Spécial n°11 - novembre 2022
Beyrouth-Livres du 19 au 30 octobre 2022
Le pari réussi de la capitale littéraire du Moyen-Orient Par Catherine Malard
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Le dire et l’écrire
Catherine Malard Née en 1951 à Nantes, Catherine Malard vit et travaille sur les bords de Loire. Elle est animatrice d’ateliers à visée littéraire et à visée professionnelle. Elle a réalisé l’exposition Traversées des Lieux dits (Textes et photos, 2009) avec le photographe Benoît Fourrier pour le Centre poétique de Rochefort-sur-Loire (49). Elle écrit des fragments, des nouvelles. « L’insolence du rouge » (Edition du Petit pavé) est son premier roman. « Les Délaissés », livre paru en décembre 2011, est une recueil de nouvelles. Puis ont paru, toujours aux editions "Le Petit Pavé" : « Plus lourd que l'air » en 2013 et « Tanguer » en 2016. Fin 2017, avec le photographe Fred Merieau, Catherine Malard a fait paraître le livre « Dans quelles vignes on vit ! » En 2021 a paru « Un cheval bleu sur l'horizon » (avec Myriam Nion pour les illustrations) Elle anime également les « Bouillons », café littéraire d'Angers. ■Livres ■Ecrits (entretiens) ■La minute poétique (poèmes de confinement) ■Activités
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Le dire et l’écrire
Beyrouth-Livres, le pari réussi de la capitale littéraire du Moyen-Orient
Le goût de ce salon, qui n’avait pas pu se tenir depuis 2018, a eu la saveur des mezzés dont ce pays a le secret. Je l’ai pleinement savouré, du 19 au 30 octobre, retrouvant des amis et des auteurs connus des Bouillons angevins parmi les 110 écrivains de 18 nationalités présents. En 2019, la révolution du 17 octobre, la Thaoura, n’avait pas permis au Salon d’ouvrir ses portes. Puis, ce fut l’explosion des silos, le 4 août 2020 qui anéantit tout le centre de Beyrouth, à cela s’est ajoutée la pandémie confinant les Libanais comme le reste du monde. J’ai mesuré à quel point le retour de ce Salon revêtait pour les Libanais une dimension toute particulière. Beyrouth-Livres, oui, s’offre bel et bien comme une percée d’espoir dans une ambiance non seulement laminée par un système corrompu depuis tant d’années, mais aussi comme le signe que la littérature et l’art peuvent à nouveau se faire entendre. « Ce festival était comme un défi et une page d’espoir dans ce pays détruit », me dit une amie libanaise au moment où se clôturaient les rencontres.
En voici quelques moments autour d’événements forts, sans prétendre à aucune exhaustivité.
Une affiche signée Charles Berberian La « page d’espoir » est déjà dans les couleurs de l’affiche, dessinée par Charles Berberian. L’arbre immense aux feuilles zébrées de lumière est planté sur la Corniche, fourmillant de drôles d’oiseaux picorant, avides, la littérature. Pépiements de lecteurs avides.
43 lieux concernés dans tout le pays Ce qui a fait la popularité de ce salon, c’est son déploiement sur 43 lieux dans tout le pays, de Beyrouth à Tripoli, Saïda, Baalbeck, Zahlé, Tibnine, Baskinta et Jounieh, autant de lieux du nord au sud, visités par les écrivains dans les théâtres, écoles, collèges et universités. Beaucoup d’évènements, rencontres d’auteurs, tables rondes, signatures, concerts littéraires, expositions, concours de lecture à voix haute ont redonné à la ville de Beyrouth sa vocation de capitale littéraire, intellectuelle et culturelle du Moyen-Orient, dans une ambiance chaleureuse. C’est principalement la force de vie qui émane des Libanais qui me surprend, dans chaque lieu visité, toutes ces personnes qui portent encore en elle les stigmates de l’explosion, montrent une créativité sans relâche dans tout ce qu’elles entreprennent. Ne jamais capituler, toujours aller de l’avant, tels sont les défis quotidiens que se donne ce peuple abasourdi, tant éprouvé par une crise économique sans pareil, frappé par l’incurie de ses gouvernants fantoches puis par l’explosion des silos du port, le 4 août 2020.
Beyrouth-Livres, le 3ème salon littéraire francophone « Il était temps de lancer cette initiative, il était temps d’écrire une nouvelle page dans le domaine culturel et littéraire après tout ce que le Liban a enduré », déclarait Anne Grillo, l’Ambassadrice de France à l’ouverture de Beyrouth-Livres. Ce Salon, le 3ème salon littéraire francophone, après ceux de Paris et de Montréal, a été relancé sous cette nouvelle appellation, grâce à l’initiative de l’Institut fran-
çais et de l’ambassade de France en étroite collaboration avec la Maison Internationale des Ecrivains que préside l’écrivain Charif Majdalani. Le Salon du livre autrefois se déroulait dans un seul lieu, le BIEL situé sur le port – l’espace d’exposition a été soufflé par l’explosion. Cette édition prend sa revanche et le Salon bourdonne d’inventivité. Une délégation de l’Académie Goncourt a aussi enrichi, par sa présence très appréciée, cette édition 2022 : Didier Decoin, Camille Laurens, Paule Constant et Philippe Claudel sont venus pour annoncer de Beyrouth la sélection des 4 finalistes du Goncourt. Une première, semble-t-il, qui a beaucoup touché les Libanais. Table ronde animée par Salma Kojok avec simplicité et conviction. Conviés à la Résidence des Pins, c’est sous les magnifiques lambris ottomans que les quatre membres de la délégation ont ainsi fait leur annonce.
Le Parlement des Ecrivaines Francophones prend la parole Pour manifester sa solidarité avec les écrivaines libanaises et les Libanais en général, le Parlement des Ecrivaines Francophones (fondé en 2018) a fait le déplacement jusqu’à Beyrouth. Fawzia Zouari sa fondatrice et présidente, interviewée dans le journal L’Orient/le Jour, précise les objectifs de ce Parlement : « Je me suis dit : pourquoi pas une plate-forme de solidarité entre femmes écrivaines qui puisse constituer une force et un espace de parole au féminin. Il s’agit de constituer un réseau de solidarité entre écrivaines et rendre visible l’apport des femmes en littérature. Communier aussi dans une langue en partage, le français, que nous métissons avec nos souffles singuliers mais qui reste notre véhicule de valeurs, de rêves et de combats. (…) C’est là une façon de rappeler que la littérature est un contrepoids aux opinions extrêmes, une porte ouverte sur la liberté, l’imaginaire, la possibilité d’autres mondes. Et que les femmes, quelles qu’elles soient, où qu’elles se
trouvent, demeurent porteuses de vie et de paix ». Ainsi les 130 écrivaines constituant ce Parlement venant des quatre coins du monde prennent la parole sur des sujets d’actualité tels le féminisme, l’éducation, l’environnement, etc., apprenant à passer outre leurs sensibilités, leurs traditions pour partager des valeurs universelles. Une séance extraordinaire, intitulée le Procès a ainsi eu lieu avec quatorze d’entre elles, reprenant le thème initialement lancé par Laure Adler : Les femmes qui écrivent sont-elles dangereuses ?
Une flânerie littéraire dans des quartiers très animés de la ville Une promenade littéraire de Gemmayze à Mar Mikhaël, si fortement ébranlés en août 2020, avec leurs nombreux bars, restaurants et galeries, m’a permis de découvrir ou de retrouver une vingtaine d’auteurs. Dans une galerie de peinture contemporaine, Art Scene, je croise Zeina Abirached rayonnante, signant, de son trait original, ses ouvrages de bande dessinée. Plus loin, à Rebirth, ce sera Georgia Makhlouf, surprise : « étant donné le prix du livre, je ne Intérieur de la maison beyrouthine pensais pas qu’il y aurait autant de monde, je risque de ne pas avoir assez de livres », puis à District Art, Hiam Yared, Dima Abdullah, Geneviève Damas, auteure belge, échangent avec leurs lecteurs. A Arthaus, Salma Kojok, signe ses ouvrages à des lecteurs tout heureux de pénétrer dans les splendides demeures patrimoniales de la rue Gouraud, qui ont été restaurées en un temps record. Pour beaucoup de Beyrouthins, cette manifestation redonne du baume au cœur lorsqu’ils se souviennent de l’état de ce quartier qui fut littéralement soufflé par l’explosion. Je ne cesse de lever la tête, remarquant les marques profondes dans les murs ou sur les
cadres de fenêtres qui attendent encore leurs vitrages. Je demeure surtout époustouflée par la vitesse avec laquelle la ville meurtrie s’est réparée, se répare encore, sans doute beaucoup plus vite que ses habitants. Bien souvent les conversations sont revenues sur les deuils, la colère, et les blessures profondes qui demeurent à jamais, mais ce 22 octobre, l’on voit les gens sourire, se serrer les mains ou s’embrasser, échanger avec les auteurs, pour les interroger sur le livre présenté, le faire dédicacer ou les complimenter. Une démarche à l’air libre qui régénère quand on songe à quel point Beyrouth étouffe.
Quand la littérature se met à table On ne peut visiter le Liban sans se régaler de sa cuisine si délicate, une des meilleures du MoyenOrient. La Japonaise Ryoko Sekiguchi avec son ouvrage 961 heures à Beyrouth, en compagnie du cuisinier Kamal Mouzawak, (Manger libanais, Editions Marabout) ne s’y est pas trompée. Les deux auteurs ont défendu le pouvoir de la cuisine comme ferment des rencontres entre religions et cultures. Accueillis par une Bretonne dans son lieu Ryoko Sekiguchi et Kama Mouzaalternatif, Closter 001, les fins gourmets, en terwak en compagnie de Sandrine, rasse ont agrémenté leurs propos savoureux d’une leur hôtesse dégustation de petits toasts nappés de fromages de chèvres aux herbes rares que Sandrine, la maîtresse des lieux, avait préparés. Il faut ici saluer l’initiative de Kamal Mouzawak qui a fondé en 2014 l’ONG, Make Food Not War (Faites à manger, pas la guerre). A quelques pas, il faut s’attarder au Souk el Tayeb qui jouxte le restaurant de Kamal, Tawlet (Table en libanais). Le Souk el Tayeb signifie le marché des bonnes choses. Il a pour but de faire travailler ensemble des fermiers de toutes confessions, chrétiens, musulmans, druzes - autour de ce projet commun. Pour le Salon, le Souk devient « el Kotob », le marché des livres, on en trouve des neufs comme des occasions, à tous les prix. La
salle est bondée. Allez ! Un petit café, avec un gâteau ?
La remise du prix du Goncourt de l’Orient Ce prix Goncourt de l’Orient 2021 a été décerné pendant ce Salon. 600 étudiants de 12 pays d’Orient ont récompensé le livre de Clara Dupont-Monot, S’adapter. Roman qui résonne ô combien pour les Libanais qui depuis longtemps ont développé un art de s’adapter en permanence, au regard de leurs conditions de vie devenues si rudes.
Emouvante déambulation au Musée national Diane Mazloum, en présence de la conservatrice du Musée AnneMarie Afeiche et du dessinateur Kamal Hakim fera cinq lectures devant des œuvres phéniciennes, en écho à son livre : Le Musée national (Stock). Lectures mises en espace et traduites en dessin par son complice puis prolongées par les commentaires historiques de la conservatrice.
Débat « Fukushima-Beyrouth, écrire le désastre au jour le jour » entre Michaël Ferrier et Charif Majdalani Michaël Ferrier, l’auteur de Fukushima, récit d’un désastre a confronté son récit de la catastrophe nucléaire au Japon, avec Beyrouth 2020, journal d’un effondrement (Actes sud) de Charif Majdalani. M. Ferrier indique que lors des catastrophes, deux questions se posent : « ce qu’il faut faire sur le moment et en tant qu’écrivain, ce qu’il faut dire », soulignant ainsi la nécessité de témoigner, ce que prolonge Charif Majdalani : « J’ai opté d’écrire au jour le jour. Comment on vit une crise économique, une espèce de généalogie du
désastre. Puis l’explosion. J’ai décidé d’écrire sur le vif de ce qui venait de se passer ». « Le pouvoir des mots a une autre force que les images que l’on voit à la télévision », conclura Michaël Ferrier, tandis que Charif Majdalani terminera avec cette question : «que peut la littérature face au désastre ? ajoutant que « la littérature est ce qui demeure quand tout s’effondre ».
Les temps forts du Café littéraire de l’Institut français Echange entre Ziad Majed et Farouk Mardam Bey autour de l’ouvrage Syrie, le pays brûlé (1970 – 2021) - (Editions du Seuil) Cet ouvrage collectif, une somme de 850 pages, documente les crimes des régimes des Assad, contribuant ainsi à éclairer les enjeux géopolitiques complexes de cette région. Un mot revient sans cesse et domine l’échange : impunité. Table ronde pour « Japon, Haïti, Grèce, Liban : les catastrophes et l’espoir » avec Ersi Sotiropoulos, Camille Ammoun, Fawzi Zebian, Michaël Ferrier, modérée par Charif Majdalani autour du livre : Ce qui nous arrive. (Editions Inculte) Cet ouvrage collectif répond à une commande faite à ces 5 auteurs, initiée par la Maison des Ecrivains. Chacune et chacun a écrit une nouvelle en référence à une situation désastreuse dans son pays. Sur la couverture, les silos écroulés donnent le ton. « Rien ne se passe jamais comme prévu, rien. À chaque fois, les plans sont bouleversés. C’est ça la vie – et c’est en ce sens que nos vies sont des catastrophes », dira M. Ferrier, poursuivant : « Oui, mais je ne suis pas sûr que ce soit une vision « très pessimiste » de l’existence. Ce pourrait même être l’inverse : dès que quelque chose est fixé, figé, arrêté, on peut être sûr que la mort commence à y faire son nid. En ce sens, il n’est pas mauvais que les plans, à chaque fois, soient bouleversés. Après tout, la seule chose dont on soit sûr, c’est la mort : et c’est bien contre elle, finalement, qu’on doit lutter ».
Premier bilan Il faut, au terme de ce Beyrouth-Livres, reconnaître l’impact d’un grand moment culturel convivial et de très grande qualité mis en œuvre et animé par des équipes chaleureuses, motivées et toujours accueillantes. Ne pas manquer aussi de saluer le talent des modératrices et modérateurs qui n’ont pas ménagé leurs efforts. Ce salon a aussi mis en valeur plusieurs formes de littératures, de genres convenant à tous les âges. En cela, on saluera le triomphe du plurilinguisme avec le bonheur partagé par tous d’entendre vibrer dans chaque lieu, le français, l’anglais ou l’arabe. Renaissance vivifiante d’un événement qui confirme Beyrouth comme lieu rayonnant où les littératures du monde préoccupées par des thèmes et des combats communs se croisent et s’interpellent dans la diversité de leurs langues. Je terminerai par les mots de Fifi Abou Dib, une des grandes éditorialistes de L’Orient-Le Jour dans son édito du 20 octobre 2022, intitulé : Livre ensemble : « (…) Gratitude. Pour l’énergie déployée. Pour la main tendue à la culture qui se meurt, noyée dans la trivialité d’une crise économique sans précédent où s’étrique la dimension de l’esprit dans les conversations réduites à quelques phrases désespérées avec « dollar » pour sujet et objet » et avec ceux que me transmet Charif Majdalani : « Tout le monde a été ravi, le public comme les auteurs invités. Le salon renait sous une forme nouvelle qui répond aux besoins actuels. Il y a eu tout le temps du monde partout. Tout le monde attend la prochaine édition avec impatience ». Alors, on y retournera ! Catherine Malard, Angers 7 novembre 2022