Edition du jeudi 5 décembre 2013

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Les Annonces De LA seine Jeudi 5 décembre 2013 - Numéro 69 - 1,15 Euro - 94e année

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Bénédicte Moulinier, Anne-Laure Valluis, Gilles Thouvenin, Nicolas Kilgus et Armand Kacenelenbogen

RENTRÉE SOLENNELLE

Ordre des Avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation - Les avocats aux Conseils, intercesseurs du Droit par Gilles Thouvenin ........................................................................ 2 - L’affaire Lally-Tollendal par Armand Kacenelenbogen ............... 5 ●

ECONOMIE

Sommet de l’Elysée pour la paix et la sécurité en Afrique - Un partenariat pour l’avenir .................................................................. 10 - 15 propositions pour une nouvelle dynamique économique entre l’Afrique et la France ................................................................... 11 - Regarder l’Afrique autrement par François Hollande ................ 13

Ordre des Avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation Conférence du Stage - Paris, 2 décembre 2013

PASSATION DE POUVOIRS ●

Congrès National des Experts-Comptables de Justice .......... 15

AU FIL DES PAGES ●

Le guide 2014/2015 des expertises judiciaires ........................ 15

ENVIRONNEMENT ●

Société de législation comparée (SLC) Droits fondamentaux et gaz de schiste ........................................ 16

ANNONCES LÉGALES ................................................... 22 CHRONIQUE ●

« Un avocat aux Conseils “en” ses Cours : fragments d’un discours amoureux » par Jean Barthélémy ......... 26

DÉCORATION ●

Jean Barthélémy Officier de la Légion d’honneur ................... 31

L

e Président Gilles Thouvenin, qui a succédé à Didier Le Prado en janvier 2012, après « Les principes essentiels à l’exercice de la profession d’avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation », a consacré, lundi dernier 2 décembre 2013, son discours à « L’indépendance des avocats aux Conseils ». Investis d’une mission de service public, les avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation sont à la fois avocats libéraux et officiers ministériels. Avec un remarquable talent, l’orateur, face à une prestigieuse assemblée réunie dans la Grand’Chambre de la Cour de cassation, a démontré que, vertueux, indépendants, désintéressés et dévoués en raison des garanties professionnelles issues des règles statutaires et déontologiques imposées par l’Ordre des Avocats aux

Conseils, les avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation « assuraient l’égal accès de tous les justiciables aux Cours suprêmes » et « remplissaient pleinement leur rôle de sentinelles d’un système juridique fondé sur le droit ». Avant de céder la parole au premier Secrétaire de la Conférence du Stage 2012/2013 Armand Kacenelenbogen, qui a brillamment retracé les grandes lignes de l’affaire Lally-Tollendal, le Président Gilles Thouvenin a cité le Chancelier d’Aguesseau afin de convaincre ses confrères « de la nécessité de chérir et de préserver quotidiennement le précieux trésor qu’est notre indépendance sans laquelle il ne peut y avoir ni véritable défense, ni véritable justice devant les cours suprêmes ». Jean-René Tancrède

J ournAL o FFiCieL d ʼA nnonCes L égALes - i nFormAtions g énérALes , J udiCiAires et t eChniques bi-hebdomadaire habilité pour les départements de Paris, Yvelines, Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis et Val de Marne

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Les avocats aux Conseils, intercesseurs du Droit

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par Gilles Thouvenin

A

l

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2012

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surfaces consacrées aux titres, sous-titres, filets, paragraphes, alinéas

Titres : chacune des lignes constituant le titre principal de l’annonce sera composée en capitales (ou majuscules grasses) ; elle sera l’équivalent de deux lignes de corps 6 points Didot, soit arrondi à 4,5 mm. Les blancs d’interlignes séparant les lignes de titres n’excéderont pas l’équivalent d’une ligne de corps 6 points Didot, soit 2,256 mm. Sous‑titres : chacune des lignes constituant le sous‑titre de l’annonce sera composée en bas‑de‑casse (minuscules grasses) ; elle sera l’équivalent d’une ligne de corps 9 points Didot soit arrondi à 3,40 mm. Les blancs d’interlignes séparant les différentes lignes du sous‑titre seront équivalents à 4 points soit 1,50 mm. Filets : chaque annonce est séparée de la précédente et de la suivante par un filet 1/4 gras. L’espace blanc compris entre le filet et le début de l’annonce sera l’équivalent d’une ligne de corps 6 points Didot soit 2,256 mm. Le même principe régira le blanc situé entre la dernière ligne de l’annonce et le filet séparatif. L’ensemble du sous-titre est séparé du titre et du corps de l’annonce par des filets maigres centrés. Le blanc placé avant et après le filet sera égal à une ligne de corps 6 points Didot, soit 2,256 mm. Paragraphes et Alinéas : le blanc séparatif nécessaire afin de marquer le début d’un paragraphe où d’un alinéa sera l’équivalent d’une ligne de corps 6 points Didot, soit 2,256 mm. Ces définitions typographiques ont été calculées pour une composition effectuée en corps 6 points Didot. Dans l’éventualité où l’éditeur retiendrait un corps supérieur, il conviendrait de respecter le rapport entre les blancs et le corps choisi.

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coups de bâton… C’est ainsi que, à Rome, les esclaves étaient affranchis. Conduits par leurs maîtres devant le prêteur, ils recevaient de ce magistrat un coup d’une baguette en bois appelée « vindicte », ce qui marquait leur accession à la liberté. L’indépendance était-elle à ce point coupable qu’elle appelait, d’emblée, une sanction symbolique ? Elle peut à tout le moins paraître extravagante dans un monde où même les Etats souverains ne sont pas pleinement indépendants. L’indépendance serait-elle de ces vertus qui ne vivent que dans notre imagination ? S’agissant des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, leur indépendance se présente de prime abord sous la forme d’un paradoxe assez cruel : comment peut-on être à la fois avocat libéral, c’est-à-dire libéré de toute hiérarchie, et officier ministériel, c’est-à-dire investi de la mission de collaborer à l’exécution d’un service public ? Deux états aussi dissemblables peuvent-ils coexister au sein d’une même personne sans l’exposer aux dangers psychiatriques de la schizophrénie ? Si l’avocat aux Conseils est reconnu d’abord comme un auxiliaire du service public de la justice, parler de son indépendance sonne au surplus comme un acte de rébellion. Non contents ainsi, selon notre fière devise, d’être les seuls à pouvoir regarder le soleil en face, nous prétendrions pouvoir nous soustraire à ses rayons ? On pourrait alors légitimement s’interroger sur la santé morale de notre profession. Et, pourtant, l’indépendance est la vertu cardinale des avocats aux Conseils, c’est la poutre maîtresse de l’édifice, celle qui assure sa cohérence et sa solidité. Impérativement, nous devons être à la fois avocats libéraux et officiers ministériels pour accomplir la mission qui nous a été confiée. La résolution du paradoxe nous est, en réalité, offerte par le gardien tutélaire de notre Ordre, celui dont le buste vénérable trône dans notre bibliothèque. L’auteur des Philippiques, Cicéron, nous rappelle que l’indépendance et le refus de l’obéissance n’ont de raison d’être que s’ils sont au service de la défense et de la justice, c’est-à-dire du bien commun. L’indépendance individuelle n’a de sens que si elle contribue au respect de valeurs transcendantes qui satisfont l’intérêt général. L’affranchissement permet alors de servir au mieux les intérêts de ceux-là mêmes desquels on entend s’affranchir. Nouveau paradoxe… Comme l’a dit Oscar Wilde « le chemin des paradoxes est le chemin du vrai. Pour éprouver la réalité, il faut la voir sur la corde raide ». Empruntons donc un tel chemin et mettons à l’épreuve les vertus de l’indépendance des avocats aux Conseils. I - LES VERTUS DE L’INDÉPENDANCE DES AVOCATS AUX CONSEILS Qu’elle s’exerce de manière interne et individuelle, c’est-à-dire au sein des cabinets et dans le for intérieur de chaque avocat, ou de manière externe et collective, c’est-àdire en dehors des cabinets par le biais de la

communauté des avocats constituée en ordre, notre indépendance est vertueuse. Notre indépendance est vertueuse car elle sert tout aussi bien la défense, c’est-à-dire l’intérêt des justiciables, que la Justice, c’est-à-dire l’intérêt général. Les vertus de l’indépendance interne Au titre de l’indépendance interne, charité bien ordonnée commence par soi-même. Le premier devoir de l’avocat aux Conseils, lorsqu’il est sollicité, est d’imposer une distance par rapport à ses propres préjugés et à ses propres passions afin d’accueillir avec bienveillance les causes qui lui sont soumises. Il doit « regarder en lui-même » comme l’aurait dit un Baudelaire et considérer que « Je est un autre » à la manière d’un Rimbaud. Ce soliloque intérieur, combien de fois l’avons-nous tenu pour mettre de côté, le temps de l’instruction d’un dossier, nos convictions intimes ? Cette première dissociation assure un égal accès de tous les justiciables aux Cours suprêmes, répondant ainsi à la vocation démocratique et non aristocratique qu’elles se sont données, tout en garantissant aux justiciables une défense objective fondée sur le Droit. Il est une autre indépendance que les avocats aux Conseils se doivent de préserver : c’est celle qui s’exerce à l’égard de ceux qui, bien souvent avocats eux aussi, nous transmettent leurs affaires avec, on le devine, des sentiments mêlés de soulagement et d’inquiétude. Il nous faut alors résister à la tentation toujours facile de suivre sans discernement les suggestions qui nous sont, par ailleurs, souvent légitimement proposées. Ce regard extérieur et neuf posé sur le dossier permet là encore de développer une argumentation objective échappant aux contingences propres au débat devant les juges du fond, mais aussi de libérer la créativité juridique au service tant de ceux que nous défendons que des juridictions suprêmes au sein desquelles se forge la jurisprudence. Là où l’indépendance des avocats aux Conseils est soumise à la plus rude épreuve, c’est à l’égard de ceux qui sont les plus directement concernés par le sort des litiges, ceux avec qui se nouent des relations faites tantôt de confiance et de complicité, tantôt de passions et de tumultes. Nos clients. Même si la tâche est loin d’être aisée, l’avocat aux Conseils doit s’efforcer de résister aux desiderata et aux emportements de ses mandants qui, bien souvent on le sait, desservent leurs propres intérêts. Il lui faut ainsi cultiver une saine distanciation par rapport à ses clients en appliquant une méthode toute cartésienne qui consiste à « ne pas prendre pour soi ce qui n’est pas soi » et en refusant ainsi toute assimilation avec ceux qu’il défend… Entretenir cette indépendance vis-à-vis de nos mandants n’est pas seulement le meilleur moyen de défendre leurs intérêts, c’est aussi collaborer efficacement à la bonne administration de la justice en exerçant ce rôle de « filtre », si essentiel à notre mission qui exige de ne pas soumettre aux juridictions suprêmes des pourvois téméraires ou voués à l’échec, et d’alléger leurs charges afin qu’elles se consacrent pleinement à leur mission de Cours régulatrices du droit. Cette double vertu de l’indépendance au service des intérêts particuliers des clients et

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au service de l’intérêt général du public, on la retrouve également lorsqu’elle s’exerce hors les murs de nos cabinets. Les vertus de l’indépendance externe L’indépendance vis-à-vis de l’État tout d’abord. C’est tout l’honneur de notre démocratie que de constater que les avocats aux Conseils sont indépendants des gouvernements depuis …fort longtemps. Nous ne sommes plus à l’époque des empereurs qui, au premier siècle avant notre ère, faisaient assassiner les avocats pour leurs diatribes ou qui, au XIXème siècle, souhaitaient que l’« on puisse couper la langue à un avocat s’il s’en sert contre le gouvernement ». Ces relations sont désormais si parfaitement apaisées qu’il serait impertinent de mettre en doute leur qualité. Il est une autre indépendance traditionnelle des avocats aux Conseils par rapport à l’autorité publique : c’est celle qui leur est reconnue vis-à-vis des juridictions suprêmes. Une telle indépendance est ici encore d’autant plus acceptée que la même vertu est partagée par tous les membres des Cours suprêmes. En vérité, ce n’est pas tant à l’égard des autorités constituées que les avocats aux Conseils doivent désormais revendiquer et cultiver leur indépendance. Il est d’autres pouvoirs plus diffus, plus subtils mais non moins forts auxquels ils doivent se garder de succomber pour mieux servir la mission qui leur a été confiée. Je veux parler tout d’abord de ce nouveau soleil autour duquel semble graviter l’ensemble des acteurs de notre système… le marché, oui le marché, son expansion paraît illimitée et ses lois ont, semble-t-il, vocation à tout régir. La vocation des avocats aux Conseils est tout au contraire de résister à son attraction. Notre Ordre promeut une idée simple, celle

en vertu de laquelle le droit, qui constitue la matière première de nos prestations, n’est pas une marchandise interchangeable sur un marché dont le seul intérêt serait de créer le profit. La course à la rentabilité et à la croissance capitalistique n’a aucun sens dans notre Ordre. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que les avocats aux Conseils doivent être hors du monde économique, ce qui serait irréaliste, mais qu’ils doivent s’efforcer d’échapper à l’emprise d’une logique mercantile qui les contraindrait, par souci de rentabilité, à multiplier le dépôt des pourvois ou à augmenter leurs honoraires et, finalement, à abaisser la qualité de leurs services. L’indépendance des avocats aux Conseils à l’égard des règles du marché leur permet d’assurer l’égal accès de tous les justiciables aux Cours suprêmes, de leur apporter une véritable plus-value à moindre coût, mais aussi de remplir pleinement leur rôle de sentinelles d’un système juridique fondé sur le droit. La rentabilité n’est pas la seule tentation qui guette l’avocat aux Conseils. Il pourrait également succomber aux charmes, ô combien persuasifs, de… la popularité. Redoutable sirène car, si le marché est roi, Pascal nous a appris que l’opinion publique était « comme la reine du monde ». Ce « tribunal indépendant de toutes les puissances et que toutes les puissances respectent », selon le mot de Malesherbes, privilégie l’émotion et séduit en promettant à celui qui le courtise la plus large des publicités. Sachons garder nos distances face à cette « changeante déesse » comme l’avait qualifiée Balzac. Chaque fois qu’une tribune médiatique nous est offerte, il convient toujours de privilégier la rhétorique de l’information à celle de la communication et de faire oeuvre de pédagogie plutôt que de démagogie. Nous devons sans cesse expliquer et non chercher à plaire, imposer le temps de la réflexion plutôt que de

subir les caprices de l’instantanéité, préférer la prudence et la retenue à l’ostentation. C’est à ce prix et à ce prix seulement que nous pourrons remplir pleinement notre rôle d’« intercesseur » du droit au service de la communauté. Il nous appartient de ne pas flatter les passions humaines, mais bien plutôt de les interpréter avec sollicitude et altruisme pour en être les authentiques médiateurs auprès des Cours suprêmes. Ce n’est qu’alors que nous pourrons servir au mieux non pas l’opinion publique mais tout simplement le public qui constitue la finalité ultime de notre mission. Si, interne ou externe, l’indépendance des avocats aux Conseils est vertueuse, en ce qu’elle sert tant les intérêts des justiciables que ceux de la justice, cette indépendance doit être protégée. Elle est protégée. Notre droit l’assortit de multiples garanties qui en assurent la permanence et la solidité. II - LES GARANTIES DE L’INDÉPENDANCE DES AVOCATS AUX CONSEILS Ces garanties sont professionnelles et institutionnelles. Les garanties professionnelles sont celle issues des règles, tant statutaires que déontologiques, propres à notre profession. La première des garanties statutaires est la limitation de nos effectifs. Elle nous permet d’être indépendants financièrement vis-à-vis de nos clients en nous procurant un volume de dossiers suffisant pour ne pas dépendre d’un seul apporteur d’affaires. Elle constitue également une garantie contre toute tentation de croître de manière capitalistique et nous préserve ainsi des affres de la logique du marché et de la rentabilité à tout prix. La seconde des garanties statutaires est notre office ministériel. C’est parce que nous sommes officiers

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Rentrée solennelle Les incompatibilités qui frappent la profession, lui interdisant notamment des cumuls intempestifs avec des activités commerciales, mais aussi l’adhésion à tout réseau interprofessionnel, ont pour vocation de permettre aux avocats aux Conseils de consacrer pleinement leur temps à leurs affaires et d’en maîtriser parfaitement le cours, sans devoir en rendre compte à d’autres personnes que leurs clients ou l’Ordre auquel ils appartiennent. Les règles déontologiques prohibant tout conflit d’intérêt garantissent de la même manière que les avocats aux Conseils défendent exclusivement les intérêts de leurs clients sans risque que des influences extérieures aliènent leur jugement. Enfin, générale et absolue, la protection du secret professionnel, que même la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme ne peuvent remettre en cause, préserve les avocats aux Conseils de toute ingérence illégitime dans la défense de leurs clients. Beaucoup de garanties déjà mais, à ces garanties d’ordre professionnel, s’ajoutent des garanties institutionnelles qui renforcent encore, en lui donnant toute sa légitimité, l’indépendance des avocats aux Conseils. Les garanties institutionnelles de l’indépendance Les garanties institutionnelles sont plurielles mais il est désormais temps d’aller vite. L’essentiel de ces garanties institutionnelles réside - on n’est jamais si bien servi que par soi-même - dans l’existence même de l’Ordre dont la vocation primordiale est de défendre l’indépendance de ses membres.

L’Ordre y veille de deux manières. ● D’abord, en tant que corps géré de manière autonome : même s’il est domicilié dans les locaux de la Cour de cassation, l’Ordre des avocats aux Conseils s’administre librement, maîtrise son tableau, arrête son budget et génère sa propre réglementation. ● Ensuite, l’Ordre veille à l’indépendance de ses membres lorsque, sous le contrôle des cours suprêmes, il exerce un pouvoir disciplinaire qui lui permet de sanctionner de manière impartiale d’éventuels manquements au devoir d’indépendance. L’indépendance, en effet, n’est pas un privilège mais d’abord et avant tout une obligation. Evoquer la sanction du devoir d’indépendance, nous ramène à ce rituel romain (ou vindicatif) que j’évoquais au début de ce discours… Une fois battu, l’esclave nouvellement affranchi se voyait tout de même offrir une récompense sous la forme d’un bonnet – le pileus – second symbole, après le coup de bâton, de son accession à la liberté. Ce couvre-chef, qui n’était pas très éloigné de notre bonnet phrygien, est devenu, au fil du temps, la toque des avocats, dont le port a toujours été le symbole de leur indépendance. Je ne vous proposerai pas ici de remettre cet usage à la mode… D’autres s’en sont tout récemment chargés… Je souhaite seulement vous convaincre de la nécessité de chérir et préserver quotidiennement « ce précieux trésor », selon la belle formule du Chancelier d’Aguesseau, qu’est notre indépendance, sans laquelle il ne peut y avoir ni véritable défense, ni véritable justice devant les Cours suprêmes. Cultiver cette vertu, c’est se mettre au service des plus grands idéaux.

Bernard Stirn, Jean-Claude Marin et Jean-Marc Sauvé

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ministériels que nous ne sommes pas soumis à la liberté des prestations de services et à la liberté d’établissement prévues par les règles européennes. L’office ministériel nous protège ainsi d’un libre jeu concurrentiel où toutes les parties, juges, avocats, justiciables seraient perdantes. Et cette protection se retrouve jusque dans la cession de l’office dont le prix est agréé, contrôlé par la Chancellerie, ce qui évite spéculation et marchandage. Des officiers en nombre restreint pour une plus grande protection de l’Etat de Droit… Voilà une équation que devrait nous envier le Ministère de la Défense. L’indépendance des avocats aux Conseils est également garantie par tout un réseau de règles déontologiques que l’on peut regrouper autour de deux principes cardinaux : le désintéressement et le dévouement. ● Le désintéressement est une vertu qui nous permet d’abord d’entretenir notre indépendance vis-à-vis de nos clients. Méfions-nous, en effet, de nos clients lorsqu’ils nous offrent des cadeaux. La très ancienne prohibition du pacte de quota litis comme l’interdiction plus générale de tirer profit des affaires de nos clients garantissent notre indépendance matérielle et donc intellectuelle à l’égard des plaideurs. La prohibition de toute forme de publicité, quant à elle, nous prémunit contre la tentation de séduire l’opinion publique et de rentrer dans une périlleuse logique mercantile. Le démarchage comme le racolage doivent nous rester étrangers. ● L’indépendance des avocats aux Conseils est ensuite garantie par le dévouement qu’ils doivent déontologiquement à leurs clients (Loysel disait que « l’état d’avocat désire son homme tout entier »).


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Armand Kacenelenbogen

L’affaire Lally-Tollendal par Armand Kacenelenbogen

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ur une terre rouge, égayée par quelques manguiers, les Français ont tiré une ville au cordeau. Pondichéry ! Les fines colonnades de ses villas jaunes ou blanches feraient presque oublier la chaleur qui s’abat en grumeaux. C’est le siècle des Lumières, en Inde. L’empire mogol s’émiette : des nababs, lointains vassaux de l’empereur, se disputent une poussière d’États. Ces princes n’aiment pas la mer ; ils laissent les Européens ériger des comptoirs sur les côtes1. Cotonnades, poivre ou cannelle viennent ainsi colorer l’Occident. En ville, les marchands malabars, qui rentrent chez eux dans un palanquin orné d’ivoire, suivi d’un orchestre, croisent les élégantes en mousseline2. Au milieu du XVIIIème siècle, une guerre menace ce bel échiquier. En Angleterre, un puissant mouvement incite à chasser les Français d’Amérique du Nord, où leurs possessions empêchent la progression vers l’Ouest3. Pour la première fois, on s’avise qu’il faut frapper l’ennemi partout où ses intérêts fleurissent. Cette guerre de Sept ans sera mondiale avant l’heure. Dès lors, puisqu’on se dispute la vallée de l’Ohio, il faut aussi aller livrer bataille sur la côte orientale de l’Inde. Les Anglais prennent la main, en faisant tomber Chandernagor, « la ville de la Lune ». Il est temps de réagir, car plus bas sur la côte, Pondichéry est menacée. Le péril est encore intérieur : le comptoir français est dirigé par un conseil dont les membres s’emploient à charger des vaisseaux pour leur propre compte. Du sucre, de l’or ou de l’opium croisent ainsi de Canton à Bassorah, au grand dam de la Compagnie des Indes qui les a désignés.

Affronter l’ennemi et reprendre en main le comptoir : à Versailles, le nom de Thomas-Arthur, comte de Lally-Tollendal s’impose. Ce général, descendant de jacobites irlandais, s’est illustré à Fontenoy. Il est brave et surtout incorruptible, prône la guerre de mouvement, la déteste en dentelles, dort tout habillé sur le sable lorsqu’il est en campagne4. « Les manières de France, disait Madame de Lafayette, plaisent à toutes les nations »5. Lui a le parler dru, le propos carabin. Il doit cependant composer avec les moyens limités qu’on lui compte. Sans doute, il est nommé à la tête des établissements français aux Indes orientales, avec les pleins pouvoirs pour rétablir l’ordre et chasser l’ennemi. Mais il n’obtient pas le commandement naval, qui est confié au prudent comte d’Aché : jamais les deux hommes ne s’entendront. Et sur les six millions de livres qu’on lui promet, seuls quatre sont avancés : les caisses sont vides. Le voyage est très long aussi : il faut quitter la Bretagne en plein hiver, puis contourner l’Afrique à temps pour se laisser porter, jusqu’au golfe du Bengale, par la mousson du sud-ouest qui souffle d’avril à octobre6. Le 28 avril 1758, après quatorze mois de navigation, Lally arrive enfin à Pondichéry. Il découvre le Conseil de la ville très attaché à l’étiquette. Escorte, parasols, couleurs des coussins et jusqu’aux glands dorés sont strictement réglementés selon les grades7. Les tambours et les trompes ont à peine fini de saluer l’arrivée du général, et le voilà qui demande les livres de compte. L’inimitié sera immédiate. Qu’à cela ne tienne, sans tarder, Lally part en campagne. Les débuts sont prometteurs : un mois après son arrivée, les Français se rendent maîtres d’un important fort anglais sur la côte.

Mais déjà l’argent vient à manquer, et le général paie ses hommes sur sa cassette personnelle. Le père Lavaur, supérieur des Jésuites, l’incite à aller rançonner un prince indigène, qui serait créancier de la Compagnie des Indes. Or non seulement cette expédition ne rapporte rien, mais quatre Indiens, qui passent pour être des espions, sont exécutés. Les Indiens étaient des brahmanes : dans un pays où la courtoisie s’épuise en politesses, l’outrage est considérable. Quand Lally rentre à Pondichéry, c’est pour y trouver la famine provoquée par la sécheresse. Enfin, le général commet une erreur en faisant rappeler auprès de lui Charles de Bussy. C’est un aventurier habile qui règne en seigneur dans le centre de la péninsule. Il y a acquis une immense fortune sans scrupules excessifs. Si Lally s’assure par là du contrôle des opérations, il dégarnit une région stratégique. Les vents sont par trop contraires. Le 10 octobre, il écrit au ministre : « Je demande (…) de quitter un pays pour lequel je ne suis point fait et dont les habitants ne sont pas faits pour moi. Je suis malheureusement arrivé trop vieux pour en contracter la contagion, et j’espère que vous me trouverez aussi honnête homme en arrivant, que je l’étais quand je vous ai quitté 8». Mais à quoi bon ce courrier, qui arrivera à Versailles, au mieux, au printemps ? Dans son jeu, il est toutefois une carte dont il ne s’est pas avisé. C’est l’admiration de ses hommes, ces officiers qui le suivent et l’encouragent depuis les polders hollandais. Leur soutien lui font reprendre ses accents toniques. Avec 2 700 hommes, il part faire le siège de Madras, la place forte des Anglais, à quarante lieues au nord. Dans ce pays au climat excessif, c’est la mousson qui embourbe cette fois les soldats.

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Rentrée solennelle

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Remise du premier prix de l’Ordre des Avocats aux Conseils par Christine Mauguë à Armand Kacenelenbogen 1er Secrétaire de la Conférence du Stage

Les troupes parviennent cependant à prendre la ville basse. Mais leurs coups de poudre ne suffisent qu’à faire tinter la ville haute. Ce sont les vaisseaux de l’escadre française qui manquent cruellement. Or s’ils ne paraissent pas, c’est parce que la mousson contraire leur interdit de remonter depuis l’île Maurice9, où ils ont pris abri. Lally parvient tout de même à ouvrir une brèche. Au moment même, six puissants vaisseaux de la Navy viennent mouiller dans la rade et bombardent les Français. C’est la retraite. Au retour, l’argent fait toujours défaut, le Conseil de Pondichéry se dresse contre les enquêtes du général, et c’est bientôt au tour des Anglais d’assiéger la ville. Pour organiser le rationnement, Lally fait fouiller d’autorité les demeures où les victuailles s’entassent. Les rumeurs, les placards anonymes insinuent qu’avec ses prises, le général constituerait à bas bruit ses propres cargaisons. Pendant six mois, il oppose pourtant une résistance héroïque. Il fait fondre sa vaisselle pour payer ses soldats, assèche les douves pour en recueillir le poisson… Et toujours il espère l’arrivée de l’escadre. Il y a du Robinson Crusoë chez cet homme. Mais l’amiral d’Aché, lui, s’est retiré aux Mascareignes. Il n’a jamais voulu, pour des cotonnades, exposer ses vaisseaux dans une rade inhospitalière où ils pourraient se briser. Lorsqu’un cyclone finit par ensabler la flotte qui lui reste, d’Aché préfère rentrer en France et plaider le cas fortuit. Louis XV dira que les seules marines que nous ayons sont celles du peintre Vernet10. Pendant ce temps, bombardé, affamé, Pondichéry est bien isolé. La place capitule en janvier 1761, et Lally est fait prisonnier de guerre. Tout juste son adversaire anglais l’autorise-t-il à emporter deux malles et son lit. Quant à la ville, elle est traitée comme une arme de guerre. La Compagnie des Indes anglaise la fait raser. Elle ne veut pas que, dans le cadre du traité de paix que l’on pressent, le comptoir soit restitué à la France avec sa puissance passée11. Alors que Lally est transféré à Londres, ce qu’il reste de la colonie rentre à Paris.

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Bussy y est depuis six mois. Les membres du conseil de Pondichéry, les agents de la Compagnie des Indes et leurs familles suivent. À Versailles, c’est un défilé d’aigris. Les actionnaires de la Compagnie agitent leurs titres dépréciés. Lally a pillé, Lally a trahi, Lally est coupable de lèsemajesté. Dans sa prison anglaise, le général bout d’impatience. Il demande, et il obtient, de rentrer en France pour s’expliquer. Un mois à peine après son arrivée en Angleterre, il est à Calais, d’où il gagne Paris. Mais il n’a pas mesuré l’hostilité de l’opinion. Au Canada, aux Antilles, les défaites s’accumulent. Le duc de Choiseul, arrivé aux affaires, se fait philosophe : « À force d’aller mal, tout ira bien »12. Mais sous peu, ce sera l’humiliant traité de Paris, qui nous fait perdre les « arpents de neige » d’Amérique du Nord13. À la Comédie Française, on se consolera en faisant un triomphe à une obscure tragédie, Le Siège de Calais, où le noble cœur français terrasse la sournoiserie anglaise14. Les Philosophes sont consternés. C’est dans ce climat tendu que Lally dénonce le conseil de Pondichéry et ses prévaricateurs. En retour, ses membres s’estiment outragés, et demandent réparation au roi. Face à ses accusateurs, le général cherche à prouver trop : dans ce siècle où la plume abat, ses mots lacèrent, et il indispose ses propres soutiens. L’étoile de la marquise de Pompadour, qui l’avait soutenu, a pâli. Choiseul ne veut pas s’embarrasser d’un vaincu : il aime mieux ne pas le recevoir. Louis XV, si souvent hésitant, finit par céder. Une lettre de cachet embastille Lally. Toujours droit, il ne cherche pas à esquiver. Mais ce qu’il ignore, ce sont les années de réclusion qui l’attendent. Puisque c’est en vertu d’une lettre de cachet qu’il a été arrêté, il ne bénéficie pas de l’une des rares garanties de l’ordonnance criminelle de 1670 : le droit d’être entendu par un juge « dans les vingt-quatre heures de l’emprisonnement »15. Ce n’est qu’au bout de dix-huit mois que le général sera interrogé pour la première fois16. Encore cet échange sera-t-il de pure forme. Lally se retrouve seul face à une procédure et des hommes qu’il ne connaît pas.

Car l’instruction est secrète, et l’avocat en est exclu. Pour notifier des charges, nul délai. Quant à la phase de jugement, elle se tient à huis clos, aucun témoin n’y est entendu, et si l’accusé peut enfin désigner un conseil, c’est seulement pour rédiger des écritures. L’avocat ne plaide pas en matière criminelle. Voilà un domaine où le siècle de Louis XIV s’était soucié d’égalité : il avait supprimé l’avocat pour assurer à tous le même traitement !17 L’importance de l’affaire, la qualité d’officier supérieur de Lally conduisent le roi, par lettres patentes, à renvoyer la cause devant le parlement de Paris, qui tient lieu alors de cour d’appel. Le parlement devra statuer, en premier et en dernier ressort, sur tous les délits commis dans les Indes orientales « soit avant, soit depuis l’envoi des troupes sous la conduite du sieur de Lally »18. Mais c’est surtout le général qui est visé par l’instruction. Un fait la marque. Le père Lavaur, le jésuite dont Lally avait fait son confident à Pondichéry, décède. Dans sa chambre, une mauvaise valise, dans laquelle on trouve un épais journal. Or ce carnet accable Lally : il évoque « la haine contre M. de Bussy et l’insatiable désir d’argent » du comte qui aurait absorbé « toutes ses idées, ses réflexions (…) et servaient de mobiles »19. Le religieux ajoute qu’avec la perte de Pondichéry, « M. de Lally était parvenu à son but »20. Avec le recul, il est pourtant difficile de croire que ce journal n’a pas été écrit après coup. Comment un homme qui n’avait cessé, sur le terrain, d’appuyer l’action de Lally aurait-il pu, au jour le jour, le charger avec une telle férocité ? L’instruction est confiée au rapporteur Denis Louis Pasquier. C’est un homme sévère et rigide, pénétré de l’importance de sa mission, qui impressionne ses collègues. C’est lui qui, déjà, avait rapporté contre Damiens, l’auteur du coup de lame qui avait tant chagriné le roi. C’est lui encore qui devait entraîner ses collègues contre le chevalier de La Barre. Or Pasquier croit beaucoup au journal du père Lavaur. Il croit encore aux témoins qui se succèdent dans son cabinet, et dont nombre sont pourtant les dénonciateurs de Lally. Les autres témoins déclarent surtout que « personne n’ignorait », que « tout le monde disait », ou que « le soupçon était public »… Si les anciens conseillers de Pondichéry décrivent à l’envi un traitre, il ne se trouve pas un militaire pour avancer ce terme contre le général21. Quant à l’accusé, enfermé dans la Bastille bouillante l’été, glaciale l’hiver, qui ne peut toujours pas s’expliquer, il se déchaîne. On finit par lui accorder la visite de son médecin personnel, le docteur Hostie. Pour calmer un « débordement de bile », il lui ordonne de « prendre du poisson à ses repas, soit soles, merlans [et] carrelets »22. Le remède est inopérant. Lorsqu’enfin Lally est confronté aux témoins, il explose en invectives contre des hommes qui ne lui inspirent que du dégoût. Pasquier peine à entendre ceux qui ne parlent pas sa langue. Il en vient même à demander qu’un conseil puisse assister l’accusé ; mais cette faveur est refusée. Après trois ans et demi, il dépose enfin son rapport. Lally n’est ni un voleur ni un traitre.

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Rentrée solennelle Le premier coup de sabre ne fut, dit-on, pas le bon. Mais le bourreau est encore jeune, c’est Sanson, auquel la Révolution allait bientôt pourvoir à la mécanisation de l’office29. On s’assura finalement de la décollation. Le propos aurait pu s’arrêter là si, arrivé sur la place quelques minutes après l’exécution, un jeune homme n’avait vu les dernières traces du sang de son père. Car Lally avait eu un fils, Gérard-Trophime, mis en pension rue Saint-Honoré. L’adolescent n’a appris sa filiation que la veille de l’exécution. Le combat pour la mémoire de son père allait être l’affaire de ses jeunes années. Mais à quinze ans, on est peu de chose sans réseaux sociaux. À qui peut-il s’adresser pour l’aider dans cette entreprise ? Voltaire, hélas ! diront ses détracteurs. Voltaire qui brocardait l’expédition indienne comme « une querelle de commis pour de la mousseline et des toiles peintes »30. Il était pourtant lui-même actionnaire de la Compagnie des Indes31. Mais Voltaire tout de même. Lui dont l’arme, disait Hugo, « à la légèreté du vent et la puissance de la foudre : une plume »32. Voltaire ne rechigne pas à ferrailler, une fois encore, contre le parlement qui n’a cessé de combattre les Philosophes. Surtout, il conseille la prudence au jeune Lally : trop de protagonistes occupent désormais les plus hautes places. Bussy a épousé une cousine de Choiseul. Il faudra épargner les ennemis du général. Pour sa part, le châtelain de Ferney s’emploie à se documenter. Il en ressort convaincu de l’innocence du condamné. Fidèle à sa manière, il l’expose dans une brochure anonyme parue à Londres. Sans doute, écrit-il, le général Lally a manqué d’égards, de circonspection, de bienséance. Mais aucune loi ne dispose que « tout général d’armée, qui sera un brutal, aura la tête tranchée »33. Voltaire note encore que l’arrêt du parlement a condamné Lally à payer 300 000 livres aux pauvres de Pondichéry. Or la fortune du comte s’est révélée si médiocre qu’il n’y a pas eu de quoi les acquitter. Comment, dès lors, lui imputer des prévarications ? 1777 : Mozart compose son concerto « Jeune homme »

et Lally fils introduit sa requête en cassation auprès du Conseil du roi34. On croirait presque que l’œuvre lui est dédiée, tant il met de conviction et de sensibilité dans sa démarche. C’est bien la cassation, et non la révision de l’arrêt qu’il sollicite. Car le délai du pourvoi est alors suspendu jusqu’à la majorité du requérant35. Louons en tout cas la virtuosité des avocats aux Conseils, qui doivent alors attaquer des jugements dépourvus de motifs. Cela n’a pas impressionné Maître Voilquin. Son mémoire de 841 pages fait montre d’un lyrisme qui est en ce temps un gage de sincérité. En voici l’amorce : « La Cause d’un infortuné est celle de tous les hommes, la Cause d’un innocent est celle de tous les siècles : je viens aujourd’hui présenter l’une & l’autre au Tribunal de l’Univers ». Une telle entrée en matière ne pouvait qu’appeler des moyens pertinents36. Comment - souligne le mémoire – a-t-on pu juger Lally sans poursuivre les administrateurs de l’Inde ? Car les lettres patentes imposaient de se prononcer sur tous les délits commis aux Indes, soit avant, soit après l’envoi des troupes. Si le parlement avait rempli son office, les juges se seraient convaincu que les accusateurs du général étaient ceux-là même qui s’étaient enrichis au détriment de la Compagnie37. Comment, encore, a-t-on pu prononcer la mort du chef d’un vague « abus d’autorité » ? Comment, enfin, ne pas voir la partialité du rapporteur ? L’interrogatoire de Poully en fournit l’illustration. Le témoin était prévôt de l’armée de l’Inde et, à ce titre, au fait des mouvements de marchandises. Or Poully s’était aperçu qu’on dictait ses réponses autrement qu’il ne les avait faites. Ne vous inquiétez pas, lui répondit-on, on met seulement vos réponses en bon françois, parce que, sans cela, messieurs les juges ne pourraient pas les entendre. Quand, derechef, Poully se rendit compte que ces propos étaient par trop déformés, il insista pour n’être pas mis en bon françois !38 Vient la séance du Conseil du roi. Le rapporteur dénonce vigoureusement la partialité du conseiller Pasquier, et approuve les griefs formulés dans la requête39.

Remise du second prix de l’Ordre des Avocats aux Conseils par Jean-Marc Sauvé à Nicolas Kilgus 2ème Secrétaire de la Conférence du Stage

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Toutefois, écrit le rapporteur, « il a constamment abusé de ses pouvoirs dans l’Inde et a déterminé la catastrophe »23. Certes, aucun fait pris isolément ne justifie une condamnation. Mais il ne s’agit pas de délits simples qui n’affectent que les particuliers : il faut donc examiner l’ensemble. Et cet ensemble, le rapporteur en fait un crime de lèse-majesté. Lally aurait préféré les noires passions de la haine, au bien réel de la colonie, de sorte qu’il ne mérite pas d’être conservé au rang des humains, seule cette punition éclatante pouvant essuyer les larmes de ceux qu’il a réduits à la dernière misère24. Les erreurs de l’officier sont devenues des fautes, et ces fautes un crime. Face à ces charges, l’accusé peut enfin choisir un conseil, sans toutefois pouvoir le rencontrer. Seule la première partie du mémoire de son avocat parviendra aux conseillers. Le lundi 5 mai 1766, à quelques pas d’ici, l’audience est ouverte devant la Grand’ Chambre du parlement de Paris, à six heures du matin. Lally est contraint de s’asseoir sur la minuscule sellette face à ses trente-trois juges et à l’immense bois peint de la Crucifixion qui surplombe l’ensemble. Il tonne contre les conseillers : vous n’avez aucune compétence pour vous prononcer sur la conduite d’une guerre. Le Président se borne à lui rappeler les griefs formulés contre lui ; Lally dénie. On lui demande de s’arrêter : l’accusé est ramené à la Bastille. Le rapporteur, qui siège dans la formation du jugement, est le seul à avoir véritablement lu les sacs de la procédure. On fait donc fond sur lui. Le lendemain, en fin de matinée, Lally est déclaré coupable « d’avoir trahi les intérêts du Roi, de son État et de la Compagnie des Indes, d’abus d’autorité, vexations et exactions envers les sujets du Roi et étrangers, pour réparation de quoi » il est condamné « à avoir la tête tranchée ». Nulle motivation n’est requise : l’arrêt n’en comporte donc pas. Quant au dispositif, il est ce que les juges ont voulu en faire, car ce sont eux qui ont déterminé les délits et les peines. L’ordonnance criminelle prescrit en tout cas que les sentences soient exécutées le jour même du jugement « afin qu’une trop longue attente n’augmente pas la peine du condamné »25. Lally aurait volontiers patienté un peu. Le premier président Maupeou lui consent seulement un délai de trois jours pour que la grâce soit demandée. Une requête en cassation est inutile, puisqu’elle ne suspend pas alors l’exécution . C’est seulement la loi des 16 et 29 septembre 1791 qui rendra le pourvoi suspensif en matière pénale27. Jamais plus ce principe ne sera remis en cause28. Lally sollicite donc la grâce, mais le roi ne veut pas ajouter au conflit qui l’oppose au parlement de Paris. Comme souvent, il laisse faire. La suite relève de la litanie macabre des exécutions publiques. Bâillonné, c’est un homme de soixante-quatre ans qui est amené dans un tombereau drapé de noir en place de Grève. Les fenêtres se sont louées à prix d’or. L’exécuteur des hautes œuvres lui fait tourner le dos à l’Hôtel de Ville. On lui bande les yeux, et son crâne chauve apparaît lorsqu’on lui retire sa perruque.

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Mais il faut dire aussi que, faute d’obligation de motiver les arrêts, les conseillers ne descendent pas nécessairement dans l’argumentation du requérant. Le Conseil du roi est d’ailleurs davantage un organe de l’exécutif par lequel le monarque réaffirme qu’il est source de toute justice qu’une garantie pour ses sujets. La cassation finit par l’emporter ; nul motif bien entendu. Le Conseil renvoie l’instruction de l’affaire au parlement de Normandie40. Dans sa demeure, sur le quai qui porte aujourd’hui son nom, Voltaire est à l’agonie depuis plusieurs jours. Il ne reprend connaissance que pour apprendre la nouvelle. La dernière de ses quelque vingt-trois mille lettres, il la fait dicter à l’adresse du jeune requérant : « Le mourant ressuscite en apprenant cette grande nouvelle ; il embrasse bien tendrement M. de Lally ; il voit que le Roi est le défenseur de la justice ; il mourra content »41. Déjà Lally est à Rouen. Ce dont il ne se doute pas, c’est que ses nouveaux juges n’ont nulle envie de dédire ce qui a été prononcé par leurs collègues parisiens. Car si cette magistrature est française, elle n’est plus la nôtre. Certaine de rendre la justice au nom du roi, elle vit la cassation de ses arrêts comme un outrage42. Ce sentiment est d’autant plus fort que le droit de rendre la justice s’hérite ou se monnaie. Il est ainsi des conseillers âgés de dix-neuf ans43, qui voisinent avec des collègues aux états de services immémoriaux. Et dans une société sans représentation politique, les parlements deviennent, à mesure que le siècle avance, des lieux où les courants d’opinion s’affrontent. C’est exactement ce qui advient au parlement de Normandie. Une première difficulté est surmontée grâce aux « gens du Roi », comme on désigne alors le Parquet. Car l’action publique s’est éteinte avec la mort du condamné. Le Procureur Général suggère la solution. Puisque la plainte initiale portait accusation de lèsemajesté, l’ordonnance criminelle permet de faire le procès à la mémoire de l’accusé. Aussi, Lally est nommé curateur à la mémoire de son père. Le public se passionne alors pour la cause de Lally fils.

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Marie-Antoinette l’appelle son « petit martyr ». Mais le jeune homme, qui se défend seul, a oublié les conseils de prudence. Il attaque désormais frontalement ceux qui ont ruiné la Compagnie des Indes. Jean-Jacques Duval d’Eprémesnil entre alors en scène. Conseiller au parlement de Paris - mais sa famille est normande - il est aussi le neveu de Duval de Leyrit, qui fut gouverneur de Pondichéry pendant que Lally commandait les forces militaires. Replet mais ardent, il a le geste théâtral, le verbe incisif. Le voici arrivant à Rouen en carrosse pour venir défendre la mémoire de son oncle44. C’est en réalité un prétexte pour lutter contre les Philosophes et la reine qu’il abhorre. Les juges suspendent le procès principal : ils veulent statuer d’abord sur son intervention. Ce sera l’occasion d’une des premières audiences publiques dans un procès criminel45. La foule se presse au parlement. Le parti bleu, de la couleur de l’uniforme des officiers que porte désormais le jeune Lally, s’oppose au parti noir des gens de robe46. Les dames, dit-on, ont remisé tout enjouement et s’affrontent à coup de cartes savantes de la côte indienne. D’Eprémesnil moque Voltaire qui, « de son cabinet, prononçait sur les affaires sans connaître les pièces ». En réponse, Condorcet raille dans une brochure

ces juges qui cachent dans l’ombre les motifs de leurs arrêts. Qu’on ne nous force pas, ajoute-t-il, d’adorer une procédure qui permet de refuser à l’accusé un conseil, qui lui ôte ce conseil quand il est en présence du juge et des témoins, et qui ne permet pas à l’accusé d’avoir copie des procédures faites contre lui47. Cette faiblesse d’une défense sans avocat, on la perçoit encore lorsque le premier président Montholon, blessé dans un accident de voiture à Paris, ne peut rentrer à Rouen pour assister à l’audience. D’Eprémesnil laisse croire à Lally qu’il demeurera à Paris, mais, la veille au soir, il part subitement pour la Normandie, fait trente lieues dans la nuit, et paraît au Palais à six heures du matin. Il plaide toute la matinée en l’absence de son adversaire48. C’est lui qui l’emporte finalement, et son intervention est jugée recevable49. Pour la défense, un nouveau pourvoi s’impose, car un chapelet d’interventions se profilent déjà, retardant d’autant le procès principal. Paradoxalement, c’est l’absence de huis clos qui est invoquée. Pour la seconde fois, le Conseil du roi casse la procédure, par un arrêt qui n’est pas plus motivé que le premier : le parlement de Bourgogne est saisi50. Le Conseil du roi a rédigé son arrêt pour éviter que d’Eprémesnil n’intervienne encore au procès. Il est pourtant bien là à Dijon, et il distribue des brochures que le public s’arrache. Une fois encore, ce n’est pas une nouvelle instruction qui est menée, c’est seulement l’examen, par le seul rapporteur, de témoignages et de pièces pourtant douteuses. Une fois encore, Lally fait une véritable plaidoirie lors de son interrogatoire. Il y met plus de fougue que de réfutation méthodique. Le curateur omet de critiquer le journal du père Lavaur. Il a pourtant produit les témoignages de gentilshommes qui démontrent les inepties de cette pièce essentielle. De toute façon, le procès est devenu trop politique pour que Dijon renie Paris. Les plus anciens conseillers font bloc pour que le parti des Philosophes échoue. En août 1783, en Italie, le parlement de Bourgogne condamne la mémoire de Thomas-Arthur de Lally et ordonne que le mémoire produit par son fils soit lacéré et brûlé par l’exécuteur public, comme contraire au respect dû à la magistrature.

Remise de la médaille de l’Ordre des Avocats aux Conseils par Jean-Claude Marin à Bénédicte Moulinier 4ème Secrétaire de la Conférence du Stage

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Remise de la médaille de l’Ordre des Avocats aux Conseils par Vincent Lamanda à Anne-Laure Valluis 3ème Secrétaire de la Conférence du Stage

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Rentrée solennelle


Rentrée solennelle Infatigable, Lally introduit une troisième requête en cassation51. Trois ans plus tard, le Conseil du roi rend un arrêt par lequel il ordonne au parlement de Dijon de faire connaître les motifs de sa décision. Mais il est déjà bien tard. Le crépuscule de l’Ancienne France s’annonce, et la procédure sera engloutie avec le Conseil du roi. Louis XVI optera finalement pour une réhabilitation politique, en exprimant au curateur tout le bien qu’il pense de sa famille52. Et le juriste d’avancer que, puisqu’une requête en cassation est demeurée pendante, aucune décision définitive n’a jamais condamné le général Lally – si bien qu’il est toujours présumé innocent. Avec son franc-parler, il nous aurait sans doute signifié qu’il aurait bien voulu qu’une présomption lui remît la tête sur les épaules. L’épilogue de l’affaire Lally se déroule salle des MenusPlaisirs à Versailles. De l’adversité est né un engagement. À la veille de la Révolution, le fils du général est connu, populaire même, passionné, volontaire . La noblesse parisienne l’élit aux États Généraux : il est l’un des quarante-sept nobles qui se rallient ensuite à l’Assemblée nationale54. Lui, le descendant d’Irlandais, le voilà qualifié d’anglomane, parce qu’il veut une monarchie constitutionnelle fondée sur l’égalité des droits. Et ces droits, il souhaite qu’ils soient exposés non pas de façon métaphysique, mais de manière concrète et concise dans la Déclaration qui se prépare55. L’Assemblée le désigne, avec Target, Thouret et Tronchet, au sein du Comité des Sept chargé de réformer l’ordonnance criminelle. Il fait ainsi voter la première loi qui accorde à l’accusé, dès l’interrogatoire initial, l’assistance d’un avocat56. Et si c’est à la fougue du jeune Talleyrand que nous devons l’essentiel de l’article 6 de la Déclaration qui pose le principe de l’égalité devant la loi57, Lally fait ajouter que l’accès aux places et emplois publics se fera « sans autre distinction que celle [des] talents et [des] vertus »58. Sa vie même illustrait la libération qu’impliquait cette égalité nouvelle. Nous voilà parvenu au terme de ce périple. Il a d’abord été l’histoire d’un homme, le général Lally, qui avait sans doute trop cru aux seules forces de la volonté. Il a ensuite été l’histoire d’une défaite. Défaite de la parole d’un accusé, dont on attendait des mots dans une langue qu’il ne parlait pas. Défaite de la parole des parlements, qui s’exprimaient beaucoup en politique, et très peu en droit. Défaite de la parole de la Loi, qui dépouillait tant l’accusé qu’on en vint à la contourner. Mais de ces épreuves, de nouvelles formes sont nées. Ma poussière sera semée pour refleurir, s’enthousiasme le Poète59. On croit voir le brahmane opiner. En termes juridiques, cela a donné la stricte séparation des fonctions d’instruction et de jugement, la légalité des délits et des peines, la motivation des décisions de justice, les droits de la défense. Ce sont évidemment des garanties pour les justiciables. C’est aussi une protection pour le juge contre la facilité des décisions insuffisamment élaborées. Un regard sur la justice d’Ancien Régime nous plonge enfin dans les sources de l’épouvantail du « gouvernement des juges ». On pouvait craindre l’équité des parlements lorsque le droit de juger s’achetait, lorsque le juge déterminait lui-même les délits et les peines correspondantes,

dans une procédure dont l’avocat était absent. Mais les traces de l’Histoire s’effacent. Rien ne justifie plus que la justice républicaine porte le poids d’un autre monde. Dans le cercle délimité par les lois, avec les garanties qu’elles confèrent, la jurisprudence a aujourd’hui toute sa place pour parfaire ce que dicte la conscience juridique60. 2013-839 1. Cf. Ph. Haudrère, « La Compagnie des Indes », in R. Vincent (dir.), Pondichéry, Autrement, 1993, p. 44, spéc. p. 62. 2. Cf. G. Frémont, « Un comptoir en plein essor », in Pondichéry, op. cit., p. 81. 3. Sur la guerre de Sept ans, cf. A. Zysberg, La monarchie des Lumières, Éd. du Seuil, 2002, p. 238 et s. 4. Cf. P. A. Perrod, L’affaire Lally-Tolendal. Le Journal d’un Juge, Klincksieck, 1976, p. 62 – sur les conceptions du soldat au XVIIIe siècle, cf. H. Drévillon, L’Individu et la guerre, Belin, 2013, p. 111 et s. 5. Cité par Ph. Raynaud, La politesse des Lumières, Gallimard, 2013, p. 23. 6. Cf. Ph. Haudrère, op. cit., p. 47-48. 7. Cf. R. Vincent, « Dupleix : une ambitieuse politique », in Pondichéry, op. cit., p. 124. 8. Lettre citée par P. A. Perrod, op. cit., p. 77. 9. Alors appelée Île de France. 10. Cité par A. Zysberg, op. cit., p. 268. 11. Cf. C. Manning, “Un tournant dans la politique des Anglais”, in R. Vincent (dir.), Pondichéry 1674-1761, Autrement, 1993, p. 206. 12. Cité par A. zysberg, op. cit., p. 274. 13. La célèbre formule est de Voltaire, cf. Candide ou l’Optimisme, chap. XXIII. 14. Sur le succès de cette pièce de Buirette de Belloy, cf. O. Chaline, La France au XVIIIème siècle (1715-1787), Belin, 2012, p. 320. 15. Cf. P. A. Perrod, op. cit., p. 131, note 1. 16. Embastillé le 5 novembre 1762, Lally est entendu par le conseiller Pasquier pour la première fois le 22 mai 1764. Sur ce premier interrogatoire, cf. P. A. Perrod, op. cit., p. 149. 17. Cf. J.-M. Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, PUF, 2e édition, 2009, n° 107, p. 211. 18. Les lettres patentes sont en date du 12 janvier 1764. 19. Cité par P. A. Perrod, op. cit., p. 134. 20. Eod. loc. 21. Cf. P. A. Perrod, op. cit., p. 146. 22. Ibid., p. 151. 23. Ibid., p. 171. 24. Ibid., p. 174-175. 25. Titre XXV, art. 21. 26. Cf. J.-M. CARBASSE, op. cit., n° 109, p. 215. 27. Cf. E. CHENON, Origine, conditions et effets de la cassation, L. Larose et Forcel, 1882, n° 56, p. 188. 28. Cf. Code de Brumaire an IV, art. 443 ; Code d’instruction criminelle, art. 373-4° ; CPP, art. 569. 29. Cf. Mémoires des Sanson : Sept générations d’exécuteurs, 1688-1847, Éditions Jérôme Millon, 2013. 30. Cf. Ph. Haudrère, « La Compagnie perpétuelle des Indes », in R. Estienne, Les Compagnies des Indes, Gallimard / Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives du ministère de la Défense, 2013, p. 62, spéc. p. 72. 31. Ibid., p. 64. 32. Cf. V. HUGO, Politique, « Discours pour Voltaire », Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, p. 984 et s. 33. Cf. Fragmens sur l’Inde, sur le général Lalli, sur le procès du comte de Morangiès et sur plusieurs autres sujets, Londres, 1774, p. 129. 34. Sur cette institution, v. M. Antoine, Le Conseil du roi sous le règne de Louis XV, Droz, 1970. 35. Cf. X. Godin, « La procédure de cassation au XVIIIème siècle », in Histoire, économie & société, 2010/3, p. 21, spéc. p. 25. Le même auteur relève – témoignage du temps alors nécessaire aux déplacements – l’existence d’un délai de distance de deux ans pour les habitants des colonies indiennes. 36. Au total, dix-sept moyens étaient soutenus. 37. Cf. H. CARRÉ, « La révision du procès Lally » (1778-1786), in Rev. historique, 1903, p. 1, spéc. p. 3. 38. Cf. E. BOS, op. cit., p. 231. 39. Cf. Compte rendu de la séance du Conseil d’État privé du roi, Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, NAF 9233, f° 124 et s. 40. L’arrêt est du 25 mai 1778. 41. Cf. Voltaire, Correspondance, tome XIII, Gallimard, Bib. de la Pléaide, lettre du 26 mai 1778. 42. Sur l’ensemble de la question, v. J. Égret, Louis XV et l’opposition parlementaire, 1715-1774, A. Colin, 1970. 43. Ce fut le cas du conseiller Louis-Philippe Joly de Bévy (1736-1822), conseiller au parlement de Bourgogne en 1755, qui y joua un rôle important lors de l’examen de l’affaire Lally-Tollendal. 44. Pour son portrait, cf. Orateurs de la Révolution française, tome I : les Constituants, édition établie par F. Furet et R. Halévi, Gallimard, Bib. de la Pléaide, 1989, p. 1300. 45. Cf. E. Bos, op. cit., p. 250. 46. Cf. H. Carré, op. cit., p. 9. 47. Cf. Condorcet, Œuvres, éditées par F. Arago et Mme O’ Connor, F. Didot, 1847-1849, tome VII, p. 30 et s. Sur son rôle dans l’affaire Lally, v. aussi E. et R. Badinter, Condorcet, Fayard, 1988, p. 167 et s. 48. Sur cette péripétie, v. E. Bos, op. cit., p. 46 ; H. Carré, op. cit., p.16. 49. Arrêt du parlement de Normandie du 12 mai 1780. 50. Arrêt du Conseil d’état privé du Roi du 31 juillet 1780. 51. Pour le détail des moyens nouveaux soutenus, cf. P. A. Perrod, op. cit., p. 424. 52. Plus précisément, il exprimera sa « satisfaction en considération des services de sa famille et du régiment de son nom ». 53. Cf. Orateurs de la Révolution française, tome I : les Constituants, op. cit., p. 1312. 54. Ibid., p. 1314. 55. Ibid., Second discours sur la déclaration des droits de l’homme, 19 août 1789, p. 355, spéc. p. 356-357. 56. Et ce dès le 8 octobre 1789 – cf. J.-M. Carbasse, op. cit., n° 222, p. 414. 57. Cf. J. Mavidal et E. Laurent, Archives parlementaires de 1787 à 1860, tome VIII, séance du 21 août 1789, p. 465 – sur la discussion de ce texte, v. aussi : S. RIALS, La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Hachette, coll. Pluriel, 1988, p. 229 et s. 58. Ibid., p. 466. 59. Cf. F. G. Klopstock, Die Auferstehung. 60. L’auteur entend remercier tout particulièrement Maître Jean Barthélémy, avocat aux Conseils, ainsi que Maître Carole Brullebaut-Brès, ancien secrétaire de la Conférence du stage, des très précieux conseils qu’ils lui ont prodigués lors de la préparation de ce discours.

Agenda

CLUB DES MARCHÉS FINANCIERS CLUB DES JEUNES FINANCIERS « Financement alternatif / financement participatif : quelles perspectives ? »

Le 11 décembre 2013 Auditorium Espace Bernanos 4, rue du Havre 75009 PARIS 01 44 94 02 55 a.barbosa@professionsfinancieres.com 2013-840

RAVIVAGE DE LA FLAMME PAR LES AVOCATS EN ROBE 2ème édition

Le 14 décembre 2013 date de la restauration de l’Ordre par Napoléon Inscriptions auprès de : Monique Boury et de Xavier Chiloux moniqueboury@yahoo.fr Télécopie : 01 48 87 33 09

2013-841

REVUE BANQUE SEPA : une révolution en risque. Comment s’organiser face aux migrations de dernière minute ? Le 17 décembre 2013 Salons Hoche 9, avenue Hoche 75008 PARIS 01 48 00 54 04 marchal@revue-banque.fr

2013-842

CONFÉRENCE INTERNATIONALE DES BARREAUX DE TRADITION JURIDIQUE COMMUNE 28ème Congrès Ordinaire Gouvernance et redevabilité Du 18 au 22 décembre 2013 Hôtel Ivoire 99 ABIDJAN - CÔTE D’IVOIRE 01 40 53 10 10 www.congresabidjan2013.org

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ASSOCIATION FRANCAISE D’ARBITRAGE Formation approfondie : le cas pratique de l’AFA 2013 Les 19 et 20 décembre 2013 Maison du Barreau 2, rue de Harlay 75001 PARIS 01 53 77 24 31 contact@afa-arbitrage.com

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Economie

Sommet de l’Elysée pour la paix et la sécurité en Afrique Bercy, 4 décembre 2013 A l’occasion du Sommet de l’Elysée pour la paix et la sécurité en Afrique, qui se tiendra les 6 et 7 décembre 2013, Pierre Moscovici, Ministre de l’Economie et des Finances a organisé le 4 décembre 2013 à Bercy, avec le MEDEF International, un Forum pour un nouveau modèle économique de partenariat entre l’Afrique et la France. Cette manifestation fut marquée par la présence du Président de la République, François Hollande, qui clôtura l’événement, accompagné de S.E.M. Macky Sall, Président de la République du Sénégal, de S.E.M. Alassane Dramane Ouattara, Président de la République de Côte d’Ivoire et de S.E.M. Jakaya Mrisho Kikwete, Président de la République unie de Tanzanie. Six cents participants, chefs d’entreprises, membres de gouvernement africains, représentants d’organisations régionales africaines et dirigeants d’institutions financières étaient présents au Forum, entièrement consacré au thème des partenariats économiques, industriels et financiers entre entreprises africaines et françaises. Les débats ont par ailleurs accordé une place centrale aux propositions de la mission confiée par Pierre Moscovici, ministre de l’Economie et des Finances à Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères, Hakim El Karoui, Jean-Michel Severino, Tidjane Thiam, Lionel Zinsou, dont le rapport fut officiellement remis à l’occasion de cette journée et dont nous publions ci-après les 15 propositions pour une nouvelle dynamique économique entre la France et l’Afrique. Chloé Grenadou

Un partenariat pour l’avenir

L

e monde entier regarde aujourd’hui vers l’Afrique subsaharienne, parce qu’elle affiche une situation économique flatteuse quand celle-ci se dégrade ou montre des signes de ralentissement dans de nombreux pays avancés et émergents. Les appels à l’investissement et à la confiance dans l’éveil économique du continent africain se multiplient depuis quelques années1, l’Afrique est présentée comme la « nouvelle frontière », le dernier « eldorado » qui aiguise une véritable course aux marchés engagée par des pays de plus en plus nombreux. Si la notion d’Afrique subsaharienne reste encore couramment retenue, le continent africain doit désormais être appréhendé dans sa totalité, le Sahara ne constituant plus une barrière à la circulation des flux de toutes sortes (humains, économiques, financiers, culturels, etc.). Ainsi, la coopération des pays d’Afrique du Nord est très active au Sud du Sahara et les investissements marocains en particulier dans le secteur financier sont devenus conséquents. Pour autant, la relation entre la France et chacun des deux espaces reste encore fortement différenciée, du fait de la proximité géographique plus grande et du niveau de développement plus élevé de l’Afrique du Nord, mais aussi de la persistance d’une perception française du continent qui reste encore parfois archaïque et dépassée. La mission a décidé de mettre un accent particulier sur la relation économique entre la France et les pays au Sud du Sahara, car c’est cette relation qui apparaît devoir être renouvelée en priorité, tout en tenant compte des flux entre cet espace et les pays d’Afrique du Nord. L’Afrique subsaharienne2 dispose en effet aujourd’hui d’une conjoncture et d’un potentiel économiques exceptionnels qui devraient faire d’elle un pôle majeur de l’économie mondiale : elle est jeune et sa démographie dynamique ; elle affiche des taux de croissance élevés ; elle est une terre d’afflux de

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capitaux ; son agriculture, ses ressources naturelles et ses richesses minières constituent des atouts considérables pour assurer au continent croissance et développement ; les avancées sociales sont réelles et significatives ; elle est, enfin, un carrefour stratégique qui concentre les grands défis mondiaux : sécurité, économie, enjeux liés aux matières premières, à l’environnement, à l’énergie et à la gouvernance mondiale. Pourtant, en dépit de ces changements majeurs intervenus il y a déjà une dizaine d’années, de l’effervescence actuelle des affaires en Afrique subsaharienne et de l’offensive menée par ses concurrents, la France ne semble pas avoir totalement pris la mesure du nouveau contexte africain ni de la bataille économique qu’elle doit y livrer. Il est vital et urgent de réagir, et il n’est pas trop tard. Alors qu’elle y dispose d’atouts considérables, la France est à la fois peu offensive sur des marchés anglophones et lusophones dynamiques et en déclin commercial sur ses positions « historiques ». Sa place a fortement reculé sous l’effet conjugué d’une implantation massive des pays émergents (la Chine, l’Inde, le Brésil mais également la Turquie, les pays du Golfe ou les pays d’Afrique du Nord) et du développement de la présence économique des puissances industrielles dans une Afrique prise dans le mouvement de la globalisation et l’extinction de « chasses gardées post-coloniales ». La France n’est plus le partenaire privilégié, voire exclusif, qu’elle pouvait être dans certains pays africains ; elle est désormais largement considérée par les Africains comme un partenaire économique parmi d’autres. Elle conserve toutefois une place particulière du fait : I) de la présence importante de communautés d’origine africaine en France ; II) de l’existence de communautés françaises en Afrique ; III) du partage de la langue et donc de la culture dans une grande partie de l’Afrique ; IV) du rôle militaire reconnu à la France par la communauté africaine et internationale ; V) des actifs économiques non négligeables (des implantations, des relations, une

offre adaptée) ; VI) d’une présence du secteur public qui reste forte malgré une diminution récente (réseau diplomatique et des opérateurs) ; VII) d’un soutien constant aux organisations régionales africaines (UEMOA, CEMAC, Banque africaine de développement, OHADA...). Plus de cinquante ans après les premières indépendances, les relations de la France avec l’Afrique subsaharienne ne sont pas exemptes du poids de l’histoire, et ce malgré les appels répétés au renouveau y compris au plan européen3 : l’opinion publique française perçoit encore assez largement l’Afrique comme le continent de la pauvreté et des guerres, et qu’il convient d’aider. L’administration française ne semble pas avoir encore pleinement intégré la transformation du continent africain. Le secteur privé a une perception africaine variée : les groupes historiquement présents se sont souvent redéployés en partie vers d’autres continents, les grands groupes à vocation mondiale considèrent désormais l’Afrique comme un lieu d’investissement parmi d’autres et privilégient leur relation d’affaires avec les pays à forte croissance et économiquement stables (Nigéria, Ghana, Kenya, Afrique du Sud...). Les PME qui n’étaient pas traditionnellement en Afrique restent peu enclines à s’intéresser au marché africain qu’elles perçoivent comme très risqué. L’Afrique subsaharienne devient ainsi le miroir des forces et faiblesses de la France dans la mondialisation. La « pré-émergence » de l’Afrique subsaharienne reste fragile et hétérogène selon les zones et les pays. Des défis socio-économiques majeurs demeurent. La rapidité, voire la brutalité, et le caractère inégalitaire des changements génèrent et risquent de générer des crises pas toujours prévisibles. Une croissance plus inclusive serait de nature à modérer leur fréquence et leur ampleur. Ces fragilités freinent la relation économique et sollicitent l’intervention de la puissance publique pour mieux éclairer et éventuellement alléger le risque. La France doit appeler de ses vœux et soutenir la croissance africaine. C’est ainsi qu’elle fortifiera sa

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Economie Pierre Moscovici et Hubert Védrine

Au niveau européen, élargir le champ géographique et sectoriel d’intervention de l’Infras- tructure Trust Fund et en assouplir les modalités d’utilisation ; ● Au niveau national, rapprocher la CDC et l’AFD pour créer un véhicule significatif de finan- cement des infrastructures Afrique, qui soit rapidement mobilisable et ayant un pouvoir d’entraînement sur les autres opérateurs économiques.

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place en Afrique et y trouvera le relais de croissance dont elle a besoin. Pour cela, elle doit modifier les fondements de sa relation économique avec l’Afrique : l’État français doit mettre au cœur de sa politique économique le soutien à la relation d’affaires du secteur privé et assumer pleinement l’existence de ses intérêts sur le continent africain ; l’aide publique au développement, qui constituait le noyau central de la politique publique économique, devient l’un des outils de l’action publique vis-à-vis de l’Afrique, tout en évoluant vers une relation partenariale tournée vers l’accompagnement des pays bénéficiaires dans leur croissance. Pour jouer ce rôle de fédérateur du renouveau, l’État doit réexaminer avec l’ensemble des acteurs français les intérêts économiques nationaux en Afrique et donc ses priorités, connaître la situation et l’évolution des besoins de ses partenaires africains. Un début de prise de conscience de la nécessité du changement s’est amorcé en France, et la mission confiée à une Commission composée de personnalités françaises et franco-africaines du monde politique et économique traduit la volonté des pouvoirs publics de promouvoir une dynamique de remobilisation de l’État, des entreprises et de la société civile autour de l’Afrique. L’Assemblée nationale vient de publier un rapport recommandant de faire de l’Afrique anglophone une priorité des investissements de la France sur le continent Le Sénat a également publié très récemment un rapport dense et très documenté, « L’Afrique est l’avenir de la France », dans lequel la haute assemblée exprime avec force la nécessité de se réinvestir en Afrique. Sans prétendre à dresser un diagnostic aussi complet ni à traiter des aspects géopolitiques, culturels et de sécurité de la relation entre la France et l’Afrique, le rapport propose des pistes économiques pour relancer la France dans une Afrique en marche. 1 - « Le Temps de l’Afrique », de Jean-Michel Severino et Olivier Ray, 2010 ; « L’heure des Lions : L’Afrique à l’aube d’une croissance pérenne », McKinsey Global Institute, juin 2010, « The African Challengers : Global Competitors Emerge from the overlooked Continent », Boston Consulting Group, juin 2010, « How Exciting is Africa’s Potential ? », Goldman Sachs, 14 octobre 2010. 2 - L’Afrique subsaharienne est comprise comme l’ensemble des pays africains à l’exception de l’Afrique du Nord (Algérie, Maroc, Tunisie, Libye, Égypte) soit 49 des 54 pays africains. 3 - Dès 2005, l’Union européenne a défini un nouveau cadre stratégique de ses relations assis sur les signes durables du changement avant de proposer en 2007 un partenariat plus global entre parties égales.

15 propositions pour une nouvelle dynamique économique entre l’Afrique et la France 1 Poursuivre et amplifier les mesures révisant la politique française de visas économiques afin de faciliter la circulation des acteurs économiques entre la France et l’Afrique. 2 Relancer la formation du capital humain, la coopération universitaire et de recherche, les échanges intellectuels et les orienter vers le développement : ● Établir des frais d’inscription significatifs pour les étudiants étrangers en France ; en diriger le produit, partiel ou total, vers un programme de bourses d’excellence, dont la priorité sera donnée au continent africain ; ● Réalimenter la coopération en matière de recherche et d’échanges universitaires, en associant les entreprises françaises aux orientations et en favorisant le mécénat d’entreprise ; ● Encourager le développement d’une offre de formation d’excellence de niveau technicien et ingénieur répondant aux besoins du marché du travail en Afrique, fondée sur des partenariats entre établissements et entreprises, notamment françaises; ● Articuler les programmes de formation professionnelle avec des bourses ; ● Identifier une enveloppe spéciale de thèses CIFRE consacrées au développement, et donner accès à ce programme à un nombre significatif d’étudiants et chercheurs africains; ● Développer des Contenus en ligne ouverts et massifs (CLOM ou MOOC) à destination de l’Afrique ; ● Développer des programmes de détection, de formation et de suivi de jeunes talents économiques africains ; ● Promouvoir des espaces de dialogue entre femmes africaines et françaises exerçant des responsabilités en entreprises et dans l’administration. 3 Soutenir le financement des infrastructures en Afrique : ● Au niveau multilatéral, appuyer le Fonds Africa50 de la BAfD en détachant des experts français ;

4 Réduire le coût de mobilisation des capitaux privésetdesprimesderisquesappliquéesàl’Afrique : ● Au plan multilatéral, introduire à l’OCDE une proposition de réexamen technique du modèle d’évaluation des risques financiers africains, assortie d’une conférence internationale, faisant intervenir agences de notation et institutions financières, pour discuter du renforcement des capacités, de la transparence et des modèles de notation du risque privé africain ; ● Au plan national, ouvrir le guichet ARIZ de l’AFD aux fonds propres, de manière à couvrir également les prises de participations en plus des prêts, notamment pour encourager les projets de l’économie sociale et solidaire ; ● Cofinancer la notation d’une quinzaine d’entreprises africaines pour amorcer l’objectivation de la réalité du risque africain. 5 Contribuer au renforcement des capacités de financement de l’économie africaine : ● Créer en France un espace de place rassemblant les acteurs financiers publics (CDC, AFD) et privés (banques, assurances) orientés vers l’Afrique pour traiter des sujets communs ; l’articuler avec un « miroir » africain pour créer un espace partenarial ; ● Encourager le private equity en Afrique (micro finance, capital développement, fonds de pension), en développant des structures juridiques de capital investissement telles que les Fonds communs de placement à risques (FCPR) ; ● Encourager le développement de l’assurance-vie et de l’assurance-retraite en Afrique et soutenir la Conférence Interafricaine des Marchés d’Assurances (CIMA) ; ● Développer les partenariats avec les bourses africaines les plus demandeuses pour soutenir le développement local (marchés d’actions...). 6 Augmenter les capacités d’intervention de l’Union européenne en faveur de l’Afrique : ● Élargir les capacités d’intervention de la BEI en Afrique ; ● Mettre en place un outil financier permettant de mixer prêts et dons, à partir de l’Infrastructure Trust Fund (ITF) ; ● Initier un séminaire spécifique sur l’Afrique des banques de développement multi et bilatérales, continentales et infra-régionales. 7 Susciter des alliances industrielles francoafricaines dans des secteurs clés pour les économies française et africaine : agriculture, énergie, transport, développement urbain, biens de grande consommation, numérique, industries culturelles, santé, tourisme et sécurité : ● Faire connaître aux entreprises et filières françaises : a) les outils financiers mobilisables par les bailleurs de fonds et b) les projets et les opportunités en Afrique, en les associant à des groupes de travail thématiques ; ● Engager des partenariats institutionnels entre la France et les pays africains qui permettent de donner une assise à la création d’alliances

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Economie Jean-Michel Severino et Hubert Védrine

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principales chambres de commerce : constituer un cercle de travail associant les principales structures publiques (DG Trésor, MAE, AFD, BPI, CDC...), co-animé par une personnalité du monde des affaires et une personnalité du monde public, qui permettrait notamment de bâtir un plan d’action pour l’Afrique subsaharienne ; ● Réinvestir financièrement et intellectuellement dans les think tanks et fondations existantes (Ferdi, Ifri, Institut de l’Entreprise, Institut Montaigne, Aspen...) pour intensifier la recherche et la veille, soit dans les structures spécialisées, soit dans les structures généralistes ; constituer un outil de veille économique public permettant de définir et d’actualiser la politique économique africaine de la France ; ● Mettre en place un forum d’affaires francoafricain annuel.

entre entreprises et de favoriser les transferts de technologie ; ● Favoriser des initiatives pilotes d’entreprises privées afin de dégager des business modèles dans chaque secteur concerné ; ● Associer les collectivités locales françaises et africaines (régions, villes...) aux groupes de travail thématiques, aux initiatives pilotes et aux partenariats institutionnels. 8 Promouvoir l’économie responsable et l’engagement sociétal des entreprises : ● Amplifier la politique française en faveur de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE) et du soutien apporté aux pays africains pour une meilleure prise en compte de la RSE, en tenant compte des propositions africaines en la matière ; ● Dans les processus d’appels d’offres des financements de l’AFD et dès la pré-qualification, veiller à la précision et au niveau d’exigence en matière de RSE ; ● Créer au sein du groupe AFD un point d’entrée pour le financement de l’économie sociale et solidaire et de l’impact investment, tourné notamment ou exclusivement vers le continent africain ; ● Ouvrir le dispositif de garanties ARIZ de l’AFD aux opérations de fonds propres, de quasi- fonds propres et de prêts accompagnant la création et le développement de projets de financement de l’économie sociale et solidaire.

Acompagnerl’intégrationrégionaledel’Afrique : Poursuivre l’appui apporté par la France à la consolidation de l’OHADA, notamment pour renforcer son attractivité, en améliorant en priorité l’efficacitédelajusticecommercialeetlefonctionnement des commissions nationales, et pour faciliter l’extension de la zone géo- graphique couverte ; ● Élargir la « Zone CFA » pour en faire un bloc régional renforcé et une instance de dialogue économique régulier avec les anglophones et lusophones. Proposer un plan d’action aux pays membres visant à accentuer le rôle des banques centrales de la « Zone CFA » comme moteur de la croissance ; ● Continuer d’accompagner les pays africains dans leur négociation avec l’Union européenne sur les Accords de Partenariat Économique (APE). 9

10 Renforcer l’influence de la France en Afrique : ●

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Relancer les relations de haut niveau de l’État

français vers le continent africain : augmenter les visites présidentielles et ministérielles dans les pays d’Afrique en forte croissance et éle- ver le niveau de réception des dirigeants politiques africains en France ; intensifier l’accueil dans les grandes institutions françaises et les échanges avec leurs homologues africains ; ● Investir les enceintes de décisions économiques publiques et privées sur l’Afrique en défi- nissant une politique de détachement dans les enceintes publiques régionales et multi- latérales qui concernent l’Afrique, au regard des intérêts stratégiques et économiques de la France, et en assurer un meilleur suivi ; ● Mieux détecter et faire vivre le réseau des cadres français employés dans des entreprises étrangères présentes en Afrique subsaharienne, et assurer le suivi des cadres économiques africains formés sur un modèle français. 11 Réinvestir au plus vite la présence économique extérieure française en Afrique subsaharienne : ● Associer davantage encore la diaspora africaine de France à la définition et à la mise en œuvre de la politique économique africaine de la France, à la conception et à la participation à des projets d’échange et de coopération avec l’Afrique et aux organisations professionnelles du secteur privé. La diaspora africaine doit être pleinement partie prenante de la Fondation franco-africaine pour la croissance ; ● Augmenter les moyens des services économiques, éventuellement régionaux, et les moyens d’Ubifrance sur le continent ; ● Augmenter le nombre des volontaires internationaux en entreprises (VIE) en Afrique sub- saharienne et donner une plus grande place aux volontaires de solidarité internationale (VSI) orientés vers les secteurs économiques ; ● Mieux associer les collectivités territoriales, en particulier les Régions, à la conception, à la mise en œuvre et à l’évaluation de la politique économique africaine de la France, pour exporter les PME et les savoir-faire français locaux en Afrique ; ● Développer la coopération technique en Afrique en lien avec l’offre commerciale française. 12 Intensifier le dialogue économique entre l’Afrique et la France : ● Entamer un dialogue structuré entre l’État français, le Medef international, le CIAN, les entreprises issues de la diaspora africaines et les

13 Favoriser l’investissement des entreprises françaises en Afrique : ● Créer un régime temporaire d’assurance-crédit du risque politique « Afrique » au profit des investisseurs ; ● Renforcer le dialogue entre les acteurs financiers publics (CDC, Bpifrance, Ubifrance, Coface, DG Trésor, Proparco) et les milieux d’affaires français pour utiliser au mieux leurs connaissances du tissu économique africain au service des entreprises françaises ; ● Développer une approche par filières et organiser le rôle d’assembleur d’offres commerciales françaises, incluant la dimension technique et financière ; ● Encourager les entreprises françaises à développer des logiques de grappes d’entreprises ou clusters locaux ; ● Rapprocher Bpifrance et le groupe AFD pour qu’ils structurent une offre commerciale qui dynamise le financement des petites et moyennes entreprises et des entreprises de taille intermédiaire françaises vers l’Afrique. Inclure les autres dispositifs publics existants (RPE, FASEP...) dans cette offre ; ● Accroître significativement l’activité non souveraine du groupe AFD, et notamment de Proparco, en cherchant des prises d’intérêt et des participations en gouvernance dans des entreprises de taille plus significative autant que dans les PME ; ● Soutenir la création par Proparco d’un fonds de capital-risque visant à appuyer les déve- loppeurs de projets d’infrastructures privées. 14 Faire de la France un espace d’accueil favorable aux investissements financiers, industriels, commerciaux et culturels africains : ● Mobiliser les places financières françaises pour attirer les investisseurs et les entreprises africaines ; ● Inciter les établissements financiers français à proposer aux autorités de marché l’adaptation de la réglementation qui permette la transformation de l’épargne collectée en France en produits destinés à l’investissement en Afrique ; ● Identifier les partenariats stratégiques que la France pourrait conclure avec des pays tiers pour co-investir en Afrique. 15 Créer une fondation publique-privée francoafricaine qui sera le catalyseur du renouveau de la relation économique entre la France et l’Afrique : ● Structurer le dialogue entre les secteurs public et privé français et africains sur les questions économiques ; ● Développer le capital humain économique ; ● Promouvoir les relations économiques entre la France et l’Afrique, et assurer la production et la diffusion d’informations économiques.

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Economie Regarder l’Afrique autrement par François Hollande

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our passer de l’Elysée à Bercy, il fallait un événement exceptionnel, une justification hors norme. C’est le colloque que vous avez organisé aujourd’hui et c’est l’Afrique. J’ai voulu en effet que se tienne, à Paris, un Sommet des chefs d’Etats africains avec la France, mais aussi avec l’Europe, avec la présence du Secrétaire général des Nations Unies, avec les plus grandes institutions internationales, pour que nous puissions évoquer la sécurité et la paix, parce que c’est la condition de tout : la condition d’une vie digne et décente, la condition du développement, la condition du progrès. Mais j’ai souhaité, qu’autour de cet événement, il puisse y avoir un certain nombre de rencontres et notamment celle-là pour l’économie, pour le développement, pour l’investissement. Cette rencontre marque, sans doute, un changement d’approche vis-à-vis de l’Afrique, y compris ici en France. Trop souvent, nous avons le regard tourné vers le passé et parfois la compassion. Nous regardons l’Afrique comme si elle était le continent souffrant. Nous ne voyons pas encore que l’Afrique est le continent de demain, le continent d’avenir et qu’il y a là une opportunité : d’abord pour les Africains de marquer encore davantage leur affirmation, leur volonté, leurs capacités ; mais une opportunité aussi pour les grands pays industrialisés de venir investir en Afrique. Les pays émergents ont eu parfois plus de sévérité à le faire et ont compris plus tôt que les autres quel était le parti à gagner à nouer des relations avec l’Afrique.

Pourtant, les chiffres sont implacables, incontestables. Ils ont été rappelés. La croissance en Afrique dépasse 5 % par an, quand en Europe, nous sommes contents quand nous faisons 0,5 %. Plutôt, nous ne sommes pas contents quand on fait 0,5 % ! Mais nous regardons un continent qui, bien sûr, est en rattrapage, qui, bien sûr, est en expansion, mais qui a réussi durablement à porter une croissance à un niveau élevé. Ensuite, les échanges avec le reste du monde se sont multipliés. Autrement dit, l’Afrique n’est pas un continent fermé sur lui-même, dont la croissance serait endogène. Elle est véritablement un continent qui s’est ouvert pour exporter et pour importer. Les activités s’y diversifient. Ce n’est plus simplement l’utilisation des ressources naturelles. C’est leurs transformations. Les investissements qui s’y multiplient confirment bien qu’il y a un intérêt de toutes les entreprises du monde à venir commercer, travailler, réaliser des projets en Afrique. C’est pourquoi j’ai une conviction et, en même temps, une volonté. Ma conviction, c’est que le temps de l’Afrique est venu et ma volonté, c’est que la France considère que c’est une chance, une chance pour ce continent qu’elle aime, une chance pour elle-même, parce que la France est l’un des grands partenaires du continent africain et depuis longtemps. Aujourd’hui, notre commerce extérieur est équilibré avec l’Afrique : 30 milliards d’exportations, 30 milliards d’importations. Nous avons en plus un atout que d’autres n’ont pas : des communautés françaises qui sont installées en Afrique. Il y a de plus en plus de Français qui vont en Afrique travailler et faire connaître leurs talents. Nous avons aussi un atout, c’est qu’il y a des communautés africaines en France. Cela permet

d’avoir une compréhension mutuelle et aussi des entrepreneurs que nous pouvons former, ici, pour qu’ils aillent ensuite en Afrique ou qu’ils puissent attirer des capitaux, ici, en France, avec la volonté de pouvoir travailler pour l’Afrique. Nous avons aussi ce privilège, c’en est un, d’accueillir de nombreux étudiants africains qui vont pouvoir être, demain, ceux qui vont être à la tête des entreprises africaines. Je n’ai pas dit des Etats pour n’effrayer personne mais des entreprises ! Vous voyez, je n’effraie personne. Ils sont plutôt contents de savoir que le renouvellement est là. C’est vrai en France aussi. Mais le fait même que nous puissions être une terre d’accueil pour ces étudiants, pour ces élites africaines, nous permet de pouvoir envisager l’avenir avec confiance. Un rapport a été commandé à Hubert Védrine. Ses conclusions sont claires. Si nous ne regardons que l’intérêt de la France, nous pouvons évaluer à 200 000 en France les emplois qui pourraient être créés en cinq ans, si nous doublions nos exportations vers le continent africain. Alors, je retiens cet objectif. La France doit doubler ses échanges avec l’Afrique. Echanges dans les deux sens - exportation et importation - puisque nous voulons aussi équilibrer notre commerce extérieur. Trois principes doivent fonder ce partenariat si nous voulons atteindre cet objectif. Premier principe : colocalisation. Faire en sorte que l’investissement qui va se porter en Afrique - dans toute l’Afrique francophone, anglophone, lusophone, arabophone - puisse avoir un effet en France et qu’il puisse y avoir une forme de réciprocité. Le deuxième principe, c’est la transparence dans les mécanismes d’aides au développement. C’est notre responsabilité. La transparence dans l’utilisation de ces ressources et, en même temps, la transparence dans les appels d’offres.

©Présidence de la République/C.ALIX

François Hollande

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Economie Je reviens là-dessus parce que, plusieurs fois, les Présidents m’en ont parlé. Etre une entreprise française ne donne pas tous les droits. Je suis au regret de l’annoncer aujourd’hui : ce n’est pas parce qu’une entreprise est française qu’elle peut prétendre accéder au marché. Elle doit faire ses preuves et il y a des procédures. Je souhaite donc que les entreprises françaises soient exemplaires dans leurs projets, dans leur capacité à convaincre pour qu’elles soient retenues par les pays africains. Le troisième principe, c’est l’engagement dans la durée. Rien ne peut se faire sans avoir une vision qui est forcément longue. Il ne faut pas rechercher tout de suite le retour de ce qui a été investi. Il faut penser que les infrastructures qui vont être créées, que les technologies qui vont être partagées, que les formations qui vont être dispensées vont produire leurs effets. Nous avons plusieurs exemples qui nous permettent d’être confiants. Les entreprises - et il y en a beaucoup qui sont représentées ici - qui ont fait l’effort durable d’être en Afrique, en ont reçu les dividendes et ont été capables de nouer des relations de grande confiance avec les pays et avec les dirigeants. Je suis donc venu, une fois encore, dire aux entreprises françaises d’accentuer, d’amplifier leurs investissements, et de le faire dans le cadre de la réciprocité. Je me félicite, à mon tour, que le MEDEF se soit pleinement engagé dans cette démarche, que toutes les entreprises que nous avons pu rencontrer dans nos déplacements, en Afrique ou dans d’autres régions du monde, soient maintenant conscientes de l’enjeu que peut représenter le développement du continent africain. Si je veux situer les domaines sur lesquels, plus que d’autres, nous pouvons intervenir, il y a l’énergie, incontestablement, où nous avons des entreprises qui ont des capacités considérables ; les nouvelles technologies parce que nous voulons innover, pas simplement dans notre propre pays mais pour faire partager les progrès au continent africain ; et tout ce qui est la ville, la ville durable. Il se trouve que les pays africains vont avoir une augmentation considérable de leur population et aussi de celle qui vit en ville. Nous devons bâtir, avec les pays, les villes de demain, avec notre expérience, avec ce que nous avons déjà réalisé dans de nombreux pays. Si je veux ajouter un autre domaine, c’est celui des industries agro-alimentaires. Parce que le continent africain va être un continent qui n’aura pas simplement besoin d’être importateur de biens alimentaires ; il va être exportateur de biens alimentaires et de biens transformés. Là aussi, nous pouvons appuyer ces développements. J’ai de multiples exemples en tête de ce dont est capable le continent africain dans une bonne coopération avec la France. En Ouganda, par exemple, on a été capable d’inventer un combustible nouveau qui bientôt se substituera au charbon. En Tunisie, il a été mis au point un produit vétérinaire qui sera absolument indispensable, à terme, à l’élevage avicole. Au Sénégal, 12 000 éleveurs se sont unis dans une laiterie coopérative qui va être une référence pour le monde entier. En Éthiopie, la diversification énergétique vers l’hydro-électricité et l’éolien, même si cela peut inquiéter un certain nombre de pays, est en marche et va avoir, là aussi, un développement considérable. Qu’est-ce que prouvent ces exemples ? D’abord, le haut niveau technologique des pays africains. Ensuite, que les agences d’aide au développement sont parties prenantes de ces projets, que ce

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soient la Banque mondiale, la Banque africaine de développement et, bien sûr, l’Agence française de développement. Alors la France doit prendre ses responsabilités. J’ai dit que nous voulons doubler nos échanges. C’est notre objectif dans cinq ans. Nous devons aussi doubler nos aides, nos concours, sous toutes les formes, de prêts ou de dons, pour que nous puissions les diriger vers l’Afrique, à travers l’AFD. Vingt milliards d’euros pourraient être ainsi mis à la disposition de projets. Il s’agit là de projets de développement sur les cinq prochaines années contre dix milliards entre 2008 et 2013. Ces financements, je l’ai dit, se feront en toute transparence. Au Mali, nous avons pris la décision - je ne parle pas de l’intervention militaire, je parle de ce que nous avons à faire maintenant - nous avons pris la décision de mettre l’aide qui a été collectée au plan européen et que la France a complétée, sous contrôle. C’est-à-dire, en pleine intelligence avec le Mali, que chacun soit capable de savoir ce que devient l’aide, comment elle est utilisée et ce qu’elle a produit. Nous devons même avoir cette exigence pour les ressources naturelles et leur utilisation. Parce que je pense que c’est un signal que nous envoyons aux opinions publiques africaines et également aux opinions publiques européennes. J’ai également souhaité que les outils de soutien à l’exportation contribuent au financement des projets en Afrique. Au total, jusqu’à quinze milliards de garantie Coface, dont huit milliards pour l’Afrique subsaharienne, pourraient être mobilisés. Il y a beaucoup d’entreprises françaises - je les comprends et ce n’est pas vrai simplement que pour l’Afrique - qui à un moment peuvent être réticentes à s’engager, si elles ne sont pas couvertes par des procédures de garanties ou si elles n’accèdent pas au financement. Ce matin même, avec les ministres concernés, j’ai renforcé toutes les mesures qui avaient déjà pu être prises pour améliorer le financement des entreprises à l’exportation et la garantie qui pouvait leur être apportée. Car il ne peut pas être accepté qu’entre deux offres, une offre française et une offre étrangère, ce soit la condition de financement qui fasse la différence. Parce que cela signifie, à ce moment-là, que même si les entreprises peuvent faire tous les efforts de compétitivité, elles ne pourront pas remporter le marché faute d’avoir le soutien financier ! Nous veillerons à ce que cet obstacle disparaisse. La relation avec l’Afrique ne peut pas être à sens unique. Nous avons besoin aussi de groupes africains qui investissent en France et en Europe. Il y en a. Pour cela nous devons favoriser l’installation d’entrepreneurs, ou d’entreprises, africaines en France. Depuis dix-huit mois, j’ai veillé à ce que les visas de circulation pour les entrepreneurs africains, pour les chercheurs africains, pour les étudiants africains, et j’ajoute même pour les artistes africains, puissent être facilités. Je l’avais annoncé à Dakar et cela s’est traduit dans les actes, puisque ces visas ont augmenté de 13 %. L’enjeu pour le continent africain, c’est la formation, la formation des jeunes notamment. Nos entreprises le comprennent de plus en plus. Chaque fois qu’elles sont présentes sur un pays africain, elles veillent à ce qu’il y ait une grande confiance qui soit accordée à l’emploi local, et donc à la formation de la main d’œuvre. De la même manière, il doit y avoir des accords qui doivent nouer les entreprises françaises et les entreprises africaines. Il faut faire confiance aux entreprises locales.

Cette idée de confiance mutuelle, d’intérêt commun, pourrait se retrouver dans une fondation, franco-africaine pour la croissance. Nous aurions à ce moment-là les intérêts publics - les Etats -, et privés, français et africains, qui pourraient se retrouver pour promouvoir les talents, les entreprises de nos deux continents. Cette organisation placera la formation professionnelle et le partage des technologies au coeur du partenariat. Je remercie Lionel Zinsou, d’avoir accepté d’en diriger la préfiguration. Il y apportera toute sa compétence et son énergie. Je veux enfin saluer le fait que le MEDEF International et Business Africa, comme l’Organisation internationale des entreprises, seront associés à ce projet. Cette fondation verra le jour, dès l’année prochaine, c’est-à-dire très bientôt. Enfin, l’enjeu de l’Afrique, c’est un grand marché. Un jour, et ce jour n’est pas si lointain, il y aura une Union commerciale africaine. Cela peut paraître, là encore, une vue de l’esprit. Mais est-ce que ce n’était pas une vue de l’esprit que d’imaginer un grand marché européen au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ? Sans doute. Cela fait partie de l’aventure humaine. Cela ne se passera pas comme en Europe, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, parce que les conditions ont changé. Mais, il y a déjà des organisations régionales qui travaillent à la libération des énergies, à la régulation du commerce, au rapprochement des cadres juridiques des affaires. Je pense que, à termes, nous pourrons nouer des relations entre l’Union européenne, ces organisations régionales et, demain, une Union africaine qui pourrait être constituée sur les mêmes bases. L’Europe est le premier bailleur de l’Afrique. L’Europe a cette spécificité que, quand elle fait mal, on le sait, mais quand elle fait bien, elle ne le dit pas. Alors je vais le faire à sa place pour dire qu’elle est le premier bailleur en Afrique. Elle est celle qui apporte souvent les premiers fonds qui sont indispensables. C’est elle qui est capable d’ouvrir son marché, et elle le fait. Je souhaite qu’elle le fasse encore davantage, parce qu’il serait incompréhensible que l’Europe, d’un côté, propose une aide et, de l’autre, érige une barrière douanière. Demain, mieux vaudra qu’il y ait moins d’aides et moins de barrières douanières. Mais, aujourd’hui, nous avons besoin d’une négociation entre l’Europe et l’Afrique. La France sera aux côtés de l’Afrique, dans l’Europe, pour faire avancer ce partenariat. Voilà, Mesdames et Messieurs, ce que j’étais venu vous dire. Demain, après-demain, nous parlerons d’autres sujets qui pourront paraître moins évidents pour la population française parce que l’Afrique peut paraître lointaine, peut parfois paraître atteinte par l’instabilité, le désordre... La France doit prêter son concours à l’Afrique. Aujourd’hui, nous parlons des emplois qui peuvent intéresser Français et Africains. Mais je pense surtout que le regard vers l’Afrique, sur l’Afrique doit profondément changer. Si nous pouvons convenir d’ouvrir les yeux de ceux qui n’ont pas encore compris que l’Afrique était une chance, une chance pour elle-même, une chance pour l’Europe et une chance pour la France, ce colloque aura déjà été utile. Parce que quand on ouvre les yeux, on peut aussi ouvrir les bras. 2013-845

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Passation de pouvoirs

Congrès National des Experts-Comptables de Justice 100ème anniversaire - Paris 14/16 novembre 2013 - Didier Cardon succède à Didier Faury

Photo © Jean-René Tancrède - Téléphone : 01.42.60.36.35

Didier Faury

Photo © Jean-René Tancrède - Téléphone : 01.42.60.36.35

A

l’occasion du 100ème Anniversaire de la création de la CNECJ (Compagnie Nationale des Experts-Comptables de Justice) ce 15 novembre 2013, qui regroupe, pour toute la France, environ 530 ExpertsComptables de Justice inscrits auprès des Cours d’appel et des Cours administratives d’appel, celleci a élu son nouveau Président. Il s’agit de Monsieur Didier Cardon, 61 ans, Expert-Comptable, Commissaire aux Comptes, Expert agréé par la Cour de cassation, Expert près la Cour d’appel de Paris et Expert près les Cours administratives d’appel de Paris et de Versailles. Monsieur Didier Cardon, Associé du Cabinet Cailliau Dedouit et Associés depuis 1984 est diplômé de l’Ecole Supérieure de Commerce de Rouen et titulaire d’une Maîtrise de Droit. Il est, par ailleurs, Trésorier de l’UCECAP (Union des Compagnies d’Experts près la Cour d’appel de Paris) et Trésorier de la Compagnie des Experts près les Cours administratives d’appel de Paris et de Versailles. Nous lui présentons nos chaleureuses félicitations et lui souhaitons pleine réussite au cours de son mandat. 2013-846 Jean-René Tancrède

Didier Cardon

Au fil des pages

Le guide 2014/2015 des expertises judiciaires Par Corinne Diaz listes d’experts et de la formation initiale. Ils ont également créé une obligation de formation continue. Auxiliaire occasionnel du juge, l’expert judiciaire prête serment, est soumis à un statut particulier, à des obligations déontologiques et au contrôle des magistrats, chefs de juridiction. En proposant une vision claire et didactique des mécanismes de l’action judiciaire, des règles d’accès à la fonction expertale et de l’ensemble des opérations d’expertise, ce guide, maintenant dans sa deuxième édition, sera particulièrement utile aux experts judiciaires, à tous les techniciens qui se destinent à la fonction d’expert, aux avocats, aux experts de parties ainsi qu’aux magistrats chargés d’ordonner et de contrôler les expertises. Avocat au barreau de Paris, Corinne Diaz enseigne la matière à l’ICH de Paris. Collection « Guide Dalloz » - 576 pages - 42 euros 2013-847

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D.R.

L

’expertise judiciaire est devenue une étape clé dans la solution du procès, qu’elle établisse la réalité d’un dommage ou en évalue la réparation. Reconnue par les justiciables et les magistrats comme un mode fiable d’administration de la preuve, sa recevabilité dépend tout à la fois des titres et qualités des techniciens appelés comme experts et du strict respect des règles de procédure. Techniciens dans des domaines aussi divers que le bâtiment, la médecine, la comptabilité ou la balistique, les experts doivent également maîtriser les règles de fonctionnement de la justice civile, pénale ou administrative pour garantir aux justiciables un éclairage fiable et impartial sur la vérité technique du litige. La loi du 11 février 2004 et son décret d’application du 23 décembre 2004 modifié le 19 juillet 2007, ont redéfinis les conditions d’inscription sur les

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Environnement

Société de législation comparée (SLC) Droits fondamentaux et gaz de schiste : regards croisés d’un géologue et d’un juriste Paris, 28 novembre 2013 Pour cette septième conférence du cycle de conférences consacré à « L’entreprise face aux droits fondamentaux », au Conseil constitutionnel, la Société de législation comparée (SLC) a choisi un sujet nouveau en droit comparé, qui témoigne de l’ouverture de l’Association, fondée en 1869, aux grands enjeux du monde contemporain et aux débats qui agitent la société. Si l’un des défis du droit comparé au siècle précédent était la plus grande couverture géographique possible dans l’étude des droits étrangers, l’approche interdisciplinaire et l’innovation sont, au XXIème siècle, des enjeux de tout premier ordre. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que la SLC s’empare de sujets innovants et transversaux. En octobre dernier, la section de droit des affaires organisait son colloque annuel sur le thème du cloud computing. Marc Clément, Bénédicte Fauvarque-Cosson et François Renard

Photo © Chloé Grenadou - Téléphone : 01.42.60.36.35

L

a question de l’exploitation de ressources d’hydrocarbures non-conventionnelles –« gaz de schiste », shale gas – fait l’objet de vifs débats et de nombreuses spéculations. L’Avis de l’Académie des sciences adopté le 15 novembre 2013 - les travaux ont été menés par le Comité de prospective en énergie - formule des recommandations : certaines visent la recherche et l’exploration, d’autres exposent les conditions dans lesquelles une éventuelle exploitation pourrait être engagée. C’est à la lumière de cet Avis ainsi que des données scientifiques connues que François Renard, professeur des sciences de la terre à l’université Joseph Fourier, Grenoble I, et Marc Clément, ingénieur de formation, premier conseiller à la Cour administrative d’appel de Lyon, ont croisé leurs regards. François Renard a notamment montré combien la connaissance sur les risques environnementaux associés aux conditions d’exploration avance rapidement, au point que l’on peut identifier et quantifier maintenant ces risques que le législateur se doit de prévenir. Pendant les débats, éclairés par la science, la question d’une éventuelle évolution du droit français était posée. La loi française qui interdit « l’exploration et l’exploitation des mines d’hydrocarbures liquides ou gazeux par des forages suivis de fracturation hydraulique de la roche » (loi n° 2011-835 du 13 juillet 2011) a été déclarée conforme à la Constitution par le

Conseil constitutionnel. Certains parlementaires souhaiteraient néanmoins rouvrir les débats. Quelques exemples tirés de droits étrangers (en particulier des Etats-Unis) ont été analysés pour mieux en montrer la spécificité propre. Marc Clément a identifié les différents droits fondamentaux susceptibles d’être affectés avant d’aborder la question de l’office du juge dans la mise en œuvre du principe de prévention. Les interventions ont été suivies de discussions

avec des représentants venus de tous horizons. Le débat, animé, s’est déroulé dans l’écoute et le respect mutuels. Ce même jour, une section « Ressources naturelles et énergie » a été créée par la Société de législation comparée (www. legiscompare.com). Elle rassemblera des juristes et scientifiques de tous pays. 2013-848 Bénédicte Fauvarque-Cosson Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II) Présidente de la Société de législation comparée

Extraits de l’avis de l’Académie des sciences du 15 novembre 2013 « L’Académie des sciences est pleinement consciente de la nécessité de réduire la consommation d’énergie et notamment de combustibles fossiles et pour cela d’améliorer l’efficacité énergétique dans toutes les utilisations de l’énergie. Dans le contexte actuel de transition énergétique, la question des gaz de schiste mérite d’être examinée, notamment pour les raisons suivantes : 1. Assurer la sécurité d’approvisionnement en énergies fossiles qui constituent encore 90 % de l’énergie primaire, 2. Réduire la dépendance énergétique et la facture correspondante (plus de 60 milliards d’euros par an), 3. Stimuler la compétitivité de l’économie, 4. Permettre l’insertion des énergies renouvelables en réglant le problème de la compensation de leur intermittence

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au moyen d’une énergie mobilisable et qui évite l’utilisation du charbon. L’avis expose les éléments de contexte puis élabore des recommandations qui devraient permettre de réduire les incertitudes actuelles. Ces recommandations sont présentées sous forme synthétique, ci-dessous. Synthèse des recommandations Les quatre premières recommandations visent la recherche et l’exploration. Les cinq recommandations suivantes visent l’éventuelle exploitation qui pourrait être engagée si des conditions favorables, notamment pour réduire les risques pour l’environnement, sont réunies. 1. Lancer un effort de recherche, impliquant aussi bien les laboratoires universitaires que ceux des grands

organismes, sur toutes les questions scientifiques posées par l’exploration et l’exploitation des gaz de schiste. 2. Préparer l’exploration en utilisant les connaissances géologiques, géophysiques et géochimiques déjà acquises ou archivées et solliciter les géologues pour travailler à une évaluation des réserves. 3. Réaliser des études et des expériences visant à évaluer et réduire l’impact environnemental d’une éventuelle exploitation. 4. Mettre en place une autorité scientifique, indépendante et pluridisciplinaire de suivi des actions engagées pour l’évaluation des ressources et des méthodes d’exploitation. 5. Traiter des problèmes de gestion des eaux, qui est un aspect majeur de l’exploitation des gaz de schiste.

6. Prévoir un suivi environnemental (monitoring) avant, pendant et après l’exploitation. 7. Travailler sur les méthodes qui pourraient remplacer la fracturation hydraulique mais aussi sur les procédés permettant d’améliorer celle-ci. 8. Traiter des problèmes d’étanchéité à long terme des forages d’exploitation en initiant un programme de recherche qui devrait conduire à l’élaboration d’une réglementation adaptée. 9. Procéder à des tests en vraie grandeur dans des conditions respectant la décision en vigueur, c’est-à-dire sans fracturation hydraulique, dans des zones déjà fracturées de vieux bassins charbonniers, pour mieux évaluer la ressource et maximiser le rendement de son exploitation ».

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Source : Académie des sciences


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Chronique

« Un avocat aux Conseils “en” ses Cours : fragments d’un discours amoureux » Paris, 8 novembre 2013 Une fois n’est pas coutume, le récipiendaire a pris la parole après l’officiant ce vendredi 8 novembre 2013, son intervention fut si brillante et instructive que nous avons décidé de la publier ci-dessous ; nos lecteurs pourront apprécier la plume de Jean Barthélémy qui a été élevé au grade d’Officier de la Légion d’honneur par Vincent Lamanda. Jean-René Tancrède

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ar son œuvre immense, la Cour a fait la preuve définitive de la nécessité absolue dans l’ordre judiciaire d’une juridiction régulatrice, souveraine, unique. Hommage a été rendu par le constituant à sa fonction régulatrice et à la conception qu’elle s’en fait lorsqu’il lui a confié le filtrage des questions prioritaires de constitutionnalité. La Cour de cassation, ce fut pour moi la découverte, avant la lettre, du droit vivant, au sens propre, littéral, concret. Le droit, c’est la vie même, répétait un maître ancien du droit public. Qu’est-ce à dire ? Trois choses, me semble-t-il. Le droit n’est pas le droit tant qu’il ne se frotte pas à la vie. Le droit, qui se doit d’être normatif dans son principe - je n’arrive pas à être totalement convaincu par le droit « souple », j’en demande humblement pardon au Président Vigouroux -, ne remplit son objet qu’en épousant dans son application toutes les formes de la vie, son évolution, ses errances, ses contradictions. Le droit est fait pour l’homme, et non l’inverse, et c’est cette vérité qui commande toute la création jurisprudentielle. Cette vérité qui eut pour moi au quotidien, il y a quinze ans, le visage rayonnant de Pierre Truche et de Jean-François Burgelin. Lors de la rentrée de notre Conférence du 15 décembre 1894, le Président Maurice Sabatier assurait que « le droit est encore une religion ; C’est même la seule vivante et toute-puissante dans le cœur de la généralité des hommes. Sans ces dogmes de l’équité naturelle, auxquels on croit encore, sans ces textes qui exercent leur influence régulatrice sur toutes nos actions et tous nos rapports, sans ces balances traditionnelles où se pèsent, chaque jour, sous nos yeux, le juste et l’injuste, nos vieilles sociétés tomberaient en poussière, et nous reverrions le chaos, c’est à dire le règne de la force. » Ces fortes paroles, qui peuvent paraître banales et ressassées, je les crois, pour ma part, très actuelles. Elles l’étaient quand elles furent dites, puisque vingt ans plus tard éclatait la guerre dont nous nous apprêtons à commémorer le centenaire, et qui fut sans doute une « catastrophe », comme le titrait récemment la revue L’Histoire, mais qui cependant s’est voulue formellement la guerre du droit contre la force, de la civilisation démocratique du droit contre la violence impérialiste, quoi qu’on en dise de nos jours où tout est confusion. Ce droit là, il n’est légitime qu’autant qu’il n’est jamais un instrument de puissance et d’oppression, qu’autant que, sans sombrer dans le relativisme, il se refuse à toute forme

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d’intégrisme et s’interdit de franchir la frontière de la liberté de toute personne. En somme, il n’est de droit qu’humain. Et c’est la grandeur et l’honneur de la Cour de cassation, tels que me l’ont dévoilés dans l’humilité et l’austérité de la pratique quotidienne de ma profession, la jurisprudence et les méthodes de la Cour de cassation, de mettre l’homme au cœur de ses préoccupations. Sur le plan historique, auquel j’ai la constante manie de me référer, j’ai eu récemment le bonheur d’en connaître une parfaite illustration en participant au colloque passionnant sur le rôle décisif de la Cour de cassation dans l’abolition de l’esclavage. Le cœur du combat de notre emblématique confrère Adolphe Gatine, sous la Monarchie de juillet, fut de faire admettre par la Cour l’accès des esclaves à son prétoire, fermé jusqu’alors à ces hommes et ces femmes regardés juridiquement comme des choses. Si la Cour elle-même faisait sauter ce verrou, il s’en déduirait que les esclaves sont des personnes humaines, sujets de droit, et tout l’édifice des droits civils finirait par s’ensuivre par construction jurisprudentielle.

Et c’est bien ce qui advint. De 1828 à 1848, toute l’œuvre de la Cour de cassation, qui a permis à notre ami Guillaume Tapie, 1er Secrétaire de notre Conférence, d’affirmer si justement qu’avant même qu’une loi vint supprimer l’esclavage, au point de vue juridique l’esclavage avait été rendu « exsangue » par la jurisprudence toute prétorienne de la Cour. Or cette jurisprudence, expression la plus élevée du droit vivant élaboré dans le cadre pacifié du débat contradictoire, avait été rendue possible par ce droit, préalable à tous les autres, reconnu par la Cour elle-même aux esclaves, qualifiés désormais par la Cour de « personnes non libres » : le droit au pourvoi. Ce droit leur était reconnu au nom « des lois de l’humanité et des principes du droit naturel », préfiguration des principes fondamentaux contenus de nos jours dans le bloc de constitutionnalité. A l’aube de cette jurisprudence qu’il avait initiée, Gatine n’avait pas manqué de l’observer : « Le recours en cassation est un droit naturel : c’est le droit de la défense lui-même », ce droit de la défense dont la Cour de cassation avait déjà admis qu’il relevait lui-même du droit naturel.

Ne trouve-t-on pas un écho lointain de la mise en œuvre de ce droit naturel dans l’arrêt Belhomme de l’Assemblée plénière du 30 juin 1995, qui a posé que « La défense constitue pour toute personne un droit fondamental à caractère constitutionnel », et que « son exercice effectif exige que soit assuré l’accès de chacun avec l’assistance d’un défenseur, au juge chargé de statuer sur sa prétention », y compris, en l’occurrence, de la Cour de cassation elle-même, le recours la saisissant fût-il, comme en l’espèce, de pure fantaisie. Je crois fermement que c’est s’accorder avec les mœurs et les mentalités contemporaines que de reconnaître l’existence d’un droit au pourvoi, dont le Conseil constitutionnel s’est récemment approché de très près au visa de l’article 6 de la Déclaration de 1789, sans franchir complètement le pas. Mais il faut clairement rappeler qu’une telle reconnaissance ne devrait en aucun cas induire une dénaturation de la nature profonde du pourvoi, qui doit demeurer le procès fait à un acte juridictionnel : le droit au pourvoi, c’est un droit subjectif au contrôle objectif de la légalité des jugements qu’il permet à toute personne de réclamer à la Cour régulatrice au nom du principe d’égalité de chacun devant la loi. Il ne peut s’agir de remettre en cause le remarquable équilibre qu’a su créer la Cour entre la nécessité démocratique de son contrôle de légalité, incluant le contrôle disciplinaire qui est celui de la légalité de l’office du juge, et la nécessité tout aussi démocratique de laisser au juge du fond la pleine liberté d’exercer son office dans le cadre légal. Mais c’est aussi admettre que le droit ne se sépare pas du fait, qu’il existe entre le droit et le fait une heureuse porosité que nous a récemment décrite Monsieur le Président Gallet dans une conférence de l’Ordre, et que j’appelle une imbrication nécessaire, inéluctable, puisque c’est elle qui fait que le droit jurisprudentiel est ce droit vivant dont je parlais tout à l’heure, qui va bien au delà, souvent, de la simple problématique de l’interprétation de la loi. Il n’y a pas de droit sans fait, et le fait n’est pas simplement sociétal, en tout cas il surgit du procès quelle qu’en soit sa nature, même constitutionnelle. Ce qu’il y a encore d’admirable, c’est la manière dont la Cour a depuis toujours su adapter sa technique de contrôle à cette relation dialectique et parfois fusionnelle entre le fait et le droit ainsi qu’à ses relations avec les juges du fond. Technique très élaborée, d’une grande finesse, respectueuse des droits des parties, lesquelles, nous dit-on parfois, seraient inaptes à la comprendre tant elle serait « ésotérique ».

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Le malade s’indigne-t-il de ce que le chirurgien assure sa survie par la mise en œuvre d’une technique ésotérique ? Le voyageur aérien, dont la seule préoccupation est d’atterrir sain et sauf, se fâche-t-il de ce que la technique du commandant de bord est ésotérique ? C’est aux avocats aux Conseils qu’il revient de se faire pédagogues, et tout dépend alors de la qualité, de la bonne foi aussi, de leurs clients et correspondants. Mais l’exercice n’est nullement a priori voué à un échec certain. Monsieur le Premier Président Canivet décrivait un jour le plaisir esthétique que peut procurer à son auteur la rédaction réussie d’une décision. L’avocat peut comprendre et d’ailleurs partager ce sentiment, mais, à la condition que le beau droit, qui n’intéresse pas le justiciable, ne l’emporte jamais sur le droit juste, même si dans le clos de son cabinet, l’avocat aux Conseils n’est pas en reste, pour qui l’austère ciselage du moyen est la source d’un triple plaisir, intellectuel, naturellement, fonctionnel, si le moyen a quelque chance de prospérer, et du partage avec ses collaborateurs. Ce bonheur quotidien, qui console des difficultés grandissantes de notre métier et des angoisses qu’elles génèrent, j’en connais la jouissance particulière, partagée avec nombre de mes confrères, depuis les quelques quarante années que mes pas me portent plusieurs fois par semaine jusqu’au Palais Royal. Il existait, il est vrai, un terrain propice. J’ai grandi dans une famille où la passion mêlée de l’histoire et de la politique était vive, et où la vie politique était elle-même omniprésente depuis plusieurs générations – peut-être devrais-je dire : hélas ? Et j’ai très tôt, pour avoir eu sous les yeux quelques vieux manuels, ressenti ce lien nécessaire entre l’observation de la vie politique et administrative et le droit qui l’organise.

J’étais encore très jeune, il y a exactement un demisiècle, lorsque le hasard – et un coup de pouce du doyen – me propulsa de ma lointaine et obscure campagne dans le saint des saints, la faculté de droit de Paris, et son siège tout neuf de la rue d’Assas, où, sans crier gare, j’eus le bonheur de rencontrer ma future épouse, brillante privatiste, et de gagner des amitiés définitives, ainsi que ce plus que frère dont je ressens si fortement la présence. Je n’avais pas encore quitté mes sabots que j’avais entre les mains l’édition de cette année 1963 du manuel de droit constitutionnel de notre professeur de 1ère année, Georges Burdeau, dont la préface me confortait dans mes goûts. L’étude de la vie politique, disait ce grand maître, il était bon de l’ancrer dans le droit, d’autant que, « en voulant demeurer juristes, écrivait-il, nous faisons preuve de réalisme : car à quoi tend, en définitive, toute la dynamique politique, sinon à la conquête du pouvoir de poser la règle et d’en fixer le contenu ? Et c’est bien pourquoi nos vieilles civilisations posent les problèmes de la vie collective en termes juridiques ». Et puis j’ai connu cette chance inouïe d’avoir eu pour maîtres en ces années 60 l’une des plus éblouissantes phalanges qui jamais incarnât le droit public et l’histoire des institutions : Georges Burdeau, Jean-François Lemarignier, Georges Vedel, le maître des maîtres, Maurice Duverger, Suzanne Bastid, Marcel Waline, Georges Berlia, André Mathiot, Robert Charlier, Charles Eisenmann, Jean-Jacques Chevalier, Paul Reuter, André Hauriou, aussi élégant au physique qu’au moral, je triche en ajoutant André de Laubadère, à cause de son Traité et de notre patrie commune, et Jean Rivero et Roland Drago, qui auront toujours pour des raisons plus personnelles une place particulière dans mon cœur. J’y joindrais volontiers deux professeurs associés, l’énigmatique Bertrand de Jouvenel et le délicieux Boutros Boutros-Ghali, dernière figure hélas

d’une Egypte hautement civilisée, ainsi que deux maîtres de Sciences-Po, pour l’histoire des idées, le fascinant Raoul Girardet, qui vient de disparaître, et pour le droit vivant constitutionnel, l’intransigeant François Goguel, qui dans sa jeunesse signait ses articles Sérempuy, du nom d’une petite commune gersoise de Gascogne huguenote, entre Solomiac et Mauvezin, où il passait ses vacances (précision géographique en forme de message personnel), et dont je serai à titre personnel l’éternel débiteur. En dehors de l’organisation des pouvoirs publics, pour ma génération le doit public comportait trois grands axes, la puissance publique, le service public et les libertés publiques, révélés par les inoubliables enseignements de Georges Vedel et de Jean Rivero, le tout couronné par l’intérêt général. Ma jeunesse fut occupée par une sorte d’idéalisation du service public et de l’intérêt général, que nous nous efforcions naïvement de transmettre aux générations suivantes. L’autre face, ce sont les libertés publiques, qui n’ont pas attendu ces dernières années pour affirmer leur prééminence. Les principes mêmes du droit public, disait un ancien maître, c’est le droit public de la liberté. Et le droit public de la liberté doit tout à l’œuvre admirable du Conseil d’Etat, reposant sur l’inventiondurecourspourexcèsdepouvoir,source des plus efficaces garanties, et sa détermination sans faille gouvernée par le plus nécessaire des réalismes, pour reprendre la formule si juste de celui de mes confrères qui est l’un de mes plus anciens amis. Naturellement, il faut de nos jours ajouter le droit public de l’économie, qui, c’est heureux, n’est pas exclusivement celui de la concurrence. Et ce droit public nouveau, j’ai eu la chance de le voir apparaître et croître dans le cours d’une évolution formidable du contentieux, aiguillonnée par la vertigineuse accélération de l’histoire qui est la marque de notre frénétique époque.

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Je suis né à la jurisprudence avec l’hétérodoxe arrêt Canal, j’ai baigné dans ma jeunesse dans ces débats circulaires où gravement et sans fin l’on disputait autour de la voie de fait ou de l’acte de gouvernement. Ce ne sont pas des évolutions que nous avons connues depuis cette époque archéologique, ce sont de magnifiques révolutions successives. Le Long, Weil et Braibant, ou les Grands Arrêts, comme nous appelions, plus élégamment, et avec tant d’admiration, le GAJA, s’arrêtait à l’arrêt Entreprise Peyrot. Il aurait fallu le don de divination pour imaginer Tropic Travaux et les trois Béziers. Mais dans le même temps où se produisait cet énorme bouleversement dans la création jurisprudentielle d’un droit moderne, c’est un juge de notre temps qui enfin apparaissait, avec naturellement, outre la grande réforme de 1987, qui a entre autres transformé le Conseil d’Etat en juge de cassation, ce remarquable point d’orgue que sont les procédures d’urgence, sources, par l’oralité, de vérité judiciaire et donc d’apaisement – nous en sommes loin encore avec les procédures de fond, même plaidées – ; avec encore la préservation de l’essentiel, le si bien nommé, je l’avoue, rapporteur public ; avec en dernier lieu la faculté pour l’avocat de s’exprimer à la barre, en dehors du contradictoire, après les conclusions dudit rapporteur public. Cette dernière réforme de procédure, modeste en apparence, n’est pas la moindre. Je la crois très importante. Elle a assaini et rationalisé l’audience. Elle a, je le pense, renforcé les droits de la défense, dans la clarté. Naturellement, elle requiert une bonne discipline chez les avocats. Au Conseil d’Etat, la confiance que celui-ci veut bien accorder à son barreau nous a conservé le droit de présenter des observations avant le rapporteur public. Mon expérience personnelle me fait définitivement

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préférer le nouveau système commun, qui évite tout malentendu que peut générer cette situation à fronts renversés. Tout cela dit, le Conseil d’Etat, tel qu’en lui-même il se perpétue dans le renouveau permanent, me reste, dans l’addiction, un mystère. Un ami me voulant du bien me disait un jour : « Tu devrais écrire un « Dictionnaire amoureux du Conseil d’Etat » – « Quel bonheur ce serait, répondisje, mais j’aurais trop peur d’encourir les taquineries de Monsieur le Président Labetoulle, autrement plus redoutables que toutes les foudres de Jupiter. » Restant dans le registre du sentiment, qui me submerge quand il s’agit du Conseil d’Etat, qu’on me permette simplement d’évoquer des noms à jamais gravés dans mon cœur, pour ne parler que de ceux qui ne sont plus : l’amitié protectrice, Louis Fougère, l’amitié du cœur grand ouvert, chère, chère Martine Laroque, l’amitié bienveillante, François Gazier, Guy Braibant. Si un tel dictionnaire devait exister, je le consacrerais, on l’imagine bien, à l’Ordre, et bien entendu je le proposerais aux éditions Dalloz ! Le Conseil d’Etat et la Cour de cassation y auraient, comme il se doit, une place centrale et s’agissant du Conseil, je ne manquerais pas d’y rappeler – encore le sentiment – les manifestations du deuxième centenaire auxquelles l’Ordre a été étroitement associé. Car, parmi toutes les faveurs nombreuses que m’a accordées la Providence, celle d’avoir représenté l’Ordre lors de cet évènement majeur restera l’une des plus précieuses, et je n’oublierai jamais les attentions délicates que le Vice-Président Monsieur Renaud Denoix de Saint-Marc et le Secrétaire général du Conseil Martine de Boisdeffre, multiplièrent à mon égard, et à travers ma personne, à l’Ordre. Et comment, prononçant ces deux noms, ne pas évoquer encore une fois ce souvenir d’ancien

combattant, le moment est propice, toujours si présent, l’aventure européenne, pour sauver l’Ordre de ce piège mortel qu’était le projet de directive sur la liberté d’établissement des avocats, aventure dans laquelle le Conseil d’Etat joua un rôle décisif aux côtés de la Chancellerie, je veux parler du garde des Sceaux Monsieur Jacques Toubon, de Hervé Pelletier, de Francis Cavarroc, de Madame Henriette Chaubon, qui vient de rejoindre la Cour de cassation, en compagnie de qui, Hélène MasseDessen et moi avions pu fêter le succès collectif au bar de la gare de Bruxelles. Ce dictionnaire, conçu par un avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, publiciste de surcroît, ne saurait encore passer sous silence, et au contraire veillerait à consacrer une importante entrée à la question prioritaire de constitutionnalité. Cette révolution tranquille, mais est-ce vraiment une révolution, a été le terme inéluctable d’une évolution inexorable, traitée de manière politique par des autorités politiques. Ce qui ne veut pas dire sans une grande intelligence et la dose nécessaire d’habileté. La preuve en est l’institution du filtre par les deux cours suprêmes, qu’enfin tout le monde s’accorde à reconnaître juges constitutionnels, ainsi que le rôle important joué par l’Ordre dans le succès de cette réforme fondamentale, dont je me réjouis depuis le premier jour. Je viens d’employer le mot politique : il a fallu du temps aussi bien à la Cour de cassation qu’au Conseil d’Etat, et le travail n’est peut-être pas terminé, pour évacuer ou surmonter le trop-plein de politique qui gît dans bien des contentieux, en particulier ceux dits de société, et s’approprier ceuxci dans leur plénitude juridique. Des voix autorisées se sont à bon droit élevées pour que le Conseil constitutionnel, qui a su affirmer sa légitime autorité en face du pouvoir politique, achève sa formidable mue en franchissant luimême, à son tour, l’ultime Rubicon, certes avec toute la prudence et le temps nécessaires. L’Etat de droit se construit tous les jours, et en dépit de toutes les pierres que j’ai vu lever en un demisiècle, je ne suis pas rassasié. L’Ordre des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation. Bientôt nous fêterons son bicentenaire. Ou plus exactement le bicentenaire de l’ordonnance du 10 septembre 1817, qui n’a pas créé l’Ordre mais, avec ses modifications successives, certaines très récentes, lui a donné la forme et les moyens d’un barreau de cours suprêmes adapté à notre temps. Le fait même que cette ordonnance demeure aujourd’hui encore notre charte propre exprime la singularité de notre statut et la spécificité de nos règles. A l’instar du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation, à l’instar des autres barreaux rétablis en 1810 seulement par Napoléon, l’Ordre puise ses origines dans l’Ancien Régime, spécialement dans le grand règlement d’Aguesseau du 17 juin 1738. Mais c’est une institution totalement nouvelle que la Constituante a créée en 1791 sous la dénomination d’avoués au Tribunal de cassation, rétablis et organisés par le Premier Consul en l’an VIII, au moment même où il créait le Conseil d’Etat, avant que de leur restituer le titre d’avocats en la Cour de cassation – longtemps, je l’ai déjà rappelé, les arrêts de la Cour nous désignaient ainsi : avocats en la Cour, ce qui traduisait la force du rattachement –, et avant que son successeur, l’Empereur, ne créât de toutes pièces les avocats au Conseil d’Etat par décret du 11 juin 1806.

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Enfin, une ordonnance du 16 novembre 1816 défendit à ceux qui cumulaient les charges devant les deux cours suprêmes de séparer ces deux titres, préparant ainsi une union désirée par tous, au motif que les deux collèges exerçaient des missions de même nature et offraient aux pouvoirs publics et aux justiciables les mêmes garanties de compétence et de déontologie. Cette réunion fut l’œuvre de l’ordonnance du 10 septembre 1817, proclamant l’indivisibilité des fonctions, singularité dont l’Ordre se fait une gloire depuis deux siècles, et lui permet de jouer le rôle d’une passerelle invisible entre les deux cours suprêmes. Contrairement à l’idée répandue par des sots ou des ignorants – ils sont une puissance, observait Fouché –, la circonstance historique que notre charte constitutive date de 1817 n’est nullement la marque d’une volonté de retour à l’Ancien régime. La Restauration fut, est-il besoin de le rappeler, une grande époque de modernisation des institutions, et, à son début, d’établissement des libertés politiques. Comme les chambres elles-mêmes, l’Ordre comprenait, dès cette époque, nommées par les monarques successifs, de grandes personnalités du parti libéral, Odilon Barrot, Dalloz, président de l’Ordre, Crémieux, Ledru-Rollin, Coffinières, Routhier, Macarel, Taillandier, Isambert, Gatine, et des monarchistes libéraux, comme ChauveauLagarde, président de l’Ordre. Célébrant le 17 octobre 1892 dans la Grand Chambre le centenaire de la République, le futur Procureur général de la révision, ManuelAchille Baudouin, en présence du Premier Président Mazeau, ancien président de l’Ordre, s’exprimait ainsi : « Messieurs les avocats, Glorifier la République, c’est vous toucher au cœur, puisque c’est louer en même temps la constitution de votre Ordre. Quelle République idéale que la vôtre ! Et où jamais fut plus exactement mise en pratique cette devise sublime que 1792 a tracée sur le drapeau de la France ? Où furent mieux honorées : la liberté, cette indépendance absolue qui est de l’essence même de votre institution, et ne connaît d’autres freins que la conscience et la loi ; l’égalité, non pas cette passion envieuse qui nivelle et rabaisse, mais cette juste égalité de droits qui donne à chacun sa place au soleil et lui permet de conquérir le rang dû au travail et au talent ; enfin, la fraternité, cette inspiration généreuse qui crée et entretient parmi vous, comme une tradition de famille, ces sentiments de mutuelle estime et d’affectueuse confiance, la force et l’honneur du Barreau, et qui vous porte si souvent à ouvrir comme un champ d’asile aux vaincus de la politique. Je suis heureux, Messieurs, d’avoir à louer une fois de plus votre fidélité aux devoirs que de tels principes vous imposent, et de dire en même temps combien sont agréables et douces les communications qui nous rapprochent chaque jour dans l’accomplissement de notre mission commune. » Cet Ordre, dans cette même vision que certains ne manqueront pas de trouver idéalisée, je lui dois évidemment l’essentiel. L’Ordre est ma seconde famille, et c’est à lui d’abord que je dédie cette distinction, en lui demandant de bien vouloir la partager avec moi. Mais l’Ordre, ce n’est pas une abstraction. C’est d’abord une équipe dévouée sans laquelle l’Ordre ne saurait fonctionner, groupée derrière Madame Soulhol, ma complice des bons et des

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moins bons jours – depuis 20 années. Je dis à tous en ce jour toute ma gratitude. L’Ordre c’est cette compagnie de plus de cent personnalités si diverses et de tous âges unies – du moins le doivent-elles – dans un même idéal de service et de justice. Parmi ces visages, amis, parmi ces personnalités, brillantes, qu’on me permette d’avouer que, dans mon cœur, il en est qui sont plus égaux que d’autres. Et parmi ceux-ci pourrais-je distinguer celle et ceux qui m’ont succédé à la présidence de l’Ordre depuis le tout début de ce siècle vingt et unième. D’abord, c’est un phénomène historique singulier que la présence simultanée dans le tableau d’autant d’anciens présidents, plus le président en exercice, N’est-ce pas déraisonnable ? Il faudra un jour peutêtre stabiliser la statistique. Ensuite, ce n’est pas sans émotion que je dévoile ce que je regarderai toujours comme une authentique fratrie, dans laquelle, naturellement, que cela leur plaise ou non, je me réserve la position commode du frère aîné, extrêmement fier et heureux de l’image, variée mais tout uniment marquée au sceau de l’excellence, qu’ils ont chacune et chacun si brillamment donnée de l’Ordre. Puisse l’exemple qu’ils offrent aux jeunes générations perpétuer dans l’Ordre, qui doit s’interroger sans cesse sur sa place dans une société atomisée, de repli sur soi, oublieuse du bien commun, le sens de l’unité et de la conscience morale. Perdre l’un et l’autre, l’un ou l’autre, c’est perdre l’Ordre. De nos jours, la conscience juridique n’est pas forcément une partie de notre conscience morale. Il faut donc redoubler de volonté pour mettre en œuvre chaque jour dans l’exercice d’une profession de plus en plus difficile techniquement et humainement, ces principes essentiels et vitaux que sont la recherche de la vérité juridique, la loyauté, la délicatesse, la modération, la confraternité, l’humanité. « Combattez pour la vérité et non pour la victoire », disait Etienne Pasquier à son fils avocat comme lui. Dans son beau discours de premier secrétaire de notre Conférence sur les droits de la défense, Guy Carcassonne, que je ne cite pas par un goût funèbre de la mélancolie, mais au contraire par nostalgie des années heureuses – quoique un peu agitées, il s’agit des années 70 à Nanterre ! – de la joyeuse et remarquable équipe d’assistants,

dans ce discours de 1974 riche d’extraordinaires intuitions quant aux réformes de procédure, Guy Carcassonne, jeune encore, avait pu dire : « Il faut savoir n’être pas qu’un juriste ». N’être qu’un juriste, c’est un défaut qui peut devenir une déviance morale. Il le disait à l’adresse des juges, citant Crainquebille : « sans le gendarme, le juge ne serait qu’un pauvre rêveur ».« Sanshumanité »,ajoutait-ilplaisamment, « il ne serait qu’un pauvre gendarme ». Sans humanité, l’avocat n’est à mes yeux qu’un juriste sans âme, un technicien du moyen qui trahit sa mission. Le privilège d’appartenir à l’Ordre, c’est, entre autres, de pouvoir, au niveau le plus élevé de la réflexion juridique vivante, ajouter de l’humanité au droit. Mais cela qui est nécessaire n’est possible que dans l’esprit de loyauté, pleine, entière et absolue, que nous devons sans réserve aux cours suprêmes. J’ai lu récemment dans une revue juridique que nous serions « avant tout des avocats » ! Que veut-on dire par cette formule vide de sens ? Nous sommes et devons être pleinement avocats. Mais nous ne le sommes qu’avec la certitude et la volonté permanentes d’être « avant tout » des auxiliaires loyaux des juridictions qui nous font l’honneur de nous admettre dans leur barreau, et ce d’ailleurs dans l’intérêt bien compris des justiciables que nous représentons. Certes, l’on doit savoir que nous subissons chaque jour de très fortes pressions qui sont la marque de la société conflictuelle et confusionnelle qui est devenue la nôtre. Mais aussi difficile que cela soit parfois, notre raison d’être est de ne jamais y céder. Il appartient à l’Ordre de rappeler sans cesse que cette loyauté intelligente, et d’ailleurs réciproque, dont il est le garant, ne peut en rien nuire à notre indépendance, qui est pour nous le principe des principes, et qui demeure absolue, quoi qu’en puissent penser certains. L’Ordre ne doit cesser de s’adapter aux modernités nécessaires, il en a fait encore récemment la preuve, mais sans rien renier de ses traditions séculaires qui sont sa raison d’être et la condition de sa pérennité. J’aurai eu le grand privilège de connaître, d’aimer et de m’efforcer de transmettre le meilleur de ces traditions à une jeunesse apte à les comprendre. Je le dois à Charles de Chaisemartin, qui m’a appris

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Chronique le métier, et que j’ai eu la chance de connaître grâce à la double intercession de mon ami Achille Mestre et de ma femme, à Jean-Paul Calon qui m’a accueilli dans l’Ordre par des paroles émouvantes dont seul je pouvais percer le sens, à Charles-Louis Vier, admiré dès la faculté, qui m’a ouvert sa porte pour trente ans d’harmonieuse vie commune. Et comment ne pas rappeler le souvenir de Jacques Guinard, dont l’amitié protectrice m’a été si précieuse et qui m’a appris le métier de président. D’ailleurs, je l’entends présentement me dire : « Fils, tu es trop long ! »… Cette vie professionnelle commune, qui se continue pour quelque temps encore avec de jeunes et très brillants associés, bientôt, je l’espère, avec un quatrième, nous l’avons partagée avec des équipes toujours remarquables de collaborateurs, qui sont essentiellement des collaboratrices, et un secrétariat de haut niveau, les uns et les autres faisant mon admiration très sincère. Avec eux tous, je tiens à partager cette distinction. Et celle-ci, je la dédie également à ma famille. La famille, c’est « le ressort de tout homme ». Me faisant plagiaire, j’emprunte à Guillaume Drago, qui l’a prononcée dans une circonstance semblable, cette formule tellement parfaite que je n’ai pas su y substituer une autre. Il y a la famille d’avant, celle des origines. « Insipidité du temps, disait Chateaubriand. On compte ses aïeux quand on ne compte plus ». Je me suis toujours donné beaucoup de peine, étant né au cœur de la Gascogne, pour me faire passer pour un pur produit du terroir gascon. De la pertinence de cette prétention vous pourrez juger vous-même par cette description du très officiel annuaire du Gers pour l’an XII, année du sacre, établi par le premier préfet du département le bordelais Balguerie, adepte de la théorie des climats de son compatriote Montesquieu : « La taille moyenne des habitants du département du Gers est de cinq pieds un pouce à cinq pieds trois pouces, ou un mètre soixante-cinq centimètres, et un mètre soixante-onze centimètres. Leur physionomie est ouverte et prononcée ; les diverses passions s’y développent avec énergie. Leur teint est vif et coloré ; leurs cheveux sont noirs, souvent crépus : on voit peu d’hommes au teint blanc et pâle, et aux cheveux blonds. Leur constitution est assez robuste ; ils ont les muscles saillants, et la fibre tendue : on voit des hommes qui ont une force de corps prodigieuse ; leur port est assuré, leur démarche hardie. Le Gers a fourni un grand nombre de soldats qui, par leur patience à supporter les fatigues de la guerre et leur courage dans les combats, se sont couverts de gloire. Il leur en coûte de quitter les foyers paternels, auxquels ils tiennent beaucoup ; mais une fois rendus aux armées, ils s’y distinguent par leur valeur et leur discipline. Dans ce département, comme dans ceux du midi, la distinction des sexes s’établit chez l’homme par la rougeur et la noirceur du teint, la rudesse de l’écorce, la vivacité de l’œil, la fierté de la démarche, et la force du corps. Chez la femme, par la blancheur du teint, la douceur, le velouté de la peau, la rondeur des formes, l’expression du regard, et la délicatesse de la constitution ». Et j’ai épousé une parisienne ! On imagine de nos jours le sort réservé à un préfet qui produirait un rapport aussi éloigné de la théorie du genre. La réalité est que je suis le seul du nom à être né en Gascogne. Du côté paternel, l’origine est languedocienne et corrézienne. Le Languedoc, il est vrai, est un prolongement de la Gascogne, et

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la plupart de mes ancêtres reposent depuis cent cinquante ans en terre gasconne, au pied de la maison de famille, qui était leur maison des champs. Je revendique donc pour moi-même le droit du sol, le jus soli, de par le lieu de ma naissance et de par le dévolu jeté par mes ancêtres sur cette terre bénie. Lors de la première conférence, très passionnante, d’une grande série sur l’Etat initiée par Monsieur le Vice-Président du Conseil d’Etat, un intervenant, répondant à une interrogation de la salle sur le patriotisme, a émis l’opinion que cette notion était problématique à notre époque où de plus en plus de Français ne peuvent se rattacher à la terre de leurs ancêtres. Je crains d’une manière générale que, peut-être, le patriotisme national n’est plus que « le linceul de pourpre où dorment les dieux morts », dont parle Renan. Mais le patriotisme local, lui, est plus vivace que jamais – parfois excessif. Et je témoigne à titre personnel de ce qu’il est aussi vif chez tous ceux, extrêmement nombreux dans mon département, dont les aïeux sont issus de terres étrangères, que celui des natifs d’implantation ancienne. D’ailleurs, le fond de ma pensée est que, au plan national aussi, l’absence de patriotisme n’est pas du tout liée à la terre de nos ancêtres. Le problème est autre. En tout cas, l’âge m’y poussant, j’aime à chanter plus que jamais : « Combien j’ai douce souvenance Du joli lieu de ma naissance ! » Du côté maternel, on ne trouve personne en dessous de la Garonne, mais des parisiens, des lorrains, des lyonnais, des picards, jusqu’à des hollandais ! Et parmi eux, aucun juriste je me plais à le souligner, mais des artistes parisiens de renom, peintres ou sculpteur, un archéologue directeur de l’école d’Athènes, « inventeur » de Delphes et de Délos, qui se fit voler la Joconde en 1906 quand il dirigeait le Louvre, et en ligne directe quatre générations d’architectes parisiens dont trois grands prix de Rome depuis mon arrière-arrière-arrière grandpère Louis-Pierre Baltard, également peintre et graveur, bâtisseur du palais de justice de Lyon et de Sainte Pélagie, architecte du Panthéon, père de Victor, l’architecte des Halles de Paris criminellement détruites et de Saint-Augustin, et de sa sœur Constance, arrière grand-mère de ma mère, en passant par mon arrière grand-père, constructeur des lycées Chaptal et Voltaire. Sachez que Louis-Pierre Baltard avait presque convaincu Napoléon de tracer une vaste avenue traversant de part en part depuis le Pont-Neuf jusqu’au boulevard du Palais la place Dauphine et le Palais lui-même, n’épargnant même pas le Péristyle ! Je ne pouvais faire autrement que d’épouser une fille d’architecte parisien ! Du côté paternel, un juriste lointain, huissier sous Louis XV. Et trois générations de professeurs d’université, en littérature, en sciences, et …, je le reconnais, le dernier, en droit public, pour faire bonne mesure dans ce Sud-Ouest qui a produit tant d’illustres publicistes. Mon père, de retour d’émigration à Paris, où il était interne des hôpitaux, fut, selon sa propre définition, un « chirurgien rural », en totale osmose avec ses malades (il ne disait pas : patients, un mot qu’il avait en horreur). Il ne reçut jamais qu’une seule distinction, le mérite sportif, en sa qualité de président à vie du club de football au pays du rugby.

En contemplation de ce que fut sa vie, l’injustice est criante. Mais pensant avec Vigny que « les évènements ne sont rien, l’homme intérieur est tout », cela lui était indifférent. Avec ma mère, parisienne exilée en Gascogne, ils formaient ce qu’on peut appeler un couple, que rien n’a jamais pu désunir, même la mort qui les a frappés l’un après l’autre, il y a quarante années. Je puis avec une mémoire intacte affirmer que leur vie commune, commencée dans leur prime jeunesse, fut, en dépit d’épreuves inouïes, si complètement emplie de ce bonheur, qu’à les voir chacun pouvait penser, comme Charles Boyer le dit à Jennifer Jones dans La Folle Ingénue d’Ernst Lubitsch : « Là où on est heureux on est toujours à sa place ». Bonheur, simplicité, naturel, nature, dans le sens de Pascal : « La nature, qui seule est bonne, est toute familière et commune », liberté – « J’appelle libre, dit Spinoza, l’être qui existe et agit par la seule nécessité de sa nature. Je ne mets pas la liberté dans un libre décret, mais dans une libre nécessité » –, insolite, esprit, Rabelais, Montaigne, La Fontaine, gai savoir, comme se nommait notre antique Académie des Jeux floraux, humour, drôlerie, romantisme, Ancien régime et Révolution, notable au dehors, rebelle au dedans, générosité, fidélité, amour, service, service des malades, 24 heures sur 24, mais encore service des démunis, des exclus, des bannis, de tous les persécutés des années de ténèbres, humanité, puisque, Montaigne l’a dit, « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition », et que l’humain se voit en toute chose. Et tout cela, parfois, sans modération ni raison, mais avec une vraie sagesse et beaucoup de poésie, à l’image de notre pays singulier qui fut celui des troubadours, de la Hire et de Xaintrailles, d’Henri IV, de d’Artagnan et de Monluc, de Jeanne d’Albret et de Marguerite d’Angoulême, la Marguerite des marguerites. La famille du présent et de l’avenir. Je dois tout à ma femme puisque je lui dois déjà d’être devenu avocat aux Conseils ! Nos enfants nous comblent. L’un est associé dans un cabinet parisien renommé. Il vous appartient, Messieurs les bâtonniers. J’en suis heureux et fier. L’autre n’est pas juriste. Elle a choisi la littérature, la vraie, la pure, pas celle, fabriquée et commerciale, des prix littéraires. Elle fait mon bonheur de tous les jours. Enfin, depuis le début de ce siècle, me voilà « grandpérisé », comme disait Diderot : quatre garçons dans le vent : Joseph, Laurent, Etienne, Emmanuel. Deux footballeurs, un rugbyman et un marathonien. Et une devise qui s’impose : « Un pour tous, et tous pour un ». Pour me faire pardonner de ce beaucoup trop long bavardage, voici un extrait d’un recueil de gasconnades de 1708, intitulé Gasconiana, publié en 1708 : « On dit que nous sommes éloquents ; cela pourrait bien être ; car nos discours se font quelquefois remèdes à nos besoins. Qui nous écoute ne conserve pas longtemps son humeur refusante. Nous lui libéralisons l’âme. Pourquoi ne serions-nous pas éloquents ? Nous mettons dans tous nos discours, pour le moins, tout ce qu’il y faut ; et en cas de besoin, nous nous y mettons nous-mêmes. Nous nous faisons figures de rhétorique, et la persuasion au bout. Nous ne sommes pas inventeurs de vérités. Pour brodeurs, assez souvent, en vue de l’agréable et de l’utile ». 2013-849 Jean Barthélémy

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Jean Barthélémy Officier de la Légion d’honneur

Jean Barthélemy

L

e Président de l’Ordre des Avocats aux Conseils, Gilles Thouvenin, accueillait les invités de son Confrère Jean Barthélémy, ce vendredi 8 novembre 2013, dans la bibliothèque des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, qui a été élevé au grade d’Officier de la Légion d’honneur ; l’Officiant, Vincent Lamanda, s’est notamment exprimé en ces termes : Grande est ma joie de me trouver aujourd’hui à vos côtés pour célébrer avec vous, et l’ensemble de vos proches, votre promotion dans l’Ordre national de la Légion d’honneur. Vous avez souhaité que je vous remette les insignes de votre grade. Votre choix m’honore et me touche. Venant d’une plume si éminente du droit public, il aurait pu me surprendre, si je n’y décelais la marque d’une cordiale estime nous liant depuis déjà nombre d’années. Le souvenir de notre première rencontre reste vif. Je garde en mémoire cette heureuse initiative de Christiane et Hervé Pelletier. Lors d’une soirée de réveillon de la fin des années 70, ils nous offrirent de faire connaissance à Vic-sur-Aisne. Vous étiez alors déjà brillant juriste, bien qu’encore jeune avocat, et moi, loin d’imaginer un destin qui nous a réuni à nouveau. Si je suis si fier de pouvoir vous parrainer aujourd’hui, c’est qu’à la mesure du temps, et à la force des actes, j’ai pu apprécier quel homme

vous êtes : un homme de parole, d’honnêteté, de sincérité, pour qui les mots ont un sens ; un homme de l’art, que tous ici connaissent, et dont on se surprend à envier la finesse du raisonnement, la justesse des analyses, et ce verbe haut manié avec talent ; un homme de culture aussi, chroniqueur érudit, amoureux de son ordre, qui nous offre à méditer le passé pour comprendre le présent et mieux préparer l’avenir. Voir si prestigieuse assemblée vous entourer ce soir, vous manifester son amitié et vous témoigner son admiration, ne m’étonne pas ; elle comblera d’aise, à n’en pas douter, tous ceux qui, n’ayant pu nous rejoindre, sont présents en pensée et savent la force de votre engagement. Chacun reconnaîtra en vous un grand serviteur du droit, mais tous n’auront peut-être pas eu la chance de vous découvrir aussi sous cet autre jour, de bibliophile passionné, féru d’histoire et de manuscrits anciens, collectionneur de vivants témoignages du temps jadis, comme en hommage à votre illustre ancêtre, Pierre Lebrun-Tondu. Bien sûr, il y eu, en cet aïeul, un artisan de la Révolution, brissotin et signataire de l’ordre d’exécution de Louis XVI. Taxé de sympathies girondines, il sera lui-même guillotiné. Mais l’on oublie souvent que, bien avant d’être Ministre des affaires étrangères ou de la guerre durant la Convention, celui-ci fut d’abord « prote » à Liège,

D.R.

Paris, 8 novembre 2013

littéralement le « premier » correcteur d’épreuves en imprimerie, en fait le rédacteur en chef de son propre journal. Pour qui prend le temps de s’y arrêter un instant, il est frappant de constater combien cette passion, héritée du papier couvert de signes, vous révèle ; combien cette attention aux précieux ouvrages d’autrefois, à leur préservation et à leur transmission, est, en écho de votre parcours, à l’image de l’homme de bien que vous êtes. Voltaire, se réjouissant d’une composition portée au frontispice de son œuvre, eut un jour ces mots : « je commence à croire, Monsieur, que La Henriade passera à la postérité en voyant les estampes dont vous l’embellissez… » La formule sonne juste. Elle s’applique à ravir à votre pratique, vous qui savez si bien, par la forme, servir et magnifier les raisonnements les plus exigeants ; les phrases sont ciselées, précises et nettes, de celles qui emportent les convictions et forgent les jurisprudences ; les pensées s’y éprouvent, se lisent et se relisent, se « collationnent » même, comme si le lecteur, saisissant votre idée, entrant en contact presque charnel avec elle, craignait d’en perdre une miette, tel l’heureux nouveau possesseur d’un livre rare. Pour vous, ce furent d’abord quelques lignes tracées à Auch, votre terre natale, « ville haute » où votre père œuvra dans l’art difficile de la chirurgie. Vous y demeurerez jusqu’au Lycée.

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Gilles Thouvenin, Vincent Lamanda et Jean Barthélémy Fort d’un tel héritage, le vélin est déjà de fibre noble, de Gascogne, cette Toscane française si chère à votre compatriote, Monsieur le premier Avocat Général Jean Cabannes. De teinte légèrement azurée, le folio est un peu épais, mais très léger. Il offre une exceptionnelle résistance et prend l’encre avec netteté, de quoi laisser imaginer quelles belles gravures y seront portées. Et, en digne « exemplaire de tête », voici que vous emportez vos stylos et vos cahiers trouver l’inspiration en une autre capitale, de France celleci. A la Faculté de Paris, une nouvelle passion, une science exigeante, le Droit, vous sont contés. Vos qualités d’intégrité et d’intelligence ne cesseront de s’y épanouir et de s’y renforcer. Nul chagrin alors pour orner la couverture des feuillets, mais ce double maroquin qui valorise les gens de mérite : un diplôme d’études supérieures (D.E.S.) en droit public, et un autre en science politique. La reliure est alors solide. Elle s’enluminera encore ; ici, d’un délicat filet, en 1970, lorsque vous serez distingué par l’Institut d’études politiques de Paris ; là, d’une dentelle appliquée au fer, évoquant l’épitoge de la robe d’avocat que vous revêtirez d’abord à Versailles. Auparavant, comme assistant à la Faculté de droit de Nanterre, vous aviez sans doute dû songer à vous consacrer à l’enseignement et à un partage du savoir qui vous tient à cœur. Et, de fait, certaines des plus belles pages de votre vie y seront dédiées : doctes études et puissants articles que vous avez signés comme autant d’autographes livrés en hommage aux exigences d’une pensée libre. Mais, sur la garde de votre essai, ce sont d’autres lettres que vous avez choisi de porter aux nues, celle d’un ardent défenseur, courageux, sûr de ses valeurs, opiniâtre, dévoué et toujours loyal dans les causes qu’il défend. Secrétaire de la conférence du stage des avocats aux Conseils, en 1980, vous accédez à l’un des « fleurons » de notre République et êtes nommé en 1981 avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation. Un fleuron portant haut, tel un « cabochon de métal serti au centre », les vertus de son serment : dignité, conscience, indépendance, probité et humanité. Depuis lors, vous n’avez jamais failli à cet engagement et votre investissement pour l’œuvre de justice est resté constant, comme membre du bureau d’aide juridictionnelle du Conseil d’Etat de

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1986 à 1992, enseignant à l’Institut de formation des avocats aux Conseils et membre du Conseil de l’Ordre en 1994, secrétaire trésorier de celui-ci l’année suivante. Sachant pouvoir compter sur la robustesse d’un homme intègre, comme on dirait d’un livre au « dos à nerfs ornés » de tempérance, de connaissance et d’ouverture, l’Ordre des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation s’en remettra souvent à vous. Président de l’Ordre de 1997 à 1999, de l’Association des secrétaires et anciens secrétaires de la conférence du stage jusqu’en 2012, vous demeurez une figure d’importance, de référence même, tant pour l’ensemble de vos confrères que pour notre Cour. J’ai déjà pu, à plusieurs reprises, louer votre noblesse d’âme, cette fidélité et cette droiture qui signent un caractère d’exception. C’est là l’éclat qui compte, force le respect, et qui vous a si naturellement conduit à présider aussi la commission de déontologie de l’Ordre. Chargé de cours durant de nombreuses années, ancien Vice-Président de la Société pour l’histoire des facultés de droit et de la science juridique, membre de la Société de législation comparée, du conseil scientifique du Cercle des constitutionalistes, et du conseil d’administration de l’Association française de droit constitutionnel, l’on déchiffre en vous l’authentique générosité d’un « passeur de mémoire », offrant son savoir comme une dédicace ouverte sur l’avenir. Vous participerez aussi aux comités de rédaction de nombreuses publications : recueil Dalloz, revue Constitutions, périodique Justice et cassation. Dans l’enceinte du conseil de la Faculté de droit René Descartes, de l’Ecole doctorale Georges Vedel de l’Université Panthéon-Assas ou du conseil scientifique de cette même université, votre présence s’est imposée, d’elle-même, celle d’un chantre du partage souhaitant toujours relier les pages d’un même ouvrage, entre l’Ecole et le Palais. Que de feuilles ainsi savamment ajoutées, au gré des années, en un volume portant l’élégance des grands talents. Je ne vous l’apprendrai pas, cher Président. Il y a une poésie, à nulle autre pareille, à parcourir les lignes d’un manuscrit délicatement relié de maroquin rouge ou cerise, dentelle sur les plats, dos lisse orné de fleurettes, pièce havane, tranches dorées, gardes de papier étoilé.

Homme de loi ? C’est trop simple. Grand juriste ? C’est peu dire. Humaniste plutôt, esprit indépendant, curieux d’abord de tout l’humain vivant, imprégné du meilleur et du plus sûr de tout ce que filtre une tradition ; ouvert aussi à tout l’imprévisible en cours. L’émotion est profonde pour qui, comme aujourd’hui, esquisse les traits de grande humanité d’un avocat aux mérites si éminents. Et je devine quelle ressorts intimes ont porté cet homme : attachement fidèle à sa famille, couple uni, aide précieuse d’une épouse à qui j’adresse de respectueux hommages. Je n’ose dire que la décoration vous revient pour moitié, Madame ; la parité aujourd’hui en prendrait ombrage. Avocat, universitaire, héraut de sa profession, pareille réussite de votre mari vous doit néanmoins beaucoup, vous qui, depuis les bancs de la Faculté, où vous vous êtes connus, avez toujours cru en lui. Cher Président Jean Barthélemy, vous honorez la justice ; il était donc juste que la justice vous honore à son tour. Je réclame ce soir ma place d’ami à vos côtés pour vous dire toute la signification que nous attachons à l’heureuse manifestation de cette cérémonie en votre honneur. Entre pleins et déliés, le dessin de votre vie laisse apparaître, en filigrane, la marque d’une remarquable écriture, généreuse, attentive aux autres et riche encore de promesses. J’y porte avec bonheur, en témoignage de notre reconnaissance, cette croix en vermeil à branches doubles, émaillées de blanc, au ruban moiré rouge avec, en son centre, une rosette. Qu’ajouter à l’éloquent discours du Premier Président de la Cour de cassation ? Qui mieux que Jean Barthélémy méritait cette promotion dans le plus grand ordre national républicain ? Il était légitime que les nombreux talents du récipiendaire soient à nouveau reconnus et mis en lumière par l’Etat français. Nous présentons nos chaleureuses et amicales félicitations à l’homme de plume et de coeur, au juriste compétent ainsi qu’à l’avocat curieux et réfléchi dont la grande culture reflète un parcours professionnel exemplaire. 2013-850 Jean-René Tancrède

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