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ENTRETIEN CROISÉ
from Zut Esch 2022
by Zut Magazine
Dans sa volonté de remixer la nature, la culture et les idées, Esch2022 est aussi un fantastique terrain de jeu pour nombre d’artistes. Zoom sur deux d’entre eux, dont les projets très différents ont en commun une certaine poésie du réel. Par Aurélie Vautrin
Gaëtan Gromer est compositeur, performeur et directeur artistique du collectif d’arts technologiques Les Ensembles 2.2, avec lequel il développe des parcours sonores géolocalisés. Il vit et travaille à Strasbourg.
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Une vraie mine d’or
En quoi consiste In the field développé pour Esch2022 ? C’est un ensemble de huit parcours géolocalisés installés sur le territoire : on les appelle des « fictions sonores à ciel ouvert ». Un peu comme des fictions radiophoniques, mais qui se dérouleraient dans un décor réel, celui-là même où l’on est en train de se balader et dont on profite via une application sur smartphone. Quand on parle des traces de l’homme dans l’histoire, on oublie souvent l’ouïe. Pourtant, le son change radicalement notre perception d’un lieu. Si habituellement, nous utilisons uniquement le son dans nos projets, ici l’idée fut de croiser musique et littérature en proposant pour chaque fiction un duo d’artistes et des approches très diverses : conte, poésie, documentaire, science-fiction… C’est un projet qui a mobilisé une quinzaine d’artistes issus de huit pays différents. Vous souhaitiez montrer différentes visions du territoire ? On voulait surtout explorer le thème de la frontière, qu’elle soit géographique, imaginaire, générationnelle, culturelle… Nous avons fourni aux auteurs près de 200 entretiens d’habitants, ce qui a nourri leurs histoires, inspiré des personnages. Il y a même un parcours où on entend des extraits bruts d’interviews. La musique a été créée à partir de field recording, qui consiste à enregistrer des sons sur le terrain, sur le vif du quotidien. Chaque duo joue ainsi avec les éléments du réel, avec l’ambiance sonore, l’histoire du lieu, des bâtiments, des rues, ou même une inscription sur un mur… Partir de cette matière permet d’ancrer l’histoire et prouve que le texte a été écrit pour cet endroit précis, et nulle part ailleurs Aviez-vous en tête un devoir de mémoire ? On a laissé les auteurs libres. On ne cherchait pas du tout à faire un audio-guide historique ou autre, donc ce n’est pas de la valorisation touristique à proprement parler. Mais le fait d’ancrer nos actions dans le réel peut effectivement faire appel au passé, industriel, sidérurgique, historique… Par exemple, le parcours de Thil retrace le chemin emprunté par les prisonniers pendant la Seconde Guerre mondiale, entre mine et camp de concentration. Il y a donc un rapport avec la mémoire dans ce cas précis, mais l’autrice a imaginé un long poème pas du tout consensuel pour l’illustrer. Nous sommes donc dans des formes très subjectives, dont l’appréhension dépendra aussi de celui qui les reçoit. C’est une vraie expérience.
Les parcours sonores (à écouter en ligne) le2p2.com/parcours-sonores
Les Saisons Invisibles géolocalisation Villerupt Ruby géolocalisation Réserve naturelle de Kayl La borne de fer géolocalisation Audun-le-Tiche LaSauvage géolocalisation Lasauvage, Differdange La mine est une bouche géolocalisation Thil Acid Reine Cie géolocalisation Esch-Belval Khôra géolocalisation Thionville, centre-ville Port Data géolocalisation Strasbourg, Port du Rhin
Alain Giorgetti est réalisateur de documentaires, auteur et plasticien. S’il vit désormais à Strasbourg, il a grandi dans le pays des Trois-Frontières.
En quoi consiste votre démarche ? Nous avons développé tout un programme avec une classe de CM1CM2 de Russange dont la finalité est la publication d’un album jeunesse à l’automne. C’est un projet très dense, qui a énormément évolué : on est passé d’une idée de documentaire personnel à une aventure collective. Mon souci était de ne pas sombrer dans les travers qui sont les nôtres dans cette région : regarder le passé historico-économico-industriel à la fois comme un paradis et un enfer, alors que la page est tournée. Elle est en acier, donc ça a été difficile, mais elle est tournée ! C’est pour cela que j’ai proposé ce programme qui épouse à la fois l’histoire, la géographie, la culture et l’actualité. Ainsi, depuis septembre dernier et jusque juillet, les enfants visitent des sites névralgiques comme les mines, les hautsfourneaux (le passé), vont découvrir L’Arche nouveau centre culturel (le présent), puis s’intéresser à la renaturation au centre Ellergronn au Luxembourg (le futur). Après chaque rencontre, nous avons des ateliers d’écriture et de graphisme, dans lesquels le dessinateur Vincent Bailly et moi-même essayons de métaboliser ce qu’ils ont vécu. Je tente de les diriger le moins possible, afin que les choses viennent d’eux ! Évidemment il y a du cadre, mais à 80, 90% le livre est fait par les enfants. Le projet, c’est eux !
Aviez-vous en tête un devoir de mémoire ? Disons que je tenais vraiment à cet axe tridimensionnel passé-présentfutur, qui inclut la mémoire, d’autant que la nouvelle génération n’a pas vraiment conscience de l’impact de ce passé. C’était primordial de parler de ce qui se joue maintenant, et d’imaginer, avec toute la spontanéité des enfants, ce qui se jouera demain. Je fais partie de la génération sacrifiée, celle qui est partie il y a vingt ans quand tout était en friche, le paysage, les projets, la politique, les âmes… l’avenir. Quand je suis retourné au bled, je me suis rendu compte que je ne connaissais plus ma région : il y a désormais un vrai dynamisme culturel, une nouvelle vague d’immigration venant cette fois du Portugal. Le territoire revit. Et ce renouveau fait partie de ce que je veux montrer aussi.
Propos de Josiane Chevalier, Préfète de la Région Grand Est
« Esch2022 est un exemple emblématique de revitalisation par la culture d’un territoire frappé par le déclin industriel. Une programmation audacieuse illustre la volonté de s’affranchir des stéréotypes, donnant une nouvelle image à ce territoire transfrontalier, imbriqué, interdépendant. L’actualité démontre l’importance des liens tissés au fil des années, garants de paix et de développement. Ainsi, nous construisons des relations étroites avec nos amis luxembourgeois, favorisant un co-développement harmonieux. Les défis de notre territoire sont immenses : le nombre croissant de travailleurs frontaliers se rendant au Luxembourg révèle des enjeux majeurs de mobilité, de développement économique et territorial, d’équité sociale, d’environnement. L’État, aux côtés des acteurs locaux français, élabore une vision stratégique cohérente pour ce territoire grâce à des solutions concrètes. La construction européenne et Esch2022 l’attestent : le dynamisme d’un territoire et son développement ne doivent pas se faire au détriment d’un autre. La cohésion économique, sociale et territoriale, liée au projet européen, doit être au cœur d’Esch2022 et de la relation transfrontalière. »