L'insurrection des ânes

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Loïc Bodin Sculptures

insurrection The donkeys’

« Est-ce que l’on peut considérer tes œuvres comme de la résistance à l’image ? Voilà une belle définition, mes œuvres sont une forme d’insurrection et de résistance contre l’image. Rendre au monde de la matière. Lui rendre sa matière perdue, lui redonner quelque part des chairs pondéreuses. Fussent-elles minérales. Chairs minérales, c’est un oxymore, mais dans ton cas, c’est peut être justifiable... » Extrait de l’entretien avec Régis Michel, conservateur en chef au musée du Louvre

9 782953 254563

20 euros

Loïc Bodin Sculptures Les Éditions de Juillet Les Éditions de Juillet



Lo誰c Bodin Sculptures



à Michèle


Les peintures qui sont présentées avec les Lucius ont été réalisées par PierreYves Gervais à ma demande. Il existe 8 Lucius avec peintures, 4 sont présentes partiellement ou complètement dans ce Livre.

The paintings presented along with the Lucius series were created by Pierre-Yves Gervais, and commissioned by me. There is a total of eight Lucius, accompanied by their respective paintings. Four of them are wholly or partially shown in this book.

Les photographies sont de Richard Volante. Photographier la sculpture est une chose ardue*. Rendre le volume en bidimension est chose impossible. J’ai fait le choix de proposer à Richard Volante, qui connaissait de longue date mon travail, de poser son regard subjectif d’artiste sur mes pièces, que ce soit dans l’atelier, dans une exposition, ou in situ.

Photographs by Richard Volante. Taking photographs of sculptures is not easy*. Rendering volume using only a two dimensional media is impossible. I decided to let Richard Volante present us with his own vision of the work, as a photographer, be it in the studio, in exhibitions or in-situ. Loïc Bodin December 2010

Loïc Bodin Décembre 2010

* « The Original Copy, Photography of Sculpture – 1839 to today » Du 1er août au 1er novembre 2010 The Museum of Modern Art New York

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*”The Original Copy, Photography of Sculpture – 1839 to today”. 1st August to 1st November, The Museum of Modern Art, New York.


« Qui connaît son ennemi comme il se connaît, en cent combats ne sera point défait. Qui se connaît mais ne connaît pas l’ennemi sera victorieux une fois sur deux. Que dire de ceux qui ne se connaissent pas plus que leurs ennemis ? » « Toute guerre est fondée sur la tromperie. » Sun Tzu VIe siècle av. J.-C. Gravure d’Achille Martinet d’après une toile de la Galerie de Lord Egerton intitulée Charles 1er (détail), 1850.

“D’abord ils vous ignorent, ensuite ils vous raillent, puis ils vous combattent et enfin, vous gagnez.” Gandhi

“If you know the enemy and know yourself, you need not fear the result of a hundred battles. If you know yourself but not the enemy, for every victory gained you will also suffer a defeat. If you know neither the enemy nor yourself, you will succumb in every battle.” “All war is based on deception.” Sun Tzu VIth century before Christ “First they ignore you, then they laugh at you, then they fight you, then you win.” Gandhi

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Hommage à Loïc Bodin, nouveau berger de l’être Une brebis râleuse en congé de Panurge A soudain déchiré son armure de laine, Détricotant sa vie comme un fil d’ADN, Pour qu’un artiste enfin soit son nouveau démiurge. Ce redresseur de corps s’est rêvé thaumaturge, Empédocle nouveau cicatrisant la haine, Régénérant la chair au souffle d’une haleine Qui brûlera longtemps comme un cri qui s’insurge. Là-bas dans les reflets d’un bronze tellurique Ou dans l’âpre chimie de l’acide styrène, Ses mains rebâtiront un mystérieux Eden... Alors il nous faudra garder l’âme stoïque, Attendre patiemment que le temps nous ramène Vers ce berger de l’être au prénom de Loïc. Miguel Egaña, artiste 30 mars 2010

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L’insurrection des ânes ou le sens du bétail. > Entretiens avec Régis Michel, Conservateur en chef Musée du Louvre. Octobre 2010.

- Être artiste, selon toi, ça a du sens ? - Oui, ça a du sens, c’est un positionnement, oui ça a du sens. - Alors quel sens ? - Donner à voir. - Non, ça voudrait dire produire des œuvres. Mais l’idée, le mythe, le statut de l’artiste aujourd’hui est-ce que cela signifie quelque chose pour toi ? Car ça ne signifie plus grand-chose aujourd’hui pour beaucoup de monde. - Ça je n’en sais rien, je n’ai pas envie de le définir par rapport à la société. Pour moi, c’est une nécessité, donc c’est un truc vital. - Ta nécessité c’est de produire, ce n’est pas d’être artiste. - Je ne revendique par spécialement le statut d’être artiste, c’est de la société qu’émane une nécessité de classer les gens.

Artiste

« Bête », Aluminium et verre, 15x11x8 cm 2004

- Je n’ai pas l’impression, je pense que tu te définis fondamentalement comme ça. - Peut-être, si tu le dis. J’ai été voir ce matin une expo

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d’Arman, présentée au Centre Georges Pompidou, on lui posait exactement la même question il répondait jusqu’ici que « c’était donner à voir , aujourd’hui c’est donner à penser ». Je n’adhère pas du tout à cette idée-là.

Sculpture > Ci-dessus « Dolly gisant », Détail, Plâtre et marbre, 180x80x70 cm 2005 > Page ci-contre « Minotaure gisant », Plâtre et marbre, 210x90x70 cm, 2005

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- Ce n’est pas vraiment le sens de ma question. Ça, c’est au niveau des œuvres que l’on produit, quel est le statut de ces œuvres et à quoi elles servent. L’idée, c’est que l’artiste d’aujourd’hui, ce n’est plus grand-chose d’intéressant. C’est essentiellement un producteur de décor urbain, ou d’ornements institutionnels. Le fait d’être artiste autrefois pouvait signifier quelque chose notamment de critique, mais aujourd’hui tout est extrêmement cannibalisé par le marché ou par les institutions, qui font exactement la même chose que le marché. Tu peux dire quelque chose là-dessus ? - Oui, parce que je ne suis ni vraiment institutionnel ni un artiste inséré dans ce que l’on appelle une position de marché. - Tu es institutionnel dans la mesure où tu travailles dans une institution artistique. - Je ne suis pas sûr, je travaille dans une école d’art, une petite école d’art, ce n’est pas tout à fait pareil. - Mais c’est une partie essentielle de ton rapport à l’art, non ? Pas seulement alimentaire, mais aussi personnelle. - Oui, parce que j’aime cela, transmettre quelque chose aux enfants, aux élèves, travailler sur la pédagogie. - Donc ça fait partie de ton rôle statutaire d’artiste ! - Ça fait partie de moi.


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- Et le reste ? Qu’est-ce qu’il reste dans cet être artiste aujourd’hui qui est le tien ? - Je pense qu’il reste quelque chose d’une pratique artistique, d’une affirmation à exister. - Et c’est quoi la pratique artistique ? - C’est un travail que j’ai été amené à affiner au fil du temps, en l’occurrence, ce serait plutôt ce qu’on appelle de la sculpture, ce qui peut paraître un peu étrange aujourd’hui, mais je pense que je fais vraiment des sculptures. - Et tu les montres. - Et je les donne à voir. - Donner à voir, je ne sais pas ce que ça veut dire, on ne donne rien à voir, d’abord on ne donne rien, et ensuite les gens ne voient pas, donc on montre. Ce que tu fais comme les autres, c’est de montrer ou de chercher à montrer dans un espace public ou privé. - Oui et non, il y a, à travers cette monstration, une

démarche que l’on pourrait nommer altruiste qui ne serait pas forcément stratégique, ou tactique. - En fait, tu m’as l’air d’être exemplairement un artiste d’aujourd’hui, si je puis dire, d’une part avec un soutien institutionnel, c’est-à-dire la direction pédagogique et artistique d’une institution, comme la plupart de tes collègues, ce qui entre autres choses, permet d’assurer un minimum alimentaire et le reste du temps est consacré à la production de ce que l’on appelle des œuvres. On est d’accord làdessus ? - Oui, ça, je suis d’accord. - Et tu essaies de les montrer. - J’essaie de les montrer et aussi de temps en temps d’en vendre, ce qui me permet de continuer à produire et à autofinancer les projets que je suis amené à mettre en œuvre. - La fonction critique derrière ça, le côté politique, tout ça n’est pas lié à ce travail, toi, tu as eu des engagements politiques au niveau local. - Oui, j’ai aidé à soutenir des gens... - De gauche.

> Page ci-contre « Dolly gisant », Plâtre et marbre, 180x80x60 cm, 2005

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- D’Europe Écologie, dans un engagement personnel, mais je ne pense pas que ce soit une situation d’artiste, je ne suis pas un artiste écologique. Je ne sais pas si je suis un artiste durable, on verra... (Rires). Ce n’est pas une position politique, cela dépend de ce que tu entends par politique, si c’est dans le sens littéral du mot, vie de la cité, oui, probablement. - Est-ce qu’il y a localement ou régionalement des associations ou des regroupements, des


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militantismes qui se font entre vous, ou pas du tout ? Ou ce sacro-saint individualisme des artistes qui est toujours un dogme intangible ? - Pas au niveau local de mon côté, mais oui, j’ai des affinités avec des artistes. - Mais vous ne militez pas dans un sens ou un autre ? Dans le sens de mouvement esthétique ou politique ? - Il y a deux artistes dont je me sens très proche : Pierre Moignard et Philippe Perrot. À la fois par amitié personnelle et par le travail qu’ils peuvent être amenés à produire, qui part de positions très différentes, Moignard ayant une position réfléchie, plus globale, je dirais, sur l’art aujourd’hui, et Perrot ayant une position singulière, une approche autour de choses intimes comme les secrets de famille, des choses très personnelles. Les deux étant en lien étroit avec le cinéma.

Durable

- Politiquement ou esthétiquement, vous n’avez jamais fait de mouvement ensemble, de manifestes ? - Absolument pas, ce n’est pas quelque chose qui m’intéresse de mon côté, mais il nous arrive parfois de travailler ensemble sur des colloques, des publications et (ou) des expositions communes. Je ne me sens pas révolutionnaire par rapport à l’art, à la société. Je ne crois plus aux révolutions : tu te rappelles la phrase que Lampédusa fait dire au prince Salinas dans Le Guépard : « Nous étions les lions et les guépards, ils seront les hyènes et les chacals », ce à quoi répond l’ambitieux Tancrède : « Mais mon petit oncle, pour que rien ne change, il faut que tout change ! ». Livre merveilleusement mis en image par Visconti avec sans doute le meilleur rôle de Burt Lancaster.

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- Soit, mais on est bien d’accord qu’un artiste aujourd’hui c’est essentiellement un travailleur de service public, qui produit le cas échéant des choses qu’il montre sur le marché, mais au-delà rien d’autre. C’est-à-dire que les grands mythes de l’artiste indépendant, marginal, solitaire, et par suite en mesure d’assumer une position critique plus ou moins sans contrainte autre que la pauvreté, que les contraintes matérielles, tout cela est bien fini. - Non je ne pense pas.

Révolution

- C’est pourtant le profil caractéristique de l’artiste d’aujourd’hui. Quel est au fond le moteur profond qui te pousse à travailler ? Qu’est-ce qui te fait marcher en dehors de l’école d’art ? Qu’est-ce qui t’excite vraiment ? C’est le moment où tu conçois les idées, où tu les réalises, ou plus simplement, c’est une pratique particulière, une ascèse, une habitude ? - Je pense que là tu touches du doigt quelque chose qui me semble être important dans la façon dont tu l’as formulée. - Merci pour le reste ! (Rires.) - Par rapport à mon travail personnel et pas à des généralités sur ce qu’est un artiste aujourd’hui. C’est cette idée qui fait que, notamment par l’utilisation de la cire modelable, l’utilisation du modelage et l’utilisation du volume, plutôt que des images, j’accède à quelque chose où il n’y a plus de préconception.

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> Ci-dessus Vue d’atelier : « Bêtes » et « Chausse-trappes » en arrière-plan > Pages suivantes « La guerre des Lucius renversants » Bronze et verre, 7x7x5 cm, deux armées de 100 face à face, 2010 Collection particulière

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- Impossible, il y a toujours une préconception, il y a toujours un pré-jugement ou un pré-quelque chose. Tu as toujours quelque chose dans la tête, quelque part, il n’y a pas moyen de s’en tirer autrement. - Peut-être, ce n’est pas chez moi une espèce d’ascèse orientale autour du vide. Il y a un moment dans cette possibilité que la cire a de ne justement pas partir d’une pré-conception pour pouvoir la réaliser ensuite. Elle vient comme elle a envie de venir.


- Attends, quand tu manipules la cire, tu as déjà très précisément en tête ce que tu as envie de faire avec. - Absolument pas. - Sinon, elle s’oriente dans n’importe quelle direction. Tu as une figure... - Elle vient comme elle vient. Elle apparaît sous mes doigts et je continue à la faire. Parfois, il y a des phénomènes de série. Si je suis dans une envie d’approfondir la série, il y a quelque chose qui va la canaliser formellement. Souvent, il y a cette possibilité intrinsèque du matériau devant la maniabilité de la cire, la chose apparaît sous mes yeux en même temps qu’elle se crée. - La ductilité... - Je vois apparaître les choses dans la matière, dans la cire. - Et ça veut dire quoi, c’est un truc aléatoire ? - Plutôt une écriture automatique. - Ce n’est pas jusqu’à présent ce que tu pratiquais comme travail ? - Si, dans toutes les pièces qui sont à base de modelage et de cire, la cire étant maintenue dans un bain à 50 ° pour que je puisse la modeler, et sans justement qu’il y ait de lourdeur due à quelques notions de métier, de faire. C’est pour moi vraiment du dessin en volume, avec tous les jeux de mots possibles autour du mot dess(e)in. - J’entends bien, mais les mains suivent une activité, une sorte de conception préfixe, elles ne sont pas indépendantes de quelque chose qui est préorganisé.

- Évidemment, je n’ai pas de cerveau dans les mains. - Il y a des attitudes réflexes une sorte de façon d’organiser le matériau à partir de gestes qui font partie de ta routine, ce n’est pas de la spontanéité, rien n’est spontané. - Sans doute, peut-être y a-t-il un entraînement, un phénomène de routine, d’habitude. Pourtant, ce n’est pas un mot qui m’intéresse. Je touche du doigt littéralement à quelque chose : ne pas vouloir pré-concevoir ce que je suis en train de faire. Les choses viennent comme elles ont envie de venir. C’est peut-être à rapprocher d’une expérience analytique, par exemple, où là le matériau était les mots et les images des rêves. - Oui, sauf que le matériau analytique est extrêmement réfracté par toutes sortes de contraintes et de contre-ordres de censure et de répression, c’est peut-être aussi le cas de tes gestes. Mais ça c’est une pratique relativement nouvelle chez toi. - Non, pas nouvelle, en fait il y a globalement deux « façons ». Le titre de ma dernière exposition est Dolly versus Lucius. On y retrouve ces deux pratiques. Les Dolly, tu les connais, c’est ce travail autour d’une prolongation dans le champ artistique de l’expérience des scientifiques écossais sur le clonage d’une brebis. Ça donne des choses qui sont une espèce de concentré de la conception classique de la sculpture avec la notion d’assemblage, la notion de prise d’empreinte, la notion de modelage et de taille directe, le modèle... de l’empreinte photographique en volume. - Donc là, tout est codifié, tout est organisé, réfléchi. - Il y a des choses qui arrivent pendant la pratique

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«Rat volant», détail, Aluminium et verre, 15x15x13 cm, 2000

avec éventuellement quelques surprises qui sont causées par la notion du modelage, par exemple. Mais en général, les choses sont décidées. Alors que, dans la pratique de la cire que je fais depuis plusieurs années, c’est toujours à l’échelle de mes mains (ça n’excède pas 50 cm). Donc non, ce n’est pas une pratique nouvelle. - Ce qui est nouveau, c’est de prétendre abandonner la forme à sa propre expansion. - C’est de laisser faire, de laisser venir. - Ça, c’est nouveau, et ça vient d’où ? - Une volonté.

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- Oui, mais cette volonté, elle est paradoxale, c’est une auto-suppression prétendue : auto-suppression de l’artiste comme force directrice, comme principe d’organisation, tout ce que l’on voudra. - C’est un positionnement . - C’est un retrait, c’est un non-positionnement. - Je ne sais pas si c’est un retrait, parce qu’il y a quelque chose de .... - C’est un déni de soi. - Je ne pense pas, ce qui sort évidemment, c’est quelque chose que je réinterprète a posteriori.


- Que tu réinterprètes comment ? - Pourquoi j’ai fait cela ? - J’entends bien, mais pas au niveau de l’œuvre ; l’œuvre, elle est figée. - Une fois que la cire est refroidie, comme il faut que je la conserve, je la donne au fondeur, qui la coule. C’est figé. En même temps les pièces oscillent entre une espèce d’équilibre, entre l’équilibre et la chute, on ne sait pas si elles tombent. En ce moment, il y en a de nouvelles, qui sont des empilements de personnages à têtes d’animaux.

- Et comment ces personnages prennent-ils des têtes d’animaux si tu laisses la matière libre de son cours ? Concrètement, sur quoi circule la cire ? - La cire ne circule pas, elle existe sous forme de pain, que je baigne dans une eau tiède, qui permet de la rendre malléable. Une fois obtenue une forme, je la replonge dans un bain froid qui la fige.

Bêtes « Trompette de la mort », Aluminium et verre, 16x12x10 cm, 2004, Collection particulière

- Donc il y aurait une sorte d’inconscient gestuel ? - C’est cela, une sorte d’inconscient gestuel qui baigne lui-même dans le milieu artistique du moment. - On est dans l’ordre du dripping, quelque chose comme cela, une sorte d’élan pulsionnel, qui est un travail corporel, une sorte d’inconscient qui passe par une formidable répétition, et celle-ci est par essence variante, jamais la même chose, jamais identique. C’est de cet ordre-là ? - C’est, une fois de plus, un positionnement, peut-être est-il conscient par rapport à l’histoire, à Duchamp, et à beaucoup de la pratique conceptuelle du XXe siècle.

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- Ça n’a rien à voir avec Duchamp ! - Non, ça n’a rien à voir avec Duchamp justement, c’est par rapport à une idée occidentale, néo-platonicienne, du pouvoir de la pensée, d’omniprésence de la pensée sur la chair, sur la matière, et de supériorité de cette pensée sur la matière. - En fait, tu es en plein dans un trip des années 50, c’est une problématique que Rosenberg résume brillamment dans l’action painting. La grande rupture est que l’artiste ne projette plus sur une toile ce qu’il a déjà en tête d’une manière ou d’une autre, comme encore fait Cézanne, mais qu’il produit dans l’impulsion du geste lui-même et l’instantanéité de l’engagement corporel.

- Non, dans ma pratique ce n’est pas abstrait du tout, ce n’est pas comme balancer de la peinture sur un tableau. Tout ce qui sort est figuratif, vraiment figuratif, pas comme un pseudo- paysage dans les toiles de Jackson Pollock. - Pourquoi dis-tu cela, pourquoi parles-tu de figure ? - Parce qu’elles arrivent comme cela. - Ces figures sont quelque part néanmoins prédéterminées par une intention, fût-elle elle-même refoulée ou réprimée. Tu es un artiste à figure, de toute façon. - Je pense que le rapport au corps m’intéresse. - Mais le rapport au corps, il est déjà dans le rapport que tu entretiens avec la matière. - La matière, le volume et l’espace. J’ai quand même une espèce de difficulté par rapport à l’image bidimensionnelle. - Quel genre de difficulté ? - Tout gosse. C’est la trahison des images. Une anecdote simple : je passe le permis de conduire, on m’oblige pendant l’apprentissage à regarder et à faire confiance dans les images de mon rétroviseur, et je n’ai absolument pas confiance. C’est peut-être pathologique, mais je n’ai pas confiance dans les images.

> Ci-contre « Idiophone » Bronze et verre, 35x16x17 cm, 2010 > Page ci-contre « Disneyification », Aluminium, verre et isorel peint, 43x26x7 cm, 2000

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- Mais personne n’a confiance dans les images. Toutes les images sont truquées. - Je ne suis pas sûr que personne n’ait confiance dans les images.


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- Mais qu’est-ce que c’est, avoir confiance ? Personne n’a confiance dans rien de toute façon. - Je pense que les images nous manipulent énormément.

Virus

- Nous savons tous qu’elles sont manipulées, tout le but de nos pédagogies respectives, c’est justement d’apprendre aux jeunes gens à les critiquer. A savoir, qu’elles sont tricheuses, une imposture, et bien sûr manipulées. Mais c’est ce qui est amusant avec les images. - Dans le choix que je fais du volume, j’ai l’impression que j’échappe à cette trahison des images. - Parce que tu te fies aux objets, mais en quoi les objets seraient-ils moins tricheurs que les images ? - Par ce rapport au corps, à l’espace, au dur, au fait justement que l’on puisse les voir avec les mains, et pas avec les yeux. Mais j’y crois sans y croire vraiment. C’est comme si les choses que je produis étaient une sorte de virus introduit au cœur du bastion imprenable des images, qui les révélerait à tous comme ce qu’elles sont réellement, des leurres, des pièges, des illusions, des désirs illusoires, fer de lance du système marchand. Je vois mon travail comme une sorte d’âne de Troie !

> Page ci-contre « Dolly buste », Plâtre et marbre, 52x33x26 cm, 2005

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- Je trouve cela singulier, car les objets eux-mêmes sont aussi manipulés que les images. Pour toi il y a trop d’abstraction dans l’image, pas assez de réel, pas assez d’engagement physique. - Le réel c’est compliqué, je ne sais pas ce que c’est que le réel.


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- Personne ne le sait. Disons que les images sont totalement coupées du monde dans lequel tu vis. - En même temps, elles m’intéressent. - Tu n’as jamais fait de la peinture ? Tu n’as jamais dessiné ? - Si, j’ai fait du dessin, car je me posais des questions notamment en miroir des images photographiques, mais je n’en ai pas fait œuvre. Il n’y a pas eu de volonté de ce côté-là. Je suis vraiment attiré par le volume, comme s’il y avait une part de vérité dans la matière qu’il n’y a pas dans les images. C’est probablement stupide, mais c’est comme cela.

Figure

« Massacre », Terre cuite, 40x40x30 cm, 2010

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- Je ne sais pas si c’est stupide, mais pourquoi pas ? C’est une sorte de choix qui doit relever de l’inconscient profond. Et donc la figure, pourquoi est-ce que cette matière devrait prendre nécessairement la forme de la figure ? Pourquoi est-ce qu’un objet ne peut pas être totalement abstrait ? - Il y a deux questions. La figure, je ne sais pas. Je produis un truc qui s’appelle une sculpture et qui parfois a une apparence humaine, parfois animale, souvent hybride, des freacks, finalement des antimodèles, des anti-figures. Avec le temps, je me rends compte que je suis attaché à des formes de pratiques qui engendrent des formes extérieures, des façons qui sont différentes. Des toutes dernières pièces que j’ai faites, il y en a une qui serait plutôt à rapprocher des Dolly, qui est en terre cuite, émaillée blanc, qui est une espèce d’éclaté que j’ai travaillé en terre d’abord, et ensuite que j’ai poncée une fois sèche dans un mécanisme d’abrasion à la Brancusi.


Par le biais du ponçage, on arrive à des formes qui sont extrêmement synthétiques, proches du design, mais toujours pas abstraites. Ce sont des formes simplifiées. - Mais ce sont quand même des figures ? - Oui et non, c’est bâtard. - Il ne te vient pas à l’idée que tu pourrais construire des choses qui n’ont rien à voir avec la figure. - J’ai fait cela il y a quelques années, j’ai eu une tentation d’abstraction, et ça a très vite avorté. - Pourquoi ? - Je n’y trouvais pas mon compte, c’était stérile en fait. Tu vois je dis stérile, avorté, c’est organique, c’est de la chair. - « Stérile » ça veut dire quoi, en fait ? Tu sens que l’œuvre est ce qu’il faut qu’elle soit ? - À un moment, elle est juste, elle me semble juste, par rapport à un équilibre, ou un déséquilibre, par rapport à une qualité tactile du modelage, par rapport à ce qu’elle va faire passer. - Donc, c’est complètement à l’instinct, c’est quelque chose que tu sens ? - C’est un vrai choix de positionnement, je n’ai pas envie que les choses se déroulent dans un esprit un peu architectural, par exemple avec un dessin, un concept, un plan, une exécution. - Il y a peu d’artistes qui travaillent comme cela aujourd’hui. Seuls quelques artistes conceptuels, mais très peu, avec une idée très précise, qu’ils donnent à réaliser, comme Cattelan. Chez eux, l’idée dirige tout, c’est la chose essentielle.

- Je serais assez attaché à l’autonomie de l’œuvre, c’est-à-dire la possibilité qu’elle a de véhiculer de façon autonome quelque chose, qu’elle puisse toucher les gens dans leur intime, dans leurs tripes, avant leur intellect. - Ça n’empêche pas, elle peut être complètement dirigée dans ses moindres détails, préconçue, pré-dirigée, pré-réalisée, tout ce que tu veux. Cela n’empêche pas qu’elle soit totalement indépendante de l’auteur, complètement détachée de l’artiste, et qu’elle lui échappe complètement. On est d’accord là-dessus. Les Dolly, c’était le contraire de cela ? D’où vient l’idée des Dolly ? C’est la mort, le gisant, la morgue, le cadavre ? - Il y a de ça, et il y a aussi de la Belle au bois dormant. C’est compliqué, parce que ça peut puiser ses sources extrêmement loin : il y a un département d’antiquités égyptiennes au Louvre, ce n’est pas d’aujourd’hui, ces personnages à tête d’animaux. - C’est différent, la matière même est différente... - La matière des Dolly est un plâtre synthétique incluant de la poussière de marbre. Elles ont une approche marmoréenne qui est complètement liée à l’idée que tout un chacun peut se faire d’une sculpture classique. En tout cas, c’est ce que beaucoup de gens voient. - Mais d’où t’est venue l’idée de produire cela ? - Ça commence dans le champ du réel, il y avait l’idée de la mort, peut-être un lien à mes engagements politiques, par rapport aux manipulations génétiques (clonage, OGM) présentes sur la scène scientifique et médiatique dans les années 80, mais aussi une volonté de travailler plus grand. Je suis souvent quelqu’un qui travaille des petites choses,

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« Trompette de la mort », Aluminium et verre, 16x12x10 cm, 2004, Collection particulière

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