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Arts Galerie EAST

La Culture   Arts Depuis un an, la Galerie EAST décloisonne les arts et expose œuvres contemporaines et objets exclusivement designés par des plasticiens, entrant en conversation. Un regard affuté, un concept en hors-piste, une expertise chevronnée : il y a du nouveau à l’E(a)st.

Par Emmanuel Dosda / Portrait Christoph de Barry

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Arts & métiers

« Je suis devenu galeriste pour l’unique raison que je n’avais pas les moyens d’être collectionneur », s’amuse Stéven Riff à propos de son activité qui lui permet de vivre parmi les belles choses qu’il et Marie Munhoven – associée, complice et compagne – apprécient. Vénèrent, presque, tant leur passion les anime. Faut-il du courage, de l’inconscience, du toupet voire un grain de folie pour ouvrir une galerie d’art, en 2021, au centre de Strasbourg ? Peut-être un peu… même si Stéven n’en est pas à son coup d’essai. Celui qui étudia à l’ICART (école de médiation culturelle parisienne) il y a une vingtaine d’années, a ouvert des établissements de ce type et participé à de nombreux projets artistiques ici (Paris) ou ailleurs (Italie, Turquie) avant de revenir en la métropole et d’investir le spacieux 12 rue du Faubourg-dePierre. La ligne directrice de la Galerie EAST lui est venue, comme une évidence, lors de la visite de l’exposition « Laboratoire d’Europe, Strasbourg 1880-1930 » organisée par les Musées de la Ville de Strasbourg, offrant un ambitieux panorama sur l’interdisciplinarité qui a dynamisé la cité à une époque riche durant laquelle, notamment, Hans Arp, Sophie Taeuber-Arp et Theo van Doesburg s’associèrent pour la réalisation du complexe de loisirs de l’Aubette, véritable « chapelle Sixtine de l’art moderne » située place Kléber. Stéven a perçu « Laboratoire d’Europe » comme « un signal fort » envoyé par une métropole souhaitant renouer avec son histoire : celle de l’École supérieure des arts décoratifs (fondée en 1892 et rebaptisée HEAR en 2011), de la transversalité des disciplines, de la maestria d’Anton Seder (son Portail à la rose en fer forgé datant de 1895 est une pure merveille) ou le génie de l’ébéniste Charles Spindler dont les marqueteries sont célébrées partout dans le monde. La galerie possède d’ailleurs une magnifique chaise alsacienne, pièce unique réalisée en 1902 par l’artisan capable de somptueusement faire converser les essences : chêne, acajou, ronce de noyer, frêne, sycomore ou érable.

Évaporation silencieuse

Avant ce retour en terres strasbourgeoises, le couple exerçait son activité à Istanbul, à quelques mètres de la place Taksim. En 2013, lorsque les chars envahissent cette zone sous haute tension lors des manifestations contre un régime liberticide, Stéven et Marie sont forcés de quitter les lieux et s’installent plus loin, au bord du Bosphore, dans des ateliers où l’on travaille dans la tradition du grand bazar stambouliote, entourés de bijoutiers. Ils initient alors des collaborations entre orfèvres turcs et artistes de prestige invités : en 2015, Thomas Bayrle crée ainsi une bague en or 18 carats au motif en fin

Portrait de Stéven Riff, Marie Munhoven et Eddy Vingataramin East (« surtout de table » de Nicolas Schneider)

relief (un couple se tenant amoureusement sur un lit), Nicolas Schneider (représenté par EAST) un bracelet en argent massif nommé Zone d’inondation, et Orlan la sculpturale bague Deux doigts baroques pour une belle main. Un an après cette aventure sur le détroit liant les mers Noire et de Marmara, le duo pose ses valises en Italie. De 2016 à 2019, Stéven et Marie conseillent des collectionneurs tout en continuant à faire se croiser artistes et artisans, notamment Nicolas Schneider et des céramistes du coin de Bologne qui conçoivent le vase Évaporation silencieuse.

Retour à Strasbourg

Une quinzaine d’années après avoir quitté Strasbourg, Stéven et Marie, rejoints par leur associé Eady East, ouvrent un nouvel établissement, convaincus de l’aura actuelle de la capitale européenne, de l’évolution de l’environnement culturel d’une cité habitée par une nouvelle génération qui ne craint plus de franchir « le mur de verre » des espaces dédiés à la vente d’œuvres d’art. Dans un monde où les images circulent à la vitesse du numérique et les artistes « street » s’expriment largement sur nos murs, les potentiels acquéreurs, rajeunis, renouvelés, sont alertes et en nombre. « La France redevient un centre mondial de l’art », s’enthousiasme Stéven qui prône la slow life et va « toujours prendre le temps d’échanger avec les acheteurs ». Non par obligation, mais pour le plaisir du partage.

Corps célestes ou visions poétiques faites de pigments, fragments d’ailes de papillons et de poudre… : devant le délicat travail de Sophie Ko – des paysages monochromes et abstraits constitués de pigments colorés – il confie se méfier « des œuvres plaisantes au premier regard », préférant les perspectives inattendues au charme évident, les strates qui se dévoilent dans l’épaisseur d’une toile au tapage d’une peinture clinquante, le sous-texte, « l’entre-les-lignes », aux slogans faciles. Sophie Ko vient de rejoindre les artistes suivis par EAST, au même titre que Camille Brès (qui expose en ce moment) et Marius Pons de Vincent (ex-HEAR tous deux) et leurs toiles à l’étrange réalisme. Citons encore Markus

Hansen et ses cieux, drapés ou autres motifs réalisés en sérigraphiant de la poussière sous verre, Pascal Bazile et ses peintures à l’huile sur films transparents ou Daniel Schlier (ancien responsable de l’atelier de peinture de la HEAR) et ses huiles sous verre. Les huit « poulains » de la galerie sont régulièrement exposés ici et accompagnés par Stéven dans salons et autres foires à l’international.

Arts plastiques & décoratifs

Les artistes d’aujourd’hui défendus par le couple sont conviés à entrer en dialogue avec les pièces de design du catalogue d’EAST. Il s’agit d’objets utilitaires, mais conçus par des plasticiens, comme ce paravent peint sur panneaux de bois « commandé » à Daniel Schlier dans une démarche d’éditeur. Parmi les œuvres d’art décoratif, il y a le tapis de laine Modern Tapestry (274,3 x 375,9 cm), réalisé en 1968 par Roy Lichtenstein, « marquant un cap dans la carrière » du roi pop qui ira de plus en plus loin dans les dimensions de ses œuvres et osera le monumental.

Récemment, le galeriste a vendu, au Musée Foujita, une table basse en acajou et marqueterie de bois de couleurs dessinée par l’artiste d’origine japonaise proche de Picasso. Un exemplaire qu’il a pisté avant de le dégotter : tel un historien ou un espion, il a mené l’enquête pour trouver et acquérir cette magnifique pièce, sorte d’«autoportrait de l’artiste » : une table où sont posés – en trompe-l’œil – des objets qui lui sont familiers, sa pipe ou encore ses illustres lunettes rondes. Réalisé par les ateliers d’ébénisterie de Jules Leleu pour la Compagnie générale transatlantique, ce mobilier devait initialement orner les salons première classe du paquebot Normandie. Une petite poignée d’exemplaires a été éditée par Leleu, mais n’a jamais navigué…

Dans les réserves, l’arrière-boutique, nous découvrons le travail de Nicolas Schneider (notamment un aquatique « surtout de table » en bronze patiné, une production maison), la table Néo-Plastique (1926/1985) aux allures De Stijl signée Cesar Domela, fabriquée avec son petitfils ébéniste et micro-éditée en huit exemplaires seulement. Il y a aussi un pouf à la semblance d’un matou en boule, Ronron (1971), imaginé par Marion Baruch. Ce gros coussin poilu fait partie de l’avant-gardiste Collezione Ultramobile éditée par Dino Gavina qui porte en étendard, dès 1968, la philosophie de la galerie EAST en fabriquant des pièces de design conçues par des plasticiens : le siège Le Témoin de Man Ray (1971) ou la table Traccia de Meret Oppenheim (1972). Stéven Riff résume ainsi : « Lorsque François-Xavier Lalanne

Enfants au vélo rouge de Camille Brès © Emilie Vialet

réalise une pièce comme Rhinocéros, il ne fait pas un simple paravent en bois laqué et sérigraphié, il fait une œuvre d’art ! »

Un travail de fond

Qu’il s’agisse du compagnonnage avec les artistes représentés par la galerie, avec lesquels elle signe « un contrat moral » dans un climat de confiance réciproque, ou de la recherche d’œuvres d’art décoratif, « en se concentrant sur la qualité », est toujours accompli « un travail de fond ». Une exigence qui porte ses fruits et attire de nombreux acheteurs séduits par la sélection de cette sérieuse maison.

En guise de conclusion, Stéven Riff nous glisse : « L’histoire de l’art s’écrit aussi dans les galeries qui ne sont pas uniquement des lieux d’accrochage, mais de découverte, d’expérimentation, voire de production. »

Galerie EAST 12, rue du Faubourg-de-Pierre contact@galerieeast.com Double exposition : Bijoux d’artistes (avec des broches ou colliers d’Hans Jean Arp, Eduardo Paolozzi, Jimmie Durham…) et la série Les Transports amoureux de Camille Brès --> 4 février

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