Gregory Whitehead : Almanach de plaies insensées

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Gregory Whitehead

a créé plus d’une centaine de pièces radiophoniques, d’essais et d’aventures acoustiques pour la BBC, Radio France, Deutschlandradio, ABC Australie, NPR et autres. Entrelaçant les matériaux documentaires et fictionnels dans des récits malicieusement irrésolus, l’esthétique de Whitehead se distingue par son engagement envers la radio comme médium de navigation poétique et d’association libre. Dans ses œuvres vocales et texto-sonores, il explore la tension entre une forme de pulsion continue et l’irruption de discontinuités soudaines, ou encore entre l’entropie et la décomposition linguistique.

Un CD est offert avec ce livre ; il ne peut être vendu séparément. ISBN 978-2-37466-003-5

10 / 16, prix en France : 28

Gregory Whitehead

L’écriture radiophonique accomplit, fausse et manipule deux séparations essentielles – le fait d’isoler l’événement acoustique du temps et de l’espace dans lesquels il s’est produit, et le fait d’isoler un énoncé de l’immédiateté physique de celui qui énonce. Le plaisir d’un texte radio réside dans une sorte d’interruption merveilleuse ; « interruption » qui introduit quelque chose qui n’arrive jamais vraiment, « merveilleuse » parce qu’il n’y a en elle rien de nécessaire.


PrĂŠsentation

Gregory G Whitehead W

Annexes


La collection Rip on /off L’utopiste radiophonique, Anne Gillot Les réanimations du laboratoire radiophonique, Virginia Madsen Préface, Gregory Whitehead

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A B C D E F G H I J K L M N

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Qui est là ? Notes sur la matérialité de la radio Principia schizophonica : sur le bruit, le gaz et la décorporation par les ondes Le théâtre médico-légal. Pièces mémorielles pour le corps en morceaux Corps, anticorps, sans corps Dégénérés au Pays des Rêves : pourquoi l’art radiophonique sonne comme une grosse migraine Le trésor de Madame Schliemann Tremble, râle, roule. Un manifeste radiophonique Le commerce des os Faim de Dieu Le cours de catastrophe Voici le monde entier Le fond de la pensée Dieu Patate Épouvantail Un almanach de plaies insensées

Notes sur le CD Références Crédits

Sommaire

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L’utopiste radiophonique Un souvenir de mes tout débuts à la radio m’est revenu alors que je me replongeais dans l’œuvre de Gregory Whitehead. Je venais de reprendre la production d’une émission de musique contemporaine dans laquelle je diffusais à la fois de la musique « savante » écrite et de l’improvisation, de la musique électronique ou encore de l’art sonore. Il n’était pas rare que je reçoive des coups de téléphone d’auditeurs me demandant si les sons qu’ils avaient entendus le dimanche soir entre 22 h et minuit étaient prévus, ou s’il y avait eu un problème de diffusion. Ce jour-là, c’est une dame qui me téléphona, en me demandant qui étaient les personnes qui parlaient en même temps que moi durant l’émission. Je lui répondis qu’il s’agissait certainement de mon invité ou du technicien en régie, elle me certifia que non. Que ces voix parlaient en même temps que l’émission, presque de manière indépendante. Je lui ai demandé si son appareil était bien réglé, pensant que peut-être une autre chaîne de radio créait des interférences… Elle m’assura qu’il n’y avait aucun problème technique. Je lui dis que j’allais enquêter de mon côté, partant du principe que mon interlocutrice était saine d’esprit. Et l’écoute des œuvres de Gregory Whitehead a confirmé mon intuition de l’époque, à savoir que l’espace radiophonique n’est pas anodin, qu’on peut s’y perdre dangereusement mais aussi s’y retrouver, voire même parfois se reconstruire grâce à lui. En lisant les textes de Whitehead, je découvre aussi cette croyance de Guglielmo Marconi, inventeur et physicien, qui reçut le Prix Nobel de physique en 1909 pour le développement de la télégraphie sans fil. Ce chercheur pensait à la fin de sa vie que « les phénomènes acoustiques restent suspendus dans l’air bien après le moment de leur première émission sonore ». Et Whitehead émet l’hypothèse de pouvoir capter tous ces sons accumulés à travers le temps au moyen de la radio, qui serait comme une porte vers un monde parallèle : « une chambre mémorielle pour les vivants, mais aussi une ville au

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coeur battant pour les morts ». Ces voix mortes à l’antenne seraient un bon début de réponse à la question de mon auditrice. Elles apparaissent aussi dans la plupart des œuvres de Whitehead, tout comme elles étaient déjà présentes dans Pour en finir avec le jugement de Dieu (1947) d’Antonin Artaud, l’un de ses pères spirituels. Ces deux mondes, et les possibilités qu’ils font émerger, révèlent le carcan étriqué que la radio d’aujourd’hui s’est forgé, un carcan qui laisse peu de place aux zones libres de la pensée. Ce qui intéresse Whitehead en audio et en radio, ce n’est pas le son pour le son, mais le jeu relationnel entre les choses. La construction en couches de ses œuvres représente assez bien cette volonté de se diriger vers une destination inconnue, un terrain à découvrir, à ouvrir ou à inventer. Dans une interview avec Jérôme Noetinger, il pose ainsi la question de la définition des médias. Pour lui, tout est question de mise en circuit. Et il raconte cette anecdote : il y a quelques années, un condamné de la prison de San Quentin le contacta pour avoir une copie d’une œuvre datant de 1988 intitulée The Pleasure of Ruins. Dans cette pièce inspirée d’un livre d’archéologie du même nom, Whitehead énumère froidement des sites célèbres, utilisant son principe de la liste interrompue par toutes sortes de sons : des rires, des soupirs de plaisir qui s’intensifient au fil de l’œuvre, des commentaires qui provoquent un décalage dans l’écoute, laissant apparaître l’humour, créant ainsi une archéologie radiophonique du plaisir. Ce condamné avait entendu l’œuvre sur KPLA San Francisco et ne pouvait en croire ses oreilles… Enthousiasmé, Whitehead lui envoya immédiatement une copie et le condamné lui écrivit une lettre de remerciement, lui disant que plusieurs de ses co-détenus l’utilisaient comme « cassette d’exercice ». Whitehead trouva intéressant cette utilisation pratique de l’œuvre. Quelques années plus tard, il rencontra l’avocate de ce détenu et lui raconta l’histoire. Elle éclata de rire en lui disant qu’il n’était pas familier de l’argot pratiqué en prison et que le mot « exercice » signifiait dans le milieu carcéral « masturbation ». Pour Whitehead, cette anecdote est un parfait exemple du circuit

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complexe de la communication, qui passe de la radio à la prison, au téléphone (pour appeler la station de radio), par la poste, par une cassette et finalement par le système nerveux d’une personne. Un circuit totalement imprévisible qui montre ce qui donne vie à une œuvre. Cette construction en couches paradoxales dialoguant sous la forme de ruptures se retrouve dans de nombreuses œuvres de Whitehead, notamment dans Principia Schizophonica (1988), qui traite de la communication dans les médias électroniques. Une voix très neutre et presque robotique explique le principe de la schizophonie, et, comme le fait souvent Whitehead, la voix est entrecoupée de sons de respiration, de soupirs, qui s’intensifient jusqu’au débordement. La radio, nous dit l’auteur, est par essence schizophone. La schizophonie, terme inventé par le Canadien Raymond Murray Schafer, définit la séparation d’un son original de sa transmission ou de sa reproduction acoustique. Une séparation qui n’est pas anodine, nous dit Murray Schafer, si l’on considère les propos d’Hitler déclarant en 1938 : « nous n’aurions pas conquis l’Allemagne sans le haut-parleur ». Dans le contexte radiophonique, cette désincarnation oblige notre imagination, follement attisée par cette absence, à imaginer ce corps derrière la voix, corps raisonnablement impossible à abstraire de toute émission sonore vocale. Un corps sonore, gargouillant, souffrant, soupirant et rempli de désir est au centre de l’univers de Whitehead. C’est d’ailleurs ce corps qui est à la source de sa relation fusionnelle avec la radio. Blessé dans un accident de voiture, son corps meurtri va l’amener à se jeter dans les bras de celle-ci. Alors qu’il pense être défiguré à jamais et imagine son corps différemment, qu’il doit supporter la sensation de son visage bandé provoquant des sons corporels ultra-amplifiés, Gregory Whitehead part en explorateur sur les ondes radiophoniques qui lui permettent de sortir de lui-même, son transistor caché sous l’oreiller durant la nuit. Il laisse la voix radiophonique entrer à l’intérieur de son être et participer à sa reconstruction, au cœur même de ses cellules, et œuvrer à l’occupation mentale de son nouveau corps.

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Cette expérience est à la source d’une pièce radiophonique intitulée The Respirator (1989), une œuvre extrêmement sensuelle qui décrit la maladie terminale des médias de diffusion. Bruit de respiration, gémissement sur fond de respirateur artificiel et une voix : « Il n’y a plus d’activité cérébrale… mais nous sommes capables de faire respirer le patient grâce au respirateur artificiel… comme aucun parent n’est là pour prendre la pénible décision, nous attendons… ». Et l’œuvre se termine étonnamment par un chœur d’anges… En 1999, Gregory Whitehead matérialise le questionnement fondamental de toute œuvre radiophonique avec une pièce intitulée : Mr Whitehead, Are You There ? Il s’agit d’une lettre d’amour à Mère Radio, mais aussi d’un voyage dans les limbes de cette même radio. Des témoignages enregistrés déclarent leur amour : « Mon nom est Monica Paulo et je t’aime ! », tandis qu’en arrière fond, des paysages sonores, indistincts et à la temporalité lente, grondent. La radio décrite par Whitehead est sensuelle, maternelle, charmeuse, chaleureuse, ouverte à tous, sans aucun critère de sélection, elle « laisse clairement résonner un potentiel de communication avec une possibilité utopique : des voix comme divines, omniprésentes et pourtant intimes, suspendues dans le vent – qui pourrait leur résister ? » Whitehead imagine une rencontre totale où chacun coucherait dans le lit de Mère Radio et partagerait son rêve, un rêve de communauté, de communion et de communication.

« La communication est la communauté. La technologie de la transmission est la promesse d’un monde unique qu’on aurait unifié, rassemblé, toutes les langues, toutes les origines, toutes les cultures Je rêve d’un jour où chacun-e sur cette planète vivra, respirera et touchera l’air des autres.

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Une glorieuse communion, communion, communion Une célébration pour achever toutes les célébrations dans une langue qui achève toutes les langues Finnegan’s Wake ! Voici le monde entier »

Une ode exaltée et exaltante que l’on peut entendre scandée dans la pièce maîtresse de Whitehead, Tremble, râle, roule : Un manifeste radiophonique (1993). Un collage étourdissant fait d’extraits de conférences, d’enregistrements de dictaphone, d’une sorte de chanson ou d’hymne, qui exprime ses idées fondamentales dans un mouvement répétitif d’une vingtaine de minutes. Une sorte de litanie multisources. Whitehead met ici à l’épreuve sa théorie selon laquelle même si la radio existe par le son, ce n’est pas le son qui est important en radio. Ce qui importe, c’est le jeu complexe de positions qui se déroule sur des terrains qui parfois nous échappent : corps et anti-corps, ce qui est vivant et ce qui est mort, bouche flottante et oreille coupée, cris et incantations, chansons et parasites. Par cet acte, Whitehead passe du théâtre des sons au théâtre des opérations. Lors de nos formations d’animateur radio, cette absence du corps n’est étrangement jamais mentionnée, absence soi-disant palliée par les photos du site internet. Whitehead nous fait comprendre que cette question est fondamentale, et qu’inconsciemment, nous, animateurs, le savons puisque nous passons notre temps à tenter de faire oublier cette absence. Notre souci permanent est de rassurer l’auditeur, de lui faire écouter la musique qu’il aime après des informations trop violentes, de lui rappeler sans arrêt qu’il y a quelqu’un avec lui sur les ondes, quelqu’un qui tient la barre et à qui on peut confier cet organe vulnérable qu’est notre oreille (qui, contrairement à l’œil, ne peut pas se fermer et permet un degré d’intimité inconcevable dans tout autre média où l’œil entre en jeu). Nos cours d’animation radio devraient évidemment commencer par une leçon d’anatomie et par cette définition de l’espace radiophonique : « une chaîne publique produite par

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un autre absent qui entre dans une oreille privée ». Ceci met en perspective toutes ces règles que nous nous infligeons en radio : ne jamais exclure l’auditeur, le séduire afin qu’il laisse sa radio allumée, lui parler de ce qu’il veut entendre. Mais alors, comment penser un instant que la violence d’une guerre, que l’annonce de milliers de morts, ou encore qu’une publicité vulgaire ne blessent pas irrémédiablement cet organe béant, cette ouverture vers le conscient et l’inconscient qu’est l’oreille ? Comment ne pas se rendre compte que le calibrage et les lois du marché, ignorant les lois anatomiques radiophoniques, portés par les diktats des statistiques versatiles mais toujours catégoriques, ne ravagent pas la conscience et le libre arbitre ? « Après une vingtaine d’années à graviter autour des ondes caco­ phoniques de ce monde, j’y suis allé, encore et encore, dans cette enveloppe extrêmement ambiguë du simple point point point… parce qu’il s’avère que le rêve de radio eros de l’artiste et le rêve de radio thanatos du dictateur sont une seule et même chose, le premier étant la marionnette, le deuxième son ombre dansante, ou son écho répercuté. Ou est-ce l’inverse ? » nous dit Whitehead. En somme, cette radio que nous produisons aujourd’hui, qualifiée d’hyper-agitée par Whitehead, ne fonctionne plus qu’en circuit fermé. Elle se coupe de l’auditeur devenu hermétique, c’est une radio à encéphalogramme plat. Pire encore : l’image du monde que la radio amène aux oreilles des auditeurs les ferait saigner et réduirait tout à un brouillard épais. Cependant, le fait que cette radio existe n’empêche pas d’en désirer une autre, ajoute Whitehead, qui propose ce qu’il appelle la « one percent solution » : un pourcent du total des revenus des radios publiques servirait à financer un programme de résidence pour des artistes à travers les États-Unis. Ceux-ci auraient la mission de faire des propositions à contre-courant et d’ajouter des moments de surprise, de mystère et même de raffut dans la programmation. Son idée est de créer ainsi une énergie dynamique entre la marge et le

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mainstream afin de décloisonner les différents acteurs de ce médium. En définitive, Whitehead nous propose la création d’un espace de circulation vital, propice à la rencontre, à la formation d’espaces intérieurs, au rêve et à la construction de soi.

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Les réanimations du laboratoire radiophonique Comment écrire une introduction à Gregory Whitehead et à cette édition de textes, partant de l’étendue, très vaste, des recherches spéculatives et artistiques de cet artiste, jusqu’aux documents matériels (et immatériels) de la radiophonie, en passant par ses aventures intenses à travers le paysage formé par cet art ? Cette édition de textes offre un riche échantillon des premières pièces et des premières joueries de Whitehead, et une clé pour comprendre ses ruminations philosophiques, ses envoûtements alchimiques, où seules les étincelles magiques de la radio (et celles de l’étrange philosophe) illuminent le néant. C’est là qu’on tend l’oreille pour aller à la rencontre d’autres voix (et d’autres personnages) qu’on pense connaître – et reconnaître – des voix qu’on considère depuis longtemps éteintes, ou décomposées en purs babils et autres parasitages. Whitehead charrie les voix des dieux et des mortels étranges dans les mondes qu’il crée, des chercheurs de vérité et des aventuriers, des imposteurs, des faussaires, des idéalistes, des collectionneurs et des névrosés, des vies basses et des vies intenses, des insectes et des oiseaux, des déesses, des gorgones, des nymphes et des voix d’or des présentateurs radio qui se parlent les uns aux autres. Ce ne sont que quelques-unes parmi les voix de ces personnages – depuis longtemps perdues, oubliées, incomprises ou vilipendées – qui hantent son univers. Pour la plupart, ce sont des voix distinctement américaines, qui rentrent toutefois en écho avec de vieux archétypes et des mythes primordiaux qui n’ont pas été entièrement oubliés. La « réalité radiophonique » de Whitehead produit tout autant quelque chose d’électrique que des métaphores et des monstres. Les voix peuvent souvent faire se confondre les vivants et les morts. Cette édition donne des exemples du « théâtre médico-légal » de White­head, sélectionnés à partir d’un corpus de plus de cent pièces : les traductions offrent un recueil de ses textes critiques et exploratoires

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les plus fondamentaux. Ces œuvres ainsi réunies fournissent au lecteur curieux la chance de partir sur les traces de quelques-unes des infatigables pérégrinations et des expérimentations de Whitehead, et ainsi peut-être d’accéder aux épiphanies insinuées par ses œuvres. Il est notre guide expérimenté sur un terrain à la fois amusant et dérangeant. Il a commencé à travailler avec des cassettes, puis avec des bandes et des lames de rasoir (des années 1980 au milieu des années 1990), et plus tard, avec l’immensité fantasmagorique du numérique pour composer ses pièces, ses manifestes, ses poèmes, ses « rejets » plus brefs et ses longs documentaires, ses réanimations picaresques et parfois perversement drôles au cœur du laboratoire radiophonique. Nous commençons donc à entendre ses thèmes récurrents et ses leitmotivs. Dans Tremble, râle, roule par exemple, nous entendons une figure-clé, une voix et une performance qui nous parviennent sous une grande diversité d’aspects. Tremble, râle, roule est déjà un composé, une créature construite à partir de l’ADN du travail de sa vie. Fragments de « lectures-manifestations » performées dans lesquelles il convoque des experts de disciplines obscures et variées ; cassettes ou manipulations digitales de dimensions enregistrées de la voix que l’expert enlève en général au montage ; cris à peine dissimulés ; respirations ; glossolalies et moments liturgiques de textes parlés transformés en chants de questions-réponses… Il y a du retour et de la décomposition, des jeux de mots, des possibilités A et B. Whitehead est le maître de cérémonie, le Docteur (ès blessures et ès cri) portant une blouse blanche de laboratoire, mais aussi le corps sur la table d’opération. Whitehead appelle cette pièce, composée à l’origine en 1993, un « manifeste ». C’est un bon point de départ, et à mesure que vous continuez votre écoute, vous êtes certains de rencontrer les os d’idées et d’expérimentations plus anciennes, faites pour s’agiter encore. Bien sûr, vous pourriez demander : mais de quel genre de radio s’agit-il ? L’art radio est un genre de « non-lieu », certainement pas un genre, aurait sans doute répondu M. Whitehead – s’il était là avec vous. Et Whitehead n’est pas tout à fait là comme l’un des « sans-corps et sans identité de l’art radio » – ou l’est-il ?

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Est-ce là le théâtre de l’absurde, alors qu’on entend un chœur d’hommes chanter dans Tremble, râle, roule « Mon corps vole sur l’océan, Mon corps vole sur la mer… » et finir par« Ramène, ramène, ramène mon corps près de moi, de moi » ? Dans ce récitatif, entre la voix de tête de Whitehead et la réponse du chœur, au son et à la structure liturgique, on peut aussi trouver un appel à nos sens qui serait ici à l’œuvre. White­head pourrait bien être à la fois une et toutes les personae que nous entendons dans cette pièce – expert, guide, prêcheur et congrégation. Et pourtant c’est aussi « la pièce » qui se joue de lui dans Tremble, râle, roule. L’absurdité de cette situation semble se révéler lors de la surprise finale. Il y a dans le titre de cette pièce quelque chose qui n’est pas aussi usé que la chanson reprise par le chœur d’hommes, et White­head chante plus lentement qu’eux, dans une voix de baryton améliorée par des traitements sonores efficaces et appropriés. Tremble…râle…roule… nous revient par cycles perpétuels et est énoncé avec des mouvements rythmés, de sorte que son phrasé corresponde aux mouvements des vagues s’élevant et retombant en une houle puissante et infatigable. Ces vieilles ritournelles peuvent aussi être entendues comme une « ronde ». L’intention est peut-être de créer une incantation, ou une manière d’exorciser de vieux démons, ou de protéger une psyché fragile. Néanmoins, cela me rappelle la mort subite ou le « râle » de la mort, qui n’est pas tant une boucle, telle qu’elle est permise par la technologie des bandes ou par le numérique. Mais il s’agit évidemment du retour de quelque chose de refoulé. Quel est ce refoulé qui refait constamment surface dans le théâtre des opérations de Whitehead ? Il y a un marécage presque beckettien à travers lequel ces voix se démènent, et dont elles parviennent parfois à s’échapper. On peut l’entendre dans Tremble, râle, roule, ainsi que dans le plus récent American Heavy (2001), qui met face à face un vieux provocateur dépravé et une femme juge qui l’interroge, alors que celui-ci peine à garder la tête haute, au purgatoire ou dans des limbes aux allures de marécage, en attendant le Jugement dernier.

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Imaginez donc l’une de ces mers agitées et laminantes, à laquelle Whitehead fait référence à plusieurs reprises dans ses travaux et ses textes, un endroit où nous pourrions retrouver l’obsédé et vociférant Bad Jack French (le présentateur provocateur d’American Heavy) transformé en Capitaine Achab, embarquant ses compagnons dans une quête acharnée et les entraînant dans l’abîme avec lui (sans jamais cesser de parler). Il est bon de trouver les échos de Tremble, râle, roule dans ce recueil, parce que c’est Whitehead qui en oriente la progression, pareil au personnage d’Ishmaël qui raconte l’histoire du cachalot blanc, d’Achab et de ceux qui les ont suivis. C’est aussi une « non-pièce » étrange, susceptible de résonner dans le marécage de la communauté électronique médiatisée, mais qui reste néanmoins un exemple de la rencontre entre Whitehead et l’ère des médias numériques. Elle en révèle la face sombre, Thanatos comme désillusion et délocalisation constantes. Elle nous offre également une forme de boussole pour nous orienter dans les travaux ultérieurs de Whitehead, où les mêmes thèmes reviennent, les tropes et personnages sont développés et rejoués, de nouvelles significations et de nouvelles perspectives sont avancées, mais peut-être aussi de nouveaux remèdes. L’une des nombreuses personae de l’artiste, la tête masquée – ou tranchée – et parlante (ou le présentateur de talk show) est ainsi présente dans cette pièce, mais elle refait aussi surface dans des travaux plus tardifs, comme American Heavy. Il y a ainsi un Orphée avec deux types de chant, ou de masque : un qui fait plutôt référence à Eros et au poète, l’autre à Thanatos et à la mort. On peut entendre Orphée aussi bien dans Tremble, râle, roule, que dans sa pièce radiophonique-road movie, The Loneliest Road (2003). Sa tête, comme nous le rappelle White­head, avait été coupée de son corps par une bande de femmes en furie, puis dévalait en flottant sur la rivière, chantant encore, et roulant vers l’avenir. La coupe, comme Whitehead nous le montre également – parce que l’artiste est un peu comme un menuisier – est un moyen offert aux

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la suite de ce texte dans le livre…


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Préface L’« art radio » est un concept qui semble de plus en plus utilisé pour qualifier des puristes qui bourrent de minuscules niches du monde de l’art avec des tonnes de communiqués de presse sophistiqués. À l’inverse de ce courant, mes propres rejetons n’ont rien de pur. Je préfère parcourir les grands espaces avec aussi peu de flonflons préliminaires que possible, et attraper au vol quelques rares oreilles à l’écoute. En tant qu’auditeurs ou qu’artisans de la radio, permettonsnous de braver une catégorisation trop nette ; recherchons plutôt une radio élusive et innommable qui crée de nouveaux espaces de pensée et de connexion, là où, un instant auparavant, il n’y avait que silence et passivité ; une radio qui crée de nouvelles manières d’écouter et de réfléchir ; des possibilités renouvelées pour la pensée et la vie. Une telle radio n’a pas besoin d’être expérimentale à l’excès, elle peut même avoir un son vaguement familier. Bercés par le réconfort d’une forme qu’ils reconnaissent, les auditeurs se sentent pousser des ailes qui leur permettent de s’envoler ailleurs, loin de leur zone de confort, le familier rendu étrange à nouveau. Depuis plus de trente ans, j’ai adopté l’art radio analogique comme médium créatif, parce que ces ondes sans bornes résonnent des qualités que je cherche dans mes écrits et mes pièces : fragilité du signal ; ouvertures multiples et pas toujours signalées ; modulations entre le public et le privé, entre la conscience et l’air du temps ; frontières ambiguës, où tout déborde et mute ; rythmes rubato, polyphonie complexe et un appétit pour l’improvisation libre, assez aiguisé pour désosser le scénario quand il le faut. À mes oreilles, la radio offre aussi un médium intensément philosophique, qui permet d’explorer ces questions si frustrantes qui accompagnent le fait bizarre de n’être rien ; mort et vivant à la fois dans chaque vibration, dans l’effacement, dans le flux et en plein vol. Dans son excellent livre Eros the Bittersweet, Anne Carson écrit que « le désir humain s’inscrit sur

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un axe paradoxal, avec absence et présence pour pôles, et amour et haine pour énergies motrices. » Elle aurait tout aussi bien pu parler de radio, et du désir de communiquer à travers des ondes aériennes motrices qui peuvent exciter l’imagination en une seconde, et plonger dans l’oubli l’instant d’après. Mais la radio offre aussi un médium pour le non-sens provocateur, le bla-bla élégant et le pur amusement ; pour les corps et les langages qui tombent en morceaux, puis accumulent phonèmes et atomes épars pour alimenter de nouvelles langues déliées, sans but précis, dépendant du libre jeu sur les mots. Anne Carson, à nouveau, cette fois dans son Autobiography of Red : « Les mots rebondissent. Les mots, si on les laisse faire, font ce qu’ils veulent et ce qu’ils ont à faire. » Les futuristes appellent ça parole in libertà, mots en liberté, et la radio est leur place de jeu naturelle. Dans mon cas, cette aire de jeu s’étend à toute la planète.

Durant la dernière décennie, le monde a largement fait l’expérience des vibrations les plus sombres de la radiophonie, dans toute leur horreur : bombes intelligentes sans fil – ordre et contrôle – combinées avec des orgies électromagnétiques de haine et de conspiration, des corps en putréfaction jetés sur la place publique par des rois de la provoc’ grassement payés. Émettant sur Radio Thanatos, cette bande de fréquence semble plus forte que jamais. Seule Radio Eros peut briser ce sort fatal. Radio Eros : des bouées sonores signalant les rochers et contre-courants mortels, signes flottants indiquant que quelqu’un veut nous voir rentrer à la maison sauf et en un seul morceau, et que quelqu’un croit toujours, contre toute attente, que la communication pourrait bien faire apparaître et perdurer une communauté humaine. Radio Eros : la radio qui a conscience des vibrations mortelles, mais qui pourtant les transforme en une vie inespérée, comme un médecin qui écrirait une partition pour un chœur de blessures.

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Aspirations utopiques sans aucun doute, et pourquoi pas ? La radio reste le non-lieu ultime, un outopos où toutes les langues, toutes les créatures, toutes les origines et toutes les cultures peuvent se connecter, gambader, vivre des moments de communion et se désintégrer dans le compost cosmique, comme appartenant à cette « espace » de la décomposition naturelle dont parlait Emerson. Lors d’un entretien, un journaliste demanda à Sun Ra, dont l’esprit radiophonique et utopique exubérant contribua grandement à ma compréhension des ondes sonores nageant dans l’infini du cosmos, de décrire le feu alimentant son pouvoir créatif. Sa réponse peut aussi servir d’inspiration à la radio créative : « C’est comme une brume, puis c’est comme un coucher de soleil, c’est comme le lever du soleil, c’est comme un univers. » Malicieux, ludique et révélateur, conscient des ondes de mort, mais jamais réduit au silence par cellesci. Sun Ra : « Et puis tout ça disparaît ». Au final, toutes les voix contenues dans cet ouvrage et incluses sur le CD aspirent à fournir des idées aux écrivains, musiciens, rêveurs, artistes, dramaturges, documentaristes de l’auralité, producteurs indépendants, performeurs, brouilleurs de frontières, briseurs de barrières et vagabonds sans nom qui s’investissent dans, jouent avec et naviguent à travers l’obscurité électromagnétique de l’imagination sans fil. Comment en faire quelque chose d’autre ; de tous ces mystères,

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de toute cette nuit ? Puis, de l’autre côté, alors que nous tournoyons : comment la radio fait de nous quelqu’un d’autre, alors que nous disparaissons, les oreilles en premier, dans cette obscurité délicieusement obscure et ludique ? Au final, pareil qu’au début ; e t p u i s t o u t ç a d i s p a r a î t .

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Qui est là ? Notes sur la matérialité de la radio

Le 12 décembre 1901, Guglielmo Marconi tapa la lettre S en morse et la lança à la dérive, donnant ainsi naissance au premier texte radio trans­ atlantique. Depuis lors, des artistes de différentes disciplines – venant d’horizons divers et avec des motivations variées – se sont emparés de la radio et en ont fait le lieu de leurs activités. Mais parce que de telles trajectoires (et de telles adaptations) ont été historiquement si aléatoires et culturellement si éparses, leur transmission périodique a laissé sans réponse une question si élémentaire qu’elle en sonne presque anachronique aujourd’hui : Quelle est la matière de la radio, que se passe-t-il sur les ondes, dans les airs ? Cette question n’a jamais été posée. Le fait que la radio se réduise aujourd’hui au rôle subordonné d’esclave de la distribution pour d’autres médias est si profondément ancré qu’il ne reste pratiquement plus personne à qui on pourrait la poser. Non seulement personne ne pense la radio ; mais penser la radio est devenu quasiment impensable. Dès lors, quelle est la matière de la radio ? En 1984, alors que j’étais en train de réunir du matériel pour mon premier essai radiophonique, j’ai esquissé les grandes lignes d’une réponse sur les murs en pierre à savon d’une caverne métaphorique. L’idée d’aborder une théorie de la radio en prenant une perspective spéléologique, alors que l’examen théorique de l’écriture était à son apogée, était à ce moment-là doublement séduisante, parce que c’était devenu presque banal de parler de la radio comme d’une « caverne de l’imaginaire », et parce que c’était dans des cavernes que l’espèce humaine G W


0 3 3 s’était pour la première fois mesurée à ses propres gribouillis compulsifs. C’est ainsi que je me suis criblé de questions acérées, telles que : que veut dire le fait de laisser des traces de notre présence à travers les courbes d’ondes électromagnétiques ? Que veut dire ne pas écrire pour la radio, mais écrire la radio ? Spéléologie Dans une culture « schizophone », les expériences de décorporation, de transmigration et de voyage dans le temps sont des phénomènes quotidiens. En prenant ces expériences dans leur matérialité brute – et la technologie schizophone (microphone, téléphone, enregistreur, échantillonneur, lame de rasoir) comme leurs outils –, le texte radio met au jour la caverne intérieure de la radio. Écrire la radio est un art spéléologique : le texte radio est un spéléogramme. Les fouilles que j’ai en tête n’ont rien à voir avec l’effet sonore, ou avec du traitement high-tech, mais au lieu de cela, fonctionnent par sélection, montage, idée : la simplicité de la coupe. Le but du texte radio n’est pas de déformer ou d’impressionner, mais de remettre au jour des désirs et des visions profondément enfouis, pour pouvoir coupler tous ceux qui n’ont jamais vraiment été présentés : les vivants et les morts, l’histoire comme elle est documentée et l’histoire comme on s’en souvient, l’intraduisible par rapport à l’évidence transparente, ce qui est à une place qui n’est pas la sienne par rapport à ce qui n’est heureusement pas à sa place. La radio est intensément au temps présent, et pourtant, elle parle hors du temps. En pressant son museau contre notre oreille, elle suppose une certaine intimité, mais nous ne connaissons les corps de nos interlocuteurs qu’à travers les corps de leurs voix. L’écriture radiophonique accomplit, fausse et manipule deux séparations essentielles – le fait d’isoler l’événement acoustique du temps et de l’espace dans lesquels il s’est produit, et le fait d’isoler un

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0 3 4 énoncé de l’immédiateté physique de celui qui énonce. Le plaisir d’un texte radio réside dans une sorte d’interruption merveilleuse ; « interruption » qui introduit quelque chose qui n’arrive jamais vraiment, « merveilleuse » parce qu’il n’y a en elle rien de nécessaire. Si la radio a tout à voir avec le langage, quel est le langage de la radio ? À mes oreilles, le langage radio est proche du langage de la mémoire et des rêves ; voici la réelle signification de la métaphore de la caverne. Il y a quelque chose de noir dans la radio, une noirceur induite par un sentiment essentiel de déplacement, d’étrangeté toute proche. Tout comme la spéléologie cartographie la caverne, l’écriture radiophonique met en relief les souples contours de l’inconscient humain. Qui sait ce qui pourrait s’élucider à la lumière de la lampe, de la radio ? Le rien mort Durant les cinq dernières années, j’ai versé environ cinq heures de matériel dans la vaste nécropole électronique de radiodiffusion contemporaine, des programmes qui sont maintenant à des stades variés de décomposition tandis qu’ils se fraient un chemin dans les réseaux internationaux des radios publiques. Bien que les sujets manifestes de mes essais et de mes pièces couvrent un large éventail de sujets fictifs et documentaires, j’ai essayé d’habiter chaque création avec l’idée d’interroger la nature de mes matériaux radiophoniques – ou peut-être leur propriété étrangement non naturelle. C’est pour cette raison que j’hésite à qualifier ma propre activité d’« art radio », mais que je la considère plutôt comme une série de méditations philosophiques et d’excursions poétiques dans des territoires conceptuels dont les intrigues éthérées semblent impliquer la désorientation spectrale propre au fait d’être sur les ondes. Alors, qu’est-ce qui s’est élucidé à la lumière de la lampe, de la radio ? J’admets éprouver un certain degré de nostalgie quand je me rappelle mes débuts, quand j’avais encore la confiance énergiquement G W


0 3 5 naïve du héros explorateur qui contemple la nature immense, sauvage et vierge, convaincu que j’allais bientôt en devenir le maître, dessiner sa carte, savourer le plaisir de sa faune et de sa flore la plus spectaculaire. Mais contrairement aux apparences, la nature sauvage et souterraine de l’art radio résiste à une cartographie facile, précisé­ ment parce que ses repères les plus parlants ne sont faits de rien. Pour compliquer encore les choses, la caverne radiophonique met en échec les procédures standard d’éclairage théorique, pour la simple raison qu’elle ne vient à la vie que quand il fait nuit. Finalement, mon soupçon grandissant est que la vie de la radio est en fait une vie de l’audelà, que la caverne est la plus vibrante lorsque l’air est le plus mort, le silence radio le plus total. Je suis convaincu que ce « rien » mort propre à la radio ne réalisera son circuit intérieur que si l’on suit une route adéquatement sinueuse. Par conséquent, j’ai esquissé mes connaissances et mes méthodes à partir de disciplines aussi diverses que la graphologie et l’anthropologie médico-légale, à partir des sciences dures des fossiles et des sciences molles des blessures. En chemin, j’ai dialogué avec une série de personnages réels et fictifs, qui allaient d’un homme dont l’ambition était de pouvoir réciter l’Iliade par cœur à l’une des sommités mondiales en ce qui concerne l’importance culturelle de la rhinoplastie radicale. Un récit complet des cinq années que j’ai passées à me confronter à de tels engorgements de désir humain mettrait sans doute votre confiance à l’épreuve. Je vais donc me restreindre à une question qui à la fois hante et anime toute la recherche d’une matière qui puisse se trouver dans l’espace vide d’un rien mort… Qui est là ? Retour momentané aux recherches de Marconi point-point-point. Avec les rapides contractions de son index, il provoque une question qui a résonné à travers l’histoire depuis que les

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0 3 6 humains ont été confrontés pour la première fois aux « signaux » des autres absents : qui est là ? Dans une certaine mesure, cette question se pose pour tous les médias : qu’est-ce qui est si différent avec la radio ? Ou pour le dire plus directement : quelles sont les propriétés spécifiques qui font la différence du texte radio ? Je crois qu’une théorie de la radio doit se situer à l’intérieur d’une phénoménologie détaillée de cette différence. De même que la théorie du film se concentre sur la dualité du spectateur et de son regard, sur celui qui regarde et ce qui est regardé, une théorie de la radio, quant à elle, doit inclure le tout-ou-rien de la transmission de l’un-à-l’autre. L’anonymat invisible qui ponctue les deux extrémités du signal radio explique pourquoi on se pose la question « qui » est là ; mais où est ce « là » ? Ou, pour revenir en arrière, de quelle manière le « qui » est-il impliqué par le « là », et où tout cela prend-il place ? L’erreur que j’ai commise lors de mes premières spéculations spéléologiques fut de rabattre les dimensions de l’espace radio­phonique sur les limites généralement bornées du studio de production. Le vrai lieu de la radio, quel qu’il soit, ne réside pas dans le studio ou la station, mais plutôt dans la relation de complicité, hautement provisoire et politiquement délicate, qui existe entre l’artiste et l’auditeur / trice – une relation qui est simultanément améliorée et menacée par le domaine potentiellement infini, infiniment vide, de l’air abstrait. La fragilité nue propre à tout acte d’écoute, combinée à la délicatesse physique de l’oreille interne, présente un contraste frappant avec l’objectivation rigoureuse réalisée par l’organe le plus résistant du corps humain : l’œil. L’oreille est un orifice différent de toute autre entrée dans le corps humain, parce que nous ne pouvons pas la refermer et qu’elle crée entre de parfaits inconnus un type d’intimité qui resterait autrement, avec d’autres médias, littéralement inouï. Voici donc comment je me représente l’espace radiophonique : une chaîne publique produite par un autre absent qui entre dans une oreille privée. La matière propre à la radio s’inscrit elle-même dans la circulation libidinale totalement imprévisible qu’on retrouve à G W


0 3 7 l’intérieur d’un ménage à trois. Le langage de la radio n’est ainsi pas construit à partir d’une série de techniques appliquées, mais à partir d’une série de complicités fragiles. Qu’est-ce que la transmission, et que comprend-elle ? Pourquoi la radio est-elle allumée ? Qu’est-ce qui maintient la radio allumée ? À qui a-t-on affaire, et pourquoi cela importe-t-il ? Une œuvre radio a du succès seulement dans la mesure où elle peut maintenir un tel enchevêtrement de questions ouvert et présent, se mêlant aux désirs et aux besoins de l’auditeur invisible dans les pensées et les plaisirs propres à sa dissémination. De la dissémination, une transmission ; de la transmission, une complicité ; et de la complicité, le son de quelque chose s’égouttant des plus sombres grottes de la caverne cérébrale. L’entrepôt des sentiments non distribués Une des très rares œuvres qui explore l’implication artistique de la triangulation radiophonique est apparue en Allemagne de l’Est dans les années 1960 sous la classification générique de Das Neue Hörspiel. Malheureusement, dès le début des années 1970, cette initiative s’est développée dans une tout autre direction : l’espace fluide de la radio pure s’est soudain coagulé dans les manipulations solipsistes de compositeurs modernes tardifs, ou dans les distractions conceptuellement insipides de Technokinder à la main lourde. Loin de succomber aux tentations des technologies qui prolifèrent rapidement, la radio peut seulement s’accomplir à travers l’affirmation réflexive des configurations idiosyncratiques et parfois perverses liées à l’« écoute » de l’émission. Dans la perspective de la production matérielle, les implications du triangle invisible – sur les ondes et dans l’oreille – font de la radiophonie un lieu difficile à

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0 4 0 1990

Principia schizophonica : sur le bruit, le gaz et la décorporation par les ondes

En ces dernières années du XX e siècle, il devrait aller de soi que tout orateur est enveloppé d’un immense silence radio, une masse d’air saturée par les morts. Troublée par une activité vocale post mortem aussi répandue, la limite entre langage de première génération et langage pré-enregistré devient de plus en plus difficile à tracer. C’est particulièrement vrai pour des paroles qui peuvent sembler difficiles à saisir, même lorsqu’elles sont entendues dans des conditions strictement contrôlées et complètement nettoyées sur le plan acoustique. Dans le monde sale et anarchique de l’air mort propre au silence radio, toute excentricité verbale spontanée se met rapidement à saigner pour former une nécrose massive de la langue. L’auditeur innocent ne peut que tenter de faire des suppositions sur cette différence. Au final, notre silence radio équivaut à une population florissante de restes partiellement décapités et décomposés provenant d’une infinité de déclarations publiques et de murmures privés. F.T. Marinetti, qui appréciait particulièrement les blessures à la tête, parlait de cette population comme de l’immaginazione senza fili, l’imagination sans fil. Comment peut-on commencer à saisir la nature et l’intention d’une telle masse grouillante d’égarés mutilés, détachés de la chaleur naturelle de la glotte humaine et jetés dans la froide contre-nature du dispositif schizophone de sortie vocale, qu’on laisse pourrir, au point de ne plus rien comprendre, dans un brasier crépitant d’interférences confuses ? G W


0 4 1 Peut-être qu’ils sont simplement ravis d’être coupés de nous tous, et ce qui ressemble à une folle danse des morts, un Totentanz, est en réalité une danse de libération extatique. Quelle que soit leur humeur, si nous voulons élucider l’identité renfermée de la schizophonie contemporaine, nous devrions au moins faire appel à l’élaboration d’une « anatomie morbide », premier principe d’un savoir investigateur destiné à nommer et à classer les organes boursoufflés des décorporés repêchés post mortem de leur jus électromagnétique. I. Thomas Alva Edison, célèbre tapoteur, bien que partiellement sourd, fit d’innombrables contributions à l’histoire naissante du tranchement de glotte. Il était particulièrement clair et précis lorsqu’il prononçait des préludes spectaculaires à ses mystérieuses inventions phonographiques. « Cet instrument sans langue et sans dent, sans larynx ni pharynx, cette matière idiote et sans voix, prononce néanmoins vos mots […] ». Commençons, donc, par tapoter un peu nous-même le long des tissus cicatriciels laissés par l’éloquente phonectomie d’Edison. 1. L’acte de langage originel commence à se désintégrer aussitôt qu’il se confronte à son double schizophone. Le premier signe de décomposition post mortem est donné par la migration des organismes intestinaux dans les tissus nerveux locaux, accédant rapidement, grâce à une multitude de canaux, au réseau lymphatique, au système capillaire sanguin et aux veines, et à partir de là aux tissus corporels en général. Les organismes aérobies épuisent vite l’oxygène des tissus. Bien que leur nombre se réduise à mesure que l’oxygène commence à diminuer, ils contribuent à créer des conditions favorables pour les organismes anaérobies, bien plus destructeurs, et qui proviennent principalement du canal intestinal. À ce stade, l’auditeur attentif peut encore distinguer ce que le locuteur réel a vraiment dit.

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0 4 2 2. Un des premiers changements évidents de la condition post mortem est la rigor mortis, un état dans lequel les muscles, volontaires et involontaires, se rigidifient, quelle que soit leur taille. D’habitude, la rigor commence environ deux heures après la mort et dure environ trente heures avant que les muscles ne se relâchent et que la rigidité ne s’estompe. Le schizo­phone appelle ce dernier stade le « mixage ». Bien que l’acte de parole originel puisse encore être distingué, le son est lointain, comme s’il provenait d’une caverne profonde au cœur de la terre. 3. Dans les restes magnétiques de certains décorporés, on observe l’inhibition spontanée des transformations post mortem, connue dans le champ comme le moment où « le cadavre tourne en savon ». Ce processus, de nature globalement chimique, implique la traduction de substances laryngales grasses, tels que les verbes conditionnels, en une cire très visqueuse. Le corps de la voix ne peut être ressuscité que par l’application soutenue d’une pression externe, exercée par un stylet pointu. Dès ce moment, une parole de sens authentique est enfouie dans le monde inférieur des bruits et des interférences. Tout commence à sonner de manière complètement absurde pour le locuteur originel, qui invariablement répond en disant : « est-ce que c’est vraiment le son de ma voix ? » La thanatologie contemporaine considère le processus de transformation graduelle en bloc de savon, « manie-moi comme ci, trafiquemoi comme ça », comme une condition préalable inévitable si l’on veut poursuivre une conversation franche en direct. La vérité, c’est qu’une fois relâchés de leur crypte de cire, les schizophones confirmés ont perdu toute capacité de discerner les vivants des morts. Par conséquent, les jeux du langage ordinaire qu’émettent les haut-parleurs sous l’influence de décorporés locaux commencent à s’arranger euxmêmes d’autres manières, prenant souvent des formes narratives et des rythmes qui ressemblent de manière frappante aux traditionnels récits de voyage dans l’au-delà, et à des comptes rendus plus contemporains d’expériences de mort imminente. Prenez par exemple les récits de voyage vers l’autre monde, tels qu’ils ont été enregistrés par G W


0 4 3 des membres de l’Association Internationale des Études sur la Mort Imminente (simulation vocale) : « [  1 ] Mon cœur s’était arrêté… C’était le noir complet… Ce vide s’est soudain transformé en tunnel, et la lumière la plus merveilleuse est apparue devant moi ; c’est la Lumière… C’est… l’essence de Dieu. [  2 ] J’ai foncé tout droit dans ce noir total, voyageant à ce qui semblait être des millions de kilomètres par seconde. J’ai gravi ce vide immense. Je ne peux le décrire que d’une seule façon : je faisais partie de toutes les choses dans l’univers. Toutes les choses tenaient ensemble et faisaient sens pour moi. » II. Dans tous les restes schizophones, des mélanges de gaz apparaissent rapidement dans les tissus mous de l’épiglotte, leur donnant un effet de crépitation. Des cloques se forment sur la peau tandis que des portions d’épiderme ramolli et partiellement détaché commencent à se désintégrer. Les tissus plus profonds se séparent le long des plans fasciaux, et les organes prennent l’apparence de « nids d’abeille ». Le corps enfle : des taches bleues, rouges et vert foncé marquent la peau. Les yeux éclatent et la langue sort ; les cloques de la peau craquent et le tronc gonflé se déchire. Ce n’est pas étonnant si Francis Bacon était convaincu que seuls les « esprits » les plus résolus avaient pu provoquer des transformations si terribles. Les fluides naturels décolorés et les tissus liquéfiés sont rendus mousseux par des gaz, et certains suintent par les orifices naturels, expulsés par la pression extraordinaire qui s’exerce dans les cavités corporelles. Jadis, il était commun de penser que les cercueils pouvaient gonfler et bomber suite à la pression des gaz ; la légende veut que le corps de la reine Élisabeth I était si enflé par les gaz que son cercueil explosa dans un grand fracas, ce qui aurait provoqué des émeutes dans les rues de Londres. Le fait que le corps vocal demeure presque entièrement vivant après la mort est une certitude. Certes, les organes et les tissus

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0 4 4 commencent à fondre, mais toujours à leur propre rythme. Lorsque le cœur cesse de battre, le foie continue de produire du glucose, les muscles continuent de répondre aux stimulations, les poils continuent de pousser. La mort ne s’installe que lorsque la vie a accompli sa transformation, en temps et en heure, du non-structuré en structuré, de ce qui n’a pas de sens en quelque chose qui en a. De ce point de vue, on mesure mieux la durée de notre vie à partir de nos premiers grognements fœtaux, en passant non par l’œsophage, mais par les boyaux. La même chose pourrait bien s’appliquer au décorporé laissé pour compte, qui de l’ordre relatif propre aux actes de discours directs dégénère en désordre radical de gaz radiodiffusé. III. Francis Bacon expliquait que les processus de putréfaction étaient dus au travail d’esprits corporels sans repos qui, souhaitant être relâchés, se mettaient à bouger de manière confuse et désordonnée, mus par une lutte féroce pour leur liberté. Bacon connaissait probablement son Platon par cœur, il connaissait bien l’observation suivante, qu’on trouve dans le Timée : « Souvent, lorsque la chair se décompose, l’air qui est enfermé dans le corps et qui est incapable de sortir libère les mêmes peines que celles causées par l’air qui entre de l’extérieur » [84e]. L’histoire de la schizophonie foisonne d’écoutes directes d’esprits corporels crépitant à partir de n’importe quelle rainure ou se frayant un passage dans les rides le long de chaque fréquence. En 1968, année millésimée pour l’anatomie morbide, un obscur spécialiste de la décorporation publia un livre sur ses découvertes empiriques intitulé L’inaudible devient audible. La préhistoire de cette étude controversée commence avec les enregistrements sur bande de chants d’oiseaux effectués par un ornithologue suédois du nom de Friedrich Jürgenson. Sous les signatures acoustiques des oiseaux qui gazouillaient, Jürgenson avait remarqué de faibles voix humaines, G W


0 4 5 qui du coup devinrent le sujet de ses deux seuls livres sans rapport avec l’observation des oiseaux : Voix venues de l’espace et Liens radiophoniques avec les morts. Le docteur Konstantin Raudive, un Letton, prit connaissance des bandes de Jürgenson en 1965, entendit le discours déformé de ces décorporés si loquaces, et voua le reste de sa carrière scientifique à leur capture et à leur autopsie. Dans son livre, Raudive concède que l’oreille humaine ne peut pas, sans autre, percevoir immédiatement les voix, mais qu’elle doit être soigneusement accordée sur des périodes pouvant aller jusqu’à trois mois. Les « voix de Raudive », selon le nom qu’elles portent désormais dans la littérature, forment des phrases qui peuvent contenir des mots de six langues différentes et sont structurées à la manière d’un télégramme chiffré plutôt que comme un énoncé oral ordinaire. Raudive prétendait que son salon était fréquenté par plusieurs membres célèbres, tels que Tolstoï, John F. Kennedy, Nietzsche et Hitler, et par sa vieille mère. Ce qui est plus important, c’est qu’il prétendait que les conversations allaient dans les deux sens. Pour Raudive, la position dominante des locuteurs vivants dans la politique du langage est en permanence court-circuitée par le charme contagieux des voix éteintes, des voix-off. C’est précisément ce jeu nerveux, agité et inlassable, d’esprits sans repos, ces « peines » possédées propres aux pressions pneumatiques, qui alimentent la pulsion policière contemporaine visant à polir complètement la surface acoustique de la plus légère trace de crasse, du moindre bruit, de la plus petite interférence. Un polissage si immaculé ne peut être accompli que par le transfert de l’énonciation gutturale sur un système numérique éviscéré, conduisant à l’ère du CD. Ça me rappelle un entretien que j’ai eu avec une obsessionnelle compulsive qui passait ses jours à ruminer sur ses travaux ménagers. Avait-elle poli le sol ? Comment peut-on être sûr qu’un sol est suffisamment poli ? Se pourrait-il qu’il soit suffisamment poli en surface, mais pas en dessous ? Dans l’Egypte ancienne, on avait développé deux manières distinctes de traiter les viscères graisseux. Selon l’une, on introduisait de l’huile dans l’anus qui était ensuite

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0 5 0 1990

Le théâtre médico-légal. Pièces mémorielles pour le corps en morceaux

Fidèle à ses origines militaires, le concept de choc décrit une expérience de désorientation totale des sens. En concentrant une puissance collective, animale, mécanique ou électronique en un seul coup, l’événement potentiellement traumatique ne choque vraiment que s’il excède la capacité de l’individu concerné à absorber des stimuli externes. Une grande partie du dérèglement des sens qui en découle se focalise sur les qualités psycho-physiques d’un spectacle, c’est-àdire à la fois le spectacle offert par l’événement traumatique lorsqu’il se produit, et le spectacle offert par la cible traumatisée une fois qu’il a eu lieu. Par exemple, la puissance dégagée par une salve d’arme à feu, puissance qui a révolutionné la stratégie de l’infanterie au XVIII e siècle et qui a finalement trouvé son apogée dans l’invention de la mitrailleuse, ne se déployait pas seulement à travers la quantité de soldats ennemis qu’elle permettait de tuer, mais aussi dans la synchronisation uniforme de leur mise à mort. Les ennemis faisaient l’expérience d’un choc non seulement parce que leur nombre était significativement réduit, mais aussi parce qu’ils se voyaient tous réduits d’un seul coup : les noces de Chronos et Thanatos. Ce qui a commencé sur un étrier de cheval se termine sur une carte de circuit imprimé, et soudain tout le monde se pose la même question : c’est quoi, ce regard vide, et comment m’en procurer un ? À la guerre ou au cinéma, le pouvoir de mettre quelqu’un d’autre G W


0 5 1 en état de choc, si possible de manière définitive, en vient tout naturellement à représenter le lieu focal de la puissance et (bien que nous préférerions les réprimer) de la plupart de nos désirs. Selon le schéma psychanalytique traditionnel de la névrose traumatique avec bouclier protecteur interférant dans le couple stimulus-réponse, les spectateurs individuels défendent leur intégrité psychique et physique en se fabriquant des œillères ou d’autres filtres de protection. Naturellement, les fervents partisans de la culture du choc tentent de percer ces protections anti-stimuli, aussi renforcées soient-elles, en créant des objets choquants encore plus tranchants, pour que, finalement, le corps du spectateur et le corps de l’événement traumatique fusionnent dans une transe qui dépasse la raison, de sorte que cette horreur macabre s’arrête en grinçant, même momentanément. Telle est la genèse de la condition post mortem et, en réponse, celle de la place de spectateur du théâtre médico-légal, construit pour ramasser les morceaux. Mais reste-t-il encore quelque chose digne d’être vu ? 1. Hors programme Nous les futuristes sommes de jeunes soldats d’artillerie en ballerine […] feu + feu + lumière contre le clair de lune et guerre chaque nuit contre les vieux firmaments de grandes cités seront incendiées de panneaux électriques. F.T. Marinetti, Le théâtre de variétés Écrivant en 1913 sous l’influence suprêmement enivrante de la « guerre chaque nuit », F.T. Marinetti proposait des spectacles composés de « stupéfaction, de records battus et de délires physiques ». Si on prend son ambition au mot, alors la trajectoire abrégée de la navette Challenger doit très certainement

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0 6 6 1990

Corps, anticorps, sans corps

Vers la fin de sa vie, Guglielmo Marconi se mit à croire que les phénomènes acoustiques restaient suspendus dans l’air bien après le moment de leur première émission sonore. Dans la mesure où il interprétait les sons comme des ensembles de vibrations entourés d’une enveloppe dont la phase de chute pourrait théoriquement s’étendre à l’infini, Marconi en conclut que la sensation de silence – silence radio – n’était qu’une question de perception imparfaite. Afin de se régler sur les clameurs accumulées de l’histoire à travers tout l’espace-temps, il suffirait qu’on développe des technologies de réception, de filtrage et d’amplification plus précises. Partant de ce principe, Marconi pourrait bien avoir imaginé une radio débarrassée de ses stations et de ses émetteurs ; les auditeurs se connecteraient sur n’importe quel signal décomposé traversant leur environnement immédiat. De ce point de vue, la radio fournirait un portail électronique vers un vaste répertoire de propos compressés et d’informations acoustiques, une chambre mémorielle pour les vivants, mais aussi une ville au cœur battant pour les morts. Voix mortes à l’antenne. Alors qu’en Amérique l’identité de la radio se retranchait irrémédiablement derrière celle d’une boîte à musique, le compatriote de Marconi, F.T. Marinetti (lui-même fraîchement revenu des tranchées) conçut précisément un tel portail électronique vers les mondes infernaux des enveloppes acoustiques en dégradation partielle. Dans son manifeste de 1933 La Radia, Marinetti propose l’organisation « pure de sensations radiophoniques […] l’enregistrement, l’amplification, G W


0 6 7 et la transfiguration des vibrations émises par des êtres vivants, des esprits vivants ou morts » et des matériaux. Bien que Marconi eût probablement rejeté la bravade en chemise noire de Marinetti qui enjoignait à « multiplier le génie créatif de la race italienne au centuple », il aurait probablement approuvé la recherche d’une radiophonie générée par les circuits de mondes qui ne nous appartiennent pas complètement. Le potentiel absolument singulier et malheureusement inexploré de la radio comme médium permettant d’explorer le passé occupait aussi les pensées de Gaston Bachelard en 1951 : « La radio est vraiment la réalisation intégrale, la réalisation quotidienne de la psyché humaine. » Dans son essai désormais presque oublié, Rêverie et radio, Bachelard envisage l’artiste radio­ phonique comme un « ingénieur psychique » dont le but est de développer « des thèmes de radio […] qui touchent l’inconscient […] » pour préparer « de bonnes nuits à [ses] auditeurs ». Les possibilités permettant d’atteindre des états de rêverie insouciante seraient proposées par les mains de l’ingénieur psychique sur chaque longueur d’onde. Si Marconi voit la radio comme une nécropole-sur-les-ondes invasive et que Marinetti la voit comme un médium de sensation pure, Bachelard, quant à lui, l’envisage comme étant le moyen le plus naturel d’articuler les langages codifiés et souterrains des rêves et de l’inconscient. Se nourrissant d’un feu électro-acoustique, la radio pourrait bien provoquer un état extatique d’hypnose totale. Quelque vingt ans plus tard, Roland Barthes, lecteur attentif de Gaston Bachelard, qui écrivait aussi dans une perspective de jouissance, proposa le projet troublant d’écrire à voix haute : « ce que l’écriture cherche, ce sont des incidents pulsionnels,

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0 7 0 1992 Dégénérés au Pays des rêves. Pourquoi l’art radiophonique contemporain sonne comme une grosse migraine L’art radiophonique contemporain sonne comme une migraine parce que les ondes sont si densément peuplées de dégénérés gonflés à bloc. Au début, il dit vraiment pas grand chose, il a juste quelques spasmes, tu vois, un peu comme un tic nerveux ; au début il y avait un simple doigt crypté, tapotant une pulsation monotone. Après la première secousse, le type commence à cligner des yeux et à serrer les paupières, et il frotte ses pantalons du bout des doigts. Inéluctablement (mais si facile à oublier), le matériau de l’art radiophonique a plus à voir avec les empreintes graisseuses laissées par cette première secousse tactile qu’avec n’importe quel son qu’on peut échantillonner. Pourquoi doit-on toujours bourdonner, haleter, gargouiller autant à propos du « son » ? Et là il remue son nez et fronce les sourcils, et on dirait qu’il grince des dents comme s’il avait la bouche pleine de cartilage de porc, tu vois, tout en faisant une drôle de tête, comme je n’avais jamais vu avant. Télégraphie, sans-fil, voix radiophonique, radar, reconnaissance satellite, imagerie infrarouge, guidage laser : d’un spasme à l’autre, puis un autre et un autre encore, tant de phases étroitement liées dans le dispositif tactique de ce même doigt mortel. On augmente encore la dose de courant, alors il est juste en train de frire, là, il bourdonne, halète, gargouille et tout ça, comme un bébé fou, il fait des clics et des cris, il claque ses lèvres, et, ouais, ok, il se met à aboyer comme un chien. Dans l’histoire cérébrale de la radio palpite la science occulte de la cryptographie ; dans la cryptographie palpite l’art de la guerre. Craquer le code (ou couper le doigt), et l’ennemi va sûrement G W


0 7 1 perdre la face. C’est pourquoi de vieux ténias sans scrupules vont tenir un discours ambigu et provoquer de méchantes migraines massives. Merde, j’ai jamais entendu un truc pareil, et je veux plus jamais entendre ça, plus jamais. Une chose est sûre – scander des slogans utopiques avec une botte desserrée dans la bouche peut provoquer un engourdissement du crâne, alors aimez ce putain de Pays des Rêves s’il le faut, mais mieux vaut juste augmenter la dose et A-BAN-DON-NER ! Bref, juste à la fin, avec sa tête qui a l’air de cramer, wow baby, alors là le fils de pute commence à balancer des jurons, toute la merde habituelle, quand le bruit et les interférences ont été relégués aux marges extrêmes de la bande d’onde courte par des opérateurs sonores dévoués au numérique, n’oublions pas la pression vivante et fuyante de ce bon vieux gaz de transmission, l’irréductible euphonie du rire animal et des cris humains, le gazouillis désordonné des oiseaux tropicaux, toutes sortes d’organes sexuels et autre, des trucs sur lesquels il ne posera plus jamais ses mains sales, parce qu’il s’était barré, gamin, il s’était barré, n’oublions pas non plus, même quand le jour viendra où nous serons obligés de chanter WE ARE THE WORLD à l’unisson sans accrocs au nom du dernier mot à la mode, que les artistes radiophoniques aux sourcils arqués et aux dents grinçantes, nous tous et pour toujours, merde, la fumée blanche lui sortait carrément de ses putains d’oreilles : Clan invisible  ! n’aie pas peur avec un glissement de la main nous allons tous disparaître nous ne sommes pas l’Équipe de Vidage du Cerveau nous sommes des Dégénérés au Pays des Rêves nous sommes des Dégénérés au Pays des Rêves

AU PAYS DES RÊVES !

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0 7 2 1993

Le trésor de Madame Schliemann I.

Hiver 1876 : Sophia Schliemann (née Sophia Engastromenou) se tient fière­ ment debout, avec pelle et pioche, à quelques pas de la Porte des Lionnes à Mycènes sur la plaine d’Argos. Elle sourit. Les piquets de démarcation d’une fouille archéologique sont visibles à quelques mètres de distance de là où elle se tient ; ils délimitent un tombeau en forme de ruche nommé « le trésor de Madame Schliemann ». Durant les derniers mois, Madame Schliemann a déterré l’une des Cités des Morts, l’Acropole de Mycènes – Mycènes, le port d’attache d’Agamemnon, Roi des Hommes et Conquérant de Troie. Mycènes, lieu de l’une des plus grandes félonies à avoir jamais été commises entre une femme et son mari. II. Sophia Engastromenou, qui a épousé Heinrich Schliemann (ex-épicier, exprofiteur de guerre, lecteur avide de Homère et qui venait de découvrir Troie) se tient à l’extérieur de la Porte des Lionnes, sur la plaine d’Argos, elle a l’air satisfaite. Sophia a creusé profondément à l’intérieur du mausolée, connu par son dévoué mari et par la presse populaire victorienne sous le nom de « Trésor de Madame Schliemann ». Ses efforts ont payé. Elle vient juste de faire l’une des découvertes les plus spectaculaires de l’histoire des fouilleurs de tombe, une découverte qui va lui apporter une gigantesque renommée : elle sera la première femme archéologue. G W


0 7 3 Madame Schliemann se tient devant le monticule funéraire d’Agamemnon, Roi des Hommes et incendiaire le plus révéré de l’époque homérique, tué comme un veau dans un abattoir par Clytemnestre la félonne et son amant Egisthe, simple objecteur militaire. Elle a fait un long voyage depuis Kolnos, lieu de vacances pour la famille Engastromenou et de naissance pour Sophocle, le fils dramaturge d’un fabricant de munitions. Elle savoure sa découverte. Pour la première fois de sa vie, elle a fait l’expérience immédiate de l’excitation charnelle que procure l’archéologie. III. Sophia Schliemann se tient fièrement sur la plaine d’Argos grâce à la poursuite fiévreuse de Pénélope entamée par Heinrich Schliemann, un ancien petit commerçant destiné à devenir la machine à pelleter la plus célèbre de la révolution industrielle. La poursuite de Pénélope prit fin grâce au service de rencard photo géré par un certain Theokretos Vimpos, ancien professeur de grec de Heinrich et futur archevêque d’Athènes. Heinrich avait besoin de Vimpos pour embaucher une fiancée, parce que Minna, la petite copine de son enfance, dans sa petite ville allemande du Mecklembourg, s’était mariée avec un modeste paysan tandis que lui, le futur Grand Excavateur de l’Époque Victorienne, spéculait sur des matières premières. Et pourtant Heinrich avait besoin d’une Pénélope comme d’un carburant pour sa pelleteuse surchargée ! Vous demandez Pénélope, vertueuse épouse du rusé Ulysse ? Vous aurez Sophia, future Reine de Troie pour Heinrich. IV. Sophia de Kolnos se trouve à l’extérieur du « Trésor de Madame Schliemann »,

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0 7 8 1994

Tremble, râle, roule. Un manifeste radiophonique

00:00 Tremble, râle, roule Tremble, râle, roule Tremble, râle, roule Tremble, râle, roule Le genre de destin étrange et paradoxal du langage hors du corps, du langage quand il continue de passer par […] G W


0 7 9 01:04 Chant pour un désencorps sonné Mon corps vole sur l’océan Mon corps vole sur la mer… Pourrais-tu ramener mon corps Oh, ramène mon corps près de moi. Mon corps vole sur l’océan Mon corps vole sur la mer… Mon corps vole sur l’océan Oh, ramène mon corps près de moi. Tremble, râle, roule […] Et voilà ce que je veux dire par tremble, râle et roule : toute cette idée de radio en direct était une illusion, les vivants ne parlent qu’à travers les cadavres articulés de la technologie. Les morts passent par les vivants ; plus la transmission est morte, plus la sensation est vive : le plus mort, le plus vivant, le plus mort […]

04:06

Le chœur des naufragés Ramène, ramène, ramène mon corps près de moi, de moi,   Ramène, ramène, oh, ramène mon corps près de moi !   Vous êtes à l’antenne. [Cri] Merci beaucoup. Plus lentement, lentement, lentement […] Et voilà ce que je veux dire par tremble, râle et roule

G


0 8 0 05:00 Un monde de lèvres Désolé […] On teste le son. Là, on n’a pas rembobiné. Très, très bien. Pour finir, répète la proposition sans utiliser ton larynx. Le problème des corps, c’est la cause des anticorps,   et le problème des anticorps, c’est sans corps du tout. Très, très, très bien. Admettons que la proposition est démontrée. Tremble, râle, roule […] Connecte-toi, plante-toi une aiguille dans le cerveau et fais tourner la musique, chérie, car tu es d’une sauvagerie digne d’un roller-derby bien tordu. Je suis la prothèse. Une terre où l’improférable est proféré […] Et voilà ce que je veux dire par tremble, râle et roule.

06:43

Une virée à travers la caverne de l’imaginaire Ce n’est pas que le lieu d’éclats soudains d’illuminations philosophiques, mais c’est aussi le lieu des folies les plus dépravées. Ce n’est pas qu’un lieu de refuge, mais aussi un lieu de dangers. Pas que des rêves, des révélations et des refuges, mais aussi des cauchemars, de la folie et du danger. La Caverne de l’Imaginaire. Y êtes-vous déjà allé ? Qu’en est-il de votre recherche ? Ténèbres.

G W


0 8 1 08:26 Faites trembler mes os L’exemple vraiment parfait d’une chose inquiétante à entendre dans les écouteurs. Enfin bref, on s’est presque écrasé en décollant de Honolulu. Des barres de métal se sont arrachées du train d’atterrissage et ont endommagé les volets de stabilisation, l’avion avait à peine quitté le sol qu’il s’est mis à trembler violemment. Désormais, je le confesse, à chaque nouvel avion qui s’écrase, je fais partie de ces âmes morbides qui lisent les récits des survivants avec une intense curiosité. Et j’en conserve des dossiers volumineux. De tels récits mentionnent presque toujours de violents tremblements juste avant le désastre. Donc, quand le compartiment à bagages s’est ouvert juste au-dessus de nos têtes, et que des Samsonites de poche nous sont tombées dessus, j’étais sûr que nous étions à deux doigts de ballotter en gerbe de feu. Mais le pilote Qantas nous a immédiatement informés – quand vous entendez un pilote Qantas, le genre de type plutôt calme d’habitude, quand vous sentez une pointe d’angoisse dans sa voix, vous savez que vous êtes dans la merde – le pilote Qantas nous a immédiatement informés qu’il allégeait l’avion en versant mille litres de carburant dans le Pacifique. Tremble, râle, roule […]. C’est ce que je veux dire par : tremble, râle et roule.

G


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1 1 0 2006

Voici le monde entier

La communication est la communauté, et il est vrai que, tôt ou tard, le monde entier ressurgit d’un formidable remous des ondes, recouvert d’un brouillard qui doit être le résultat de quelque chose de chaud, d’humide et de significatif. Et tout à coup, la voilà : Mère Radio, mûre, vigoureuse et pas qu’un peu sexy dans ses habits du dimanche avec ses bottines noires chic, qui nous montre qu’elle sait toujours comment s’y prendre et dans quel lieu – ses bras tendus en une invitation ouverte et généreuse sur ce qui semble sans limite : le domaine public. Les charmes irrésistibles de l’espace radiophonique : pas de frontière, pas de videur, pas de guichet d’entrée, pas de vestiaire. Et pas de corps disgracieux, avec leurs différences problématiques de pigmentation de la peau, de choix de chaussures ou de chair percée. L’espace radiophonique, le plus sublime de tous les ou topoi, un non-lieu grand ouvert qui laisse clairement résonner un potentiel de communication avec une possibilité utopique : des voix comme divines, omniprésentes et pourtant intimes, suspendues dans le vent – qui pourrait leur résister ? J’ai aussi souvent rêvé d’un temps où le monde entier vivrait, respirerait et serait touché sur les ondes, car c’est le rêve que Mère Radio fait chaque nuit, et si tu te couches dans ce grand lit douillet avec elle, tu n’as pas d’autre choix que de partager son rêve. Pour ceux qui ont des convictions profondes concernant la création de communautés libres, autonomes et durables grâce aux propriétés quasi magiques de la diffusion, le rêve enivrant de l’utopie radiophonique provoquera un trouble des plus agréables. Le problème vient ensuite, le lendemain matin, sous la forme d’une méchante G W


1 1 1 gueule de bois électromagnétique emballée dans une migraine mortelle. Prenons le cas paradoxal de Velimir Khlebnikov et sa proposition audacieuse de 1921 pour une radio qui serait « le soleil spirituel de la nation » où rayonneraient les chants surnaturels d’oiseaux mythologiques. Installé dans la salle de contrôle, le Grand Sorcier de Radio Khlebnikov magnétiserait la conscience nationale, en guérissant les malades par suggestion hypnotique et en augmentant même la productivité des travailleurs par des systèmes de notes adaptées aux saisons, « car c’est chose connue que certaines notes, comme la et si, peuvent augmenter la capacité musculaire ». Et pourtant une fois que les ondes radio ne font plus qu’un avec la vie mentale d’une nation, toute interruption du signal produirait une sorte de commotion cérébrale diffusée, « un black-out mental sur tout le pays, une perte de conscience temporaire ». Donc Radio Khlebnikov doit être protégée, fortifiée, super-renforcée, blindée. Décollez la fine peau du zeppelin neuro-vibratoire et vous trouverez une salle de contrôle sombre coulée dans le ciment, signalée par une tête de mort. C’est comme ça dans l’art et la politique de l’espace radiophonique. Le « Voici le monde entier » est bien trop souvent suivi, dans le même souffle, par « Danger, accès interdit ». C’est le défi constant pour chaque radio qui pousse à partir de rien, que ce soit à Oaxaca ou en Afrique du Sud, à Brooklyn ou à Berlin, et ce défi, plus politique et philosophique qu’esthétique, est présent dès la toute première transmission radio transatlantique : une seule lettre « s », envoyée par la main de Marconi en personne, pas comme un serpent ou un sifflement, mais un simple code morse point point point. Quelles qu’aient été les intentions de Marconi, comment interpréter ce code secret singulier ? Estce que ça signifie point point point comme au début

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1 1 4 2007 Le fond de la pensée Le titre sonne – inquiétant. Il est tiré de la magnifique phrase du poète français Paul Valéry, « le fond de la pensée est pavé de carrefours. » De carrefours ? Oui. Et mon programme d’auto-renouvellement donne accès à ces carrefours par le biais d’une technique thérapeutique appelée Marche Circulaire, une technique que j’ai expérimentée personnellement sur plus de quinze mille kilomètres. Quinze mille kilomètres, c’est donc en fait bien plus que la démarche des Douze Étapes. Ha, très drôle, je vais me souvenir de ça. Quand j’ai vu pour la première fois une référence à la Marche Circulaire dans un article de presse, j’ai pensé qu’il y était question d’éco-tourisme. En un sens, on n’est pas si loin du compte, sauf que dans mon programme, la sauvagerie est une sauvagerie plus subjective que géographique. Une sauvagerie subjective est beaucoup plus difficile à atteindre qu’en s’inscrivant simplement à un safari exotique. Vous faites référence quelque part à la « sauvagerie intérieure » ? C’est juste. Il y a une magnifique citation de l’Américain Thoreau, que j’imprime au dos de mes cartes de visite, tenez, lisez. « Il est vain de rêver à une sauvagerie distante de nous-mêmes. Il n’en existe pas de pareille. C’est la vase à l’intérieur de nos cerveaux G W


1 1 5 et de nos boyaux, la vigueur primitive de la Nature en nous, qui inspire ce rêve. » Très bien. Donc la Marche Circulaire permet d’entreprendre un voyage à travers les marais sauvages à l’intérieur de nos cerveaux et de nos boyaux ? Oui, même si toutefois l’idée du cercle est extrêmement polymorphe, de manière presque métaphysique, c’est le Cercle des cercles, le Cercle qui circonscrit tous les autres cercles de vie et d’existence, des cercles de communautés, des cercles de communication, des cercles de significations. Et bien sûr chacun de ces cercles possède une voix distincte, qui doit être découverte et diffusée librement dans l’air – Alors, quelle fut la genèse philosophique de votre perspective ? Quand j’étais étudiant de troisième cycle dans les années 1980, j’ai proposé ce qui à l’époque était considéré comme une hypothèse plutôt excentrique, à savoir que la figure du cercle n’était pas qu’un symbole statique, mais aussi une ouverture hautement dynamique vers des langages latents qui résidaient jusque-là sous la surface de l’inconscient collectif, si seulement on pouvait en entendre la vibration. Et cette vibration ne peut être entendue que par une personne puis par une autre ? C’est mon hypothèse. Alors, comment je m’y prendrais avec cette technique de base ? Oui, alors bon, la technique de base a émergé d’une série d’expérimentations que j’ai effectuées sur moi-même depuis 1995, et implique de dissoudre le soi en un cercle temporel de manière à libérer ce que j’appelle le gramophone existentiel.

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1 1 6 Le gramophone existentiel ? Oui, il s’agit d’accéder au moi profond, à la collection d’enregistrements de voix qui sont indispensables à l’identité de chacun, et qui doivent être libérées au travers d’un processus que nous appelons l’Émission Essentielle, la seule manière de savoir qui on trouve ou ce qu’on trouve là en-bas. Là en-bas ? Vous voulez dire tout au fond ? Exactement. Là en-bas, là où vous êtes vraiment, à ces carrefours, à ces carrefours en bas tout au fond de la pensée, et nous avons besoin de donner voix à ce tréfonds, et nous y parvenons à travers cette technique que nous appelons « ramage ». « Ramage » au sens propre, comme le fait de « gazouiller », ou au sens figuré, comme le fait d’être en bateau et d’« avancer avec une rame » ? Comme « gazouiller » : c’est vraiment une forme d’émission. Certains des enregistrements que vous m’avez fait écouter, les voix sonnent inhumaines, comme si elles venaient d’une caverne sombre et lointaine – c’est très troublant. Oui, bon, ces enregistrements viennent de mon propre gramo­ phone : je ne me sens pas à l’aise de jouer les voix fondamentales des autres en public, mais dans mon cas, je les trouve fascinantes. Les écouter me procure une formidable sensation de bien-être, comme si le simple fait de les diffuser constituait une sorte de libération, et les vibrations, les vibrations sont les chants de la liberté. Mais souvent le morceau est là, et après il disparaît durant de longues périodes. Oui, vous voyez, ce sont les rythmes de l’identité. Baudelaire a dit que la dispersion et la reconstitution du soi, c’est là toute l’histoire – tout est là. G W


1 1 7 Professeur, de nombreuses traditions psychanalytiques ont proposé des techniques pour accéder au fond de soi, mais la plupart d’entre elles impliquent le langage d’une manière ou d’une autre. Mais pour vous, le langage n’a vraiment rien à voir avec ça. Pas exactement. Il y a un langage au fond, mais un langage qui ne s’adapte pas vraiment au canapé du psychiatre. Les cures par la parole vont effectivement guérir, mais elles guérissent la parole, alors que ma technique agit en deçà de la parole, et non sur les souvenirs articulés et sur les rêves symboliques. Elle agit sur les marécages et les boyaux. Une cure par la marche plutôt que par les mots ? Oh, il faut vraiment que je note ça, c’est très bien. Il y a quelque chose à craindre ? Certainement pas au début, mais au cours de l’expérience, disons qu’il serait préférable de rester attentif à l’imprévu. C’est une sorte de dragage, en un certain sens, et quand le filet remonte, il n’y a rien de surprenant à trouver dedans autre chose que des poissons tout frétillants. Alors, dites-moi exactement ce que je dois faire. La première étape consiste à trouver un endroit protégé, qui soit ouvert et en même temps isolé. Après, vous délimitez un cercle sur le sol de l’endroit, à la craie ou au marker, ou ce que je préfère utiliser, c’est de l’adhésif de couleur. Le cercle devrait faire exactement cinq pieds de diamètre, puis vous placez l’enregistreur précisément au centre du cercle, et après : c’est parti ! Et après pour voyager vers le fond il suffit de marcher le long du cercle pendant de longues périodes ? L


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1 2 2 2012 Dieu Patate Épouvantail Chant de groupe [appel et réponse] Me ma mi mo mu, me ma mi mo mu Je veux un peu plus de m, plus de m. Entrez dans le mmmmm. Me ma mi mo mu OK, et juste un demi-ton au-dessus, me ma mi mo mu Tenez-le, tenez-le, allez. Respirez. Me ma mi mo mu, encore une fois, me ma mi mo mu OK, bien, je commence à sentir la vie, de petits signes vitaux,   Maintenant, après le me ma mi mo mu, il y aura un instant de pause, et ensuite…   Kama Sutra [elle chante] Ce soir, ce soir, ça commence ce soir, Ce soir, il n’y aura pas d’étoiles au firmament. Ce soir, les moments sont des secondes, les secondes sont comme les heures, les heures sont comme l’aube, Vous savez que je suis nulle pour les paroles.   Ça fait marrer tout le monde à la maison, mais j’ai une belle voix, vous ne trouvez pas ? Paroles pourries, mais voix sublime, Ma foi, ce soir, ce soir ; il n’y aura pas d’étoiles ce soir… Connecteur Dieu Patate Épouvantail. Dieu Patate Épouvantail. Hmmm. Dieu Patate Épouvantail.   Dieu Patate Épouvantail. Frites, tripes, frites tripes, frites tripes. Dieu Patate Épouvantail.   Croque croque croque ta frite mitaine. [se poursuit à plus faible volume] Fan de castors Quand on est seule à la maison, soir après soir, comment se faire du bien à soi-même, hein ? On dit que personne ne peut nous faire G W


1 2 3 nous sentir bien, qu’il faut se faire du bien à soi-même et le toucher est un art qui se perd, et la sensation de la soie ou du castor, voire même un bain, où est ce truc liquide ? C’est un des plus grands plaisirs de la vie, et t’as même pas besoin d’un mari à la maison pour ça. Visage souriant [lit qui grince] C’est vrai, j’ai traîné dans des endroits glauques, des tas d’endroits glauques, des lieux où, tu sais, les gens ont fait des trucs affreux, des endroits où des gens ont été tués, beaucoup de gens, des gens bien, mais cet endroit, c’était encore pire que les autres, je veux dire que je n’ai jamais ressenti un truc pareil, c’était si vide et tu sens, tu sens juste que t’es en contact avec ce néant, que ce sentiment de vide, tu pourrais te laisser tomber dedans, ouais, c’est vraiment flippant, tu roules et tout à coup tu y es, dans cet espace vide. Laisse-toi aller, c’est un peu comme, je sais pas, ça te donne l’impression d’en faire partie, c’est comme si le vide là dehors faisait ressortir tout le vide que tu as en toi, OK et je pense que nous portons tous ce petit bout de néant en nous et tu vas vers cet endroit et c’est comme si les riens se connectaient, et ça sort, je sais pas, ça te laisse avec ce sentiment hyper bizarre, tu vois, donc on a juste, on voulait sortir de là aussi vite que possible, et on est entrés dans le bar le plus proche, je sais pas, c’était ce lieu, ben, qui sentait vraiment mauvais juste à côté de la station service. La dame à la figue Le Seigneur m’a conviée à vivre dans cette plaie, afin que je puisse voir le chemin qui mène de la mort à la vie éternelle. Ce n’est pas un endroit heureux, mais c’est un lieu nécessaire, un trou dans notre esprit qui doit être lavé et purifié. Visage souriant On voulait partir de là aussi vite que possible et on est entrés dans le premier bar qu’on a trouvé, c’était cet endroit, je sais pas comment le décrire, qui sentait vraiment

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1 2 4 mauvais à côté de la station service et on a fait ce qu’on a pu, ce qui nous passait par la tête pour retrouver le sourire, on pensait que si on arrivait à retrouver le sourire, ce rien, ce rien, on a juste fait tout ce qu’on pouvait, tout ce qui nous passait par la tête pour retrouver le sourire, on pensait que si on arrivait à retrouver nos sourires, on pensait que si on retrouvait le sourire, alors ce rien, ce rien, ce rien, ce rien… La dame à la figue Un trou dans notre esprit qui doit être lavé, qui doit être lavé, qui doit être lavé et purifié. Kama Sutra [elle chante] Mes yeux ont vu la gloire de la venue du Seigneur, il piétine le Bien là où sont gardés les raisins de la colère. Hum, l’avènement du glaive, sa puissance est en marche Gloire, gloire, alléluia ; gloire, gloire alléluia ; gloire gloire alléluia   La vérité persévérera. La dame à la figue Apocalypse 6 :13 et les étoiles du ciel tombèrent sur la Terre, comme lorsqu’elle parsème la terre de ses figues vertes, quand le figuier est secoué par un vent violent, un vent qui arrache les figues des branches, donc en d’autres mots nous ne sommes peut-être pas prêts pour la fin, mais elle approche, les figues prématurées sont toutes proches. Connecteur [il chante] Croque, attends une minute. Croque-mitaine, croque-mitaine, j’ai besoin d’une rengaine, Épouvantail, épouvantail, es-tu si épouvantable ? Non, j’ai besoin de quatre vers. Épouvantail, épouvantail, es-tu si épouvantable ? Non, tu dois arriver à quatre vers Épouvantail, épouvantail, es-tu si épouvantable ? Non, il faut penser à quatre vers, alors laisse-moi réfléchir. G W


1 2 5 L’homme à la poussière de maïs Non, c’est du maïs, mais euh, tout le monde sait que c’est vraiment sombre, sale, d’allure crasse… Docteur ès cri Criez, je supplie pour que quelqu’un ici soit de Bayonne, New Jersey, ou pousse un cri pour elle [rires] Bayonne, New Jersey, quelqu’un qui crie pour [un seul cri strident] Flotteur OK, eh bien un corps d’humain mort qui flotte dans l’océan va presque instantanément attirer l’attention en tant que source de nourriture potentielle. Et ça s’accélère, même juste après quelques jours. L’identification du médecin légiste peut devenir très difficile, voire impossible. On peut, vous savez, avec les dents, mais la plupart du temps on doit avoir recours à l’analyse ADN. Connecteur Frites tripes, frites tripes, frites — dieu patate épouvantail. Homme mystère Ils ont beaucoup beaucoup beaucoup beaucoup de mystères, et ce sont surtout des mystères qui me passionnent quand ils me font marcher. Il y en a quelques-uns, je sais d’où ils viennent, la plupart je ne sais pas. Flotteur OK, ouais, tout le monde va penser à un cadavre, tu sais, qui devient de la nourriture pour d’autres espèces et c’est clairement vrai, mais ce que les gens oublient souvent, c’est que les corps peuvent aussi devenir des habitats pour des micro-organismes, certainement pour des millions, mais aussi pour plusieurs sortes de poissons, de crabes et je ne sais quoi, et d’une certaine façon, ce sont ces deux issues pour le cadavre flottant, tu vois, la source alimentaire et l’habitat qui se font la compétition en quelque sorte, parce que si le tout est dévoré, eh bien, il n’y a plus d’endroit pour vivre, alors elles sont en compétition et c’est ce qui va véritablement déterminer ce qu’il adviendra du corps.

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1 3 0 2016

Un almanach de plaies insensées

Le soir précédant l’arrivée des campeurs accompagnés par leurs parents, six aspirants moniteurs d’une colonie de vacances dans le Maine participaient à une rencontre au camp de filles voisin. Après quelques heures à tenter de séduire les jeunes monitrices, une fine pluie avait commencé à tomber, transformant notre feu de camp en un tas fumant, présageant la route à venir. Après quelques bises rapides pour se dire au revoir et des embrassades gênées, nous nous sommes entassés dans un break vintage construit comme un tank. L’humeur était joyeuse, aussi joyeuse que le volume qui sortait de l’autoradio pourri était élevé, alors que nous chantions à tue-tête avec Janis Joplin. Mon dernier souvenir : des phares de voiture qui se gravent dans mon cerveau, une fraction de seconde avant de nous écraser de plein fouet dans une berline Toyota, tuant sur le coup un couple de personnes âgées. Nous quittons la route, la voiture fait un tonneau et s’écrase contre un poteau téléphonique. Dans son roman Crash !, J.G. Ballard utilise la tournure « un almanach terrifiant de plaies insensées » : c’était devenu notre profil médical collectif. En quelques secondes, un wagon d’adolescents heureux s’était reconfiguré en une masse fumante et tordue de métal et de chair. Quant à ma propre entrée dans l’almanach terrifiant : une mâchoire fracassée si violemment qu’un fragment d’os perça la dure-mère, la membrane qui G W


1 3 1 retient le liquide à l’intérieur du cerveau. Ce liquide s’échappait maintenant par le nez, se mélangeant à du sang provenant de multiples lacérations à la tête et au visage causées par les éclats de verre. Les jours qui suivirent, les médecins me regardaient avec une pointe d’étonnement ; comment ce garçon peut-il encore être en vie ? À ce moment-là, ma mâchoire était maintenue par des fils et on m’avait retiré des fragments de plusieurs dents. Mon crâne et mon visage étaient presque entièrement recouverts de bandages rembourrés. J’étais terrifié à l’idée d’avoir perdu tout mon visage ; pour quelle autre raison auraient-ils retiré le miroir de la salle de bain ? Je m’imaginais tel un monstre plein de fils, une vision encore assombrie par la sensation que j’avais d’être hors de ma tête, ou que la tête que j’avais n’était pas la mienne. La neurobiologie des traumatismes crâniens n’en était qu’à ses balbutiements ; les docteurs étaient occupés à réparer la ponction de la dure-mère pour endiguer l’écoulement qui sortait de mes narines. Puis, les oreilles se tournèrent vers les différents « souffles » qu’on entendait dans mon torse. Je pensais que le docteur disait « soûl » et je me disais, non, attendez, je n’ai bu que quelques gorgées de bière ! Pour contrôler ces souffles, il fallait me brancher à tout ce qu’il y avait de plus technologique dans le centre hospitalier, et même me soumettre à une série d’analyses rénales avec un cathéter urinaire, une procédure pas vraiment la bienvenue pour un jeune de seize ans déjà convaincu qu’il était condamné à rester célibataire toute sa vie. Pendant tout ce temps, j’avais des migraines atroces, mais je ne m’en plaignais à personne, de peur qu’ils ne se mettent à fouiller là-dedans aussi. Tout cela m’offrait un cadre personnel et intime pour réfléchir à la violence latente de nos technologies, que ce soit dans le domaine des transports ou des soins intensifs. Ma première pièce radiophonique, Display Wounds, puisait dans cette expérience en inventant une voix pour une nouvelle science de la vulnérologie, une voix qui parle lentement, une voix qui cherche à comprendre la sensation des blessures, à entendre leurs voix quand elles s’unissent en un chœur de contestations et de résistance face à l’almanach terrifiant de plaies insensées.

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1 3 2 Le vulnérologue Aucune plaie ne parle d’elle-même. La seule chose qui émerge spontanément d’une blessure, c’est le sang. Si vous voulez en connaître le sens plus profond, alors il faut lire ces plaies. Elles doivent être interprétées et déchiffrées. La vulnérologie, ou la science des blessures, est l’activité qui s’intéresse à cette interprétation. Ce que vous avez vu plus tôt n’était que le traitement de l’hémorragie, et cela n’a vraiment rien à voir avec le traitement de la plaie. Soigner la blessure est un processus d’interprétation. Essayer de comprendre et déchiffrer ce qu’est cette plaie. Nous faisons partie d’une société qui est fière de ses innovations technologiques, plus rapides, plus puissantes, plus dynamiques. Nous ne voulons pas nous interroger sur le fait que chaque innovation technologique apporte sa propre contribution à ce que j’appelle le paysage de plaies. Les gens me font souvent la remarque que j’ai une façon de parler qui est particulièrement lente. Eh bien, c’est non seulement pour ne pas blesser mon larynx, mais c’est aussi une façon de contribuer au ralentissement d’un paysage de plaies basé sur la vitesse et hautement mortel. Il est intéressant que vous fassiez une comparaison avec le langage, car mon approche en tant que vulnérologue est de penser la blessure comme un signe entre le corps individuel et le paysage technologique. La blessure est une inscription laissée sur la surface de la chair par [coupure/voix/blessure] Il est impossible de penser à une technologie particulière sans la séparer du mal qu’elle peut causer. Et, en ce sens, je pense à toute une écriture manuscrite, à toute une écriture manuscrite, en ce sens, je pense… que c’est une écriture manuscrite basée sur la propension qu’a cette culture à se faire du mal à elle-même. Il y a de nombreux problèmes, il y a de nombreux problèmes d’interprétation auxquels on est confronté en déchiffrant ce style étrange d’écriture manuscrite. C’est parce que les blessures jouent toujours aux idiotes. Ce G W


1 3 3 sont des menteuses invétérées. La façon dont la plaie apparaît en surface ne donne que rarement une idée de ses dimensions réelles. Le traitement de l’hémorragie n’a vraiment rien à voir avec le traitement de la plaie. Soigner la blessure est un processus d’interprétation. Je n’ai pas l’impression que la plaie ait été soignée tant qu’on ne lui a pas donné une voix, tant qu’on ne lui a pas donné les moyens de s’exprimer. Aucune plaie ne parle d’elle-même. Le but de l’activité d’interprétation vulnérologique est donc de composer une voix pour celle-ci. La première chose à faire est d’en faire une abstraction. Nous essayons de composer une représentation en fibre optique et géométrie fractale et nous composons une image de la blessure. Nous avons découvert que la plupart des plaies ressemblent beaucoup, bio-mécaniquement, au larynx humain. La prochaine étape est donc de trouver un moyen de les faire parler. Évidemment, si vous analysez une blessure due à une collision entre trains à grande vitesse ou au crash d’un jet supersonique ou à un accident de voiture, vous ne pourrez en général pas la traduire de manière littérale. La pratique du vulnérologue s’applique plutôt à percevoir les sensations de la plaie. Ressentir son émotion. Ressentir sa qualité. Percevoir les sensations de la plaie. Ressentir son émotion. Ressentir la nature profonde de son expérience. Ressentir les implications des types de plaies auxquels il faut s’attendre. Le danger est que le paysage de plaies engendre une société de monstres. Il est intéressant de faire cette comparaison avec le langage, car dans les traditions occidentales, il y a un lien très fort entre la parole et la plaie. Si on prend par exemple les cinq plaies sur le corps du Christ – eh bien, théologiquement, chacune de ces plaies représente une validation authentique, dans le sang, de l’humanité essentielle du Christ. Chaque plaie est une ouverture à la parole de Dieu et le corps du Christ sur la croix est la matérialisation vivante des écritures. Le théâtre des plaies est un théâtre de la mémoire. D’une certaine façon, le vocabulaire de l’esprit et le vocabulaire de la chair se recoupent dans cette image.

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[…]

la suite de ce texte dans le livre…


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Notes sur le CD 1.

Shake, Rattle, Roll Un manifeste pour le corps en morceaux. Première diffusion en 1993.

2.

Mind, Body and Soul Deuxième épisode de la série « Talk to Sleep ». Première diffusion en 1999.

3.

Mr. Whitehead, Are You There ? Une enquête sur la nature de la dramaturgie radiophonique. Première diffusion en 2000.

4.

The Catastrophe Class Première diffusion en juin 2001.

5.

Potato God Scarecrow Désordre librement associé pour voix essorées, dans la forme approximative d’une hutte de castor. Première diffusion lors du Jour de la Création Radiophonique en 2011.

6.

Bravo Echo Echo November Bravo Alpha Sierra Tango Echo Lima Echo November Hotel Alpha Uniform Tango. Première diffusion en Tasmanie en 2013.

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Sources Les textes composant ce volume ont été publiés une première fois sous les références suivantes : « Who’s There? Notes on the Materiality of Radio Art », Art & Text 31, 1989. « Principia Schizophonica: On Noise, Gas and the Broadcast Disembody », Art & Text 37, 1990. « The Forensic Theatre: Memory Plays for the Post-Mortem Condition », Performing Arts Journal 35 / 36, 1990. Réimpression : The Politics of Everyday Fear (Brian Massumi éd.), University of Minnesota Press, Minneapolis, 1993. « Bodies, Anti-Bodies and Nobodies », Sound By Artists (Dan Lander et Micah Lexier éd.), Art Metropole et Walter Philips Gallery, Toronto, 1990, p. 199 – 201. « Degenerates in Dreamland », Musicworks 53, 1992. « Mrs. Schliemann’s Treasury », ALEA 3, 1993. « Shake, Rattle, Roll », P-Form: Interdisciplinary and Performance Art Magazine 33, 1994. « The Bone Trade », Cabinet: A Quarterly of Art and Culture 1, 2000. « Hungry for God », Cabinet: A Quarterly of Art and Culture 7, 2002. « The Catastrophe Class », création radiophonique, Generator Sound Art CD, 2005. « Here Comes Everybody », texte prononcé lors de la journée d’étude « Radio Communities: The Other Side of the Electronic Divide », Vera List Center for Art and Politics, New School, New York, 29 novembre 2006. « The Bottom of the Mind », Documenta Magazine 1 – 3, 2007. « Potato God Scarecrow », création radiophonique, cassette, Banned Productions, 2012. « Almanac of Insane Wounds » est inédit. Ces textes sont disponibles en libre accès sur le site : gregorywhitehead.net

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Crédits Édition et traduction (de l’anglais) Lionel Bize, Laura Daengeli, Samia Guerid, Christian Indermuhle, Christine Ritter et Thibault Walter Conception graphique Notter+Vigne Coproduction Arno Renken – Hochschule der Künste Bern Remerciements Vincent Barras, Romain Bionda, Norma Daengeli, Yves Erard, Anne Gillot, Christa M. Harrison, Susan Harrison, Virginia Madsen, Francisco Meirino, Michel Pennec, Joséphine Stebler, Patrick F. Van Dieren, Louna Djamila Walter. Gregory Whitehead remercie Thibault T-Bone Walter, son ami et collègue de recherche en screamscape studies, pour son esprit radiophonique raffiné, sa bonne humeur, son sens du jeu et ses encouragements persistants à donner à ces voix et écrits dispersés un lieu et une nouvelle langue.

Cet ouvrage a été publié avec le soutien de la Hochschule der Künste Bern, du Fonds des Publications de l’Université de Lausanne, du Cours de Vacances de l’Université de Lausanne, de la Fondation Jan Michalski pour l’Écriture et la Littérature, et du Lausanne Underground Film & Music Festival

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Déjà parus dans la collection « Rip on/off » 2015 Nicolas Collins Micro Analyses 2014 Bryan Lewis Saunders La troisième oreille et autres textes 2013 Leif Elggren Un peu comme voir dans la nuit, et autres textes 2012 Yan Jun Génération dakou. Écouter, recycler, expérimenter 2011 David Dunn Extractions des espaces sauvages. Cybernétique de l’écoute, écologie sonore. Textes 1981 – 2011 2010 Michael Gendreau Parataxes. Fragments pour une architecture des espaces sonores 2009 GX Jupitter-Larsen Saccages. Textes 1978 – 2009 2008 Zbigniew Karkowski Physiques sonores

www.riponoff.ch

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La collection Rip on  /off Fondé en 2008, Rip on / off est un projet culturel, musical et littéraire de longue durée qui vise à promouvoir, par le biais d’édition de livres, d’organisation de performances, de conférences et d’ateliers, le travail en art sonore effectué par des artistes contemporains. Chaque année, Rip on / off publie les textes d’un artiste sonore et en édite une œuvre musicale originale.

La collection « Rip on / off » entend remplir trois objectifs :

1. un objectif documentaire : donner accès aux textes des artistes eux-mêmes qui décrivent leur travail et leur réflexion sous forme de manifestes, études critiques, entretiens, journaux, protocoles d’expérimentation ou récits de fiction ; présenter aussi leur univers musical, puisque chaque livre est accompagné d’un CD ou d’un DVD inédit offert. 2. un objectif didactique : présenter les textes choisis en offrant au lecteur curieux une introduction qui lui permette de comprendre les mouvements culturels dans lesquels ces artistes se situent, tant au niveau des scènes musicales évoquées au sein de l’univers complexe des musiques actuelles, qu’au niveau du rapport critique qu’ils entretiennent à l’égard de la musique occidentale ; 3. un objectif culturel : former progressivement une bibliothèque originale qui rende justice à l’extrême diversité des courants artistiques en question, en donnant accès à leurs voix. En 2008, Physiques sonores regroupait quelques textes du compositeur et performeur polonais Zbigniew Karkowski, élève de Iannis Xenakis, et pionnier de la musique bruitiste contemporaine. En pensant le corps comme un composé d’ondes sonores, Karkowski utilise

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le son comme un instrument d’émancipation à l’égard des enveloppes sonores formées par les cultures contemporaines. En 2009, Saccages proposait un recueil de textes théoriques et de microfictions de GX Jupitter-Larsen, l’un des fondateurs du mouvement harsh noise aux États-Unis. Lié aux postérités diverses des mouvements punks américains, Jupitter-Larsen élabore une pratique sonore du « son sale » comme poétique de l’épave, explorant dans son œuvre littéraire ce que cette pratique du déchet peut produire. En 2010, Parataxes introduisait au travail de Michael Gendreau, ingénieur en physique acoustique californien qui agence, dans son œuvre artistique, bâtiments et structures à la manière d’enceintes sonores. La clé de voûte du livre, le « Grand recueil des parataxes », déploie une réflexion originale sur la grammaire, la linguistique et la logique des rêves, visant ainsi à interroger le langage et ses fissures à la manière d’un espace de résonances multiples. En 2011, Extractions des espaces sauvages explorait l’œuvre de David Dunn, élève et éditeur de Harry Partch. En croisant les ressources des théories cybernétiques (Bateson, Varela), de l’écologie radicale (Deep Ecology) et des réflexions musicologiques contemporaines, David Dunn tente, dans ses écrits et ses compositions, de penser et d’expérimenter une nouvelle cartographie des espaces acoustiques, qui interroge la façon dont les mondes humains et non humains communiquent et vivent ensemble. En 2012, Génération dakou présentait l’œuvre musicale et littéraire de Yan Jun, expérimentateur chinois vivant à Pékin. Composé d’une série d’essais, de critiques musicales et de notes de voyage écrites à la manière de pensées volantes, le livre présente les techniques de recyclage et de recomposition d’une génération d’artistes abordant la culture contemporaine à partir des déchets industriels que celle-ci a produit.

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En 2013, Un peu comme voir dans la nuit introduisait l’œuvre de Leif Elggren, écrivain, musicien, danseur et performeur suédois. Ses textes explorent l’étrange beauté de déchets inutiles, de vies défaites, de souverainetés humiliées. Son travail met en scène une forme de suspension du temps et de l’espace, de frontières qui s’estompent, d’équilibres qui s’écroulent, dans des performances scéniques qui croisent le théâtre, les arts visuels, la danse et la musique électronique expérimentale. En 2014, La troisième oreille réunissait plusieurs poèmes d’un artiste étasunien contemporain, Bryan Lewis Saunders. Celui-ci vise, par son écriture, à déconstruire la culture white trash dans une expérimentation de soi qui transforme le corps par des expériences limites. Ses récits hybrident le genre classique de l’autobiographie avec les rapports cliniques de l’écriture spontanée et les flux désordonnés de la confession glossolalique. La « troisième oreille » est un protocole d’expérience d’une écoute forcée des sons internes au corps, qui utilise à la fois le médium du dessin et celui de l’écriture pour rendre compte des métamorphoses sensorielles produites par l’expérience. En 2015, Micro Analyses proposait une introduction aux travaux de Nicolas Collins, élève d’Alvin Lucier et collaborateur de David Tudor. Héritier du mouvement punk, de la culture du DIY (Do-It-Yourself) et de la musique expérimentale contemporaine, Collins détourne l’usage de technologies existantes pour en réinventer les ressources sonores, en portant notamment une attention toute particulière aux beautés spécifiques des phénomènes de feedback. Pour 2016, nous avons choisi d’éditer une sélection de textes de Gregory Whitehead, écrivain et artiste sonore né et vivant dans le Massachusetts, et d’ouvrir ainsi notre collection aux enjeux de l’art radiophonique contemporain. L’œuvre de Gregory Whitehead, publiée dans de nombreuses revues internationales en études sonores, diffusée sur plusieurs radios publiques (NPR, BBC, Radio France,

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Deutsch­landradio, ABC), parcourt les lieux et les non-lieux de la décorporation des voix sur les ondes. Pensant l’espace radiophonique comme un espace politique porteur d’utopie, croisant à la fois des possibilités d’émancipation comme des pratiques de manipulations qui inquiètent le rapport entre réalité et fiction, Whitehead n’a cessé de réinventer les ressources imaginaires de son art. Co-éditeur en 1994 avec Douglas Kahn de l’une des premières histoires de l’art radio dans les avant-gardes (Wireless Imagination), il est aujourd’hui largement considéré comme l’une des références majeures pour les études sonores contemporaines. Les textes que nous avons retenus proposent, par leur traduction, une interprétation de certaines de ses créations, qui, par leur polysémie propre, leur intérêt politique et leur diversité de genre, nous ont semblé les plus à même de fournir une introduction adéquate à son œuvre. En ouverture, deux textes, l’un d’Anne Gillot, animatrice radio pour la Radio Télévision Suisse et musicienne, et l’autre de Virginia Madsen, professeure en sciences des médias à l’Université Macquarie de Sydney, en Australie, complètent le corpus proposé et permettent d’élargir la compréhension de ses créations documentaires. Ils précèdent une préface rédigée par Whitehead spécialement pour ce livre. Comme pour les autres ouvrages de la collection, un CD, contenant cette fois-ci les versions radiodiffusées de certains des textes figurant dans notre corpus, permet de découvrir les richesses feuilletées de ses compositions textuelles, vocales et sonores.

Présentation


Gregory Whitehead

a créé plus d’une centaine de pièces radiophoniques, d’essais et d’aventures acoustiques pour la BBC, Radio France, Deutschlandradio, ABC Australie, NPR et autres. Entrelaçant les matériaux documentaires et fictionnels dans des récits malicieusement irrésolus, l’esthétique de Whitehead se distingue par son engagement envers la radio comme médium de navigation poétique et d’association libre. Dans ses œuvres vocales et texto-sonores, il explore la tension entre une forme de pulsion continue et l’irruption de discontinuités soudaines, ou encore entre l’entropie et la décomposition linguistique.

Un CD est offert avec ce livre ; il ne peut être vendu séparément. ISBN 978-2-37466-003-5

10 / 16, prix en France : 28

Gregory Whitehead

L’écriture radiophonique accomplit, fausse et manipule deux séparations essentielles – le fait d’isoler l’événement acoustique du temps et de l’espace dans lesquels il s’est produit, et le fait d’isoler un énoncé de l’immédiateté physique de celui qui énonce. Le plaisir d’un texte radio réside dans une sorte d’interruption merveilleuse ; « interruption » qui introduit quelque chose qui n’arrive jamais vraiment, « merveilleuse » parce qu’il n’y a en elle rien de nécessaire.


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