Extraits de Rue89 Le Mensuel (bis)

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le mensuel I # 08 I maRs 2011

apRÈs le mediaToR

le mensuel # 08 mars 2011 I Rue89.com

Comment les labos achètent l’info

les 100 tweets qui ont fait le printemps arabe

numÉ ÉvÉn Ro emen T

l’islamisme en échec Tun : 3,7 DTn – Bel : 4,50 € – Can : 8,00 DC – CH : 7,80 Fs

Tunis respire voyage dans une ville libérée

Slim Amamou,

M 01511 - 8 - F: 3,50 E

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gÉnÉrAtion

blogueur tunisien devenu ministre

rÉvolution


l’ÉvÉnement I

Une barrière psychologique est tombée. Jusqu’où ira le printemps ?

Le Mur de Tunis Par Pierre Haski I Photo audrey Cerdan I Rue89

La Révolution de Tunisie a pris le monde l’Ouest et les Etats-Unis voyaient d’un bon œil l’effonpar surprise. Les Tunisiens eux-mêmes ont semblé drement des régimes communistes. Le pacte de Varsovie étonnés de leur propre audace. C’était donc si simple de renverser un dictateur en place depuis plus de vingt ans ? Une barrière psychologique est tombée le 14 janvier avec la fuite de Ben Ali. Depuis, pas un seul Etat arabe n’échappe à cet appel à la liberté et à la justice. Partout, la jeunesse et les réseaux sociaux sont en première ligne. Il n’est donc pas totalement absurde de risquer la comparaison entre Tunis 2011 et Berlin 1989. Un mur est tombé pour les peuple arabes, il rappelle celui qui s’est effondré à Berlin le 9 novembre 1989. Alors, Tunis 2011 = Berlin 1989 ? Faut-il attendre le même « effet domino » que celui qui a détruit le bloc communiste européen il y a vingt ans ? La comparaison a trois limites importantes : 1. Les pays communistes d’Europe centrale appartenaient à un même « bloc », une alliance dont le centre de contrôle se trouvait à Moscou. Il a suffi que Mikhaïl Gorbatchev ne donne pas l’ordre de réprimer les manifestations en Allemagne de l’Est pour que s’ouvre la voie d’un changement historique. En quelques semaines, tous les pays du bloc de l’Est ont basculé, y compris la Roumanie de Ceausescu, qui avait cru pouvoir échapper à cette « contagion démocratique ». Seule la Yougoslavie, extérieure à ce bloc, devait survivre pour mieux imploser dans le sang deux ans plus tard. Le monde arabe n’a aucune de ces caractéristiques : ce n’est pas un bloc homogène, il n’y a aucune alliance autre que l’informelle Ligue arabe, aucun « centre » qui pourrait s’abstenir d’ordonner la répression des manifestations. 2. Le contexte international est différent : l’Europe de 42 I mars 2011 I # 08 I

était une alliance militaire hostile. En Occident, l’événement fut célébré comme une victoire sur l’ennemi du XXe siècle, l’Union soviétique Aujourd’hui, le monde extérieur est partagé entre le soutien aux aspirations démocratiques des manifestants, et la peur de voir ces pays tomber entre les mains d’extrémistes religieux, pour devenir des foyers d’instabilité, potentiellement « ennemis ». 3. Chaque pays arabe, chaque régime, gère la situation à sa manière. Chacun a son histoire, son contexte politique, économique et social. La « contagion », ce vilain mot qui évoque plus la maladie que la libération, n’a assurément pas le même sens qu’en Europe en 1989.

Le signal de ces deux révolutions est clair : quelle que soit l’issue des mouvements qui éclatent de Tripoli à Bahreïn, le temps des despotes bêtes et méchants est révolu. Les experts et les politiques qui juraient que le monde arabe était condamné à l’alternative islamisme/dictature ont été démentis de façon éclatante. Ils n’ont pas vu monter une nouvelle génération, connectée et désireuse de vivre normalement, sans la censure des dictateurs et les fatwas des imams. S’ils parviennent à survivre à cette crise, les monarques (mous ou durs) et les despotes (éclairés ou pas) qui règnent sur le monde arabe devront tenir compte de ce changement fondamental. S’adapter rapidement, ou mourir. Ça sera plus facile dans certains pays que dans d’autres. On peut imaginer le désarroi de certaines classes dirigeantes, en Arabie saoudite, par exemple, Etat le plus rétrograde qui soit, où les femmes n’ont toujours


Dégagé. A Tunis, le siège déserté du RCD, l’ancien parti de Ben Ali.

pas le droit de conduire, plus restrictif encore que l’Iran vilipendé et plus répressif que beaucoup de pays à plus mauvaise réputation. Le pire pour les régimes autoritaires serait de considérer que survivre à cette vague révolutionnaire leur donnerait un blanc-seing pour poursuivre comme si de rien n’était. Ce serait la meilleure recette pour que leur immobilisme leur revienne en pleine figure.

Personne ne peut prédire ce qui suivra ce « printemps des peuples ». Cela dépendra en grande partie de la tournure des événements en Tunisie et en Egypte, de la capacité de ces deux révolutions à accoucher de pays ouverts, modernes, apaisés. Les grandes puissances observent les événements avec inquiétude au lieu de se réjouir du vent de liberté qui s’est levé. L’inquiétude est perceptible de Washington

à Paris – où le désarroi est amplifié par les nombreux conflits d’intérêts mis à nu. On la perçoit jusqu’à Pékin, où le mot « Egypte » a été censuré sur le Net. Fin janvier, l’analyste conservateur Robert Kaplan écrivait dans le New York Times qu’il ne fallait pas trop se réjouir des événements du monde arabe, qu’on finirait par regretter des « dirigeants avisés » comme le roi Abdallah de Jordanie ou « stables » comme Hosni Moubarak. Mais les peuples du monde arabe n’ont pas lu l’article de Robert Kaplan et n’en ont cure, comme l’a montré la suite en Egypte. En descendant avec un courage admirable dans les rues, ils ont brisé le cercle de peur qui les empêchait de se dresser contre des régimes autoritaires, corrompus, soutenus par l’Occident. Ils ont rejeté l’étouffante alternative « islamistes ou dictateur ». Ils ont fait voler en éclats le mur de Berlin dans leurs têtes. C’est réjouissant pour eux. Et pour le reste du monde. I # 08 I mars 2011 I 43


le monde I Ça tire

1 Le lait frelaté. le scandale de la mélamine, découvert pendant les Jo de 2008, a été étouffé. Huit bébés sont morts.

2 Les expropriations. nombre d’opérations immobilières bénéficient à des proches du Parti Page de droite, en bas, le jackpot : trois fois le caractère « chai », « détruire ».

La censure chinoise chasse le lapin Un dessin animé mettait en scène la révolte contre les tigres du Parti. Il a disparu du Web avant le début de l’année du Lapin. Par Pierre Haski I Rue89 Au moment où Moubarak tentait de couper l’Egypte du réseau Internet, les censeurs chinois faisaient la chasse à des lapins en colère sur le Web. Le gibier ? Une superbe vidéo d’animation qui, à la veille du début de l’année du Lapin, constitue une féroce satire du régime chinois et un appel à peine voilé à la révolte. La vidéo, signée du pseudonyme « Xiao Hong », commence par le rituel avertissement : « Toute ressemblance avec la réalité… » Il ne s’agit évidemment que de ça, avec un retour sur des événements authentiques de l’actualité récente. 64 I mars 2011 I # 08 I

Les lapins sont des petits animaux mignons et dociles, tout comme le 1,3 milliard de Chinois, selon les auteurs anonymes de ce film. Et ce côté obéissant est accentué par les chansons pour enfants, très connues en Chine, qui sont reprises et détournées dans la bande-son : le refrain demande aux lapins de rester dociles. Même sans comprendre le chinois, on peut reconnaître des événements de l’actualité chinoise : les suites du scandale du lait à la mélamine, qui a tué plusieurs enfants et en contaminé des milliers d’autres, et qui, ici, va empoisonner des bébés

lapins « mignons » et « obéissants » ; les expropriations violentes de maisons et d’appartements par des promoteurs immobiliers sans scrupule et liés aux cadres locaux du Parti communiste, ainsi que les immolations de protestation, comme il s’en est produit plusieurs l’an passé ; l’« affaire Li Gang », du nom d’un dirigeant local du parti dont s’est réclamé le fils pour se sortir d’un accident de voiture dû à sa conduite dangereuse – « Mon père s’appelle Li Gang » fait partie des gags les plus entendus en Chine de nos jours, lancé comme excuse si vous êtes en retard à un rendez-vous


vidÉo © XIao Hong

ou si vous êtes dans une situation embarrassante… Dans cette parabole, le peuple des lapins est dirigé par des tigres, et le siège du parti, la « maison des tigres », comporte deux slogans : « Servir le peuple des lapins », un détournement d’un vieux slogan maoïste toujours ressassé, et « Pour une forêt harmonieuse », le slogan favori de Hu Jintao, la « société harmonieuse », détourné par les cyberactivistes, qui disent d’un document censuré qu’il a été « harmonisé ». Ce petit film s’achève sur un message lourd de menaces. Les chansonnettes douces laissent la place à un rock bien plus dur. Les paroles, elles aussi, s’emballent : le petit lapin obéissant peut mordre à son tour – « Ne le poussez pas à bout jusqu’à l’insupportable. » Le message est simple et clair : le lapin est un animal mignon, mais s’il s’énerve il peut mordre. Et, pour bien souligner le caractère à la fois ironique et ancré dans la réalité du message, la vidéo se termine sur un enregistrement de la voix de la télévision d’Etat, CCTV, qui, chaque année, dans l’émission du réveillon du Nouvel An chinois, lance un rituel « Camarades, amis, bonne année ! ». Cette vidéo a beaucoup circulé avant d’être « harmonisée » à quelques

jours du Nouvel An chinois. Retirée des sites de partage de vidéos chinois, elle reste disponible sur YouTube, bloqué en Chine, mais toujours accessible pour ceux, nombreux, qui ont appris à utiliser les moyens de contournement, VPN ou proxies.

La vidéo des petits lapins résume le climat d’exaspération sociale d’une partie de la population face à quelques tares majeures du « miracle économique » chinois : la spéculation immobilière frappant de plein fouet les jeunes qui cherchent un appartement et les vieux chassés de leur logement par les promoteurs ; l’inflation qui fait exploser les prix de certains produits, dont des légumes courants ; la corruption d’une grande partie de l’appareil du Parti communiste chinois. Le pouvoir est bien conscient de ce mécontentement et y répond par des

3 L’affaire Li Gang. Le fils d’un cacique tente de s’enfuir après avoir renversé une étudiante, qui meurt à l’hôpital.

gestes symboliques, comme cette visite surprise effectuée par le Premier ministre, Wen Jiabao, à des « pétitionnaires », ces victimes d’injustice qui, comme à l’époque impériale, montent à Pékin pour plaider leur cause, généralement sans succès. Cette visite est sans précédent, d’autant que les pétitionnaires se heurtent généralement à la répression ou à la bureaucratie et que moins de 1 % d’entre eux parviennent à obtenir satisfaction. L’année du Lapin est donc pleine de défis pour une Chine qui a gagné en quelques années un statut de grande puissance internationale, mais conserve, en interne, d’immenses fragilités malgré sa forte croissance. Les lapins en colère sont là pour le lui rappeler.


ÉCO89 I vie de bureau

Mon patron m’espionne avec son smartphone Un expert estime que les systèmes de surveillance, inefficaces contre le vol, sont bel et bien dirigés contre les salariés. Par Mathieu Molard I Rue89 « Surveiller les salariés, c’est d’entreprise. Certains témoignages système, plus à ça que servent 70 % des dispositifs de vidéosurveillance que j’installe ! » Ce constat de Léo Essuied, professionnel de la « vidéoprotection », fait froid dans le dos. Combien d’yeux nous surveillent au travail ? Le ministre de l’Intérieur, Brice Hortefeux, revendique plus de 400 000 caméras de « vidéoprotection » dans les lieux ouverts au public (administrations, gares, aéroports, voies publiques). Mais dans les lieux privés on ne sait pas : aucune démarche administrative n’est nécessaire pour installer un dispositif de vidéosurveillance avec enregistrement. Il suffit d’une simple déclaration auprès de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). Big Brother au boulot ? Grâce aux nouveaux systèmes de vidéosurveillance intégrant téléphones portables et webcams, la tentation semble forte pour les chefs big brother, petit prix. De la webcam au smartphone via un ordi et un routeur, le circuit est simple et peu onéreux (environ 1 000 euros).

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semblent tout droit sortis du 1984 de George Orwell. « Notre responsable regarde les vidéos en direct sur son iPhone ou sur un ordinateur, raconte cette employée de pharmacie. Il nous téléphone dès qu’il trouve que nous ne sommes pas assez actives en magasin ou qu’on traîne trop dans l’arrière-boutique. C’est un flicage permanent ! Il nous dit qu’il n’écoute pas, mais qu’est-ce qui nous le prouve ? »

Les portables de 3e génération (3G) seraient la nouvelle arme massive de surveillance à distance ; en connectant sa caméra à un enregistreur relié à Internet, on peut visionner les images capturées depuis son smartphone – compter 1 000 euros pour un système capable d’être connecté à quatre caméras, selon un vendeur. Le site commerçant MaVidéoSurveillance.com a schématisé un autre

direct, utilisant la webcam. Et propose de tester le système sur son iPhone ou via le navigateur Safari. Les dispositifs vendus sont paramétrés afin de ne pas conserver les images plus de trente et un jours, comme le veut la loi. Mais, en quelques clics et grâce à un code fourni par le fournisseur, on peut contourner cette limite. Selon Léo Essuied, ces nouveaux systèmes de vidéosurveillance ne sont pas dirigés contre le public : « Aucun chef d’entreprise ne peut passer ses journée à surveiller les vidéos sur iPhone, ça n’a donc aucun intérêt pour lutter contre le vol, à moins de tomber pile au moment du délit. C’est bien pour surveiller leurs salariés […].


COMMENTAIRES

Parfois, c’est presque une méthode de management. J’ai vu des responsables évaluer le comportement de leurs employés face aux clients grâce aux caméras. » Dans certaines entreprises, aucun espace n’échappe à cette surveillance : « Un client sur deux me demande d’installer des caméras dans des lieux qui ne sont pas accessibles au public [et ne nécessitent pas de déclaration en préfecture, ndlr]. J’ai installé un dispositif de 32 caméras dans un supermarché G20 d’environ 200 mètres carrés. Autant vous dire qu’excepté les toilettes tout est filmé, même les lieux réservés aux pauses ou l’endroit où ils fument leurs cigarettes. »

ras, dont celle installée en direction de la machine à café, filment des tableaux réservés à l’affichage syndical et l’accès au vestiaire. La dernière, enfin, est tournée en direction de l’accès au comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. La direction a invoqué la présence d’un coffre et de la machine servant au retour de la monnaie collectée par les conducteurs de car. Pascal Hautot soupçonne la direction de surveiller le syndicat : « On est la

dessins © deborahgraphIsme.com

De HSEHNAMAP Tout à fait d’accord. Cette facilité qu’ont les journalistes à reprendre la novlangue néolibérale est proprement stupéfiante. Il ne faut jamais employer le terme « vidéoprot***ion », il faut le faire disparaître par refus de l’utiliser. Quitte à évoquer Orwell, essayez de vous souvenir du « Dictionnaire novlangue », point d’orgue de 1984. De kAMIllE008 On devrait aussi pouvoir surveiller son employeur par « vidéoprotection ». et, tant qu’à faire, les actionnaires ou autres, qui investissent dans l’entreprise et ne voient que des chiffres à rentabiliser. Ça jetterait un froid !

Chez Cars Perrier, entreprise de transports dans les Yvelines, la vidéosurveillance a été installée en 2008, suite à une demande du comité d’entreprise après la dégradation de la machine à café. « La direction à sauté sur l’occasion et en a profité pour installer quatre caméras », raconte Pascal Hautot, délégué CGT, syndicat majoritaire de l’entreprise. Personne, à part l’employeur, ne connaît la cible des caméras : « Pour deviner ce qui est filmé, on s’est placés sous les caméras et on a calculé en fonction de leur angle. » Ce que découvre, stupéfait, le syndicaliste : l’une des caméras filme directement l’escalier qui mène au local de la CGT. Deux autres camé-

De WAldECk Pourquoi utiliser ce mot de « vidéoprotection », faux nez du mouchardage ? Vous auriez pu profiter de vos guillemets pour attirer l’attention des lecteurs sur cette supercherie hortefeuse et la démonter !

première organisation syndicale, donc on peut supposer que [la direction] veut vérifier qui nous fréquente. […] On pense que certaines sanctions sont liées à ce qu’ils ont vu. Bien sûr, on ne peut avoir aucune preuve. » Le délégué syndical s’est alors adressé à l’inspection du travail, qui n’a pas donné suite. Il a contacté la Cnil, qui a réagi immédiatement, demandant au transporteur de modifier l’orientation de deux caméras. Le directeur des Cars Perrier n’était « pas disponible » pour répondre à nos questions.

De FRENCHyM C’est pitoyable pour les soidisant managers de tout poil ! Un manager est quelqu’un qui anime et fédère une équipe, c’est tout le contraire d’un flic. Si l’entreprise en est là, c’est que nous sommes rendus bien bas dans la relation à l’autre. Ces entreprises n’ont plus rien à envier aux macroentreprises que sont les régimes totalitaires, comme ceux qui se réveillent avec la gueule de bois en Afrique du Nord. Je ne verserai pas une larme pour eux. De AA77 C’est bien connu, et depuis longtemps, que les caméras servent surtout à surveiller le personnel et non le vol à l’étalage (dans le cas des supermarchés).

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planÈte89 I Énergie

haro sur les gaz de schiste

le larzac bouge encore

José Bové prend la tête de la mobilisation contre l’exploitation d’une nouvelle source d’énergie. reportage à Nant, dans l’aveyron. Texte et photos sophie Verney-Caillat I Rue89

l

a première fois que Léon Maillé a lutté, c’était il y a quarante ans, quand il a refusé de vendre ses terres à l’armée. Il était encore « normal, catho ». Votait à droite. « C’est après que je devenu antimilitariste, bouddhiste et altermondialiste… » Il a l’accent aigu et la barbe blanche. Ce 19 février, il descend du plateau du Larzac avec le ban et l’arrière-ban, néoruraux et contestataires. Il se passe quelque chose à Nant, 700 habitants. La coordination du Sud-Aveyron contre le gaz de schiste donne rendez-vous dans ce village du parc national des Cévennes. José Bové arrive de Bruxelles pour animer la réunion. Il dit : « Si l’autre vallée arrive, c’est que l’heure est grave. » Embrasse ses copains venus de Lozère et du Valence ARDÈCHE

DRÔME

LOZÈRE

Carte © deboRahgRaphIsme.com

Villeneuve-de-Berg

montélimar

PARC NATIONAL DES CÉVENNES

AVEYRON

arles millau Nant

VAUCLUSE GARD

avignon

Nîmes montpellier HÉRAULT

Béziers

92 I mars 2011 I # 08 I

BOUCHE DU RHÔNE

Fos-sur-mer marseille

Gard. Le maire, candidat aux cantonales, a compris qu’il fallait venir. Le gymnase est plein. Le Larzac a découvert dans un même mouvement qu’il était assis sur un faramineux gisement de gaz (lire ci-dessous) et que le gouvernement avait déjà accordé des permis de forer à plusieurs sociétés (dont Total et GDF Suez), qui pourront planter leurs derricks où elles veulent. Depuis, les « anciens » se repassent le film. C’est la lutte. Ce soir, ça devait être une petite réunion pour préparer une journée d’action : combien on imprime d’affiches ? Qui sont les porte-parole ? Qui monte les réunions dans les villages ? Comme un coup de grisou, ça s’est transformé en meeting aux accents révolutionnaires. Quand

cours de rattrapage

les gaz de schiste

contenus en faibles proportions dans d’immenses poches géologiques profondes, les gaz de schiste constituent une réserve abondante d’énergie fossile. La technique d’extraction par fracturation hydraulique, mise au point aux etatsUnis, permet de récupérer le gaz en fracturant la roche par injection d’eau et de matériaux sous haute pression. Une partie seulement de l’eau injectée peut être récupérée ; il y a donc un risque de pollution, notamment de la nappe phréatique. environ 10 % du territoire français est concerné par trois permis d’exploration (ci-contre). Nathalie Kosciusko-morizet, héritière de ce dossier empoisonné, a tout gelé en attendant les résultats d’une mission qui doit dire d’ici à juin s’il est possible d’extraire ce gaz sans prendre autant de risques qu’outre-atlantique.


Causse toujours. La menace de l’exploitation des gaz de schiste mobilise nÊoruraux et anciens contestataires descendus du plateau du Larzac. Le souvenir du mouvement de protestation contre l’extension du camp militaire est encore vivace.

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planÈte89 I Énergie

le gaz de schiste est à l’ordre du jour, les salles deviennent trop petites pour contenir tous les citoyens inquiets. José Bové a pris la tête de la mobilisation contre cette nouvelle source d’énergie. Tout le Sud bouge. Michèle Rivasi, collègue au Parlement européen, « n’a jamais vu une mobilisation pareille » en Ardèche et dans la Drôme : « Personne ne veut de ça chez nous ! Ça bouge sur toutes les facettes de la société. Il y a des géologues, des traducteurs, des juristes, chacun veut apporter sa contribution. » A Nant, il est plus de minuit quand le député européen met fin à la réunion. Il prévient que la lutte sera longue. Il est sur ses terres, entouré de sa bande de copains. Ceux du Larzac ont fait des enfants, certains ont gardé le même élan qu’autrefois. Les yeux brillent à l’idée de remettre le couvert. Dix ans de batailles sur le causse (1971-1981) pour faire plier l’Etat français et enterrer l’extension du camp militaire. Puis le fauchage des OGM et le moratoire. Et le démontage du McDo de Millau : prison ferme, mais notoriété mondiale pour l’ancien leader de la Confédération paysanne.

Maintenant, José Bové veut un moratoire sur les gaz de schiste. Il ne laissera par trouer le sol à coups de millions de litres d’eau et de produits chimiques. Il ne laissera pas des milliers de camions traverser ces tranquilles paysages agricoles. Le gouvernement a accordé des permis d’exploration pour cinq ans. Ce « viol » des engagements de Borloo au Grenelle de l’environnement a réveillé la résistance. On parle de désobéissance civile, de non-violence. Des militants supplient Bové de « refaire un Larzac ». On parle de « descendre sur Paris », de « bloquer le pont de Millau en une heure ». Le député sourit derrière sa pipe, serein : « On a le background nécessaire. » Il s’assure que chacun « s’équipe de démonte-valves pour dégonfler les roues des camions ». « La non-violence, c’est comme le judo, dit Léon Maillé, l’ancien catho devenu contestataire. Prendre la force de l’adversaire et la retourner contre lui. Du moment qu’on n’a pas peur des flics, c’est eux qui auront peur. » Il y a quarante ans, il a signé le « Serment des 103 », il s’est dressé avec une poignée de paysans contre l’armée, qui 94 I mars 2011 I # 08 I

voulait les déloger. Il a frayé avec les soixante-huitards de la ville, « venus à 50 000 dans le désert, en 1973 ». Puis avec les « néo » (pour néoruraux), comme Bové, élevé à Bordeaux. Avec lui, Maillé a campé sous la tour Eiffel, fait entrer les brebis dans un tribunal, passé quelques jours en prison. Il a reçu Théodore Monod, Jean-Marie Tjibaou et encore, il y a quelques jours, Stéphane Hessel. Un esprit particulier est né de cette fusion entre anciens et néoruraux. « Ces gens venus d’ailleurs ont amené de nouvelles idées, dit Robert Auger, pâtissier à Nant. Un bon prix pour le lait de brebis face à Roquefort, le marché en vente directe, la production d’aromatiques… Ils ont repeuplé les hameaux, ouvert des écoles… Grâce à eux, la campagne est vivante alors que l’armée fermera un jour ou l’autre son camp. » Il jure qu’il ne se laissera pas pourrir le paysage. « Un petit canal ancestral amène l’eau de la source du Durzon dans chaque jardin. Personne n’est prêt à perdre cette eau gratuite et bonne. » Chacun a en tête les images traumatisantes du documentaire Gasland, de l’Américain Josh Fox, où l’on voit le gaz s’échapper d’un robinet et s’enflammer : « J’ai pas envie que l’eau brûle demain, dit Hubert Borg, spéléologue, vivement applaudi. Si l’eau vient à manquer, ça va être la guerre. Je suis un père de famille, pas un agitateur, mais on n’est pas là pour se faire gazer. » Le code minier autorise Chuebbac, l’entreprise titulaire du permis, à planter ses derricks où elle veut. « Nos vallées ne sont pas des tickets de métro qu’on peut perforer sans l’accord de leurs propriétaires », s’emporte Bernard Saquet, maire de Nant. Léon Maillé travaille sa défense en vieux sage. « Le PDG de Total est plus intelligent que l’armée », dit-il.


INFOMIX maNif

maNchePerDue

et voici les chasseurs schizo-responsables

forêts à vendre

Drôle d’image : mi-février, des centaines de chasseurs manifestent au côté d’écologistes dans les rues de Strasbourg contre une décision de l’ONF, qui envisage d’augmenter de 40 à 70 % les «prélèvements» de cerfs dans le massif du Donon, dans les Vosges. Le projet de l’Office national des forêts a sa raison : de plus en plus soumis à des objectifs de rentabilité, l’ONF veut protéger les jeunes pousses d’épicéas, dont les cerfs sont très friands. La réaction des chasseurs est plus inattendue. Besoin de soigner leur image et de ne pas apparaître comme des «viandards» passés de mode? Peur d’épuiser le stock de gibier? Sans doute un peu des deux. Reste un joli paradoxe, les chasseurs manifestant pour défendre leurs proies. Bambi, reviens, ils sont devenus fous…

planÈte

Grande-Bretagne. Pour remplir les caisses de l’Etat, le gouvernement britannique envisageait de vendre les espaces boisés du royaume. Mais David Cameron a rassemblé contre son projet de privatisation des forêts une coalition hétéroclite allant des écolos babas cool à la bonne bourgeoise rurale anglaise. 84 % des Anglais sont opposés à la vente de leur patrimoine forestier ; le gouvernement a capitulé. En France, une note interne de Bercy a récemment semé le trouble en préconisant la gestion des forêts domaniales françaises par des organismes privées. Le gouvernement a nié tout projet concret en ce sens.

anthony resCiGno

Échec

tour eiffel © AuDREy CERDAN – huÎtre © OLIvIER PON/REutERS

Paris trie mal Déchets. La Mairie de Paris tente de faire croire que les erreurs de tri avoisinent les 20 %, mais en réalité c’est le double, et Paris est la ville la moins performante de France en termes de qualité de tri. Peut-être dans le but d’occulter la responsabilité des services publics. Selon le rapport annuel sur le prix et la qualité du service public d’élimination des déchets à Paris, 40 % des déchets collectés dans les poubelles jaunes constituent des erreurs de tri.

le mot

Triploïde huîtres. Quel est ce mal mystérieux qui décime les populations d’huîtres et menace un tiers des 3 000 conchyliculteurs français ? L’enquête a été confiée à l’Ifremer, qui, après analyse des prélèvements de naissains, a identifié un serial killer : l’herpèsvirus. Lequel, en mutant il y a deux ans, est devenu beaucoup plus agressif. Pourtant, de nombreux ostréiculteurs ne croient pas à cette piste. Goulven Brest, président du Comité national de conchyliculture, estime que les ravages du virus sont une conséquence, et non la cause de l’épizootie. Il dénonce le réchauffement du climat et la pollution de l’eau. Mais, surtout, se dit « sceptique sur les évolutions génétiques des souches d’huîtres ». En clair, la maladie pourrait toucher en priorité les huîtres triploïdes, ou « huîtres des quatre saisons ». Ces animaux, biologiquement modifiés, possèdent trois chromosomes au lieu de deux. Stériles, ces huîtres ne dépensent pas leur énergie à se reproduire, grossissent donc plus rapidement et ne sont jamais laiteuses. Elles peuvent être vendues toute l’année (et plus seulement les mois en « r »). Elles ont conquis, très vite, un tiers du marché. Alors, pourquoi les huîtres meurent-elles ? Le ministère a commandé un rapport à quatre scientifiques, qui ont « blanchi » les triploïdes. Mais les conchyliculteurs ont découvert que trois des quatre auteurs avaient travaillé à l’Ifremer… Or, les huîtres triploïdes sont une création (et un monopole absolu) de l’Ifremer. « On ne peut pas imaginer qu’il y ait objectivité », dit Goulven Brest. Charlotte Chabas

rÉPlique

Je défends le droit d’expression des associations environnementales. C’est un principe fondateur du Grenelle de l’environnement. Nathalie KosciusKo-morizet, ministre de l’Écologie, en rÉponse À son collÈgue de l’agriculture, Bruno le maire, qui avait jugÉe « scandaleuse » une campagne d’affichage choc de france nature environnement. I # 08 I mars 2011 I 95


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