Friedrich D.E. Schleiermacher : De la Religion. Discours

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DE LA RELIGION D I S C O U R S A U X P E R S O N N E S C U LT I V É E S D’ENTRE SES MÉPRISEURS


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© Bernard Reymond et Van Dieren Éditeur, Paris 2004|2019 Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction sans autorisation écrite préalable de l’éditeur de tout ou partie de ce texte par quelque moyen que ce soit est illicite et pourra faire l’objet de poursuites.


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FRIEDRICH DANIEL ERNST

SCHLEIERMACHER

DE LA RELIGION D I S C O U R S A U X P E R S O N N E S C U LT I V É E S D’ENTRE SES MÉPRISEURS

TRAD U CT ION NOUVE LLE DE L’A LLE M A N D, PRÉFACE E T NOTE S DE

B E R N A R D R EYMON D

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TABLE DES MATIÈRES

Préface de Bernard Reymond p. 

Premier Discours

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Deuxième Discours

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Troisième Discours

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Quatrième Discours

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Cinquième Discours

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DE LA RELIGION •

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œuvre, voir Kurt NOWAK, Schleiermacher, Göttingen, Vandenhœck & Ruprecht, 2002 (2e éd.).

1 Pour une bonne mise en perspective de Schleiermacher, de sa pensée et de son

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En 1799, lorsque l’éditeur berlinois Johann Friedrich Unger publia les Discours de Friedrich David Ernst Schleiermacher, devinait-il la place que ce livre allait prendre dans l’histoire culturelle occidentale ? C’est peu probable, d’autant que la première édition s’est mal vendue. Mais Unger a eu le nez creux ! De la religion est à la fois l’un des manifestes majeurs du romantisme allemand, l’un des textes qui ont le mieux contribué à renouveler la pensée protestante depuis la Réforme du XVIe siècle, et une contribution non moins décisive à l’élaboration du concept de religion tel qu’il s’est progressivement imposé à l’attention de la recherche occidentale en la matière, cela dans un langage dont le caractère imprévu et la nouveauté ont dû surprendre, voire dérouter, ses premiers lecteurs. Sommairement dit, Schleiermacher, dans ce livre, a posé les jalons d’une réaffirmation de la religion dans le contexte d’une culture sur la voie d’une sécularisation déjà bien engagée ; il a renoncé à considérer le christianisme comme la seule religion vraie et digne de ce nom pour ne voir en lui qu’un cas particulier, mais éminent, dans le contexte général des autres religions ; et il a ré-élaboré la notion même de religion de manière à la rendre opératoire dans ce double contexte. Aujourd’hui, on lui reprocherait volontiers d’avoir par trop prêté au fait religieux en général les traits particuliers de son propre christianisme ; mais c’est oublier qu’il y a des étapes dans l’élaboration d’une notion et que, considéré sous cet angle, Schleiermacher était inévitablement un théologien essayiste de son siècle, et non du nôtre. Si l’on en tient compte, il demeure bel et bien un ouvreur de piste. D’emblée, les Discours ont ouvert des perspectives nouvelles à la réflexion. Ils ont par exemple inspiré très directement Germaine de Staël lorsqu’elle écrivait De l’Allemagne, cette « bible » du romantisme français, ou Benjamin Constant quand germaient en lui les idées qui sont à l’origine de son ouvrage en cinq volumes intitulé lui aussi De la religion. En Allemagne même, les affinités sont évidentes entre les Discours et la peinture de Caspar David Friedrich ou l’architecture de Karl Friedrich Schinkel ; le peintre et l’architecte-sculpteur étaient d’ailleurs en relations relativement suivies, quant aux échanges d’idées, avec le théologien berlinois 1.


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LECTURES FRANÇAISES DE SCHLEIERMACHER ET DE SES DISCOURS

Par l’intermédiaire de Germaine de Staël, mais aussi, du côté protestant, des informations que le pasteur nîmois Samuel Vincent publiait dans ses Mélanges de religion, de morale et de critique sacrée, on a eu vent très tôt, dans le monde francophone, de l’intérêt que suscitaient les Discours de Schleiermacher 2. Mais on en a parlé le plus souvent par ouï-dire, tant leur lecture présentait de difficultés pour les francophones. La langue de Schleiermacher est magnifique, souple, nuancée, chatoyante, mais d’une syntaxe et d’une musicalité souvent bien différentes de celles du français. Les incises y abondent et les phrases ne craignent pas de s’étendre parfois sur des pages entières. Et pour bien les comprendre, il faut se rappeler que notre auteur préférait la communication orale à la communication écrite. De toute évidence, il entendait mentalement ce qu’il écrivait, et il faut souvent lire son texte à haute voix pour en saisir toutes les nuances. Quant au vocabulaire, volontairement différent de celui de la théologie ou de la philosophie classiques, bien que Schleiermacher ait été un remarquable traducteur de Platon, il est souvent difficile à rendre dans notre langue – si difficile que, cherchant les équivalents français de certains termes, le traducteur est rapidement gagné par le sentiment de trahir la pensée de l’auteur, faute de réussir à la transposer véritablement. On a donc souvent cité Schleiermacher, ou bien on a résumé sa pensée dans des ouvrages d’histoire de la théologie ou de la philosophie, mais l’on s’est plus rarement risqué à traduire son œuvre. Au XIXe siècle, seuls deux théologiens de Genève se sont courageusement lancés dans cette aventure : Louis Segond, le célèbre traducteur de la Bible qui porte son nom, a traduit les Monologues en 1837, et David Tissot La fête de Noël en 1892. Mais probablement découragé par la difficulté de l’entreprise, ce dernier a vite renoncé à des traductions pures et simples pour leur préférer des résumés ou des présentations synthétiques, d’ailleurs relativement nombreux. On lui doit en particulier la seule adaptation en français (ce n’est justement pas une traduction !) du premier volume de La foi chrétienne d’après les principes de la Réforme (Genève 1901) ; il est malheureusement décédé en 1900, juste avant la publication de cet ouvrage et sans avoir pu même commencer la rédaction du second volume.

2 Voir Bernard REYMOND, « Comment les francophones ont-ils lu et compris

Schleiermacher avant 1914 ? », Archivio di Filosofia (Padova) 1984, nº 1-3, pp. 465-487


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Les Discours, eux, ne sont parus en traduction française que beaucoup plus tard, en avril 1944, à Paris, chez Aubier-Montaigne. La ville était sous occupation allemande, le papier était contingenté et la censure rigoureuse. Mais c’est peut-être à ces circonstances difficiles que les Discours doivent d’avoir pu être édités en traduction française : il s’agissait d’un texte d’origine allemande qui, de surcroît, chante en l’une de ses pages la supériorité de l’esprit germanique sur l’esprit français. Cette traduction a-t-elle été commandée à son auteur, I.J. Rouge, professeur honoraire à la Sorbonne, ou dormait-elle dans ses cartons et at-il profité des bonnes dispositions de l’occupant pour l’en sortir ? Nous l’ignorons. Quoi qu’il en soit, les circonstances difficiles d’avril 1944 nous ont au moins valu de disposer enfin de ce grand texte dans notre langue. La qualité de l’impression, il est vrai, s’en ressent : papier de mauvaise qualité, texte trop tassé, jaquette d’une décourageante austérité. L’éditeur ne doit d’ailleurs pas avoir fait une bonne affaire : la traduction de Rouge est restée très longtemps disponible en librairie. Rouge s’est efforcé de coller au plus près au texte original, mais sans pouvoir respecter ni la césure des phrases, ni celle des alinéas, parfois fort longs – plusieurs pages ! Le résultat n’est donc pas toujours satisfaisant ; il ne pouvait pas l’être. Il ne l’est malheureusement pas non plus sous l’angle de la lisibilité : malgré quelques incontestables bonheurs de traduction que la présente version n’hésite pas à reprendre à son compte, le texte de Rouge est trop souvent terne, parfois ennuyeux, il manque de musicalité et ne laisse pas suffisamment pressentir l’ardeur et la fougue qui, en allemand, caractérisent le texte de Schleiermacher. On comprend mal, en lisant cette version française, comment ce texte a pu enthousiasmer les premiers lecteurs de l’édition allemande de 1799. Mais à part quelques passages difficilement compréhensibles, cette traduction garde toute son utilité : sans elle, la présente tentative de retraduction n’eût guère été possible. C’est en se demandant en quoi maintes formulations de Rouge sont insatisfaisantes ou en quoi leur logique syntaxique biaise la pensée réelle de Schleiermacher qu’on peut imaginer d’autres manières de dire plus adaptées à nos exigences françaises de lisibilité. Et quand Rouge s’est retranché derrière ce qu’il dit être, de la part de Schleiermacher, des « négligences » allant « jusqu’à l’incompréhensibilité » (p. 109) pour s’autoriser des manières de dire allant elles aussi jusqu’à n’être guère compréhensibles, ne vautil pas mieux partir du principe que l’auteur des Discours avait une pensée plus claire que les apparences ne le donnent à penser et chercher à en rendre compte ? On ne voit enfin pas l’intérêt de respecter des tournu-


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res de phrases typiquement allemandes pour des lecteurs qui n’ont aucune notion de cette langue ; le parti, dans ce cas, est de se mettre à la recherche de manières de dire réellement françaises, si possible avec une musicalité française. D’autres textes de Schleiermacher sont maintenant disponibles en français : Herméneutique (deux traductions : par Marianna Simon, Genève, Labor et Fides, 1987 ; par Christian Berner, Paris/Lille, Cerf/PUL, 1989), Le statut de la théologie : bref exposé (par Bernard Kaempf et Pierre Bühler, Genève, Labor et Fides, 1994), Dialectique (par Christian Berner et Denis Thouard, Paris/Genève, Cerf/Labor et Fides, 1997), Des différentes méthodes du traduire et autres textes (par André Bermann et Christian Berner, Paris, Seuil/Points, 1999), Éthique, le « Brouillon sur l’éthique » de 1805-1806 (par Christian Berner, Paris, Cerf, 2003), Introduction aux dialogues de Platon (1804-1828). Leçons d’histoire de la philosophie (par Marie-Dominique Richard, Paris, Cerf, 2004). Mais ce sont tous des textes plutôt techniques, à usage universitaire. Rien ne saurait remplacer la lecture des Discours ; beaucoup plus littéraires dans leur forme et leur inspiration, visant un public cultivé, mais généralement peu spécialisé, ils sont le tremplin de ce que Schleiermacher a développé par la suite. Place, donc, à la fougue de ce texte aussi générateur que séduisant ! PROBLÈMES DE TRADUCTION

Traduire ou retraduire Schleiermacher est une entreprise de longue haleine et qui donne souvent du fil à retordre. Les quatre premiers Discours de la présente traduction ont d’abord été disponibles sur Internet (http://perso.club-internet.fr/castelg/). Mais c’était encore une traduction à l’état de chantier. Depuis, elle a bénéficié de plusieurs centaines de corrections, d’adaptations, et l’appareil de notes en a non seulement été revu, mais amplifié. Une traduction exacte ou « scientifique » (quel grand mot !) des Discours ne sera jamais possible. De toute manière, les chercheurs exigeants ne pourront jamais faire l’économie d’un retour au texte allemand. En revanche, tout fait souhaiter l’existence d’une traduction qui, sans arriver jamais à égaler en français l’élan et l’élégance de la langue de Schleiermacher, réussisse cependant à retenir l’attention du lecteur et lui donne l’envie de le lire jusqu’au bout. C’est le pari, risqué il est vrai, qu’essaie de tenir la présente traduction. Quand les circonvolutions du texte original l’imposent, elle n’hésite pas à prendre des libertés et renonce à l’exactitude du mot à mot en faveur


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F. SCHLEIERMACHER, Des différentes méthodes du traduire et autre texte, Paris, Seuil (Points/Essais), 1999. 4 Marianna SIMON a très bien analysé ce terme dans sa thèse sur La philosophie de la religion dans l’œuvre de Schleiermacher, Paris, Vrin, 1974, pp. 113 ss.

P R É FA C E D U T R A D U C T E U R

3 Texte récemment republié en traduction française par A BERMANN et C. BERNER. Cf.

Anschauung est un terme-clef dans la pensée de Schleiermacher 4. Rouge l’a traduit par « contemplation intuitive ». C’est astucieux et même pertinent sur le fond, mais un peu lourd dans la forme, et puis cela ne correspond à aucune expression philosophique d’usage courant dans notre langue. Après bien des hésitations, Anschauung sera généralement traduit par « intuition ». Le lecteur voudra bien se rappeler à chaque fois que

DE LA RELIGION

ET DE PONCTUATION

PROBLÈMES DE TERMINOLOGIE, DE MISE EN PAGE

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de ce que les traducteurs appellent l’équivalence dynamique : restituer en français, autant que faire se peut, le sens et le mouvement de la pensée de Schleiermacher. Chaque fois que le génie, le rythme et l’euphonie de nos façons de dire l’imposent, les phrases ont été délibérément fractionnées, des expressions typiquement germaniques transposées en des manières de dire plus expressément françaises, l’ordre des mots ou de la phrase délibérément inversé, certains mots répétés ou complétés par d’autres ; ici ou là, il a même fallu les répartir autrement dans la phrase pour tenter de n’en point perdre. Cette manière de faire, reconnaissons-le, ne correspond pas exactement à l’idée que Schleiermacher lui-même se faisait de la traduction. Dans une conférence de 1813 intitulée « des différentes méthodes du traduire » 3, il a pris nettement ses distances envers deux manières qui lui semblaient trahir les auteurs plutôt que les servir : soit la transposition quasi mécanique, au mot à mot, impossible à pratiquer dans le cas de la poésie ou de textes impliquant l’activité de la pensée, soit la paraphrase qui cherche à gommer tout accent d’étrangeté et à restituer la pensée d’un auteur comme s’il l’avait exprimée dans la langue où il se trouve traduit. Schleiermacher souhaitait que sans s’inféoder scolairement au texte d’origine, la traduction conserve la marque de l’étrangeté qui, par définition, caractérise toute langue étrangère. Mais de là à rester si près de la syntaxe originale que, en français, le texte en devienne presque incompréhensible ou lassant à force de lourdeur, il y a un pas que Schleiermacher lui-même, si l’on en croit sa traduction de Platon, n’aurait jamais consenti de franchir. D’où le présent parti d’une traduction dynamique, mais qui se garde le plus possible de tomber dans la paraphrase explicative.


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intueri, en latin, signifie bel et bien « regarder avec admiration » et que le terme « intuition », par conséquent, implique toujours l’idée d’un regard non point inquisiteur ou analytique, mais accueillant et contemplatif, sans être pour autant privé de sa dynamique propre ainsi que le montre en page 163 de l’édition originale l’usage de l’expression anschauende Kraft qui désigne de toute évidence l’Anschauung, conçue en l’occurrence comme une fonction ou une vertu de la subjectivité. Quant au verbe anschauen, il est un transitif indiquant une attitude, voire une activité de l’individu, et non la possession d’un acquis, fût-il tout subjectif. Les expressions « avoir une intuition » ou « orienter son intuition sur » ne rendraient pas suffisamment compte du dynamisme propre au terme allemand. Le verbe « intuitionner », déjà en usage sous la plume des pédagogues et de certains philosophes, est à cet égard plus proche de la pensée de Schleiermacher. Aussi a-t-il systématiquement la préférence dans la présente traduction, d’autant plus volontiers que, le cas échéant, il en allège sensiblement la syntaxe. Bestimmt : Schleiermacher fait un usage particulièrement fréquent de cet adjectif, surtout dans le 4e discours, au point qu’on peut y voir un motclef de sa réflexion sur le statut contingent de la religion. Il faut donc le traduire par un terme français toujours le même, en l’occurrence « déterminé », l’élégance de la phrase dût-elle parfois s’en ressentir et bien que ce mot n’ait pas dans notre langue toute la patine et toute l’étendue sémantique d’un terme qui, en allemand, fait partie du parler le plus quotidien. Gemüth est un terme particulièrement difficile à rendre en français. Il implique l’activité du sujet, et non une attitude de simple réceptivité. Rouge l’a traduit plusieurs fois par « âme » ; mais si Schleiermacher n’a pas utilisé le mot pourtant si courant de Seele, sauf là où nous avons rigoureusement respecté sa pensée et écrit à notre tour « âme », c’est à dessein. Dans la tradition occidentale, ce dernier terme est en effet chargé de toutes sortes de connotations que Schleiermacher semble avoir voulu éviter d’éveiller dans l’esprit de ses lecteurs, en particulier l’idée que l’âme serait éternelle, qu’elle serait par elle-même une présence du divin en nous, ou encore qu’elle serait distincte du reste de notre sensibilité. Mais notre auteur n’a pas non plus, dans les occurrences qui nous intéressent, utilisé le terme Geist, esprit : c’eût été ouvrir trop largement la porte à l’idée que la religion est essentiellement affaire d’intellect. Ne nous laissons pas entraîner pour autant sur la pente de quelque sentimentalisation de sa pensée. Quand il écrit Gemüth, il n’écrit justement pas Gefühl ! Gemüth (que l’on orthographie aujourd’hui Gemüt) se retrouve dans l’adjectif


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gemütlich, qui désigne une atmosphère intime, amicale, chaleureuse. Gemüth est aussi fort proche de Mut et implique de ce fait le courage, ou mieux encore la disposition intime qui fait que quelqu’un a du courage ou n’en a pas. Le terme inclut donc l’aptitude à vivre, comme à ressentir et à penser – une aptitude située tout entière du côté de l’humain, et non du divin. Pour désigner cette aptitude, les moralistes français ont généralement utilisé le mot « cœur », au sens si fréquent au XVIIIe siècle de siège des sentiments, des passions, des volitions et des pensées les plus profondes. Schleiermacher utilisant par ailleurs le mot Herz, une astuce typographique permettra de s’y retrouver : cœur est écrit avec minuscule quand il s’agit de traduire Herz, et avec majuscule, « Cœur », quand il correspond à Gemüth. Heilig : on peut traduire cet adjectif par saint ou par sacré. Schleiermacher était un théologien réformé. S’il avait écrit en français, il aurait pris soin de ne pas qualifier de « sacrées » des personnes ou des choses que les réformés considèrent en réalité comme saintes. La Bible, dans cette perspective, n’est pas un objet « sacré », donc quasiment intouchable (ou soustrait à la critique), mais elle est « sainte » : elle sanctifie celles et ceux qui la lisent. Tenant compte de la tradition théologique dans laquelle s’inscrivait Schleiermacher, nous avons en général privilégié la traduction de heilig par « saint », ne recourant au qualificatif « sacré », voire « sacro-saint » (selon une suggestion de Rouge) que dans les occurrences où il semblait s’imposer. Mais chaque fois qu’il rencontrera l’un de ces termes, le lecteur voudra bien se souvenir que, derrière lui, il y a l’allemand heilig. Individuum (pluriel Individua) : Schleiermacher utilise à plusieurs reprises, surtout dans le 5e discours, ce mot latin qui est un neutre et ne doit pas prêter à confusion avec le mot français « individu » qui, d’ordinaire, implique qu’il s’agit d’un être humain. En allemand, l’individu se dit der Einzelne, voire die Person – une nuance à laquelle notre auteur voulait justement éviter de souscrire en recourant au terme individuum. Pour respecter son intention sur ce point, c’est également le mot latin qui apparaît dans la présente traduction. En revanche, quand Schleiermacher écrit au pluriel, mais une seule fois, Individuen (et non individua), traduire ce terme par « individus » a semblé préférable. Mensch : en notre époque friande de langage épicène, il n’est pas inutile de rappeler que ce mot désigne l’être humain en général, en non le seul être masculin. Mais la traduction respecte ici l’usage et dit tout simplement « l’homme ». De toute manière, le terme Mann (« homme » au sens d’une connotation sexuelle) n’apparaît qu’une seule fois dans les Discours (p. 284), et il ne saurait y avoir de confusion dans l’esprit du lecteur.


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Sinn : comment rendre ce mot quand il est pris absolument, c’est-à-dire sans adjectif ou génitif précisant de quel « sens » il s’agit, sauf quand Schleiermacher précise, mais très occasionnellement, « sens de l’Infini » ou « sens religieux » ? Avec ce mot, il s’agit évidemment de la fonction qui, dans l’ensemble de la sensibilité humaine, est pour ainsi dire préposée à avoir l’intuition de l’Univers ou de l’Infini. L’astuce consiste ici à écrire « Sens » avec majuscule chaque fois que ce vocable a la connotation si particulière que lui confère notre auteur. « Tout », avec majuscule, traduit l’expression das Ganze. Avec minuscule, « tout » traduit d’ordinaire l’adjectif alle, parfois aussi ganz utilisé comme adverbe ou comme adjectif. Pour faire droit aux habitudes actuelles de mise en pages, les alinéas ont été abondamment subdivisés. Les césures du texte original sont considérablement plus rares. Celles de Schleiermacher sont indiquées par une ligne de blanc entre les alinéas. En pages 9, 125 et 148, notre mise en page ne nous permettait pas de rendre les alinéas de cette manière ; nous avons donc opté pour la composition des premiers mots de l’alinéa en PETITES CAPITALES pour rendre les césures de l’édition originale. La pagination de l’édition allemande originale de 1799 est indiquée par des chiffres entre crochets, le plus près possible de la tourne originelle. Les notes renvoient toujours à cette pagination originelle. Du temps de Schleiermacher, les signes de ponctuation (tirets, deux points, points-virgules) ne signalent pas exactement les mêmes démarches de la pensée que pour nous. La traduction n’hésite pas, sous cet angle, a ponctuer le texte en fonction des usages actuels (par exemple en usant parfois de parenthèses là où Schleiermacher a mis des tirets). Enfin nous signalons en notes les passages bibliques auxquels Schleiermacher fait allusion au fil de son écriture. La récente réédition des Reden par Günter Meckenstock, dans la Kritische Gesamtausgabe (Berlin, de Gruyter, 1984), nous a aidé dans ce repérage. Schleiermacher a réédité plusieurs fois ses Discours, en leur apportant des compléments ou des corrections, en particulier pour répondre aux critiques dont ils avaient été l’objet 5. Mais c’est le texte de 1799 qui a fait date. Aussi est-ce lui seul qui sert ici de référence, sans autres notes que pour rendre claires quelques allusions de Schleiermacher à des textes bibliques ou autres, ou à des faits contemporains, ou encore pour préciser la traduction de certaines expressions. B.R.

5 Rouge a indiqué en notes les principales variations entre l’édition de 1799 et les

suivantes.


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Premier Discours

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PREMIER DISCOURS

: APOLOGIE

1. Allusion à II Thessaloniciens 3, 2.

 

L’entreprise peut paraître inattendue et vous pourriez vous en étonner : quelqu’un qui, avec d’autres, s’est élevé au-dessus des banalités et se sait pénétré de la sagesse de ce siècle, se permet de solliciter votre attention pour un sujet que ses pairs affectent de tenir pour négligeable. Je reconnais que rien ne garantit le succès de mon entreprise ; je ne suis même pas certain que vous approuverez mes efforts, et encore moins que vous partagerez mon enthousiasme et ma manière d’envisager les choses. La foi n’a jamais été l’apanage de tout un chacun1. Seul un petit nombre de gens a compris ce qu’est la religion, alors que des millions d’autres se sont amusés à l’affubler de toutes sortes de voiles ; [2] elle-même a d’ailleurs consenti, par condescendance, à s’en laisser draper. Aujourd’hui tout particulièrement, la vie des gens cultivés se déroule à l’écart de tout ce qui pourrait seulement ressembler à de la religion. Je sais en effet que vous n’adorez pas davantage la Divinité dans le lieu saint de votre for intérieur que vous ne le faites dans ses temples laissés à l’abandon. Je sais aussi que vos demeures arrangées avec beaucoup de goût n’abritent pas d’autres divinités domestiques que les sentences des sages et les chants des poètes. L’humanité et la patrie, l’art et la science (car vous pensez pouvoir embrasser tout cela) ont si bien pris possession de votre Cœur qu’il n’y reste plus de place pour l’Être éternel et saint qui selon vous se trouve au-delà du monde ; aussi n’avez-vous pas le sentiment de sa présence et n’entretenezvous pas de commerce avec lui. Vous avez réussi à si bien enrichir et diversifier votre vie terrestre que vous pouvez vous passer de l’éternité. Et depuis que vous vous êtes fabriqué un Univers à votre mesure, vous êtes tous d’accord, je le sais, pour affirmer qu’il n’y a plus rien de neuf ou de concluant à dire sur un thème que les philosophes et les prophètes, mais aussi (eh oui !) les prêtres et les moqueurs, ont suffisamment examiné


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sous tous ses aspects. [3] Ce sont les prêtres que vous êtes le moins disposés à écouter, cela ne peut échapper à personne ; vous les voyez se complaire dans les ruines désolantes d’un sanctuaire où ils seraient incapables de vivre sans en aggraver la décrépitude et le délabrement ; aussi les jugez-vous depuis longtemps indignes de votre confiance. Je sais tout cela, et pourtant c’est sous la divine emprise d’une exigence intérieure irrépressible que je suis contraint de parler. Aussi ne puis-je retirer l’invitation que je vous adresse à vous de m’écouter. Quant au dernier point que je viens d’évoquer, je serais en droit de vous demander comment il se fait que, à propos de tout sujet important ou non, vous souhaitiez être renseignés de préférence par des gens qui lui ont consacré leur vie et les forces de leur esprit, et que vous n’hésitiez pas à satisfaire votre curiosité en vous rendant dans la masure des paysans ou dans l’atelier des petits artisans, mais que vous teniez pour si sujet à caution, en matière de religion seulement, tout ce que peuvent vous en dire ceux qui affirment en être les virtuoses, et qui le sont aux yeux de l’État et de la population. Vous ne pourriez certainement prouver ni qu’ils ne sont pas religieux, ni qu’ils prêchent tout autre chose que la religion. [4] Dédaignant comme de juste ce préjugé sans fondement, je reconnais devant vous appartenir moi aussi à cet ordre 2 et je cours ainsi le risque, si vous ne m’écoutez pas attentivement, d’être mis dans la grande masse de tout ce que vous rejetez comme relevant de cet ordre-là. Mon aveu ne doit en tout cas rien à mon statut, et mon langage ne devrait pas m’avoir trahi, les éloges des autres membres de ma corporation non plus. Ce que je veux faire est entièrement étranger à leur milieu et ne devrait ressembler que fort peu à ce qu’ils aiment voir et entendre. Je ne joins pas ma voix aux appels au secours de la plupart d’entre eux devant la décadence de la religion, car je ne connais pas de siècle qui lui ait réservé un meilleur accueil que le nôtre, et je n’ai que faire de leurs lamentations barbares et de leurs invocations pieusement conservatrices, comme si elles allaient relever les murs écroulés et les colonnes gothiques de leur Sion judaïque. 2. Au sens où l’on parle d’un ordre des avocats, des médecins, etc. – ici de l’ordre

des gens de religion.


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  •

PREMIER DISCOURS

: APOLOGIE

Tout ce que j’ai à vous dire, j’en suis bien conscient, me fait renier complètement ma profession d’ecclésiastique ; mais pourquoi ne devrais-je pas reconnaître que tel est bien mon état, comme ce pourrait être le cas de n’importe quelle autre contingence ? Les préjugés qu’on prête volontiers aux ecclésiastiques ne doivent pas constituer pour nous des obstacles, et les bornes que leur profession semble assigner comme des limites sacrées [5] à toute question ou à tout échange d’idées ne doivent pas exister entre nous. C’est en homme et de mon point de vue que je vous parle des saints mystères de l’humanité. Je vous parle de ce qui était en moi lorsque, avec un enthousiasme juvénile, je me mettais en quête de l’inconnu ; de ce qui, depuis que je pense et vis, est le ressort le plus intime de mon existence ; de ce qui restera éternellement pour moi la réalité suprême, quelle que soit la manière dont le temps et les hommes me feront vaciller. Ma prise de parole ne résulte ni d’une décision raisonnée, ni d’un espoir ou d’une crainte ; elle n’est due ni à un dessein prémédité ni à quelque cause arbitraire ou fortuite ; elle tient à une exigence irrépressible de ma nature, à une vocation divine ; elle est ce qui détermine ma place dans l’Univers et fait de moi l’être que je suis. Alors que la prudence et les convenances devraient me dissuader de parler de religion, la force divine qui m’anime les ravale au rang de mesquineries. Vous savez que la Divinité s’est imposée à elle-même, en une loi immuable, de dédoubler sa grande œuvre jusque dans l’infini, de ne susciter d’existence concrète que par la fusion de deux forces opposées, [6] de ne rendre réelle chacune de ses pensées éternelles que dans des figures jumelles, hostiles l’une à l’autre, et pourtant inséparables puisqu’elles n’existent que du fait de la tension qui les unit. Tout ce monde corporel à l’intérieur duquel vos recherches ont pour but suprême de pénétrer, n’apparaît aux mieux informés et aux plus réfléchis d’entre vous que comme le jeu sans fin de forces opposées. La vie n’est que le résultat de constantes assimilations et de constants rejets ; chaque chose ne doit son existence concrète qu’à sa manière d’unir et de maintenir ensemble les deux forces originelles de la nature, c’est assavoir le besoin d’attirer avidement à soi, et celui non moins intense et vif de se répandre. C’est, me semble-t-il, comme si les esprits eux-mêmes, une fois transplantés dans ce monde-ci, devaient se soumettre à cette même loi. L’âme humaine n’est, elle aussi, que le résultat de


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deux penchants opposés ; ses actions momentanées comme les particularités intimes de son existence nous conduisent à le penser. L’un de ces penchants est le désir d’attirer à soi tout ce dont on est entouré, de l’impliquer dans sa propre vie et de l’assimiler entièrement à son être le plus intime. L’autre penchant est une aspiration à extérioriser toujours plus largement son moi le plus intime, [7] à s’immiscer en tout, à se communiquer à tout ce qui existe, mais sans jamais s’en trouver épuisé. Le premier penchant cherche la jouissance : il tente d’atteindre les choses qui sont à sa portée, il s’apaise dès qu’il en a saisi une et réagit de manière purement mécanique à celle qui se présente ensuite. Le second méprise la jouissance et ne s’épanouit que dans une activité toujours plus intense et élevée ; il néglige les choses et les phénomènes particuliers, précisément parce qu’il les transcende, mais il ne rencontre partout que des forces et des entités contre lesquelles sa propre force se brise ; il veut tout transcender, tout saturer de raison et de liberté ; c’est ainsi qu’il vise directement l’Infini, que partout il recherche et met en œuvre la cohérence et la liberté, le pouvoir et la loi, le droit et la convenance. Mais de même que rien de corporel n’existe en vertu de l’une seulement des deux forces qui constituent la nature matérielle, de même chaque âme participe-t-elle des deux fonctions originelles de la nature spirituelle. La perfection du monde intellectuel consiste en effet en ce que toutes les relations possibles entre ces deux forces allant à fins contraires soient réellement présentes dans l’humanité – car chacune de ces deux forces cherche à avoir une quasi exclusivité en toutes choses [8] et à ne concéder qu’un terrain infime à la force antagoniste. Il faut que de surcroît la conscience établisse entre ces relations un lien plus général, de telle sorte que chaque individu, même s’il ne peut rien être d’autre que ce qu’il doit être, perçoive tout autre individu aussi distinctement qu’il se perçoit lui-même, et qu’il comprenne parfaitement toutes les formes individuelles d’humanité. Ceux que leur attitude extrême situe à l’extérieur de ce grand ensemble de relations sont des natures véhémentes, complètement repliées sur elles-mêmes et qui se complaisent dans leur isolement. Les uns sont dominés par une sensualité insatiable qui les fait rassembler autour d’eux une masse toujours plus grande de choses terrestres qu’ils aiment arracher à la cohérence du tout pour se les incorporer totalement et à leur seul profit ; assu-


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  •

PREMIER DISCOURS

: APOLOGIE

jettis à une éternelle alternance de désir et de satisfaction, ces individus-là ne parviennent jamais à prendre de la hauteur par rapport à la perception de ce qui est particulier et, toujours occupés de relations égoïstes, ils ne connaissent pas le reste de l’humanité dans son être même. Les autres sont ballottés sans trêve ni repos dans l’Univers par un enthousiasme sans culture et qui dépasse son but ; sans améliorer la forme ou l’allure de quoi que ce soit de réel, ils planent autour d’idéaux sans contenu et, amenuisant et consumant leurs forces sans aucune utilité, [9] ils se retrouvent à leur point de départ épuisés et sans avoir rien fait. Comment peut-on concilier ces attitudes extrêmes pour en faire la longue chaîne qui, en cercle fermé, est le symbole de l’éternité et de l’accomplissement ? Il y a sans doute un point d’équilibre presque complet entre ces deux attitudes, mais vous êtes plus souvent portés à surestimer cet équilibre qu’à le sous-estimer, tant il est vrai qu’il est d’ordinaire l’effet d’un simple prodige de la nature jouant avec les idéaux humains, et rarement le résultat d’un effort suivi et soutenu de formation personnelle. Cependant, si tous ceux qui ne se situent plus à l’extérieur du cercle se retrouvaient sur ce point-là, aucune relation des extrêmes avec le centre du cercle ne serait plus possible, et la nature manquerait complètement son but ultime. Seul un connaisseur doublé d’un penseur peut pénétrer les mystères d’une telle mixture quand elle a reposé ; les divers éléments de cette mixture échappent complètement à un œil non exercé : il ne pourra jamais reconnaître ni ce qui est de son propre fonds, ni ce qui s’oppose à lui.Voilà pourquoi, de tout temps, la Divinité envoie ici ou là des individus en qui ces deux attitudes extrêmes forment une union féconde ; elle leur confère des talents miraculeux, [10] aplanit leur chemin de sa parole toute puissante et les instaure en interprètes de sa volonté et de ses œuvres, en médiateurs de ce qui, sinon, serait demeuré éternellement séparé. Fixez vos regards sur ceux dont l’être exerce effectivement sa force d’attraction sur les choses autour d’eux, et qui ont en même temps assez d’instinct spirituel pour qu’il transparaisse dans les actions qu’il leur inspire – cet instinct dont la visée transcendante est orientée sur l’Infini et fait pénétrer en toutes choses l’esprit et la vie. Ces gens-là ne se contentent pas d’engloutir, en la détruisant, une masse brute de choses terrestres ; ils ont besoin d’avoir devant eux quelque chose à aménager et à


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façonner pour en faire un petit monde portant l’empreinte de leur esprit. Leur domination se fait ainsi plus raisonnable, leur jouissance plus durable et plus humaine, et ils deviennent de ce fait des héros, des législateurs, des inventeurs, des dompteurs de la nature, de bons démons qui suscitent et répandent avec calme une plus noble félicité. La seule existence de tels êtres atteste leur qualité d’envoyés de Dieu et de médiateurs entre l’homme limité et l’humanité infinie. À l’idéaliste inactif et exclusivement spéculatif, qui disperse son être en des pensées vides et parcellaires, [11] ils montrent comment rendre actif ce qu’il avait en lui à l’état de simple rêve, et ils lui font voir dans ce qui était jusque là l’objet de son mépris le matériau qu’il doit bel et bien élaborer. Ils interprètent pour lui la voix méconnue de Dieu, ils le réconcilient avec la terre et lui font retrouver la place qui y est la sienne. Or les êtres simplement terrestres et sensuels sont encore ceux qui ont le plus besoin de tels médiateurs pour les aider à comprendre la force originelle et supérieure de l’humanité : sans agir et s’agiter comme eux, ces médiateurs s’emparent de toutes choses par le moyen de la contemplation et de l’illumination, et ne veulent pas connaître d’autres limites que celles de l’Univers qu’ils ont rencontré. À celui qui s’aventure dans cette voie, Dieu accorde à n’en pas douter, en plus du penchant à l’expansion et à la transcendance, la sensualité mystique et créatrice qui tend à pourvoir toute intériorité d’une existence extérieure ; aussi, après chaque incursion de son esprit dans l’Infini, le médiateur doit-il extérioriser l’impression qu’il en rapporte sous forme d’objet communicable en images ou en paroles. Quand cette impression prend un aspect différent et se trouve transformée en une grandeur finie, il peut en jouir une nouvelle fois ; en sa qualité de poète et de voyant, d’orateur et d’artiste, il doit aussi représenter à autrui ce qui lui est arrivé – cela de manière aussi involontaire qu’enthousiaste, car il le ferait même s’il était seul. [12] Un tel être est un véritable prêtre du Très-Haut, car il le rend plus proche de ceux qui sont habitués à ne saisir que le fini et l’insignifiant ; il leur présente ce qui est céleste et éternel comme un objet de jouissance et de conciliation, comme la source unique et inépuisable de ce vers quoi tend toute leur pensée. Il cherche ainsi à réveiller le germe endormi d’une humanité meilleure, à raviver la flamme de l’amour porté au Très-Haut, à transformer la


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vie ordinaire en une vie plus relevée, à réconcilier les enfants de la terre avec le ciel qui leur appartient, et à faire contrepoids à la lourdeur et à la grossièreté de la matière à laquelle s’attache notre siècle. Voilà ce qu’est le sacerdoce supérieur qui proclame le caractère intime de tous les mystères spirituels et parle depuis les hauteurs du Royaume de Dieu ; voilà ce qu’est la source de toutes les visions et de toutes les prophéties, de toutes les œuvres d’art empreintes de sainteté et de tous les discours inspirés. Ces visions, ces prophéties, ces œuvres et ces discours sont dispersés au petit bonheur dans le monde, en attendant qu’un Cœur réceptif les découvre et les fasse fructifier en son sein.   •

PREMIER DISCOURS

Si seulement cette fonction médiatrice pouvait prendre fin et que le sacerdoce de l’humanité reçoive une meilleure affectation ! [13] Si seulement pouvait venir le temps de l’ancienne prophétie selon laquelle personne n’aura besoin qu’on l’instruise3, car tous seront instruits par Dieu ! Si le feu sacré brûlait partout, on n’aurait pas besoin de prier ardemment le ciel de l’en faire descendre ; le calme placide de saintes vierges 4 suffirait à l’entretenir ; il ne pourrait pas jeter de redoutables flammes ; son seul but serait d’entretenir en chacun, d’une manière équilibrée, une ferveur intime et cachée.

:

3. Allusion à Jérémie 31, 34 ; Hébreux 8, 11 ; Jean 67,45. 4. Allusion, semble-t-il, aux vestales de la religion romaine.

APOLOGIE

Chacun répandrait alors cette lumière sur lui-même et sur son prochain, et la communication de saintes pensées et de sentiments sacrés consisterait à jouer simplement avec les différents rayons de cette lumière en les réunissant, puis en les séparant à nouveau, voire en les dispersant, pour les recentrer ensuite ici ou là sur des objets distincts. On comprendrait jusqu’au mot le plus susurré, alors qu’aujourd’hui les expressions les plus nettes ne sont pas à l’abri de malentendus. On pourrait pénétrer ensemble à l’intérieur du sanctuaire, alors qu’aujourd’hui on reste sur ses parvis à devoir s’occuper de choses élémentaires. Comme le fait d’échanger des idées bien élaborées avec des amis et d’autres personnes participantes serait plus réjouissant [14] que d’en être réduit à lancer dans le vide des hypothèses à peine ébauchées ! Mais qu’ils sont maintenant éloignés les uns des autres, ceux entre lesquels une communication de ce type pourrait avoir


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lieu ! Ils sont dispersés dans l’humanité avec une aussi sage parcimonie que le sont dans l’espace interplanétaire les points cachés à partir desquels la matière originelle, dotée d’élasticité, se répand de tous côtés, de telle sorte que ces points ne s’entrechoquent qu’aux limites extrêmes de leur rayon d’action (il faut éviter le vide complet de quoi que ce soit), mais sans se rencontrer jamais. Sage parcimonie en vérité, car plus la nostalgie de communication et de sociabilité se concentre sur ceux-là seulement qui en ont le plus besoin, plus elle cherche sans relâche à se susciter les compagnons qui lui manquent. Eh bien, voilà la force à laquelle je suis soumis, voilà la nature de ma vocation. Permettez-moi de parler de moi-même : comme vous le savez, on ne cherche jamais à parler de religion par orgueil, car la religion est toujours pleine d’humilité. La religion a été le sein maternel dans l’obscurité sacrée duquel ma jeune vie a été nourrie et préparée à affronter le monde qui lui était encore fermé ; en elle mon esprit a respiré avant de trouver dans l’expérience et dans la science les objets extérieurs sur lesquels fixer son attention ; elle m’a aidé à commencer de passer au crible la foi paternelle [15] et à débarrasser mon cœur des décombres du passé ; elle m’est restée lorsque Dieu et l’immortalité se sont dérobés à mes regards pris de doute ; elle m’a conduit à mener une vie active ; elle m’a appris à me considérer moi-même, être indivis, comme une personne sacrée, avec mes vertus et mes défauts ; elle seule m’a appris ce que sont l’amour et l’amitié. Quant aux autres qualités ou caractères humains, je sais bien que si quelqu’un peut dire qu’il les possède, la preuve en est faible aux yeux de votre tribunal à vous, les sages et les intelligents parmi le peuple ; car celui qui dit cela peut en avoir connaissance par les descriptions ou remarques d’autres personnes, ou encore, comme pour toutes les vertus, par le biais de ce que la vieille légende bien connue dit de leur existence. Mais le cas de la religion est si particulier et si rare que si quelqu’un en dit quelque chose, il doit le tenir de son propre fonds, car il ne l’a entendu nulle part. Les livres saints contiennent bien peu de tout ce dont je fais l’éloge et que je ressens comme étant l’œuvre de la religion. Comment cela ne serait-il pas un objet de scandale et une folie5 aux yeux de ceux qui n’en ont pas fait l’expérience par eux-mêmes ? 5. Allusion lointaine à I Corinthiens 1, 23.


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PREMIER DISCOURS

: APOLOGIE

6. C’est-à-dire les Anglais. 7. C’est-à-dire la Révolution française. 8. En allemand erhaben, un terme clef de l’esthétique romantique.

 

PÉNÉTRÉ COMME JE LE SUIS de mon sujet, je me dois d’en parler et d’en rendre enfin témoignage ; mais à qui m’adresser, sinon à vous ? [16] Où trouverais-je d’autres auditeurs pour mon discours ? Ce n’est pas une préférence aveugle pour le terreau paternel ou pour ceux dont je partage la langue et la tournure d’esprit qui me pousse à parler, mais l’intime conviction que vous êtes les seuls à être capables et dignes d’avoir leur Sens éveillé aux choses saintes et divines. Les fiers insulaires6 que beaucoup d’entre vous admirent exagérément n’ont d’autre mot d’ordre que gagner et jouir ; leur zèle pour les sciences, pour la sagesse de vie et pour la sainte liberté n’est que rodomontade sans contenu. Parmi eux, les défenseurs les plus excités de ces valeurs ne font rien d’autre que défendre avec fureur l’orthodoxie nationale et fasciner le peuple avec des miracles pour éviter de ruiner son attachement superstitieux à d’anciens usages ; aussi ne prennent-ils plus au sérieux tout ce qui échappe au domaine du sensible et du directement utilisable.Voilà comment ils se mettent en quête de connaissances, comment leur sagesse se limite à un misérable empirisme et comment la religion ne peut rien être d’autre à leurs yeux que lettre morte, qu’un article sacro-saint, mais sans contenu réel, de leur constitution. J’ai d’autres raisons [17] de me détourner des Francs. Qui honore la religion supporte à peine leur vue, car presque chacune de leurs actions et de leurs paroles en vient à piétiner les lois les plus saintes. L’indifférence frivole avec laquelle ce peuple, par millions, considère la péripétie7 la plus sublime8 de l’histoire universelle, et la légèreté plaisantine que quelques esprits brillants affichent à l’endroit de cet événement montrent à l’envi le peu de saint respect et de vraie adoration dont ils sont capables, d’autant que, non contente de se dérouler sous leurs yeux, cette péripétie les concerne tous et affecte tous les actes de leur vie. Or, de quoi la religion a-t-elle le plus horreur, sinon de l’arrogance sans frein avec laquelle ceux qui dominent le peuple défient les lois éternelles du monde ? Que prise-t-elle le plus, sinon la modération réfléchie et humble dont rien, en ces gens-là, ne semble pouvoir éveiller le moindre sentiment ? Qu’y a-t-il pour elle de plus sacré, sinon la haute Nemesis dont, dans le vertige de leur


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aveuglement, ces gens ne comprennent jamais les interventions les plus terrifiantes ? Dans leur pays se répètent vainement et par milliers [18] des châtiments qui ne devraient normalement frapper que des familles isolées afin de remplir les peuples du respect qu’ils doivent à l’Être céleste et d’inciter les poètes à mettre pendant des siècles la destinée éternelle au centre de leurs œuvres ; comment une voix solitaire n’y deviendrait-elle pas ridicule à force de retentir sans s’y faire entendre ni remarquer ! Ici en revanche, dans ma patrie, règne l’heureux climat sous lequel aucun fruit ne refuse complètement de mûrir ; ici, vous trouvez à l’envi tout ce qui honore l’humanité, et tout ce qui est susceptible de prospérer y prend son acception la plus belle, au moins dans l’ordre du particulier ; ici ne manquent ni la sage modération ni la calme contemplation. Aussi la religion trouve-t-elle ici un asile contre la barbarie grossière et contre la sensibilité terrestre et froide de ce siècle. Ne me rejetez donc pas sans m’entendre parmi ceux que vous regardez de haut, les jugeant grossiers et incultes, comme si le Sens du sacré, tel un habit démodé, était devenu un signe distinctif du bas peuple auquel seul conviendraient la crainte et la foi qu’inspire l’invisible. Vos dispositions à l’égard de ces gens, qui sont nos frères, sont très amicales et vous aimeriez bien qu’on leur parle de choses plus élevées et d’un autre ordre, de moralité, de droit et de liberté, et qu’ainsi, au moins par moments, leur attitude intérieure vise un bien supérieur et que s’éveille en eux le sentiment de ce qui fait la dignité de l’humanité. Qu’on leur parle donc aussi de religion [19] et qu’on fouille dans tout leur être jusqu’à atteindre le point où cet instinct sacré se terre ; qu’on fasse jaillir de cet instinct des traits de lumière capables de les enthousiasmer ; que dans leur étroitesse la plus nodale et la plus intime, on dégage pour eux une perspective sur l’Infini et qu’on les élève pour un instant de leur sensualité bestiale à la haute conscience de ce que sont une volonté et une existence humaines ; ce sera toujours beaucoup de gagné. Mais je vous en prie, est-ce à eux que vous vous adressez quand vous prétendez mettre en évidence la texture intime et la raison suprême de ces biens sacrés de l’humanité ? Est-ce à eux que vous pensez quand vous entendez remonter jusqu’à la source commune du concept et du sentiment, de la loi et de l’action, et


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présentez le réel comme éternel et nécessairement fondé dans l’essence même de l’humanité ?

PREMIER DISCOURS

: APOLOGIE

Dès le moment où je me suis fait cet aveu, je suis resté longtemps dans l’état d’esprit de celui qui, regrettant la perte d’un joyau auquel il tenait, [21] n’osait décidément pas le chercher dans le seul endroit où il pouvait se cacher. Il fut un temps où vous teniez le fait de vous détacher partiellement de la religion pour la preuve d’un courage particulier, et vous lisiez et écoutiez volontiers les propos qui visaient à en extirper la conception traditionnelle ; mais vous vous plaisiez à voir parader une religion efflanquée et parée d’éloquence, car vous désiriez que le

 

Dans ces conditions, ne serait-il pas bien préférable que les propos de vos sages ne soient compris que des meilleurs parmi vous ? Tel est justement mon but quand je parle de religion. Je n’entends pas vous faire éprouver des sensations qui relèvent peut-être de son domaine, ni justifier ou combattre certains types de représentations ; je voudrais bien plutôt vous accompagner jusque dans les profondeurs les plus intimes où la religion [20] s’adresse d’abord à votre Cœur ; j’aimerais vous montrer de quelles dispositions de l’humanité la religion provient, et comment elle fait partie de ce qui est à vos yeux le bien suprême et le plus précieux ; j’aimerais vous amener au faîte du temple pour vous faire voir l’ensemble du sanctuaire et vous permettre de découvrir ses secrets les plus intimes. Pouvez-vous sérieusement m’imputer la croyance que les personnes qui se donnent quotidiennement le plus de peine et de mal pour les choses terrestres seraient les plus aptes à entrer dans la confidence des choses célestes ? Que les personnes qui regardent avec le plus d’inquiétude le moment à venir et sont le plus attachées aux objets qui les entourent seraient les plus capables d’avoir un large regard sur l’Univers ? Et que celui qui ne s’est pas encore trouvé lui-même dans la succession monotone d’activités mortelles serait le mieux en mesure de mettre clairement en évidence la Divinité vivante ? Aussi ne puis-je en appeler qu’à vous – vous qui êtes capables de vous élever au-dessus du point de vue ordinaire des hommes, vous qui ne craignez pas de vous engager sur le chemin difficile qui conduit à l’intérieur de l’être humain pour y trouver la raison de sa pensée et de ses actes.


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beau sexe, au moins lui, conserve un certain sentiment du sacré. Tout cela n’est plus, il ne doit plus en être question et les Grâces elles-mêmes sont obligées de détruire avec une dureté qui n’a rien de féminin les fleurs délicates de l’imagination humaine. L’intérêt que je réclame de vous, je ne puis le rattacher à rien d’autre qu’à votre mépris ; je n’entends vous demander que de vous montrer cultivés et accomplis dans ce mépris même. Cherchons, je vous prie, d’où vient ce mépris : de ce qui est particulier, ou bien du Tout ? des sectes et différentes sortes de religions qui ont existé dans le monde, ou bien du concept même de religion ? Sans doute, quelques-uns souscriront-ils à cette dernière possibilité ; c’est ce que font d’ordinaire toujours ceux qui, vigoureusement et sans raison, [22] méprisent la religion, qui s’en remettent à leur propre fonds de commerce pour la critiquer et qui ne se sont pas donné la peine de se faire une idée exacte ce qu’elle est réellement.Vous pensez, vous, que la crainte de l’Être éternel et le calcul qui consiste à miser sur l’existence d’un autre monde seraient les pivots de toute religion, et vous avez généralement cela en horreur. Mais dites-moi donc, mes très chers, d’où tenez-vous ces conceptions de la religion qui sont l’objet de votre mépris ? Toute assertion, toute œuvre de l’esprit humain peut être examinée et connue d’un double point de vue. Si on la considère à partir de son centre, en fonction de sa nature intime, elle est un produit de la nature humaine ; elle est fondée sur des manières d’être ou sur des pulsions qui ont leur propre nécessité – appelez cela comme vous voudrez, car je ne veux pas me prononcer en ce moment sur votre terminologie ; si on l’envisage à partir de ses limites extérieures, d’après l’allure et la forme qu’elle a prises au gré des circonstances, elle est un produit du temps et de l’histoire. Sous quel angle avez-vous donc abordé ce grand phénomène spirituel, pour en venir aux conceptions que vous donnez comme étant le bien commun de tout ce que l’on a de tout temps [23] désigné du nom de religion ? Vous pourrez difficilement prétendre qu’elles sont le résultat de la première manière d’envisager la question ; car dans ce cas, mes bons, vous devriez admettre qu’il y a dans ces idées pour le moins quelque chose qui appartient à la nature humaine. Ou bien, telles que nous les rencontrons aujourd’hui, ces idées ne résulteraient-elles que d’interprétations erronées ou de fausses manières d’établir les relations aux-


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PREMIER DISCOURS

: APOLOGIE

Aussi ne mettez pas de mauvaise humeur à écouter ce que je veux maintenant dire à ceux qui, dès le début, ont raisonné à partir du particulier, ce qui était plus juste mais aussi plus laborieux. [25]

 

quelles aspire nécessairement l’humanité ? Si c’est aussi cela que vous voudriez dire, il serait correct de votre part de vous unir à nous pour rechercher ce qui dans tout cela est éternel et vrai, et pour libérer la nature humaine de l’injustice qu’elle subit chaque fois qu’on méconnaît ou dévoie l’une de ses propriétés. Je vous en conjure au nom de tout ce qui est saint à vos yeux – et votre aveu implique qu’il doit y avoir quelque chose que vous tenez pour sacré – ne négligez pas de faire ce qui doit être fait, et évitez ainsi que l’humanité, objet de notre commune vénération, ne vous reproche à très bon droit de l’avoir abandonnée dans une affaire importante. Et si vous trouvez par la suite que ce qui était à faire est déjà fait, je pourrai au moins compter sur votre reconnaissance et votre approbation. Mais vous allez vraisemblablement me rétorquer que vos idées sur la religion et sur son contenu ne résultent que de la seconde manière d’envisager cette manifestation de l’esprit, [24] et que la raison pour laquelle la religion tourne à vide et encourt votre mépris tient au fait que ce qui en constitue le centre lui est complètement hétérogène et ne peut absolument pas être appelé religion ; aussi la religion ne pourrait-elle pas être tirée de ce mauvais pas et ne serait-elle partout que vaine et trompeuse apparence, enfermant une partie de la vérité dans une atmosphère embuée et pesante. Tel est certainement le véritable fond de votre pensée. Mais si vous tenez les deux points indiqués plus haut pour le contenu de la religion, quelles que soient les formes sous lesquelles elle est apparue dans l’histoire, permettez-moi toutefois de vous demander si vous en avez bien observé toutes les manifestations et si vous avez correctement saisi le contenu qui leur est commun. Si la conception que vous vous en faites s’est formée de cette manière, vous devez la justifier dans le détail. Et si quelqu’un vous dit qu’elle est inexacte ou controuvée, et vous fait voir la religion sous un autre jour, comme quelque chose qui n’est pas creux mais a un centre de gravité aussi bien que n’importe quoi d’autre, vous devrez l’écouter et vous faire une opinion avant de vous permettre de persister dans votre mépris.


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Vous connaissez sans doute l’histoire des folies humaines et vous avez examiné les diverses constructions de la religion, depuis les fables insensées de nations sauvages jusqu’au déisme le plus raffiné, depuis la superstition grossière de notre peuple jusqu’aux fragments de métaphysique et de morale, mal ajustés les uns aux autres, qu’on appelle christianisme rationnel. Vous avez trouvé tout cela inepte et contraire à la raison. Je suis loin de vouloir vous contredire sur ce point ; bien plutôt, si vous pensez sincèrement que les systèmes religieux les plus élaborés ne sont pas moins affligés de ces défauts que les systèmes les plus grossiers, et pour peu que vous compreniez que le divin ne peut pas se trouver inclus dans une liste faite d’un bout à l’autre de choses vulgaires et méprisables, je ne veux pas non plus vous imposer la peine d’apprécier de plus près tous les états intermédiaires. Tous font figure de transitions et d’étapes rapprochant du dernier d’entre eux ; chacun sort de la main de son époque un peu mieux poli, jusqu’à ce qu’enfin l’art en ait fait le jouet perfectionné que notre siècle a si longtemps utilisé comme passetemps. Mais ce perfectionnement est tout, sauf une manière de se rapprocher [26] de la religion. Je n’en puis parler sans irritation ; car quiconque a le Sens de ce qui provient de l’intérieur du Cœur et attache de l’importance au fait que l’homme soit éduqué et mis en valeur sous tous ses aspects, ne peut que se désoler de voir combien la religion est loin de la grandeur et de la magnificence auxquelles elle est destinée, et combien, privée de sa liberté, elle se retrouve, en un esclavage ignominieux, sous la coupe de l’esprit scolastique et métaphysique propre aux époques barbares et réfrigérantes. Là où elle est présente et agissante, elle doit se révéler par sa manière particulière d’émouvoir le Cœur, de faire interagir, mais sans les confondre, toutes les fonctions de l’âme humaine, et de résoudre toute activité en une intuition étonnée de l’Infini. Est-ce cela que vous inspirent ces systèmes théologiques, ces théories sur l’origine et la fin du monde, ces analyses portant sur la nature d’un être insaisissable – systèmes, théories et analyses dans lesquels tout repose sur une froide argumentation et ne peut être traité que sur le ton d’une vulgaire dispute académique ? Dans tous ces systèmes qui encourent votre mépris, vous n’avez pas trouvé la religion, et vous ne pouviez pas l’y trouver, car elle ne s’y trouve pas ; mais si l’on vous montrait qu’elle se


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PREMIER DISCOURS

: APOLOGIE

trouve ailleurs, [27] votre capacité de la repérer et de la vénérer subsisterait. Or pourquoi ne vous êtes-vous plus intéressés à ce qui est particulier ? J’admire, chercheurs trop complaisants, votre ignorance volontaire et votre attachement par trop serein à ce qu’on vous recommande et met à portée de votre main ! Ce que vous n’avez pas trouvé dans ces systèmes, vous devriez justement l’avoir discerné dans les éléments de ces systèmes, et cela non pas dans l’un ou l’autre de ces systèmes seulement, mais bien dans tous. En tous se trouve inclus quelque chose de la substance spirituelle à laquelle j’ai fait allusion, car sans elle ces systèmes n’auraient pas pu se constituer. Mais celui qui ne s’entend pas à l’en dégager ne retient dans ses mains qu’une masse désespérément morte et froide, quelles que soient la finesse de ses investigations et l’exactitude de ses analyses.Vous tous qui vous occupez plus ou moins de philosophie et êtes familiarisés avec ses destinées, vous ne devriez pourtant pas trouver étrange qu’on vous invite à rechercher dans les éléments premiers et apparemment incultes le vrai et le juste que vous ne trouvez pas dans la grande masse. Parmi ceux qui ont pénétré par leur propre chemin à l’intérieur de la nature humaine et du monde, et ont vu et décrit leur harmonie intérieure [28] sous un éclairage qui leur était propre, rappelez-vous cependant combien peu ont constitué leur philosophie en un système ; n’ont-ils pas tous communiqué leurs découvertes sous une forme plus délicate, dût-elle être plus fragile ? D’ailleurs, n’a-t-on pas des systèmes dans toutes les écoles ? Eh oui, justement dans les écoles qui ne sont rien d’autre que le siège de la lettre morte et le lieu où elle s’implante, car l’Esprit ne se laisse ni enfermer dans les académies, ni déverser en série dans des têtes prêtes à l’absorber ; il se volatilise d’ordinaire en passant de la première bouche à la première oreille venues. N’interpelleriez-vous pas, pour le détromper, celui qui tiendrait pour philosophes les fabricants de ces grands ensembles philosophiques et voudrait trouver auprès d’eux l’esprit de la science, et ne lui diriez-vous pas : Non, cher ami, ils n’ont pas l’esprit de la chose, ceux qui, en toutes choses, ne sont que des suiveurs et des collectionneurs, et s’en tiennent à ce qu’un autre leur a transmis ; cet esprit ne se trouve qu’auprès des découvreurs et c’est à eux que tu dois aller. Or avec la religion, vous devrez l’avouer, il s’agit à plus forte raison de la même chose : autant la


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philosophie est portée par nature à se constituer en système, autant la religion en est éloignée par son essence même. [29] Réfléchissez donc : de qui proviennent ces édifices artificiels dont vous raillez l’instabilité, dont le mauvais équilibre vous afflige et dont la disproportion, en regard de leur peu de portée, vous paraît si ridicule ? Seraient-ils dus par hasard aux héros de la religion ? Parmi tous ceux qui nous ont apporté une nouvelle révélation, depuis celui qui, le premier, a pensé à une Divinité unique et universelle (ce qui est certainement la pensée la plus systématique de tout le domaine de la religion) jusqu’au mystique le plus récent en qui se reflète peut-être encore un rayon originel de la lumière intérieure (vous ne m’en voudrez pas de ne pas mentionner les théologiens qui, attachés à la lettre, croient trouver le salut du monde et la lumière de la sagesse dans les formules dont ils les affublent comme d’un nouveau costume, ou dans leur nouvelle manière d’organiser leurs démonstrations) – parmi eux tous, nommez m’en un seul qui ait trouvé que ce travail de Sisyphe en valait la peine. Seules quelques pensées sublimes ont traversé comme l’éclair leur âme embrasée d’un feu éthéré : le tonnerre magique d’un discours enchanteur a accompagné une grande apparition et a annoncé aux mortels en prière que la Divinité avait parlé. [30] Un atome fécondé par une force supraterrestre est tombé dans leur Cœur, s’est assimilé tout ce qui s’y trouvait et l’a agrandi peu à peu ; puis, comme sous l’effet d’un destin divin, il l’a fait exploser dans un monde dont l’atmosphère lui opposait trop peu de résistance ; dans ses derniers moments, l’atome a encore projeté un de ces météores célestes, un de ces signes des temps, si lourds de sens, dont personne n’ignore l’origine et qui inspirent le respect à toutes les créatures terrestres. Il vous faut rechercher ces étincelles célestes qui jaillissent quand une âme sainte est touchée par l’Univers ; surprenez-les à l’instant incompréhensible où elles se forment, sinon il en sera de vous comme de celui qui approche trop tard du combustible l’étincelle que la pierre a fait jaillir de l’acier : il ne lui reste entre les mains qu’un morceau de métal grossier, inutile et froid, avec lequel il ne peut plus rien allumer. Je vous enjoins donc de détourner votre attention de tout ce qui porte habituellement le nom de religion et de la concentrer sur les allusions à des états d’âme que vous trouverez dans toutes les


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  •

PREMIER DISCOURS

: APOLOGIE

déclarations et nobles actions d’hommes enthousiasmés par Dieu. Supposons toutefois que, même sous cet angle particulier, vous ne découvriez [31] rien de nouveau ou de pertinent (abstraction faite de votre érudition et de vos connaissances, j’espère pour la bonne cause que vous ferez cette découverte) ; supposons ensuite que votre conception étroite de la religion, simple résultat d’une observation superficielle, ne s’élargisse et ne se transforme pas ; supposons encore que vous soyez capables de mépriser le fait que le Cœur est orienté vers ce qui est éternel, et que puisse vous sembler ridicule le fait de considérer également de ce point de vue tout ce que les hommes tiennent pour important – dans ce cas je veux bien croire que votre mépris de la religion tient à un penchant de votre nature et je n’ai plus rien à vous dire. Mais n’allez pas craindre que je cherche tout de même, en fin de parcours, à me tirer vulgairement d’affaire en vous montrant combien la religion est nécessaire au maintien du droit et de l’ordre dans ce monde ; combien aussi, en rappelant aux hommes l’existence d’un œil omniscient et d’une puissance infinie, elle remédie à ce que leurs vues ont de borné et leurs pouvoirs de limité ; ou encore combien elle est une amie fidèle et un soutien salutaire de la moralité en soulageant efficacement les hommes faibles dans leur lutte avec eux-mêmes et en leur facilitant l’accomplissement du bien. [32] Tel est, il est vrai, le langage de ceux qui se donnent pour les meilleurs amis et les plus ardents défenseurs de la religion. Mais envers qui ou envers quoi cette manière de penser dénote-t-elle le plus de mépris : envers le droit et la moralité qui sont présentés comme ayant besoin de soutien, ou envers la religion qui est censée les soutenir, ou encore envers vous à qui l’on tient ce langage ? – Je ne veux pas trancher. À supposer que quelqu’un d’autre doive vous en donner le sage conseil, comment pourrais-je avoir le toupet de vous recommander de jouer avec vous-mêmes, dans votre intériorité, à une sorte de jeu de hasard et, sous la pression de ce que vous n’auriez normalement aucune raison de respecter et d’aimer, de vous laisser entraîner à prôner autre chose que ce que vous vénérez de toute façon et à quoi vous consacrez déjà vos forces ? Ou bien, si des recommandations de ce type ne font que vous susurrer à l’oreille ce que vous devriez faire par amour pour le peuple, comment pourriez-vous, vous qui êtes appelés par votre culture à former les autres et à les rendre semblables à vous, comment


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pourriez-vous commencer par les tromper et leur présenter comme saint et efficace cela même qui vous est des plus indifférents et qu’ils devraient rejeter dès qu’ils auraient accédé au même niveau que vous ? Je ne puis recommander une telle façon d’agir ; [33] elle implique la plus pernicieuse hypocrisie envers le monde et envers vous-mêmes, et cette manière de recommander la religion ne peut qu’accroître le mépris dont elle pâtit déjà. Nos institutions civiles souffrent encore de beaucoup d’imperfections et n’ont jusqu’ici que bien peu engagé leurs forces pour parer à l’injustice et pour l’éradiquer, je l’admets ; mais en appeler pour cette raison-là à la religion, quel coupable abandon d’une cause importante et quel timide manque de foi en des améliorations progressives ! Bénéficieriez-vous d’un statut assuré en droit s’il reposait sur la piété ? Si vous partiez d’un tel principe, toute cette conception de la société que vous tenez pourtant pour si sacrée ne vous tomberait-elle pas des mains ? Si la situation vous semble si mauvaise, attaquez-la de front, améliorez les lois, changez les constitutions et adaptez-les les unes aux autres, armez l’État d’un bras de fer, donnez-lui cent yeux s’il ne les a pas encore, et surtout ne le laissez pas fermer ceux qu’il a déjà en l’assoupissant au son d’une lyre captieuse. Ne troquez pas une responsabilité comme celle-là contre une autre, à moins que vous ne l’ayez pas exercée du tout, et ne qualifiez pas de parasite ne pouvant se nourrir que de sèves étrangères l’œuvre d’art la plus sublime de l’humanité [34] – ce serait pour sa honte. Le droit n’a même pas besoin de la moralité, pourtant beaucoup plus proche de lui, pour s’assurer une maîtrise illimitée de ce qui est de son ressort ; il doit répondre entièrement de lui-même. Ceux qui sont chargés de le faire régner doivent le promouvoir partout. Mais en prétendant que c’est possible seulement avec le concours de la religion (en admettant que se laisse utiliser à bien plaire ce dont le Cœur seul engendre l’existence), on donne aussi à entendre que seuls devraient être légitimes les administrateurs du droit qui sont habiles à instiller l’esprit de la religion dans l’âme humaine. Mais dans quelle sombre barbarie de temps calamiteux cela ne nous ferait-il pas retomber ! De son côté, la moralité a tout aussi peu à partager avec la religion ; ceux qui font une différence entre ce monde-ci et un monde de l’au-delà se dupent eux-mêmes ; en tout cas, entre ceux qui ont de la reli-


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  •

PREMIER DISCOURS

: APOLOGIE

gion, tous ne croient à l’existence que d’un seul monde. Si donc l’aspiration au bien-être est un élément étranger à la moralité, ce qui vient ensuite ne doit pas valoir davantage que ce qui précède, et la crainte de l’Éternel ne doit pas compter davantage que celle qu’on ressent devant un homme sage. Si cette adjonction fait perdre à la moralité son éclat et sa fermeté, [35] à combien plus forte raison serait-ce le cas avec l’adjonction d’un élément dont personne ne pourrait nier la forte coloration étrangère. Vous avez certes suffisamment entendu le discours de ceux qui défendent l’indépendance et le pouvoir illimité des lois morales ; mais j’ajoute, moi, que l’on manifeste un bien grand mépris envers la religion en voulant la transplanter dans un autre domaine que le sien, pour qu’elle y serve et y travaille. Elle ne voudrait d’ailleurs pas régner sur un domaine qui n’est pas de son ressort, car elle ne cherche pas à faire des conquêtes pour étendre son pouvoir. La puissance qui lui revient de droit et qu’elle doit sans cesse recommencer à mériter lui suffit ; elle pour qui tout est sacré, considère comme plus sacré encore ce qui occupe le même rang qu’elle dans la nature humaine. Et l’on voudrait qu’elle serve, au sens banal de ce mot, pour répondre au souhait de ceux qui veulent lui assigner un but et lui demandent de se montrer utile ? Quelle déchéance ! Et ses défenseurs devraient avoir la mesquinerie de l’y pousser ? Ceux qui misent tant sur l’utilité et aux yeux de qui même la moralité et le droit sont finalement là pour servir à autre chose, qu’ils sombrent donc eux-mêmes dans ce cycle éternel d’universelle utilité [36] dans lequel ils font sombrer le bien sous tous ses aspects et à quoi aucun homme soucieux d’être quelque chose par luimême ne comprend pas un traître mot ! C’est préférable pour eux que de chercher à s’instaurer en défenseurs de la religion, eux qui sont justement les plus malhabiles à soutenir sa cause. Elle, la céleste, se ferait une belle réputation si elle pouvait ainsi gérer convenablement les affaires terrestres des hommes ! Quel honneur, pour elle qui est libre et sans souci, si elle pouvait se montrer plus vigilante et plus stimulante que la conscience morale ! Mais ce n’est pas encore pour quelque chose de semblable qu’elle va descendre pour vous du ciel. Ce qui n’est aimé et estimé qu’en raison d’un avantage extrinsèque peut fort bien être l’objet d’un besoin impérieux, mais n’est pas pour autant nécessaire par soi-même ; ce peut n’être que l’expression d’un


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vœu pie qui ne se réalisera jamais. Un être raisonnable ne lui attachera aucune valeur extraordinaire, mais seulement le prix qui convient à la chose. Pour la religion, ce prix serait assez minime, et je me montrerais pour le moins fort chiche à cet égard, car je dois l’avouer, je ne crois pas qu’il faille tellement insister sur les mauvaises actions que la religion aurait empêchées ni sur les comportements moraux qu’elle pourrait avoir suscités. Si c’était là tout ce qui lui vaudrait des honneurs, [37] je préfère n’avoir rien à voir dans sa cause. Même si c’était seulement pour la recommander en passant, ce serait trop insignifiant. Une gloire présomptueuse, qui disparaît quand on la considère de plus près, ne peut venir en aide à celle qui a de plus hautes prétentions. Ce que j’affirme, c’est que la religion jaillit nécessairement et par elle-même de l’intimité de toute âme de qualité ; c’est qu’elle a dans le Cœur une province qui lui est propre et sur laquelle elle règne sans partage ; c’est qu’elle est digne d’animer de sa force la plus intérieure les êtres les plus nobles et les plus évolués, et d’être connue d’eux dans leur être le plus intime. Et c’est ce dont je voudrais bien pouvoir l’assurer. À vous, maintenant, de décider s’il vaut la peine de m’écouter avant de vous engoncer encore davantage dans votre mépris.


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Deuxième Discours

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DEUXIÈME DISCOURS

: D E L’ E S S E N C E D E L A R E L I G I O N

1. Allusion à un texte de CICÉRON, De natura deorum 1, 60.

Je ne le fais naturellement pas comme cet ancien, dans le dessein de garder le silence et de vous abandonner à votre perplexité, mais misant sur votre attente impatiente, pour vous inciter à fixer un moment vos regards sur le point que nous recherchons et à vous débarrasser de toute autre pensée. Ceux qui n’adressent d’incantations qu’à des esprits ordinaires n’exigent-ils pas d’abord de ceux qui désirent assister à une apparition et être initié à ses secrets, de s’y préparer en s’abstenant des questions terrestres et en respectant un silence sacré, puis, sans se laisser distraire par la vue d’objets étrangers, [39] de concentrer leur attention sur le lieu où l’apparition doit se produire ? J’ai bien davantage motif de vous demander de me suivre tout aussi docilement. Je dois en effet évoquer un esprit rare qui ne daigne pas apparaître sous n’importe quel masque déjà bien connu ; vous devrez l’observer longtemps, avec une attention soutenue, pour le reconnaître et discerner ses traits les plus marquants. Il vous faudra considérer les cercles sacrés sans aucun préjugé et avec le sang-froid qui permet de saisir clairement et exactement tous les contours d’un objet, avec aussi le désir intense de comprendre la nature intime de ce qui vous est présenté, sans vous abandonner à la séduction de vieux souvenirs ou de sentiments préconçus. C’est à cette seule condition que, à défaut de vous faire aimer ma vision, je puis au moins espérer vous rallier à l’image que je m’en fais et vous amener à reconnaître en elle quelque chose de céleste.

 

Vous savez sans doute comment, à coup d’hésitations sans cesse répétées et prolongées, le vieux Simonide imposa le calme à quelqu’un qui l’importunait, en lui demandant ce que peuvent bien être les dieux1. J’aimerais hésiter de la même manière en abordant cette question bien plus vaste et importante : « qu’estce que la religion ? »


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Je voudrais pouvoir vous la présenter sous une forme assez familière pour que vous ayez le plaisir de vous souvenir aussitôt de ses traits, de son allure, de ses manières d’être, et puissiez vous écrier : « c’est ainsi que, à l’occasion, je l’ai vue dans la vie ! » Mais ce serait vous induire en erreur ; car, parmi les hommes, elle ne se rencontre pas aussi désaffublée que pour ses thuriféraires, [40] et il y a longtemps qu’elle ne s’est pas fait voir sous la forme qui lui est propre. Il en est des choses spirituelles, et parmi elles de la religion, comme de la mentalité des différents peuples civilisés depuis que des relations de toutes sortes ont accru la diversité de leurs échanges et la masse de ce qui leur est commun : cette mentalité n’apparaît pas de manière claire et précise dans des actes particuliers ; l’imagination est seule en mesure de se faire une idée globale de caractères qui, au plan individuel, ne sont pas repérables autrement qu’en ordre dispersé et mêlés à beaucoup d’éléments étrangers. Vous savez combien l’éducation, aujourd’hui, tend à mettre de l’harmonie en toutes choses ; elle a même instauré dans l’âme humaine une sociabilité et une amitié telles que parmi nous, maintenant, aucune des forces qui l’habitent n’agit en fait isolément, quel que soit notre désir de les séparer par la pensée. Qu’il s’agisse d’amour prévenant ou de soutien charitable, leur mise en œuvre aboutit toujours à ce que l’un l’emporte sur l’autre, ou le dévie de sa route, si bien qu’on chercherait vainement dans ce monde civilisé une action qui donne une expression fidèle de l’une des facultés [41] de l’esprit, que ce soit l’affectivité ou l’entendement, la moralité ou la religion. Ne vous impatientez donc pas et ne croyez pas que je dédaigne le temps présent si, par souci de clarté, je vous ramène assez souvent aux temps plus infantiles où, dans un état d’imperfection, toutes choses étaient encore séparées et isolées les unes des autres ; si je commence d’emblée à vous mettre expressément en garde contre toute confusion entre la religion et ce qui lui ressemble ici ou là, et avec quoi vous la trouverez partout mélangée ; et si je m’applique à revenir sans cesse sur ce point par d’autres voies. Placez-vous au point de vue le plus élevé de la métaphysique et de la morale : vous découvrirez que toutes deux partagent avec la religion le même objet, c’est assavoir l’Univers et le rapport que l’homme entretient avec lui. Cette identité de point de vue est


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  •

DEUXIÈME DISCOURS

: D E L’ E S S E N C E D E L A R E L I G I O N

depuis longtemps à l’origine de nombreux égarements ; c’est la raison pour laquelle la métaphysique et la morale sont entrées en force dans la religion, et bien des choses qui ressortissent à la religion ont pris une forme qui ne leur convenait pas pour se dissimuler dans la métaphysique ou la morale. En déduirez-vous que la religion [42] se confond avec l’une d’elles ? Je sais que votre instinct vous dit le contraire, et cela ressort aussi de votre manière de penser ; car vous n’allez jamais dire que la religion se présente avec la même fermeté d’allure dont se montre capable la métaphysique, et vous ne manquez pas de remarquer non sans insistance que l’histoire religieuse est affligée de très nombreux cas d’immoralité qui sont autant de taches repoussantes. Si donc la religion doit se distinguer de la métaphysique et de la morale quoiqu’elle soit de la même étoffe, il faut bien qu’elle s’oppose d’une manière ou d’une autre à ces deux autres activités de l’esprit ; il faut qu’elle traite cette étoffe tout autrement, qu’elle exprime ou élabore un autre type de rapport avec l’homme, qu’elle recoure à d’autres modes d’action ou poursuive un autre but. C’est le seul moyen, pour ce qui est tissé de la même étoffe, de bénéficier d’une nature particulière et d’une existence spécifique. Je vous le demande : que fait votre métaphysique, ou si vous ne voulez rien savoir de ce nom vieilli, trop historique à vos yeux, que fait votre philosophie transcendantale ? Elle classifie l’Univers et le répartit en différentes catégories d’êtres ; elle cherche les raisons de ce qui est et établit par déduction la nécessité du réel ; elle tire de son propre fonds la réalité du monde et de ses lois. La religion n’a pas à s’égarer [43] dans ce domaine ; elle ne doit pas tendre à définir des essences ou déterminer des natures, ni se perdre dans une infinité de raisons et de déductions, chercher des causes premières et exprimer des vérités éternelles. – Et que fait votre morale ? En se fondant sur la nature de l’homme et sur son rapport à l’Univers, elle développe tout un système de devoirs, ordonnant ou interdisant des actes avec une autorité qui se veut sans limites. À cela non plus, la religion ne doit pas se hasarder ; elle n’a pas à se servir de l’Univers pour en déduire des devoirs ; elle ne doit pas non plus se considérer comme la détentrice d’un code de lois. « Et pourtant ce qu’on appelle religion semble n’être fait que de fragments provenant de ces différents domaines. » – Telle est, il est vrai, la conception la plus répandue. Je vous ai déjà suggéré


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un doute à son endroit ; le moment est venu d’extirper définitivement cette idée de votre esprit. Dans le domaine de la religion, les théoriciens sont des métaphysiciens qui aspirent à connaître la nature de l’Univers et un Être suprême dont cet Univers est l’œuvre ; ils sont cependant assez aimables pour ne pas dédaigner un peu de morale. Les praticiens pour lesquels prime la volonté de Dieu sont des moralistes, mais un peu dans le style de la métaphysique. Prenez l’idée du bien et introduisezla dans la métaphysique [44] comme une loi naturelle édictée par un Être sans limites et sans besoins, puis empruntez à la métaphysique l’idée d’un Être originel et introduisez-la dans la morale pour que l’image du Grand Législateur soit gravée en tête d’un code aussi majestueux, évitant ainsi que cette grande œuvre ne reste anonyme. Mais mélangez et agitez autant que vous voudrez, tout cela ne va jamais ensemble ; vous vous adonnez à un vain jeu de matériaux qui ne s’assimilent pas les uns aux autres ; il ne vous reste toujours que de la métaphysique et de la morale. Vous appelez religion ce mélange d’opinions sur l’Être suprême ou sur le monde, et de commandements pour la conduite d’une vie humaine (ou même de deux) ! Et vous appelez religiosité l’instinct qui est à la recherche de telles opinions, outre les pressentiments obscurs qui sont la sanction ultime de ces commandements ! Mais comment en venez-vous à tenir pour une œuvre originale qu’un individu tirerait de son propre fonds et générerait de sa propre force ce qui n’est que simple compilation, que chrestomathie pour débutants ? Comment vous laissezvous aller à mentionner cela, ne serait-ce que pour le réfuter ? Pourquoi n’en avez-vous pas dès longtemps dissocié les parties constitutives et n’avez-vous pas dénoncé ce honteux plagiat ? J’aurais envie de vous tourmenter avec quelques questions socratiques et de vous faire avouer [45] que, si vous connaissez effectivement les principes selon lesquels, dans les choses les plus ordinaires, le semblable doit aller avec le semblable, et le particulier doit être subordonné au général, vous entendez tout simplement ne pas les appliquer au cas qui nous intéresse ici pour garder la possibilité de faire en société des plaisanteries sur un sujet sérieux. À quoi l’unité de ce tout tient-elle donc ? Quel est le principe qui assure la cohésion de cette matière hétérogène ? Si c’est une


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DEUXIÈME DISCOURS

: D E L’ E S S E N C E D E L A R E L I G I O N

2. Celui de la métaphysique et celui de la religion.

 

force d’attraction caractérisée, vous devez convenir que la religion est ce qu’il y a de plus élevé en philosophie, et que la métaphysique et la morale n’en sont que des départements subordonnés ; car ce qui assure l’unité de deux concepts différents et opposés l’un à l’autre ne peut rien être d’autre que le principe supérieur dont tous deux dépendent. Si vous situez ce principe de liaison dans la métaphysique, et si par conséquent vous posez un Être suprême en législateur moral, vous réduisez à néant la philosophie pratique et vous avouez qu’elle n’est, et la religion avec elle, qu’un chapitre de la philosophie théorique. Si vous voulez soutenir le contraire, vous devez résorber la métaphysique et la religion dans la morale ; mais il est vrai que plus rien ne doit être impossible à cette dernière depuis qu’elle a appris à croire et qu’elle s’est habituée, dans ses vieux jours, à ménager [46] au plus intime de son sanctuaire une petite place tranquille aux embrassades secrètes de deux mondes2 qui s’aiment. Ou bien voudriez-vous dire que, dans la religion, ce qui est métaphysique ne dépend pas de ce qui est moral, et réciproquement – qu’il y aurait donc entre ce qui est pratique et ce qui est théorique un merveilleux parallélisme, et que la religion consisterait précisément à le percevoir et à le figurer ? La réalisation de ce parallélisme ne peut bien sûr être l’affaire ni de la philosophie pratique, car elle ne s’en préoccupe pas, ni de la philosophie théorique, car, fidèle à sa fonction, elle met tout son zèle, autant que faire se peut, à le pourchasser et à le réduire à néant. Mais, poussés par ce besoin, vous êtes depuis un certain temps déjà, je le pense, à la recherche d’une philosophie suprême susceptible de faire l’union de ces deux types de préoccupation ; vous êtes toujours sur le point de la trouver, et la religion en serait si proche ! La philosophie devrait-elle vraiment s’y réfugier, ainsi que ses adversaires le soutiennent si volontiers ? Prenez bien garde à ce que vous dites là. Tout cela ou bien vous fait aboutir à une religion qui domine de haut la philosophie telle qu’elle existe actuellement, ou bien vous oblige à restituer honnêtement à chacune des deux parties [47] ce qui lui appartient et à reconnaître que, en matière de religion, vous ne savez encore rien. Je ne veux pas vous retenir sur la première possibilité, car je n’entends occuper aucune position où je ne puisse me maintenir ; mais vous vous retrouverez sans doute dans la seconde éventualité.


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Soyons sincères entre nous.Vous n’appréciez pas la religion, c’est ce dont nous sommes partis tout à l’heure ; mais en lui faisant une guerre loyale, qui ne va d’ailleurs pas sans exiger de vous des efforts, vous ne voulez pourtant pas avoir bataillé contre une ombre, ce qu’était celle dont nous avons débattu. La religion à laquelle vous vous en prenez doit avoir quelque chose qui lui soit propre et qui soit capable de gagner le cœur des hommes ; elle doit avoir quelque chose de pensable qui donne lieu à un concept à propos duquel on puisse parler et se disputer. Aussi, quand vous cousez ensemble des éléments aussi disparates pour en faire quelque chose qui ne tient pas, je trouve très fâcheux que vous appeliez cela religion et que vous y attachiez tant de vaine importance.Vous nierez avoir usé d’artifices ; du moment que j’ai déjà rejeté les systèmes, les commentaires et les apologies, vous me sommerez de dérouler tous les documents originels de la religion, depuis les beaux poèmes des Grecs jusqu’aux écritures saintes [48] des chrétiens : n’y trouverai-je pas partout exprimées la nature et la volonté des dieux, et partout célébrées la sainteté et la béatitude de celui qui reconnaît cette nature et accomplit cette volonté ? Mais c’est justement ce que je vous ai dit : la religion ne se présente jamais à l’état pur ; tout ce à quoi vous faites allusion n’est qu’adhérences étrangères, et notre tâche est de l’en débarrasser. Prenez le monde de la matière : il ne vous livre aucun élément sous forme de produit naturellement pur – à moins que, comme vous le faites déjà dans le domaine intellectuel, vous ne preniez pour simples des choses non dégrossies ; dégager avec art ces éléments dans leur pureté est en revanche l’objectif constant de la démarche analytique. Il en va de même des choses de l’esprit : vous ne pouvez créer quelque chose d’original si vous n’êtes pas vous mêmes à l’origine de cette création, et cela dans le moment même où vous le créez. Je vous prie de vous mettre d’accord avec vous-mêmes sur ce point, car je ne vais cesser de vous le rappeler. Quant aux documents originels et aux autographes de la religion, le mélange de métaphysique et de morale n’y est pas le simple effet d’un destin inévitable, mais bien plutôt celui d’une disposition concertée et d’un dessein supérieur. Ce qu’on y donne pour premier et pour dernier [49] n’est pas toujours suprême ou vrai. Si seulement vous saviez lire entre les lignes ! Toutes les écritures saintes sont comme les modestes publications qui étaient jadis


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: D E L’ E S S E N C E D E L A R E L I G I O N

« liberté » aussi bien qu’« arbitraire », mais aussi, en l’occurrence, « liberté d’appréciation ».

DEUXIÈME DISCOURS

3. Rouge a raison de traduire ainsi le terme Willkür qui, en allemand, peut signifier

Pour entrer en possession de ce qui lui appartient en propre, la religion renonce à toute prétention sur ce qui relève de la métaphysique et de la morale, et restitue tout ce dont on lui a imposé la charge. Elle ne cherche pas, comme le fait la métaphysique, à expliquer l’Univers et à en déterminer la nature ; elle ne cherche pas, comme la morale, à le perfectionner et à le parachever en misant sur la liberté humaine et sur un libre-arbitre3 d’origine divine. En son essence, elle n’est ni pensée ni action, mais intuition et sentiment. Elle veut intuitionner l’Univers ; elle veut épier avec recueillement les représentations et les actions qui le caractérisent ; dans une passivité d’enfant, elle veut se laisser saisir et gagner par lui. Ce qui constitue son essence et ce qui caractérise

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en usage dans notre modeste patrie et qui traitaient de choses importantes sous un titre insignifiant. Leur titre ne parle certes que de métaphysique et de morale, et elles finissent par revenir volontiers au thème annoncé, mais il vous incombe de briser cette coquille. Il en est comme du diamant, complètement pris dans une vilaine gangue, mais ce n’est pas pour y rester caché, c’est bien plutôt pour qu’on l’y découvre plus sûrement. Transformer les incroyants en prosélytes tient au caractère profond de la religion ; quiconque fait part de la sienne ne peut avoir d’autre but. En fait, ce n’est sans doute pas là pieuse duperie, mais méthode astucieuse pour entrer en matière et paraître préoccupé de ce pour quoi le Sens existe déjà, afin que s’insinue à l’occasion en autrui, sans qu’il le remarque, ce à quoi il a d’abord besoin d’être éveillé. Toute communication de la religion ne pouvant être que rhétorique, se montrer de bonne compagnie est une manière astucieuse de gagner la confiance de son auditeur pour lui parler de ce sujet. Mais non content d’atteindre son but, cet expédient [50] l’a outrepassé dans la mesure où ce voile vous a dissimulé, même à vous, la nature réelle de la religion. Aussi est-il temps de prendre la chose par l’autre bout et de commencer par le contraste tranchant qui oppose la religion à la morale et à la métaphysique. C’est ce que je voulais faire.Votre conception vulgaire m’a perturbé ; j’espère l’avoir écartée ; ne m’interrompez plus.


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son retentissement [51] la situent à tous égards à l’opposé de la métaphysique et de la morale. Comme centre de toutes les relations au sein de l’Univers entier, comme condition de toute existence et comme cause de tout devenir, ces dernières ne veulent rien voir d’autre que l’homme ; la religion entend au contraire voir l’Infini dans l’homme – ne pas voir en lui le décalque, la représentation de l’Infini moins qu’elle ne les voit dans tout autre être fini ou particulier. La métaphysique part de la nature finie de l’homme ; tablant sur l’idée la plus simple qu’on peut se faire de lui et sur ce qu’on sait de ses forces et de sa réceptivité, elle entend déterminer par voie de connaissance consciente la conception qu’il peut se faire de l’Univers et sous quel angle il doit nécessairement le considérer. La religion passe elle aussi toute sa vie dans la nature, mais dans la nature infinie du Tout, de l’Un et de l’Universel. Dans la nature, ce qui vaut de tout être particulier vaut aussi de l’homme ; le but de la religion est de contempler ce qui est particulier et d’y pressentir dans un calme consentement ce que l’homme et tout ce qui l’entoure peuvent vouloir faire ou attendre au sein de cette éternelle effervescence de formes et d’êtres particularisés. La morale part de la liberté saisie dans un acte de conscience ; elle veut en étendre le domaine jusqu’à l’infini et tout lui subordonner. La religion, elle, respire là où la liberté elle-même est déjà redevenue nature ; elle prend l’homme par un autre côté que celui où sont en jeu sa personnalité [52] et les forces dont il dispose, et elle le considère sous un angle où il faut qu’il soit ce qu’il est, qu’il le veuille ou non. Ainsi ne peut-elle avoir son propre domaine et affirmer son propre caractère qu’en abandonnant complètement le domaine de la spéculation comme celui de la pratique ; il faut qu’elle occupe sa place à leur côté pour que leur territoire commun soit entièrement occupé et que la nature humaine, prise sous cet angle-là, soit entièrement achevée. Elle se manifeste à vous comme le troisième élément dont les deux autres ne peuvent absolument pas se passer, comme un pendant naturel dont la dignité et la majesté ne sont pas moindres que les leurs, quel que soit celui des deux que vous vouliez prendre en considération. Vouloir la spéculation et la pratique sans la religion, c’est de la présomption téméraire, de l’hostilité effrontée envers les dieux ; c’est l’esprit impie de Prométhée qui déroba lâchement ce qu’il aurait pu exiger et


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DEUXIÈME DISCOURS

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hommes, le feu qu’ils leur avaient pris.

4. Selon la mythologie grecque, Prométhée a dérobé aux dieux, pour le rendre aux

 

attendre avec une tranquille assurance4. C’est seulement pour les avoir dérobées que l’homme a le sentiment de son infinité et de sa similitude avec Dieu, et il ne peut profiter de ce bien illégitime qu’à condition de prendre conscience de sa finitude, de la contingence de tout ce qui lui donne forme, du fait que tout son être s’évanouit sans bruit dans l’incommensurable. Aussi les dieux ont-ils depuis toujours puni ce sacrilège. La pratique [53] relève de l’art, la spéculation de la science, la religion est Sens et goût de l’Infini. Sans elle, comment la pratique pourrait-elle prendre de la hauteur par rapport à l’ensemble de formes osées ou convenues qui lui sont familières ? Et comment la spéculation pourrait-elle devenir quelque chose de mieux qu’un squelette raide et amaigri ? Ou bien pourquoi, dans son effort pour agir sur l’extérieur et sur l’Univers, votre pratique oublie-t-elle finalement toujours la formation de l’homme luimême ? c’est parce que vous opposez ce dernier à l’Univers et ne le recevez pas des mains de la religion comme une partie de ce Tout et comme quelque chose de sacré. Comment cette pratique en vient-elle, affligeante monotonie, à ne connaître qu’un seul idéal et à en faire la base de tout ? C’est parce que vous fait défaut le sentiment fondamental de la nature infinie et vivante dont la diversité et l’individualité sont le symbole.Tout ce qui est fini ne subsiste que par la détermination de ses limites qui doivent être pour ainsi dire tracées comme une découpe sur l’infini. C’est donc seulement au sein de ces limites que le fini peut être infini et recevoir une forme qui lui soit propre, sinon vous perdez tout dans l’uniformité d’un concept généralisant. Pourquoi la spéculation vous a-t-elle si longtemps donné des illusions au lieu d’un système, et des mots [54] en guise de pensées ? c’est qu’elle manquait de religion, que le sentiment de l’Infini ne l’inspirait pas, que le désir et le respect de cet Infini ne contraignaient pas ses pensées fines et vaporeuses à prendre plus de ferme consistance pour résister à la puissance de cette pression. Tout doit procéder de l’intuition ; celui qui n’est pas animé du désir ardent d’intuitionner l’Infini n’a pas de pierre de touche pour savoir s’il a pensé quelque chose de convenable à son sujet, et à vrai dire il n’en a pas besoin.


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Et qu’adviendra-t-il du triomphe de la spéculation, de l’idéalisme accompli et dans sa plénitude, si la religion ne lui fait pas contrepoids et ne lui donne pas à pressentir un réalisme supérieur à celui dont il fait si hardiment et à si bon droit son subordonné ? Sous prétexte d’éduquer l’Univers, cet idéalisme l’anéantira, il le rabaissera jusqu’à n’être qu’allégorie, simple ombre de notre finitude. Offrez respectueusement avec moi une boucle de vos cheveux aux mânes de Spinoza, le saint réprouvé ! Il était entièrement habité par le Grand Esprit du monde, l’Infini était son alpha [55] et son oméga, l’Univers était son unique et éternel amour ; avec une sainte innocence et une profonde humilité, il se mirait dans le monde éternel et veillait à en être lui-même le plus aimable miroir ; il était plein de religion et plein d’Esprit saint ; c’est aussi pourquoi, seul et inatteignable, il reste un maître dans son art, dominant de haut la gent profane, sans disciples et sans droit de cité. Intuition de l’Univers : familiarisez-vous, je vous prie, avec ce concept ; il est le pivot de tout mon discours, il est la formulation la plus générale et la plus haute de la religion, celle qui vous permet de toujours vous orienter en son sein et de déterminer de la manière la plus exacte son essence et ses limites. Toute intuition procède de l’influence que l’objet intuitionné exerce sur celui qui l’intuitionne, ce dernier reprenant à son compte et récapitulant sous forme de concept, selon les exigences de sa nature, l’action originelle et autonome de l’objet en question. Si les émanations de la lumière n’atteignaient pas votre organe, d’ailleurs sans aucune intervention de votre part, si les plus petites particules matérielles n’affectaient pas mécaniquement ou chimiquement les extrémités de vos doigts, si la pesanteur de ce qui est lourd ne résistait pas à votre force [56] et ne la limitait pas, vous ne pourriez rien intuitionner ni percevoir.Votre intuition et votre perception ne portent donc pas sur la nature des choses, mais sur l’action qu’elles exercent sur vous. Ce que vous en savez ou croyez échappe de très loin au domaine de l’intuition. Il en est ainsi de la religion : l’Univers est sans cesse en activité et se révèle à nous à chaque instant.Toute forme que prend l’Univers, tout être auquel il confère une existence distincte par sa surabondance de vie, toute occasion qu’il suscite en la tirant de son sein toujours riche et fécond – tout cela est une action qu’il


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  •

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exerce sur nous. Prendre par conséquent ce qui est particulier pour une partie du Tout et ce qui est limité pour une représentation de l’Infini, c’est de la religion ; mais vouloir aller plus loin en investiguant plus à fond la nature et la substance du Tout, ce n’est plus de la religion et, même en cherchant à passer pour en être encore, cela finira inévitablement en vaine mythologie. De la religion, c’en était quand les anciens, faisant fi des limitations d’espace et de temps, considéraient toute forme de vie sortant de l’ordinaire, où que ce soit dans le monde, comme l’œuvre et le domaine d’un Être omniprésent ; ils avaient intuitionné un agissement [57] de l’Univers qui leur paraissait curieux dans son unité même, et il appelaient cela religion. De la religion, c’en était quand, voyant les lois éternelles du monde se manifester dans la contingence de tout événement bénéfique, ils dotaient d’un surnom le dieu auquel ils attribuaient ce bienfait et lui construisaient un temple ; ayant vu l’Univers à l’œuvre, ils marquaient de cette manière le caractère et l’individualité de l’événement en question. De la religion, c’en était quand ils prenaient de la hauteur par rapport à l’âge de fer, si aride, d’un monde saturé de conflits et d’inégalités, et croyaient retrouver l’âge d’or dans la joyeuse vie que mènent les dieux de l’Olympe ; ainsi percevaient-ils, par-delà toutes les altérations et tous les maux visibles dont l’origine est dans le conflit des formes finies, l’action toujours alerte, vive et enjouée du monde et de son esprit. Mais leur chronique mirobolante de la généalogie de ces dieux, ou la croyance ultérieure qui nous énumère une longue suite d’émanations et de procréations, ne sont que vaine mythologie. Présenter tous les faits qui se produisent dans ce monde comme les actions d’un dieu, c’est exprimer leur relation avec l’infinité d’un tout et c’est de la religion. En revanche, se creuser l’esprit sur l’être de ce dieu avant que le monde existât [58] ou indépendamment de lui, c’est peut-être bon et nécessaire pour la métaphysique ; pour la religion, cela aussi n’est que vaine mythologie, amplification de ce qui est seulement une aide à la représentation ; or si cette aide était l’essentiel, nous ne serions plus du tout sur le terrain de la religion proprement dite. L’intuition est et reste toujours quelque chose de particulier, de distinct, c’est une perception immédiate, rien de plus ; la relier et l’intégrer dans un tout n’est déjà plus l’affaire du Sens, mais de la pensée abstraite. Ainsi en est-il de la religion : elle s’en tient aux expériences


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immédiates, aux intuitions et aux sentiments que suscitent l’existence et l’activité de l’Univers ; chacune de ces intuitions est une œuvre existant pour elle-même, sans relation avec d’autres ou sans dépendre d’elles. La religion ne connaît ni déductions ni mises en relation ; de tout ce qui peut lui arriver, c’est ce à quoi sa nature répugne le plus. Tout, en elle, est immédiat et vrai par soi-même, et non un fait seulement ou un acte particulier qui pourrait être considéré comme son origine et son début. Pouvez-vous vous représenter quelque chose de plus bizarre qu’un système d’intuitions ? Est-ce que les visions, qui plus est les visions [59] de l’Infini, se laissent mettre en système ? Pouvezvous prétendre qu’on doit avoir telle vision aujourd’hui parce que c’est celle qu’on devait avoir hier ? Tout peut apparaître autrement à quelqu’un qui se tient tout près, derrière ou à côté de vous. Ou bien les différents points à partir desquels un esprit est susceptible d’observer l’Univers sont-ils suffisamment éloignés de vous pour vous permettre de les prendre tous en considération et de déterminer avec exactitude les caractéristiques de chacun d’eux ? Leur nombre n’est-il pas infini et chacun d’eux ne sert-il pas constamment de transition entre deux autres ? Dans cette question, je parle votre langue : ce serait une tâche sans fin, or ce n’est pas le concept d’infini, mais quelque chose de limité et, dans ses limites, d’achevé que vous avez l’habitude de relier à l’expression « système ». Élevez donc vos pensées – pour la plupart d’entre vous il s’agit bien d’une élévation – vers cet infini de l’intuition procédant du Sens5 qu’est le ciel étoilé – ce ciel qu’on admire et qu’on célèbre.Vous ne voudriez pourtant pas appeler système d’intuitions, s’il s’agit bien d’intuitions, [60] les théories astronomiques qui font tourner des milliers de soleils, dotés chacun d’un système cosmique, autour d’un soleil susceptible d’être leur centre commun, puis cherchent à intégrer ce système de systèmes dans un système plus vaste encore, et ainsi de suite vers le centre comme vers la périphérie, jusqu’à l’infini. La seule chose que vous pourriez qualifier de système d’intuitions est le travail ancestral des esprits à l’état d’enfance qui ont enserré la masse infinie de ces manifestations dans des images péremptoires, mais mesquines et inconvenantes. 5. Étant donné l’importance de la notion de « Sens » sous la plume de

Schleiermacher, il semble nécessaire de traduire ainsi, dans la présente occurrence, l’adjectif sinnlich.


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Portez-vous au point le plus éloigné du monde matériel ; de là, vous ne verrez pas seulement les mêmes objets dans un autre ordre et, à supposer que vous vouliez vous en tenir aux images arbitraires que vous vous en faisiez précédemment, vous ne vous en trouverez pas seulement tout désorientés, mais vous découvrirez de plus des objets tout nouveaux dans des régions nouvelles.Vous ne pouvez pas prétendre que votre horizon, fût-il le

 

Or dans ces images, vous le savez, il n’y a pas l’ombre d’un système ; dans leurs interstices, on découvre sans cesse de nouvelles étoiles ; même à l’intérieur de leurs limites, tout reste indéterminé et infini ; et ces images demeurent elles-mêmes quelque chose de purement arbitraire et de très mouvant. Si vous persuadez quelqu’un de dessiner avec vous sur le fond bleu du cosmos l’image de la Grande Ourse, votre interlocuteur ne reste-t-il pas libre malgré tout d’inclure les constellations voisines dans des esquisses très différentes des vôtres ? En fait ce chaos infini, dont chaque point représente à vrai dire un monde, est le symbole le plus approprié et le plus élevé de la religion ; en elle comme en lui, seul ce qui est particulier est nécessaire et vrai, rien ne peut ni ne doit être démontré sur la foi de quelque chose d’autre. Aussi tout détour obligé par le général pour comprendre le particulier, tout assemblage ou tout rattachement de l’un à l’autre, relèvent-ils de deux possibilités : ou bien la relation en question entend établir un lien avec ce qui est intime et essentiel, et elle se situe en terrain aliéné ; [61] ou bien elle n’est que le produit ludique d’une imagination sans frein, et on est en plein arbitraire. À supposer que des milliers d’entre vous aient les mêmes intuitions religieuses, chacun en ferait certainement une esquisse différente pour se rappeler comment il a vu les choses, juxtaposées ou successivement ; cela ne dépendrait pas de son Cœur, mais seulement d’une disposition fortuite ou d’un petit détail. Chacun peut bien avoir son propre agencement et ses propres rubriques, le particulier n’y gagnera ni n’y perdra rien ; la personne vraiment au clair sur sa religion et sur ce qui en est l’essence situera le particulier bien au-dessus de toute cohésion apparente et n’en sacrifiera pas la plus petite partie à cette illusion de cohérence. C’est précisément en raison de cette capacité du particulier de subsister par lui-même que le domaine de l’intuition est si infini.


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plus vaste, englobe tout, [62] ni qu’il n’y a plus rien à intuitionner en dehors de lui, ni non plus que rien de ce qui s’y trouve n’échappe à votre regard, fût-il le plus exercé ; vous ne trouvez nulle part de limites, et votre pensée n’en peut concevoir aucune. Cela vaut pour la religion en un sens encore bien plus élevé ; en vous postant à un point opposé à celui du monde matériel, vous ne bénéficieriez pas seulement de nouvelles intuitions touchant à de nouveaux domaines, mais c’est aussi dans l’espace ancien et familier que les éléments premiers fusionneraient en de nouvelles formes, et tout serait différent. Si la religion est infinie, ce n’est en effet pas seulement parce que l’activité et la passivité alternent sans fin entre le Cœur et le même matériau limité (cette alternance, vous le savez, est l’unique infinité dont peut se prévaloir la spéculation) ; ce n’est pas non plus parce que la religion, en direction de l’intériorité, est aussi peu susceptible d’accomplissement que la morale. Infinie, la religion l’est dans toutes les directions : un infini de la matière et de la forme, de l’être, de la vision et du savoir. Le sentiment de cet infini doit accompagner quiconque a réellement de la religion. Chacun doit être conscient du fait que sa religion n’est que la partie d’un tout, qu’il y a des manières complètement différentes et pourtant aussi pieuses que les siennes de considérer les objets qui le touchent sous l’angle religieux, et qu’il n’a peut-être aucune affinité pour des intuitions et des sentiments [63] qu’éveillent d’autres éléments de la religion. Vous voyez quelle belle modestie, quelle tolérance aimable et accueillante sourdent directement du concept de religion, et combien elles lui sont intrinsèquement associées. Aussi est-ce bien à tort que vous vous détournez de la religion, en lui reprochant d’être hargneuse et persécutrice, de ruiner la société et de faire couler le sang comme de l’eau. Accusez-en ceux qui pervertissent la religion, qui la submergent de philosophie et qui veulent la ligoter dans un système. À propos de quoi, dans la religion, s’est-on donc battu, a-t-on formé des partis et a-t-on fomenté des guerres ? Ce fut parfois à propos de la morale et toujours à propos de la métaphysique, mais aucune des deux ne fait partie de la religion. La philosophie, vous le voyez quotidiennement, tend à soumettre ceux qui veulent savoir à un savoir commun ; la religion, elle, ne cherche pas à imposer une même foi et un même sentiment à ceux qui croient et qui sen-


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qui se trouve ainsi exclue de l’Église extérieure, unique en dépit des différences de religion ou à cause d’elles, dont il est question p. [239]. Voir aussi pp. [248] ss. 7. On pourrait être tenté de traduire littéralement gottlos par « sans dieu » ; mais si telle avait été la pensée de Schleiermacher, il aurait écrit ohne Gott.

6. C’est la seule allusion transparente des Discours à l’Église catholique romaine,

 

tent. Elle s’efforce bien sûr d’ouvrir les yeux de ceux qui ne sont pas encore capables d’intuitionner l’Univers, car tout voyant est un nouveau prêtre, un nouveau médiateur, un nouvel organe ; mais c’est précisément la raison pour laquelle elle fuit avec répugnance [64] la froide uniformité qui viendrait derechef ruiner cette divine surabondance. Tout admissible que cela soit du point de vue de la pensée et de la vérité, l’esprit de système rejette à dire vrai ce qui lui est étranger, car si cet élément étranger revendiquait d’y avoir sa place, il pourrait perturber le bel ensemble et les parfaits alignements qui lui sont chers. Cet esprit de système est un foyer de contestations, obligé qu’il est de guerroyer et de persécuter ; en effet, dès que quelque chose de particulier est mis en relation avec autre chose de particulier et de fini, l’un ces deux éléments, du seul fait de son existence, menace de détruire l’autre. Dans l’infini, en revanche, toutes les finitudes coexistent sans s’importuner mutuellement ; tout est un, tout est vrai. Aussi tous ces dérapages sont-ils à mettre au compte des tenants de l’esprit de système. La nouvelle Rome6, impie 7 mais conséquente, brandit les foudres de l’excommunication et expulse des hérétiques ; animée d’une piété et d’une religion de grand style, la Rome antique, elle, se montrait accueillante à n’importe quel dieu et se trouvait ainsi riche en divinités. Les partisans de la lettre morte, rejetée par la religion, ont rempli le monde de tumulte et de vociférations, tandis que les vrais contemplateurs de l’Éternel ont toujours été des âmes paisibles : ou bien ils restaient seuls avec eux-mêmes et avec l’Infini, ou bien, préoccupés de leur entourage, ils ont cherché à donner à quiconque ne faisait que comprendre la grande Parole la possibilité de la recevoir chacun à sa manière. Forte de ce large coup d’œil [65] et de ce sentiment de l’infini, la religion prend en considération même ce qui se trouve hors de son domaine, et les jugements qu’elle est capable de porter ou les points de vue qu’elle est susceptible d’adopter sont d’une infinie diversité – une aptitude qui, en fait, ne se retrouve pas ailleurs. Laissez n’importe quoi d’autre que la religion inspirer l’homme (je n’exclus ni la moralité ni la philosophie et en appelle


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bien plutôt à votre expérience), sa pensée et ses aspirations, quel que soit leur objet, tracent autour de lui un cercle étroit dans lequel se trouve enserré ce qu’il tient pour la réalité suprême, et en dehors de quoi tout lui semble indigne et vulgaire. Dans ce monde, quiconque entend ne penser que de manière systématique, n’agir qu’en fonction d’un principe et d’un dessein, et contraindre toute chose à s’y conformer, finit inévitablement par se limiter lui-même et ne cesse d’éprouver de l’antipathie pour ce qui contrecarre ses faits et gestes. Seule la tendance à l’intuition, quand elle porte sur l’Infini, met le Cœur au bénéfice d’une liberté illimitée ; seule la religion le sauve des chaînes ignominieuses de l’opinion et de la convoitise. Elle tient tout ce qui est pour nécessaire, et tout ce qui peut être pour une image vraie et indispensable de l’Infini ; chacun n’a plus qu’à repérer le point [66] à partir duquel se découvre à lui sa relation à l’Infini. Alors que, prise pour elle-même ou tributaire d’autres relations, une chose en devient condamnable, elle s’avère toujours digne d’exister, d’être conservée et prise en considération quand elle est vue sous l’angle de cette contemplation. Pour un Cœur pieux, la religion confère valeur et sainteté à tout, même à l’infamie et au sacrilège – à tout ce qu’il touche ou ne touche pas, à tout ce qui se trouve ou ne se trouve pas dans son propre système de pensées, à tout ce qui correspond ou non à sa sensibilité particulière. La religion est l’ennemi inimitable et juré de toute pédanterie et de toute partialité. Enfin, pour parachever le tableau général de la religion, rappelezvous que, par nature, toute intuition est liée à un sentiment.Vos organes établissent la liaison entre l’objet et vous ; pour vous révéler son existence, l’objet doit exercer toutes sortes d’influences sur vos organes, ce qui provoque une modification de votre conscience intime. Souvent, il est vrai, vous ne vous rendez guère compte de ce sentiment, mais en d’autres circonstances il peut atteindre une telle violence que vous en oublieriez et l’objet et vous-mêmes ; tout votre système nerveux peut en être si affecté que cette sensation seule y prévaut [67] longtemps, que longtemps encore elle y prolonge son écho et s’y oppose à l’effet d’autres impressions. Mais qu’une action soit suscitée en vous et que l’automaticité de votre esprit s’en trouve mise en mouvement, n’attribuerez-vous pas cela à l’influence d’autres objets extérieurs ? Vous avouerez pourtant qu’une action de ce type


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excède de beaucoup la capacité des sentiments, même les plus forts, et doit sourdre en vous d’une tout autre source. Or tel est bien le cas de la religion : l’Univers établit une nouvelle relation avec votre Cœur et avec ce que vous êtes, au gré des mêmes actions qui lui permettent de se révéler à vous dans le fini ; quand vous l’intuitionnez, vous devez nécessairement être sous l’emprise de toutes sortes de sentiments. Juste avec cette précision que, dans la religion, la relation entre l’intuition et le sentiment est plus solide et d’un autre ordre que d’ordinaire, et que la première ne l’emporte jamais sur le second au point de l’étouffer. N’est-ce pas au contraire un miracle que le monde éternel agisse sur les organes de notre esprit comme le soleil sur notre œil – qu’il nous aveugle au point que, à l’instant même, tout le reste disparaisse de notre vue, et que son image s’imprime encore longtemps sur les objets que nous regardons et les submerge [68] de son éclat ? Ainsi, tout comme l’Univers conditionne les caractéristiques de votre religion individuelle par la manière particulière dont il se présente à vous dans vos intuitions, de même la force des sentiments dont il vient d’être question détermine le degré de votre religiosité. Plus le Sens est sain, plus sa perception de chaque impression sera sagace et précise ; plus le désir d’appréhender l’Infini est irrésistible, et plus sera variée la manière dont, partout et sans relâche, le Cœur s’en trouve saisi ; ce dernier en ressentira des impressions d’autant plus profondes, qui se réactiveront et l’emporteront toujours d’autant plus facilement sur toutes les autres impressions. Voilà, sur ce versant, l’étendue du domaine qui relève de la religion ; aussi les sentiments qu’elle éveille ne peuvent-ils qu’avoir empire sur nous, et devons-nous les exprimer, les entretenir, les manifester. Mais chercheriez-vous à transposer ces sentiments hors de leur domaine, à attendre d’eux qu’ils vous motivent pour des actions dignes de ce nom ou qu’ils vous poussent à commettre certains actes, vous vous trouveriez en terrain étranger ; et si vous preniez néanmoins cela pour de la religion, vous sombreriez dans une superstition dépourvue de sainteté, toute raisonnable et digne d’éloges que paraisse votre entreprise. Toute action digne de ce nom doit être morale et peut l’être ; les sentiments religieux, en revanche, doivent accompagner tout acte humain comme une musique sacrée ; l’homme doit tout


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faire [69] avec religion, rien par religion. Si vous ne comprenez pas que toute action doit être morale, j’ajoute que cela vaut aussi pour tout le reste. L’homme doit agir avec calme et quoi qu’il entreprenne, il doit le faire avec circonspection. Interrogez les moralistes, les politiciens, les artistes, tous vous diront que c’est là leur première consigne ; ce qui n’empêche pas l’homme de perdre ce calme et cette circonspection quand la violence et les turbulences du sentiment religieux le poussent à agir. Mais de tels débordements ne sont pas naturels ; par nature, les sentiments religieux paralysent l’homme dans sa capacité d’agir et l’incitent à s’abandonner à une calme jouissance. C’est aussi la raison pour laquelle les hommes les plus religieux, qui n’avaient pas d’autres motifs d’agir et n’étaient que religieux, quittaient le monde et s’adonnaient entièrement à l’intuition, sans autre activité. L’homme doit exercer une contrainte sur lui-même et sur ses sentiments pieux pour obtenir d’eux qu’ils le poussent à entreprendre certaines actions ; sur ce point, je n’ai d’ailleurs qu’à m’en référer à vous qui reprochez justement à beaucoup d’actions insensées et contraires à la nature de procéder de cette motivation-là. Comme vous le voyez, je n’abandonne pas à vos critiques ces actions-là seulement, mais aussi [70] les meilleures et les plus dignes d’éloges. Prenez la pratique de rituels insignifiants ou l’accomplissement de bonnes œuvres, l’immolation d’êtres humains sur des autels sanglants ou le bonheur que leur dispensent des mains bien intentionnées, le fait que des gens passent leur vie dans une morne oisiveté, ou sous le poids d’un ordre insipide, ou encore dans la voluptueuse légèreté des plaisirs sensuels : si on les envisage sous l’angle de la morale, de la vie ou des relations mondaines, ce sont là des choses aussi différentes les unes des autres que le ciel est éloigné de la terre. Mais si ces faits sont censés appartenir à la religion ou découler d’elle, tous, quels qu’ils soient, se ressemblent et ne sont que superstition servile.Vous blâmez les gens dont le comportement dépend de l’impression que quelqu’un leur fait ; vous ne voulez pas que notre sentiment, même le plus juste, sur la réaction de quelqu’un nous incite à des actes que nous n’avons pas de meilleures raisons de commettre. Dans ce cas, vous devez aussi blâmer les gens dont les actes devraient toujours viser le Tout, mais ne sont en fait motivés que par les sentiments que le Tout éveille en eux ; on


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DEUXIÈME DISCOURS

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8. Allusion à Matthieu 26, 53. 9. Allusion à Matthieu 4, 11.

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les reconnaît au fait qu’ils font bon marché de leur dignité, non seulement du point de vue de la morale, puisqu’ils laissent le champ libre à des motivations qui leur sont étrangères, [71] mais aussi de celui de la religion, puisqu’ils cessent d’être des parties du Tout, libres et agissant par leurs propres forces ; or à ses yeux à elle, c’est cela seulement qui pourrait leur conférer une réelle valeur. Tout ce malentendu selon lequel la religion devrait agir ne peut éviter de donner simultanément lieu à un terrible mésusage et de finir dans le malheur et le délabrement, quelle que soit la direction dans laquelle cette action se dirige. Le but de l’être pieux est en revanche d’avoir l’âme pleine de religion, au gré d’une activité paisible qui doit sourdre de sa propre source. Il n’y a que des esprits mauvais, et non des bons, pour prendre possession de l’homme et le pousser à agir ; la légion d’anges dont le Père céleste a doté son Fils 8 n’était pas en lui, mais autour de lui ; ces anges ne le secondaient pas non plus dans ses faits et gestes, et ils n’avaient pas à le faire ; en revanche ils répandaient calme et sérénité dans son âme exténuée à force d’agir et de penser ; dans les instants où l’action mobilisait toutes ses forces, il lui arrivait bien de les perdre parfois de vue, mais ils revenaient planer autour de lui en une joyeuse cohorte et ils le servaient 9. Avant que je vous initie à ce que ces intuitions et ces sentiments ont de particulier (c’est ce dont je dois vous entretenir incessamment), permettez-moi un instant [72] de regretter de ne pouvoir parler que séparément de ces deux aspects de notre sensibilité ; aussi mon discours perd-il de vue ce que l’esprit de la religion a de plus subtil, et ne puis-je dévoiler son secret le plus intime que de manière hésitante et incertaine. Mais c’est une nécessité de la réflexion que de séparer intuitions et sentiments. Qui d’ailleurs, pour parler de quelque chose qui relève de la conscience, pourrait éviter d’en passer par ce médium-là ? Cette séparation s’impose inévitablement, non seulement lorsque nous voulons faire part d’une émotion intime de notre Cœur, mais aussi quand, en nous-mêmes, nous n’en faisons qu’un objet à observer et que nous en prenons distinctement conscience : le fait en question fusionne avec la conscience originelle que nous avons de notre double activité – d’une part l’activité qui domine et qui agit vers


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l’extérieur, d’autre part celle qui, se contentant d’esquisses et de copies, semble bien plutôt être au service des choses. Dès que cette fusion a lieu, le fait le plus simple se fractionne en éléments de deux catégories opposées : les uns s’assemblent pour former un objet, les autres se fraient un passage jusqu’au centre de notre être, et là, ils entrent en effervescence avec nos instincts originels et donnent lieu à un sentiment évanescent. Même en comptant sur l’activité la plus intime du Sens religieux, [73] nous ne pouvons échapper à ce destin ; ce n’est que sous cette forme dissociée que nous pouvons faire émerger les produits de cette activité et les communiquer à autrui. Mais, car c’est l’une des erreurs les plus dangereuses, n’allez pas penser qu’à l’origine, dans les premières émotions du Cœur, les intuitions et les sentiments relevant de la religion puissent être aussi dissociés qu’ils le sont sous la forme où nous devons malheureusement les examiner ici. Sans sentiment, l’intuition n’est rien, et ne peut avoir ni l’origine ni la force qu’elle devrait avoir ; sans intuition, le sentiment n’est rien non plus : tous deux ne sont quelque chose qu’au moment où ils sont unis et inséparables, cela parce qu’ils le sont dès l’origine. Je sais à quel point est indescriptible et avec quelle rapidité passe le premier instant mystérieux qui, dans toute perception sensible, précède la dissociation de l’intuition et du sentiment – cet instant où le Sens et son objet se confondent et forment en quelque sorte une unité avant de reprendre chacun sa place initiale ; mais je voudrais que vous puissiez le retenir et même le reconnaître quand il se produit dans l’activité religieuse, supérieure et divine, du Cœur. Si seulement je pouvais me permettre d’exprimer cet instant ou au moins de le signaler sans le profaner ! Il est fugace et transparent comme le premier [74] parfum qu’exhale la rosée lorsque les fleurs se réveillent ; il est pudique et délicat comme un baiser virginal, saint et fécond comme une étreinte nuptiale ; non, il n’est pas semblable à cela, il est lui-même tout cela. Avec une prodigieuse rapidité, un phénomène, un incident se déploie jusqu’à devenir image de l’Univers. Mon âme vole au-devant de cette figure aimée et toujours recherchée, quelle que soit la forme sous laquelle elle se présente ; je ne l’étreins pas comme une ombre, mais comme l’Être saint lui-même. Je repose sur le sein du monde infini : dans cet instant, je suis son âme, car je ressens comme miennes toutes ses forces et sa vie infinie. Dans cet


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instant, il est mon corps, car je perçois ses muscles et ses membres au même titre que les miens, et ses nerfs les plus cachés réagissent aux ordres de mon Sens et de mon intuition comme s’ils étaient miens. À la moindre secousse, cette sainte étreinte se relâche ; c’est alors seulement que l’objet de mon intuition se présente à moi sous la forme d’une figure séparée ; je le mesure et il se reflète dans l’âme disponible comme l’image de l’aimée se reflète dans l’œil entrouvert du jeune homme quand elle s’arrache à lui et que, à ce moment-là seulement, quand le sentiment échappe à l’intériorité, le rougeoiement [75] de la pudeur et du plaisir se répand sur sa joue. Ce moment est celui où culmine la floraison de la religion. Je serais un dieu si je pouvais le susciter pour vous – que le saint destin me pardonne d’avoir dû dévoiler des mystères plus grands que ceux d’Eleusis. Cette heure est celle où naît tout ce qu’il y a de vivant dans la religion. Mais il en est comme de la conscience première de l’homme : elle se retranche dans l’obscurité d’une création originelle et éternelle, et ne lui laisse que ce qu’elle a conçu. Je ne puis évoquer pour vous que les intuitions et les sentiments qui procèdent de tels moments. Mais tenez-vous le pour dit : à supposer que vous compreniez à fond ces intuitions et ces sentiments, que vous croyiez en avoir en vous la conscience la plus claire, mais que vous ne sachiez ni ne puissiez montrer qu’ils ont pris leur essor en vous dans des instants semblables et qu’au début ils y formaient une unité sans division, dans ce cas ne cherchez plus à en persuader ni moi ni vous-mêmes, car ce n’est pas ce qui s’est passé : votre âme n’a jamais rien conçu et vous n’avez fait qu’adopter des enfants venus d’ailleurs, engendrés par d’autres âmes, en dissimulant le sentiment de votre faiblesse. Aussi, je vous le dis, ceux qui flânent [76] en se targuant de religion sont à considérer comme des impies, éloignés de toute vie divine. Dans ces conditions, l’un a des intuitions du monde et dispose de formulations pour les exprimer, l’autre a des sentiments et des expériences intimes auxquelles il se réfère pour en rendre compte. Le premier entortille ses formulations les unes dans les autres, le second fait de ses expériences la trame d’un plan de salut, et le débat porte alors sur le nombre de concepts et d’explications, ou de sentiments et de sensations, qu’il faudrait mettre ensemble pour constituer une religion valable, qui ne soit ni froide ni exaltée.


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Quels insensés et quels indolents de cœur vous faites! Ne savez-vous donc pas que tous ces concepts et explications ne sont que des décompositions du Sens religieux qui auraient dû être l’œuvre de votre réflexion à vous ? Si toutefois vous n’êtes pas conscients d’avoir disposé de quelque chose que votre réflexion pouvait décomposer, d’où tenez-vous donc tout ce dont il est question ? Vous avez de la mémoire et un don d’imitation, mais pas de religion.Vous n’avez pas eu les intuitions dont vous savez formuler l’expression, mais vous avez appris ces formules par cœur et vous les gardez en mémoire ; quant à vos sentiments, ils ressemblent à des mimiques de physionomies étrangères et sont par conséquent des caricatures. Et c’est avec ces morceaux sans vie et en ruine que vous voudriez constituer une religion ? On peut évidemment décomposer les sucs d’un corps organique [77] en ses principaux composants ; mais prenez à présent ces éléments dissociés les uns des autres, mélangez-les dans toutes les proportions et traitez-les selon tous les procédés que vous voudrez, pourrez-vous en refaire le sang dont le cœur a besoin ? Ce qui est mort pourra-t-il circuler de nouveau dans un corps vivant et ne faire qu’un avec lui ? Le savoir-faire10 humain ne parvient pas à reconstituer les produits de la nature vivante à partir de ses composants dissociés, et vous ne réussirez pas à le faire avec la religion, si c’est encore entièrement par la voie de l’extériorité que vous avez intégré ses différents éléments dans votre imagination ; la religion doit venir de l’intérieur. La vie divine est comme une plante délicate dont les fleurs s’élaborent dans le bouton encore fermé, et dans leur sainteté, les intuitions et sentiments que vous pourriez chercher à conserver par séchage sont les beaux calices et les belles corolles qui s’épanouissent peu après cette opération secrète, mais pour retomber tout aussitôt. De nouvelles plantes ne cessent toutefois de surgir de la plénitude de la vie intérieure – car la végétation divine crée autour d’elle un climat paradisiaque qu’aucune saison n’altère – et les anciennes fleurs, reconnaissantes, jonchent et embellissent le sol qui recouvre leurs racines et dont elles ont été nourries, et elles exhalent encore leur parfum en un souvenir délectable [78] le long du tronc qui les a portées. De ces boutons, de ces corolles et de ces calices, je vais maintenant tresser pour vous une sainte couronne. 10. Littéralement « l’art », mais dans le sens de la maîtrise d’un tournemain.


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rendre le terme allemand Bildung.

11. Les deux mots français « éducation » et « culture » sont ici nécessaires pour

 

Si, en fait de religion, c’est à la nature qui nous entoure que je vous conduis – cette nature que tant de gens tiennent pour le sanctuaire le plus intime de la religion, et pour le premier et le plus important temple de la divinité – ce ne sera qu’à son parvis le plus extérieur. La crainte des forces matérielles et la joie qu’on éprouve devant les beautés de la nature corporelle ne peuvent et ne doivent ni l’une ni l’autre vous procurer la première intuition du monde et de son esprit. Ce n’est ni dans le tonnerre du ciel ni dans les flots terrifiants de la mer que vous reconnaîtrez l’Être tout-puissant ; ce n’est pas non plus dans l’éclat des fleurs ni dans le flamboiement d’un coucher de soleil que vous rencontrerez l’Être aimable et plein de bonté. Il est possible que cette crainte et cette joyeuse jouissance aient toutes deux prédisposé à la religion les fils de la terre les plus frustes, mais ces impressions n’étaient pas elles-mêmes de la religion. Tous les pressentiments de l’invisible que l’homme a eus par ce biais-là n’étaient pas religieux, mais philosophiques ; ce n’étaient pas des intuitions du monde et de son esprit (ce ne sont que des coups d’œil sur du particulier incompréhensible et incommensurable), mais une quête et une recherche de la cause primordiale et [79] de la force originelle. Il en est de ces frustes commencements dans la religion comme de tout ce qui appartient à la simplicité originelle de la nature. Les phénomènes naturels n’ont la force d’émouvoir le Cœur que dans la mesure où cette simplicité subsiste encore ; peut-être qu’au point culminant d’une perfection que nous n’avons pas encore atteinte, l’art et notre bon plaisir transformeront tout cela en une réalité de plus haut niveau ; mais sur le chemin de l’éducation et de la culture11, cette éventualité est heureusement condamnée à un échec inévitable, car elle ne ferait qu’en retarder l’avancée. C’est le chemin sur lequel nous sommes engagés, aussi aucune religion ne peut-elle nous venir de ces émotions du Cœur. Le premier but de tous les efforts visant à éduquer la terre est bien de mettre fin à la domination des forces naturelles sur l’homme et de faire cesser toutes les craintes qu’il en conçoit ; comment en effet l’intuition de l’Univers pourrait-elle nous venir de ce que nous cherchons à nous assujettir et que nous nous sommes déjà assujetti en partie ? Les foudres de Jupiter ne nous effraient


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plus depuis que Vulcain nous a confectionné un bouclier pour nous en protéger.Vesta protège ce qu’elle a obtenu de Neptune contre les coups les plus furieux de son trident, et les enfants de Mars s’unissent à ceux d’Esculape pour nous préserver des traits d’Apollon qui entraînent une mort immédiate. [80] Ainsi ces dieux, si tant est que la peur leur a donné forme, s’anéantissentils les uns les autres et, depuis que Prométhée nous a appris à soudoyer tantôt l’un, tantôt l’autre, l’homme regarde en vainqueur et en souriant leur guerre généralisée. Aimer l’esprit du monde et contempler avec joie son activité, tel est le but de notre religion, et il n’y a pas de crainte dans l’amour 12. Il n’en va pas autrement avec les beautés du globe terrestre auxquelles l’homme, à son stade infantile, porte un amour si fervent. Qu’est-il donc, le jeu de couleurs délicat qui réjouit votre œil lors des nombreuses manifestations du firmament et qui, pour votre plus grande satisfaction, retient votre regard sur les produits les plus agréables de la nature végétale ? Qu’est-il, non dans votre œil, mais dans l’Univers et pour lui ? Telle est la question que vous devez poser si vous voulez que ce jeu de couleurs représente quelque chose pour votre religion. Semblable à une apparence fortuite, il disparaît dès que vous pensez à la matière omniprésente dont il accompagne les déploiements. Songez au fait que, sans perturber la nature, vous pouvez priver une plante de toutes ses beautés en la mettant dans une cave ; songez que le magnifique rayon de lumière à la vie13 duquel vous participez de toute votre âme n’est rien d’autre que ce même torrent de lumière se réfractant, mais autrement, dans la mer [81] plus vaste des vapeurs terrestres ; songez que les Orientaux voient déjà la lueur faiblissante du soleil couchant dans les mêmes rayons dont vous ne supportez pas l’éclat aveuglant au milieu de la journée – vous devez songer à tout cela si vous voulez considérer ces faits en fonction du Tout ; quelle que soit la force avec laquelle ces phénomènes vous émeuvent, vous trouverez alors qu’ils ne sont pas de nature à vous donner l’intuition du monde. Peut-être qu’un jour, parvenus à un niveau supérieur, nous trouverons 12. Allusion à I Jean 4, 18. 13. Günter MECKENSTOCK, dans la récente réédition des Reden de la Kritische

Gesamtausgabe des œuvres de Schleiermacher, considère à juste titre que le terme Reben, inexistant en allemand, est le résultat d’une coquille typographique et doit être remplacé par Leben.


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répandu dans tout l’Univers, et le dominant, ce qu’ici, sur cette terre, nous devons soumettre à notre volonté, et qu’alors un saint frisson nous saisira devant l’unité et l’omniprésence de la force corporelle elle-même ; peut-être aussi découvrirons-nous avec étonnement dans cette apparence le même Esprit qui anime le Tout ; mais ce sera quelque chose d’autre et de plus élevé que la crainte et l’amour dont il a été question plus haut. Les héros de la raison qui sont parmi vous n’ont pas matière à se moquer du fait que l’on voudrait les conduire à la religion en les assujettissant à une thématique morte ou en recourant à de la poésie sonnant creux ; et les âmes sensibles ne sont pas obligées de croire qu’il soit si facile d’y parvenir. Dans la nature corporelle, il y a certainement quelque chose de plus essentiel que ce dont nous pouvons avoir l’intuition. Quand l’homme se trouve devant l’infinité de cette nature, devant les masses énormes [82] répandues dans cet espace immense, parcourant d’incommensurables orbites, ne se prosterne-t-il pas avec respect en pensant au monde et en le contemplant ? Seulement, je vous en prie, ne me donnez pas pour de la religion ce que vous ressentez en un tel moment. L’espace et la masse n’épuisent pas la réalité du monde et ne sont pas la texture de la religion ; c’est une manière de penser infantile que d’y chercher l’infinitude. Quand on ignorait complètement que les points lumineux dans le ciel sont des mondes et qu’on n’en avait pas encore découvert la moitié, l’Univers n’était pourtant pas un objet d’intuition moins majestueux que maintenant, et celui qui dénigrait la religion n’avait pas davantage d’excuses qu’aujourd’hui. Le corps le plus limité n’est-il pas à cet égard aussi infini que tous ces mondes ? L’incapacité de vos sens ne peut faire la fierté de votre esprit, et qu’importent à l’esprit les chiffres et les grandeurs alors qu’il se montre capable d’en résumer toute l’infinité en petites formules et d’en faire l’objet de calculs comme s’il s’agissait de quelque chose d’insignifiant ? En fait, ce ne sont pas les masses du monde extérieur qui parlent à l’esprit, mais ses lois. Élevez-vous jusqu’au point de vue qui vous permettra de saisir comment ces lois embrassent tout, ce qui est le plus grand comme ce qui est le plus petit, [83] les systèmes cosmiques comme le grain de poussière qui ne cesse de flotter de-ci de-là dans l’air, et dites-moi alors si vous n’intuitionnez pas l’unité divine et l’éternelle immuabilité du monde. Dans son


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intuition de l’Univers, le regard ordinaire ne saisit d’abord que l’aspect le moins important de ces lois : l’ordre dans lequel se reconduisent tous les mouvements du ciel et de la terre, la trajectoire déterminée des astres et le va-et-vient régulier de toutes les forces organiques, la perpétuelle infaillibilité des orientations que prend la nature plastique. Si, devant une œuvre d’art de grandes dimensions, vous n’en observez qu’une petite partie et si, dans les fragments de cette partie, vous ne retenez que la beauté de certains tracés et de certaines proportions, sans prendre en considération la règle qui préside à l’ensemble, ne tiendrez-vous pas pour l’œuvre elle-même, plutôt qu’un de ses fragments, la partie sur laquelle vous avez fixé votre attention ? Ne jugerezvous pas que l’œuvre dans son entier, si elle était traitée de part en part dans le même style, manquerait de l’élan, de la hardiesse et de tout ce qui fait pressentir un grand esprit ? Pour que ces fragments vous fassent pressentir une sublime unité, [84] une cohérence puissamment pensée, il faut absolument que, en plus d’une tendance générale à l’ordre et à l’harmonie, ils témoignent de proportions dont ils ne permettent pas de déterminer complètement l’échelle. Le monde aussi est une œuvre dont vous n’embrassez du regard qu’une partie, et même si cette partie constituait un tout parfaitement ordonné, vous ne pourriez vous faire une idée suffisamment élevée de l’ensemble. Vous voyez donc que, dans notre conception intuitive du monde, ce qui sert souvent à rejeter la religion a pour elle plus de valeur que l’ordre qui s’offre d’abord à nos regards et dont l’existence se déduit de l’observation d’une partie seulement de la réalité. Dans la religion des anciens, les divinités inférieures et les vierges à leur service ne contrôlaient que ce qui se répétait sous une forme immuable, dans un ordre connu d’avance ; en revanche, les anomalies que l’on ne comprenait pas et les révolutions qui ne répondaient à aucune loi passaient pour l’œuvre du Père des dieux. Les perturbations dans le cours des astres font présager une unité supérieure, une combinaison plus hardie que celle que nous déduisons de la régularité de leur parcours, et les anomalies et jeux gratuits de la nature plastique nous obligent à voir qu’elle traite ses formes les plus arrêtées avec un arbitraire voire une imagination [85] dont nous ne pourrions découvrir la règle que depuis un point de vue supérieur. Que nous voilà encore loin de ce que serait le point


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14. Citation libre de Matthieu 6, 26.

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de vue suprême et combien incomplète reste par conséquent notre intuition du monde ! Considérez la loi selon laquelle partout dans le monde, autant que vous pouvez en juger, ce qui est vivant se comporte envers ce qui est à tenir pour mort par rapport à lui ; voyez comme tout ce qui est vivant se nourrit et ingère de force la substance morte dans ce qui le fait vivre ; voyez comme tout ce qui est vivant a des réserves de provisions qui nous entourent de tous côtés – des réserves qui ne sont pas de la matière morte, mais du vivant qui ne cesse lui-même de se reproduire partout ; et malgré toute la diversité des formes de vie et l’énorme quantité de matière que chacun consomme à son tour, voyez comme chaque être vivant dispose en suffisance de ce dont il a besoin pour parcourir le cycle de son existence, et n’est par conséquent sous la menace que d’un destin interne et non d’une insuffisance extérieure. Quelle profusion infinie se manifeste là, quelle richesse surabondante ! Comme nous voilà émus par l’impression que nous fait cette prévoyance maternelle et par la confiance enfantine que nous avons de pouvoir continuer à jouir sans souci de la douceur de vivre dans ce monde débordant de richesses ! Voyez les lis des champs, ils ne sèment ni ne moissonnent, et votre [86] Père céleste cependant les nourrit ; ne vous faites donc pas de soucis14. Ce regard joyeux, cet état d’esprit serein et léger est aussi ce que l’un des plus grands héros de la religion a conquis de plus sublime, c’est même la seule chose que son intuition de la nature lui a permis de gagner pour les siens ; c’est dire l’importance qu’il lui a accordée sur le parvis de la religion ! La nature, il est vrai, nous assure un meilleur rendement, d’autant qu’une époque plus riche nous a permis de pénétrer plus profondément dans son intimité. Ses forces chimiques, les lois éternelles qui président à la formation et à la destruction des corps, c’est en cela que nous intuitionnons l’Univers de la manière la plus claire et la plus sainte.Voyez comme inclination et répulsion déterminent tout et ne cessent d’être partout à l’œuvre ; voyez comme toute différence et toute opposition ne sont qu’apparentes et relatives, et comme toute individualité n’est qu’un nom creux ; voyez comme tout ce qui est semblable cherche à se cacher et à se dissocier en mille figures différentes, et comme nulle part vous ne trouvez quelque chose de simple, mais un


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artefact où tout est rassemblé et emmêlé. Cela, c’est l’esprit du monde qui se manifeste de manière complète et visible dans les petites choses aussi bien que dans les grandes ; c’est une intuition de l’Univers qui se déploie et saisit le Cœur en tirant parti de tout. [87] En fait, il faut avoir cette intuition à propos de tout pour considérer l’ensemble de ce qui est visible comme constituant réellement un monde, formé, pénétré par la Divinité et un ; ceux qui ont cette intuition ne voient dans toutes les modifications dont il vient d’être question, mais aussi dans toute existence, rien d’autre qu’une œuvre de l’esprit du monde, une manifestation et un accomplissement des lois qui le régissent. Complètement dépourvus des connaissances qui font la gloire de notre siècle, les plus anciens sages de la Grèce n’étaient pourtant pas sans voir dans la nature une preuve évidente que tout ce qui est religion dédaigne l’extériorité sous toutes ses formes et s’en passe facilement ; si seulement cette façon de voir était passée des sages au peuple, qui sait quelle sublime allure aurait prise sa religion ! Mais qu’est-ce que l’amour et qu’est-ce que la répugnance ? Qu’est-ce que l’individualité et qu’est-ce que l’unité ? Ces concepts grâce auxquels la nature, pour vous, devient à proprement parler intuition du monde, les tenez-vous de la nature ? Leur origine première ne se trouve-t-elle pas à l’intérieur du Cœur et n’est-ce pas à partir de là qu’ensuite seulement ils s’appliquent à l’Univers ? Aussi est-ce pour cette raison que la religion est orientée sur le Cœur et lui emprunte ses intuitions du monde ; l’Univers se reflète dans la vie intérieure, et ce n’est que par l’intérieur [88] que l’extérieur devient compréhensible. Mais pour que le Cœur engendre et entretienne une religion, lui aussi doit être intuitionné dans un monde. Laissez-moi vous révéler un secret qui se trouve caché dans l’un des documents les plus anciens de la poésie et de la religion 15. Aussi longtemps que l’homme fut seul avec lui-même et la nature, la Divinité régnait certes sur lui et s’adressait à lui de diverses façons, mais il ne la comprenait pas puisqu’il ne lui répondait pas ; son paradis était beau et les étoiles brillaient sur lui depuis le ciel splendide, mais il n’avait pas d’intérêt pour le monde ; ce 15. Allusion aux deux premiers chapitres de la Genèse, dont Schleiermacher propose

ici un commentaire particulièrement révélateur de sa façon de voir les choses.


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DEUXIÈME DISCOURS

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Là, vous vous trouvez dans votre patrie la plus vraie et la plus chère, votre vie la plus intime s’épanouit pour vous, vous voyez devant vous le but de tous vos efforts et de toute votre activité, et vous sentez en même temps la poussée intérieure de vos forces qui ne cesse de vous conduire vers ce but. L’Univers, c’est en fait pour vous l’humanité, et vous ne considérez quoi que ce soit d’autre comme faisant partie de cet Univers que dans la mesure [90] où cela se rapporte à cette humanité ou se trouve dans son environnement. Je ne veux pas, moi non plus, vous inciter à dépasser ce point de vue, mais j’ai souvent souffert intérieurement de constater combien vos relations avec l’humanité ne cessent d’être compliquées et discordantes en dépit de tout l’amour et de tout le zèle que vous lui témoignez.Vous vous donnez du

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sentiment ne s’était pas encore développé à l’intérieur de son âme ; en revanche, la nostalgie d’un monde émouvait son Cœur et il rassembla devant lui la création animale pour voir si un monde pourrait prendre forme sur cette base. La Divinité reconnut alors que son monde à elle ne serait rien aussi longtemps que l’homme serait seul ; elle créa pour lui une compagne et c’est alors seulement que des sonorités vivantes et spirituelles retentirent en lui et que ses yeux s’ouvrirent sur le monde. Il découvrit l’humanité dans la chair de sa chair et dans les os de ses os, et dans l’humanité il découvrit le monde : dès ce moment, il devint capable d’entendre la voix de la Divinité [89] et de lui répondre, et la transgression la plus impie des lois divines ne le priva plus, dès lors, d’avoir commerce avec l’Être éternel. Cette sainte légende raconte notre histoire à tous. Pour celui qui se complaît dans sa solitude, tout n’existe qu’en pure perte ; car pour intuitionner le monde et avoir une religion, l’homme doit d’abord avoir rencontré d’autres hommes, et il ne les découvre que dans l’amour et par l’amour.Voilà pourquoi intuition et religion sont si intimement et si inséparablement liées ; le désir de religion est ce qui procure à l’homme la jouissance de la religion. La personne qu’on embrasse le plus ardemment est celle en qui le monde se reflète de la manière la plus claire et la plus pure ; celle qu’on aime le plus tendrement est celle en qui l’on croit trouver rassemblé tout ce dont on manque soi-même pour constituer l’humanité. Allons donc à l’humanité, c’est là que nous trouvons de la substance pour la religion.


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mal, chacun à sa manière, pour l’améliorer et la former, et à la fin, découragés, vous abandonnez une entreprise qui ne conduit à rien. Permettez-moi de vous dire que cela aussi vient de votre manque de religion. Vous voulez agir sur l’humanité et vous considérez les hommes sous un angle individuel. Ces derniers vous déplaisent souverainement, et parmi les mille causes possibles de ce déplaisir, la plus belle, caractéristique des êtres supérieurs, tient incontestablement au fait que, à votre manière, vous êtes par trop moraux. Vous prenez les hommes individuellement, tout en ayant de chaque individu un idéal auquel il ne correspond pas. En tout cela, vous vous y prenez mal et vous vous trouveriez bien mieux de commencer avec la religion. Si seulement vous essayiez de permuter les objets de votre activité et ceux de votre intuition ! Agissez sur les individus, mais élevez-vous par la contemplation sur les ailes de la religion jusqu’à voir l’humanité [91] dans son infinité et son indivision ; recherchez-la en chaque individu, considérez l’existence de chacun comme une révélation qui vous est donnée de cette humanité, et aucune trace ne pourra subsister de tout ce qui présentement vous accable. Je me prévaux pour le moins moi aussi d’une pensée morale, je sais moi aussi apprécier la supériorité humaine, et devant la vulgarité prise pour elle-même, je puis moi aussi ressentir désagréablement le mépris me submerger, ou presque ; mais de tout cela, la religion me donne une grande et magnifique vision. Représentez-vous le génie de l’humanité sous les traits de l’ar tiste le plus complet et le plus universel. Il ne peut rien fabriquer qui n’ait une existence véritable. Même quand il semble se contenter de préparer ses couleurs et d’affiner son pinceau, il trace des traits vivants et signifiants. Il imagine ainsi d’innombrables figures et il leur donne forme. Des millions d’entre elles portent le costume de leur temps et sont des images fidèles de ses besoins et de ses goûts ; d’autres figures évoquent les souvenirs d’un monde antérieur ou donnent à pressentir un lointain avenir ; quelques-unes sont l’expression la plus sublime et la plus pertinente de ce qu’il y a de plus beau et de plus divin. D’autres encore, grotesques, sont dues à la fantaisie d’un virtuose dans ce qu’elle peut avoir de plus original et de plus éphémère. C’est une conception irréligieuse de croire que le génie de l’humanité façonne des vases [92] d’honneur et des


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DEUXIÈME DISCOURS

: D E L’ E S S E N C E D E L A R E L I G I O N

16. Allusion à II Timothée 2, 20-21, voire à Romains 9, 22-23.

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vases de déshonneur16 ; ne considérez rien isolément, réjouissezvous plutôt de chaque chose à la place où elle se trouve. Tout ce dont on peut prendre conscience simultanément, comme si cela se trouvait sur une seule toile, fait partie d’un grand tableau historique qui représente un moment de l’Univers. Mépriseriezvous ce qui rehausse les groupes principaux, et confère vie et plénitude à l’ensemble du tableau ? Les figures célestes, prises isolément, ne devraient-elles pas tenir leur majesté du fait que mille autres s’inclinent devant elles et que, visiblement, tout porte les regards sur elles et se rapporte à elles ? Dans cette manière de voir les choses, il y a en fait davantage qu’une parabole insipide. L’humanité éternelle s’active inlassablement à la création et à la représentation d’elle-même, sous de multiples formes, dans le contexte transitoire de la vie finie. Que serait en effet la répétition uniforme d’un idéal suprême au gré duquel, sans acception d’époque et de circonstances, les hommes seraient véritablement identiques les uns aux autres, et cette même formule, fût-elle tributaire de coefficients différents, que serait-elle en regard de l’infinie diversité des manifestations humaines ? Prenez l’élément de l’humanité que vous voudrez, vous le trouverez dans tous les états possibles : depuis celui de pureté, [93] ou presque (car un élément dans cet état doit ne se trouver nulle part), en passant par celui d’élément mélangé de toutes les manières possibles avec d’autres éléments, jusqu’à l’état d’élément saturé par tous les autres au plus intime de lui-même, ou presque (car cela aussi est un cas extrême et inatteignable) ; vous trouverez ces mélanges dans toutes les configurations, toutes les nuances et toutes les combinaisons possibles. Et si vous pouvez imaginer encore d’autres assemblages que ceux qui sont visibles, cette lacune aussi est une révélation négative de l’Univers, une indication que, à la température actuelle du monde, le degré requis n’est pas encore atteint qui rende cette combinaison possible ; ce que vous imaginez à cet égard est une perspective ouverte sur les limites présentes de l’humanité, une véritable inspiration divine, une prédiction involontaire et inconsciente de ce qui sera dans l’avenir. Mais de même que n’est pas réellement insuffisant ce qui semble l’être une fois détaché de l’infinie diversité postulée ci-dessus, de même ce qui semble excessif de votre point de vue ne l’est pas. La religion


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traite de vaine illusion la profusion, si souvent jugée regrettable, des formes les plus communes d’humanité qui ne cessent de réapparaître en des milliers d’exemplaires toujours identiques. L’entendement éternel décrète – l’entendement fini peut aussi le comprendre – que les figures [94] dont le caractère particulier est le plus difficile à distinguer sont celles qui doivent se serrer le plus étroitement les unes contre les autres ; mais chacune a quelque chose de caractéristique : aucun homme n’est identique à un autre et, comme les métaux vils ont des reflets d’argent, chacun connaît dans sa vie un moment ou un autre où, que ce soit sous l’effet de l’approche fervente d’un être supérieur ou sous celui de quelque secousse électrique, il peut se trouver pour ainsi dire soulevé hors de lui-même et porté au point culminant de ce qu’il peut être. Il a été créé pour ce moment dans lequel il rejoint sa destinée, et le moment d’après, sa force vitale retombe épuisée. C’est un plaisir particulier d’aider les petites âmes à vivre un tel moment ou de les contempler lorsqu’elles en bénéficient ; mais ceux qui n’ont jamais vécu cela doivent certainement trouver toute leur existence superflue et méprisable. Ainsi l’existence de chacun a un double sens par rapport à l’ensemble des hommes. Si je freine en pensée le mouvement incessant de l’engrenage qui broie tous les hommes en un même amalgame et les fait dépendre les uns des autres, je saisis combien chaque individu, conformément à sa nature intime, est une pièce nécessaire à l’ensemble des autres, ce qui me donne une intuition complète de l’humanité. L’un me montre comment chaque particule, détachée de cette dernière, [95] se développe en des formes délicates et régulières, à condition bien sûr que puisse continuer d’agir en elle la pulsion créatrice qui confère une âme à l’ensemble ; l’autre, comment le manque de chaleur vivifiante et rassembleuse empêche de surmonter la dureté de la matière terrestre, ou comment dans une atmosphère trop violemment agitée l’activité la plus intime de l’esprit se trouve perturbée jusqu’à en être incapable de percevoir et reconnaître quoi que ce soit. L’un apparaît comme appartenant à la partie brute et animale de l’humanité, mue par la seule gaucherie des premiers sentiments humains ; l’autre, comme l’esprit le plus pur et le plus enjoué qui, détaché de tout ce qui est indigne et bas, ne fait qu’effleurer la terre d’un pied léger. Et tous sont là pour montrer par leur existence même comment ces différents fragments de la


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nature humaine exercent une influence de manière isolée et à petite échelle. N’est-ce pas suffisant si, dans cette foule innombrable, il y en a toujours quelques-uns qui, en représentants distingués et supérieurs de l’humanité, font retentir chacun pour son compte tantôt l’un tantôt l’autre de ces accords mélodieux qui n’ont besoin d’aucun accompagnement étranger ni d’aucune résolution subséquente, mais dont l’harmonie intrinsèque, en une intonation, ravit et satisfait l’âme entière ? Observons derechef [96] dans leur fonctionnement les éternels rouages de l’humanité : rien de mobile n’y bouge que de son propre mouvement, et aucun élément moteur n’y tourne que pour lui-même ; ces engrenages à perte de vue ne peuvent que beaucoup me tranquilliser quand vous vous plaignez que la raison et l’âme, la sensualité et la moralité, l’entendement et la force aveugle se présentent en des blocs si séparés les uns des autres. Pourquoi tenez-vous pour isolé ce qui n’agit pourtant ni pour soi-même ni de manière isolée ? La raison de l’un et l’âme de l’autre ont une affinité réciproque si profonde qu’elle ne peut se rencontrer que dans un seul et même sujet. La moralité dont relève la sensualité évoquée ci-dessus est posée en dehors d’elle : son autorité est-elle plus limitée pour autant, et croyez-vous qu’elle régirait mieux la sensualité si chaque individu en recevait sa part en petites portions à peine perceptibles ? Lorsqu’elle agit sur le tout, la force aveugle impartie à la grande masse n’est abandonnée ni à elle-même ni à de grossières approximations, mais souvent elle est guidée sans le savoir par cet entendement que vous trouvez si massivement présent sur d’autres points et, tenue par des liens invisibles, elle lui emboîte inconsciemment le pas. Ainsi, de mon point de vue, les contours de la personnalité [97] qui vous apparaissent si nettement délimités s’estompent à mes yeux ; les opinions dominantes et les sentiments épidémiques qui, en un cercle magique, ceinturent et contrôlent tout, agissent comme une atmosphère saturée de forces dissolvantes et magnétiques ; cette atmosphère mélange et réunit tout ; en se répandant de la manière la plus vivace, elle entre en contact actif même avec ce qui est le plus éloigné ; elle s’empresse de diffuser la lumière et la vérité émanant de ceux en qui elles résident par elles-mêmes en permanence, si bien que certains en sont pénétrés de part en part, tandis que d’autres sont illuminés en surface d’un éclat qui fait illusion. L’harmonie de l’Univers, l’unité


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admirable et grandiose qui caractérise son éternel chef-d’œuvre, c’est cela ; mais vous, en revendiquant une lamentable particularisation, vous outragez cette majesté, parce que, restés dans la première avant-cour de la morale, ne vous occupant même à son sujet que de ses éléments, vous faite fi de la religion. Voilà votre besoin indiqué avec suffisamment de clarté ; puissiezvous seulement en avoir conscience et le satisfaire ! Parmi tous les faits dans lesquels l’ordre céleste se reflète, cherchez si l’un d’eux ne se manifestera pas à vous comme un signe divin. Laissez-vous séduire par une conception ancienne et abandonnée, et parmi tous les saints hommes dans la personne desquels l’humanité se révèle de manière plus immédiate, cherchez-en un qui pourrait être le médiateur [98] entre votre manière bornée de penser et les limites éternelles du monde ; et quand vous l’aurez trouvé, parcourez toute l’humanité et faites briller le reflet de cette nouvelle lumière sur tout ce qui jusqu’alors vous paraissait différent. De ces pérégrinations à travers le domaine entier de l’humanité, la religion revient alors à son propre moi avec un Sens plus aiguisé et un jugement mieux formé, et elle trouve finalement en ellemême tout ce que, sinon, on recherchait jusque dans les régions les plus éloignées. En vous-mêmes, si vous y parvenez, vous ne trouverez pas seulement les traits fondamentaux de ce que vous avez perçu chez autrui de plus beau ou de plus bas, de plus noble ou de plus méprisable comme étant des aspects isolés de l’humanité. En vous-mêmes, vous ne trouverez pas seulement, à des moments différents, les forces humaines à tous leurs degrés d’intensité, mais encore vous ne considérerez plus les innombrables combinaisons de prédispositions différentes que vous avez remarquées dans le caractère d’autres personnes comme autant d’instantanés de votre vie. Il y eut des instants où vous avez pensé, ressenti, agi d’une certaine façon, où vous étiez réellement cet homme-ci ou celui-là, en dépit de toutes les différences de sexe, de culture et d’environnement [99] extérieur.Vous avez réellement revêtu successivement ces différentes figures à la manière qui vous est propre ; vous êtes vous-mêmes un compendium de l’humanité ; en un certain sens, votre personnalité inclut toute la nature humaine, et celle-ci, dans la multiplicité de ses manifestations, n’est rien d’autre que votre propre moi multiplié, plus distinctement mis en évidence, et pérennisé par le fait


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de toutes les modifications par lesquelles il passe. Vue sous cet angle, dans l’intériorité de celui en qui elle a opéré son retour jusqu’à y trouver l’Infini, la religion est accomplie ; lui-même n’a plus besoin d’un médiateur pour avoir quelque intuition de l’humanité, il peut être lui-même ce médiateur pour beaucoup de gens.

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Vous ne devez cependant pas considérer l’humanité dans son être seulement, mais aussi dans son devenir : elle aussi a une plus vaste carrière à parcourir, non dans le sens d’une régression mais d’un progrès ; du fait de ses changements intérieurs, elle bénéficie elle aussi d’une éducation plus poussée et plus complète. Ce n’est pas que la religion veuille accélérer ou régir ces progrès ; elle se contente du fait que le fini ne peut agir que sur le fini ; elle ne veut qu’observer ces progrès et y voir une des plus grandes activités de l’Univers. [100] Son activité principale consiste à relier les uns aux autres les différents moments de l’humanité et à repérer dans leur succession l’esprit qui dirige le Tout. L’histoire, au sens le plus propre de ce mot, est l’objet auquel la religion s’intéresse le plus ; elle y trouve son commencement et sa fin, car à ses yeux la prophétie est également de l’histoire et elles ne doivent pas être séparées l’une de l’autre ; le but premier et l’origine de toute histoire véritable ont toujours été religieux. C’est dans le domaine de l’histoire que se trouvent également les intuitions de la religion les plus élevées et les plus sublimes. Vue dans la perspective de l’histoire, la migration des esprits et des âmes, qui d’ordinaire semble n’être que douce poésie, vous apparaît sous plus d’un angle comme un prodigieux moyen, offert par l’Univers, de comparer avec une norme sûre les différentes périodes de l’humanité. Tantôt quelque individuum exceptionnel réapparaît, exactement identique à ce qu’il fut, après une longue période intermédiaire pendant laquelle la nature n’avait rien pu produire qui lui ressemblât ; mais seuls les voyants le reconnaissent et sont en mesure de juger si les actes qu’il pose maintenant correspondent aux signes qu’il a donnés à d’autres époques. Tantôt revient un moment particulier de l’humanité, exactement semblable à l’image qu’un passé [101] lointain vous en a laissée, et parmi les diverses raisons de ce retour aujourd’hui, vous voilà contraints de reconnaître la marche de l’Univers et l’expression de sa loi. Tantôt voilà que sort de son


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sommeil le génie qui, lié à quelque aptitude humaine particulière, avait achevé de parcourir sa trajectoire d’abord montante, puis déclinante ; animé d’une vie nouvelle, ce génie réapparaît en un autre lieu et en d’autres circonstances, et son succès plus rapide, son action plus profonde, sa stature plus belle et plus forte doivent signaler combien le climat de l’humanité s’est amélioré et combien le terreau qu’elle constitue est devenu plus apte à nourrir de nobles plantes. Les peuples et les générations vous apparaissent à cet égard sous le même angle que l’homme pris individuellement dans nos considérations précédentes. Les uns, respectables et pleins d’esprit, exercent avec force une influence qui s’étend à l’infini, sans considération d’espace et de temps. D’autres, quelconques et insignifiants, n’ont pour destin que de nuancer d’une manière spécifique une forme seulement de vie ou de regroupement ; leur existence réelle ne dure qu’un instant, juste de quoi concrétiser une idée ou former un concept, après quoi ils s’empressent de disparaître de telle sorte que le résultat de ce qui a été leur apogée puisse profiter [102] à d’autres. Tout comme la nature végétale profite de la disparition d’espèces entières et tire de leurs décombres de quoi en produire et en nourrir de nouvelles, vous voyez la nature spirituelle engendrer un monde nouveau sur les ruines d’un monde humain qui fut prestigieux et beau, et lui permettre de tirer ses premières forces vitales des éléments décomposés et merveilleusement restructurés de cet ancien monde. Admettons que vous ayez l’intuition d’une cohérence universelle et que votre regard se porte fréquemment, sans repère intermédiaire, de ce qui est le plus petit à ce qui est le plus grand, et viceversa, et qu’il oscille vivement de l’un à l’autre, jusqu’à ne plus pouvoir discerner ce qui est grand de ce qui est petit, ce qui est cause de ce qui est effet, ce qui est conservation de ce qui est destruction ; alors s’impose à vous la structure d’une destinée éternelle dont les traits sont tout imprégnés de cette situation ; cet étonnant mélange d’entêtement rigide et de profonde sagesse, de violence froidement brutale et d’amour fervent, vous porte à céder successivement tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, et vous pousse à vous montrer tantôt faibles et obstinés, tantôt infantiles et complaisants. Si maintenant vous comparez pour elle-même l’action de chaque individu telle qu’elle résulte


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obéir perinde ac cadaver – jusqu’au moment où ils seront des cadavres. Au moment de la rédaction des Discours, l'ordre des jésuites n’avait pas encore été pleinement rétabli par Rome, mais les esprits libéraux le considéraient comme l’ennemi à combattre.

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17. C’est probablement une allusion discrète à la règle des jésuites qui sont censés

Je n’ai fait qu’esquisser en traits légers quelques-unes des intuitions les plus saillantes de la religion dans le domaine de la nature et de l’humanité ; là où nous en sommes, je vous ai toutefois amenés jusqu’aux limites extrêmes de votre horizon. C’est ici la fin de la religion pour ceux aux yeux desquels l’humanité et l’Univers ne font qu’un ; à partir de là, je ne pourrais que vous ramener dans le domaine de ce qui est particulier et de moins

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de ces visions opposées, à la marche [103] tranquille et homogène du Tout, vous percevrez combien l’Esprit supérieur du monde passe en souriant au-dessus de ce qui s’oppose bruyamment à lui ; vous verrez comment, sur la trace de ses pas, l’auguste Némésis parcourt inlassablement la terre, comment elle distribue corrections et châtiments aux insolents qui se dressent contre les dieux, et comment elle fauche d’une main de fer l’être même le plus vaillant et le plus performant quand il n’a pas voulu, peut-être avec une constance louable et digne d’être admirée, ployer sous le souffle paisible du grand Esprit. Si vous voulez finalement saisir le véritable caractère de tous les changements et de tous les progrès dont bénéficie l’humanité, la religion vous fait voir combien les dieux vivants ne haïssent rien tant que la mort, et combien rien ne doit être autant poursuivi et renversé que ce premier et dernier ennemi de l’humanité. Ce qui est brut, barbare, informe doit être englouti et converti en une formation organique. Rien ne doit demeurer à l’état de masse morte que seul un choc mort met en mouvement et qui n’y résiste que par un freinage inconscient : tout doit être vie – vie réelle, cohérente, multiple, complexe et éminente. L’instinct aveugle, les habitudes machinales, l’obéissance cadavérique17, tout ce qui est paresse et passivité, tout cela constitue des symptômes affligeants [104] d’asphyxie de la liberté et de l’humanité ; il faut les anéantir. La tâche de notre époque et celle de tous les siècles vont dans ce sens ; c’est la grande œuvre de salut, en développement constant, que l’éternel amour ne cesse de promouvoir.


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grande dimension. Mais n’allez pas croire que ce soit en même temps la limite de la religion. Elle ne peut au contraire et à vrai dire en rester là ; c’est seulement depuis un point situé au-delà de cette limite qu’elle plonge réellement son regard dans l’Infini. Si l’humanité est quelque chose de mouvant et d’éducable, si ses différentes manières d’être ne sont pas le fait que de particularités individuelles, mais aussi de lieux et de circonstances, ne trouvez-vous pas impossible qu’elle soit elle-même l’Univers ? Par rapport à lui, l’humanité est bien plutôt dans le même rapport que les hommes pris individuellement par rapport à elle ; elle n’est qu’une forme particulière de l’Univers, la représentation d’une modification seulement des éléments qui le composent ; il doit y avoir d’autres [105] formes du même type pour la délimiter et, par conséquent, s’opposer à elle. Elle n’est qu’un maillon intermédiaire entre l’individu et l’Un universel, une place de repos sur le chemin qui conduit à l’Infini ; et il faudrait trouver en l’homme une caractéristique encore supérieure à celle de son humanité pour le mettre, lui et ce qu’il représente, en rapport direct avec l’Univers. Toute religion aspire à pressentir de cette manière quelque chose qui soit à la fois extérieur et supérieur à l’humanité, pour être émue par ce qu’elle-même et l’humanité ont ensemble de consonant et de supérieur ; mais ce moment est aussi celui où les contours de la religion s’estompent aux regards ordinaires, où elle-même s’éloigne toujours plus des objets particuliers qui l’aidaient à rester sur son chemin, et où son aspiration à ce qu’il y a de plus élevé passe le plus souvent pour de la folie. Cette allusion à ce qui est si infiniment loin de vous doit suffire ; tout propos supplémentaire sur ce sujet deviendrait un discours incompréhensible dont vous ne sauriez ni d’où il provient ni à quoi il tend. Si seulement vous aviez au moins la religion que vous pouvez avoir, et étiez tant soit peu conscients de celle que vous avez déjà ! Car en fait, si vous ne prenez en considération [106] que les quelques intuitions religieuses que je viens d’esquisser à grands traits, vous découvrirez qu’elles sont loin de vous être toutes étrangères. Quelque chose qui leur ressemble s’est bien plutôt insinué dans votre Cœur ; mais je ne sais pas si le plus grand malheur est d’être complètement privé de telles intuitions ou de ne pas les comprendre ; car même dans ce deuxième cas leur effet sur le Cœur est nul et, du coup, vous voilà victimes de


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votre propre duperie. La vengeance qui s’exerce sur tout ce qui cherche à résister à l’esprit du Tout, la haine qui partout pourchasse toute arrogance et toute insolence, la progression constante de toute affaire humaine vers un but – une progression si certaine que nous voyons tout dessein et projet individuels réussir, après bien des tentatives avortées, à rapprocher pourtant le tout de ce but – ces intuitions-là sautent aux yeux d’une manière telle qu’elles peuvent passer pour des impulsions occasionnelles plutôt que pour le résultat d’une observation du monde. Beaucoup d’entre vous ont aussi conscience de telles intuitions, quelques-uns les appellent même religion, mais ils voudraient qu’elles seules soient de la religion ; par là, ils entendent exclure de la religion toute autre manifestation procédant pourtant de la même démarche [107] du Cœur et selon un cheminement entièrement identique. Comment en sont-ils donc venus à ces fragments en miettes ? Je vais vous le dire : cela non plus, ils ne le considèrent pas comme de la religion (ils la méprisent elle aussi), mais comme de la morale, et par cette substitution de nom, ils ne cherchent qu’à porter un dernier coup à la religion, c’est-à-dire en réalité à ce qu’ils tiennent pour telle. S’ils ne veulent pas en convenir, demandez-leur donc pourquoi, avec la plus prodigieuse des partialités, ils ne trouvent tout cela que dans le seul domaine de la moralité. La religion ne sait rien d’une préférence aussi partiale ; pour elle, le monde moral n’est pas non plus l’Univers, et ce qui ne vaudrait que pour ce monde-là n’équivaudrait pas pour elle à une intuition de l’Univers. Elle sait découvrir et suivre à la trace les actions de l’esprit du monde dans tout ce qui relève de l’activité humaine, dans ce qui est ludique comme dans ce qui est sérieux, dans ce qui est le plus petit comme dans ce qui est le plus grand ; ce que la religion doit percevoir, il faut qu’elle puisse le percevoir partout, car c’est pour elle le seul moyen de le faire sien ; aussi y rencontre-t-elle également une Némésis divine dont voici les effets : il y a des gens qui, entièrement dominés par le moral et le juridique, réduisent la religion au statut d’appendice insignifiant de la morale et n’entendent en retenir que ce qui consent à s’y conformer [108] ; or, bien que leur morale ait déjà été amplement épurée, ces gens-là en viennent à la corrompre irrémédiablement et à y semer le germe de nouvelles erreurs. Cela sonne très bien : si l’on succombe en agissant moralement,


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c’est la volonté de l’Être éternel, et ce que nous ne pouvons réaliser le sera une autre fois ; mais cette sublime consolation ne relève pas de la moralité ; on n’y peut mêler une seule goutte de religion sans l’exposer du même coup au fluide phlogistique18 et lui faire perdre sa pureté. Ce total non-savoir au sujet de la religion se manifeste le plus nettement dans les sentiments qu’elle éveille et que vous êtes encore parmi les plus nombreux à partager. Quelqu’intime que soit le lien par lequel ces sentiments se rattachent aux intuitions dont il a été question plus haut, quelque nécessaire que soit le fait qu’ils ont en elles leur source et leur unique explication, ils n’en sont pas moins l’objet d’un complet malentendu. Quand l’esprit du monde se révèle majestueusement à nous et que nous cherchons à savoir selon quelles lois magnifiques et largement conçues il agit, la vénération profonde qui nous gagne devant l’Éternel et l’Invisible n’est-elle pas des plus naturelles ? Et quand, ayant intuitionné l’Univers, nous ramenons notre regard sur notre moi et que, [109] par comparaison, nous le voyons s’estomper dans une infinie petitesse, qu’est-ce qui peut s’imposer davantage aux mortels que nous sommes, qu’une humilité sincère et vraie ? Quand, dans notre intuition du monde, nous prenons aussi nos frères en considération et que nous voyons clairement combien chacun d’eux, de ce point de vue et sans faire de différence, ressemble exactement à ce que nous sommes, assavoir des représentants caractéristiques de l’humanité, et combien, sans l’existence de chacun, nous devrions renoncer à intuitionner cette humanité, quoi de plus normal que de leur donner à tous l’accolade avec un amour et une sympathie sincères, sans faire de différence même sous l’angle des opinions et des capacités intellectuelles ? Et si nous reportons notre regard de leur relation avec le Tout sur leur capacité à influencer ce qui nous arrive, et que nous pensons à ceux qui, pour préserver notre vie, ont renoncé à mettre leur existence éphémère au large et à l’abri19, comment pourrions-nous ne pas éprouver le sentiment d’une parenté toute particulière avec ceux qui, par leurs actions, ont pris la défense de notre existence et l’ont conduite à bon port 18. Schleiermacher invente ici le verbe phlogistisieren, par allusion à la théorie,

controuvée depuis Lavoisier, de la combustion par fluide phlogistique. 19. Littéralement « à l’isolement ».


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aux travers des dangers qui la menaçaient ? Comment pourrions-nous ne pas éprouver ce sentiment de reconnaissance qui nous incite à honorer en eux des êtres qui se sont déjà unis avec le Tout et ont conscience de vivre en lui ? Quand au contraire nous prenons [110] en considération le comportement habituel des hommes qui ne savent rien de cette dépendance, quand nous les voyons s’emparer de tout et de rien, s’y cramponner et en faire toutes sortes d’ouvrages fortifiés pour y retrancher leur moi, dans l’intention de mener leur vie à leur guise, sans se soucier d’autrui et sans être en rien perturbés par le cours éternel du monde, quand ensuite nous voyons le destin emporter forcément toutes ces défenses dans ses remous, et blesser et tourmenter ces mêmes hommes de mille manières, quoi de plus naturel, alors, que d’éprouver du fond du cœur de la compassion pour toutes les souffrances et toutes les douleurs provoquées par ce combat inégal, et pour toutes les blessures que la terrible Némésis inflige de tous côtés ? Et quand, dans la marche de l’humanité, nous réussissons à distinguer ce qui partout se maintient et fait des progrès, de ce qui, faute de se laisser transformer et changer, sera tôt ou tard inévitablement vaincu et détruit, quand ensuite, de cette loi-là, nous reportons notre regard sur notre activité dans le monde – quoi de plus naturel qu’un profond repentir à propos de tout ce qui s’oppose en nous au génie de l’humanité, que l’humble vœu d’être réconciliés avec la Divinité, et que le désir ardent de faire demi-tour [111] et de nous réfugier avec tout ce qui nous est propre dans le domaine sacré, seul lieu où l’on soit en sûreté contre la mort et l’anéantissement ? Tous ces sentiments sont de la religion, comme le sont aussi tous ceux qu’éveillent les oscillations du Cœur entre les deux points que sont l’Univers et, d’une manière ou d’une autre, votre propre moi. Les anciens le savaient bien : ils appelaient piété tous ces sentiments et les rapportaient directement à la religion dont ils étaient à leurs yeux la partie la plus noble. Vous aussi, vous éprouvez ces sentiments-là, mais quand quelque chose de semblable vous arrive, vous cherchez à vous persuader que c’est quelque chose de moral, et c’est dans la morale que vous leur assignez une place ; mais la morale n’en a pas envie et ne les supporte pas. Elle n’aime ni l’amour ni les penchants, mais les actions dont le mobile est tout intérieur et qui ne dépendent pas de considérations tenant à des objets extérieurs ; elle ne respecte


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que sa propre loi ; elle condamne et tient pour impur et égoïste ce qui résulte de la compassion ou de la reconnaissance ; elle humilie et méprise même l’humilité, et si vous lui parlez de repentance, elle répond que c’est du temps perdu dont vous allongez inutilement la durée. Votre sentiment le plus intime doit d’ailleurs abonder dans le sens de la religion : pour elle, toutes ces sensations n’ont pas pour but [112] de susciter une activité ; elles sont des fonctions de votre vie la plus intime et la plus élevée, qui sont à éprouver pour ellesmêmes et sans autre fin qu’elles-mêmes. Pourquoi vous tourmenter et demander qu’on vous fasse la grâce d’accueillir ces sensations dans un domaine où elles n’ont pas leur place ? En revanche, si vous consentez à reconnaître qu’elles relèvent de la religion, vous n’aurez plus rien à revendiquer pour elles, sinon le respect de leur droit le plus strict, et vous ne vous duperez plus vous-mêmes en souscrivant aux exigences infondées que vous êtes portés à faire valoir en leur nom. Si vous rencontrez des sentiments de cet ordre en morale ou dans n’importe quel autre domaine, ils n’y sont que par usurpation ; restituez-les à la religion. C’est à elle seule que ce trésor appartient, et en sa qualité de propriétaire, elle n’est pas une servante mais une amie indispensable de la moralité et de tout ce qui est objet de l’activité humaine ; elle est leur irrécusable porte-parole et leur médiatrice auprès de l’humanité.Tel est le niveau auquel se situe la religion, en particulier ce qu’il y a en elle de spontané : ses sentiments. J’ai déjà signalé plus haut qu’elle seule donne à l’homme accès à l’universalité ; maintenant, je puis m’expliquer de manière plus détaillée sur ce point. Dans tout ce qu’il fait et entreprend, que ce soit d’ordre moral, philosophique ou artistique, l’homme doit tendre à la virtuosité ; or toute virtuosité impose des limites, et rend froid, unilatéral [113] et dur. Elle focalise avant tout le Cœur humain sur un seul point, et ce point unique est toujours quelque chose de fini. L’homme peut-il vraiment épuiser toute sa force infinie à progresser ainsi d’une œuvre limitée à une autre ? La plus grande partie de cette force ne va-t-elle pas rester inutilisée, se retourner par conséquent contre lui et le dévorer ? Combien d’entre vous ne courent-ils pas à leur perte uniquement parce qu’ils ont trop d’importance à leurs propres yeux ; ils sont poussés de-ci de-là, de manière discontinue, par une sur-


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en question sont l’art, la science et la vie.

20. Dans son édition révisée de 1806, Schleiermacher a précisé que les trois objets

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abondance de forces et d’impulsions à laquelle aucune œuvre ne pourrait faire droit ; cela les décourage de jamais rien entreprendre et cause leur ruine.Voudriez-vous tenter de sortir une nouvelle fois de ce mauvais pas en postulant que, si l’on trouve trop important un objet de l’effort humain20, il faut réunir trois d’entre eux, voire leur en associer d’autres si vous en connaissez davantage ? Cela répondrait sans doute à votre vieille envie toujours récurrente d’avoir partout l’humanité tout d’une pièce. Si seulement c’était possible ! Si seulement ces objets, dès que l’un d’eux retient l’attention, ne stimulaient pas le Cœur et ne cherchaient pas à le dominer de la même manière ! Chacun de ceux dont je parle veut exécuter des œuvres, chacun poursuit un idéal et voudrait accéder [114] à une totalité ; la rivalité qui en résulte ne peut aboutir qu’à l’éviction de l’un par l’autre. À quoi l’homme doit-il alors employer l’énergie que lui laisse sa puissance créatrice quand il en fait un usage normal et conforme aux règles de l’art ? Pas à fabriquer quelque chose d’autre ni à s’activer à l’élaboration d’un objet fini, mais bien plutôt à se laisser affecter par l’Infini sans s’adonner à une activité déterminée, et à manifester dans toute la gamme de ses sentiments religieux la réaction que cette intrusion de l’Infini suscite en lui. Quels que soient ceux de ces objets dont vous vous êtes occupés librement et dans les règles de l’art, juste un peu de Sens suffit à trouver l’Univers en chacun d’eux, et dans celui que vous aurez choisi, vous découvrirez la loi, l’inspiration ou la révélation de cet Univers qui caractérisent également tous les autres ; contempler et considérer ces objets dans le cadre du Tout, et non comme quelque chose de séparé et d’autosuffisant, tel est le seul moyen de vous approprier également ce qui se situe en marge de l’orientation que vous avez déjà imprimée à votre Cœur, et de le faire, encore une fois, non en vertu d’un caprice se faisant passer pour de l’art, mais d’un instinct pour l’Univers qui est à considérer comme de la religion. Du moment que ces objets rivalisent entre eux, même quand ils ont une forme religieuse, la religion [115] se présente elle aussi plus souvent de manière partielle, sous forme de poésie de la nature, de philosophie de la nature ou de morale naturelle, que de manière complète et unissant toutes choses, c’est-à-dire dans toute sa dimension.


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Ainsi, au fini vers lequel le pousse son caprice, l’homme adjoint quelque chose d’infini ; à sa tendance à tout ramener à quelque chose de déterminé et d’achevé, il adjoint l’élargissement que procure le flottement dans l’indéterminé et l’inépuisable ; il trouve un débouché infini à son excédent d’énergie, et restaure du même coup l’équilibre et l’harmonie de son être – un équilibre et une harmonie qui seraient irrémédiablement perdus s’il se laissait entraîner dans une seule direction sans avoir simultanément de la religion. La virtuosité d’un homme n’est pour ainsi dire que la mélodie de sa vie, et il en reste à des sons isolés s’il ne l’accompagne pas de religion. La religion accompagne cette mélodie de variations infiniment riches, recourant à tous les sons qui ne lui répugnent pas complètement, et transforme ainsi le simple chant de la vie en une somptueuse harmonie polyphonique. À quoi les sentences doctrinales [116] et les dogmes que l’on tient d’ordinaire pour le contenu de la religion se rattachent-ils en réalité ? – Si ce que j’ai esquissé d’une manière que j’espère suffisamment compréhensible pour vous tous constitue bel et bien l’essence de la religion, il n’est pas difficile de répondre à cette question. Quelques-unes de ces formules ne font qu’exprimer abstraitement des intuitions religieuses, d’autres sont de libres réflexions sur le fonctionnement originel du Sens religieux, le résultat d’une comparaison entre la manière religieuse et la manière ordinaire de voir les choses. Prendre le contenu d’une réflexion pour l’essence de l’action à laquelle on réfléchit est une erreur si répandue que vous ne devez sans doute pas être surpris de la rencontrer également ici. Miracles, inspirations, révélations : on peut avoir beaucoup de religion sans s’être achoppé à l’une ou l’autre de ces notions ; mais quiconque réfléchit à la religion de manière comparative les trouve inévitablement sur son chemin et ne peut en aucun cas les contourner. Dans ce sens-là, toutes ces notions appartiennent assurément au domaine de la religion, et cela sans restriction, sans que l’on puisse fixer les moindres limites à leur champ d’application. On se dispute sur les incidents qui sont réellement à tenir pour des miracles, sur ce qui en fait à vrai dire le caractère distinctif, sur le nombre de révélations qui ont eu lieu, sur jusqu’où et pourquoi on pourrait y [117] croire ; ou bien, dans la mesure où les convenances et les égards le permettent, on s’efforce visiblement de


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DEUXIÈME DISCOURS

: D E L’ E S S E N C E D E L A R E L I G I O N

21. Le texte allemand dit simplement « contre le miracle ».

 

répondre par la négative ou de se débarrasser de la question, dans la folle idée de rendre ainsi service à la philosophie et à la raison ; ces disputes et ces dénégations sont en fait des manœuvres infantiles de métaphysiciens et de moralistes dans le domaine de la religion. Ils embrouillent tous les points de vue et reprochent à grands cris à la religion de faire injure à la totalité des connaissances scientifiques et physiques. Je vous en prie, ne vous laissez pas décontenancer par leurs disputes de sophistes et par la manière faussement dévote dont ils cachent ce qu’ils aimeraient tellement rendre public, cela au détriment de la religion. Tout haut et fort que cette dernière revendique pourtant toutes ces notions décriées, elle ne porte atteinte ni à votre physique ni même, Dieu voulant, à votre psychologie. Qu’est-ce en effet qu’un miracle ? Dites-moi donc dans quelle langue – je ne parle évidemment pas de celles qui, comme la nôtre, sont apparues après le déclin de toute religion – dans quelle langue le miracle signifie autre chose qu’un signe, une indication. Toutes ces expressions ne désignent rien d’autre que le rapport immédiat d’un phénomène avec l’Infini, avec l’Univers ; mais cela exclut-il l’existence d’une relation tout aussi [118] immédiate avec le fini et avec la nature ? Miracle n’est que le nom religieux d’un événement ; tout incident, même le plus naturel, est un miracle dès le moment où il se prête à ce que prévale la manière religieuse de le prendre en considération. Pour moi, tout est miracle ; mais vous, vous ne considérez comme un miracle que ce qui n’en est pas un à mes yeux, assavoir quelque chose d’inexplicable ou d’étrange. Plus vous seriez religieux, plus vous verriez partout des miracles, aussi toute discussion tirant à hue et à dia sur des incidents particuliers pour savoir s’ils méritent ou non de s’appeler miracles me fait douloureusement ressentir la pauvreté et la déficience du Sens religieux de ceux qui se disputent sur ce point. Les uns en témoignent par la protestation qu’ils élèvent partout contre l’idée même de miracle21, les autres par l’importance qu’ils attachent à des faits particuliers et par leur parti de considérer qu’un fait doit être bizarre pour être un miracle à leurs yeux. Qu’appelle-t-on révélation ? Toute intuition originelle et nouvelle de l’Univers en est une, et chacun est mieux placé que quiconque pour savoir ce qui est originel et nouveau pour lui ; si donc quelque chose de ce qui était originel dans l’Univers est


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encore nouveau pour vous, c’est une révélation pour vous aussi, et je vous conseille de l’examiner [119] avec soin. Qu’appelle-t-on inspiration ? Ce n’est que le nom religieux de la liberté. C’est sous l’effet d’une inspiration que toute action libre devient un acte religieux, qu’a lieu toute interprétation d’une intuition religieuse, que toute expression d’un sentiment religieux se communique réellement à d’autres de telle sorte que cette intuition de l’Univers devienne aussi leur fait ; car c’est une action que l’Univers exerce sur les individus par l’un d’entre eux. Si la première moitié d’un événement religieux a lieu, toute anticipation de l’autre moitié est un oracle, et les anciens Hébreux se sont montrés très religieux en ne jaugeant pas la divinité d’un prophète à la difficulté de sa prédiction, mais tout simplement à son résultat22 ; car on ne peut pas savoir si quelqu’un s’y entend en religion avant de voir s’il a correctement saisi l’aspect religieux de l’objet qui précisément l’affectait. Quels sont les effets de la grâce ? Tous les sentiments religieux sont surnaturels, car ils ne sont religieux que dans la mesure où ils sont un effet immédiat de l’Univers ; et quant à savoir s’ils sont religieux, la personne qui les éprouve est la mieux placée pour en juger. Tous ces concepts, si toutefois la religion a besoin de concepts, sont les premiers et les plus [120] essentiels ; ils indiquent de la manière la plus idoine la conscience qu’un homme a de sa religion ; leur si grande importance tient au fait qu’ils ne désignent pas seulement quelque chose qui peut avoir un caractère de généralité dans la religion, mais bel et bien ce qui, en elle, doit l’avoir. Non ! celui qui, du point de vue où il considère le monde, ne voit pas les miracles qui lui sont destinés ; celui qui, dans son intériorité, quand son âme aspire à s’imprégner de la beauté du monde et à être pénétrée de son esprit, ne voit pas surgir les révélations qui lui sont propres ; celui qui ne ressent pas ici ou là, avec la certitude la plus vive, qu’il est poussé par un esprit divin, et qu’il parle et agit sous l’effet d’une sainte inspiration ; celui qui n’a pas la moindre conscience (car c’en est en fait le degré le plus bas) de ses sentiments comme étant les effets d’une influence immédiate de l’Univers, et qui ne reconnaît pas en eux quelque chose de spécifique et d’inimitable, mais assure que son intériorité est leur véritable source – celui-là n’a pas de religion. 22. Allusion à Deutéronome 18, 22.


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: D E L’ E S S E N C E D E L A R E L I G I O N

23. Allusion lointaine à II Corinthiens 3, 6.

 

Croire – au sens ordinaire d’assumer ce qu’un autre a fait, de penser et de ressentir après lui ce qu’un autre a pensé et ressenti – croire est un asservissement pénible et indigne, au lieu d’être, comme on se l’imagine, ce qu’il y a de plus élevé [121] dans la religion ; quiconque veut pénétrer dans le sanctuaire de cette dernière doit refuser délibérément une telle servitude. La vouloir et s’y maintenir est la preuve que l’on n’est pas apte à la religion ; demander que d’autres s’y astreignent montre qu’on ne la comprend pas.Vous désirez partout vous tenir sur vos propres jambes et aller votre propre chemin ; eh bien, que cette volonté respectable ne vous détourne pas de la religion ! Elle n’est ni un esclavage ni une captivité ; dans ce domaine aussi, vous devez vous appartenir à vous-mêmes ; c’est même la seule condition requise pour que vous y participiez. À l’exception de quelques rares élus, tout homme a besoin d’un médiateur, d’un guide qui éveille son Sens de la religion au sortir de son premier sommeil et lui donne une première orientation ; mais cette situation ne doit être que passagère ; chacun doit ensuite voir de ses propres yeux et apporter à son tour une contribution manifeste aux trésors de la religion, sinon il ne mérite pas de place dans son royaume et n’en obtiendra pas. Vous avez raison de mépriser les médiocres qui imitent les prières d’autrui, qui tiennent toute leur religion de quelqu’un d’autre, ou qui la font dépendre d’une Écriture morte sur laquelle ils font leurs serments et dont ils tirent leurs arguments. Toute Écriture sainte n’est qu’un [122] mausolée, un mémorial de la religion rappelant qu’un grand Esprit a été là, mais n’y est plus. Car si cet Esprit vivait et agissait encore, pourquoi attacherait-on tant de prix à la lettre morte23, qui ne peut en conserver qu’une faible empreinte ? Ce n’est pas celui qui croit à une Écriture sainte qui a de la religion, mais celui qui n’en éprouve pas le besoin et pourrait s’en confectionner une de lui-même. Et votre mépris envers les dévots atones et pitoyables de la religion, chez lesquels, faute de nourriture, elle est déjà morte avant de naître, ce dédain me prouve précisément qu’il y a en vous une prédisposition à la religion. L’estime dans laquelle vous avez toujours tenu ses véritables héros me confirme d’ailleurs dans cette opinion, en dépit de votre si juste révolte contre la manière dont on maltraite la religion et contre l’idolâtrie qui la défigure.


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Je vous ai montré ce qu’est en fait la religion ; y avez-vous trouvé quoi que ce soit qui serait indigne de vous et de la culture humaine la plus élevée ? Ne devriez-vous pas, conformément aux lois éternelles de la nature spirituelle, languir après l’Univers et aspirer à vous unir à lui de votre propre mouvement, avec d’autant plus d’inquiétude que votre formation particulière et votre individualité [123] vous mettent à part et vous isolent en son sein même ? Et n’avez-vous pas ressenti souvent cette sainte nostalgie à l’égal de quelque chose d’inconnu ? Prenez conscience, je vous en conjure, de cet appel de votre nature la plus intime et donnez-lui suite. Bannissez la fausse pudeur devant un siècle qui n’a pas à disposer de vous, mais doit être à votre disposition24 et être fait par vous. Revenez à ce qui est tellement à votre portée et dont le fait de vous en séparer brutalement gâcherait inévitablement la partie la plus belle de votre existence. Mais beaucoup d’entre vous ne sont pas disposés, ce me semble, à croire que je puisse mettre ici un terme à mon entreprise ; vous seriez plutôt portés à penser qu’on ne peut parler à fond de la religion si l’on ne traite pas de l’immortalité et ne dit quasiment rien de la Divinité. Rappelez vous donc, je vous prie, combien dès le début je vous ai au contraire expliqué que ces concepts ne sont ni le point d’accrochage ni les éléments majeurs de la religion. Rappelez-vous que, lorsque j’ai esquissé les grands traits de cette dernière, j’ai aussi indiqué le chemin sur lequel on peut rencontrer la Divinité. Qu’avez-vous donc encore à vous égarer ? Et pourquoi devrais-je accorder plus d’attention à un mode d’intuition [124] religieuse qu’à d’autres ? Mais n’allez pas penser que je craindrais de dire une parole pertinente sur la Divinité, parce que je trouverais dangereux d’en parler avant qu’une définition de Dieu et de la notion d’existence ait vu le jour et ait force de loi dans l’Empire allemand. N’allez pas croire, d’autre part, que je jouerais le jeu d’une pieuse duperie et que, pour me faire tout à tous, je chercherais à déprécier avec une apparente indifférence ce qui doit revêtir pour moi une importance bien plus grande que je ne veux l’avouer. Pour vous éviter de le croire ou de le penser, je vais prolonger encore un instant mon propos et tenter 24. Littéralement : « qui n’a pas à vous déterminer, mais doit être déterminé par

vous. »


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de vous expliquer clairement que, pour moi, la Divinité ne peut rien être d’autre qu’une forme particulière d’intuition religieuse dont les autres sont indépendantes, comme elles le sont toutes les unes des autres. De même, de mon point de vue et d’après mes conceptions que vous connaissez, la proposition de foi « sans Dieu, pas de religion » n’a pas de raison d’être. Je vais aussi vous exposer sans détour mon opinion sur l’immortalité.

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: D E L’ E S S E N C E D E L A R E L I G I O N

sur Dieu l’idée d’« individu » qui implique la notion de personne.

25. Schleiermacher recourt ici à dessein au terme latin neutre pour éviter de projeter

 

Dites-moi d’abord ce que pensez-vous de la Divinité et ce que vous entendez par là. Car la définition ayant force de loi dont je parlais tout à l’heure n’existe pas encore et il est clair comme le jour [125] que les plus grandes différences ont cours à ce sujet. Pour la plupart, Dieu n’est visiblement rien d’autre que le Génie de l’humanité. L’homme est l’archétype de leur dieu, l’humanité est tout pour eux, et c’est d’après ce qu’ils tiennent pour des événements et des commandements qu’ils déterminent les intentions et l’être même de leur dieu. Cependant je vous ai dit assez clairement que l’humanité n’est pas mon tout et que ma religion est en quête d’un Univers dont elle ne représente, avec tout ce qu’elle possède, qu’une infime partie, qu’une forme particulière et éphémère : un dieu qui ne serait que le Génie de l’humanité pourrait-il donc être ce qu’il y a de plus sublime dans la religion ? Il peut y avoir des Cœurs poétiques – j’avoue que je les crois d’un niveau supérieur – pour lesquels Dieu est un individuum25 entièrement différent de l’humanité, un exemplaire unique d’un genre particulier. Quand ces gens-là me montrent les révélations par l’intermédiaire desquelles ils connaissent un tel Dieu – qu’il soit unique ou qu’il y en ait plusieurs, je ne méprise rien tant dans la religion que le nombre – il faut que ce Dieu soit pour moi une découverte attendue, et à partir de cette révélation, plusieurs autres se développeront certainement en moi. Mais quant à ce qui est en dehors [126] et au-dessus de l’humanité, je suis à la recherche d’un nombre de genres bien supérieur à un seul, chaque genre étant subordonné à l’Univers du fait de son individuum : Dieu, dans ce sens, peut-il être pour moi autre chose qu’une intuition particulière ? Mais du moment que ce ne peuvent être là que des concepts incomplets de Dieu, allons tout de suite au concept le plus élevé,


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celui d’un Être suprême, d’un Esprit de l’Univers qui régit ce dernier avec intelligence et liberté. Or la religion ne dépend pas non plus de cette idée-là. Avoir de la religion, c’est intuitionner l’Univers, et la valeur de votre religion dépend de la manière dont vous l’intuitionnez, du principe que vous trouvez à la base de ses actions. Si maintenant vous ne pouvez nier que l’idée de Dieu s’accommode de n’importe quelle intuition de l’Univers, vous devez aussi concéder qu’une religion sans Dieu peut être meilleure qu’une religion avec Dieu. Pour l’homme inculte qui n’a qu’une idée confuse du Tout et de l’Infini, et n’est doué que d’un instinct obscur, l’Univers dans ses actes se présente comme une unité au sein de laquelle on ne peut distinguer aucune diversité, comme un chaos uniforme dans sa confusion, sans subdivisions, sans ordre et [127] sans loi, comme une réalité dont rien de spécifique ne peut être séparé, sauf à le découper arbitrairement dans l’espace et le temps. Si l’homme n’éprouve pas le besoin de doter cet Univers d’une âme, c’est alors un destin aveugle qui à ses yeux caractérise le Tout ; sous la pression de ce besoin, son Dieu devient un être sans qualités particulières, une idole, un fétiche, et s’il en accepte plusieurs, il ne peut les distinguer les uns des autres qu’en leur assignant des territoires arbitrairement délimités. Dans une autre étape de la culture, l’Univers se présente comme une multiplicité sans unité, comme une pluralité indéterminée d’éléments et de forces hétérogènes dont la lutte constante et éternelle détermine les manifestations. Ce n’est plus un destin aveugle qui le caractérise, mais une nécessité motivée qui implique qu’on en recherche la cause fondamentale et la cohésion, tout en étant conscient de ne jamais pouvoir les trouver. Si l’on ajoute l’idée d’un Dieu à cet Univers, elle se décompose naturellement en une infinité de parties ; ces forces et ces éléments dans lesquels il n’y a aucune unité se trouvent tous dotés d’une âme ; des dieux naissent en nombre infini, et ce sont les différents objets de leur activité, les différentes inclinations et manières de penser qui les distinguent les uns des autres. [128] Vous devez admettre que cette dernière manière d’intuitionner l’Univers est infiniment plus respectable que la précédente ; alors ne devrez-vous pas convenir également que celui qui s’est élevé jusqu’à son niveau, mais qui s’incline devant la nécessité éternelle et inatteignable sans


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  •

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: D E L’ E S S E N C E D E L A R E L I G I O N

penser à des dieux, a tout de même plus de religion que le grossier adorateur de fétiches ? Eh bien, montons encore plus haut, jusqu’au point où tous les antagonismes se réconcilient, où l’Univers se présente comme une totalité, comme une unité dans la diversité, comme un système, et ne mérite de ce fait qu’à ce moment-là son nom : celui dont l’intuition de cet Univers est celle de l’Un et du Tout, tout en ne l’associant pas, lui non plus, à l’idée d’un dieu, ne devraitil pas avoir davantage de religion que le polythéiste cultivé ? Spinoza ne devrait-il pas être placé aussi loin au-dessus d’un Romain pieux que Lucrèce au-dessus d’un adorateur d’idoles ? Mais c’est la vieille inconséquence et le point noir de l’inculture que de rejeter le plus loin possible de soi ceux qui se trouvent sur le même échelon, fût-ce à un autre endroit dudit échelon ! Quant à l’intuition de l’Univers qu’un homme s’approprie, ce choix dépend de son Sens de l’Univers et il est le véritable critère de sa religiosité ; et quant à associer un dieu à son intuition, cela tient à l’orientation [129] de son imagination. Dans la religion, l’Univers est objet d’intuition, il est posé comme agissant sur l’homme dès les origines. Si votre imagination dépend de la conscience que vous avez de votre liberté au point de ne pas arriver à penser à ce qui est actif dès l’origine autrement que sous la forme d’un être libre, fort bien : elle va personnifier l’Esprit de l’Univers et vous aurez un Dieu. Et si vous liez l’imagination à l’entendement au point qu’à vos yeux la liberté n’a jamais clairement de sens qu’individuellement et pour l’individu, eh bien vous aurez un monde et point de Dieu. Vous ne prendrez pas pour un blasphème, je l’espère, l’affirmation selon laquelle la foi en Dieu dépend de l’orientation de l’imagination ; vous devez savoir que l’imagination est ce qu’il y a de plus élevé et de plus originel dans l’homme, et qu’à part elle, tout n’est que réflexion sur son compte ; vous devez savoir que c’est votre imagination qui crée pour vous le monde et que vous ne pouvez avoir de Dieu sans un monde. De plus, ce qui vient d’être dit ne rendra ce Dieu plus incertain pour personne, et personne n’en viendra à se soustraire d’autant plus facilement à l’irrévocable nécessité de le faire sien pour la raison qu’il sait d’où lui vient cette nécessité. [130] L’idée de Dieu n’occupe donc pas dans la religion une place aussi élevée que vous le pensez, et les êtres religieux n’ont jamais


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compté dans leurs rangs des zélateurs, des exaltés ou des enthousiastes26 de l’existence de Dieu ; ils ont considéré avec un grand calme, à côté d’eux, ce que l’on appelle athéisme, et il y a toujours eu quelque chose qui leur est apparu plus irréligieux que lui. Dieu lui-même ne peut pas intervenir dans la religion autrement qu’en agissant, et personne n’a encore nié qu’il y ait une vie et une action divines dans l’Univers. La religion n’a d’ailleurs rien à faire d’un Dieu existant par lui-même et donnant des ordres, tout comme ce Dieu-là ne rendra pas service aux physiciens et aux moralistes pour lesquels il est et sera toujours l’occasion d’un triste malentendu. Le Dieu agissant de la religion ne peut d’ailleurs pas nous garantir la félicité ; car un être libre ne peut pas vouloir agir autrement sur un être libre qu’en se faisant connaître de lui, que ce soit par la douleur ou le plaisir, peu importe. Il ne peut pas non plus nous inciter à la moralité, car seule son action permet de le reconnaître ; or, rien ne peut agir sur notre moralité et il est inconcevable qu’une action nous force la main à cet égard. Quant à l’immortalité, je ne peux cacher que la manière dont la plupart [131] des gens la comprennent et soupirent après elle est tout à fait irréligieuse, qu’elle est complètement contraire à l’esprit de la religion et que leur désir ne se fonde sur rien d’autre que de l’aversion pour ce qui est le but de la religion. Rappelez-vous combien tout, en elle, contribue à ce que les contours nettement découpés de notre personnalité prennent de l’extension et s’estompent peu à peu dans l’Infini, et vise à ce que l’intuition de l’Univers nous fasse devenir autant que possible uns avec lui. La plupart des gens, en revanche, s’insurgent contre l’Infini, ils ne veulent pas sortir d’eux-mêmes, ils ne veulent rien être d’autre qu’eux-mêmes et se préoccupent anxieusement de leur individualité. Le but suprême de la religion, souvenez-vous-en, était de découvrir un Univers au-delà de l’humanité et au-dessus d’elle, et sa seule plainte était de n’y pas parvenir à satisfaction dans ce monde ; ces gens-là, par contre, ne veulent même pas saisir l’occasion unique que leur offre la mort de sortir de leur humanité en la dépassant ; ils se 26. Le terme allemand, Schwärmer, désigne les illuministes, aile gauche de la

Réforme, qui entendent se réclamer d’illuminations directes du Saint-Esprit, en se passant de la médiation des Écritures et de leur interprétation.


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  •

DEUXIÈME DISCOURS

demandent avec inquiétude comment prendre leur humanité avec eux au-delà de ce monde et aspirent tout au plus à avoir des yeux plus perçants et de meilleurs membres. Mais, comme il est écrit, l’Univers leur dit : celui qui perd sa vie à cause de moi la retrouvera, et celui qui veut la conserver [132] la perdra27. La vie qu’ils veulent conserver est une vie misérable, car si c’est l’éter nité de leur personne qui les préoccupe, pourquoi ne s’inquiètent-ils pas tout aussi anxieusement de ce qu’ils ont été que de ce qu’ils seront ? Et à quoi cela leur sert-il de dire « en avant » s’ils ne peuvent même pas dire « en arrière » ? Non contents d’être en quête d’une immortalité qui n’en est pas une et dont ils ne sont pas maîtres, ils perdent celle qu’ils pourraient avoir, et les pensées qui les angoissent et les tourmentent en vain leur font perdre de surcroît leur vie mortelle. Essayez bien plutôt de renoncer à votre vie par amour de l’Univers. Efforcez-vous d’anéantir déjà ici-bas votre individualité afin de vivre dans l’Un et le Tout ; tendez à être plus que vous-mêmes, de telle sorte que vous perdiez peu de chose si vous vous perdez vous-mêmes. Et quand, pour autant que vous trouviez un peu d’Univers ici-bas, vous vous serez ainsi confondus avec lui et que vous en éprouverez une nostalgie plus grande et plus sainte, alors nous pourrons parler plus avant des espérances que la mort nous donne et de l’Infini vers lequel elle nous fait infailliblement prendre notre essor.

:

27. Allusion à Matthieu 16, 25 et parallèles. Schleiermacher attribue ici à l’Univers

une parole de Jésus. 28. Dans son édition de 1806, Schleiermacher a précisé qu’il s’agit ici de « Dieu tel

qu’on pense à lui comme à un être particularisé qui serait situé hors du monde ou derrière lui, et qui ne serait pas tout dans la religion. »

D E L’ E S S E N C E D E L A R E L I G I O N

Voilà quelle est ma manière de penser sur ces sujets. Dieu28 n’est pas tout dans la religion, [133] mais l’un de ses éléments, et l’Univers est davantage que lui. D’autre part, vous ne pouvez pas croire en lui de manière arbitraire, ni parce que vous avez besoin de lui pour vous consoler et vous aider ; vous le faites parce que vous y voyez une obligation. L’immortalité ne peut pas être pour vous un désir avant d’être un problème que vous avez résolu. Devenir un avec l’Infini, cela au sein même de la finitude, et être éternel dans l’espace d’un instant, c’est cela l’immortalité de la religion.


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Troisième Discours

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TROISIÈME DISCOURS

: D E L A F O R M AT I O N D E L’ E S P R I T À L A R E L I G I O N

1. Littéralement : l’éducation de l’homme à cette sublime prédisposition

Quand elle entre en action de toute la force qui lui est propre, quand elle entraîne dans le courant de cette action et met à son service toutes les facultés du Cœur propres à chacun, la religion s’attend également à pénétrer jusqu’au plus intime de chaque individuum qui respire son [135] atmosphère ; elle escompte que toute partie homogène de cet individuum en soit touchée jusqu’à la plus petite, et que chacun, prenant conscience de son existence par le mouvement même dans lequel il est entraîné, réjouisse par le ton responsable et familier de sa réponse l’oreille attentive de Celui qui la sollicite. Ainsi la religion, pour susciter sa reconduction, entend-elle ne recourir qu’aux seules expressions naturelles de la vie propre à chacun et, là où elle n’y parvient pas, elle dédaigne toute incitation étrangère, tout procédé violent, tranquillisée qu’elle est par la conviction que l’heure n’est pas encore venue où se mettra à vivre quelque chose qui soit de sa famille. Pour moi, cet insuccès n’est pas quelque chose de nouveau. Que de fois n’ai-je pas entonné la musique de ma religion pour émouvoir mon entourage, commençant par quelques sons très doux, puis dévoré d’impatience, passant à une juvénile impétuosité, jusqu’à atteindre la pleine harmonie des sentiments religieux ; mais rien, en ceux à qui je m’adressais, ne s’éveillait ni ne me répondait ! De même pour les paroles que je confie à un cercle plus large et plus disposé à se laisser émouvoir : combien d’entre eux vont les laisser

 

La tendance à faire des prosélytes, je l’ai volontiers reconnu, est un trait fondamental de la religion ; mais ce n’est pas ce qui m’incite maintenant à vous parler également de l’éducation à donner l’homme pour développer en lui cette sublime prédisposition1 et des conditions que cette éducation requiert. Pour atteindre ce but, la religion ne connaît pas d’autre moyen que celui-ci : s’exprimer et se communiquer librement.


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revenir tristement à moi, avec tout ce qu’elles devaient leur proposer de bon, sans avoir été comprises ni même avoir éveillé en eux le moindre pressentiment du but qu’elle poursuivaient2 ? Et que de fois allons-nous, moi et tous les hérauts de la religion, refaire l’expérience de ce destin [136] qui nous est assigné depuis les origines ? Cela ne nous tracassera cependant jamais, car nous savons qu’il ne peut en être autrement ; et jamais nous ne chercherons à imposer d’une autre manière notre religion à cette génération-ci ni à la génération à venir. Alors que je manque d’une part non négligeable de ce qui constitue le tout de l’humanité et que beaucoup de gens en sont complètement dépourvus, il n’est pas étonnant que le nombre de ceux auxquels la religion a été refusée soit si élevé. Il doit même nécessairement être grand, sinon comment aurions-nous une intuition de la religion proprement dite et des limites qu’elle assigne de tous côtés aux autres aptitudes de l’homme ? Comment saurions-nous jusqu’où ce dernier peut, de quelque côté que ce soit, faire son chemin sans elle, et à quel endroit elle lui assigne une place et une mission ? D’où aurions-nous le pressentiment qu’elle agit en lui, même sans qu’il le sache ? Il est particulièrement conforme à la nature des choses que chez bien des gens, dans ces temps de confusion et de bouleversements généralisés, le feu dormant de la religion ne s’embrase pas et que, malgré nos soins tout d’amour et de patience, il ne puisse se raviver, alors que, dans des circonstances plus favorables, il se serait répandu en eux en dépit de tous les obstacles. Quand rien, dans les affaires humaines, ne reste [137] indemne d’ébranlement ; quand chacun, à chaque instant, voit ce qui détermine sa place dans le monde et ce qui le maintient dans l’ordre terrestre des choses être précisément sur le point non seulement de lui échapper et de devenir la proie d’un autre, mais de disparaître dans le tourbillon général ; quand les uns n’épargnent ni leurs efforts ni leurs forces et appellent à l’aide de tous côtés pour maintenir dans le monde et la société, dans l’art et la science, ce qui en constitue à leurs yeux les pivots, mais voient maintenant ces réalités se défaire presque d’elles-mêmes de leurs raisons d’être les plus intimes, sous le coup d’une incompréhensible fatalité, et laisser tomber ce qui s’était si longtemps mu dans leur orbite ; et quand les autres s’emploient avec un zèle 2. Réminiscence possible d’Ésaïe 55, 11.


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TROISIÈME DISCOURS

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tout aussi inlassable à déblayer le chemin des décombres laissés par des siècles en ruine, pour être les premiers à s’établir sur le sol fertile que forme sous leurs pieds la lave vite refroidie du terrible volcan ; quand chacun, même sans quitter sa place, se trouve si violemment ébranlé par les violentes secousses de l’ensemble que, dans ce vertige auquel personne n’échappe, il doit être content de pouvoir fixer son regard sur un objet quelconque et se convaincre peu à peu [138] que quelque chose reste néanmoins debout – dans une telle situation, il serait insensé d’attendre que beaucoup de gens soient capables de percevoir l’Infini. Ce dernier présente certes un aspect plus que majestueux et sublime, et donne à saisir en un instant des traits plus importants que pendant des siècles ; mais qui peut se préserver de l’agitation et de la pression générales ? qui peut se soustraire à la contrainte d’un intérêt plus limité ? qui a assez de calme et de fermeté pour rester serein et intuitionner ? D’ailleurs, même dans les périodes les plus heureuses et avec la meilleure volonté du monde, où pourrait-on donc trouver, parmi tous les moyens de communication qui pourraient s’y prêter, celui non seulement de réveiller la religion là où elle existe, mais encore de l’inculquer et d’y éduquer ? Ce que l’on peut provoquer en un homme par le moyen de l’art et d’activités qui lui sont extrinsèques se résume à ceci : vous lui communiquez votre manière de voir les choses, vous faites de lui un magasin de vos idées et vous les insinuez dans les siennes de telle sorte qu’il s’en souvienne à point nommé ; mais vous ne pouvez jamais obtenir de lui qu’il tire de son propre fonds celles que vous voulez. La contradiction, vous le voyez, est déjà dans les termes et n’en peut être éliminée.Vous ne pouvez pas même habituer [139] quelqu’un à réagir de la manière voulue à une impulsion déterminée, chaque fois qu’elle se produit, et vous pouvez encore moins l’amener à se libérer d’un tel lien et ainsi à générer librement une activité intérieure. Bref, vous pouvez agir sur le mécanisme de l’esprit, mais vous ne pouvez pénétrer à votre gré dans son organisation, dans cet atelier sacré de l’Univers ; vous n’y pouvez rien changer ou déplacer, retrancher ou ajouter, vous ne pouvez que freiner son développement et mutiler par la force une partie de ce qui y a poussé. Il faut que ce soit du plus intime de son organisation que procède tout ce qui doit faire partie de la vie authentique de l’homme, et demeurer en lui une impulsion active et agissante.


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La religion est de cet ordre ; dans le Cœur, qui est son habitat, elle agit et vit sans interruption, elle fait de toute chose son objet, et donne toute pensée ou toute action en thème à sa céleste imagination. Tout ce qui, comme elle, doit constituer un continuum dans le Cœur humain se trouve très en dehors du domaine de ce qu’on enseigne ou inculque. Voilà pourquoi, aux yeux de quiconque partage cette conception de la religion, l’enseignement [140] est à son propos un mot inepte et dépourvu de sens. Nous pouvons bien communiquer nos opinions et nos doctrines à autrui ; pour cela, nous n’avons besoin que de mots, et ces opinions et doctrines n’ont besoin que de la force de comprendre et d’imiter propre à l’esprit ; mais nous savons très bien que ces opinions et doctrines ne sont que les ombres de nos intuitions et de nos sentiments, et que, à moins d’avoir part avec nous à ces derniers, autrui ne comprendrait pas ce que ces opinions et doctrines disent et croient donner à penser. Nous ne pouvons pas apprendre aux autres à intuitionner, nous ne pouvons pas transférer en eux la force et le savoir-faire qui nous permettent de tirer des objets devant lesquels nous nous trouvons, quels qu’ils soient, la lumière originelle de l’Univers et de faire entrer cette lumière dans notre organe ; nous pouvons peut-être stimuler le talent mimétique de leur imagination au point qu’il leur soit facile, quand des intuitions de la religion leur sont dépeintes en couleurs vives, de susciter en eux quelques émotions ressemblant de loin à celles dont ils voient notre âme remplie : mais cela pénètre-t-il leur être, est-ce là de la religion ? Si vous voulez comparer le Sens de l’Univers avec celui de l’art, vous ne devez pas opposer approximativement ces détenteurs d’une religiosité passive, si on veut l’appeler ainsi, aux gens qui, sans produire eux-mêmes des œuvres d’art, [141] n’en sont pas moins émus et saisis par toutes celles qui s’offrent à leur intuition ; car les chefs-d’œuvre de la religion sont exposés toujours et partout ; le monde entier est une galerie de tableaux religieux et tout homme se trouve au milieux d’eux. Comparez plutôt les détenteurs de la religiosité passive aux gens qui ne ressentent pas d’impressions tant qu’on ne leur a pas dispensé, comme on le ferait d’un médicament, des commentaires et des élucubrations 3 sur les œuvres d’art, et qui même alors ne peuvent que balbutier, 3. Le texte allemand dit Phantasien, terme traduit normalement par « imagination ».


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Ce n’est donc pas que je veuille vous former, vous ou d’autres, à la religion, ou vous enseigner comment vous devriez vous y former vous-mêmes de manière délibérée ou selon les règles de l’art : je ne veux pas sortir du domaine de la religion, ce qui serait alors le cas, [143] mais y demeurer encore un peu avec vous. L’Univers forme lui-même les observateurs et les admirateurs dont il a besoin, et nous voulons seulement intuitionner la manière dont cela se passe, pour autant que cela se laisse intuitionner. La manière dont chaque élément personnel de l’huma-

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dans un langage sur l’art mal assimilé, quelques mots inadéquats qui ne sont pas de leur crû.Voilà quel est l’aboutissement de tout enseignement et de tout dessein de formation dans ces domaines. Montrez-moi quelqu’un à qui vous auriez inculqué ou dont vous auriez formé la capacité de jugement, l’esprit d’observation, le Sens artistique ou la moralité, et je me ferai fort d’enseigner aussi la religion. Dans son domaine, il y a certes des maîtres et des disciples ; il y a des individus auxquels se rattachent des milliers d’autres ; mais cette adhésion n’est pas une imitation aveugle, et ils ne sont pas disciples parce que leur maître leur a assigné ce statut ; il est leur maître parce qu’ils l’ont choisi pour l’être. Celui qui a suscité la religion en d’autres personnes en leur parlant de la sienne ne les a plus en son pouvoir [142] et ne peut plus les retenir auprès de lui : leur religion est libre, elle aussi, dès qu’elle vit et va son propre chemin. Dès que la sainte étincelle s’embrase dans une âme, elle s’y propage en une flamme vivante et libre qui se nourrit de sa propre atmosphère. Pour l’âme, c’est plus ou moins que cette flamme illumine toute l’étendue de l’Univers, et l’âme peut y établir domicile à son gré, fût-ce à distance du point où elle a eu pour la première fois la vision d’elle-même. Sous la seule contrainte de s’installer quelque part que lui impose le sentiment de son impuissance et de sa finitude, elle choisit tout climat susceptible de lui convenir au mieux, cela sans se montrer pour autant ingrate envers son premier guide ; elle y cherche un point de convergence, se déplace sur sa nouvelle voie en s’assignant librement ses propres limites et elle donne le nom de maître à celui qui le premier a adopté la région qu’elle préfère et en a montré la splendeur – elle qui est sa disciple par son propre choix et par libre amour.


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nité apparaît dans un individuum dépend, vous le savez, des limites que les autres lui imposent ou de la liberté qu’ils lui accordent ; c’est seulement par le biais de ce conflit général que chaque élément acquiert en chacun une forme et une dimension déterminées, et cet élément ne subsiste à son tour que grâce à la communauté des individus et au mouvement du tout. Ainsi chaque individu, et chaque élément en chaque individu, sont-ils une œuvre de l’Univers, et la religion ne peut pas considérer l’homme sous un autre angle. Je voudrais vous ramener à ce fondement de notre existence déterminée et à ce qui limite religieusement nos contemporains ; je voudrais vous montrer clairement pourquoi nous sommes ainsi et pas autrement, et ce qui se passerait si nos limites devaient être étendues de ce côté-là ; je voudrais que vous deveniez conscients du fait que par votre être et votre action, vous êtes en même temps des instruments de l’Univers et que, appliquée à des objets très différents, votre activité exerce une influence sur la religion et sur son état le plus proche. L’homme naît avec la prédisposition religieuse, comme c’est le cas de toutes ses autres prédispositions, et pour peu que son Sens ne soit pas réprimé et que toute communauté entre lui et l’Univers ne soit pas entravée ou bloquée (ce sont là, on en convient, les deux éléments de la religion), cette prédisposition devrait immanquablement se développer en chacun et à la manière de chacun. Mais ces blocages sont justement ce qui, en notre temps, se produit malheureusement dès l’enfance dans de si grandes proportions. Je souffre de voir chaque jour combien la rage de comprendre empêche le Sens de prendre son essor, et combien tout s’unit pour river l’homme à la finitude et même à un très petit point de celle-ci, afin de repousser l’Infini aussi loin que possible de ses regards. Qui empêche la religion de s’épanouir ? Ce ne sont pas les douteurs et les railleurs ; si ces derniers font volontiers part de leur volonté de n’avoir pas de religion, ils ne perturbent cependant pas la nature qui, elle, veut la promouvoir ; ce n’est pas non plus le cas, comme on le pense, des gens de mauvaises mœurs ; c’est à une tout autre force que s’opposent leurs efforts et leur action. Ce sont au contraire les gens raisonnables et pratiques qui, dans l’état présent du monde, font contrepoids à la religion, et leur influence [145] très prépondéran-

[144]


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te est la raison pour laquelle la religion y joue un rôle si médiocre et si insignifiant. Ils maltraitent l’homme depuis sa tendre enfance et répriment son aspiration à ce qui est élevé. C’est avec un profond recueillement que je peux être témoin de l’aspiration que de jeunes Cœurs ont pour le merveilleux et le surnaturel. Déjà dans leur contact avec ce qui est fini et déterminé, ils cherchent aussi autre chose qu’ils puissent lui opposer ; de tous côtés, ils se demandent s’ils ne pourraient pas attraper quelque chose qui aille au-delà des apparences sensibles et de leurs lois ; et tout comblés que soient leurs sens par des objets terrestres, c’est toujours comme si, outre ces sens-là, ils en avaient encore d’autres qui dépériraient s’ils étaient privés de nourriture. C’est là le premier mouvement de la religion. Une intuition secrète et incomprise pousse ces jeunes esprits à aller au-delà de la richesse de ce monde ; voilà pourquoi ils considèrent comme bienvenue toute trace d’un autre monde ; pourquoi ils se délectent de poésies sur des êtres supraterrestres et étreignent avec l’amour jaloux que l’on porte à un objet sur lequel on a un droit évident, mais qu’on ne peut pas faire valoir, tout ce dont il est clair pour eux que cela ne peut pas se trouver ici-bas. Sans doute est-ce une illusion que de chercher l’Infini justement en-dehors [146] du fini, et le contraire en-dehors de ce à quoi on l’oppose ; mais cette illusion n’est-elle pas des plus naturelles chez ceux qui ne connaissent pas encore le fini lui-même ? Et des peuples entiers ainsi que des écoles entières de sagesse ne la partagent-ils pas ? S’il y avait des curateurs de la religion parmi ceux qui prennent soin des hommes en devenir, comme il serait facile de corriger cette erreur due à la nature elle-même, et combien la jeune âme serait avide, en des temps plus lumineux, de s’abandonner aux impressions que donne l’Infini par sa toute présence ! Auparavant, on laissait cette erreur exercer tranquillement ses effets ; on pensait que, en religion comme en art, le goût des figures grotesques est propre à l’imagination juvénile ; on l’assouvissait dans une large mesure, et à ces jeux volages on rattachait même directement et avec assez d’insouciance la mythologie sérieuse et sacrée, c’est-à-dire ce que l’on tenait soi-même pour de la religion : Dieu, le Sauveur et les anges n’étaient plus que des fées et des sylphes d’un autre genre. C’est ainsi que, bien assez tôt, la poésie a servi de fondement à la métaphysique dans


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ses usurpations de la religion : mais l’homme n’en demeurait que davantage abandonné à lui-même et il était d’autant plus facile à un Cœur droit, non corrompu et capable de ne pas se soumettre [147] au joug de la compréhension et de la dispute, de trouver des années plus tard la sortie de ce labyrinthe. Aujourd’hui, en revanche, ce penchant est violemment réprimé dès le début, tout ce qui est surnaturel et merveilleux est proscrit, l’imagination n’a pas à se gaver d’images vaines, et l’on peut pendant ce temps-là y introduire d’autant plus facilement toutes sortes de choses et y faire des préparatifs pour la vie. On bassine avec des histoires morales les pauvres âmes qui ont soif d’autre chose et on leur apprend combien il est beau et utile de se montrer bien sage et bien raisonnable ; on les abreuve de concepts sur des choses ordinaires et, sans tenir compte de ce qui leur manque, on leur offre derechef et toujours plus ce dont elles ne sont déjà que trop abreuvées. Pour protéger dans une certaine mesure le Sens contre les usurpations des autres facultés, il y a, implanté en chaque homme, un instinct d’interrompre toute autre activité et de maintenir simplement tous ses organes en éveil pour se laisser pénétrer par toutes les impressions possibles ; et par l’effet d’une sympathie secrète et hautement bienfaisante, cet instinct se montre justement le plus fort quand la vie générale se manifeste en priorité dans le sein de chacun et dans le monde qui l’entoure. Mais souhaitons que personne [148] n’ait l’occasion de céder à cet instinct dans le calme d’une confortable inactivité, car à l’aune de la vie bourgeoise, c’est de la paresse et de l’oisiveté ! En tout, il doit y avoir une intention et un but, on doit toujours avoir quelque chose à faire, et quand l’esprit ne peut plus servir, qu’on exerce le corps ; travailler et jouer, mais pas d’abandon à une calme intuition. Le point capital est à cet égard que les gens comprennent tout, mais la compréhension les frustre de leur Sens ; car la manière dont on pratique la première est à l’opposé complet du second. Le Sens se cherche des objets, il va au-devant d’eux et s’offre à leurs embrassades ; il les veut porteurs par eux-mêmes de quelque chose qui les caractérise comme sa propriété, comme son œuvre ; il veut trouver et se laisser trouver. Pour leur compréhension, il n’importe pas du tout de savoir d’où viennent les objets ; mon Dieu, après tout ils sont là, comme un héritage jus-


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tement acquis dont on a fait le décompte et qu’on a défini depuis bien longtemps déjà ! Prenez-les seulement comme la vie les apporte, car vous avez justement à comprendre ce que la vie apporte. Vouloir vous en fabriquer ou en chercher par vousmêmes serait vraiment de l’excentricité, de l’arrogance, une vaine agitation, car quels fruits cela porte-t-il dans la vie humaine ? Assurément aucun ; [149] mais sans la présence des objets, aucun Univers ne se donne à trouver. Le Sens vise à avoir l’impression globale d’un certain Tout ; il veut discerner ce qu’une chose est en elle-même et comment elle l’est, et connaître le caractère particulier de chacune. Mais à cet égard, les gens ne cherchent pas du tout à comprendre ; le pourquoi et le comment sont trop loin pour eux, car, pensent-ils, il leur suffit de se demander d’où une chose vient et à quoi elle sert, et ils ne cessent d’aller et venir entre ces deux questions. Leur grand but est de savoir la place qu’un objet occupe dans la série des phénomènes ; son commencement et sa disparition sont tout pour eux. Ils ne se demandent pas non plus si ce qu’ils veulent comprendre constitue un tout ni comment ce peut être le cas – cela les entraînerait certainement trop loin et, animés d’une telle tendance, ils ne se tireraient sans doute pas complètement d’affaire sans religion ; ils ne veulent en fait que démembrer et anatomiser l’objet en question. Telle est leur manière de se comporter envers ce qui est là précisément pour satisfaire le Sens au plus haut degré de sa potentialité – envers ce qui, pour ainsi dire en dépit d’eux, constitue par soi-même un tout, j’entends par là envers tout ce qui est de l’art, soit dans la nature, soit dans les œuvres des hommes : ils l’anéantissent avant que cela puisse produire son effet, ils veulent qu’on le comprenne dans ce qui est particulier, et qu’on apprenne ceci ou cela en pièces détachées. Telle est en fait, vous devrez l’admettre, [150] la pratique des gens raisonnables ; avouez qu’un riche et vigoureux excédent de Sens est nécessaire pour échapper, ne serait-ce qu’en partie, à ces traitements hostiles, et que cette raison suffit déjà à expliquer le nombre si restreint de ceux qui s’élèvent jusqu’à la religion. Mais cette dernière perd d’autant plus en consistance que l’on fait tout son possible pour éviter surtout que le Sens, pour ce qui en reste, ne se tourne vers l’Univers ; il faut les maintenir, eux et tout ce qui est en eux, dans les limites de la vie bourgeoise.Toute activité doit se rapporter à cette forme de vie-là et, de l’avis des gens rai-


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sonnables, l’harmonie intérieure de l’homme, si prônée, ne peut pour cette raison consister en rien d’autre que dans le fait que tout soit derechef en relation avec son activité. L’homme dispose, à leur idée, de suffisamment de matériau pour satisfaire son Sens et il a devant lui suffisamment de riches tableaux, même s’il n’abandonne jamais le point de vue qui est en même temps son point d’attache et celui autour duquel il se meut. Aussi considèrent-ils tous les sentiments d’un autre ordre comme des dépenses inutiles et épuisantes dont une activité adéquate doit autant que possible préserver le Cœur. De même le pur amour de la [151] poésie et de l’art est-il à leurs yeux un dévergondage qu’on tolère uniquement parce qu’il n’est pas aussi fâcheux que d’autres. Pour que le savoir n’outrepasse pas ces limites, c’est également avec une sage et sobre modération qu’ils le recherchent, et pour éviter de négliger le plus petit fait ayant de l’influence dans ce domaine, ils déconsidèrent les plus grands, justement parce que leur visée porte plus loin que quelque chose de sensoriel. Ils tiennent pour un mal nécessaire l’existence de choses qui doivent être approfondies jusqu’à un certain point et, reconnaissants envers les dieux pour les quelques personnes qui, par libre inclination, s’adonnent encore et toujours à cette tâche, ils ont un regard de sainte pitié pour ces victimes volontaires. Ils regrettent du fond du cœur qu’il y ait des sentiments qui ne se laissent pas juguler par la nécessité pratique à laquelle euxmêmes se soumettent et que, sur cette lancée, autant d’hommes en deviennent malheureux et immoraux du point de vue bourgeois – je range aussi dans cette catégorie ceux qui échappent un peu à l’industrie et qui mettent au-dessus de tout le côté moral de la vie bourgeoise. Ils considèrent que c’est là l’une des tares les plus graves de l’humanité et ils souhaiteraient qu’on y remédie le plus tôt possible. Le grand malheur est que ces braves [152] gens croient que leur activité a une portée universelle et embrasse toute l’humanité, et que si l’on faisait ce qu’ils font, on n’aurait pas besoin de Sens, sauf de celui auquel on recourt pour ce qu’on fait.Voilà pourquoi ils estropient tout de leurs ciseaux et cherchent à ne laisser le champ libre à aucune manifestation originelle qui pourrait devenir un phénomène favorable à la religion. Car tout ce qui peut être saisi et embrassé du regard à partir du point où ils se situent, c’est-à-dire tout ce à quoi ils veulent bien reconnaître de la valeur, tout cela se situe dans un cercle


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4. Cette expression latine signifie « assigné à un coin de terre ».

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étroit et stérile, sans science, sans mœurs, sans art, sans amour, sans esprit et certainement aussi sans lettres – en bref, sans tout ce à partir de quoi l’on pourrait découvrir le monde, dût-on avoir des prétentions présomptueuses à tous ces égards. Ils pensent sans doute posséder le monde réel et véritable, et être à proprement parler ceux qui situent toutes choses dans leur juste contexte. S’ils pouvaient seulement se rendre compte que, pour intuitionner chaque chose comme un élément du Tout, il faut nécessairement la considérer dans sa nature spécifique et dans son état le plus accompli ! Car dans l’Univers, une chose ne peut exister que dans la totalité de ses effets et de ses relations ; tout tient à cette totalité et, pour s’en rendre compte, il ne faut pas examiner une chose d’un point de vue qui lui est extérieur, [153] mais de son centre même, et regarder de là en direction de toutes les relations qui s’y rapportent, c’est-à-dire qu’il faut la considérer dans son existence distincte, dans son être propre. Ne connaître le Tout que d’un seul point de vue, c’est l’exact opposé de connaître chaque chose de tous les points de vue possibles ; c’est la marche à suivre pour s’éloigner en droite ligne de l’Univers et, sombrant dans une misérable étroitesse, pour devenir un véritable glebae adscriptus 4 de l’endroit où l’on se trouve par l’effet du hasard. Dans les rapports que l’homme entretient avec ce monde, chacun est amené à passer devant certains points de passage vers l’Infini, devant des perspectives entrouvertes, cela afin que son Sens prenne le chemin de l’Univers et que ce coup d’œil éveille en lui des sentiments qui ne sont pas, il est vrai, directement de la religion, mais dont je dis qu’ils en sont un schématisme. Ces perspectives aussi, les gens raisonnables les obstruent sagement et en bouchent l’ouverture avec une mauvaise image, avec une caricature philosophique – avec l’une de ces choses dont on recouvre d’ordinaire un endroit insignifiant ; et si quelque rayon de la toute-puissance de l’Univers atteint néanmoins leurs yeux, [154] comme cela se produit parfois afin qu’eux aussi en aient la manifestation, si leur âme ne peut se soustraire à un léger éveil de ces sensations-là, l’Infini n’est toutefois pas le but vers lequel elle vole pour s’y reposer, mais, semblable à l’indication marquant l’extrémité d’une piste de course, il n’est pour elle que le point qu’elle contourne le plus vite possible sans y toucher pour


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revenir au plus tôt à son ancienne place. La naissance et la mort sont des points de ce type : avec elles, nous ne pouvons éviter de penser au fait que notre moi est entouré de tous côtés par l’Infini, et elles nous inspirent toujours une calme nostalgie et un saint respect. Pourtant ce que l’intuition sensible a d’incommensurable renvoie aussi et pour le moins à une autre Infinité, supérieure à celle-là. Mais pour les gens raisonnables, rien ne serait préférable à l’utilisation du plus grand diamètre du système des mondes pour mesurer et apprécier les choses de la vie ordinaire, tout comme on mesure aujourd’hui la circonférence maximale de la Terre5, et quand l’intuition de la vie et de la mort en vient à les saisir, quelle que soit alors l’abondance de leurs propos sur la religion, croyez-m’en, rien ne leur tient plus à cœur en toute occasion de ce genre que de gagner quelques jeunes gens aux idées de Hufeland 6. Ces gens en sont sans doute suffisamment punis ; car, [155] comme leur point de vue n’est pas assez élevé pour leur permettre de constituer par eux-mêmes, sur la base de principes, ne serait-ce que cette sagesse de vie à laquelle ils s’accrochent, ils évoluent avec servilité et déférence dans le cadre des formes anciennes et trouvent leur plaisir dans de mesquines améliorations. Cela, c’est le summum de l’utile vers lequel notre siècle s’est précipité à grands pas, quittant la scolastique et son inutile sagesse de mots – l’utile, nouvelle barbarie, digne pendant de l’ancienne, beau fruit de la politique pater nelle et eudémoniste qui a remplacé le brutal despotisme. Nous sommes tous passés par là et notre prédisposition à la religion a souffert dès son premier germe de ne pouvoir se développer à la même allure que nos autres penchants. Ces gens-là, je ne peux pas les ranger dans la même catégorie que vous à qui je m’adresse, car bien qu’ils anéantissent la religion, ils ne la méprisent pas, et bien qu’ils éduquent notre époque, qu’ils apportent aux hommes des lumières et qu’ils aimeraient le faire jusqu’à atteindre une fâcheuse transparence, on ne peut pas non plus les considérer comme cultivés ; ces gens-là sont encore et toujours la 5. G. MECKENSTOCK, Kritische Gesamtausgabe, signale que la France venait de définir

le mètre, en 1795, en fonction de la circonférence de la Terre. 6. Allusion à l’ouvrage alors tout récemment paru de Christoph Wilhelm H UFELAND,

Makrobiotik oder die Kunst, das menschliche Leben zu verlängern, Iena 1797. Traduction française (à côté d’autres langues) : Guillaume H UFELAND, Macrobiologie ou l’art de prolonger la vie, Lausanne/Lyon 1809, rééd. 1824 et 1837.


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le qui s’est imposée dès la fin du XIXE SIÈCLE. Elle relève à ce moment-là de la philosophie et n’est encore qu’une tentative d’expliquer le fonctionnement de l’esprit humain par voie spéculative.

7. La psychologie de l’époque n’a rien de commun avec la psychologie expérimenta-

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majorité dominante, vous et moi ne sommes qu’un petit groupe. Des villes et des pays entiers sont éduqués selon leurs principes, et quand cette éducation est achevée, ces principes se retrouvent [156] dans la société, dans les sciences et dans la philosophie ; oui, même en philosophie, car non seulement ces gens ont fait leur habitat de l’ancienne philosophie (comme vous le savez, on ne divise plus la philosophie, dans un esprit très scientifique, qu’entre ancienne, nouvelle et dernière née), mais ils se sont emparés même de la nouvelle. Par sa forte influence sur tout intérêt de ce monde et par le faux-semblant de philanthropie dont elle aveugle même la tendance à la sociabilité, cette manière de penser ne cesse de maintenir la religion sous sa contrainte et s’oppose de toutes ses forces à tout mouvement qui lui permettrait de révéler d’une manière ou d’une autre sa vie. Aussi la religion ne peut-elle maintenant refaire surface que dans un très fort esprit d’opposition à cette tendance générale, et ne peutelle jamais apparaître sous une autre forme que celle qui doit le plus répugner à ces gens. Car de même que tout obéit à la loi de la parenté, de même le Sens ne peut lui aussi avoir la haute main que dans le cas où il a pris possession d’un objet auquel la manière contraire de comprendre les choses ne tient que faiblement ; il peut se l’approprier avec beaucoup de facilité et une surabondance de libre force. Cet objet, toutefois, est le monde intérieur, non l’extérieur : après s’être épuisée et presque déshonorée par sa démesure, la psychologie explicative7, qui est le chef-d’œuvre de la manière inverse de comprendre les choses, a [157] de nouveau cédé la place à l’intuition. Celui, par conséquent, qui est un homme religieux est certainement quelqu’un de retiré en lui-même avec son Sens, concentré sur l’intuition qu’il a de lui-même et abandonnant pour le moment aux gens qui ont la manière incriminée de comprendre les choses tout ce qui est extérieur, ce qui est intellectuel aussi bien que ce qui est physique, comme but principal de leur recherche. En vertu de la même loi, ceux qui trouvent le plus facilement le point de passage vers l’Infini sont également ceux que leur nature éloigne le plus du point que tous les adver-


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saires de l’Univers considèrent, eux, comme central. De là vient que, depuis longtemps, tous les Cœurs vraiment religieux se distinguent par une touche de mysticisme, et que toutes les natures portées au fantastique et n’aimant pas s’occuper des affaires de ce monde dans leur réalité concrète ont des crises passagères de religion : c’est le caractère de tous les phénomènes religieux de notre temps, ce sont les deux couleurs dont ils sont empreints, fût-ce dans les mélanges les plus divers. Je dis phénomènes, car dans cet état de choses, il n’y a rien à attendre de plus. Les natures portées au fantastique manquent de pénétration d’esprit, de la capacité de maîtriser l’essentiel. [158] Un jeu léger et changeant de combinaisons belles, parfois ravissantes, mais toujours aléatoires et complètement subjectives, leur suffit et représente pour elles ce qu’il y a de mieux ; c’est en vain qu’un ensemble de relations plus profondes et plus intérieures se présente à leurs yeux. Au fond, elles ne cherchent l’infinitude et la généralité que de l’apparence charmante à laquelle elles sont habituées à s’en tenir – ce qui est à la fois beaucoup moins et beaucoup plus que ce qu’atteint réellement le Sens ; aussi toutes leurs perspectives restent-elles fugitives et morcelées. Leur Cœur est prompt à s’enflammer, mais d’une flamme inconstante et pour ainsi dire frivole : elles n’ont que des crises passagères de religion, tout comme c’est le cas pour l’art, la philosophie ou n’importe quelle chose belle et grande dont la surface parfois les attire. Par contre, celles dont la religion fait partie de leur être intérieur, mais chez qui le sens demeure toujours replié sur lui-même parce qu’il est incapable, dans l’état actuel du monde, de maîtriser un surplus, – ces natures-là sont trop vite à court de matériau pour devenir des virtuoses ou des héros de la religion. Il existe une grande et vigoureuse mystique que même l’homme le plus frivole ne peut regarder sans respect et recueillement, et dont l’homme le plus raisonnable est contraint d’admirer l’héroïque simplicité et le [159] fier dédain du monde. Le mystique de ce type n’est justement ni rassasié ni submergé par des intuitions extérieures de l’Univers ; une tendance mystérieuse fait au contraire que chaque intuition particulière le ramène en luimême et il se découvre être l’esquisse et la clef du Tout ; une grande analogie et une foi hardie le convainquent qu’il n’a pas besoin de renoncer à son moi, mais que son esprit possède en


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TROISIÈME DISCOURS

: D E L A F O R M AT I O N D E L’ E S P R I T À L A R E L I G I O N

dans la physiologie et la thérapeutique du médecin anglais Brown, très en vogue dans toute l’Europe au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle. »

8. La majuscule est de Schleiermacher et renvoie donc au Tout. 9. ROUGE explique fort à propos que « l’asthénie et la sthénie jouent un grand rôle

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suffisance ce dont il a besoin pour prendre conscience de tout ce que l’extériorité pourrait lui donner ; aussi, dans une libre résolution, ferme-t-il pour toujours les yeux sur tout ce qui n’est pas Lui8. Cependant, ce dédain n’est pas de la méconnaissance, cette mise hors service du Sens n’est pas de l’impuissance. C’est en revanche ce qui se passe avec nos gens raisonnables : ils n’ont rien appris à voir en dehors d’eux-mêmes, parce que, au lieu de leur être montré, tout ne leur a été que signalé de la mauvaise manière qui caractérise la connaissance ordinaire ; de leur contemplation d’eux-mêmes, il ne leur reste ni assez de Sens ni assez de lumière pour pénétrer dans ces vieilles ténèbres et, en colère contre le siècle auquel ils ont des reproches à adresser, ils voudraient n’avoir pas à en découdre avec ce qui, en eux, est pourtant son œuvre.Voilà pourquoi, en eux, l’Univers est en terrain inculte et indigent ; ils ont trop peu de choses à intuitionner et, seuls à seul comme ils le [160] sont avec leur Sens, obligés de tourner éternellement dans un cercle bien trop étroit, leur sens religieux, au terme d’une vie maladive, s’éteint par manque de stimulation et par la faiblesse qui en résulte. Quant à ceux dont le Sens de l’Univers, doué de davantage de force mais de tout aussi peu de culture, se tourne hardiment vers l’extérieur pour y chercher encore plus de matériau nouveau, il existe pour eux une autre fin qui ne rend que trop manifeste leur relation déséquilibrée avec leur époque : une mort sthénique9, ou si vous préférez une euthanasie ; mais une euthanasie effrayante : le suicide de l’esprit qui se trouve incapable de comprendre le monde dont l’être intime, le grand sens, lui est devenu étranger du fait de son éducation aux perspectives bornées ; il est induit en erreur par des apparitions confuses, livré aux fantaisies débridées de son imagination, cherchant l’Univers et ses traces là où il n’y en a jamais eu. Aussi interrompt-il finalement toute relation entre l’extériorité et l’intériorité, expulse-t-il l’entendement frappé d’impuissance et sombre-t-il dans une folie sacrée dont presque personne ne connaît l’origine. Il est une victime hurlante et pourtant incomprise du mépris général et des mauvais traitements qui accablent l’homme dans son intériorité la plus pro-


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fonde. Mais il n’est qu’une victime, pas un héros : on ne peut mettre au nombre des bénéficiaires des mystères les plus intérieurs celui qui, comme on dit communément, succombe à la dernière [161] épreuve. Le fait de déplorer que nous n’ayons pas parmi nous de représentants de la religion permanents et reconnus du monde entier ne doit cependant pas infirmer ce que j’ai affirmé précédemment, sachant bien ce que je disais, à savoir que notre siècle n’est pas plus défavorable à la religion que n’importe quel autre. Dans le monde, la masse que représente la religion n’a certainement pas diminué, mais elle est morcelée et bien trop éparpillée ; soumise à forte pression, elle ne se manifeste que dans des apparitions minimes et légères, mais nombreuses, qui accentuent la diversité du Tout et amusent les yeux de l’observateur plutôt que de faire sur lui, comme elles le pourraient, une grande et sublime impression. Que s’affiche ici encore une fois cette conviction et que chacun de vous en juge selon ce qu’il en sait : ils sont nombreux à exhaler le plus frais parfum de leur jeune vie dans une sainte nostalgie et dans l’amour de ce qui est éternel et immortel, et à n’être dominés par le monde que plus tard, et peut-être pas complètement ; mais il n’y en a aucun à qui le grand esprit du monde ne serait pas apparu, fût-ce une seule fois, et n’aurait pas jeté sur celui qui a honte de lui-même ou sur celui qui rougit de l’indignité de ses limites un de ces coups d’œil [162] pénétrants que le regard baissé ressent même sans le voir. Ce qui manque à cette génération, et il faut qu’elle ressente ce manque, c’est seulement de héros de la religion comme on en vit jadis, d’âme saintes pour lesquelles la religion est tout et qu’elle transcende entièrement. Et plus je pense à ce qui doit arriver et à l’orientation que doit prendre notre éducation si nous voulons qu’apparaissent de nouveau des hommes religieux d’un style supérieur et qui soient les produits, rares il est vrai, mais naturels, de leur temps, plus je trouve que, avec tous vos efforts (à vous de décider si vous en êtes conscients ou non), l’aide que vous apportez à la palingénésie de la religion n’est pas négligeable, et que dans la marche de l’humanité, votre action en général, les initiatives de cercles plus étroits et les idées sublimes de quelques esprits d’exception contribuent chacune pour sa part à ce but final.


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TROISIÈME DISCOURS

: D E L A F O R M AT I O N D E L’ E S P R I T À L A R E L I G I O N

traduit Willkür par « liberté ». Il semble bien que, dans son texte initial de 1799, Schleiermacher a plutôt pensé à ce que nous appelons libre-arbitre – une expression qui n’a jamais eu en allemand la portée programmatique que nous lui connaissons en français et que rend mal le freie Wille que proposent les dictionnaires de langue pour la traduire. 11. En allemand : die anschauende Kraft, « la force intuitionnante prendra possession… ».

10. À la différence de ce qu’il a fait en p. 50, ROUGE suit le texte de l’édition de 1806 et

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L’ampleur et la vérité de l’intuition dépendent de l’acuité et de la portée du Sens ; aussi le plus sage, s’il est dépourvu de Sens, n’est-il pas plus proche de la religion que le plus fou, s’il est doué d’un regard juste. Il faut donc avant toute chose mettre fin à l’esclavage dans lequel on maintient [163] le Sens des hommes en vue d’exercices de l’entendement qui n’exercent rien du tout, d’explications qui n’éclaircissent rien, d’analyses qui ne résolvent rien. C’est là un but en vue duquel vous travaillerez bientôt tous dans l’union de vos forces. Il est arrivé aux améliorations de l’éducation ce qui s’est passé avec toutes les révolutions qui n’ont pas commencé sur la base des principes les plus élevés : elles dérapent peu à peu pour en revenir à l’ancien cours des choses ; et seuls quelques changements extérieurs conservent le souvenir de l’événement qui, au début, passait pour étonnamment grand. L’éducation raisonnable et pratique ne se distingue plus qu’un peu de l’ancienne éducation mécanique, et ce peu ne se trouve ni dans son esprit ni dans l’influence qu’elle exerce. Cela ne vous a pas échappé. Vous aussi, vous haïssez pour une large part cette éducation, et parmi vous se répand une idée plus pure de la sainteté de l’âge enfantin et de l’éternité de l’inviolable libre-arbitre10 dont on devrait observer et écouter les expressions chez les hommes dès le commencement de leur vie. Ces barrières seront bientôt renversées, l’intuition prendra dans toute sa force11 possession de l’ensemble de son domaine, chaque organe s’ouvrira, et l’homme pourra établir [164] toutes sortes de relations avec les objets. Cette liberté illimitée du Sens peut cependant très bien aller de pair avec une limitation et une ferme orientation de l’activité. Les meilleurs d’entre vous vont maintenant au-devant de leurs contemporains et de leur postérité avec cette exigence-là.Vous en avez assez d’assister avec eux à l’infructueux vagabondage du savoir encyclopédique.Vous-mêmes n’êtes devenus ce que vous êtes que par le biais de cette autolimitation, et vous savez qu’il


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n’y a pas d’autre moyen de se former. Vous insistez donc pour que chacun cherche à devenir quelqu’un de résolu et s’adonne à quelque chose avec constance et de toute son âme. Nul ne perçoit mieux la vérité de ce conseil que celui dont la maturité est déjà assez avancée pour que son Sens accède à ce point de vue universel, car il doit savoir qu’aucun objet n’existerait si ce n’était à l’état de chose distincte et limitée. Aussi ces efforts me réjouissent-ils et je voudrais qu’ils aient déjà obtenu davantage de résultats. La religion en retirera un très grand profit. Car si le Sens ne s’en trouve pas limité, cette limitation de la vigueur qui lui est propre lui fraie d’autant mieux le chemin de l’Infini et lui rouvre l’accès, si longtemps barré, à la communauté. Celui qui a intuitionné et [165] connaît beaucoup de choses, peut ensuite décider de faire par lui-même une chose particulière et l’exiger de toutes ses forces ; il ne peut pourtant pas faire autrement que de reconnaître que les autres choses particulières sont là pour être faites et exister par elles-mêmes, sinon il se contredirait luimême. Et s’il a exécuté aussi bien qu’il le pouvait ce qu’il avait choisi de faire, il devra bien admettre, une fois parvenu au sommet de la perfection, que cela n’est rien sans tout le reste. Tout homme sensé sait que s’imposent à lui de tous côtés la reconnaissance de ce qui est étranger et l’anéantissement de ce qui lui est propre, l’exigence d’aimer et simultanément de mépriser tout ce qui est fini et limité. Ce ne pourrait pas être le cas s’il n’avait un obscur pressentiment de l’Univers, avec comme conséquence nécessaire un désir plus fort et plus précis de l’Univers, de l’Un dans le Tout. Chacun sait de son propre fonds que le Sens prend trois directions différentes : l’une vers l’intérieur, en direction du moi ; l’autre vers l’extérieur, en direction de ce que la conception du monde a d’indéterminé ; et la troisième qui unit les deux autres. Car le Sens, pris dans un incessant va-et-vient entre la première et la seconde, ne trouve le repos qu’en acceptant sans condition qu’elles soient intimement unies. Cette troisième [166] direction est celle de ce qui en soi est achevé, de l’art et de ses chefsd’œuvre. Un homme ne peut s’inféoder qu’à une seule de ces tendances dominantes, mais chacune constitue un itinéraire vers la religion qui tient à chaque fois sa forme des particularités propres au chemin sur lequel on l’a trouvée.


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  •

TROISIÈME DISCOURS

: D E L A F O R M AT I O N D E L’ E S P R I T À L A R E L I G I O N

Intuitionnez-vous vous-mêmes dans un effort sans relâche, abstrayez-vous de tout ce qui n’est pas votre moi, avancez sans cesse sur cette voie avec un Sens toujours plus aiguisé : plus vous disparaîtrez à vos propres yeux et plus l’Univers se présentera clairement à vous, plus aussi le sentiment de l’Infini qui est en vous vous récompensera abondamment de votre peur d’être anéantis. Portez vos regards en-dehors de vous sur n’importe quelle partie ou élément du monde, et saisissez-la dans la totalité de son être, mais cherchez aussi à rassembler tout ce qu’elle est non seulement en elle-même, mais en vous, en cette personne-ci ou en cette autre, et même partout ; refaites sans cesse, toujours plus souvent et en cercles de plus en plus larges, le chemin qui vous conduit de la périphérie vers le centre : vous aurez bientôt perdu de vue le fini et vous trouverez l’Univers. S’il n’était pas sacrilège d’avoir des souhaits présomptueux, je voudrais intuitionner tout aussi clairement la manière dont le Sens [167] de l’art, pris isolément et pour lui-même, se transforme en religion, et la manière dont le Cœur se sent poussé à progresser sur le chemin qui peut le conduire à l’Infini, cela en dépit du calme dans lequel le plonge toute jouissance particulière. Pourquoi ceux qui ont pu parcourir ce chemin sont-il des natures aussi discrètes ? Ce chemin, je ne le connais pas ; telle est la stricte limite que je ne puis franchir, la lacune que je ressens au fond de mon être, mais que je traite avec respect. Je me résigne à ne pas voir, mais je crois ; la possibilité de la chose est claire à mes yeux, bien qu’elle doive rester pour moi un mystère. Oui, s’il est vrai qu’il y a des conversions rapides, des impulsions grâce auxquelles un homme qui ne pensait à rien moins qu’à s’élever au-dessus du fini voit son sens de l’Univers s’épanouir en un instant sous l’effet d’une illumination intérieure immédiate et l’envahir de sa majesté – s’il en est ainsi je crois que la vue de grandes et sublimes œuvres d’art peut accomplir ce miracle mieux que n’importe quoi d’autre. À cette réserve près que ce ne sera jamais mon cas. Cependant cette forme de foi concerne le futur ou le présent davantage que le passé. Trouver l’Univers [168] par le biais de l’observation la plus érémitique de soi-même a été l’affaire du mysticisme oriental des temps les plus reculés : avec une audace admirable, il reliait l’infiniment grand à l’infiniment petit, et c’est tout près de la limite du néant qu’il trouvait tout. Toute religion, je le sais, dépendait


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d’une conception du monde dont le schéma de base était soit le ciel, soit la nature organique. L’Égypte polythéiste a longtemps été le représentant le plus accompli de cette manière de ressentir qui, on peut tout au moins le supposer, a permis à la plus pure intuition de l’Infini et du Vivant originels de coexister, tout en les tolérant humblement, avec la superstition la plus ténébreuse et la mythologie la plus insensée. En revanche, je n’ai jamais eu vent d’une religion de l’art qui aurait dominé des peuples et des siècles. Je ne sais qu’une chose : jamais le Sens artistique n’a côtoyé ces deux sortes de religions sans les combler d’une nouvelle beauté et d’une nouvelle sainteté, et sans remédier avec grâce à leur étroitesse originelle. C’est ainsi que les anciens sages et poètes des Grecs ont transformé la religion de la nature en lui conférant une forme plus belle et plus heureuse, et que leur divin Platon12 a porté la mystique la plus sacrée aux plus hauts sommets de la divinité et de l’humanité. 13 [169] Laissez-moi rendre hommage à la déesse , inconnue de moi, de ce qu’elle l’a entouré, lui et sa religion, d’égards si attentifs et si désintéressés. En tout ce que Platon dit avec une sainte ardeur à son encontre, j’admire le plus bel oubli de soimême. Ce faisant, il est comme un roi juste qui n’épargne pas jusqu’à sa propre mère au cœur trop tendre, car l’art ne visait en tout cela qu’à rendre bénévolement service à la religion imparfaite de la nature. Maintenant, l’art n’est au service d’aucune religion, et tout est différent et va de mal en pis. La religion et l’art se côtoient comme deux âmes amies qui n’ont pas encore connaissance de leur parenté intérieure bien qu’elles en aient le même pressentiment. Elles ont toujours sur les lèvres des paroles aimables et des épanchements de cœur, et ne cessent d’y revenir, car elles n’arrivent pas encore à découvrir le véritable caractère et le fondement dernier de ce qu’elles méditent et de ce à quoi elles aspirent.

12. Au moment d’écrire les Discours, Schleiermacher travaillait à une traduction des

dialogues de Platon parue en 1804. 13. Dans son édition des Reden, Rudolf OTTO indique en note que cette déesse est

celle de l’art. C’est d’autant plus plausible que Kunst, l’art, est féminin en allemand (d’où l’emploi du mot « déesse » et non « dieu ») et que l’ensemble du passage induit cette interprétation. En français, pour maintenir l’ambiguïté de l’expression utilisée par Schleiermacher, « divinité », qui peut se référer à un masculin aussi bien qu’à un féminin, pourrait être préférable à « déesse ».


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TROISIÈME DISCOURS

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Elles sont dans l’attente d’une révélation plus proche d’elles et, souffrant et soupirant de la même oppression, animées peut-être d’une sympathie sincère et d’un sentiment profond, elles se regardent mutuellement, mais sans amour, en train de souffrir. Cette oppression qui leur est commune n’aurait-elle d’autre but que de les conduire au moment heureux de leur réunion ? Ou bien allez-vous bientôt frapper un grand coup en faveur de celle des deux qui vous est chère ? Cette dernière s’empressera alors à coup sûr d’adopter la cause de l’autre et le fera pour le moins dans un esprit de fraternelle fidélité. [170] Mais, pour l’instant, ce n’est pas seulement l’aide de l’art qui fait défaut aux deux sortes de religions ; c’est aussi leur situation qui, en elle-même, est pire que jamais. En un temps où la vulgarité d’ergotages scientifiques sans principes vrais ne portait pas encore préjudice à la pureté du Sens, les deux sources auxquelles s’alimente l’intuition de l’Infini jaillissaient à flots puissants et magnifiques, quand bien même aucune de ces deux sources n’était assez abondante pour produire par elle-même l’Être suprême. Maintenant, les voilà de surcroît troublées d’avoir perdu leur simplicité et de se trouver sous l’influence délétère d’une façon de voir prétentieuse et fausse. Comment les purifier ? Comment leur fournir suffisamment de forces et de réserves pour féconder le sol et y faire pousser des produits mieux qu’éphémères ? Étant donné la voie sur laquelle nous sommes engagés, la seule chose que la religion puisse parachever serait de faire confluer ces deux effluents et de les réunir dans un même lit ; elle sortirait bientôt de cette situation-là pour aller audevant de temps meilleurs, dotée d’une nouvelle et superbe stature. Le but, voyez-vous, vers lequel convergent actuellement vos plus grands efforts est la résurrection de la religion ! Toute la peine que vous vous donnez doit aboutir à susciter la situation en question, et je salue en vous, bien que ce ne soit pas votre dessein, des sauveurs [171] et des tuteurs de la religion. N’abandonnez pas votre poste et votre œuvre avant d’avoir accédé à ce que la connaissance a de plus intime et d’avoir ouvert avec une humilité toute sacerdotale le sanctuaire de la vraie science, où tous ceux qui s’en approchent, y compris les fils de la religion, obtiennent compensation de tout ce qu’un demisavoir et un orgueilleux tapage leur avaient fait perdre.


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À l’entrée, la morale, dans sa chaste et céleste beauté, loin d’afficher de la jalousie et une despotique suffisance, leur tendra elle-même la lyre céleste pour accompagner de sons divins la grave et silencieuse formation de leur esprit14, et le miroir magique pour voir les reflets des innombrables formes que revêt cette éducation, toujours semblable à elle même, dans toute la durée de l’Infini15. En amenant l’homme à comprendre ses interactions avec le monde et en lui faisant faire la connaissance de lui-même non seulement comme une créature, mais comme un créateur, la philosophie ne supportera pas plus longtemps que se languisse sous ses yeux, pauvre, besogneux et manquant son but, celui qui fixe sur luimême le regard de son esprit pour y chercher l’Univers. La cloison née de l’anxiété est tombée ; tout ce qui était extérieur à l’individu n’est plus que quelque chose d’autre en lui ; tout est le reflet de son esprit, et son esprit est en contrepartie la reproduction [172] de tout ; il peut se chercher lui-même dans ce reflet sans se perdre ni sortir de lui-même ; il ne parvient jamais à s’épuiser dans cette contemplation16 de lui-même, car tout est en lui. La physique n’y va pas par quatre chemins pour placer au centre de la nature l’homme qui promène son regard autour de lui pour voir l’Univers, et ne supporte pas plus longtemps qu’il se disperse sans résultats et s’attarde sur de petits détails isolés. Aussi cet homme ne fait-il plus que traquer le jeu des forces naturelles jusque dans leur domaine le plus secret, depuis les halles inaccessibles de la matière animée, jusque dans les ingénieux ateliers de la vie organique. Il mesure le pouvoir de cette nature depuis les frontières de l’espace qui génère des mondes jusqu’au centre de son propre moi, et il se trouve partout en éternel conflit et en indissoluble union avec elle ; il est son centre le plus intime et sa frontière la plus extérieure. L’apparence s’est envolée et l’être est conquis. Le regard de l’homme est ferme, sa vue claire ; il reconnaît l’Infini et l’Un partout et sous tous leurs travestissements, et ne trouve le repos nulle part qu’en eux. Je vois déjà revenir de ce sanctuaire

14. Rouge a raison d’ajouter ce dernier terme utile à l’intelligence de la phrase. 15. On voit mal comment traduire autrement, à satisfaction, l’expression durch die

ganze Unendlichkeit. 16. Ici, exceptionnellement, cette traduction d’anschauen s’impose. 17. Il s’agit évidemment de la déesse mentionnée p. 162 et dont OTTO a signalé qu’el-

le doit être celle de l’art.


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: D E L A F O R M AT I O N D E L’ E S P R I T À L A R E L I G I O N

blement une allusion implicite à l’Athenaeum-Fragment no 116 de Friedrich Schlegel. 20. Littéralement : « d’elle ». Rouge pense avec raison que ce pronom renvoie à l’art.

TROISIÈME DISCOURS

ple impérial ou d’en avoir la garde. 19. G. MECHENSTOCK, Kritische Gesamtausgabe, signale que cette phrase est proba-

18. Sous l’empire romain, les néocores jouissaient du privilège de posséder un tem-

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quelques personnages importants qui, initiés à ces mystères, n’ont plus qu’à se purifier et à se parer pour se présenter vêtus d’habits sacerdotaux. Puisse [173] la déesse17 hésiter encore longtemps à nous faire bénéficier de son apparition bénéfique – pour cela aussi, notre époque nous donne une grande et riche compensation. La plus grande œuvre d’art est celle dont l’humanité est le matériau, celle que façonne directement l’Univers, aussi faut-il que le Sens de ce dernier soit bientôt l’apanage de beaucoup de gens. Car l’Univers crée actuellement avec un art audacieux et vigoureux, et quand ses nouvelles œuvres seront exposées dans le temple du temps, vous en serez les néocores18. Commentez l’artiste avec force et avec esprit, interprétez les œuvres récentes par les plus anciennes, et réciproquement. Faites-nous embrasser le passé, le présent et l’avenir ; c’est une galerie sans fin des œuvres d’art les plus sublimes, multipliées à l’infini par mille miroirs resplendissants19. Faites que l’histoire, comme il convient à ceux qui ont des mondes à leurs ordres, récompense avec beaucoup de reconnaissance la religion pour avoir été la première à prendre soin de l’art20 et à susciter de vrais et saints adorateurs de la puissance et de la sagesse éternelles. Voyez comme la plante céleste prospère sans votre concours au milieu de vos plantations ! Ne la perturbez pas, ne l’arrachez pas ! Elle est une preuve de la satisfaction des dieux et de la pérennité du service que vous venez de rendre ; elle est un ornement qui le pare, un talisman qui le protège.


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Quatrième Discours

     , 1



    

Q U AT R I È M E D I S C O U R S

: DU CARACTÈRE SOCIAL DE LA RELIGION

social ». Mais cette expression a pris aujourd’hui en français une connotation d’action sociale, voire caritative, qui n’est pas dans la pensée de Schleiermacher. D’autre part, traduit littéralement le libellé de ce titre est « Du social dans la religion ». Cette nuance d’inclusivité conduit à utiliser de préférence l’expression « caractère social de la religion », mieux adaptée au propos de Schleiermacher que l’expression « esprit de société » sur laquelle Rouge s’est rabattu.

1. Le terme utilisé par Schleiermacher, das Gesellige, pourrait être traduit par « le

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Ceux d’entre vous qui ont l’habitude de ne voir dans la religion qu’une maladie du Cœur entretiennent aussi l’idée qu’elle serait un mal facile à supporter, peut-être même à maîtriser, si seuls quelques individus isolés les uns des autres en étaient affectés ; mais le danger collectif s’accroîtrait au plus haut point et tout serait perdu dès qu’une communauté trop étroite s’instaure entre plusieurs malheureux de cette trempe. Dans le premier cas, on pourrait atténuer les paroxysmes de cette maladie et, à défaut d’en vaincre complètement l’élément [175] pathogène, l’affaiblir jusqu’à le rendre inoffensif en recourant à un traitement approprié associant un régime anti-inflammatoire à une atmosphère salubre. Dans le second cas, en revanche, on devrait renoncer à tout espoir de guérison : lorsqu’une trop grande proximité entre les gens entretient le mal et en aggrave le danger pour chacun, il devient beaucoup plus dévastateur et s’accompagne des symptômes les plus redoutables ; quelques individus ne tardent pas à empoisonner toute l’atmosphère ; les corps les plus sains sont contaminés ; tous les canaux par lesquels le processus de la vie doit passer sont détruits ; toutes les humeurs sont taries ; aussi, quand des générations et des peuples entiers succombent à la même folie fébrile, ils en deviennent irrécupérables. De là vient que votre aversion pour l’Église, c’est-à-dire pour toute institution censée diffuser la religion, est toujours plus forte que votre antipathie pour la religion elle-même, et qu’en leur qualité de soutiens et de membres réellement actifs de ces


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institutions, les prêtres sont pour vous les plus haïssables des hommes. D’ailleurs ceux d’entre vous qui ont une opinion plus modérée sur la religion et la tiennent pour une bizarrerie plutôt que pour un dérangement du Cœur, pour un phénomène insignifiant plutôt que dangereux – même ceux-là se font [176] des idées parfaitement désobligeantes, elles aussi, de toutes les institutions de caractère social qui la soutiennent. À les entendre, de telles institutions auraient pour conséquences inéluctables un renoncement servile à ce qui est original et libre, un comportement machinal et dépourvu d’esprit, et des usages tournant à vide ; et ces trois conséquences seraient le splendide chef-d’œuvre de ceux qui s’attribuent avec un incroyable succès le grand mérite de choses qui ne sont rien, ou bien dont n’importe qui d’autre pourrait tout aussi bien s’acquitter. Je ne vous aurais que bien trop peu ouvert mon cœur à propos de l’objet qui a tant d’importance pour moi si je ne me donnais aussi la peine de vous le faire voir sous un bon angle. Je n’ai pas besoin de rappeler le nombre d’efforts absurdes et de tristes destinées qui accablent l’humanité et dont vous attribuez la faute aux associations religieuses ; c’est ce qu’affirment par milliers les déclarations des plus estimés d’entre vous. Je ne veux pas non plus m’attarder à réfuter une à une ces accusations, ni à rejeter sur d’autres causes l’origine de ce mal. Soumettons bien plutôt à un nouvel examen toute notre conception de l’Église et refaisonsnous-en une à partir du point central de ce qui est cause, sans nous soucier de la réalité qui a prévalu jusqu’à maintenant ni de ce que nous livre l’expérience. Du moment que la religion est, elle a nécessairement un caractère social : cela ne tient pas à la seule nature de l’homme, mais tout particulièrement à sa nature à elle. Que l’homme cherche à renfermer dans son for intérieur ce qu’il engendre et élabore par lui-même est quelque chose de complètement antinaturel, vous devez en convenir. Dans ses constantes interactions non seulement pratiques, mais aussi intellectuelles, avec les autres représentants de son espèce, l’homme doit extérioriser et communiquer ce qui est en lui, et plus une chose le motive fortement et touche profondément à son être, plus vigoureux est aussi son désir d’en voir la force se manifester en d’autres que lui, pour se prouver à lui-même qu’il ne lui est rien arrivé que d’humain. Il

[177]


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n’est ici pas du tout question, vous le voyez, de chercher à ce que d’autres nous ressemblent, et encore moins de croire que tous ont absolument besoin de ce qui est en nous, mais seulement de nous rendre compte de la relation qui existe entre ce qui nous arrive en particulier et ce qui par nature est commun à tous. Or les intuitions et sentiments qui font que l’homme se sent dès l’origine en état de manque sont incontestablement la véritable raison de cette exigence ; il a grand besoin de savoir [178] s’il n’est pas contraint de céder à une force étrangère et indigne de lui. Voilà pourquoi nous voyons l’homme occupé dès l’enfance à communiquer avant tout ses intuitions et sentiments : il laisse volontiers sommeiller en lui les concepts sur l’origine desquels il n’a aucun doute à avoir ; mais en ce qui concerne ses sens, en ce qui touche à ses sentiments, il veut des témoins, il veut que d’autres y participent. Comment garderait-il pour lui justement les influences de l’Univers qui sont à ses yeux ce qu’il peut éprouver de plus irrésistible et de plus grand ? Comment retiendrait-il en son for intérieur justement ce qui le fait sortir le plus vigoureusement de lui-même et lui donne l’impression à nulle autre pareille qu’il ne peut se connaître lui-même en comptant seulement sur soi ? Quand une idée religieuse devient claire pour lui ou qu’un sentiment pieux traverse son âme, son premier mouvement consiste bien plutôt à les communiquer également à d’autres et à leur transmettre si possible les émotions de son Cœur. Quand donc, poussé par sa nature, l’être religieux éprouve le besoin de parler, c’est aussi cette nature qui lui fournit bel et bien des auditeurs. Aucune manière de penser et de ressentir ne peut mieux que la religion donner à l’homme un sentiment aussi vif de sa totale incapacité [179] à en épuiser jamais le contenu. À peine son Sens de la religion s’est-il épanoui que déjà il pressent l’infinité qui la caractérise, et les limites dans lesquelles lui-même est enserré ; il est conscient de n’embrasser qu’une petite partie de ce qu’elle est, et ce qu’il ne peut atteindre directement, il entend du moins l’apercevoir par le biais d’un médium étranger. Voilà pourquoi toute manifestation de la religion l’intéresse et pourquoi, étant à la recherche d’un complément à ce qu’il est, il prête l’oreille à tout son dans lequel il pourrait reconnaître sa voix à elle. C’est ainsi que s’organise la communication réciproque, que parler et écouter sont également indispensables à chacun. Mais la communication religieuse n’est pas à chercher dans des livres,


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comme le sont concepts et connaissances. Une part trop importante de l’impression originelle se perd dans l’emploi de ce médium où se trouve englouti tout ce qui n’est pas compatible avec ce que les signes ont d’uniforme. Il faudrait que cette impression en ressurgisse, mais c’est un domaine où tout doit être exposé deux ou trois fois : ce qui a été exposé originellement devrait l’être à nouveau, mais malgré cela, cette réflexion sous forme multicopiée ne pourrait reproduire dans son impressionnante unité l’effet qu’elle a eu à l’origine sur l’homme pris dans son entier ; c’est seulement lorsqu’elle est bannie de la société des vivants que cette impression, avec sa vie aux multiples aspects, est obligée de se cacher dans la lettre [180] morte. Mais cet échange avec l’intériorité la plus profonde de l’homme ne peut pas non plus avoir lieu dans la conversation ordinaire. Bien des gens pleins de bonne volonté envers la religion vous ont demandé, non sans vous le reprocher, pourquoi vous ne parlez ni de Dieu ni des choses divines, alors que vous abordez si amicalement entre vous les sujets les plus importants. Je voudrais prendre votre défense sur ce point en répondant que ce n’est l’effet ni du mépris ni de l’indifférence, mais d’un heureux et très sûr instinct. Là où la joie et le rire ont un égal droit de cité, et où le sérieux lui-même doit se montrer conciliant et faire chambre commune avec les plaisanteries et les calembours, il ne peut y avoir de place pour ce qui doit toujours être entouré de respect et d’une sainte crainte. Les conceptions religieuses, les sentiments pieux et les réflexions sérieuses ne sont pas non plus des choses qu’on peut se jeter par bribes les uns aux autres, comme si c’étaient les sujets d’un entretien frivole : lors de propos sur des sujets aussi sacrés, avoir une réponse prête à chaque question posée et une réplique à chaque apostrophe serait un sacrilège plutôt que de la vivacité d’esprit. Les questions divines ne se laissent pas traiter [181] de cette manière, dans l’échange frivole et rapide de traits saillants ; la propagation de la religion requiert un style plus grave, et c’est une société d’un autre genre, spécialement consacrée à cet objet, qui doit en résulter. Pour parler de ce que le langage peut évoquer de plus sublime, il convient vraiment de recourir à toute la plénitude et à toute la majesté de la capacité humaine de discourir, non point parce qu’il n’y aurait pas d’ornement dont la religion ne puisse se passer, mais parce que ce serait une attitude profanatrice et volage


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communication orale le pas sur la communication écrite (ce que Rouge, homme de l’écrit, n’a visiblement pas repéré). 3. Rouge signale à juste titre que Schleiermacher fait ici allusion à ce qu’il a vécu dans la communauté des Frères moraves. Peut-être la cité en question est-elle même Herrnhut (Saxe), siège de leur maison centrale. 4. Rouge fait judicieusement remarquer que, dans son édition de 1821, Schleiermacher a mis des bémols à cet enthousiasme égalitariste pour mieux tenir compte des exigences liées à l’existence d’une organisation ecclésiastique. 5. « Membres de la communauté » est un ajout de la traduction.

2. Il semble bien qu’ici, Schleiermacher, prédicateur de talent, entend donner à la

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que de ne pas montrer combien on doit recourir à tout pour la présenter avec la force et la dignité voulues.Voilà pourquoi il est impossible d’exprimer et de communiquer la religion autrement que sous forme oratoire2, avec toute la discipline et tout l’art du langage, et en se plaisant à mettre à contribution tous les arts susceptibles de seconder le discours dans ce qu’il a de fugace et de mouvant.Voilà aussi pourquoi celui dont le cœur est plein de religion n’ouvre pas la bouche autrement que devant une assemblée dans laquelle une communication de la religion aussi somptueusement parée peut exercer son action dans toute sa diversité. Je voudrais pouvoir vous faire un tableau de la vie riche et excitante de cette cité de Dieu3 dont les citoyens, lorsqu’ils se rassemblent, sont pleins, chacun, d’une force personnelle qui entend se manifester à l’air libre, pleins aussi de la sainte envie de comprendre et de s’approprier [182] ce que les autres peuvent leur offrir. Lorsque l’un d’entre eux s’avance devant les autres, ce ne sont pas une fonction ou une convention qui lui en confèrent le droit, ni l’orgueil ou la suffisance qui lui en donnent la prétention ; mais c’est dans un libre élan de l’esprit, c’est avec le sentiment d’être tous très cordialement unis les uns aux autres et tous parfaitement égaux, c’est par renoncement communautaire à tout premier ou dernier rang, et à tout règlement terrestre4. Il s’avance pour proposer sa propre intuition à l’attention des autres membres de la communauté5, afin de les introduire dans la région de la religion où il se sent chez lui et de leur inculquer ses saints sentiments ; il exprime l’Univers, et c’est dans un saint silence que la communauté suit son discours inspiré. Il se peut aussi qu’il dévoile un miracle caché, ou qu’avec une assurance prophétique il rattache l’avenir au présent ; il se peut encore qu’il renforce d’anciennes impressions à l’aide de nouveaux exemples, ou que de sublimes visions de son imagination enflammée le transportent dans d’autres parties du monde et dans un autre


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ordre des choses : le Sens exercé de la communauté accompagne partout le sien, et lorsque, de ses excursions dans l’Univers, il revient en lui-même, son cœur et celui de chacune des personnes présentes ne sont plus le théâtre que d’un seul et même [183] sentiment. Les autres membres de la communauté lui répondent alors en confessant à haute voix combien sa vision des choses est conforme à ce qu’ils ressentent en eux-mêmes ; c’est ainsi que s’inventent les saints mystères qui, droitement considérés, ne sont pas seulement des emblèmes riches de signification, mais des signes naturels correspondant à des états de conscience et à des perceptions spécifiques, et c’est ainsi qu’ils sont célébrés ; c’est en quelque sorte un chœur de niveau supérieur répondant dans le langage sublime qui lui est propre à la voix qui l’y a invité. Ce n’est toutefois pas seulement une approximation : de même qu’un discours de cet ordre est une musique, mais sans chant ni mélodie, de même y a-t-il parmi les saints une musique qui devient un discours sans paroles et qui est l’expression la plus spécifique et la plus compréhensible de l’intériorité la plus profonde. La muse de l’harmonie, dont le rapport intime à la religion relève encore des mystères, a depuis toujours porté sur les autels de cette dernière les œuvres les plus prestigieuses et les plus accomplies de ses disciples les plus consacrés. Ce que la précision du discours ne parvient plus à cerner s’exhale en des hymnes et des chœurs sacrés auxquels les paroles des poètes ne se rattachent que de manière fragile et évanescente, et c’est ainsi que les lignes mélodiques de la pensée et du sentiment se soutiennent mutuellement et se relaient jusqu’à ce que tout soit saturé de sacré et rempli d’Infini. Telle est l’action que les hommes [184] religieux exercent les uns sur les autres, tel est le lien naturel et éternel qui les unit. Ce lien céleste est le résultat le plus accompli auquel la sociabilité humaine peut parvenir, mais seulement si son essence la plus intime est identifiée en fonction d’un point de vue des plus élevés ; aussi n’en veuillez pas à ces hommes religieux si ce lien a plus de valeur à leurs yeux que votre lien terrestre et politique qui n’est tout de même que le produit éphémère et provisoire d’une contrainte. Dans tout cela, où se trouve alors l’opposition entre prêtres et laïcs que vous avez l’habitude de désigner comme la source de tant de maux ? Une apparence trompeuse vous a éblouis : il n’y a là aucune différence de personnes, mais seulement de situations


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fidèles. 7. Allusion à I Pierre 2, 5.

6. Schleiermacher reprend ici le thème très protestant du sacerdoce universel des

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professionnelles et de fonctions. Chacun est prêtre6 lorsqu’il attire les autres à lui, sur le terrain que sa dévotion lui a spécialement acquis et où il peut se présenter en virtuose ; et chacun est laïc lorsqu’il s’en remet à l’art et aux indications de quelqu’un d’autre pour le suivre là où lui-même est un étranger en matière de religion. L’aristocratie tyrannique que vous décrivez avec tant de haine n’existe pas : cette société est un peuple sacerdotal7, une parfaite république où chacun est à tour de rôle chef et membre du peuple, où chacun obéit à autrui en s’inclinant devant la même force qu’il ressent en lui-même et [185] qui lui permet tout aussi bien de s’imposer aux autres. Où est l’esprit de zizanie et de division que vous considérez comme la conséquence inévitable de toutes les associations religieuses ? Je ne vois rien d’autre que le fait que tout est un et que toutes les différences effectivement présentes dans la religion s’estompent sans coup férir sous l’effet, justement, de la relation qu’implique son caractère social. J’ai moi-même attiré votre attention sur les différents degrés de la religiosité, je vous ai signalé deux sortes différentes de Sens et les diverses orientations que prend l’imagination pour individualiser l’objet suprême de la religion. Croyez-vous que des sectes doivent nécessairement en résulter et que cela doive empêcher la sociabilité de se manifester librement au sein de la religion ? À considérer idéalement les choses, la règle veut sans doute que tout ce qu’on dissocie et classe dans des catégories différentes pour les besoins de l’examen se trouve en opposition et en contradiction réciproques ; mais défaites-vous de cette idée quand vous intuitionnez la réalité proprement dite : là, tout conflue. Les éléments qui se ressemblent le plus sur l’un de ces points s’attirent bien sûr aussi le plus fortement les uns les autres, mais cela ne leur permet pas de constituer pour autant un tout isolé ; car leurs degrés de parenté augmentent et diminuent imperceptiblement, et [186] les transitions sont si nombreuses, même entre les éléments les plus éloignés les uns des autres, qu’il n’y a entre eux ni répulsion absolue, ni séparation complète. De ces masses qui constituent chimiquement des unités, prenez celle que vous voudrez ; si vous ne l’isolez pas violemment par quelque opération mécanique, elle ne


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deviendra pas un individuum isolé : ses parties les plus extérieures continueront d’adhérer à d’autres qui appartiennent en fait déjà à d’autres masses. Si le fait de se trouver ensemble sur la marche la plus basse lie plus étroitement les individus les uns aux autres, certains d’entre eux ont néanmoins le pressentiment de quelque chose de mieux, et celui qui se situe réellement à un niveau plus élevé comprend les autres mieux qu’ils ne se comprennent eux-mêmes ; il a conscience du point de jonction qui reste dissimulé aux yeux des autres. Si les gens en qui domine une seule et même sorte de Sens se rapprochent les uns des autres, quelques personnes comprennent cependant les deux sortes de Sens évoquées plus haut et y adhèrent ; et dans ce qui touche à l’essentiel, à l’étoffe même de la religion, rien ne distingue celui qui par nature personnifie l’Univers de celui qui ne le fait pas ; il ne manquera jamais de gens capables de s’identifier aisément à une forme de pensée opposée à la leur. Si l’universalité sans restriction du Sens est la condition première et originelle [187] de la religion et si, comme c’est naturel, elle en est le fruit le plus beau et le plus mûr, vous voyez bien qu’immanquablement, plus vous avancez dans la religion et plus l’ensemble du monde religieux doit vous apparaître comme un Tout indivisible. Ce n’est que dans les régions inférieures qu’on peut constater une certaine tendance à la séparation ; les esprits les plus élevés et les plus cultivés y voient, eux, une association universelle, et ils l’instituent par le fait même d’en avoir la vision. Chacun n’ayant de contact qu’avec son prochain immédiat, mais ayant tout aussi bien des prochains de tous côtés et dans toutes les directions, il se trouve en fait inséparablement lié avec le Tout. Les mystiques et les physiciens8 en matière de religion, les théistes et les panthéistes, ceux qui ont accédé à une conception systématique de l’Univers et ceux qui ne l’intuitionnent que par bribes ou dans un sombre chaos – tous n’en doivent pas moins former une unité ; un lien les enserre tous, et seuls la violence ou l’arbitraire peuvent les séparer. Toute association particulière n’est qu’une partie intégrante du Tout dont elle découle ; elle s’y perd avec des contours imprécis ; elle ne se ressent d’ailleurs pas elle-même d’une autre manière. 8. Allusion aux physico-théologiens (une version du déisme) qui, au XVIIIe siècle,

entendaient accéder à la connaissance de Dieu, non par voie mystique ou spéculative, mais par une analyse « physique » de la création.


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le « hors de l’Église, pas de salut ».

9. Allusion à la sentence de Cyprien, évêque de Carthage de 248 à 258, selon laquel-

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Qu’en est-il de la manie grossière et tant décriée de convertir les gens à des formes particulières [188] de religion, et qu’en est-il de l’horrible maxime selon laquelle hors de nous, il n’y a point de salut9 ? Telle que je vous l’ai décrite et telle que sa nature lui impose d’être, la société des gens religieux ne vise que la communication réciproque et n’existe qu’entre personnes qui ont déjà de la religion, quelle qu’elle soit : comment pourrait-ce être son affaire que d’inciter à changer de religion ceux qui en professent déjà une, ou d’y amener et initier ceux qui en manquent encore ? Prise dans son ensemble, la religion de la société est la religion globale, infinie, qu’aucun individu n’est capable d’embrasser tout entière, et dans laquelle par conséquent on ne peut former et introniser qui que ce soit. Supposons que quelqu’un ait déjà sa part de religion, quelle que soit celle qu’il a choisie : la société n’aurait-elle pas un comportement contradictoire si elle voulait lui arracher ce qui est conforme à sa nature, alors qu’elle doit aussi se préoccuper de cette partie-là de la religion et que l’un de ses membres doit nécessairement en avoir possession ? Et pourquoi la société devrait-elle former ceux pour qui la religion, après tout, demeure quelque chose d’étranger ? Ce qui est le bien propre de la religion, le Tout infini, la société n’est pas elle-même en mesure de le leur communiquer ; mais pourquoi pas ce qui est général, ce qui est indéfini, ce qu’on pourrait obtenir si l’on cherchait ce qui est à peu près [189] commun à tous ses membres ? Vous savez bien qu’on ne peut jamais donner et communiquer ce qui est général et indéterminé, mais seulement ce qui est particulier et se présente sous une forme déterminée, car en fait ce ne serait pas quelque chose, mais rien. La société ne disposerait en effet dans cette entreprise d’aucun critère et d’aucune règle. Et de toute façon, comment en viendrait-elle à sortir de son propre domaine, du moment que le besoin dont elle est née, le principe de sociabilité religieuse, ne laisse rien envisager de ce genre ? Aussi les faits de cette nature qui se produisent dans la religion ne sont-ils jamais que des affaires privées de l’individu pris pour lui-même. Obligé de se retirer du cercle de l’association religieuse où l’intuition de l’Univers lui procure une sublime jouissance et où, pénétré comme il l’est de sentiments sacrés, son esprit plane


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sur la cime la plus élevée de la vie, il se retrouve dans les régions inférieures de l’existence ; sa consolation est alors de pouvoir rapporter tout ce dont il doit s’occuper à ce que son esprit considère toujours comme le bien suprême. Quand il dégringole de là parmi ceux qui se cantonnent dans des visées et des activités terrestres, il se croit facilement, pardonnez-le [190] lui, retombé de la fréquentation des dieux et des muses dans un milieu de grossiers barbares. Il se sent comme un administrateur de la religion parmi les incroyants, comme un missionnaire parmi les sauvages. Nouvel Orphée, il espère attirer plusieurs d’entre eux par des mélodies célestes, et il se présente à eux comme un personnage sacerdotal, exprimant haut et clair, dans toutes ses actions et par tout son être, la supériorité de son Sens. Si l’impression du sacré et du divin éveille alors quelque chose de semblable chez ceux à qui il la donne, avec quelle satisfaction il surveille les premiers pressentiments de la religion dans un nouveau Cœur – bel indice de la capacité de ce dernier de s’épanouir même dans un climat étranger et rude ! Et avec quel sentiment de triomphe il entraîne avec lui le nouveau venu sur la hauteur de la vénérable assemblée ! Son empressement à propager la religion n’est que pieuse nostalgie d’un exilé pour son pays, désir d’emporter sa patrie avec lui et de retrouver partout l’intuition de ses lois, de ses mœurs et de son mode de vie plus beau et plus élevé. La patrie elle-même, dans sa félicité et sa complétude, n’est pas le lieu de ce besoin 10. Après tout cela, vous direz peut-être que je semble [191] parfaitement d’accord avec vous ; j’ai construit l’Église à partir de l’idée que je me fais de son but ; en la dépossédant de toutes les propriétés qui la caractérisent actuellement, j’ai désapprouvé sa forme présente tout aussi sévèrement que vous. Mais je vous assure que je n’ai pas parlé de ce qui doit être, seulement de ce qui est, pour autant que vous ne cherchiez pas à nier l’existence bien réelle de ce que le regard même le plus grossier devrait voir si l’espace et ses limites ne l’en empêchaient. En fait, la vraie 10. La fin de cet alinéa est une allusion probable à Hébreux 11, 13-16 : ceux qui sont

morts dans la foi, « étrangers et voyageurs sur la terre », n’ont vu et salué leur patrie céleste que de loin. Une fois la patrie atteinte, la nostalgie n’a en revanche plus de raison d’être. Mais telle n’est pas la condition terrestre des croyants. Ce n’est toutefois qu’une interprétation possible d’un passage qui demeure sujet à d’autres lectures, mais moins convaincantes.


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Église » et « fausse Église » sont classiques dans la littérature théologique d’expression française.

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11. On pourrait aussi traduire « l’Église véritable », mais les expressions « vraie

Loin d’être une société d’hommes religieux, le grand rassemblement que visent en fait vos durs reproches n’est bien au contraire qu’une [193] réunion de gens qui en sont seulement à chercher la religion; je trouve donc tout naturel que ces deux formes de sociabilité soient opposées l’une à l’autre sur presque tous les points. Pour vous rendre la chose aussi claire qu’elle l’est à mes yeux, je vais malheureusement devoir descendre dans une multitude de détails terrestres et mondains, et me frayer un chemin dans un labyrinthe d’aberrations des plus bizarres. Je ne le fais qu’à

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Église11 a toujours été ainsi et l’est encore, et si vous ne la voyez pas sous cet angle, la faute, au fond, vous en incombe à vous et tient à un malentendu assez facile à repérer. Prenez simplement garde, je vous prie, au fait que, pour employer une expression ancienne mais pleine de sens, je ne vous ai pas parlé de l’Église militante, qui lutte encore contre tous les obstacles que notre siècle et l’état de l’humanité dressent sur le chemin de la formation religieuse, mais de l’Église triomphante qui s’est constituée en surmontant déjà tout ce qui s’opposait à elle. Je vous ai décrit une société d’hommes qui sont parvenus à prendre conscience de leur religion et chez qui s’est mise à prédominer [192] la vision religieuse de la vie. Et comme j’espère vous avoir convaincus que ce doivent être des hommes d’une certaine culture et de beaucoup d’énergie, et que leur nombre ne peut être que très restreint, n’allez bien sûr pas chercher leur lieu de réunion dans de grands temples où des centaines de gens sont rassemblés et d’où leur chant frappe vos oreilles déjà de loin. Les hommes de cette trempe, vous le savez bien, ne se tiennent pas si près les uns des autres. Peut-être même ne trouve-t-on de leur côté quelque chose qui ressemblerait à une réunion en un lieu déterminé, que dans quelques conventicules isolés quasiment exclus de la grande Église. Mais une chose est certaine : tous les hommes vraiment religieux, pour autant qu’il y en eut jamais, ont colporté avec eux non seulement la foi, mais aussi le vif sentiment d’une réunion de ce type, et ils y ont réellement vécu ; d’autre part tous ont su jauger la valeur de ce qu’on appelle communément Église, c’està-dire pas particulièrement haut.


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contrecœur, mais c’est pour que vous tombiez néanmoins d’accord avec moi. Peut-être la très grande différence entre ces deux formes de sociabilité suffit-elle, quand j’attire votre attention sur elle, à vous convaincre de partager mon opinion pour l’essentiel. J’espère, à la suite de ce qui précède, que vous êtes d’accord avec moi sur le fait que dans la véritable sociabilité religieuse, toute communication est réciproque ; le principe qui nous pousse à exprimer ce qui nous tient à cœur est étroitement apparenté à celui qui nous incline à nous joindre à ce qui est étranger ; action et réaction sont ainsi inséparablement liées l’une à l’autre. Mais ici, dans le grand rassemblement, vous rencontrez au contraire une forme toute différente : tous veulent recevoir, et un seul est préposé à donner ; totalement passifs, ils le laissent agir sur eux de manière identique par le biais de tous leurs organes et, pour autant qu’ils ont du pouvoir [194] sur eux-mêmes, ils l’aident tout au plus à avoir de l’influence sur leur propre intériorité, mais sans même songer à exercer en retour une action sur autrui. Cela ne montre-t-il pas avec suffisamment de clarté combien le principe qui régit leur sociabilité doit être, lui aussi, tout différent ? Il ne peut sans doute pas être question pour eux de simplement compléter leur religion par celle d’autrui ; car s’ils en avaient effectivement une, elle s’attesterait d’une manière ou d’une autre en agissant sur autrui, car c’est dans sa nature. Ils n’exercent pas d’action en retour parce qu’ils ne sont pas capables d’en exercer une, et leur incapacité sur ce point tient au fait qu’il n’y a pas en eux de religion. Si je peux me permettre de recourir à une image empruntée à la science12 (c’est à elle que j’emprunte de préférence des expressions pour parler de questions religieuses), j’aimerais dire qu’ils sont religieux négativement et s’amassent, pour s’unir à lui, vers les rares points où ils pressentent que se trouve le pôle positif de la religion. Mais dès qu’ils ont accueilli en eux ce nouveau produit, il leur manque derechef la capacité de le conserver. La matière subtile qui ne pouvait pour ainsi dire que planer autour de leur atmosphère leur échappe, et ils ne peuvent que recommencer à cheminer pour un temps avec un certain sentiment de vide, jusqu’à ce qu’ils se soient de nouveau chargés négativement. Tels [195] sont, en peu de mots, l’histoire de leur vie religieuse et le caractère du penchant à la sociabilité qui ne cesse d’y interférer. 12. En l’occurrence, ici, surtout la science de l’électricité, très neuve à l’époque.


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position qui, en allemand, se distingue ici par son extrême concision.

13. En français, seule une périphrase semble à même de restituer le sens d’une pro-

 

Tout ce dont on peut créditer les meilleurs d’entre eux, ce n’est pas de religion, mais seulement d’un peu de Sens pour elle, et d’un effort pénible et pitoyablement inutile pour parvenir jusqu’à elle, ce à quoi ils s’adonnent d’ailleurs de tout leur esprit et avec zèle. Au cours de leur vie familiale et citadine, sur la scène plus vaste où se déroulent des événements dont ils sont les spectateurs, on rencontre naturellement bien des choses qui doivent affecter ne serait-ce qu’une partie restreinte du Sens religieux. Mais cela reste pour eux un pressentiment obscur, une impression s’exerçant faiblement sur une masse trop molle dont les contours ne tardent pas à s’estomper dans l’indéterminé ; les vagues de la vie pratique emportent bientôt tout cela jusque dans la région la moins visitée de la mémoire, et l’ensevelissent complètement sous les choses de ce monde. Cependant, la répétition relativement fréquente d’une telle stimulation finit par engendrer un besoin : celui de faire enfin la lumière sur l’obscure vision qui ne cesse de faire son retour dans le Cœur. Le meilleur moyen d’y parvenir, devrait-on sans doute penser, serait que les intéressés prennent le temps d’examiner avec calme et [196] minutie ce qui agit ainsi sur eux. Mais ce qui agit ainsi, c’est l’Univers ; or il contient justement, entre autres, toutes les différentes choses auxquelles ils doivent penser et dont ils doivent s’occuper dans les autres moments de leur vie. Une vieille habitude voudrait que leur Sens s’intéresse spontanément à ces choses-là, et que sous leur regard le Sublime et l’Infini recommencent à se fragmenter en un amas de faits particuliers et insignifiants. Ils le sentent, et c’est la raison pour laquelle ils ne se fient pas à eux-mêmes et recherchent l’aide d’autrui : dans le miroir de la description que quelqu’un d’autre en donne, ils désirent intuitionner ce qu’ils ne peuvent percevoir directement sans l’altérer. C’est ainsi qu’ils sont en quête de religion ; mais en fin de compte, ils se méprennent sur toute cette recherche. Car lorsque les dires d’un homme religieux ont réveillé en eux toutes ces réminiscences et que, touchés par le sentiment d’union que ces dires éveillent en eux13, ils se mettent à vivre sous l’effet d’une forte impression, ils pensent avoir apaisé leur besoin, avoir satisfait aux exigences de la nature et avoir désormais en eux la religion


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même – cette religion qui ne leur est pourtant venue que de l’extérieur, en une apparition fugace, comme ce fut le cas jadis, mais cette fois-ci avec un plus haut degré d’intensité. Ils restent toujours sous l’empire de cette méprise, car ils n’ont ni le concept ni l’intuition de ce qu’est la religion [197] vraie et vivante, et dans le vain espoir de parvenir enfin à faire ce qui est juste, ils répètent mille fois la même opération et demeurent à jamais ce qu’ils ont toujours été 14. S’ils faisaient un pas de plus et si, une fois sur cette voie, la religion spontanée et vivante s’implantait en eux, ils ne tarderaient pas à abandonner une religion dont l’unilatéralisme et la passivité ne conviendraient plus à leur propre état d’âme et leur seraient de surcroît insupportables. Ils se chercheraient à tout le moins, à côté d’elle, un autre cercle où leur propre religion pourrait également se montrer agissante et exercer une action vers l’extérieur. Et ce cercle ne devrait pas tarder à devenir le lieu de leur activité principale et l’objet de leur amour exclusif. Voilà comment, en fait, plus les hommes croissent en religion, plus l’Église leur devient indifférente, et les plus pieux se séparent d’elle avec fierté et froideur. Rien ne peut en réalité être plus clair : on ne fait partie de cette association que parce qu’on n’a pas de religion, et l’on n’y reste qu’aussi longtemps qu’on n’en a point 15. Cela ressort également de la manière dont les membres de cette association traitent la religion. Car même en admettant qu’une communication unilatérale et un état de passivité volontaire soient possibles parmi des hommes réellement religieux, même ainsi [198] l’activité qu’ils exercent ensemble est sous l’empire d’une immense absurdité et d’une incommensurable méconnaissance de la chose. À supposer qu’ils s’entendent sur ce qu’est la religion, ils devraient tenir pour primordial que celui dont ils ont fait l’organe de leur propre religion leur communique ses intuitions et sentiments les plus clairs et les plus individuels. Mais ils ne le souhaitent pas ; ils préfèrent au contraire assigner de tous côtés des limites aux manifestations de son individualité et attendent de lui qu’avec distinction il fasse pour eux la lumière sur des concepts, des opinions, des doctrines, en bref sur des abstractions 14. Littéralement : « là où et ce qu’ils ont toujours été ». 15. Dans une note additive à l’édition de 1821, Schleiermacher a beaucoup atténué

cette opposition si tranchée entre deux types de comportements religieux et ce jugement si catégorique sur l’Église instituée traditionnelle.


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: DU CARACTÈRE SOCIAL DE LA RELIGION

confession de foi.

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16. Une note additive de 1821 précise qu’il s’agirait en l’occurrence de la cène et de la

Si je n’ai parlé de cette vaste association, largement répandue, qu’en la dépréciant, comme de quelque chose de commun et de bas, comparée à l’association bien supérieure que la vraie Église est seule à être à mon idée, la raison en est à vrai dire fondée dans la nature de ce dont il s’agit, et je ne pouvais pas dissimuler ce que mon Sens me dit à cet égard. Mais je m’inscris [200] avec la plus grande solennité en faux contre tout soupçon que vous pourriez avoir à mon encontre de donner mon assentiment au désir toujours plus répandu de détruire cette institution, de préférence complètement. Non, si la vraie Église persistera tout de

 

religieuses, au lieu de le faire sur les éléments proprement dits de la religion. À supposer qu’ils s’entendent sur ce qu’est la religion, ils sauraient sur la foi de leur propre sentiment que par nature les actes symboliques, dont j’ai dit qu’ils sont essentiels à la véritable sociabilité religieuse, ne peuvent rien être d’autre que des signes de la similitude de ce qui se produit en chacun, l’indice d’un commun retour au point central ; ils ne sont rien d’autre qu’un chœur final reprenant à pleines voix tout ce que des êtres isolés ont communiqué en toute pureté et avec beaucoup d’art. Mais ces gens-là n’en savent rien, et ils ne voient dans ces actes 16 que quelque chose d’autosuffisant et qui a lieu à dates déterminées. Que résulte-t-il de tout cela, sinon le fait [199] que leur activité commune ne se caractérise nullement par le grand et libre enthousiasme qui est de part en part le propre de la religion, mais par un comportement scolaire et mécanique ? Et qu’indique à son tour ce fait, sinon qu’ils ne voudraient recevoir de religion que du dehors ? C’est ce qu’ils tentent d’obtenir par tous les moyens. Voilà pourquoi ils se cramponnent tellement aux concepts morts, aux résultats de la réflexion sur la religion ; ils s’en imprègnent avidement dans l’espoir que ces concepts feront en eux retour à leur véritable genèse, et qu’ils redeviendront les intuitions et sentiments vivants dont ils ont été déduits à l’origine. Et voilà pourquoi, ils utilisent les actes symboliques, qui viennent à vrai dire en dernier dans la communication religieuse, à titre d’agents excitatifs pour susciter ce qui devrait en réalité les précéder.


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même à n’être ouverte qu’à ceux qui sont déjà en possession de la religion, il doit pourtant bien y avoir un moyen d’établir un lien entre ces gens-là et ceux qui sont encore à sa recherche. Or c’est justement ce à quoi cette institution est préposée, car sa nature lui impose de toujours recruter ses guides et ses prêtres parmi ceux qui ont de la religion. La religion devrait-elle alors être la seule affaire humaine qui n’aurait pas d’organisation pour former des élèves et des apprentis ? Certes non, mais toute la tournure de cette institution devrait être différente, et son rapport à la vraie Église devrait prendre une tout autre allure. Il ne m’est pas permis de me taire sur ce point. Ces désirs et ces vues tiennent de si près à la nature de la sociabilité religieuse, et l’état d’amélioration dans lequel je me représente les choses contribue si bien à la magnifier, que je ne puis garder pour moi ce que je pressens. La différence tranchante que nous avons constatée entre les deux types d’associations nous vaut au moins de pouvoir réfléchir avec beaucoup de calme et de pondération à tous les mésusages [201] qui prévalent dans la société ecclésiastique, et à leurs causes. Car vous devez avouer que la religion n’a pas donné lieu à une Église comme celle-là, et qu’elle doit pour le moment être disculpée de toute responsabilité quant à tous les malheurs que la société ecclésiastique peut avoir causés et quant à l’état déplorable dans lequel se trouve cette dernière. La disculpation doit être si complète qu’on ne puisse jamais reprocher à l’Église d’être capable de dégénérer en quelque chose de semblable ; car là où elle n’a encore jamais existé, il n’est pas non plus possible qu’elle dégénère. J’admets la présence dans cette société d’un pernicieux esprit de secte et son caractère inévitable. Quand les opinions religieuses servent en quelque sorte de méthode pour parvenir à la religion, il faut bien sûr qu’elles en viennent à former un tout déterminé, car une méthode doit absolument accuser un tour fini et déterminé ; et quand on se range à de telles opinions comme à quelque chose qui vient de l’extérieur et en vertu de l’autorité de celui qui les exprime, quiconque pense autrement doit passer pour un obstacle au progrès paisible et assuré, car il affaiblit cette autorité du fait de sa simple présence et des prétentions qu’elle entraîne. J’admets même [202] que dans l’ancien polythéisme, quand la religion dans son ensemble ne constituait pas par ellemême une unité et se prêtait de bonne grâce à toutes sortes de fractionnements et de dissociations, l’esprit de secte était bien


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« croyance ». Ce second terme s’impose ici de toute évidence, dans le sens où, en théologie protestante d’expression française, on distingue classiquement entre foi et croyances (le pluriel est alors de mise), tout comme jadis on distinguait entre fides qua et fides quae creditur. Rouge n’a pas été attentif à cette distinction.

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17. Schleiermacher utilise ici le mot Glaube, qui peut signifier aussi bien « foi » que

Toutefois je vous entends soulever, précisément sur ce point, une nouvelle objection qui semble rendre leur élan à tous ces reproches visant la religion.Vous allez me rappeler ce que je vous ai déjà dit, assavoir que, du fait de la nature de ce qui est en jeu, la grande société ecclésiastique, par quoi j’entends l’institution préposée à la formation des apprentis en religion, ne peut recruter

 

plus feutré et plus humain, et qu’il ne s’est organisé et montré dans toute sa vigueur que dans les époques, meilleures à d’autres égards, de la religion systématique ; car quand chacun croit disposer de tout un système et d’un point central pour former une telle unité, le système particulier de chacun en acquiert une valeur d’autant plus disproportionnée. J’admets ces deux défauts. Mais vous m’accorderez que le premier ne constitue absolument pas un reproche à l’encontre de la religion, et que le second ne peut à son tour aucunement servir à prouver que le fait de considérer l’Univers comme un système ne serait pas le plus haut degré de la religion. J’admets que cette société tient davantage à la compréhension ou aux croyances17, et à l’observation et à l’accomplissement de certains usages, qu’à l’intuition et à la sensibilité, et que de ce fait, tout éclairée que soit la doctrine, elle se meut toujours aux limites de la superstition et s’accroche à de la mythologie. Vous avouerez cependant qu’elle n’en est que plus éloignée de la vraie religion. J’admets qu’une telle association ne peut subsister sans faire en permanence la distinction entre prêtres [203] et laïcs ; car, parmi ces derniers, celui qui en viendrait à pouvoir être lui-même prêtre, c’est-à-dire à avoir en lui la vraie religion, ne pourrait absolument pas rester un laïc ni continuer à se comporter comme s’il n’avait pas de religion. Il aurait bien plutôt la liberté et l’obligation de quitter cette association et de se mettre en quête de la vraie Église. Il reste en revanche certain que cette rupture, avec tout ce qu’elle peut avoir d’indigne et toutes les conséquences fâcheuses qu’elle peut comporter, ne tient pas à la religion, mais qu’elle est même quelque chose de totalement irréligieux.


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ses guides, les prêtres, que parmi les membres de la vraie Église, car cette société est elle-même dépourvue du vrai principe de la religion. S’il en est ainsi, direz-vous, comment les virtuoses de la religion peuvent-ils tolérer tant de choses tout à fait contraires à l’esprit de cette dernière, et même plus que les tolérer18 [204] – car à qui l’Église doit-elle toute son organisation, sinon aux prêtres – quand ils ont à dominer, quand tout prête l’oreille à leur voix et quand eux-mêmes ne devraient écouter d’autre voix que celle de la religion ? Ou bien, si les choses ne sont pas ce qu’elles devraient être, s’ils se sont peut-être laissé arracher le gouvernement de leur filiale, où se trouve alors l’esprit élevé que nous espérons à bon droit trouver chez eux ? Pourquoi ont-ils si mal administré leur importante province ? Pourquoi ont-ils toléré que de basses passions transforment en fléau de l’humanité ce qui entre les mains de la religion serait resté une bénédiction ? L’occupation à la fois la plus réjouissante et la plus sainte de ces virtuoses doit être, tu en conviens toi-même19, de diriger ceux qui ont tant besoin de leur aide. À vrai dire, il n’en est malheureusement pas comme j’ai affirmé que ce doit être : qui pourrait bien dire que tous ceux qui ont dirigé la grande société ecclésiastique sont des virtuoses de la religion ou simplement des membres de la vraie Église – tous, ou seulement la plus grande partie d’entre eux, ou encore, si l’on hiérarchise les choses, seulement les premiers et les plus distingués ? Ne prenez surtout pas pour une réplique sournoise, je vous en prie, ce que j’ai à dire à leur décharge. Quand vous parlez contre la religion, [205] vous le faites d’ordinaire au nom de la philosophie ; mais quand vous adressez des reproches à l’Église, vous parlez au nom de l’État : vous cherchez à prendre la défense des artistes en politique de tous les temps en affirmant que les imperfections et les mauvaises décisions qui défigurent leur œuvre20 sont dues aux interventions de l’Église. Si en revanche moi, qui prends la parole au nom des virtuoses religieux et en leur nom, j’impute à l’État et aux artistes étatiques la responsabilité du fait que l’activité de ces virtuoses n’a pas pu donner de 18. L’édition de 1806 précise que, non contents de tolérer toutes ces choses, ils les

« produisent ». 19. C’est le seul endroit des Discours où Schleiermacher passe du « vous » pluriel

au « tu » singulier. 20. Littéralement : « leur œuvre d’art ».


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meilleurs résultats, n’allez-vous pas soupçonner ma réplique de sournoiserie ? J’espère tout de même que, si vous prêtez l’oreille à ce que j’ai à vous dire sur la véritable origine de tous ces maux, vous ne pourrez pas refuser de me rendre justice.

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: DU CARACTÈRE SOCIAL DE LA RELIGION

21. L’édition de 1806 remplace « temple de la religion » par « félicité céleste ». 22. Allusion à Luc 19, 40.

 

Toute nouvelle doctrine ou révélation, toute nouvelle manière de voir l’Univers sous un angle qui n’avait pas encore été pour le Sens l’occasion d’un tel saisissement, gagne du même coup à la religion quelques Cœurs qui ne pouvaient précisément être introduits dans ce monde nouveau et infini que par ce biais-là ; aussi cette manière de voir reste-t-elle naturellement pour la plupart d’entre eux le point central de la religion ; ils forment autour de leur maître, [206] à l’écart de la vraie Église ouverte à tous, un fragment d’Église qui n’atteint que dans le calme et avec lenteur la maturité de s’unir en esprit à ce grand ensemble. Mais avant que cette réunion ait lieu et dès que ces nouveaux sentiments ont entièrement pénétré et saturé leur Cœur, ils éprouvent d’ordinaire le besoin impérieux d’exprimer ce qui est en eux pour éviter que le feu intérieur ne les consume. Ainsi chacun d’eux proclame-t-il, où et comme il le peut, le salut nouveau qui lui est advenu ; dans tout objet ils trouvent une transition vers l’Infini qu’ils viennent de découvrir ; ils voient dans tout discours une occasion de décrire leur vision religieuse particulière, dans tout conseil, dans tout souhait, dans toute parole aimable l’occasion de faire l’éloge enthousiaste du seul chemin qu’ils connaissent pour accéder au temple de la religion21. Quiconque sait comment la religion agit trouve naturel qu’ils parlent tous : ils craindraient que, sinon, les pierres ne le fassent avant eux22. Et quiconque sait la manière d’agir que suscite un nouvel enthousiasme trouve naturel que ce feu vif se propage avec force, qu’il consume d’aucuns, qu’il réchauffe beaucoup de gens et qu’il donne à des milliers d’autres l’impression superficielle et fausse d’une ardeur intérieure. Mais ces milliers de gens sont justement l’élément corrupteur. Dans leur ardeur juvénile, les nouveaux [207] saints les prennent pour de vrais frères, ne disant que bien trop promptement à leur propos : « qu’est-ce qui empêche que ceux-là aussi reçoivent l’Esprit saint ? » ; ils se mettent d’ailleurs eux-mêmes au nombre


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de ceux qui l’ont reçu et se font introduire en un joyeux triomphe dans le sein de la société pieuse. Mais quand la griserie du premier enthousiasme est passée, quand l’ardeur superficielle est épuisée, on découvre que ces nouveaux saints ne peuvent ni supporter ni partager l’état dans lequel se trouvent ceux qui les ont appelés23 ; ces derniers se mettent avec compassion au niveau des nouveaux venus et renoncent, pour leur venir encore en aide, à leur propre jouissance qui est élevée et intérieure. C’est ainsi que tout prend une allure imparfaite. Telle est la manière dont se forme autour de chaque fragment de la vraie Église présent de manière isolée çà ou là dans le monde, une Église fausse et dégénérée – autour de ce fragment, sans en être séparée, mais jointe à lui et présente en lui ; et cela se passe sans cause extérieure, par le seul effet de la corruption commune à toutes les choses humaines, et conformément à la loi éternelle selon laquelle c’est précisément la vie la plus ardente et la plus active que cette corruption atteint le plus rapidement. Il en fut ainsi de tous temps, dans tous les peuples et dans toutes les religions. Si cependant on laissait toutes choses suivre tranquillement leur cours, cet état de fait, où que ce soit, ne pourrait pas [208] durer longtemps.Versez dans un récipient des liquides de densité et de consistance différentes, et dotés d’une faible attractivité réciproque ; agitez très violemment le tout pour que ce mélange semble n’être plus qu’une seule masse ; si vous le laissez reposer, vous verrez comment tout cela recommence à se dissocier peu à peu et combien seuls des éléments semblables entrent en composition24. Il en serait allé de même ici, car c’est le cours naturel des choses. La vraie Église se serait de nouveau séparée silencieusement de la fausse25 pour que ses membres puissent jouir d’une sociabilité dont l’intimité et l’élévation excèdent de beaucoup ce dont les autres seraient capables ; autant dire que le lien unissant ces derniers les uns aux autres aurait été dissous et que leur passivité naturelle les aurait obligés à attendre quelque chose d’extérieur à eux pour décider de ce qui devait advenir d’eux. Mais les membres de la vraie Église ne les auraient pas abandonnés : qui, en dehors de ce cercle, aurait eu le moindre 23. Rouge a sans doute raison de remédier par cette expression à l’imprécision du

texte qui dit simplement « les autres ». 24. En allemand, il y a un jeu de mots revenant à dire à peu près : « cela seulement

qui se ressemble s’assemble ». 25. Ce dernier terme est un ajout de la traduction.


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  •

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intérêt à s’occuper d’eux ? Dans quel état auraient-ils bien dû se trouver pour que d’autres hommes songent à s’intéresser à eux ? Qu’y aurait-il eu à gagner avec eux ou quelle gloire s’en seraiton acquise ? Les membres de la vraie Église auraient par conséquent pu rester paisiblement maîtres de reprendre [209] parmi eux leur office sacerdotal sous une forme nouvelle et plus appropriée. Chacun aurait rassemblé autour de lui ceux qui le comprennent le mieux, ceux sur qui sa manière de faire pouvait agir le plus efficacement. Au lieu de l’immense association dont l’existence vous arrache aujourd’hui un soupir, serait apparue une grande quantité de petits groupements aux contours mal définis et où, tantôt dans l’un, tantôt dans l’autre, les hommes se seraient mis à l’épreuve en matière de religion. Le séjour dans ces groupements n’aurait été qu’une phase passagère, préparatoire pour la personne dont le Sens de la religion se serait éveillé, déterminante pour celle qui se serait découverte incapable de se prêter à quelque saisissement que ce soit. Ô âge d’or de la religion, quand et par quel artifice les bouleversements des affaires humaines entraîneront-ils ton avènement, maintenant que cela ne s’est pas produit par le simple biais de la nature ? Vivent ceux qui seront appelés à ce moment-là ! Les dieux leur seront favorables et une riche bénédiction consacrera leurs efforts missionnaires pour aider les débutants et aplanir devant les balbutiants le chemin conduisant au temple de l’Éternel – des efforts qui, à nous qui vivons aujourd’hui, rapportent de fort maigres fruits dans des circonstances des plus défavorables. Ce vœu n’a certes rien de sacré, mais je puis à peine me l’interdire. Si seulement [210] le pressentiment de la religion, fût-il le plus vague, pouvait être resté à jamais étranger à toutes les têtes de l’État, à tous les virtuoses et artistes de la politique ! Si seulement aucun d’entre eux n’avait jamais été sous l’empire violent de cet enthousiasme épidémique, incapables qu’ils étaient de faire le départ entre leur individualité et le caractère public de leur mandat ! Car c’est devenu pour nous la source de toute corruption. Pourquoi en effet a-t-il fallu qu’ils viennent dans l’assemblée des saints avec la mesquine vanité et l’étrange présomption que les avantages qu’ils pourraient procurer sont partout une affaire d’une importance sans pareil ? Pourquoi a-t-il fallu qu’ils transfèrent dans leurs palais et leurs salles de tribunal la vénération qui entoure les serviteurs du sanctuaire ?


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Vous avez raison de souhaiter que jamais la frange d’un vêtement sacerdotal n’ait effleuré le sol d’une demeure royale ; mais notre moindre souhait serait aussi que jamais la pourpre26 n’ait baisé la poussière de l’autel : si cela ne s’était pas produit, le transfert de vénération ne s’en serait pas suivi. De fait, on n’aurait jamais dû laisser un prince entrer dans un temple sans qu’il ait au préalable déposé devant la porte sa splendide parure royale et la corne d’abondance d’où se répandent toutes ses faveurs et décorations ! Mais [211] ils y sont entrés avec elles, ils se sont imaginé que des lambeaux de leur magnificence terrestre pourraient servir d’ornements à la grandeur toute simple de l’édifice céleste, et au lieu d’un cœur sanctifié, ce sont des présents terrestres qu’ils ont laissés en offrande au Très-Haut. Jamais27 un prince n’en est venu à conférer à une Église un statut de corporation, de communauté jouissant de privilèges particuliers, de personnalité reconnue au sein de la société civile, avant que prévale la malheureuse situation d’un mélange déjà accompli de la société des croyants et de celle des aspirants à la foi, du vrai et du faux – de ce qui sans cela aurait bientôt recommencé à se séparer pour toujours ; car avant un tel mélange, jamais une société religieuse ne fut assez importante pour attirer l’attention des souverains. Or toutes les fois qu’un prince s’est laissé aller à un tel acte, de tous le plus dangereux et le plus ruineux, il a décidé et irrévocablement amorcé la ruine de cette Église. En conférant l’existence politique à la société religieuse, un tel acte agit sur elle comme la redoutable tête de la Méduse : dès qu’elle apparaît, tout se pétrifie. Tout ce qui, sans être homogène, n’était fusionné que pour un instant, se trouve maintenant inséparablement [212] lié l’un à l’autre ; tout l’adventice qui aurait pu être facilement éliminé est désormais fixé à tout jamais ; l’habit et le corps ne font qu’un, et tout faux pli est là comme pour l’éternité. La société la plus nombreuse, qui est une imitation, ne se laisse plus disjoindre, comme ce devrait pourtant être le cas, de la plus petite qui lui est supérieure ; elle ne se laisse plus dissocier ni dissoudre ; elle ne peut plus changer ni sa forme ni ses articles de foi ; ses 26. Dans l’antiquité grecque et romaine, cette couleur était réservée à la toge des

détenteurs du pouvoir temporel. 27. Dans le texte de Schleiermacher, cette phrase et la suivante n’en font qu’une, et

cette première phrase débute comme la suivante par « Toutes les fois que… ». Rouge a tenté de rester fidèle au libellé allemand, mais au prix d’une syntaxe qui alourdit inconsidérément le texte.


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  •

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manières de voir, ses usages, tout est voué à la damnation de perdurer dans l’état où cela se trouvait au moment de cette fusion. Mais ce n’est pas encore tout : les membres de la vraie Église, qui sont inclus dans la grande, sont désormais quasiment exclus par force de toute participation au gouvernement de cette dernière, et mis hors d’état de faire pour elle le peu qui pourrait encore être fait. Car il y a dorénavant davantage à administrer qu’ils ne peuvent et ne veulent le faire : il y a maintenant des affaires terrestres à régler et dont il faut s’occuper, et même s’ils s’y entendent dans leurs affaires familiales et civiles, ils ne peuvent pourtant pas les traiter comme s’il s’agissait d’une affaire relevant de leur office sacerdotal. Il y a là une contradiction que leur Sens ne peut admettre et dont ils ne peuvent jamais s’accommoder ; cela ne s’accorde [213] pas à l’idée haute et pure qu’ils se font de la religion et de la sociabilité religieuse. Qu’ils s’agisse de la vraie Église à laquelle ils appartiennent ou de la société plus nombreuse qu’ils ont à diriger, ils ne peuvent comprendre ce qu’ils doivent faire des maisons et des terrains qu’ils acquièrent et des richesses qu’ils peuvent posséder au nom de ces entités, ni en quoi cela peut contribuer au but qu’ils poursuivent. Cette situation contre nature les met hors d’eux-mêmes et les perturbe. Si par la même occasion tous ceux qui sans cela seraient toujours restés en dehors se sentent maintenant attirés, si tous les orgueilleux, ambitieux, cupides et intrigants découvrent un intérêt à forcer l’entrée de l’Église dans la communauté de laquelle ils n’auraient normalement ressenti que l’ennui le plus amer, si ces gens-là se mettent à feindre de participer aux choses saintes et de les connaître à seule fin d’en récolter le salaire terrestre, comment les membres de la vraie Église ne tomberaientils pas sous leur coupe ? À qui donc la faute si des hommes indignes usurpent la place des virtuoses de la sainteté, et si sous leur contrôle peut s’insinuer et s’implanter tout ce qui est le plus contraire à l’esprit de la religion – à qui d’autre qu’à l’État, avec sa magnanimité de mauvais [214] aloi ?


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Mais l’État 28 est encore plus directement à l’origine du relâchement du lien entre la vraie Église et la société religieuse extérieure. Car après avoir accordé son funeste bienfait à cette dernière, il s’est imaginé avoir droit à sa reconnaissance effective et il lui a assigné trois missions de la plus haute importance pour sa propre cause. Il a plus ou moins transmis à l’Église la charge et le contrôle de l’éducation ; il veut que, sous les auspices de la religion et dans le cadre d’une paroisse, le peuple soit instruit des devoirs qui ne relèvent pas des lois étatiques, et exhorté à de bonnes mœurs29 ; il attend de plus de la religion avec sa force de persuasion, et donc de l’Église avec ses enseignements, qu’elle lui forme des citoyens qui soient véridiques dans leurs déclarations. En récompense pour ces services qu’il requiert d’elle, il lui dérobe sa liberté (c’est ce qui se passe dans presque toutes les parties du monde civilisé où il y a un État et une Église), et il la traite comme une institution qu’il a lui-même établie et inventée (à vrai dire il est l’inventeur de presque toutes ses fautes et tous ses abus), et il s’arroge à lui seul le droit de décider qui a les qualités voulues pour faire dans cette société figure de modèle et de prêtre de la religion. [215] Et pourtant vous voulez exiger cela de la religion, quand bien même tout n’y est pas le fait de saintes âmes ! Mais mes accusations ne sont pas encore à leur terme : l’État fait intervenir son intérêt jusque dans les mystères les plus intimes de la société religieuse et les souille. Quand l’Église, dans un recueillement prophétique, consacre les nouveaux nés à la Divinité et à la quête ce qu’il y a de plus haut 30, l’État veut qu’elle les lui confie en les incluant du même coup de ses propres mains dans la liste de ceux dont il a la garde ; quand elle donne le premier baiser de confraternité aux adolescents 31 en considérant 28. Pour bien comprendre ce qui suit, il faut se rappeler que les Églises protestantes de

Prusse et des autres états allemands acquis au protestantisme vivaient sous le régime d’une gestion de leurs affaires temporelles par le prince ou le roi, portant en l’occurrence, du côté luthérien, le titre de summus episcopus. Seules les questions strictement spirituelles échappaient à sa juridiction, encore que la nomination des pasteurs ait été de son ressort. En contrepartie, les pasteurs étaient réputés titulaires d’une fonction officielle (Amt) et l’accomplissement d’actes tenus pour officiels (Amtshandlungen : baptêmes, mariages, obsèques) leur incombait. De là l’habitude allemande, toujours actuelle, de désigner le ministère pastoral du nom de Pfarramt – « fonctionnariat pastoral » pourrait-on presque dire. 29. Allusion au catéchisme 30. Allusion au baptême. 31. Allusion à la confirmation qui, dans les Églises protestantes, se situe habituellement entre 12 et 16 ans.


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de l’État, les ensevelissements doivent avoir lieu dans un cimetière dûment reconnu par l’Église (à l’époque, en terre luthérienne ou réformée, l’administration des cimetières incombait aux Églises).

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religieux. 33. Cette dernière expression fait vraisemblablement allusion au fait que, aux yeux

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32. Allusion au mariage qui, dans la perspective protestante, est acte plus civil que

Une société à laquelle quelque chose de semblable peut arriver ; qui reçoit avec humilité des bienfaits qui ne lui servent à rien et assume avec un empressement de cireuse de bottes des charges qui la précipitent dans la ruine ; qui laisse une puissance étrangère abuser d’elle ; qui abandonne la liberté et l’indépendance qui lui sont pourtant innées pour le vide [217] d’une apparence ; qui renonce à son but haut et sublime pour courir après des choses qui sont complètement hors de son chemin – une telle société ne peut pas être une société d’hommes poursuivant un but déterminé et

 

qu’ils ont maintenant pénétré d’un premier regard dans les sanctuaires de la religion, il entend voir dans cet acte l’attestation du premier degré de leur indépendance civique ; quand elle sanctifie par les vœux pieux de la communauté l’union étroite de deux personnes 32 qui deviennent ainsi des outils de l’Univers dans son activité créatrice, il veut que cette cérémonie soit en même temps la confirmation qu’il donne à leur union civile ; et il ne veut même pas croire qu’un être humain a disparu de la scène de ce monde avant qu’elle lui ait donné l’assurance que l’individu en question a rendu son âme à l’Infini et que sa poussière a été ensevelie dans le sein de la sainte terre 33. Le fait que chaque fois, quand il reçoit quelque chose des mains de l’Infini ou le lui restitue, l’État s’incline devant l’Église et ses révérends, montre son respect de la religion et son effort [216] pour toujours se maintenir en conscience en deçà de ses propres limites ; mais il est suffisamment clair que tout cela ne concourt qu’à la ruine de la société religieuse. Dans toutes les institutions de la religion, il n’y a plus rien qui se rapporte exclusivement à elle, ou bien où elle serait pour le moins la préoccupation principale : dans les discours et les catéchismes sacrés aussi bien que dans les actes mystériques et symboliques, tout est plein de références à la morale et à la politique, et tout est détourné de son but et de son concept originels.Aussi nombreux sont-ils, parmi ses conducteurs, ceux qui ne comprennent rien à la religion, et parmi ses membres ceux dont le Sens n’est habité par aucune volonté de la rechercher.


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sachant exactement ce qu’ils veulent ; je pense que cela saute aux yeux. Ce bref aperçu des aléas de la société ecclésiastique est à mon sens la meilleure preuve qu’elle n’est pas la société réelle des hommes religieux, que quelques particules tout au plus de cette société réelle ont été mélangées avec la société ecclésiastique et s’y sont trouvées submergées par des éléments étrangers, et que, pour faire place au premier élément de cette incommensurable gâchis, le tout devait déjà être dans un état de fermentation morbide à laquelle les rares parties saines s’étaient empressées d’échapper complètement. Pleine d’un saint orgueil, la vraie Église aurait refusé des présents dont elle n’avait pas l’usage, car elle sait parfaitement que ceux qui ont trouvé la Divinité ne possèdent à vrai dire en commun rien dont une puissance terrestre puisse leur garantir la possession, eux qui se réjouissent de cette trouvaille de manière communautaire, dans un climat de pure sociabilité au sein de laquelle ils ne cherchent à extérioriser et à communiquer que leur existence la plus intime ; elle sait qu’il ne leur faut et ne leur faudra sur terre qu’une [218] langue pour se comprendre, et un espace pour être ensemble – des choses pour lesquelles ils n’ont besoin ni des princes ni de leurs faveurs. S’il doit néanmoins y avoir une institution médiatrice qui permette à la vraie Église d’avoir un certain contact avec le monde profane, auquel elle n’a pas directement à faire, et s’il peut y avoir en même temps une atmosphère qui lui permette de se purifier, et aussi d’attirer à elle et de façonner un nouveau matériau, quelle forme cette société doit-elle donc prendre et comment pourraiton la débarrasser du gâchis qu’elle a assimilé ? Laissons au temps le soin de répondre à cette dernière question : il y a mille chemins pour tout ce qui doit arriver un jour, et de très nombreuses médications pour toutes les maladies de l’humanité ; chacune sera essayée en temps et lieu34 et parviendra à ses fins. Qu’il me soit seulement permis de vous indiquer ces fins pour vous montrer d’autant plus clairement que, ici non plus, ce n’est pas à la religion et à son dessein que votre irritation s’en est prise35. 34. Littéralement « en son lieu ». 35. Rouge s’est rallié au libellé de l’édition de 1821 qui utilise ici le conditionnel opta-

tif, ce qui donnerait dans la formulation de la présente traduction : « que votre irritation aurait dû s’en prendre ». Mais en 1799, Schleiermacher semble bel et bien avoir voulu dire que l’objet réel de l’irritation en question relève d’un constat de fait, tel du moins qu’il le comprend.


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  •

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VOICI POURTANT L’IDÉE majeure qui s’ensuit : à ceux qui ont à un certain degré le Sens de la religion, mais qui ne sont toujours pas aptes à être incorporés dans la vraie Église parce que la religion ne s’est pas encore manifestée en eux et qu’elle n’a pas été de leur part [219] l’objet d’une prise de conscience – à ces gens-là il faut montrer à dessein tellement de religion que leurs bonnes dispositions à son égard en viennent nécessairement à prendre de l’ampleur. Examinons ensemble ce qui dans le fond empêche que cela se produise dans l’état présent des choses. Je n’entends pas rappeler une fois de plus qu’il appartient actuellement à l’État de choisir ceux qui, dans cette société, sont des conducteurs et des enseignants (je n’utilise qu’à contrecœur ce mot qui ne convient pas pour désigner cette fonction) ; il le fait conformément à ses désirs qui visent à favoriser de préférence les autres préoccupations qu’il a liées à cette institution. Je ne veux pas rappeler non plus que l’on peut être un pédagogue très sensé et un excellent moraliste, tout de pureté, sans entendre quoi que ce soit à la religion, et qu’elle peut facilement, de ce fait, faire complètement défaut à beaucoup de ceux que l’État compte parmi les serviteurs les plus respectables qu’il a dans cette institution. Admettons pourtant que tous ceux qu’il installe dans cette fonction soient réellement des virtuoses en religion ; vous m’accorderez qu’aucun artiste ne peut transmettre avec quelque succès son art à une école s’il n’y a pas entre les apprentis une certaine égalité de connaissances préalables. Cette égalité-là est pourtant moins nécessaire dans [220] tous les arts où l’élève fait des progrès à force d’exercices et où l’enseignant se rend utile surtout par ses critiques, que dans la religion où le maître ne peut rien faire d’autre que de montrer et de décrire. Dans ce dernier domaine, le maître ne peut travailler qu’en vain si une même chose n’est pas seulement compréhensible pour chacun, mais convient aussi à chacun et lui est salutaire. L’orateur sacré ne doit donc pas aborder ses auditeurs comme s’ils étaient alignés devant lui conformément à l’ancien mode d’organisation, ni selon la manière dont leurs maisons sont juxtaposées ou selon celle dont ils sont recensés sur les listes de la police, mais en fonction d’une certaine analogie dans les aptitudes que présente leur tournure d’esprit. Admettons que ne se rassemblent autour d’un maître que des personnes également proches de la religion : elle ne le sont toutefois


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pas de la même manière, et il serait tout à fait absurde de vouloir contraindre quelque apprenti que ce soit à n’avoir qu’un seul maître, car il ne peut y avoir nulle part de virtuose de la religion dont les descriptions et les discours seraient à même de dévoiler le germe caché de la religion aux yeux de quiconque vient à lui. Le domaine de cette dernière est en effet bien trop vaste. Souvenez-vous de la diversité des chemins par lesquels l’homme passe de son intuition du [221] fini à celle de l’Infini, et du fait que c’est ainsi que sa religion acquiert un caractère particulier et déterminé. Pensez aux diverses modifications qui peuvent affecter notre intuition de l’Univers, et aux milliers d’intuitions particulières tout comme aux diverses manières dont celles-ci sont susceptibles d’entrer en composition pour s’inspirer mutuellement. Songez au fait que quiconque est à la recherche de la religion ne peut la rencontrer que sous une forme particulière, adaptée à sa tournure d’esprit et à sa situation, si tant est que sa religion doive ainsi s’en trouver réellement stimulée.Vous trouverez alors qu’aucun maître ne peut se faire tout à tous et devenir ce dont chacun a besoin en particulier, car il est impossible qu’une seule et même personne soit à la fois un mystique, un physico-théologien36 érudit et un artiste sacré, un déiste et un panthéiste, un maître en prophéties, en visions et en prières, en descriptions de l’histoire et de la sensibilité ; beaucoup d’autres choses seraient encore à citer s’il était seulement possible d’énumérer l’ensemble des magnifiques branchages en lesquels l’arbre céleste de l’art sacerdotal épanouit sa couronne37. Maîtres et disciples doivent pouvoir se choisir mutuellement en toute liberté, sinon l’un est [222] perdu pour l’autre ; chacun doit avoir la possibilité de rechercher ce qui lui est profitable, et personne ne doit être obligé de donner davantage que ce qu’il a et comprend. Mais même si chacun ne doit enseigner que ce qu’il comprend, il ne le peut pas s’il doit encore faire autre chose en même temps, j’entends tout en se livrant à cette même activité. Un être sacer36. Voir plus haut p. 106 note 8. 37. Dans la première édition (1810) de son Bref exposé des études de théologie, en

vue d’un cours introductif, § 31, Schleiermacher qualifie la théologie pratique (son domaine est justement celui de l’« art sacerdotal ») de « couronne » de la théologie, au sens précisément où l’on parle de la couronne d’un arbre (et non de celle d’un roi). Voir ce texte en traduction française de la deuxième édition de 1830 : Le statut de la théologie, bref exposé, Genève/Paris, Labor et Fides/Cerf, 1994 ; mais le terme de « couronne » a disparu de cette seconde édition.


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devant le Sénat romain par ces mots : « D’autre part, mon avis est que Carthage doit être détruite ».

38. Allusion à Caton qui, pendant des années, termina toutes ses interventions

 

dotal peut sans aucun doute exposer sa religion, le faire comme il convient avec zèle et avec art, et assumer simultanément n’importe quel mandat civil avec fidélité et en toute perfection. Si cela se présente, pourquoi celui qui fait profession de sacerdoce ne pourrait-il pas être en même temps un moraliste au service de l’État ? Rien ne s’y oppose : il faut seulement que ces deux offices soient juxtaposés, et non intriqués l’un dans l’autre, et que lui-même ne revête pas ces deux natures simultanément, ni n’assume ensemble les deux fonctions dans l’accomplissement d’un même acte. Que l’État se contente d’une morale religieuse si cela lui semble si bon ; la religion pour son compte renie tout prophète ou prêtre moralisateur : qui veut la proclamer doit le faire sans partage. Il serait totalement contraire à l’amour-propre d’un virtuose qu’un vrai prêtre consente à l’État des modalités [223] aussi indignes et aussi inconséquentes. Quand ce dernier prend à sa solde d’autres artistes, que ce soit pour leur permettre de mieux cultiver leurs talents ou pour attirer des élèves, il éloigne d’eux toute préoccupation d’un autre ordre et leur fait un devoir de s’en abstenir ; il leur recommande de s’adonner de préférence à la partie de leur art dans laquelle ils pensent avoir le meilleur rendement, et laisse de ce fait toute liberté à leur génie. C’est seulement envers les artistes de la religion qu’il agit en sens contraire. Il leur impose d’embrasser tout le domaine de leur préoccupation majeure, et leur prescrit de surcroît l’école à laquelle ils doivent s’affilier, tout en les chargeant des tâches les plus inconvenantes. De deux choses l’une : ou bien il faut qu’il leur accorde le loisir de se former spécifiquement dans la partie de la religion pour laquelle ils pensent être le mieux faits et les libère de tout le reste ; ou bien que, après avoir organisé une institution de formation morale dans son propre intérêt, ce qu’il doit faire de toute manière, il les laisse eux aussi vivre à leur manière et ne s’occupe en rien des actions sacerdotales qui s’accomplissent dans son propre domaine, car il ne peut ni en faire étalage ni les utiliser à son profit comme ce peut être le cas avec d’autres arts et d’autres sciences. [224] Qu’on en finisse donc avec tout lien de cet ordre entre l’Église et l’État ! – cela restera mon conseil à la Caton 38 jusqu’à la fin ou


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jusqu’à ce que je voie cette union réellement détruite. Qu’on en finisse avec tout ce qui ne fait même que ressembler à une association fermée soit de laïcs, soit de prêtres, soit encore des uns et des autres ensemble39 ! De toute façon, les apprentis ne doivent pas constituer de corporation ; on en voit le peu d’utilité dans les métiers mécaniques et chez les disciples des Muses. À mon avis, les prêtres n’ont pas non plus, en tant que tels, à former entre eux des confréries ; ils n’ont à faire part à une corporation ni de leurs affaires ni de leur clientèle, mais chacun doit accomplir sa tâche sans se préoccuper des autres prêtres et sans se lier à l’un d’eux plutôt qu’à l’autre dans l’exercice de son office40. Il ne doit pas non plus y avoir de lien étroit entre enseignant et circonscription paroissiale41. Selon les principes de la vraie Église, la mission d’un prêtre dans le monde est une affaire privée ; qu’une chambre privée soit aussi le temple où il élabore le discours qui exprime la religion ; qu’il ait devant lui une assemblée, et non une circonscription paroissiale ; qu’il soit un orateur pour tous ceux qui veulent l’écouter, et non le berger d’un troupeau déterminé. C’est à ces conditions seulement que des âmes réellement [225] sacerdotales peuvent accueillir ceux qui sont en quête de religion ; c’est ainsi seulement que cette association préparatoire peut réellement conduire à la religion et se rendre digne d’être considérée comme une annexe et comme l’antichambre de la vraie Église, car c’est ainsi que disparaît tout ce qui, dans la forme actuelle de cette dernière, n’est ni saint ni religieux. La liberté généralisée de choix, d’acceptation et de jugement atténue ce qu’a de trop rigoureux et de trop tranché la différence entre prêtres et laïcs, jusqu’à ce que les meilleurs d’entre ces derniers en viennent à être en même temps ce que sont les premiers. Tout ce que le lien calamiteux des symboles 42 a contribué 39. Traduit littéralement le texte allemand dit « une association fermée de laïcs et de

prêtres entre soi ou les uns avec les autres », ce qui est incompréhensible en français et impose une périphrase. 40. Schleiermacher dit ici « dans cette circonstance », mais il semble bien que cette expression désigne le fait d’être prêtre parmi d’autres prêtres. 41. Schleiermacher utilise ici le terme Gemeine, maintenant hors d’usage et qui désigne la paroisse considérée sous son angle administratif et non point communautaire. 42. C’est-à-dire les confessions de foi. La critique et le rejet des confessions de foi est une option qu’ont soutenue de nombreux théologiens protestants des XVIIIe et XIXe siècles, et que partagent encore aujourd’hui la plupart des protestants de tendance théologique libérale (à ne pas confondre avec le néolibéralisme économique).


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43. C’est-à-dire en Allemagne. 44. Allusion à la Révolution française.

Vous voyez que nos vœux à l’égard de cette société sont les mêmes : ce qui vous choque est aussi pour nous une pierre d’achoppement, si ce n’est que – pardonnez-moi toujours de le dire – cela ne se serait pas produit si l’on nous avait laissés seuls à l’œuvre dans le domaine qui est en fait le nôtre. Il est de notre intérêt commun que cet obstacle soit de nouveau éliminé. Mais comment cela se produira-t-il parmi nous 43 ? Ne sera-ce qu’à la suite d’un grand ébranlement, comme dans un pays voisin 44, ou bien l’État rompra-t-il son mariage manqué avec l’Église à la faveur d’une entente à l’amiable et sans que tous deux doivent mourir pour ressusciter ensuite, ou encore consentira-t-il [227] à tolérer qu’une autre Église, plus virginale, apparaisse à côté de celle qui, en fait, lui est vendue ? Je n’en sais rien, mais jusqu’à ce que quelque chose de cet ordre se produise, toutes les saintes âmes ploieront sous le poids d’un lourd destin – ces âmes qui, transcendées par l’ardeur de la religion, souhaiteraient manifester ce qu’elles ont de plus saint dans le cercle plus large du monde profane et obtenir ainsi quelques résultats.

 

à faire tenir ensemble se disjoint et se sépare dès que n’existe plus aucun point de convergence de cet ordre, que personne ne dispense plus de système de la religion à ceux qui cherchent, mais que chacun n’en propose qu’une partie ; c’est le seul moyen d’en finir une bonne fois avec cette absurdité. Découper l’Église en morceaux (pour utiliser le mot Église dans la pire de ses acceptions) n’est qu’un mauvais expédient du temps jadis ; elle a une nature de polype : un tout repousse de chacun de ses morceaux, et si ce résultat contrevient à l’esprit de la religion, c’est qu’un plus grand nombre d’individus ne vaut absolument pas mieux [226] qu’un nombre plus restreint. La société religieuse extérieure ne se rapproche de la liberté généralisée et de l’unité majestueuse de la vraie Église qu’en devenant une masse fluide, sans contours précis, dont chaque partie se trouve tantôt ici, tantôt là, et où tout s’entremêle pacifiquement. Le fielleux esprit de secte et de prosélytisme qui éloigne toujours plus de l’essentiel de la religion ne peut être anéanti que lorsque personne ne se sent plus appartenir à un cercle déterminé, tandis que le fidèle d’une autre forme de foi appartiendrait à un autre cercle.


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Je ne veux pas inciter ceux qui ont été admis dans le corps pastoral 45 soutenu par l’État à compter beaucoup sur ce qu’ils pourraient réussir à faire avec des discours, dans cette situation-là, pour réaliser le vœu le plus intime de leur cœur. Ils devraient se garder de parler toujours, ou ne serait-ce que souvent, de religion, et ne le faire sans partage que dans des occasions solennelles pour éviter d’être infidèles à la mission morale à laquelle ils sont préposés. Mais on devra leur concéder qu’en menant une vie sacerdotale, ils peuvent proclamer l’esprit de la religion : que cela soit leur consolation et leur plus belle récompense ! Dans une personne sainte tout est significatif, dans un prêtre de la religion reconnu comme tel tout a un sens canonique. Qu’ils représentent donc l’essence de la religion dans tous leurs gestes ! Que jusque dans les circonstances [228] ordinaires de la vie, ils ne perdent pas une occasion de manifester un Sens pieux ! Que la sainte ferveur avec laquelle ils traitent toutes choses montre combien la musique de sentiments sublimes retentit en eux, même à propos de détails sur lesquels un Cœur profane passe avec insouciance ! Que le calme majestueux avec lequel ils considèrent sur pied d’égalité les grandes et les petites choses prouve combien ils rapportent tout à l’Immuable et voient la Divinité également présente en tout ! Que la sérénité souriante avec laquelle ils passent à côté de toute trace du passé montre à tous combien ils vivent au-dessus du temps et du monde ! Que leur naturelle abnégation d’eux-mêmes montre à quel point ils ont déjà réduit à néant les limites de la personnalité, et que leur Sens toujours en éveil, toujours ouvert et auquel n’échappe ni ce qui est le plus rare ni ce qui est le plus banal, montre avec quel zèle infatigable ils cherchent l’Univers et en épient les manifestations ! Si toute leur vie et tous les gestes de leur personnalité intérieure et extérieure constituent une œuvre d’art sacerdotale, ce langage muet fera peut-être s’épanouir en bien des gens le Sens de ce qui les habite. Cependant, non contents d’exprimer l’essence de la religion, ils doivent également en anéantir l’apparence trompeuse ; il faut que, avec une candeur [229] infantile, une complète ingénuité et dans la totale inconscience de celui qui ne voit pas le danger et croit n’avoir pas besoin de courage, ils foulent aux pieds tout ce 45. En allemand : Orden. « Corps pastoral » est l’expression en usage dans les

Églises protestantes d’expression française.


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saire de réviser profondément l’état d’esprit, le contenu et le parcours. Voir son programme à cet égard : Le statut de la théologie (op. cit.). 47. En allemand beseelen : animer, au sens de donner une âme. 48. Le texte allemand dit : « entre elles et parmi elles ».

46. Allusion évidente aux études de théologie dont Schleiermacher jugeait néces-

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que des préjugés grossiers et une superstition raffinée ont auréolé d’une gloire divine de contrefaçon ; il faut que, avec la même insouciance qu’Hercule enfant, ils laissent siffler autour d’eux les serpents du saint dénigrement : ils sont en mesure de les écraser en un instant d’une manière tout aussi calme et paisible que lui. Puissent-ils se consacrer à cette sainte tâche jusqu’à des temps meilleurs ; je pense d’ailleurs que vous éprouverez vousmêmes du respect devant cette dignité sans prétention et que vous prédirez ses bons effets sur les hommes. Mais que dois-je dire à ceux auxquels vous refusez le vêtement sacerdotal parce qu’ils n’ont pas parcouru de la manière voulue un cycle prescrit d’études dans une vaine science46 ? Vers quoi dois-je les orienter, eux dont la religion incline à une sociabilité qui ne s’adresse pas seulement à l’Église supérieure, mais aussi à l’extérieur, au monde ? Comme ils ne disposent pas d’une scène plus vaste sur laquelle ils pourraient se présenter d’une manière qui les fasse remarquer, il faut qu’ils se contentent d’être les prêtres de leurs dieux domestiques. Une famille peut être l’élément le plus élaboré et l’image la plus fidèle de [230] l’Univers ; quand tout s’y coordonne avec calme et avec force, toutes les forces qui animent47 l’Infini y sont à l’œuvre ; quand tout y progresse de manière feutrée et sûre, le sublime esprit du monde y règne comme il le fait dans l’Univers ; quand les accents de l’amour y accompagnent la moindre émotion, cette famille a pour fondement la musique des sphères. Ce sanctuaire, il faut que les personnes en question le constituent, l’organisent et l’entretiennent ; qu’elles y mettent nettement de la force morale ; qu’elles le revêtent d’amour et d’esprit. Plusieurs d’entre elles48 en viendront alors à avoir dans cette petite habitation cachée l’intuition de l’Univers ; cette modeste demeure deviendra un saint des saints où bien des gens recevront la consécration de la religion. Ce fut la première forme de sacerdoce, quand le monde primitif était saint et infantile ; ce sera la dernière, quand aucune autre ne sera plus nécessaire.


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Oui, nous attendons, à la fin de notre culture artificielle, une époque où la religion n’aura plus besoin d’autre société préparatoire que la vie pieuse en famille. Actuellement, des millions d’êtres humains des deux sexes et de toutes les classes sociales gémissent sous le poids de travaux mécaniques et déshonorants. La génération âgée succombe de découragement et, avec une indolence excusable, abandonne en toutes choses [231] la génération plus jeune au hasard, ou presque, sauf que cette dernière doit immédiatement imiter le même abaissement et s’y conformer. Voilà pourquoi cette jeune génération n’acquiert pas le coup d’œil libre et ouvert qui seul permet de trouver l’Univers. Il n’y a pas de plus grand obstacle à la religion que de devoir être nos propres esclaves ; car tout homme qui doit accomplir des tâches pouvant être exécutées par des forces inanimées est un esclave. Nous attendons du perfectionnement des sciences et des arts qu’il mette ces forces inanimées à notre service et qu’il transforme le monde des corps, et tout ce qui se laisse gouverner dans celui des esprits, en un palais de fées où le Dieu de la terre n’a qu’une parole magique à prononcer et qu’un ressort à activer pour que se produise ce qu’il ordonne. C’est alors seulement que tout homme sera un être né libre, que toute vie sera simultanément pratique et contemplative, que le bâton de l’oppresseur ne se lèvera plus sur personne, et que chacun jouira du calme et des loisirs lui permettant de contempler en lui-même le monde. C’est seulement pour les malheureux à qui cela manquait et dont les organes étaient privés des forces que leurs muscles devaient constamment mettre au service de cet oppresseur – c’est seulement pour eux qu’il était nécessaire que quelques heureux sortent du rang et les rassemblent [232] autour d’eux pour être leurs yeux et leur communiquer en quelques minutes fugitives les intuitions d’une vie. Au temps heureux où chacun peut exercer et utiliser librement son Sens, tout homme capable de religion y participe sous l’œil d’une sagesse paternelle, dès le premier éveil des forces supérieures dans sa sainte jeunesse ; toute communication à sens unique cesse, et le père récompensé n’introduit pas son fils vigoureux seulement dans un monde plus heureux et dans une vie plus facile, mais aussi directement dans la sainte assemblée, maintenant plus nombreuse et plus affairée, des adorateurs de l’Éternel.


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DU CARACTÈRE SOCIAL DE LA RELIGION

d’un seul verbe, « retentir ». Une telle manière de dire ne peut pas être reconduite comme telle en français.

:

tionnellement par « âme », le mot « cœur » se trouvant déjà dans la phrase. 51. Dans le texte allemand, « louange » et « connaissance » sont ensemble le sujet

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trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » (Matthieu 18, 20). 50. Le terme utilisé ici est Gemüt, mais l’euphonie recommande de le traduire excep-

49. C’est peut-être une allusion à la parole de Jésus selon laquelle « là où deux ou

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Dans le sentiment, doublé de reconnaissance, que si cette meilleure époque vient un jour, tout éloignée qu’elle puisse être encore, les efforts auxquels vous consacrez vos jours auront tant soit peu contribué à son avènement, permettez-moi d’attirer encore une fois votre attention sur le beau résultat de votre travail. Laissezvous conduire encore une fois vers la sublime communauté des Cœurs réellement religieux – une communauté qui maintenant, il est vrai, est dispersée et presque invisible, mais dont l’esprit exerce cependant son action partout où quelques-uns seulement sont réunis au nom de la Divinité 49. Combien cela ne devrait-il pas vous remplir d’admiration [233] et de respect, vous qui aimez et vénérez tout ce qui est beau et bon ! Ces Cœurs religieux forment entre eux une académie de prêtres. La religion, réalité sublime à leurs yeux, chacun d’entre eux la traite comme un art et un objet d’étude ; chacun reçoit d’elle dans ce but un lot personnel qu’elle tire de sa richesse infinie. Chacun, comme il convient à des artistes, joint au Sens qu’ils ont en commun pour tout ce qui relève du domaine sacré de la religion, l’aspiration à être quelqu’un d’accompli dans l’un de ses secteurs particuliers ; une noble émulation règne parmi eux, et le désir de produire quelque chose de digne d’une telle assemblée incite chacun à s’approprier avec zèle et fidélité tout ce qui se trouve dans les limites du domaine qui lui est imparti. Cela, un cœur pur le conserve, une âme 50 recueillie y met de l’ordre, un art divin l’embellit et le porte à la perfection ; ainsi la louange retentit-elle de toutes sortes de manières et la connaissance jaillit-elle de toutes sortes de sources 51, cependant que chacun apporte aux autres d’un cœur joyeux les fruits les plus mûrs de son Sens et de sa contemplation, de ce qu’il saisit et de ce qu’il ressent. Entre eux, ils forment un chœur d’amis. Chacun sait être lui aussi une partie et une œuvre de l’Univers, un lieu où l’influence et la vie de ce dernier se révèlent. [234] Aussi chacun se considère-t-il comme un sujet digne d’être offert à l’intuition d’autrui. Ce


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qu’il perçoit en lui-même des relations de l’Univers, la partie des éléments de l’humanité prenant en lui une forme qui lui est propre – il dévoile tout cela avec une sainte pudeur, mais avec une obligeante franchise, pour que tous puissent entrer et voir. Pourquoi devraient-ils se dissimuler quelque chose les uns aux autres ? Tout ce qui est humain est saint, car tout est divin. Ils forment entre eux une alliance de frères – ou bien connaissezvous une manière plus intime d’exprimer la fusion complète de leurs natures, non dans l’intention d’être et de vouloir, mais d’avoir du Sens et de comprendre ? Plus chacun se rapproche de l’Univers et se communique à un autre, plus ils deviennent complètement un ; personne n’a plus de conscience 52 pour soi-même seulement, mais il a en même temps celle d’un autre. Ils ne sont plus seulement des hommes, mais l’humanité et, sortant d’euxmêmes et triomphant d’eux-mêmes, ils sont sur le chemin de l’immortalité et de l’éternité véritables. Si vous avez trouvé quelque chose de plus sublime dans un autre domaine de la vie humaine ou dans une autre école de sagesse, dites-le moi ; je vous ai donné ce que j’ai.

52. Au sens de la conscience (Bewusstsein) que l’on a de quelque chose.


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Cinquième Discours

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: DES RELIGIONS

devient aujourd’hui nécessaire, de même que la présentation du texte en alinéas distincts introduits par des tirets (qui sont chez Schleiermacher), si l’on veut bien saisir la progression de sa pensée. 3. En allemand Streben, terme que Rouge, s’inspirant de l’édition de 1806, traduit par « aspiration irréalisable ».

CINQUIÈME DISCOURS

négations en cascades sous la plume de Schleiermacher. 2. Cette expression ne se trouve pas sous la plume de Schleiermacher, mais elle

1. Le français impose de donner une tournure affirmative à cette phrase faite de

 

Vous devez tous entourer de respect et de vénération l’homme absorbé dans l’intuition de l’Univers, cela ne fait aucun doute, et ce sont des sentiments de cet ordre que doit éprouver en le voyant toute personne encore capable de comprendre quelque chose à une telle attitude 1. Vous pouvez bien mépriser tout être dont le Cœur se remplit facilement et à satiété de futilités ; mais c’est en vain que vous chercheriez à dénigrer l’homme qui absorbe ce qu’il y a de plus grand et s’en nourrit. En effet 2 : – De l’amour ou de la haine, vous pouvez en avoir envers toute personne qui va dans le même sens que vous, ou en sens contraire, sur la voie étroite de l’activité et de la culture ; mais vous ne pourrez pas éprouver même le plus beau des sentiments fondés sur le principe d’égalité si vous regardez à l’homme qui [236] vous est tellement supérieur, car celui qui contemple l’Univers se trouve bien au-dessus des êtres qui ne sont pas dans le même état que lui. – En revanche, disent vos plus grands sages, c’est de considération que, fût-ce contre votre gré, vous devez entourer l’homme vertueux qui, conformément aux lois de la nature morale, aspire à soumettre le fini à des exigences infinies ; mais même s’il vous était possible de trouver quelque chose de risible jusque dans la vertu, du fait du contraste entre les forces finies et une entreprise infinie, vous ne pourriez refuser ni votre respect ni votre vénération à l’homme dont les organes sont ouverts à l’Univers, qui renvoie sur vous le rayon céleste sans l’altérer, et qui, si vous le considérez dans ce moment précieux de l’existence humaine, le fait en s’abstenant de toute dispute et de tout effet de contraste, dominant de haut toute envie3, pénétré qu’il est des influences de l’Univers avec lequel il est devenu un.


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L’image que je vous ai proposée de la nature intime de la religion vous a-t-elle imposé le respect que vous avez si souvent refusé à cette dernière parce que vous vous la représentiez de manière erronée et que vous en restiez à des aspects accidentels ? Mes réflexions sur l’interdépendance de la prédisposition à la religion que nous avons tous [237] et des réalités divines de premier ordre qui sont par ailleurs imparties à notre nature vous ont-elles incités à intuitionner de manière plus intériorisée notre être et notre devenir ? Vous situez-vous maintenant au point de vue supérieur que je vous ai indiqué et admirez-vous dans cette communauté d’esprits si méconnue, mais sublime, où personne ne cherche à faire étalage de son bon plaisir ni à garder pour soi ses traits de caractère les plus intimes et leurs secrets, mais s’offre de bon gré à ce qu’on voie en lui, par intuition, une œuvre de l’esprit éternel du monde modelant toutes choses – y admirez-vous ce que la société a de plus saint, ce qu’elle a d’infiniment plus élevé que toute association terrestre, ce qu’elle a de plus sacré que même le lien d’amitié le plus délicat entre des Cœurs épris de moralité ? La religion dans son ensemble, avec son infini et sa force divine, vous a-t-elle finalement incités à prier ? Je ne vous le demande pas, car je suis certain de la force de ce qui est en question et qu’il suffisait de la libérer pour qu’elle exerce sur vous son effet. Mais j’ai maintenant une nouvelle tâche à accomplir et une nouvelle opposition à surmonter. Je veux en quelque sorte vous conduire au Dieu qui est devenu chair ; je veux vous montrer la religion telle qu’elle s’est dessaisie de son infinitude et s’est montrée parmi les hommes [238] sous une forme souvent minable ; il faut que vous découvriez la religion parmi les religions, que vous cherchiez à repérer dans les choses terrestres et confuses que vous avez sous les yeux les traits distinctifs de la même beauté céleste dont j’ai essayé de vous esquisser la figure. Si vous jetez un coup d’œil sur l’actuel état de choses, où la pluralité des Églises coïncide presque partout avec celle des religions et où elles semblent indissociablement unies dans ce qui les sépare, où il y a autant de sommes doctrinales et de confessions de foi que d’Églises et de communautés religieuses, vous pourriez aisément être induits à croire que mon jugement sur la pluralité des Églises en implique aussi un sur la pluralité des reli-


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CINQUIÈME DISCOURS

: DES RELIGIONS

raison. Schleiermacher ne fait pas ici état d’un souhait personnel, ce qui impliquerait l’emploi du conditionnel optatif, mais invoque un principe qui aurait dû s’imposer dès les origines, d’où l’emploi du passé. 5. Schleiermacher utilise ici le mot Keim qui, pris à la lettre, signifie « germe » ou « embryon ». Mais un germe ou un embryon sont par définition des entités déjà fécondées, d’où la nécessité, en français, de recourir à un terme tout différent, d’autant qu’« ovule » serait ici mal venu.

4. Rouge a hésité à écrire « devrait-elle », mais s’en est tenu à la forme passée. Il a eu

 

gions ; mais vous vous méprendriez complètement sur ce que je pense à cet égard. J’ai condamné la pluralité des Églises et j’ai montré, à partir de la nature de la chose, que dans ce domaine tous les contours s’estompent, que toutes les démarcations déterminées disparaissent et que tout doit y constituer un ensemble indivis du fait non seulement de l’esprit qu’on y met et de la part qu’on y prend, mais aussi d’une réelle cohésion. Ce faisant, j’ai cependant présupposé que la pluralité des religions et les différences qui les distinguent très nettement les unes des autres sont quelque chose de nécessaire et d’inéluctable. Car [239] pourquoi l’Église intérieure, la vraie, devait-elle4 être une ? C’est pour que chacun puisse intuitionner la religion d’autrui et se la faire communiquer – une religion qu’il ne peut pas intuitionner comme si elle était sienne, et qui a été pensée tout différemment de la sienne. Et pourquoi l’Église extérieure, qui n’est pas à proprement parler une Église, devait-elle aussi être une ? C’est pour que chacun puisse rechercher la religion dans une configuration qui soit de même nature que la potentialité5 de religion qui en sommeille en lui ; cette potentialité devrait d’ailleurs être d’un genre déterminé, car seul ce qui est du même genre qu’elle peut la féconder et la réveiller. On ne peut pas penser à ces manifestations-là de la religion comme s’il s’agissait de simples compléments qui, différents seulement par leur nombre et leur grandeur, constitueraient un ensemble uniforme et cette fois-ci complet si on les réunissait ; car alors chacun atteindrait par sa progression naturelle l’état dans lequel se trouve son prochain ; la religion qu’il se ferait communiquer se transformerait en celle qu’il a déjà et ferait un avec elle. Quant à l’Église, cette communion de tous les croyants qui, en vertu de la conception précitée, est de première importance aux yeux de tout homme religieux, elle ne serait qu’une institution intérimaire et entraînant d’autant plus rapidement sa propre disparition sous l’effet de sa propre [240] activité – or ce


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n’est pas du tout ainsi que j’ai voulu la penser et la représenter. Je suis donc parti de la pluralité des religions, et je la trouve tout aussi bien fondée dans l’essence même de la religion. Chacun voit ainsi aisément que personne ne peut avoir la religion dans son entier ; car l’homme est un être fini et la religion est infinie. Mais vous n’ignorez pas non plus qu’elle ne peut pas être débitée en partie seulement et par morceaux parmi les hommes, chacun en saisissant autant qu’il peut, mais qu’elle doit organiquement donner lieu à des manifestations6 qui sont plus différentes les unes des autres que ne le sont les morceaux d’un tout 7. Souvenez-vous des nombreux paliers de religion sur lesquels j’ai attiré votre attention, c’est-à-dire du fait que la religion de celui qui considère l’Univers comme un système ne peut pas être le simple prolongement de la manière de voir de celui qui l’intuitionne en regardant seulement à ses éléments apparemment opposés les uns aux autres – et celui qui se représente l’Univers comme chaotique et indistinct ne peut à son tour être sur le chemin de ce deuxième point de vue. À propos de ces différences, vous pouvez parler de genres ou de degrés de religion, mais vous devrez [241] concéder que d’ordinaire, partout où il y a de telles subdivisions, on a aussi affaire à des individua8.Toute force infinie qui ne se subdivise et ne se spécifie que dans ses manifestations se révèle également sous des formes diverses et particulières. La pluralité des religions est donc tout autre chose que celle des Églises. Dans leur pluralité, ces dernières ne sont à vrai dire que les fragments d’un seul individuum, qui est entièrement déterminé à être un pour l’entendement et dont la manière sensible de se représenter les choses9 est seule à ne pas percevoir l’unicité. D’ailleurs ce qui a poussé ces fragments épars à se prendre pour des individua caractérisés n’a jamais été qu’un malentendu dû à l’influence d’un principe étranger. En revanche la religion, en vertu de son concept et de son essence, est pour l’entendement 6. Littéralement : « s’organiser en manifestations ». 7. Ce dernier membre de phrase, « que ne le sont les morceaux d’un tout », est un

ajout de la traduction. Schleiermacher s’est contenté ici d’une tournure elliptique (mehr, un simple adverbe de comparaison sans mention de ce à quoi il renvoie) impossible à rendre en français autrement que par une périphrase 8. Schleiermacher utilise ici le pluriel du terme latin individuum, ce qui écarte toute confusion avec la notion de personne humaine. 9. Littéralement : « à la représentation sensible ».


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CINQUIÈME DISCOURS

: DES RELIGIONS

Vous appelez religions positives ces manifestations religieuses déterminées et effectivement existantes, et sous ce nom elles ont été longtemps [243] l’objet d’une haine remarquable à tous égards ; par contre, en dépit de toute votre aversion pour la religion en général, vous avez toléré quelque chose d’autre qu’on appelle religion naturelle et vous en avez même parlé avec estime. Je n’hésite pas à vous permettre de jeter tout de suite un coup d’œil sur l’intériorité de mes convictions à cet égard ; en effet, je proteste haut et fort pour ma part contre ce traitement de faveur, et quand il vient de ceux qui disent avoir après tout de la religion et l’aimer ; je le qualifie d’inconséquence la plus grossière

 

quelque chose d’infini et d’incommensurable ; elle doit donc avoir en son sein un principe d’auto-individualisation, sinon elle ne pourrait pas du tout exister ni être perçue. Nous devons par conséquent postuler l’existence d’une quantité infinie de formes finies et déterminées dans lesquelles la religion se révèle, et les passer en revue. Là où nous trouvons quelque chose qui affirme être l’une de ces formes, comme le prétend toute religion particulière, nous devons l’examiner pour déterminer si elle est constituée conformément au [242] principe en question et tirer ensuite au clair le concept déterminé que cette chose doit représenter ; nous devons également nous demander sous quelle enveloppe étrangère ce principe se dissimule et dans quelle mesure il peut avoir été déformé sous l’effet de l’état éphémère auquel ce qui est éternel a consenti à s’abaisser et sous celui de la main sacrilège des humains. Voulez-vous avoir de la religion davantage qu’une idée générale, car il serait indigne de votre part de vous contenter d’en avoir une connaissance aussi incomplète ? Voulez-vous la comprendre également dans sa réalité et dans ses manifestations ? Voulezvous intuitionner avec religion ces manifestations mêmes en les considérant comme une œuvre de l’esprit du monde se poursuivant jusque dans l’Infini ? Alors il vous faut renoncer au désir présomptueux et vain de n’avoir qu’une seule religion, vous défaire de votre aversion pour la pluralité des religions et aborder de manière aussi décontractée que possible toutes celles qui, provenant du sein riche et éternel de l’Univers, se sont déjà développées en des configurations changeantes et au gré de l’évolution progressive de l’humanité dans ce domaine également.


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et d’évidente contradiction de soi, cela pour des raisons que vous approuverez certainement quand j’aurai pu les développer. En revanche j’ai toujours trouvé très naturel que vous fassiez cette différence, vous qui aviez la religion somme toute en aversion. La religion dite naturelle est d’ordinaire si élimée et affiche des manières si philosophiques et morales qu’elle laisse peu transparaître du caractère propre de la religion ; elle sait si bien vivre avec courtoisie, se limiter et s’adapter qu’on la supporte aisément partout. À l’inverse, toute religion positive a des traits bien vigoureux et une physionomie très marquée, si bien que chacune de ses fluctuations [244] et chaque coup d’œil dont elle est l’objet rappellent immanquablement ce qu’elle est en réalité. Si telle est la raison intime et véritable de votre aversion, tout comme elle est la seule raison qui touche à l’objet même du débat, il vous faut maintenant vous défaire de cette attitude et je ne devrais en fait plus avoir à la contester. Car si vous portez maintenant, comme je l’espère, un jugement plus favorable sur la religion en général, si vous reconnaissez qu’elle a pour fondement en l’homme une disposition particulière et noble qui doit par conséquent être cultivée quand elle se fait jour, il ne doit pas vous répugner de l’intuitionner dans les formes particulières sous lesquelles elle s’est déjà manifestée.Vous devez même juger ces manifestations d’autant plus dignes de votre attention que s’y est davantage développé ce que la religion a de plus intrinsèque et de plus caractéristique. Mais n’admettant pas ce fondement de la religion en l’homme, peut-être allez vous maintenant déverser sur les religions prises isolément tous les anciens griefs que vous aviez l’habitude d’adresser à la religion en général, et soutenir que c’est justement dans ce que vous appelez le côté positif 10 de la religion que doit résider ce qui ne cesse de donner de nouvelles raisons d’être et de nouvelles justifications à ces griefs : vous allez [245] nier que ces religions particulières puissent être des manifestations de la vraie religion. Vous allez me rendre attentif au fait que toutes, sans distinction, sont pleines de ce que j’ai affirmé n’être pas de la religion, et que par conséquent un principe d’altération doit 10. Das Positive. En jargon universitaire actuel, on parlerait peut-être ici de « positi-

vité » de la religion.


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DES RELIGIONS

texte de Schleiermacher la critique de l’esprit bourgeois qui s’est fait jour à la fin du siècle suivant !

:

« la dégénérescence et la déviation dans un domaine étranger ». 12. Littéralement : « le monde bourgeois », mais il faut se garder de projeter ici sur le

CINQUIÈME DISCOURS

11 Le texte allemand se contente d’une formulation par trop sibylline en français :

Je certifie encore une fois que je n’entends pas nier ces déformations ni objecter quoi que ce soit à l’aversion qu’elles vous inspirent. Pour mon compte, je reconnais dans toutes ces altérations ce qu’on dénonce souvent : la dégénérescence de la religion et sa dérive vers un domaine qui lui est étranger 11 ; d’ailleurs plus la religion elle-même est divine, moins je suis prêt à enjoliver ses décombres et à protéger, admiratif, ses extravagantes difformités. Mais oubliez pour une fois cette manière tout de même unilatérale, elle aussi, de voir les choses et suivez mon regard dans une autre direction. Songez quelle part de ces décombres doit être portée au compte de ceux qui ont transféré la religion de l’intériorité du cœur dans le monde civil 12 ; reconnaissez que partout beaucoup de choses deviennent inévitables dès que l’Infini se drape dans quelque chose d’imparfait et de limité, et descend sur le terrain du temps et des choses finies pour s’assujettir à leur

 

être profondément inscrit dans leur constitution.Vous allez me rappeler comment chacune de ces religions se déclare la seule vraie et considère ce qui fait sa particularité comme ce qu’il y a de plus élevé ; comment elles se distinguent justement les unes des autres par le biais de ce qu’elles tiennent pour quelque chose d’essentiel et qui est ce dont toutes devraient autant que possible se débarrasser ; comment, contrairement à la nature de la vraie religion, elles prouvent, réfutent et contestent, que ce soit avec les armes de l’art et de l’entendement, ou avec des armes encore plus incongrues et plus indignes. Maintenant que justement vous respectez la religion et en reconnaissez l’importance, allezvous ajouter, vous devez avoir le plus vif intérêt à ce qu’on lui accorde la plus grande liberté de se développer en tous sens et de multiples manières, et que votre devoir est de haïr d’autant plus vivement les formes déterminées de religion qui rivent leurs fidèles à une forme toujours la même, les privent [246] de la liberté d’obéir à leur propre nature et leur imposent des limitations contre nature. Sur tous ces points, vous allez d’ailleurs me vanter avec énergie les avantages de la religion naturelle sur la religion positive.


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ascendant général. Mais tout profondément que ces décombres soient implantés parmi ces gens-là et quelle qu’ait pu en être leur souffrance, songez encore au fait que la vraie manière de considérer les choses [247] religieusement consiste à rechercher toute trace possible du divin, du vrai et de l’éternel, même dans ce qui nous semble être commun et bas, et à adorer même ce qui en est le plus éloigné. Et pourquoi priverait-on de l’avantage d’une telle prise en considération justement ce qui peut avoir la prétention la plus légitime à être jugé sous un angle religieux ? Vous allez cependant trouver davantage que des traces lointaines de la Divinité. Je vous invite à prendre en considération toute croyance que des humains ont professée, toute religion que vous caractérisez en lui donnant un nom et des traits distinctifs, et qui a peut-être dégénéré depuis longtemps en un codex de vains usages, en un système d’abstractions conceptuelles et théoriques. Si vous remontez à leur source et examinez leurs éléments constitutifs originels, vous allez découvrir que toutes ces scories refroidies 13 furent jadis les brûlantes coulées de lave du feu intérieur qui subsiste plus ou moins dans toutes les religions – des traces de leur essence véritable telle que je vous l’ai décrite ; vous allez trouver que chacune de ces religions est l’une des formes particulières que la religion éternelle et infinie devait nécessairement revêtir parmi des êtres finis et limités. Cependant il faut vous éviter d’avancer à tâtons et au petit bonheur dans ce [248] chaos infini ; je dois en effet renoncer à vous le faire visiter de manière méthodique et complète : ce serait un objet d’étude pour toute une vie, et non l’affaire d’une simple discussion ; il faut que, sans être induits en erreur par les concepts courants, vous disposiez d’un critère pour jauger le véritable contenu et l’essence réelle des différentes religions, et d’idées déterminées et fermes pour distinguer dans ces religions l’intérieur de l’extérieur, ce qui leur est propre de ce qui est emprunté ou étranger, le sacré du profane. Pour y parvenir, commencez par oublier toute religion particulière et tout ce que vous tenez pour son caractère distinctif, et partant de son intériorité, cherchez d’abord à vous faire une idée générale de ce qu’est effectivement l’essence d’une forme déterminée de religion.Vous découvrirez alors que les religions positives sont justement ces formes déterminées dans lesquelles la religion infinie se présente au sein de la 13 Littéralement : « mortes ».


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finitude, et que la religion naturelle ne peut pas du tout prétendre à être quelque chose de semblable, car elle n’est qu’une idée indéterminée, insuffisante et pitoyable, sans capacité de jamais exister pour elle-même.Vous découvrirez qu’une véritable éducation de la prédisposition religieuse n’est possible [249] que dans ces religions positives, et que, conformément à leur essence, ces dernières ne portent en l’occurrence aucune atteinte à la liberté de leurs fidèles.

: DES RELIGIONS

ne dit pas à quoi renvoie ce rapport. Rouge suppose qu’il s’agit du rapport à l’Infini, ce en quoi il a probablement raison. Mais il pourrait aussi s’agir du rapport à d’autres formes religieuses.

CINQUIÈME DISCOURS

14 Littéralement : « le principe différent du rapport en elle ». Le texte, un peu obscur,

Une forme déterminée de religion ne peut devoir son existence à une quantité déterminée de matériau religieux. C’est là un malentendu complet sur l’essence des diverses religions; ce malentendu

 

Pourquoi ai-je admis que la religion ne peut se présenter intégralement que sous une quantité infinie de formes déterminées ? C’est uniquement pour les raisons que j’ai développées en parlant de l’essence de la religion. En effet, toute intuition de l’Infini se suffit entièrement à elle-même, ne dépend d’aucune autre et n’en a point d’autre non plus pour conséquence nécessaire ; les intuitions sont en nombre infini et elles ne recèlent aucune raison pour laquelle on devrait établir un certain type de rapport, et non un rapport différent, entre l’une d’elles et une autre ; chacune apparaît pourtant très différemment selon l’angle sous lequel on la regarde ou le rapport dans lequel on la met avec une autre.Voilà pourquoi la religion entière est dans l’impossibilité d’exister si chaque intuition ne donne pas effectivement lieu à l’ensemble des opinions différentes qui peuvent ainsi en résulter ; or cela n’est possible que sous une infinité de formes différentes dont chacune dépend entièrement des différences qui affectent le principe de son rapport à l’Infini 14, et modifie complètement un même objet en le recouvrant ; ce qui signifie qu’elles sont toutes de véritables individua. Qu’est-ce [250] qui détermine alors ces individua et en quoi se distinguent-ils les uns des autres ? Quel est l’élément commun qui fait tenir ensemble les parties qui les constituent, ou le principe d’attraction auquel ils obéissent ? Sur quoi se fonde-t-on pour décider à quel individuum attribuer une caractéristique religieuse donnée ?


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s’est souvent répandu jusque chez leurs fidèles et il est à l’origine de leur ruine. Ces fidèles en sont en effet venus à penser que si des hommes en aussi grand nombre s’approprient la même religion, ils devraient également partager les mêmes conceptions religieuses et les mêmes sentiments, les mêmes opinions et les mêmes croyances, et que ce qu’ils ont en commun devait justement constituer l’essence de leur religion. Nulle part il n’est possible ni facile de dégager avec certitude l’élément caractéristique et individualisé qui fait d’une religion ce qu’elle est 15 en procédant par abstraction à partir d’un cas particulier ; d’ailleurs, tout général que puisse être le concept ainsi obtenu 16, ce n’est pas là que cet élément peut se trouver ; et s’il vous arrive à vous aussi de croire que les religions positives, en imposant un ensemble déterminé d’intuitions et de sentiments et en en excluant d’autres, portent préjudice à la liberté de tout un chacun de développer sa [251] propre religion, vous êtes dans l’erreur. Comme vous le savez, des intuitions et sentiments particuliers constituent les éléments de la religion, mais le fait de ne les considérer que sous un angle quantitatif, en nous demandant combien d’entre eux s’y trouvent et notamment de quelle espèce ils sont, ne peut que nous priver de la possibilité de repérer le caractère propre à l’individuum d’une religion. Si la raison pour laquelle la religion doit s’individualiser était que toute intuition est passible de diverses conceptions, tributaires elles-mêmes du rapport établi entre cette intuition et les autres, à vrai dire un tel assemblage entraînant l’exclusion de plusieurs d’entre elles ne nous servirait à rien, d’autant que ce procédé n’affecterait aucune des conceptions possibles. Et si seule une telle exclusion distinguait les religions positives les unes des autres, elles ne seraient pas, à la vérité, les manifestations individuelles que nous cherchons. Mais en fait ce n’est pas là leur caractère, comme le montre l’impossibilité de se faire à partir de cette manière de voir les choses une idée déterminée à leur propos ; or il faut bien qu’elles soient fondées sur une telle idée, sinon elles ne tarderaient pas à se confondre. Nous avons crédité [252] l’essence de la religion du fait que n’existe 15. Le texte allemand dit seulement « l’élément caractéristique et individuel d’une

religion », mais en français cette manière elliptique de dire brouille visiblement le cheminement de la pensée. 16. Le texte allemand dit « le concept » tout court.


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CINQUIÈME DISCOURS

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libertas, in omnibus caritas, et allusion certaine à tout le débat sur les adiaphora qui, depuis la Réforme, n’a cessé d’opposer le protestantisme au catholicisme, et les protestants libéraux (ou libéralisants) à leur coreligionnaires plus conservateurs.

17. Réminiscence probable de la sentence patristique in necessariis unitas, in dubiis

 

aucune relation interne et prédéterminée entre les diverses intuitions et sentiments de l’Univers, que chaque élément particulier existe pour lui-même et peut renvoyer à n’importe quel autre au gré de mille combinaisons occasionnelles. De là vient que déjà dans la religion qui prend forme dans le courant de la vie de chaque homme pris individuellement, rien n’est plus aléatoire que la somme déterminée de sa matière religieuse. Cer taines manières de voir peuvent s’obscurcir à ses yeux, d’autres peuvent lui venir à l’esprit et se clarifier, aussi sa religion est-elle sous cet angle toujours mouvante et fluctuante. Mais ce qui fluctue ne peut pas être l’élément permanent et essentiel de la religion commune à plusieurs personnes ; car il ne peut arriver que très fortuitement et très rarement que plusieurs personnes se limitent, ne fût-ce que pour un temps, au même cercle déter miné d’intuitions et fassent suivre le même chemin à leurs sentiments. Il s’ensuit que, même parmi ceux qui délimitent ainsi leur religion, on se dispute constamment sur ce qui en elle est essentiel ou ne l’est pas ; ils ne savent pas ce qu’ils doivent tenir pour caractéristique et nécessaire, ni ce qu’ils peuvent mettre dans la catégorie de ce qui est libre et contingent 17 ; ils ne trouvent pas le point à partir duquel ils pourraient superviser [253] le Tout et ne comprennent pas la manifestation de la religion dans laquelle eux-mêmes vivent, pour laquelle ils s’imaginent lutter et à la dégénérescence de laquelle ils contribuent en ne sachant ni où ils sont ni ce qu’ils font. Mais l’instinct, qu’ils ne comprennent pas, les dirige certainement davantage que leur entendement, et c’est la nature qui assure la cohésion de ce que démoliraient leurs réflexions erronées et les faits et gestes qu’elles justifient. Les gens pour qui le caractère d’une religion particulière tient à une quantité déterminée d’intuitions et de sentiments doivent nécessairement postuler l’existence d’un facteur de cohésion interne et objectif qui relie précisément entre eux ces intuitions et sentiments, et exclut tous les autres. Cette idée aberrante repose à vrai dire sur le principe propre à l’esprit de système et de secte, qui est à l’opposé complet de celui


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de la religion. Aussi l’ensemble que ces gens tentent de constituer de cette manière ne pourrait-il être l’équivalent de ce que nous recherchons, assavoir ce qui permet à la religion de prendre forme en toutes ses parties, mais ce serait un fragment arraché violemment à l’Infini – non une religion, mais une secte, l’idée la plus irréligieuse que l’on puisse concrétiser dans le domaine de la religion. Cependant les formes que l’Univers a produites et qui existent [254] réellement ne sont pas non plus des ensembles de cette nature. Qu’elle soit de type spéculatif, en vue d’assurer la cohésion entre diverses intuitions par le biais de la philosophie, ou de type ascétique, pour imposer un système aux sentiments et les contraindre à se succéder d’une manière déterminée, tout comportement sectaire18 cherche à fondre autant que possible dans le même moule tous ceux qui veulent avoir part au même fragment de religion, et si ceux qui sont atteints de cette rage ne sont encore jamais parvenus à en faire quelque religion positive que ce soit, vous avouerez cependant que les religions de cet ordre doivent s’être constituées selon un autre principe et avoir un autre caractère que celui des religions positives19 – du moment qu’elles sont bel et bien apparues un jour et pour autant qu’elles existent encore en dépit des attaques dont elles sont l’objet. Si vous pensez en effet à l’époque où elles se sont constituées, vous vous en rendrez compte encore plus clairement.Vous vous rappellerez que lors de sa formation et de son épanouissement, donc à l’époque où sa propre force de vie agit de la manière la plus juvénile et la plus gaillarde, où elle est donc le plus reconnaissable, toute religion positive évolue dans une direction totalement opposée : elle ne se concentre pas sur elle-même ni ne retranche beaucoup d’éléments de son sein, mais elle croît vers l’extérieur, elle pousse sans cesse de nouvelles [255] branches, elle s’assimile toujours davantage de substance religieuse et la conforme aux exigences de sa nature particulière. Le principe erroné dont il a été question ci-dessus ne préside donc pas à la formation des religions positives, il ne fait pas partie intégrante de leur nature, il est pour elles un facteur de ruine venant de l’extérieur, et du moment qu’il leur est aussi contraire qu’à l’esprit de la religion, elles ne peuvent avoir d’autre attitude à son encontre qu’un état de guerre perpétuelle – une attitude qui 18. En allemand : sektieren. 19. « Que celui des religions positives » est un ajout de la traduction.


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prouve bien plutôt qu’elle n’infirme le fait que les religions positives sont les manifestations individuelles de la religion faisant l’objet de notre recherche.

CINQUIÈME DISCOURS

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quelques lignes plus haut. Dans l’édition de 1806, Schleiermacher a toutefois cru bon d’introduire ici un renvoi à l’unité, à la pluralité et à la totalité. On peut légitimement préférer la version courte de 1799, probablement plus proche de sa pensée originelle. 21. Littéralement : « du concept de l’intuition », expression qu’on pourrait aussi traduire par « du concept que l’intuition s’en fait », ou encore « du concept qu’on a de l’intuition ».

20. Ces différences semblent être de toute évidence celles dont il a été question

 

Toutes les différences inhérentes à la religion sur lesquelles j’ai attiré de-ci de-là votre attention s’avèrent tout aussi incapables de susciter une forme de religion ayant toutes les caractéristiques d’un individuum. Les trois manières, si souvent citées, d’intuitionner l’Univers en tant que un chaos, en tant que système et dans son élémentaire pluralité, sont bien loin de constituer autant de religions particulières et distinctes. En divisant un concept autant qu’on veut et ainsi de suite jusqu’à l’infini, on n’aboutit pas, vous devez le savoir, à des individua, mais seulement à des concepts toujours moins généraux, inclus dans le premier – à des manières de voir et à des subdivisions de concepts qui peuvent inclure à leur tour une foule d’individua très [256] différents les uns des autres. Mais pour repérer le caractère propre à chacune de ces entités particulières, il faut partir du concept général et de ses caractéristiques. Les trois différences au sein de la religion20 ne sont d’ailleurs rien d’autre qu’une division, habituelle et ressurgissant partout, de l’idée qu’en donne l’intuition21. Elles correspondent donc à des manières de voir, et non à des formes déterminées de religion ; aussi le fait que la religion se présente de ces trois façons-là n’est-il pas du tout en mesure de satisfaire le besoin qui nous met à la recherche de formes religieuses déterminées. Les intuitions particulières acquièrent certes dans chacune de ces manières de voir un caractère qui leur est propre ; c’est pourquoi toute forme déterminée de religion doit s’en tenir à l’une de ces manières de voir. Mais aucune d’elles n’oblige les diverses intuitions à se trouver les unes par rapport aux autres dans une relation et une situation de type particulier et exclusif. Aussi tout reste-t-il à cet égard, après cette subdivision, aussi infini et polysémique qu’auparavant.


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L’APPARENCE POURRAIT peut-être inciter à penser que le personnalisme 22 et la manière opposée de se représenter les choses en religion, assavoir le panthéisme, nous mettent à portée de main deux de ces formes individuelles de religion; mais ce n’est encore [257] qu’une apparence. Ces deux manières de se représenter les choses se retrouvent en effet dans les trois sortes de religion évoquées plus haut et, pour cette raison déjà, elles ne peuvent pas être des individua; car un même individuum ne peut pas réunir en lui trois caractères spécifiques différents, c’est impossible. En considérant les choses de plus près, vous verrez d’ailleurs que ni le personnalisme ni le panthéisme n’impliquent l’établissement d’une relation déterminée entre plusieurs intuitions religieuses. En effet, si l’idée d’une Divinité personnelle correspondait à une intuition religieuse particulière, le personnalisme aurait pour sûr une forme entièrement déterminée dans chacune des trois sortes de religion, car dans son cas toute substance religieuse se rapporte à cette idée-là. Mais en est-il ainsi ? Cette idée correspond-elle à une intuition particulière de l’Univers, à une impression particulière que ferait sur moi à son propos quelque chose de fini et de déterminé ? Dans ce cas le panthéisme, qu’on oppose au personnalisme, devrait-il aussi correspondre à une intuition ou à une impression de cet ordre ? À chacune de ces deux conceptions devraient alors correspondre certaines perceptions particulières qui leur auraient donné naissance, mais où les a-t-on jamais mises en évidence ? Des intuitions particulières de la religion devraient alors s’opposer les unes aux autres, mais cela ne peut pas être. Ces deux conceptions ne correspondent pas du tout, elles non plus, à des intuitions différentes de l’Univers situées dans le [258] fini ; elles ne sont pas des éléments de la religion, mais en intuitionnant l’Univers dans le fini, deux manières différentes de le penser comme une individualité, car l’une de ces manières le dote d’une conscience qui lui est propre, et l’autre pas. Les éléments 22. Selon le Dictionnaire international des termes littéraires (www.ditl.info/art/

definition), Schleiermacher a créé ce terme pour faire pendant, ici même, à panthéisme, donc uniquement à propos de la conception de la Divinité, tout comme le fit Paul Janet en 1887 en opposant une conception « personnaliste » de Dieu à une conception « impersonnaliste » (voir LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie). À ne pas confondre avec le personnalisme de Renouvier (1902) qui a fait de la notion de personne la catégorie fondamentale de sa philosophie.


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CINQUIÈME DISCOURS

: DES RELIGIONS

23. Littéralement : « dans le domaine ». 24. Et non « une religion individuelle », comme l’a traduit Rouge.

Brièvement dit, un individuum de la religion 24 tel que nous le recherchons ne peut se concrétiser que si quelque intuition particulière

 

particuliers de la religion restent tous dans une même indétermination quant à ce qu’ils devraient impliquer pour leur situation respective, et aucun de leurs nombreux projets ne se réalise du seul fait qu’une pensée ou une autre l’accompagnerait. Partout, quand quelque chose doit être représenté en même temps de manière religieuse et de manière purement déiste, vous pourrez constater, si vous rencontrez cette situation, que les intuitions et les sentiments, dans les relations qu’ils entretiennent, flottent tous en pleine indétermination et en pleine ambiguïté, spécialement les intuitions touchant aux émotions individuelles de l’humanité et à l’unité de ce qui n’est pas à leur merci ; or c’est justement le point autour duquel tout tourne habituellement dans cette sphère. De même, les intuitions et les sentiments ne sont que des formes plus générales délimitant un espace qui doit d’abord être rempli par quelque chose d’individuel et de déterminé. Mais si vous restreignez cet espace en liant les intuitions et sentiments à l’un seulement des trois types d’intuition mentionnés plus haut, alors les formes délimitées et juxtaposées selon les différents [259] principes présidant au fractionnement du Tout ne seront jamais que des subdivisions tranchées de ce Tout, mais elles ne seront pas le moins du monde des touts déterminés et achevés. Ainsi donc, ni le naturalisme (par quoi j’entends l’intuition qu’on a de l’Univers dans son élémentaire pluralité, mais sans se représenter des éléments individuellement dotés d’une conscience et d’une volonté personnelles), ni le panthéisme, ni le polythéisme, ni le déisme ne sont des religions telles que nous les cherchons, c’est-à-dire particulières et déterminées ; ils ne sont que des manières de voir sur l’horizon 23 desquels un grand nombre de réels individua se sont tout de même déjà développés et beaucoup d’autres se développeront encore. – Remarquez bien que ni le panthéisme ni le déisme ne sont des formes déterminées de la religion qui vous permettraient d’assigner à votre religion naturelle la place qui lui revient, s’il devait s’avérer que votre religion n’est rien d’autre que cela.


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de l’Univers devient le point central de toute la religion et si tout ce qui est en elle est mis en relation [260] avec lui – cela en toute liberté, car c’est ainsi que les choses doivent se passer du moment que toute intuition pourrait avoir cette même prétention. Par ce biais, le Tout se trouve soudain investi d’un esprit déterminé et d’un caractère commun à l’ensemble; tout ce qui était auparavant plurivoque et indéterminé se trouve fixé ; toute formation de ce genre est la réalisation complète de l’une des vues et de l’une des relations, les unes et les autres diverses et infiniment nombreuses, touchant à des éléments particuliers – des vues et relations qui étaient toutes de l’ordre du possible et étaient toutes susceptibles de se réaliser; du fait de leur commune relation au centre, tous les éléments particuliers apparaissent maintenant avoir une même orientation, et tous les sentiments en reçoivent une tonalité commune, ils sont plus vivants et plus impliqués les uns dans les autres. La religion dans son ensemble ne se réalise véritablement que dans la totalité de toutes les formes de construction possibles; mais elle ne se présente que dans une succession infinie de formes qui apparaissent et redisparaissent, et une chose ne peut contribuer à sa complète manifestation que si elle est intégrée à l’une de ces formes.Toute forme de religion de cet ordre, où tout ce que l’on voit et ressent l’est en fonction d’une intuition centrale, quels que soient le lieu et la manière de cette mise en forme, et quelle que soit l’intuition choisie, est à proprement parler une religion positive. Par rapport au Tout, elle est une hérésie – un mot que l’on devrait remettre [261] en honneur 25 – car son apparition est due à une décision relevant d’un libre-arbitre de haut vol 26. Par rapport à la communauté de tous les adeptes d’une religion et de leur relation avec celui qui l’a fondée en premier, parce qu’il fut le premier à voir dans cette intuition le point central de la religion, elle est une école particulière et un cénacle de disciples. Et si maintenant la religion ne se manifeste que dans de telles formes déterminées et par leur intermédiaire, seule la personne qui s’installe dans l’une d’elles avec sa forme à lui a véritablement un domicile fixe et, si je puis dire, un droit de cité actif dans le monde religieux ; lui seul peut se vanter de contribuer à l’existence et au devenir du Tout; lui 25. C’est ce que vient par exemple de faire Peter BERGER (L’impératif hérétique, Paris,

van Dieren, 2004) en se réclamant expressément de Schleiermacher, en particulier de ce passage. 26. Littéralement : « quelque chose de hautement arbitraire ».


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seul est une personne proprement religieuse, avec un caractère et des traits stables et déterminés.

CINQUIÈME DISCOURS

: DES RELIGIONS

Schleiermacher prendrait alors quelque recul envers les doctrines luthérienne et réformée selon lesquelles, conformément à la parole de Paul, « la foi vient de ce que l’on entend », Zwingli ayant même traduit cette sentence par « la foi vient de la prédication ». La suite du texte montre toutefois que Schleiermacher ne les récuse pas entièrement non plus. En cela, il reprend à son compte, mais à sa manière, la distinction protestante classique entre le verbum externum, c’est-àdire la parole qu’on entend de ses oreilles, et le verbum internum, c’est-à-dire la parole que Dieu lui-même, par son Esprit, fait retentir dans le Cœur de l’homme, la première n’ayant d’effet que si la seconde l’accompagne.

27. « Qui peuvent être l’objet d’une intuition » est un ajout de la traduction. 28. Serait-ce une réminiscence de Romains 10, 17 ? Ce n’est pas impossible. Mais

 

Cela signifie-t-il alors, demanderez-vous un peu ébahis, que toute personne dont la religion est dominée par une intuition doit adhérer à l’une des formes religieuses existantes ? Nullement. Mais il faut qu’une religion soit dominée par une intuition, sinon elle n’est presque rien. Ai-je en effet parlé de deux ou trois formes et dit qu’elles seules doivent subsister ? D’innombrables formes doivent au contraire se développer à partir de tous les points qui peuvent être l’objet d’une intuition27, et la personne [262] qui ne s’accommode pas de l’une des formes qui existent déjà ou, voudraisje dire, qui ne serait pas homme à la confectionner lui-même si elle n’existait pas encore – cette personne-là n’adhérera certainement à aucune d’entre elles mais devra en constituer une nouvelle. Qu’elle reste seule et sans disciples avec sa religion, c’est sans conséquence grave. Il y a toujours et partout des embryons de ce qui n’arrive pas à exister d’une manière plus largement répandue ; ces embryons existent pourtant, et la religion de ce solitaire sans disciples existe également, elle a une forme et une organisation tout aussi déterminées, et elle est une religion proprement positive tout aussi bien que s’il avait fondé la plus grande des écoles. Ces formes existantes de religion, vous le voyez, n’empêchent personne, du fait de leur antériorité, de se constituer une religion conforme à la nature et au Sens qui lui sont propres. Le fait d’élire domicile dans l’une d’elles ou de s’en construire une pour soimême dépend uniquement de l’intuition de l’Univers qui est la première à se saisir réellement de tout l’être de la personne en question. Ce qu’on entend dire 28 peut susciter d’obscurs pressentiments qui, sans avoir pénétré l’intériorité du Cœur, disparaissent incognito et planent tôt ou tard autour de tout homme ;


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ces pressentiments n’ont de rapport avec rien et n’ont rien d’individuel. En revanche, quand le [263] Sens de l’Univers parvient pour toujours à la conscience claire de quelqu’un et devient pour lui l’objet d’une intuition déterminée, l’individu qui en bénéficie rapporte dès lors tout à cette intuition, tout en lui se constitue autour d’elle, sa religion est entièrement déterminée par le moment où il l’a eue. Vous n’irez pas dire, je l’espère, que ce pourrait être dû à l’influence de quelque chose de naturel et d’héréditaire, et vous n’allez pas non plus prétendre que la religion de quelqu’un serait moins authentique et moins la sienne parce qu’elle se situerait dans des parages où plusieurs personnes sont déjà rassemblées. Si la même intuition est à l’origine de la vie religieuse de milliers de gens avant lui, avec lui et après lui, sera-ce une raison pour que tous vivent de la même façon et que leur religion se constitue sur le même modèle ? Rappelez-vous donc que, dans toute forme déterminée de religion, on n’a pas affaire à un nombre limité d’intuitions qui ne devraient donner lieu qu’à une seule et même façon de voir et à un seul et même type de relation, mais à des intuitions en quantité infinie : cela ne donne-t-il pas à chacun suffisamment de champ libre ? Je ne sache pas qu’une seule de ces religions ait déjà réussi à prendre possession de tout l’espace qui lui appartient, et à tout déterminer et représenter conformément à son esprit : elles ne sont que quelques-unes à avoir eu la possibilité, quand elles jouissaient de la liberté [264] et se trouvaient au meilleur moment de leur existence, de développer et achever correctement ne serait-ce que ce qui est le plus proche du point central. La moisson est grande et il y a peu d’ouvriers 29. Dans chacune de ces religions un champ infini est ouvert aux milliers d’ouvriers qui peuvent s’y égailler ; des régions désertes s’offrent à l’envi aux regards de tout homme capable de créer et de promouvoir quelque chose de personnel ; et de saintes fleurs resplendissent et exhalent leur parfum dans toutes ces régions où personne n’a encore pénétré pour les contempler et en jouir. Vous objectez que, au sein d’une religion positive, l’homme ne pourrait plus développer véritablement la sienne ; mais cette objection est d’autant moins fondée que, comme vous venez de le voir, une telle religion ménage à chacun suffisamment d’espace ; 29. Citation de Matthieu 9, 37.


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CINQUIÈME DISCOURS

: DES RELIGIONS

de geistlich qui implique d’ordinaire une nuance plus nettement religieuse, voire ecclésiastique.

30. Littéralement : « son organe pour l’Univers ». 31. Geistig peut aussi être traduit par « mental » ou « intellectuel », et se distingue

 

de plus, pour la même raison et pour autant justement que l’homme adhère à une religion positive, celle qu’il professe peut encore dans un autre sens non seulement exister à titre d’individuum particulier, mais aussi le devenir par elle-même. Considérez encore une fois le moment sublime où l’homme pénètre pour la toute première fois dans le domaine de la religion. Sa religion est à coup sûr marquée par la première vision religieuse déterminée qui pénètre dans son Cœur, cela avec une force telle que [265] son organe de perception de l’Univers 30 se met à vivre sous l’effet d’une seule stimulation et reste désormais pour toujours en activité. Cette première vision est et demeure l’intuition fondamentale en fonction de laquelle il va tout considérer ; aussi la forme sous laquelle chaque élément de la religion doit lui apparaître quand il en prend conscience s’en trouve-t-elle prédéterminée. C’est le côté objectif du moment sublime évoqué ci-dessus. Mais voyez aussi le côté subjectif. Ce moment détermine à cet égard la religion de l’homme pour autant qu’elle fasse partie d’un individuum parfaitement délimité par rapport au Tout infini, mais seulement à titre de fragment indéterminé, car un fragment ne peut représenter cet individuum qu’associé à plusieurs autres. S’il en est ainsi, du fait de ce même moment et compte tenu des aptitudes religieuses infinies de l’humanité, la religiosité de l’homme donne lieu à l’apparition dans le monde d’un individuum nouveau et très spécifique. C’est-à-dire que ce moment est en même temps un point déterminé dans la vie de cet homme, un segment de la suite d’activités spirituelles31 qui lui sont propres, une circonstance qui se trouve comme toute autre dans un rapport déterminé avec un auparavant, un maintenant et un après ; et comme cet auparavant et ce maintenant sont quelque chose de tout à fait particulier dans la vie de tout [266] individu, il en sera de même de l’après.Toute la vie religieuse ultérieure se rattache à ce moment et à l’état dans lequel se trouvait le Cœur quand il a été surpris, de même qu’à la relation entre ce moment et la conscience indigente qui le précédait, et c’est à partir de là que la vie religieuse se développe génétiquement ; aussi


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chaque individu a-t-il en lui-même une vie religieuse dotée d’une personnalité spécifique et bien définie, tout comme il jouit de la vie humaine qui lui est propre. Une partie 32 de la conscience infinie s’en étant détachée et rattachée en tant que conscience finie à un segment déterminé de la série des évolutions organiques, vient le moment où surgit un homme nouveau, un être ayant son caractère propre ; étant indépendante de la masse et de la nature objective des circonstances dans lesquelles il se trouve et des actions qu’il entreprend 33, son existence distincte tient alors à l’unité de la conscience qui s’établit dans la durée et qui fait suite à ce premier moment, et à la relation spécifique qu’entretient toute subséquence avec une précédence déterminée, tout comme à l’influence de ce qui précède sur la formation de ce qui vient ensuite. De même aussi, à tout instant où un homme prend personnellement conscience de l’Univers, voit-on apparaître une vie religieuse qui lui est propre ; ce qui fait qu’elle est sienne ne tient pas à une limitation irrévocable du nombre ou du choix [267] d’intuitions et de sentiments qu’il aurait en commun avec d’autres personnes ayant vécu une naissance spirituelle au même moment et dans les mêmes parages religieux que lui, ni à la nature de la substance religieuse qu’on y trouve ; cela tient au contraire à quelque chose qu’il n’a en commun avec personne, à l’influence persistante de l’état dans lequel se trouvait son Cœur quand l’Univers l’a salué et embrassé pour la première fois, à la manière particulière dont il prend ce point en considération et y réfléchit, au caractère et à la tonalité de l’harmonie que cette façon de faire met dans la série subséquente de ses intuitions et sentiments religieux – un caractère et une tonalité qui ne se perdent jamais, l’intuition que cet individu a de l’Univers allât-elle par la suite bien au-delà de ce que lui proposait la première enfance de la religion. De même que tout être intellectuel fini atteste sa nature spirituelle et son individualité en vous faisant remonter, comme à son origine, à ces épousailles avec l’Infini, à ce fait inconcevable au-delà duquel vous ne pouvez pas poursuivre ni prolonger la série du fini, et devant lequel votre imagination se rebiffe au cas où vous cher32. Dans le texte allemand, l’ensemble de cet alinéa ne forme qu’une seule phrase.

Rouge a tenté le pari de lui garder cette même structure en français, mais le résultat n’est pas convaincant. Même remarque pour l’alinéa suivant. 33. Littéralement : « de ses circonstances et de ses actions ».


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CINQUIÈME DISCOURS

: DES RELIGIONS

més », à cette différence près que la pensée romantique est toujours volontiers organiciste.

34. L’idée est ici très proche de ce que nous entendrions aujourd’hui par « program-

 

cheriez à expliquer cela par quelque chose d’antérieur, que ce soit le libre-arbitre ou la nature, [268] de même devez-vous admettre la présence d’une vie religieuse qui lui est propre en tout homme qui vous allègue comme document de son individualité religieuse un fait tout aussi inconcevable, assavoir le développement soudain en lui, en plein milieu du fini et de l’individuel, de la conscience de l’Infini et du Tout. Vous devez également considérer comme quelque chose d’original et comme quelqu’un par qui quelque chose doit être dit, tout individu capable d’indiquer le jour de sa naissance à la vie spirituelle et de présenter l’origine de sa religion comme une histoire miraculeuse où se manifeste une intervention de la Divinité et un effet de son Esprit ; car une chose pareille ne se produit pas pour ne donner lieu qu’à un vain doublet dans le domaine de la religion. Et de même que vous ne pouvez expliquer tout être né de cette manière que par lui-même et ne le comprendrez jamais complètement qu’à condition de remonter aussi loin que possible jusqu’aux premières expressions de son libre-arbitre au temps jadis, de même la personnalité religieuse de tout un chacun est un tout fermé et vous devez examiner les premières révélations dont elle a bénéficié pour la comprendre. Voilà aussi pourquoi je ne crois pas que vous soyez sérieux quand vous vous plaignez tellement des religions positives. Ce n’est sans doute [269] qu’une idée préconçue, car vous vous souciez bien trop peu de la chose pour avoir le droit de porter sur elles ce jugement.Vous ne vous êtes probablement jamais sentis appelés à vous attacher aux quelques hommes religieux que vous pouvez rencontrer, tout attirants et dignes d’affection qu’ils soient, pour examiner pour ainsi dire de plus près, avec le microscope de l’amitié ou celui de la connaissance plus intime qui en est l’équivalent, comment ils sont organisés 34 par l’Univers et pour lui. Moi qui les ai observés assidûment, qui les examine avec autant d’application et qui les scrute avec le même soin sacré que vous vouez aux singularités de la nature, j’en suis souvent venu à me demander si vous ne pourriez pas déjà être acheminés vers la religion par le seul fait de prendre garde à la manière dont la Divinité édifie en toute propriété, comme son saint des saints, la


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partie de l’âme dans laquelle elle habite avec prédilection, où elle se révèle par le biais de ses effets immédiats et où elle se contemple elle-même ; à la manière aussi dont elle isole cette partie de l’âme de tout ce qui a été construit et éduqué par ailleurs en l’homme; à la manière enfin dont elle y manifeste toute la richesse de sa majesté par l’inépuisable diversité de ses formes. Je ne cesse de m’étonner, du moins pour ma part, des nombreuses formations remarquables dans le domaine si peu fréquenté [270] de la religion et de ce qui leur permet de se distinguer les unes des autres, assavoir : les multiples nuances de la sensibilité à l’attrait d’un même objet et la très grande diversité de ce qui s’opère en elles ; la variété de ton qui entraîne la ferme prédominance d’un ordre de sentiments ou d’un autre ; et toutes sortes d’idiosyncrasies de la susceptibilité et de particularités de l’humeur du fait que personne ne tarde à se trouver dans une situation où la conception religieuse des choses excelle à le dominer. Je m’étonne encore de voir combien, en l’homme, le caractère religieux est souvent quelque chose qui lui appartient tout à fait en propre, combien ce caractère est distinct de tout ce que ses autres aptitudes lui donnent à découvrir, et combien le Cœur le plus calme et le plus sobre est ici capable de l’émotion la plus forte, très semblable à de la passion ; combien le sens le plus obtus des choses communes et terrestres devient un sentiment intérieur allant jusqu’à la mélancolie et voit avec une clarté proche de l’extase et de la prophétie ; combien le Cœur le plus timide dans les affaires terrestres parle haut et fort des saintes choses dans le siècle et dans le monde, et soutient souvent leur cause jusqu’au martyre. Combien, enfin, sont prodigieuses l’allure et la composition de ce caractère religieux, mêlant et intégrant les unes aux autres, d’une manière propre à chaque individu, la culture et [271] la grossièreté, l’envergure et l’étroitesse, la douceur et la rudesse. Où ai-je vu se concrétiser toutes ces figures ? Dans le domaine qui appartient en propre à la religion, dans les formes qui la déterminent, dans les religions positives que vous accusez du contraire, parmi les héros et les martyrs d’une foi déterminée, parmi les fervents35 de sentiments déterminés, parmi les dévots d’une lumière déterminée et de révélations individuelles – c’est dans ces manifestations-là que je veux vous les montrer à toutes les époques et parmi tous les peuples. Il n’en va pas autrement, vous


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ou illuministes qui, au XVIe siècle, se réclamaient des inspirations directes du Saint-Esprit pour contester la stricte référence aux Écritures des réformateurs. Schleiermacher a connu une version plus récente de l’illuminisme protestant lors de son éducation dans les institutions des Frères moraves. On notera que, de son temps, Schwärmerei était en train de recevoir une connotation fort proche de Fanatismus.

CINQUIÈME DISCOURS

35. En allemand Schwärmer. Ce terme désigne d’ordinaire les milieux enthousiastes

Maintenant que je vous ai donné ces explications, dites-le moi à votre tour : qu’en est-il de cette formation personnelle et de cette individualisation dans la religion naturelle que vous portez aux nues ? Montrez-moi donc parmi ses fidèles une aussi grande diversité de caractères fortement esquissés ! Je dois en effet avouer que je n’ai jamais réussi à la trouver parmi eux, et quand vous lui faites gloire d’accorder à ses fidèles davantage de liberté de se former religieusement selon leur propre Sens, je ne puis rien entendre par là d’autre – car c’est ainsi que le mot est souvent utilisé – que la liberté de rester sans culture, la liberté à l’égard de toute obligation d’être, de voir et de ressentir ne serait-ce que quelque chose de déterminé. La religion ne joue dans leur Cœur qu’un rôle bien trop congru. C’est comme si elle n’avait en propre aucune pulsation, aucun système vasculaire, aucune circulation sanguine, aucune température et aucun pouvoir d’assimilation, et pas non plus de caractère ; elle est partout mêlée à [273] sa moralité et à son affectivité naturelle ; liée à elles ou les suivant bien plutôt avec déférence, leur religion se meut avec indolence et parcimonie, et ne donne de signe de son existence

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ne pouvez les rencontrer que dans ces conditions-là. De même qu’aucun homme ne peut accéder à l’existence à titre d’individuum sans que cet acte l’installe dans un monde, dans un certain ordre des choses et parmi des objets dépareillés, de même un homme religieux ne peut-il accéder à son individualité sans que cet acte le domicilie dans l’une des formes déterminées de religion. Les deux faits sont l’effet d’un seul et même facteur, et ne peuvent donc pas être séparés l’un de l’autre. Si l’intuition initiale qu’un homme a de l’Univers n’a pas assez de force pour s’instituer d’elle-même en point central [272] autour duquel se meut tout ce qui constitue sa religion, son attrait n’est alors pas non plus assez fort pour engager le processus d’une vie religieuse personnelle et vigoureuse.


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qu’en étant séparée d’elles, mais occasionnellement et au coup par coup36. Il m’est arrivé, il est vrai, de rencontrer plus d’un caractère religieux estimable et vigoureux que les fidèles de la religion positive donnaient, non sans s’étonner du phénomène, pour un professant de la religion naturelle ; mais en y regardant de près, les adeptes de cette religion-là ne le reconnaissaient plus pour l’un des leurs : à leurs yeux, il avait déjà commencé à dévier un peu de la pureté originelle de la religion rationnelle en reprenant dans la sienne des éléments de libre-arbitre et de positivité qu’eux-mêmes ne reconnaissent pas parce qu’ils diffèrent par trop de leur propre conception. Pourquoi ces adeptes de la religion rationnelle se méfient-ils aussitôt de quiconque introduit quelque chose de personnel dans sa religion ? Ils veulent être tous semblables – cela seulement par opposition à l’autre extrême, j’entends par opposition aux sectaires – semblables dans l’indétermination. On peut d’autant moins penser à une formation personnelle dans la religion naturelle que ses dévots les plus authentiques ne voudraient pas que la religion de l’homme ait sa propre [274] histoire et doive commencer par un événement mémorable. C’est déjà trop pour eux, car ils tiennent la modération pour l’essentiel en religion, et la personne qui se met à raconter sur elle-même quelque chose de cet ordre a déjà à leurs yeux la mauvaise réputation de prêter la main à un désagréable fanatisme. Selon eux, c’est peu à peu que l’homme doit devenir religieux, de la même manière qu’il devient intelligent et raisonnable, et tout ce qu’il doit être d’autre ; tout cela doit lui venir par le biais de l’enseignement et de l’éducation ; il ne doit rien s’y trouver qui puisse être pris pour surnaturel ou ne serait-ce qu’étrange. Je ne veux pas dire que cette affirmation selon laquelle l’enseignement et l’éducation devraient tout s’arroger éveille en moi le soupçon que la religion naturelle serait tout particulièrement atteinte du mal que représente un mélange de la religion avec la philosophie et la morale, ou même son remplacement par ces deux disciplines ; il est pourtant clair que ces gens-là ne procèdent d’aucune intuition vivante et qu’elle n’est pas non plus pour eux un point central stable, car ils ne connaissent absolument rien, parmi eux, qui doive saisir l’homme d’une manière spécifique. La foi en un Dieu personnel, ils le savent eux-mêmes, n’est pas le 36. Littéralement : « au compte-goutte ».


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résultat d’une intuition individuelle et déterminée de l’Univers dans le fini ; c’est aussi la raison pour laquelle ils ne demandent à personne ayant [275] cette foi comment il y est parvenu ; mais tout comme ils veulent la démontrer, ils pensent également qu’elle doit faire l’objet d’une démonstration à l’adresse de tous. Cela dit, vous auriez bien de la peine à indiquer quel autre point central déterminé ils pourraient avoir. Le peu que contient leur pauvre et mince religion se présente de soi-même en une plurivocité indéterminée : ils ont une providence en soi, une éducation divine en soi ; ils voient toutes ces intuitions les unes par rapport aux autres tantôt dans une perspective, tantôt dans une autre, et ils leur accordent tantôt une valeur, tantôt une autre. Ou bien, si une relation commune entre toutes ces intuitions et un seul et même point y est repérable, ce point se situe hors du périmètre de la religion (c’est alors une relation à quelque chose d’étranger), cela pour éviter de faire obstacle aux bonnes mœurs et pour alimenter quelque peu l’instinct de félicité. Ces choses-là, les hommes vraiment religieux ne les ont jamais demandées lorsqu’ils élaboraient une construction avec les éléments de leur religion, et des relations de cet ordre éparpillent et dispersent encore davantage le maigre patrimoine religieux des adeptes de la religion naturelle. Elle n’a donc pas, cette religion naturelle, de conception déterminée susceptible de ramener ses intuitions religieuses à l’unité ; elle n’est pas non plus une forme [276] déterminée, une représentation individuelle de la religion, et ceux qui la professent n’ont pas de domicile fixe dans son royaume ; ils n’y sont que des étrangers dont la patrie, s’ils en ont une, ce dont je doute, doit se trouver ailleurs. Elle me donne l’impression d’une masse contrainte de flotter, fluette et éparpillée, entre des systèmes du monde qui l’attirent, l’un un peu ici, l’autre un peu là, mais aucun n’a assez de force pour l’entraîner dans son tourbillon. Dans quel but cette religion existe-t-elle, les dieux aimeraient bien le savoir, à moins que ce ne soit pour montrer que l’indéterminé peut, lui aussi, exister d’une certaine manière. À dire vrai, ce n’est cependant qu’une attente de l’existence à laquelle ses adeptes ne pourraient pas accéder si une puissance ne s’emparait d’eux avec plus de force et d’une autre manière que toutes celles qui l’ont précédée. Je ne peux pas leur accorder davantage que les obscurs pressentiments précédant l’intuition vivante qui ouvre à l’homme les portes de la vie religieuse. Il y a certaines


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émotions et représentations obscures qui ne tiennent pas du tout à la personnalité d’un homme, mais ne remplissent pour ainsi dire que ses interstices et sont rigoureusement les mêmes chez tous les humains ; la religion de ces gens est de cet ordre. Elle est une religion [277] naturelle au sens tout au plus où, parlant de philosophie naturelle ou de poésie naturelle, on attribue cette épithète aux manifestations de l’instinct brut pour les distinguer de l’art et de la culture. Mais n’allez pas penser qu’ils attendent quelque chose de meilleur qu’ils tiendraient en plus haute estime du fait de leur sentiment de ne pas pouvoir l’atteindre ; ils s’y opposent au contraire de toutes leurs forces. L’essence de la religion naturelle consiste à très proprement parler à nier la présence d’aspects positifs et caractéristiques dans la religion et à polémiquer contre eux de la manière la plus violente. C’est pourquoi elle est le digne produit du siècle dont le dada était une pitoyable universalité et une vaine sobriété qui en toutes choses s’opposent plus que n’importe quoi d’autre à la vraie culture. Ces gens haïssent par-dessus tout deux choses : ils ne veulent surtout pas partir de quelque chose d’extraordinaire et d’incompréhensible, et ce qu’ils sont susceptibles d’être et de faire ne doit surtout pas avoir un avant-goût d’école. C’est le gâchis que vous trouvez partout dans les arts et les sciences ; il a aussi gagné la religion et son résultat est cette chose sans teneur et sans forme. Ils voudraient être des autochtones et des autonomes en religion ; mais de ces deux attitudes, ils ne possèdent que ce qui est grossier et [278] inculte : ils n’ont ni la force ni la volonté de promouvoir ce qu’elles ont de spécifique. Ils se hérissent contre toute religion déterminée et existante parce qu’elle est également une école ; mais s’il pouvait leur arriver à eux-mêmes quelque chose qui permettrait à une religion personnelle de se former en eux, ils se dresseraient tout aussi violemment contre cette éventualité parce qu’une école pourrait tout aussi bien en résulter. Leur opposition à ce qui est positif et librement voulu est en même temps opposition à tout ce qui est réel et déterminé. Si une religion déterminée ne trouve pas son commencement dans un fait, elle ne peut pas commencer du tout ; car il lui faut un fondement, mais qui ne peut être que subjectif, raison pour laquelle on met une chose ou une autre en évidence et on la place au centre ; et si une religion n’a pas de profil déterminé,


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elle n’en est pas une, elle n’est qu’un matériau inconsistant et flasque. Rappelez-vous ce que les poètes disent de l’état des âmes avant de naître – quand l’une d’elles entendait refuser violemment de venir au monde parce qu’elle désirait être un homme, un point c’est tout, et non ceci ou cela 37. Cette polémique-là contre la vie est la polémique de la religion naturelle contre les religions [279] positives, et c’est l’état dans lequel ses professants se trouvent en permanence.

CINQUIÈME DISCOURS

: DES RELIGIONS

se réfère ici.

37. Comme l’a fait Rouge, reconnaissons ne pas savoir à quel récit Schleiermacher

 

Si vous avez sérieusement l’intention d’examiner la religion dans ses formes déterminées, revenons-en donc de cette religion éclairée aux religions positives si décriées. Chez elles, tout est réel, vigoureux et déterminé ; chaque intuition individuelle y a sa teneur déterminée et y entretient une relation qui lui est propre avec les autres intuitions ; chaque sentiment y a son propre cercle et ses affinités particulières. Chez elles, vous rencontrez en un endroit ou un autre toutes les modifications de la religiosité et tous les états dans lesquels la religion est seule à pouvoir mettre le Cœur d’un homme ; vous y trouvez ici ou là chaque partie de la religion à l’état développé et chacun de ses effets à l’état accompli. Chez elles, toutes les institutions communautaires et toutes les expressions isolées attestent la haute valeur qu’on accorde à la religion jusqu’à oublier tout le reste ; le zèle sacré avec lequel on l’y considère, la communique et en jouit, et la nostalgie enfantine avec laquelle on y est à l’affût de nouvelles révélations des forces célestes vous garantissent qu’aucun de ses éléments perceptibles de ce point de vue n’a été escamoté et qu’aucun de ses moments ne s’est éclipsé sans laisser un [280] mémorial derrière lui. Regardez l’ensemble des diverses formes sous lesquelles est déjà apparue toute manière individuelle d’intuitionner l’Univers ; ne vous laissez rebuter ni par une mystérieuse obscurité ni par des traits merveilleux ou grotesques, et ne cédez pas à l’illusion que tout cela pourrait n’être que poésie et imagination. Ne faites que creuser toujours plus profond à l’endroit où, une fois, votre bâton magique a buté sur quelque chose : vous mettrez certainement à jour ce qui est céleste. Mais il faut que vous ayez aussi les


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yeux sur le côté humain que la religion divine38 devait assumer ; il faut que vous ne perdiez pas de vue combien cette religion porte partout sur elle les traces de la culture propre à chaque époque et de l’histoire propre à chaque groupe humain39, combien souvent elle a dû cheminer avec une allure d’esclave, donnant ainsi à voir dans son décor et son environnement l’indigence de ses disciples et de sa résidence. Il faut que vous n’oubliiez pas combien souvent elle a été limitée dans sa croissance parce qu’on ne lui accordait pas l’espace nécessaire à l’exercice de ses forces, ni combien souvent, dans sa première enfance, elle a été lamentablement exposée à des mauvais traitements et a souffert d’atrophie. Et si vous voulez étreindre le tout, ne vous en tenez pas seulement aux formes de religion qui [281] ont brillé pendant des siècles, qui ont dominé de grands peuples et que poètes et sages ont magnifiées de mille manières : ce qui fut le plus remarquable au point de vue historique et religieux n’a souvent été réparti qu’entre peu de gens et est resté caché aux regards ordinaires. Mais si vous jetez ainsi les yeux sur les bons objets et les embrassez tous et complètement du regard, ce sera encore et toujours une entreprise difficile que de découvrir l’esprit des religions et de les comprendre à fond. Je vous mets encore une fois en garde contre la volonté d’abstraire cet esprit de ce que les fidèles d’une religion déterminée ont tous en commun. Sur cette piste, vous vous égarez en mille investigations sans résultats et parvenez toujours en fin de compte à une quantité déterminée de matériau, au lieu que ce soit à l’esprit de la religion.Vous devez vous rappeler qu’aucune religion ne s’est jamais entièrement réalisée et que pour la connaître, loin de la chercher dans un espace limité, vous devez commencer par être vous-mêmes en état de la compléter et de déterminer ce que ceci ou cela aurait dû devenir en elle si son horizon avait été suffisamment étendu. Vous ne sauriez vous pénétrez assez fermement de l’idée que, dans une 38. Le texte allemand ne parle ici que de « l’humain » (das Menschliche) qui est au

neutre, et « la divine » (die Göttliche) qui est au féminin. Rouge a pensé qu’il s’agissait en l’occurrence d’« enveloppe » humaine et divine, comme s’il y avait peut-être là une lointaine allusion à la doctrine orthodoxe des deux natures, divine et humaine, du Christ ; mais le contexte semble imposer une autre manière de comprendre la pensée de Schleiermacher sur ce point. 39. En allemand : Menschenart. Rouge a traduit par « race humaine », mais c’était au début des années 1940, quand la notion de race tenait encore le haut du pavé.


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  •

CINQUIÈME DISCOURS

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religion, tout dépend uniquement de la découverte de son intuition fondamentale, [282] qu’aucune connaissance de ce qu’elle a de particulier ne vous aide en quoi que ce soit aussi longtemps que vous n’avez pas cette intuition, et que vous ne la connaîtrez pas avant de pouvoir expliquer tout ce qu’elle a de particulier en fonction d’un seul point de vue. D’ailleurs même avec cette règle de recherche, qui n’est pourtant qu’une pierre de touche, vous serez exposé à mille errements : beaucoup de choses se présenteront à vous avec pour ainsi dire le dessein vous égarer, beaucoup se mettront en travers de votre chemin pour diriger vos regards dans une fausse direction. Avant toutes choses, je vous prie de ne pas perdre de vue la différence entre ce dont est faite l’essence d’une religion particulière, pour autant qu’elle est une forme et une présentation de la religion en général, et ce qui caractérise son unité en tant qu’école et assure comme telle sa cohésion. Les hommes religieux sont historiques de part en part, et ce n’est pas le plus petit des éloges à leur endroit ; mais c’est aussi la source de grands malentendus. Pour eux, toujours saint est le moment où eux-mêmes ont été remplis de l’intuition qui s’est constituée en point central de leur religion ; ils y voient une action directe de la Divinité, et ils ne parlent jamais de ce qui leur appartient en propre dans la religion et de la forme qu’elle a prise en eux sans renvoyer [283] à lui. Vous pouvez donc penser combien plus saint doit être pour eux le moment où, pour la toute première fois, cette intuition infinie a été posée dans le monde comme fondement et point central d’une religion spécifique ; car toute l’évolution de cette religion dans l’ensemble des générations et des individus se rattache tout aussi historiquement à ce moment-là, cela quand bien même cette totalité de la religion et la formation religieuse d’une grande masse de l’humanité sont des choses infiniment plus grandes que leur propre vie religieuse et le petit fragment de cette religion qu’ils représentent personnellement. Aussi magnifient-il ce fait de toutes sortes de façons, ils amoncellent sur lui toute l’ornementation de l’art religieux, ils le révèrent comme la plus bienfaisante des interventions miraculeuses du Très-Haut, et ils ne parlent jamais de leur religion ni ne font jamais valoir l’un de ses éléments sans dire combien ils les mettent en relation avec ce fait. Si donc la mention de ce fait accompagne en permanence toutes les expressions de la religion et leur confère une couleur


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spécifique, il n’y a rien de plus naturel que de confondre ce fait avec l’intuition fondamentale de la religion même ; cela a égaré presque tout le monde et a gauchi la perspective de presque toutes les religions. N’oubliez donc jamais que l’intuition fondamentale d’une religion [284] ne peut rien être d’autre qu’une intuition de l’Infini dans le fini, un élément courant de la religion qui peut également se rencontrer dans toutes les autres 40 et qui devrait s’y trouver si elles entendent être complètes, à cette restriction près toutefois qu’elles n’en font pas leur point central. Je vous prie de ne pas prendre pour de la religion tout ce que vous trouvez auprès des héros de la religion ou dans les documents sacrés, et de ne pas chercher de ce côté-là l’esprit qui la différencie. Ce disant, je ne songe pas à des vétilles, comme vous pourriez facilement le penser, ni à de ces choses que tout le monde juge totalement étrangères à la religion, mais à ce avec quoi on la confond souvent. Rappelez vous avec quelle absence de préméditation des hommes41 ont rédigé ces documents, si bien qu’il ne leur était pas possible de veiller à en écarter tout ce qui n’était pas de la religion, et songez à la diversité des circonstances dans lesquelles ils ont vécu en ce monde et à l’impossibilité dans laquelle ils étaient de dire à propos de chaque parole qu’ils prononçaient : ceci n’est pas de la religion. Et quand ils parlaient de sagesse universelle42 et de morale, ou de métaphysique et de poésie, n’allez pas imaginer que cela doive être intégré de force dans la religion ou qu’il faille y chercher ce qui la caractérise. La morale doit pour le moins être la même partout, et les différences [285] qui l’affectent (elles sont donc toujours quelque chose à éliminer) ne peuvent pas distinguer les unes des autres les religions qui, elles, n’ont pas à être identiques partout.

40. Cette tournure est très révélatrice de la situation dans laquelle Schleiermacher

tenait son discours : pour lui et ses lecteurs, le christianisme était « la » religion, voire la seule religion vraiment complète (voir la fin de la phrase), d’où sa manière de faire allusion aux « autres » religions, sans préciser davantage. Sans en porter le nom, c’est déjà le thème de l’absoluité du christianisme, si caractéristique de la théologie protestante au XIXe siècle et au-delà. Plus loin, les pp. [286] ss. permettent de bien saisir la relative étroitesse, par rapport à nous, de l’horizon sur lequel se situe la réflexion de Schleiermacher à cet égard. 41. C’est le seul endroit des Discours où Schleiermacher utilise le mot Mann (l’homme masculin) et non Mensch (l’être humain). Il est vrai que les documents en question ont tous été rédigés par des humains de sexe masculin ! 42. Littéralement : « sagesse du monde » (Weltklugheit).


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qui désigne très honorablement les spécialistes de la théologie dite « systématique » ; mais Schleiermacher emploie ce terme dans un sens désobligeant, d’où la nécessité de lui donner en français une tournure également désobligeante, calquée sur celle des Indifferentisten.

CINQUIÈME DISCOURS

43. En allemand Systematiker, qu’on traduit aujourd’hui par « systématiciens » et

Réussirez-vous, avec ces mesures de précaution, à découvrir [286] l’esprit de la religion ? Je n’en sais rien ; mais je crains que la religion, elle aussi, ne puisse être comprise que par elle-même et que sa structure particulière et son caractère distinctif ne vous apparaissent pas clairement avant que vous apparteniez vousmêmes à l’une d’elles. Que vous ayez l’heur de déchiffrer les religions grossières et incultes de peuples lointains ou de distinguer les uns des autres les multiples individua religieux qui se trouvent impliqués dans les belles mythologies des Grecs et des Romains, cela me laisse très indifférent – que vos dieux vous guident dans cette entreprise ! Mais si vous approchez du saint des saints où l’on intuitionne l’Univers dans son unité la plus élevée, si vous voulez prendre en considération les diverses formes de la religion systématique (non pas celles qui sont exotiques et étrangères, mais celles qui sont encore plus ou moins présente parmi nous), alors il ne peut m’être indifférent que vous trouviez le bon point de vue auquel vous devez vous situer pour envisager la religion.

 

Je vous demande cependant par-dessus tout de ne pas vous laisser égarer par les deux principes hostiles qui ont cherché partout et dès les premiers temps, ou presque, à dénaturer et dissimuler l’esprit de la religion. Il y a eu très tôt et partout des gens qui entendaient enfermer cet esprit dans des préceptes particuliers et exclure de la religion ce qui ne s’y conforme pas, et des gens qui, pour aller droit à l’indéterminé, traitaient de lettre morte tout ce qui a un caractère particulier, que ce soit par haine de la polémique, ou pour rendre la religion plus agréable aux irréligieux, ou encore par incompréhension et méconnaissance de ce qui est en cause et par manque de Sens. Gardez-vous des uns et des autres : vous ne trouverez l’esprit de la religion ni auprès des systématistes 43 roides ni auprès des indifférentistes superficiels, mais auprès des personnes qui vivent dans la religion comme dans leur élément et qui avancent toujours plus loin en son sein sans entretenir l’illusion de pouvoir jamais l’étreindre tout entière.


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À la vérité, je ne devrais parler que d’une seule44, car le judaïsme est depuis longtemps une religion morte, et ceux qui en portent maintenant encore la couleur se lamentent en réalité au chevet de sa momie imputrescible, et pleurent son trépas et sa triste succession. Je ne parle pas [287] non plus de lui parce qu’il serait pour ainsi dire le prédécesseur du christianisme ; je déteste cette sorte de filiations historiques dans la religion : la nécessité de cette dernière est d’un ordre bien plus élevé et éternel, et en elle tout commencement est originel. Mais son caractère d’enfance est si beau et est si complètement enseveli, et le tout constitue un si remarquable exemple de la manière dont la religion a été corrompue et a complètement disparu de la religion de la grande masse dans laquelle elle se trouvait 45 ! Éliminez du judaïsme tout ce par quoi on le caractérise communément, c’est-à-dire ce qui relève de la politique et, Dieu le veut ainsi, de la morale ; oubliez toute la tentative expérimentale de rattacher l’État à la religion – j’évite de dire à l’Église ; oubliez le fait que judaïsme a été simultanément et dans une certaine mesure un ordre46 fondé sur une vieille saga familiale et soutenu par des prêtres ; ne regardez qu’à ce qui s’y trouve d’authentiquement religieux et à quoi tout cela n’appartient pas, et ditesmoi : quelle idée de l’Univers y transparaît-elle partout ? Nulle autre que celle d’une immédiate et universelle justice rétributive47, d’une réaction propre à l’Infini qui opposerait à tout fini individualisé issu du libre-arbitre un autre fini qui, lui, n’est pas censé procéder de ce [288] libre-arbitre. Surgissement et disparition, bonheur et malheur, tout est considéré sous cet angle ; même à l’intérieur de la seule âme humaine, l’expression de la liberté et du libre-arbitre ne cesse d’alterner avec une action immédiate de la Divinité. Tous les autres attributs de Dieu dont on peut aussi avoir l’intuition s’expriment selon cette règle et sont toujours considérés par rapport à elle ; la 44. Pour bien apprécier ce qui suit, il faut tenir compte des préjugés tenaces que l’épo-

que de Schleiermacher entretenait à l’endroit du judaïsme, et de la connaissance très restreinte, voire presque nulle, que l’on avait des grandes religions (islam, bouddhisme, hindouisme, etc.) et de leurs textes de référence. 45. Dans l’édition de 1806, Schleiermacher a complété cette exclamation admirative en remarquant qu’il valait la peine, malgré tout, de citer cette religion. 46. Au sens où l’on parle de l’ordre des Templiers ou de celui des Chevaliers teutoniques. 47. En allemand Vergeltung. « Justice rétributive » est l’expression consacrée en théologie protestante d’expression française.


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CINQUIÈME DISCOURS

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de la prophétie.

48. Libre citation de Jean 9, 2-3. 49. Littéralement : « par l’égalité dans ce traitement ». 50. Littéralement : « moment », la « deuxième phase » désignant l’accomplissement

 

Divinité est toujours regardée comme récompensant, punissant, châtiant le particulier dans le particulier. Lorsque les disciples demandèrent une fois au Christ : Qui a péché, ces gens ou leurs parents ? il leur a répondu : Croyez-vous qu’ils ont péché davantage que d’autres ? 48 – Tel était l’esprit religieux du judaïsme sous sa forme la plus tranchante, et telle fut la polémique que lui opposa Jésus. De là viennent le parallélisme qui se faufile partout en serpentant et qui n’est pas une forme due au hasard, et l’apparence de caractère dialogique que l’on retrouve dans tout ce qui est religieux. Toute l’histoire, faite comme elle l’est d’une alternance constante entre cet attrait et cette réaction, est présentée comme un entretien en paroles et en actes entre Dieu et les hommes, et tout ce qui se trouve réuni là ne l’est que par l’égalité inhérente à cette manière de [289] traiter les choses 49. De là vient le caractère sacré de la tradition dans laquelle était contenue la cohésion de ce grand entretien, de là l’impossibilité de parvenir à la religion, sinon par initiation à cette grande cohésion, et de là encore, à une époque tardive, la dispute entre sectes pour savoir si elles seraient en possession de cet entretien en cours. C’est justement en fonction de ce point de vue que l’on s’émeut de voir le don de prophétie développé dans la religion juive avec une complétude qu’il n’a dans aucune autre ; car, par comparaison, les chrétiens ne sont que des enfants en fait de prophéties.Toute cette idée est au demeurant des plus enfantines, mise sans façons aux dimensions restreintes d’une petite scène sur laquelle, compte tenu de la simplicité du tout, les actions ont des conséquences naturelles qui ne sont ni perturbées ni entravées ; mais plus ceux qui professent cette religion se sont avancés sur la scène du monde, avec l’obligation d’être en relation avec beaucoup de peuples, plus il leur est devenu difficile de se représenter cette idée. Leur imagination devait anticiper sur la parole que le ToutPuissant voulait prononcer d’abord, et se faire de très loin une image de la deuxième phase de ce même processus 50, réduisant ainsi à néant l’espace et le temps.Voilà ce qu’est une prophétie et la tendance à s’y adonner devait nécessairement demeurer une [290] manifestation majeure du judaïsme aussi longtemps qu’il eut


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la possibilité de maintenir cette idée en vigueur et la religion avec elle. La foi dans le Messie en fut le dernier résultat, obtenu au prix d’un grand effort : un nouveau souverain devait venir pour restaurer dans sa majesté la cité de Sion51 où la voix du Seigneur s’était tue, et la soumission des peuples à l’ancienne loi devait de nouveau généraliser dans les aléas de ce monde le cours ordinaire des choses qu’avaient interrompu les discordes dans la communauté des peuples, l’antagonisme de leurs forces et la différence de leurs mœurs. Cette foi au Messie s’est maintenue longtemps, comme un fruit isolé reste souvent attaché à une branche morte jusque dans la saison la plus rude, après que toute la force vitale s’est retirée du tronc, et s’y dessèche. Cette religion doit à son point de vue restreint d’avoir duré brièvement en tant que religion. Elle est morte quand ses livres saints ont été fermés 52 ; à ce moment-là, le dialogue de Jehovah avec son peuple a été considéré comme terminé. L’alliance politique qui s’y rattachait a mené encore quelque temps une existence languissante, mais son apparence extérieure s’est maintenue jusqu’en des temps beaucoup plus avancés avec, après que la vie et l’esprit s’en sont retirés depuis longtemps, l’allure déplaisante d’un [291] mouvement mécanique. Plus majestueuse, plus sublime, plus digne de l’humanité adulte, pénétrant plus profondément dans l’esprit de la religion systématique, se répandant plus largement dans tout l’Univers, telle est l’intuition originelle du christianisme. Elle n’est autre que l’intuition du fait que tout ce qui est fini s’oppose d’une façon générale à l’unité du Tout, l’intuition aussi de la manière dont la Divinité traite cette opposition, dont elle négocie avec cette hostilité dirigée contre elle, et dont elle assigne des limites à l’éloignement croissant qui en résulte en parsemant le tout de points isolés qui sont une coïncidence de fini et d’infini, d’humain et de divin. La corruption et la rédemption, l’hostilité et la médiation, voilà les deux faces inséparablement unies l’une à l’autre de cette intuition, et c’est elles qui déterminent la configuration de 51. Littéralement : « la Sion », ce qui peut désigner aussi bien la cité que la montagne

de Sion. 52. Allusion au fait qu’à un certain moment la rédaction de ces livres a été considé-

rée comme achevée et que leur canon (= leur liste) a été « fermé ». La « fermeture » en question n’entraîne évidemment pas qu’on ait cessé de les lire !


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CINQUIÈME DISCOURS

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soi-même et personne ne meurt pour soi-même. » 55. Littéralement : « ramené en arrière ».

53. Dans l’édition de 1821, Schleiermacher a remplacé « physique » par « spirituel ». 54. C’est peut-être une réminiscence de Romains 14, 7 : « Aucun de nous ne vit pour

 

tout le matériau religieux dans le christianisme et toute la forme de ce dernier. Le monde physique53 s’est écarté à toujours plus grandes enjambées de la perfection et de l’impérissable beauté qui le caractérisaient ; mais tout le mal, même le fait que le fini doit disparaître avant d’avoir parcouru tout le cycle de son existence, est une conséquence de la volonté, de la tendance [292] égoïste de la nature individuelle qui, pour être quelque chose pour soi-même54, s’arrache partout à la cohésion du Tout ; la mort aussi est venue à cause du péché. Le monde moral, qui va de mal en pis, est incapable d’engendrer quelque chose où vive réellement l’Esprit de l’Univers ; l’entendement est enténébré et s’est détourné de la vérité ; le cœur est corrompu et n’a plus de quoi se glorifier devant Dieu ; l’image de l’Infini a disparu de toutes les parties de la nature finie. C’est en relation avec tout cela que la providence divine se donne à intuitionner dans toutes ses manifestations : non pas quand elle vise à ce que son action ait des conséquences immédiates sur la sensibilité, ni quand elle prend garde au bonheur ou à la souffrance qu’elle dispense, ni non plus quand elle empêche ou favorise des actions individuelles, mais seulement quand elle a le souci de maîtriser la corruption dans les grandes masses, de détruire sans merci ce qui ne peut plus être recommencé55, et d’engendrer de nouvelles créations avec de nouvelles forces tirées d’elle-même. C’est ainsi qu’elle opère des signes et des miracles qui interrompent et ébranlent le cours des choses, et qu’elle envoie des émissaires en qui habite une part plus ou moins importante de son propre Esprit répandre des forces divines parmi [293] les hommes. La manière dont le monde religieux est représenté est identique.Tout en voulant intuitionner l’Univers, le fini aspire également à le rencontrer, cherche sans cesse sans trouver, et perd ce qu’il a trouvé; toujours étroit d’esprit, toujours hésitant, s’en tenant toujours à du particulier et à du fortuit, et voulant toujours faire davantage qu’intuitionner, le fini perd de vue le but qu’il visait.Toute révélation est vaine.Tout est englouti par le Sens terrestre, tout est emporté par le principe irréligieux qui l’habite. Cependant la Divinité prend sans


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cesse de nouvelles mesures : elle fait par sa seule force surgir des révélations toujours plus somptueuses du sein des anciennes ; elle installe entre elle et les hommes des médiateurs toujours plus sublimes ; elle unit toujours plus étroitement la Divinité et l’humanité en tous ses envoyés ultérieurs, de telle sorte que les hommes puissent apprendre d’eux et par eux à reconnaître l’Être éternel ; et pourtant l’antique lamentation selon laquelle l’homme ne perçoit pas ce qui relève de l’Esprit de Dieu ne cesse jamais. Ce fait-là, assavoir que le christianisme, dans son intuition la plus spécifique, aime avant tout et le plus souvent intuitionner l’Univers dans la religion et son histoire, qu’il utilise la religion elle-même en matériau pour l’élaboration de la religion et qu’il est en même temps [294] une potentialité supérieure de cette dernière, voilà ce qui fait son caractère le plus distinctif et ce qui détermine toute sa forme. Du moment, précisément, que cela suppose la présence d’un principe irréligieux répandu pour ainsi dire partout et constitue une part essentielle de l’intuition en question, le christianisme est polémique de part en part. Le christianisme est polémique dans sa communication avec l’extérieur, car pour rendre claire son essence la plus intérieure, il doit dévoiler toute corruption, qu’elle soit dans les mœurs ou dans la manière de penser, mais avant toutes choses il doit mettre partout à découvert le principe irréligieux lui-même.Voilà pourquoi il démasque sans ménagement toute fausse morale, toute religion de mauvais aloi, tout mélange malencontreux de morale et de religion destiné à dissimuler leur commune déficience ; il pénètre dans les secrets les plus intimes du cœur corrompu et éclaire de la sainte torche de sa propre expérience tout mal qui serpente dans les ténèbres. C’est ainsi que, dans son premier geste ou presque, le christianisme a réduit à néant l’attente finale de ses frères et contemporains les plus proches, et a qualifié d’irréligieux et d’impie le fait de souhaiter ou d’attendre une autre restauration56 que celle de la meilleure religion, de la vision supérieure des choses et de la vie éternelle en Dieu. Il fait hardiment franchir aux païens la séparation qu’ils [295] avaient instaurée entre la vie et le monde des dieux d’une part, et ceux des hommes d’autre part. En effet, celui qui n’a pas en l’Éternel la 56. Allusion à l’apokatastasis pantôn, à la restauration de toutes choses à la fin des

temps – une notion classique de la doctrine chrétienne traditionnelle.


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à ses deux épîtres aux Corinthiens.

DES RELIGIONS

saints est l’un des articles du Credo occidental. 60. Rouge suppose à juste titre que Schleiermacher fait ici allusion à l’apôtre Paul et

:

bler à des « sépulcres blanchis » (Matthieu 23, 27// Luc 11, 44). 59. Littéralement : « sa plus intime communion des saints ». La communion des

CINQUIÈME DISCOURS

vement et l’être. » 58. Allusion évidente à l’imprécation de Jésus reprochant aux pharisiens de ressem-

57. Allusion directe à Actes 17, 28 : « c’est en lui [Dieu] que nous avons la vie, le mou-

 

vie, le mouvement et l’être57 est inconnu de Dieu ; aucune religion n’est encore venue prendre place dans le Sens étriqué de celui qui a perdu dans la foule des impressions et des convoitises charnelles ce sentiment naturel-là et cette intuition intérieurelà. Aussi les premiers héros du christianisme ont-ils ouvert partout les sépulcres blanchis58 et mis à la lumière les ossements des morts, et s’ils avaient été des philosophes, ils auraient tout aussi bien polémiqué contre la corruption de la philosophie. Ils ne se sont assurément mépris nulle part sur les traits principaux de l’image divine, ils ont certainement discerné le germe céleste de la religion dans toutes ses dénaturations et dégénérescences ; mais en leur qualité de chrétiens, l’essentiel était pour eux l’éloignement de l’Univers, qui nécessite un médiateur, et toutes les fois où ils parlaient de christianisme ils revenaient à cela. Polémique, le christianisme l’est également, et même de manière incisive et tranchante, au sein de ses propres frontières et dans ce que sa communion des saints a de plus intime 59. Nulle part la religion n’est idéalisée aussi complètement que dans le christianisme, cela en vertu de son présupposé originel, et c’est justement la raison pour laquelle une polémique constante [296] contre tout ce qui est réel dans la religion assigne en même temps au christianisme une mission à laquelle il ne peut jamais entièrement satisfaire. Précisément du fait que partout le principe ir réligieux existe et est actif, et que simultanément tout ce qui est réel apparaît dépourvu de sainteté, le christianisme a pour but une sainteté infinie. Jamais satisfait de ce qui est acquis, il cherche encore, même dans ses intuitions les plus pures et dans ses sentiments les plus saints, les traces de l’irréligiosité et de la tendance de tout ce qui est fini à s’opposer à l’Univers et à se détourner de lui. Un des plus anciens auteurs sacrés critique sur le ton de la plus haute inspiration l’état religieux des communautés 60 ; les grands apôtres parlent d’eux-mêmes avec une franchise ingénue, et c’est ainsi que chacun doit entrer dans le cercle sacré, non


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seulement en étant enthousiaste et en enseignant, mais aussi en soumettant humblement ce qui est sien à l’examen général ; rien ne doit être épargné, pas même ce qu’on chérit et prise le plus ; rien ne doit jamais être mis indolemment de côté, pas même ce qui est admis le plus universellement. Les mêmes choses dont on vante exotériquement la sainteté et qu’on présente au monde comme l’essence de la religion sont de plus toujours soumises ésotériquement à un tribunal sévère et récurrent pour éliminer toujours davantage d’impuretés et pour que l’éclat des [297] couleurs célestes brille toujours plus serein dans toutes les intuitions de l’Infini. Dans la nature, vous voyez qu’une masse composite, quand elle a dirigé ses forces chimiques contre quelque chose d’extérieur à elle, commence à fermenter par elle-même et se sépare d’un élément ou d’un autre dès qu’elle a surmonté cette situation et rétabli l’équilibre ; il en est de même des éléments particuliers et de toutes les masses du christianisme : il tourne finalement sa force polémique contre lui-même ; toujours tenaillé par l’inquiétude d’avoir absorbé quelque chose d’étranger dans sa lutte contre l’irréligion extérieure ou même encore d’avoir en lui-même un principe de corruption, il ne craint pas, pour extirper ce quelque chose, l’intervention des mouvements intérieurs même les plus violents. Voilà quelle est l’histoire du christianisme quand elle est fondée sur son essence. Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée, dit son fondateur 61 ; son âme toute de douceur ne peut pas avoir pensé être venue pour donner lieu à ces mouvements sanglants qui sont si contraires à l’esprit de la religion, ni à ces malheureuses querelles de mots qui se rapportent au matériau mort refusé par la religion vivante. Il n’a prévu que les guerres saintes rendues nécessaires par l’essence de son enseignement, et en [298] les prévoyant, il en a donné l’ordre. Mais la nature des différents éléments du christianisme n’est pas seule à être soumise à ce constant passage au crible. L’insatiabilité de religion s’étend également à leur présence62 ininterrompue et à leur vie dans le Cœur. Chaque fois que le principe religieux n’est pas perceptible dans le Cœur, l’irréligieux s’avère dominant ; car ce qui est ne peut être supprimé et réduit à néant que par son contraire. Toute interruption de la religion est de 61. Matthieu 10, 34. 62. Littéralement : « leur être-là » (Dasein).


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obligeant qu’il a volontiers aujourd’hui.

CINQUIÈME DISCOURS

63. Ce mot est évidemment à entendre in bonam partem, et non dans le sens dés-

Vous découvrirez aisément comment l’intuition initiale du christianisme, dont procèdent toutes ces conceptions, détermine le caractère des sentiments qui lui sont propres. Comment appelezvous le sentiment que laisse l’aspiration à un grand projet quand elle reste insatisfaite – aspiration dont vous connaissez l’infinité ? De quoi vous sentez-vous saisis quand vous trouvez le sacré très intimement mêlé au profane, et le sublime à l’insignifiance et à la nullité ? Et comment appelez-vous l’état d’esprit qui vous a parfois obligés à présupposer partout l’existence d’un tel mélange et à vous mettre partout à sa recherche ? Ce n’est pas de temps à autre que cet état d’esprit gagne le chrétien ; il est au contraire la tonalité dominante de tous ses sentiments. Cette sainte mélancolie – car tel est le seul nom que m’offre le langage – accompagne toute joie et toute peine, tout amour et toute crainte. Que le chrétien soit fier ou qu’il soit humble, elle donne fondamentalement le ton à tout. Si vous vous entendez à retracer en quelques traits [300] l’intériorité d’un Cœur et que vous ne vous laissez pas troubler par les étrangetés qui s’y trouvent mêlées, Dieu sait comment, vous découvrirez cette manière de ressentir les choses dominer complètement chez le fondateur du christianisme. Si vous ne trouvez pas trop insignifiant, pour lui accorder votre

 

l’irréligion ; le Cœur ne peut pas se sentir un seul instant privé d’intuitions et de sentiments de l’Univers sans devenir du même coup conscient de son hostilité et de son éloignement par rapport à lui. C’est ainsi que le christianisme a posé en exigence première et essentielle que la religiosité63 soit un état continu en l’homme, et qu’il refuse de surcroît de se satisfaire des expressions les plus fortes de cette religiosité dès le moment où elle ne doit plus concerner et régenter que certaines parties de la vie. La religiosité ne doit jamais être au repos et rien ne doit lui être diamétralement contraire au point de ne pouvoir subsister à son côté ; nous devons avoir l’Infini en vue à partir de tout ce qui est fini ; nous devons être en mesure d’associer des sentiments et des conceptions religieuses à toutes les sensations du Cœur, d’où qu’elles viennent, et [299] à toutes les actions, quels que soient les objets auxquels elles peuvent avoir trait. Tel est dans le christianisme le but véritable et suprême de la virtuosité.


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attention, un écrivain qui n’a laissé derrière lui que quelques pages dans un langage simple, ce ton particulier va vous interpeller à chaque parole qui nous reste de l’ami qui s’est penché sur sa poitrine 64 ; et si un chrétien vous a jamais laissés jeter un coup d’œil dans le saint des saints de son Cœur, ce fut certainement celui-là. Voilà ce qu’est le christianisme. Je ne veux maquiller ni ses altérations ni ses multiples corruptions, car la corruptibilité de tout ce qui est saint, dès que cette sainteté est humaine, est une partie de la vision originelle qu’il a du monde. Je ne veux pas non plus vous initier à toutes ses particularités. Ses agissements sont devant vous et je crois vous avoir donné le fil conducteur pour explorer toutes ses anomalies, et vous en avoir procuré la vue d’ensemble la plus exacte possible, sans que vous ayez à vous demander comment en sortir. Ayez seulement ce fil solidement en mains et n’attachez vos regards à rien d’autre qu’à la clarté, à la diversité et à la richesse [301] avec lesquelles cette première idée fondamentale s’est développée dès le tout premier commencement. Quand je considère, dans les relations abrégées de sa vie 65, la sainte image de celui qui est le sublime auteur de ce qu’il y a jusqu’à maintenant de plus magnifique dans la religion, je n’admire pas la pureté de sa doctrine morale : elle n’exprime que ce qu’il a en commun avec tous les hommes ayant accédé à la conscience de leur nature spirituelle, et cela, ni le fait de l’exprimer ni celui de le faire en premier ne peut en augmenter la valeur. Je n’admire pas non plus la singularité de son caractère, ni l’union intime d’une grande force et d’une touchante douceur : dans une situation exceptionnelle, tout Cœur sublime et simple doit faire montre d’un grand caractère aux traits déterminés.Tout cela n’est qu’affaires humaines. Mais ce qui est véritablement divin, c’est la magnifique clarté à laquelle est parvenue dans son âme la grande idée 64. Littéralement : « son ami de poitrine », expression qu’on traduit ordinairement

par « ami intime ». C’est une allusion transparente au disciple qui, lors de la dernière cène, était « penché sur la poitrine » de Jésus (Jean 13, 25), en l’occurrence le disciple Jean, désigné aussi comme « le disciple que Jésus aimait » (Jean 20, 2). L’évangile de Jean était le préféré de Schleiermacher, en particulier en raison des paroles de Jésus dont il se fait l’écho. Une note de l’édition de 1821 renvoie d’ailleurs expressément à cet évangile. 65. Allusion aux quatre évangiles qui ne disent presque rien de la vie de Jésus en dehors de ce qu’ils rapportent au sujet des deux ou trois ans de son « ministère public ».


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avec une majuscule, ce qui est une manière très claire de désigner Jésus, le Christ – du moins devait-elle être claire pour ses contemporains dûment catéchisés dans leur adolescence, cela en dépit de leur dénigrement de la religion. Dans tout ce passage, la traduction respecte l’emploi que Schleiermacher fait soit de la minuscule, soit de la majuscule. 68. Citation de Matthieu 11, 27 (en l’occurrence selon la traduction française de la TOB). Dans le texte allemand, Schleiermacher a remplacé la répétition de « Fils » (qui est dans le texte grec) par « il ». Ici encore, notre auteur semble partir du principe que ses lecteurs connaissent le texte des évangiles. 69. Littéralement : « de sa religiosité ».

CINQUIÈME DISCOURS

lement comment l’idée dominante de Jésus lui était venue à l’esprit. 67. Littéralement : « comme s’Il ». Dans toute cette phrase, Schleiermacher écrit « Il »

66. Allusion aux tentatives de quelques penseurs de l’époque d’expliquer rationnel-

 

qu’il était venu exposer – l’idée que tout ce qui est fini a besoin d’une médiation supérieure pour être connecté à la Divinité. C’est vaine témérité que de vouloir écarter le voile qui doit dissimuler la naissance de cette idée en lui, car dans la religion tout début est mystérieux. Le sacrilège téméraire consistant à tenter 66 67 [302] de faire cela , en donnant à entendre qu’Il était parti de la vieille idée de son peuple, ne pouvait que dénaturer le divin – une vielle idée dont Il ne voulait qu’annoncer l’annulation, ce qu’Il a dit en fait sous une forme si glorieuse en affirmant être celui qu’ils attendaient. Ne considérons l’intuition vivante de l’Univers dont toute son âme était pleine que dans son parfait développement, c’est-à-dire telle que nous la trouvons en lui. Si tout ce qui est fini a besoin de la médiation d’un être supérieur pour éviter de s’éloigner toujours plus de l’Univers et de s’éparpiller dans le vide et le néant, donc pour entretenir sa liaison avec l’Univers et en devenir conscient, il est impossible que le médiateur soit un être tout simplement fini – lui qui ne peut à son tour avoir lui-même besoin d’une médiation. Il doit appartenir aux deux : il doit participer à la nature divine tout comme et dans le même sens où il a part à la finitude. Or que voyait-il autour de lui en fait de finitude et de besoin de médiation, et où y avait-il quelque élément de médiation à part lui ? Nul ne connaît le Père, si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler 68. Cette conscience du caractère unique de sa manière d’être religieux 69, du cachet [303] originel de sa vision des choses et de la force de cette dernière pour se communiquer et susciter de la religion, cette conscience-là était en même temps conscience de son ministère de réconciliation et de sa divinité. Quand vint le moment, je ne veux pas dire d’être exposé à la violence brutale de ses ennemis, sans espoir de pouvoir prolon-


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ger sa vie – c’est ineffablement peu de chose – mais quand vint le moment où Lui, abandonné, sur le point de se taire pour toujours, sans voir l’établissement effectif d’une institution communautaire parmi les siens, cela face à la pompe solennelle de l’ancienne religion corrompue, avec son apparence de force et de puissance, et son entourage fait de tout ce qui inspirait du respect et pouvait contraindre à la soumission, fait également de tout ce que Lui-même avait appris à révérer dès son enfance – quand vint le moment où, sans autre soutien que ce sentiment et sans attendre, Il prononça ce Oui 70, cette parole la plus grande qu’un mourant ait jamais dite, ce fut la plus majestueuse des apothéoses, et aucune divinité ne peut être plus sûre que celle qui se situe ainsi elle-même. Avec cette foi en lui-même, il était certain, qui s’en étonnerait, de n’être pas seulement médiateur pour beaucoup de gens, mais aussi de laisser derrière lui une grande école qui déduirait de sa religion à lui une religion toute semblable pour se l’approprier ; il en était si certain qu’il a institué pour elle des symboles avant même qu’elle existât, convaincu [304] que cela suffirait à la faire exister, et c’est dans cette certitude que, bien auparavant, il lui parlait avec un enthousiasme prophétique de la perpétuation des faits mémorables liés à sa personne. Mais il n’a jamais affirmé être le seul médiateur, le seul objet auquel s’appliquait son idée ; jamais il n’a confondu son école avec sa religion et ses disciples se sont bien gardés de les confondre à leur tour – en revanche il supportait volontiers qu’on passât sous silence sa dignité de médiateur, pourvu qu’on ne blasphémât pas contre l’Esprit 71, c’est-à-dire contre le principe selon lequel sa religion se développait en lui-même et en d’autres personnes. Ses disciples considéraient les disciples de Jean72 comme des chrétiens et les admettaient parmi les membres actifs de leur communauté, cela bien que Jean n’ait partagé que très imparfaitement l’intuition fondamentale du Christ. Il devrait en être de même encore maintenant : celui qui fonde sa religion sur cette même intuition est un chrétien, sans égard à une école, qu’il situe la source histo70. Ce « oui » ne se trouve nulle part, sous cette forme-là, avec cette concision, dans

les textes évangéliques. Schleiermacher résume ainsi en un seul mot toute l’attitude de Jésus au moment de la crucifixion. 71. Allusion à Marc 3, 29. 72. C’est-à-dire de Jean-Baptiste.


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CINQUIÈME DISCOURS

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vérité. »

73. Allusion à Jean 7, 13 : « Quand l’Esprit sera venu, il vous conduira dans toute la

 

rique de sa religion en lui-même ou en n’importe qui d’autre. Jamais le Christ n’a fait passer les intuitions et sentiments que lui-même pouvait communiquer pour la totalité de la religion qui devait émaner de sa propre intuition fondamentale ; il a toujours incité à prêter attention à la vérité qui viendrait [305] après lui 73. Ses disciples ont fait de même : ils n’ont jamais imposé de frontières au Saint-Esprit, ils ont respecté partout le caractère illimité de sa liberté et la parfaite unité de ses révélations. Plus tard, quand la première période de son efflorescence fut passée et qu’il parut se reposer de ses œuvres, ces œuvres, c’est-à-dire la part qu’en contenaient les saintes Écritures, furent mises sans justification au rang de codex fermé de la religion ; mais cela ne fut le fait que des gens qui prenaient l’assoupissement de l’Esprit pour sa mort et qui tenaient la religion elle-même pour morte ; en revanche, tous ceux qui sentaient encore en eux la vie de cet Esprit, ou qui la percevaient chez autrui, ont toujours déclaré leur opposition à cette innovation qui n’avait rien de chrétien. Les saintes Écritures sont devenues Bible en vertu de leur force intrinsèque, mais elles n’interdisent à aucun autre livre d’être ou de devenir lui aussi une Bible ; elles se laisseraient volontiers adjoindre ce qui serait écrit avec une force identique. Cette liberté illimitée, cette infinitude essentielle ont eu pour conséquence que l’idée des forces médiatrices divines, qui est l’idée maîtresse du christianisme, s’est développée de toutes sortes de manières, et que toutes les intuitions et tous les sentiments selon lesquels la nature divine a élu domicile dans la nature finie ont été portés à la perfection [306] dans cette religion. Ainsi a-t-on tenu très tôt l’Écriture sainte, dans laquelle la nature divine était également domiciliée d’une manière spécifique, pour un médiateur logique chargé de communiquer la connaissance de la Divinité à la nature finie et corrompue, et le Saint-Esprit (dans une signification ultérieure de ce mot) pour un médiateur éthique permettant de se rapprocher de cette Divinité sous un angle pratique ; aujourd’hui encore, une partie importante des chrétiens est prête à qualifier d’être médiateur et divin quiconque peut prouver que, par le biais d’une vie divine ou de n’importe quelle autre impression de la Divinité, lui aussi a été


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un point de communication avec l’Infini ne serait-ce que pour un cercle restreint. Pour d’autres, Christ est resté l’Unique et le Tout ; d’autres encore ont déclaré avoir eux-mêmes pour médiateur, ou bien l’un et l’autre. Quelques bévues que l’on puisse avoir souvent commises en tout cela quant à la forme ou à la matière, le principe est authentiquement chrétien aussi longtemps qu’il est libre. Ainsi d’autres intuitions et d’autres sentiments dont rien ne se trouve ni en Christ ni dans les saints livres se sont-ils présentés comme étant en relation avec le point central du christianisme, et plusieurs se présenteront encore par la suite parce que de grandes régions de la religion ne sont pas encore mises en chantier [307] pour le christianisme et que ce dernier va encore avoir une longue histoire en dépit de tout ce que l’on dit au sujet de son déclin imminent ou déjà achevé. Mais aussi, comment le christianisme disparaîtrait-il ? L’esprit vivant qui l’habite somnole souvent et longuement, et se retire en état de torpeur sous l’abri mortel de la lettre ; mais il se réveille toujours, aussi souvent que les changements météorologiques du monde spirituel sont favorables à sa reviviscence et font remonter sa sève ; or ces changements se produiront encore fréquemment. En soi, l’intuition fondamentale de toute religion positive est éternelle, parce qu’elle est partie complémentaire du Tout dans lequel tout doit être éternel. Mais la religion elle-même et toute sa structure sont précaires 74, car pour voir précisément cette intuition fondamentale au centre de la religion, il ne faut pas seulement une orientation déterminée du Cœur, mais aussi une situation déterminée de l’humanité, puisque c’est dans cette dernière seulement que, jusqu’à maintenant, l’Univers peut être intuitionné. Si la religion a parcouru tout son cycle, si l’humanité est avancée sur la voie du progrès au point de ne plus pouvoir revenir en arrière, alors cette intuition perd sa dignité d’intuition fondamentale et la religion ne peut plus exister sous [308] cette forme. C’est depuis longtemps déjà le cas pour toutes les religions infantiles de l’âge où l’humanité n’avait pas conscience de ses forces essentielles ; il est temps de les collectionner à titre de monuments du monde précédent et de les déposer dans le magasin de l’histoire. Elles ont cessé de vivre et ne reprendront jamais vie. 74. Littéralement : « destructibles ». La « précarité » dont il est question quelques

lignes plus bas est également une destructibilité.


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CINQUIÈME DISCOURS

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à I Corinthiens 15, 28 est si évidente que le libellé biblique habituel semble s’imposer. 76. Rouge a traduit ici Künstler par « spécialiste », mais il semble bien que Schleiermacher veuille faire ici allusion à l’activité artistique et non à une activité technique ou scientifique. 77. Ce pourrait être une allusion, mais lointaine et fugitive, à Matthieu 3, 3.

75. On pourrait aussi traduire, comme l’a fait Rouge, « tout en tout ». Mais l’allusion

 

Plus sublime, plus historique et d’une majesté plus humble qu’elles toutes, le christianisme a expressément reconnu la précarité de sa propre nature : un temps viendra, dit-il, où l’on ne parlera plus d’un médiateur, mais où le Père sera tout en tous 75. Mais quand ce temps doit-t-il venir ? Je crains qu’il ne se situe hors de tout temps. La précarité de tout ce qui est grand et divin dans les choses humaines et finies est l’une des moitiés de ce dont le christianisme a eu originellement l’intuition ; un temps devrait-il réellement venir, je ne veux pas dire où l’on ne prendrait plus garde à cette précarité, mais où elle ne s’imposerait plus à l’attention – un temps où l’humanité ferait des progrès avec tant de calme et d’homogénéité qu’on remarquerait à peine combien un vent contraire et momentané la fait reculer parfois dans sa traversée du grand océan, au point que seul l’artiste76 calculant son trajet d’après les [309] étoiles pourrait avoir connaissance de ce fait, et que pour les autres gens ce même fait ne donnerait jamais lieu à une grande et remarquable intuition ? Je le voudrais, et je me tiendrais volontiers sur les ruines de la religion que je révère. L’autre moitié de l’intuition originelle est que certains points divins et resplendissants sont les lieux d’où procèdent toute amélioration de la corruption dont il a été question, et toute union nouvelle et plus étroite du fini et de la Divinité ; un temps devrait-il alors venir où la force qui attire à l’Univers serait si également répartie dans la grande masse de l’humanité qu’elle cesserait d’être pour elle une médiatrice ? Je le voudrais, et j’aiderais par conséquent volontiers à aplanir toute grandeur qui s’élève 77 ; mais cette égalité-là pourrait bien être moins réalisable que n’importe quelle autre. Des temps de corruption attendent tout ce qui est terrestre, même ce qui est d’origine divine; de nouveaux envoyés de Dieu deviennent nécessaires pour attirer à eux avec une force accrue ce qui a reculé et pour purifier avec le feu céleste ce qui a été corrompu; aussi toute époque de l’humanité où de tels envoyés sont à l’œuvre devientelle la palingénésie du christianisme et est-elle celle du réveil de son esprit sous une forme nouvelle et plus belle.


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Mais s’il y aura dorénavant toujours des chrétiens, est-ce une raison pour que le christianisme soit infini dans son extension générale et [310] qu’il soit seul à régner dans l’humanité à titre de forme unique de la religion ? Il ne veut pas d’un tel despotisme, il respecte assez chacun de ses propres éléments pour aimer intuitionner en lui le point central d’un tout spécifique ; il ne veut pas produire de la diversité jusqu’à l’infini en lui-même seulement, mais l’intuitionner aussi en-dehors de lui. N’oubliant jamais qu’il a dans sa propre précarité, dans sa propre histoire affligeante, la meilleure preuve de son éternité, et attendant toujours une délivrance de la misère qui précisément l’accable, il aime voir surgir en-dehors de cette corruption d’autre formes plus jeunes de la religion, cela juste à côté de lui, venant de tous côtés, également des régions qui lui semblent en général se situer aux confins les plus extérieurs et les plus douteux de la religion. La religion des religions ne peut pas rassembler assez de matériau pour exprimer ce qui est l’aspect le plus authentique de son intuition la plus intérieure, et de même que rien n’est plus irréligieux que de demander l’uniformité dans l’humanité en général, de même rien n’est moins chrétien que de chercher l’uniformité dans la religion. Que l’on intuitionne et adore l’Univers de toutes les manières ! D’innombrables formes de religion sont possibles, et s’il est nécessaire [311] que chacune devienne réelle à un moment ou un autre, il serait pour le moins souhaitable qu’en tout temps on puisse en pressentir beaucoup. Rares doivent être les grands moments où tout converge pour assurer à l’une de ces formes une vie durable et largement diffusée, où une même façon de voir se développe simultanément et irrésistiblement en beaucoup de gens, et où ces gens-là sont pénétrés par la même impression du Divin. Que n’y a-t-il pourtant pas à attendre d’une époque qui est si manifestement à la frontière entre deux ordres de choses différents ! C’est seulement lorsque la crise violente est passée qu’elle peut néanmoins susciter l’avènement d’un tel moment, et une âme douée de pressentiments pourrait maintenant déjà indiquer le point qui, pour les générations futures, doit devenir le point central donnant accès à l’intuition de l’Univers. Mais quoi qu’il en soit et aussi longtemps qu’un tel instant se fasse encore attendre, de nouvelles formes de religion doivent se pro-


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  •

CINQUIÈME DISCOURS

duire, et cela bientôt, dût-on pendant longtemps ne les percevoir qu’au gré d’apparitions isolées et fugaces. Du néant surgit toujours une nouvelle création, et la religion est un néant chez presque tous les humains du temps présent quand sa force spirituelle s’épanouit en eux avec force et plénitude. Elle va se développer [312] en beaucoup d’entre eux, à la faveur d’une impulsion entre beaucoup d’autres, en une forme nouvelle sur un terrain nouveau. Que soit seulement révolu le temps de la retenue et de la timidité ! La religion hait l’isolement, cela surtout dans sa jeunesse, qui est en tout le temps de l’amour, car elle se consume alors en une dévorante nostalgie. Si elle se développe en vous, si vous percevez en vous les premières traces de sa vie, vous entrez de ce fait immédiatement dans la communion une et indivisible des saints qui accepte toutes les religions, la seule dans laquelle toutes peuvent s’épanouir. Du fait que cette communauté est éparse et lointaine, vous pensez devoir parler aussi à des oreilles profanes ? Vous demandez quel langage serait assez secret pour en parler : le discours, l’écriture, l’action, la mimique silencieuse de l’esprit ? Je réponds : tous, et comme vous voyez je n’ai pas craint de recourir au plus sonore. Dans tout langage, le sacré reste secret et caché aux profanes. Laissez ces derniers ronger l’écorce comme ils veulent, mais ne Nous78 refusez pas d’adorer le Dieu qui sera en Vous.

: DES RELIGIONS

78. En allemand, on écrit avec une majuscule le pronom ou l’adjectif possession de

la personne à laquelle on s’adresse. Dérogeant aux usages, Schleiermacher met ici la majuscule également au pronom du locuteur, ce qui crée visuellement un parallélisme avec le « vous » final – parallélisme respecté, autant que faire se peut, en mettant également la majuscule à ce dernier pronom.


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Peter L.

 L’impératif hérétique. Les possibilités actuelles du discours religieux.  Le christianisme social. Une approche théologique et historique.  .

Klauspeter John B.

Thomas pris de doute Dieu et le monde Dérives pour Guy Debord. (Sous la direction de Jacob Rogozinski et Michel Vanni) Michel  Destinée et salut. Essai de théologie poétique autour de deux romans de Joseph Conrad. Laurent



L’athéisme nous interroge. Beauvoir, Camus, Gide, Sartre. J’ai peur de la mort André



Après la mort de Dieu Édition nouvelle avec une postface de l’auteur. Dans la Cité. Réflexions d’un croyant. Le Dynamisme créateur de Dieu. Essai sur la théologie du Process. Édition entièrement revue.

Parler de Dieu. Nouvelle édition revue et augmentée. Parler du Christ Penser la foi. Pour un libéralisme évangélique. Penser le Dieu vivant. Mélanges offerts à André Gounelle. (dir. : M. B OSS et R. P ICON )

    Europes intempestives Gilles Deleuze, peut-être !

  Voix fantômes. La littérature à portée d’oreille.  Cristallographie(s). (Montesquieu, Certeau,

Christiaan L. Christian

Deleuze, Foucault,Valéry). Jacques

 Dieu, une invention ? ou les divagations du creuseur solitaire.  Au-delà du lesbien et du mâle. La subversion

Stéphane

des identités dans la théologie « queer » d’Elizabeth Stuart.


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Michael

 La Lutte des dieux. Christianisme de la libération et

politique en Amérique latine. Luis

 

Écologie et libération. Critique de la modernité dans la théologie de la libération. Religion sans rédemption. Contradictions sociales et rêves éveillés en Amérique latine. Marc  Le Temps de l’Émancipation. Libérer le présent. Raphaël



Le Christ à la croisée des religions. Christologie et pluralisme dans l’œuvre de John Cobb.

Tous théologiens. Plaidoyer pour une théologie « populaire ». Arno  Babel heureuse. Pour lire la traduction Bernard



À la découverte de Schleiermacher Ernst Troeltsch et la théologie en modernité Robinson Crusoé. Le Ciel vu de mon île déserte Sur la trace des théologies libérales Friedrich D. E.  De la Religion Albert  Une pure volonté de vie Martin  La mise en évidence. La norme moderne à l’épreuve de l’Antiquité grecque. Ernst



Le christianisme, l’histoire et les grandes religions. Conférences britanniques de . La philosophie sociale du christianisme. Conférences britanniques de  & . Traité du croire. (Glaubenslehre). Mario  Le couteau et le stylet. Animaux, esclaves, barbares et femmes aux origines de la rationalité scientifique . Charles

 L’Homme est une espérance de Dieu. Anthologie.

Bernhard  Topographie phénoménologie de l’étranger.

de l’étranger. Études pour une


Schleiermacher.qxp_Schleiermacher_xp 28/06/2019 09:30 Page184

Cet ouvrage a été achevé d’imprimer le  juillet  dans l’Union Européenne, sur les presses numériques de l’Imprimerie ISI.:Print à La-Plaine-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis, France) pour le compte de    , à Paris.

   , rue Henry-Monnier •  Paris COURRIEL info@vandieren.com WEB www.vandieren.com

 -

 ----


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