Robinson Crusoé (p.c.c. Bernard Reymond) : Le Ciel vu de mon île déserte

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Bernard R EYMOND (°1933) est professeur émérite de théologie de l’Université de Lausanne. Proche depuis toujours du courant protestant libéral, il en a particulièrement étudié l’aspect de « théologie de la culture ». Il a publié des ouvrages sur Alexandre Vinet (pasteur et critique littéraire vaudois du XIXe siècle), les Églises face au nazisme, l’architecture des temples protestants,le protestantisme et la musique, le protestantisme et l’image… Chez Van Dieren Éditeur, il a publié Sur les traces des théologies libérales, livre dans lequel il offre une synthèse précise d’une grande partie des courants théologiques du XX e sècle.

ROBINSON CRUSO É ( p.c.c. BERN AR D R EYMO N D ) L E C I E L V U D E M O N Î L E D É S E RT E

Si je vois bien, nombre de vos critiques littéraires sont portés à parler de mon œuvre en faisant quasiment abstraction de ce que j’y dis sur Dieu, ou comme si tout ce que j’y dis de mon cheminement spirituel n’avait pas d’importance. Dieu serait-il de trop pour eux, ou soupçonneraient-ils tout propos sur lui de n’être qu’une superstructure idéologique dissimulant mal des partis pris plus terre à terre ? […] En tout cas, en n’accordant pas à mon ouverture sur le Ciel l’importance que je lui attribue, vous déformez ma pensée et vous gauchissez ce que j’ai pu dire de mon expérience imaginaire, certes, mais vécue. (p. )

ROBINSON CRUSOÉ ( p.c.c. B E R N A R D R E Y M O N D )

LE CIEL

En couverture : Danie Defoe, par Seb Jarnot.

VU DE MON ÎLE DÉSERTE

Illustration commandée pour cette édition © 2007

ISBN

978-2-911087-56-1 •

PRIX EN FRANCE

14 €

VAN DIEREN ÉDITEUR


© 2007, Van DIeren Éditeur et Bernard Reymond pour le texte © 2007, Van DIeren Éditeur et Sébastien Jarnot pour le portrait de Daniel Defoe, réalisé spécialement pour cette édition Toute reproduction sans autorisation écrite de l’éditeur, par quelque moyen que ce soit, est interdite aux termes de la loi et sera poursuivie.


ROBINSON CRUSOÉ ( p.c.c. B E R N A R D R E Y M O N D )

LE CIEL VU DE MON ÎLE DÉSERTE

VAN DIEREN ÉDITEUR


Si je dis :Au moins les ténèbres me submergeront, La nuit devient lumière autour de moi. Psaume  : .


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.

Une personnalité d’emprunt p. 

.

L’invention de moi-même p. 

.

Entre fiction et réalité p. 

.

Émule du Fils prodigue ? p. 

.

Presque comme Jonas p. 

.

Le Ciel s’entrouvre p. 

.

Une affaire de cœur p. 

.

Vraiment sauvages, les sauvages ? p. 

. Vendredi p.  . Des effluves calviniens p.  . À l’écoute de la Providence p.  . Vraie et fausse solitude p.  . Cette mort qui m’est refusée… p.  Crédits d’écriture p. 

• LE CIEL VU DE MON ÎLE DÉSERTE

Bonjour ! p. 

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.



.  

  • LE CIEL VU DE MON ÎLE DÉSERTE

Bonjour – ou bonsoir, c’est selon ! Eh oui, c’est moi, Robinson Crusoé. Personnage imaginaire, je le sais, mais tellement connu et si présent à l’esprit de tant de gens ! Je peux bien me permettre de reprendre la plume, même par porte-plume interposé ! Ce fut déjà le cas en , quand Daniel Defoe, l’auteur auquel je dois mon existence, entreprit à l’âge de cinquanteneuf ans de raconter mes aventures comme si c’était moi qui les avais écrites. Il avait déjà publié bien d’autres textes – on lui attribue près de trois cent cinquante titres – mais il ne s’était encore jamais adonné au genre narratif. Qui se serait attendu à un tel succès ? Suite à des déboires politiques et financiers, il avait besoin d’argent. Mes aventures lui ont sauvé la mise pour la fin de ses jours. On prétend que mon récit serait le livre le plus traduit et le plus répandu après la Bible. C’est bien possible. Mais c’est vrai seulement de la première partie, celle où je raconte comment j’ai réussi à survivre sur une île perdue de l’Atlantique, très au large de l’Orénoque et de son embouchure. Daniel, mon auteur, s’est empressé d’exploiter ce premier succès et, quatre mois seulement après la première partie, en a publié une seconde – celle où je raconte mon voyage vers les Indes Orientales, comme nous disions alors, avant de revenir dans ma chère Angleterre par la Mongolie, la Russie qu’on appelait alors la Moscovie, et les Allemagnes qui étaient à ce moment-là une mosaïque d’états petits ou grands. L’année suivante, Daniel a encore regroupé en un troisième volume toute une série de Réflexions sérieuses de Robinson Crusoé – des pages de vieillesse si tant est qu’un personnage imaginaire puisse jamais vieillir ! En tout, cela fait quelque huit cent quatre-vingts pages dans l’édition française de La Pléiade. Les avez-vous lues ? Je crains


que non ! La plupart d’entre vous ne connaît probablement que la première partie de mon récit, qui plus est dans une édition abrégée pour la jeunesse. On l’a pour ainsi dire expurgée de tout ce qui semblait n’être pas de nature à tenir de jeunes lecteurs en haleine. On ne pouvait mieux trahir mon intention. En écrivant, j’ai pensé d’abord à des adultes ou pour le moins à de jeunes adultes qui ont besoin de réfléchir à la conduite de leur vie et de se préparer à faire face aux aléas de l’existence.Voilà pourquoi, dans la préface à la seconde partie du roman, je m’en suis tellement pris aux libraires qui, quelques semaines seulement après la sortie de presse de la première partie, n’hésitaient pas à en mettre en vente des éditions raccourcies. Non contents de me priver de revenus en me piratant effrontément, ils amputaient mes propos de ce à quoi je tenais le plus : mes réflexions sur la divine Providence. Relisez donc cette phrase de la préface à mon deuxième volume : « L’abrégé qui a été fait de l’ouvrage est un scandale en même temps qu’une coquinerie ridicule, puisque, en raccourcissant le livre pour pouvoir en réduire le prix, on l’a dépouillé de toutes ces réflexions, tant pieuses que morales, qui ne font pas seulement la plus grande beauté du volume, mais ont été calculées pour l’immense profit du lecteur 2. » Eh oui, moi, Robinson, j’ai d’abord voulu vous entretenir de questions « pieuses et morales », comme je le disais dans le langage de l’époque. Ce n’est plus le vôtre, et alors ? Une fois faite la part du vocabulaire, ces questions ne vous tarauderaient-elles pas à votre tour ? Ou ne seraient-elles pas de nature à vous intéresser ? Personnage imaginaire, je n’ai pas d’âge. Ou plutôt, j’ai celui de mes lecteurs, et je hante leur cœur et leur esprit tandis qu’ils me lisent ou qu’ils pensent à moi et à mes aventures. Je ne cesse pour ainsi dire de vivre avec eux, de regarder par-dessus leur épaule ce qu’ils sont en train de faire, et d’écouter ce qu’ils 1. Les références indiquées en notes sont, sauf autre indication,

celles de cette édition (Paris, 1959). 2. P. 302


disent ou même ce qu’ils pensent dans leur for intérieur. Je devine à leur insu leurs hantises ou leurs espoirs. Je n’ai, il est vrai, d’autre existence que celle dont Daniel, mon auteur, m’a gratifié. Mes mots sont donc les siens. Mais comme je sais ce que vous pensez quand j’occupe votre imaginaire, je peux tenter de vous expliquer ce que signifiaient ces manières de dire dont, peut-être, vous ne saisissez plus toute la portée.

.   

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3. P. 4 4. P. 4

 

Je suis donc né àYork en  – « d’une bonne famille 3 » ai-je précisé dans mes souvenirs. À me relire, je n’aurais appris « aucun métier 4 » et n’aurais bénéficié d’autre éducation que celle de la famille et de l’école gratuite, c’est-à-dire publique.Telle serait l’origine de mes connaissances. Mais encore : d’où me vient tout ce que je sais – ces réminiscences qui ont refait surface dans mon esprit au fur et à mesure des besoins et des situations que je devais affronter ? Mon récit n’en souffle mot. À qui la faute ? À Daniel Defoe, évidemment, qui ne m’a pas fait reconnaître clairement que ma mémoire était une mémoire d’emprunt. Elle l’est toujours. Ce que je sais, c’est à lui que je le dois, à l’éducation dont il a bénéficié. Telle est toujours la condition des personnages imaginaires : leur fonds de commerce, en fait de culture et de religion, est celui des auteurs qui les ont appelés à l’existence. Daniel, mon auteur, était plus jeune que moi. Il était né en , en pleine cité de Londres, dans une famille résolument protestante et ne s’appelait pas encore Defoe, mais Foe ; c’est lui qui, plus tard, a ajouté un semblant de particule à son nom. Son père, James Foe, marchand de chandelles, était presbytérien.Vous, les Continentaux, diriez plutôt « réformé » ou « calviniste », encore


que ce dernier terme ne convienne pas à l’ensemble des réformés, mais à ceux-là seulement qui s’en tiennent strictement à l’enseignement de Jean Calvin. James Foe, lui, était plutôt un non-conformiste modéré.Avec la plupart des presbytériens, il se dressait contre le pouvoir et les privilèges de l’Église établie, c’est-à-dire de l’Église d’Angleterre que vous, les Continentaux, désignez aussi du nom d’Église anglicane. Avec ses coreligionnaires, il lui reprochait ses cérémonies trop fastueuses, sa hiérarchie trop semblable à celle de l’Église catholique et ses nombreuses compromissions avec le pouvoir royal. James Foe était donc l’un de ces « dissidents » qui avaient soutenu le régime puritain mis en place par Olivier Cromwell et que la restauration du pouvoir royal, avec l’accession au trône d’un catholique en la personne de Charles II, avait exclus de tout emploi public. Ils n’avaient même plus le droit d’inscrire leurs enfants dans une Université.Voilà pourquoi James Foe confia l’éducation de son fils à une institution privée dirigée par un pasteur presbytérien, le révérend Charles Morton. On raconte même que, dans ce climat de répression, Daniel et ses camarades en vinrent à craindre qu’on ne les prive de leur Bible et se mirent à l’apprendre par cœur. Si vous avez lu mes mémoires dans leur intégralité, vous vous êtes peut-être demandé d’où pouvaient bien me venir toutes les allusions à la Bible dont ils sont parsemés ; vous avez la réponse ! Par contamination d’auteur, si je puis dire, la situation de l’Angleterre dans ces années perturbées tant sous l’angle politique que religieux a beaucoup marqué ma propre manière de réagir en matière confessionnelle. Là encore, si vous m’avez lu dans une édition intégrale, vous aurez remarqué la tournure bien protestante de mes attitudes, en particulier quand je me trouve en présence d’un prêtre catholique romain. La grande crainte des protestants anglais, qu’ils soient anglicans ou presbytériens, a été dans ces années-là celle d’un retour massif au catholicisme, considéré comme une « religion étrangère » – doublement étrangère même, puisqu’elle dominait tant en


  • LE CIEL VU DE MON ÎLE DÉSERTE

France qu’en Espagne. Me voilà donc bon protestant, avec des lectures qui, à n’en pas douter, m’ont fortement influencé.Ai-je lu John Locke, le père du pragmatisme libéral et de la démocratie à l’anglaise ? C’est bien possible. Je dois aussi m’être plongé dans les écrits de John Milton, non seulement son Paradis perdu, mais aussi ses écrits plus polémiques et doctrinaux, si importants pour comprendre la pensée presbytérienne anglo-saxonne. Le voyage du pèlerin (), le célèbre livre de méditation de John Bunyan, doit avoir accompagné ma formation spirituelle. Et puis, pendant les études de mon auteur à l’académie de Newington Green, le révérend Morton a certainement mis entre mes mains les écrits de William Perkins, en particulier son important Traité de la Vocation () qui, comme ce titre l’indique, propose de considérer l’ensemble de l’existence, avec le travail qu’elle implique, sous le signe d’une vocation reçue de Dieu. Quand je me relis, je me dis qu’il y a de tout cela dans mes façons de voir et de penser, dans mon souci aussi de sans cesse tirer la leçon de ce qui m’arrive, fût-ce de manière parfois un peu pédante. C’est que Daniel, mon auteur, ne m’a pas seulement prêté sa mémoire. Je lui ai aussi emprunté un peu, un tout petit peu de son tempérament. Foncièrement honnête, il n’a pas toujours bien réussi en affaires ; il a même fait faillite. Mais il n’a pas baissé les bras. Proche des milieux politiques, en particulier du ministre Robert Harley, il a soutenu avec ardeur la cause des dissidents, allant jusqu’à publier pour défendre leur droit à l’existence un écrit si provoquant (il suggérait par dérision d’exterminer tous les dissidents !) qu’il lui valut d’être exposé au gibet ; mais au lieu de le conspuer comme c’était l’habitude, les passants l’y couvrirent de fleurs. Harley réussit à faire commuer cette peine en dix-huit mois de prison à Newgate.Après quoi Daniel reprit ses activités dans les marges de la politique. En fait, il a été un représentant assez typique de l’Enlightenment – des Lumières anglaises qui, à la différence de celles de France, n’ont jamais été ni irréligieuses, ni antireligieuses.


Moraliste dans l’âme, Daniel est l’un de ces essayistes qui n’opposent jamais la foi à la raison ; pour eux, foi et raison sont destinées à s’éclairer et se renforcer l’une l’autre, la sagesse et la religion concourant à un même but : permettre à l’être humain d’accéder à sa pleine humanité en affinant et approfondissant tant sa conscience que sa réflexion. Or cela, vous le trouvez aussi en moi : à bien me lire, vous découvrez en moi un moraliste qui, à certains moments, se double d’un théologien. Or, moraliste et théologien, je ne l’étais pas au départ, je le suis devenu, non en rédigeant des traités de morale ou de théologie, ce dont j’aurais été bien incapable, mais en racontant mon histoire, tout simplement. C’est ce qu’avait bien compris le grand penseur protestant Alexandre Vinet quand il avouait, dans un long article paru à Paris en  5, avoir « la manie » de relire tous les ans mon roman – une manie dont cet homme si exigeant en matière de littérature, de morale et de religion disait retirer grand profit. En revanche, mon goût de l’aventure et des voyages lointains ne doit rien au tempérament de mon auteur. Il n’était pas un loup de mer, bien plutôt un homme de plume, aussi ne s’est-il jamais aventuré sur les océans. Il a juste traversé deux ou trois fois La Manche pour des voyages qui, dans ses premières années d’activité commerciale, l’ont conduit en France, en Italie, en Allemagne, mais c’est tout. Ses autres déplacements se sont tous limités à la Grande-Bretagne, en prenant quelques risques, il est vrai, lorsqu’il est allé en Écosse pour y épier l’opinion publique en espion, sur mandat de son ami Harley. Si donc mon tempérament aventureux doit quelque chose à mon auteur, c’est à ses phantasmes qu’il faut penser : en me prêtant ce goût du risque, c’est lui qui est devenu aventurier par procuration. Et c’est grâce à moi qu’il a pu se poser comme il l’a fait le problème de la Providence divine.

5. Article paru dans Le Semeur de 1844, reproduit dans Alexandre

VINET, Mélanges littéraires, Lausanne, Payot, 1955, pp. 385 ss.


.   -

p. XXIV. Sur Selkirk, voir Diana Souhami, Les folles aventures du vrai Robinson Crusoé, Paris, Autrement, 2006.

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6. Texte reproduit en appendice à l’Introduction du vol. de La Pléiade,

 

Personnage imaginaire, de quoi suis-je donc né ? D’un coup de génie, évidemment, puisque l’on s’accorde volontiers à qualifier ainsi le roman qui m’a appelé à l’existence. C’est en  que doit être tombée entre les mains de Daniel, mon auteur, une brochure intitulée Croisière autour du monde. Elle reproduisait un article déjà paru dans la presse en . Le capitaine de navire Woodes Rogers y racontait comment en , au cours d’une expédition autour du monde, il avait découvert sur l’île de Masatera – une île déserte de l’archipel Juan Fernández, à  km au large des côtes chiliennes – un marin écossais, Alexander Selkirk, qui venait d’y passer quatre ans et quatre mois dans une complète solitude. Selkirk avait été abandonné sur cette île, à sa propre demande disait-il, à la suite d’une dispute avec le capitaine du bateau à bord duquel il naviguait. En  avait paru dans la presse une autre relation de cette aventure peu commune ; mon auteur doit aussi en avoir pris connaissance et son attention s’est à coup sûr arrêtée à la remarque suivante : après son abandon, Selkirk était devenu « morne, languissant, triste, et il se retenait difficilement de se faire violence ; mais petit à petit, par la force de la raison et de fréquentes lectures de la Bible, et en tournant ses pensées vers l’étude de la navigation, il finit au bout de dix-huit mois par accepter entièrement sa condition 6. » Rappelez-vous : c’est plus ou moins ce qui m’est arrivé, à cette différence près toutefois que Selkirk n’est resté seul que quatre ans et quelques mois, tandis que je l’ai été pendant vingt-quatre ans avant de rencontrerVendredi. La différence, on le voit, est de taille, mais c’est justement ce qui fait de mon roman une œuvre géniale : en allongeant comme il l’a fait la durée de mon séjour insulaire – vingt-huit ans en tout – Daniel m’a conféré une stature à nulle autre pareille et a donné à


mon aventure les dimensions d’une épopée qui est devenue peu à peu l’un des grands mythes de la culture occidentale. Il doit n’avoir eu qu’un regret, cela au moment d’exploiter son succès littéraire et de rédiger la seconde partie de mes exploits : en me prêtant les joies et la satisfaction d’une vie conjugale équilibrée après mon retour en Angleterre, il avait en moi un sexagénaire au moment de me faire repartir pour un nouveau périple. Mais sexagénaire lui-même au moment de me conférer ce second souffle, il se sentait encore assez alerte et vigoureux pour supposer que je tiendrais le coup jusqu’à mon second retour au pays, ce qui ne pouvait manquer d’être le cas dès lors qu’il entendait ne pas me laisser décliner ou périr en cours de route ! Je suis donc devenu une sorte de mythe de l’imaginaire occidental – c’est du moins ce qu’on ne cesse de répéter, et pourtant je n’ai rien d’un héros. Alexandre Vinet, toujours lui, l’a très bien vu : je ne suis qu’un « homme quelconque ». C’est même, à l’en croire, ce qui me fait sortir du lot. Avant moi, en effet, les personnages que mettait en scène la littérature étaient quasiment tous dotés de qualités exceptionnelles, que ce soit sous l’angle social, sous celui de leurs capacités physiques ou sous celui du caractère : des héros, des aventuriers de haut vol, des saints, des rois, des capitaines de guerre, des modèles dans le sens du bien ou dans celui du mal.Avec moi rien de pareil. Je me reconnais pleinement dans ce que Vinet a encore dit de moi : « Ses instincts moraux ne sont ni très mauvais ni très bons ; sa moralité est celle de tout le monde ; ses penchants sont ceux de son âge, ses idées celles de sa classe et de son siècle 7. » Pour le dire autrement, vous avez en moi un représentant moyen de la classe moyenne, sans plus.Voilà probablement pourquoi tant de gens se reconnaissent en moi quand ils lisent mon récit. Ils se disent qu’une aventure pareille est à peine croyable, mais que dans une situation semblable, ils aimeraient savoir s’en tirer aussi 7. Ibid. p. 390.


  • LE CIEL VU DE MON ÎLE DÉSERTE

bien que je l’ai fait. Serait-ce en s’adonnant à autant de réflexions que moi sur le sens de leur destinée ? Je me garderai bien de répondre à leur place – à votre place ! De mon temps, la classe moyenne était celle de l’avenir. J’ai cru comprendre qu’aujourd’hui, elle a beaucoup perdu de son prestige, que certains la regardent même de haut, sans bien savoir où la situer, comme s’il n’y avait plus que deux catégories d’êtres humains : les pauvres et les riches, ou les « travailleurs » et les autres. Mais à mon sens, cette manière-là de classer les gens sent à plein nez le discours idéologique et politique. Je trouve, moi, que la classe moyenne, ce n’est pas si mal. Ce sont des gens que rien ne distingue particulièrement et que les circonstances peuvent conduire à l’échec comme à la réussite, ou qui se contentent leur vie durant de ce qu’ils sont, faute d’avoir l’occasion de devenir autre chose. Si je vois bien, ces gens-là ont avec moi des précédents très recommandables : je pense aux disciples de Jésus qui n’étaient ni pauvres ni riches, mais moyens à tous égards. C’est l’appel de Jésus et le fait de le suivre qui a fait d’eux ce qu’ils sont devenus, tout en restant jusqu’à la fin de leur vie, comme disaitVinet, des gens dont les « instincts moraux » n’étaient « ni très mauvais ni très bons. » Or qui n’est pas « à la fois juste et pécheur », comme disait Luther ? Cela dit, je dois reconnaître que, avant mon naufrage, mon caractère et mon tempérament n’étaient pour ainsi dire qu’une table rase, une page blanche sur laquelle l’essentiel de ce que je suis restait à écrire. Ce sont les circonstances qui, épisode après épisode, ont fait de moi ce que je suis – ce que je suis devenu pour Daniel, mon auteur, et ce que j’ai fini par devenir pour vous aussi, mes lecteurs. Et pour peu que vous preniez la peine de lire les huit cent quatre-vingts pages qui narrent mes aventures et vous restituent l’ensemble de mes réflexions, je prendrai pour vous des traits encore plus accusés que ce n’était le cas jusqu’ici. Comme je suis un personnage imaginaire, l’invention de moi-même passe toujours par l’imagination : celle de Daniel, mon auteur, bien sûr, mais tout


autant celle du lecteur. Je ne cesse de m’inventer pour lui, pour vous, au fil des pages. Si vous interrompez votre lecture sans la reprendre, je reste quelqu’un d’inachevé. Et si vous allez jusqu’au bout, je ne suis pas achevé pour autant : je continue à vivre et m’esquisser dans votre imaginaire, à me trouver même marqué de traits auxquels mon auteur lui-même n’avait pas songé, mais qui tiennent à ce que vous, les lecteurs, projetez sur moi.Vous ou d’autres auteurs qui à leur tour me prendront en charge pour compléter ou infléchir mon portrait. Que ne suis-je en effet pas devenu, avec tous ces films que l’on a faits sur moi, ou encore sous la plume d’un Jean Giraudoux qui, avec son Suzanne et le Pacifique (), m’a inventé une sorte de double féminin, vraiment trop pâlot et salonnard à mon goût ; sous celle d’un Michel Tournier qui, dans Vendredi ou les limbes du Pacifique (), a préféré s’intéresser à mon cher compagnon et a fait de lui le mentor dont j’avais besoin pour m’en sortir sur mon île ; ou encore sous celle de John Maxwell Coetzee qui, dans Foe (), s’en prend à Daniel, mon auteur, et lui reproche d’avoir travesti la réalité : entre Vendredi et moi, les choses se seraient fort mal passées et l’incompréhension complète entre le blanc colonisateur et le représentant des colonisés l’aurait emporté 8. Or soyons francs : de tous ces portraits, c’est quand même celui de Daniel Defoe que je préfère ! Sans lui, je ne serais rien et n’aurais jamais pu m’inventer moi-même ni continuer à le faire.

8. Sur le site www.lettres.org/Profs-L-svnth/30-robinsons.htm,

Annie LEZORAINE propose un relevé, mais encore incomplet, de ce que l’on a écrit ou composé sur moi.


.    

  • LE CIEL VU DE MON ÎLE DÉSERTE

Qu’ai-je vu de tout ce que je raconte ? À la fois rien et tout. Personnage imaginaire, je n’ai jamais voyagé que dans l’imagination de Daniel, mon auteur. Mais lui-même, je l’ai déjà signalé, ne s’était guère aventuré que deux ou trois fois sur la Manche et, sur le Continent, pas plus loin qu’une incursion en Italie et une autre en Allemagne. Il s’y est pris somme toute comme Jules Vernes qui, lui non plus, n’a pas beaucoup voyagé, sinon par le truchement des nombreux récits que d’autres voyageurs avaient publiés sous forme de livres. Daniel, dans sa bibliothèque, possédait au moins dix-sept ouvrages de ce type : voyages aux Indes Orientales, en Moscovie, en Tartarie, en Perse, au Japon, à Ceylan, dans les Mers du Sud, sur les côtes de la Chine et du Pérou, en Amérique du Sud, en Guinée, dans les Antilles. Et puis, à Londres, il aimait prendre place dans les tavernes que fréquentaient les marins et y passait des heures à écouter leurs souvenirs – récits de tempêtes, de naufrages, de sauvetages inespérés, de flibustes, d’attaques à l’abordage, d’équipages en révolte, d’actes de piraterie, de cargaisons perdues ou volées, de commerces de tous ordres y compris celui des esclaves, de coups tordus et même de combats entre les marines anglaise et espagnole.Tout cela dont je parle au passage, c’est ainsi que je l’ai vécu ; tous ces pays que je décris, c’est de cette manière que je les ai visités – par l’imagination. Mais l’imaginaire est justement le terrain de ma réalité, celle qui vous fascine quand vous me lisez, qui vous inquiète quand je vous raconte certain épisode particulièrement épineux. Alors, duperie que tout cela ? Daniel, mon auteur, a eu l’art de brouiller les pistes, d’emblée.Voyez la page de titre de la première édition : La Vie et les Aventures étranges et surprenantes de Robinson Crusoé, marin natif d’York, etc., et plus bas sur la page, entre deux traits horizontaux pour la mettre en évidence, cette précision : Écrit par lui-même. Aïe ! Mais ce n’est pas tout.


La Préface de l’Auteur, c’est-à-dire, si je lis bien, moi – cette préface me donne encore la parole pour préciser : « L’éditeur pense que c’est là une narration exacte des faits ; il n’y existe d’ailleurs aucune apparence de fiction 9. » Autrement dit, l’auteur du livre ne serait pas Daniel Defoe ; c’est moi qui lui aurais tenu la plume. Voilà qui m’honore. Je n’aurais jamais pensé que, avec ma formation de marin, j’étais capable d’écrire aussi bien pour aboutir à un récit aussi bien agencé ! Merci Daniel ! Poussons un peu plus loin la réflexion. Mes voyages sont imaginaires, certes. Mais pouvais-je vous dire ce que j’avais à vous dire si je n’avais couru toutes ces aventures ? Et si je vous l’avais dit sous une autre forme, m’auriez-vous lu ou vous intéresseriez-vous à moi aujourd’hui ? Évidemment non. Les péripéties de mon existence, voyez-vous, sont la substance même des questions que j’avais à affronter – et à vous poser, parfois sans même que vous vous en rendiez clairement compte. Ou plus exactement, ce n’est bien sûr pas à vous, lecteurs du vingt-etunième siècle, que j’ai pensé en rédigeant mes souvenirs et les réflexions qu’ils m’inspiraient alors, mais à mes contemporains, à ces gens du dix-huitième siècle à ses débuts, qui commençaient à prendre plus clairement conscience des dimensions du monde, de la diversité des populations qui l’habitent, et qui se débattaient entre leurs préjugés sur d’autres peuples, et la nécessité d’adapter leurs opinions et leur comportement à ce nouvel horizon de réalité. Daniel, mon auteur, n’a pas voulu vous duper, seulement raconter des histoires et proposer des réflexions que ses contemporains puissent comprendre. Si vous me lisez bien, tel fut aussi mon mandat et c’est celui que je continue bon an mal an à assumer auprès de vous. Acceptez-moi donc comme je suis, avec mes voyages qui n’en sont pas vraiment, sauf dans l’ordre de l’imaginaire.

9. P. 3


.    

• LE CIEL VU DE MON ÎLE DÉSERTE

10. Luc 15,11 ss. 11. P. 4 12. P. 5

 

Mon existence d’aventurier ferait-elle de moi un émule du fils prodigue – vous savez, celui de la parabole que raconta Jésus : « Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : Mon père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir. Et le père leur partagea son bien. Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout ramassé, partit pour un pays éloigné et y dilapida son bien en vivant de manière débridée…10 » ? Mon père, pour son compte, avait trois fils et l’aîné, déjà, ne s’était pas rendu à ses raisons : il s’était engagé dans l’armée et avait trouvé la mort au combat, en Hollande. Aussi mon père commença-t-il par me faire la leçon. Relisez le tout début de mon histoire et vous saurez ce qu’est une leçon de morale et de sagesse. Je doute que les pères de votre temps en donnent encore de pareilles. Quoi qu’il en soit, le mien n’était pas disposé du tout à me laisser partir et encore moins à me remettre la part de ses biens qui pouvait me revenir. Comme je l’ai raconté, il m’avait déjà donné « toute la somme de savoir qu’en général on peut acquérir par l’éducation domestique et dans une école gratuite 11. » Étant le benjamin, je n’avais, selon les usages de l’époque, pas d’autre bien à attendre de lui que ses conseils paternels et l’aide qu’il était prêt à m’accorder pour me permettre de devenir avocat. Seulement voilà, était-ce bien sage de me recommander si chaudement de me contenter de mon état qui, reconnaissait-il, était « le médiocre, ou ce qui peut être appelé la première condition du bas étage » ? « Une longue expérience, ajoutait-il, me l’a fait connaître comme le meilleur du monde et le plus convenable au bonheur 12. » Autrement dit, une sagesse de la résignation et du renoncement aux rêves qui, si légitimement, habitent les pensées des jeunes gens entreprenants au seuil de leur existence. Quand je


repasse ces conseils paternels dans mon esprit, je ne peux aujourd’hui m’empêcher de penser que mon père, s’il avait été aussi sage qu’il aurait dû l’être, aurait imité le père de la parabole. Il aurait sans doute eu raison de me mettre en garde contre les périls qui pouvaient m’attendre, mais il m’aurait fait confiance, il m’aurait même donné sa bénédiction, parce que les pères en ce temps-là donnaient leur bénédiction à leurs enfants en partance et avaient bien raison de le faire, et il m’aurait dit : « Je n’ai pas d’argent à te remettre, mais je t’ai donné l’essentiel, qui vient du cœur et de la raison. Quelles que soient les circonstances, fais-en bon usage. » À la différence du fils prodigue, je suis parti non seulement contre la volonté de mon père et de ma mère, mais à leur insu. Je me suis embarqué à la première occasion venue, sans prendre congé d’eux ni solliciter quelque bénédiction que ce soit, encore qu’ils semblent avoir veillé en sous-main à me munir de quelque argent quand ils apprirent combien ma décision de partir pour l’Afrique était irrévocable. À mon retour, hélas, après tant d’années passées au-delà des mers, tous deux étaient morts et enterrés, après avoir enduré le chagrin de perdre non seulement leur fils aîné mort à la guerre, mais encore leur puîné dont ils n’avaient plus de nouvelles et dont tout pouvait leur donner à penser qu’il avait péri en mer. Cela, je le regrette aujourd’hui, mais non d’être parti. Aller voir ailleurs ce qui s’y passe, c’était et c’est encore sagesse de jeunesse. On ne le répétera jamais assez, en particulier à l’adresse de celles et ceux qui, faute de confiance, tiennent cette sagesse-là pour de la folie. Le fils cadet de la parabole n’était donc pas si insensé qu’on le pense trop souvent. Il a voulu tenter sa chance et il a eu raison. Le fils aîné, ensuite, n’a pas manqué de le critiquer et lui a reproché d’avoir dissipé son bien « avec des femmes de mauvaise vie ». Mais qu’en savait-il et n’était-ce pas supposition malveillante de sa part ? La parabole dit seulement que la vie du cadet a mal tourné, peut-être parce qu’il n’a pas su conduire ses


  • LE CIEL VU DE MON ÎLE DÉSERTE

affaires ou parce que les circonstances ne lui ont pas été favorables. Il y a ainsi de par le monde des milliers et même des millions de gens qui partent de chez eux pour tenter leur chance, par exemple tous ces Africains qui aujourd’hui essaient de gagner l’Europe, et qui échouent. Eux aussi, à leur manière, en sont alors à envier la nourriture des animaux, mais leur vie n’en est pas dissipée pour autant. Fort de ce que j’ai vécu, même dans l’ordre de l’imaginaire, je dis qu’il faut les comprendre et qu’ils ont été sages à leur manière d’avoir voulu échapper à une vie de misère ou de médiocrité. Ils pourraient toutefois se montrer plus sages encore en restant sur place et en luttant pour que leur pays et ses habitants y échappent aussi ; mais c’est là une autre façon de s’exiler et de partir en voyage – le voyage d’un changement pour tous. Je suis donc parti, mais pour quelles raisons ? À la fois par goût de l’aventure et pour faire fortune. La première de ces deux raisons est la plus honorable ou la plus flatteuse, mais aussi la moins raisonnable ; c’est elle qui a motivé mon second départ, après le décès de la femme que j’avais épousée au retour de mon île déserte. Quand ils sont avides de montrer leur perspicacité dans le domaine social, vos critiques littéraires veulent que j’aie surtout obéi à mon goût du lucre ; cette interprétation de mon comportement leur permet d’insister sur la tournure « colonialiste » et « capitaliste » de mon aventure, d’autant que je n’aurais pas pu entreprendre mon second voyage ni le mener à son terme si je n’avais pas disposé de moyens suffisants – ceux d’un « capitaliste » ! En fait, ces deux rêves n’ont cessé de s’épauler en moi et m’ont entraîné de concert dans des déconvenues aussi amères dans leur genre que celles du fils prodigue dans le leur. Quelle destinée !


.    Souvenez-vous : à peine avais-je mis le pied sur un bateau pour la première fois de ma vie qu’une tempête le mit à mal et qu’il coula. Nous en réchappâmes tous. Une fois à terre, le capitaine apprit que j’avais entrepris ce premier voyage à titre d’essai, avant d’en entreprendre de plus lointains, ce qui l’amena à se demander si la perte de son bateau n’était pas due à ma présence à son bord, « semblable à Jonas dans le vaisseau deTarsis 13. » Étais-je vraiment la cause de ce naufrage ? J’ai peine à le croire, encore que rien ne me permette de me prononcer absolument sur ce point. Le capitaine,en revanche, n’a pas eu tort d’évoquer à mon propos Jonas, le prophète rétif régurgité par le monstre marin qui l’avait englouti sur le rivage où il refusait de se rendre, mais où Dieu voulait le voir à l’œuvre. Moi aussi, j’ai été pour ainsi dire vomi par la mer sur l’île où je devais passer tant d’années dans la solitude et, au début tout au moins, dans le dénuement. Et comme Jonas, cela m’a non seulement contraint à faire un grand retour sur moi-même, mais m’a aussi permis de retrouver le chemin « du Ciel », comme je l’ai dit dans le titre que j’ai donné à ces quelques pages, donc de renouer avec Dieu. Il en a toutefois fallu, des aventures, avant de me retrouver sur cette île-là ! D’abord celle du voyage qui aurait dû me conduire jusqu’en Guinée et qui prit fin prématurément quand nous fûmes pris en chasse par un corsaire turc et que son capitaine fit de moi son esclave. La chose, aujourd’hui, vous étonne peutêtre ; mais à l’époque, c’était l’un des risques auxquels s’exposaient tous ceux qui prenaient la mer. La région entre les Canaries et la côte africaine était connue pour ce genre de mésaventure. Je n’en fus pas moins profondément accablé et j’en vins même à penser que « le bras de Dieu s’était appesanti sur moi 14. » Mais ce n’était rien en comparaison des misères aux13. P. 15 14. P. 19


  • LE CIEL VU DE MON ÎLE DÉSERTE

quelles j’allais être exposé quelques années plus tard. Un heureux concours de circonstances me permit en effet de dérober à mon maître turc une chaloupe et de m’évader. Je le fis en compagnie d’un jeune Maure d’origine espagnole, lui aussi dans une condition servile. Ensemble, nous échappâmes à maints dangers le long de la côte africaine, jusqu’à ce qu’un navire portugais nous recueille à son bord et nous conduise jusqu’au Brésil. Une fois dans ce pays, je dus me séparer de ce garçon et j’avoue n’être rétrospectivement pas très fier d’avoir accepté si facilement la proposition du capitaine de lui restituer la liberté au bout de dix ans à condition qu’il se fasse chrétien. Car je lui devais une fière chandelle, à ce Maurisque, et la simple reconnaissance aurait voulu que je le laisse aussi libre que je l’étais désormais. Mais autre époque, autres mœurs.Vous vous dites, vous, que j’étais d’une inconséquence coupable de ne pas lui rendre la liberté après avoir moi-même tant souffert de la servitude. En fait, à ce moment-là, j’ai réagi comme mes contemporains : je n’ai pas vu d’inconvénient à ce que ce ressortissant d’une autre peuplade et d’une autre religion que la nôtre se trouve devoir servir pendant dix ans encore un maître qu’il n’avait pas choisi. Compte tenu de l’époque, la solution que j’avais trouvée pour lui me semblait la meilleure dont il puisse bénéficier. Mais il est aussi vrai que j’aurais tout aussi bien pu le garder à mes côtés pour l’associer à mes entreprises futures. Je ne tardai pas à regretter de n’y avoir même pas pensé : quand j’eus besoin d’aide dans ma nouvelle activité. Allais-je m’en sortir sur cette terre que je ne connaissais pas ? Contre toute attente, ce fut le cas. Je devins planteur de tabac, je fis du commerce, mes affaires prospérèrent, je devins riche. Or qui gagne de l’argent en voudrait encore davantage, ce qui à sa manière est aussi une forme de servitude. Je le sais aujourd’hui, instruit par l’expérience. Je ne le savais pas alors. J’avais incidemment évoqué devant des voisins la possibilité de faire venir des esclaves de Guinée, pays que je connaissais, en


évitant de payer au gouvernement les droits très élevés qu’il prélevait sur ce genre de commerce. Quand trois autres planteurs me proposèrent de les faire bénéficier de ma connaissance des côtes africaines pour une expédition destinée à nous fournir en esclaves « nègres », comme nous disions et comme on l’a dit encore longtemps après nous, je n’hésitai pas longtemps devant cette perspective de reprendre la mer. La passion des voyages et celle des commerces profitables m’habitaient. Pour quel genre de commerce, direz-vous ! Là encore, tenez compte de l’époque. Je ne dis pas que, vue d’aujourd’hui, la traite d’êtres humains n’avait rien de répréhensible. Je comprends au contraire qu’on doive y mettre fin (elle est hélas toujours d’actualité dans certains pays), surtout si l’on se situe dans une perspective chrétienne. Mais à ce moment-là, rares, très rares étaient les personnes assez lucides pour dénoncer ce genre de commerce, à preuve le fait qu’en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, en Suisse et dans d’autres pays encore, des protestants pourtant très attachés aux vérités évangéliques n’hésitaient pas à investir dans les bateaux négriers. C’était de bon rapport et ils ne voyaient pas d’inconvénient majeur à ce que des êtres aussi « primitifs » que les Africains soient traités comme de simples marchandises ou du bétail. Il a fallu encore bien des décennies pour que des esprits lucides et courageux s’en prennent à cette pratique déshonorante et luttent pour son abolition, sans toujours réussir à convaincre les autres chrétiens du bien-fondé de leur combat. Nous mîmes donc à la voile pour atteindre la côte de Guinée, mais une terrible tempête déjoua bien vite nos ambitions si critiquables, et ce fut le naufrage par lequel la mer me vomit, tel un nouveau Jonas, sur l’île où j’allais devoir rester vingthuit ans. Jonas, raconte la Bible, était furieux de se retrouver dans la proximité de Ninive à laquelle il ne voulait pas annoncer sa ruine prochaine. Dans mon récit, je raconte au contraire que, dès le moment où je réussis à prendre pied sur le


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15. P. 47 16. P. 70

 

rivage, j’ai commencé « à regarder le ciel et à remercier Dieu de ce que ma vie était sauvée, dans un cas où, quelques minutes auparavant, il y avait à peine lieu d’espérer 15. » Mais ce n’est pas exact ; je n’étais pas aussi pieux que ces lignes en donnent l’impression. Dieu ou l’idée de sa Providence n’avaient pas encore de place dans ma pensée. Un peu plus loin, je reconnais plus honnêtement que, si j’avais eu, sur le moment, le temps et la possibilité de tenir un journal, j’aurais noté ceci : « Le  septembre, après avoir gagné le rivage, au lieu de remercier Dieu de ma délivrance… je courus çà et là sur le rivage, tordant mes mains, frappant mon front et ma face, invectivant contre ma misère, et criant : Je suis perdu ! perdu 16 !…» J’étais perdu, et pourtant je ne l’étais pas. Dans des situations comme celle-là, il y a deux possibilités : ou bien on baisse d’emblée les bras et l’on a tôt fait de disparaître, ou bien on lutte et l’on cherche à survivre. Je ne le savais pas avant d’en passer par là, mais depuis j’ai découvert qu’il en est de même dans de nombreuses autres situations apparemment tout aussi désespérées : lors de très graves accidents de santé, de guerres, de catastrophes naturelles, de désastres sociopolitiques, d’échecs professionnels ou familiaux. La Providence a voulu – eh oui, je dis la Providence ! – elle a voulu que je sois doté d’un tempérament de lutteur. J’ai donc fait face avec les moyens du bord, c’est le cas de le dire, à la nécessité de première urgence : survivre. Dans le fond, c’est aussi là un conseil de sagesse pratique que mon père aurait pu me donner : quand ça ira mal, que tu auras le sentiment d’en être réduit à la dernière extrémité, lutte pour survivre envers et contre tout ! Je me demande d’ailleurs si le vouloir vivre n’est pas l’un des préceptes que les chrétiens devraient inclure dans leurs catéchismes.


.    Il y aurait eu de quoi reprendre à mon compte la célèbre plainte de Job : « Périsse le jour où je suis né 17! » Une situation comme la mienne avait toutefois son avantage, si l’on peut dire : obligé que j’étais de m’organiser pour survivre, j’avais l’esprit constamment occupé par les mille et un soucis de ma vie quotidienne. Certains de vos critiques littéraires n’ont pas manqué de remarquer que, somme toute, je m’étais finalement arrangé pour recréer autour de moi, avec tout ce que j’avais récupéré sur l’épave du bateau, le cadre d’une vie plus ou moins civilisée – anglaise pour tout dire. Mais ce fut justement ma chance : avoir beaucoup de choses à faire, à prévoir, à bricoler. Quand on en est là, surtout en première urgence, on n’a pas le temps de penser à autre chose. C’est quasi providentiel de n’avoir même pas encore l’idée de penser à la Providence, sauf quand, dans des moments de découragement, « je me plaignais à moi-même de ce que la Providence pouvait ruiner ainsi complètement ses créatures, les rendre si absolument misérables, et les accabler à un tel point qu’à peine serait-il raisonnable qu’elles lui sussent gré de l’existence 18. » Vint le moment où, moins accablé par les aléas de la survie quotidienne, mieux organisé, « je commençai à examiner sérieusement ma position et les circonstances où j’étais réduit 19. » Je me suis mis à raisonner plus calmement, ce qui est le B-A-BA de la sagesse. Si vous m’avez lu, vous savez que, à ce moment-là, je fis un inventaire à deux colonnes : dans l’une, « le mal », j’inscrivis les désavantages de ma situation ; dans l’autre, « le bien », ses avantages. Pour mémoire, je notai d’abord en regard l’une de l’autre ces deux constatations : « Je suis jeté sur une île horrible et désolée, sans aucun espoir de délivrance. // Mais je suis vivant ; je n’ai pas été noyé comme le furent tous mes compagnons de voyage. » Cette 17. Job 3,3 18. P. 63 19. P. 66


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20. P. 67

 

double liste s’achevait ainsi : « Je n’ai pas une seule âme à qui parler, ou qui puisse me consoler. // Mais Dieu, par un prodige, a envoyé le vaisseau assez près du rivage pour que je pusse en tirer tout ce qui n’était nécessaire…20 » Les puristes diront que ce n’était pas encore la foi, que c’était seulement un souvenir de catéchisme ou un effet de mon éducation familiale, que je me disais à moi-même « Dieu » comme d’autres pourraient dire « la Nature » ou « le Hasard ». Je veux bien. Cependant c’est tout de même à ces restes de catéchisme ou à ces vestiges d’éducation religieuse que je dois d’avoir alors pensé « Dieu » ou « la divine Providence », et pas autre chose. Ici, permettez-moi une brève remarque intermédiaire. Si je vois bien, nombre de vos critiques littéraires sont portés à parler de mon œuvre en faisant quasiment abstraction de ce que j’y dis sur Dieu, ou comme si tout ce que j’y dis de mon cheminement spirituel n’avait pas d’importance. Dieu serait-il de trop pour eux, ou soupçonneraient-ils tout propos sur lui de n’être qu’une superstructure idéologique dissimulant mal des partis pris plus terre à terre ? Qu’ils se passent pour leur propre compte de toute religion, c’est leur affaire et je ne vais pas le leur reprocher. J’ai cependant envie de leur dire : Et vous, êtesvous bien certains de ne pas accorder trop peu de place à Dieu ? N’êtes-vous pas victimes d’une sorte de consensus laïque, temporairement à la mode, qui vous fait écarter comme sans intérêt ni pertinence ce qui ne correspond pas au prêt-àporter idéologique de votre temps ? En tout cas, en n’accordant pas à mon ouverture sur le Ciel l’importance que je lui attribue, vous déformez ma pensée et vous gauchissez ce que j’ai pu dire de mon expérience imaginaire, certes, mais vécue. Revenons-en au pèlerinage tout personnel et intérieur qui m’a fait passer d’une première allusion superficielle et somme toute accidentelle à Dieu lors de mes premiers pas sur mon île déserte, à une relation avec Dieu qui, elle, tire vraiment à


conséquence pour l’ensemble de ce que je pense et de ce que je vis. Comme je l’ai raconté, c’est la découverte de quelques épis d’orge en train de croître qui a mis ma réflexion en branle. Souvenez-vous de ce que j’ai écrit à cet égard : « Après que j’eus vu croître de l’orge dans un climat que je savais n’être pas propre à ce grain, surtout ne sachant pas comment il était venu là, je fus étrangement émerveillé, et je commençai à me mettre dans l’esprit que Dieu avait miraculeusement fait pousser cette orge sans le concours d’aucune semence, uniquement pour me faire subsister dans ce misérable désert 21. » Était-ce un miracle ? Je n’aime guère ce mot chargé de malentendus. Une fois passé ce premier étonnement, je me souvins d’avoir secoué en cet endroit un sac contenant encore de la nourriture pour la volaille et, comme je l’ai encore écrit, « ma religieuse reconnaissance s’évanouit aussitôt que j’eus découvert qu’il n’y avait rien que de naturel dans cet événement 22. » Il n’empêche que, poursuivant ma réflexion, j’en vins alors à penser que cette présence de quelques grains dans ce que j’avais récupéré de l’épave et leur germination avaient quand même de quoi me rendre reconnaissant : « N’était-ce pas tout aussi bien l’œuvre de la Providence que s’ils étaient tombés du ciel 23 ? » La Providence. Ce mot, très présent dans le parler de mon temps, n’appartient plus tellement à votre langage le plus courant, et vos théologiens, je l’ai remarqué, se gardent presque de l’utiliser. C’est qu’il implique pour eux des questions auxquelles ils auraient de la peine à apporter des réponses, ou qu’il les entraînerait dans des spéculations tellement acrobatiques et sujettes à caution qu’ils y perdraient non seulement leur latin, mais aussi leur crédit. Pour le dire en bref, le mot Providence devient vite encombrant si on le prend au pied de la lettre et en déduit que Dieu aurait « tout prévu », que tout serait donc prédestiné ou programmé d’avance. S’il en était ainsi, nous 21. P. 79 22. P. 80 23. P. 80


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24. P. 91 25. P. 92

 

n’aurions évidemment plus aucune liberté, plus aucune responsabilité, et la foi, les doutes ou les religions seraient absolument superflus. Ce n’est pas ainsi que j’entends la Providence divine. Pour moi, elle signifie bien plutôt que Dieu veille sur nous, qu’il gardait un œil sur moi et, le moment venu, s’arrangeait pour que je m’en sorte et que je remette ma confiance en lui.Quand donc je fais allusion à la Providence,je ne le fais pas de manière spéculative, mais pour exprimer une vision toute subjective des choses – une vision qui est elle-même le résultat de toute l’expérience par laquelle je suis passé, de tout le chemin spirituel que j’ai parcouru.Voilà pourquoi je puis dire aujourd’hui que, vu de mon île déserte, le Ciel s’est ouvert au-dessus de moi – audessus ou, si vous préférez, au-dedans de moi. Après la découverte des épis d’orge, l’étape suivante fut une grave indisposition.Tomber malade, seul sur une île déserte, ce n’est pas une mince affaire. Comment, dans une telle situation, ne pas penser à la mort ? Comme je l’ai raconté, « ma conscience, si longtemps endormie, se réveilla 24. » Non sans un certain sentiment de culpabilité : les mises en garde de mon père me revenaient à l’esprit et je ne pouvais éviter de me demander si ce qui m’arrivait n’était pas une punition d’origine divine. C’est alors que je dis à Dieu, oui, à Dieu : « Seigneur, viens à mon aide, car je suis dans une grande détresse. » C’était bien « la première prière, si je puis l’appeler ainsi, que j’eusse faite depuis des années 25. » Et quand l’appétit me revint, je demandai encore à Dieu de bénir ce que j’allais manger. Retour à de vieilles habitudes familiales ? Peut-être, mais pour une part seulement. Ceux de mes lecteurs qui sont passés par une expérience semblable savent que le retour, même partiel, à de vieilles habitudes peut s’avérer fort salutaire, mais surtout que cela correspond d’ordinaire à quelque chose de plus décisif, de plus profond, de plus prometteur. Un premier pas était fait, d’autres allaient suivre.


.     Quand on se met à réfléchir,c’est presque sans fin,surtout si l’on est seul.Assis à contempler la mer, je me suis mis à penser à tout ce qui m’arrivait.Le plus simple est que je restitue ici la suite de mes réflexions telle que j’en ai fait état dans mon récit de  : « Qu’est-ce que la terre et la mer, dont j’ai vu tant de régions ? d’où cela a-t-il été produit ? que suis-je moi-même ? que sont toutes les créatures, sauvages ou policées, humaines ou brutes ? d’où sortons-nous ? « Sûrement nous avons tous été faits par quelque secrète puissance, qui a formé la terre et l’océan, l’air et les cieux ; mais quelle est-elle ? » « J’inférai donc naturellement de ces propositions que c’est Dieu qui a créé tout cela. – Bien ! Mais si Dieu a fait toutes ces choses, il les guide et les gouverne toutes, ainsi que tout ce qui les concerne ; car l’Être qui a pu engendrer toutes ces choses doit certainement avoir la puissance de les conduire et de les diriger. « S’il en est ainsi, rien ne peut arriver sans qu’il le sache, il sait que je suis ici dans une affreuse condition ; et si rien n’arrive sans son ordre, il a ordonné que tout ceci m’advint 26. » Déjà, je vous vois réagir : cela sent à plein nez son dix-septième ou son dix-huitième siècle ! Eh oui, c’est ainsi : je raisonne comme un philosophe déiste de cette époque. Raisonnement classique, d’ailleurs : je remonte des effets, la création, à la cause, Dieu ou l’Être suprême, et j’impute à la cause ce dont je suis le bénéficiaire ou le jouet. J’ai appris de vos philosophes et de vos théologiens que de tels raisonnements n’expliquent ni ne justifient rien. Ils n’expliquent rien, surtout pas Dieu, car Dieu ne saurait se trouver au terme d’un raisonnement, ou alors il ne s’agit pas de lui, mais d’une idole, d’une fabrication de l’intelligence humaine. Et ils ne justifient rien, parce qu’un dieu dont tout dépend devient alors responsable du mal autant que du bien, et c’est trop facile de ne le créditer que de ce qui va bien. 26. P. 93


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27. P. 94 28. P. 95. Citation du Psaume 50,15

 

D’accord. Mais cela, ce sont des critiques d’intellectuels isolés dans leur cabinet de travail. J’étais, moi, accablé de solitude sur mon île déserte et livré sans défense à tous les dangers imaginables. Dans des situations pareilles, pour retrouver un sens à la vie, tous les raisonnements sont bons. Il y a encore aujourd’hui bien des gens tout simples qui, pour tenir le coup un moment, juste un moment, se font des raisonnements de ce genre. Ces constructions mentales ne sauraient les satisfaire à long terme, mais ils en ont provisoirement besoin pour ne pas flancher mentalement. Moi non plus, elles ne me satisfaisaient pas. En fait, elles ne pouvaient qu’accroître mon trouble. En effet, la simple logique voulait que je me pose aussi cette question « Pourquoi Dieu a-t-il agi ainsi envers moi ? Qu’ai-je fait pour être ainsi traité 27 ? » Et ce fut comme si une voix répondait audedans de moi que, avec la vie que j’avais menée (Daniel, sous l’influence manifeste de la tradition puritaine, n’a pu s’empêcher, en tenant ma plume, de la qualifier de « coupable et dissipée »), j’avais fabriqué mon malheur de mes propres mains. Mais le Ciel, si je puis dire, veillait. Il profita d’un retour en force de mon indisposition pour m’inciter à chercher dans un coffre de quoi me préparer une décoction de tabac et pour m’y faire trouver parmi quelques livres sauvés du naufrage une Bible. C’est un moment crucial dans tout ce qui m’est arrivé. Comme il se doit quand une telle situation se présente dans un roman, quelque chose de providentiel se produisit. Un peu comme saint Augustin qui au moment de sa conversion ouvrit une Bible après avoir entendu un enfant chanter « Prends et lis », j’ouvris au hasard celle que j’avais entre les mains et j’y trouvai ces paroles : « Invoque-moi au jour de ton affliction, et je te délivrerai, et tu me glorifieras 28. » Pas étonnant que je sois tombé sur ce verset-là, diront les connaisseurs : il se trouve dans les pages du milieu de la Bible ! Mais je n’en ai cure. Ce verset m’a touché en plein cœur, au sens où mon presque contemporain


Blaise Pascal (en bon Anglais, j’ignorais tout de son existence) a parlé de « Dieu sensible au cœur » – non pas le cœur tel que l’entendent les midinettes, mais le cœur conçu comme le siège de toutes nos pensées, de toutes nos volitions, de toutes nos espérances, comme le centre de notre vie tant mentale qu’affective. Ensuite, comme je l’ai raconté, les choses se sont enchaînées pour ainsi dire d’elles-mêmes, sans précipitation, au fil des jours et des semaines. Le premier soir, avant de me coucher, « je fis ce que je n’avais fait de ma vie, je m’agenouillai et je priai Dieu d’accomplir pour moi la promesse de me délivrer si je l’invoquais au jour de ma détresse 29. » Je me mis à lire régulièrement la Bible, en commençant bien sûr par le Nouveau Testament. J’en vins, « dans une sorte d’extase de joie », à implorer Jésus lui-même de m’accorder la repentance – une prière faite « avec le sentiment de ma misère et avec une espérance toute biblique fondée sur la parole consolante de Dieu 30. » Il vous faut relire ces pages où j’évoque les différents aspects de cette expérience spirituelle. Ainsi libéré de mes servitudes intérieures, ma solitude s’en trouva allégée et j’en vins à la considérer comme une réelle bénédiction. J’en devins presque mystique, adressant à Dieu « d’humbles et sincères actions de grâce de ce qu’il lui avait plu de me découvrir que, même dans cette solitude, je pouvais être plus heureux que je ne l’eusse été au sein de la société et de tous les plaisirs du monde ; je le bénis encore de ce qu’il remplissait les vides de mon isolement et la privation de toute compagnie humaine par sa présence et par la communication de sa grâce, assistant, réconfortant et encourageant mon âme à se reposer ici-bas sur sa providence, et à espérer jouir de sa présence éternelle dans l’autre vie 31. » Vous me direz que c’était plus facile à Daniel, mon auteur, d’imaginer et écrire cela, qu’à moi de le vivre. Prenez-le comme vous voudrez, pour moi c’est ainsi et, tout imaginaire que ce soit, je n’en démords pas. 29. P. 95 30. P. 97 31. P. 113


.  ,   

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32. P. 530

 

Ah, les sauvages ! Vous avez de la chance, lecteurs du vingt-etunième siècle : vous savez que les peuples ancestraux, – certains les appellent encore « primitifs » – n’étaient pas aussi primitifs que la génération de vos grands-parents le pensait – qu’ils avaient eux aussi une civilisation, différente de la vôtre, mais une civilisation tout de même, fût-elle sans écriture. De mon temps, au cap du dix-huitième siècle, notre vision des choses était à la fois plus sommaire et plus contrastée : il y avait d’une part les peuples civilisés, avec à leur tête les Anglais (ou les Français, si vous habitiez de l’autre côté de La Manche), et d’autre part « les sauvages ». Pour ainsi dire à mi-chemin entre ces peuples et nous, nous mettions les pays musulmans, dont les mœurs nous apparaissaient elles aussi quelque peu sauvages, surtout quand certains des nôtres s’y retrouvaient réduits en esclavage comme je l’avais été chez les Turcs, et des peuples d’Asie dont ignorions presque tout. Seule la Chine jouissait à ce moment-là d’un réel prestige auprès de nos milieux cultivés, éblouis qu’ils étaient par sa vieille sagesse et l’éclat de son antique civilisation ; mais je ne partageais pas cet engouement, aussi n’ai-je pas hésité, dans la seconde partie de mon récit, à souligner au passage combien, contrairement à l’opinion reçue, je trouvais les Chinois mal gouvernés et inférieurs à nous « en force, en magnificence, en navigation, en commerce et en agriculture,… en savoir, en habileté dans les sciences 32. » Mais peut-être verrais-je maintenant la Chine sous un autre angle. Quand je me relis avec votre regard et au travers de votre sensibilité - comment ferais-je autrement ! – je sens bien tout ce que ma manière de parler des « sauvages » peut avoir de contraire au « politiquement correct » qui corsète si souvent vos manières de dire. Pour nous, au dix-huitième siècle, elle allait quasiment de soi. Ma grande crainte, déjà en longeant les


côtes de l’Afrique en compagnie du jeune Maurisque qui s’était échappé avec moi de notre condition d’esclave, mais plus encore en me retrouvant seul sur mon île, fut bel et bien de devoir en découdre avec des sauvages, qui plus est avec des cannibales. Depuis le seizième siècle en effet, plusieurs récits de voyages parfaitement dignes de foi, par exemple l’Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil () du pasteur huguenot Jean de Léry, relataient les mœurs de ces peuples redoutables qui n’hésitaient pas à se repaître de chair humaine. Périr de cette manière nous semblait être la plus triste des fins pour des êtres civilisés, sans compter l’horreur que nous inspiraient de telles pratiques. Dans une situation semblable, même informés comme vous l’êtes, vous réagiriez tout comme nous. D’ailleurs vous le faites : les cinéastes qui mettent en scène de l’anthropophagie misent justement sur toute la profonde répulsion qu’elle vous inspire ! Ma crainte des anthropophages était-elle fondée ? Ma première rencontre avec des « sauvages » de la côte africaine était faite pour me persuader que non. Je les ai même qualifiés de « bons Nègres 33 » ! Mais ce n’était pas encore le mythe du « bon sauvage », que Rousseau, Diderot et d’autres allaient opposer si complaisamment, près d’un demi-siècle plus tard, à l’homme civilisé. Si vous me lisez bien, vous constaterez que, si j’ai effectivement rencontré de bons, voire d’excellents éléments parmi les « sauvages », y compris dans les tribus cannibales qui venaient parfois sur mon île pour leurs macabres festins, jamais je n’ai pensé, comme les rousseauistes, que l’homme naîtrait bon et que la société le corromprait. À mon sens, les « sauvages » avaient eux aussi besoin de civilisation, ou pour le moins d’éducation, en particulier dans le domaine religieux. Car, comme je l’ai noté à l’occasion de mon passage à Formose, « la religion chrétienne, partout où elle est reçue, civilise toujours les hommes et réforme leurs mœurs, qu’elle opère ou non leur 33. P. 32


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34. P. 510 35. P. 554 36. P. 155 37. P. 163

 

sanctification 34. » On peut évidemment en discuter, mais à l’époque j’en étais bien convaincu et je n’ai pas de raisons de renoncer à penser que ce soit encore souvent le cas, du moins quand la foi chrétienne est effectivement reçue. À mon sens, ce sont leurs croyances erronées qui font de certains peuples primitifs des cannibales. Et quand ils adorent d’affreuses idoles, c’est surtout à leurs prêtres, fomenteurs de superstitions néfastes, qu’il faut s’en prendre. C’est ce que j’ai fait, de manière téméraire il est vrai, quand sur les confins de la Moscovie, je m’employai à faire exploser nuitamment, avec l’aide de deux complices, « l’épouvantail 35 » devant lequel leurs prêtres incitaient des « païens » à se prosterner. J’avoue toutefois n’être pas très fier de la manière dont je réussis à me dérober plutôt lâchement aux conséquences de cet exploit qui, à vrai dire, n’en était pas un : cette destruction d’idole doit n’avoir servi à rien, dès lors qu’elle ne fut suivie d’aucun effort d’enseignement ou de catéchisation. Dans l’ensemble, quand je quittai l’Angleterre, les « sauvages » avaient donc mauvaise réputation. Une fois échoué sur mon île, j’ai cherché d’emblée à me barricader contre d’éventuelles incursions de leur part. Or pendant des années, il n’y eut rien. Jusqu’au jour où – la scène est bien connue – je découvris dans le sable l’empreinte d’un pied trop grand pour être le mien. Enfin quelqu’un ! J’aurais dû m’en réjouir, mais ce fut la panique : « Je tremblais à la seule idée de voir un homme 36. » Je n’avais pas entièrement tort : bien des semaines plus tard, je découvris sur l’une des plages les restes d’un repas anthropophage. Je n’ai pas eu de termes assez sévères, dans mon récit, pour exprimer ma stupéfaction et mes haut-le-cœur devant « un tel abîme d’infernale brutalité et l’horreur d’une telle dégradation de la nature humaine 37. » J’en fus indigné au point de songer à


exterminer sans façon, à la première occasion, une trentaine de sauvages qui, j’avais la candeur de l’imaginer, seraient sans défense contre mes armes à feu. Comme le temps passait et que mes mesures préventives semblaient devenir sans objet, ma fureur peu à peu se calma et je me mis à réfléchir derechef aux desseins parfois déconcertants de la Providence. Car enfin, comment pouvait-elle tolérer de telles horreurs ? Comment pouvait-elle avoir permis à ces peuples cannibales, « en sa sage disposition du monde, de n’avoir d’autre guide que leurs propres passions perverses et abominables, et [d’être] par conséquent livrés peut-être depuis plusieurs siècles à cette horrible coutume, qu’ils recevaient par tradition, et où rien ne pouvait les porter, qu’une nature entièrement abandonnée du Ciel et entraînée par une infernale dépravation 38 » ? Je retranscris toute cette phrase, parce qu’elle exprime bien mes sentiments et l’état de ma réflexion à ce moment-là. Pour que de telles abominations soient possibles, il fallait qu’il y ait une sorte de lacune du côté de Dieu, qu’il ait délibérément cessé de s’occuper d’une partie de l’humanité qui, de ce fait, me semblait être déchue dans un état de sous-humanité. Mais avais-je bien le droit de tenir ces êtres humains pour perdus aux yeux de Dieu lui-même ? Ma raison reprenant le dessus, je me voyais mal tomber à bras raccourcis sur plusieurs dizaines de sauvages sans y laisser finalement ma peau. Et sur le fond de la question, plus j’y pensais, plus mon opinion se modifiait. Là encore, je ne puis mieux faire que me citer : « Comment puis-je savoir ce que Dieu lui-même juge en ce cas tout particulier ? Il est certain que ces peuples ne considèrent pas ceci comme un crime ; ce n’est point réprouvé par leur conscience, leurs lumières ne le leur reprochent point. Ils ignorent que c’est mal, et ne le commettent point pour braver la justice divine… Ils ne pensent pas plus que ce soit un crime de tuer un prisonnier de guerre que nous de tuer un bœuf, et de manger de la chair humaine que nous de manger du mouton… Ils n’étaient pas plus meurtriers… que ces chrétiens qui souvent mettent à mort les prison38. P. 168


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39. P. 168-169 40. P. 170 41. P. 694

 

niers faits dans le combat, ou qui plus souvent encore passent sans quartier des armées entières au fil de l’épée, quoiqu’elles aient mis bas les armes et se soient soumises 39. » D’où ma conclusion : « La religion se joignant à la prudence, j’acquis la conviction que j’étais tout à fait sorti de mes devoirs en concertant des plans sanguinaires pour la destruction d’innocentes créatures, j’entends innocentes par rapport à moi 40. » Aujourd’hui, de telles réflexions vont presque de soi, même si vous pouvez les trouver insuffisamment lucides et audacieuses. Mais vous devez bien vous rendre compte que, à mon époque, il fallait être un peu contestataire pour oser penser et dire des choses pareilles, et surtout pour les publier sous forme imprimée. En me poussant à écrire cela, Daniel, mon auteur, faisait de moi un représentant de ces « Lumières » qui, sachant dans quelle obscurité vivent encore les humains, y compris en Europe, estimaient avoir précisément la mission d’apporter dans leur conscience et leur esprit les lumières de la raison et d’une religion libérée des anciennes superstitions. Mais je me suis aussi bien gardé d’anticiper sur le jugement de Dieu : je n’ai tenu les anthropophages pour innocents que « par rapport à moi ». J’aurais aussi pu écrire : par rapport à certains de mes compatriotes. Sur la côte indienne, lors de mon dernier périple, j’ai vu des matelots anglais, « pires que des bêtes sauvages 41 », s’adonner par vengeance injuste à un massacre collectif laissant loin derrière lui les quelques prisonniers que les cannibales mettaient à mort pour leurs macabres festins. Quant à la sauvagerie des peuples prétendument évolués et civilisés, après tout ce qui s’est passé en votre vingtième siècle, je n’ai hélas rien à vous apprendre.Ah, divine Providence, que dois-je, que puis-je en penser ?


.  La Providence, je l’ai vue doublement à l’œuvre en rencontrant Vendredi : ce fut providentiel, pour lui, que je me trouve là au bon moment pour le faire échapper à ceux qui s’apprêtaient à le tuer et à le manger, et ce fut providentiel, pour moi, de rencontrer quelqu’un au moment où j’en avais le plus besoin, ce qui permettait d’échapper enfin à ma solitude. En fait, j’en avais rêvé, mais d’une bien curieuse manière, me figurant que « si je m’emparais de deux ou trois sauvages, j’étais capable de les gouverner de façon à m’en faire des esclaves, à me les assujettir complètement et à leur ôter à jamais tout moyen de me nuire 42. » J’allais même jusqu’à imaginer que, avec leur science de la navigation, ils me mettraient en mesure de quitter enfin mon île. Il me suffit aujourd’hui de relire ces lignes avec votre regard pour comprendre le critique littéraire qui, récemment, me traitait de colonialiste et d’esclavagiste. Considéré sous cet angle, eh oui, je l’étais, mais tout mon siècle l’était avec moi. Et si vous y regardez bien, vous constaterez que, somme toute, la Providence, avecVendredi, a bien fait les choses : je n’ai cessé de parler de lui comme de mon « serviteur », mais un serviteur qui est vite devenu un compagnon et même un ami dont la présence m’était chère. Quand, lors de mon second périple, les flèches de « sauvages » mal intentionnés l’eurent mortellement atteint, je n’ai pas compris pourquoi Daniel, mon auteur, choisissait de me priver ainsi de ce « compagnon de tous mes chagrins et de mes solitudes 43. » La Providence le voulait-elle vraiment ? Je me le demande encore. J’ai en tout cas tenu à ce que les obsèques de mon cherVendredi aient toute la dignité et toute la solennité possibles à bord d’un navire. Cela dit, je reconnais combien l’ensemble de mon attitude a de quoi vous étonner. Non seulement, avec tout mon siècle, je n’ai jamais envisagé qu’un « sauvage » puisse être pour nous, 42. P. 196 43. P. 460


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44. P. 203

 

les Anglais ou les Européens, autre chose qu’un esclave ou un serviteur, mais en plus je n’ai pas fait le moindre effort pour tenter de comprendre la langue de mon nouveau compagnon ou pour me conformer à ses mœurs. Pour moi, il allait de soi que je devais le « civiliser », c’est-à-dire le déshabituer de son goût pour la chair humaine, et puis lui apprendre l’anglais et le contraindre à porter des habits, pour le moins un pantalon. Dans mon récit, je prétends qu’il fut « on ne peut plus ravi de se voir presque aussi bien vêtu que son maître 44 », mais peut-être ai-je alors pris mes désirs pour des réalités, tout simplement parce que je n’imaginais pas que les choses dussent se passer autrement. Au début du dix-huitième siècle, en effet, les protestants n’en étaient pas encore à envoyer des missionnaires au-delà des mers. Quand ils ont commencé à le faire, à l’extrême fin de ce siècle-là, ils se sont distingués des simples colons par leur effort de toujours et d’abord apprendre la langue des peuplades qu’ils se proposaient d’évangéliser. Souvent ils se sont même ingéniés à doter ces langues d’une écriture et d’une grammaire, reconnaissant ainsi la valeur d’une civilisation qui n’était pas la leur. Mais eux aussi avaient un problème avec la nudité et, au lieu de se conformer à celle de ces peuplades, ils se sont empressés, tout comme moi, de leur apprendre à porter des robes ou des pantalons, comme si c’était une exigence de la foi chrétienne ! Ah, qu’il est donc difficile, quand on est chez les autres, de se défaire de ses propres habitudes et préjugés ! Je gage, d’ailleurs, que vous avez les vôtres, dont vous êtes tout aussi peu conscients que nous étions des nôtres. Quoi qu’il en soit, le seul fait de vivre désormais dans la compagnie deVendredi m’a rapidement donné l’occasion d’observer qu’il avait plu à Dieu, dans sa sagesse, d’accorder aux gens de ces régions « les mêmes forces, la même raison, les mêmes affections, les mêmes sentiments d’amitié et d’obligeance, les mêmes passions, le même ressentiment pour les outrages, le même sens de gratitude, de sincérité, de fidélité, enfin toutes les capacités pour faire et recevoir le bien


qui nous ont été données à nous-mêmes ; et que, lorsqu’il plaît à Dieu de leur envoyer l’occasion d’exercer leurs facultés, ces créatures sont aussi disposées, même mieux disposées que nous, à les appliquer au bon usage pour lequel elles ont été départies 45. » Mais alors, s’il en est ainsi, pourquoi Dieu, dans sa Providence, ne leur a-t-il pas accordé la même connaissance que nous avons de lui ? « Pourquoi… plaît-il à Dieu de cacher cette connaissance salutaire à tant de millions d’âmes qui, à en juger parVendredi, en auraient fait un meilleur usage que nous 46 ? » Dans le fond, je n’en sais rien. Je n’ai jamais trouvé d’autre réponse à cette question que de renvoyer à une disposition de la Providence – une disposition dont les voies et les desseins nous échappent. Comme je l’ai noté un jour, « Dieu seul, pour de sages et justes raisons… en a ordonné ainsi, et c’est tout ce qu’on en peut dire 47. » En revanche, je reste convaincu que notre devoir de chrétiens était et demeure d’apporter à ces peuples, quand nous en avons l’occasion, la connaissance de Dieu qu’ils n’ont pas encore. Je m’y suis sérieusement employé avec Vendredi dès qu’il a su assez d’anglais pour soutenir une conversation. Mais comment m’y prendre ? Dans mes réflexions de vieillesse, j’ai noté que, à mon sens, « la connaissance du vrai Dieu fut autrefois… répandue dans toute l’humanité 48. » Je dois m’être souvenu à cet égard de l’affirmation de l’apôtre Paul selon laquelle « ce que l’on peut connaître de Dieu est manifeste… depuis la création du monde 49. » Seulement voilà : en fait de dieu,Vendredi ne connaissait que « le vieillard Benamuckée, qui vivait au-delà de tout 50. » Comme je l’ai raconté, « je pris de là l’occasion de l’instruire dans la connaissance du vrai Dieu, Je lui dis que le Grand Créateur de toutes choses vit làhaut, en lui désignant du doigt le ciel ; qu’il gouverne le monde avec le 45. 46. 47. 48. 49. 50.

P. 204 P. 204 P. 731 P. 714 Romains 1,19-20 P. 210


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51. P. 211 52. P. 211 53. Voir pp. 211 ss.

 

même pouvoir et la même providence par lesquels il l’a créé ; qu’il est tout-puissant et peut faire tout pour nous, nous donner tout, et nous ôter tout 51. » De proche en proche, j’en vins à lui parler de JésusChrist et à l’initier à notre manière de prier. C’est la même démarche que, bien des années plus tard, lors de mon retour passager sur mon île avant d’atteindre les Indes orientales, j’ai recommandée à l’ancien forban William Atkins pour amener à la foi chrétienne la sauvageonne dont il voulait faire sa femme. Mais cette démarche a ses limites. Elle fonctionne très bien lorsqu’il s’agit de dénoncer la vanité des idoles et de démasquer les « supercheries » et autres « fraudes pieuses 52 » des prêtres et vieillards qui en prônent la vénération. Elle est aussi parfaitement convaincante quand elle consiste, comme je l’ai fait avecVendredi, à expliquer autant que faire se peut des passages des Écritures. En revanche, quand elle en appelle à la toute-puissance de Dieu – à cette toute-puissance qui est censée faire justement de lui le « vrai Dieu » – cette démarche évangélisatrice se suscite à ellemême des difficultés quasi insurmontables. Intelligent comme il l’était,Vendredi ne tarda pas à me poser à cet égard des questions qui, non contentes de me rendre perplexe, me mirent carrément dans l’embarras. J’en fus si frappé que je n’ai pas hésité, dans mon récit, à reproduire pour l’essentiel le dialogue qui eut lieu à ce sujet entre nous 53. Souvenez-vous : Vendredi m’a demandé en substance pourquoi Dieu, dans sa toute-puissance, n’avait pas tout simplement supprimé le diable, ou pourquoi il ne l’avait pas défait de sa méchanceté, ce qui aurait rendu inutile tout le processus de la rédemption offerte en Jésus-Christ. Ne sachant que répondre, je me dérobai et interrompis purement et simplement la conversation. Heureusement que, convaincu par l’ensemble de mon attitude et mes enseignements,Vendredi n’en est pas moins devenu « un chrétien tel que, de ma vie, j’en ai


peu connu qui le valussent 54. ». Quant à l’idée de la toute-puissance divine, étroitement liée à celle de la Providence, je reste insatisfait de ce que j’en ai dit à l’époque et je n’ai pas fini d’en découdre avec elle. J’y reviendrai. Vendredi, donc, a fini par répondre à tous égards à mes attentes, même sur le plan religieux. Mais fut-ce bien le cas, ou bien aije pris mes désirs pour la réalité ? S’est-il vraiment conformé à tout ce que j’espérais de lui ? Je prétends l’avoir civilisé, mais ne l’ai-je pas plutôt domestiqué, tout comme on force un animal sauvage à se mouler dans l’image que l’on se fait de lui ? N’ai-je pas domestiqué jusqu’à sa conscience, jusqu’à son âme même ? J.-M. Coetzee55, qui est né au pays de l’apartheid et en a dénoncé toutes les perversions, pense que Foe, comme il appelle mon auteur, en tenant la plume à ma place, a délibérément travesti la réalité. Entre Vendredi et moi, les choses ne se seraient pas passées du tout comme on peut les lire dans mon récit. Entre nous, l’incompréhension et l’hostilité auraient toujours eu le dessus. On peut évidemment toujours réécrire l’histoire, y compris la mienne. Coetzee, en l’occurrence, y va un peu fort. Son expérience de la difficile rencontre entre gens de cultures différentes, avec la volonté des uns de maintenir les autres dans un statut d’infériorité, m’oblige toutefois à reconnaître que, oui, j’ai dépeint ma relation avec Vendredi non sans complaisance envers mes propres attentes et envers les préjugés de mon siècle. Mais pouvait-il en être autrement ? Dans mes pages de Réflexions, je raconte avoir rencontré dans une taverne un mulâtre de père anglais et de mère africaine. Je remarquai d’emblée « qu’il était très cultivé, qu’il avait reçu une excellente éducation et qu’il se complaisait dans le savoir et dans l’étude. » Mais avec sa « sacrée face noire », comme il disait, il ne trouvait pas d’emploi correspondant à sa formation et ne pouvait prétendre qu’à être « un valet de chambre instruit. » Son père, disait54. P. 215 55. Voir son roman Foe, Paris, Seuil, 1988


Dans ma manière d’être, d’affronter et de concevoir la vie, dans mes nombreuses références à la Providence, il y a, j’en conviens, quelque chose qui sent son Calvin, ou plutôt quelque chose des effluves propres à toute la tradition morale et spirituelle dont le réformateur de Genève est l’un des représentants, mais non le seul : je pourrais évoquer d’autres figures marquantes de la Réforme, moins carrées que lui, ou bien des théologiens et moralistes comme William Perkins, déjà cité au passage, ou encore d’autres auteurs anglo-saxons qui, pour 56. P. 655-656

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.   

 

il, aurait bien plutôt dû « engendrer des esclaves et nous laisser pousser comme nous étions nés 56. » Telle était en Angleterre la dure loi de l’époque pour les gens de couleur. Mais a-t-elle vraiment changé parmi vous ? Pas encore entièrement, si je vois bien. Quant à Vendredi, je regrette maintenant, s’il est jamais possible à un personnage imaginaire de revenir sur le passé dont on l’a doté, je regrette de n’avoir pas fait de lui mon fils adoptif, en toute légalité, ce qu’il était devenu en fait sous l’angle de l’affection que je lui portais. J’aime, à cet égard, la tournure que le scénariste Frédéric Vitoux, dans un film de Thierry Chabert, avec Pierre Richard dans le rôle-titre (un portrait de moimême qui me plaît !), a donnée à la fin de son Robinson Crusoé : Vendredi va probablement épouser ma nièce (tiens, je ne savais pas en avoir une !) ; devant l’éventualité de cette union interraciale que j’approuve, un quidam remarque que c’est le début d’une révolution ; et je lui rétorque avec un sourire narquois et satisfait qu’elle est peut-être en train de se faire. Les circonstances de l’époque n’ont hélas pas permis que nous en soyons déjà là. C’est dommage…


être moins connus sur le Continent, n’en ont pas moins exercé une influence décisive sur le courant puritain – ce puritanisme dont, je le vois bien, on se fait si volontiers une image désobligeante tout simplement parce qu’on le connaît mal. Si vous aviez vécu et grandi avec moi, vous sauriez que les puritains n’étaient pas nécessairement les rabat-joie, les moralisateurs ou les censeurs dont on leur fait la réputation, mais qu’une de leurs manières les plus caractéristiques de concevoir leur emploi du temps était le seasonable merriment, c’est-à-dire une manière convenable, opportune, pondérée d’inclure des moments de détente ou de divertissement dans le déroulement de leur existence. Relisez-moi et vous verrez que je n’ai jamais laissé de me ménager de tels instants de justes loisirs quand les exigences de la survie sur mon île me le permettaient, à bien plus forte raison quand j’ai pu jouir d’une vie plus rangée lors de mon retour en Angleterre. Un vrai puritain n’est toutefois pas un oisif, je vous prie d’y prendre garde, et je ne crois pas l’avoir jamais été.Tout un courant de la tradition chrétienne, il est vrai, voit le travail sous un jour négatif, comme s’il n’était que l’effet d’une punition originelle, du moment qu’il est écrit dans la Bible que le premier homme, au sortir du Paradis, fut condamné à manger désormais son pain « à la sueur de son front 57. » Mais peut-on, doit-on même en déduire que le travail serait en lui-même une malédiction ? Avec toute la tradition protestante, j’y vois au contraire une bénédiction et une source de joie. On ne peut certes pas le dire du travail imposé aux esclaves, voire aux domestiques, surtout si on ne les respecte pas. Mais c’est alors l’esclavage ou la servitude qui sont condamnables, non le travail comme tel. Dès le moment où je pris pied sur mon île, c’est en tout cas le travail qui m’a permis d’être et de devenir ce que je suis. Aussi suis-je d’accord avec Perkins et toute la tradition réformée : le travail est le lieu de notre vocation, car Dieu, selon la Bible, nous a mis sur la terre « pour la cultiver et la 57. Genèse 3,19


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58. Genèse 2,15 59. I Corinthiens 3,9 60. P. 58 61. Voir pp 610 ss.

 

garder 58. » Et j’aime l’apôtre Paul quand il affirme que « nous sommes ouvriers avec Dieu 59. » Au passage, vous n’aurez pas manqué de remarquer que je n’ai pas hésité, quand l’occasion s’en présentait, à faire prospérer mes affaires. À deux reprises, j’ai même carrément fait fortune. Certains semblent trouver cela suspect, comme si un chrétien devait toujours vivre dans la pauvreté ou mal gérer ses biens et s’en désintéresser au point de finir quasiment à l’assistance publique. Autant le dire tout de go : je ne partage pas ce point de vue misérabiliste. Serais-je alors de ceux qui, sans oser se l’avouer, adorent en secret dans le fond de leur cœur une idole, celle de l’argent – la Bible l’appelle Mammon –, tout en affectant de ne croire qu’au Dieu de Jésus-Christ ? Dans ma jeunesse, il est vrai, quand j’ai quitté la maison paternelle, je ne pensais qu’à faire fortune. Mais souvenez-vous de ma réaction quand, sur mon île, je me suis retrouvé devant tout l’argent qui avait échappé au naufrage : « Je souris en moi-même, et je m’écriai : O drogue ! à quoi es-tu bonne ? Tu ne vaux pas pour moi, non, tu ne vaux pas la peine que je me baisse pour te prendre… Je n’ai nul besoin de toi ; demeure donc où tu es, et vas au fond de la mer, comme une créature qui ne mérite pas qu’on la sauve 60. » L’erreur, quand l’occasion est là, ne consiste pas à gagner de l’argent ou à le faire prospérer, mais à en faire mauvais usage. Relisez mes pages sur l’honnêteté 61, et vous verrez combien, j’ai cherché à m’en tenir à cette règle, même si, plus d’une fois, j’aurais pu me montrer plus réellement soucieux de mon prochain. Dans l’ensemble, je fais donc partie de ces protestants qui n’ont pas honte d’entreprendre ni, quand ils ont échoué (on peut échouer sur une île, mais aussi en affaires), de recommencer à zéro, contre vents et marées.


Je n’aurais pas eu cet acharnement sans ma foi en la Providence ou, si vous préférez, sans la confiance que Dieu, au gré des événements, m’a permis de mettre en lui. Pour me conforter dans cette confiance, j’ai pris l’habitude, en bon protestant, de lire régulièrement les Saintes Écritures. Non pas une lecture savante ou doctrinale, mais étroitement liée à mes besoins les plus personnels : « Je lisais chaque jour la parole de Dieu et j’en appliquais toutes les consolations à mon état présent 62. » Cela m’a suffi pendant des années, même jusqu’à la fin de ma vie. Il y a bien eu mes discussions avec Vendredi, avec des compagnons de voyages, parfois même avec des prêtres « papistes ». Mais j’étais trop attaché à la relation qu’un protestant sait avoir directement avec Dieu, grâce à Jésus-Christ, pour avoir besoin d’un intermédiaire sacerdotal. Jamais non plus vous ne m’avez vu recourir à des sacrements. Je n’ai même pas songé à baptiser Vendredi. Et si, lors de mon second passage dans l’île, j’ai demandé à un prêtre de baptiser Marie, la femme de William Atkins, ce fut avant tout pour lui permettre de régulariser et sceller leur union, et à condition que cet acte n’ait aucune coloration confessionnelle. Je suis donc l’un de ces protestants qui n’ont besoin ni de prêtres ni d’une institution sacrée pour vivre leur foi, qui est une réalité toute personnelle et intérieure. En bon dissident, je me méfie en effet des religions qui n’en sont pas réellement, parce qu’elles se contentent de conformismes tout extérieurs. J’étais et je demeure allergique aux somptuosités et rituels de l’Église romaine, par exemple ceux des grandes cérémonies qui se déroulent au Vatican. Mais vous aurez pu le constater en me lisant, je me suis montré tout aussi sévère envers les traces de superstition que je crois avoir repérées dans les églises orthodoxes de Moscovie, et plus encore envers les protestantismes du Brandebourg, de Saxe ou du Danemark qui, de mon temps, tombaient à mon sens sous les mêmes critiques que j’adressais déjà à l’Église d’Angleterre : 62. P. 114


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63. P. 721

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autoritaires, superficiels et trop peu soucieux de la piété réelle des fidèles. Je l’ai noté à l’époque : « C’était du papisme sans être le papisme 63. » Depuis, je le sais, les choses ont souvent bien changé, mais enfin il faut savoir que tous les protestantismes ne se valent pas et je tiens à vous le rappeler. À vous d’être vigilants à votre tour ! D’être isolé sur mon île et de n’y avoir d’autre interlocuteur que Vendredi m’a aussi rendu d’autant plus attentif à la vanité et au caractère superflu de toutes les disputes, controverses, pointilleries, contestations et autres subtilités de doctrine qui si souvent encombrent le monde de la religion. Bible en main, l’évangile de Jésus-Christ m’est apparu à la fois plus simple et plus essentiel que bien des dogmes ayant perdu tout sens ou toute vertu dans la situation où je me trouvais. Je remercie la Providence de m’avoir ainsi donné l’occasion de faire nettement le départ, dans la foi chrétienne, entre le nécessaire et le superflu. Mais avais-je déjà parcouru à cette époque tout le chemin qu’implique une telle vision des choses ? Je sens dans le regard que je porte sur mes souvenirs avec les yeux de celui qui, en ce moment, tient pour moi la plume, des étonnements ou des réticences quand il me voit encore si attaché à des expressions très marquées par les orthodoxies doctrinales de mon temps, par exemple quand, dans le fil de mes souvenirs, je me cramponne au dogme de la Trinité et ne montre aucune compréhension pour les sociniens qui, dès le seizième siècle, en ont dénoncé toute la relativité ; ou quand je tiens sur la nécessité de la repentance et de la conversion un discours qui, dans sa tonalité, sent par trop son revivalisme, surtout quand j’invoque la menace que fait planer sur nous le jugement divin, pour mieux mettre en évidence la grâce qui nous est offerte en Jésus-Christ. J’en conviens aujourd’hui : l’attitude protestante, ou tout simplement chrétienne au sens où j’entends cet adjectif, implique que, par fidélité à ce que l’évangile de Jésus,


le Christ, a de plus essentiel, on n’hésite pas à revenir sur certaines idées reçues, sur certaines manières de dire, sur certaines doctrines qui avaient tout leur sens dans un contexte donné, mais n’en ont plus au même titre dans un horizon de réalité devenu fort différent. Alors, protestant jusqu’au bout des ongles ? Si l’on veut, surtout quand les circonstances m’ont conduit à laisser tomber certains de mes préjugés. Je tiens beaucoup, à cet égard, aux pages dans lesquelles je raconte mes échanges avec des prêtres de l’Église romaine. Par tradition familiale, par éducation, j’étais plein de préventions à leur endroit.Ajoutez-y le fait que, au moment de mes aventures et de la rédaction de mes souvenirs, nous étions très alertés par les persécutions dont Louis XIV, ses sbires et son clergé accablaient les malheureux protestants du royaume de France après avoir révoqué les garanties que son prédécesseur Henri IV leur avait accordées avec l’Édit de Nantes. Nous avions toutes les raisons, en deçà de La Manche, de nous méfier du catholicisme et de son clergé. Les aléas des voyages et des naufrages ne m’en ont pas moins mis en présence de quelques prêtres dont j’ai bien dû accepter la compagnie. Tous n’ont pas forcé mon respect. Mais deux d’entre eux me laissent un grand souvenir par leur ouverture d’esprit et la qualité de leur spiritualité, en un mot par leur humanité : celui que nous avons recueilli en mer lors de mon second périple vers les Indes orientales, et celui qui nous a accompagnés sur les routes de Chine. J’ai fini par vraiment les apprécier, mais si je puis dire en dépit de leur prêtrise et de ce que je savais de leur Église. Comme je le déclarai au second d’entre eux, « si tous les membres de son Église professaient la même tolérance [que lui], ils seraient bientôt tous protestants. » Était-ce trop tirer la couverture à moi ? Peut-être, du moins au sens où vous l’entendez aujourd’hui. Il n’empêche que j’ai souscrit de tout cœur aux derniers mots que m’a dits ce même prêtre : « Il n’y a point d’hérésie dans un excès de charité 64. » 64. P. 433


J’y ai souscrit d’autant plus volontiers que, j’en étais persuadé à l’époque, « parmi les chrétiens eux-mêmes, ceux qui sont réformés et de plus en plus christianisés sont rendus proportionnellement plus humains, plus doux et plus tendres : on constate… que les pays protestants se distinguent grandement par l’humanité et la douceur de leur tempérament 65. » Est-ce toujours le cas ? Je le voudrais bien et beaucoup de protestants avec moi. Mais gare aux rodomontades confessionnelles ! D’ailleurs, sur quoi se fonder pour en juger ? Dieu seul est à même sonder les cœurs et les consciences. Le reste n’est qu’appréciation humaine et, partant, toujours sujette à plus ample informé. C’est un protestant qui vous le dit ! 

65. P 701 66. P. 211

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Lorsque j’ai échoué sur mon île, seul rescapé de tout un équipage, le Ciel veillait sur moi. Plus j’y pense, moins j’en doute et plus je l’en remercie. C’est ensuite à lui que je dois d’avoir trouvé les moyens de survivre. C’est lui encore qui, après vingtquatre ans d’isolement, m’a donné Vendredi pour compagnon et, quatre ans plus tard, m’a permis de voir venir à moi un bateau à bord duquel j’ai pu regagner l’Angleterre. Et c’est lui, et c’est lui, et c’est lui… Lui, le Ciel ou, si vous préférez, la Providence. Car quand je dis le Ciel, vous l’avez bien compris, je ne localise pas Dieu au-dessus de ma tête,même si,dans mes premiers essais de catéchisation, j’ai désigné le Firmament du doigt pour faire comprendre à Vendredi qui est « le Grand Créateur de toutes choses 66. » Comme disait saint Augustin, quand nous prions « notre Père qui est aux cieux », il ne s’agit pas à proprement parler de la voûte céleste, mais « des cieux des cieux » – des cieux qui peuvent tout aussi bien être un « au-delà au centre de nous-

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.     


mêmes », une expression que j’ai été heureux de rencontrer à travers les yeux d’un lecteur, en votre vingtième siècle, sous la plume du théologien martyr Dietrich Bonhœffer. J’aurais très bien pu prendre les choses autrement, invoquer le hasard, me prévaloir de ma chance et de mon savoir-faire. Je dis, moi, que j’ai bénéficié d’une intervention de la Providence, que Dieu veillait sur moi et orientait le cours des choses pour mon salut. J’en ai acquis la conviction, et c’est elle qui motive, tout au long de mon récit, mes retours constants sur ce thème de la Providence divine.Vous pouvez évidemment ne pas y croire, ou refuser de souscrire à cette manière de voir les choses. Mais je sais être en bonne compagnie : celle de tant de gens qui ont frôlé la mort et en ont réchappé, qui se sont trouvés réduits à la dernière extrémité, atteints dans leur santé, leur intégrité physique ou leur liberté, et qui dans cette détresse même ont justement été gagnés par la conviction que la Providence, envers et contre tout, veillait sur eux, par exemple parce qu’ils n’avaient plus rien d’autre à lire qu’une Bible, ou des extraits de Bible, ou parce qu’ils se sont souvenus de quelques versets ou de cantiques de leur enfance, ou encore parce que quelqu’un, au bon moment, leur a dit une parole qui a ouvert leur cœur et leur esprit en direction « du Ciel ». Ces gens-là, comme moi, ne parlent pas de la Providence en termes généraux, comme d’une réalité abstraite, mais le font d’expérience. Pour eux comme pour moi, ce fut affaire de vie et de mort. Je ne sais dans quelles conditions vous me lisez présentement, en train pour passer le temps, calé dans un fauteuil devant un feu de cheminée, allongé sur le sable d’un idyllique bord de mer, devant le panorama splendide d’une chaîne de montagne, dans votre lit juste avant de vous endormir. Dans ces conditions-là, parler de la Providence est relativement facile, en nier l’existence aussi, surtout si c’est en termes généraux, comme le faisaient en mon siècle les hérauts de la « religion naturelle ». Ils étaient somme toute d’accord pour affirmer avec moi et avec de nombreuses pages de la Bible


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67. P. 760 68. VOLTAIRE, Poème sur le désastre de Lisbonne, 1756.

 

qu’il y a un Dieu et que « ce Dieu éternel, comme je l’ai écrit jadis, conduit par sa providence le monde entier, qu’il a créé par sa toute-puissance 67. » Un tel postulat n’engage pas à grand-chose, sauf si survient une catastrophe, naturelle ou due à la sottise humaine, qui oblige à se demander si Dieu, dans sa toute-puissance, a vraiment voulu cela ou pourquoi il ne l’a pas évité. C’est ce qui est arrivé à Voltaire et à nombre de ses contemporains avec le tremblement de terre qui détruisit Lisbonne en , vingt-cinq ans après la mort de Daniel, mon auteur. Ils ne savaient « … comment concevoir un Dieu, la bonté même, / Qui prodigua ses biens à ses enfants qu’il aime, / Et qui versa sur eux les maux à pleines mains 68. » Avant comme après le désastre de Lisbonne, cette complainte a pu être mille fois répétée et le sera encore, hélas. Mais que répondre à tous les pourquoi que ces catastrophes suscitent partout dans le monde ? Si maintenant je parle de la Providence en termes plus concrets ou plus particuliers, en fonction de ce qui est arrivé à des individus que je connaissais, le problème n’en devient que plus épineux. Car enfin, que dois-je, que puis-je penser de tous mes compagnons de voyage – peu importe que je les aie trouvés aimables ou antipathiques – qui n’ont pas survécu au naufrage ? Et vous, que pouvez-vous ou devez-vous penser de tant de gens que vous connaissez et sur lesquels le malheur semble s’acharner ? Dieu ne veillerait-il pas sur eux autant que sur moi, que sur vous ? Sa Providence serait-elle sélective ? Y aurait-il des humains prédestinés au bonheur et d’autres au malheur, les uns au salut, les autres à la perdition ? À force d’y penser, j’ai fini par me rallier à vos manières de réagir à ces questions, ou plus exactement à celle du scribe qui en ce moment tient la plume à ma place : avec lui, je n’aime pas, ou je n’aime plus si je les ai appréciées dans ma jeunesse, les pages où Calvin parle de « double prédestination ». Je sais bien qu’il


entendait cette expression dans un sens différent de ce qu’elle évoque dans votre esprit. Peu importe : cette idée de prédestination, liée à celle de toute-puissance divine, me gêne. Je n’arrive pas – ou plus – à la concilier avec ce que je sais de l’évangile de Jésus-Christ. Et puis surtout, elle ne correspond pas à ce que j’ai voulu dire quand j’ai parlé de la Providence divine. Si je vivais en votre temps et que je puisse réécrire mes pages sur la Providence, je m’inspirerais probablement des quelques théologiens qui, très lucidement, proposent aujourd’hui de renoncer à voir dans la toute-puissance l’un des attributs de Dieu. Car enfin, d’où nous vient cette idée ? De la Bible, certes, mais qui ne donne pas à cette notion la tournure implacablement logique et déductrice que nous y mettons si volontiers. Pour les auteurs bibliques, Dieu est Dieu. C’est cela qu’il importe d’affirmer. Mais cela n’implique pas que nous ayons le droit de l’enfermer dans les exigences de notre logique humaine qui, s’il est tout-puissant, le rend responsable de tout ce qui arrive, le mal comme le bien. Considérée sous cet angle, la toute-puissance conférée à Dieu présente à mon sens toutes les caractéristiques d’une construction humaine, donc d’une sorte de nouvelle idole venant s’interposer entre Dieu et nous, et fausser non seulement l’idée que nous nous faisons de lui, mais la relation que nous pouvons avoir avec lui, la confiance que nous pouvons mettre en lui. Attribuée à Dieu, la toutepuissance, en d’autres termes, me semble de plus en plus une notion entachée de paganisme et d’idolâtrie Si Dieu était tout-puissant, il n’aurait qu’à imposer et toute question serait réglée. Mais avec d’autres, j’ai l’expérience et la conviction qu’il nous laisse toujours une réelle liberté de choix. Des épreuves, certes, nous sont imposées – dans mon cas celle d’un naufrage et de ses conséquences. Mais compte tenu des situations dans lesquelles nous ne cessons d’être impliqués, Dieu ne nous impose rien, il nous propose des choix, des attitudes, des états d’esprit. Or pourquoi ce qui est vrai à l’échelon individuel ne le serait-il pas à celui de ce que


Théologie du Process, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Van Dieren, 2000 70. P. 173 71. P. 136

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69. Voir André GOUNELLE, Le dynamisme créateur de Dieu. Essai sur la

 

j’ai appelé la Providence générale ? Je me sens de plus en plus en accord avec les théologiens de votre temps – on les appelle les théologiens du « process » 69 – selon lesquels la création n’est pas achevée et Dieu se comporte envers l’ensemble de l’Univers comme envers les individus : la destinée des humains n’est ni déterminée ni entièrement fixée, mais Dieu veille par ses propositions sans cesse renouvelées à les conduire à bonne fin, comme il le fait pour l’ensemble de l’Univers. J’ai ainsi déblayé un peu le terrain pour aborder ce qui me tient le plus à cœur : comment repérer les propositions de Dieu, comment percevoir la voix de la Providence ? Car ce que Dieu a déjà fait pour moi, pour vous, pour nous est une chose, et je lui en rends grâce une fois de plus. Mais il y a aussi ce qu’il attend de nous. Je remarque au passage que, en rédigeant mes Réflexions, j’ai fait allusion à la « voix » de la Providence, mais sans y réfléchir vraiment. J’ai aussi parlé de signes à déchiffrer. C’est cependant la voix qui est venue en premier sous ma plume. Comme c’est curieux et que voilà une bonne inspiration ! Les signes, on peut toujours en discuter, on peut même les manipuler. La voix, il faut d’abord l’écouter. Or, quand cela touche à ce qu’elle attend de nous, la Providence ne fait le plus souvent que nous susurrer quelques indications pas toujours bien perceptibles. J’ai appelé cela « les avertissements intimes de la Providence 70. » Nous devons tendre l’oreille – celle de notre cœur et de notre esprit – et souvent reconstituer en partie ce que nous croyons avoir perçu. Dans le fond, c’est ce à quoi je m’adonnais quand, seul sur mon île je « conversais mutuellement avec mes propres pensées et avec mon Créateur lui-même 71. » Cette phrase a l’air toute naïve et toute simple. Mais elle va directement au cœur du problème. Pour déterminer le mieux


possible ce que la Providence attendait de moi, je n’ai jamais pu me contenter de ce qu’elle me « disait ». Il y a, je sais, des gens qui ouvrent leur Bible, qui y piquent un verset et qui croient se trouver ainsi en présence de ce que Dieu leur dit en toute clarté et en autant de mots au moment où il le lisent. Cela m’est arrivé une ou deux fois, en particulier quand j’ai rouvert pour la première fois une Bible sur mon île et y ai trouvé le verset qui m’a donné à réfléchir, à espérer et surtout à m’en remettre à Dieu. Mais pour le reste, j’ai toujours eu le sentiment d’une distance entre ce que je lisais dans la Bible et ce que j’étais en train de vivre – une distance à combler par l’exercice de ma réflexion, voire de ma raison. Si Dieu nous a dotés de la faculté de raisonner, ce n’est pas pour rien ! Dans les moments cruciaux, quand nous devons prendre des décisions où se joue notre destinée même, en faire usage est des plus importants. Je l’ai observé tout banalement quand j’ai bien dû me débrouiller pour me reconstituer un cadre de vie dans la solitude : « … la raison étant l’essence et l’origine des mathématiques, tout homme qui base chaque chose sur la raison, et juge les choses le plus raisonnablement possible, peut, avec le temps, passer maître dans n’importe quel art mécanique 72. » J’ai aussi constaté les « absurdes résolutions que prend un homme quand il est possédé par la peur. Elle lui ôte l’usage des moyens de salut qu’offre la raison 73. » La raison, c’est aussi la sagesse ou, dans bien des cas, tout simplement la prudence, ce qui m’a inspiré la réflexion suivante lors de ma seconde visite sur l’île : « … la prudence humaine est justifiée par l’autorité de la Providence, c’est la Providence qui la met à l’œuvre ; et si nous écoutions religieusement sa voix, je suis pleinement persuadé que nous éviterions un grand nombre d’adversités auxquelles par notre propre négligence notre vie est exposée 74. » Tout autant de remarques que Daniel, mon auteur, dans son impressionnant Journal de l’année de la peste, a qualifiées de « gouverne de la 72. P. 69 73. P. 158 74. P. 357


conduite à tenir », c’est-à-dire une méthode de comportement dont il dit dans une tournure un peu théorique qu’elle est « …de bien observer toutes les interventions particulières de la Providence à ce moment et de les examiner dans l’ensemble des rapports qui les relient entre elles et qui les relient à la question qui se pose 75. » La prudence, la sagesse, la raison… Eh oui, mais si je n’avais pas été un peu tête brûlée, si je n’avais pas cédé à mon goût des folles aventures et à mes extravagances, tant de jeunesse que d’âge mûr, je n’aurais rien eu à raconter ni ne me serais jamais trouvé en situation de me poser et reposer sans cesse le problème de la Providence divine, dans ma vie comme dans celle d’autrui ! Somme toute, heureusement que, avec Daniel, mon auteur, j’ai été poète et dramaturge à ma manière, et ai su si souvent me montrer fort peu raisonnable et donner libre cours à son imagination comme à la mienne !

 

La Providence, je vous donne peut-être l’impression de l’avoir finalement vue à l’œuvre à propos de tout et de rien, dans la multitude de ces menus faits et péripéties qui, dans mon récit, tiennent en haleine le lecteur friand d’exploits hors du commun. Et c’est vrai que mille et une petites choses, dans mon aventure, ont été pour moi des effets manifestes de la Providence : les objets, la nourriture et les boissons que je réussis à récupérer sur l’épave du navire naufragé, ma surprise lorsque je vis pousser des céréales, la présence sur mon île de chèvres et non de redoutables carnassiers, le hasard qui me fit ouvrir une Bible plutôt qu’un autre livre, la chance de ne m’être pas cassé le cou lors de chutes inopinées, mon idée de me constituer une sorte de calendrier – la liste pourrait s’allonger presque indéfiniment. Mais avec le recul que j’ai pu 75. Même volume de La Pléiade, p. 897

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 .                     


prendre, une fois de retour en Angleterre, par rapport à ce que j’avais vécu, j’en suis venu à penser que l’élément le plus providentiel de tout ce qui m’était arrivé fut somme toute la longue solitude à laquelle le naufrage me condamna. Je l’ai noté dans mes Réflexions : « Ce fut bien longtemps après mon retour dans la société humaine que je sentis quelque regret d’avoir perdu les heures solitaires et les retraites que j’avais dans l’île 76. » Mais n’idéalisons rien. L’être humain est fait pour vivre dans la compagnie de ses semblables et non dans l’isolement. Pendant des années, la solitude me fut dure, très dure. Alexander Selkirk l’avait d’ailleurs éprouvé avant moi : les premiers temps de son séjour sur son île à lui, raconte l’un des articles qui ont si bien inspiré Daniel, mon auteur, « il devint morne, languissant, triste et il se retenait difficilement de se faire violence 77. » Comme à lui, il me fallut du temps pour accepter ma condition de naufragé et atteindre à une certaine sérénité, voire à une réelle joie de vivre. Or cela, c’est justement la solitude, ou plus exactement le fait de ne pouvoir être en dialogue qu’avec moi-même et avec Dieu, qui m’en a donné l’occasion. Sans elle, je n’aurais jamais prêté à un premier verset de la Bible, puis à d’autres, toute l’attention qui me fit opérer un retour sur moi-même, une « conversion » comme on dit en langage religieux, et permit en mon for intérieur l’éclosion d’une sorte de nouveau moi, d’une nouvelle manière d’être, de penser, de croire, d’espérer. Considéré sous cet angle, c’est la solitude qui a fait de moi ce que je suis – ce que je suis pour vous quand vous lisez le récit qui me redonne vie dans votre imaginaire. La solitude m’a tellement marqué que j’ai tenu, dans mes Réflexions, a bien distinguer celle dont j’ai pâti – car j’en ai pâti avant d’en bénéficier – des idées de solitude « qui sont généralement admises dans le public, et de toutes celles qui, aux époques primitives, et aussi depuis lors, poussaient les gens à s’isoler dans les déserts et les lieux écartés ou à se confiner dans des cellules, des monastères ou 76. P. 604 77. P. XXIV


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78. P. 598 79. P. 601

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autres endroits retirés du monde, comme l’on dit 78. » Ces solitudes-là, ceux qui s’y adonnent les ont choisies et je les tiens pour un tel « viol de la nature humaine » que je n’ai pas hésité à les traiter de « folie 79. » Le protestant qui sommeille et même veille en moi referait-il subrepticement surface pour s’en prendre ainsi à l’érémitisme et aux institutions monacales catholiques ? Eh oui, d’autant plus volontiers que, à mon époque, en Angleterre, il fallait éviter que les ordres monastiques et autres congrégations catholiques ne profitent d’un retour de cette confession à la monarchie pour reprendre pied sur des terres que la Réforme les avait contraints à abandonner. Aujourd’hui, mon jugement serait peut-être moins abrupt, bien que ces manières pieuses de s’isoler du monde restent à mes yeux très sujettes à caution et ne ressemblent en rien à la solitude que j’ai dû endurer,ou à celle dont nombre de vos contemporains souffrent contre leur gré quand, isolés dans les grandes villes, ils n’ont personne à qui s’adresser, personne qui se soucie d’eux. Ma solitude et la leur sont bien assez dures par ellesmêmes pour que personne ne cherche à se les imposer sans nécessité, fût-ce par souci de mortification. On ne force pas la main à Dieu en s’adonnant à des retraites à l’écart du monde, comme si elles étaient autant d’œuvres pies. Cela aussi, je l’ai appris d’expérience, justement dans ma solitude : Dieu accorde gracieusement son pardon à qui se repent et s’en remet à lui en toute confiance. La conviction qui s’est imposée à Daniel, mon auteur, probablement à la faveur de son incarcération de dix-huit mois à la prison de New Gate, est aussi la mienne : pour bénéficier de l’isolement dont la méditation personnelle a besoin, « il n’est nul besoin d’un désert pour errer parmi les bêtes sauvages, nul besoin d’une cellule au sommet de quelque montagne ou d’une île déserte au milieu de la mer 80. » Il suffit de se retirer en soi-même, ce qui est possible jusqu’en plein milieu d’une foule, ou alors, comme le


recommandait Jésus, de se retirer dans sa chambre pour y prier Dieu « dans le secret 81 », mais juste le temps d’une prière ou d’une méditation, sans plus. Ma solitude, tout compte fait, a été providentielle. Mais on ne singe pas la Providence. Si le Ciel veille sur vous, il orientera votre vie d’une manière que ni vous ni moi ne pouvons prévoir. Il lui appartient à lui seul d’en décider.

.      « Pauvre Robinson »,ai-je écrit parfois en m’apitoyant sur moi-même. En fait, pas si « pauvre » que cela, si je pense à la fortune que j’avais réussi à amasser et qui m’a permis de mener à son terme mon second périple sans aucun souci financier. Mais pauvre je me trouve de n’être au bout du compte qu’un personnage imaginaire. J’ai la chance, il est vrai, de pouvoir renaître chaque fois qu’un nouveau lecteur se plonge dans les méandres de mon récit. La chance,en revanche,est moindre quand un romancier,un cinéaste, un auteur de BD s’empare de mon identité pour la remodeler à son idée ou pour ajouter à mon portrait des traits auxquels Daniel, mon auteur,n’aurait pas même osé penser. Car Daniel n’a pas pensé à tout, et dans les attitudes qu’il m’a prêtées, certaines, aujourd’hui, peuvent prêter à sourire ou même faire problème. Il m’a par exemple fait dire que, sur mon île, « éloigné de la perversité du monde, je n’avais ni concupiscence de la chair, ni concupiscence des yeux…82 » Michel Tournier a trouvé cela suspect et, dans son Vendredi ou les limbes du Pacifique 83, il m’a prêté je ne sais quelles copulations avec le sol nourricier sur lequel je vivais. Libre à lui de me charger de traits propres à son imaginaire personnel, mais là, il exagère, je 80. P. 601 81. Voir Matthieu 6,67 82. P. 129 83. Paris, Gallimard, 1967


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84. P. 588

 

ne m’y reconnais pas. Il est exact en revanche que, sur le chapitre de ma sexualité, je suis d’une discrétion toute calviniste. Si vous avez besoin d’être rassurés, je vous rappelle que, à mon retour au pays après vingt-huit ans de solitude, je me suis marié avec une femme qui m’a donné trois enfants ; je l’ai trop aimée et j’honore trop sa mémoire pour que je me permette d’éventer en public nos secrets d’alcôve. Mais pourquoi Daniel, mon auteur, m’a-t-il laissé parler d’elle et d’eux sans même mentionner leurs prénoms, comme s’ils étaient de simples anonymes ? Voilà une lacune, une grosse lacune que j’espère n’être pas une lacune dans mon affection, même si, au retour de mon second périple, je donne l’impression de ne m’être guère soucié du sort de mes enfants. Aurais-je pu cependant songer à « finir mes jours en paix 84 » – ce sont les derniers mots de ma deuxième partie – sans jouir de leur présence ? Assurément non. Parmi les autres bizarreries de mon comportement, du moins à vos yeux d’Européens du vingt-et-unième siècle, je repère aussi la légèreté avec laquelle je parle des domestiques et autres artisans que j’ai emmenés avec moi pour les laisser sur mon île lors de mon second passage, afin qu’ils aident ceux qui y étaient déjà établis. À me lire, je ne leur ai demandé ni leur avis, ni leur consentement. Je les ai traités comme de simples marchandises ou, comme vous dites maintenant, comme de vulgaires « forces de travail ». D’accord, cela encore est dans la manière du dix-huitième siècle et vous n’en êtes plus là. Mais je vous le demande : le comportement de vos barons de la finance ou de vos capitaines d’industrie qui se permettent de supprimer d’un trait de plume des centaines ou des milliers de postes de travail pour éviter de mettre en péril leurs propres profits – ce comportement est-il moins condamnable que le mien ? Moi, au moins, j’ai engagé personnellement ces domestiques et ces artisans, et c’est non moins personnellement que je les ai


convoyés jusqu’à la destination que je leur assignais ! Entre ces relations personnelles d’hier et l’anonymat d’aujourd’hui, mon choix est vite fait ! À l’âge de soixante-douze ans, j’ai donc espéré « finir mes jours en paix. » Mais un personnage de roman peut-il jamais prendre sa retraite et avoir la paix ? Comme Daniel, mon auteur, m’a fait raconter mes exploits à la première personne, en « je », il ne pouvait me faire raconter mon propre décès. Mais écrivant sur un autre mode, plus objectivant, l’eût-il fait ? J’en doute fort. Un romancier rechigne à faire mourir son personnage principal. Il devait lui suffire que Vendredi soit décédé en cours de route, sous les flèches de quelques « sauvages ». Peut-être mon auteur a-t-il même regretté la tournure de cet épisode. Imaginons qu’il ait encore voulu me faire raconter mes années de grande vieillesse : l’absence de Vendredi, qu’il n’aurait pu logiquement rappeler à la vie, lui aurait pesé.Vous voyez pourtant l’excellente scène que cela eût donné :Vendredi prenant soin de moi et s’occupant avec dévouement de mes enfants, voire de mes petits-enfants ! Quoi qu’il en soit, c’est ainsi : je ne suis pas mort et, du moment que Daniel, mon auteur, n’a pas raconté mon décès, je ne pourrai jamais mourir. Je suis condamné à vivre et revivre sans cesse, sans fin – dans l’imaginaire des lecteurs, certes, mais à vivre quand même sans terme. La Providence le veut ainsi. Votre vie à vous, en revanche, prendra fin un jour, du moins sur cette terre. Bien des gens voudraient écarter cette échéance inéluctable ou affectent de n’y pas penser. Ils voudraient que leur existence dure indéfiniment et se demandent avec angoisse s’il n’y aurait pas moyen de la prolonger au-delà du raisonnable. Serait-ce parce qu’ils ont peur – peur de l’inconnu qu’est pour eux l’au-delà et davantage encore du jugement qui peut-être les y attend et les obligera à se voir face-à-face, sans complaisance aucune pour tous leurs travers et manquements ? Dans mes souvenirs, j’ai fait plusieurs allusions au jugement de Dieu, parfois en des termes donnant à penser que seule sa


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85. Romains 6,23

 

colère nous attendrait. C’était faute de refléter assez clairement l’enseignement de Jésus, le Christ. J’aurais dû dire que juger, pour Dieu, c’est remettre toutes choses dans le droit chemin, c’est les redresser, c’est nous donner de nouvelles raisons de vivre et d’espérer, dans ce monde-ci et au-delà. Celles et ceux qui voudraient ne mourir jamais ne savent pas quel enfer ils se prépareraient. À la longue, leur existence deviendrait intenable et ils aspireraient à sa fin comme à un paradis. La mort est au contraire un fait parfaitement normal et naturel qui est pour ainsi dire partie intégrante de notre vie telle que Dieu nous l’a donnée et l’a voulue pour nous, pour notre bien. L’apôtre Paul, il est vrai, disait d’elle qu’elle est « le salaire du péché 85. » Mais plus le temps passe, plus j’ai de peine à comprendre cette phrase, sauf si, par là, l’apôtre a voulu parler de la peur de la mort – cette peur qui envahit si volontiers le cœur et l’esprit quand on n’a plus aucune foi en la Providence. La peur de la mort gangrène alors la vie. Cela, pourrais-je dire, c’est la mauvaise mort. La bonne mort, en revanche, celle qui donne un sens à la vie et lui assigne la limite dont elle a besoin pour être pleinement humaine, la mort donc qui vous attend, je la vois tout aussi providentielle que tout ce qui m’est arrivé, d’autant que la Providence divine, par-delà la mort, continuera de veiller sur vous. La mort est un don du Ciel et pourtant, personnage imaginaire, je n’en bénéficierai jamais.Vous aurez une fin, je n’en aurai pas. Je vous envie…



  Merci : • à l’acteur Pierre Richard pour son interprétation du rôle de Robinson Crusoé, dans le film de Thierry Chabert : il m’a donné l’idée et l’envie de lire enfin le roman de Daniel Defoe dans son intégralité ; • à Daniel Defoe qui, avec son roman, ne cesse d’en appeler à notre imagination et de nous confronter à une large part de nous-mêmes ; la première partie en est vraiment géniale ; moins bien réussie, la deuxième sent un peu le réchauffé, mais donne aussi à réfléchir ; la troisième est un bel exemple de littérature moraliste protestante au dix-huitième siècle ; • à Petrus Borel, pour son excellente traduction de  et à Francis Ledoux pour son excellente réédition dans le volume de La Pléiade ; • aux auteurs de sites Internet touchant à Robinson ou à Daniel Defoe, pour les informations et commentaires qu’ils mettent gracieusement à notre disposition ; • à Cécile Souchon qui m’a incité à rédiger ces pages et m’a suggéré le titre dont j’avais besoin pour leur donner la tournure qu’elles ont prise ; • aux membres de ma famille, dont six petits-enfants, aux amis, connaissances, auditeurs occasionnel, lecteurs connus ou inconnus dont l’attention virtuelle n’a cessé de m’accompagner tandis que mes doigts couraient sur le clavier de mon ordinateur ; • à toutes celles et à tous ceux qui voudront bien me lire et en tireront la conclusion qu’ils doivent se plonger à leur tour, de toute urgence, dans la lecture du texte même de Daniel Defoe ; • à la Providence sans laquelle, je n’en doute pas, jamais Daniel Defoe n’aurait imaginé son roman, je n’aurais pu avoir l’occasion de le lire et de le relire, et je n’aurais pas lieu d’adresser des remerciements à toutes les personnes que je viens de citer, sans compter celles et ceux que j’ai oublié de mentionner et qui voudront bien me le pardonner, ce qui sera un autre effet de cette même Providence. Le scribe de service : Bernard Reymond


Ce livre a été achevé d’imprimer dans l’Union européenne pour le compte de VA N D I E R E N É D I T E U R à Paris sur les presses numériques de l’imprimerie nouvelle Firmin-Didot à Mesnil-sur-l’Estrée (Eure, France) le  octobre 

w w w. va n d i e re n . c o m

ISBN

---- • ⁄


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