24 minute read

PARTIE 1. BÂTIR À MAYOTTE, BÂTIR MON ÎLE

PARTIE 1.

BÂTIR À MAYOTTE, BÂTIR MON ÎLE

Advertisement

« Hamtru, hamtru », indique un proverbe mahorais que nos sages ou nos aînés transmettent aux plus jeunes : littéralement, cela veut dire « Chez soi, c’est chez soi. » En clair, il ne faut jamais oublier sa terre natale, même si cette dernière n’incarne pas le lieu idéal dans nos esprits ou présente des imperfections que l’on réprouve. Cette parole est restée vivace en moi au cours de mes études en architecture à l’ENSA ParisMalaquais, puis, à l’antenne réunionnaise de l’ENSAM, jusqu’à mon retour à Mayotte. Elle me motive dans mon travail.

1 – L’APPEL DE MAYOTTE ET LE CHOIX DE L’AGENCE D’ACCUEIL : UNE CONVERGENCE D’OPPORTUNITÉS ET D’INTÉRÊTS

L’image de Mayotte a toujours été bien ancrée en moi, à la fois pour des raisons personnelles et professionnelles.

Sur « l’île aux parfums », la terre de mes aïeux, que je foulais plus jeune lors de mes vacances scolaires, j’ai notamment effectué mes premiers pas dans le monde du travail, il y a de cela treize ans, comme auto-entrepreneur. De même, j’y ai consacré des travaux antérieurs3, en particulier sur la brique de terre comprimée (BTC) en tant que matériau local à valoriser. Cela a servi de point de départ à ma réflexion sur ce territoire et guide encore ma vision architecturale de celui-ci.

Mon attachement à Mayotte est donc fort. C’est pourquoi, l’ensemble de mon parcours dans le supérieur a-t-il été motivé par un retour au pays où je me voyais déjà apporter ma modeste pierre à l’évolution de la vie des Mahorais, dans le domaine du bâti, comme le faisait jadis mon père, lorsque ce dernier exerçait en tant que Président du Syndicat Mixte d’Investissement et d’Aménagement à Mayotte (SMIAM4) , mais également comme Président d’honneur de l’association Art.Terre Mayotte5. De même, dans ma vision, il s’agissait d’inciter à la reprise d’une conception architecturale délaissée, celle incluant la BTC, et qui a fait ses preuves depuis les années 80 (solidité des structures, conservation dans le temps, aspects esthétiques...).

Pour ce faire, lors de ma cinquième année de formation initiale en architecture, je me suis mis à chercher des opportunités professionnelles qui allaient me permettre d’atteindre ce double objectif.

Une première proposition s’est esquissée avant la fin de mon cycle 2 d’études. Elle s’est confirmée par la suite, à l’obtention de mon Diplôme d’Etat en Architecture, à l’ENSAM, Antenne de La Réunion, en juin 2018, au travers du domaine d’étude où je me suis spécialisé : « Architecture, ville et territoire en milieu tropical.»

Ladite proposition était intéressante à bien des égards, notamment parce qu’elle me permettait d’être au cœur des études d’un bâtiment qui allait intégrer la résilience de la BTC, matériau dont je plaide et milite toujours pour la valorisation6. Il s’agissait de prendre part au projet structurant de construction du Lycée des Métiers du Bâtiments (LMB), prévu à Longoni (village situé vers le NordEst de Mayotte). Malheureusement, des contraintes personnelles m’ont conduit à décliner l’offre qui m’était présentée.

De manière presque simultanée, une seconde proposition avait retenu mon attention. Elle était, à mon sens, la conjugaison d’une convergence d’opportunités et d’intérêts : deux associés (dont un de mes anciens enseignants à l’ENSAM), fondateurs de « L’ATELIER architectes », agence pour laquelle je travaille à ce jour, me proposèrent de rejoindre leur équipe.

3 Ibrahime ZOUBERT, « Résilience de la construction terre à Mayotte, opportunités pour un développement endogène », Mémoire de Master, Antenne de l’ENSAM à La Réunion, 2018. 4 Le SMIAM est une structure fondée en 1977 et exclusivement financée par des deniers publics (Etat, collectivités). Sa mission première était de construire les écoles maternelles et élémentaires du territoire. Il est en cours de dissolution, selon une procédure engagée en 2014. 5 Art.Terre Mayotte est une association loi 1901, fondée en 2007. J’y reviendrai dans la 3ème partie de cette réflexion. 6 Ce point sera développé ultérieurement et en 3ème partie.

Ils souhaitaient, en effet, conforter la dimension régionale de leur agence, après que celle-ci a été implantée à La Réunion, Paris (région Îlede-France), Maurice, il y a respectivement 19, 6 et 5 ans. Ouvrir une antenne de leur agence à Mayotte7 leur a semblé entrer dans cette logique d’expansion. Toutefois, cela nécessitait d’avoir un représentant local qui connaissait ce territoire et qui pouvait s’y installer rapidement, de manière durable.

Durant environ deux mois, nous avons discuté des opportunités transversales ainsi que des avantages et des inconvénients liés à notre future collaboration, avant que je ne réponde favorablement à leur proposition. Quatre raisons ont ainsi guidé mon choix final :

- je rejoignais un groupe professionnel en pleine expansion, reconnu pour son sérieux, ce qui allait se révéler formateur, voire motivant ;

- il me tenait à cœur de retourner à Mayotte pour redécouvrir mon île professionnellement et d’y assumer la responsabilité des futurs projets que j’allais dessiner, ce que je n’avais pas eu la chance d’effectuer en tant que jeune autoentrepreneur, quelques années avant mon cycle d’études en architecture ;

- à titre personnel, je souhaitais prendre part aux réflexions sur les orientations générales qui avaient cours sur le territoire (à l’instar des Etats Généraux, des Assises sur le foncier, du Schéma d’Aménagement Régional en cours d’élaboration...), au regard de mon intérêt pour l’évolution de l’ile ;

- je considérais que mettre en place l’antenne mahoraise de l’agence et en avoir la responsabilité constituaient un défi personnel et professionnel, à relever ;

- il s’agissait aussi de bénéficier d’un encadrement professionnel implicite puisque j’allais collaborer avec des collègues, pour la plupart, plus expérimentés dans notre métier et dans d’autres fonctions connexes (le référent administratif, le référent technique, le référent architecte). - de me former plus rapidement sur le terrain, sachant que je devais acquérir très vite les connaissances et compétences nécessaires pour répondre aux attentes des maîtres d’ouvrage ;

- de connaître les rouages du métier que j’exerce, de manière à pouvoir encadrer un projet, rassurer les commanditaires et les partenaires, puis créer, avec ces derniers, des liens de confiance à renforcer postérieurement.

2 – L’ATELIER.ARCHITECTES & INGÉNIEURS: UNE AGENCE PERFORMANTE QUI PERMET UNE ÉVOLUTION DE CARRIÈRE

2.1. Présentation de la structure d’accueil

Classé 10ème agence française au «Business Model» et 97ème dans le classement 2020 du magazine D’A, qui référence les 400 premières agences d’architecture françaises selon leur rentabilité, L’ATELIER.architectes & ingénieurs8 est la 1ère structure des DOM dont le chiffre d’affaires annuel atteint 4,791 M€ en 2019 et 7 M€ en prévisionnel pour 2021.

Il s’agit d’une Société par Actions Simplifiées (SAS), créée le 17 décembre 2002, sous l’appellation L’ATELIER architectes (AA), par M. Sylvain GUY, architecte DPLG, diplômé de l’ENSA Paris Villemin et Conseiller à l’Ordre des Architectes de La Réunion, et M. Guillaume HAZET, également architecte DPLG, diplômé de l’ENSA Paris La Villette et enseignant à l’Ecole d’Architecture de La Réunion depuis 13 ans.

Le siège principal de l’agence mère se situe à : 24 rue Petite Ile, 97400 Saint Denis (La Réunion). A ce jour, la structure compte une équipe pluridisciplinaire de 63 professionnels (dont 29 femmes et 34 hommes), toutes agences confondues. Ce chiffre évoluera avec les recrutements en cours.

8 Cf. les organigrammes correspondants à la structure et la présentation des équipes avec leurs missions, respectivement en annexes 1 et 2 de ce mémoire.

L’ATELIER comptabilise, par ailleurs, plus de 100 références en équipements culturels, sportifs, scolaires, en bureaux, logements et en réhabilitation de Monuments Historiques. On citera ici le Musée Stella Matutina, la Cité des Arts ou encore la réalisation d’autres projets d’envergure tels que : le 1er téléphérique urbain de l’île de La Réunion, le Village By CA à La Réunion, labellisé HQE.

Pour la conception des bâtiments, L’ATELIER emploie divers logiciels CAO-DAO destinés à modéliser et dimensionner les structures, en fonction des contraintes du projet (environnementales, sismiques, urbanistiques, normatives et réglementaires) :

Dans la conception initiale des fondateurs de l’agence, celle-ci devait d’abord servir à améliorer la pratique du métier d’architecte, ce qui semble aller dans ce sens aujourd’hui. Plus tard, en 2012, cette idée évolua : lesdits associés S. GUY et G. HAZET créèrent L’ATELIER ingénieurs (AI). Ils changèrent, dans la zone océan Indien, la vision de « l’architecte-démiurge » en instituant, sur un même site, un travail collaboratif, plus étroit, entre architectes et ingénieurs, de manière à pouvoir accompagner le client dans toutes les phases de son projet avec une qualité optimale et une réactivité à toute épreuve.

Expertise Logiciels

Modélisation ARCHICAD 23, SKETCHUP Pro (BIM) Plan 2D AUTOCAD Rendu images ARTLANTIS, VRAY Bureautique Suite Microsoft office 2010

Graphisme et mise en page

Suite Adobe CS5 / CS6, Photoshop, Indesign, Illustrator

Travaux ARCHIPAD, WIZZCAD Structure/VRD ADCOF ADFER, ROBOT RSA PRO, Advance Design 2018, REVIT 2019, SKETCHUP Fluides VIRTUAL ENVIRONNEMENT et ENERGY PLUS

Economie de la construction

ATTIC+

Tableau 1.

Divers logiciels employés à l’agence. Figure 1. Le Musée Stella Matutina, Saint-Leu, 2015

Figure 2. La Cité des Arts, Saint-Denis, 2016

Figure 3.

Le Village by CA, Saint-Denis, 2020

Figure 4. Le 1er téléphérique urbain de l'île de la Réunion, 2021

- des architectes expérimentés, capables de s’adapter à différentes commandes et de répondre aux contraintes réglementaires et économiques de plus en plus complexes ;

- des architectes d’intérieurs qui ont prouvé leur savoir-faire dans les îles du pacifique Sud par la conception d’hôtels et d’écolodges de prestige ;

- des ingénieurs structures et fluides garantissant une conception performante sur le plan énergétique, adaptée aux conditions environnementales extrêmes (zone cyclonique/ sismique) ;

- des économistes de la construction garantissant, au niveau budgétaire, la fiabilité, le contrôle et l’optimisation du projet ;

- des directeurs de travaux ayant une parfaite connaissance du milieu des entreprises et des normes appliquées au contexte tropical.

Cela permet à L’ATELIER d’évoluer sur les champs de pratique suivants, qui constituent des « pôles de compétences complémentaires » :

Schéma 1.

Pôles de compétence de l'agence.

En réunissant des professionnels divers au sein de la même agence, L’ATELIER met en place une démarche avant-gardiste, innovante et performante. Pour les fondateurs de l’agence, il s’agissait de mettre en place une « coconception9 » ou « co-création. ». Dans ce schéma de fonctionnement, chaque membre de l’agence (architectes et ingénieurs) constitue un maillon indispensable dans la chaîne de réalisation des projets, qui sont donc gérés et travaillés collégialement. La logique ou la méthodologie de travail employée permet ainsi :

- les échanges de pratiques professionnelles et la mise en commun des savoirs au sein de l’agence ;

- une fluidité dans la communication, le transfert d'informations entre les différents spécialistes ;

- le recours à un référentiel commun dans la méthodologie de travail adoptée ;

- l’homogénéité des équipes de travail et l’instauration d’un esprit de groupe ;

- la primauté de la pérennisation d’une relation qualitative avec le client ;

- l’optimisation du temps de travail (respect des délais de rendus et complétude des dossiers).

En d’autres termes, cette logique repose sur trois mots-clés qui peuvent être compris comme des étapes : « comprendre », « concevoir » et « construire. »

La première étape, à laquelle participe activement le maître d'oeuvre, consiste en l’élaboration des analyses contextuelles et en la mise en place de logiques fonctionnelles adaptées aux usages et aux usagers : le projet est analysé dans sa globalité afin d’en appréhender les enjeux et les opportunités, de mesurer les contraintes liées au site. Il s’agit aussi de l’étudier en fonction de son environnement proche, d’y distinguer les niveaux de priorité et d’y repérer les aspects bloquants.

On adapte donc le projet au territoire, selon le concept du « régionalisme critique10» et selon une « approche bioclimatique », concept dont l’agence est un des pionniers.

10 Kenneth FRAMPTON, « Vers un régionalisme critique. Pour une architecture de résistance », traduit de l'anglais (ÉtatsUnis) par Lambert Dousson, in Lambert Dousson et Laurent Viala (dir.), Art, architecture, recherche. Regards croisés sur les processus de création, Montpellier, Éditions de l’Espérou, coll. « Les carnets de la recherche », juin 2016.

Autrement dit, dans cette vision, le projet est pensé de façon holistique11, de la conception à la réalisation, ce qui signifie :

- répondre aux problématiques soulevées par l’habitat en s’adaptant au contexte environnemental (par exemple, la limitation de l’usage de la climatisation) ;

- inclure des dimensions humaine et historique au projet, celles du territoire où se développe ce dernier (on parle alors d’ « architecture identitaire », fondue dans un environnement mondialement reconnu où il est question de faire valoir un « art de vivre ») ;

- inclure une dimension environnementale en tenant compte des contraintes climatiques, en préservant l’environnement (œuvrer pour le recours aux espèces végétales, recourir à la protection solaire des baies largement ouvertes…) ;

- inclure une dimension économique (coût global, limitation de la facture énergétique, des coûts de construction liés au choix limité des matériaux en territoire insulaire et des coûts de maintenance).

Les éléments recueillis lors de l’étape précédente servent à réaliser un projet en intelligence collective. Ainsi, la prise de décision est partagée au sein de l’équipe, et avec le maître d’ouvrage, de manière à ce que le projet finalisé soit le fruit d’un travail de groupe. L’agence propose ensuite des solutions simples et évidentes qui répondent à des problèmes complexes, au travers d’un outil de travail : les cahiers thématiques12 .

Il s’agit d’un support de travail et d’aide à la décision présentant une analyse critique des potentialités à des thématiques architecturales techniques et économiques.

Enfin, la troisième et dernière étape consiste à travailler étroitement et rigoureusement avec les entreprises locales du bâtiment (les fournisseurs, les artisans…). Le but est de trouver ainsi des solutions adaptées afin de parvenir à une conformité architecturale, tout en tenant compte de l’analyse du cycle de vie d’un bâtiment. - les projets qui retiennent l’attention des responsables d’agence sont discutés et sélectionnés lors des réunions ;

- les associés et responsables d’agence effectuent le suivi des concours, la gestion commerciale des projets ainsi que celle des appels d’offre, dont ils rédigent les réponses (lettre de motivation, mémoires techniques…), établissent les notes d’honoraires, jusqu’à la phase décisionnelle ;

- une fois l’offre retenue, les responsables d’agences passent le relais aux différents Directeurs de projets ;

- les Directeurs de projets sont quant à eux chargés de la conduite de projet, dont la partie administrative (suivi contractuel des projets, respect des livrables demandés dans le contrat), la coordination et l’organisation entre les équipes d’AA et d’AI en fonction des impératifs de planning vus avec les Directeurs d’études et les associés, des impératifs économiques (adéquation temps passé/honoraires), de la mise en relation avec l’équipe chantier et de la prise en compte des remarques des Directeurs de chantier ;

- les Directeurs d’études gèrent le planning général des projets et des sites et font le suivi de la comptabilité analytique des contrats ;

- les Directeurs de travaux gèrent, supervisent, coordonnent les chantiers jusqu'à leur livraison, s’assurent que les prestations respectent les différents cahiers des charges (CCTP, CCAP, CCAG). Ils gèrent également les tâches administratives liées aux chantiers ;

- le secrétariat gère la partie administrative du dossier (centralisation des informations et des envois numériques sur les plateformes dédiées au dépôt des dossiers).

11 Grégoire BIGNIER, Architecture et écologie. Comment partager le monde habité ?, 2015, seconde édition augmentée, éditions Eyrolles, essai, 214 pages. 12 Cf un exemple de cahier thématique en annexe 5.

En tant que responsable d’agence, chargé de représenter L’ATELIER architectes à Mayotte (AMY), domicilié au 18 Rue Marindrini, 97600 Mamoudzou, mon rôle consiste à :

- développer une stratégie d’entreprise en identifiant les donneurs d’ordre, en instaurant des partenariats avec les Bureaux d’études techniques (BET) et les agences d’architecture, en ayant un rôle de représentation à l’occasion des événements commerciaux (salons professionnels, colloques, conférences) et en veillant au recrutement de nouvelles compétences ;

- gérer des projets en concevant des dessins à l'attention des architectes chefs de projets, ainsi que des études de marché et des études de faisabilité ou participer à la réalisation de celles-ci, en assistant les architectes en charge de la conception des projets (en concertation avec les associés) et en assurant le suivi administratif desdits projets avec eux, en effectuant le contrôle et l’optimisation des plans, en organisant la répartition des missions et en participant à l'établissement des contrats d'architecture (missions, délais, honoraires) et missions complémentaires ; en assurant et en contrôlant le suivi des relations avec les maîtres d'ouvrage (qui sont prioritaires), les BET, les administrations, en établissant les bilans financiers prévisionnels et le suivi financier des projets avec la comptable, en proposant les devis de travaux supplémentaires des études et le déclenchement des facturations, en analysant la rentabilité des études et en établissant un compte rendu d'activité mensuel des affaires en cours, en veillant sur les éventuels dysfonctionnements et en proposant des solutions d’amélioration, en assurant la montée en puissance de la mise en œuvre des prestations BIM et environnement durable, HQE environnementale, ISO 9001 …;

- gérer les ressources humaines13 : cela inclut le recrutement et la formation du personnel, la gestion des absences et des entretiens annuels, l’élaboration des plannings prévisionnels des délais d'études, la mise en place et la gestion des équipes de travail, la communication interne, l’organisation des réunions de travail. Pour pallier la carence en personnel de l’agence de Mayotte, certaines de ces tâches sont externalisées et réalisées au siège de La Réunion.

2.3. De responsable d’agence à associé

Mon poste en soi n’a pas évolué, les responsabilités étant les mêmes qu’à mon recrutement en 2018, avec un encadrement à distance : pour chaque projet, je suis accompagné de manière permanente par des référents (administratif, technique, architecte, chantier). Leur rôle est de m’appuyer, de me conseiller dans la gestion administrative et la conception du projet, ainsi que le suivi de chantier (ordonnancement, pilotage et coordination de ce dernier).

Néanmoins au terme de presque trois années d’existence, l’agence de Mayotte acquiert de plus en plus d’autonomie, ceci pour deux raisons :

- le renforcement progressif de l’équipe : une architecte DE a été détachée à Mayotte depuis La Réunion, en fin 2020, pour me seconder dans mes tâches ;

- un besoin moindre en encadrement de ma part, grâce à l’expérience que j’ai acquise.

Par ailleurs, on est ainsi passé de 3 projets, gérés en 2018, à 18 projets, en 2021, dont un réalisé. Cette évolution s’explique par une augmentation du nombre de réponses de l’agence aux différents appels d’offre locaux, un accroissement des retours positifs de la part des maîtres d’ouvrage, une amélioration de la qualité des dossiers envoyés à ces derniers et une meilleure visibilité sur le territoire.

Avec l’expérience acquise lors de ces dernières années, j’ai développé les qualités professionnelles suivantes, qui me permettent désormais de gérer un projet, de la Phase Esquisse à la Phase AOR de chantier :

- une meilleure définition du temps consacré aux projets - une meilleure gestion des délais de rendu - une meilleure maitrise des sujets, des dossiers - le développement d’une vision globale des projets.

2019 2020

sept. oct. nov. dec. janv. fev. mars. avril. mai. juin. juil. août. sept. oct. nov. dec. janv. fev. mars. avril. mai. juin. juil. août. sept. oct. nov. dec. janv. fev. mars. avril. mai. juin.

développer une stratégie d’entreprise > gérer des projets > gérer les ressources humaines Vers une autonomie complète de l’agence d’ici 5 ans

Schéma 2.

Evolution de ma carrière à l’ATELIER.

Les résultats obtenus à l’issue des deux premières années de collaboration étant jugés prometteurs par les associés, ces derniers m’ont proposé d’être leur partenaire dans la création d’une entité juridique de l’agence à Mayotte (AMY) et d’y avoir des intérêts personnels. En fin d’année 2020, je suis donc officiellement devenu associé au sein de cette nouvelle entité. Le but que je poursuis est de m’orienter, à terme, vers une autonomie complète de l’agence de Mayotte d’ici les 5 années à venir. Mais pour l’heure, il reste encore énormément d’efforts à fournir.

Pour commencer, le cabinet est à renforcer en moyens (humains et matériels). Dans cette attente, une meilleure réorganisation de mon temps et une limitation de mes déplacements s’imposent pour pouvoir me consacrer davantage à la conception architecturale.14 Il convient également de mieux communiquer sur la visibilité et l’image de l’agence, puis d’instaurer un meilleur partenariat avec les institutions (augmenter le nombre de partenaires, être plus présent dans le démarchage de ces derniers, gagner davantage leur confiance). Enfin, il faudrait mieux connaitre les rouages du métier et identifier davantage les donneurs d’ordre afin de faciliter le traitement et le suivi des projets.

3 – UN CHOIX PROFESSIONNEL INITIALEMENT AUDACIEUX MAIS FORMATEUR

Rejoindre l’Agence en intégrant directement un poste à responsabilité, sans grande expérience professionnelle en tant qu’architecte DE, constituait, à mon sens, un réel défi professionnel, voire un choix à la fois audacieux et risqué.

Effectivement, je n’étais pas suffisamment préparé pour exercer cette responsabilité, immédiatement après l’obtention du DEA. Par ailleurs, le choix professionnel a été restreint à une seule expérience (bien que celle-ci se révèle riche), celle de L’ATELIER.

Pourtant, mon profil semble être le mieux adapté au poste, au vu du contexte territorial et des contraintes locales car, bien qu’étant un DOM, Mayotte conserve des spécificités dont l’architecte doit tenir compte afin de ne pas être désarçonné en y pratiquant son métier.

Tout d’abord parce que la société mahoraise fonctionne encore de manière traditionnelle : on vous identifie par rapport à une appartenance familiale, un nom, une vie sociale et tous ces éléments sont considérés lorsque vous appréhendez les partenaires des collectivités. Cela peut vous conférer ou non une légitimité pour dire, prendre la parole sur la place publique et une légitimité pour faire, réaliser le projet architectural. Mais cette légitimité doit être également d’ordre professionnel pour avoir encore plus de crédibilité et rassurer la population locale concernant la compréhension et la traduction de ses besoins par un architecte confirmé.

Ensuite parce que bien que les réunions de concertation avec la population, autour d’un projet, se déroulent en français, il est nécessaire de s’exprimer en langue mahoraise15 pour s’assurer de la bonne compréhension du projet, des enjeux de ce dernier, le tout dans le but de ne pas en entraver la réalisation.

Si pour l’architecte Benjamin SIMONET, l’appréhension d’un projet nécessite « de réaliser des recherches historiques avant d’intervenir sur un bâtiment existant16», cette approche, fastidieuse, doit être complétée par une connaissance fine du contexte culturel et des éléments de tradition orale qui entourent le site où se concrétisera le projet. Lors des réunions publiques ou des rencontres avec les notables et les représentants des collectivités locales, par exemple, il est souhaitable de connaître et de respecter la culture mahoraise, ses coutumes, ses traditions, ses codes sociaux et culturels17 .

Cela signifie :

- respecter la récitation de la fatiha (prière d’ouverture lors des échanges publiques). C’est une manière pour les participants locaux de bénir les discussions attendues afin que ces dernières se déroulent dans de bonnes conditions) ;

- donner la parole en premier au représentant du village ou au fundi18 : il incarne l’autorité sociale ou religieuse ; aussi sa parole est-elle perçue comme étant remplie de sagesse (hikma), voire sacrée ;

- respecter l’aîné (un parent, un frère, un oncle ou toute autre personne plus âgée), qui incarne la sagesse dans le village : il représente également une figure d’autorité et sa parole est importante;

- trouver les bons mots c’est-à-dire les mots les plus appropriés, compréhensibles pour expliquer le changement de la physiologie et de la physionomie de l’espace villageois ;

15 Mayotte possède deux langues régionales reconnues patrimoine de France : le shimaore, d’origine bantoue (africaine) et le kibushi, d’origine austronésienne. 16 Benjamin SIMONET, « Le Diagnostic : un outil nécessaire pour panser les maux de l’architecture ? », Mémoire pour l’Habilitation à la Maîtrise d’Œuvre en son nom propre, Ecole Nationale Supérieure d’architecture de Nancy, 2012/2013, p.17. 17 La liste qui suit n’est pas exhaustive. 18 Mot d’origine arabe qui signifie : « chef religieux », « guide spirituel. » - créer des mots nouveaux pour traduire les mots techniques ainsi que les normes nationales et européennes du monde de la construction. À défaut, il conviendrait d’expliquer cela à l’aide de périphrases : l’idée ici est de faciliter la compréhension du lexique utilisé.

Ainsi, le public prend en compte tous ces éléments dans l’appréciation du projet porté, presque autant que les caractéristiques techniques et architecturales du projet en lui-même. Et même si le Mahorais s’approprie de plus en plus le métier d’architecte, le métier lui-même n’est pas encore valorisé auprès de la population. Par conséquent, en intégrant les éléments mentionnés précédemment, il s’agit de ne pas heurter la sensibilité des uns et des autres et de ne pas commettre un impair ou une entorse au protocole. Cela évitera un ralentissement éventuel du projet ou son blocage par la suite.

Enfin, parce qu’exercer le métier d’architecte à Mayotte requiert de la patience et un sens aigu de l’adaptation. A titre d’exemple, la représentation du temps, ainsi que le rapport à ce dernier, peuvent différer des habitudes extérieures à l’île : les rendezvous peuvent être reportés au dernier moment ; les réunions décalées et parfois l’information relative à ce changement ne vous parvient que lorsque vous arrivez sur le lieu de la réunion.

Dans le même ordre d’idée, il faut savoir relancer plusieurs fois les interlocuteurs directs du marché attribué (par téléphone, email), se déplacer parfois de nombreuses fois pour pouvoir échanger avec eux quand ils ne donnent pas suite à vos autres tentatives de contact.

En outre, cet exercice se traduit par une opposition entre la culture de l’écrit, que nous apprend le métier (théories sur/en (l’)architecture ; réglementation à appliquer ; méthodologie consistant à se protéger constamment des éventuelles poursuites judiciaires, en laissant des traces écrites de nos échanges avec les maîtrises d’ouvrage, de même qu’avec les partenaires d’un projet), et la culture de l’oralité, caractéristique de la société traditionnelle mahoraise : en effet, les commanditaires locaux ont bien souvent le réflexe de discuter de modifications importantes sur un projet, objet d’un marché public, verbalement, soit par téléphone, soit de vive voix, là où il devrait y avoir une demande écrite de leur part19 .

19 Je fais référence ici à la culture orale.

Dans la mesure où il s’agit d’un trait de fonctionnement émanant de la Culture mahoraise (l’idée est de toujours rechercher l’entente avec l’Autre, un frère, un voisin, etc…, et la parole est, dans ce cas, privilégiée), on ne peut le faire disparaître. Il faut le prendre en compte et le respecter mais demander la confirmation du propos par écrit, au commanditaire, pour sécuriser l’échange oral ainsi que les décisions qui s’ensuivront.

Sans cette confirmation, il vaut mieux considérer que l’échange demeure simplement une discussion sans suite. Lui accorder effectivement plus d’intérêt et mettre en application les nouvelles requêtes soumises, reviennent à prendre le risque de se voir contredit par leur auteur, ultérieurement, avec toutes les conséquences négatives qui pourraient en découler (entrave sérieuse des relations avec le maître d’ouvrage, ennuis judiciaires, crédibilité professionnelle entachée…).

Enfin, il faut savoir et pouvoir s’adapter aux imprévus. Ainsi, le délai de rendu d’un marché est susceptible d’être modifié (calendrier avancé). De même, le calendrier de construction et de livraison du bâtiment initialement prévu peut être revu pour diverses raisons :

- matériaux de constructions non réceptionnés à temps (problème dans l’acheminement de la marchandise vers le Port de Longoni ou dans le dédouanement de cette dernière) ;

- entreprises qui cessent brutalement les travaux parce qu’il leur manque des matériaux et qu’elles n’ont pas su anticiper sur l’approvisionnement de ces derniers ou parce qu’elles n’ont pas reçu leur règlement à temps, ce qui arrive plus fréquemment qu’on ne le pense.

À Mayotte, les délais de paiement effectif sont parfois intenables et longs. Nombre d’entreprises finissent par mettre la clé sous la porte. Seules survivent celles qui ont une (forte) capacité de trésorerie, ce qui permet la conservation et la pérennisation d’un monopole économique local. Et quand bien même la législation prévoit d’appliquer des pénalités de retards, etc…, aux payeurs en infraction (règlements non effectués dans les délais ou ajournés), il est rare que ces pénalités soient mises en œuvre : soit parce que les entreprises méconnaissent leurs droits, de ce fait, elles n’effectuent aucune réclamation concernant leurs intérêts moratoires ; soit parce qu’elles craignent de perdre de futur.e.s prestations ou marchés en étant cataloguées négativement par le commanditaire si elles font la moindre réclamation. Quant à celles qui saisissent la justice dans le but de faire valoir leurs droits, les délais de procédure judiciaire peuvent s’avérer souvent trop longs pour elles, ce qui ne leur permet pas toujours de survivre à cela.

Mais de manière générale, maîtres d’œuvre et maîtres d’ouvrage cherchent un compromis pour régler les éventuels différends et incompréhensions qui peuvent les opposer, dans la sérénité. Les manquements étant parfois partagés, les deux groupes d’acteurs sont unis dans leur posture par l’espoir de voir aboutir dans les délais prévus, à défaut, dans les délais les plus courts, le projet commandé. Les uns ont besoin des autres, et inversement, car il reste encore beaucoup à faire tant les besoins et carences sont immenses sur le territoire20 et les opportunités de collaborer de nouveau, ensemble, sur de futurs marchés subsistent.

20 Le Contrat de convergence et de transformation 20192022, document stratégique, porté par l’Etat, le Département et les communautés de communes et d’agglomération de Mayotte, chiffre ces besoins à 1 645 883 894 Mds d’euros.

This article is from: