Destins clandestins - Les réfugiés après Sangatte
La fermeture du « camp de Sangatte » fin 2002 n’a rien résolu : chassés par la guerre, la faim ou l’oppression, des réfugiés continuent d’affluer par milliers à la recherche d’une vie possible dans un occident prospère et démocratique. Nous ne les considérons pourtant pas comme des victimes qui sollicitent notre protection, mais comme une menace dont il conviendrait de se protéger… Début 2005, le photographe François Legeait est allé à leur rencontre et a passé plusieurs semaines avec eux à Calais, de squats insalubres en tentatives de traversée et de distributions de nourriture en contrôles de police. Il nous fait découvrir des hommes, des femmes et des enfants condamnés à une clandestinité souvent humiliante, mais dont l’espoir et la dignité forcent le respect. Évitant les schémas politiques réducteurs comme les clichés misérabilistes du genre, son témoignage bouleverse notre regard sur ces « destins clandestins ».
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Destins clandestins Les réfugiés après Sangatte P HOTO GR A P HIE S
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F R A NÇ OI S L E GE A I T
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Émotion. Émotion commune, lorsque nous sommes ensemble sur « le terrain ». Le quotidien de ces hommes. Pas l’émotion esthétique, pas envie de faire de l’esthétique Sur le dos de ces hommes qui en porte déjà beaucoup. Pourtant, « ils sont beaux ». La jeunesse, l’espoir, le désespoir, L’ailleurs pour eux, pour nous. La honte, l’effroi et l’incompréhension, L’impuissance, l’obscurité, on s’éloigne… Sur le terrain on s’agite, mais l’émotion… la colère.
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Mais le froid, le vent, la pluie. Les regards, les sourires ! Et parfois la musique. L’impuissance. Que faire ? Dire, crier, pleurer, Et partager tout ça, avec qui ?
Dr Martine DEVRIES
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Avant-propos Le « camp de Sangatte », près de Calais, a fermé ses portes fin 2002, avec 15 jours d’avance sur la date prévue. Une décision éminemment politique, aussi démagogique que précipitée, copieusement médiatisée… Et parfaitement inefficace. Comme si en fermant une porte on prétendait arrêter le vent : cette fermeture n’a évidemment rien résolu. Poussés par la guerre, la faim ou l’oppression, des hommes, des femmes et des enfants continuent d’affluer par milliers dans l’espoir d’une vie possible vers un occident prospère et démocratique. Désormais dilué le long du littoral européen, le flot des réfugiés est moins visible, mais rien n’indique qu’il ait diminué. Par contre, sans structure d’accueil, leur séjour en France s’effectue dans des conditions toujours plus précaires.
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En 3 ans, 60 000 migrants en route vers l’Angleterre ont transité par Sangatte. Aujourd’hui on estime qu’ils sont encore plus de 5 000 par an à passer par Calais, premier port transmanche, ce qui constitue une présence permanente de l’ordre de 300 personnes, avec des pics à plus de 400. Calais constitue leur dernière étape avant la Grande-Bretagne, sa politique d’immigration réputée libérale et son marché du travail déréglementé. Ceux qui y arrivent chaque jour ont déjà derrière eux de longs mois d’errance. Ils sont Irakiens, Afghans, Soudanais, Kurdes, Somaliens, Érythréens, Iraniens… Ce sont pour la plupart des hommes jeunes – passé un certain âge on ne prend plus les chemins de l’exil. Le voyage est long, éprouvant et dangereux. Certains n’arrivent d’ailleurs jamais à destination.
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Sangatte fermé, les réfugiés sont contraints de s’abriter comme ils peuvent : jardins publics, locaux désaffectés, chantiers de désamiantage… Des squats se créent, souvent sordides, qui ne les abritent que des regards, où ils ne peuvent ni se chauffer, ni se soigner, ni même se laver. Le plus grand d’entre eux, le hangar Socarenam, a été « nettoyé » par la police en mai ; l’unique point d’eau potable coupé par la mairie, les Africains qui s’y terraient parmi les rats étaient réduits à se laver et préparer leur thé avec l’eau du canal. L’« Hôtel Afghan » a été rasé en mars, les sacs de ses occupants ensevelis sous les gravats, leurs couvertures brûlées… Ils dorment maintenant dans les parcs ou sous les ponts, se font déloger des chantiers où ils cherchent à s’abriter pour la nuit. 6
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Les étrangers entrés illégalement sont censés régulariser leur situation dès leur arrivée dans un pays européen, qu’importe si ce n’est pas celui où ils souhaitent s’installer, ce qui les condamne de fait à la clandestinité jusqu’à leur destination finale. Leur objectif unique est de passer en Angleterre. Le tarif des passeurs est élevé : 500 €. Un réseau très organisé opère la nuit dans un secteur opportunément surnommé la « jungle », entre l’autoroute, la zone industrielle et le port. Pendant qu’avant d’embarquer les chauffeurs routiers stationnent pour faire le plein de gasoil, de cigarettes ou d’alcool, une équipe ouvre les remorques, tandis qu’un peu plus loin une autre fait monter les candidats au départ dans les camions. Traverser sans recourir à leurs services tient de l’exploit : pénétrer sur le terminal est en soi quasiment impossible. Il faut escalader grilles et barbelés, éviter police, vigiles, chiens, caméras et alarmes, et s’introduire sans être vu dans un véhicule prêt à partir. Une fois à bord il faut encore échapper à la fouille, la tête enfouie dans un sac en plastique pour tromper le détecteur
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de dioxyde de carbone. Et si la traversée se passe sans encombre il ne reste plus que la police anglaise…
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Beaucoup tentent leur chance presque toutes les nuits, pendant parfois des semaines, et finissent par passer, cachés dans un container ou accrochés sous un camion. Les accidents ne sont pas rares : les réfugiés se blessent en tombant des remorques, se brûlent aux pots d’échappement, s’entaillent aux barbelés, tombent à l’eau ou se brisent les membres en fuyant la police dont ils redoutent la brutalité… Contrôles, rafles, interpellations sont quotidiens et commencent dès l’aube, alors que les réfugiés viennent de se coucher après une nuit entière d’épuisantes tentatives. « Ici, explique un Soudanais du Darfour, la police passe tous les jours contrôler nos papiers, tous les jours les mêmes policiers, les mêmes papiers. Ils nous menacent, nous gazent ou nous bousculent à l’occasion, ou renversent notre nourriture… » Dans les squats les descentes prennent des allures de rafles et on assiste à de véritables scènes de chasse à l’homme : forcés de sortir par les gaz, les réfugiés s’enfuient pieds nus sur les rails, poursuivis matraque à la main tandis qu’on saccage leurs abris. Ils sont retenus de quelques heures à plusieurs jours, et parfois déportés à l’autre bout de la France, d’où ils reviennent obstinément. Il arrive qu’ils soient relâchés à plusieurs heures de marche de Calais, toujours privés de leurs chaussures. Le but de ce harcèlement est de leur rendre la vie impossible, de les décourager. Qu’ils ne se sentent jamais, nulle part, en sécurité. Une politique cynique, dégradante et inefficace, tout juste bonne à flatter les bas instincts d’un certain électorat…
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Souvent instruits, avant de tout quitter pour sauver leur vie ils avaient une famille, une maison, un métier ; beaucoup parlent plusieurs langues. Tous ont fait preuve de courage et de dignité en se révoltant contre leur sort, en croyant à l’avenir. Mais c’est un occident xénophobe qu’ils découvrent, qui par un étonnant phénomène d’inversion ne les considère pas comme des victimes qui sollicitent sa protection, mais comme une menace dont il convient de se protéger…
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Coup de froid Vendredi 25 février – 24 heures que je suis à Calais. Zéro degrés, et pas plus de photos : à part me geler en me demandant ce que je fais là, à quoi ça sert, etc., je n’ai pas fait grand-chose. Au pied du phare deux Africains mal fagotés se hâtent, dans la pénombre, en direction du port ; je me secoue et leur emboîte le pas, jusqu’au hangar Paul Dévôt où une poignée de gars attendent sur le quai en grelottant. L’un d’eux, un Yéménite, parle Anglais, et la conversation s’engage, prudente d’abord, presque méfiante, c’est normal. Chacun a son histoire, vraie ou réinventée, en tout cas présentable. Bientôt arrive un personnage que je reconnais immédiatement : Moustache, un curieux mélange de José Bové et d’abbé Pierre. Membre du collectif C’sur (secours d’urgence aux réfugiés), il a été condamné pour « aide au séjour de personnes en situation irrégulière en bande organisée » : le fameux délit de solidarité, une spécialité locale ; les médias en ont (un peu) parlé. Présentation sans cérémonie et action située en quelques mots : le courant semble bien passer.
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Les réfugiés continuent d’arriver, par petits groupes, et de s’aligner sur le quai : quasiment que des hommes, entre 15 et 40 ans environ, un tiers d’Africains et deux tiers du Moyen Orient, une bonne centaine. D’autres bénévoles arrivent, et un camion d’où l’on décharge de lourdes gamelles et des casiers de bouteilles. Moustache m’ayant suggéré de rester assister au repas, je donne un coup de main et sers l’eau aux réfugiés. Le ton est donné : impossible d’être ici sans s’impliquer. Du coup mes questionnements s’évaporent dans l’air glacial ; l’appareil photo bien au chaud au fond de ma musette, je remplis d’eau les
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gobelets. J’ai conscience que ma participation auprès du collectif me gagnera plus vite la confiance des réfugiés et facilitera mon travail.
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Les gars mangent accroupis ou assis par terre dans le froid. Regards aux aguets. Un camion de police banalisé passe au ralenti, ici ils appellent ça un sous-marin. La distribution terminée, de nouveaux arrivants réclament des vêtements chauds ; l’un demande un bonnet, un autre une couverture. Autour de quelques voitures particulières on donne ce que l’on a, on soigne les bobos. Chaque coffre ouvert provoque un petit attroupement. Je discute quelques minutes avec Moustache, qui confirme mes estimations : 300 migrants en moyenne sur Calais, et comme la plupart parviennent, après un temps plus ou moins long, à passer en Angleterre, on peut estimer qu’ils sont 5 000 à transiter par ici en une année… C’est un peu moins que du temps de Sangatte, mais ça fait encore beaucoup de monde ! Petit à petit tout ce monde se disperse, et je me disperse à mon tour vers un pub où je reprends mes notes. Puis retour au camion, une soupe bien chaude et je me glisse tout habillé dans mon duvet. Samedi 26 février – Après un repérage en ville et sur la zone portuaire, je vais me garer près de la jetée où, sous la protection de deux fourgons de CRS, je grignote en écoutant la radio : la météo annonce un coup de froid pour les prochains jours, des températures de -5 °C à -10 °C et du vent. J’en frissonne d’avance. À 13 h 30 je suis devant l’église St Pierre - St Paul où le collectif organise une distribution de vêtements, particulièrement nécessaire par ce froid. Plusieurs dizaines de migrants, dont quelques femmes et enfants, viennent chercher qui un blouson, qui une couverture, qui des chaussures à sa taille…
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On fait cercle autour de ses rondeurs et
on n’a pas fini de faire la ronde. Il nous en aura dit des choses à travers cette extension de lui-même. Trimbalé, cabossé, étiqueté CFDT puisCGT.
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Certains me saluent par un sourire ; comme hier au repas je donne un coup de main, mais je ne sors pas l’appareil photo, ça me paraît encore prématuré. Je fais la connaissance de Zoubida, « l’électron libre » du collectif.
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Quand tout le monde a été servi j’accompagne les bénévoles de SALAM (« Soutenons, Aidons, Luttons, Agissons pour les Migrants ») au local où ils préparent la bouffe. Là, Jean-Pierre et Françoise, Sylvie et Marcel, Jean-Claude, Catherine et Dominique confectionnent 160 repas chauds pour ce soir. Je fais mes premières photos « people » dans la cuisine, au-dessus des gamelles fumantes ; ce ne sera pas terrible, mes objectifs sont couverts de buée ! À 18 h 30 je repars avec eux au hangar où je sors l’Hexar pour la première fois en présence des migrants. Deux ou trois vues du déchargement du camion et de la file d’attente, les réfugiés de dos. Tout de suite un gars sollicite une photo, puis un autre… Je tire quelques portraits, jamais sans y être invité. Et au flash - il fait nuit noire. Quelques réfugiés viennent me voir et demandent à ne pas être photographiés, « à cause de la police », ou « parce que je ne voudrais pas qu’on me voie comme ça ». Avec ce froid glacial certains sont à bout. Un Afghan se plaint des jambes, l’hiver réveille la douleur d’une blessure par balle : il réclame des soins, des médicaments que les bénévoles n’ont pas. Le ton monte, il s’énerve, lance des imprécations et… fond en larmes. Un autre, le pied dans le plâtre, a besoin d’une piqûre : c’est encore une bénévole qui la lui fait - exercice illégal de la médecine contre non-assistance à personne en danger. Il y a beaucoup d’éclopés, ils se blessent en essayant de grimper dans les remorques, se brûlent aux pots
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d’échappement des camions, tombent en tentant d’échapper aux flics dont ils redoutent la brutalité. Le repas se termine, je prends une assiette de riz ; petit à petit on s’éparpille, et je m’éparpille à mon tour vers le pub et mes notes. Je me suis pété le dos à charger et décharger de lourds casiers de bouteilles d’eau. Toujours tout habillé je dispose mes vertèbres avec précaution au fond du duvet, prends un bouquin et le repose, j’ai besoin de réfléchir à mon travail…
Espéranto de la débine Dimanche 27 février – Toujours mal au dos… Au terminal le vent est glacial mais la lumière est bonne. Je commence à photographier les « installations de sécurité ». Le temps de deux photos et paf ! Une voiture tricolore s’immobilise à ma hauteur, gyrophare en action pour impressionner l’adversaire : un méchant petit blanc et un grand black pas aimable. « Vous parlez français ? » Moi, bêtement : ben oui, pas vous ? « Vous avez une pièce d’identité ? » Je sors mon permis de conduire : c’est interdit de faire des photos ici ? Penché sur le papier rose, réponse inintelligible : j’en conclus que non. « Pourquoi vous faites des photos ? » Parce que je trouve ça beau moi, ces endroits, ports, zones industrielles… « Votre adresse actuelle ? » On sent l’interrogatoire serré. Il transmet à son copain qui s’active dans la bagnole, radio dans une main, crayon dans l’autre, modernité et tradition de la police. Sympa, l’autre reste dehors pour me tenir compagnie, malgré le froid intense, et s’efforce de rompre la glace : « Vous exercez quelle profession ? Et vous pensez repartir quand ? » En dépit d’une évidente bonne volonté la conversation tombe à plat, et mon nouvel ami va se
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réfugier dans l’auto avec son copain, la radio et mon permis. Vu le temps qu’ils mettent ils contactent au moins le ministère de l’intérieur, et moi à l’extérieur je me les gèle en attendant qu’ils aient fini leur sketch. Le suspense est insoutenable, et au bout de plusieurs longues minutes Copain sort à son tour et tente son joker : « code postal du domicile ! ? » Attention, c’est la question piège, faut pas que je me goure ! Heureusement j’ai bon du premier coup, et fort de cet ascendant je souris : pourquoi, vous voulez m’envoyer une carte postale de Calais ? Lui, ça l’amuse pas, c’est pas drôle son boulot. Il me rend mon permis, je vous remercie monsieur, et ils démarrent. Je monte me réchauffer au terminal devant un café : juste le temps de vider ma tasse, deux flics entrent, je sors… De retour dans le centre je me sens un peu parano. À midi, il se met à neiger, avec le vent on se croirait dans le blizzard. Je remets les pieds en marche, direction la cabina, une baraque de chantier où, à tour de rôle, le Secours Catholique et l’association la Belle Étoile distribuent, tous les jours à 14 heures, un sac de nourriture aux migrants. Quelques dizaines de réfugiés squattent à proximité sur le site désaffecté de la Socarenam - un ancien chantier naval - dans des conditions sanitaires effroyables : dans l’entrepôt nauséabond où ils s’entassent beaucoup ont la gale, et il n’est pas rare d’y croiser des rats. La mairie a fermé le dernier point d’eau potable et ils en sont réduits à se laver, se brosser les dents, voire préparer leur thé avec l’eau du canal… Je discute autour d’un feu avec un groupe de Kurdes. Enfin, discuter est un bien grand mot : personne ne parle français ni anglais ; un parle italien, pas moi ; un autre un peu allemand, moi à peine. Ici on communique dans une langue de bric-à-brac, faite de mots de toutes origines, de gestes et de
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mimiques : l’espéranto de la débine, la langue sans nom des hommes sans pays. C’est moi le journaliste, mais c’est eux qui posent les questions : « Pourquoi on ne nous aide pas ? Pourquoi la police nous traite comme ça ? » Comment leur expliquer, surtout sans les mots, qu’on ne veut pas d’eux, qu’ici ils n’ont pas d’existence ? Tous sont frigorifiés ; la plupart n’ont pas dormi, ils ont passé la nuit à marcher pour ne pas geler sur place. « On est tous malades ». L’un d’eux se met à chanter, le regard dans le vague, ailleurs. Après y avoir été invité je fais une photo de groupe, vitesse assez lente pour enregistrer les flocons de neige qui tombent, presque horizontalement, balayés par les rafales.
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D’autres réfugiés arrivent, qui en béquilles, qui en traînant la jambe ; plusieurs me saluent, certains avec un grand sourire. Un Soudanais me demande en grelottant quand est-ce que l’hiver se termine chez nous… Un Irakien m’explique dans un bon anglais le business des passeurs : 500 € pour grimper clandestinement dans un camion, sans garantie, et parfois sans réelle contrepartie ; mais essayer de passer sans eux tient du suicide. Cachés dans les remorques ou accrochés sous les camions, la plupart parviennent pourtant à passer en Angleterre ; certains essayent toutes les nuits pendant des semaines et finissent par y arriver, à la faveur de l’obscurité, de l’affluence ou juste de la chance. De l’autre côté ce n’est pas l’eldorado qu’ils imaginent, mais ils peuvent vivre, au moins un peu. Est-ce vraiment cette Europe qu’ils espéraient ? Ici c’est juste de la survie : manger, s’abriter tant bien que mal, soigner ses blessures, échapper aux flics, et espérer traverser. Deux Africaines arrivent, l’une d’elles avec une poussette ; « tu ne fais pas de photo ? » Je réponds que non, je n’en ai pas le courage ; on se met à parler de dignité, sujet omniprésent ici mais qu’on
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évoque peu : trop sensible. Un camion arrive avec des cartons de chips ; puis une voiture avec une remorque de bois. On en décharge une partie et je pars avec le chauffeur livrer « l’Hôtel Afghan », un squat où plus de 40 personnes s’entassent dans un entrepôt éventré d’autant de mètres carrés. Quelques photos et c’est reparti, il ne faut pas trop traîner là…
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Retour au camion où je me restaure ; la neige s’interrompt mais le vent redouble. Animation sur le quai, un monsieur donne à manger aux mouettes… Un ferry sort, je reste au chaud (5 °C) dans le camion. J’écoute à la radio les nouvelles d’un monde et une météo assassine. J’ai froid aux pieds malgré deux paires de chaussettes. Temps de merde. Pays de merde. Quitte à geler, je prends mon courage à deux pattes et m’impose une longue marche dans les rues de Calais. Au repas à nouveau je sers l’eau à plus de 150 migrants transis, puis je refais une ou deux photos d’ensemble, et aussitôt on me redemande des portraits. Ca devient un jeu, l’appareil passe de mains en mains, on se photographie avec le photographe… Cependant tout le monde n’est pas de la fête : un jeune Afghan, 20 ans tout au plus, est pieds nus dans ses chaussures et son pantalon mouillés. Je cours au camion chercher des chaussettes, les plus chaudes que j’ai. Son copain parle anglais, il explique qu’il ne sent plus ses jambes. Et nous voilà partis tous les trois avec Maria, une bénévole, direction chez elle. Les garçons racontent qu’il est tombé à l’eau hier soir en essayant de passer ; il est resté dehors trempé toute la nuit, par des températures négatives, et encore toute la journée sous la neige et le vent ! On palpe ses chevilles à la recherche du pouls, on tremble
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pour lui, c’est un coup à finir amputé une histoire pareille ! J’appelle Delphine pour qu’elle nous conseille, c’est son domaine. On donne au garçon des bains de pieds froid, chaud, froid, chaud… Bien qu’il assure que non en s’efforçant de sourire, il en bave. Enfin il sent que ça pulse. Maria le masse avec de la Biafine, c’est tout ce qu’on a. Son ami raconte son périple à travers l’Europe, l’Allemagne où un riche chic type l’a pris sous sa protection, jusqu’à ce qu’il l’attrape dans un coin pour essayer de le violer. Et à nouveau la fuite… Après un thé ils s’endorment vite, ils sont épuisés. Je reste discuter longuement avec Maria, elle m’explique tout, les réfugiés, le collectif, les flics. Le beau, le moins beau, et le totalement moche. En hébergeant illégalement deux clandestins elle risque une lourde peine - certains dangereux récidivistes qui persistent à ouvrir leur porte à des femmes enceintes, des enfants ou des malades, sont menacés de prison… Je dors par terre dans mon duvet, c’est bon pour le dos.
Les feux de la cabina Lundi 28 février – Pendant qu’à côté les garçons dorment encore, une longue conversation avec Maria, on se met non pas à refaire, mais à dynamiter le monde. On déjeune tous les quatre, puis les garçons partent, et je les imite peu après. 14 heures : affluence à la cabina. Il y a du bois en quantité, et les gars se réchauffent au soleil autour de feux de palettes qui fument abondamment. Bonne lumière, je fais quelques photos et discute beaucoup avec plusieurs groupes de diverses nationalités. Les plus nombreux sont Afghans, Kurdes, Irakiens, Iraniens, Soudanais, Somaliens, Érythréens… liste non exhaus-
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tive ! J’apprends qu’un des Kurdes d’hier est un indic. Je rencontre Ménour, un Somalien qui arrive d’Italie avec un passeport en règle et un regard distancié sur le problème des réfugiés, deux choses peu communes par ici. Un Iranien propre sur lui, régularisé et francophone, tient un discours à contre-courant, style c’est tous que des truands, ils ont plein de fric pour payer les passeurs et acheter de l’alcool, ils profitent du système… Ouais, en crevant de froid et de vermine sur un terrain vague où même la corruption ne pousserait pas, t’as des yeux pour voir ? Il m’est immédiatement, totalement antipathique. Je le plante là et retourne voir les Kurdes d’hier. À propos d’alcool, à part les miennes je n’ai vu ici que de très rares canettes de bière : presque tous les réfugiés sont Musulmans et ne boivent pas. Cependant il y a là un type assez mûr qui m’invective en désignant l’Hexar que je porte à l’épaule ; je comprends qu’il m’accuse de travailler pour la police. On s’explique, et un gars qui me connaît prend ma défense. « Laisse tomber me dit-il, ça fait trop longtemps qu’il est là, il pète les plombs, et en plus il boit ». L’autre se lève et me tend la main pour s’excuser. « No problem ». L’indic se pointe, vient aux nouvelles : j’explique, en anglais pour tout le monde, puis lui répète en Allemand, avec un regard appuyé : ici personne ne travaille pour la police, n’est-ce pas ! ? Il en reste tout con… Comme je continue à discuter dans le coin, je le surprends à me lancer des regards assassins. Quel merdier… Entre ce qui les a jetés sur la route de l’exil, ce qu’ils ont enduré pour venir jusqu’ici, et ce qu’ils subissent maintenant, les gars traînent des histoires terribles. L’oppression, la guerre, la prison, les proches disparus ou tués, la maison vendue, la famille dont on n’a plus de nouvelles. Les cicatrices des balles et des tortures. Les jours de marche dans les montagnes d’Afgha-
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nistan et les compagnons qui tombent d’épuisement ; le camion qui quitte le Soudan avec 38 passagers, et arrive en Libye avec 20, les autres sont morts dans le désert ; la traversée de la Méditerranée sur des coques de noix, les passeurs qui quittent le navire sur le point de sombrer en vue de l’Italie, seuls ceux qui savaient nager ont pu gagner la côte… Les survivants rackettés et dépouillés. Ici la clandestinité, les réveils à l’aube par les gaz, la fuite encore et encore, la peur, la violence et l’humiliation. Et aussi l’incompréhension. Moi j’ai fini de me poser des questions, je sais ce que je fais là. Au hangar, les migrants sont moins nombreux que les jours précédents. Ils ont reçu du bois, ils doivent rester au chaud. Ce soir le froid est plus vif que la faim. Je sers l’eau. Mon indic a le regard fuyant ; comme on a du rab’ je lui donne une bouteille, demi - sourire, sans rancune. Une voiture passe au ralenti : des passeurs. Ils s’arrêtent au bout de la rue, deux gars vont les rejoindre et négocient à la portière. Les jours précédents on voyait plutôt tourner les flics. Mon service terminé je fais le tour des visages connus, vais prendre une assiette de patates, et me dirige vers Ménour, le Somalien philosophe, assis par terre avec Jamal, le Yéménite du premier soir, qui m’annonce qu’il repart chez lui demain. Je peux m’asseoir à votre table ? Rires. Je plaisante mais au fond j’ai un peu les boules de les quitter, moi aussi je rentre chez moi. Jamal me donne son E-mail, on espère se revoir un jour moins froid ; Ménour me serre dans ses bras en me remerciant - de quoi ? Je leur souhaite bonne chance, m’enfuis et démarre le camion, direction l’autoroute. À 22 heures je m’arrête, appelle Delphine et fonds en larmes au téléphone. Une fois de plus je me couche habillé, dans mes vêtements encore imprégnés de l’odeur des feux de la cabina.
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Jungle
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Dimanche 27 mars – Direction le hangar Paul Dévôt, irréel dans le brouillard. Irréel, plus pour longtemps : affluence record ce soir, 250, peut-être 280 réfugiés, et une sacrée pagaille. « Comme d’hab' » je sers l’eau. Presque que des nouvelles têtes ; une dizaine de femmes Africaines, trois jeunes Européens, ils viennent de Moldavie. Quelques visages connus. Côté bénévoles l’accueil est chaleureux. Pourtant c’est agité ce soir, plusieurs départs de bagarre, vite réprimés par Moustache et Jean Claude. Fin de la distribution à 20 heures passées - la plupart des volontaires présents font ça après leur journée de boulot, tous les jours depuis des mois, certains plus de deux ans. Je ramène Moustache chez lui, on discute longuement autour d’un café ; je peux voir tout son dossier judiciaire, dénonciations, écoutes et calomnies incluses. Puis je rentre au port dans un brouillard toujours aussi dense. Lundi 28 mars – Temps gris, brumeux. Repérage le long des voies ferrées, derrière le port, puis au bois des Garennes. Dans ce bois, surnommé la « jungle » (prononcer à l’anglaise), on n’y croise pas que des lapereaux. Entre taillis et friches industrielles, c’est là que tout se passe, la nuit. C’est là que se terrent bon nombre de réfugiés, la plupart des Irakiens et des Kurdes ; et c’est là, en bordure de l’autoroute, de la zone industrielle et du port des car-ferries, qu’opèrent les passeurs. Pendant qu’avant d’embarquer les chauffeurs s’arrêtent pour faire le plein de gasoil, de clopes ou d’alcool, une équipe force les remorques, tandis qu’une seconde, postée au carrefour où les camions s’arrêtent quelques secondes avant de tourner vers le terminal, fait embarquer les
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candidats au départ. Bien sûr il est tout à fait déconseillé d’aller s’y promener la nuit, d’ailleurs les flics, qui savent bien ce qui s’y trame, ne s’y aventurent qu’à l’aube, et encore, en nombre suffisant… A 14 heures, je suis à la cabina où j’observe les bousculades à la distribution de bouffe, en compagnie d’un Afghan qu’ils surnomment « 9 balles » en raison de ce que les Talibans lui ont mis dans le corps. Sa demande d’asile en France a été rejetée, peut-être qu’avec une ou deux balles de plus… ? Amar, un Soudanais, aurait des choses à raconter à un journaliste, mais pas ici, pas aux yeux de tous ; on convient d’un rendez-vous discret ce soir, après le repas. Un Éthiopien me fait remarquer que certains sont servis deux fois, et d’autres pas du tout. Je réponds qu’à 4 bénévoles pour 200 gars, sans structure ni moyens, c’est difficile de faire mieux ; on fait comme on peut. C’est vrai que lui et d’autres Africains repartiront sans leur sac. Quand ils sont nombreux comme ça, c’est… la loi de la jungle. Kurdes et Irakiens mangent deux fois, Iraniens et Afghans une fois, et Africains… pas toujours. Telle est la hiérarchie des communautés. Les Africains sont couramment victimes d’autres ethnies, et au fil des lames des passeurs leurs vies ne valent pas cher, d’autant que si un clandestin vient à disparaître personne ne le réclamera, il n’existait déjà plus de toute façon. Plusieurs réfugiés sont enterrés à Calais, dans des sépultures discrètes, certaines sans même un nom.
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Repas léger à la jetée puis sieste sur la plage sous un pâle soleil tiède. Jour férié, cabines de bain, promenade du chien, toboggans, retraités, appartements vue mer, cornets de frites et de glaces. Je suis dans une photo de Martin Parr,
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impression de deux mondes parallèles. Un café et je rejoins le hangar pour le repas : plus de monde encore qu’hier, la file d’attente fait une fois et demie la longueur du quai, plus de 300 personnes. Tout le monde est à cran et l’ambiance est tendue. Les réfugiés sont sur les nerfs, avec ce long week-end férié les camions ne traversent pas, et eux non plus. Je passe la soirée à faire le service d’ordre, canaliser, virer les resquilleurs, calmer les agressifs… Catherine est en pleurs ; je sépare Moustache et un Kurde qui en viennent aux mains. On est au bord de l’émeute, si ça pète les flics vont s’en donner à cœur joie…
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Dans la cohue j’ai raté Amar… Je retourne au camion, manger et appeler Delphine ; puis je passe chez Noël, un bénévole qui héberge des réfugiés - ils sont plusieurs dans ce cas, à risquer de lourdes peines, comme Moustache et Jean Claude en ont fait l’expérience. Ce soir il y a les trois jeunes Moldaves - 14, 16 et 17 ans ; ils ont fui leur orphelinat il y a deux ans… Vers minuit deux Africaines arrivent du port, elles sont épuisées et affamées. Je ressors prendre des fruits et des biscuits dans le camion ; elles dévorent et s’endorment aussitôt. Demain elles ne sortiront que pour manger et tenter leur chance une nouvelle fois sitôt la nuit tombée. Je finis par rester dormir là, par terre sur une couverture, comme tout le monde. Il est 3 heures du matin, j’essaie de comprendre pourquoi il serait plus répréhensible d’accueillir ces jeunes femmes, victimes de la guerre, que moi qui ne manque de rien, pour quelle invraisemblable question de papiers, comment peut-on à ce point oublier d’être simplement humain ? Mardi 29 mars – Au hangar moins de monde et de tension qu’hier, les affaires ont repris. Je fais quelques portraits ; un Irakien pose pour rire le visage
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cagoulé, le regard menaçant, cliché de « l’islamiste » qui terrorise l’occident. Des terroristes, les réfugiés ? La plupart du temps c’est eux qui sont terrorisés, qui ont fui les violences et les bombes ! Amar me rejoint, il n’a pas pu venir hier soir ; on discute brièvement, surveillés du coin de l’œil par un passeur. Nouveau rendez-vous fixé demain à la cabina, je lui dis de faire gaffe d’ici là. À 20 heures et des miettes je suis au pub devant mon carnet de route ; puis je rejoins un exsoldat Afghan chez Moustache. On partage un thé en parlant de la guerre, du terrorisme, de Bush, de Ben Laden, du pétrole et même de Sarkozy : c’est mieux qu’à la télé, et moins politiquement correct ! En rentrant au camion, toujours garé sur le port, la police nationale tourne à la recherche de dangereux terroristes islamistes. La France peut dormir sur ses deux oreilles. 38
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Mercredi 30 mars – À la cabina , Amar est déjà à l’intérieur, à l’abri des regards. Il me parle longuement, avec beaucoup de précisions, des rackets et du business des passeurs. Ressorti, je discute à droite, à gauche, regarde un papier, une chaussure, une plaie, sers une main… prends une photo. Des fois j’oublie pourquoi je suis là. Zoubida débarque après la mêlée ; on monte dans sa voiture au milieu d’un petit attroupement, c’est une vedette elle ici, parmi les migrants. Elle me donne des nouvelles de gens rencontrés en février, on parle de l’évolution de la situation, et de mon travail ; et on décide d’aller faire un tour à la jungle. En repassant devant la cabina on salue Ménour, le Somalien philosophe, toujours là. Et quelques hectomètres plus loin on tombe pile sur des CRS qui embarquent trois clandestins, dont mon « islamiste » d’hier soir. On s’arrête, on s’approche avec des ruses de Sioux, au passage j’adresse un clin d’œil au terroriste, et je prends des photos l’air de rien, c’est un jeu. Dans
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le car des flics un sans - papiers nous fait coucou derrière la vitre ! Et nous qui nous croyions invisibles… Tout semble se dérouler sans brutalité, du moins jusque là. On passe le reste de l’après-midi à explorer la jungle, ses squats, ses détritus, ses sentiers et ses campements de fortune. Sordide à souhait et étrangement déserte. Au hangar un Kurde dit avoir reçu un coup de matraque à la jambe : gros hématome. Zoubida lui met un anti-inflammatoire en gel, je ne sais pas si c’est l’idéal, mais encore une fois c’est tout ce qu’on a. Pendant que je sers l’eau Ménour me pique mon F3 et me photographie en pleine action. Un des gars qu’on a vu se faire embarquer cet après-midi vient nous voir avec un sourire complice, c’est lui qui agitait la main dans le car des CRS. Les trois jeunes Moldaves, dont je ne connais toujours pas le nom, me demandent de les emmener à Paris en repartant, en fin de semaine. Je dis que j’irai en discuter avec eux chez Noël demain soir : ça dépend ce qu’ils vont y faire, si ça craint trop ce sera niet. D’un autre côté on ne peut pas leur reprocher de vouloir se tirer d’ici…
Pas de photos ! Jeudi 31 mars – Zoubida me rejoint à la cabina et on s’engage sur la voie ferrée, en direction de la jungle. Mon intention est de photographier les réfugiés qui se dirigent, par petits groupes, vers le lieu de la distribution. Ils ont l’habitude de se déplacer le long des rails, où ils sont moins exposés que dans la rue deux mondes parallèles, encore. Tout près d’où, il y a quelques mois, un jeune Somalien a été égorgé par un passeur, on rencontre un groupe de Soudanais
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qui squattent au bord des voies, sur le ballast : trois palettes, un caddy, quelques couvertures crasseuses, et un maigre feu de bois sur lequel mijote une marmite. On s’assoit et on cause. Tarik est en rupture de foyer, Salah est en France depuis quelques mois, sa demande d’asile en cours d’examen il est en situation (provisoirement) légale, mais ne trouve aucun hébergement. Il parle bien anglais, au Soudan il était instituteur ; il a fui la guerre au Darfour… « Hier soir la police est venue à la Socarenam, ils ont arrêté trente réfugiés, démoli les cabanes et brûlé les couvertures » - Et ici ? « Ici la police passe tous les jours contrôler nos papiers, tous les jours les mêmes flics, les mêmes papiers. Ils nous menacent, parfois ils nous gazent ou nous bousculent, ou renversent notre nourriture… » 44
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À propos, justement, un fourgon s’immobilise juste derrière le talus ; ils l’ont repéré avant nous, ils ont l’œil ! Deux gars s’enfuient, un troisième plonge et se dissimule sous un tas de sacs et de couvertures, un quatrième est trop épuisé pour bouger, les autres ont des papiers en règle. Je me lève, m’éloigne de quelques pas et sors le F3. « Pas de photos ! » C’est la première chose que j’entends, au moment précis où j’appuie sur le déclencheur. Oops, trop tard ! Évidemment ils se dirigent droit vers moi, il faut croire que ça les dérange drôlement les témoins. Une nouvelle fois j’ai droit au contrôle d’identité réglementaire, relevé de juste ce qu’il faut d’intimidation. Le F3 à la main, réglé au jugé, je déclenche à nouveau, aussi discrètement que possible, mais pas assez : ils ont parfaitement vu, mais n’ont rien dit. Je tente le coup, réarme, porte l’œil au viseur, déclenche encore : pas de réaction, j’ai du mal à le croire ! Ils ont l’air plutôt embarrassés. Je me mets à parler pour noyer le poisson, tout en manœu-
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vrant de façon à placer un autre uniforme dans ma ligne de mire. Il saisit mon manège, trop tard, la photo est faite. C’est tendu, mais ils ne font ni ne disent rien pour m’empêcher de photographier, je n’en reviens pas. Ils ne s’intéressent pas aux réfugiés, pourtant ce n’est sûrement pas moi qu’ils venaient voir à l’origine ! Ils doivent vraiment être dans leurs petits souliers, dont ils vérifient d’ailleurs la propreté à intervalles réguliers… Finalement tout cela ne dure pas trop longtemps, et la seule violence dont ils usent est à l’encontre de mon permis, que le chef me rend en deux morceaux - je préfère mettre ça sur le compte de la maladresse, ce serait vraiment trop mesquin… Ils disparaissent finalement comme ils étaient venus et Tarik réapparaît comme par magie, de retour avec du pain. On est invités à partager le repas. J’en connais qui ont des leçons à prendre en matière d’hospitalité !
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Je repars vers la cabina où un Africain me montre le badge, orné du drapeau tricolore, d’une société privée de sécurité. Il s’est fait tabasser par un vigile en cherchant un endroit où s’abriter. Je passe à la pharmacie acheter divers médicaments, les besoins sont nombreux, et file au hangar. Repas sans trop d’histoires, l’ambiance est même plutôt décontractée. Le terroriste a été libéré cet après-midi, il a 48 heures pour quitter le territoire : il ne demande pas mieux ! C’est même pour ça qu’il est là… Avec Ménour on reprend une conversation commencée hier soir - curieux comment les choses se font ici, toujours dans l’urgence, par bribes, sur un coin de quai. Un petit Afghan vient me trouver avec des médicaments à prendre ; il ne comprend pas comment des suppositoires, administrés dans les règles de l’art, peuvent soigner un mal de gorge !
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Plus tard chez Noël avec les Moldaves : j’en sais désormais davantage sur leur compte - comment ils ont traversé un fleuve à la nage, leurs affaires dans un sac en plastique, pour fuir leur pays. Mais eux ne savent plus très bien où ils en sont, à force de mensonges… En sortant à minuit passé je croise les Africaines qui rentrent se coucher ; j’en fais autant.
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Vendredi 1er avril – Mes vêtements sentent encore le feu de bois, à croire que je passe mes journées à faire des barbecues… Je déjeune en écoutant la radio et commence la matinée par un tour à la jungle et quelques vues de la « zone d’embarquement » toujours dans le brouillard, ça ajoute un peu de mystère. À 14 heures conversations à la cabina, avec un opposant politique Tchadien ; un couple en provenance de Mongolie, avec leur valise à roulettes on dirait des touristes Japonais égarés ; et une Soudanaise discrète - les femmes ici vivent l’enfer, et ce n’est pas elles qui se plaignent le plus. Je donne un coup de main pour livrer des palettes à l’Hôtel Afghan, où le portier n’a sûrement pas l’âge légal pour travailler ! Puis je vais à l’église Notre Dame, le Secours Catholique y organise un goûter avec les réfugiés, enfin, une vingtaine d’entre eux, dont quelques passeurs venus démarcher de futurs clients. Qui est là pour aider son prochain, qui pour acheter son passage dans un monde meilleur… J’y retrouve Ménour et on passe à la pharmacie, où je demande quelque chose pour un coup de matraque. Puis on va se faire un thé à la jetée et Ménour me raconte sa traversée du désert (au sens propre) et les deux fois où il est mort – un attentat, une exécution…
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Au hangar c’est l’effervescence : comme chaque premier vendredi du mois, le collectif défile dans le centre ville, suivi des migrants, au cri de « solidarité avec les réfugiés ! » et sert le repas devant le parc Richelieu, au grand étonnement des touristes Anglais et aussi d’un certain nombre de Calaisiens… Quelques clandestins, notamment les femmes, s’inquiètent de la réaction de la police : je les rassure, malgré la présence discrète des Renseignements Généraux, ils ne leur feront rien ce soir. La manifestation se déroule dans une certaine bonne humeur, les réfugiés sont heureux de pouvoir s’extérioriser sans craindre un retour de bâton, et le repas prend des airs de pique-nique ; j’en profite pour faire quelques portraits, plutôt bucoliques. Des Afghans viennent nous saluer, Zoubida et moi : « on part cette nuit » annoncent-ils dans un sourire. Moi je pars demain matin, et cette fois encore j’ai les boules de les laisser tous dans ce merdier…
Journalistes Jeudi 21 avril – Dormi chez Zoubida en compagnie de Patrice, vidéaste parisien qui suit la « Marche contre la précarisation de nos vies ». Hier on était ensemble sur le balcon de l’Hôtel de Ville quand une délégation emmenée par la Confédération Paysanne et la CNT a brièvement occupé la mairie de Calais et obtenu une négociation immédiate sur la réouverture d’un point d’eau potable pour les réfugiés. À 8 h 30, tournage sur l’ancien site de l’Hôtel Afghan, investi par les CRS et rasé sur ordre de la mairie il y a deux semaines ; à la Socarenam, où l’on peut encore admirer un tas de couvertures récemment brûlées par
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les flics, mesure sanitaire à portée humanitaire, naturellement ; et sur la voie ferrée où le campement des Soudanais dont nous avions partagé le repas n’existe plus - l’un d’eux arbore par contre un plâtre au bras gauche, souvenir d’une course-poursuite sur le port avec la police et d’une longue nuit de peur et de souffrance à attendre du secours. De nouveau seul, je passe au centre ville boire un café et racheter des pellicules. En moins de 48 heures j’en ai déjà grillé sept, dont deux sont sorties de la mairie par la fenêtre juste avant l’arrivée des flics, on n’est jamais trop prudent ! J’achète les journaux locaux qui relatent l’événement, de façon assez pitoyable d’ailleurs, parlant de « prise d’assaut », de « comportement agressif » et d’« occupation brutale », Monsieur le maire aurait même été molesté… Sur la situation des réfugiés, rien ou presque. Rien de surprenant finalement, vu qu’il n’y avait pas le moindre journaliste sur place - à part Patrice et moi - on se demande d’où ils tiennent leur information : police ou mairie ? Moi je n’ai rien vu de tout ça, mais bon, je n’ai pas de carte de presse, les flics me l’ont assez fait remarquer…
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Photos à la cabina ; j’ai rendez-vous avec Jesco, un photographe Allemand, et Abdallah et Hassan, deux Soudanais. Je les retrouve sur le port où ils préparent leur déjeuner, en compagnie de Salah, l’instituteur du Darfour, d’un Libyen et d’un jeune Marocain de 14 ou 15 ans. Une nouvelle fois, nous sommes invités à partager le repas - ragoût de mouton garanti bio par la Confédération Paysanne : délicieux ! Et poulet au dessert… Cette fois encore nous avons la visite de CRS, qui, comme les précédents, ne raffolent pas des photos. Leur chef
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joue l’intox, réclame le film que je refuse de donner, et avant qu’ils m’emmènent au fourgon je confie l’Hexar à Jesco en lui demandant de rembobiner et de remplacer la pellicule, on ne sait jamais. Lorsque je peux rejoindre les autres le petit Marocain a disparu : il est planqué sous une pile de couvertures où les flics ne le trouveront pas. Ceux qui ont des papiers en règle peuvent s’en aller, les autres seront emmenés. En attendant l’arrivée du car on demande aux journalistes de partir : ils restent et continuent même à photographier, à l’insu des CRS - c’est nettement plus facile avec l’Hexar qu’avec le F3 ! L’interpellation se déroule sans heurts – en aurait-il forcément été de même si Jesco et moi n’avions pas été là ? Nous retournons ensuite à la Socarenam où nous discutons longuement avec des Africains dans leur cabane. Salah, qui nous a accompagnés, me confie que s’il avait su ce qui l’attendait ici il serait resté au Soudan : « Au Darfour tu risques de te faire tuer, mais au moins tu peux te battre. Ici tu ne peux même pas vivre… » 18 h 30 au hangar les embarqués de l’après-midi sont là, et à cause d’une panne d’informatique on n’a même pas pris leurs empreintes. Puis j’emmène Jesco à l’appart’ de Zoubida, dont elle m’a laissé les clés durant son absence ; on parle photo - quoi d’autre entre photographes ! ? Couché à minuit, crevé, après deux journées bien chargées et deux nuits plutôt courtes.
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Vendredi 22 avril – Réveillé avec un bon rhume (ou un mauvais, ça dépend du point de vue ). On reste traîner une bonne partie de la matinée autour de la cafetière, puis on rejoint à la Socarenam Hassan, Abdallah, Salah, Ménour et d’autres. Autour d’une carte de l’Europe, quelques-uns évoquent leur périple en
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amont de Calais. Un couple Érythréen raconte sa traversée de la Méditerranée, trois jours sur une embarcation de fortune et « many people they die »… Avec eux une petite fille de 2 ans, Déborah, des yeux immenses ouverts sur un bien vilain monde, et toute une vie à écrire… Le jeune Marocain d’hier passe dire bonjour, il rigole encore du bon tour joué aux flics. Il est avec un compatriote du même âge, qui se prétend Palestinien avant d’admettre qu’il vient, non pas du Maroc, mais du Sahara Occidental. Impossible de savoir leurs noms ou s’ils parlent français. Je reprends le large et vais m’échouer sur une terrasse au soleil devant un café et mes notes, un peu négligées depuis trois jours. Un fourgon de CRS passe et repasse au ralenti, et s’arrête juste devant moi : je reconnais l’équipe d’hier. Tout va bien, tout est calme, il fait beau… Ils ne sortent pas du véhicule. 16 heures rendez-vous à la cabina avec Moustache et Jesco, nous nous rendons au cimetière de Coquelles, tout près de l’entrée du tunnel sous la Manche – et pas loin du centre de rétention. Plusieurs réfugiés y sont enterrés, à l’écart des autres tombes ; plusieurs sépultures sont anonymes. Sur le chemin du retour je m’arrête acheter de la pommade et une bande pour une Érythréenne qui s’est fait une entorse de la cheville en tombant d’une remorque. Au repas, un Afghan a le poignet douloureux. En se protégeant le visage, il a reçu le coup de manivelle du chauffeur d’un camion dans lequel il essayait de se cacher. En début de soirée, je passe boire un thé chez Moustache ; coup de fil d’une Érythréenne de 24 ans qu’il a accueillie cet hiver et emmenée à l’hôpital pour accoucher : demande d’asile refusée, malgré son enfant né en France. À minuit je suis de retour à l’appart’. Jesco et moi échangeons des réflexions plutôt désabusées sur la situation des réfugiés. Je me sens écœuré, triste et en colère.
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