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Paquito

Schmidt Notes de lecture

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Table des matières Le jour d’avant ....................................................................................................................................... 3 Après nous ............................................................................................................................................. 5 Les indésirables .................................................................................................................................... 7 14 juillet .................................................................................................................................................. 8 Revenir du silence .............................................................................................................................. 11 Une vie brève ...................................................................................................................................... 13 De nos frères blessés ........................................................................................................................ 15 Les clés retrouvées ............................................................................................................................ 17 Une enfance juive à Constantine ..................................................................................................... 17 L’Homme qui aimait les chiens ......................................................................................................... 27 L’expérience ........................................................................................................................................ 29

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Le jour d’avant Note publiée le 17/09/2017

Auteur : Sorj Chalandon Fiche du livre

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oici donc le 8è roman de Sorj Chalandon.

Mis à part son livre « La légende nos pères », ce dernier roman peut être considéré comme le 1er roman non inspiré par des faits autobiographiques. Jusqu’à lors, très souvent, soit ses livres parlaient directement de lui, de son enfance, de son père, soit il inventait un double qui revivait ce que lui-même avait vécu, ressenti, comme par exemple dans « Le traître » Ici rien de tel puisque les événements se rapportent au 27 décembre 1974 jour où 42 mineurs d’une mine de Liévin meurent dans une catastrophe annoncée. Annoncée car, comme nous le dit un des personnages clef du livre « ce drame n’a rien à voir avec la fatalité.il aurait pu être évité ». Rappelant son propre rôle de contremaître (porion dans les mines) il déclare ; « J’engueulais celui qui perdait du temps à mettre ses gants de sécurité ou à ajuster des bouchons d’oreilles… Pour faire des économies en temps et en personnel, les ventilations, les taffanels, les moyens de protection n’avaient pas été convenablement vérifiés ». Et pourtant, Sorj Chalandon a vingt-deux ans quand, jeune journaliste à Libération, cet accident minier survient. Il vit donc cette catastrophe par dépêches d’agence, articles de presse et photos interposés. Dans une interview promotionnelle du livre, il rappelle sa « colère noire » quand l’explication officielle et médiatique la plus fréquente à l’époque était « la fatalité ».

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C’est cette « colère noire », SA « colère noire », qui traverse tout le livre. Donc pas un livre d’inspiration autobiographique, mais comme dans de précédents romans, on peut dire que le personnage de Michel -comme celui d’Antoine ou de Georges hierest toujours un peu lui. Sorj Chalandon ne se veut pas un nouveau Zola, mais tout comme son illustre devancier, il est « journaliste reporter ». Il sait nous faire revivre, sentir, palper la vie des mineurs, le parler des mineurs, la rue des mineurs, les estaminets des mineurs. Pour en arriver là, l’auteur a lu et relu les informations publiées à l’époque, mais il dit avoir également arpenter à pieds de long en large les corons pour humer l’atmosphère, toucher de ses doigts les briques des maisons, fréquenter les bars et discuter avec d’anciens mineurs. Certaines critiques ont vu deux parties dans ce livre, la deuxième étant, pour eux, un véritable livre policier. Pourquoi pas ? Mais la force du livre, son unité, réside surtout dans l’étude et la description psychologique de Michel Flament au bord de la folie, frère d’un des mineurs tués, meurtrier du porion, tenu, par lui, pour principal responsable de la mort des 42 de Liévin. Résultat un roman bouleversant sur la culpabilité, l’injustice, le questionnement de soi. Quant au style, Sorj Chalandon reste toujours égal à lui-même : l’écrivain des phrases courtes. L’auteur le met sur le compte de son bégaiement dans l’enfance et de son asthme.

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Après nous Note publiée le 19/04/2017

Auteur : Patrick Fort Fiche du livre

près Nous de Patrick Fort est à mi-chemin entre le témoignage authentique et la fiction romanesque. Ce qui en fait un roman, l’ensemble des faits rapportés étant réels, c’est d’une part la reconstitution par l’auteur des pensées et réflexions de son héros dans les derniers mois de sa vie, d’autre part le choix de l’écriture à la première personne.

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C’est en effet Celestino Alfonso, militant communiste, fils d’émigrés espagnols, ancien des Brigades Internationales, membre du groupe Manouchian du MOI-FTPF, qui nous parle. L’action se situe entre le 17 novembre 1943, jour de l’arrestation de Celestino Alfonso et le 21 février 1944, jour de sa mort, fusillé, au Mont Valérien. Entre ces deux dates nous assistons à la description des interrogatoires musclés par des policiers français appartenant aux Brigades spéciales. Mais surtout au-delà de la torture physique, ce sont les peurs, les angoisses, les doutes même, une torture psychologique, insidieuse et inévitable, qui va s’abattre sur lui. Contrairement à d’autres militants totalement clandestins, Celestino Alfonso a continué à vivre de manière publique pendant l’occupation [1]. Il travaille, vit en famille, et le soir venu il milite. Cette double vie a un coût psychologique et moral très lourd, avec de fortes conséquences sur sa vie familiale, car il est obligé de cacher à sa femme les raisons de ses très nombreuses absences, de lui mentir : sa femme lui reprochera d’avoir une maîtresse, ce qu’il ne peut pas vraiment démentir… car il veut la protéger au maximum en la tenant éloignée de son activité. 5


Avec Patrick Fort, ce militant rendu célèbre par l’« Affiche rouge » des nazis, mais aussi le poème d’Aragon mis en musique par Léo Ferré, devient un être de chair et de sang, loin des héros dont on utilise parfois le souvenir pour de sordides intérêts partisans [2]. Enfin l’auteur montre que ce militant, responsable de la mort de plusieurs allemands et athée convaincu, conserve toujours son humanité ; humanité qu’il sait reconnaître quand elle se manifeste chez l’adversaire, comme par exemple chez l’aumonier allemand de la prison de Fresnes.

[1] « Je n’étais pas un membre ‘permanent’ de notre organisation. J’avais une vie ‘à côté’ », page 84 [2] « Missak (Manouchian) avait demandé à la Direction (communiste) de nous transférer dans la zone Sud pour se mettre au vert, le temps que tout se calme... Mais elle avait opposé un refus… », page 17. Patrick Fort fait allusion ici à la thèse de nombreux historiens pour qui le groupe Manouchian a été sacrifié par le PC dans le cadre des luttes intestines au sein du Conseil National de la Résistance. Avant de mourir, Manouchian accuse " celui qui nous a trahis pour racheter sa peau..., ceux qui nous ont vendus. " Sur l’affaire Manouchian, voir le livre de Philippe Robrieux « L’affaire Manouchian », édition Fayard, 1986

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Les indésirables Note publiée le 10/03/2017

Auteure : Diane Ducret Fiche du livre

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e premier intérêt de ce livre est de mettre en lumière et de faire vivre un événement volontairement occulté de notre « récit national ». En effet, comment expliquer aux jeunes que des femmes et des hommes aient pu être arrêté.e.s, emprisonné.e.s, puis transporté.e.s pour beaucoup dans des wagons à bestiaux de la SNCF, puis interné.e.s dans une multitude de camps, non pas par le régime de Pétain, mais par un gouvernement issu des élections qui avaient vu gagner le Front Populaire en 1936. C’est dès novembre 1938, vingt mois AVANT Pétain, que le gouvernement publie un décret-loi concernant « le contrôle et la surveillance des étrangers », apatrides compris. Ce décret décide la création d'une carte de travail pour les étrangers, autorise leur l'assignation à résidence et leur internement dans des « centres spéciaux » pour en permettre « une surveillance permanente ». Le 12 mai 1940, un décret du gouverneur militaire de Paris ordonne aux étrangers de se regrouper volontairement en différents endroits de la capitale. A défaut, ces personnes seront arrêtées chez elles. Pour les femmes célibataires et sans enfant, ce sera le Veld’Hiv, première étape avant l'internement au camp de Gurs, dans les Pyrénées, à la limite du Béarn et de la Soule basquaise. Au total au 22 juin 1940, 9 283 femmes seront internées à Gurs. Ce roman de Diane Ducret relate une belle amitié entre deux femmes : Lise est une jeune allemande juive d'une trentaine d'années qui a fui Berlin dès la victoire des nazis ; Eva est un peu plus âgée, issue de la bonne société allemande et surtout 7


d'une famille qu'elle a fuie à cause de leurs idées acquises à Hitler. Elles se rencontrent au Veld‘Hiv et vont vivre ensemble les différentes étapes de leur calvaire : traverser la France dans le même wagon à bestiaux, découvrir les conditions de plus en plus atroces de leur détention, vivre ensemble dans une baraque du camp insalubre et surpeuplée, faire la chasse aux rats et aux poux. Elles, mais aussi d’autres personnages attachant comme Suzanne, se réconfortent, s’aident, y compris contre un officier violeur. Ce livre nous parle de ce que subissent ces femmes : la faim, la maladie, la mort, la déportation vers l’est. Il nous parle aussi des hommes, des espagnols, jeunes, privés de présence féminine depuis des mois. Il nous parle aussi de féminité, d'entraide, d’amour, de maternité. Entre ces femmes et ces hommes se noueront, malgré les interdits réglementaires et les barbelés, des amours qui dans 48 cas aboutiront à des naissances. Il nous parle enfin d’un aspect souvent occulté des camps, certainement par crainte certainement de se voir accusé d’en donner une image « humanisée ». En effet, dans les camps, le désir de vie tente de rester le plus fort. Ainsi Diane Ducret nous nous donne à voir l’organisation par les détenu.e.s d’un cabaret, avec danses et chants. Dans la réalité il y a eu à Gurs une vraie vie culturelle dont plusieurs livres rendent compte par exemple le Bande dessinée de Horst Rosenthal [1] et le livre de Claude Laharie [2]. Donc un livre à lire et à faire lire. D’abord parce qu’il est d’une lecture agréable, d’un style alerte, avec des poèmes, des chansons. Et peut-être qu’à sa lecture chacun comprendra que sombrer dans la barbarie n’est jamais impossible, même dans un pays dit civilisé. Et si comparaison n’est pas raison, nos lois et circulaires actuelles concernant les migrants autorisent leur enfermement, y compris avec bébés et enfants, dans des Centres ou des Lieux de Rétention Administrative. Un seul bémol cependant. Certes ce livre est un roman. Donc l’auteure est libre de laisser libre cours à son imagination. Mais c’est un roman qui repose sur des faits, des événements, des personnages réels. Le lecteur est en droit de s’attendre à lire, non pas la vérité, mais un récit vraisemblable. Or quand l’auteure attribue à Davergne, qui fut commandant de Gurs pendant dix-huit mois, un fait d’arme de résistance, cela n’est plus vraisemblable du tout. Si une internée (Anna Schramm dans son livre sur Gurs [3]) le présente comme un homme libéral, poli et patient, de très nombreux autres témoins ont affirmé qu’il abusait de son autorité, ont parlé de son étroitesse d’esprit et de son manque d’initiative, ont rappelé qu’en 1940 il a déporté des prisonniers vers les bagnes d’Afrique du Nord. A tout le moins une personnalité contestée……

[1] Horst Rosenthal. Mickey Mouse, une figure de l'innocence» au camp de Gurs [2] Claude Laharie. Gurs, l'art derrière les barbelés [3] Hanna Schramm. Vivre à Gurs. Un camp de concentration français. 1940-41

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14 juillet Note oubliée le 05/12/2016

Auteur : Eric Vuillard fiche du livre

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u point de vue d’un historien, ce livre est certainement critiquable.

En effet il est anachronique de tenter l’analogie avec l’intifada palestinienne. Il est hasardeux de comparer Necker et un fameux trader contemporain. Comme il est surtout anachronique, en ce mois de juillet 1789, de plaquer sur les divergences à l’intérieur du Tiers Etat, les futures fractures entre Montagnards et Girondins. Et il n’est pas vrai que le 14 juillet soit le jour où « le peuple a surgi brusquement, et pour la première fois, sur la scène du monde ». Le « brusquement » est inexact pour une France qui tout au long de son histoire a connu des milliers de mouvements populaires, y compris dans les deux années qui précèdent la prise de la Bastille. Et ce serait aussi oublier les peuples des révolutions hollandaise, anglaise, américaine, corse, qui ont toutes précédé celle de 1789. Enfin « traiter du peuple comme élément décisif des événements » n’est pas nouveau. Dans un article de 1953, puis dans un livre en 1959, l’historien anglais George Rudé a étudié très précisément ce peuple parisien qui fit le 14 juillet, un peuple effectivement jeune, d’origine provinciale, très représentatif des différents métiers manuels du Paris de l’époque.

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Mais le livre d’Eric Vuillard n’a pas la prétention d’être un livre d’histoire. Ce n’est pas non plus un roman historique, ni même un roman. L’éditeur, Actes Sud, le classe d’ailleurs dans la catégorie « Récit ». Ce qu’il n’est pas non plus complètement, puisque l’imagination de l’auteur comble parfois le manque d’informations. L’auteur écrit : « Il faut écrire ce qu’on ignore. Au fond, le 14 juillet, on ignore ce qui se produisit. Les récits que nous en avons sont empesés ou lacunaires… ». Et dans ce domaine Eric Vuillard devient un maître pour faire revivre des dizaines de personnages sortis de l’oubli, des hommes naturellement, mais aussi des femmes ce qui est plus rare dans notre littérature historique. Avec leur langage cru, argotique, truffé d’expressions sentant le terroir d’origine de chacun et chacune. Ces hommes et ces femmes sont tour à tour craintifs et héroïques, sont imaginatifs, sont blessés, souffrent et meurent devant nous ou plutôt à côté de nous. Car nous faisons ainsi partie de cette foule et nous côtoyons les différents personnages. Nous sommes nous-mêmes des « héros de la Bastille ». Nous parcourons Paris dans tous les sens avec eux à la recherche d’armes, pour libérer ici ou là quelques prisonniers ou même tout simplement pour boire un coup dans une taverne. Avec ces Parisiens nous transpirons abondamment dans cette chaleur exceptionnellement écrasante de ce mois de juillet 1789. Sous la plume d’Éric Vuillard, la prise de la Bastille, devenue mythe national fondateur mais désincarné chez un Michelet ou un Lavisse, redevient un événement de sueur et de sang, de joies et de larmes, de petites lâchetés et de grandes fraternités, d’enthousiasmes partagés. Regrettons cependant que les motivations, la psychologie des militaires des Gardes Françaises restent assez obscures, alors que leur rôle a été très important dans cette journée révolutionnaire. Leur passage individuel et collectif d’une obéissance aveugle à la discipline à la participation à une émeute, phénomène complexe, aurait mérité d’être traité, au-delà de quelques phrases sur seulement deux militaires devant la Bastille. Au moment de refermer ce livre, il est impossible de ne pas penser aux politiciens actuels qui nous disent : « Les jeunes Français ignorent des pans de leur Histoire ou, pire encore, apprennent à en avoir honte. [Il faut] réécrire les programmes d’histoire avec l’idée de les concevoir comme un récit national… » (François Fillon, le 28 août 2016). Ce livre est loin de cette conception. Peut-on faire un rêve ? Imaginons un jour prochain, des professeur.e.s de français, de philosophie, d’histoire donnant conjointement à lire ce livre à leurs élèves, les faire discuter avec tout l’esprit critique nécessaire et avec tous les ponts possibles avec notre époque ?

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Revenir du silence Note publiée le 08/10/206

Auteure : Michèle Sarde La fiche du livre

n grand libraire parisien a classé ce livre dans les « romans historiques ». Et pourquoi pas les « romans de cap et d’épée » ? Certes le dernier livre de Michèle Sarde est difficilement classable : livre d’histoire ? biographie ? autobiographie ? Il est tout cela à la fois.

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C’est en fait la saga d’une famille de juifs de l’empire ottoman, une partie de ceux qui dès 1492 ont fui l’Espagne des rois « très catholiques », ceux qui parlent l’espagnol de leur pays d’origine et de ces temps anciens, cette langue appelée le « ladino » ou le « judéo-espagnol » ou tout simplement le « judezmo », le juif. Cette communauté de plusieurs milliers de personnes habite surtout Salonique, la Jérusalem des Balkans, y côtoie des turcs musulmans, des grecs orthodoxes, et même des descendants musulmans des sabbatéens, disciples du rabbin Sabbataï Tsevi, qui, après s’être présenté comme LE messie, s’est converti à l’Islam. La situation des juifs de Salonique évoluera en fonction des événements politiques de la région. L’arrivée des grecs d’Asie Mineure surtout après 1912, puis le grand incendie de 1917, puis encore la fin de l’empire ottoman viennent bousculer cette communauté, jusqu’à sa fin tragique lors de sa liquidation par les Allemands à partir de 1942. Le livre de Michèle Sarde fait revivre cette histoire, très peu connue en France, de ces populations où dans une même famille certains sont bulgares, d’autres ottomans, puis grecs, voire italiens, au gré des changements de frontières et de régime.

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La famille de l’auteure quitte la Grèce en 1921 pour s’installer en France, considérée alors comme un eldorado. Ne dit-on pas chez les juifs, de Varsovie à Salonique, de la Lituanie à l’Allemagne, « heureux comme Dieu en France » ? La volonté de s’intégrer, même de s’assimiler, est forte. En débarquant du train à Paris, la grand’mère Marie dira à sa fille Janja, la mère de l’auteure : « Nous sommes arrivés... Et rappelle-toi qu’à partir de maintenant, tu t’appelles Jenny » et non plus Janja. Jenny deviendra une française modèle, une excellente élève, s’éloignera petit à petit des coutumes ancestrales. Chez elle avec son mari, Jacques, elle ne parle que le Français, sauf quand elle ne veut pas être comprise par sa fille. Puis vint la guerre, puis l’occupation, avec elle les persécutions des étrangers « indésirables », celles des juifs, les « métèques » d’abord et les Français dans un deuxième temps. La famille et les amis se cachent, participent à la Résistance. A la fin de la guerre, les différents membres de la famille seront soit des Revenants, soit des Survivants, soit des Disparus. La parole sera quasi inexistante, car tout le monde, pour des raisons diverses, essaie d’oublier. Persuadée que de « mauvais temps » peuvent toujours revenir, Jenny décide de protéger sa fille en en faisant une bonne catholique, jusqu’au jour où la communion solennelle étant à l’ordre du jour, cette situation devient intenable face aux autres membres de la famille. Elle pourra alors petit à petit expliquer à sa fille la véritable histoire de la famille. Pour Michèle Sarde raconter cette saga familiale est le moyen de comprendre d’où elle vient et surtout d’assumer ses différentes identités. Le livre comporte également une intéressante iconographie de vingt-trois photos de famille largement commentées par l’auteure. On peut peut-être regretter un certain déséquilibre dans le livre. L’auteure passe un peu trop vite sur "l'entrée en silence" de Jenny. Mais l’auteure nous promet une suite …

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Une vie brève Note publiée le 26/09/2016

Auteure : Michèle Audin La fiche du livre

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our toute une génération arrivée à la politique à la fin des années 50 (la mienne), Maurice Audin sera « L’Affaire Audin », du nom de ce jeune assistant de mathématiques à l'université d'Alger, âgé de 25 ans, marié et père de trois enfants, militant anticolonialiste du Parti communiste algérien, arrêté par l'armée française le 11 juin 1957, à Alger, puis déclaré mort dix jours plus tard lors d’une tentative d’évasion… En fait il a été torturé, puis assassiné par les parachutistes du général Massu. Toute la vérité sur sa mort n’est pas encore connue, même après les « aveux » tardifs et ignoblement cyniques du général Aussaresses expliquant que c’est lui qui a donné l’ordre de le tuer. Plus de 56 ans après les faits, sa fille Michèle a voulu rassembler les bribes de cette vie si brève. En effet ce livre ne parle « ni (du) martyr, ni de sa mort, ni de (sa) disparition », mais « au contraire de la vie, de sa vie… ». Mathématicienne comme lui, elle n’a que trois ans quand Maurice Audin disparaît. Ses souvenirs sont donc quasi inexistants. A partir de rares photos, de rares écrits intimes (lettres, cahiers de comptes, photos, témoignages) elle tente de faire revivre le fils, le frère, le mari, le père qu’il a été. Les témoignages sont tellement rares que souvent l’auteure ponctue son livre de « j’ignore … », de « je n’ai trouvé aucune information sur … » ou encore de « je ne sais pas … ». Malgré toutes les lacunes, avec une très grande honnêteté intellectuelle qui lui fait vérifier chaque élément retrouvé, croiser les sources, elle arrive, sans jamais tomber dans le pathétique, ni l’hagiographie, à faire revivre

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l’homme caché derrière le mythe politique. Pour les plus grands mathématiciens de son époque, Maurice Audin aurait pu devenir leur égal. Un beau témoignage d'amour d'une fille à son père, ni larmoyant ni pathétique, dans un style toujours sobre.

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De nos frères blessés Note publiée le 08/06/2016

Auteur : Joseph Andras Fiche du livre

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a réussite de Joseph Andras, l’auteur, c’est de ne pas avoir écrit une biographie supplémentaire sur Fernand Iveton, mais un roman, tant par la structure du livre que par l’exploration de la « vraie » vie de Fernand et sa famille.

L’auteur a une écriture très particulière où d’un paragraphe à l’autre on change d’époque, de point de vue, où les flash-back sont nombreux. Au risque de se perdre parfois, cette écriture exige une lecture attentive, surtout pour ceux ou celles pour qui l’« affaire Iveton »[1], et aussi l’ « affaire Maillot » qui croise la vie de Fernand, n’est pas familière. Un très beau livre sur Fernand Iveton, militant indépendantiste algérien. Ou plus exactement un très beau livre sur Fernand et Hélène, sa compagne. En effet Hélène est un personnage à part entière, pas ce second rôle souvent dévolu aux femmes des « héros ». A côté de passages rappelant les horreurs de « La Question » d’Henri Alleg, ceux sur Hélène sont lumineux de joie de vivre, de tendresse. Fernand, lui, communiste investi dans la lutte nationale algérienne, n’est justement pas un héros. Il reste un être de chair, de sang et de sentiments humains, de doutes. 15


Certainement pas très au fait de la théorie, encore moins de ce qui se passent au même moment dans les pays du « socialisme réellement existant », mais avec un bon sens de classe, une empathie pour ceux qui souffre, mais aussi une envie de profiter de la vie. Avec aussi une idée simple, mais pas si souvent partagée que « la fin ne justifie jamais les moyens » : son refus de l’attentat aveugle en est l’illustration. Les passages sur la vie des quartiers populaires d’Alger font écho au beau livre autobiographique de Bejamin Stora sur sa vie d’enfant à Constantine (« Les clés retrouvées », parution 2015).

[1] Le soutien pour le moins frileux du Parti Communiste de l’époque et le cynisme criminel d’un René Coty (Président de la République), d’un Guy Mollet (Président du Conseil) et de François Mitterrand (Ministre de la Justice) risquent d’être des révélations pour les plus jeunes générations !

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Les clés retrouvées Une enfance juive à Constantine Note publiée le 03/06/2015

Auteur : Benjamin Stora-Simon Fiche du livre

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orsque sa mère décède en 2000, Benjamin Stora découvre, au fond du tiroir de sa table de nuit, les clés de leur appartement de Constantine, quitté en 1962. Ces clés retrouvées ouvrent aussi les portes de la mémoire ou plus exactement DES mémoires. Ce n’est pas la première fois que Benjamin Stora raconte des épisodes de sa vie. Dans « La dernière génération d’octobre » (2003), il a raconté son militantisme politique de jeunesse à l’extrême-gauche trotskiste. Dans « Les Trois exils, Juifs d’Algérie » (2006), il place son propre itinéraire dans une histoire générale des Juifs d’Algérie. Mais ici, remontant un peu plus le cours de sa vie, il nous parle de sa jeunesse à Constantine : il n’a pas encore douze ans quand il quitte l’Algérie avec ses parents trois semaines avant l’indépendance. Il vit dans une famille juive et républicaine, « amoureuse folle » de cette France du décret Crémieux de 1870 qui leur a conféré la nationalité française, mais aussi fortement traumatisée par les lois anti-juives de Vichy qui leur retirèrent cette même nationalité et ruinèrent sa famille en « aryanisant » ses biens : « La France peut vite reprendre d’une main ce qu’elle donne de l’autre ». Les plus belles évocations sont celles de Constantine, ville pourtant réputée austère : « Je garde vraiment le souvenir d’une ville gaie, où les gens faisaient la fête… 17


Les deux communautés principales (musulmane et juive) qui y vivaient étaient joyeuses ». La cuisine, la musique, les fêtes sont présentes tout au long du livre, même si les dernières années de la guerre limitent puis interdisent les déplacements à l’extérieur de la maison. Mélangeant autobiographie et réflexions d’historien, Benjamin Stora arrive à nous montrer toute la complexité de sa propre famille et de son histoire : d’un côté les Zaoui des Aurès, installés dans ces lieux depuis des siècles et qui ne doivent rien à l’exode des juifs d’Espagne à partir de 1492, de l’autre les Stora, plus citadins, de filiation espagnole, andalouse. Cette petite anecdote en dit beaucoup sur cette famille : « J’ai donc commencé à lire des lettres …par l’hébreu. Je parlais l’arabe à la maison, avec ma mère. Mais je ne comprenais pas l’hébreu, et ne lisais pas l’arabe. L’école française est arrivée ensuite, et, bien sûr, c’est là que j’ai appris à lire et à écrire ». Mais au-delà de sa famille c’est la complexité de cette communauté juive de Constantine qu’il évoque avec les contradictions réelles, perçues ou imaginées. Les musulmans et les juifs se côtoyaient mais ne se mélangeaient pas : « Dans le vieux quartier juif de Constantine, juifs et musulmans vivaient imbriqués les uns aux autres, et séparés du quartier dit ‘européen’ » « Le quartier juif était imbriqué dans le quartier arabe » « Arabes et juifs se mélangeaient avec une grande complicité affectueuse, tissée par la misère commune, mais qui s’arrêtait malheureusement, sous le poids des préjugés et des mœurs, de la pesanteur des croyances, à l’entrée de chaque maison, qui ne voulait pas s’ouvrir pour laisser rentrer les ‘différences’ : chacun préservait l’intimité communautaire » En revanche les Européens étaient un autre monde : « Là était le quartier européen. Nous y allions, bien entendu, mais nous sentions que c’était un autre lieu ‘très français’ » « Dans ma classe, je me souviens d’environ cinq ou six élèves musulmans pour une vingtaine de juifs et six Européens… » « La société européenne était une société qu’on ne fréquentait pas » Juifs ou Français : « On disait par exemple : ‘On n’est pas des Français ‘, ou, sans arrêt, ‘Ce sont les Français qui vivent comme ça’ » 18


« Pourtant, les juifs de Constantine se considéraient comme des Français… » « Mais je me vivais comme un Français. C’était ça l’important. Être et paraître COMME un Français » En revanche, ils ne se sentent pas Algériens. Benjamin Stora ne découvre d’ailleurs le mot « Algérien » qu’en 1960 en voyant les manifestations dans les rues de Constantine. En cent quarante pages, Benjamin Stora nous explique avec ses yeux d’enfants, mais aussi d’adulte et d’historien de l’Algérie, ce qu’ont été ces mondes imbriqués dans la sphère publique, mais non dans la sphère privée. Comment petit à petit l’imbrication s’est muée en séparation au cours de la guerre. Mais en bon connaisseur de l’histoire de l’Algérie, Benjamin Stora sait aussi que « la guerre d’indépendance algérienne n’a pas été vraiment à l’origine de la séparation : elle n’a fait qu’accentuer, accélérer et aggraver les différences ». Pour lui tout s’est joué dès le 24 octobre 1870, quand, en leur accordant collectivement la nationalité française, le décret Crémieux sépara les juifs des musulmans. Quand la famille Stora quitte l’Algérie, elle est française depuis quatre générations !

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Clandestine Note publiée le 19/04/2015

Auteure : Marie Jalowicz-Simon Fiche du livre

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u-delà de cette histoire singulière, il y a aussi un étonnant portrait de la société berlinoise en guerre, plus bigarrée et plus résistante qu'on pourrait

croire. » Un livre qui nous fait suivre une jeune juive dans sa vie clandestine dans la capitale nazie pendant trois longues années. Dans « Berlin la rouge » des antifascistes, des socialistes, des communistes et même des membres du parti nazi défient le régime, protégeant des juifs en les hébergeant chez les uns et les autres. Un livre qui fait réfléchir sur les motivations souvent complexes des actions des uns et des autres. Et aussi un livre qui met à mal la monstrueuse « théorie » de la responsabilité collective du peuple allemand.

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Et tu n’es pas revenu Note publiée le 15/03/2015

Auteure : Marceline Loridan-Ivens Fiche du livre

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n petit livre par le nombre pages, mais véritablement un grand livre !

En une centaine de pages seulement, l’auteure traite de la déportation des juifs, de leur extermination, et pour certain(e)s de la vie après leur voyage en enfer. Avec une multitude d’images tirées de sa propre expérience. A quinze ans, sa famille dénoncée, elle et son père sont arrêtés par la Milice française ; ils seront envoyés à Drancy, avant d’être déportés, elle à Birkenau, lui à Auschwitz. Mais ce livre nous parle aussi de son retour, de l’absence du père qui ne reviendra pas, de la vie après le camp… C’est une lettre à son père, une réponse au petit mot de quelques lignes qu’il lui avait fait parvenir, par l’intermédiaire d’un détenu, soixante-dix ans plus tôt. Les commentaires de Marceline Loridan-Ivens sont souvent amers, pessimistes. On peut ne pas être d’accord avec elle sur l’Etat d’Israël et sa politique ou les généralisations sur les Arabes. Mais l’essentiel n’est pas là. Ce qu’elle montre, ou à tout le moins, ce que j’ai envie d’en retenir, c’est l’extraordinaire complexité des situations, les raisons de toujours espérer. Les horreurs décrites sont toutes plus abominables les unes que les autres, mais toujours à chaque page, surgit de l’humanité, des situations imprévues, qui 23


permettent aux détenus les moins fragiles, les plus jeunes, les plus tardivement déportés, de trouver la force de continuer à vivre : le soldat de la Wehrmacht qui pleure en voyant arriver Marceline à Drancy, cette jeune fille rousse lui rappelant sa propre fille, alors il la presse de s’évader car « là où vous allez vous ne reviendrez pas » ; le détenu électricien qui, prenant un risque mortel, lui transmets le mot de son père ; ces détenus qui, à son arrivée au camp, au risque d’être surpris par un SS et de finir directement « au gaz », murmurent aux adolescents « dites que vous avez dix-huit ans »… ; ce travailleur allemand qui prend le risque de laisser un petit paquet dans un tiroir pour cette jeune juive déportée qui travaille à côté de lui dans une usine de Bergen Belsen : ce paquet « c’était un cornet plein d’épluchures de pommes de terres cuites » ; ces prisonniers de guerre français qui refusent d’être rapatriés en France, si les déportés juifs ne sont pas également rapatriés et font ainsi plier l’administration française… D’autres livres avaient déjà décrit comment les déportés pouvaient parfois trouver des lieux, des moments, des situations où ils retrouvaient une parcelle de liberté[1]. Dans ce livre les exemples sont nombreux : c’est l’électricien rappelé plus haut qui peut circuler dans le camp et même entre Birkenau et Auschwitz ; c’est cette jeune juive belge, Mala, « notre héroïne de Birkenau », qui, parce qu’ « elle parlait de nombreuses langues, … avait à ce titre eu le droit de circuler et en profitait pour aider tant qu’elle pouvait » ; de même lorsque par hasard elle rencontre son père, elle et lui se précipitent dans les bras, se font copieusement frappés par les SS, mais son père arrive à lui donner, sans être vu, une tomate et un oignon, deux aliments pourtant pas dans l’ordinaire du camp ! Le retour des camps sera douloureux, et c’est un euphémisme. Deux fois, Marceline tentera de se suicider. Douloureux parce que son père n’est pas revenu. Douloureux parce que sa mère ne veut rien savoir ou comprendre et lui demande d’oublier. Douloureux parce que son jeune frère, si proche du père, « était malade des camps sans y être allé » et qu’il s’en suicidera. Douloureux au point que longtemps « je cachais mon numéro »… Personnellement je veux retenir cette ultime lueur d’espoir, lors de la mort de Mala. Après avoir réussi à s’évader avec son amant Polonais non-juif, elle est reprise, horriblement battue. Mais le jour où elle doit être pendue devant tous les autres déportés, elle réussit à se tailler les veines, à se détacher et à gifler le SS près d’elle, et enfin à hurler « N’ayez pas peur, l’issue est proche, je sais que j’ai été libre, ne renoncez jamais, n’oubliez jamais ». Comme l’écrit l’auteure « elle choisissait sa façon de mourir ». [2]

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[1] Par exemple livre de Hermann Langbein « Hommes et femmes à Auschwitz » (Réédition aux Editions Tallandier en 2011) Membre des Brigades internationales en Espagne, Hermann Langbein (1912-1995) est d’abord interné dans des camps français, puis à Dachau (1941) et à Auschwitz (1942) où il fera partie de la direction du groupe de résistance. Le Mémorial de YadVashem lui a décerné le titre de Juste parmi les Nations. [2] L’évasion et la mort de Mala m’ont rappelé le beau livre d’Anna Seghers « La septième croix » (Gallimard Folio 1985)

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L’Homme qui aimait les chiens Note publiée le 22/02/2015

Auteur : Leonardo Padura Fiche du livre

’histoire développe en parallèle la vie d'Iván Cardenas Maturell, un écrivain cubain relégué dans une minable rédaction de province, celle de Léon Trotsky depuis son expulsion d’URSS en février 1929 jusqu’à son assassinat le 20 août 1940 et les tribulations de Ramon Mercader (alias Frank Jackson ou Jacques Mornard) de l’Espagne du Frente Popular au Mexique.

L

Les faits rapportés dans le livre sont établis historiquement, à l’exception des raisons imaginées de la mort de Ramon Mercader. Ils dépeignent une politique stalinienne criminelle en URSS même avec ses procès truqués, ses exécutions massives, mais aussi en Espagne avec au début la propagande diffamatoire et abjecte contre les autres courants du mouvement ouvrier, puis les assassinats de tous ceux qui s’opposent à la politique de Staline, car tous seraient des « agents de Franco ». En 1977 Ivan Cardenas Maturell rencontre sur une plage un vieil homme malade qui dit s’appeler Jaime Lopez. Celui-ci, sans révéler sa véritable identité, lui raconte l’histoire de Ramon Mercader. L’auteur choisit de faire de Ramon Mercader, cet assassin du NKVD, la police politique de Staline, le véritable héros de son livre. Les informations sur la vie et la personnalité 27


de son héros étant très fragmentaires, l’auteur les imagine. Ramon Mercader serait courageux, déterminé, fidèle : il fera vingt ans de prison au Mexique sans jamais dénoncer le commanditaire de son crime. Il est aussi dépeint manipulé par deux femmes, Eustacia María Caridad del Río Hernández, sa mère, elle-même manipulée par son amant haut responsable du NKVD, et África de las Heras Gavilán, sa maîtresse[1]. Ce choix de l’auteur, essentiellement psychologisant, peut être discuté, même si pour justifier cette « réécriture » de l’histoire l’auteur précise : « (...) Souvenez-vous qu'il s'agit d'un roman, malgré l'étouffante présence de l'Histoire dans chacune de ses pages ». Mais cette précision n’arrive qu’une fois le livre terminé, à la page des remerciements. En effet on ne peut pas oublier que des Mercader ont existé par milliers dans le mouvement ouvrier, même si tous n’ont pas été jusqu’à l’assassinat. Comme eux, malgré son intelligence, sa culture, le Mercader de Padura est prêt à tout pour se sentir important, se valoriser aux yeux des autres et de lui-même. Très tôt il perçoit le caractère criminel des actions à entreprendre et du régime qui les commandite. Mais très vite le cynisme l’emportera. On ne peut pas non plus écarter une autre composante explicative des comportements de nombreux militants de cette époque. Une double peur. La peur de représailles contre la famille : immédiatement après son crime, il suppliera les gardes du corps de Trotsky de le laisser en vie en disant : « Ils ont emprisonné ma mère... Ils m'ont forcé à le faire ». Mais aussi la peur d’une utilisation malveillante de son origine sociale bourgeoise, voire aristocratique, ce qui a été très fréquent dans le mouvement stalinien, si non systématique. Au final un roman policier hors norme à lire puis à méditer sur la perversité de l’effacement du « Je » derrière le « Nous », justification de tant de petites bassesses et tant de grands crimes encore aujourd’hui. Comme dans toute grande littérature, le particulier est fortement lié au général. La vie des personnages, bien qu’individuelle, est indissociable des grands événements historiques et ne peut pas être comprise indépendamment d’eux.

[1] Une question mérite d’être posée. La description des femmes par l’auteur serait-elle influencée par le machisme sud-américain ? A l’exception de la femme de Trotsky, la femme est soit une manipulatrice, un monstre froid, soit superficielle sans véritable conscience et pensée politiques.

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L’expérience Note publiée le 07/02/2015

Auteur : Christophe Bataille Fiche du livre

e petit livre aurait pu s’intituler « Le crime ». Car double crime il y eut. D’abord contre de jeunes soldats utilisés comme cobayes lors des tirs nucléaires français du début des années soixante au Sahara. Puis contre la mémoire, puisque plus de cinquante ans plus tard, malgré des témoignages, des études d’historiens et les aveux d’un Mesmer alors premier ministre, tout a été fait pour en cacher les documents officiels, toujours frappés du sceau « secret défense ».

C

Mais Christophe Bataille, l’auteur, a préféré le titre « L’expérience », écrivant ce court texte de quatre-vingts pages comme le récit que léguerait, au soir de sa vie, un père à sa fille. Des phrases courtes, des paragraphes courts, peut être comme les flashs visuels et sonores de l’explosion nucléaire à laquelle ces soldats ont été soumis à moins de trois kilomètres du point zéro, comme des notes jetées rapidement sur un cahier par ce mort vivant. Aucune haine dans les notes de ce père, aucun cri de vengeance, mais le sentiment d’être mort dès ce fameux jour d’avril 1961. Comme le dit son chef « Moi je n’ai plus peur. Je suis après. Je ne suis plus là ». 29


Vrai ou pas l’incident de la chèvre et de son petit est poignant, symbolisant l’« avenir » barbare de l’humanité. Cette chèvre est pour quelques minutes encore une morte vivante. Comme les soldats, des camions, des tanks, mais aussi des animaux ont été placés dans ce désert à proximité du point zéro. Elle et son petit, découverts après l’explosion, « étaient parfaitement lisses, non pas noirs, mais comme cuits, la chair écorchée », identiques à cette femme qui ère dans la ruines d’Hiroshima « égarée », « sa robe…collée à sa peau ». Et le narrateur de nous préciser que cette chèvre « sourde, aveugle et morte … s’est mise à hurler, hurler sans finir ». Il faudra, contre tous les règlements militaires, qu’il abatte cet « échantillon » qui pousse « un cri à nous rendre fous ». Que son auteur le veuille ou non, ce livre qui n’est pas un « combat », qui n’est pas une « vengeance » est tout de même un pamphlet contre la bêtise criminelle, contre les mensonges des gouvernants et des militaires, un pamphlet contre l’arme nucléaire. Car comme le dit l’auteur « Au premier mort, nous sommes tous morts. C’est une pensée insoutenable : si l’idée même de la bombe est en nous, alors l’extermination a commencé ». Quant à la mort qui vient, elle est décrite sobrement par cette petite phrase : « Depuis quelque temps, ma main tremble, mon œil palpite, et ce n’est pas la peur : c’est la fin ».

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