Amok

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Amok - Un atelier photo au Cambodge

Amok

Un atelier photo au Cambodge 25 €

9 782953 254594

Les Éditions de Juillet

Les Éditions de Juillet



Amok

Un atelier photo au Cambodge


Avant-propos

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A

ide et Action a été créée en 1981 pour aider à la scolarisation des enfants défavorisés en Inde. 30 ans plus tard, nous soutenons l’éducation de près de 2 millions d’enfants dans 22 pays. Notre conviction est que l’éducation est la clé du développement. Car comment construire sa vie lorsqu’on ne sait ni lire ni écrire ? Sans éducation, comment devenir un adulte épanoui, et un citoyen en capacité de contribuer au développement de son pays ? Nous croyons qu’il est possible de construire un monde plus juste et plus équitable. Un monde dans lequel chacun aurait les moyens de mener une vie digne et de choisir son avenir. Nous croyons que l’éducation a le pouvoir de permettre à chacun de modifier le cours de sa vie et de participer pleinement à la construction collective d’une société respectueuse et solidaire. C’est avec cette conviction qu’Aide et Action International intervient notamment au Cambodge. Le Cambodge est un pays avec une histoire et une culture ancestrales, mais a aussi connu des périodes troubles dont il commence seulement à se relever. Une partie importante de la population a subi l’exil ou a été victime des Khmers rouges. C’est ainsi que toute une génération a été privée de la transmission du savoir et de l’histoire du pays (90% du patrimoine littéraire khmer a été détruit entre 1970 et 1979). Cette histoire illustre la complexité du Cambodge. Alors que le pays, et notamment sa capitale Phnom Penh, connaissent aujourd’hui un essor économique très rapide, le revenu par habitant reste l’un des plus faibles au monde. A l’heure actuelle, 50% des Cambodgiens de plus de 25 ans n’ont pas terminé l’école primaire. Presque 40% des enfants de 7 à 14 ans sont privés d’une éducation de

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qualité, et ne savent ni lire ni écrire. La majorité des familles vit dans la pauvreté et occupe des emplois précaires leur permettant à peine de subvenir à leurs besoins. L’école est supposée être gratuite. En réalité, les parents doivent compléter le salaire des enseignants pour que leurs enfants puissent assister aux cours, par roulement d’une demi-journée, dans des classes qui comptent en moyenne 60 enfants. C’est dans ce contexte qu’intervient Aide et Action International au Cambodge depuis 2002. Malgré les progrès qu’a connu l’éducation, de nombreux enfants en demeurent privés. Sur le terrain, notre association intervient sur trois axes. Un premier consiste à permettre aux enfants exclus de l’éducation de se construire un avenir meilleur en allant à l’école, qu’il s’agisse d’enfants issus de familles pauvres, de minorités ethniques ou d’enfants en situation de handicap (dont seulement 8% sont scolarisés au Cambodge). Un deuxième axe vise à faire progresser l’alphabétisation des adultes, notamment des femmes, parce que l’éducation des parents joue un rôle majeur dans la scolarisation des enfants. Enfin, un dernier axe concerne la lutte contre la malnutrition et la maltraitance dont sont victimes les enfants, parce qu’un enfant qui a faim ne pourra pas apprendre dans de bonnes conditions, et que l’éducation, à elle seule, ne suffit pas pour des enfants dont le quotidien est ponctué de violence. Pour mener ces différents programmes, Aide et Action International s’appuie sur des associations locales dont la connaissance du terrain, l’expérience et l’expertise sont les gages de projets efficaces. Mais nous travaillons également en lien étroit avec la population cambodgienne elle-même. Nous croyons que l’éducation permet de construire l’avenir et qu’il revient aux Cambodgiens de construire eux-mêmes leurs projets éducatifs. Les projets mis en œuvre sur le terrain sont donc ceux

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élaborés par les populations, sans que personne ne se substitue à elles ; sans que d’autres, au prétexte qu’ils sauraient ce qu’il convient de faire, décident de leur destin et de celui de leurs enfants. « L’éducation change le monde », disons-nous. Dans un pays aussi meurtri que le Cambodge, confronté aux paradoxes de la mondialisation, cette ambition prend tout son sens. Dans cet ouvrage, publié avec les Editions de Juillet, son auteur, François Legeait, nous livre l’histoire d’un échange, comme un relais passé entre nous et ces enfants, un espace de liberté et un arrêt sur images dans ce pays où les changements se produisent à toute vitesse. Au-delà des clichés habituels, François Legeait nous invite à découvrir les paradoxes d’un pays imprégné de culture et confronté aux violences de la pauvreté. Cet ouvrage est aussi pour nous un message d’espoir. Car face aux défis que connaît le pays, ce qui est montré ce ne sont pas des Européens, mais des Cambodgiens qui, dans des conditions souvent très difficiles et parfois au péril de leur propre sécurité, n’acceptent pas la fatalité. Ils se battent pour sortir les enfants de la rue, les aider à se reconstruire et à grandir. Pour permettre à des enfants en situation de handicap, très souvent délaissés par leur famille, de savoir lire et écrire et, au final, gagner l’estime de soi. En échange, comme un emblème, rien de plus que les sourires timides des enfants de Takhmao et de Chbar Ampov. Qu’il leur soit ici rendu hommage est notre plus grande fierté.

Claire Calosci Directrice générale internationale d’Aide et Action International

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Heureuse lignée C’était une vieille maison traditionnelle comme il en reste quelquesunes de nos jours. Elle reposait sur des piliers ronds. Le toit à double pente était couvert de tuiles. Les murs et le parquet étaient en planches. Sur le fronton, il y avait une sculpture en bois représentant le démon Rieuhou en train de dévorer la lune. Sous le démon, on avait gravé en gros caractères : « Heureuse lignée ». Gnok Thaém, La Rose de Païlin, 1943.

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Vent d’est Toutes les grandes aventures naissent dans un bistrot breton, tout le monde sait ça. Celle-ci au printemps 2009, lors d’un déjeuner avec Yves, le président des Editions de Juillet. Je rentre du Kurdistan et m’apprête à repartir en Cisjordanie. « Tu aimes bien les voyages toi ! Ca ne te dirait pas, un petit tour en Asie ? ». Un soudain vent du large se lève sur ma soupe du pêcheur. Un projet de collaboration avec l’ONG Aide et Action International est dans l’air depuis quelques mois. Le terme d’« ONG », tout comme celui d’« humanitaire », ne déchaînent pas en moi des déferlantes romantiques ; beaucoup d’a priori surtout, néanmoins plutôt favorables au final, au regard des besoins, au bénéfice du doute. Je ne sais pas encore grand-chose de celle-ci, sinon qu’elle œuvre pour l’accès à l’éducation. Ayant choisi de soutenir, par le biais de partenariats, les programmes d’organisations locales, elle a le mérite d’éviter un des principaux travers des organisations occidentales, qui, en se substituant aux acteurs locaux, contribuent à maintenir les pays « en développement » sous la tutelle des pays riches. « L’éducation change le monde » professe la charte d’Aide et Action. Les conceptions que nous défendons avec nos bouquins et nos appareils photo ne sont pas si éloignées : lorsque nous organisons un atelier pour les enfants d’un camp de réfugiés palestinien, estimant leur « ouvrir des perspectives » ; ou lorsque, dans le livre qui en résulte, nous affirmons que « seule une

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jeunesse éduquée est en mesure de prendre en main son avenir ». Il y a là, au-delà des étiquettes, plus que des convergences. Même pas fini ma soupe : cap à l’est ! Ce sera le Cambodge, sa « grande pauvreté », son immense culture, sa déchirure, et sa concentration record d’ONG. Mais d’un bistrot l’autre, il me faudra encore patienter un an et demi avant de goûter « en vrai », à Phnom Penh, sous les ventilos, à mon premier poisson amok, accompagné de riz grillé et de la bière locale, l’Angkor beer.

Angkor et Angkar

Angkor, la référence incontournable ici, la racine, la fierté, l’identité khmère incarnée. Mais aussi l’allusion à une splendeur révolue, qui entretient l’idée d’une décadence toujours d’actualité, et fonde un nationalisme qui se manifeste volontiers par flambées xénophobes. Le royaume d’Angkor, qui s’étendait de la Birmanie jusqu’au Viêt Nam, connut son apogée il y a mille ans. Les siècles qui suivirent furent une longue succession de guerres, d’amputations territoriales, et de souveraineté confisquée. L’actuel Royaume du Cambodge conquit son indépendance de façon relativement pacifique en 1953, après 90 ans de « protectorat » français. La modernisation du pays, de ses systèmes d’éducation et de santé, le développement économique et la politique non-alignée menés par le roi Sihanouk, furent malheureusement mis à mal dès les années 1960 par les contrecoups de la guerre du Viêt Nam, qui faisait rage à ses frontières. Le territoire cambodgien abritait - avec l’aval de ses dirigeants - des bases


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de repli de l’armée populaire vietnamienne et du Viêt-Cong, appuyés par des maquisards communistes, les Khmers Rouges. Il fut soumis par l’aviation américaine aux bombardements les plus intensifs qu’aucun pays n’ait jamais connus jusqu’alors - ni depuis : des estimations font état de plus de 500 000 tonnes de bombes, et de 700 000 morts, presque tous des civils. Ces bombardements contribuèrent grandement à renforcer le soutien de la population aux Khmers Rouges, préparant ainsi le terrain pour les atrocités qui suivirent. En 1970 un coup d’état amène au pouvoir le général pro-américain Lon Nol, qui instaure la loi martiale et proclame la république. Dès lors le conflit se généralise et le pays sombre dans le chaos. Dans les années qui suivent, les Khmers Rouges rompent avec le Viêt Nam, et concentrent leurs attaques contre l’armée cambodgienne et le gouvernement conservateur. Ils se renforcent considérablement, sur le plan militaire, en recrutant massivement des combattants parmi la population rurale, et sur le plan politique, grâce à une alliance de circonstance avec Sihanouk, qui leur permet d’étendre leur influence aux grandes villes. Leur idéologie extrémiste, inspirée du maoïsme, et leurs méthodes radicales, sont déjà à l’œuvre. En avril 1975, Lon Nol démissionne et s’enfuit devant leur avancée ; les Américains évacuent leur ambassade peu après, et le 15 avril 1975 les Khmers Rouges entrent à Phnom Penh. Dès le lendemain ils entreprennent l’évacuation forcée de la ville et la « purification » du pays. Intellectuels, citadins, militaires, opposants, minorités ethniques (Chams, Vietnamiens), « ennemis de la révolution », sont éliminés

systématiquement. En un peu moins de quatre ans, le régime de Pol Pot, l’« Angkar » (« organisation »), mais aussi la famine qu’il engendre, tueront 1 700 000 Cambodgiens, plus du quart de la population. C’est l’intervention de l’armée vietnamienne qui, en janvier 1979, met fin au calvaire de tout un peuple. La reconstruction commence, malgré la résistance encore acharnée des Khmers Rouges. Mais dans un contexte de guerre froide, le Viêt Nam est affaibli et isolé par l’Occident, qui continue de soutenir une coalition Pol Pot - Sihanouk au détriment du gouvernement communiste, et de fait au détriment de la population. Il faudra encore attendre plus de 10 ans avant que le Cambodge ne retrouve une place au sein de la communauté internationale.

Reality show

Les Vietnamiens se retirent en 1989, et les accords de Paris mettent fin à cette période en 1991, sonnant la charge d’une nouvelle invasion, celle des soldats de l’ONU, des diplomates, des fonctionnaires, des ONG, des journalistes, des hommes d’affaires, des spéculateurs, et bientôt des touristes, tous accourus au chevet du même malade, désormais fréquentable, qu’ils laissaient agoniser dans son coin depuis plus d’une décennie. Humanitaire spectacle, big business et mass media. Je me garderai d’émettre des hypothèses sur les raisons de ce revirement. L’aéroport de Pochentong a des airs provinciaux, et ceux qui ont vu La Déchirure (« The Killing Fields ») auront en arrivant l’impression d’y être déjà venus. On est presque étonné de ne pas y être attendu par une

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vieille Mercedes, prête à nous emmener tout droit vers le Pulitzer ! En revanche, les mêmes, et les lecteurs de François Bizot (le Portail), ne reconnaîtront pas leur ambassade de France, aujourd’hui reconstruite et ceinte de hauts murs, sans doute dits de sécurité, qui la font bel et bien ressembler à un Q.H.S. L’Indochine n’est plus ce qu’elle était ! Arrière-garde d’une campagne déjà bien avancée, je débarque à Phnom Penh sans armes, mais avec dans mes bagages plusieurs kilos de matériel. Certes un appareil photo peut constituer une arme redoutable - à condition d’être lancé avec précision. Je fais le fier, mais en réalité je n’en mène pas large. Comme à chaque débarquement les questions se bousculent au portillon, les qu’est-ce-que-je-fais-là et les à-quoi-ça-sert. Ca fait des semaines que je prépare ce voyage. Alors maintenant cesser de penser : plonger. Samedi 30 octobre : première immersion dans le centre de Phnom Penh, en même temps qu’au cœur du sujet, propulsé par Sra, le tuk-tuk toqué, que ses collègues surnomment « head-fire » ; personnellement je ne le trouve pas tellement plus cinglé que la moyenne. Pratiquement la première image captée ce matin fut celle d’un jeune gars efflanqué, déambulant le visage enfoui dans un sac de colle. D’autres sacs, plus grands qu’eux, traînés par des gosses dépenaillés, vivant de récupération. D’autres gosses, guidant des aveugles chantonnant vers les touristes matinaux et un hypothétique dollar. Des mines de rien, des marchands de tout, des trottoirs encombrés. Des bonzes orange devant des palissades bleues. Chaleur. Pollution. Des essaims de cyclos. Des 4x4 blancs d’ONG, poussiéreux et pressés, et des 4x4 de riches, brillants et noirs et si gros, que les gamins qui mendient dans les embouteillages n’en atteignent même plus les fenêtres. Casquettes, casques, kramas. Néons. Panneaux publicitaires. Téléphones portables, cigarettes étrangères, banques d’affaires, investissements. A Wat Phnom, une cérémonie de purification ; devant la pagode, des statues de tigres avec des yeux en billes d’agate, dans leur gueule des morceaux de viande crue et des œufs cassés qui dégoulinent de leurs babines en une bave épaisse ; un singe qui plume une hirondelle. Dévotions.

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Encens. Chaleur. Dans les arbres du parc voisin, des chauves-souris immenses au-dessus d’enfants minuscules. Dignes maisons coloniales, défraîchies. Chantiers. Taudis. Villas. Buildings. Marchés. Bidonvilles. Marécages. Pilotis. Chaleur. Heures. Puanteur, couleurs, sourires... Je redescends à pied le long du fleuve ; un peu d’air, presqu’un peu de soleil. Hôtels et restaurants pour touristes, bars à « hôtesses ». Mékong. Nagas. Palais royal. Jardins. Le sublime et le sordide semblent se côtoyer partout, partageant en frères le même trottoir. Beauté et vermine, menace et sérénité, dans un même souffle, un même sourire. Les petites cases de mon cerveau blanc sont mises à rude épreuve. 20h : terrasse à deux pas de l’hôtel, poisson à la citronnelle et Angkor beer bien fraîche. Des fauteuils en rotin, profonds, plus adaptés à un long apéro nonchalant qu’à un repas pris sur le pouce. Des ventilos paresseux. Trafic au ralenti. Nuit déjà, toujours chaud, plus de 30 degrés, légèrement. On se croirait dans les colonies. Je pense à Duras, évidemment, et aussi à Céline. Voyage. Ce temps-là est-il révolu ? La globalisation coûte moins cher, présente mieux, et rapporte plus. Je regarde la rue, de très loin. Parmi les Cambodgiens, les quelques occidentaux qui passent me paraissent lourds et empruntés. Je me sens comme eux, incongru. Je me suis rarement senti si étranger. J’ai deux jours pour prendre mes marques, et reprendre mes esprits. Dans deux jours je rencontrerai pour la première fois Somphors, Chenda, et Prasith, d’Aide et Action, avec qui nous organiserons, les prochaines semaines, des ateliers photo pour les enfants.

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Little girl

Lundi 1er novembre : cet après-midi je suis allé repérer le bureau d’Aide et Action, rue 294, à quelques minutes seulement de l’hôtel. Une rue d’abord assez bourgeoise, calme et ombragée, qui s’anime en avançant vers le fleuve et des quartiers plus populaires, jusqu’à venir buter sur une longue barre d’immeubles complètement délabrée, tout droit surgie des bas-fonds de Calcutta. Autrefois peinte en blanc et destinée à loger les fonctionnaires d’un royaume qui venait d’accéder à l’indépendance, elle est aujourd’hui devenue un immense squat, misérable, voué à l’expulsion et à une destruction imminente. C’est là que trois jeunes m’interpellent, deux garçons et une fille, trois ados maigres, crasseux, et visiblement défoncés. « Woman, sir ? » Pas sûr de bien saisir, je demande : Woman ? what woman ? Il me montre sa copine. Là je n’ai plus trop envie de comprendre. « Boom-boom ! » précise-t-elle, pour qu’il n’y ait pas d’ambigüité. What ? You ?... Mais quel âge tu as ? ! C’est une gamine. Ils réunissent leur anglais : « Eighteen, sir ». Elle n’a pas plus de quinze ans. Une gamine sale, en mauvaise santé, mais encore jolie. Encore jolie, à quinze ans... ! But you’re too young for boom-boom ! You are a little girl, not a woman ! A little girl, putain ! Go to school !... Trop jeune peut-être, mais pas trop riche. J’ai conscience de ce que mes propos peuvent avoir de vain. Pour aller à l’école, il faut avoir mangé. Et ensuite avoir un avenir. Elle n’a ni l’un ni l’autre, juste de la colle. Et l’autre abruti qui ne me lâche pas. « Little girl, sir ? Yes, come ! » L’enfoiré, qui n’a rien compris, m’en propose une encore plus jeune !

Exactement sur le même ton que d’autres vous proposent « Tuk-tuk, sir ?.. Newspaper, sir ? »... « No problem, come ! »... Il me dégoûte. No, no ! No woman, no little girl, no boom-boom, nothing ! Fuck you ! D’un seul coup ils s’arrêtent, comprenant qu’ils font fausse route, et rebroussent chemin. Je suis écoeuré. Moins par leur comportement, toutefois, que par la misère qui les pousse, et par la société qui ne les protège pas. Mais, plus que tout, écoeuré par les touristes (et les autres) qui se payent des petites filles pauvres au pied des barres d’immeubles.

Protection de l’enfance

Le centre de protection de l’enfance de Krousar Thmey se trouve à une dizaine de kilomètres, dans la banlieue de Phnom Penh. Un choix qui ne doit rien au hasard : lorsqu’un enfant est « sorti de la rue », il est impératif de l’en éloigner physiquement. Pour le soustraire non seulement au contrôle des gangs, mais aussi à la tentation d’y retourner, face aux contraintes qu’impose le retour à la vie en société, ou à cause d’une addiction. Les deux tiers de ces enfants, dont le nombre, selon l’Unicef, pourrait atteindre 20 000 rien qu’à Phnom Penh, seraient dépendants de l’alcool ou de la drogue. Des éducateurs suivent ces enfants régulièrement, cherchant à les convaincre de rejoindre pour quelques mois un centre temporaire, destiné à les « stabiliser ». Une solution permanente est ensuite recherchée, et lorsque c’est possible, ils sont remis à leur famille. Beaucoup en effet ont encore des parents, qui, pour diverses raisons - souvent une trop grande pauvreté - ne peuvent

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subvenir à leurs besoins. Aussi existe-t-il des dispositifs permettant d’accompagner les familles lorsque leur enfant leur est rendu. Ceux qui n’en ont plus, ou qui ne peuvent réintégrer la leur, seront confiés à une famille d’accueil, pour les plus jeunes, ou resteront jusqu’à leur majorité dans un centre comme celui-ci. Krousar Thmey (« Nouvelle Famille ») est une ONG cambodgienne, sans doute la plus importante dans le domaine de l’aide à l’enfance ; c’est aussi un des principaux partenaires locaux d’Aide et Action. Notre atelier photo se tiendra dans deux de ses structures, avec deux groupes distincts : un groupe d’« enfants des rues » dans le centre de Takhmao, et un groupe d’enfants sourds, dans leur école spécialisée de Chbar Ampov. La scolarisation des enfants handicapés, notamment sourds et aveugles, constitue en effet l’autre grand domaine d’intervention de l’organisation. La perception du handicap dans la société cambodgienne diffère radicalement de la nôtre, inspirée des valeurs chrétiennes. Dans ce pays imprégné de bouddhisme - un bouddhisme théravada qui a su s’accommoder des pratiques animistes anciennes - elle est nettement influencée par la croyance au karma. Dans le cycle de la vie, de la mort, et de la réincarnation, chacun renaît selon ses mérites. Aussi le handicap est-il couramment attribué à la fatalité, à un mauvais karma, et l’enfant qui en est affligé plus ou moins laissé pour compte ; un sort que les difficultés sociales et matérielles des familles n’arrangent pas. C’est pourquoi Krousar Thmey a créé plusieurs écoles pour enfants sourds

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et aveugles, ainsi, avec l’aide du gouvernement, que de nombreuses classes spécialisées dans les écoles publiques du pays. L’ONG travaille également d’arrache-pied au développement de la langue des signes, et à la traduction en braille des manuels scolaires.

Grandir

Nos ateliers entendent agir à deux niveaux. Dans leur réalisation, en initiant les enfants à une technique, mais surtout à un mode d’expression, en les invitant à porter un regard plus conscient autour d’eux : observer et formuler pour mieux comprendre. Et à travers leur publication, en valorisant leur travail pour leur donner la parole, mais également en proposant des pistes de réflexion autour des problématiques qui les touchent, et en soutenant les structures qui les accompagnent. Les enfants auxquels nous nous adressons constituent, ici du fait de leur handicap ou de leur vécu, une population défavorisée, représentative des difficultés de la société dans laquelle ils vivent. Une société toujours en reconstruction et un pays « en développement », sur des bases qu’il est impératif de maîtriser. Il faut qu’en grandissant ces enfants soient capables de prendre part aux décisions qui seront prises, aux choix de société qui seront faits. Nous les avons invités à se pencher sur leur identité. Le monde dans lequel ils grandissent reste profondément marqué par les années Pol Pot, pendant lesquelles les Khmers Rouges ont éliminé les intellectuels et détruit les livres ; la tradition orale, essentielle au Cambodge, a gravement souffert d’un régime où l’on ne parlait plus, et surtout

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L’étang de Boeung Kak 20


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