même je crains qu’ils perturbent la forme.

SAMEDI 7 OCTOBRE


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Terminé Un peu de fièvre en fin d’aprèsmidi. Les deux dernières pièces sont venues avec une incroyable rapidité. Mes préférées. J’y ai peu travaillé ; elles étaient précises en esprit. Le plus enfoui, on le trouve déjà très poli, simplement à transcrire. Pendant le travail, tendu, minuté – il faut rendre demain matin –, entendu la ponceuse des voisins qui devenait l’étalon d’un silence rugueux et égal.

D I M A N C H E 8 OCTOBRE

Cadrage impitoyable opéré par la providence : un fax de B., illisible par la transmission, où seulement trois mots sont déchiffrables : … un peu moins…

LUNDI 9 OCTOBRE



Conservatoire de Vitry-sur-Seine : des couloirs, on entend toujours les jeunes filles de la classe de chant lancer, dans un désespoir chromatique, des plaintes sur amor’mio.

V E N D R E D I 2 0 O CT OB RE

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Rome. Via dei Capellari, boyaux médiévaux où sont regroupés les ébénistes depuis la nuit des temps. Un jeune ouvrier rajuste sa queue-de-cheval dans un miroir dont il vient de finir de raboter le cadre,

VENDREDI 27 OCTOBRE

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Deuxième exposition de Claire-Jeanne Jézéquel chez Dupeyronnet, rue Debelleyme. Elle appelle “ouvrage” les pièces d’aggloméré ou de médium scié selon des lignes hésitantes puis ressoudées, striées par un enduit blanc qui redessine les blessures avec un léger tremblé. Les pièces sont au sol, comme toute sa production récente. Idée de l’œuvre “avant installation”. En musique, c’est l’obsession d’une répétition qui est simultanée à l’exécution même. La toccata qui semblait pour soi, pour s’accorder, pour se chauffer les doigts, c’était en fait ce qu’on pouvait dire de mieux.

SAMEDI 21 OCTOBRE


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deux vieux jouent aux cartes dans la rue, sur la table qu’ils viennent de poncer. La rue serpente, encombrée de trépieds, de tables et d’armoires, comme si le quartier entier déménageait le même jour. On dirait que les corporations se réapproprient le fruit de leur travail, jouant le tableau d’une Cenerentola marxiste. La Neuvième de Bruckner, suprême consolation, bouteille de plongée pour les grands fonds.

M E R C R E D I 1 ER N O V E M B R E

Vol brumeux. Il n’y a dans l’avion que des hommes d’affaires ; des hommes aux mains libres, glacés d’aller-retour, sentant l’après rasage et le sommeil. Certains ont des gourmettes, avec leur petit nom, comme des chiens perdus. Arrivé tôt à Francfort. Un chien sort tétanisé, peut-être fou pour la vie, d’une cage tirée de la soute. La ville est entourée de forêts jeunes, et tous ces “espaces verts” dans la ville, quartiers que l’on a renoncé à rebâtir ? L’obsession du silence postule un impossible en réserve, la consolation d’une parole autre. Faillite du langage. Ou bien sa réussite trop définitive (dans la musique de Schumann).

J E UD I 2 N O V E MB RE

Création d’Un peu de fièvre à la Mozart-Saal du Alte Oper de Francfort. Au même programme, dans l’œuvre de l’Israélien Dror Feiler, les plus grands fortissimo que j’aie jamais entendus : des coups formidables sur ce qui ressemble à une carcasse de réfrigérateur. Si on m’appelle ppppesson, on doit l’appeler ffffeiler.

VENDREDI 3 NOVEMBRE

Renoncé à suivre la tournée à Berlin. Quitté Francfort à onze heures.

SAMEDI 4 NOVEMBRE


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On a déblayé le bois automnal pour faire passer les rails. Mais la forêt est jeune, partout. C’est frappant. Un taillis doré dont une branche parfois griffe la vitre du train qui la déchiquète. Ce sont les quelques feuilles vertes qui semblent n’être pas matures dans ces buissons d’Hespérides. Paris. Encore des réunions, des dossiers. À l’arraché, dix mesures pour Butterfly dont le visage souffrant commence à couvrir les colonnes Morris de Paris (celle d’Ichkeul en Tunisie, celle de Frédéric Mitterrand).

J E UD I 1 6 N O V EM BRE

L’entrée dans la journée comme la feuille dans l’imprimante. Le mépris militant d’Olivier Beaufils pour tout ce qui se présenterait d’abord comme un matériau en musique. Mais ses théories, parfois, difficiles à suivre : il parle de mystère, de terreur. Notre projet de livre sur Ravel. Souvent repensé aux volumes de la Recherche dont les pages n’étaient pas coupées dans la bibliothèque du Belvédère, à Montfort L’Amaury. Ravel ne les avait-il donc pas lus?

DIMANCHE 19 NOVEMBRE

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Toujours pas atteint le bout de la baie dans le livret Butterfly. La bibliothécaire de l’Orchestre Philharmonique demande le matériel sur les pupitres pour dans quarante-huit heures. On n’en est même pas à la scène du mariage prévue pour ce week-end.

M E R CR E DI 2 2 NOV EMB RE



Confidence de Philippe Mion, œuvre () qu’il annonçait pessonienne – comme tel qui dit voir le visage d’un dragon dans la fissure d’un mur là où vous ne voyez vous, au mieux, que le contour de Madagascar.




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Chercher encore un sujet d’opéra – et donc humiliation. Grammaire de Jean Daive ? L’infermiera di Pisa d’Ottiero Ottieri (dans un hôpital quadrillé par une équipe de médecins raisonneurs, comme ceux qui veulent tracer le destin de Wozzeck, un vieillard est amoureux de l’infirmière de Pise. Roman en vers). Dans la résolution d’aimer quoiqu’il arrive et quoiqu’on ait imaginé du contre-projet volcanique de l’autre (de l’infirmière de Pise, si douce, si résolue quand elle veut changer le pyjama du vieillard, bien qu’il soit propre et bleu de la veille), on est arrêté dans la cendre.

JEUDI 23 NOVEMBRE

Michael Palmer : Je ne parlerai à personne les jours de la semaine qui finissent en i.

V E N D R E D I 24 NOV EMB RE

Scène des préparatifs du mariage : le dialogue rapide (parole pesamment insistante de la tradition parlant par la mère qui veut faire endosser la robe somptueuse à sa fille, réponses lentes et absentes de CioCio San) devait se dérouler sur un tapis de cordes, une procession très lente d’harmonies décalées, mais, au moment de la rédaction, je suis certain de l’écrire-mieux, car l’écart est le premier jet. La distance entre l’intuition première et sa rectification, le plus souvent d’ailleurs dans le sens de la soustraction, est presque simultanée. Chaque scène est plus longue que prévue et donc mon compte à rebours de temps et de mesures restant à écrire est plus catastrophique encore. Il faudra rabioter sur les bonzes.

D I M A N C H E 2 6 NO VE MB RE

Première rencontre avec Marie Redonnet au Hangar, impasse Berthaud. Elle voit un tournant possible de son écriture dans ce projet d’opéra que je lui propose. Elle ne veut plus écrire de roman pour l’instant, travaille à un essai sur Genet. Nous

MERCREDI 29 NOVEMBRE


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nous sommes promis de partir de rien. Excellent début. Redonnet est dans le bon en deçà, celui peut-être de Jézéquel. Le lot de mesures d’orchestre journalier est ridiculement faible. Le mariage (e des quinze fragments) aujourd’hui, premier tutti, le plus long, le plus dur à écrire.

JEUDI 30 NOVEMBRE

Dans un article recensant le concert de Francfort, le critique dit que ma musique, qui travaille aussi contre le beau-son ou contre les instruments, serait le retournement positif, hédoniste, et dans l’esprit du critique, sûrement “français”, de la musique de Lachenmann. Travail acharné sur les quelques secondes du mariage de Butterfly.

V E N D R E D I 1 ER D É C E M B R E



Il a neigé aujourd’hui. Grand découragement et le chœur des bonzes s’en ressent. L’étau se resserre. C’est le supplice des poussettes du juge Ti. Il faut finir Butterfly dans les trois semaines tout en courant sur les autres fronts. L’orchestre et les chœurs envoient plaintes et fax pour que les délais implacables soient respectés.

M A R D I 5 D ÉC EMBR E

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Enregistré aujourd’hui à la Radio les deux Mélodies carthaginoises, avec le ténor Jean-Philippe Ravoux, en grosses chaussures de randonnée et clés apparentes aux poches arrières, comme il est d’usage en ce moment sur la Banquise.Vincent Leterme, le plus pessonien des pianistes. Vu B. pour la dernière fois.

LU N D I 4 DÉ CE MB RE

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Comment marquer un disparu dans le carnet d’adresses ? Le rayer, c’est le tuer une deuxième fois ; le couvrir de typex, le réensevelir. Rien. Laisser tel quel le numéro qu’on ne peut plus appeler.

SAMEDI 2 DÉCEMBRE




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Il faudra encore décommander le coursier pour le, les copistes – nous décidons de les dédoubler pour faire face au retard de la partition à cause du chœur des bonzes qui n’est toujours pas fini (toujours cette musique rapide si longue à écrire). Comme dit Monsieur Songe :“Si les jours néfastes redoublent en nombre, crever un œil à la pythonisse”. Mais lequel ?

MERCREDI 6 DÉCEMBRE

Presque à devenir fou : travailler. Ne quittez pas, une impératrice va vous répondre.

S A M ED I 9 D É CEM BRE

Travail forcené sur la montagne (interlude III) qu’il faut finir demain. Écouté, et la réécouterai tous ces jours prochains, une magnifique pièce pour trois pianos de Feldman, Extension IV, des années du cercle de Stefan Wolpe de New York, circa .

DIMANCHE 10 DÉCEMBRE

Passé, dans une émission de France Culture, la version de Nell (l’opus  de Fauré) par Camille Maurane. Disais que cette minute quarante m’avait bien des fois été providentielle. Maurane a été le meilleur Pelléas. Tout de cet homme, sa manière de saluer, de parler de luimême, de s’inquiéter des autres, sa juvénilité, sa modestie étaient déjà dans son chant, direct, droit, sans affectation d’ailleurs. La bonté dans chaque syllabe, et jusqu’à l’accent touchant sur le v de volupté. On ne peut plus entrer dans le mois de juin sans penser à sa manière de prononcer ce mot.

MARDI 12 DÉCEMBRE

Dans les solitudes des champs de coton de Koltès à la Manufacture des œillets à Ivry. Beauté des mains de Patrice Chéreau, sa façon de parler comme un homme légèrement ivre qui branle de la tête. Nathalie Sarraute est dans la salle, soutenue par un jeune homme.


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La fameuse définition de Lacan : “L’amour, c’est donner ce que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”.

MERCREDI 13 DÉCEMBRE

Trop de dossiers empilés sur mon bureau. Malgré l’installation immuable à deux plans, les feuilles de l’orchestre recouvrent tout comme des lames déferlantes. La limaille caoutchouteuse de ce qui est gommé est comme la mue de la mauvaise idée qui laisse voir la peau claire et fragile de celle qui pourrait être la bonne, si elle ne finissait étrillée à son tour par le repentir.   CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



L’avancée douloureuse mais presque euphorique de Butterfly, l’œil du typhon, ce moment terrible, quand l’urgence devient une aide soignante de l’inspiration, fait resonger à cette remarque fameuse de François Truffaut : “Lorsque je commence un film, je me dis, je vais faire un film magnifique ; au bout d’une semaine de tour nage, je me dis, pourvu que j’arrive à terminer ce film”. Dans la lutte entre le projet et l’urgence, il y a la place exacte d’une certitude intranquille, qui est à la maîtrise de soi, ce que le trémolo est à la résonance. Tout est prêt et révocable à tout moment. Nous n’en sommes plus au choix, mais à l’injonction qui tient lieu d’inspiration. Voilà, c’est ça qu’il faut ici, cette doublure, pas cette phrase, ce crescendo, cette correspondance de tempi. La peine oui, l’hésitation, presque jamais, ou bien sous la forme oraculaire du lapsus. La gomme vient alors réparer et non pas contredire. On souhaite aux calligraphes de musique, ceux, nos semblables, qui rêvent les sons, les grâces que la théologie accordait aux corps glorieux, et que Barthes rappelle à propos des marionnettes du Bunraku : impassibilité, clarté, agilité, subtilité.

S A M ED I 16 D ÉC EMB RE


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Fait, refait et défait l’arrivée du bateau dans le port. Grande difficulté à trouver la ligne de chant. Disons le mot, la mélodie.

DIMANCHE 17 DÉCEMBRE

M A R D I 1 9 D É CE MBR E

Étrange, dans le rêve, cette idée d’un gra-

vier français. Quatre heures de travail sur dix secondes. Et tout à refaire demain sans doute. MERCREDI 20 DÉCEMBRE

Impossible de finir Butterfly dans les

temps. Dominique Fourcade encore : La parole sans nœud coulant du poème. Or, de tout de ce qui s’écrit et nous parvient, le nœud se resserre. Deux mesures seulement de Butterfly. Négocier quelques jours de retard pour le rendu du matériel avec la bibliothécaire de l’Orchestre Philharmonique qui passe dans mes cauchemars avec les traits de Tisiphone.  rue de l’Amiral-Mouchez : Olivier Beaufils me montre une dédicace autographe de Ravel sur une partition de Ma Mère L’Oye écrite à Sherbourg (sic) le  //. Départ ou retour d’Amérique ? Cette dysorthographie est peut-être déjà signe de la maladie.

V E N D R E D I 2 2 DÉ CE MB RE

Lassé de l’orchestre de Butterfly. La tempête, achevée aujourd’hui, m’a épuisé depuis tant de jours. Il faut encore réduire le livret. Retailler. Plus que quelques heures avant la nouvelle vie d’après Butterfly.

SAMEDI 23 DÉCEMBRE

Échange-t-on, comme dit le client sans amour de Koltès, un sac de riz contre un sac de riz ? Première moitié de l’ère An’ei (-). Une estampe de Ippitsusai Bunchô représente une courtisane de haut


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rang, Morokoshi, dans sa maison de Echizen, e bloc de maisons closes du quartier de Miyakomachi de l’ancienne Edo. La courtisane détourne le visage de son client qu’elle n’a pas vu sûrement depuis longtemps, comme en témoigne le poème calligraphié sur un nuage, pure convention graphique qui ferme la pièce par le haut comme le ferait un rideau de théâtre:“Lorsqu’on ne s’est pas vu depuis une éternité, au fond, ni l’un ni l’autre ne peut ressentir de l’amertume”. Énormément travaillé. Sorti de la tempête. Butterfly sait, par les douze voix du fonctionnaire impérial, qu’Il ne reviendra pas, mais dans la version de Jaffeux, qui est confucéenne à sa manière, elle ne s’émeut pas et ne laisse rien paraître. Elle dit : “Il est en moi”. Retouche à Lacan : l’amour est seulement ce qu’on veut donner à l’autre, qui veut ce qu’on ne pourrait donner qu’à celui qu’il ne peut pas être.

DIMANCHE 24 DÉCEMBRE

 CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Tension terrible de travail pour finir à temps. Composé, recopié immédiatement et corrigé parallèlement ce que les copistes ont déjà saisi.

MARDI 26 DÉCEMBRE



La connaissance reconnaît celui qui se déverse comme source et le conduit, extasié, au travers de la création sereine, que souvent le début termine et la fin commence. (Rilke) Dernières corrections. Porté tôt le manuscrit à K. Puis je le vois, remontant l’avenue Ledru-Rollin, l’énorme paquet recto seul (deux cents grandes feuilles d’orchestre) tenu maladroitement sous le bras, tout pouvant, sans qu’il y ait une seule copie de la fin (suis aussi peu

J E UD I 28 D É CE MBR E



Fini Butterfly à dix heures du soir. Puis travaillé longtemps à corriger les épreuves.

M E R CR E DI 27 D ÉC EMBRE


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dans la prévoyance Luc Lang que possible), finir dans le caniveau (mais c’est ma faute. Il me rappelle qu’un carton à dessin, tout compositeur professionnel en a un chez lui). Appunto. Verlaine : je suis un amateur dès que je suis un poète.


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

Butterfly corrigée quitte la maison liasse par liasse, chaque copiste venant chercher son lot. La peur du vide a été trop grande, une fois encore. J’aurais voulu que tout l’orchestre sonne comme un grand luth en forme de lune. Dominique My qui voyait cela clairsemé ! K. trouve dans Fourcade l’exergue-programme à mon disque : Le problème c’est être un muezzin du vide un muezzin du blanc.

D I M A N C H E 7 JANVI ER

 CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Strasbourg. Chez Louis Ziegler, place Broglie. Il suffit de traverser la rue pour aller travailler dans les salons du palais Rohan. La performance de demain consiste en ceci : lire des extraits du résumé de Sodome et Gomorrhe dans l’édition Clarac et Ferré, façon de reparcourir, de déchiqueter un texte que je ne pourrai peut-être plus relire, devenu maintenant irrespirable dans sa continuité, éreintant comme une hérédité. Je ponctue la lecture de percussions sur des verres de cristal ou de mélopées improvisées pendant que Louis danse sur les parquets cirés. Le réacteur de la Recherche du temps perdu (centrale mal surveillée) a implosé chez certains d’entre nous, et tout est resté contaminé.

LUNDI 8 JANVIER




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On se résout à renoncer à la couleur indécise d’un être avant d’abandonner le droit indu et pourtant imprescriptible sur le corps de l’Autre qui est notre grande invention. La Grande Affaire. Contredire Proust sur ce point de doctrine : la vérité de l’amour, comme celle de la créature aimée, est en nous, et non hors de nous.

M A R D I 9 J A N VIER

Paris. La ville encombrée à cause du défilé de chefs d’État pour la messe Mitterrand à Notre-Dame. Il dit “une messe est possible” et alors, une messe est fatale. Le protocole a placé le prince Rainier de Monaco à côté de Fidel Castro en costume de ville. Création au conservatoire Jacques Ibert de Éloge de l’Ombre d’Hugues Dufourt, que je n’ai pas saisie à la première écoute (pourquoi ? comment le dire à son auteur ?), et Aubrac d’Antoine Bonnet, extrait du cycle d’après Julien Gracq, plus abordable, pour mon humeur contraire, pleine de séductions même. Je ne me souviens pas que Gracq ait parlé d’une musique postérieure à celle de Wagner. Est-ce qu’il voudra écouter celle écrite aujourd’hui d’après ses textes ? Ce côté vieille lune chez lui, une certaine raideur, l’empesé de la précision lexicale du prof de géographie, ce provincialisme un peu boutonné, tout semble le décaler de plusieurs décennies. On le verrait contemporain de Jacques Rivière ou d’Alain-Fournier. L’aventure moderne de Gracq a été le surréalisme dont il est sorti d’ailleurs indemne – Siegfried que la folie ne pouvait pas toucher. Comme le surréalisme a “raté le corps” (Barthes), il a manqué (de peu) Julien Gracq.

JEUDI 11 JANVIER

Roberto Zucco de Koltès aux Amandiers dont Gustavo Frigerio voulait que je tire un opéra. Plus

VENDREDI 12 JANVIER


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souvent ! Lyrisme ambigu de la violence. La scène de la femme élégante dans le square est la seule qui m’ait semblé parfaite, aussi bien à la lecture. On comprend que Koltès n’ait jamais considéré la pièce comme finie et que Chéreau ne l’ait jamais mise en scène. Concert-atelier des stagiaires de l’Ircam. Laideur persistante du son électronique. Comment pouvoir s’en contenter ? Est-ce amendable ? Impression qu’on en est encore aux balbutiements, comme lorsqu’on devait apprendre, il y a quelques années, des langages machine dont il était certain qu’ils seraient immédiatement obsolètes. Cette beauté vite saturée du son électronique est très comparable aux images en hologrammes, à leur magie qui se révèle bien plate, quoi qu’elle se donne en trois dimensions. Il faudrait travailler ton sur ton, sur des écarts infimes entre le son réel et le son transformé, jouer sur l’illusion de la source et non sur son exaltation redondante. Passé les premières euphories du temps réel, ces musiques et leurs techniques rejoignent la rusticité, l’intrépidité touchante des bonnes vieilles pièces mixtes.

SAMEDI 13 JANVIER

  CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •

Certains hauts fonctionnaires rejoignent, après avoir été ambassadeurs, ministres ou chefs de cabinet, leur corps d’origine. Il y a cela après une rupture : le propre corps séparé, la réintégration du corps d’avant l’autre. Je vois en relisant le livret complet de Marc Jaffeux que notre niveau d’identification à Butterfly n’est pas selon le même axe. Il voit la blancheur, la fragilité de l’être qui cherche l’endroit pour se cacher du monde ;

MERCREDI 17 JANVIER



Monsieur de Clèves meurt d’affliction en si peu de jours et “avec une constance admirable”.

M A R D I 16 J A NVI ER


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moi, je ne pense qu’à la blessure d’amour, au feu destructeur sur Nagasaki. Mais nous nous entendons dans le personnage absenté et confucéen qui accepte ou qui invente l’envers de son propre malheur. Olivier Beaufils m’apporte ce soir trois pièces pour piano qu’il me dédie. Très belles, vraiment brèves et difficiles à jouer pour moi. Do# mi avec une main, alors que je ne fais même pas une neuvième. Vu au studio des Ursulines, inchangé depuis mes premières émotions sérieuses au cinéma, il y a vingt ans, le No sex last night de Sophie Calle et Greg Shepard, journal de voyage tourné à deux caméras vidéo. Le film commence par des images arrêtées, tressautantes comme de mauvaises diapositives de vacances. Près de New York, un littoral désert, Sophie Calle s’avance sur un débarcadère pour lancer à l’eau un panier rempli de fleurs et de petits objets votifs, dont une photo, en hommage à Hervé Guibert. Le début de leur voyage coïncidait avec le jour de ses funérailles à l’île d’Elbe. Elle lui téléphone et on entend sa voix sur le répondeur encore branché. L’échec de Sophie Calle, ce mariage en voiture à Las Vegas, le pasteur écouté en hâte au guichet, la seule nuit où il la possède, cela même, transformé en film involontaire, fragile, tragique et léger, est stimulant et aimante tout ce qui peut lui ressembler dans notre propre naufrage – je le lui ai dit (discussion après la projection). Parking. Écouté seul dans la voiture tout moteur éteint le Quaderno musicale di Annalibera de Dallapiccola, musique si délicate.

J E UD I 1 8 JA N VI ER

Dîner avec Alice Ader et Isabelle Veyrier chez Constance de Corbière. Beaucoup parlé de Fauré

SAMEDI 20 JANVIER


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qu’elles se préparent à enregistrer. Leurs scrupules coïncident avec ma hantise : on joue Fauré trop compact depuis longtemps, trop expressif aussi, pas assez articulé, on finit par soustraire les lignes en les additionnant pour aboutir à ce pudding terrible des quintettes et des quatuors. Trouvé sous la porte de l’atelier un coin de papier journal griffonné avec un prénom presque illisible, mais qui n’était pas le mien et un nom qui, à une lettre près, me désignait. Écriture troublante de mage ou d’analphabète. Est-ce que j’aurais raté une annonciation ?

LU N D I 22 J A N VIER

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Retrouvé, même dans la culpabilité des retards véniels, l’otium calme, la verticale, comme un lac blanc. Ce graffiti rue de la Chaussée d’Antin : enculons blanches. On voit au tracé que l’article n’a pas été prévu par l’artiste. Rencontré Hugues Dufourt dans les bureaux d’Una Corda, rue Saint-Lazare (vois qu’il a sous le bras, comme moi en ce moment, De Particulier à Particulier). Il a parcouru Butterfly le nom en manuscrit chez Dominique My et ce qu’il en dit est d’une grande exactitude, finesse et précision. Il

JEUDI 25 JANVIER

 

Croisé à Vitry, sur la dalle Robespierre, Karim, l’ancien élève si joyeux que Haydn émerveillait. Il est inquiet maintenant, comme si le financier lui avait donné l’or à cacher dans sa cave. Il porte une cassette vidéo de théologie musulmane, qui doit être une sorte de code de conduite accélérée pour garçons en quête d’identité. Il a abandonné la musique, sa guitare qu’il aimait tant, parce que les guides spirituels ont décidé que cela contrevenait à la volonté de Dieu. Pourquoi aujourd’hui ce regard fuyant (d’ailleurs souligné de khôl) si Dieu est avec lui, s’il en est si sûr ?

MARDI 23 JANVIER


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avance que la chose est un peu radicale et risquée à l’orchestre. Suivre à la lettre les conseils qu’il me donne pour le déroulement des répétitions. Pas d’ego. Bouger le moins possible. Répondre aux questions des musiciens sans passion, dans le calme et la sûreté la plus absolue. Le train des erreurs, des malentendus et des corrections infinies déclenché par Butterfly : les fax haineux, les reprographieurs insultés, les éditeurs conspués, les bibliothécaires en furie, les chœurs en révolte. Enchaîner, ça doit être ça, le secret. Ils l’ont bien compris en enfer (Marie Depussé).

SAMEDI 27 JANVIER

Enfin en mains la partition imprimée de Butterfly, scintillante de fautes et déjà sanglante de corrections.

J E U D I 1 ER F É V R I E R

Marc Jaffeux découvre ce soir en répétition en quoi consiste le livret de Butterfly et quelles coupes j’ai effectuées. Il n’en paraît pas effrayé. Moment fâcheux juste avant le grand effort des dernières séances, quand la musique écrite, à peine jouée, ne m’intéresse plus, mais la suivante, imprécise, pourtant drue et sans pitié pour les erreurs du passé.

S A M ED I 3 F É VRI ER

Kafû, le mélancolique, se plaint de ce qu’en  les geishas ne savent plus jouer du shamisen, qui était le luth des bordels, et son chant, ni respecter la tiédeur exacte du saké. Dure journée de répétition. Entends ma Butterfly par feuilletés successifs : les chœurs, la voix, aujourd’hui les vents, les cordes puis les percussions. Il faudrait, à l’idéal, que certaines couches marchent les unes sans les autres. À trop s’additionner, elles se soustraient (piège de l’orchestre).

LU N D I 5 F É V RIE R


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Premier tutti d’orchestre de Butterfly. Se ressouvenir des conseils d’Hugues Dufourt quand je vois un des musiciens de l’Orchestre Philharmonique lire un magazine pendant les mesures de silence – i.e. tout le temps. Dominique My donne le signe pour le coup de gong à glisser précisément sous le mot tradition. Pas de gong. L’homme qui en était artistiquement responsable avait filé, comme une infirmière pendant la piqûre. Dusapin dit qu’il faut aimer l’orchestre malgré ces déconvenues. Sorte de pluie neigeuse. Traversé le pont de Grenelle si exposé au vent. Chercher à se calmer. Dormir. Faire le mort avant la répétition de demain. Dominique se préparant à descendre au studio , concentrée, combative, comme pour entrer dans la fosse aux lions. Admiré son cran, sa résistance, sa maîtrise.

MERCREDI 7 FÉVRIER

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Création de Butterfly le nom. Assis à côté de Marc Jaffeux ; sa présence me calme. Nous partageons l’inquiétude de l’autre au point de l’annuler. Salle comble, jour de kermesse. Je m’abstrais sans difficulté et écoute cette seule version concentrée que je pourrai entendre du Philar. Quelques huées pour l’honneur après la musique. Celles-

S A M ED I 10 F É V RIE R



Création du troisième des Vexierbilder par Herbert Henck à la Radio et exécution des deux autres. Un peu raide, ni ludique, ni rêveur. Une personne a sifflé la musique dans la salle, et j’en étais surpris, plus que dépité. Comment siffler ça qui est si court, si décalé, et d’ailleurs presque ironique ? J’étais le seul compositeur du programme présent dans la salle, sinon sifflable, car l’opus  d’Hauer l’était objectivement autant que mes petites affaires. Au même programme, une création de Schoenberg, fragments inachevés et épars pour piano.

V E N D R E D I 9 F ÉVRI ER




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ci, contrairement à celles d’hier, rachetées par un bon accueil général. Après concert chez K. Parlé amicalement avec Gérard Grisey dont la distance est subtilement tressée de méfiance, de réserve, d’une rectitude qui est peut-être la conscience de sa valeur, ou plus exactement de son rang, sa distinction intellectuelle. Ce qu’on croit être une nouvelle vie commence après le travail qu’on pensait impossible. Plus d’engagement, plus de délais, plus de commande donc plus de retard, et plus de culpabilité. Dans ce champ libre, mais encombré de ruines, on pense que les œuvres tireront cette fois définitivement les leçons catégoriques, comminatoires de celle, à peine achevée, qui devait être décisive. Apprendre la sagesse dans ces décombres où la résolution veut prévaloir sur l’idée. Me tourne vers le vieux Couperin, l’interroge avidement ce matin. Lui ou Chopin.

DIMANCHE 11 FÉVRIER

LeTe Deum de Berlioz au Zénith clôture les fêtes du bicentenaire du Conservatoire. La longue allée pavée à découvert qui y conduit, bordée de bambous frémissants, est coupée d’un vent glacial chargé de pluie. Effectif colossal : seize contrebasses, cinq paires de cymbales. Seul le bruit de quatre cents choristes qui se lèvent dans un même rythme lancé par Colin Davis est inoubliable.

LU N D I 1 2 FÉ VRIE R

Trouvé un mot de Jean-Pierre Derrien que ma Butterfly a glacé d’effroi. Il m’encourage à continuer dans ma voie (le moyen de faire autrement), dussé-je ne pas (me) faire que des amis. Peut-on, lorsqu’on est compositeur (non soviétique) être rayé de l’Ordre ?

MERCREDI 14 FÉVRIER


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Ou bien rêver, en art, de n’être jamais dédommagé. Je vis dans Brahms, lié pour moi (l’opus ) aux arbres nocturnes et dénudés, aux fenêtres de l’hôpital lorsque j’y vais tard le soir, voir A., amaigri, impatient de sortir. Le regard de ceux qui traînent leur mal ou leur ennui dans le couloir fait scrupule de ressortir, d’aller dehors, pour jouir d’une liberté d’ailleurs presque intraitable, chargés de leur souffrance qui nous délègue dans la vraie vie.

J E UD I 1 5 F É V RIER

Il arrive certain jour que l’écriture du journal (écriture pour moi essentiellement en position couchée) s’amalgame à la contrainte – la maladie, la pluie, la recherche absurde d’un retrait dont on finira par être chassé. Le pire de la contrainte devient alors dire, non pas ce qui n’est pas dicible, mais ce qui ne peut être que répété.

VENDREDI 16 FÉVRIER

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Cycle complet des huit pièces de la Rose des vents de Kagel, et sous sa direction, à la Radio (près de deux heures de musique). Comme Dalí, dans sa dernière période et la douteuse postérité de ses œuvres, Kagel, manipulateur génial, n’a fait, ces derniers temps, que signer des lithographies avec ses musiques incantatoires,“mémoire-dumonde”, qui ont marqué son tournant de la fin des années

DIMANCHE 18 FÉVRIER

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Séance d’enregistrement de la pièce d’alto d’Andreas Fervers, Paronomases, dans le vieux studio Kisselhof du boulevard Blanqui. Fervers est là, admirable, comme la moindre ligne de sa musique, précis, retenu, délicat, inflexible dans la tranquillité. Personne ne le joue. Son heure viendra. Sa femme cherchait un pastel de Turner dans un gros livre bleu pour faire une couverture au disque en chantier depuis des années. On aurait plutôt pensé à Sol LeWitt.

S A M ED I 1 7 FÉ VRIER




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soixante-dix. Ici, il réutilise l’ancien qui a été du neuf avec le véritable ancien (des refrains, des mélodies d’antan, des bribes d’ailleurs). Comme ce que l’on voit parfois sur l’étal des marchés aux puces, cet assemblage tremblé est sentimental et forcément malicieux : ce dont on ne veut pas dans Kagel est sournoisement doux et assimilable. Il triche avec astuce – certains disent que c’est son génie, d’autres, un des emplois de sa grande intelligence. Quelques passages (antépénultième pièce), très beaux, très rêvés. La tranquillité serait dans cette recherche calme des équivalences, éventuellement jusqu’à la folie. Olivier Beaufils, par exemple, en musique, passe son temps à traquer les réminiscences. Il a été jusqu’à trouver une citation de la Passion selon Saint-Mathieu dans l’Enfant et les Sortilèges… Trouvé, quant à moi, deux mesures textuelles de Mahler dans le prologue de l’Otello de Verdi.

M E R CR E DI 2 1 F ÉVRI ER

The Turn of the Screw à Favart, juste happé entre deux sommeils fiévreux. Coup de génie. Tension presque insoutenable avec si peu d’artifice, des moyens tellement à nu, des quartes empilées. Jamais la harpe n’a été si inquiétante. Ne découvre cela que bien tard car les préjugés m’en avaient détourné. Britten m’était masqué par tous ceux qui l’aiment exclusivement et m’ont fait parfois reculer. Pour Chostakovitch, mêmes gêneurs, et plus massés encore. Mais là, aucun progrès pour l’instant.

VENDREDI 23 FÉVRIER

Les deux kilomètres de l’avenue de Choisy couverts par le défilé du premier de l’an chinois. C’est Turandot à sa porte : palanquins, étendards, gongs, dragons de papier, lampions, chevaux, hommes à barbes gri-

DIMANCHE 25 FÉVRIER


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més, nattes, femmes en soies de couleurs vives, poussepousse. Il fait doux mais gris. Au milieu du cortège, des petits vieux en vêtements parisiens de café du commerce frappent des cymbalettes avec mélancolie. Parfois, l’un deux tourne sur lui-même. Des femmes souriantes emportent chez elles, comme des trophées, les faisceaux de cerisiers en bouton, livrés d’Orient par camions entiers et déchargés sous nos yeux à la cadence de chansons binaires. Face à tant d’asiatisme, combien je me sens dorien ! (Gide parlant de Pierre Loti.) Beaucoup écouté les derniers Nono, le long, le beau, le presque improvisé, Guai ai gelidi mostri, œuvre de la période dite “de Fribourg”. Les textes dont il accompagne ces dernières œuvres rendent compte d’une certaine confusion, une sorte d’emballement poétique qui n’ôte rien à la pureté de la vision. Certains passages fortissimo dans le suraigu sont presque insupportables à écouter, comme ce sifflement que fait le métro dans le virage de Sully-Morland sur la ligne . Il dit cela : “Comment voir le rose de Venise quand vient le soir ?”.

J E UD I 2 9 F É V R IER

 CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Après le pont blafard d’Alfortville, vu se détacher sur le soir humide l’envers des pagodes de Chinagora qui longent la Seine. L’ensemble Fa, si parfait que je ne dis rien de toute la répétition, dans la salle du conservatoire dont l’auditorium est barré d’un poster, cliché proprement désespérant – un paysage de montagne en été. Je me souviens, au Café de l’Univers, à Kairouan (fin des années ), de ces gravures montrant des sous-bois, des bergers et des bergères hameau-de-la-reine, agneaux rose tendre,

LU N D I 4 M A R S




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chèvres amarante, chien bleu, biche venant boire au ruisseau, images d’un occident mièvre et heureux, cousues, comme des pièces, sur la sagesse des vieux musulmans fumant le narguilé. K. se souvient avec exactitude de sa première lecture de Celan, dans un autobus, à seize ans et du choc définitif qui allait décider de sa propre poésie, et en décide peut-être toujours. Rien ne me propulse. Dans l’idée d’essayer de trouver du repos, sinon le repos, j’enchaîne des moments qui n’appartiennent ni au travail ni à l’otium, mais ne sont que les secousses lentes, parfois laborieusement socialisées, d’une dérive.

M A R D I 5 M A RS

“Et pourtant, toujours nous choisissons un compagnon : non pour nous, mais pour quelque chose en nous, hors de nous, qui a besoin que nous manquions à nous-mêmes pour passer la ligne que nous n’atteindrons pas. Compagnon par avance perdu, la perte même qui est désormais à notre place” (Blanchot sur Celan). À la cinémathèque République : le Camion de Marguerite Duras. Rencontré Marc Jaffeux. C’est en fait surtout les Diabelli qu’on entend dans ce film, pendant les séquences pare-brise. Le thème, la variation XIV. Duras, cette femme sans cou, dans le mobilier discrètement bourgeois de la maison de Neauphle – les tables de chêne, les tapis, les abat-jour –, parlant de la condition ouvrière en s’aidant de ses mains baguées qui tournent un à un les feuillets, ses poignets tintinnabulant de bracelets. Étrange empesé des feuilles qu’ils lisent, Gérard Depardieu et elle (le script du film raconté), comme s’il s’agissait de parchemins ou de feuilles collées deux à deux. Leurs deux

JEUDI 7 MARS


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voix sont pointues. Est-ce une patine de la bande son qui ôte les fondamentales de ces voix, ou bien est-ce le temps qui nasalise tout ? Olivier Beaufils me dit qu’un livre de Paulhan vient de bouleverser sa vie (Les fleurs de Tarbes, ou la terreur dans les Lettres). À vingt-huit ans, il n’a pas lu un seul livre de Duras ou de Guyotat et n’y met aucun militantisme. Il vit dans ses carrés de prédilection : tout Klossowski, tout Céline. Il va chercher des bribes de son opéra chez Jean de Tinan. M’a prêté Momente de Stockhausen comme s’il m’avait confié la Sainte Ampoule, avec obligation de les écouter en plusieurs pulvérisations par jour.

VENDREDI 8 MARS

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Vécu pendant des semaines avec le disque Brahms d’Alice Ader : la justesse des tempi, la matière, ce compromis qu’elle a pu trouver entre la mécanique d’un piano contemporain de Brahms et cette musique d’harmonie pour vents qui est dans l’opus . Attaquer dans le

V E N D R E D I 1 5 M ARS



Très belle exécution des Béatitudes à l’Institut Goethe par l’ensemble Fa. Je ne saurais pas où couper mais je crains que ce ne soit tout de même trop long. Long “de l’intérieur”. Il y a vraiment, très nettement, les pour et les contre. Hugues Dufourt, Antoine Bonnet (dont on donnait aussi Nachtstrahl sur un poème de Celan – “unser Bett in Rom”), François Nicolas, les anciens d’Entretemps ; pas un mot, même de critique sentie ou de désaveu amical, rien. Ce silence est l’épreuve même, fût-ce par défaut, de ce qu’on appelle dans les travaux publics la “réception de l’ouvrage”. Odeur de troènes sur l’avenue d’Italie à une heure du matin. Les chiens qui aboient plus rythmiquement la nuit.

JEUDI 14 MARS




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moelleux et l’exactitude ces accords dont la densité est tellement étrange devient presque infaisable. Déménagement. Une fois emballées toutes les catégories, s’être confronté au reste, ce qui ne relève ni du mobilier, ni de l’ustensile, ni du vêtement, morceaux d’objets eux-mêmes déjà disjoints, demeure encore ce problème moral : jeter ce qui est devenu inidentifiable et qui change l’embarras en respect désappointé. Il faudrait écrire une histoire sociologique, une phénoménologie du déménagement. Hokusaï a déménagé quatre-vingt-treize fois. On rapporte que, lorsqu’il est mort, après quatre-vingtdix ans d’une vie qu’on imagine mouvementée, il a dit : “Si le ciel pouvait seulement m’accorder dix ans de plus ! cinq ans seulement, je serais devenu un vrai peintre !”

M E R CR E DI 20 MARS

Les déménageurs qui vident l’appartement de la rue de Montmorency s’étonnent qu’il y ait si peu de meubles et tant de livres. Ils disent que c’est pour eux non pas le plus dur mais le plus fastidieux. Ils disent qu’une fois lus, les livres, il faudrait les jeter, comme une bouteille de vin une fois bue. Leur objecte qu’une bouteille bue ne peut pas être rebue.

J E UD I 2 1 M A RS

Fourcade dit (à la réalisatrice Pascale Bouhénic) que le contemporain est terrible, que c’est comme un cadavre chaque jour qu’il faut enjamber. Il dit qu’il y a des manières plus agréables de faire l’amour sans doute.

MARDI 26 MARS

Comme la musique parfois, même la plus intime et présente (Louis Couperin, Bruckner) parvient de loin, tenue en lisière par une superstition d’avant la chasse.

M E R CR E DI 27 MARS


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Hannanah, en arabe signifie d’un même mot le souffle de la flèche tirée par l’arc dans l’air et la femme divorcée parlant tendrement de l’homme avec lequel elle ne vit plus.

J E UD I 28 M A R S

En tête, cette phrase en spirale toute la fin de journée : “Je n’entends que ton cœur dans l’obscurité” avec pour lumière le seul rond d’une lampe de poche au plafond.Y est lié le souvenir de la pression de la main de B. sur mon bras dans le palco reale de La Fenice de Venise (aujourd’hui détruite). Entends sur France Musique, parce qu’on m’avait prévenu avec un air de mystère, une œuvre que je n’ai pas écrite, un mélodrame sur deux fables de La Fontaine prononcées en français néo-Eugène Green et accompagné au piano par un pastiche de petits clapotis voulus pessoniens et réussis. Dans le même genre : une mélodie de Francis Poulenc retrouvée sur un texte de Marguerite Duras (toutes deux œuvres facétieuses de Renaud Machart).

LU N D I 1 E R A V R IL

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Mizoguchi : Une femme dont on parle. La deuxième Arabesque de Debussy est comme le thème qui déclenche le cataclysme d’amour et la rivalité mère/fille autour du jeune docteur. La musique dans le film, mises à part les scènes de Nô ou de danses traditionnelles, ne consiste qu’en conductus de monodie légèrement électrique, joués

LU N D I 8 A V R IL



Tiré le tapis puis je l’ai effrangé. Et ainsi ai-je fait tous ces jours puisque le souci d’amour s’enfonce comme une barge trop pleine. La résolution, dans un tempo qui n’est pas mesurable, jour après jour, et selon des inflexions impossibles à noter, progresse. Comme dit quelque part Duras en lettres capitales : CAPRI , C ’ EST FINI .

S A M ED I 6 A V RIL




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sur une sorte de guide chant au son nu comme une ampoule. Cela participe, et la rigueur des plans horizontaux, de ce mystère légèrement décalé, le mélange de violence et de calme qui caractérise cet art, une âpreté technique détachée de son objet. On entend parfois le pas de cinquante chevaux d’un régiment entier de la Garde Républicaine remontant le boulevard Henri IV pour la promenade. Étrange que ce bruit (le pas d’un cheval sur le pavé) nous soit familier alors qu’il avait déjà disparu dès notre enfance. Est-ce de l’avoir entendu au cinéma ? Comme les bruiteurs truquent aussi la mémoire.

MERCREDI 10 AVRIL

Deuxième déjeuner d’approche avec Marie Redonnet en projet de l’opéra. Elle me dit qu’elle vient d’acheter un bateau avec son ami qui habite de l’autre côté du port de la Bastille. Ils le restaurent comme dans les romans de Redonnet on restaure les bateaux. Ils étaient venus jusqu’à Carthage l’été dernier, précisément quand je lisais Doublures en les chantant, pensant déjà mettre sur scène ces petits récits d’échec. Elle est dispose, vive et retranchée dans le même mouvement. En lui parlant de ce que je verrais comme idéal, je dois l’effrayer, tellement j’ai des vues embrouillées à force d’être précises.

VENDREDI 12 AVRIL

Beaucoup de musiques sont écrites sans ambition intellectuelle ou morale. Donner suite à une idée n’est alors, au mieux, que “couvrir l’événement”. L’artiste reporter de son strict territoire, ou, pire, “correspondant permanent”.

DIMANCHE 14 AVRIL

Dîner de haute gastronomie chez les d’Angiolini. Menu perinaldese, de la petite ville natale ligure de Giuliano. Il fête ainsi la fin de son œuvre pour cuivres Und’ho d’andà.


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Il écrit chaque œuvre avec tant de plaintes, d’efforts que la mener à terme est une double victoire : contre l’art rebelle et contre les mauvaises dispositions de la renommée. Le fax de Drillon m’a encore réveillé ce matin, plus tôt encore. Comme je lui ai répondu que celui d’hier était providentiel car il m’avait tiré d’un cauchemar où un collègue compositeur m’étranglait, il me répond qu’il s’imaginait absolument les rêves de compositeurs ainsi et que son frère, qui est curé, ne rêve pas de Dieu mais de rivalités, de chapelles et de clans. Première journée de temps chaud. Décidé à midi avec Accentus de la transcription de l’Adagietto de la Cinquième de Mahler pour chœur a capella, projet entamé depuis des années puis abandonné faute de perspective pour le faire aboutir.

LUNDI 15 AVRIL



Le plus étrange, le plus beau des vers de Takuboku, celui qui m’a hier sidéré sous le soleil, à la table aux merguez et frappé d’un éblouissement :

SAMEDI 20 AVRIL

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Le poète Takuboku, mort à vingt-sept ans le  avril de la dernière année de l’ère Meiji (). Lui aussi a beaucoup déménagé. Topoi des gares et du retour au pays dans ses tankas.



Carthage. Vu Aïcha Ben Abed sur la fouille, au site des thermes d’Antonin. Elle est assise sur un ployant, commandant à des fouilleurs qui époussettent les mosaïques, lavées à grande eau, jadis sous les Sévère, les soirs de réception. La ruine, dont l’équipe déchiffre un état encore antérieur, est envahie d’anthémis jaune vif et de plumbagos.

VENDREDI 19 AVRIL




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Respirant l’odeur de papier d’un nouveau livre d’Occident de tout mon être j’aspire à avoir de l’argent Bruckner accompagne chacune de mes respirations. Musique faite de panneaux jointoyés sans artifice, qui porte au ressassement. Sud tunisien. Le Chott el Jérid a des couleurs que je ne connaissais pas au printemps. Moins sec, les fossés d’eau rectangulaires font alterner des verts transparents, des bleus cobalt, des mauves. On voit au sud, sur la ligne blanche de l’horizon, la silhouette d’un car au loin qui a dû s’aventurer pour épater des touristes et s’enfoncer dans la mer de sel juste assez pour ne plus pouvoir repartir.

M A R D I 3 0 A V RIL

Paris. Impression très nette qu’il sera impossible d’écrire de la musique avant longtemps. Apprends très tard, en rentrant, par le répondeur, que je viens d’obtenir le prix musical de la Fondation Prince Pierre de Monaco.

LU N D I 6 M A I

K. fait un hommage chiffré à un nouvel amour, consacrant toute son émission de la semaine à des compositeurs prénommés Antoine, Anton et Antonio. Trouver de quoi s’habiller pour paraître demain au palais. Des cravates, je ne sais pas les nouer ; des chemises, aucune n’a la taille de mon cou. Arrivée à Nice tard le soir ; une limousine m’attend et me conduit à Monte- Carlo, à l’Hôtel de Paris, où des foules de jeunes filles hurlent après Michael Jackson qui est à l’étage au-dessus de moi. J’apprends en le voyant à la réception que Jean Raspail est le lauréat littéraire de l’année. On a rêvé meilleur compagnon sous les lauriers. Montons ensemble

MARDI 7 MAI


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dans l’ascenseur et la gloire. Il me dit qu’il ne connaît pas ma musique. Impossible de répondre de même à une remarque courtoise sans être impertinent avec un aîné. La chambre est d’un luxe invraisemblable, mais tout de même très bonbonnière Jours de France. Lorsqu’on quitte l’hôtel avec les membres du jury pour la remise du prix, la noria des limousines n’impressionne pas du tout ceux qui attendent l’étrange créature Jackson, qui ne paraît que masquée, mais un peu tout de même les touristes massés autour du palais et qui voient la garde nous accueillir avec les honneurs. On nous dispose en haie contre les croisées d’un grand salon en nous prévenant qu’il n’y aura pas de “serrement de mains”, sauf pour les lauréats et les décorés. Entrée des princes non annoncée, brusque et sans un bruit. Caroline, Rainier II, duc de Valentinois, et Albert, marquis des Baux. Ils écoutent la proclamation des deux prix par le chambellan. Betsy Jolas (qui est décorée de l’ordre du mérite culturel), Raspail, puis moi, nous avançons pour recevoir médaille et chèque de la main du prince.Tout cela parfaitement huilé et à mots feutrés. Pensé, l’espace d’une seconde, en avançant vers le prince et voyant au fond du salon un portrait de la princesse Grace, son cou magnifique, à Dial M for murder de Hitchkock. Au déjeuner, suis assis à la droite du prince Albert, timide, un peu embarrassé dans ses phrases, mais très doux et à la gauche de Jean Françaix, qu’à vrai dire je croyais mort, supposition qu’il légitime en me parlant de ses rencontres avec Ravel à Saint-Jean de Luz. Face à moi, le vieux et si drôle François Valéry, fils de Paul, Betsy et Rainier. Je vois que les serviteurs qui passent les plats sont décorés eux aussi et leurs médailles pendulent quand ils se penchent vers nous.

M E R CR E DI 8 MAI

  CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •




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Le mobilier, au moins des salons qu’on nous a laissé traverser, est à la limite du Pompadour-Émirats, aucune peinture, même un peu ancienne, d’un haut niveau. On a dû garder les Dosso Dossi pour les chambres. Les portraits modernes des souverains sont impossibles, mais c’est le genre délicat qui veut ça. Sur un d’eux, on voit le prince comme un empereur tenant le monde, une sorte de globe opaque sous la main, lui qui règne sur moins de deux kilomètres carrés. Création à l’opéra de l’œuvre d’un jeune, tout jeune compositeur américain, Lowell Libermann, qui a lui-même concocté son livret d’après le Dorian Gray de Wilde. Grand opéra à pleine voix fait de ficelles honorables. Un produit d’avant-garde, tout compte fait, pour l’esprit Société des bains de mer. Paris. Lu dans Diapason l’article sur mon disque de Pierre Gervasoni qu’on m’avait déjà envoyé en photocopie et qui me fait encore de la peine. Je dois être exagérément susceptible car c’est n’est par un article si négatif. Seulement la “note” est mauvaise. Lui avais écrit une première lettre non envoyée. Puis une seconde.

JEUDI 9 MAI

Garder la signature du prince régnant de Monaco sur le chèque de la banque Barclay aurait été une folie que je ne peux pas me permettre. L’autographe a beaucoup de succès à mon guichet de la BNP . Un vide extraordinaire, comme avant un typhon, annonce du neuf ou du terrifiant. La nuit, même gorgée de Shakespeare, est comme une sieste permanente.

VENDREDI 10 MAI


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À travers le tamis, ne reste que le pur élan dans le feutre de la fatigue. Olivier Beaufils n’est pas “musicalement correct” et il échappe, par sensibilité, par intelligence, à des dogmes, des mots d’ordre qui sont les munitions de musiciens moins doués. Aujourd’hui, après des considérations sur Carmen, dont il a acheté une édition critique ultra coûteuse, il dit qu’il a autant appris de Bizet que de ses professeurs. BizetStockhausen, son binôme. Mais Schubert très important, Ravel, su sur le bout des doigts. Mozart, Boulez, Haydn, toujours très présents.

VENDREDI 17 MAI

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Olivier est venu reprendre les anneaux de fiançailles qu’il m’avait confiés. Il a l’idée de les revendre pour les convertir en papier (l’inverse de l’entêtement des alchimistes dit-il) et acheter la partition de Visage Nuptial de Boulez. Me téléphone ensuite, dépité, pour m’annoncer qu’on ne les lui achète qu’au prix de l’or :  grammes =   les deux (payées  – et la fiancée perdue – même pas vendue !). Il renonce.

MARDI 21 MAI

 

Suicide de Jacques-Emmanuel Fousnaquer à trente-quatre ans. Je me souviens qu’il n’avait pas épargné, dans L’Humanité, mes Dispositions furtives pour deux pianos créées à Metz en . Il disait, avec esprit, que j’avais dû tremper des mouches dans l’encre puis les laisser courir sur le papier à musique pour qu’elles écrivent ma partition. Un Yi king des drosophiles. Son étrange silhouette, haute, sa maigreur. Il me saluait, comme il faisait coutumièrement, d’un regard de côté, timide, inquiet. L’article de son collègue dit qu’il n’avait aucune ambition personnelle. Que faut-il comprendre ?

SAMEDI 18 MAI


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Sagesse, ferblanterie du regret. Reprends la lecture systématique de la Comédie Humaine, arrêtée depuis un an. On oublie chaque fois l’odeur de la forêt presque douloureuse au crépuscule, de même le fourmillement éblouissant de ces pages (La Fausse Maîtresse, Une Fille d’Ève – le portrait de Raoul Nathan, la manière dont s’est assoupie puis transformée, dans un preste réveil, la société d’après ).

M E R CR E DI 2 9 MAI

Comme dit Celan, le compagnon de ces jours, “Il est temps qu’il soit temps” (Es ist Zeit, dass es Zeit wird). Olivier me dit ce matin que Mozart a écrit Don Giovanni sur un papier de seulement douze portées, comme il était suffisant à l’époque. Sauf pour les ensembles vocaux et les finali où il a dû ajouter les parties de vents sur des feuillets supplémentaires perdus depuis et qu’on ne connaît que par des copies postérieures. Est-ce qu’il existe une histoire du papier à musique ? Il dit qu’il entend dans la deuxième partie de l’air de Don Giovanni et Zerlina Andiam’andiam’mio bene, ce balancement, le mouvement du coït.

J E UD I 3 0 M A I

Bonne lettre loyale, en réponse à la mienne, de Pierre Gervasoni à propos de son article dans Diapason. Il cite, pour clore notre échange, ce mot de Sibelius : “Même le compositeur le moins doué du monde aura un jour une statue dans son village natal ; qui en élèvera une à un critique ? ” Regret que le projet de statue équestre de Roland Barthes à Paris ait été abandonné.

S A M ED I 1 E R J UI N

Vie recluse depuis trois semaines. Pas écrit de musique depuis plus de six mois. Grand état de calme conquis sur la mer.

S A M ED I 1 5 JU IN


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La lecture parfois est difficile, mais radieuse quand elle est possible. Au Père Lachaise avec Martine Kaufmann. Un couple de Canadiens venu de Montréal ne traverse le cimetière que pour voir la tombe d’Yvette Guilbert, tant admirée aussi par Wittgenstein. Le service culturel du cimetière fait replanter régulièrement le saule derrière la stèle de Musset, pour illustrer le vers fameux qu’on y a gravé ; rien à faire, il meurt chaque fois, parce que justement la terre lui est trop légère. Les jeunes de toutes nationalités qu’on voit converger dans la grande allée ne cherchent, eux aussi, et n’honorent qu’une tombe : celle de Jim Morrison, le quatrième monument le plus visité de Paris. Mlle Delapré, de l’administration du cimetière, qui nous accompagne, nous dit que la période dure est loin derrière, le temps où les visiteurs se faisaient leurs injections sur la tombe même. La pierre a dû être changée, le buste ôté, tout couvert et presque sédimenté d’inscriptions. Aujourd’hui, le rythme des visites n’a pas fléchi, mais, plus innocemment, on se fait photographier devant la tombe, et cela par centaines chaque jour.

J E UD I 2 7 J UI N

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



La Marsa. Correspondance Mallarmé/ Méry Laurent. Les utilisations tough de Mallarmé (Boulez) ont fini par faire oublier la préciosité étourdissante qui est ici à nu.

VENDREDI 12 JUILLET



Déjeuner improvisé à la terrasse du Café des Phares où Marie Redonnet me montre les premières esquisses du livret griffonnées pendant des réunions, comme les Vasarely de l’ennui. Je ne lui posais qu’une condition mineure qu’elle respectera sans rien changer à sa première idée, qu’il n’y ait pas de musiciens dans les rôles.

J E UD I 4 J U ILLET




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Dans certaines phrases (lettre du  août ) la ponctuation place des barres de mesure asymétriques pour découper chaque groupe métrique selon un compte que la voix peut restituer ou non, selon qu’elle s’occupe des temps forts : “Totor, là, un peu vautré, me trouait, en sortant, le dos, d’une canne, prise à l’un de nous (…) je suis content, de te savoir si bien installée, avec plus d’intimité qu’au Splendid ; mais, petit paon, tu le vois, je ne peux pas, quitter par ici, pour tant de motifs, un que tu sais ; et comme il va falloir agir, tout de suite, après la mort, et faire des choses déjà vaguement concertées !” Dougga. Heures de lecture (Primo Levi) dans l’entrée des thermes liciniens, seule pièce qui ait gardé autant de colonnes debout – sept sur douze (le diatonique triomphant du chromatique). Il aurait fallu peut-être un faible écart de l’histoire pour qu’on entende d’ici les cloches d’une église, que le christianisme qui était né en Orient, et avait connu des adeptes à Dougga, y soit resté. Mais c’est le muezzin qu’on entend, quinze siècles après l’abandon du bâtiment.

MARDI 23 JUILLET

Korbous. Les maisons ici, les coupoles, les balustrades souffrent d’une sorte d’érosion par excès, surbadigeonnées de blanc. Les formes s’empâtent ainsi et s’arrondissent de couches successives qui font comme des déformations articulaires, créant une harmonie rugueuse dans ce rêve de neuf que tout contredit.

MARDI 30 JUILLET

N’ai pas de musique en tête ces temps derniers. Pas d’autre en tout cas que celle, inapprivoisable, du passé simple italien. Je ne l’ai jamais su, mais je sens bien qu’une onction lente, purement musicale m’envahit ces jours derniers et prélude à son efflorescence pour moi.

DIMANCHE 4 AOÛT


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La Marsa. On peut faire ce soir, dans des conditions optimales, le fameux exercice tantrique de dissociation sonore. Écouter chaque “voix” du paysage, puis lentement les séparer par la perception, pour les faire revenir une à une comme des parties d’orchestre qu’on aurait fait taire un moment pendant la répétition : le bruit étale de la mer, les grillons, le chant des ivrognes dont on ne voit que les habits blancs dans l’obscurité. Chaque bruit peu sembler le cantus firmus, et non pas la mer qui est comme le joker de toutes les sensations. MARDI 6 AOÛT

Nono a dû aller vers le repli, le silence pour apaiser en lui une terreur. Martine Cadieu dit justement qu’il s’est mis en chemin quand il a renoncé à la vérité, quand il a su qu’il n’y avait pas de voie. No hay caminos, hay que caminar. Peut-être a-t-il pensé, dans son rapprochement vers la pensée hébraïque, comme Elias Canetti, que chaque âme humaine doit au moins une fois devenir juive.

VENDREDI 9 AOÛT

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Cavafy écrit en  : “Le jour m’a influencé”. Il ne parle pas de la couleur du jour mais son silence est cela, la couleur induite.

VENDREDI 16 AOÛT



Concert de Cheb Mami au théâtre romain de Carthage. Tout le monde est debout sur les gradins et danse. Quatre-vingt pour cent du public a moins de vingtcinq ans. On voit parfois le drapeau algérien flotter sur la foule passant de bras en bras pour lancer un signe à ce petit morceau d’homme. Je l’ai relayé aussi. Fait-il plus de cinquante kilos ce garçon ? Il est peut-être en danger. On a assassiné la semaine dernière l’évêque d’Oran pour moins que ça, si on ose dire.

SAMEDI 10 AOÛT




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La poésie de Cavafy, fidèle à cette nostalgie grandhellénique marquée par la hantise de la décadence, a été écrite à la lumière de la lampe à pétrole, la maison de la rue Lepsius à Alexandrie n’ayant pas l’électricité. Ce bruit prédominant dans la rumeur de la plage – les balles de caoutchouc contre les raquettes de bois – ne propose curieusement, malgré la polyrythmie aléatoire, aucun dessin intéressant, contrairement aux klaxons dans une rue. L’impact sonore est trop sec, sans harmonique, presque sans existence pour le rythme dont la vie est tout de même dans l’espoir d’une résonance. L’enseignement zen dit que pour cent, on peut considérer que quatre-vingt-dix est la moitié.

LUNDI 19 AOÛT

“Nous nous entraînâmes docilement, laissant ‘Quelque chose tirer sans viser” (Le zen dans l’art chevaleresque du Tir à l’Arc, E. Herrigel), lecture conseillée par d’Angiolini. Sur la plage, un garçon joue avec un harmonica (instrument auquel j’ai beaucoup pensé) une sorte de musique-geste qui n’a ni rythme, ni harmonie, ni mélodie. Il faudrait imaginer cela en plus large et tissé avec de la parole. Ce qu’il fait d’ailleurs en jurant. Ciel totalement gris et chaleur de mousson presque insupportable ce soir. Seul souffle envisageable : la respiration de l’autre.

M E R CR E DI 21 A OÛT

Dernières pages convulsives des Carnets d’Albert Cohen. Il supplie Dieu pour que lui soit accordée la grâce de croire. Les premières pages sur sa mère, très belles, malgré et peut-être grâce au style un peu grommelé, très monologue parlé. Il a passé son existence à se regarder dans le miroir, mais

M A R D I 10 S EP TEMB RE


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non par narcissisme; pour se dire la douleur, pour se parler et être sûr d’être entendu. Enfant, il faisait le salut militaire en chantant la Marseillaise devant la glace; vieillard, il cherchait Dieu derrière l’incrédulité de son propre visage inversé. Paris. Olivier Beaufils dit qu’il se sent prêt maintenant, que l’écriture commence pour lui dans l’abandon de ce qu’il avait cru en être les signes : la croyance au génie, le pouvoir sur la matière, le temps. Sentiment presque inverse, quant à moi, mais non pas tout à fait symétrique, d’entrer dans la courbe muette de l’écriture.

V E N D R E D I 1 3 S EP TEMBR E



Le journal de l’auteur du Dit du Genji, qu’on ne connaît que par un surnom (Murasaki-shikibu niki), n’est que lacunes. Ne sont parvenus que les derniers mois de , le début et la fin de  et les quinze premiers jours de . Parfois, dans ces ragots de la cour impériale, Murasaki laisse échapper son ennui, l’angoisse de son insignifiance, le regret de toute chose. Au crépuscule, quand souffle un vent frais, elle fait maladroitement sonner pour elle seule sa cithare, dans la chambre noire de suie. L’usage veut que, les jours de pluie, on rabatte les frettes de l’instrument. Ce désenchantement, la modestie excessive de celle qui est un grand poète, et qui le sait, le poids du protocole et de la hiérarchie, avec ses Moyens Conseillers Surnuméraires, ses ministres de la Gauche et du Milieu, ses dignitaires du premier, du deuxième et du troisième rang, tout cela, et la succession des jours, pris dans le vertige d’une description scrupuleuse des costumes féminins dont la subtilité va jusqu’à détailler la phase de la lune pour préciser la nuance d’un saule.

SAMEDI 14 SEPTEMBRE

 CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •




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MERCREDI 18 SEPTEMBRE

Il dolce rumore della vita, ce matin : un

marteau-piqueur. L’impatience, qui ne serait que le désir d’être ailleurs, connaît deux règnes de natures peu comparables. L’aiguillon de l’un, le désir, tous les désirs, induisent une impatience réactive qui peut saisir et compromettre des instants ou des actions très courtes – être mal ici, parce qu’on pourrait être mieux ailleurs (K. hier pendant la Sixième de Bruckner à Pleyel). Vouloir être ailleurs, transposé à grande échelle, vouloir être un autre, et peutêtre, dans une version adoucie, se contenter de seulement vouloir être un autre, implique une résignation qui est le deuxième règne de l’impatience, et, sans doute, son retournement. Le désir impatient, son temps serré est d’essence occidentale ; la patience de l’impatience, son temps lâché, d’essence orientale.

VENDREDI 20 SEPTEMBRE

Le concert m’a souvent été inconfor table par la terreur du malentendu. Jeudi, écoutant la Sixième de Bruckner à Pleyel, je croyais sentir et peser sur mon attention l’incrédulité du millier d’auditeurs, désespéré à l’idée qu’on puisse ignorer la hauteur de ce qui était crié là, que la folie soit condamnée, qu’on stigmatise une fois encore le côté “idiot du village” de Bruckner, lui qui restait pétrifié d’émotion devant Wagner. La Sixième est particulièrement exposée, faite de petits caparaçons maillés ensemble, avançant comme une partie de cartes céleste, par paquets de mesures répétées et abattues d’un coup. Beauté fixe, indéveloppée du matériau, malgré et par l’itération.

SAMEDI 21 SEPTEMBRE

Lu une page de braille, sans la comprendre, mais je commence à discerner sous les doigts le nombre de points de chaque lettre poinçonnée sur le papier épais. C’est

LUNDI 23 SEPTEMBRE


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l’entraînement pour sentir comme Mademoiselle de Salignac. La Sonatine est sur le pupitre. Il faut livrer le texte sur Ravel dans cinq mois si le projet du livre à six mains peut aboutir. Ce long texte, ruminé depuis des années, qui devait être comme un relevé de thérapie, s’est désécrit peu à peu. Compris, réécoutant le Trio samedi, que j’éprouvais pour cette musique une sorte d’embarras coloré de tendresse. Il faut envisager d’admettre que Ravel soit mon refoulé.

M A R D I 2 4 SE P TEMB RE



Relis tous les livres de Redonnet pour voir celui qu’on pourrait adapter à la scène. Éliminer les pièces, car il faudrait que le moins possible d’intention

SAMEDI 19 OCTOBRE

Il a suffi de voir l’enveloppe de la lettre de Marie Redonnet pour comprendre ce qu’elle contenait : qu’elle n’écrirait pas de livret, en tout cas de livret “original” pour moi, que sa thèse sur Genet lui prend toute sa concentration et qu’il fallait aviser.

J E UD I 1 7 O CT O BRE

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Épiphanie parisienne : un ouvrier, une échelle sur le dos, passe dans la rue un sifflant La vie en rose. À trois heures et demie, pensé à la tisane de Bruckner. Il la boit, se retourne contre le mur, comme l’avait fait Schubert, et meurt. Le  octobre .

V E N D R E D I 1 1 O CT OBRE

 

Première séance de travail ici avec Redonnet, sur le livret. Elle s’est montrée d’une grande compréhension et souplesse, me disant qu’elle n’avançait cette première version que comme une hypothèse qui pouvait être très loin (comme je l’espère) du résultat final. Nous sommes mis solennellement d’accord que nous ne produirions rien qui ne nous satisfasse entièrement l’un et l’autre.

MERCREDI 9 OCTOBRE


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théâtrale préexiste. Ce sont les romans de la trilogie, et surtout Splendid Hôtel et Forever Valley qui s’imposent. Odeur de forêt tiède ce soir sur l’avenue – les feuilles de platanes. On a senti des champignons là où on ne les voyait pas.

LU N D I 21 OC TOB RE

Glory be to God for dappled things (Gerard Manley Hopkins). Première séance de travail avec Marie Redonnet, à l’estaminet “La Bastoche”, sur le projet Forever Valley finalement choisi. Les décisions sur le découpage avancent vite.

M E R CR E DI 2 3 OC TO B RE

Trouvé le livret de Forever Valley vite composé par Marie d’après nos résolutions de l’autre soir. Proposition traitable. On ne peut rien inférer de la salissure inégale du clavier de l’ordinateur. Lorsque j’étais enfant, les graves et les aigus du piano étaient couverts de poussière. Aucun de nos exercices ne faisait s’y aventurer. Je n’ai composé pour le piano dans les registres extrêmes que pour effacer cette poussièrelà.

M A R D I 5 N O VEMB RE

Après la représentation de Commentaires d’Aperghis, ai filé sans dire un mot à tous ceux, et même tant estimés (Claudy Malherbe ou Antoine Gindt, Aperghis lui-même). Mais fui sans raison (non pas que le spectacle m’ait déplu, au contraire), par pure phobie et haine de la socialisation du concert qui parasite la pureté de tout écho en soi.

MERCREDI 13 NOVEMBRE

Coup de téléphone de Rose-Marie Janzen, présidente de l’Association Jean Barraqué. Humour de dame scout, un rien pisse-froid, sécheresse pleine de

DIMANCHE 17 NOVEMBRE


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

Par la pratique furieuse du mailing, les invitations aux vernissages ou concerts, entre SOS

DIMANCHE 24 NOVEMBRE

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Déjeuner dans un petit bistrot de la rue Keller avec Jean Vermeil qui dit n’avoir pas trouvé toute porte fermée dans ma réponse à sa proposition de livret. L’enthousiasme de lecteur, de spéculateur pour toute aventure scénique m’a emporté au-delà de la réserve et du scrupule qui est pourtant tout mon programme dans cette matière. Vermeil m’apprend qu’il est né à Tunis, qu’il y a vécu ses premières années. Il me parle de la réédition par la Manufacture de Sèvres d’un bol moulé sur le sein de Marie-Antoinette.

JEUDI 21 NOVEMBRE

 

bonté ; elle est prévoyante et méticuleuse, très informée, polyglotte, donnant à sa passion de l’érudition, de l’exactitude d’un texte, un air de hobby désinvolte. Elle coupe court avec une politesse abrupte, merveilleusement codée, forme agréable de la distinction cavalière. Comme la revue Entretemps, après avoir cessé depuis des années toute parution, va disparaître définitivement, une partie du stock irait chez elle, si la place se trouve. Je la prie de noter que je suis né le même jour que Barraqué, trente ans plus tard. La publication de la correspondance, dont je crois qu’elle possède des pans intéressants, semble compromise par toutes sortes de mystères, de sombres empêchements, de drames restés secrets, tout cela donnant sa couleur particulière au mythe du grand homme. Le rapport de Barraqué avec Vincenzo Bellini ? La ville de Puteaux. L’un y est mort, l’autre y est né. Faire un festival. Y-a-t-il des musiques plus éloignées ? Denis Gaultier et Heiner Goebbels ?


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Couscous et autres pizzas volantes, s’annulent. Un avis d’imposition paraît de ce fait plus personnel et presque sentimental. Ne pas oublier que c’est le battage de nos frères de cirque. Il faut se soutenir. D’ailleurs, on reçoit aussi des invitations à nos propres concerts, puisque le mailing nous confond et nous rassemble. Préférer merchandising à rapportabilité qu’on voit écrit maintenant ? Faisabilité est passé depuis longtemps dans les usages. La langue arabe préfère toujours l’emprunt au barbarisme. L’homme ce matin dans la rue a exactement le même bleu de travail, la casquette, le chevalet de bois attaché à son dos qu’il aurait s’il jouait la scène dans Louise de Gustave Charpentier. Passe ensuite un chanteur avec un orgue de barbarie et un singe en habit. Avancé lentement, et dans des conditions de retard rarement plus catastrophiques (je ne devrais pas dire ça car le record est toujours battu dans ce domaine, comme s’il y avait rapport homothétique entre la réalisation et son empêchement), la musique pour Diderot.

LU N D I 25 N OVE MBR E

Concert des œuvres de Franck Krawczyk à l’amphithéâtre de la Bastille. Olivier m’a dit qu’ils étaient comme deux frères à Lyon, deux frères spirituels, et tout ce que je lis des notices de programmes, intelligentes, mais sans distance, de Krawzcyk me rappelle en effet cette manière que Beaufils a d’associer, dans un dense bouillon de culture musicale allemande, telle inflexion de Schubert avec un accord chez Wagner, telle cavatine de Beethoven avec un vers de Novalis, le tout expliquant, dans une concentration presque mystique où tout fait cercle, la gestation de l’œuvre à venir. À propos de son Kammerkonzert, Krawzcyk baisse lui-même les

MARDI 26 NOVEMBRE


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bras disant que les références à cette œuvre font un véritable bouillon, justement. Son Deuxième Quatuor, sous-titré “l’Inachevée”, est beau, troublant parce qu’il exprime le souvenir de la tonalité, sans recourir au niveau de langage de la citation. Des nappes lentes, parfois immobiles, se déposent comme des brouillards. Grande science d’écriture, élégance de plume comme rarement. Il ne doit y avoir que Beaufils et lui pour re-écrire à  à la blanche avec nécessité. Il est luimême au piano pour jouer son œuvre Quasi una sonata dont il dit “que l’encre est à peine sèche... ”. Avancé régulièrement, mécaniquement, les numéros d’Ombres nous-mêmes. Quand éteindre la lumière le soir ? Repasse d’un livre à un autre, du journal au journal. Ecris des mots en arabe, sans suite (maison, enfant, ville, porte, devant, chambre, clé). Le corps n’est jamais aussi abandonné que dans cette attente du sommeil. C’est son malheur propre, celui qui le lie à la pensée égarée. La sexualité est tout à fait cela, positivement, dans l’idéal.

D I M A N C H E 1 ER D É C E M B R E

 CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Vu le décor en construction du projet Diderot, instrument sonore tel que je l’avais souhaité, dessiné par Agnès Laurent.Voir ces ouvriers exacts, courageux, supportant le supplice chinois de la goutte d’eau, à cause d’une fuite du toit de ce hangar, a donné de l’allant pour avancer la musique. Concert Stefano Gervasoni à l’Opéra. J’aime le voir de loin en loin. Échangeons juste une parole affectueuse, une preuve d’estime mutuelle. Lorsqu’il vient saluer timidement, confus mais souriant, c’est comme s’il venait prendre par la main sa propre musique (elle est, avec celle de Schöllhorn, celle dont je me sens le plus proche).

MARDI 3 DÉCEMBRE




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Il a l’air rayonnant de bonheur, plein d’attention, d’amour pour une jolie bergamasque. S’il est trop heureux, alors il n’y aura plus ces belles œuvres de crise, comme le trio à cordes. Ce n’est que d’aujourd’hui qu’Ombres avance vraiment. Les portées ne se couvrent plus seulement d’encre de chine (je dois être un des rares de ma génération à utiliser encore les calques antédiluviens – qui sont d’ailleurs maintenant aussi difficiles à trouver, que, j’imagine, une bonne peau de mouton épaisse pour écrire un poème latin sous le règne de Louis XIII) par devoir de rendre la copie promise contre argent, mais par amusement, par cette excitation qui fait tout le nerf du calligraphe et qui donne, dans le meilleur des cas, un dernier vernis à l’idée.

SAMEDI 7 DÉCEMBRE

Rétrospective des vingt ans de création de Pierre & Gilles, à l’Hôtel de Fourcy. S’il y a une culture gay, je crains que c’en soit là le centre névralgique : goût de la légèreté, du kitsch, de l’objet transitionnel, du détournement consensuel de sens, admiration des stars féminines, tendresse pour la culture Dalida-Claude François. La religion catholique est par excellence la réserve d’images exposée au double mouvement paradoxal de cet art gentiment régressif : la dérision et l’attachement sentimental. Dans cette impertinence volontairement désidéologisée, le sexe se charge, si on ose dire, de la profondeur. L’homosexualité nettement post-militante, objet là aussi d’un consensus où les femmes ont une part presque majoritaire, se montre dans une clarté souvent dédramatisée qui n’a plus rien de commun avec la noirceur encore sulfureuse de Genet, Herbart et même Koltès ou Chéreau. Hervé Guibert, lui-même photographe, a été à la jonction de ce

DIMANCHE 8 DÉCEMBRE


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nouvel univers hanté d’innocence, bourré d’icônes, de fétiches et de mascottes. Première répétition d’Ombres nous-mêmes dans la salle polyvalente du conservatoire de Vitry tendu de velours noir comme pour les funérailles du Grand Dauphin. Tous les protagonistes se sont réunis autour d’un grand carré de tables en formica jaune. Grande difficulté ce soir à écouter les œuvres, belles, importantes de Brice Pauset. On sent cela, paraît-il, dans les séances de spiritisme, l’influence des âmes réfractaires autour de soi. Le souffle de la climatisation s’ajoute à ce que je crains être un désaveu flottant. L’un de ses quatuors à cordes est très beau, mais je n’en ai rien dit pour qu’on ne m’accuse pas de n’aimer que ce qui pourrait ressembler à ma propre musique tellement celle-là était pianissimo et disséminée.

LUNDI 9 DÉCEMBRE

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



La proposition théâtrale des Song Books à Nanterre démarre sur l’inscription de cet adage (dont je n’ai pas compris s’il était de Cage ou non) : “L’artiste ne doit pas abuser du temps de son auditeur”. La durée du spectacle – .. – se décompte pendant le spectacle. Ma manie est flattée jusqu’à l’extase quand un compte et un décompte défilent simultanément comme ici.

SAMEDI 14 DÉCEMBRE



Pendant les répétitions d’Ombres, n’ai cessé de défaire, mesure après mesure, trille après trille, ligne après ligne les quelques pages déjà écrites. Cela tient aux flûtes à bec qui n’ont pas le “rendement” sur lequel je comptais, cela tient surtout à ce que j’écris à l’aveuglette ; bien le moins pour cette histoire.

MARDI 10 DÉCEMBRE




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Je peux, en tapant ceci, placer au bord de l’écran la petite icône montrant l’image de la lune en temps réel (e jour aujourd’hui de la lunaison , selon la nouvelle numérotation de E.W. Brown, et le premier quartier demain à  h). Moon Tool indique aussi le jour julien qui comble ma maladie brucknérienne du compte et du décompte. Il s’est donc, au jour d’aujourd’hui, écoulé  jours (et cinq décimales) depuis le er janvier  avant J.C., à midi (sachant que l’année julienne, assez carrée – , jours – retarde de trois jours tous les  ans sur l’année grégorienne qui finasse avec quatre décimales – ,).

LU N D I 16 DÉC EM BRE

Plus on multiplie les “acteurs”, plus les tensions et les psychodrames métastasent. Il a fallu hier rester une heure de plus pour laisser pleurer la violoncelliste qui se plaignait, à raison, qu’on n’encourageait pas assez les musiciens. Ne pas oublier de leur dire que parfois, et souvent même, c’est bien. Mais, comme je le leur expliquais, je suis tellement rivé à ce qui ne me plaît pas dans les premières pages écrites, que, sans avoir hélas le temps de les refaire tout à fait, je les réécris par soustraction, seul geste qu’on puisse se permettre en répétition, et celui qui m’est le plus familier.

MARDI 17 DÉCEMBRE

Emily Dickinson se dit (dans une lettre à Higginson) “le seul Kangourou au sein de la Beauté”.

M E R CR E DI 18 DÉ C EMB RE

Le flottement où je persiste s’en remet à l’Autre, au Grand Autre multiple qui anticipe ce que je crois connaître. Blanchot : “(…) découverte d’Autrui (…), reconnaissance de sa préexcellence, éveil et dégrisement par cet Autrui qui ne me laisse jamais tranquille, jouissance de sa Hauteur, de ce qui le rend toujours plus près du Bien que “moi” (Pour l’amitié).


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

Where my own dreams sufficed, I disregarded western tradition altogether. Archie Shepp



CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Drillon soutient qu’on ne peut pas aimer ensemble Balzac et Stendhal, Bruckner et Mahler. C’est le premier de chaque binôme qu’il défend.



Une incrédulité nous sépare de ce qu’il y a de vrai et de non projeté dans chaque nouvel amour. Comme une garantie que l’on prendrait sur la cotation encore incertaine de la vérité, nous faisons endosser à l’autre notre refus d’être aimé.

D I M A N C H E 5 JAN VIER



Écrit ce matin une dernière page pour Ombres nous-mêmes d’après Diderot. Un unisson à quatre (l’usage des crescendos pris dans Tristan et Parsifal). L’atmosphère des répétitions est détestable ; un psychodrame par jour. L’auteur, Georges Peltier, ne venait plus beaucoup, mais depuis que j’ai taillé en pièces la fin de son texte, il n’y a plus espoir qu’il revienne du tout. La violoncelliste m’a rudement pris à partie au motif que je lui ai coupé deux phrases parlées et elle a pleuré.

D I M A N C H E 1 2 J ANV IE R


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Fini un des premiers volumes du journal de Charles Juliet qui m’était tombé des mains, il y a deux ans. Introspections pesantes et sans autre fraîcheur que ce qu’on sent d’une grande bonté (les carnets poétiques de Jaccottet ont cette même fadeur, ce manque de nerf). Ses descriptions de coucher de soleil ou de montagnes ne valent jamais l’évocation d’un ravin ou d’un vol de martinets dans un vieux tanka japonais. N’ai retenu d’Autres journées que la belle image de René Char, “debout à l’écart contre un muret, grand, un foulard noir autour du cou, une canne à la main, Anne à son côté”, à l’enterrement de Pierre-Albert Jourdan, en septembre .

D I M A N C H E 19 JANV IER

Première d’Ombres nous-mêmes à Vitry. La salle est comble, très bruyante. Des gens chuchotent, se plaignent ou s’agitent et la trépidation des gradins de fer couvre très largement la musique. Une femme quitte précipitamment la salle, oublie son écharpe, envoie l’homme qui l’accompagne pour la chercher entre les rangs, chuchotant (mais tout de même plus fort que les flûtes à bec) “Vous n’auriez pas vu une écharpe rouge ?”. Il repart bredouille, puis revient ; etc. Longuement parlé à Frédérick Martin qui me dédie une œuvre, un Scherzo erotico. Me dit qu’il compose beaucoup. Treize partitions l’année dernière et déjà cinq, six écrites ou ébauchées depuis le début de cette année. Il parle vite aussi, ce qui résulte peut-être de cette même urgence, de ce même feu, d’une pensée bondissante.

MERCREDI 22 JANVIER

À l’Ircam, l’installation sonore d’Olivier Beaufils et de Didier Blanchard. De grandes plaques de métal tenues en l’air par des câbles partant d’un “pot résonnant” diffusent la musique, le programme informatique moulinant ce mobile sonore qui tourne sur lui-même. Les

S A M E D I 1 ER F É V R I E R


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

Passé la journée à écrire deux lettres. Yourcenar disant, avec sa modestie coutumière, à l’un de

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Mauvaises nuits tous ces temps. Cauchemars. Rêvé que René Poman était mort mais comme s’il ne l’était pas dans la vie éveillée. Ce n’est pas moins terrifiant de récapituler la vérité au réveil. Le rêve, sous forme de variations désespérantes sur le destin accompli, tourne à la prophétie d’après-coup. Dum versas te, nox fit.

LUNDI 3 FÉVRIER

 

sons ténus arrivent par salves courtes séparées de silences. C’est un idéal de non forme et de concision dans l’infini. La musique pourrait durer des mois sans se répéter. Hélas, les sons gardent, malgré le média, une plastique électronique parfaite et laide ; les plages de silence, trop courtes ont, à deux secondes près, la même durée. Au sol, des plaques carrées, tenues entre elles par des tiges, forment une allée qui s’avère être sonore. C’est une petite fille modèle (jupe plissée bleue, natte) qui me l’indique, alors que nous étions seuls dans le studio . Elle commence à tapoter les plaques et les tiges, provoquant des événements rythmiques, comme des coups sourds entendus de loin, répercutés par les câbles jusqu’au vélum métallique. De là peut-être le titre l’œuvre, très prosaïque pour du Beaufils : Des perturbations peuvent se produire. On ne peut oublier chez Beaufils la fixité intimidante du regard. Joué encore cette scène déplaisante et me le reproche : éviter des connaissances pour s’épargner les variations plus ou moins légères sur le quesstud’viens. Mais c’est qu’on se donne à soi-même parfois l’impression de s’être éclipsé sans pouvoir en rendre compte à personne et d’aucune manière.


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ses correspondants : “En répondant à votre lettre, j’ai donné une journée de travail.” Énergie vitale de Jacques Drillon que j’envie. Outre tous les métiers qu’il exerce, on sent chez lui un débordement de la volonté d’entreprendre, de lire, de traduire, de transcrire, qui ne tolère aucun obstacle tout en s’y heurtant sans cesse, avec quelques plaintes, mais sans découragement. Je lui dis au téléphone ce matin que je ne connais presque rien de Michaux, ni de Ponge sur lesquels il suggérait que nous travaillions ensemble pour notre récital du Festival d’Automne. Une heure après, il sonne à ma porte avec des livres qu’il est allé m’acheter, son casque de moto sous le bras.

MERCREDI 5 FÉVRIER

Tunis. Dans le taxi au moment de la rupture du jeûne. À la radio, un décompte le signale, comme le lancement d’une fusée. Au dernier bip, le chauffeur sort une bouteille d’eau et un paquet de biscuits. Il demande le double de la course pour raison de ramadan. La ville est brusquement désertée –le fameux silence suspendu d’avant le cyclone. Habitons à la Maison Dorée, rue de Hollande. C’est là que Philippe et Ré Soupault ont débarqué lorsque Brossolette leur avait demandé de créer Radio-Tunis pour contrer les menées de la propagande fasciste italienne. Rien n’a changé depuis que Charles Montel a fondé l’établissement dans les années cinquante, si ce n’est la salle à manger, visiblement restaurée dans les années quatre-vingt mais dans le style des années soixante. On sent cela, les luminaires, comme un sforzando de l’école de Mannheim dans une symphonie directoire. C’est un hôtel d’hommes, personnel de ménage, cuisine, jusqu’aux clients. Le nom qui fit tant souffrir Swann est brodé sur les draps et les oreillers.

J E UD I 6 F É V R IER


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L’écriture arabe, avec la fluidité musicale que permettent ses instruments diacritiques, ces ornements qui sont la musique même et la substance vocalique, permet d’imaginer et d’écrire des séquences musicales, impossibles avec l’alphabet romain.

V E N D R E D I 7 F ÉV RI ER

La fenêtre ouvre sur la porte de France. H. la voit, par-dessus mon épaule. Son silence habitable. Face à (lui), je pense à (lui), comme disait Duras devant Léontine Pryce. MD, je l’ai dit, brodé sur les oreillers.

M A R D I 1 1 F ÉVRI ER



Une question accessoire et peu significative m’a rappelé cela, que je n’écrivais plus : ai-je une saison,

V E N D R E D I 21 F É VR IER

N’ai pas le sentiment bien net d’avoir écrit ce que j’ai écrit pour Diderot. Butterfly m’a échappé dans des douleurs vieilles de plusieurs années. Alors quoi ? Être dans cette place-là, de l’écriture, sans plus écrire. Pleine lune menaçante quand les nuages la balaient comme ce soir.

JEUDI 20 FÉVRIER

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Paris. Les voix sur le répondeur, éphéméride de notre absence, prennent un ton inquiet et suppliant parce qu’elles sentent qu’elles ne seront pas moissonnées le soir même. Leur air posthume quand on les écoute des semaines plus tard.

MERCREDI 19 FÉVRIER

 

On pourrait tirer de la théorie des chiites duodécimains (croyance que le douzième calife a été occulté mais qu’il reviendra pour annoncer le jugement dernier) une règle de réécriture sérielle. Le douzième terme devient le nœud de simplification, la bouche où s’engouffrent, pour sortir filtrés et décantés, les onze autres. Si on s’occupait de combinatoire.

SAMEDI 15 FÉVRIER


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un jour de la semaine, une heure du jour favorable au travail ? Je crois bien que je n’en ai aucun. Tous les moments semblent légèrement inappropriés. La question n’a pas de sens. Le seul moment du travail est violemment hors temps. Et c’est non moins violemment qu’on peut être, hors de ce hors temps-là, renvoyé à chronométrer les saisons et les lunes en attendant qu’une parole vienne. Cao Xueqin, cité par Quignard (XXX e Traité), dit, dans Rêve dans le pavillon rouge, que la lecture prolonge de sa propre durée la durée de l’existence. Le temps de la lecture, en communication avec tous les instants, se substitue souvent à la vie même, jusqu’au point que l’écriture n’est que le mouvement en dévers de ce défilement du monde à travers la page.

DIMANCHE 23 FÉVRIER

Colmar. Deuxième et probablement dernière d’Ombres nous-mêmes. La salle, déjà à moitié réduite par des barrières, est à peine comble. Des éducateurs encadrent un groupe d’adolescents, débiles légers. Ils ont été très attentifs à tout et ont palpé le décor, le plancher sonore, après la représentation. L’un d’eux m’a dit que ma musique était très belle, compliment qui n’était pas du flan et m’est allé droit au cœur. Leur joie recueillie et une agitation contenue font songer à ce que devaient être les spectacles psychopédagogiques de Sade à Charenton, dans les années -.

S A M ED I 1 E R M ARS

Paris. Un photographe, en pull marin, envoyé par Télérama, me dit d’emblée qu’il veut aller à l’essentiel mais me demande tout de même si j’ai des accessoires, type piano, guitare, fifre ou tambour. Une jeune assistante me maquille, me disant que c’est indispensable pour la couleur mais prévient que ça salit les cols. Le photographe demande

JEUDI 6 MARS


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de sourire peut-être parce qu’il ne peut pas, diplomatiquement, dire qu’on a l’air sinistre. Les compositeurs français n’ont pas aimé Brahms. C’est l’idée de sécheresse qui revient le plus souvent dans leur jugement. On se demande ce qu’ils entendent par là, ou ce qu’ils n’entendent pas dans, parmi d’autres exemples, je l’ai sous la main, ce e mouvement de l’opus , contenu, tenu à se rompre, chaque idée liée et projetée dans l’autre. Ce que dit le thème de Brahms, il ne fallait pas que les musiciens français (à part Fauré qui ne l’avouera jamais) puissent l’entendre. La maison de Verlaine bâchée rue Descartes.

VENDREDI 7 MARS



Beaucoup écouté Seuils de Dalbavie, plus de vingt fois, et m’y suis attaché, bien que je trouve la musique trop mentholée. La maîtrise instrumentale est sans égal. Le défaut de cette musique, de tant d’autres pour moi, et qui pourrait la disqualifier à mon conseil de révision inversé, c’est sa santé, sa biensonnance – qui sont pourtant des qualités objectives.

JEUDI 20 MARS

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

L’inoffensif opus  de Fauré, la Ballade, a pris un caractère aztèque et menaçant depuis que j’avais appuyé sur pause pour entendre hier la voix deux fois lointaine de H. me dire adieu.

M A R D I 1 8 M A RS



Déjeuné avec Drillon à la Bastoche, rue SaintAntoine. La fraîcheur chez lui, ou même une franche noirceur ont pièce sur ce qu’il pourrait y avoir d’aigreur dans ses phrases rapides, pleines de retraits négatifs. Il parle vite, parce qu’il est pressé. Son visage est extraordinairement mobile. Il ne fuit pas votre regard, sûrement non, mais il en cherche cent autres.

M A R D I 1 1 M A RS




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Une musique étincelante, heureuse, qui puisse être projetée au-delà du métier par un cela-va-sans-dire, au-delà de cette euphorie de la perfection ou de la réussite qui l’oblige si souvent à friser la vulgarité (syndrome Richard Strauss), voire une certaine forme d’obscénité, est vraiment très rare. Justement : il faut faire des propositions. J’entends dans Seuils une mélopée à laquelle la soprano revient plusieurs fois et qui fait songer à Britten. L’auteur n’a dû songer à rien moins. “Ce qui pourrait encore valoir la peine : quelques paroles brèves sans aucun vibrato.” (Jaccottet)

VENDREDI 21 MARS

Bonne séance de travail à une version définitive du livret de Forever Valley avec Marie Redonnet et Jacques Lacornerie, metteur en scène rencontré il y a peu. Sa voix semble avoir dix ans de plus que lui, mais il a la peau blanche d’un adolescent et à peine le tourment d’une barbe. Je déplore le confort spartiate de ma grande salle du conseil : pas de canapé, pas de fauteuil. Des chaises pliantes, inconfortables, qui basculent si on s’avance un peu trop.

LU N D I 2 4 M A RS

Mon retour à la photo comme geste malhabilement préhensile prouve le tort qu’on a de laisser l’empreinte d’un désir, et non pas son relief. Cela vaut pour l’écriture. Le geste de la vérité nécessairement contradictoire n’est pas de laisser affleurer la vision, par défaut, mais d’être poussé par elle, éjecté comme je devrais l’être vers mon sujet compatissant pour le ridicule de ma pose (car c’est moi qui pose en photographiant).

J E UDI 27 MARS

Tunis. Nom de terres des garçons : Mourad de Brest, Hedi de Nantes, Anis Côte d’Azur. Vu la comète Hall Bob avec sa traîne lumineuse. Prochain passage en . Las !

DIMANCHE 20 AVRIL


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Paris. Le souvenir personnel est douteux. Blanchot dit que cette évidence apparaît notamment aux mystiques les plus rigoureux. Le souvenir personnel est, dans la mémoire, au rang le plus périphérique. Une énergie peut en sourdre, mais elle rayonne vers le centre où est la mémoire commune à tous les temps.

JEUDI 24 AVRIL

De Lartigue, m’a toujours ému aux larmes la photo de son chien Toby en plein saut (). “Est-ce qu’il ne semble avoir des perspectives infinies d’avenir devant lui ?”

M E R CR E DI 3 0 A VRIL

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Premier travail que je repousse depuis dix jours : faire pour K. la liste de tous les travaux accumulés, certains

LU N D I 5 M A I

 

Gerard Manley Hopkins, dans une lettre du  juillet , trois ans avant sa mort précoce, dit cela d’extraordinaire, que je n’ai jamais lu sous la plume d’un croyant :“Voyez comme les grands conquérants ont été fauchés, Alexandre, César à peine apparus. Surtout le Christ notre Seigneur : sa carrière a été brutalement interrompue et, alors qu’il aurait préféré réussir par le succès – car il est fou de s’exposer à l’échec, la prudence est la première des vertus cardinales, et c’était le plus prudent des hommes – néanmoins il était destiné à réussir par l’échec ; ses projets ont été contrariés, ses espoirs anéantis, son œuvre s’est accomplie par un brutal inachèvement. Malgré sa pleine compréhension de tout cela, s’y soumettre lui a été une souffrance intolérable. Il a laissé l’exemple : celui-ci nous donne une grande force, mais ne constitue pas, sauf en ce dernier sens, une consolation.” Mon regret, ma plaie saignante, que François Nicolas m’ait doublé pour la mise en musique du Naufrage du Deutschland.

SAMEDI 3 MAI


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depuis cinq ans. Classé en rubriques de premières, deuxièmes, troisièmes-ex-premières-ex-deuxièmes urgences, les compositions, transcriptions, corrections qui traînent, comme des blocs déjà ensevelis par les ronces. Le sol est tellement déminéralisé qu’il faut suspendre les cultures ou ne plus faire que du fourrage. Lorsque Martine Kaufmann, répondant à la question que je lui posai sur le goût noiseté d’une salade, m’a parlé de “vinaigre balsamique de Modène”, j’ai senti le pincement léger que provoque l’évocation d’une douleur surmontée.Vu alors passer l’image convenue d’un pays pour les convalescents et les amateurs d’antiques ; l’Italie de la guérison du mari de Nora dans Maison de poupée d’Ibsen.

MERCREDI 7 MAI

Passé un bon bout de temps à quatre pattes sous la table de d’Angiolini, pour chercher l’infime éclat de cerisier qui, par accident, s’est détaché de sa bombarde médiévale, une copie d’ailleurs. Toujours ses plaintes à propos de ce que sa musique n’est pas jouée. Tantôt je le soutiens, tantôt il me décourage (ce soir). Il vient d’écrire, par un système de tirage aléatoire obtenu de son ordinateur, une deuxième pièce pour piano qui se présente comme un catalogue d’accords. Il s’avance ainsi dans l’idée d’une musique impersonnelle, très marquée par l’esprit du non agir zen, des interventions minimales du land art. Gérard Grisey, curieusement, continue de vouloir ignorer que Giuliano compose. Il allait l’autre jour appuyer une démonstration d’un exemple au piano, mais il s’en est immédiatement éloigné quand il a vu un manuscrit de son ami sur le pupitre. L’anecdote fait penser à Vinteuil mettant bien en évidence ses propres partitions quand il apprend

MARDI 13 MAI


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que les parents du Narrateur le visiteront à Montjouvain, puis les cachant au dernier moment, par modestie ou par scrupule, quand ils entrent. Trouvé cette phrase de la plus grande profondeur pour méditer sur le caractère de ses limites et de ce qu’on croit être son style, mais je ne sais pas qui l’a écrite : “Mettez un frein à ce qui vous distingue en sorte qu’on vous reconnaisse”.

V E N D R E D I 2 3 MAI

Un metteur en scène déshabille Ferrando et Guglielmo au premier acte de Così fan tutte. Or Guglielmo a une grosse cicatrice qui lui barre le ventre. Cette cicatrice est la sienne, d’homme privé, mais il la prête à Guglielmo – peut-être blessure dans une bataille, ou coup d’ombrelle. C’est la beauté ambiguë de ce corps du chant qui revient toujours, ego frémissant, se mettre en travers. Si la musique se marque si fortement d’antan pour notre propre mémoire, c’est que d’autres nous absorbent, ellesmêmes écran d’autres encore difficiles à percevoir. Pensais à cela, cet après-midi, à Noisy-le-Grand, à propos de ces arrière-plans de musiques qu’on entend dans Così, sonneries éloignées de la vita militare, adieux soave sia il vento.

DIMANCHE 25 MAI

 CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Messiaen, si important. Mais il faudra du temps encore pour comprendre ce mélange de candeur et d’aplomb qui cache peut-être de la malice (malice franciscaine dont savait être capable le poverello). Ceci dans des entretiens avec Claude Samuel, à propos de Webern : “… malgré le dogmatisme de l’écriture, il est parvenu à composer de la musique très jolie, et même ravissante. Il faut dire la vérité : ce n’est pas le cas de Schönberg.”

MERCREDI 4 JUIN




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L’actuelle châtelaine des Faugs m’écrit une lettre enthousiaste parce qu’elle a entendu les deux mots que j’ai dits sur France Musique à propos du grand-père de son mari, Vincent d’Indy. Je crois que ce devait être toujours à propos de la même partition de lui que j’aime citer : Jour d’été à la montagne. Le premier moment, l’aube – version ardéchoise – du Naturlaut de la Titan de Mahler.

S A M ED I 7 J UI N

Répété, dans le cabinet de musique, les poèmes de Penna chantés par une femme, pour la première fois. À l’étage du dessous, tous les marteaux des ouvriers donnent des tempi contradictoires et nos pianissimos sont pour l’amour de l’art ; on ne les entend pas nous-mêmes.

VENDREDI 13 JUIN

Avancé de façon décisive la transcription pour chœur de l’Adagietto de Mahler dans une odeur qui enveloppe le quartier de l’Arsenal et risque de se fondre dans ma mémoire à la tierce mineure inaugurale do-la : le crottin de cheval. La caserne des Célestins est ouverte au public pour un jour, ateliers de sellerie, démonstrations du maréchal ferrant (on sent aussi l’odeur de la corne brûlée), manège de la garde républicaine.

DIMANCHE 15 JUIN

e concert de la Société Nationale de Musique dans un petit joyau gothique troubadour, la chapelle de Jésus Enfant, rue Las Cases. On entend un beau recueil de mélodies de Betsy Jolas composé à vingt ans sur des poèmes de Pierre Reverdy, de la musique d’Isabelle Aboulker, huée par un homme enthousiaste. Influence vestimentaire d’Olivier Messiaen sur Alain Louvier ? Il ne porte pas de ceinture. Roula Safar a chanté, très bien, les poèmes de Penna. Pendant un concert, impression que “les travaux continuent”. L’énergie est fouettée, le bouillonnement de l’idée à son comble, comme s’il s’agissait d’écrire contre.

LU N D I 16 J U I N


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La pluie aujourd’hui comme une grande sourdine sur la fête de la musique.

SAMEDI 21 JUIN

Pol Pot, le dictateur khmer, dont on annonce la chute, disait volontiers des vers de Paul Verlaine.

DIMANCHE 22 JUIN

La Marsa, Dar Bennys. Noté que les sauveteurs ici ont une cour de plus en plus grande d’obligés qui leur témoignent, par des démonstrations viriles, l’affection citoyenne qu’on réserve d’ordinaire aux pompiers. Or j’apprends, en découvrant les nuances chevaleresques de cet affrèrement, que c’est une cour de rescapés, une ménestrandise de la noyade qui tient réunion autour du drapeau noir et chante des chansons d’amour qui disent toujours habibi.

D I M A N C H E 20 JU ILLET

 CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Tenais à voir le lieu précis de la maison de la Butterfly de Frédéric Mitterrand, à Tinja. On m’avait dit que le grand portique sacré avait été laissé, planté dans le lac. Mais non. L’endroit du village démonté où l’on avait semé tant de fleurs (certaines d’ailleurs à contre-saison comme l’avait relevé Alain Lompech dans son papier du Monde) n’est qu’un marais à cette période. La montagne bleue d’Ichkeul ferme la baie de Nagasaki. Un garçon qui se souvient du tournage, et a peut-être fait partie de la suite du prince Yamadori, nous a indiqué l’endroit. Bizerte. Hôtel Moderne, rue d’Alger. Les draps, cas de remploi délicieux, sont brodés parce que ce sont d’anciennes nappes damassées reconverties. Joué aux cartes avec deux jeunes instituteurs de Kairouan qui viennent passer là leurs vacances. L’un d’eux, très doux, m’a dit que la seule chose au monde qui lui inspirait de la peur était que le diable vienne le regarder dans les yeux et prenne son âme. Ce qui repose du bien-pensant laïque. Les petits écoliers kairouanais vont être éclairés.

J E UD I 2 4 J UI LLET




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La Marsa. Albert Memmi a voulu la Tunis du récit de son enfance sans repère pour le lecteur, sans nom de rue ou de plage, rien qui puisse faire basculer le livre dans le registre des souvenirs pittoresques. Cette ville, qui n’a qu’un nom dans La statue de sel, s’agrandit ainsi et se rapetisse comme si elle respirait maladivement. De même, on ne peut démêler s’il l’aime ou non. Il dit qu’il a raté sa ville.

J E UD I 3 1 J UI LLE T

Un Anglais demandait récemment qu’on enferme ses cendres dans le verre d’un sablier pour accompagner sa veuve pendant la cuisson des œufs à la coque. Du bureau, je vois, se détachant sur la frange d’écume, la silhouette de Claude Bennys, femme la plus distinguée du quartier de Marsa Cube. Elle regarde vers le large, comme elle fait toujours. Crois deviner à son geste qu’elle décortique des glibettes. Son égalité d’humeur, presque inquiétante parfois.

LUNDI 4 AOÛT

Le Kef est pour les Algériens de l’Est un Monaco d’escapade. Au restaurant le “Vénus” règne toujours une atmosphère confinée avec charge transgressive forte, le suspens d’une sorte d’enjeu qui fait toujours penser qu’on entre dans un tripot. Mais c’est simplement parce qu’on y sert de l’alcool (pas une femme n’y entre). Un homme, un peu ivre, la quarantaine, à la table d’à côté nous a parlé. Un Tunisien qui vit à Brest depuis près de trente ans. Quoiqu’il parle très mal le français, on comprend qu’il aime Jean Gabin plus que tout et qu’il avait regretté de n’être pas présent quand on a dispersé ses cendres dans l’Océan.

JEUDI 7 AOÛT

Même après minuit, la chaleur à Tozeur est impensable. C’est une chaleur immobile, étouffante immédiatement, comme si Dieu actionnait le sèche-cheveux. Lu Lol V. Stein. Parlé à personne.

V E N D R E D I 8 A OÛT


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Nefta. La chaleur rend fou. Le Sahara Palace toujours abandonné. Surplombons la piscine vide près de laquelle je me souviens avoir lu du Mauriac dans les années quatre-vingt. Dans la palmeraie : raisins, grenades, carrés de corette vert sombre dans la lumière oblique. Un vieil homme se lave dans un bassin de ciment à la jonction des circuits d’irrigation. Tozeur qui était encore paisible, il y a dix ans, très gâché par les hôtels aujourd’hui.Vu quelques spécimens d’Italiens soir-de-méharée, genre Lawrence d’Arabie, qui se font photographier en turban devant le sabre des beys.

S A M ED I 9 A O Û T



Vieil enregistrement repiqué : les petits grésillements de malouf tunisien se perdent dans la nuit, venant jusqu’à nous de ce congrès mythique d’avril  convoqué par le roi Fouad er d’Égypte et organisé par Rodolphe d’Erlanger. Bartók y avait participé. Erlanger a fait lire sa

S A M ED I 2 3 A OÛ T

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Que la sincérité et la vérité puissent coïncider dans le récit que chacun fait ici, non pas de son destin, mais de la variation x d’un destin collectif, semblerait presque trivial, ou contingent. Il y a cela : la sincérité qui est l’élan de la parole, la parole arabe, emphatique, généreuse, parfois d’ailleurs sans conséquence. Est-ce ce que l’on a appelé, de tout temps, la fides punica ?

J E UD I 2 1 A O Û T



La Marsa. Instantanés du réveil national : Abou Kacem Chabbi, le Rimbaud tunisien, mort à vingtsix ans, dévorait Lamartine en traduction arabe. Le jeudi  janvier , il lit Raphaël, au parc du Belvédère à Tunis. Un ami, à côté de lui, lit Thaïs. En face d’eux, un groupe de jeunes Européennes qui jouent au tennis les distraient, “élégantes et prestes telles des oiseaux”.

LUNDI 18 AOÛT




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contribution, tenu par la maladie dans son palais Ennejma Ezzahara de Sidi Bou Saïd, où il est mort peu de temps après. Balzac parle “d’hospitalité mauresque”, hospitalité aveuglément due. Ce matin, sept heures, la mer est un lac blanc. La barque, un signe noir qui se détache sous la ligne des montagnes, très Hokusai. L’orage a éclaté plus fort qu’hier, mais à la même heure. L’appel à la dernière prière de la journée (nous étions dans la rue Sidi Salah, H. et moi), d’une beauté rare. Les muezzins ont semblé s’être multipliés et leur décalage n’avait jamais été si musicalement parfait, tournant en rafale, enflé dans l’expression d’un ralliement.

M A R D I 2 6 A OÛ T

Idée d’une musique près du (non pas d’après le) Coran. Mais le projet est infaisable, inacceptable fait par un infidèle. Un coup à se retrouver avec une fatwa. Certains titres des sourates, dans l’essai de traduction de Jacques Berque, en feraient de parfaites pièces en concert alla Couperin : Les Redans (VII), l’Échéante (LVI), L’Examinante (LX ), L’Emmitouflé (LXXIII ), La Fracassante (CI ), Le point du Jour (CXIII). La lumière est d’une beauté presque mortelle cet aprèsmidi. Les montagnes du cap, rose très pâle, flottent comme un ruban. Resté seul. Il n’y a plus sur la plage que des familles du quartier et aussi, dans la soirée, une sorte d’attaché d’ambassade glabre, myope, élégant, avec sa femme, blonde et ordinaire, leurs deux enfants courant entre les joutes clairsemées de beach ball. Silence de la lecture malgré les balles perdues.

M E R CR E DI 2 7 AOÛ T


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Paris. Avec Jean-Philippe Delavault aux Folies Bergère. Je pensais finir ma vie tranquillement sans y mettre jamais les pieds. À l’entracte, rencontré Jean Marais. Il dit qu’il prépare une Tempête. Son regard bleu est extraordinairement inquisiteur ; la voix qui était aigre dans sa jeunesse est devenue un peu catarrheuse. Ses cheveux sont blanc paille, longs et retenus par un catogan. Jean-Philippe me dit son projet de monter Carmen avec dans le rôle-titre un travesti. Il m’explique, réplique après réplique, le bien-fondé de la transposition. Dans la scène de la montagne, Carmen reviendrait tout naturellement à l’habit d’homme. Il pense au contre-ténor Edouard Audouy qui lui avait chanté le rôle d’un bout à l’autre, sans aucune gêne de tessiture. Il ignore simplement, je le lui apprends, qu’Édouard est mort depuis plus de deux ans.

MARDI 16 SEPTEMBRE

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Paris. Vu un écran de télévision qui dérivait sur la Seine, vers le pont Mirabeau – pont Celan – et des nuages blancs s’y reflétaient. N’aurais jamais pensé que ça puisse flotter, un écran.

M A R D I 1 4 O CTO BR E



À Sidi Bou Saïd ce soir, croisé le regard noble et doux du poète, le chirurgien poète, Lorand Gaspar qui vit ici. Né en Transylvanie, il a vécu presque toute sa vie en Orient. Je pense à Palmyre, à l’hôtel de la ReineZénobie, quand je l’aperçois dans la galerie de peinture, devant les tableaux de George Koskas. Achète une Étude de baigneurs que Koskas me dit liée au Jeunes Filles en fleurs, alors que je croyais voir, malgré le trait rapide et presque abstrait, la plage de La Marsa. Il me parle de son passage si important pour lui à l’atelier de Fernand Léger. La vie de chacun ici, d’ailleurs, dangereusement romanesque.

S A M ED I 2 7 S EP TEMB RE




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Mais au fond, comment sait-on que Celan s’est jeté du pont Mirabeau ? Personne ne l’a vu. On n’a retrouvé le corps que plus tard, en aval. On ne le déduit que de l’avantdernier poème du recueil Rose de personne. Von der Brückenquader, von der er ins Leben hinüberprallte, flügge von Wunden, – vom Pont Mirabeau.

De la dalle du pont, d’où il a rebondi trépassé dans la vie, volant de ses propres blessures, – du Pont Mirabeau.

En exergue au poème, les mots de Marina Tsvétaïeva, Tous les poètes sont des juifs, qui devient, chez Fourcade, Tous les poètes sont des femmes. Des Japonais entourent et photographient le terrible monument à Mme Boucicaut qui a les mains dans un manchon de marbre. Au bar du Lutétia : Jacques Drillon. Inimitable présence/absence de Drillon, celle d’un jeune homme, le corps brouillon, souple, impatient, debout mais reposé, dans cet obscur asile. Son regard enquête ailleurs, j’avais déjà noté cela. Pendant que Joséphine Markovits nous explique ce qu’il convient d’aimer, ce thé noir chinois au goût de terre, Drillon a déjà repéré les quelques célébrités du hall que nous n’avons, nous, pas remarquées. Tunis. Le Renouveau, l’un des trois quotidiens francophones tunisiens qui bruissent encore de la visite du président Ben Ali à Paris, parle, savoureuse cacologie, de la France, “pays de l’Hexagone”.

JEUDI 23 OCTOBRE

Vu dans la médina, rue de l’Ancienne Douane, juste avant les Bains de la Guérison, un coiffeur, homme mûr, qui travaille son violoncelle lorsqu’il n’a pas

M E R CR E DI 2 9 O C TO BRE


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de client. Il m’a expliqué qu’il allait au conservatoire mais qu’il n’avait pas encore son diplôme. Ses méthodes allemandes photocopiées sont sous des piles de serviettes éponge et son archet voisine avec les rasoirs. Les salles de cinéma ici, comme en Italie du sud, abritent les flirts avancés parce qu’il n’y a pas, au sec, et avec une obscurité garantie, tant d’endroits tranquilles. Une scène de neige dans le film projeté aujourd’hui (Le Destin de Youssef Chahine) a eu à cet égard des effets désastreux. Paris. Repris le travail et tout planifié avec un calme presque inquiétant. “Il y a énormément d’étoiles. Peut-être trop.” (Roubaud)

M E R CR E DI 5 NO VEMBRE

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Première répétition du Branle du Poitou. Là, comme dans d’autres choses, un souci de ménager ce qu’on appelle des transitions, et qui ne sont qu’une sorte de mauvaise conscience, empêche d’aller jusqu’au bout de l’idée. Chaque élément devait s’emboîter dans l’autre et ne porter qu’une mémoire mécanique, sans causalité, du reste. Il faut ferrailler contre soi, contre l’idée venue derrière l’idée écartée – ce qui revient souvent à confirmer le premier mouvement.

DIMANCHE 9 NOVEMBRE

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Commandé à quatre compositeurs, et à moi-même sous un pseudonyme, des pièces pour faire un Tombeau à Ravel. Seul Durieux a composé une œuvre véritable qui puisse figurer à son catalogue. K., qui écrit de la musique une fois tous les dix ans, donne une petite pièce très réussie, et qui en remontrerait à beaucoup de professionnels, pour voix et flûte sur un texte de Ravel, un billet à Florent Schmitt. Olivier Beaufils est revenu à la mélodie originale hassidique de l’Énigme éternelle.

V E N D R E D I 7 NO VEMBR E




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Me suis relevé la nuit pour ajouter une quinte dans le Glas sur le nom de Ravel écrit aujourd’hui. Je n’ai fait que cela cette année, des riens, des paraphrases. Mais de très loin c’est celle-là qui me donne le plus de remords. Je peux encore la réécrire. Il me reste un jour. Commencé aujourd’hui le septuor à cordes demandé par Guy Darbois pour son film Proust/Vinteuil.

LUNDI 10 NOVEMBRE

Appris ce soir à la radio, dans la voiture, la mort de Boucourechliev. Tristesse puis immédiatement remords. Je l’ai tout à fait abandonné depuis des années, depuis Rome, depuis nos derniers échanges de courrier, à mon retour d’Italie. Quand je l’avais vu, chez lui, lors de ma dernière visite ad limina, il avait deviné, et l’avait laissé entendre avec tact, que je souffrais de ce retour, et même, avec son intuition formidable, su pourquoi. Je l’ai vu pour la dernière fois à un concert de l’Ensemble Fa, au fin fond du e arrondissement, quand Dominique My avait créé mes Vexierbilder. Il était parti brusquement pendant une œuvre qui l’impatientait.

J E UD I 1 3 N O V EMBRE

Sans vouloir justifier ce fait patent, avoir laissé tomber André, je constate que j’ai toujours évité spontanément la compagnie des “grands aînés” parce que s’établissait malgré nous, malgré eux, et Dieu sait si l’intelligence de Boucourechliev percevait les nuances empoisonnantes de ces hiérarchies induites, un rapport filial, ou même le soupçon qu’on le recherchait. De même, avec Ivo Malec, sculpter l’ami dans la présence du maître s’était avéré, pour moi, presque impossible. Trop de père nuit.

VENDREDI 14 NOVEMBRE

Premier concert anniversaire des dix ans de l’Ensemble Fa : Singier cultive son carré. Il est,

SAMEDI 22 NOVEMBRE


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comme homme, facétieux avec lenteur. Dans le rapport social, il se prémunit souvent d’un sourire chaleureux où traîne un brin de suspicion. Il est méticuleux, soucieux d’instiller des complications dans sa veine qui est limpide. Parlé un peu longuement avec Antoine Bonnet, pendant la répétition générale du concert. Il est, nous sommes tous plus détendus, moins raides sur nos positions que nous n’étions il y a dix ans. La conviction qu’il avait de l’importance historique de son œuvre est redevenue, en apparence, une détermination plus tranquille, plus traitable. Le Branle du Poitou a pu être donné de justesse sans qu’aucune répétition ne l’ait fait espérer, pour le dire franchement. Grisey m’avoue que, jusqu’au dernier moment, par ce retard de la mise en place, qui est tout dans cette mécanique (et notamment la chorégraphie des pieds), il n’avait pas compris l’idée. Au dîner, Betsy Jolas nous dit que sa mère, étudiante à New York au début du siècle, allait entendre Mahler diriger. Grisey très en verve. Il a donné au concert des transcriptions de lieder de Wolf. Ce qui m’a fait resonger que c’est le Jardin clos que je dois instrumenter depuis vingt ans.

DIMANCHE 23 NOVEMBRE

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Concert Feldman par l’ensemble Recherche, passage Molière. On m’a dit que tout ça était pour moi. Et je crois que ce doit être vrai, car les œuvres qui donnent des signes durables déçoivent d’abord. De

MERCREDI 26 NOVEMBRE

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K. m’a dit qu’il s’inquiétait que ces squelettes de danses ou de refrains anciens ne soient plus que la seule chose qu’on percevait dans ma musique et dont on se souvenait. Ses critiques ont parfois la nuance exacte, colorée d’amitié, de mon propre pentimento.

LU N D I 2 4 N O VEMBR E




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Feldman, j’ai aimé l’excès, l’abstraction, le ton, la liberté de parole, la malice, le génie du décalage, son mépris à double détente des constructions formelles. Boucourechliev me parlait de son accent de Brooklyn. Gide, si extraordinairement obnubilé par sa présence et sa survie littéraire qu’il invente la publication posthume du vivant de l’auteur, faisant paraître son journal en cahiers tirés à six ou sept exemplaires pour des intimes désignés comme lecteurs immédiats et secrets, délégués d’une postérité anticipée. Mais il ne résiste pas finalement à publier le tout. Il dit à Herbart : “Quand je serai mort Pierre, compromettez-moi”. Gide comme figure. Plus souvent senti sa grandeur à travers les gidiana, le regard de ceux qui l’ont admiré en live, que dans ses œuvres mêmes (Les Faux-Monnayeurs mis à part).

SAMEDI 29 NOVEMBRE

L U N D I 1 ER D É C E M B R E

“Quand fond la neige, où va le blanc ?”

(W.S) Entendu à la radio Marc Texier parler de Butterfly le nom, dire des choses flatteuses sur l’intuition psycho-acoustique dans l’orchestration, mais tout cela m’a paru hors de propos quand il a fallu entendre la pièce en entier dans cette seule version de février  qui m’avait semblé bonne au concert et qui pâlit nettement sous les micros. Mis à part le manque de répétition, lot de tous les compositeurs, et les imprécisions qui en découlent, j’ai souffert du taillis des harmoniques, du surécrit, du discontinu. Il faut réparer en avançant. Reprendre ne servirait à rien.Verdi, qui prévoyait Boulez, disant que les Français reprennent toujours tout.

MARDI 2 DÉCEMBRE


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Une lettre d’Henry-Louis de La Grange développe toutes sortes de petites objections et commentaires à propos, non pas tant de ma transcription de l’Adagietto, que d’évocations latérales convoquées dans ce projet via le thème vénitien : les poèmes d’August von Platen qu’il juge trop étrangers à Mahler, l’allusion au Mort à Venise de Visconti qu’il estime être son film le plus faible, etc. Je minimise en disant “petites objections” puisqu’il a écrit sur un coin de la lettre : “… le rapport MannAschenbach autobiographique – et Venise – Visconti me gêne énormément.” Il est souverain sur ces domaines et on ne doit rien pouvoir aventurer sans risquer de se faire taper sur les doigts. À tout prendre, il vaut mieux un exégète sévère qu’une veuve abusive. Mes explications cherchaient à diluer, en leur donnant un faux premier plan, la nuance Pop Art de ce projet Kein deutscher Himmel. Mais c’est comme si l’inventeur des soupes Campbell me reprochait de n’avoir rien compris du goût véritable de sa recette.

MERCREDI 10 DÉCEMBRE

 CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Toute cette semaine, émission Ravel sur France Musique. Pour ne pas avoir l’air de lire ce que je dis, je l’écris, mais d’une manière sur-raturée si illisible que je dois tout réinventer en direct. Entrepris cette série pour essayer de régler mes comptes. Il faudrait forger un dicton pour ce type de cas : qui veut noyer son père, l’accuse de la rage. L’intimité avec cette musique remonte aux préalables les moins avouables. Je sens pour elle une tendresse et une gêne comme on peut en avoir pour les manies de ses propres parents, un mélange de pur amour et de rancœur comme pour tout ce qui est originé si profondément en nous. Seule œuvre de Ravel que je n’ai jamais pu aimer : l’Introduction et Allegro. La plus haute, la

VENDREDI 12 DÉCEMBRE




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plus terrible, la plus livide, au cœur du drame noir : le Ré. Reste un mystère à déchiffrer au cœur de cette fabrique : schizophrénie avec aggravation morbide, tendance à la régression rachetée par la maniaquerie du métier. Tout, simultanément rêvé et escamoté, peur transformée en douceur presque fade par un jeu cruel, ironique et autodestructeur (Toi le cœur de la rose…). Musique qui aurait voulu n’être aimée que de loin et que le succès planétaire corrode et fait dévier. Les droits d’auteur faramineux de Ravel sont la damnation infligée à son secret.


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

tant de coudes dans l’espace, et pas d’accoudoir… Dominique Fourcade 



Se dire à soi-même qu’on se prépare à la concentration pour le projet Webern (pièces brèves – des berceuses sûrement – pour l’Orchestre National de Lyon), mais il n’en est rien. J’attends le moment propice pour me mettre à ce travail qui ne devrait pas être très long en principe et qui sera donc impossible à finir si la loi habituelle se

SAMEDI 10 JANVIER

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Le journal délaissé devient odieux. Il ne vaut que comme structure. Ni réflexe, ni habitude, c’est une tentative permanente de rééducation.

J E UD I 8 J A N V I ER

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Dernières demandes de correction de Laurence Équilbey pour l’Adagietto et rectifications de prosodie. Il se dégage de son exactitude dans le travail, de son inquiétude qui en est peut-être le mobile, une puissance sombre mais réconfortante, comme si son air de lassitude était la proposition d’aller y voir de près. Henry-Louis de La Grange faxe de Marrakech que Marina Mahler ne s’opposera pas à l’exécution de la transcription. On imaginait déjà les gyrophares des voitures de police devant le Musée d’Orsay pour stopper la tierce do-la.

MERCREDI 7 JANVIER


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vérifie. Il ne serait pas tout à fait exact de dire que je repousse au lendemain, et cela chaque jour, de m’y mettre. Je repousse moins que je n’attends, sachant que ce moment arrivera par surprise. Reste ce problème des tables. Aucune n’est favorable au début, puis, une fois le travail commencé, toutes peuvent convenir, et chacune même est indispensable. Le concert Webern est le  mars. Je m’étais engagé à tout rendre le  décembre, en sachant parfaitement qu’il faudrait ajouter un mois à ce délai. Or, impossible que le  janvier tout soit fini. Nuit terrible : véritablement retourné sur le grill à cause du projet mort-de-Webern pour lequel se présentent plusieurs plans simultanés. J’étais absolument certain, dans le rêve, d’avoir trouvé la solution la plus radicale et à la fois la plus harmonieuse : dans la pièce , les musiciens allumaient, selon une partition très réglée, des briquets type piézo-électriques – le titre est emprunté à Resnais, Smoking-No Smoking. Ce qui, au matin, semble puéril et irréalisable. Au surplus, irrespectueux pour commémorer cette nuit du  septembre .

DIMANCHE 11 JANVIER

Être très vigilant dans le temps qui m’est imparti, ou plutôt celui que je me suis laissé en le réduisant, comme toujours, au minimum cette fois-ci. Il faut, non pas “avoir la haute main” sur ces pages Webern, mais observer de si près la manière dont elles vont s’écrire, que je pourrai, fait sans précédent, les écrire sous ma propre surveillance. Ce n’est pas une décision, c’est une fatalité car l’état de tension est extrême.

MARDI 13 JANVIER


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On n’est jamais si dyslexique que quand on repousse l’idée d’écrire.

DIMANCHE 18 JANVIER

Tous les mots sont des figurants dans l’écriture. (Fourcade, de mémoire). Vitry-sur-Seine. Impossible ce soir de se concentrer sur les paroles et même les exemples musicaux du conférencier. Lorsque je me suis laissé glisser sur le pouf en coin, avant que ne vienne aussi s’y asseoir la femme qui allait littéralement tomber sur moi de sommeil, j’ai tenu à distance la présence des parents d’élèves et des professeurs en lisant intérieurement un poème proprement désespérant de Pavese, Il vino triste.

LUNDI 19 JANVIER

Paris. Numéroter les actions pour sauver la



Raoul Journo au Café de la Danse. Il a quatre-vingts ans passés, chante assis, sans presque de présence. C’est son mythe qui fait le travail à sa place. Je vois que ce sont des gens très jeunes qui savent par cœur les paroles arabes, qui les chantent, les dansent. C’est dans les mariages et les circoncisions de la communauté judéo-tunisienne de Paris, où Journo a été souvent invité, qu’ils ont dû les apprendre.

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

journée. Impossibilité d’écrire – qui va presque de soi – mais de répondre au téléphone aussi, quand il sonne à bout portant. Cingria de Stravinsky : “Il ne se met jamais à table qu’il n’ait fait préalablement le signe de la croix. Mais il le fait de gauche à droite, comme les peuples des parties orientales. Il pense ce qu’il dit, mais ce n’est pas visible, et il ne dit pas nécessairement ce qu’il pense. Il voit tout. Si, quand il passe, un objet tombe, il le ramasse avant qu’il soit à terre”.

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JEUDI 22 JANVIER




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Première du Kein deutscher Himmel au musée d’Orsay. Laurence Équilbey, toujours habillée de noir, dirige avec l’épaule gauche légèrement relevée, comme si elle tournait sur l’aile après avoir été blessée en plein vol. Deux vieilles dames ont pleuré pendant l’Adagietto. Tout a sonné trop sec. Il faudra sûrement encore corriger, mettre du liant. Je m’en remets à elle.

J E UD I 29 JA N VIE R

Concert de l’ensemble Fa au Goethe Institut. Jean-Pierre Collot a joué magnifiquement les Klavierstücke VI, VII et VIII de Stockhausen, malgré un instrument difficile. Distance planétaire qu’il peut y avoir entre une nécessité de langage et, d’autre part, la matière faite des mêmes pigments mais qui n’a rien pu dire ; la musique maladroitement propédeutique qu’on entend parfois aussi dans ces concerts. Le directeur de l’Institut Goethe, Monsieur Roos, reçoit après le concert dans son appartement de l’avenue Foch. Sa femme a dû raconter des milliers de fois certaines péripéties de leurs postes précédents à Tokyo, à Pékin d’où vient une grande part de leur mobilier; on sent que c’est sa principale saynète, au point même que, allant d’un groupe à l’autre à travers le salon, il peut lui arriver de répéter comment se procurer du sel à Lagos et faire bouillir l’eau de consommation. Raccompagne Hugues Dufourt chez lui. L’ai exhorté avec ferveur à continuer ce cycle de piano dont on entendait ce soir, jouée par Dominique My, la deuxième pièce, si belle, Meerestille, longue plage presque immobile, comme toujours très verticale, sur l’empreinte des Pas sur la neige. Son idée était de faire onze pièces comme celles-ci, chacune avec un titre tiré de Goethe. Si les autres pièces sont aussi longues que les deux premières, le cycle serait monumental – trois heures et demie.

VENDREDI 30 JANVIER


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Pour lui, le fragment condamne à l’anecdote. Il a travaillé presque sans relâche toutes ces dernières années. Tonalité crépusculaire de sa pensée. La naïveté et la pureté de Webern sont là, en gage, restées impensées au fond par les successeurs. Pour ne pas parler de sa tendresse tyrolienne pour le Christ. Se procurer une carte de l’Autriche pour voir les lacs bien en détail. Mittersill.

M A R D I 3 FÉ V RI ER

Fini ce matin les trois minutes (maudites) à Webern et n’en suis pas content. La musique à peine écrite et qui sèche encore existe ainsi de trois manières : incertaine et postulée, par excellence non scriptible ; là, donnée, transitoire, maladroite et déparée par les orthographes inappropriées ; et enfin promise à un riche avenir (NDiaye) si ceux qui la jouent et l’entendent savent la guérir d’avoir voulu être autre. L’autre musique dans chaque musique. Chez Beethoven, elles coïncident.

M E R CR E DI 4 F ÉVR IE R

 CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Parlé italien seul dans la voiture, fait des bilans, de nuit, pour ne pas être vu.

V E N D R E D I 6 F ÉV RI ER



Beaucoup travaillé au “duo Vinteuil”. Faire attention que ces brimborions de circonstance soient réductibles à l’idée principale. Deux tiers de premier jet dont il ne restera que les fanes.

DIMANCHE 8 FÉVRIER



J’ai été pris de court et sans réaction immédiate à l’exposition Bruce Nauman. Resté longtemps devant le grand panneau des néons à messages, à lire absolument tout, à fixer les réapparitions de syntagmes et cela en plusieurs cycles. Rosaire moderne. Une œuvre souvent fait signe après coup. C’est l’effet retard qui signe la nécessité et paradoxalement l’urgence.

S A M ED I 7 FÉ V RIER


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Déjeuner avec Frédéric Durieux qui ne dit rien que très en-deçà de la lettre alarmante qu’il m’avait écrite en désespérant de n’être pas joué, de pouvoir écrire encore, d’en avoir seulement même le goût. Il dit qu’il a renoncé récemment à tout système d’écriture rigoureux, qu’il a rompu structurellement avec Boulez qui a été son père envahissant. J’en tiens, moi, pour le moins de père possible. Schoenberg est mort tous les jours.

JEUDI 12 FÉVRIER

L’Ensemble Fa joue au festival Présences Mes béatitudes. Ils ont joué ça plusieurs fois, ils ont triomphé des difficultés techniques, mais l’esprit n’y est pas encore tout à fait – tout trop concret. Il faut que la structure rythmique soit très sûre, mais aussi rigoureusement effacée. Le geste instrumental, extrême et risqué, doit être abdiqué par l’effet même de la précision. J’étais très tendu à la répétition générale, ne reconnaissais pas cette partition qui est pourtant ma préférée avec le quatuor. Trop long, trop sifflant. Il faudrait être l’auditeur non contractuel de sa propre musique. Jacques Lenot a toujours, par-delà les années, cette même élégance ironique et désabusée avec gestes suspendus et évasifs de ses longues mains, comme d’un maestro qui se moquerait de sa propre dignité. On jouait de lui un septuor, Der Einzige, belle musique écrite il y a dix ans. Mémoire/ érosion de Murail, œuvre absolument visionnaire où l’on attend des cloches venues de nulle part, et l’ensemble très rêche, très sauvage, moins léché que sa musique d’aujourd’hui. Giuliano d’Angiolini est égaré comme un flotteur dans l’énergie surjouée des tables d’après concert. Sa maladresse sociale est homogène à sa musique qui repose sur une trop

SAMEDI 14 FÉVRIER


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haute espérance de communication. Les propos très désabusés qu’il a tenus sur la société “mesquine et conservatrice de la musique contemporaine française” ont été à peine perçus à un bout de l’assemblée, et ont fait, à l’autre bout, l’effet de propos amers ou déplacés, comme s’il médisait du défunt après un enterrement. Tunis-Carthage –  h . Eprouvé la familiarité rythmique que j’ai avec les quelque vingt feux rouges qui séparent l’aéroport de la maison. J’ai dans la mémoire du corps, qui est aussi la mémoire des doigtés au piano, le marquage du temps de chacun et je respire instinctivement à la seconde qui précède leur commutation, comme pour attaquer synchrone avec eux. N’ai eu pendant les plus haletants moments de ces deux dernières années à Tunis que le balisage excédant de ces feux, tantôt visa, tantôt barrière face aux péripéties nord-sud de ces faubourgs d’amour.

DIMANCHE 15 FÉVRIER

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Voyage en car jusqu’à Téboursouk, très bon enfant. Des militaires dorment debout comme des angelots et tombent sur les jeunes filles qui ne s’en offusquent pas. Le beau grand virage juste avant la ville, où vallée et montagne

S A M ED I 2 1 F É VRIER



Certains cadrages dans la Médina livrent des images qui pourraient, au détail près, avoir deux cents ans et plus : ces deux hommes en turban, le visage couleur cuir, adossés à des colonnes dans le demi-jour d’un passage voûté. Vu au fond de la cour d’un vieil immeuble occupé par le RCD (le parti de gouvernement) les restes d’une grotte en meulière qui a dû abriter une statue de l’Immaculée Conception à en juger par la maquette en pierre de la basilique de Lourdes qui la surmonte, archi-badigeonnée de blanc comme une église sud-américaine.

VENDREDI 20 FÉVRIER

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se jaugent vertigineusement, très contrasté dans les verts à cette saison. Jusqu’à la fin du match Tunisie/Burkina-Faso tout est allé très bien. La mi-temps, nous l’avons passée à traverser le champ semé d’oliviers qui part de la ruelle et remonte vers la route du Kef. Le caillou, le détritus et la ferraille reprennent vite le dessus. Il faut aller chercher ses promenades vers les montagnes de pierres, vers les pins d’Alep, ce que personne ici ne fait jamais. Grande tristesse ensuite, ou plutôt cette acédie dont parlait Barthes dans son cours sur le vivre ensemble. H. m’a présenté le petit conservatoire que ses amis et son ancien professeur de physique ont monté dans les locaux d’une école privée : trois salles un peu sombres et poussiéreuses autour d’une cour. Je leur ai apporté des méthodes, des symphonies de Mozart et de Beethoven (ils l’avaient demandé) qu’ils ont regardées comme un texte sacré. Assisté à la leçon des adultes qui chantent à pleine voix en ton de fa majeur pendant que le jeune professeur joue du oud.

DIMANCHE 22 FÉVRIER

La Marsa. Pas une note, pas une idée de note pour le Culte des ancêtres morts ou vivants sur la litanie de Drillon. La dernière heure du jour est très à son avantage, observée de la table de travail, à l’étage, qui fait cabine de pilotage. De la fenêtre nord dont les carreaux supérieurs sont colorés, on ne voit que les avancées des vagues sur un sable presque orangé sur lequel elles semblent gagner à l’instant même, face au marabout de Sidi Abdel Aziz, donnant idée que la mer n’a pas de pacte avec le continent, mais qu’elle déborde sur lui et qu’à chaque moment la ligne de partage peut changer.

LU N D I 2 3 F ÉVRI ER


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Cette nuit, c’était le mari, professeur de français, d’une amie (non identifiée) que je visitais en rêve dans une HLM de banlieue. Découverte, sur une hauteur de Paris d’où on voyait la Tour Eiffel en gloire, de la tombe d’Arnold Schoenberg dont le nom était composé en tesselles de mosaïque blanches et noires.

M E R CR E DI 2 5 F ÉVR IE R

Paris. Mort de Claude Prey que je n’avais rencontré qu’une fois. Un homme affable, drôle, perdu dans des chimères délicates. Il a été très négligé par les programmateurs et joué ces derniers temps seulement par la Péniche Opéra. Je me souviens qu’il avait fredonné, chez les Texier, comme citation d’une œuvre classique, une chanson de Dalida. Il avait cet air d’un facétieux timide qui cherche à ne pas être pris au sérieux pour gagner du temps. Il a parlé beaucoup de Marcel Proust, mais absolument comme s’il s’était agi de Paul Géraldy ou Georges de PortoRiche, sans emphase ni apparence de sérieux.

JEUDI 26 FÉVRIER

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



K., avec un filet de voix grave, les fondamentales si détimbrée quand il est fatigué, m’a dit que “non, décidément, c’était fini, il n’aimait pas la musique dodéca-

MERCREDI 4 MARS



Marcel Proust dit que celui qui écrit un journal est perdu. Bernard Palissy jetait ses propres meubles dans son four (Cellini, son or), pas dans sa cheminée. Le journal n’est à beaucoup d’auteurs que cela, une cheminée, cette utopique force-plus (Nietzsche : Plus von Macht), “dont on croit qu’elle va suppléer aux défaillances de la pleine écriture” comme le dit Barthes. Pour Kafka, c’était “trouver son salut”. Oublié totalement, certains de ces jours, ce que cela peut signifier écrire de la musique, et hier matin, la question s’est posée à moi, absolument nettoyée, blanchie, raclée comme un os.

V E N D R E D I 2 7 F ÉV RIER




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phonique, que Boulez avait bien raison, que Schoenberg était bien mort”. Évidemment, dans ces cas-là, au téléphone, avec un partenaire affaibli par la déconvenue, on n’entame pas une conversation où il s’agirait de “défendre” Schoenberg. Ce qu’au surplus, je n’ai jamais fait à la mesure de ce que Schoenberg a été décisif dans ma vie (et je songe là, entre autres épisodes schoenbergiens de ma jeunesse, au pick-up installé dans l’armoire de ma chambre, à Torteron, aux opus  et  joués par Marie-France Bucquet – et comme je m’en veux de ne pas avoir eu la présence d’esprit de le lui dire à elle, quand je l’avais rencontrée l’année dernière au Goethe-Institut, quelle importance elle avait eu pour moi – donc, aux opus  et  écoutés journellement, dans la certitude aveuglée de guérir de tout). “ Les Grands musiciens, contrairement aux autres hommes, meurent à la fin de leur vie”. Entendu à la radio ce matin. Dominique Jameux disait cela à propos de Chopin, qui vaut aussi pour beaucoup d’autres en effet, mais pas pour Mozart. De Turenne, qui faisait partie des autres hommes, ce mot à son confesseur : “Si je ne savais ma présence nécessaire durant cette guerre, j’aimerais rester chez moi car je ne suis plus jeune et je voudrais mettre un peu de temps entre ma vie et ma mort”.

D I M A N C H E 8 MARS

Bonnes dispositions d’esprit, alacrité, énergie. Le duo Vinteuil avance. Il a été élaboré en marchant au bord de la mer à Tunis ; il suffit de transcrire, ou à peu près. Duo sans colophane, “deux fois crépusculaire”.

M A R D I 1 0 M A RS

Le piano de l’auditorium de Champigny porte les stigmates de la musique contemporaine : les étouffoirs presque entièrement couverts de pastilles autocollantes qui

J E UD I 1 2 M A RS


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servent à indiquer le nom des notes à ceux qui doivent ferrailler dedans. Jacqueline Méfano cherche désespérément où elle pourrait ajouter ses gommettes pour baliser sa version de mes Nocturnes en quatuor, comme un drogué cherche sur son bras une veine qui ne soit pas déjà piquée. De temps en temps, les griffes de la chienne Socquette sur le plancher de la scène font des petites rainures sonores dans la musique. Elle regarde avec admiration son maître (Paul Méfano) qui dirige. Le public a ri de bon cœur, ce soir à la Péniche Opéra, de ma chanson égyptienne. Éric Chalan, contrebassiste,Vincent Leterme, pianiste – son visage d’enfant sage, son impassibilité, son teint pâle. Mais, bien qu’ils jouent à deux mètres de nous, on est loin d’eux, à peine moyen de leur parler. Ils sont dans une excitation hallucinée, mystérieux comme des enfants. On réalise à cette manière de ne rien pouvoir se dire que la vie de presque tous les autres est à des années-lumière de nous. Lorsque, dans la loge des artistes qui fait deux mètres sur un, j’ai embrassé la soprano, déjà assez déshabillée, toute en chair, j’ai bien compris que je m’immisçais dans un fou rire de l’équipe. Elle s’est excusée d’avoir un peu transpiré quand je l’ai prise dans mes bras. Elle m’a dit que ma chanson “marchait bien” mais à la manière de qui s’en étonnerait. Évidemment, si on relevait toutes ces vexations, on se rendrait la vie impossible.

VENDREDI 13 MARS

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

Il est difficile d’écrire une musique, de la tracer de manière si définitive à l’encre de Chine, sans que s’impose l’idée à mi-parcours que la musique doit être absolument tout autre. Absolument pas ce flot de quintolets à  à la noire. Mais tout le contraire. Une mélopée en valeurs longues. Le “trop tard” tient à ce que la musique en

S A M ED I 1 4 M A RS




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train de s’écrire a déjà pris consistance par une loi de sélection naturelle. Toutes les autres possibilités n’avaient pas les mêmes chances de survie. La marge de manœuvre n’est pas si grande qu’on croit. On est en fait honteusement familiarisé avec ce que l’on croit trouver. Cauchemar de compositeur : je suis dans le train Paris-Lyon avec Olivier Beaufils. Il me demande s’il peut lire ma partition des Quatre berceuses à bas voltage que je tire de mon sac. Lisant distraitement avec lui, je m’aperçois avec horreur que dans le numéro , qui consiste en l’énoncé coloré de la série de l’opus  de Webern, toutes les altérations ont disparu. Et comme ce n’est pas un rêve, mais la réalité immédiate, que la première répétition avec l’Orchestre National de Lyon est dans moins de trois heures, une panique indescriptible me saisit. À l’arrivée, sans passer par l’hôtel, vais corriger le conducteur dans la loge de Pascal Rophé, et vérifier le matériel qui, lui, est conforme. Dans un cauchemar comparable, Georges Perec voyait des lettres e apparaître partout dans La Disparition.

M E R CR E DI 1 8 MARS

Les camarades pas vus depuis des années ont changé au tournant de la quarantaine. Quand j’avance vers certains en me présentant, je préfère postuler que des deux, c’est moi qui suis le plus méconnaissable. Dalbavie ce matin, très prévenant malgré sa gloire. Michaël Lévinas, me posant des questions inquiètes. Première répétition du duo Vinteuil.Toujours pas de titre. C’est un hommage non pas à l’autre de moi-même, mais au même et, à ce titre, je l’ai trouvé très insatisfaisant.

MARDI 24 MARS

Dans l’obscurité, sur le plan de travail froissé, dans le silence artificiellement maintenu, le secret professionnel du matin.

MERCREDI 25 MARS


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Deuxième jour de tournage de l’émission de télévision Proust réalisée par Maurice Rabinovisz. Je parle, assis à un bureau, dans la chambre du , Boulevard Haussmann. Le mauvais goût de l’arrangement général de ce que la banque qui possède l’immeuble appelle le “salon Proust” s’est encore aggravé. Un portrait à l’huile de facture catastrophique répond maintenant aux orchidées artificielles et aux appliques de style achetées chez Conforama. La Haute Banque avait plus de goût chez Madame de Restaud. Ces quelques mètres carrés, c’est tout de même là, dans les fumigations, qu’a soufflé l’esprit.

V E N D R E D I 2 7 MARS

  CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Soirée musicale proustienne chez le comte Antoine Paczkievicz qui dit, présentant le concert, espérer ne pas avoir le ridicule des Verdurin. Les quatre œuvres du projet Proust conçu par Guy Darbois sont jouées deux fois chacune et filmées. Un narrateur fait des intermezzi avec quelques textes Vinteuil de la Recherche. Tout cela un peu lourd et aussi peu tendance que possible. L’usage de Proust demande un certain doigté. Il faudrait créer une agence de consulting pour ça. Marius Constant, même parfum, mêmes vestes de velours imprimé, fleuri, où la légion d’honneur fait une tache qui n’est pas toujours repérable au premier coup d’œil, très bourru, à peine aimable quand on lui a présenté Régis Campo (que je rencontrais aussi pour la première fois) dont la pièce, Longtemps, je…, a fait forte impression.“Ce n’est pas de la musiquette qu’on fait ici…”Et Madame Verdurin ajoutant avec un air d’orgueilleuse terreur : “C’est effrayant ce que les fidèles sont avancés.” Constant a donné un morceau un peu néo-franckiste pour piano et violon ; Hersant, un solo de violon d’après l’Enchantement du Vendredi Saint.

SAMEDI 28 MARS


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Quoi regarder pendant l’exécution si on veut être méthodique et même, peut-être, utile à la concentration des musiciens ? Pendant mon duo Bruissant divisé, n’ai su que m’abîmer dans la moire verte de la jupe longue que portait Véronique Marin, la violoncelliste. Un enfant sage était assis en tailleur, juste à mes pieds. Gruppen à la Cité de la musique. Pu l’entendre deux fois et changer de place autour des trois scènes. Réentendre immédiatement la musique est rare au concert. Ce qui permet de constater le terrifiant sur-place auquel condamne parfois la perception. La fois supplémentaire a épaissi le mystère et cette insatisfaction générale, très urticante, qui est souvent à la racine de nos tentatives (senti cela récemment avec le One hundred Live and Die de Bruce Nauman). C’est le moment terrible où Swann va se décourager de poursuivre à élucider le mystère de la petite phrase, où le Narrateur va continuer à remâcher sans peine ses soucis du lendemain alors que, goûtant le morceau de madeleine, il est au bord de la clarification décisive. Philippe Manoury me dit, après le concert, qu’on n’avait rien écrit de plus fort depuis.

J E UD I 2 A V R IL

Récital Muraro salle Pleyel. Sa Rousserolle effarvatte, extraordinaire, a soulevé l’enthousiasme. Eté saluer Marc Monnet qui émet, à propos de la Sonate en si mineur que nous venions d’entendre, une opinion CambremerLegrandin, disant qu’il préférait à ce Liszt clinquant, le dernier Liszt, celui des pièces énigmatiques : Wagner-Venezia, Trauer-Gondel, Unstern, etc.

VENDREDI 3 AVRIL

L’Adagietto chanté par Accentus sur la scène de l’Olympia pour une soirée de mécénat d’entreprise, avec une amplification psychédélique et une lumière bleutée qui

LU N D I 6 A V R IL


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soulignaient bien le kitsch délibéré de l’entreprise qu’hélas le pathos et la beauté irréductible de la musique condamnent au filigrane, gommant l’aspect Double-Six. Concert em dans une espèce de crypte de la rue Saint-Félibien, un sous-sol paradoxal et eschérien jusqu’auquel on monte en ascenseur. Le public est fait de fidèles qui connaissent bien le chemin de ces catacombes. Ils ont joué, très bien, avec de beaux silences actifs, les Nocturnes en quatuor. Dîner avec l’équipe de l’ensemble, Paul Méfano, Bernard Cavanna et Renaud François. Il m’a fallu un petit moment et des verres de vin rouge pour me sentir un peu moins “Mirabeau retenu au club des Cordeliers”. Cavanna a un humour très particulier et difficile à suivre, tellement débridé que la conversation devient une partie de varappe, une suite de feintes et de retournements, de dribbles à un tempo presto qui ont peut-être à voir avec sa passion du football qu’il nous explique. Méfano : sa manière habituelle d’observer finement toute chose alors qu’il interpose ses contradictions comme des leurres.

M A R D I 7 A V R IL

  CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Visité deux orgues français du XVIIe siècle avec Jean-Christophe Revel, le titulaire d’Auch, pour préparer la commande qu’il m’a faite. Richelieu avait un château près du village de Mitry-Mory, au nord de Paris, et seule la prospérité de ce voisinage peut expliquer la somptuosité de l’orgue  dans cette église délabrée et tapissée de lichen. Le cornet d’écho, qui a traversé les époques, beau à pleurer. Au Mesnil-Amelot, l’église est plus belle encore, le son de l’instrument, bouleversant. Les avions atterrissent presque devant le porche puisque les pistes de Roissy jouxtent la commune, d’où d’ailleurs de nombreuses maisons

MERCREDI 8 AVRIL


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abandonnées à jamais. C’est une sorte de paysage résultant d’une guerre du bruit dans laquelle les alliages subtils de l’orgue Louis XIV sont les vaincus définitifs. À propos de Folies d’Espagne, petite pièce pour piano que m’a demandée Jean-Louis Jolivet pour les éditions Lemoine : l’origami, l’art japonais des pliages. C’est ce qui rendrait mieux compte, mieux que la notion de second degré, des moyens dérisoires assemblés sans colle ni vernis pour renvoyer à un référent que chacun recompose et dont on peut ensuite réaplatir le média évanescent.

D I M A N C H E 12 AVRI L

...Souffrant des yeux pour m’être obstiné, hier soir, à lire du César Franck à contre-jour... (Journal de Gide,  janvier ).

LU N D I 1 3 A V RI L

Dîner chez Johannes Schöllhorn à Fribourg, Lessingstrasse. Le repas japonais est préparé par Towako qui m’offre un poème calligraphié en retour d’un autre que j’avais copié pour elle, sans comprendre ce que j’écrivais. Schöllhorn me semble toujours comme un grand enfant gâté par la vie, toujours préservé par une quiétude insexuelle, comme disait Barthes. Il y a des skis dans son grand cabinet de travail et de la neige jamais loin. Merveille de vérifier avec Johannes à quel point l’intelligence d’une musique peut être la traduction exacte de celle de son auteur (tant d’exemples contraires), ici dans une variante malicieuse, mais avec cet aspect militant, cet engagement sincère et profond qui l’affilie à Helmut Lachenmann. Sarrebruck. Discussion de quelques minutes dans les couloirs de la Radio avec Mauricio Kagel. Il ne parle que de lui, mais avec un tel pouvoir de séduction qu’il laisse l’impression qu’il a parlé de vous – talent de magnétiseur.

M E R CR E DI 15 A VRIL


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Enregistrement des Béatitudes avec Recherche. C’est en écoutant ma propre musique que j’ai des idées musicales, parce que j’entends des prescriptions dans ce qui a été tenté en vain. C’est un peu comme retrouver la boîte noire dans un champ. On comprend tout ce qui s’est passé, mais l’accident a déjà eu lieu.

J E UD I 1 6 A V R IL

Réponds pour France Culture à Françoise Malettra (prodigieuse figure au fume-cigarette que Dix et Van Dongen se seraient arrachée). Même impression cent fois ressentie à l’instant de la prise de parole : un vide, un dédoublement. Je m’entends ne rien dire de ce je voulais dire. J’entends parfaitement, clairs, et même trompettants, les mots à côté de ceux qui étaient appelés. J’entends ce chaos de phrases encore liquides prendre aussitôt : le plâtre de mon opinion.

M E R CR E DI 2 9 AV RI L

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Acheté un bouquet de lilas à l’homme qui se poste tous les ans place de la Bastille, devant la Banque de France. N’ai travaillé à rien ni rien lu parce que je suis resté effrayé par ce cortège de terreur des beaux jours. Qu’a pu donc être au jour le jour la conscience solitaire de Brahms ?

V E N D R E D I 8 M AI

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Claudy Malherbe (vu à Alfortville) tendu, cérébral – prodigieux talent de synthèse. J’avais déjà noté qu’il accompagnait, peut-être par scrupule d’honnêteté, par beaucoup de théories certaines de ses œuvres qui regimbaient à les démontrer, et dont la beauté s’en trouvait écornée. Trouver la bonté chez lui, la pureté (dont son apparence juvénile est une des clés), derrière une sécheresse apparente.

LUNDI 4 MAI




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Réveillé à six heures du matin aujourd’hui, à deux heures de l’après-midi hier ; entrant donc dans la journée à l’improviste, suis resté frappé de ce que les premiers beaux jours révèlent des destinées tout autres, très lisibles, qui auraient pu être les nôtres si tout avait mieux tourné, absolument comme les vues aériennes en période de sécheresse permettent de révéler des substructions antiques.

SAMEDI 9 MAI

Même en roulant si vite dans la voiture surbaissée de Patrice Bocquillon, pu inhaler les forêts juste avant la nuit. Vu à Calais de vieux Anglais qui avait traversé la mer pour Charles Lecoq. Ils fredonnaient pendant la représentation les refrains de La fille de Madame Angot dirigée par Dominique My. Qui pourra bien avoir encore dans quinze ans ces sourires d’aise, nostalgiques et amusés, ces airs entendus en écoutant le chœur des conspirateurs qui entrent en “péhuque blondes et colé noir” chez Mademoiselle Lange ? C’est vraiment le tout dernier écho d’une époque.

D I M A N C H E 1 0 MAI

On me demande de tailler pour rediffusion dans une émission d’il y a onze ans. Ce n’est pas la maladresse d’une pensée que nous avons, croyons avoir dépassée qui nous est insupportable alors, non, c’est la voix, le travail de radoub que demande la jeune et vieille voix : il faut l’accepter, la reconnaître, comme on fait d’un cadavre accidenté, méconnaissable de jeunesse, avec ses palatales arrondies au tour, comme on ne sait plus faire aujourd’hui.

LU N D I 11 M A I

Forever Valley est totalement ensablé depuis presque deux ans. Antoine Gindt profite de ce qu’il me voit ce soir à Nanterre pour m’informer de l’avancée du projet. J’avais pensé d’ailleurs lui rendre le projet Redonnet, comme le savetier rend l’or à son voisin pour regagner la paix.

MARDI 12 MAI


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Un survol pathétique de Limoges alors qu’éclate l’adagio de la Dixième de Mahler fait le final du dernier film convulsif de Chéreau, Ceux qui m’aiment prendront le train. Le second degré n’est sûrement pas prévu. Pour moi cet adagio, c’est la plage de Ouistreham dans les années soixante-dix. Ce qui aurait fait un final aussi ridicule. Je dois quatre partitions dans les cinq mois qui viennent. Y-a-t-il un dieu des délais, un saint des décomptes ?

VENDREDI 15 MAI

Impossible d’écrire aujourd’hui. La stérilité se signale par une sensation de brûlure au plexus. Mais lorsque j’ai pu écrire et penser en musique, alors je ne peux pas lire non plus.

S A M ED I 1 6 M AI

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Défendu avec Fernand Vandenbogaerde nos candidats devant le “jury de Rome” : Jean-Philippe Lecat dont je n’avais pas revu le visage depuis qu’il a été ministre de la culture de Giscard, Benoît Jacquot, Dominique Perrault, Bruno Racine, le directeur de la Villa. Je leur dis que l’affaire Ravel nous a traumatisés à jamais, que ne pas faire partir tel ou tel pourrait s’avérer une erreur historique.

LUNDI 18 MAI



Travaillé avec calme et sur des formes les plus brèves que je ne ferai jamais, l’Orthographie des Herzens. Mais reconstituer de mémoire l’idée perdue n’est jamais que l’objectivation de ce qu’on fait habituellement, retrouver une idée suffisamment antérieure et première pour être nouvelle. Écrit un petit carillon pour Jules Monnet, le fils de Marc. Les corrections de Butterfly’s note-book (qui traînent aussi depuis des années), la dernière version de l’Adagietto.

DIMANCHE 17 MAI

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Tunis. N’est-ce pas une recomposition de la perception ? Est-ce bien ça que j’entends ? Ahmed, vingt-cinq ans, qui était au premier rang lors de l’unique concert de Michael Jackson à Tunis, est-ce bien Le Beau Danube bleu qu’il sifflote dans la cuisine ?

J E UD I 2 1 M A I

Sidi Bou Saïd, rumeur de la foule qui dévale toujours la même rue. Puis les groupes se subdivisent sur le promontoire pour regarder la mer sous un ciel inquiétant. Les maisons riches n’offrent pas de vie à la curiosité, et même les voitures de luxe sont couvertes d’une bâche. Vu au passage que les bougainvilliers du poème de K. ont été totalement rasés pour la restauration du Dar Zarouk et que l’escalier du tauschen wir den Schein a perdu sa clandestinité. Jean-Philippe a dit ne pas aimer Sidi Bou Saïd, comme Marc Monnet la Sonate en si mineur. C’est tout un art.

SAMEDI 23 MAI

Gammarth. Six heures du soir : des ouvriers finissent de peindre à dix mètres du sol les colonnes d’un temple égyptien grandeur nature construit à la hâte par les frères Partouche comme décor d’un futur casino. Ils chantent, dispos. Leur pinceau est ironique, léger, leurs gestes un peu lents. On dirait qu’ils sourient de la vanité et du tour grotesque de cette entreprise. L’extase est venue dans ce moment de désespoir total (puis ils m’ont emporté en voiture, n’ai plus dit un mot pendant le retour jusqu’à Tunis) : ce n’était qu’une ampoule électrique sur la place des martyrs à Ghar el Melh, les ombres d’hommes plus solidaires dans la beauté qu’ailleurs, une chanson d’aucune saison (Oum Kalsoum).

D I M A N C H E 2 4 MAI

C’est dans la nuit écourtée, dans le sommeil taillé à la hache, que j’ai retrouvé l’instinct des amants qu’on sépare, alors que c’est le réveil qui les réassemble.

LUNDI 25 MAI


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Paris. J’avais le cœur malade et n’ai même pas pu entendre les paroles sans musique d’une scène de Pelléas. Ai tourné à pied dans le parking souterrain en jurant des litanies, entêté par l’esprit de gasoil qui flottait comme dans le ventre d’un tanker. Marie Redonnet est revenue de Jérusalem et j’ai vu aujourd’hui la photo de Malik-Léonard, né, baptisé à Bethléem il y a dix jours. Ces musiciens allemands ont massacré mon adaptation instrumentale d’un lied de Brahms. Au lieu de jouer, ils ont chanté les paroles. Vision utile pour prévenir les dangers de travaux à venir : détourner les paroles, être condamné soi-même au balbutiement (les bribes d’anglais avec lesquelles je protestais dans le rêve).

M E R CR E DI 27 MAI

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Rencontre pour la première fois, au jury de la Villa Médicis, Marc André, qui est, comme on me l’avait décrit, un mélange stupéfiant de timidité et d’aplomb. Chaque mot du vocabulaire courant, utile et encore honorable, a un équivalent chantourné et éventuellement même allemand dans son discours. Sa voix, d’une grande douceur. Sa musique est radicale, incroyablement abstraite, déconstruite, presque sans figure.

MARDI 2 JUIN

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Depuis que tout le monde se rue sur les films de Nanni Moretti, que Télérama en fait sa couverture, on se trouve, coquetterie irrépressible, les aimer moins, nous, fidèles de la première heure (c’est le syndrome Pessoa). On peut tout de même se délecter dans Aprile d’une petite curiosité dynastique. L’enfant que filme à l’envi le narrateur autobiographe, son véritable fils, Pietro, qui babille et fait ses premiers pas sous nos yeux, se trouve être l’arrière-petit-fils d’Arnold Schoenberg.

VENDREDI 29 MAI




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Des dessins de Pevsner à la galerie Pierre Brullé rue de Tournon. Imaginer ce qu’avait pu être la révolution constructiviste déboulant dans un ballet d’Henri Sauguet, évidemment, tire un sourire. C’est comme rêver un décor de Cy Twombly pour la Béatrix de Planissolas de Jacques Charpentier. Dîné chez Alain Lombard, place Dauphine. Ce n’est qu’à la première seconde qu’on note sur un visage pas revu depuis des années les signes pourtant imperceptibles d’une altération. On croit s’y habituer immédiatement alors qu’on ne fait qu’indexer à la misérable idée d’avoir soi-même peu changé, la peur qu’instille cette métamorphose, d’autant plus frappante qu’elle est insensible. Il me dit, sur l’air de Le bonheur n’a pas d’histoire, qu’il n’écrit plus son journal depuis sa rencontre avec P.

MERCREDI 3 JUIN

La paranoïa est la respiration du diariste, son asthme. La dureté qu’elle induit, le relief toujours récriminant est la forme qui se construit par aspérités. Les journaux des diaristes de la bonté sont souvent fades : Charles Juliet, Julien Green. C’est pourtant la dureté qui s’oxyde le plus vite et déclasse la pensée ; ainsi chez les Goncourt. Tous les siècles se ressemblent par la méchanceté (Voltaire).

JEUDI 4 JUIN

Dîner chez Betsy Jolas avec les Dutilleux. Betsy dit que Henri est son grand frère, qu’il a toujours été le plus fidèle à ses concerts. Parlé de Ravel en aparté avec Dutilleux. Il se souvient l’avoir vu, seul, à l’entracte d’un concert en mars  (Concerto pour la main gauche par Février ?), salle Pleyel et n’avoir pas osé l’aborder. Ravel s’était retiré vers l’entrée de l’auditorium Chopin pour fumer sa cigarette rituelle ; il était rouge

VENDREDI 12 JUIN


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

Iran/États-Unis. Les catholiques font le signe de croix et embrassent leurs doigts avant le match, les musulmans lèvent les bras au ciel pour remercier le ciel, après. Cette différence de timing dans la relation à Dieu dit beaucoup des deux religions. Les Catholiques sollicitent la bonté distributive de Dieu. Les musulmans (qui gagnent ce soir) rendent grâce après coup, gardant une distance abstraite, parfois presque sidérée avec Dieu, même dans l’effusion du remerciement.

DIMANCHE 21 JUIN

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Ayant accepté musicalement d’écrire tout ce qui me semblait intimement impossible d’écrire (une pièce de chœur, une pièce d’orgue, de la musique sur des poèmes d’Henri Michaux) justement parce que cet impossible allait désigner sa solution antigène, je me réasseois maintenant dans le premier degré de la proposition : c’est impossible à faire, impossible avec quelque visée.

SAMEDI 20 JUIN

 

de teint, m’a-t-il dit, ce qui faisait contraste avec ses cheveux très blancs. Il me parle longuement de sa fascination pour les manuscrits, de la douleur d’y voir si mal, au point qu’écrire la musique lui est parfois difficile. Dutilleux me dit, dans la voiture, quand je les raccompagne chez eux, sa femme et lui, qu’il a ajouté deux pages d’orchestre à The Shadows of Time et inversé une orchestration. Il cherche un petit gong bien particulier qui tient dans la main. Arrivé vers la Bastille, on déduit de la liesse que l’équipe de France a gagné contre l’Afrique du Sud. Il se trouve que nous faisons photocopier nos musiques dans la même boutique de la rue Castex, que les mêmes employés, à la politesse d’antan (Hervé et Lionel), manipulent nos manuscrits.


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Il y aurait bien cette solution qui n’est que la promesse d’un règlement impossible : se soumettre à un contrôle si étroit que le travail deviendrait l’émanation de deux volontés à la fois, l’invention au carré, chaque décision immédiatement contredite/confirmée. Je rêve là de la forêt du retravail, de la retouche réflexe comme exercice de la grâce. J’appelle les plus hautes forces de la concentration, la possibilité d’une chirurgie microinvasive de l’invention qui éviterait toute cicatrice.

JEUDI 25 JUIN

Payé une corde de ré treize francs et des poussières. La vendeuse ayant omis de la glisser dans le sac où j’avais pour six cents autres francs de papier à musique tout à fait vierge, la guitare que m’a prêtée Blas Sánchez reste édentée. La rue Jacques-Cœur n’est plus la petite rue paisible où il y a encore seulement un an les utopistes de l’espéranto (au coin de la rue de la Cerisaie) souhaitaient la bonne journée aux brodeuses des ateliers Brocard du numéro . Tout l’après-midi et jusqu’à minuit des fêtards sortant à tour de rôle du hangar à skate-board, mon vis-à-vis, parlent et rient sur le trottoir, juste où la balistique des sérénades les aurait placés pour me faire paraître au balcon.

S A M ED I 2 7 J UIN

Carthage. Une jeune Canadienne rousse et son compagnon en habit de trappeur se penchent sur le gisant modern style qui marque l’emplacement où serait mort saint Louis pendant la Huitième croisade, menée pour convertir l’émir de Tunis (en vain, bien entendu). Ils se demandent entre eux, avec cet accent qu’avait peut-être la reine Blanche, qui peut être là-dessous et s’il y a véritablement quelqu’un. Des officiels koweitiens sont conduits au musée: Mercedes noires, jalabïa blanche, keffieh traditionnel,

JEUDI 16 JUILLET


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téléphone mobile à la main, ce mélange de tradition et d’efficacité moderne des pétromonarchies (high tech et charia). Le froissement des étoffes immaculées, les barbes noires font un instantané d’Orient très fort, absolument hors de tout folklore. Les bassins plantés de lauriers où on se promène formaient le plus grand port de l’antiquité, les fameux ports puniques. J’ai toujours rêvé d’habiter la maison  de type siculocalabrais qui s’étiole au bord du port de guerre. Epié la démarche de H. qui avançait vers l’île, tout à fait bel Indifférent de Klingsor/Ravel, ayant vocation à l’éloignement.



Rêvé de Londres. Le quartier où j’habitais s’appelait Faust, et je devais le retrouver sans parler un mot de la langue moderne des habitants. Seul un boulanger parlait français ; il avait la tête d’Arthur Honegger. Et c’était cette face romande et imprévisiblement amicale à mon secours.

MARDI 18 AOÛT

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Délaisse le journal, il se venge. Plus de nécessité, plus de ton, plus de legato.

SAMEDI 25 JUILLET

 

La pollution de Hammamet par le tourisme, l’esprit de lucre, la prostitution généralisée progressent de saison en saison. On se demande comment le carré des irréductibles esthètes tient encore, Frédéric Mitterrand, Leïla Menchari, si distinguée, vue ce soir à la maison de fouille de Puput avec les Ben Khader. Déambulé avec Dominique My dans la villa dite “du péristyle figuré” au son d’un night-club de plein air. On entend la voix d’un animateur tunisien compter les pas de danse en allemand puis enchaîner avec la danse des canards dans une version rhénane tardive que je ne connaissais pas. Minuit passé. Les mosaïques de la maison du patricien étaient-elles saupoudrées de safran comme le dit Strabon (vérifier) ?

VENDREDI 17 JUILLET


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La Marsa. Développer cette idée de Marcelin Pleynet, “l’archaïsme techniquement équipé”. Pensé à l’artisanat militant des partitions de Lachenmann, ses petits dessins explicatifs pour faire les bruits bien comme il faut (comme ceux qu’on voyait dans le catalogue Manufrance de Saint-Étienne pour monter les cannes à pêche).

VENDREDI 21 AOÛT

Commencé la recopie des poèmes de Caproni. Faire de l’extrême retard un éther.

LUNDI 24 AOÛT

Quignard, dans le IIIe traité de La haine de la musique demande qu’aucune musique ne soit jouée ou diffusée pendant son incinération, ni qu’aucun texte ou hommage ne soit proféré – “Aucun tarabustis (…) On m’aura dit adieu si on s’est tu”. Ce renoncement à toute cérémonie se révèle tout autre chose qu’une marque de modestie, de simplicité ou une volonté d’effacement. C’est l’ultime vanité, le fracas de la prétention au silence, la dernière brimade aux survivants. Le grand silence, c’est celui du mort encore vivant. Foin des recommandations funèbres.

SAMEDI 29 AOÛT

Une nuée de mouches et tous les calques épars des poèmes de Caproni (une moyenne de , mesures recopiées par jour). Les esquisses de juin ont été abandonnées et tout ce qui a été si péniblement écrit en juillet, qui s’avère être effroyable, est rejeté, entièrement réécrit jour après jour. On n’en sortira jamais. Jean-Pierre Darmon me rappelle la devise de Guillaume d’Orange : “Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer”.

M A R D I 1 E R S EP TEM BRE

À neuf heures dix, alors que je suis penché sur le début de la deuxième des variations sur la Lapalissade in forma di stornello, ultime correction avant la

MERCREDI 2 SEPTEMBRE


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recopie sur calque, une illumination négative m’enjoint d’arrêter là, d’abandonner tout, tout de suite, de téléphoner, de prévenir le chœur Accentus, de décommander illico la création à Caen, à Stockholm ou Upsalla, je ne sais plus. Où apparaît alors la magnanimité et la pertinence artistique : ) de mon éditeur K. ; ) de Laurence Équilbey qui m’encourage à ne rien écrire qui ne me convienne pas. Anéantir ce travail de deux mois m’a donné des ailes : les idées se pressent quand on n’a plus de rets pour les retenir. Elles sont même arrogantes et comminatoires puisqu’elles n’ont plus de cadre où s’exercer.

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Paris. Première réunion de travail multipartite aux Amandiers sur Forever Valley. Frédéric Fisbach a déjà des vues radicales, là où on l’attendait. Marie Redonnet me raconte, pendant le trajet en voiture, les étapes de ses

M A R D I 1 5 SE P TEMBRE

 

Traversée Tunis-Marseille. La mer a été mauvaise toute la matinée. Ce n’est pas la première fois que j’ai pu constater dans ces circonstances que l’adversité avait tôt fait d’abattre la superbe des plus grands fauves parmi les beurs de parade revenant du bled, rechaussés de Nike d’apparat, casquette retournée. Ils sont les premiers foudroyés, comme les lions touchés par la peste, étendus sur les banquettes, toute arrogance rendue, pâles comme des filles du sérail. Moi, je les toise, bourré de Nautamine. Fais encore cette expérience décourageante : l’impossibilité d’avoir une seule pensée, ce qu’on appelle vraiment une pensée et même pas non plus un enchaînement de déductions pratiques, pendant la longue remontée solitaire de Marseille à Paris qui dure tout de même près de huit heures. Diderot avait décrit cela à propos du voyage en diligence. La tête roule et ne peut donner le branle qu’à la rêverie.

MARDI 8 SEPTEMBRE


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aventures en Terre Sainte pour ramener Malik, leur fils adopté. Elle a certains traits de l’innocence inquiète de ses personnages féminins et parle souvent comme eux, par phrases courtes et mates. Renaud Machart écrit sur moi, dans le supplément Festival d’Automne du Monde, un de ces articles apparemment favorables qui, par leur légèreté et leur allant, poussent l’artiste, frotté par des traits d’humour bienveillants, sur un radeau dérivant où il est alors très exposé à la lapidation. Je suis mécontent. De moi, non de lui. Il y aurait beaucoup à réfléchir sur tout cela si ce n’était déjà fait : bien des traits de ce papier visent juste et il faudrait accepter totalement que la suite de nos actions, œuvres et commentaires nous constitue irrémédiablement, ne pas feindre de rejeter le noyau, de remettre à plus tard l’éclaircissement décisif, la clarification ou la rectification définitive. L’article est paru sans la photo que j’avais pourtant payée de bien des difficultés dimanche. Vanitas vanitatum.

V E N D R E D I 1 8 S E PTEM BRE

Drillon m’a révélé l’existence des crayons , précis, gras comme il faut, n’incisant pas le papier et faciles à effacer. Ce sont les premiers que j’achète avec un peu de solennité, car tous les autres, je les ai trouvés, ou ramassés par terre.

SAMEDI 19 SEPTEMBRE

Auch. Travail express aux études pour orgue. Dû simplifier l’emploi du temps de la journée. JeanFrançois Muno, le facteur de cette gigantesque restauration, au lieu de poser les jeux, les enlève à mesure. Je n’avais presque plus rien au positif à midi. C’est aller un peu audelà de mes intentions soustractives. À l’instant de la plus grande concentration, l’orgue de chœur se met à sonner. Je descends de la tribune quatre à quatre, furieux, pour protes-

LUNDI 21 SEPTEMBRE


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ter ; un cercueil qui entre dans la nef (Nelson Dufour, si j’en crois le registre de condoléances) m’arrête net. On voit encore, sur le sommier de l’orgue, des marques au crayon vieilles de trois cents ans. Des repères, cachés ensuite par la menuiserie, que se traçait le facteur Jean de Joyeuse. Travaillé tard, la nuit, et parfois, pendant les pauses, visité la cathédrale plongée dans l’obscurité, grande usine avec ses turbines à l’arrêt, et même ses vestiaires. Manque juste la cafétéria. Les deux temps de l’amour pour B. ont eu chacun leur musique. C’est en les réentendant incidemment que cette forme en deux mouvements se recompose. Le temps des faux-pas successifs qui ont culminé avec la décision d’aller vivre à Rome, reprise ensuite, période erratique et sentimentale marquée par l’air de Turandot Mai nessun m’avrà. La seconde époque, liée aux paysages des Dolomites, la douleur réactive de la déconstruction, c’est Bruckner qui l’accompagne et qui la sauve.

MARDI 29 SEPTEMBRE

 CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Répétitions des études pour orgue. C’est un miracle qu’en si peu de temps, et dans des conditions si aventureuses, on ait pu arriver à ce résultat presque satisfaisant (sauf que la Fanfare est deux fois trop courte). JeanChristophe Revel a eu bien du cran d’imposer à sa société des amis de l’orgue d’Auch, non seulement le principe d’une commande à un compositeur encore vivant, mais ma musique dont il savait qu’elle ne produirait rien qui leur permette de considérer qu’ils en avaient eu pour leur argent, au moins du simple point de vue du rendement pneumatique. Le corps au travail (l’organiste) est masqué, et donc, une fois encore, personne n’a vu venir la première pièce, dite La

V E N D R E D I 9 OC TO BRE




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discrète. Le passage, insensible d’ailleurs, de l’attention relâchée, pendant la pause, au désir malhabile d’écouter ce qu’on n’entend pas encore est très beau à observer. On y voit bien, par des gestes mal contenus, par un effort du corps entier, ce que peut être le spasme de l’écoute, Visite au château de Plieux, chez Renaud Camus. Il vit avec, je ne les ai pas comptés, un grand nombre de labradors magnifiques et irrésistibles. La femelle du groupe est punie pour avoir égorgé quatorze canards (gavés) d’un voisin. Nous sommes allés les promener tous, au loin, sur un tertre. Il les fait monter dans une remorque que tire sa Safrane somptueuse, en quoi il ne varie pas de cette ligne qu’il me réexplique : “Tant qu’à être pauvre, vivons luxueusement”. Son bureau est dans la bibliothèque, la plus grande pièce de la maison qui m’a semblé faire bien dix mètres de long. De chaque fenêtre, une vue extraordinaire. Sa chambre est très nue avec seulement une œuvre de Kounellis. Un salon dont toute une paroi est un magnifique Marcheschi.Vu les Joseph Albers, les Hommages au Carré, très intimidants et qu’il ne faut surtout pas voir comme j’ai fait, au pas de course. Camus, comme toujours, civil et peu causant. Cohérence doctrinale : il serait bien la dernière personne de qui on puisse dire qu’elle est “sympa”. Mais une certaine raideur parle chez lui de rectitude et, sûrement, de droiture. Concert et messe de bénédiction à la cathédrale SainteMarie d’Auch archicomble. La cérémonie est fade et déprimante, reflet exact de ce qu’est l’Église, sans hauteur, sans faste, sans aucun souffle. La prestation de l’archevêque audessous de tout, inhabitée et même à la limite de la conscience professionnelle – un artiste qui ferait une si piètre performance ne serait plus réengagé. Il conduit le cérémonial du dialogue avec l’orgue qu’on réveille et dont on


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consacre la voix retrouvée sans conviction, c’est peu dire, et même avec cet embarras et cette culpabilité que les prélats de Vatican II ont envers la pompe. Voyage vers Paris avec Eugène Green. Il a fui le Vermont très tôt et rejeté avec une rare virulence tout ce qui concerne son pays d’origine, qu’il appelle toujours, automatiquement, et sans plaisanter du tout, la “Barbarie” avec un accent anglo-saxon qui reste fort et se venge. Sa manière et ses théories qui ont forgé son art de restituer la prononciation de l’ancien français ne sont d’ailleurs peut-être qu’une volonté inconsciente de terrasser cet accent premier. Il dit préparer un long métrage dont il écrit journellement le scénario dans des cafés du e arrondissement.

DIMANCHE 11 OCTOBRE

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



La critique est souvent injuste, aveuglée envers Frédéric Durieux, alors qu’elle égratigne à peine d’autres qui ne le valent pas. Musique exigeante, élevée, où le ressassement tutélaire qu’on stigmatise n’est pas premier. Il y a chez lui nécessité d’une sorte de reconquête sans brûler la terre, de repartir d’avant la stylisation. Ingrisme de Frédéric Durieux.

MERCREDI 14 OCTOBRE

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Répétition avec Accentus. Laurence Équilbey au travail : la sûreté de sa technique, de son oreille. Belle œuvre de Beaufils, Fir shtimen (sur un texte en yiddisch), à la forme incertaine et effilochée, écrite avec un luxe de soins que l’exécution ne rend pas encore. Beau Dusapin aussi (Granum sinapis) ; des idées pleines, fortes, comme je les écoutais l’autre jour, par hasard en voiture, dans le dernier quatuor notamment (le Quatrième ?). Charme, même dans la brusquerie ou la gravité, trait qui dit d’ailleurs beaucoup de sa personne.

MARDI 13 OCTOBRE




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À l’abbaye du Bec-Hellouin, l’Adagietto par Accentus, nouvelle version amendée créée par eux à Stockholm jeudi dernier. Olivier Beaufils, qui est d’une grande timidité, n’est allé saluer après son œuvre, enjambant un tombeau médiéval, que sur notre instance un peu goguenarde. Il figurait parfaitement, avec sa chevelure mal domptée, le jeune artiste flambant de crainte et d’inspiration. Bonne odeur de la forêt dans la nuit. Vu errer, dans le parc, des frères cisterciens avec cet air (qui ne les distingue pas de certains fous) qu’ont les vieillards dans les hospices, musardant dans un ennui amusé.

D I M A N CHE 18 OCTOBRE

L’ensemble Fa donnait Mes béatitudes au théâtre de Corbeil. Ils étaient jusqu’à sept sur le plateau (pour les septuors interminables d’Eisler), et nous dans la salle, à peine plus du triple. Le théâtre ressemble à une cantine universitaire. Dehors, pluie et brouillard. La ville est déserte. On paiera sûrement ces musiciens. Qui ? Pour qui ? Un des compositeurs du programme est venu avec deux ou trois amis, un ou deux compagnons des musiciens les ont suivis jusque là par esprit de solidarité. Deux ouvreuses en uniforme s’assoient à demi, par pitié pour nous, près d’une porte d’évacuation. C’est peu dire que la situation ne donne pas l’impression d’un luxe, ou d’un privilège. On ne se sent pas du tout Louis II seul dans sa loge face à Tristan. C’est même tout le contraire. Le luxe, c’est le trop de civilisation, un bon public partout pour l’avant-garde ! Cette salle vide et dont on a atténué l’immensité par un rideau qui la réduit, c’est l’allégorie de la musique savante, de sa place réelle, vérifiable dans la société d’aujourd’hui. Frédérick Martin me dit ce soir, à table, combien j’ai tort de ne pas aimer Le Dialogue des carmélites.

MARDI 20 OCTOBRE


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Premières répétitions de La Ralentie. Trop accidenté, trop de trilles et de trémolos. Trop ébarbé. Le flûtiste Lazarevic est toujours végétarien et il nous joue de la cornemuse à la fin de la séance. N’aime jamais tant Dominique My que quand elle est dans le doute absolu, dévorant, d’elle-même. Alors, elle est dans sa grandeur.

SAMEDI 24 OCTOBRE

“La Valse de Ravel est un momon. Ce genre est particulier aux époques où la rhétorique est perdue, se cherche”. Ponge (Le Savon)

LUNDI 26 OCTOBRE



Dominique My me téléphone, elle vient d’apprendre par Singier la mort brutale de Gérard Grisey. Régularisation par le secret de sa distance au monde ? Je l’avais vu pour la dernière fois à ce dîner enjoué, après le concert des dix ans de l’ensemble Fa.

MERCREDI 11 NOVEMBRE

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Les valses de Chopin me parlent de mon enfance avec des détails luxueux, comme si ma grand-mère les avait jouées jadis dans un château de Bohème. Mais derrière cette écoute convenue de leur charme, au-delà des pétales de roses sur le clavier qu’on voyait sur les couvertures des  tours Musidisc de la version Cziffra, joie de retrouver bien à leur place les voix intérieures qui ne sont ni pour la main droite, ni pour la main gauche, la fameuse troisième main du piano de Chopin, cinquième saison de son chant.

 

L’impression que le français résiste, qu’on bute sur la prosodie, que beaucoup d’entre nous ne veulent plus s’y confronter. L’opéra de Philippe Manoury (60e parallèle), que j’écoutais ces temps derniers en disque, donne des preuves à nu de cette résistance. Manoury travaille maintenant à un Kafka. Peut-être justement pour échapper à la langue.

JEUDI 29 OCTOBRE


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Impossible de décider les actes d’une vie autre jusque dans les détails, et d’abord par eux ; pas une vie rêvée mais une vie exactement contraire à celle qui s’impose. Tâcher parfois d’entrer dans la journée, dans la musique à écrire, de cette façon, à contre-pied.

J E UD I 1 9 N O VEM BRE

Rencontré Lachenmann à Colombes : exécution de Schwankungen am Rand, magnifique. Son humour est d’abord dirigé contre lui-même, d’une manière simultanément narcissique et altruiste par laquelle s’exprime souvent la bonté, et la hauteur de vue. Sa musique s’accomplit, non pas comme un rituel qui postule la connivence, (ainsi dans le Heiner Goebbels qui suit), mais comme une résolution vers un grand danger et sa solution partagée.

VENDREDI 20 NOVEMBRE

Travaillé au Tombeau d’Anatole – le trio à cordes pour Cologne – projet Mallarmé. Hanté par ce texte, et par une lecture ancienne dans un train (mais quand et quel train ?). C’est une consolation. A. prouve, exalte cette force de vie de l’expérience poétique. On comprend cela (maladroitement) quand le poème rattrape ce que l’on perd.

S A M ED I 2 1 N OVE MB RE

Le trio doit être, en idée, la transposition de cette poésie sans articles. Et, de cette sténographie de la douleur, aller vers les pièces à lire et à entendre à peine, dont l’écriture ne sera plus seulement le média du son. “Tout ce que vous n’entendez pas est pourtant écrit”. Laissé ce quelque chose qui n’existe pas dont parle Bram Van Velde, dans l’apparence d’avant tout contrat.

J E UD I 2 6 N O VEM BRE

Quatre cents derniers jours du XXe siècle. On peut se vautrer dans le décompte presque sans se

VENDREDI 27 NOVEMBRE


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cacher, ces derniers temps. Comme dire la messe après Théodose. Renaud Gagneux m’avait sollicité pour faire partie d’un conseil ou syndicat de compositeurs. Tâché d’échapper honnêtement à cette nouvelle calamité (or je n’ai jamais cru que ce soit honnête d’invoquer seulement le manque de temps). Il me répond aujourd’hui qu’il y a besoin pourtant pour faire avancer la cause de compositeurs “pas trop ringards”, comme moi. Argument décisif. Crise du matériau, pour le dire emphatiquement. Aller d’un trop (un trot ?) de matériau à une résolution diaphane, un essorage de toute matière.



Vu en rêve la mort de A., accidentelle, romanesque (l’explosion d’un train), mais plus détaillé, le deuil, la détresse du survivant. Et de fait, les nouvelles sont mauvaises. Il n’apprend que peu à peu des médecins que son séjour n’a pas de limite assignée tant que l’immunité sera nulle. Il pleure à une chose stupide que j’ai dite dans la chambre (toujours la chambre , la chambre stérile) ; il pleure de la souffrance physique terrible, de ce que son corps est sans autonomie, sans force,

JEUDI 3 DÉCEMBRE

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

Travaillé dans l’urgence, perfectionné les techniques de funambulisme.Trois partitions à finir d’ici un mois.

LU N D I 3 0 N O VE MB RE

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Dîner chez les His où était ClaireJeanne Jézéquel. Plus j’ai admiré son œuvre (jusqu’à en être obsédé – le sait-elle ?), plus j’ai craint d’être puni par son impassibilité terrible, presque hautaine, les tournures de sa conversation, très timidement distillées. Mais il est structurellement nécessaire qu’elle parle peu.

SAMEDI 28 NOVEMBRE




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et livré à toutes les humiliations de la dépendance. Il écrit beaucoup de lettres, plus qu’à l’habitude, un livre de contes pour ses neveux et même une pièce de théâtre depuis hier. Cet état d’excitation mentale succédant à des moments d’abattement cercle la douleur, la couronne. Il n’y a que marcher dans le froid, se surprendre de petites rues ou d’hôtels en réfection qu’on ne savait pas être là. Les longs coups de téléphone d’Olivier : il veut mettre en musique le Bateau ivre ! A. rentre après quarante-deux jours d’hôpital avec des résolutions de poésie.

J E UD I 1 0 D É C EMBRE

Ebranlé par mes objections, Olivier Beaufils se rabat sur Zone d’Apollinaire, où il risque encore, comme je le lui dis, d’être en double file. Il se désole lui-même de ce que sa culture littéraire, placée sous l’influence de son frère, biographe du Sâr Péladan, n’aille, au mieux, que jusqu’à . J’exagère, il lit Caillois. Mais l’épicentre pourrait bien être Charles Du Bos. Concert d’Accentus à Saint-Séverin. Foule, comme chaque fois qu’ils se produisent à Paris. On réécoute le Beaufils, Granum sinapis de Dusapin et l’Adagietto. Une femme âgée qui m’avait vu saluer après le Mahler, dont je n’étais que le transcripteur, m’aborde après le concert et me dit que j’ai beaucoup plus de talent que mes camarades et que je dois persévérer. Pascal Dusapin est maintenant si célèbre et plébiscité que les compositeurs, ses collègues, sont dispensés d'être aigris de ses succès. Il est même le surmoi de quelques-uns. Il y a déjà qu’à côté de lui on paraît un nain. Il se penche pour nous parler. Sa présence physique, très forte, sa mise, toujours impeccable et moderne, est indissociable de son aisance sociale, son talent à communiquer, son à-propos,

VENDREDI 18 DÉCEMBRE


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son sens de la formule, du paradoxe (personne ne sait répondre comme lui à des interviews), son professionnalisme dans le détail de son art. Mon retard dans le rendu des partitions est un inconvénient qui lui est si totalement étranger qu'il pourrait presque mourir d'être réduit à une telle extrémité. Le couper-coller des idées dans les sonates de Scarlatti fait partie de l’attirail d’absolu de cette folie au travail. Stratégie pour semer les poursuivants ? On peut y sentir l’impatience mortelle de celui qui se ruinait à la table de jeu. De même, il dilapide les trouvailles dans un jeu cruel, délicat, où il est toujours exposé. Cette nudité de l’idée, hautaine, presque dédaigneuse de son siècle (on trouve cela aussi dans Chopin, autiste autant qu’il faut et faiseur de monde).

LU N D I 2 1 DÉ C EMBRE

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS •



Ce que je pouvais faire de mieux : terminer le trio en catastrophe. Comme j’avais terminé, un jour de Noël, le quatuor à cordes et l’avais remis à K. Prochaine musique : doit avoir été surentendue, et donc très préexistante, pour être vraiment nouvelle. Et si elle déboulait avec un ordre de perquisition ? Mallarmé dit : manquer le but sublime.

V E N D R E D I 2 5 DÉC EM BRE



Plusieurs fins possibles au trio (se souvenir que le duo avait été mal fini et l’angle négligé, comme le donateur aurait dû le remarquer et s’en plaindre). Me les chantonne en comptant les mesures sur cette portion de l’avenue qui va du métro Passy à la rue du Ranelagh. J’ai été trop confiant en mon violon et son archet absolu nettoyé de toute colophane qui donne des col legno aussi peu grenus que possible et qu’aucun musicien en exercice ne peut s’offrir. Vomissements le soir (trop levé les bras vers la fresque).

J E UD I 2 4 D ÉC EMB RE




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       

  

(1986), pour piano et dix instruments.

  

(1987), pour clarinette, piano, violon et vio-

loncelle.



 

(1989), opéra de chambre pour onze musiciens, cinq chanteurs

     

(1991), pour trio à cordes

et voix. Livret de Caroline Gautier d’après l’œuvre de Rodolphe Toepffer.

     

(variation sur un thème de

Mozart - adagio du Quintette K. 516) (1991), pour flûte, violon et piano.

,  ₍₎

(1991-1995), 3 pièces pour piano.

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

et un comédien, sur un texte de Martin Kaltenecker.



 

(1988), pour deux pianos amplifiés.

Fantaisie égyptienne (1993)

2. Après 3.

une lecture de Penna (1994)

Jeux d’os aux Capucins (1995)

    

(1991), pour baryton et piano.

Instrumentation pour clarinette basse, cor, violon et violoncelle (1992).

 ,   (1991) pour flûte, clarinette, cor, marimba basse, violon et violoncelle.

  

(1992) voix et piano.

Ramsi Neumund, poème de Martin Kaltenecker. L’instant de l’eau, poème d’Alain Rebourg.

      

1.


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       (sur un motif de la sonate pour piano et violon de Debussy) (1992), pour piano et violon.

    

(1993), interludes chorégraphiques sur

des proses de Descartes, Malebranche et Pascal, pour deux violoncelles.

   .  ₍   ₎ (1993)   

(1994), cinq mélodrames pour voix et piano sur des

poèmes de Du fu. I. Écrit

à Qinzhou. II. Nuit de lune. III. Une chaleur accablante

au début de l’automne, et trop de dossiers empilés sur mon bureau. IV. Nuit d’insomnie. V. Adieu au général Yan, au relais de Fengji.

 

(1994), pour soprano, clarinette basse et percus-

sions, sur cinq poèmes d’Emily Dickinson.

  

(1994), pour soprano et orgue sur deux poèmes

d’Emily Dickinson.

--

(1994), pour quatuor vocal et huit instruments, sur des

textes de Pierre Alferi.

 

(1995), neuf bagatelles pour flûte, haut-

bois, clarinette et trio à cordes.

        

(1995),

pour piano amplifié.

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(1995), pour trio à cordes avec piano.

  

(1995), scène lyrique pour soprano, chœur d’hom-

mes et orchestre, sur un texte de Marc Jaffeux.

   

(1995), six gloses pour douze instruments d’après six

mélodies de Giuliano d’Angiolini sur des poèmes de Sandro Penna.

 -

(1997), pour deux comédiens, violon, violoncelle

et deux flûtes à bec, sur un texte de Georges Peltier d’après L’Addition à la lettre aux aveugles de Denis Diderot.


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  

(1997), pour neuf instruments.

  

(1997), transcription de l’Adagietto de la

Cinquième Symphonie de Gustav Mahler pour chœur de chambre. Collage de Martin Kaltenecker d’après des textes d’August von Platen.

     

(1997), chanson de

cabaret pour soprano, piano et contrebasse, sur un texte de Gérard Pesson.

      - 1. Tout

(1998), pour grand orchestre.

(1998), dix petites pièces pour piano.

ce que j’ai dans ma manche. 2. Nuit sur la baie. 3.

Deuxième tentative du prince Yamadori. 4. Plier le paravent.



de la mère. 6. Autres vues de Nagasaki.

7. Vicissitudes

du fils. 8. Inscrit sur le sabre. 9.Vicissitudes du

père. 10. Un beau jour nous verrons. (1998), pour violon et violoncelle.

 

(1998), pour piano.

 

(1998), mélodrame pour voix, clarinette, guitare, piano et

violoncelle, sur un texte d’Henri Michaux.

     

(1998), musique d’accom-

pagnement pour un texte de Jacques Drillon, pour violoncelle, clarinette basse et percussions-jouets.

  , pour un tombeau d’Anatole

(1998),

pour trio à cordes.

    

(1998), pour piano.

(2000), opéra de chambre pour sept chanteurs, une

comédienne et six instrumentistes, sur un texte de Marie Redonnet.

      

(1998)

    

CRAN D’ARRÊT DU BEAU TEMPS

 



5. Vicissitudes


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Ce livre a été achevé d’imprimer dans l’Union européenne sur les presses numériques de l’Imprimerie ISI.:print pour le compte de   , à Paris en mars 

 ---- •    ⁄


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