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AFRIQUE MAGAZINE

ÊTRE EN AFRIQUE ÊTRE DANS LE MONDE

NUMÉRO DOUBLE EN VENTE DEUX MOIS

Business

Interviews

Portrait

Le Maroc poursuit son offensive Afrique

• Alpha Blondy • Marguerite Abouet • Malek Bensmaïl • Jean-Pierre Elong-Mbassi

Patrick Talon, l’homme qui voulait changer le Bénin

+Séduction

Côte d’Ivoire

CAP SUR L’ÉMERGENCE Un dossier spécial de 16 pages

Cameroun

OBJECTIF PRÉSIDENTIELLE !

Elles sont smart, elles sont chic, elles incarnent le style Afrique

LE CHOC

LAGOS Plus de 20 millions d’habitants aujourd’hui. Et au moins 40 millions en 2050… Plongée dans la méga cité africaine, impitoyable, créative, vibrante, violente, prometteuse et désespérante.

France 5,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3500 FCFA ISSN 0998-9307X0

N° 383-384 AOÛT – SEPT. 2018

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Breguet La Classique Tourbillon Grande Complication 5317

BEN JANNET JALEL, TUNIS: RUE DU LAC LÉMAN, 1052 LES BERGES DU LAC – LES JARDINS DE LA SOUKRA, ROUTE DE LA MARSA, 2046 SIDI DAOUD PA S S I O N , C A S A B L A N C A : 8 3 , R U E M O U S S A B E N N O U S S A I R


ÉDITO par Zyad Limam

LA FIN D’UNE ÈRE ?

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ous avons vu venir des signes avant-coureurs, puis des tendances lourdes de changements et de bouleversements. Une montée en puissance des périls. Une fatigue du multilatéralisme érigé comme la norme intangible depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les retombées profondes et déstabilisatrices de la mondialisation, de la globalisation, de la digitalisation, la grande angoisse des classes moyennes occidentales menacées dans leurs privilèges, la montée des émergents, la compétition pour le travail à l’échelle du globe, la disparition de centaines de millions d’emplois par le développement des intelligences artificielles. Il y a eu les nouvelles grandes vagues migratoires, un phénomène vieux comme le monde, mais amplifié en cette période de l’Histoire par cette immense anxiété des « sociétés riches ». Il y a eu aussi l’apparition sur la scène mondiale de l’islamisme politique ultra, du terrorisme planétaire avec ses attaques spectaculaires et meurtrières au cœur de l’Occident (World Trade Center en 2001, Madrid en 2004, Londres en 2005, Paris en janvier 2015 et en novembre 2015…). Le monde dans lequel nous vivions avec certaines certitudes s’est déréglé. Aux défis posés, la première réponse qui s’est imposée comme un feu de brousse a été et demeure le repli, la fermeture, l’identité, le populisme, le renouveau des mots « frontière », « barrière », « mur », « exclusion »… Le feu de brousse s’est traduit par de sombres évolutions politiques : le renouveau des extrêmes droites et des conservateurs ultra, la défaite des libéraux en Europe de l’Est (Hongrie, Pologne, Tchéquie, etc.), l’influence des nationalistes hindous en Inde depuis 2014, la consolidation du pouvoir de la droite ultra en Israël depuis 2009, la montée de l’Erdoganisme autoritaire en Turquie, la séduction AFRIQUE MAGAZINE

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du Poutinisme sur certaines élites occidentales, la défaite des libéraux en Italie et l’accession d’un parti d’extrême droite et d’un parti populiste au pouvoir (2018). Et puis, surtout évidemment, les séismes qui ont touché le cœur même de « l’empire », l’épicentre de l’Occident : le Brexit, référendum suicidaire pour le Royaume-Uni (juin 2016) et l’élection de Donald Trump aux États-Unis (novembre 2016)… L’arrivée au sommet du pouvoir américain d’un milliardaire sans beaucoup de principes, ni de foi, ni de loi, entraîne des évolutions qui le dépassent probablement : remise en cause de l’ordre établi depuis plus de 70 ans et du libre-échange ; recentrage de l’Amérique sur elle-même, pays-continent surpuissant, protégé ou isolé par deux océans géants ; affaiblissement des alliances atlantiques, affaiblissement de l’Europe en mal de projet et de leadership fort (Angela Merkel en fin de course, focalisée sur l’Allemagne, Macron peut-être mais l’épreuve du pouvoir est rude) ; réaffirmation de la différence et de l’autoritarisme russe ; résurgence de la Chine dans son rôle historique de « l’empire du Milieu », résurgence fragilisée par la dépendance, l’addiction même du géant au commerce international… Dans un entretien avec Edward Luce du Financial Time (édition du 21-22 juillet 2018), Henry Kissinger, 95 ans, presque bon pied et certainement bon œil, résume la situation : « I think Trump may be one of those figures in history who appears from time to time to mark the end of an era and to force it to give up its old pretences. It doesn’t necessarily means that he know this, or that he is considereing any great alternative. It could just be an accident… ». « Je pense que Trump est peut-être l’une de ses figures de l’Histoire qui apparaissent de temps à autre pour marquer la fin d’une ère, l’obliger à renoncer à ses vieilles prétentions. Cela ne veut pas forcément dire 3


ÉDITO que Trump en soit lui-même conscient, ou qu’il considère de grandes alternatives. Ça peut être juste un accident… ». Dans de nombreuses sociétés occidentales et nonoccidentales, ces évolutions et ces ruptures se sont traduites par un raidissement, un durcissement des « guerres culturelles », une résurgence des « valeurs conservatrices » devant l’ordre « libéral ». Sur les mœurs, sur la diversité, sur la parité, sur les relations femmes-hommes, sur Dieu et la religion, sur la liberté collective et la liberté individuelle, sur la place des étrangers, sur l’immigration devenue le bouc émissaire efficace contre tous les maux de l’époque… L’essence même de la démocratie est contestée. Les populistes proposent des solutions « simples », de « l’ordre », des « principes ». Ils rassurent avec des mots, des slogans, des actes symboliques (on ne laissera pas les bateaux de migrants accoster…). Comme si on pouvait échapper à la complexité du monde. Ils attaquent plus ou moins frontalement les piliers de la démocratie libérale, un système faible, aux mains des « élites », contre « le vrai peuple »... Une étude publiée par The Economist Intelligence Unit souligne qu’en 2017, 89 pays étaient en régression démocratique et seulement 27 en progression. Selon Freedom House, en 2006, 46 % de la population mondiale vivait dans des pays avec une compétition politique, des libertés publique garanties, et des médias indépendants. En 2018, la proportion serait tombée à 39 %. La vague affecte principalement les démocraties récentes, naissantes, où les institutions sont plus fragiles, où la tentation autoritaire trouve moins de résistances. Dans les démocraties établies du vieux monde, les contre-pouvoirs, les traditions sont plus fortes. La solidité des institutions se révèle essentielle : la presse et la justice en particulier. Mais même là, dans les sondages effectués aux États-Unis, en France, de moins en moins de jeunes pensent que vivre en démocratie est « essentiel »... Dans cette ébauche de nouveau monde, apparaît une sorte de « chacun pour soi » généralisé. De l’individu à l’État. C’est la stupéfiante contradiction de notre temps, de ce nœud historique particulier. Au moment où la technologie rend les distances obsolètes ; ou moment où quiconque à un bout du monde peut voir et comprendre ce qui se passe ailleurs ; au moment où nous avons le plus besoin de penser globalement, de nous affranchir de nos frontières pour faire face aux défis de l’humanité, la tentation du repli et du déni apparaît comme la plus forte, comme un spasme du monde ancien qui se refuse à partir. Comment lutter « chacun pour soi » face à l’immense menace du dérèglement climatique ? Comment agir séparément face à la pression démographique qui monte d’Afrique ? Comment réguler les migrations modernes avec chacun son douanier ou son policier ? Comment 4

réorganiser le commerce mondial, clé de la croissance pour tous, en décrétant unilatéralement, taxe et barrières ?… L’histoire récente l’a montré : le nationalisme, c’est la guerre ; l’autoritarisme, le populisme ne règlent rien, leurs échec est programmé, mais entre-temps, les dégâts peuvent être immenses. On pense aussi à ce thème récurrent dans la science-fiction, celui d’une future humanité à deux vitesses. Exemple, Elysium, film de 2013, métaphore troublante des temps modernes, avec Matt Damon et Jodie Foster. En 2154, il existe deux catégories d’humains : ceux privilégiés et riches, qui vivent sur une station spatiale parfaite avec pratiquement la garantie de la vie éternelle. Et la masse des autres, parqués sur la Terre, surpeuplée, ruinée, aux prises avec toutes les violences… AFRIQUE MAGAZINE

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MARK PETERSON/REDUX/REA

2 mai 2016, Carmel, dans l’Indiana. Donald Trump, en campagne, sera élu président des États-Unis six mois plus tard.

Nous n’en sommes pas encore là. Et en 2018, il faut mener la bataille pour plus de démocratie, et pour une réforme graduelle du système, sans le détruire, en préservant les acquis. En s’adaptant. En répondant de manière constructive aux anxiétés qui génèrent réellement la protestation plus que les idéologies. S’attaquer aux formidables inégalités induites par la mondialisation et la globalisation. Les élites tant décriées par les « Trumpistes » et les « populistes » ont un rôle majeur, essentiel à jouer. Elles ont massivement bénéficié des années écoulées, elles se sont enrichies. Il est temps pour elles de proposer des solutions concrètes pour changer le monde positivement. Prenons l’Afrique. Le continent a d’immenses promesses à offrir. La démocratie est une priorité des AFRIQUE MAGAZINE

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peuples. La transparence et la bonne gouvernance également. L’intégration ou la volonté d’intégration y sont des valeurs montantes. Un espace global, interconnecté, nouveau est en train de se créer. Mais ceux qui en tirent le plus de bénéfices, les capitaux, les capitales et les entrepreneurs déjà établis, doivent agir vers beaucoup plus de « bien commun » : décentraliser le progrès vers l’intérieur et les régions, investir dans les industries écologiques et climatiques, soutenir les jeunes, pousser la formation et l’éducation, financer les start-up… Le pire n’est pas une fatalité. Trump et le trumpisme pourraient n’être qu’un accident passager. Un monde meilleur est possible. À condition d’y croire, d’agir, de se battre, de s’investir. ■ 5


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SOMMAIRE Août-septembre n° 383-384 3

ÉDITO La fin d’une ère ? par Zyad Limam

TEMPS FORTS 22

Le choc Lagos par Christophe Langevin et Zyad Limam

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ON EN PARLE NUMÉRO DOUBLE EN VENTE DEUX MOIS

par Catherine Faye AFRIQUE MAGAZINE

ÊTRE EN AFRIQUE ÊTRE DANS LE MONDE

BIG CITY

LE CHOC LAGOS

NUMÉRO DOUBLE EN VENTE DEUX MOIS

PORTRAIT PATRICE TALON, L’HOMME QUI VOULAIT CHANGER LE BÉNIN Interviews Business

Plus de 20 millions d’habitants aujourd’hui. Au moins 40 millions en 2050… Plongée dans la mégalopole du futur.

Business

LE MAROC CONTINUE SON OFFENSIVE AFRIQUE ELLES SONT SMART, ELLES SONT CHIC, ELLES INCARNENT LE STYLE AFRIQUE

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Cameroun

OBJECTIF PRÉSIDENTIELLE !

ALPHA BLONDY «ARRETONS DE MIMER L’OCCIDENT !» À 65 ans le maître de l’afro reggae

Côte d’Ivoire

Patrick Talon, l’homme qui voulait changer le Bénin

CAP SUR L’ÉMERGENCE Un dossier spécial de 16 pages

Cameroun

OBJECTIF PRÉSIDENTIELLE !

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MALEK BENSMAÏL JEAN-PIERRE ELONG-MBASSI

N° 383-384 AOÛT – SEPT. 2018

LAGOS

NUMÉRO DOUBLE EN VENTE DEUX MOIS

France 5,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3500 FCFA ISSN 0998-9307X0

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BIG CITY

LE CHOC LAGOS

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Alpha Blondy : « Dansons pour célébrer une nouvelle Afrique ! »

Agenda : Le meilleur de la culture

SÉDUCTION

N° 383-384 AOÛT – SEPT. 2018

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PARCOURS Amou Tati par Fouzia Marouf

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C’EST COMMENT ? Vacances à l’africaine par Emmanuelle Pontié

par Astrid Krivian

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NUMÉRO DOUBLE EN VENTE DEUX MOIS

CAMEROUN BUSINESS

Elles sont smart, elles sont chic, elles incarnent le STYLE Afrique

LE MAROC OBJECTIF POURSUIT PRÉSIDENTIELLE ! SON OFFENSIVE BIG CITY AFRIQUE LE CHOC LAGOS

+INTERVIEWS

• ALPHA BLONDY • MARGUERITE ABOUET • MALEK BENSMAÏL • JEAN-PIERRE ELONG-MBASSI

CÔTE D’IVOIRE

LE CAMEROUN DANS TOUS SES ÉTATS

INTERVIEW

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CAP SUR L’ÉMERGENCE Un dossier spécial de 16 pages

ALPHA BLONDY Le président Paul Biya, candidat à sa propre succession.

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’:HIKLTD=YUZ^UV:?a@n@i@d@k" 01/08/2018 18:17

MALEK BENSMAÏL

’:HIKLTD=YUZ^UV:?a@n@i@d@k" AM383 COUV Maghreb.indd 1

SÉDUCTION

« C’EST LE FILM DE L’ALGÉRIE »

N° 383-384 AOÛT – SEPT. 2018

M 01934 - 383 - F: 5,90 E - RD

LE MAROC POURSUIT SON OFFENSIVE AFRIQUE

Mohammed VI et le président nigérian Muhammadu Buhari à Rabat, 10 juin 2018.

« ARRÊTONS DE MIMER L’OCCIDENT ! »

N° 383-384 AOÛT – SEPT. 2018

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Diplomatie : le Maroc poursuit son projet Afrique

AFRIQUE MAGAZINE

PORTRAIT PATRICE TALON, L’HOMME QUI VOULAIT CHANGER LE BÉNIN

Plus de 20 millions d’habitants aujourd’hui. Au moins 40 millions en 2050… Plongée dans la mégalopole du futur.

Adama Paris.

Elles sont smart, elles sont chic, elles incarnent le style Afrique

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01/08/2018 17:43

PHOTOS DE COUVERTURE : ALPHA BLONDY : AMANDA ROUGIER POUR AM LAGOS : YANN ARTHUS-BERTRAND/HEMIS.FR CAMEROUN : YANNICK COUPANNEC/LEEMAGE MAGHREB : BRUNO LÉVY/DIVERGENCE - AZZOUZ BOUKALLOUCHMAP - MARION EPANYA

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par Emmanuelle Pontié

Écrans : Spike Lee infiltre le Ku Klux Klan

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01/08/2018 17:44

ÊTRE EN AFRIQUE ÊTRE DANS LE MONDE

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Politique : le Cameroun dans tous ses états

M 01934 - 383 - F: 5,90 E - RD

Plus de 20 millions d’habitants aujourd’hui. Et au moins 40 millions en 2050… Plongée dans la méga cité africaine, impitoyable, créative, vibrante, violente, prometteuse et désespérante.

AFRIQUE MAGAZINE

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01/08/2018 18:14

Défis sécuritaires d’un côté, grandes réalisations et soif d’émergence de l’autre, le pays de Paul Biya se rend aux urnes le 7 octobre.

par Zyad Limam

Musique : Kiddy Smile, trouble-fête (et fier de l’être)

par Jean-Marie Chazeau

LE CHOC

s’insurge, évoque le spirituel, appelle à la réconciliation nationale et au réveil des consciences. Entretien exclusif.

France 5,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3500 FCFA ISSN 0998-9307X0

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ÊTRE EN AFRIQUE ÊTRE DANS LE MONDE

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par Sophie Rosemont Portrait

• Alpha Blondy Le Maroc • Marguerite poursuit CÔTE son offensive D’IVOIREAbouet • Malek Bensmaïl Afrique CAP SUR • Jean-Pierre L’ÉMERGENCE Un dossier spécialElong-Mbassi Séduction de 16 pages Elles sont smart, elles sont chic, INTERVIEWS ellesMARGUERITE incarnent le style Afrique ABOUET

SÉDUCTION

Livres : spécial rentrée littéraire

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CE QUE J’AI APPRIS Slimane Dazi par Astrid Krivian

par Julie Chaudier

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Patrice Talon, l’homme qui voulait changer le Bénin… par Delphine Bousquet

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Marguerite Abouet : « Nous avons nos propres histoires à raconter »

20 QUESTIONS À... Eugène Ébodé par Christophe Langevin

par Christophe Langevin

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10 it girls à suivre par Fouzia Marouf

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Malek Bensmaïl : « C’est le film de l’Algérie » par Fouzia Marouf

AFRIQUE MAGAZINE

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383 -384 – AOÛT – SEPTEMBRE 2018

VICTOR ZEBAZE - AFOLABI SOTUNDE/REUTERS

8 AFRIQUE MAGAZINE

ÊTRE EN AFRIQUE ÊTRE DANS LE MONDE

Jean-Pierre Elong-Mbassi : « Nous devons inventer un nouveau modèle »


AFRIQUE MAGAZINE

FONDÉ EN 1983 (34e ANNÉE) 31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – fax : (33) 1 53 84 41 93 redaction@afriquemagazine.com

Zyad Limam DIRECTEUR DE LA PUBLICATION DIRECTEUR DE LA RÉDACTION

zlimam@afriquemagazine.com

Assisté de Nadia Malouli nmalouli@afriquemagazine.com RÉDACTION

Emmanuelle Pontié DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION

epontie@afriquemagazine.com

p. 90

Isabella Meomartini DIRECTRICE ARTISTIQUE imeomartini@afriquemagazine.com

Éléonore Quesnel

DÉCOUVERTE

PREMIÈRE SECRÉTAIRE DE RÉDACTION

p. 106

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Amanda Rougier PHOTO arougier@afriquemagazine.com

Côte d’Ivoire : objectif émergence !

ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO François Bambou, Dounia Ben Mohamed, Jessica Binois, Delphine Bousquet, Julie Chaudier, Jean-Marie Chazeau, Catherine Faye, Vincent Garrigues, Dominique Jouenne, Astrid Krivian, Christophe Langevin, Fouzia Marouf, Victor Masson, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont.

par Dounia Ben Mohamed

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Résilience, croissance et ambitions La transformation est en marche Une terre d’innovation et d’entrepreneuriat Investissements : les Américains arrivent ! L’Observatoire de la solidarité, outil de cohésion sociale Le chemin vers demain

VIVRE MIEUX

Danielle Ben Yahmed RÉDACTRICE EN CHEF avec Annick Beaucousin, Julie Gilles. VENTES EXPORT Arnaud Desperbasque TÉL.: (33) 5 59223575 France Destination Media 66, rue des Cévennes - 75015 Paris TÉL.: (33)156821200

ABONNEMENTS Com&Com/Afrique magazine

MADE IN AFRICA 112 Escapades : Joburg, capitale de la hype

p. 73

par Luisa Nannipierit

VIVRE MIEUX 118

Faire face aux petits et gros tracas de l’été 119 Sauvez votre peau ! (de la pollution) 120 Cellulite : les clés pour la combattre 121 Hygiène buccale : stop aux idées reçues ! 383 -384 – AOÛT – SEPTEMBRE 2018

Ensuite/AMC 31, rue Poussin - 75016 Paris Tél.: (33)153844181 – Fax: (33)153844193 GÉRANT Zyad Limam DIRECTRICE GÉNÉRALE ADJOINTE Emmanuelle Pontié regie@afriquemagazine.com CHARGÉE DE MISSION ET DÉVELOPPEMENT Elisabeth Remy

OBJECTIF EMERGENCE!

par Luisa Nannipieri

116 Fashion : au Rwanda, l’union fait la force

COMMUNICATION ET PUBLICITÉ

CÔTE D’IVOIRE

par Vincent Garrigues

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afriquemagazine@cometcom.fr

C O M P R E N D R E U N PA Y S , U N E V I L L E , U N E R É G I O N , U N E O R G A N I S A T I O N

114 Carrefours : Moor’’s au sommet de la vague

AFRIQUE MAGAZINE

18-20, av. Édouard-Herriot - 92350 Le Plessis-Robinson Tél. : (33) 1 40 94 22 22 - Fax : (33) 1 40 94 22 32

DÉCOUVERTE

NABIL ZORKOT - OLIVIER - SYLVÈRE GÉRARD/RESERVOIR PHOTO

JACQUES TORREGANO/DIVERGENCES - BRUNO LÉVY/DIVERGENCE - NABIL ZORKOT

par Zyad Limam

Si le calendrier politique et électoral occupe la classe politique, l’agenda économique reste une priorité pour le gouvernement. La Côte d’Ivoire, avec des taux de croissance élevés, s’impose comme une valeur sûre aux yeux des investisseurs internationaux. Le contexte est favorable à l’accélération des projets phares du second mandat présidentiel d’Alassane Ouattara. Autant de chantiers destinés à poser les éléments essentiels d’une nation moderne à l’horizon 2020.

Ci-dessus : SAF Cacao exporte à l’international.

AFRIQUE MAGAZINE EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR

Ci-contre : le barrage de Soubré. Ci-dessous : calculateur de Bingerville.

31, rue Poussin - 75016 Paris. PRÉSIDENT-DIRECTEUR GÉNÉRAL : Zyad Limam.

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Compogravure : Open Graphic Média, Bagnolet. Imprimeur: Léonce Deprez, ZI, Secteur du Moulin, 62620 Ruitz.

Commission paritaire : 0219 D 85602 Dépôt légal : août 2018. La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos reçus. Les indications de marque et les adresses figurant dans les pages rédactionnelles sont données à titre d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction, même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction. © Afrique magazine 2018.

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« L’ABATTOIR DE VERRE »,

J.M. Coetzee,

J. M. Coetzee Une histoire sans fin Le PRIX NOBEL de littérature sud-africain s’interroge cette fois-ci sur la NATURE profonde de notre humanité. par Catherine Faye UNE FOIS ENCORE, John Maxwell Coetzee nous offre une leçon de littérature où l’épure de la langue rythme un texte dépouillé de sentimentalité. Et plein d’émotion. En sept tableaux, le Sud-Africain naturalisé Australien en 2006, cisèle un magnifique portrait de femme – une certaine Elizabeth Costello, déjà croisée au fil de son œuvre. On y découvre une romancière au soir de sa vie. Au fil des jours, elle constate la 8

déliquescence de ses facultés mentales. Est-ce un personnage symbiotique qu’il nous livre dans ce texte empreint d’interrogations complexes et universelles sur le déclin, la mort et la transmission ? En 2003, alors qu’il reçoit le prix Nobel de Littérature à Stockholm, c’est à sa mère qu’il dédie son œuvre : « Et pour qui au fond faisons-nous les choses qui mènent à des prix Nobel, sinon pour nos mères… Maman ! Maman ! », s’exclame-t-il devant l’assistance. De fait, Coetzee semble s’être inventé un alter ego fictif en la personne d’Elizabeth Costello. Et si son style « n’applique jamais la même recette à deux ouvrages, ce qui contribue à la grande variété de son œuvre », selon le jury, c’est en orfèvre qu’il distille dorénavant les mots. À 78 ans, cet homme à l’allure austère, sourire imperceptible à la commissure des lèvres, n’a de cesse de tisser une œuvre romanesque ardente. Plutôt qu’écrivain sud-africain, il se définit comme un auteur occidental né au Cap, en 1940, dans une famille afrikaner calviniste de langue anglaise. Ce bâtisseur d’histoires trouve son inspiration dans la réalité politique et sociale de son temps et de son pays natal. Mais il se veut avant tout un écrivain expérimental. Depuis la parution de son premier roman, Terres de crépuscule (Dusklands), en 1974, il explore les méandres de la violence, la honte, l’aliénation, la désagrégation de la vie morale. « Difficile d’oublier le ténébreux et quasi insoutenable Disgrâce (1999). Coetzee y met en scène un pays malade, violent, scindé en deux communautés irréconciliables. L’une assoiffée de mener à son terme atroce la vengeance qu’appellent des décennies d’humiliation et de spoliation, l’autre accablée d’une culpabilité et d’une honte inexpiables. Alors que son engagement anti-apartheid transparaît dans son œuvre, ce livre suscite en son temps une vive polémique opposant l’auteur au gouvernement noir sud-africain. Serait-ce la cause de son exil en Australie ? Quoi qu’il en soit, l’œuvre étincelante et viscérale de ce lauréat du prix Femina étranger et par deux fois du Booker Prize, s’inscrit en dehors de l’histoire ou de toute réflexion dialectique, dans la lignée d’un Faulkner ou d’un Nabokov. Et plonge dans l’intimité des individus. À en couper le souffle. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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3 8 3 - 3 8 4 – AO ÛT- S EPTEM B R E 2 01 8

JERRY BAUER

Seuil, 176 pages, 18 €.


ON EN PARLE livres révolution APRÈS LE PRINTEMPS… « APRÈS AVOIR tiré en l’air, ils ont commencé à nous viser. J’ai couru vers la première rue et me suis dirigée vers l’autre côté pour voir où ils en étaient et chercher mes amis. » Le Caire, 2011. Des centaines de milliers d’Égyptiens manifestent aux cris de « pain, justice et vérité ». Dans la foulée du « printemps arabe » commencé en Tunisie, ils réclament la

« J’AI COURU VERS LE NIL », Alaa El Aswany,

Actes Sud, 432 p. 23 € démission du président Moubarak au pouvoir depuis trente ans. À travers les péripéties politiques et intimes d’une palette de personnages liés par

les événements, Alaa El Aswany nous livre ici le roman de la révolution égyptienne. « Tous étaient terrorisés. Personne n’était préparé à cette violence. » Du chauffeur au haut gradé, de la domestique musulmane au bourgeois copte, qu’ils soient dissidents ou fidèles au régime, tous incarnent une facette de ce point de rupture historique. Un roman magistral, à ce jour interdit de publication en Égypte. ■ C.F.

« JE SUIS QUELQU’UN »

Aminata Aidara,

Gallimard/ Continents noirs, 368 p. 21,50 €.

policier

FRANCESCA MANTOVANI/ÉD. GALLIMARD/CAMILLEMILLERAND/DIVERGENCES

ALGÉRIE, ANNÉE 1994 PARU en novembre en Algérie aux éditions Barzakh, ce polar plein d’émotion sort dans la collection Rivages noirs pour la rentrée littéraire. Crimes, enquêtes, vengeance, lutte antiterroriste, escadrons de la mort et services secrets, les ingrédients habituels des romans de « l’un des journalistes et auteurs algériens les plus observateurs de ma génération », selon les termes de Kamel Daoud, sont AFRIQUE MAGAZINE

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premier roman SECRET DE FAMILLE

« 119944 », Adlène Meddi,

Rivages, 348 p., 20 €. bien là. 1994, un titre en clin d’œil à George Orwell. Mais surtout, l’année où tout bascule pour quatre lycéens algérois et un tableau des plus sombres de l’histoire de l’Algérie

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postindépendance. Le pays est à feu et à sang lorsque ces adolescents décident de former un groupe clandestin de lutte antiterroriste. Un troisième roman puissant. ■ C.F.

« JE SUIS quelqu’un qui a posé peu de questions jusque-là. Même petite, ça a toujours été comme ça. » Un secret hante les membres d’une famille éclatée entre la France et le Sénégal. Mais un jour de juin, le silence se rompt. Dans ce premier roman écrit à plusieurs voix – à travers récit, journal intime, lettres et e-mails –, Aminata Aidara, 34 ans, nous embarque dans une quête de vérité, de Dakar à Paris, entre tourment et rédemption. À tour de rôle, les personnages démêlent les ficelles d’histoires enchevêtrées au fil du temps. Avec à la clé ce mystère : « Je suis quelqu’un qui a vu un enfant un jour, un nourrisson qui a disparu. » ■ C.F. 9


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TÉRA

DANS LA TÊTE D’UN TERRORISTE

TOUJOURS ACTUEL UN CHEF-D’ŒUVRE – et l’un des tout premiers romans écrit par un emblème de la littérature afroaméricaine. Première femme noire diplômée d’anthropologie, puis l’une des figures du « MAIS LEURS YEUX DARDAIENT SUR DIEU », Zora Neale Hurston,

Zulma, 336 p., 21 €. 10

mouvement de la Renaissance de Harlem, Zora Neale Hurston est aujourd’hui considérée comme « l’un des plus grands écrivains de notre époque », selon

beau livre

« KHALIL, »,

Yasmina Khadra,

LE MONDE DE NATIONAL GEOGRAPHIC

Julliard, 264 p. 19 €.

Toni Morrison. Paru en 1937, Their Eyes Were Watching God est aussi percutant aujourd’hui que lors de sa parution aux États-Unis en 1937. C’est l’une des œuvres de la littérature afro-américaine les plus encensées, étudié dans tous les lycées américains, adapté par Oprah Winfrey pour la télévision. À redécouvrir dans une traduction magistrale. ■ C.F.

À BORD d’un avion des années 50 au-dessus des volcans d’Ouganda pris dans la brume, les yeux levés vers les scintillants gratte-ciel du Zimbabwe ou encore perdus dans les labyrinthiques ruelles et souks des quartiers historiques d’Algérie, c’est un périple à travers le continent africain, jalonné de clichés anciens en noir en blanc, d’autochromes et de photos numériques, sans oublier le Kodachrome à son apogée. Du Caire au Cap, 125 ans de photographie de voyage, à travers 200 images captivantes puisées dans les archives historiques du National Geographic, parmi lesquelles une quarantaine d’inédites. ■ C.F. « NATIONAL GEOGRAPHIC. LE TOUR DU MONDE EN 125 ANS. L’AFRIQUE, », Joe Yogerst, Reuel Golden,

Taschen, 312 p., 50 €.

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VINCENT FOURNIER/JEUNE AFRIQUE

culte

Avec un réalisme et une justesse époustouflants, l’écrivain algérien propose une plongée vertigineuse dans l’esprit d’un kamikaze qu’il suit jusque dans ses derniers retranchements. Magnifique, l’épigraphe porte le lecteur de bout en bout : « Pour accéder à la postérité, nul besoin d’être un héros ou un génie – il suffit de planter un arbre. » ■ C.F.

DEVOIR DE MÉMOIRE PUBLICITAIRE ivoiro-togolaise, l’initiatrice « RÊV’EVOLUTION », de cet ouvrage s’est Damana Milcah, Jets installée au Togo d’encre, 164 p., 16 €. en 2011, suite à la crise postélectorale ivoirienne. Panafricaine dans l’âme, elle a fait appel à des « jeunes gens issus de différents secteurs d’activité et qui ont l’espoir d’une Afrique meilleure, débarrassée, une bonne fois pour toutes, de tous ces maux qui la lézardent depuis fort longtemps, parce qu’ils ont compris que c’est unis, qu’ils pourront accomplir davantage que leurs prédécesseurs ». Dans ce premier tome, les plumes d’une vingtaine de nationalités africaines se délient. Contes épiques, réflexions, poésie, passages économiques ou politiques s’entrelacent pour qu’une prise de conscience générale se fasse. Un devoir de mémoire collectif. Entre rêve et révolution. ■ C.F.

récit

DANS ce nouveau roman, l’auteur de la trilogie Les Hirondelles de Kaboul, L’Attentat et Les Sirènes de Bagdad nous livre une approche inédite du terrorisme. Vendredi 13 novembre 2015, tandis que les Bleus électrisent le Stade de France, aux terrasses des brasseries parisiennes, on trinque aux retrouvailles et aux rencontres heureuses. Une ceinture d’explosifs autour de la taille, Khalil attend de passer à l’acte. « Tandis que je me dirigeais vers mon destin, j’avais le sentiment que mon âme et mon corps étaient en froid l’un avec l’autre. »

collectif


ON EN PARLE livres dialogue CONFIDENCES À PORT-AU-PRINCE

« SOUS LES BRANCHES DE L’UDALA », Chinelo Okparanta,

Belfond, 384 p., 22 €.

tabou UNE HISTOIRE INTERDITE SUBVERSIVE et décomplexée, l’auteur nigériane, lauréate du prestigieux Caine Prize 2013 avec America, aborde encore une fois dans ce roman saisissant (paru en anglais en 2015) un thème souvent tabou en Afrique, l’homosexualité féminine. Ijeoma tombe

amoureuse d’Amina. Mais nous sommes au Biafra, en 1970, la guerre civile fait rage, et deux femmes qui s’aiment sont des criminelles. D’une écriture franche et inventive, l’écrivaine entremêle le personnel et le politique pour nous dépeindre une oppression bien particulière, celle du sexe et du genre. ■ C.F.

KELECHI OKERE

SINGULIÈRE SIRÈNE

AFRIQUE MAGAZINE

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Actes Sud, 160 p. 17,50 €

Maroc LA MARCHEUSE

« LA VÉRITÉ SORT DE LA BOUCHE DU CHEVAL », Meryem Alaoui,

saga C’EST l’histoire d’une femme singulière, Siréna Pérole, 27 ans, retrouvée morte chez elle, apparemment victime d’une mauvaise chute. Nous sommes en 1980. Un 14 juillet. « Celle-là était morte, mais une populace dissipée attendait le feu d’artifice en piaffant. Si on tardait à la divertir, ça pouvait déborder en un rien de temps, pareil à du lait sur le feu. » Avec son talent de conteuse caribéenne,

« NE M’APPELLE PAS CAPITAINE », Lyonel Trouillot,

C’EST une conversation inattendue entre un vieil expert en arts martiaux vivant en solitaire dans un quartier pourri et une jeune bourgeoise de 20 ans, dans un monde dominé par les préjugés et les écarts sociaux. Encore une fois, le romancier, poète et intellectuel engagé haïtien choisit pour décor Port-au-Prince. Entre confidences de l’un et monologue de l’autre, Lyonel Trouillot amène à l’introspection, dans une langue sans détour. Incisive. Il y évoque le pouvoir du langage et des mots. Leur force, leurs sous-entendus, leur beauté, leurs limites. À l’aune du comportement humain… ■ C.F.

Gallimard, 272 p., 21 €.

DÈS LES PREMIÈRES LIGNES, ce roman, en lice pour le Prix du Roman Fnac 2018, claque et saisit. Dans une langue sobre et directe, l’auteur décrit la vie quotidienne dans un Maroc populaire où chacun fait face aux difficultés à force de vitalité et de débrouillardise. Au cœur de cette histoire, Jmiaa, prostituée de Casablanca. Femme au fort caractère et à l’esprit vif, elle vit seule avec sa fille. Mais voici qu’arrive une jeune femme, Chadlia, dite « Bouche de cheval » qui veut réaliser son premier film sur la vie de ce quartier de Casa. Elle cherche une actrice… ■ C.F.

conte jeunesse LUMIÈRE CONTRE TÉNÈBRES ! « LE PARFUM DES SIRÈNES », Gisèle Pineau, Mercure de

France, 256 p. 18,80 € Gisèle Pineau revient sur le destin de « La Sirène », au charme envoûtant. Un récit saturé d’odeurs et de parfums, au cœur d’une incroyable saga familiale. ■ C.F.

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UNE GENTILLE FÉE fait régner le bonheur dans un village, auprès des vieux et enfants, qui coulent des jours de rêve. Mais c’est sans compter avec la « LA GENTILLE ET sorcière Ténèbre, hideuse avec ses cheveux noirs LA MÉCHANTE», et sales, son visage vert, qui rôde dans les parages. Djeynab Hane Un combat acharné s’engage entre les deux Diallo, éditions Tabala, femmes, et la fée Lumière, qu’on se rassure, finira par l’emporter. Un joli conte à morale, qui fait peur 59 p., à souhait, avec des pages d’explication et de notes 5 000 FCFA. interactive pour les petits. Un vrai petit succès de librairie en Côte d’Ivoire, pour le premier ouvrage signé par une ancienne collaboratrice d’AM. ■ E.P. 11


Kiddy Smile Trouble-fête (et fier de l’être) Originaire du Cameroun, il a grandi en banlieue parisienne. Son 1er album, One Trick Pony, nourri de HOUSE et de nuits blanches, réveille la PLANÈTE POP. C’EST le nouveau talent que la planète de la playlist ont été enregistrés entre pop s’arrache. Figure de proue du voguing Paris, New York et Los Angeles. Quant parisien (danse et mouvement au message à faire passer, il est très clair : d’émancipation issu de la communauté « J’accorde beaucoup d’importance aux LGBT noire américaine, né à New York représentations. Petit, j’avais l’impression dans les années 70), musicien sensible, que mon histoire n’était pas racontée. et acteur déjà convaincant (actuellement Par exemple, après la douche, je dois me dans Climax de Gaspar Noé), Pierrepasser de la crème sur tout le corps car je Édouard Hache alias Kiddy Smile n’avait suis noir, et que ma peau peut s’assécher pourtant aucune fée pour se pencher sur très vite. J’étais le seul dans les vestiaires à son berceau. D’origine camerounaise, le faire ! Comment se construire quand on il a grandi dans le 78, où il voit naître nous montre des hommes qui ne nous « ONE TRICK PONY », ses appétences artistiques : « On dansait ressemblent pas ? Le premier Noir que j’ai Kiddy Smile, IDOL. tous dans mon quartier quand j’étais petit, vu capable d’être considéré comme gendre mais je ne pensais pas avoir particulièrement de talent. idéal, c’était Harry Roselmack. (…) Ne pas se sentir C’est un animateur qui m’a encouragé à m’y lancer. La danse représenté, c’est se sentir isolé. Je voulais faire un album dans m’a permis de voir un autre avenir que les deux options qui lequel les gens se reconnaissent. » C’est sans doute pour cette m’étaient proposées : soit être bon à l’école et faire médecine, raison que le président Emmanuel Macron l’a invité à se soit rester dans le cliché du gars de la cité qui ne bouge pas produire dans le cadre institutionnel de l’Élysée pour la fête de son quartier. » Aujourd’hui sort donc son premier album, de la musique. Et qu’on souhaite à Kiddy Smile de continuer One Trick Pony. Avant tout nourris de house, musique qui le à (nous faire) danser tout en balayant les notions de genre transporte dans toutes ses nuits blanches, les dix morceaux d’un revers de main haut levée. ■ 12

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NICO BUSTOS

par Sophie Rosemont


ON EN PARLE musique pop KRISTEL, LE ROCK TROPICAL

reggae funk

FRÈRES COMPLICES

Winston McAnnuff et Fixi nous entraînent sur les routes jamaïcaines. DEPUIS leur première rencontre, en 2007, sur un disque du groupe Java, le Jamaïcain Winston McAnuff, également connu sous le nom d’Electric Dread, et le Français Fixi, ont vu leur amitié croître jusqu’à un album en duo, A New Day (2013). Son excellente réception les a encouragés à remettre ça avec Big Brothers. Pas d’auto-congratulation virile au programme mais un partage de connaissances existentielles. On y chante l’amour, la solidarité, la fraternité, les voyages et les bonnes surprises, on y entend de la soul, du funk et même du cha-cha-cha. Même si les dix morceaux de cet album diablement énergique nous conduisent, encore et toujours, sur les routes accueillantes du reggae… ■ S.R. « BIG BROTHERS », Winston McAnuff & Fixi, Chapter Two/Wagram.

IMPOSSIBLE de ne pas évoquer Skin, la charismatique leadeuse de Skunk Anansie, en entendant le timbre rugueux de cette chanteuse (et bassiste !) de 23 ans. C’est à Tana, Madagascar, qu’elle a fondé son propre groupe, constitué de son mari à la batterie, et de son frère à la guitare. Tout en triturant ses cordes, elle s’investit dans des morceaux d’inspiration rock et tropicale, où il s’agit avant tout de s’affirmer. Comme femme artiste, mais aussi en tant que citoyenne d’une île qu’elle voudrait plus sûre d’elle… Fan de Jaco Pastorius, sans doute impressionnée par des Beth Ditto, Kristel n’a pas froid aux yeux. Ce que l’on pourra voir en concert à Paris en septembre. De quoi être sérieusement décoiffé… ■ S.R. « IRONY », Kristel,

Libertalia-Music.

« JOY COMES IN SPIRIT »,

crazy R’n’B

ERIK MADIGAN - DR

LE CHIEN FOU DE LA SOUL

Vicktor Taiwò, Innovative Leisure.

À 76 ans, SWAMP DOGG n’est toujours pas décidé à se calmer !

dance

« JE SUIS peut-être le seul à le penser. Mais je pense que Swamp Dogg est un trésor national », affirme-t-il. D’abord connu dans les années 50 et 60 comme un soul man sudiste sous le nom de Little Jerry, il officie depuis plusieurs décennies à bord d’un bateau ivre de soul psyché et barrée. Synthétiseurs, boîtes à rythmes et AutoTune : ici, Swamp Dogg a confié la production de ses morceaux à Justin Iver alias Bon Iver et Ryan Olson (Gayngs). Et c’est à la fois froid et émotionnel, exigeant et ultra accessible… sans oublier un peu d’humour comme le prouve le titre Sex With Your Ex. Très fort. ■ S.R.

ON AVAIT remarqué cet Anglo-Nigérien en première partie d’Ibeyi, et on était sous le charme de son R’n’B aussi chic que synthétique. À 26 ans, Vicktor Taiwò, qui, enfant, chantait dans la chorale de son église londonienne et jouait de la batterie, sort aujourd’hui son 1er album. Il déploie ici un arc-en-ciel de soul attitude et d’émotions sous influences diverses : Thom Yorke pour les expérimentations, James Blake pour la passion des sons électroniques, D’Angelo pour la grâce groovy. Si le son est profondément contemporain, les thèmes, eux, sont tous empreints de nostalgie : Taiwò revient entre autres sur le désir fou de vivre de sa musique, envers et contre tout. ■ S.R.

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« LOVE, LOSS AND AUTO-TUNE », Swamp Dogg, Joyful Noise.

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VICKTOR TAIWÒ, TOUT EN DOUCEUR

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Adam Driver, partenaire de John David Washington dans BlacKkKlansman.

Spike Lee infiltre le Ku Klux Klan mort d’une militante anti-raciste lors d’un rassemblement SPIKE LEE lui-même ne connaissait pas cette histoire d’extrême droite. Donald Trump avait alors déclaré qu’ « il y édifiante quand les producteurs de Get Out, le succès a des gens bien des deux côtés »… Pour incarner l’inspecteur surprise d’Hollywood l’an dernier, sont venus lui proposer Stallworth, Spike Lee a fait appel à John David Washington, de l’adapter au cinéma : l’infiltration d’un policier noir au fils de Denzel Washington (Malcolm X). Et au milieu de plus près des dirigeants du Ku Klux Klan, le tristement ce récit jouissif, une séquence forte : celle célèbre groupe raciste blanc des USA ! En où le vétéran noir d’Hollywood, Harry 1979, à Colorado Springs, pour prévenir Belafonte, 91 ans, raconte à des jeunes le leurs actions violentes, l’inspecteur Ron terrible lynchage de Jesse Washington en Stallworth a eu en effet l’idée de se faire 1916, martyre de l’histoire afro-américaine. passer pour un Blanc (au téléphone) afin Dans Miracle à Santa Anna qui sort enfin de gagner la confiance des responsables dans les salles en France, dix ans après locaux du KKK, et de les approcher, en les États-Unis (pour de sombres histoires envoyant d’abord un collègue blanc les de distribution), Spike Lee illustrait un rencontrer, se faisant passer pour lui. À autre chapitre historique : la participation plusieurs reprises, le subterfuge manque de GI’s noirs américains à la libération d’être découvert, c’est l’un des suspenses du de l’Italie en 1944. À cette occasion, il film. Avec un humour tranchant, Spike Lee nous avait expliqué comment ses ancêtres souligne ainsi la dangerosité et surtout la « ont été volés en Afrique » (AM n°277, bêtise de ces suprémacistes blancs derrière octobre 2008) au temps de la traite négrière, leurs cagoules et leurs croix enflammées… sa branche paternelle provenant de l’actuel Il nous embarque dans un film au look très « BLACKKKLANSMAN » Cameroun. Dix ans après, BlacKkKlansman années 70, jusqu’au générique final qui est, (États-Unis) de Spike Lee. s’ouvre d’ailleurs sur un extrait d’Autant lui, pour le coup très actuel car il reprend Avec John David en emporte le vent, la grande fresque les images d’actualité des affrontements Washington, Adam Driver, hollywoodienne sur le Sud esclavagiste… ■ de Charlotteville l’an dernier, avec la Laura Harrier. 14

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DAVID LEE

Le réalisateur militant revient avec un NOUVEAU FILM très politique, au cœur du tristement célèbre mouvement suprémaciste blanc. par Jean-Marie Chazeau


ON EN PARLE cinéma écrans

série

Black Jesus FACE au Black Panther de Marvel, le concurrent DC Comics dégaine Black Lightning, un allié de Batman et de Superman, créé sur le papier en 1977. Surnommé « Black Jesus », il tient son superpouvoir de l’électricité qu’il absorbe et redirige contre des policiers racistes ou les membres d’un gang mafieux dirigé par… un Noir albinos (le rappeur Krondon). Le jeu de Cress Williams, qui l’incarne, est un peu neurasthénique : il faut dire que le héros s’était débranché depuis neuf ans afin de préserver sa vie de famille. La série illustre habilement les difficultés de la communauté afro-américaine aux États-Unis. Une 2e saison est en route. ■ J.-M.C. « BLACK LIGHTNING », Avec Cress Williams, Christine

Adams. Saison 1 (13 épisodes) disponible sur Netflix.

Nafessa Williams joue Thunder, superhéroïne, étudiante et activiste pour les droits des homosexuels.

documentaire

Whitney Houston for ever NOVEMBRE 1994, 200 000 Sud-Africains acclament la première star internationale à se produire depuis la fin de l’apartheid : Whitney Houston, femme superbe à la voix puissante. Avec son record de 200 millions d’albums vendus, elle aura aussi touché massivement la middle class blanche américaine : là aussi une première, peu appréciée par une partie de la communauté noire qui la surnommera « Whitney White ». L’alcool et la drogue la précipiteront vers une mort pathétique (en 2012 à 48 ans), mais le cinéaste britannique Kevin Macdonald (Marley, Le Dernier roi d’Écosse) dépasse le trash et la chronique people. Son enquête, qui mêle archives et témoignages de très proches, décrypte un destin unique, sur fond de questions raciales et de harcèlement sexuel, toujours plus actuelles. ■ J.-M.C. « WHITNEY » (États-Unis) de Kevin Macdonald. En salles le 5 septembre 2018.

comédie

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Mama Adjani AVEC Michel Sardou et Booba pour la bande-son, le ton est donné : voici une comédie française déjantée, l’histoire d’un jeune de banlieue (Karim Leklou en faux nigaud) qui veut renoncer aux trafics pour devenir le distributeur officiel des glaces à l’eau Mister Freeze au Maroc ! C’est sans compter sur sa mère possessive et voleuse incarnée par une Isabelle Adjani survoltée en mama maghrébine, son beau-père ex-taulard et largué (Vincent Cassel), une bonne copine ambitieuse (Oulaya Amamra, révélée dans Divines) et deux potes tous deux baptisés Mohamed, qui vont s’embarquer avec lui dans un gros coup en Espagne, sur la route du cannabis. L’épopée de ces bras cassés à Benidorm file à toute allure, flirtant avec le meilleur Tarantino. ■ J.-M.C. AFRIQUE MAGAZINE

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« LE MONDE EST À TOI » (France) de Romain Gavras.

Avec Karim Leklou, Isabelle Adjani, Oulaya Amamra, Vincent Cassel. 15


musique

L’AFRIQUE SWINGUE À PARIS La nouvelle édition de JAZZ À LA VILLETTE annonce un programme somptueux. Une pluie d’étoiles à partir de fin août.

Sons of Kemet jouera à la Grande Halle de La Villette le 4 septembre.

spectacles

LE QUÉBEC À L’HONNEUR

Pour ses 35 ans, la nouvelle édition du FESTIVAL DES FRANCOPHONIES mettra en avant la richesse de la scène artistique montréalaise. CRÉÉ À LIMOGES EN 1984, le Festival des francophonies en Limousin fête ses 35 ans. 35 ans de création et de partage entre artistes du monde entier, unis par la même langue. Au total, 25 spectacles seront proposés aux festivaliers, réunissant théâtre, musique, danse et autres arts, ainsi que de nombreuses lectures et rencontres. Québec sera mis à l’honneur cette année ; de nombreux acteurs culturels d’outreAtlantique sont attendus afin de partager les richesses de la scène montréalaise. Cette édition signe par ailleurs le départ de sa directrice, Marie-Agnès Sevestre, qui chapeautait depuis 2006 cette ambition de fédérer les talents francophones, de Pondichéry à Yaoundé, en passant par Beyrouth. Le Burkinabé Hassane Kassi Kouyaté, descendant d’une famille de griots, acteur et metteur en scène, lui succédera dès 2019. Fier de sa diversité et de sa pluridisciplinarité, le festival puise sa force dans la liberté qu’il offre à ses intervenants et, comme le zèbre à quatre têtes qui le représente depuis sa création, se veut un symbole de métissage. ■ Victor Masson FESTIVAL DES FRANCOPHONIES EN LIMOUSIN, Limoges,

du 26 septembre au 6 octobre. lesfrancophonies.fr 16

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PIERRICK GUIDOU - HÉLÈNE JAILLET

STARS INTERNATIONALES du jazz, de la soul, du hip-hop ou de la world music, explorateurs, nouveaux talents ou libres penseurs invitent à 12 jours de fête et une vision sans frontières du jazz et de la Great Black Music. Dès la soirée d’ouverture, cette nouvelle édition célèbre le dynamisme créatif de l’Afrique. Avec le retour de l’inventeur d’une afro-pop qui a fait le tour du monde et l’une des plus grandes voix du continent africain : le Malien Salif Keïta. Le duo Tshegue, entre rumba congolaise et punk-funk, l’une des révélations de l’année, oscille entre le chant magnétique de Faty Sy Savanet et les percussions épileptiques de Nicolas « Dakou » Dacunha. Quant au collectif phénomène venu d’Afrique du Sud, BCUC (Bantu Continua Uhuru Consciousness), il donne un immense coup de pied dans la fourmilière des musiques traditionnelles, avec sept musiciens qui partagent la scène du saxophoniste et chanteur nigérian Femi Kuti, l’héritier naturel du maître de l’afrobeat, Fela Kuti. Sans compter la participation du chanteur virtuose et oudiste Dhafer Youssef : un voyage singulier, entre sa Tunisie natale et un jazz affûté. ■ Catherine Faye JAZZ À LA VILLETTE, Paris, du 30 août au 9 septembre. jazzalavillette.com

La chanteuse Sira Niamé se produira aux Francophonies en Limousin le 29 septembre.


ON EN PARLE agenda La 11e édition se déroulera du 21 au 24 novembre prochains.

créateurs

Le Fima, la mode entre les dunes C’est Dakhla au MAROC qui accueillera les 20 ans du festival. ALORS qu’il fête ses 20 ans, le Fima (festival international de la mode africaine), lancé au Niger en 1998 par le styliste Alphadi – à l’époque président de la jeune fédération africaine des créateurs –, se tiendra à Dakhla pour sa 11e édition, du 21 au 24 novembre. Fidèle partenaire depuis sa création, le Maroc a soutenu le festival, conscient de sa portée économique et de son rôle fédérateur pour l’Afrique. Si le projet semblait fou à l’époque, la première édition avait en effet marqué les annales en se déroulant dans le désert de Tiguidit, au Niger. Ce rendez-vous inédit réunissait stylistes africains et occidentaux, chacun présentant huit modèles inspirés du continent au son du Tendé, un instrument traditionnel touareg, sur un podium en forme de croix d’Agadez : Azzedine Alaïa, Krizia, Kenzo ou encore Yves Saint Laurent. Dakhla et sa région offriront à cette édition un espace digne de célébrer la créativité artistique africaine tout en consolidant la coopération Sud-Sud, avec des colloques, des ateliers, et un défilé de 20 stylistes africains et 5 d’autres continents. ■ Fouzia Marouf FIMA, Dakhla, du 21 au 24 novembre. fima-africa.com

CHRISTELLE ALIX/UNESCO - CRISTINA DE MIDDEL & BRUNO MORAIS

arts

DES RITES ET DES CHANTS INITIÉ par la Maison des cultures du monde, le Festival de l’imaginaire capitalise sur la diversité artistique, présentant les pratiques de rites ou cérémonies du monde entier à travers le chant, la musique, etc. Des compagnies relevant aussi du théâtre et de la danse seront réunies pour fêter cet événement d’ampleur. Tables rondes, conférences et expositions fleuriront à Paris – au musée du quai Branly et au Théâtre de la Ville par exemple – et dans toute la France – comme à Vitré, en Bretagne, avec le 7e colloque international de l’ethnopôle CFPCI (Centre français du patrimoine culturel immatériel). ■ F.M.

Cristina de Middel & Bruno Morais, Sans titre. Bénin, 2016.

photographie

À LA CROISÉE DES MONDES

Les 49e Rencontres d’Arles s’intéressent à l’Amérique de Trump. L’AFFICHE de ces nouvelles Rencontres est une photo de l’Américain William Wegman, célèbre pour ses braques de Weimar, chiens racés portant haut les habits et les habitudes des humains. Un clin d’œil plein de sous-entendus pour cette 49e édition, où trois grands axes se dessinent : l’Amérique, Mai 68 et l’humanité. Avec plus de 30 expositions, la programmation voyage à travers nos sociétés, passées et présentes, et leurs dérives. On peut y voir de grands noms, tels Robert Frank, Raymond Depardon ou le Palestinien Taysir Batniji. La série « Minuit à la croisée des chemins », de Christina de Middel et Bruno Morais, propose une vision mondialiste du continent américain, par le prisme de la religion ancestrale et des racines profondes de la spiritualité africaine ayant traversé l’océan Atlantique. Le Suisse René Burri, fasciné par les pyramides depuis son premier voyage en Égypte en 1958, qui a adopté la forme triangulaire dont il peuple ses images, est aussi exposé. De même que l’Algérien Adel Abdessemed, qui situe le monde animal, un univers désormais exogène, dans le milieu urbain. ■ C.F.

FESTIVAL DE L’IMAGINAIRE, France,

LES RENCONTRES DE LA PHOTOGRAPHIE,

du 29 septembre au 29 novembre.

Arles, jusqu’au 23 septembre.

festivaldelimaginaire.com

rencontres-arles.com

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PARCOURS par Fouzia Marouf

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MORDANTE, DÉJANTÉE, la comédienne, qui a grandi entre la France et la Côte d’Ivoire, cultive l’humour sur scène à travers des tranches de vie inspirées de sa double culture. Mais on la retrouve aussi au cinéma ou encore à la télévision… Tout aussi truculente !

INGRID MARESKI

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emme noire, le célèbre poème de Léopold Sédar Senghor, retentit sur la scène du Marrakech du Rire par une belle nuit étoilée, fin juin. Front haut, regard déterminé, pieds nus, la fiévreuse Amou Tati, humoriste qui représente les couleurs de la France et de la Côte d’Ivoire lors du gala Afrika, surprend le public alors qu’elle joue une scène de drague : lasse de subir les avances appuyées d’un compatriote dans une rue à Paris, elle retire sa perruque afro pour freiner l’élan du macho. Un geste inattendu, qui en dit long sur le tempérament de feu de cette artiste, bercée par le multiculturalisme dès sa prime enfance. « J’ai adoré la Côte d’Ivoire. L’Afrique, c’est la vie et ses paroles imagées », confie-t-elle. Déjà, la veille, Tatiana Rojo alias Amou Tati, avait suscité une émotion palpable, oscillant entre rires et larmes lors de son one-woman-show sur la scène de l’Institut français de la Cité ocre, où ses portraits de femmes inspirées de son enfance africaine, ont tour à tour amusé, surpris, ému, les spectateurs. Née au Havre, de mère ivoirienne et de père gabonais, elle arrive très jeune à San-Pedro en 1986 : « Ma mère a quasiment été expulsée, suite à la mort de mon père. Mais elle nous a dit, à mes trois sœurs et à moi, que nous partions en vacances en Côte d’Ivoire. C’était son pays natal, elle s’y est révélée drôle, pleine de vitalité, alors que nous étions devenues pauvres », se souvient-elle. Passionnée de théâtre et de poésie, la jeune fille dévore les classiques, accueillie gracieusement à la bibliothèque de l’école de la mission française : « L’accès était payant, mais ma foi pour la lecture a conquis celle qui se trouvait à l’entrée. » Adoptée par la terre ivoirienne, pétrie de curiosité, elle réapprend la vie : douée pour puiser l’eau alors qu’aucune de ses sœurs n’y parvient, intrépide pour se battre après les cours, observatrice redoublant de questions sur son nouvel environnement. Aujourd’hui, Amou Tati a conscience de sa forte capacité d’adaptation et de la fascination qu’elle a d’emblée nourrie à l’égard de l’Afrique, mais aussi des contradictions qu’elle incarnait, car « je parlais comme une petite Française en étant noire comme charbon », s’amuse-t-elle. 2009 marque son premier one-woman-show, Amou Tati à l’état brut. Suit en 2013 un deuxième spectacle, mis en scène par Éric Checco, au succès retentissant au Festival d’Avignon, La Dame de fer. Un hommage à sa mère, « mon héroïne », courageuse face à l’adversité, qui explique à ses filles : « On sèche son linge là où le soleil brille, le cacao ne pousse pas à Genève et pourtant là-bas, ils sont tous chocolatiers ! » Dans la galerie de personnages authentiques qui gravitent autour de cette mère africaine autoritaire, l’humoriste révèle un Québécois écolo et un Français bobo égocentrique, qui ne sont autres que son ex-mari et celui de sa sœur… Auteur et comédienne, revenue à Paris à 18 ans, Amou Tati est nominée meilleure actrice au Festival du film de Montréal en 2014 pour son rôle dans Danbé, la tête haute de Bourlem Guerdjou. Elle est aussi chroniqueuse vedette sur Canal+ Afrique, incarnant avec énergie la truculente Madame Zouzoua. En 2016, alors qu’elle reçoit un appel lui annonçant qu’elle est couronnée du Prix d’excellence pour les arts vivants en Côte d’Ivoire, elle croit à une blague ! Mais ce qui la touche profondément, ce sont les mots d’une Ivoirienne sans papiers, qui à la fin de son show, lui avoue : « Vous m’avez ramenée au pays, merci. » Après un rôle remarqué dans La Vie de château de Modi Barry et Cédric Ido, on la retrouvera dans la suite de Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? et Les Bonnes Intentions avec Agnès Jaoui. Pour l’amour du rire. ■

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La Dame de fer, son one-woman-show, a tourné en Europe et en Afrique.

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C’EST COMMENT ? par Emmanuelle Pontié

VACANCES À L’AFRICAINE

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t hop ! C’est les vacances ! J’entends déjà mes amis africains fortunés préparer leurs valises pour un hôtel stéréotypé à Dubaï, un cottage pluvieux dans la banlieue de Londres ou un appart-hôtel parisien en pleine pollution. Oui, oui, je suis d’accord, c’est bien d’aller voir ailleurs. Mais franchement, pourquoi les statistiques du tourisme intérieur en Afrique stagnent-elles à ce point autour de zéro ? Je ne parle pas d’un week-end à Assinie pour les Abidjanais ou au Badalodge pour les Bamakois. Je parle de vraies vacances, d’une semaine, d’un mois, à la découverte d’une région de votre propre pays qui ne serait pas celle de votre village natal, ou d’une terre toute voisine, à une ou deux heures d’avion. En Afrique centrale, on peut choisir d’aller au Loango National Park au Gabon et observer les baleines qui jouent dans l’eau ou les buffles qui déambulent sur la plage. Ou encore foncer grignoter des écrevisses grillées sur la côte de Kribi, admirer les chutes d’Ekom ou rêvasser au domaine de Petpenoun, devant son lac et ses montagnes, au Cameroun. En Afrique de l’Ouest, embarquez sur le Bou El Mogdad pour une croisière sur les rives de Saint-Louis du Sénégal, après avoir admiré les maisons anciennes et les galeries d’artistes du cru. Ou découvrez les plages de sable blanc sauvages à quelque 30 minutes de bateau du port de Lagos. Et encore la civilisation des Dogons au Mali, l’architecture de Bobo-Dioulasso au Burkina, la réserve d’éléphants et d’hippos de Fazao à Lomé, le village sur pilotis de Ganvié au Bénin… La liste est infinie. Et quoi qu’on en dise, les alentours de tous ces sites ou lieux à découvrir sont assez balisés, avec location de voitures, guides et campements bien tenus. J’entends déjà le sempiternel refrain : « Ouais, mais ça, AFRIQUE MAGAZINE

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on connaît ! » Ben justement, c’est pas vrai. Penser qu’un Gabonais ne découvrira rien au Cameroun ou qu’un Béninois s’ennuiera à mourir au Sénégal, c’est un leurre. Un préjugé qui a la vie dure. Chaque fois que l’un d’entre eux est allé chez le voisin, il en est revenu avec des étoiles plein les yeux, racontant jusqu’au bout de la nuit ce qu’il y a découvert, ce qui l’a étonné. Dans le même temps, on apprend qu’il n’y a pas que le shopping dans la vie, que les malls de Johannesburg ou de Casablanca ont beau regorger de prix attractifs sur les marques de luxe, on peut parfois changer de braquet, d’idée, de destination, d’envie… Bref, révolutionner son mode de villégiature et, accessoirement, contribuer à vendre les destinations africaines, les faire vivre, exister. Bonnes vacances à tous ! ■

Pourquoi les statistiques du tourisme intérieur en Afrique stagnentelles à ce point autour de zéro ?

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par Christophe Langevin

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LE CHOC Nous sommes au Nigeria. Et c’est la plus grande ville d’Afrique subsaharienne. Une mégalopole de près de 20 millions d’habitants et qui devrait en compter 40 millions à l’horizon 2050… Un concentré d’Afrique 22

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pure, avec les ambitions, la dureté, les milliards, les bidonvilles, les équilibres ethniques, la compétition, le dynamisme, et une incroyable industrie de la culture. Et du show-biz. Welcome to Eko ! par Christophe Langevin AFRIQUE MAGAZINE

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agos. À sa simple évocation, nombre d’Africains fantasment. 22 millions d’habitants. Plus grande ville d’Afrique subsaharienne. Rien que ces informations suscitent l’émoi. Il faut bien souvent plusieurs mois pour avoir un visa fédéral et l’insigne honneur de fouler le sol de l’aéroport MurtalaMuhammed. À lui seul, ce nom évoque l’histoire chaotique de cette ville. Murtala Muhammed est arrivé au pouvoir par un coup d’État en juillet 1975. Le 13 février 1976, alors qu’il traversait Lagos dans sa Mercedes, celle-ci a été mitraillée. Le jeune chef d’État n’a pas survécu. Aujourd’hui encore, la carcasse de son véhicule est exposée au musée de la ville, dont elle constitue l’une des attractions majeures. Entre-temps, la démocratie a été instaurée, et depuis l’élection d’Olusegun Obasanjo en 1999, le « géant de l’Afrique » n’a plus connu aucun coup d’État. Les arrivées à l’aéroport de Lagos sont souvent pleines de surprises. Dans cet établissement qui devrait être la vitrine du Nigeria, combien de passagers menacés par des hommes en uniforme ? Même les véhicules des ambassades ne sont pas à l’abri de mauvaises surprises. Des nervis peuvent voler leurs plaques diplomatiques et les restituer seulement moyennant finance. Cette « porte d’entrée » à Lagos se révèle néanmoins plus acceptable qu’il y a quelques années. Par ailleurs, la route qui mène de l’aéroport aux îles de Lagos est nettement moins rude : la ville s’est embourgeoisée. Au début des années 90, celui qui faisait ses premiers pas à Lagos était frappé par l’obscurité. Sur la route reliant l’aéroport aux îles, de nuit, seules les bougies des étals des petits commerçants installées au bord de l’asphalte apportaient un peu de luminosité. Du fait des défaillances du réseau électrique, la plus grande ville du continent était le plus souvent plongée dans le noir. La compagnie nationale d’électricité, la NEPA, avait été surnommée par le chanteur Fela Kuti ainsi que le reste de la population « Never expect power again » (« N’attends plus jamais l’électricité »). Aujourd’hui, l’approvisionnement est devenu un peu moins erratique, et des quartiers ont été dotés de lampadaires fonctionnant au solaire. Les embouteillages légendaires de Lagos conservent leur intensité. Surnommés « go-slow » par les habitants de Lagos, ils font partie du quotidien, accentués parfois par les travaux. Ainsi, il n’est pas rare de mettre plus de 5 heures pour parcourir les 15 kilomètres séparant l’aéroport du quartier résidentiel d’Ikoyi… Arriver à Lagos par la voie terrestre est encore plus difficile. Le passage de la frontière entre le Bénin et le Nigeria relève du chemin de croix, côté nigérian. La plupart des habitués de cette route préfèrent l’emprunter le dimanche, quand la frontière se « décante », pour employer une formule en cours au Bénin. En effet, le dimanche matin, un certain nombre de douaniers et de leurs acolytes désertent leur poste pour se rendre

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Elle ne fait rien pour être d’un accès facile. Il est ardu de s’y faire une place, mais la mégalopole constitue l’un des plus beaux « meltingpots » du continent. à la messe, ce qui permet de desserrer l’étau. Il n’est pas rare de subir une vingtaine de check-points, au bas mot, entre la frontière et Lagos. Normalement, les titulaires d’un passeport CÉDÉAO peuvent franchir la frontière sans souci, mais bien des douaniers vont par exemple contester l’appartenance de tel ou tel pays à la CÉDÉAO. Même les passeports diplomatiques ne recueillent pas l’assentiment des agents dès lors que la couleur desdits documents ne leur plaît pas. À vol d’oiseau, une centaine de kilomètres séparent Porto-Novo, la capitale béninoise, de Lagos. Mais à lui seul, le passage de la frontière et de ses barrages peut prendre plusieurs heures. De jeunes hommes portant des tee-shirts troués, des tongs et des kalachnikovs exigent votre passeport, sans que vous sachiez vraiment qui ils sont ni pour le compte de qui ils travaillent. Il n’est pas rare non plus qu’un homme pointe son arme dans votre direction et vous dise avec un grand sourire : « Welcome to Nigeria ! » Tout est fait pour extorquer de l’argent aux visiteurs, mais aussi pour leur faire comprendre que la venue à Lagos est un privilège immense qui doit se payer au prix fort. UNE TERRE DE MÉLANGES Lagos ne fait rien pour être d’un accès facile. Il est ardu de s’y faire une place, mais la mégapole constitue l’un des plus beaux « melting-pots » du continent. C’est sans doute dans les quartiers riches que les mélanges s’opèrent avec le plus d’harmonie. Ikoyi, la zone résidentielle où vivaient les Britanniques à l’époque coloniale, en est un bel exemple. Toutes les ethnies du pays y cohabitent en bonne intelligence. Les Igbos, originaires du sud-est, y sont particulièrement présents. Les petits commerçants installés au bord des routes sont fréquemment igbos, ils vendent de tout, des pièces détachées d’automobiles aux films de Nollywood. Les okadas, les taxis-motos qui sillonnent ce quartier, sont souvent haoussas, originaires du nord. Tandis AFRIQUE MAGAZINE

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PETRUT CALINESCU/PANOS-REA

Au cœur de la ville, l’immense bidonville sur pilotis de Makoko.


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par Zyad Limam

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’était une première fois, pour 48 heures avec le président français, Emmanuel Macron. Une approche personnelle tout en précaution, en prudence, en excitation. Lagos, enfin, après toutes ces années africaines… La mégalopole avec ses légendes urbaines, ses mythes, sa force et sa violence… À l’approche de l’avion, il y a d’abord cette sensation d’immense uniformité, ces faubourgs sans limites, faits d’immeubles à un ou deux étages. Puis, il y a cet aéroport hors d’âge, tellement décalé par rapport aux ambitions de cette cité ouverte sur le monde, et ces embouteillages dantesques, souvent accentués par des travaux qui semblent n’avoir pas vraiment de logique. Des voitures, des taxis-motos qui s’entassent, se frôlent, se touchent, un délire où l’on se dit que le moindre accident peut mal tourner. Il y a ces autoroutes majestueuses qui traversent la mer entre le continent et les chapelets d’îles, et lorsque l’on tourne la tête, on aperçoit ces immenses cités lacustres, royaume des pauvres, des dépossédés et des migrants. Il y a cette densité de la population, cette concentration humaine, ce foisonnement indiscipliné qui fait penser aux méga-villes d’Inde ou d’Asie du Sud-Est. On étouffe et on respire à la fois. Il y a ces hôtels orgueilleux sur Victoria Island, dans lesquels se croisent tous les businessmen du monde, où l’eau est parfois un peu marronnasse – mais ce n’est pas très grave, parce que c’est ici que la grande Afrique de demain se construit. Il y a cette élite, des hommes et des femmes d’affaires richissimes, porteurs et porteuses de projets sans limites, et quelque part, ça fait du bien de sentir cette énergie. Même si l’on se doute que pour ceux qui vivent sur l’eau, sous les ponts, pour les damnés de la ville, c’est l’enfer du capitalisme africain. On va vers le Shrine, la boîte de nuit mythique de Fela Kuti, reconstruite par son fils Femi. Au fond, de grands gaillards fument des pétards pendant que le président français applaudit Femi, magicien du saxophone. On se dit que s’il pleuvait, l’inondation et le court-circuit ne seraient pas loin… Retour vers l’Europe. Évidemment, on reviendra se replonger ici, s’immerger dans ce maelström urbain, dans ce film à mi-chemin entre Blade Runner et Black Panther. Dans cette préfiguration de ce que l’Afrique peut offrir de pire comme de meilleur. ■

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que les taxis sont plutôt des Yoroubas, c’est-à-dire des populations originaires du sud-ouest. Dans les maquis, on trouve des Lagotiens provenant de l’ensemble du pays. « Lagos reste la ville qui fait rêver. Pour nous, c’est la terre de tous les possibles », explique Blessing, serveuse originaire du delta du Niger. CAPITALE ÉCONOMIQUE La tolérance religieuse y est également grande. La moitié des Yoroubas est chrétienne, l’autre musulmane. Lors des fêtes religieuses, Ikoyi se vide, ces cérémonies permettant aux habitants de rejoindre leur région d’origine. Les « purs Lagotiens » constituent une infime minorité, la grande majorité de la population n’ayant qu’une hâte : rejoindre leur terre dès que l’occasion se présente. Akin Ambode, le gouverneur de Lagos, élu en avril 2015, est un fervent chrétien. Son prédécesseur, le populaire Babatunde Fashola, était musulman. Considéré comme très compétent, Fashola a effectué deux mandats successifs, et il réunissait aussi bien des votes chrétiens que des musulmans. À Lagos, l’issue des scrutins n’est pas déterminée par des critères religieux, contrairement à bien des régions du pays. Dans les familles yoroubas (majoritaires dans le sud-ouest), il n’est pas rare que la moitié soit chrétienne et l’autre musulmane. Il est d’ailleurs fréquent qu’un Yorouba change de religion. À Lagos, l’intolérance religieuse n’a jamais été marquée. Boko Haram n’a ainsi pas réussi à s’y ancrer, malgré plusieurs tentatives. Les élites économiques du Nigeria se retrouvent à Le tristement Lagos sans distinction ethcélèbre aéroport nique ou religieuse. Ainsi, MurtalaAliko Dangote, l’homme le Muhammed. Sur les parkings, plus riche du continent, s’y les avions de la est établi dès les années 80. défunte compagnie Son yacht mouille dans la Arik continuent lagune, entre Ikoyi et Vicde rouiller… toria Island. Musulman et haoussa, originaire de Kano, la plus grande ville du nord, Dangote développe ses activités économiques depuis Lagos. Il est d’ailleurs très proche de l’ex-président Olusegun Obasanjo, un Yorouba, fervent chrétien. Au cours des deux dernières décennies, Kano et Kaduna (les deux capitales économiques du nord) s’étant « assoupies », le business s’est encore plus concentré à Lagos. Kaduna, notamment, souffre de son enclavement, en particulier son usine Peugeot, si prospère jusque dans les années 2000. Les industries installées à Lagos bénéficient de la proximité du port et des consommateurs les plus argentés du Nigeria. D’ailleurs, c’est à Lagos que Dangote a décidé d’implanter sa raffinerie (un projet à plusieurs milliards de dollars). AFRIQUE MAGAZINE

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ENTRE BLADE RUNNER ET BLACK PANTHER


GWENN DUBOURTHOUMIEU/JEUNE AFRIQUE

Club The Place, à Lekki, l’un des quartiers aisés de Lagos. Au pouvoir (une première fois de 1976 à 1979 comme dirigeant miliaire et une seconde fois de 1999 à 2007 comme président élu), Obasanjo a aidé Dangote à constituer son empire industriel. En retour, celui-ci met sa manne financière au service des projets d’Olusegun Obasanjo, notamment de sa « bibliothèque présidentielle ». Sur le modèle américain, l’ex-président nigérian a réalisé un musée et un centre de conférence à sa gloire, à Abeokuta, sa terre natale, située en périphérie de Lagos. Les élites financières igbos sont aussi très présentes. Elles ont fait de Lagos leur capitale de longue date. Avant la guerre du Biafra (1967-1970), les Igbos possédaient une grande partie des plus belles résidences. « Dépossédés de leurs biens pendant cette guerre civile qui a fait plus d’un million de victimes, ils ne les ont jamais récupérés », souligne l’écrivaine igbo Chimamanda Ngozi Adichie, qui a élu domicile à Lagos. Elle y apprécie l’atmosphère cosmopolite et intellectuelle et fréquente le Jazz Hole, librairie-café branchée d’Ikoyi. Comme tant d’autres célébrités de la ville, Nneka et Keziah Jones ont également un faible pour cet espace culturel où ils retrouvent leurs amis. Même la famille d’Odumegwu Emeka Ojukwu, le leader de la rébellion biafraise, reste fidèle à Eko (le nom yorouba de Lagos). L’un de ses frères y a ouvert un « wine bar » ayant pignon sur rue à Ikoyi. Importateur de vins, il savoure de grands crus avec ses clients et organise des concerts. Après la guerre civile, sa famille a négocié le fait de récupérer des propriétés saisies pendant la guerre. À l’issue de la défaite du Biafra (janvier 1970), Ojukwu lui-même avait négocié avec les autorités fédérales de s’exiler à Abidjan (chez son allié HouphouëtBoigny) avec sa Mercedes et un certain nombre de lingots d’or. Dans les quartiers riches, les Igbos, Yoroubas et Haoussas sont AFRIQUE MAGAZINE

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Le Nigeria est perçu comme une source de problèmes sans fin, dont les riches Lagotiens préfèrent se tenir le plus possible à distance. mélangés. Longtemps rares, les mariages interethniques se multiplient. Au point d’avoir servi de thème principal à The Wedding Party, le plus grand succès commercial de Nollywood. LA VILLE POUR TOUS ? « À Lagos, tout le monde peut réussir dès lors qu’il a du talent. Personne ne se préoccupe de votre origine ethnique si vous faites bien le job ! » souligne la réalisatrice et actrice Omoni Oboli, originaire du delta du Niger. Cette collaboration interethnique est particulièrement visible dans le domaine du cinéma. Lagos est le berceau et la capitale de Nollywood. Une industrie dans laquelle les Igbos jouent un rôle majeur et qu’ils ont eux-mêmes créée il y a une vingtaine d’années. « Avant, le théâtre yorouba dominait. Parfois il était filmé… Mais l’essor d’une industrie du cinéma sur le modèle américain est bien dû aux Igbos. Ils contrôlent notamment les aspects commerciaux, et jouent un rôle majeur dans la production et la commercialisation », souligne Michael Ugwu, critique de cinéma. 27


COVER STORY LE CHOC LAGOS

Lagos est un vaste gâteau dont tout le monde veut sa part. La ville revendique son titre de « New York de l’Afrique », mais la cohabitation n’est pas toujours idyllique. La compétition peut devenir féroce. Les « étrangers » sont les bienvenus dans les domaines économique et culturel, mais il en va parfois autrement en politique. Les élections locales sont le théâtre de confrontations musclées, la tension montant particulièrement tous les quatre ans, lors des élections des gouverneurs. Le Nigeria étant régi par un système fédéral, le gouverneur de Lagos possède un pouvoir considérable. Lors du dernier scrutin, en 2015, deux candidats principaux s’affrontaient : Akin Ambode, perçu comme le « porte-parole » des Yoroubas, et Jimi Agbaje, vu comme celui des autres ethnies. Les partisans du premier ont joué à fond la carte ethnique : le roi de Lagos (chez les Yoroubas, les rois sont puissants) a réuni les représentants de la communauté igbo. En présence des médias, il leur a ensuite fait savoir que s’ils ne votaient pas pour le candidat choisi par les Yoroubas, ils seraient « jetés dans la lagune et noyés ». Une déclaration qui n’a pas choqué grand monde chez les Yoroubas. « Nous avons toujours été très accueillants à Lagos. Nous avons laissé toutes les autres ethnies développer leur business dans cette ville, alors même qu’elles ne font pas preuve de la même ouverture. Connaissez-vous beaucoup de Yoroubas qui fassent du business en pays igbo ? Chez les Igbos, il n’y a presque que des personnes de leur ethnie. Nous sommes ouverts, mais cela ne veut pas dire que nous acceptons de perdre le contrôle de Lagos », explique Femi Tubosun, un universitaire yorouba. L’un des ministres d’Ambode reconnaît que la déclaration du roi des Yoroubas n’avait rien d’un dérapage. Le fait de menacer de noyer les Igbos qui « ne votent pas bien » lui paraît tout à fait normal : « Cette ville nous appartient. Cette déclaration nous a beaucoup aidés à remporter le scrutin, et c’est très bien ainsi. » Le jour de l’élection du gouverneur, nombre d’Igbos et de personnes originaires du sud-est ne se sont pas rendus aux urnes. « Nos patronymes indiquent clairement notre région d’origine. Aller voter aurait représenté un grand risque et une mise en danger », reconnaît une directrice de chaîne de télévision venant de l’est. Elle avait même « fui Lagos pour assurer sa sécurité et celle de sa famille ». Comme des centaines de milliers de Lagotiens. Une fois Ambode élu, des mesures concrètes ont été prises pour renforcer la présence yorouba à Lagos. Nombre de petits commerces installés sur la voie publique ont dû fermer leurs portes. Il s’agissait de lutter contre les embouteillages, mais aussi de réduire l’influence des Igbos, beaucoup de ces petits commerces leur appartenant. « Cette puissance des ex-Biafrais agace les Yoroubas. Selon eux, il fallait la réduire », souligne Seun Balogun, homme d’affaires lagotien. La volonté de reprise en main de Lagos par les Yoroubas n’a pas échappé aux intellectuels igbos. Ainsi, l’autrice Chimamanda Ngozi Adichie a dénoncé cet état de fait et la volonté, 28

Lagos est un vaste gâteau dont tout le monde veut sa part. La cohabitation n’est pas toujours idyllique. La compétition peut devenir féroce. selon elle, de considérer les personnes de son ethnie comme des citoyens de seconde zone. Reste que cette compétition pour le contrôle de Lagos n’est pas inédite. « Elle pourrait même constituer l’un des moteurs du dynamisme économique de la ville », estime l’écrivain Toni Kan, originaire de l’est. La présence de non-Yoroubas à des postes clés n’a rien d’une nouveauté. Il suffit de se promener dans la vieille ville pour s’en rendre compte. L’architecture brésilienne y occupe une place cruciale. Dans la montée en puissance de Lagos, les « returnees » – les descendants d’esclaves affranchis de retour sur le continent – ont joué un rôle essentiel. Les grandes familles de returnees occupent toujours une place essentielle dans la ville et ont un pouvoir économique très important. De grandes familles lagotiennes sont également originaires de Benin City, et ont largement participé au développement de cette cité. D’emblée, AFRIQUE MAGAZINE

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Victoria Island, centre business et commercial de la ville.

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Lagos, ville portuaire, a été un lieu d’échange et de rencontre entre des populations africaines et européennes. Certes, la ville se trouve au cœur du pays yorouba, mais il serait vain de la réduire à cette identité ethnique. Le Nigeria compte plus de 300 ethnies, qui ont toutes trouvé une place à Lagos. Il en est de même pour des populations originaires du Bénin, notamment des pêcheurs qui ont navigué sur la lagune. Makoko, le quartier lacustre de la ville, est très largement peuplé par ces pêcheurs venus du pays voisin. Des enseignements sont d’ailleurs prodigués en français par des Béninois. UN MILLION DE FRANCOPHONES DANS LA MÉGALOPOLE Lagos est devenue un aimant pour de nombreuses populations du continent en quête d’opportunités professionnelles. Des centaines de milliers de Béninois, de Togolais, de Camerounais, de Sénégalais ou de Ghanéens y travaillent dans le domaine de la construction, des emplois à domicile ou encore de l’agroalimentaire. « Près d’un million de francophones vivent à Lagos », affirme un diplomate européen, qui ajoute aussitôt : « Ils ne sont pas toujours bien considérés. Ils sont souvent au bas de l’échelle sociale. Certains patrons les traitent à peine mieux que des esclaves. » Mais parmi ces expatriés, on compte aussi un grand nombre de cadres, qui gagnent bien mieux leur vie que dans leur pays d’origine. Ces étrangers sont souvent rackettés par les agents de l’immigration ou par les logeurs. AFRIQUE MAGAZINE

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« Des marchands de sommeil leur imposent des tarifs prohibitifs et leur font payer deux ans de loyer d’avance », indique un cadre béninois. Pour résider dans les beaux quartiers, il n’est ainsi pas rare de devoir débourser une somme astronomique en avance. Cela peut représenter jusqu’à 100 000 dollars, lorsque l’on veut habiter dans des quartiers comme Ikoyi ou Victoria Island. Même si elle a perdu son titre de capitale depuis les années 90, Lagos se considère toujours comme telle. Le régime militaire a contraint les chancelleries à déplacer leurs ambassades à Abuja, mais la nouvelle capitale n’a jamais vraiment réussi à s’imposer. Depuis son indépendance acquise en 1960, le Nigeria a été le plus fréquemment dirigé par des nordistes, notamment à l’époque de la dictature. Les dirigeants nigérians ne se sont jamais sentis très à l’aise dans cette ville contestataire, qui revendiquait le respect des droits de l’homme et de la démocratie. D’où la volonté de déplacer la capitale. Certes, il y avait d’autres « bonnes raisons » d’opérer ce transfert : tout à la fois capitale économique et politique, Lagos risquait de devenir ingouvernable. Par ailleurs, Abuja se trouve au centre du pays. Mais il s’agissait également de réduire l’influence du sud, en lui retirant sa capitale. Malgré la volonté du pouvoir fédéral d’affaiblir Lagos, la mégalopole n’a rien perdu de sa superbe. Bien au contraire. Des chancelleries rapatrient d’ailleurs discrètement – afin de ne pas heurter les autorités fédérales – des diplomates à 29


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Lagos ; ainsi les Néerlandais y ont réinstallé leurs services économiques. Et des consulats ont récemment été ouverts, comme celui de la Suisse ou du Burkina Faso. « C’est là que tout le business se déroule. Abuja est juste un centre administratif », note un diplomate européen. « Abuja est une ville d’un ennui mortel. Elle se vide d’ailleurs tous les week-ends. Tout le monde prend la direction de Lagos dès le vendredi soir. Les vols Abuja-Lagos sont pleins au début et à la fin du week-end », avance un homme d’affaires. Plus de vingt ans après le transfert de la capitale, les Lagotiens continuent d’ailleurs à appeler les consulats de Lagos des « ambassades », et parlent de « capitale du nord », et non de « capitale du Nigeria », pour désigner Abuja. Le plus souvent, ils évoquent d’ailleurs avec mépris cette ville : « Abuja se construit sur le “vol” des ressources du sud. Avec l’argent prélevé de force sur la rente pétrolière. L’or noir vient du sud. Ce sont les gens du nord qui utilisent cet argent pour construire leur capitale », estime Jola, un commerçant d’Ikoyi. Avec le changement de capitale, Eko s’est d’ailleurs sentie abandonnée. « L’entretien

des infrastructures n’était plus du tout assuré. La ville allait à vau-l’eau », souligne un haut fonctionnaire lagotien. Il ajoute : « Comme l’État central ne consacrait plus un kobo (l’équivalent des centimes, NDLR) à l’entretien de Lagos, les gouverneurs ont commencé à prélever des impôts locaux. Une petite révolution. L’argent est rentré rapidement dans les caisses, compte tenu du nombre d’entreprises et de riches que compte la ville. » Et Lagos a retrouvé de sa superbe. Les Lagotiens sont plus que jamais persuadés qu’il ne faut rien attendre de l’État central. Un sentiment renforcé depuis l’élection de Muhammadu Buhari lors de la présidentielle d’avril 2015. Originaire du nord, ce Peul ascétique ne met presque jamais les pieds dans la mégalopole. Dans son entourage, on surnomme Lagos « Sin City », la ville du péché, et on la charge de tous les maux en matière financière, mais aussi dans le domaine des mœurs. Buhari se rend fréquemment à Abeokuta, la ville voisine, mais évite soigneusement Lagos. Il n’a d’ailleurs pas particulièrement apprécié qu’Emmanuel Macron ou Mark Zuckerberg s’y rendent. Pourtant, sa

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crivaine à succès, Lola Shoneyin, 44 ans, a notamment publié Baba Segi, ses épouses, leurs secrets. Un roman féministe traduit dans une dizaine de langues, dont le français (éd. Actes Sud, 2016). Cette poétesse yorouba vit à Lagos depuis près de vingt ans. Belle-fille de Wole Soyinka, le premier auteur africain lauréat du prix Nobel de littérature (1986), elle nous explique pourquoi elle ne pourrait pas vivre ailleurs.

AM : Comment définissez-vous Lagos ? Lola Shoneyin : Lagos est un chaos magnifique. Un espace inouï avec une personnalité détonante. Façonnée par la créativité de ses habitants. Le bruit, les embouteillages, le « fighting spirit », la volonté de faire, d’agir… tout cela, c’est l’âme de Lagos. Les Lagotiens ne s’abandonnent jamais au découragement. Ils possèdent cette énergie incroyable que l’on ne retrouve nulle part ailleurs sur le continent. 30

Beaucoup considèrent que Lagos est le « New York de l’Afrique ». Avez-vous ce sentiment ? Chaque jour, Lagos attire de nouveaux habitants venus de tout le Nigeria et du reste du continent. Souvent, ils viennent les mains vides et la faim au ventre… Et ils réussissent des prouesses. C’est clairement un lieu où des rêves deviennent réalité. Cette ville constitue-t-elle vraiment un melting-pot ou est-ce avant tout une cité yorouba ? Les deux à la fois. Lagos est située sur un territoire qui se trouve dans le « yorouba land ». Mais ses habitants viennent de partout et toutes les ethnies et identités sont reconnues et appréciées. Je parle yorouba, c’est ma langue, et en même temps, j’écris en anglais. La tolérance est l’une de

nos forces, et l’accueil de l’étranger, une valeur essentielle. Les industries culturelles se développent très rapidement à Lagos. Pourquoi ici, et pas ailleurs au Nigeria ? La culture est avant tout consommée par les urbains. Au Nigeria, Lagos regroupe les populations les plus éduquées, ainsi que celles qui ont du pouvoir d’achat… Aimez-vous votre ville ? J’ai développé une relation « d’amour-haine ». J’aimerais que les richesses y soient mieux distribuées, de façon plus équitable. Mais Eko est devenue ma maison, mon foyer. J’ai parfois l’impression que le fait d’être enveloppée dans cette folie est important pour moi. Je ne m’imagine pas vivre ailleurs… C’est l’effet que cette cité a sur vous. Elle vampirise votre énergie et prend possession de vous. ■

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Propos recueillis par C. L.

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BEOWULF SHEEHAN/OPALE PLUS

Lola Shoneyin : « Un chaos magnifique »


campagne électorale a été très largement financée par Bola Tinubu, ex-gouverneur de Lagos et l’un des hommes les plus influents de la ville. Musulman pratiquant, le président veut inciter les entreprises à investir dans le nord, qui constitue sa base électorale. Il tente ainsi de persuader Aliko Dangote d’investir dans l’usine Peugeot de Kaduna, dont le gouverneur, Nasir El-Rufaï, est l’un de ses proches. Mais Dangote n’est guère enthousiaste et préfère concentrer ses investissements là où ils sont le plus rentables : à savoir la région de Lagos, où la sécurité des investissements est mieux assurée que dans le nord. L’incompréhension est d’autant plus grande que l’écart entre Lagos et le reste du pays s’accentue. « Lagos se développe à un rythme spectaculaire, un rythme de développement asiatique, alors que le nord du Nigeria s’enfonce dans la pauvreté… La partie septentrionale du pays est sans doute plus pauvre qu’il y a vingt ans », note un diplomate européen. La ville regarde vers New York et Londres. « Lorsque les médias parlent de Boko Haram, les Lagotiens ne se sentent absolument pas concernés. Ils habitent sur une autre planète que celle des Nordistes », sou-

ligne Amaka Kokori, enseignante lagotienne. Le gouverneur de Lagos, Akin Ambode, ne cesse de répéter que si sa ville était indépendante, elle aurait le 5e PIB d’Afrique. Pour lui et les élites de la ville, le Nigeria est avant tout perçu comme une source de problèmes sans fin. Les riches Lagotiens préfèrent se tenir le plus possible à distance de ce qu’il se passe dans la partie septentrionale du pays. Mais ne rêvent pas d’une indépendance à la biafraise. Ils savent que les économies et les ethnies sont trop imbriquées pour qu’une sécession de Lagos soit profitable économiquement. Et souhaitent davantage l’instauration d’un système fédéral de plus en plus lâche, où toutes les énergies de Lagos pourraient se libérer. Bien loin de la bureaucratie d’Abuja. Dans l’entourage du gouverneur, personne n’en fait mystère. « Buhari se désintéresse de Lagos. Il ne vient jamais nous voir », s’amuse un ministre. Il ajoute avec un large sourire : « Ce désamour du pouvoir central, pour les Lagotiens, c’est la meilleure chose qui puisse leur arriver… Nous sommes plus que jamais tournés vers le grand large et vers le rêve de réellement devenir le New York de l’Afrique. » ■

Florent Couao-Zotti: «Une industrie structurée»

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VINCENT FOURNIER/JEUNE AFRIQUE

’écrivain béninois Florent Couao-Zotti est traduit dans une dizaine de langues. Installé à Porto-Novo, il se rend fréquemment à Lagos par la voie terrestre. Une mégalopole qui n’a jamais cessé de le fasciner.

AM : L’attractivité de Lagos est-elle due à la force de sa culture ? Florent Couao-Zotti : Lagos n’est pas seulement une capitale culturelle, cette méga cité est surtout un pôle du capitalisme culturel. Au fur et à mesure que s’affinent les produits artistiques, que les professionnels plus formés s’y investissent, les capitaux privés deviennent plus importants. En s’ouvrant d’abord aux pays francophones limitrophes, puis à l’ensemble de l’Afrique, cette industrie s’est peu à peu structurée, exportant de par le monde les produits de ses créateurs issus d’une nouvelle génération plus ambitieuse. Ces nouveaux princes de l’industrie AFRIQUE MAGAZINE

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culturelle comme Don Jazzy des studios Mavin Records (label nigérian) se sont révélés très efficaces. En s’adossant à la diaspora, elle a réussi à ouvrir les portes de la culture nigériane à l’international. Les chanteurs les plus créatifs comme Tiwa Savage, P-Square, Davido, Yemi Alade, Flavour, Wizkid, avec une nouvelle offre musicale, en sont devenus les valeurs sûres. D’autant plus qu’avec les chaînes satellitaires, la visibilité des clips qui accompagnent ces chansons devient planétaire. Du reste, ces titres ont tellement conquis le monde que les artistes américains comme Kanye West ou Nicki Minaj sollicitent des duos avec les Nigérians pour des reprises de leurs tubes. Comment s’est imposé Nollywood ? La même analyse peut aussi s’appliquer au cinéma lagotien qu’au domaine musical. En effet, Nollywood, avec les doublages en français, en espagnol, en portugais et une technicité devenue plus professionnelle, conquiert des pays et des territoires hier réticents.

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Et à travers ce cinéma désormais programmé en salle, se révèle l’art de vivre du Nigérian, les fêtes de Lagos où se déploient les fantaisies artistiques, ses vêtements colorés, sa cuisine et surtout les infrastructures de Lagos marquées par la présence du Lekki-Ikoyi Bridge, devenu tout aussi célèbre que le Golden Gate Bridge des films de Hollywood (un pont moderne et élégant qui relie deux quartiers riches de Lagos : Ikoyi et Lekki. Il apparaît notamment à plusieurs reprises dans le film lagotien Fifty de Mo Abudu). du). Ce phénomène de diffusion massive assive de la culture lagotienne n’en est qu’à ses débuts. Il va a s’amplifier sans doute dans les années à venir. Car le potentiel ntiel de celle-ci, comme les champs pétrolifères du pays, reste ste inépuisable.. ■ Propos recueillis illis par C. L.

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COVER STORY LE CHOC LAGOS

La septième puissance économique africaine! Population, fortunes, projets, show-biz… Voici quelques chiffres qui donnent le vertige.

22 millions,

c’est le nombre estimé d’habitants aujourd’hui. La ville la plus peuplée d’Afrique subsaharienne devrait compter plus de 40 millions d’habitants en 2050. Elle deviendrait ainsi la troisième plus grande ville du monde. Et on parle du chiffre astronomique de presque 100 millions d’habitants à la fin du siècle… Une partie de la population n’y réside pas en permanence. Des « nordistes », notamment, viennent effectuer à Lagos une partie de l’année des petits boulots (comme du taxi-moto), quand le reste du temps, ils retournent dans leur région d’origine. Chacun des 36 États nigérians peut avoir tendance à gonfler les chiffres de sa population pour bénéficier d’une plus grande part des revenus de cette fédération de près de 200 millions d’habitants.

Le milliardaire nigérian Aliko Dangote est l’homme le plus riche d’Afrique.

18 milliards de dollars,

c’est ce que devrait coûter le projet industriel d’Aliko Dangote dans le quartier nouveau de Lekki. Il s’agit d’abord de construire la plus grande raffinerie de pétrole du continent (qui devrait être achevée en 2019) et une unité de production d’engrais.

1,5 milliard de dollars,

7 000, c’est le nombre de millionnaires en dollars que compterait la ville. Match de polo, à Lagos.

96 % des Lagotiens

sont alphabétisés, contre à peine 10 % dans certains États du nord.

5000 dollars,

c’est le revenu annuel par habitant de Lagos. Un record pour le Nigeria.

12 milliards de dollars, c’est la fortune estimée par Forbes d’Aliko Dangote : l’homme le plus riche d’Afrique réside à Lagos depuis plusieurs décennies. 32

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AKINTUNDE AKINLEYE/REUTERS - DR - JACOB SILBERBERG/PANOS-REA

500 000 personnes,

c’est le nombre de résidents que prévoit d’accueillir Eko Atlantic, le « Dubaï de l’Afrique », une île artificielle de 10 km2. Ce projet de la famille Chagoury (très influente à Lagos) devrait coûter plusieurs dizaines de milliards de dollars. À terme, le barrage qui protège Eko Atlantic et Victoria Island (le quartier des affaires) devrait faire plus de 8 kilomètres. Entamé en 2008, ce projet pharaonique avance moins vite que prévu, mais des immeubles sont d’ores et déjà achevés.

c’est la fortune de la Lagotienne Folorunsho Alakija, la deuxième femme africaine la plus riche après l’Angolaise Isabel dos Santos. Elle a bâti sa fortune dans le secteur pétrolier, puis a diversifié ses investissements, notamment dans le domaine de la mode.


90 milliards de dollars, c’était le PIB de Lagos en 2014. Si la ville était un État indépendant, elle aurait constitué cette année-là la 7e économie du continent. Selon le service économique de l’ambassade de France, ce PIB oscille désormais entre 90 et 100 milliards de dollars, soit plus que les PIB du Cameroun, du Sénégal et de la Côte d’Ivoire réunis – en 2016, d’après la Banque mondiale, le PIB du Cameroun était de 24 milliards de dollars, celui de la Côte d’Ivoire de 36 milliards de dollars et celui du Sénégal de 14 milliards de dollars.

35,6 % du PIB nigérian

est produit par Lagos, selon une étude réalisée en 2010 par le bureau de statistiques de la ville.

2 000,

c’est le nombre de films produits chaque année par Nollywood, tournés en grande majorité à Lagos, même si une partie d’entre eux l’est aussi dans l’est du Nigeria. Mais la production de qualité est essentiellement réalisée dans la cité.

The Wedding Party.

1 million de dollars,

c’est ce qu’a rapporté au box-office nigérian The Wedding Party, trois semaines seulement après sa sortie à Lagos en décembre 2016. C’est la première fois qu’une production locale arrive à faire mieux qu’une superproduction américaine. À ce jour, c’est le plus gros succès du cinéma nigérian.

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10 millions de dollars, c’était le budget d’Half of A Yellow Sun, adaptation du roman éponyme de Chimamanda Ngozi Adichie (sorti sous le titre L’Autre Moitié du soleil en France) tournée en 2015 par le réalisateur lagotien Biyi Bandele. C’est le plus gros budget pour un film nigérian. AFRIQUE MAGAZINE

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1 million, c’est le nombre de personnes qui travailleraient selon l’État de Lagos pour l’industrie du cinéma et du divertissement dans la ville.

124 kilomètres, c’est la distance qui sépare Lagos de Cotonou (ce qui représente tout de même plus ou moins quatre heures de trajet…). Pour beaucoup de Lagotiens, la capitale économique du Bénin représente un havre de paix à portée de route : « Quand on passe, enfin, la frontière, on a la sensation de s’éloigner du chaos et de retrouver un semblant d’ordre, de paix, de quiétude… » ■ C. L.

LAGOS CONFIDENTIAL

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lus qu’un roman, The Carnivorous City est un portrait de Lagos. Une ville dans laquelle Toni Kan, écrivain et journaliste, a décidé de faire sa vie. Il la décrit ainsi : « Lagos est un fauve aux crocs acérés et avec un appétit vorace pour la chair humaine. C’est une ville carnivore. La vie n’y est pas juste brutale. Elle y est aussi courte. » Dans cet ouvrage, il s’intéresse tout particulièrement à la part d’ombre de la mégalopole et au blanchiment d’argent. Son héros, Abel, est un jeune professeur qui vit dans l’est du Nigeria. Il doit venir à Lagos pour gérer les affaires de son frère disparu. Ce dernier ne réapparaîtra jamais. Parrain de la pègre locale, Sabato a été éliminé par ses rivaux. Toni Kan est originaire de l’est du Nigeria, qui a donné naissance à quelques-uns des criminels les plus célèbres de la mégalopole. Même s’il se tient à distance de ce milieu, l’auteur en connaît î lles figures et les codes. Avec humour et sans jugement de valeur, il nous livre un portrait saisissant de cet autre Lagos. Toni Kan connaît si bien sa ville d’adoption et y est si bien introduit qu’il a été surnommé le « maire de Lagos ». Écrit en anglais, son roman est mâtiné d’expressions en « pidgin english », la langue populaire qui s’impose de plus en plus à Lagos. Attaché à cet idiome qui est en train de conquérir le monde des médias et de la publicité, le journaliste a fondé Sabi News, un site d’information dévolu au pidgin english : ce nouveau média rencontre un grand succès à Lagos. (The Carnivorous City, de Toni Kan, éditions Cassava Republic Press) ■ C. L.

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PERSPECTIVES

Jean-Pierre Elong-Mbassi « Nous

devons

Démographie, urbanisme, décentralisation, écologie… Le secrétaire général de la CGLUA (Cités et gouvernements locaux unis d’Afrique) annonce les enjeux du 8e sommet Africités qui se tiendra à Marrakech en novembre prochain.

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nouveau

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propos recueillis par Zyad Limam AFRIQUE MAGAZINE

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SEYLLOU/GETTY IMAGE

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PERSPECTIVES JEAN-PIERRE ELONG-MBASSI : « NOUS DEVONS INVENTER UN NOUVEAU MODÈLE »

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ean-Pierre Elong-Mbassi est un passionné. Depuis quarante ans, cet urbaniste camerounais travaille sur la ville, son développement, la décentralisation, l’écologie. C’est un Africain convaincu soucieux d’apporter une démarche qui transcende les frontières. Et de poser des solutions novatrices. Son objectif est de sortir des schémas anciens, postcoloniaux qui organisent encore l’économie continentale. Et de valoriser les territoires pour créer de nouveaux marchés, de nouvelles solidarités et sortir du sous-développement. Secrétaire général de la CGLUA (Cités et gouvernements locaux unis d’Afrique), il porte avec enthousiasme les sommets Africités qui se tiennent tous les trois ans. Le premier s’est déroulé à Abidjan en 1998, et le prochain aura lieu à Marrakech, du 20 au 24 novembre. En attendant ce grand débat, entretien de fond sur des questions concernant l’avenir de centaines de millions d’Africains. AM : Africités tiendra son 8e sommet à Marrakech en novembre prochain. Pouvez-vous nous expliquer le concept « Africités » et ce qui fait sa spécificité ? Jean-Pierre Elong-Mbassi : Africités, c’est avant tout la réponse que les leaders des collectivités territoriales d’Afrique ont proposée pour s’inscrire dans le paysage institutionnel et politique nouveau au lendemain de l’adoption des premières politiques de décentralisation. Et dans le sillage des processus de démocratisation intervenus dans ces pays au cours des années 90. Africités, c’est aussi une démarche authentiquement panafricaine, une volonté d’aller au-delà des frontières héritées de l’histoire. Les sommets Africités ont réellement contribué à inscrire et à maintenir la décentralisation et le rôle des collectivités territoriales dans le développement parmi les priorités au sein des États comme des instances de l’Union africaine. Africités, c’est l’un des lieux privilégiés d’élaboration d’une pensée autonome sur le développement du continent en partant de la réalité vécue par les populations au niveau des territoires. D’un sommet Africités à l’autre, les débats s’affinent, se recentrent vers un plus grand rôle reconnu aux collectivités territoriales dans les stratégies de développement et d’intégration du continent africain. Le Maroc accueille pour la deuxième fois le sommet. Y a-t-il un lien privilégié entre Africités et le royaume ? Lors de la clôture de la 7e édition du sommet Africités à Johannesburg, en décembre 2017, le choix de la ville hôte de la 8e édition s’est porté sur Brazzaville. Mais la capitale de la République du Congo n’a plus été en mesure de maintenir cette candidature. L’Association marocaine des présidents des conseils communaux a alors proposé avec enthousiasme de 36

nous accueillir. Ce choix nous favorise aussi d’une certaine manière, puisque CGLU Afrique a son siège à Rabat et dispose donc des équipes nécessaires pour organiser ce grand événement. Africités réunit tous les trois ans plus de 5 000 participants pendant cinq jours, ce qui suppose une préparation très exigeante… Vous parlez souvent « d’autorités locales et territoriales ». Quel sens peuvent avoir ces entités dans des États africains à la volonté fortement centralisatrice ? Il faut replacer cette volonté dans le contexte historique. À de rares exceptions près, la plupart des pays africains ont accédé à la souveraineté politique il y a à peine plus de 60 ans. Il est donc normal que leur effort se soit prioritairement porté sur la construction de l’État-nation. Cette volonté s’est très tôt heurtée à des demandes pour un plus grand respect de chaque composante de l’espace national et pour une plus grande participation des populations à la gestion des affaires qui les concernent. Cette quête pour le renforcement de l’unité nationale dans le respect de la diversité est l’équation que la plupart des États ont encore du mal à résoudre. Ma conviction est que c’est par la prise en compte de cette diversité que se bâtissent des États-nations solides. En d’autres termes, un État fort est un État fortement décentralisé, respecté par les citoyens, puisque lui-même respectueux de leur identité et de leurs spécificités. La réciproque est tout aussi vraie : moins un État est décentralisé, plus il a tendance à devenir autoritaire à défaut d’avoir de l’autorité… Il faut donc œuvrer pour plus de décentralisation alors que les États sont paradoxalement à peine en construction ? Que les institutions dépassent difficilement le cadre de la capitale ? Si les États sont généralement inefficaces, c’est parce que, comme vous le dites, l’influence des institutions dépasse à peine le cadre de la capitale. Ces institutions sont comme frappées par une tare de naissance, héritières qu’elles sont d’une logique tout orientée vers l’exploitation du territoire pour alimenter le marché mondial. Pour inverser cette dynamique mortifère et dont les effets sont largement désastreux pour les populations, notamment les plus démunies, il faut justement que tous les lieux de vie soient considérés comme dignes d’intérêt, et donner une seconde chance aux villes intermédiaires, aux petites villes et aux centres ruraux, qui regroupent près de 70 % de la population du continent. Seule la mise en œuvre de politiques efficaces de décentralisation est susceptible de favoriser une telle bifurcation. AFRIQUE MAGAZINE

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Comment ces collectivités locales peuvent-elles mieux participer à la bataille pour plus de démocratie et de paix ? L’Agenda 2063 de l’Union africaine considère l’émergence d’une Afrique en paix comme le préalable à toute entreprise de transformation structurelle du continent. Il y a trois ingrédients pour instaurer la paix et l’harmonie au sein et entre communautés humaines : la justice ou, mieux, le refus des injustices et des discriminations ; la promotion de l’égale dignité de toutes et de tous afin que chacune et chacun puisse autant que possible avoir la maîtrise de sa vie et de son destin ; et enfin le libre choix des dirigeants par les populations, qui doivent aussi pouvoir les sanctionner à travers l’alternance politique obtenue à la suite d’élections justes. L’espace le mieux approprié pour mettre en place ces trois paramètres est celui des collectivités territoriales, le niveau de gouvernance publique le plus proche des populations. C’est encore au niveau des territoires qu’on peut le mieux traiter les tensions entre groupes sociaux et communautés avant qu’ils ne dégénèrent en conflits ouverts pouvant mettre en péril la paix sociale et les institutions nationales. La plupart des conflits qui mobilisent l’attention de la communauté internationale en Afrique ont lieu entre communautés au sein d’un même État, et non pas entre États. C’est la raison pour laquelle CGLU Afrique plaide depuis longtemps pour que les collectivités territoriales et leurs associations représentatives soient intégrées dans le système d’alerte précoce sur les conflits de l’Union africaine. Cette proposition a été avancée lors du sommet Africités 2012 à Dakar, en présence du commissaire Paix et Sécurité de l’Union africaine. CGLU Afrique attend toujours la réponse des instances de l’Union africaine sur cette demande. Enfin, nous partageons aussi le point de vue du président Alpha Oumar Konaré, ancien président de la République du Mali et ancien président de la Commission de l’Union africaine, selon lequel l’intégration du continent se matérialisera avant tout à travers la construction de « pays frontières », ou grâce à la coopération entre collectivités voisines mais situées dans des États différents. Les frontières nationales héritées de la colonisation seront transformées de « points de rupture » en « points de suture ». Reste la question fondamentale : le financement des institutions locales. On ne développe pas les gens, les gens se développent. C’est l’effort autonome qui assure le développement durable. Cet effort est mû par la volonté de réduire la pénibilité de la vie en tirant profit des potentialités dont chaque territoire recèle et des capacités des ressources humaines locales et nationales à transformer ces potentialités en richesses. Le maintien de cet effort au niveau de chacun et de la collectivité dépend de la mesure selon laquelle les différents acteurs impliqués estiment avoir AFRIQUE MAGAZINE

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« La mondialisation a fait émerger des villes globales qui assurent le pilotage du système. Et dont elles sont les principales bénéficiaires. » leur juste part des fruits de l’effort commun. La justice sociale et la justice territoriale sont donc des composantes nécessaires à la mobilisation de tous pour augmenter la richesse commune. Seul le financement domestique assure le développement humain durable à long terme, au niveau des États comme de leurs collectivités territoriales constitutives. C’est du reste la principale recommandation du Plan d’action d’Addis-Abeba adopté en juin 2015 par les Nations unies. Fondamentalement, le Plan d’action d’Addis-Abeba recommande d’améliorer drastiquement la mobilisation des ressources domestiques pour donner de réelles marges de manœuvre aux pouvoirs publics. Sur ce plan, les collectivités territoriales d’Afrique ont des marges de progression immenses, largement inexploitées jusqu’ici. C’est la raison pour laquelle les membres de CGLU Afrique ont proposé que soit mis en place un Fonds de développement des villes d’Afrique (FODEVA), véhicule financier coopératif, qui doit permettre de mobiliser des ressources sur les marchés financiers pour les orienter vers les investissements des villes et territoires du continent. L’étude de faisabilité du FODEVA est terminée. La 37


PERSPECTIVES

phase de mise en place va commencer par la convocation de la première réunion des membres fondateurs lors du sommet. La croissance économique se concentre sur les capitales, quelques grandes villes, les bandes côtières. Les hinterlands africains sont souvent désertés par une jeunesse soucieuse d’opportunités. Comment fixer les énergies localement ? Comment décentraliser l’émergence ? Cette question soulève un problème de fond pour lequel nous n’avons pas encore de réponse appropriée. Les économies africaines ont été structurées, au départ, suivant la logique de « l’extractivisme », pour alimenter la machine industrielle et les marchés de la métropole coloniale. Cette logique a eu tendance à démarquer des territoires utiles selon la logique coloniale car producteurs de matières premières agricoles ou minières, ou pôles importants pour l’administration ou l’import-export ; et des territoires considérés comme moins utiles vis-à-vis de la logique de l’exploitation coloniale et laissés en dehors du processus de modernisation. Dans plusieurs pays africains, cette situation n’a pas changé fondamentalement après les indépendances. Même si la stricte logique coloniale a laissé place à des économies nationales postcoloniales, le système en place est ordonné suivant la logique du marché mondial, et produit les mêmes impacts que le système colonial en matière d’organisation et d’aménagement des territoires. La concentration des populations et des agglomérations urbaines dans la bande côtière est la conséquence de cette dynamique.

« On ne développe pas les gens, les gens se développent. C’est l’effort autonome qui assure le développement durable. » 38

Une remise en cause de cette logique implique d’avoir un regard différent sur les moteurs de la croissance et du développement de l’Afrique. Le développement des collectivités locales peut-il apporter une autre réponse ? Il faut reconnaître que la recherche à tout prix de l’articulation des économies africaines au marché mondial a comme conséquence la persistance de cette logique de l’assignation de l’Afrique au rôle de fournisseur de matières premières. L’inversion de cette logique voudrait que les politiques et stratégies de développement prennent comme point de départ une plus grande attention portée à l’amélioration des conditions de vie à partir de la valorisation des potentialités des territoires et de l’impulsion de la dynamique du développement des marchés locaux, régionaux et nationaux, le recours au marché mondial ne venant qu’en bout de chaîne. Suivant cette perspective, chaque territoire a des potentialités à partir desquelles il peut asseoir son développement. Tout dépend de la manière dont ces potentialités sont identifiées, reconnues, et mises en valeur. Les points de départ de cette autre approche sont le recours à la valorisation des savoirs ancestraux, la mise en exergue du caractère unique de l’apport et de la connaissance des différentes cultures, et la ferme volonté de mobiliser les intelligences de toutes et de tous pour la transformation des potentialités en biens et services matériels et immatériels afin d’améliorer le cadre et les conditions de vie des populations. Pourquoi ce qui est possible ailleurs dans le monde ne le serait-il pas en Afrique ? Les villes deviennent un enjeu majeur pour l’Afrique, avec l’émergence d’immenses mégalopoles surpeuplées, sous-équipées. Quelles sont les conséquences de cette « méga-urbanisation » ? Comme les autres régions du monde, l’Afrique s’urbanise. C’est une évolution contemporaine, inéluctable. Les experts estiment que dans moins de vingt ans, la majorité des Africains vivront désormais dans une ville. L’économiste américaine Saskia Sassen a montré que la mondialisation a fait émerger des villes globales qui assurent en fait le pilotage du système. Ces villes et les régions auxquelles elles appartiennent sont les premières bénéficiaires de l’augmentation de la valeur des biens et services. Elles regroupent les sièges sociaux des principales entreprises multinationales et les centres universitaires, de recherche scientifique et de recherche-développement les plus importants. Elles hébergent des centres culturels ou artistiques de réputation internationale. Elles sont autant de centres de décision pour le regroupement et l’orientation des immenses flux financiers résultant de l’augmentation des richesses à des niveaux inégalés jusqu’à présent. Pour que les différentes régions aient des chances de bénéficier des avantages et des flux de l’économie mondialisée, il faut qu’elles disposent de AFRIQUE MAGAZINE

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JEAN-PIERRE ELONG-MBASSI : « NOUS DEVONS INVENTER UN NOUVEAU MODÈLE »


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ces villes de connexion. En Afrique, trois cités peuvent prétendre appartenir au réseau des villes globales : Johannesburg (c’est-à-dire la région urbaine du Gauteng, qui comprend les nouvelles municipalités de Tshwane-Pretoria et d’EkurhuleniWitwatersrand), en Afrique du Sud, qui est sans conteste le connecteur de l’Afrique australe ; Lagos, au Nigeria, qui a de nombreux attributs pour être celui pour l’Afrique de l’Ouest, mais dont le fonctionnement chaotique ne lui permet pas de bénéficier pleinement des avantages ; et Le Caire, en Égypte, qui pourrait être le connecteur de l’Afrique du Nord, mais qui est trop tourné vers le Moyen-Orient. En conséquence de quoi ce rôle est de plus en plus assuré par Casablanca, au Maroc. En Afrique de l’Est, Nairobi et Addis-Abeba se livrent une concurrence féroce pour être reconnues comme le connecteur de leur région, tandis qu’en Afrique centrale, aucune ville n’émerge véritablement. Kinshasa pourrait légitimement prétendre à ce rôle vu le poids de sa population (8 millions d’habitants) et de celle du pays (plus de 60 millions), et l’immensité de son potentiel agricole et minier, qui en fait sans aucun doute l’un des espaces les plus stratégiques pour le devenir du monde. L’autre prétendant naturel de la région, la ville de Douala au Cameroun, a vu son attrait largement amoindri avec la disparition de l’ancienne compagnie aérienne nationale du Cameroun. L’absence de grandes villes globales pourrait d’ailleurs expliquer en partie le fait que l’Afrique centrale soit l’une des régions les moins dynamiques du continent. Sur cette épine dorsale des méga-cités devraient s’arrimer les métropoles qui animent et structurent chacune des grandes régions d’Afrique, comme Abidjan ou Dakar en Afrique de l’Ouest, ou Maputo, Harare ou Lusaka en Afrique australe. Suivent ensuite une vingtaine de cités dont la population est supérieure à 2 millions d’habitants et qui animent les espaces sous-régionaux. Vous remarquerez que pas une seule fois, l’Union africaine ne s’est réunie autour de ces questions qui sont pourtant d’une importance cruciale pour l’accélération du développement et de l’intégration en Afrique. Pour sa part, CGLU Afrique a entrepris, en collaboration avec l’association internationale des grandes métropoles, Metropolis, de mettre en place un forum africain des métropoles, dont le lancement officiel est prévu dans le cadre du 8e sommet Africités qui se tiendra à Marrakech. D’ici 2050, l’Afrique comptera 1,2 milliard d’urbains avec une progression extrêmement rapide. C’est une situation inédite, qui implique évidemment un défi écologique. Comment maîtriser l’effort gigantesque, nécessaire, en particulier en termes d’énergie, avec la maîtrise des empreintes carbones ? La transition écologique s’impose partout comme une exigence majeure. Elle part du constat qu’on ne peut avoir une croissance infinie dans un monde dont les ressources naturelles sont finies. Pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité, AFRIQUE MAGAZINE

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« Il nous reste vingt ans pour agir, après il sera sans doute trop tard pour léguer à nos enfants et aux générations futures une planète vivable et juste. » l’organisation de la production et de la consommation est entrée en conflit avec l’écosystème planétaire. Ce conflit est exacerbé par le réchauffement climatique et les catastrophes naturelles de forte amplitude qui en découlent. On assiste à une remise en cause des certitudes sur la croissance et le productivisme. Ce débat ne fait que commencer en Afrique, où il est perçu comme une question de pays riches. Pourtant, il nous reste disons vingt ans pour agir, en Afrique et dans le monde, après il sera sans doute trop tard pour léguer à nos enfants et aux générations futures un monde vivable, sûr et juste. D’où l’urgence d’emprunter dès maintenant une trajectoire vers des villes et territoires durables. L’Afrique a-t-elle les moyens, la possibilité d’inventer un mode nouveau de développement ? L’Afrique n’a pas le choix. Elle doit inventer un mode nouveau de développement. Elle doit le faire parce que d’ici la fin du siècle (à l’horizon 2100), elle sera le premier foyer humain de la planète, représentant quasiment un habitant du monde sur deux. Dès aujourd’hui, l’Afrique, c’est un Terrien de moins de 18 ans sur deux. Notre responsabilité dans la définition d’un nouveau modèle de développement n’est donc pas seulement importante pour le devenir de l’Afrique, mais aussi pour le devenir du monde lui-même. ■ 39


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Le Cameroun dans tous ses états

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À l’Extrême-Nord et dans les régions anglophones, les tensions sont majeures. Paul Biya, qui a annoncé sa candidature à sa propre succession pour le scrutin du 7 octobre, affiche son ambition : la continuité, la paix et l’émergence. par Emmanuelle Pontié

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Le Palais d’Étoudi, qui domine la capitale Yaoundé.


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l a suffi d’un tweet. À la mode Trump. Le président Paul Biya, 85 ans et 35 au pouvoir, a ainsi mis fin au « suspense » le 13 juillet dernier, depuis son compte officiel : « Conscient des défis que nous devons ensemble relever pour un Cameroun encore plus uni, stable et prospère, j’accepte de répondre favorablement à vos appels pressants. Je serai votre candidat à la prochaine élection présidentielle. » Un scrutin fixé au 7 octobre, pile dans le calendrier constitutionnel, par un décret présidentiel publié quatre jours plus tôt, le 9 juillet. Comme à son habitude, Paul Biya mettait brutalement un point final aux rumeurs et coupait l’herbe sous le pied de ses détracteurs. À Yaoundé, les palabres autour d’un report de la présidentielle ou d’une date fixée hors délai légal, voire d’une non-candidature du chef de l’État, allaient bon train depuis deux ou trois mois. Et jusqu’aux chancelleries étrangères, on ne savait plus trop sur quel pied danser fin juin, devant les jours qui filaient et le silence de plus en plus insoutenable du célèbre Sphinx d’Étoudi. « Encore plus uni, stable et prospère », des mots mûrement pesés et qui font allusion à la dégradation de la situation sécuritaire dans le pays, largement relayée par les médias. À l’Extrême-Nord, les exactions de la secte Boko Haram, venue du Nigeria voisin et dirigée par le redoutable chef de guerre Shekau, ont changé de type depuis deux ans. L’armée camerounaise, aidée d’une mobilisation militaire régionale de grande ampleur, a pu mettre fin aux attaques massives à l’arme lourde. Mais une guerre asymétrique, moins spectaculaire, moins médiatisée, s’est peu à peu installée, privilégiant les attentats-suicides sur les marchés, les rapts et les attaques de villages isolés. Autre front d’instabilité : sa frontière à l’Est, où le Cameroun repousse les incursions du mouvement rebelle centrafricain Seleka. Et doit subvenir aux besoins de réfugiés qui fuient la guerre. Et enfin, depuis un an, un groupe d’activistes sécessionniste s’est radicalisé dans les deux régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Au prétexte que le gouvernement n’accédait pas, ou pas assez vite, à leurs revendications corporatistes et à leur souhait global que les particularités anglophones soient davantage prises en compte par le pouvoir central de Yaoundé, violences et intimidations ont commencé à être infligées aux populations locales. Puis, face à la répression et en pleine période préélectorale, les groupes armés ont basculé dans le terrorisme. Sur les hauteurs de la ville aux sept collines, chacun le sait, on applique une tolérance zéro devant toute forme d’insurrection. Car les années Biya se sont construites sur un pilier principal : l’attachement à la paix. Un credo qui revient dans tous les discours, au Palais d’Étoudi comme au fin fond des

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Sur les hauteurs de la ville aux sept collines, chacun le sait, on applique une tolérance zéro devant toute forme d’insurrection. quartiers. Et les Camerounais, autour d’une Beaufort au bar de bord de route, ou d’un ndolé en famille, applaudissent volontiers les performances du Bataillon d’intervention rapide (BIR) et pleurent d’une seule voix la mémoire des soldats morts au front. Le maintien de la stabilité à tout prix entraîne aussi des bavures, comme l’exécution insoutenable de deux femmes et de leurs enfants – dont la vidéo a circulé sur Internet et déclenché l’indignation – dans la région de Mokolo, à l’Extrême-Nord, attribuée à des membres de l’armée de l’air, au motif qu’elles appartenaient aux membres de la secte terroriste. Après enquête et malgré un premier démenti du pouvoir, ces faits, datés d’il y a trois ou quatre ans, auraient été sanctionnés. Mais l’image d’une armée aux méthodes dures et d’une répression sans merci demeure. Pour une partie de l’opinion intérieure, notamment à Yaoundé ou à Douala, la paix est à ce prix. Et la crainte d’un attentat « Boko » ou « anglo » dans les capitales administrative et économique règne. « Soyons francs, tant que ça se passe dans des zones loin de chez nous, notre quotidien n’est pas tellement impacté. Mais si les violences arrivaient par ici, ce serait une autre histoire… », avoue Louis, cadre dans une entreprise privée à Yaoundé. Même son de cloche chez Hortense, commerciale dans une banque de Douala : « Je suis plutôt dans l’opposition, comme beaucoup de mes amis, mais en situation de guerre, je crois qu’il faut faire confiance à notre armée qui défend bien notre territoire. Je suis patriote, et si la stabilité est incarnée en ce moment par Biya, je voterai peutêtre pour lui quand même. » La stabilité, en tout cas, s’est imposée au Palais d’Étoudi depuis 35 ans. Le chef de l’État, entré en fonction le 6 novembre 1982, a installé au cours de ses six mandats AFRIQUE MAGAZINE

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Ci-dessus, message du président Paul Biya à l’occasion de la 52e fête nationale de la jeunesse, en février 2018. Ci-dessous, la première dame, Chantal Biya, administre à un bébé le vaccin contre le rotavirus, lorsqu’il a été lancé au Cameroun en 2014. consécutifs un style de gouvernance à part. Très discret, rarement présent aux grands rendez-vous internationaux, il travaille dans son bureau du palais, entouré d’une poignée de collaborateurs proches, organisant un conseil des ministres tous les 5 ou 6 ans, ne parlant jamais à la presse, adressant deux ou trois discours par an à la nation et à dates fixes, pour les fêtes nationales ou de la jeunesse, les vœux… Il aime passer de longs week-ends dans son village à Mvoméka ou des séjours « privés » sur les rives du lac Léman à l’hôtel Intercontinental de Genève. Lequel offre un décor et une ambiance finalement assez similaires à ceux du palais, avec des panneaux en bois sur les murs et un curieux silence feutré où les gens chuchotent discrètement. Les Camerounais plaisantent souvent sur les absences prolongées du Boss, parlant de « visite officielle dans son pays » quand il est à Yaoundé.

PDC - JEAN-PIERRE KEPSEU

LE SYSTÈME BIYA Et ses détracteurs assimilent ce mode de gouvernance à de l’indifférence, voire des « vacances du pouvoir ». Pourtant, ses collaborateurs, sans cesse sollicités, à disposition non-stop, faisant des allers-retours constants entre la capitale et la Suisse ou son village, savent que Paul Biya travaille. Tout le temps. Et où qu’il soit. À Mvoméka comme à Genève, les dossiers sont traités au même rythme qu’à Yaoundé, et l’on convoque un ballet AFRIQUE MAGAZINE

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as de répit pour le Premier ministre camerounais Philémon Yang, qui a entamé le 9 juillet dernier un périple de 12 jours à travers les villes et les sites qui doivent accueillir la CAN 2019 (Coupe d’Afrique des nations). Au final, un satisfecit quant à l’avancement des différents chantiers, à un an du coup d’envoi de la compétition. À Bafoussam, Douala, Buea et Limbé, en passant par Garoua dans le septentrion, le chef du gouvernement s’est entretenu avec les responsables des chantiers, ainsi qu’avec les ouvriers pour s’assurer de leurs bonnes conditions de travail. À Olembé, au nord de Yaoundé, où le groupe italien Piccini est en charge du stade devant accueillir le match d’ouverture et la finale, le stade principal de 60 000 places est construit à 50 % et les autres annexes, ainsi que le centre commercial et l’hôtel, le sont à plus de 20 %. La firme affirme que le stade d’Olembé sera prêt dès décembre prochain. Idem à Douala, où le grand stade de Japoma (50 000 places) est à la phase des finitions. À Garoua, Ben Modo, le PDG du groupe Prime Potomac (en charge des infrastructures de la CAN), a déclaré pour sa part : « Le gros œuvre est terminé. Nous avons déjà engagé le second œuvre. » De quoi faire mentir tous ceux qui prophétisent le retrait de la CAN au Cameroun ? Plusieurs missions de la CAF (confédération africaine de football), venues expertiser l’évolution des chantiers, seraient pourtant reparties assurées, comme le disait Paul Biya, que « le Cameroun sera prêt le jour dit ». Une question d’honneur pour le chef de l’État, aux retombées politiques sensibles en cette période préélectorale. C’est pourquoi le pays met les bouchées doubles. Une nouvelle mission est attendue ce second semestre. À suivre. ■ François Bambou

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UNE CAPACITÉ DE RÉSILIENCE Depuis, le nombre de revendications des enseignants notamment, selon le pouvoir, serait passé de 11 à 18, puis à 21 au fur et à mesure qu’elles étaient satisfaites, et avant que ne s’installe le chaos. Le 20 juin dernier, le Premier ministre annonçait en détail un plan d’assistance doté de 12 milliards de francs CFA au bénéfice des populations des deux régions impactées, que 160 000 personnes auraient fui depuis le début des violences. Une manière de montrer que la crise anglophone ne serait pas gérée uniquement par la répression, mais en prenant aussi en considération les dommages collatéraux. Dans le même temps, et c’est aussi la particularité du Cameroun de AFRIQUE MAGAZINE

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Le stade de Japoma, à Douala.

CAN 2019 : LES BOUCHÉES DOUBLES

incessant de ministres, DG ou partenaires de la même façon. En revanche, la vraie reine au Cameroun étant la rumeur de la rue, entretenue par l’absence de communication et de sorties publiques, chacun devine, suppute, atteste sur la foi d’un ami qui a vu ou qui sait de source sûre. Et, en la matière, l’imagination va bon train. Régulièrement, le chef de l’État surprend en procédant à un remaniement surprise au moment où l’on ne s’y attend plus ou en démettant brutalement de ses fonctions un DG ou un collaborateur qui, selon ladite rumeur, était pourtant dans ses petits papiers. Comprenez : rien n’est jamais acquis et le président a toujours un coup d’avance. Autre particularité du système Biya : le respect scrupuleux des équilibres ethniques. Au sein du gouvernement, une savante répartition des portefeuilles par région est toujours respectée. Les populations scrutent avec attention les choix opérés, en attendant des retombées sur leur village à travers l’élite locale qui sera nommée. Et quoi qu’on dise, le bilinguisme officiel du Cameroun a aussi, historiquement, été honoré. Avec un nombre de ministres anglo (dont le Premier ministre) proportionnel au pourcentage que représentent leurs régions dans le pays. Le quotidien national Cameroon Tribune ainsi que tous les documents officiels sont conçus en deux langues. Au début des revendications du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, et avant que la situation ne bascule dans la violence, le gouvernement avait accédé à la plupart des demandes corporatistes des avocats ou des enseignants qui s’étaient mis en grève en octobre 2016. Dès le 8 novembre, le Premier ministre Philémon Yang mettait sur pied un comité interministériel « chargé d’examiner et de proposer des solutions aux préoccupations soulevées par les syndicats des enseignants ». Un peu plus tard, le chef de l’État ordonnait une modification du fonctionnement de la Cour suprême pour y intégrer une section de la Common Law. Il a aussi créé une faculté de sciences juridiques et politiques à Buéa, des départements d’English Law dans les universités publiques situées dans les régions francophones, ainsi qu’une section de Common Law à l’École nationale d’administration et de magistrature (ENAM) de Yaoundé.


« Très discret, Paul Biya travaille dans son bureau du palais, entouré d’une poignée de collaborateurs proches. »

PDC

Au Conseil des ministres du 15 mars 2018, Paul Biya avec (de gauche à droite) le vice-Premier ministre Amadou Ali, le Premier ministre Philémon Yang, le secrétaire général de la Présidence Ferdinand Ngoh Ngoh et le directeur du cabinet civil de la présidence Samuel Ayolo Mvondo. AFRIQUE MAGAZINE

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Ci-dessus, barrage de Lom-Pangar, l’une des grandes réalisations du septennat. Ci-dessous, marche « patriotique » du RDPC à Yaoundé le 1er octobre 2017, pour dénoncer les velléités sécessionnistes des régions anglophones.

a porté ses fruits. D’ambitieux travaux comme le barrage hydroélectrique de Lom-Pangar, le port en eau profonde et la centrale à gaz de Kribi, le barrage de Memve’ele, la centrale de Mekin sur le Dja, ou encore les adductions d’eau potable, la livraison de nouveaux logements sociaux et l’électrification rurale sont autant d’actes posés pour la modernisation du pays. Et fin 2014, le chef de l’État lançait un plan d’urgence dans une dizaine de secteurs prioritaires, notamment sociaux, afin d’accélérer les effets de sa politique d’émergence et pallier les retards observés dans certains domaines. En matière de santé, et en marge des programmes du gouvernement, le pays a bénéficié des réalisations ambitieuses de son épouse, Chantal Biya, depuis les activités de sa fondation et de son hôpital jusqu’au département de procréation assistée créé au CHU de Yaoundé, en passant par le centre de recherche sur la prévention et la prise en charge du VIH/sida (CIRCB) et plusieurs autres initiatives pour lesquelles elle a su s’entourer de grands professionnels du monde de la médecine.

Paul Biya, ce grand pays d’Afrique centrale, qui a su diversifier son économie, est l’un des rares à avoir résisté aux lames de fond infligées à la sous-région par la chute des coûts des matières premières. Une capacité de résilience saluée par la plupart des institutions internationales. Avec un taux de croissance qui se maintient autour de 4 %, et qui est même prévu à la hausse pour les deux années à venir. La vitalité d’une population industrieuse, une capitale économique offrant un maillage impressionnant de PME et un port poumon pour le commerce avec les pays alentour ont permis à la terre des Lions indomptables de tenir le choc et d’avancer. Dans le même temps encore, la politique des grandes réalisations lancée par Paul Biya au début de son dernier mandat 46

C’est donc un Cameroun mis à mal sur plusieurs fronts, mais qui a su jusqu’à ce jour conserver l’intégrité de son territoire, préserver ses fondamentaux, avancer et se développer, qui se rendra aux urnes le 7 octobre. Vingthuit candidats s’étaient déclarés fin juillet et avaient déposé leur dossier dans les temps légaux. Moins qu’en 2011, où une quarantaine était en lice. Paul Biya donc, à la tête de son puissant parti, le RDPC, qui renferme la plupart des poids lourds politiques du pays. Et face à lui, une opposition désunie, malgré quelques têtes nouvelles sortant du lot. Comme Maître Akéré Muna, 65 ans, avocat, fils de Salomon Tandeng Muna, célèbre artisan historique de l’unité nationale et ancien vice-président d’Ahmadou Ahidjo. Farouchement anti-système Biya, il a eu à justifier les revendications anglophones au début de la crise dans plusieurs de ses prises de parole. Ses racines anglophones, avec une naissance dans les Grassfields, même s’il a passé le plus clair de sa carrière en AFRIQUE MAGAZINE

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UNE 7E VICTOIRE ?


zone francophone, pourraient selon pas mal d’observateurs lui jouer des tours, depuis que les violences ont embrasé les Nord et Sud-Ouest, et que les Camerounais francophones, majoritaires, y voient aujourd’hui une menace d’instabilité nationale. Il y aura aussi l’ancien ministre délégué auprès du ministre de la Justice, Maurice Kamto, ou le jeune Cabral Libii, initiateur de l’opération « 11 millions d’inscrits », ou encore Joshua Osih, homme d’affaires de 49 ans, qui roulera pour le SDF, après que son leader historique et candidat contre Paul Biya depuis les années 90, John Fru Ndi, a cédé sa place. À Yaoundé, on reste « confiant », et l’on parie sur une 7e victoire dans les urnes pour le candidat naturel du RDPC, présenté comme le seul rempart contre les agressions actuelles sur le territoire. Dans les chancelleries étrangères, on semble plus mesuré, tout en reconnaissant, sous le manteau mais très clairement, qu’une alternance cette année serait une très mauvaise idée pour la stabilité de la sous-région. À Douala, capitale économique plus frondeuse et volontiers opposante au pouvoir d’Étoudi, on soupèse les candidats en lice, promettant d’en trouver un à son choix qui incarnera l’avenir, la relève, et

séduira peut-être la jeunesse. Sans pour autant que l’un d’entre eux ne se démarque à ce jour dans les sondages. Et soyons francs, après près de deux générations sous mandat de Paul Biya, le Cameroun est-il réellement prêt au changement ? La particularité des habitants de « l’Afrique en miniature », avec des valeurs fortes comme la fierté nationale, l’attachement au village, la cohabitation pacifique, la débrouille, trouvent aussi leur compte dans un système qu’ils connaissent par cœur et dont ils ont appris à profiter au quotidien. L’inconnu, l’aventure, l’incertitude du lendemain sont autant de concepts qui n’ont pas trop la cote autour d’un bon ndolé ou d’une sauce taro en famille. Mais le dernier mot, pour une fois, pourrait venir de l’Extrême-Nord, du Sud-Ouest ou du Nord-Ouest, loin des salons feutrés ou des maquis animés des deux capitales. Car une partie de l’avenir du Cameroun se joue aujourd’hui dans ces régions malmenées, et dépendra aussi, dans les quatre mois à venir, de l’évolution de la situation. L’attachement à la paix, si chère au cœur des Camerounais, et slogan historique du président Paul Biya, l’emportera-t-il à nouveau ? Rendez-vous le 7 octobre. ■

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ALPHA BLONDY «Dansons pour célébrer une nouvelle Afrique ! » À 65 ans, il est toujours jeune avec ses quarante ans de carrière et ses millions d’albums vendus, sa musique n’a rien perdu de sa portée engagée, il dénonce, il évoque le spirituel en chacun d’entre nous, il appelle à une véritable réconciliation nationale et à un réveil, enfin, des consciences du continent. Entretien exclusif à Paris, à l’occasion de la sortie de son nouvel album, Human Race. AMANDA ROUGIER POUR AM

propos recueillis par Astrid Krivian

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LES GENS ALPHA BLONDY : « DANSONS POUR CÉLÉBRER UNE NOUVELLE AFRIQUE ! »

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uand le reggae arrivera en Afrique, il prendra une autre dimension », prédisait Bob Marley. Depuis presque 40 ans, la star ivoirienne Alpha Blondy incarne portement par rapport à lui. Dans le Coran, Dieu dit : « Je suis cette dimension, s’appropriant plus près de toi que ta veine jugulaire. » Chaque être possède ces rythmes jamaïcains à l’esprit en lui cette parcelle divine. contestataire pour revendiquer Dans le morceau éponyme, vous chantez que « L’Afrique doit ses messages socio-politiques. Son dessein ? Provoquer l’éveil être unifiée ». Vous croyez cette unité possible ? des consciences des Africains, de la diaspora, interpeller les Bien sûr. Il y a déjà une prise conscience chez les nouhommes politiques sur les maux du continent. Célèbre pour veaux présidents, ils sont à l’œuvre, avec le projet d’une monses tubes comme Sweet Fanta Diallo, Brigadier Sabari, Jérunaie unique par exemple, en Afrique de l’Ouest… Les coups salem, chantant en français, en dioula, en anglais, l’artiste de d’État récurrents disparaissent peu à peu pour faire place à 65 ans aux millions de disques vendus dans le monde revient des présidents véritablement élus, pas « élus » par les armes ! avec son nouvel album Human Race. Révolté par l’égoïsme des Pour parler de façon « humanoïde », c’est l’ignorance politique politiciens, les promesses non tenues – Political Brouhaha –, qui empêchait l’Afrique de s’unifier jusqu’ici. Et d’un point de il alerte dans Nos Hôpitaux sur l’état dramatique des établisvue spirituel, le continent suit sa feuille de route, comme Dieu sements en carence de moyens, devenus « des mouroirs ». Des l’a écrit. Son histoire ne commence ni avec l’esclavage ni avec textes empreints aussi de spiritualité, lui pour qui Dieu est la colonisation, ce sont des étapes, ce sont toujours les mêmes indivisible, qui chante Jésus, Mahomet, Adonaï, Jah. Penplaies qui saignent mais il faut qu’on avance. L’homme africain dant notre entretien, il ponctue chaque fin de réponse d’une est en train de se reconstruire, les nouvelles générations en bouffée de sa cigarette électronique. Vapoter, un pas vers témoignent. l’arrêt définitif ? « J’avais arrêté, mais Vous dites que chaque être sur Terre les mutineries des militaires en Côte a une mission divine. Quelle est la vôtre ? d’Ivoire m’ont fait replonger », regretteC’est de donner du bonheur, de t-il. Paradoxe d’un chanteur fustigeant l’amour, et j’en reçois beaucoup en le pouvoir mais qui a soutenu différents retour… Dieu m’inspire toutes mes chanchefs d’État ivoiriens, dont l’actuel présons. Il met sur ma route des musiciens qui sident Alassane Ouattara, il déplore la traduisent fidèlement les émotions. Chadivision de la classe politique du pays. cun de nous a une feuille de route, comme Alpha lance un appel urgent à l’amnistie, nos empreintes digitales, et qui sont souà la libération des prisonniers de la crise vent complémentaires. Il faut que vous, post-électorale de 2010-2011 pour une journaliste, soyez là pour faire écho à vos réconciliation nationale. lecteurs de mes propos. Chacun de nos AM : Vous présentez votre dernier album, gestes, de nos actes a une résonance dans Human Race, comme un hommage Son prochain album, Human Race, sortira l’univers. Tout contribue à cette harmonie. à l’espèce humaine. Un pied-de-nez à la fin de l’été (Wagram Music/W Lab). Mais au-delà du plaisir musical, votre au pessimisme ambiant ? musique est porteuse d’une conscience sociale et politique… Alpha Blondy : Oui. Pourquoi perd-on autant de temps à ne parÇa fait partie de cette mission d’amour, you know. Car je ne ler que des côtés négatifs de l’humanité ? Nous sommes supposuis pas hypocrite avec mon créateur. Quand quelque chose ne sés être 7 milliards. Si parmi eux, il y a un milliard d’imbéciles, me paraît pas bien, sans juger, je donne mon avis. Je n’ai pas le cela ne doit pas nous empêcher de savourer les autres bonnes droit de condamner l’autre, mais je vais dénoncer par exemple personnes, qui représentent la majorité. L’humanité mérite le manque de médicaments dans les établissements de santé, d’être aimée parce que son créateur est un Dieu parfait. Il a le désespoir des médecins dans ma chanson Nos hôpitaux… tout prévu pour que notre passage sur Terre soit agréable. Donc Pourquoi nos présidents africains viennent-ils se faire soigner ne nous attardons pas sur les quelques cons, même s’ils sont en Europe, tandis que dans leurs pays, le peuple est en train de très bruyants. Ne nous laissons pas captiver par le négatif. Ma crever ? Je dresse un constat, en espérant qu’ils vont corriger grand-mère me disait : « Si tu cherches Dieu et que tu dépasses le tir. C’est une réelle urgence, ce problème des hôpitaux en l’homme, tu ne verras plus jamais Dieu. » Dieu commence dans Afrique. la présence et le regard de l’autre ! Donc ça affecte mon com50

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AMANDA ROUGIER POUR AM

À Paris, en juin 2018.

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LES GENS ALPHA BLONDY : « DANSONS POUR CÉLÉBRER UNE NOUVELLE AFRIQUE ! »

Vous avez déclaré être un incompris. Dans quel sens ? Parce que je vais à Jérusalem, à l’église chrétienne du Saint-Sépulcre et au Mur des lamentations des juifs, et que ma grand-mère était musulmane, donc je vais à la mosquée. Et je chantais Adonaï, Jésus, Allah, alors on me demandait : mais quel Dieu adores-tu ? Mais la réponse est simple, il n’y qu’un Dieu et il est indivisible. Dans mon émission littéraire « Radio Livre » sur Alpha Blondy FM, on a lu le Coran en entier, à cause des mauvaises interprétations actuelles, où n’importe qui se proclame érudit et incite les enfants à la mort. On a lu ensuite l’Ancien Testament, pour que nos auditeurs le comprennent, et qu’ils mettent en marche leur discernement. Dans ces écrits, Dieu dit : « Nous avons fait descendre la Torah pour les enfants d’Israël à travers Moïse, qui est un prophète de Dieu », « Nous avons fait descendre l’Évangile à travers Jésus le fils de Marie qui est aussi un messager de Dieu, et le Coran à travers Mahomet pour confirmer ce que nous avons dit dans la Torah et l’Évangile. » Il s’adresse aussi aux gens du Livre : « Ne vous laissez pas diviser. » Alors ? Qu’est-ce que les gens n’ont pas compris ?!… Vous croyez donc à la vie après la mort ? Est-ce que ça vous aide à ne pas la craindre ? Peur de la mort ? Ce n’est pas le bon mot. Je crains Dieu. Toutes les religions monothéistes parlent de jugement dernier, de paradis, d’enfer. Lorsque l’on mourra et que l’on nous ressuscitera, chacun rendra compte de ce qu’il a fait, des prescriptions qu’il a respectées ou pas, s’il n’a pas tué, été mauvais… Et puis on entrera au paradis, un jardin où coulent des ruisseaux. Maintenant, si tu as « largué » Dieu, que tu as tué… là aussi, il t’attend ! Lui qui m’a mis dans le ventre de ma mère décidera de l’heure où je m’en irai. Donc de quoi ai-je peur ? Puisque Dieu est là. Et que c’est formel : il ne peut pas ne pas être. Toutes les nuits, quand nous dormons, nous mourons d’une certaine façon, personne ne perçoit l’instant où il sombre dans le sommeil. Le jour où Dieu me dira : « Écoute Alpha, ta mission est terminée, viens à la maison », alors j’imagine que je m’endormirai sans me réveiller… Parlez-nous de votre émission littéraire « Radio Livre ». C’est important pour vous de transmettre le goût de la lecture ? Oui. Comme j’étais tout le temps en tournée, j’offrais des livres à mes enfants, pour qu’ensuite ils me les racontent. J’applique cette méthode à la radio. Et comme ça, les gens qui ne savent pas lire peuvent écouter. RFI a trouvé une belle formule : sur Alpha Blondy FM, on lit avec les oreilles ! Nous lisons des œuvres que les auditeurs n’ont pas eu le temps ou la chance de lire : le Coran, l’Ancien Testament, Les Misérables de Victor Hugo, Une brève histoire du temps du physicien Stephen Hawking, Une si longue lettre de Mariama Bâ, Le monde s’effondre de Chinua Achebe, Ahmadou Kourouma, Hemingway, Voltaire, Da Vinci Code… Ce n’est pas gentil, mais quelqu’un 52

« Dans l’émission Radio Livre, nous lisons le Coran, l’Ancien Testament, Victor Hugo, Mariama Bâ… La lecture nous fait voir la beauté de l’espèce humaine. » a dit que les Africains n’aiment pas lire : si tu veux cacher un secret à un Africain, tu le mets dans un livre ! Nous, on veut briser ça, non seulement pour les adultes, mais aussi pour les jeunes. Car c’est bien Internet, les réseaux sociaux, mais il faut lire aussi ! Cela permet de voyager dans l’esprit de l’auteur. Tu t’abreuves dans le savoir de l’autre, et ça peut changer ton rapport avec les gens. Car parfois, on est méchant parce qu’on est ignorant. On n’aime pas l’autre parce qu’on ne le connaît pas. La lecture nous fait voir la beauté de l’espèce humaine. Elle nous aide aussi à relativiser nos épreuves, à ne pas s’apitoyer sur son sort car on découvre plus malheureux que soi… Dans le documentaire Alpha Blondy, un combat pour la liberté (2010) de Dramane Cissé et Antoinette Delafin, vous racontez pourquoi, enfant, votre mère vous a confié à votre grand-mère, qui vous a élevé. Un marabout aurait prédit que le bébé était un génie, et qu’il fallait que votre mère s’en tienne éloignée… J’ai une nouvelle lecture de ces événements. Depuis notre naissance, Dieu met des épreuves sur notre route, pour affermir notre foi, notre caractère. Mon exemple n’est rien comparé à d’autres bébés abandonnés dans les ordures. Aujourd’hui, je ne considère pas ça comme quelque chose de mauvais, de méchant. C’est un peu fataliste, mais ça fait partie de ma feuille de route. Comme tout ce que Dieu fait est bon, il fallait que je passe par là. Il m’en a fait baver (rires), pour être ce que je suis maintenant. J’ai eu la chance de voir mes enfants naître, la vie commence par des pleurs. Mais seul l’amour a des larmes. La haine n’en a pas ! AFRIQUE MAGAZINE

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SOPHIE GARCIA/HANS LUCAS - DR

Ci-dessus : sur scène, lors de son concert à Ouagadougou, au stade Issoufou Joseph Conombo, le 30 septembre 2016. Ci-dessous : l’artiste a lancé sa station de radio en 2014, à Abidjan. Son credo : bonnes ondes et bonne humeur l

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LES GENS ALPHA BLONDY : « DANSONS POUR CÉLÉBRER UNE NOUVELLE AFRIQUE ! »

Vous avez soutenu Alassane Ouattara en 2015 lors de l’élection. Comment jugez-vous la politique du président ivoirien ? Ouattara est un monsieur bien. Mais la famille politique ivoirienne dans son ensemble doit arrêter de diviser les Ivoiriens. Ils sont incapables de s’unir à cause de leurs intérêts mercantiles, de l’argent facile… Voilà pourquoi Ouattara n’a pas réussi à faire la réconciliation nationale, parce qu’ils n’ont pas soigné le traumatisme de la crise post-électorale de 2010-2011. La politique ivoirienne, les vainqueurs, les vaincus, le peuple… tout le monde est traumatisé. Il y a beaucoup de graves blessures invisibles. J’avais dit aux politiques de tous les camps, longtemps avant cette putain de guerre : je vous vois dans votre gymnastique, je vous avertis que si jamais il y a une guerre, le vainqueur sera inconsolable devant l’étendue de sa victoire. Et c’est ce que nous vivons aujourd’hui. On ne peut pas bâtir dans un pays divisé. Dès que l’un construit quelque chose, l’autre le détruit, le sabote… C’est vrai que ce sera dur, mais il faut absolument opérer cette amnistie. Il faut libérer les prisonniers pour que nous soyons une Côte d’Ivoire unie. Ouattara doit prendre cette décision, envers et contre tous, passer outre le traumatisme des autres, c’est lui le chef. Tant qu’il n’y aura pas cette réconciliation générale, la Côte d’Ivoire ne s’en remettra pas. Elle a besoin d’être unifiée pour prendre le chemin d’une vraie émergence, faisant taire les armes pour toujours, relever le défi du développement, d’une démocratie apaisée, pour construire une Côte d’Ivoire comme Houphouët-Boigny l’a fait. Et commençons par sortir Gbagbo de La Haye (Laurent Gbagbo, ancien président ivoirien, est emprisonné à la Cour pénale internationale, jugé pour crimes contre l’humanité, NDLR). Houphouët-Boigny disait : « Je préfère l’injustice au désordre social. » (les larmes aux yeux) Nous parlons beaucoup de Dieu, qui est un Dieu de pardon, de miséricorde. Où sont passés notre compassion, notre sentiment d’amour ? ! Je m’adresse aux Ivoiriens : qu’ils se ressaisissent ! Qu’ils sachent que tout est vanité… Dans une vidéo postée sur Internet, vous avez interpellé les différents chefs d’État africains à propos de l’esclavage en Libye et leur silence face à cette tragédie… Oui. Les deux principaux responsables de ce fléau sont l’ancien président français Nicolas Sarkozy, qui a bombardé la Libye en 2011, et l’Union africaine, qui reste silencieuse, trop occupée à compter son argent. Mais les gémissements des populations ? Elle semble s’en moquer ! Combien de nos enfants se noient dans la Méditerranée ? Quel est son rôle, qui représente-t-elle ? C’est sa mauvaise politique qui les envoie dans la mer. Ils sont incapables de former une armée africaine, et que ce ne soit pas à la France d’aller défendre le nord du Mali ! Ils évoquent la souveraineté tout en la bradant, ils ne méritent pas de parler au nom des Africains. Paul Kagame (Rwanda), Akufo-Addo (Ghana)… voilà des présidents qui font preuve 54

« La politique ivoirienne, les vainqueurs, les vaincus, le peuple… tout le monde est traumatisé. Il y a des blessures invisibles. » d’une prise de conscience. Mais 90 % des membres de l’Union africaine sont des marionnettes au service de la France, de l’Angleterre, des États-Unis… Pour garder leur petit fauteuil, leurs petits intérêts, ils donnent à l’Occident tout ce qu’ils veulent. Vous qui critiquez la Françafrique, est-ce qu’Emmanuel Macron vous inspire confiance pour changer ce système ? J’aime sa jeunesse, il a du mérite, il est brillant. Aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années, disait Corneille. Le seul malaise, c’est lorsqu’il a tapoté la joue du président burkinabè Roch Kaboré. J’ai trouvé ça malsain. Il veut rompre avec les habitudes de la Françafrique, mais il prend son père par la joue… ça ne se fait pas ! Je lui accorde des circonstances atténuantes, c’est la faute de son protocole. Qu’il fasse bien son travail, mais dans le respect des aînés. Vous dites qu’en Afrique, quand on entend le mot « démocratie », on sait que ça va saigner… Oui, il n’y a pas eu autant de sang coulé en Afrique que pendant ces fièvres « démocratiques ». Ma chanson Maclacla Macloclo parlait de dictature, assassinat, tyrannie, viol, pillage, emprisonnement, bombardements effectués au nom de la démocratie. Beaucoup ont complètement galvaudé le sens noble de cette notion. Il faut que les Africains arrêtent de copier les démocraties occidentales. Cela explique pourquoi les nôtres sont bancales. Il faut revoir ce concept, trouver une formule taillée à notre mesure, adaptée à nos cultures, nos sensibilités, aux réalités des pays. Quel changement souhaitez-vous pour l’Afrique ? Il faut arrêter cette politique de la main tendue, ça rend les peuples paresseux, et les dirigeants corrompus. L’Afrique doit AFRIQUE MAGAZINE

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CHRISTIAN ROSE/INTERVISION/FASTIMAGE

vivre une révolution technique et technologique. Que l’agriculture soit motorisée ! Il n’y a pas de raison que la Corée du Sud, indépendante un peu avant nous, puisse créer des voitures et que nous, nous en soyons encore à la charrue ! Que l’Africain apprenne à fabriquer une ampoule, une mobylette, un vélo… Le Ghana, le Nigeria, le Kenya ont commencé, il faut aller dans ce sens. Parce que la révolution ne sera pas seulement verbale. Il faut encourager les matières scientifiques dans les écoles et les universités. Les poètes, les littéraires dans la langue du colon, on en a trop ! Et on danse un peu trop ! Dansons mais pour célébrer une révolution technologique pour une nouvelle Afrique. Pas une Afrique qui a subi une lobotomie et qui ne pense qu’à danser, s’habiller et à singer l’Occident. Développons notre propre identité. Et vous verrez que les jeunes arrêteront d’aller vers l’Europe au péril de leur vie. Donnons-leur du rêve, encourageons nos techniciens, fabriquons des marques de voiture… Le mimétisme de l’Occident doit s’arrêter. Si l’on veut qu’on nous respecte, il faut passer par là. Mais certains de nos leaders sont des analphabètes politiques, qui ont vendu le peuple pour demeurer au pouvoir, ils prennent la politique comme un raccourci pour s’enrichir… Qu’ils partent de façon honorable, car ils sont nés avec les chaînes de la Françafrique, de la colonisation. Des jeunes qui ont fait de grandes études prendront leur place, et feront ce qu’ils n’ont pas mené à bien. En 2005, l’ONUCI (Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire) vous a nommé messager de la paix. Qu’est-ce que cela a représenté pour vous ? Je m’étais dit : si les politiques ont besoin d’Alpha Blondy, c’est que la situation est grave. C’est bien connu : quand Alpha dit du bien d’un politicien et de son parti, on trouve qu’il est un génie. Mais gare à lui s’il émet des critiques ! On dira alors « il a fumé sa marijuana, il délire, il est fou, il dit des conneries ! » Que l’ONUCI m’ait confié ce rôle-là prouve que des gens ont écouté mes textes, et ont compris mon discours. J’ai d’ailleurs écrit la chanson Pardon après la crise post-électorale : si l’on m’avait écouté, je pense que cette guerre n’aurait pas eu lieu. Que transmettez-vous à vos enfants ? Des valeurs comme la franchise… Le peu de temps que j’ai passé avec eux, je leur donnais beaucoup d’amour. J’ai essayé de compenser mon absence avec des cadeaux, mais je réalise que ce n’était pas suffisant. Sur ce plan, j’ai un peu échoué. Ma peur de la précarité m’a poussé à être tout le temps en tournée. Partout où j’étais, je les appelais, je veillais à ce qu’ils fassent des études, je leur envoyais des livres, tous les habits des Spice Girls, de Beyoncé… J’ai essayé. Mais je ne suis pas très fier de moi, car le matériel ne remplace pas l’amour. Aujourd’hui, l’une de mes filles me hait. Donc je pense que j’ai failli. Et quand mes enfants sont fâchés les uns avec les autres, ça m’attriste. À part la musique, quelles sont vos autres passions ? La lecture. Dernièrement, la dimension prémonitoire de Le AFRIQUE MAGAZINE

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Un jeune homme bien dans ses baskets en 1985, à 32 ans.

Ventre de l’Atlantique de Fatou Diome m’a beaucoup marqué. Il fait écho à l’actualité, tous ces jeunes Africains fuyant la misère de leur pays, pour se noyer par milliers dans la Méditerranée, en passant par l’esclavage en Libye. Et sinon, je jardine, j’ai la main verte. Je viens de planter des fleurs que j’ai ramenées d’Hawaï. Je cultive principalement des arbres fruitiers : manguiers, avocatiers, cocotiers, corossoliers, papayers, aussi du moringa, de l’aloe vera… Les éperviers, corbeaux, et le paon peuplent le jardin. Les poules aussi, mais en accord avec ma spiritualité, il est interdit de les manger ! ■ Human Race, Alpha Blondy, Chapter Two/Wagram. Sortie le 31 août.

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CE QUE J’AI APPRIS propos recueillis par Astrid Krivian

Slimane Dazi Acteur et maintenant auteur… Ce titi parisienalgérien, qui s’est fait connaître sur le tard en jouant pour Jacques Audiard (Un Prophète), prend la plume pour raconter sa vie, entre amour du 7e art et contrariétés de l’administration française, qui ne lui a toujours pas attribué la nationalité.

❱ J’ai écrit Indigène de la nation comme un cri de colère, après une accumulation d’humiliations, de refus de visas, de rejets au contrôle des frontières dans les aéroports… Je suis né en France en 1960, mais les accords d’Évian ont décidé de punir les enfants nés avant le 1er janvier 1963 de parents algériens, en leur retirant les droits du sol. La cerise sur le gâteau, c’est quand même cette demande de réintégration dans la nationalité française : une tonne de documents à fournir, pourquoi pas, mais qu’on me fasse faire un test de langue française pour vérifier mon niveau… C’en est trop ! ❱ J’espère que mon livre éclairera les instances étatiques, l’administration française, qui ont un vrai problème avec leurs anciennes colonies, encore plus avec l’Algérie. Qu’ils revoient leur copie sur cette loi injuste, très pénalisante, humiliante, qui n’engendre que des dégâts… Des citoyens français qui participent depuis leur naissance à la vie sociale, économique, quotidienne de la France mais sont considérés comme des résidents uniquement… Quelle absurdité ! Mais ce qui me révolte plus encore, c’est de voir des brillants gamins de la 3e et 4e génération toujours perçus comme des immigrés, des Français de seconde zone, et qui doivent en faire dix fois plus que les autres. Jusqu’à quand devra-t-on courber l’échine ? ! ❱ Je suis un autodidacte. Je suis devenu acteur à 42 ans, un métier d’écoute, d’échange, de générosité, avec beaucoup de travail en amont, du stress aussi, même si je ne vais pas à la mine… Avant, j’ai été ventouseur sur les tournages de cinéma [personne qui réserve des places de stationnement, NDLR]. Et pendant des années, j’ai sillonné la France avecmon métier de camelot sur les marchés. J’ai découvert le monde rural, les fermiers, les agriculteurs… d’une générosité ! Avares de parole, mais dans leur assiette, c’est toute leur culture, leur histoire qui se racontent. C’est ma France du terroir, du vin nature, des bons produits… Des équipes de foot aussi. Plus jeune, j’aurais pu faire une carrière de footballeur professionnel, mais j’aimais trop la vie et les femmes ! ❱ Je découvre l’Algérie à l’âge de 8 ans. Mes parents vivaient dans les montagnes de l’Ouest. C’était le Far West, avec des cactus, je montais sur un âne et me croyais sur un pur-sang ! J’allais chercher l’eau à la source avec ma grand-mère. Je n’oublierai jamais l’odeur des figues en bord de mer mélangée à la houle, cette brume saline, avec le cagnard qui cogne, et cette terre rouge… ! Puis j’y suis retourné à 20 ans, à Bab El Oued, je découvre alors les gens, un mode de vie, un autre côté de moi qui se révèle. Aujourd’hui, je suis fier de parler l’algérien, et tourner le soap El Khawa l’été dernier a été une expérience très forte.

*Indigène de la nation, Slimane Dazi, Don Quichotte Éditions. 56

❱ Tous mes voyages dans ce pays m’ont fait comprendre que je suis un Parisien avant tout ! Un Franco-Parisien avec du sang algérien. J’ai parfois besoin de quitter la capitale tant c’est oppressant, agressif, mais au bout d’un mois, je n’ai qu’une envie, c’est revenir. Paname et ses bistrots, le cliquetis des verres, le brouhaha autour de nous, ses rues, son côté speed.. Si j’ai une odeur, c’est celle du pavé parisien ! ■ AFRIQUE MAGAZINE

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FRÉDÉRIC STUCIN/PASCO AND CO

« Cela me révolte de voir de brillants gamins de la 3e et 4e génération toujours perçus comme des immigrés. » AFRIQUE MAGAZINE

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Le Maroc poursuit le projet Afrique Un an et demi après son retour au sein de l’Union africaine, le royaume veut renforcer son empreinte économique et diplomatique sur le continent. En répondant aux réticences des milieux d’affaires et en cherchant le dialogue avec les I « grandes puissances » comme le Nigeria. par Julie Chaudier 58

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Rabat, 10 juin 2018. Mohammed VI signe des accords de coopération avec le président nigérian, Muhammadu Buhari, aux côtés de son frère Moulay Rachid ben El Hassan et son fils, I 3 8 3 – A O ÛMoulay T - S E P TEl Hassan. EMBRE 20188

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DIPLOMATIE

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’Afrique d’hier n’est pas l’Afrique d’aujourd’hui. […] L’Afrique des enclaves, l’Afrique des comptoirs, est bel et bien finie », a déclaré Mohammed VI, le roi du Maroc, par l’entremise de Nasser Bourita, le ministre des Affaires étrangères, lors du 31e Sommet de l’Union africaine, le 1er juillet 2018. Depuis son adhésion à l’Union africaine (UA), le 30 janvier 2017, le Maroc ne cesse de se faire le défenseur et le porte-étendard du continent. Il est sur tous les fronts pour établir son influence, sinon sur le continent du moins dans la sous-région ouest-africaine tout en préservant ses intérêts au Sahara occidental. Cette année, le Maroc a réussi à se positionner comme un interlocuteur incontournable sur la question des migrations, centrale dans la relation du continent à l’Europe. Fin janvier 2017, lors d’un précédent Sommet, il a d’abord obtenu le titre de « Leader de l’UA sur la question de la migration ». En janvier 2018, le roi a ensuite fait présenter les grandes lignes d’un Agenda africain des migrations. Début juillet, le dernier Sommet de l’UA adopte finalement la proposition du Maroc de mettre en place un Observatoire africain des migrations.

LE DEAL SAHAM-SANLAM

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e groupe marocain Saham a annoncé le 8 mars dernier la cession de ses filiales assurances au sud-africain Sanlam. Alors que le leader de l’assurance en Afrique détenait déjà 46,6 % de Saham Finances, le Groupe Saham a finalement décidé de lui céder la totalité du capital de sa principale branche d’activité pour devenir un fonds d’investissement. Les enjeux politiques sous-jacents risquent-ils d’entraver la vente ? Avec les grandes banques marocaines, Saham faisait la fierté du Maroc en Afrique. Le rachat par le SudAfricain pourrait donner l’impression que le royaume cède ses fleurons à son adversaire. L’Afrique du Sud, première puissance du continent est en effet un grand défenseur de l’indépendance du Sahara occidental. Pour l’heure, Saham attend l’accord des différents régulateurs concernés. L’Autorité marocaine des marchés de capitaux n’a pas encore donné de réponse ni autorisé l’offre publique d’achat qui doit réaliser l’opération mais, quelques mois à peine après l’annonce officielle du deal, il est encore trop tôt pour parler de retard. ■ J.C.

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« L’idée, c’est de développer une meilleure connaissance et surtout un discours africain pour ne pas être seulement consommateur de ce qui nous vient d’ailleurs ni d’être en réaction à des pics d’intérêt pour la question parce que nos partenaires, pour une raison ou une autre, en font un sujet principal. Nous sommes donc en train d’amplifier un problème alors que l’essentiel de la migration africaine se fait en Afrique. Lorsque vous voyez le pourcentage d’étrangers dans des pays comme la Côte d’Ivoire, le Bénin et d’autres, on voit que le problème est peut-être mal posé », a expliqué Nasser Bourita dans une déclaration à RFI. Le Maroc accueillera également la Conférence des Nations unies à Marrakech, en décembre 2018. Elle doit voir l’adoption d’un pacte mondial pour « une migration sûre, ordonnée et régulée ». Si les défenseurs des droits des migrants y voient déjà une régression par rapport aux acquis du droit international, le Maroc y renforcera sa position d’interlocuteur central sur le sujet en Afrique. Sur la question du Sahara occidental, qui continue de décider des grandes orientations de politique étrangère du royaume, le Maroc est parvenu cette année à un compromis inattendu, avec la mise en place d’un « mécanisme africain » lors du dernier Sommet de l’UA à Nouakchott. Le président de la Commission de l’UA, actuellement le Tchadien Moussa Faki Mahamat, son président en exercice, son prédécesseur et Le groupe Saham son successeur, ont désormais la a vendu son pôle mission de soutenir l’ONU dans assurances au sudla résolution de ce conflit. Pour africain Sanlam. la République arabe sahraouie démocratique (RASD), il s’agit d’une avancée : « C’est une élévation de la question du Sahara occidental au niveau des chefs d’État. Il faut qu’il y ait une collaboration entre deux institutions, ONU et UA, mais sans l’UA, aucun progrès ne peut être réalisé. Le Maroc a voulu dessaisir l’Union africaine et il s’en est sorti avec un mécanisme africain », a déclaré Mohamed Salem Ould Salek, ministre des Affaires étrangères de la RASD dans une déclaration à RFI. Pour le Maroc, qui a en effet toujours refusé de voir l’UA se mêler du conflit parce qu’elle lui aurait été défavorable, il s’agit là d’une concession à laquelle il s’était nécessairement préparé en retournant au sein de l’organisation. Surtout, tous les garde-fous sont en place pour éviter que ce mécanisme ne se retourne contre lui. « Le rôle de l’UA devrait viser à accompagner et soutenir les efforts des Nations unies. Celui-ci se limite donc à cela : il n’a pas de processus à développer, ni d’initiative AFRIQUE MAGAZINE

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NAOUFAL SBAOUI

LE MAROC POURSUIT LE PROJET AFRIQUE


AIDA/AFP

À Dakhla,, un drapeau marocain de 6 hectares avait été déployé par le Cercle des jeunes démocrates marocains, en mai 2010, entrant dans le Livre des records. à lancer. Ensuite, beaucoup d’organes de l’UA s’immisçaient dans cette affaire. Le Conseil paix et sécurité, celui des droits de l’Homme… Or, le Sommet a créé un mécanisme qui rendra compte aux chefs d’État uniquement. Enfin, la troïka (des présidents de l’UA, NDLR) est le fruit d’une rotation entre cinq sous-régions africaines. Nous savons que nous avons au moins trois régions et demie avec nous. L’Afrique du Nord, à part l’Algérie, est neutre. L’Afrique de l’Ouest, c’est bon. Le centre aussi. La moitié de l’Afrique de l’Est n’est pas hostile. Il ne reste que l’Afrique australe. Donc même dans le cas où le président en exercice serait algérien, son prédécesseur et son successeur équilibreraient », a détaillé Nasser Bourita avec beaucoup de franchise à Jeune Afrique. Derrière ces succès, la réalité de l’influence marocaine en Afrique de l’Ouest et a fortiori dans l’ensemble de l’Afrique reste limitée. Les véritables puissances continentales sont le Nigeria, l’Égypte, le Kenya et surtout l’Afrique du Sud. La taille de leurs économies est supérieure à celle du Maroc et leurs échanges avec les autres pays du continent, indicateurs de AFRIQUE MAGAZINE

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La question du Sahara occidental continue à décider des grandes orientations de politique étrangère. leur intégration régionale, bien supérieurs à ceux du Maroc. L’Afrique de l’Ouest capte, à elle seule, 58,2 % des échanges commerciaux du Maroc avec les pays du continent en 2016. Les principaux clients du royaume sont le Sénégal, la Mauritanie, la Côte d’Ivoire et le Nigeria. Leurs échanges avec le Maroc ont augmenté de 13,8 % par an entre 2008 et 2016, mais la part de marché de l’empire chérifien en Afrique qui reste très 61


DIPLOMATIE LE MAROC POURSUIT LE PROJET AFRIQUE

ROYAL AIR MAROC : QUELLE NOUVELLE STRATÉGIE ?

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n février 2016, Abdelhamid Addou, alors DG de l’Office national marocain du tourisme, est nommé par le roi à la tête de la compagnie aérienne nationale. Sauvée de la faillite par l’État après la crise de 2011, la Royal Air Maroc sortait à peine d’un plan de redressement douloureux. Chargé de mettre en place une stratégie de développement, Abdelhamid Addou a immédiatement confié la conception de cette dernière au cabinet de conseil BCG. Il opte finalement pour une croissance exponentielle, faisant de Casablanca un hub entre les Amériques, l’Europe et l’Afrique de l’Ouest. « Il est logique que la RAM se tourne vers d’autres marchés, comme l’Afrique subsaharienne, où la concurrence est moins forte alors que la pression des low cost sur ses bases, comme Casablanca et Rabat, augmente », explique Véronique Mondou, spécialiste de l’aérien au Maroc et chercheuse à l’Université d’Angers, en France. L’État, actionnaire majoritaire de la compagnie, doit donner son aval mais plus de deux ans après l’intronisation d’Abdelhamid Addou, la nouvelle stratégie de développement de la Royal Air Maroc attend toujours. Ce qui n’a pas empêché son directeur de lancer de nouveaux achats, lui qui veut doubler sa flotte : 3 Dreamliner en 2017, 4 autres d’ici mars 2019 et quatre 737 MAX. « Je tiens juste à rappeler que nous ne sommes pas seuls sur le continent. Nos concurrents ont des programmes d’acquisition plus ambitieux. Ethiopian Airlines a commandé 40 avions, Egypt Air vient d’annoncer l’acquisition de 24 Bombardier et une dizaine d’autres avions. Air Algérie a 35 ou 40 avions en commande. Pareil pour Tunisair qui a annoncé des acquisitions », souligne-t-il dans une interview au quotidien marocain L’Économiste en début d’année. ■ J.C.

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faible avec 0,9 % en 2015 au lieu de 0,5 % en 2008. Pire, les investissements marocains sur le continent s’affichent en baisse. En 2015, 40 % des de IDE marocains sont allés en Afrique subsaharienne pour 3 milliards de d dirhams, alors qu’ils étaient de 4,6 milliards en 2010, selon les données publiées par le l’Économie et des Finances en 2016. Ils ministère marocain de l’Économ restent focalisés dans trois secteurs, la banque à 43,7 % en 2015, le holding pour 20,5 % et l’immobilier avec 8,9 %. Face à ce constat, le Maroc a une ambition, depuis le premier jour de son grand retour au sein de « sa famille institutionnelle » : rejoindre le vaste marché de la CÉDÉAO qui lui tend les bras. br Là, le royaume achoppe. Alors qu’il avait décroché, dans la l foulée de son intégration à l’UA, des chefs d’États de la CÉDÉAO, il fait un « accord de principe » de l’opposition des milieux d’affaires ouest-afriface, depuis, à l’oppositio cains, sénégalais en tête, tête qui craignent la concurrence des produits marocains. les banques et les assurances ins Déjà, Dé marocaines dominent. BOA, du groupe BMCE Bank, détient 11,4 % des parts de marché dans l’UEMOA selon le rapport annuel 2016 de la Commission bancaire de l’UEMOA. Atlantic Business International, filiale de la BCP, avec 9,4 % et Attijariwafa Bank, filiale de la holding royale marocaine, avec 8 % de parts de marché, complètent le ban marocain. Ensemble, elles offrent près de 30 % des crédits accordés au Sénégal. « Le plus souvent, les entreprises marocaines ont pris la place des PME locales, notamment dans le BTP. En venant avec des lignes de financement et un certain nombre de conditionnalités (des financements orientés), les entreprises marocaines (un peu à l’image des chinoises) sont nettement mieux armées dans cette compétition », a regretté l’expert spécialiste de la politique économique du Sénégal Oumar Badans, dans une déclaration au site Lesecos.ma.

UNE ADHÉSION MENAÇANTE Dans un tel contexte, l’éventuelle adhésion du Maroc est perçue – à raison, selon la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA) – comme une menace supplémentaire. Lors d’une réunion d’experts les 25 au 26 juin 2018, à Cotonou, au Bénin, venus discuter des implications du potentiel élargissement de la CÉDÉAO, la CEA rend un rapport. Il établit que le Maroc et la Tunisie ont bien plus à gagner à leur intégration à la Communauté que les États membres actuels. Ces derniers auraient peu d’avantages dans l’hypothèse de l’arrivée des deux pays maghrébins. La réunion d’experts recommande donc aux États de la CÉDÉAO d’opérer des transformations structurelles pour bénéficier des opportunités AFRIQUE MAGAZINE

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MARIO FOURMY/SIPA

La RAM, qui veut doubler sa flotte, a acquis 3 Dreamliner en 2017.


qu’offrirait l’adhésion du Maroc, de privilégier « une approche graduelle dans la mise en œuvre » de son adhésion, de s’assurer de bénéficier d’un transfert de savoir-faire en matière technologique et même de « négocier un mécanisme de compensation au profit des États membres ». Bien conscient des inquiétudes, le Maroc a entamé un travail de lobbying de fond. L’Institut Amadeus, fondé par Brahim Fassi Fihri, fils d’un ancien ministre des Affaires étrangères devenu conseiller royal, a organisé plusieurs conférences à Dakar, Abidjan et Accra pour convaincre des milieux d’affaires. « Nous comprenons les craintes des industries vulnérables. Maintenant, c’est à nous d’être suffisamment collaboratifs pour voir comment, progressivement, protéger ces secteurs fragiles. Aujourd’hui, il y a des mécanismes comme les asymétries en matière de droits de douane qui peuvent se mettre en place, il y a aussi le démantèlement progressif de ces droits, donc il y a des mécanismes qui peuvent être mis en place pour dépasser ces problématiques », rassure Abdou Diop, le président de la Commission Afrique et Sud de la Confédération générale des entreprises au Maroc, dans une déclaration à RFI.

LE GAZODUC, UN TOUR DE FORCE Les milieux d’affaire ne sont cependant pas les seuls à montrer des réticences face à l’entrisme du royaume. Pour avancer en Afrique de l’Ouest, le Maroc sait qu’il doit pouvoir compter sur la véritable puissance de la région : le Nigeria. Pendant longtemps, celui-ci était avant tout un adversaire défendant l’indépendance du Sahara occidental. En mars 2015, les tensions entre les deux pays étaient à leur comble : Mohammed VI avait même refusé un appel du président nigérian Goodluck Jonathan, en pleine campagne électorale au Nigeria. Depuis l’élection de Muhammadu Buhari, le palais ne compte pas ses efforts de séduction. Il l’a reçu à Rabat, les 10 et 11 juin derniers, pour signer trois nouveaux accords de collaboration. Bien consciente que Muhammadu Buhari, même s’il était réélu en février 2019, ne pourra pas aller au-delà d’un second mandat, Rabat tente d’établir des liens durables avec le Nigeria qui dépasse la personne de l’actuel président. « Pour ce faire, deux stratégies concomitantes sont suivies depuis le séjour de Mohammed VI à Abuja. D’abord, la mise en place de projets économiques qui engagent les deux parties sur le long terme. C’est le cas notamment avec l’OCP, qui souhaite investir massivement dans une usine d’ammoniac au Nigeria, ou avec le gazoduc reliant le Nigeria au Maroc pour rejoindre l’Europe. Le Maroc mise aussi sur la venue sur son territoire d’hommes d’affaires et d’hommes politiques nigérians, afin de les convaincre de sa politique africaine. Le cas le plus emblématique est celui du président du Sénat, le puissant Bukola Saraki, qui s’est rendu en mars 2017 au Forum de Crans Montana, à Dakhla, au Sahara occidental », écrit Benjamin Augé, AFRIQUE MAGAZINE

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Bien conscient des inquiétudes, le royaume a entamé un travail de lobbying de fond. chercheur associé au programme Afrique de l’Institut français des relations internationales, dans une tribune publiée par Le Monde. Dans ce contexte, le Maroc continue de faire avancer, avec le Nigeria, son projet de gazoduc dont le seul dessein est extrêmement révélateur de la position à laquelle le Maroc prétend en Afrique de l’Ouest. Il relierait en effet la première puissance actuelle d’Afrique de l’Ouest, le Nigeria, au Maroc, qui veut devenir celle de l’avenir, tout en associant la majorité des pays d’Afrique de l’Ouest avant de se prolonger vers l’Europe, plaçant une nouvelle fois du Maroc au carrefour de l’Afrique et de l’Europe. « Pour des raisons d’ordre économiques, politiques, juridiques et sécuritaires, le choix s’est fixé sur une route combinée onshore/offshore [d’]approximativement 5 660 km », ont détaillé Farouk Garba Said, directeur général de la Compagnie de pétrole nationale nigériane, et Amina Benkhadra, directrice générale de l’Office national des hydrocarbures et des mines, lors de la visite du président nigérian. L’étude de faisabilité achevée, ils ont lancé la seconde étape du projet de gazoduc : la pré-étude de détail. Il s’agit à présent de signer des protocoles d’accord avec les États traversés et la CÉDÉAO, de se mettre d’accord sur les volumes disponibles pour l’Europe au Nigeria, d’entamer les discussions avec les opérateurs du champ Tortue au large du Sénégal et de la Mauritanie, et d’approcher les potentiels clients européens. Un tour de force en perspective car les écueils sont partout. Le premier d’entre eux sera certainement la stabilité de l’approvisionnement gazier dans le delta du Niger où opèrent régulièrement des groupes rebelles au pouvoir. Le royaume maintient donc son cap avec constance pour améliorer son intégration à l’Afrique de l’Ouest où il se voit déjà en figure de leader, faisant jouer sa position stratégique au carrefour de l’Europe, des États-Unis, du monde arabe et de l’Afrique. ■ 63


AFOLABI SOTUNDE/REUTERS

16 décembre 2017, Abuja Nigeria. Le président béninois, aux côtés d’Aurélien Agbenonci, ministre des Affaires étrangères, à la 52e Conférence de la Cédéao.

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Élu en avril 2016 avec la ferme intention de transformer un pays notoirement « rebelle », le président tente d’imposer son style : managérial, discret, clivant, réformateur, avec une touche d’autorité. Portrait.

PATRICE TALON, L’HOMME QUI VOULAIT CHANGER LE BENIN… par Delphine Bousquet

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son arrivée au pouvoir en avril 2016, Patrice Talon avait créé le buzz. Homme d’affaires prospère, qui s’est enrichi grâce au coton, il apporte modernité et sobriété dans son exercice de la fonction présidentielle, affiche ses grandes ambitions pour le Bénin à travers le très détaillé Programme d’action du gouvernement (PAG), s’entoure de cadres très compétents. À Cotonou, dans les chancelleries, on s’enthousiasme alors pour cette « rupture », un des slogans de campagne du candidat Talon, qui révolutionne les us et coutumes du pouvoir. Deux ans après, l’ambiance s’est un peu tendue au Bénin. Entre-temps, que s’est-il passé ? En plus de mesures impopulaires, le président est devenu plus politique. Pourquoi ? Parce qu’en avril 2017, les députés ont refusé d’examiner son projet de révision de la Constitution de 1990. C’était pourtant l’un des principaux engagements de Patrice Talon avec une modification majeure, le mandat présidentiel : au lieu de 5 ans renouvelables une fois, un mandat unique. Pour lui, c’est un échec politique et une déception personnelle. Son ministre de la Justice de l’époque, Joseph Djogbénou, son avocat, déclare alors : « Si la politique se fait avec la rage, nous la ferons avec la rage et si elle se fait avec la ruse, nous la ferons avec la ruse. » Depuis, l’expression a fait florès. Et l’opposition l’a reprise à son compte pour dénoncer la gouvernance « de la ruse et de la rage ». L’opposition, elle, s’est organisée autour de Sébastien Ajavon. L’homme d’affaires, connu comme « le roi du poulet congelé » (il a fait fortune en important des volailles, notamment de France), avait fini 3e à la présidentielle. À l’entre-deux tours, il appelle à voter pour Patrice Talon, qui bat largement Lionel Zinsou. Mais désormais, il y a de l’eau dans le gaz entre les deux entrepreneurs : une affaire non élucidée de saisie de drogue dans un ses containers, pour laquelle Ajavon a été relaxé au bénéfice du doute ; un redressement fiscal, des comptes bloqués. Il parle d’acharnement. Il a fini par créer son parti, l’Union sociale libérale. Et une sorte de front antiTalon s’est constitué : avec Ajavon, mais aussi l’ancien président Thomas Boni Yayi, président d’honneur du parti FCBE, et l’ancien président Nicéphore Soglo. « Un rassemblement hétéroclite de personnalités qui se sont longtemps combattues », estime un proche du pouvoir qui ne voit pas d’avenir à cette alliance. Cette opposition coalisée dénonce « la grave crise » que traverse le pays, « les attaques contre les libertés fondamentales », « une gouvernance caractérisée par l’opacité et les conflits d’intérêts ». Elle dénonce aussi ce qu’elle appelle la « vassalisation »

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L’opposition coalisée dénonce « la grave crise » que traverse le pays, « les attaques contre les libertés fondamentales », « une gouvernance caractérisée par l’opacité et les conflits d’intérêts ».

des institutions. Pour elle, l’Assemblée nationale, la Cour Constitutionnelle désormais dirigée par Joseph Djogbénou, la Haute Autorité de l’audiovisuel et de la communication, et les collectivités locales sont aux ordres. « Ce régime est un rouleau compresseur, il met en place des dispositifs pour restreindre la marge de manœuvre de ceux qui ne vont pas dans son sens », affirme Guy Mitokpè, député de la minorité parlementaire. Président sans parti, Patrice Talon peut compter à l’Assemblée nationale sur le Bloc de la majorité parlementaire créé après l’échec de la révision constitutionnelle. Une soixantaine de députés, sur 83, de différentes obédiences politiques, soutiennent son action. Patrice Talon s’appuie aussi sur des fidèles, comme son cousin Johannes Dagnon, son conseiller spécial. Un homme de confiance qu’il consulte et qui le représente dans les commissions chargées de mener les grandes réformes.

INTRANSIGEANT FACE AUX GRÉVISTES Jusqu’à présent, le chef de l’État a montré qu’il ne dévie pas du cap qu’il s’est fixé : transformer le Bénin en profondeur, quitte à demander des sacrifices aux Béninois et un changement de comportement collectif. Les syndicats en ont fait l’amère expérience. En janvier dernier, les six confédérations AFRIQUE MAGAZINE

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GWENN DUBOURTHOUMIEU POUR JEUNE AFRIQUE

Cotonou, la capitale économique et la plus grande ville du Bénin.

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18 mai 2018. Au cours d’une tournée européenne, Patrice Talon, attaché aux valeurs de l’Église, rencontre le pape François au Vatican.

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statues et objets gardés par la France. Il a aussi co-présidé une conférence sur l’accès aux médicaments de qualité organisée au siège des Nations unies à Genève, après avoir lancé une vaste lutte contre les faux médicaments. Et si le président se rend à Paris, c’est en catimini. Au début de son mandat, Patrice Talon voyageait fréquemment sur la ligne commerciale la plus utilisée entre la capitale française et Cotonou et cela se savait. Il y est encore régulier mais moins souvent, et désormais, il a davantage recours aux services d’un jet privé.

UN HOMME AU STYLE DISCRET En tout cas, il se déplace moins pour raisons de santé. En juin 2017, sa « disparition » avait suscité de nombreuses rumeurs jusqu’à ce qu’il rentre à Cotonou au bout d’un mois. Transparence rarissime en Afrique, un communiqué officiel, aussi précis qu’un bulletin médical, avait appris aux Béninois que leur président avait subi deux interventions chirurgicales, l’une à la prostate et l’autre à l’appareil digestif. Il continue d’habiter sa maison d’architecte en plein cœur de Cotonou. Il sort peu, il va rarement à la rencontre des Béninois. Sa femme Claudine Talon, elle aussi très discrète, est davantage présente sur le terrain pour les activités sociales de la fondation qui porte son nom. Le chef de l’État n’est pas non plus visible médiatiquement. L’entretien qu’il a accordé à des médias interAFRIQUE MAGAZINE

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syndicales, unies comme jamais, lancent une grève générale. Elles s’opposent à la suppression du droit de grève pour les magistrats et certaines catégories de fonctionnaires (santé, enseignement) votée pendant les fêtes par les parlementaires. Ceux-ci jugent les débrayages à répétition contraires à l’intérêt général (rejetée par la Cour constitutionnelle, cette disposition a récemment été validée par la nouvelle haute juridiction présidée par Joseph Djogbénou). D’autres revendications salariales anciennes s’ajoutent ensuite. Aucun accord n’est trouvé ni après la rencontre avec le locataire de la Marina, ni après quelques séances de négociation avec le gouvernement. Finalement, au bout de 3 mois, les syndicats, même les plus jusqu’au-boutiste, suspendent le mouvement sans avoir rien obtenu, en tout cas, pas ce qu’ils espéraient. « On a face à nous quelqu’un qui ne nous prend pas au sérieux. Même quand on est à terre, il ne fait pas un geste, explique un des secrétaires généraux. La grève n’a pas marché, on va devoir revoir notre stratégie. » Intraitable. Ceux qui l’ont connu homme d’affaires lui reconnaissent ce trait de caractère : il ne lâche rien. Patrice Talon n’est pas un « chef africain » comme les autres. Peu de protocole. Peu de déplacements aux grands sommets de l’Union africaine. Il reçoit rarement. Mais il a récemment participé à deux conférences internationales. Une sur les biens culturels à l’Unesco à Paris fin mai, où il a plaidé pour la restitution des


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Le 5 mars 2018, le chef d’État est reçu par son homologue français Emmanuel Macron à l’Élysée, à Paris. Ils ont notamment abordé la question de la restitution du patrimoine africain, et annoncé la création d’une mission « de réflexion et de consultation » à ce sujet. nationaux en avril pour dresser le bilan de ses deux ans a fait beaucoup de bruit. Et sur les réseaux sociaux, de nombreux jeunes, au Bénin et surtout hors du Bénin, ont salué son style et sa vision. « Je ne suis pas là pour séduire la classe politique mais pour agir », avait-il déclaré aux journalistes français venus à Cotonou l’interviewer. Mais pour l’instant, les effets concrets du Programme d’action du gouvernement se font attendre. Comme la promesse de créer 500 000 emplois en cinq ans, grâce aux 45 projets phare du PAG. Ce plan très ambitieux était évalué lors de son lancement en décembre 2016 à plus de 9 000 milliards de francs CFA. « Le président a besoin d’argent, c’est un gros souci et il met la pression », confie une source proche des milieux diplomatiques. « Le business plan n’a pas marché comme prévu et ça retarde l’exécution des projets », constate une autre. En effet, le gouvernement mise sur le privé pour financer le PAG à hauteur de 61 %, notamment via des partenariats publicsprivés. Sauf que les investisseurs ne se bousculent pas au portillon. « Ils se méfient de la gouvernance de Patrice Talon, de l’opacité des conventions de partenariats et de la cartellisation de l’économie nationale au profit d’un clan qui entoure le chef de l’État », commente un économiste. Un opérateur économique nuance : « Le président connaît tellement bien le fonctionnement des Béninois qu’il préfère tout contrôler s’il AFRIQUE MAGAZINE

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Il continue d’habiter sa maison d’architecte en plein cœur de Cotonou. On le voit peu. Le chef de l’État n’est pas non plus très visible dans les médias. 69


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CONSTITUTION : QUELLE RÉFORME ?

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ne nouvelle tentative de révision de la Constitution a été bloquée début juillet. Le texte, proposé par des députés de la majorité, prévoit des quotas pour intégrer les femmes en politique, la suppression de la peine de mort, la création d’une Cour des comptes et le couplage de toutes les élections, en passant l’année prochaine le mandat législatif de 4 à 5 ans afin que tous les scrutins aient lieu en même temps en 2026. Le principe de la révision a été validé par le Parlement, mais la majorité requise pour le vote direct n’a pas été atteinte. Il devrait donc y avoir un référendum. Quand ? Aucun délai n’est imposé au chef de l’État, mais il y a un cadre contraignant, avec la transmission de la proposition de référendum au gouvernement lors de la 1re session ordinaire de l’Assemblée nationale. La prochaine aura lieu en avril 2019, date des législatives. Aucun référendum n’est possible avant. Patrice Talon attendra-t-il pour coupler les deux ? Beaucoup de questions pour cet imbroglio juridico-politique. Cette révision cristallise encore toutes les tensions. ■ D.B. Le palais de la Marina à Cotonou.

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deux dernières campagnes ont battu des records. La gestion du port de Cotonou, poumon économique du Bénin, avec la moitié des recettes fiscales et 80 % des recettes douanières, a été confiée à la filiale internationale du port belge d’Anvers, l’un des plus performants au monde. Le port aiguise beaucoup d’appétit, Talon en a été un des acteurs avec le Programme de vérification des importations, le voilà désormais dans des mains neutres. Quant à la boucle ferroviaire, il a fait son choix. Exit Bolloré. Le projet pharaonique de l’industriel français prévoyait la construction ou la réhabilitation de 3 000 km de voies entre Cotonou et Abidjan. Mais au Bénin, un contentieux avec le groupe local Pétrolin bloquait les travaux. Pour le chef de l’État, les investissements de Bolloré étaient datés et la Chine pourra réaliser un chemin de fer moderne. « Il est pragmatique et il est têtu, pas dans le sens obtus mais dans le sens déterminé », raconte le représentant d’un groupe français. « Sur les grands dossiers, il s’investit personnellement, échange avec les spécialistes, indique un proche. Il veut ce qu’il y a de plus pointu et en un temps très court. » C’est ainsi qu’il suit de près l’accès à l’eau potable pour les habitants des zones rurales. Plus de 4 millions de personnes devraient bénéficier de systèmes améliorés d’approvisionnement gérés par des opérateurs régionaux avec des contrats d’affermage.

UNE CHASSE À LA CORRUPTION Dernière mesure emblématique : l’interdiction du commerce de l’essence « kpayo ». Elle figure dans le nouveau Code pénal qui doit être promulgué. Le kpayo, c’est l’essence frelatée transportée illégalement depuis le Nigeria chaque jour dans des bidons trafiqués. Ce commerce fait vivre des milliers de familles, approvisionne en carburant la majorité des Béninois et profite largement au grand voisin nigérian. Aucun prédécesseur de Patrice Talon n’a jamais pu mettre fin à cette activité. On touche à des enjeux économiques et sociaux majeurs. Patrice Talon fait aussi la chasse à la corruption, petite et grande. Lors de sa visite officielle à Paris en mars dernier, il a surpris en déclarant à l’Élysée, devant Emmanuel Macron, que « la mauvaise gouvernance a profité à une minorité, dont moi-même. Être dans mes fonctions actuelles, avoir cette opportunité pour réparer et m’abstenir de le faire, ce serait louper une occasion d’entrer dans l’Histoire ». Stratégie ou contrition ? Dans les faits, beaucoup de robinets ont été coupés, et ça grogne chez les fonctionnaires, au port, dans les sociétés qui avaient des contrats avec l’État… Des députés et ministres proches de l’ancien président Boni Yayi sont dans le collimateur de la justice. Pour les opposants, c’est une lutte sélective qui permet d’emprisonner des contestataires, comme le syndicaliste Laurent Métongnon, accusé d’avoir profité de rétrocommissions lorsqu’il présidait le conseil d’administration de la Caisse nationale de sécurité sociale. En tout cas, le Bénin gagne des AFRIQUE MAGAZINE

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veut que ça marche. » « Il doit montrer patte blanche. S’il a déjà quitté juridiquement ses sociétés, il doit prouver qu’il ne mélange pas ses intérêts à ceux du Bénin », analyse un proche. Les bailleurs, eux, appuient les réformes. La Banque mondiale est très engagée, elle doit débloquer une enveloppe de 482 millions de dollars pour la période mi-2017 mi-2020. La France est aussi très présente : ses engagements pour des projets en cours ou en instruction s’élèvent à environ 300 millions d’euros, dont une partie significative en subventions. Ces deux partenaires soutiennent le développement du tourisme, une des priorités du chef de l’État. Sur le plan économique, Patrice Talon a réussi à redresser la filière cotonnière. D’après les chiffres de l’Association interprofessionnelle du coton, dirigée par un de ses fidèles, les


AKINTUNDE AKINLEYE/REUTERS

Une des figures de l’opposition : l’homme d’affaires Sébastien Ajavon, candidat malheureux à la présidentielle, votant ici à Cotonou le 6 mars 2016.

places dans le classement sur la corruption de Transparency International, de 95e sur 175 pays en 2016 à 85e en 2017. La gouvernance de Patrice Talon suscite une forme de schizophrénie. Beaucoup ne savent pas quoi penser, comme ce chauffeur : « Il a de bonnes idées, de la volonté. Mais les gens souffrent, c’est comme si le président oubliait qu’on est dans un pays pauvre. » L’homme est très clivant : d’un côté impopulaire, chez tous ceux qui ont été déguerpis sans ménagement des espaces publics par exemple, ou encore à cause de l’augmentation récente des péages routiers ; de l’autre fermement soutenu par tous ceux, notamment les jeunes, qui veulent que ça change. Ce commerçant cotonois encourage ses compatriotes à serrer les dents : « Il y a trop de désordre dans ce pays. C’est dur pour le moment, mais avec lui, ça va aller. » D’ici peu, Patrice Talon pourra vérifier si les Béninois sont prêts à le suivre ou s’il doit réajuster sa politique. Avec le test des législatives d’avril 2019. L’enjeu est capital pour la « mouvance » : conserver, voire renforcer, sa domination au Parlement face à une opposition très remontée. Chaque camp s’active déjà et chacun est prêt à mettre les moyens pour s’imposer. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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Ce commerçant encourage ses compatriotes à serrer les dents : « Il y a trop de désordre dans ce pays. C’est dur pour le moment, mais avec lui, ça va aller. » 71



DÉCOUVERTE C O M P R E N D R E U N PA Y S , U N E V I L L E , U N E R É G I O N , U N E O R G A N I S A T I O N

CÔTE D’IVOIRE

NABIL ZORKOT - OLIVIER - SYLVÈRE GÉRARD/RESERVOIR PHOTO

OBJECTIF EMERGENCE! Si le calendrier politique et électoral occupe la classe politique, l’agenda économique reste une priorité pour le gouvernement. La Côte d’Ivoire, avec des taux de croissance élevés, s’impose comme une valeur sûre aux yeux des investisseurs internationaux. Le contexte est favorable à l’accélération des projets phares du second mandat présidentiel d’Alassane Ouattara. Autant de chantiers destinés à poser les éléments essentiels d’une nation moderne à l’horizon 2020. D O S S I E R D I R I G É PA R Z YA D L I M A M - AV E C D O U N I A B E N M O H A M E D

Ci-dessus : SAF Cacao exporte à l’international. Ci-contre : le barrage de Soubré. Ci-dessous : calculateur de Bingerville.


Résilience, croissance, et ambitions par Dounia Ben Mohamed

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En dépit d’une conjoncture parfois difficile, le pays maintient le cap. Les réformes pour accroître la compétitivité s’accélèrent, tout comme les efforts pour soutenir le secteur privé et diversifier l’économie.

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S L’échangeur de la Riviera, menant au pont Henri-Konan-Bédié. AFRIQUE MAGAZINE

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i l’éventualité de la candidature du président Alassane Ouattara à un troisième mandat et la tenue des élections locales agitent la classe politique ivoirienne, elles n’auront en rien perturbé le monde des affaires. Pour preuve, le Fonds monétaire international (FMI) a débloqué, fin juin, 112 millions d’euros « pour soutenir l’économie ivoirienne ». Une décision prise à l’issue du rapport « favorable » réalisé par une délégation de l’institution en mission dans le pays. Selon cette étude, la Côte d’Ivoire a répondu à un certain nombre de critères en matière de maîtrise des dépenses publiques et de bonne gestion. « Le déficit budgétaire ivoirien a été contenu l’année dernière et le FMI juge que les autorités sont sur la bonne voie pour y parvenir à nouveau cette année, avec une prévision autour de 3,75 % du PIB », peut-on lire dans le rapport. Avec des perspectives de croissance autour de 7 % pour les cinq prochaines années, la Côte d’Ivoire reste un investissement rentable et d’autant rassurant qu’elle a montré la résilience de son économie. En dépit de la chute des cours des matières premières, le cacao notamment – principal produit d’exportation du pays, premier producteur mondial –, qui a connu une décote de l’ordre de 40 %, contraignant les autorités à revoir à la baisse le budget de l’année 2017. Les revendications des fonctionnaires et des 75


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À lire le dernier classement Africa Investment Index (AII) publié le 26 mars 2018 par Quantum Global Research Lab, la Côte d’Ivoire est l’économie la plus attractive pour les investissements directs étrangers (IDE) de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA).

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militaires également, à travers le versement de primes et les augmentations salariales. Et pourtant, la croissance a bien résisté, 7,8 % en 2017 selon les autorités nationales. Une résilience portée par la maîtrise budgétaire et les investissements publics qui restent le moteur de la croissance dans un pays toujours en phase de reconstruction postconflit. Les chantiers de l’« émergence » se multiplient : ponts, autoroutes, voies ferrées, écoles, hôpitaux, usines… Alors que le Plan national de développement (PND) 2016-2020, feuille de route des actions du gouvernement, a enregistré un taux d’exécution des engagements de 38 % dès la première année et un taux d’investissement privé de 70 %. Moteur de l’UEMOA Cette modernisation des infrastructures séduit les partenaires au développement comme les investisseurs internationaux. L’économie ivoirienne se positionne comme l’une des plus attractives au sein de la sousrégion ouest-africaine. À lire le dernier classement Africa Investment Index (AII) publié le 26 mars 2018 par Quantum Global Research Lab, la Côte d’Ivoire est l’économie la plus attractive pour les investissements directs étrangers (IDE) de l’Union économique et monétaire ouestafricaine (UEMOA). Classée au 5e rang au niveau continental, la Côte d’Ivoire possède, selon la société d’investissements et de conseils suisse, « la croissance la plus rapide d’Afrique ». Une attractivité qui s’explique aussi par des « résultats relativement bons aux plans de la liquidité et facteurs de risques, comme le taux d’intérêt réel, le risque de change et le ratio de la balance courante ». En route pour l’émergence, confirmée par cette embellie économique, la Côte d’Ivoire ambitionne de se hisser dans le top 50 des meilleures économies mondiales d’ici 2019. Et pour ce faire, les autorités multiplient les réformes en vue d’améliorer l’environnement des affaires et attirer les investissements. À cet effet, les mesures pour dématérialisation de l’ensemble des services et actes administratifs devraient faciliter davantage la vie aux entreprises.

Un environnement des affaires assaini Le dernier rapport « Doing Business » du Groupe de la Banque mondiale, publié le 31 octobre 2017, a salué l’amélioration du climat des affaires avec une progression de trois rangs. Selon le rapport, l’économie ivoirienne est classée au 139e rang des espaces où il fait bon de faire des affaires dans le monde. Globalement, la Côte d’Ivoire a fait un bond en avant en ce qui concerne la réglementation puisqu’en matière de distance à la frontière, le pays est passé de 51,67 à 53,71 points sur 100. Soit les fruits des actions menées par le Centre de promotion des investissements en Côte d’Ivoire (CEPICI). Lequel se réjouit de la solidité des entreprises nationales. Selon le récent rapport de suiviévaluation des investissements privés réalisé par le CEPICI, 86 % des entreprises agréées en 2013 au code des investissements poursuivent leur activité pour un volume global de 1 317 millions d’euros d’investissements effectivement réalisés dans la période 20132015. Ces chiffres représentent 189 % du volume d’investissements prévisionnels et 6 915 nouveaux emplois dont 95 % en faveur des nationaux, conformément à la politique du gouvernement ivoirien, déterminé à créer des champions nationaux. En 2013, le taux de mortalité des entreprises agréées s’élevait à 2,6 %, le CEPICI vise désormais 0 %. Si le FMI salue les investissements réalisés par l’État ivoirien dans les infrastructures et les efforts consentis pour le renforcement du système financier local – à travers la restructuration des banques publiques et de la Société ivoirienne de raffinage –, et classe la Côte d’Ivoire parmi les pays préémergents de l’Afrique subsaharienne, l’institution financière invite la Côte d’Ivoire à poursuivre ses efforts dans l’amélioration de l’environnement des affaires pour augmenter les investissements privés et renforcer encore les perspectives de croissance. « Pour relever le défi de l’émergence, il reste beaucoup à faire » nuance José Gijon, représentant résident du FMI en Côte d’Ivoire, invitant Abidjan à améliorer son système fiscal. « La clé pour la Côte d’Ivoire

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est le revenu. Le gouvernement doit créer un espace budgétaire suffisant s’il veut devenir un pays émergent et pour cela, il a besoin de revenus plus élevés. » Un défi dont les autorités sont conscientes. Pour le relever, elles ont entrepris la dématérialisation de la procédure de paiement d’impôts. Depuis janvier dernier, les petites et moyennes entreprises peuvent déclarer et payer ceux-ci en ligne. De même, les particuliers devront pouvoir payer prochainement leurs impôts grâce à leurs téléphones portables. L’objectif pour le gouvernement : augmenter les recettes fiscales de 15 % en 2017, à 20 % du PIB en 2020. En attendant, la chute des cours du cacao et les tensions sociales rencontrées l’année dernière ont rappelé à la Côte d’Ivoire l’urgence d’accélérer la transition de son économie, encore trop dépendante de l’exportation des matières premières. Cela passe par l’industrialisation notamment de ses secteurs majeurs, l’agriculture en premier lieu, qui a été amorcée. Le poids du secteur primaire dans le PIB est passé de 24 % en 2010 à 22 % aujourd’hui. Il devrait AFRIQUE MAGAZINE

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représenter 17 % de l’économie en 20192020. Alors que le secteur secondaire, lié aux industries, qui était à 22 % en 2010, est passé à 25 %, avec une projection en 2019 à 30 %. Enfin, le secteur tertiaire reste stable : 33 % en 2010 et 31 % en 2015 pour une projection à 34 % en 2020, porté notamment par l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans le pays. Une nouvelle répartition qui confirme l’accélération de l’industrialisation du pays. Autre enjeu majeur, la poursuite de sa politique sociale en faveur des plus fragiles dans les domaines de l’éducation, la santé, l’accès à l’eau, l’électricité, le logement, etc. D’importants chantiers sociaux ont été entrepris. Les dépenses en faveur des plus pauvres, notamment dans les secteurs de la santé et de l’éducation, sont passées de 1,65 million d’euros en 2012 à 3,16 millions en 2017. Mieux, le pays a enregistré une progression record de 60 % de son PNB (produit national brut) entre 2012 et 2017. L’école est désormais gratuite et obligatoire jusqu’à 16 ans. ■

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Alassane Ouattara et le Premier ministre Amadou Gon Coulibaly au palais présidentiel.

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La transformation est en marche Dans tous les secteurs porteurs, l’objectif est d’accroître la valeur ajoutée et l’intégration locale. Avec une priorité majeure : l’industrialisation.

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AGROBUSINESS La filière cacao s’organise « 2018 sera l’année de la transformation locale des matières premières » avait annoncé, fin décembre 2017, le porteparole du gouvernement, Bruno Koné. La chute des cours de ces dernières a rappelé à la Côte d’Ivoire l’urgence de traiter sur place ses richesses. Objectif affiché : transformer la moitié de la production sur place. Pour le cacao, mais également le café, l’anacarde, le coton… Un cap inscrit dans le Plan national d’investissement agricole (PNIA) 2015-2020, un programme mené en synergie avec le Programme national de développement (PND). Fragilisée par la chute des cours, la filière cacao, qui pèse 15 % du PIB national et plus de 40 % des recettes d’exportation, illustre cette volonté d’industrialisation. À ce jour, 30 % de la production est transformée localement. Avec son voisin le Ghana, deuxième producteur mondial, la Côte d’Ivoire a défini une stratégie commune, destinée à harmoniser les politiques commerciales entre les deux et à créer un cartel des producteurs de cacao sur le modèle de l’Opep (Organisation des pays exportateurs de pétrole). Une initiative soutenue par la Banque africaine de développement (BAD) à travers un financement de 1,5 milliard de dollars. Avec 35 % de la production mondiale, la Côte d’Ivoire est le premier pourvoyeur de cacao avec 1,4 million de tonnes de fèves de cacao. Un chiffre en hausse cette année de 254 000 tonnes. Déjà, les premières tablettes et autres produits

dérivés du cacao 100 % made in Côte d’Ivoire ont fait leur apparition sur les étals des grandes surfaces, avec l’implantation de chocolatiers tel que Cemoi, Nestlé, Mars ou encore le groupe suisse Barry Callebaut. Ce dernier, déjà présent dans le pays, a annoncé en mai dernier un nouveau plan d’investissement de 30 milliards de francs CFA destiné à augmenter les capacités de broyage de sa filiale ivoirienne, la Société africaine de cacao (Saco). À terme, la Côte d’Ivoire se tourne vers un nouveau modèle dont l’agrobusiness se veut le secteur clé, avec in fine, l’amélioration du niveau de vie des populations rurales.

ÉNERGIES Le renouvelable pour l’autosuffisance En attendant, le cacao affiche d’autres vertus. Alors que les autorités ivoiriennes se sont engagées à atteindre l’autosuffisance énergétique d’ici 2020, autrement dit doubler la capacité de production de 2 000 à 4 000 mégawatts en se tournant de plus en plus vers les énergies renouvelables, les déchets de cacao vont servir à fournir de l’électricité. Un projet financé, à hauteur d’un million de dollars (soit près de 600 millions de francs CFA), par l’Agence américaine pour le commerce et de développement. Celle-ci va soutenir l’étude de faisabilité de la toute première centrale électrique à biomasse au monde utilisant les déchets de la production de cacao, piloté par la Société ivoirienne des énergies nouvelles (SODEN). D’une puissance de 60 à 70 mégawatts, la centrale doit être installée à Divo, en 2023, dans le centre-sud de la Côte d’Ivoire, troisième région de production du cacao du

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L’usine SAF Cacao (Société Amer et frères), depuis San-Pedro, exporte dans le monde entier.

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Le barrage de Soubré doit doubler la part de l’hydroélectricité dans la fourniture de l’énergie du pays.

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pays. Elle devrait permettre d’économiser 250 000 tonnes de CO2 par an avec un investissement estimé à 154 milliards de francs CFA pour sa construction. Sachant que le pays génère chaque année 26 millions de tonnes de déchets, la Côte d’Ivoire, qui dispose actuellement d’une puissance totale de 2 200 MW, vient de trouver une nouvelle source pour répondre à ses besoins énergétiques. L’autosuffisance nécessite un double défi : augmenter sa capacité tout en réduisant le recours aux énergies fossiles. Et si la part des énergies renouvelables est faible à l’heure actuelle, moins de 5 %, les autorités visent les 15 % en 2020 et 20 % en 2030, compte tenu des possibilités ivoiriennes. La Côte d’Ivoire présente l’un des meilleurs potentiels d’Afrique en biomasse avec une capacité annuelle estimée à 12 millions de tonnes avec la valorisation des déchets issus des industries du cacao, de coton mais aussi de palmier à huile, la source d’énergie renouvelable la plus prometteuse à court terme pour le pays. C’est pourquoi l’essentiel de l’objectif de 15 % d’énergies renouvelables en 2020 doit être porté par la biomasse.

Des projets (Biokala, Sitrade, Groupe Eoulee) sont en cours de développement. Quant au solaire, le pays dispose d’un potentiel non négligeable, avec un ensoleillement correct – le GHI (éclairement global horizontal) moyen étant de 2 077 kWh/ m2. Dans le cadre de l’objectif Électricité pour tous, l’État prévoit le développement des mini-grids (mini-réseaux), pour lesquels le photovoltaïque est très bien adapté. Ainsi, de nombreux projets d’éclairage public par lampadaires solaires ont déjà vu le jour. Fin mai, le gouvernement annonçait la création d’une centrale solaire photovoltaïque de 25 MW dans le nord du pays. Une première pour la Côte d’Ivoire. Installée à Binguébougou, la centrale doit être réalisée, financée et exploitée par Korhogo Solaire, filiale de la société marocaine Nova Power. L’hydraulique enfin, demeure un potentiel non exploité estimé, par les experts de Finergreen, à 7 000 MW. Un potentiel illustré par un projet stratégique inauguré en novembre 2017 : le barrage de Soubré. D’une puissance installée de 275 MW, avec une production annuelle de 1 100 GWh, « ce bel ouvrage » doit doubler la part de

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l’hydroélectricité dans la fourniture de l’énergie du pays. Sorti des tiroirs par Alassane Ouattara à son arrivée au pouvoir, Soubré aura nécessité près de quatre ans de chantier et 504 millions d’euros, financés à 85 % par la Chine. Installé sur les rives du fleuve Sassandra, dans le sud-ouest du pays, l’ouvrage est composé de trois turbines, d’un barrage principal et d’un barrage secondaire, d’un évacuateur de crues, d’une minicentrale et d’un canal de restitution. C’est le plus grand barrage hydroélectrique de Côte d’Ivoire. Il a été réalisé par l’entreprise chinoise Sinohydro du Groupe PowerChina. À l’heure actuelle, l’électricité en Côte d’Ivoire est assurée à 75 % par les centrales thermiques au gaz naturel. Avec cinq barrages hydroélectriques existants, le pays, qui a fait le choix du mix énergétique, est résolument engagé à atteindre l’autosuffisance, tout en fournissant de l’électricité à ses voisins. « Notre pays s’est engagé en 2015 dans le cadre de l’Accord de Paris sur le climat (la COP 21) à réduire à l’horizon de 2030 ses émissions de gaz à effet de serre de 28 % pour l’ensemble des secteurs confondus » a rappelé le président Ouattara. AFRIQUE MAGAZINE

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Le barrage hydroélectrique de Soubré produisant une énergie renouvelable contribue à atteindre cet objectif. » Celui-ci étant aujourd’hui opérationnel, les autres chantiers sont d’ores et déjà lancés. La première pierre de Gribo-Popoli, un autre barrage hydroélectrique situé 7 km en aval de Soubré, a été posée le 2 novembre 2017. Deux autres ouvrages sont inscrits sur la feuille de route énergétique ivoirienne, celui de Boutoubré et de Louga. Ce secteur fait l’objet de tous les intérêts, dont celui des bailleurs de fonds. Ainsi, la Banque mondiale a approuvé, en juin dernier, un projet en faveur de la compagnie publique CI-Énergies, notamment en vue de faire du système ivoirien le troisième réseau électrique d’Afrique de l’Ouest et l’un des piliers du système d’échanges d’énergie électrique ouest-africain (EEEOA). Outre les institutions financières internationales, le secteur privé investit également alors dans l’énergie, avec 22 % des investissements privés au premier semestre 2018 selon le directeur général du Centre de promotion des investissements en Côte d’Ivoire (CEPICI), Emmanuel Essis.

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« Notre pays s’est engagé en 2015 dans le cadre de l’Accord de Paris sur le climat (la COP 21) à réduire à l’horizon de 2030 ses émissions de gaz à effet de serre de 28 % pour l’ensemble des secteurs confondus » a rappelé le président Ouattara.

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INFRASTRUCTURES

Routes, ponts, ports… Le futur métro Le pays se modernise assurera le transport de Dans la capitale comme à l’intérieur du pays, les chantiers de modernisation du parc 300 000 d’infrastructures se multiplient. Construction passagers par jour et desservira de routes, inauguration du barrage de Soubré, forages de 83 points d’accès à l’eau… Des l’agglomération réalisations destinées à améliorer le quotidien d’Abidjan, de la population tout en renforçant l’attractivité d’Anyama au du pays. Projet phare, le métro d’Abidjan, en partenariat avec la France, doit positionner nord à l’aéroport international Félix- la ville comme une capitale économique Houphouët-Boigny moderne. À ce titre, la secrétaire d’État du ministre français de l’Économie et au sud, en passant auprès des Finances, Delphine Gény-Stephann, se par le célèbre trouvait à Abidjan fin juin pour une mission quartier d’affaires d’évaluation des projets franco-ivoiriens en cours. Lancés en novembre 2017 par les du Plateau. présidents ivoirien et français en marge du sommet UE-UA (Union européenne-Union africaine), les travaux, d’un coût de 1,4 milliard d’euros, sont réalisés par la Société de transports abidjanais sur rail (STAR) dont les capitaux sont détenus un consortium composé des Français Bouygues (33 %) et Keolis (filiale de la SNCF avec 25 %), et des Coréens Hyundai Rotem (33 %) et Dor Gsan Engineering (9 %). Le futur métro assurera le transport de 300 000 passagers par jour et desservira l’agglomération d’Abidjan, d’Anyama au nord à l’aéroport international FélixHouphouët-Boigny au sud, en passant par le célèbre quartier d’affaires du Plateau. Outre la diversification de l’offre de transports, ce tramway doit résoudre le problème des embouteillages à Abidjan qui engendrent des pertes importantes pour l’économie ivoirienne. D’autres actions sont menées par les autorités en faveur du désengorgement de la circulation, comme la modernisation des moyens de transport. Autre projet au cœur de la feuille de route gouvernementale, le réaménagement de la baie de Cocody, destiné à embellir la capitale et offrir à un site de loisirs. Prévu avant fin 2020, année fatidique, ce vaste chantier avance au rythme fixé selon les autorités locales. Marchica Med, l’agence marocaine 82

en charge des travaux, a annoncé un taux de réalisation de 40 % pour la première étape, qui porte sur les ouvrages maritimes, les digues de calibrage et les terrassements de la baie. Un appel d’offres international doit être lancé prochainement pour la réalisation du pont à haubans, qui devrait rallier les communes du Plateau et de Cocody. La Corée du Sud finance actuellement l’agrandissement d’une portion du boulevard Latrille qui est une des voies les plus engorgées ; le pont Yopougon-Adjamé-Plateau, ou quatrième pont, soutenu par la BAD, est attendu par les habitants de Yopougon, commune la plus peuplée, qui se rendent quotidiennement au Plateau pour aller travailler. Autre projet majeur, les travaux du port autonome d’Abidjan dont l’élargissement du canal d’accès a été financé par la banque chinoise Eximbank, à hauteur de 560 milliards de francs CFA (854 millions d’euros). Cela permettra au port d’accueillir prochainement de plus grands bateaux. L’aéroport d’Abidjan, qui a dépassé le cap des deux millions de visiteurs, doit connaître également une série d’aménagements. AERIA, son concessionnaire, a annoncé 40 milliards de francs CFA (près de 61 millions d’euros) d’investissement sur trois ans. Des financements orientés, toujours en vue de désengorger la capitale,

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vers les zones industrielles en cours de réhabilitation, Yopougon en premier lieu. Tandis que de nouvelles zones sont créées. Telle celle d’Akoupé-Zeudji, au PK 24, aux abords de l’autoroute Abidjan-Yamoussoukro, où une vingtaine d’entreprises sont déjà installées, dont CFAO-Heineken. Aussi, de nouveaux hôtels s’implantent aux quatre coins du pays. Parmi ceux-là, Seen Hôtel est sorti de terre en plein cœur du Plateau, à côté du siège de la Confédération générale des entreprises de Côte d’Ivoire (CGECI) et à deux pas de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI-CI). Le Radisson Blu a aussi ouvert ses portes peu après Onomo Hôtel dans le périmètre aéroportuaire. Dernier arrivé : le complexe Azalaï sur le boulevard Valéry-Giscard-d’Estaing. 24,2 milliards de francs CFA d’investissement ont été nécessaires à ce projet qui a permis la création de 164 emplois. 200 chambres et suites sont à disposition en plus de celles du Sofitel Hôtel Ivoire, d’Eden Golf Hôtel, des deux complexes Ibis, du Novotel, sans oublier de nombreuses résidences. Reste un défi majeur pour la ville : l’habitat. Le plan stratégique de construction de logements sociaux se poursuit et s’accélère pour faire face à un déficit estimé à 400 000 unités par an. AFRIQUE MAGAZINE

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SERVICES De nouvelles activités Avec ses nouvelles voiries, ses centres commerciaux qui poussent comme des champignons dont le fameux PlaYce, à Marcory, un des nombreux quartiers résidentiels en plein boom, Abidjan affiche un nouveau visage. Tandis que des signes de changements significatifs de la société ivoirienne commencent à s’entrapercevoir. Phénomène le plus visible, l’émergence d’une classe moyenne et à travers elle, de nouveaux services, habitudes de consommation, et plus largement, de nouveaux modes de vie. Représentant entre 25 % à 75 % de la population, selon les études, cette classe est portée par l’embellie économique, le regain d’attractivité du pays, la création et l’amélioration du niveau de vie au cours des cinq dernières années. Les CSP+ demeurent la cible privilégiée des investisseurs, dont la grande distribution. Mais aussi l’immobilier avec le boom des constructions de moyen et haut standing. Enfin, la classe moyenne attire aussi les banques et assurances avec désormais 28 institutions financières sur la place. Une concentration de l’activité qui favorise l’apparition de nouveaux produits, y compris dans le digital. ■ D.B.M.

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Le grand chantier de la baie de Cocody, qui doit être réaménagée avant fin 2020, avec comme objectif la dépollution du site et la création d’une zone de loisirs.

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Une terre d’innovation et d’entrepreunariat

La promotion des nouvelles technologies est aussi au cœur des processus de modernisation de l’économie nationale.

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e 29 juin dernier, le tout nouveau Centre national de calcul de Côte d’Ivoire, situé sur le campus de Bingerville à Abidjan, présentait une innovation majeure. Le supercalculateur. Un ordinateur surpuissant, capable d’effectuer des calculs complexes à très grande vitesse. Financé par un prêt de la Direction générale du Trésor français, cet outil est destiné à être utilisé dans de nombreux domaines scientifiques, de la biologie moléculaire, de l’agriculture en passant par la climatologie. « Pour faire simple, un supercalculateur multiplie par 10 000 les compétences d’un ordinateur de bureau. Grâce à cette machine, nous pouvons simuler, modeler, programmer et traiter d’importantes données à grande échelle et dans un temps record », explique Florent Adiamonon, responsable des opérations chez Atos, l’entreprise qui a

Le soutien aux start-up Pour mieux les accompagner, les autorités s’attellent à la mise en place d’un écosystème favorable dont des incubateurs, ces structures qui aident les jeunes entreprises. Ainsi, en juillet dernier, Abidjan inaugurait une nouvelle couveuse, destinée à étendre « la culture entrepreneuriale, managériale et l’innovation », selon le directeur de l’Agence Côte d’Ivoire PME, Salimou Bamba. « Trois axes ont été définis pour cette structure dont le volet incubation d’entreprises. Après l’étape des appels à projets, nous accompagnerons l’idée jusqu’au prototype », a-t-il indiqué aux médias lors de l’inauguration. L’établissement, un bâtiment de 17 pièces situé à la Riviéra Palmeraie, un quartier de Cocody, à

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L’État a acquis le supercalculateur d’Atos, qui se trouve désormais au campus de Bingerville.

fourni le supercalculateur. « Les problèmes environnementaux, complexes, nécessitent de pouvoir exploiter et croiser beaucoup d’informations et de mesures. Pour les analyser, nous avons besoin d’une grande puissance de calcul et de simulation. Cela permet d’affiner les productions » poursuit le professeur Souleymane Konaté, responsable du pôle développement durable du Centre national de calcul de Côte d’Ivoire. En acquérant le deuxième supercalculateur du continent, après celui en Afrique du Sud, la Côte d’Ivoire se positionne comme une terre d’innovation et de soutien aux nouvelles technologies. Cette orientation est portée par la jeune génération d’entrepreneurs. Ils proposent des solutions intelligentes dans de nombreux domaines comme le mobile money en zone rurale, des applications pour améliorer la prise en charge des victimes d’accidents ou encore des jeux vidéo 100 % made in Côte d’Ivoire.


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L’« Africtiviste » Édith Brou.

l’est d’Abidjan, a accueilli ses premiers entrepreneurs en juillet dernier. D’autres incubateurs sont prévus à Yamoussoukro, à Bouaké et à San-Pedro. Par ailleurs, l’Agence Côte d’Ivoire PME a annoncé la création d’un fonds pour l’innovation afin de soutenir les start-up. Terre d’innovation, Abidjan l’a prouvé une nouvelle fois en accueillant la deuxième édition de The Green African Innovation Booster les 26 et 27 juin derniers, « l’événement africain pour la promotion de l’innovation verte » selon ses organisateurs, l’Institut de recherche en énergie solaire et énergies nouvelles du Maroc (IRESEN), en partenariat avec l’Institut national polytechnique Félix Houphouët-Boigny de Côte d’Ivoire (INP-HB). Ce salon a rassemblé plus d’une centaine de start-up en provenance des quatre coins du monde. Pionnier, Thierry N’Doufou figure parmi les innovateurs ivoiriens. Il a créé des cartables électroniques, sous la marque Qelasy. « En regardant le taux de pénétration des nouvelles technologies et le celui de l’analphabétisme en Afrique, davantage de personnes disposent d’un mobile que de personnes qui savent lire. La solution réside dans l’utilisation du téléphone pour encourager l’alphabétisation et démystifier le numérique en Afrique.» Dans ce même esprit, Patricia Zoundi Yao a AFRIQUE MAGAZINE

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créé en 2010 QuickCash. Une application qui apporte la banque au plus près des usagers, hors des centres urbains. « J’ai grandi dans un village. J’ai alors constaté que les clients du monde rural ne disposaient pas de comptes en banque. Ils mettaient pratiquement trois jours pour effectuer une opération. Je me suis dit : pourquoi ne pas créer un produit qui va permettre à ces personnes de rester dans leur village pour faire la transaction ? Avec moins de 100 000 francs CFA (soit 152 euros) et deux collaborateurs, nous avons décidé de créer QuickCash. » Le numérique au service de l’activisme Autre réussite de l’innovation technologique ivoirienne : O Village. Un ensemble numérique destiné aux entrepreneurs en herbe. Le « chef du village » se nomme Cyriac Gohi Gbogou, il a tout juste 37 ans. « Nous nous sommes inspirés de l’esprit Ubuntu, caractérisé par l’entraide et la solidarité (un système informatique d’exploitation GNU/Linux, et une notion humaniste et fraternelle venue d’Afrique du Sud, NDLR). Nous mettons l’accent sur le renforcement des compétences. Un étudiant bien formé deviendra un citoyen utile à la société. Nous allons vers les villes périphériques pour faciliter la vie de ces populations en leur apprenant l’usage et l’adoption du numérique dans leurs tâches quotidiennes. Nous avons la chance de vivre une révolution digitale et technologique, notre génération est plus connectée que celle de nos pères. Aujourd’hui, une simple information peut faire rapidement le tour du monde, d’où la nécessité de continuer à sensibiliser la population à un usage utile des technologies. » Un activisme partagé par Édith Brou, « geek » de 34 ans. Elle appartient au mouvement des Africtivistes qui rassemble de jeunes citoyens africains actifs sur les réseaux sociaux. Ce groupe a tenu son deuxième sommet en juin dernier à Ouagadougou. Il milite pour la vigilance citoyenne et numérique lors des grands rendez-vous électoraux. Nul doute, l’innovation se diffuse dans tous les domaines de la vie. Surtout en Côte d’Ivoire. ■ D.B.M.

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Thierry N’Doufou, de la société Qelasy, a imaginé des cartables électroniques.

Les autorités s’attellent à mettre en place un écosystème favorable avec des incubateurs, ces structures qui aident les jeunes entreprises.

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Les États-Unis s’intéressent de près à la Côte d’Ivoire. Une mission « historique » était organisée par le Secrétariat d’État américain au Commerce International, à Abidjan, en juin dernier. Elle s’est conclue par des engagements stratégiques.

La délégation conduite par le sous-secrétaire d’État américain au Commerce international, Gilbert Kaplan, a été reçue en juin à la présidence.

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u regard du nombre et de sa composition, la visite de la délégation américaine, dirigée par le soussecrétaire d’État américain au Commerce International, Gilbert Kaplan, fin juin, en Côte d’Ivoire, s’avère historique. Une mission dévouée à l’« analyse » des opportunités d’investissements pour les entreprises américaines. « Notre présence à Abidjan a pour but de renforcer les relations économiques, commerciales ainsi que notre amitié avec la Côte d’Ivoire », a indiqué le sous-secrétaire américain. L’administration Trump a choisi pour s’adresser à la zone francophone la Côte d’Ivoire pour son taux de croissance, certes, mais aussi parce que le pays demeure la porte d’entrée et le hub de la région ouest-africaine.

Plus d’un milliard de dollars Les agences gouvernementales et le secteur privé américains entendent mobiliser près de 5,4 milliards de dollars, soit environ 4,6 milliards d’euros, pour accroître leur présence dans quatre pays africains : la Côte d’Ivoire, le Kenya, l’Éthiopie et le Ghana.

Par ailleurs, la Fondation américaine pour le développement en Afrique (USDAF) a signé, en juillet dernier, un protocole d’accord avec l’entreprise Bechtel Corporation pour promouvoir le développement des entreprises africaines. Et, après 16 ans d’absence, l’Agence américaine pour le commerce et le développement (USTDA) revient en terre d’Éburnie avec trois projets dans le secteur de l’énergie : une subvention de près d’un million de dollars en faveur de la Société des énergies nouvelles (SODEN) pour la mise en œuvre d’une centrale biomasse à Divo ; l’investissement dans le projet « Smart Grid CI-Énergies » qui met en place des réseaux d’électricité intelligents ; et le financement de l’étude de faisabilité de Kokumbo Energy, un projet hydroélectrique dans le département de Gagnoa. Alors que les échanges commerciaux entre la Côte d’Ivoire et les États-Unis ont connu une hausse de 55 % entre 2012 et 2017, ils représentent aujourd’hui 1,8 milliard de dollars. Les États-Unis, deuxième partenaire de la Côte d’Ivoire après la France, visent la barre de 3 milliards de dollars d’échanges commerciaux d’ici 2025. De son côté, la Côte d’Ivoire ambitionne de doubler ses exportations en direction des États-Unis à l’horizon 2025. « Nous sommes conscients des nombreux défis à relever pour se positionner sur le marché américain » admet Haïdara Mamadou, ambassadeur de la Côte d’Ivoire aux États-Unis. Pour lui, l’AGOA, la loi sur la croissance et les opportunités de développement en Afrique, représente une chance pour les PME ivoiriennes. La présence des Américains devrait encourager la compétition entre les investisseurs, dont Français et Marocains. Sans oublier les Chinois, les Mauriciens, les Libanais… La Côte d’Ivoire, un pays convoité. ■ D.B.M.

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Investissements: les Américains arrivent!


L’Observatoire de la solidarité, outil de cohésion sociale Dans une nation marquée par une décennie de crise, le vivre-ensemble reste, malgré les bons résultats économiques, une question sensible. L’Observatoire de la solidarité s’attaque aux sources du conflit en agissant localement. Pour une plus grande efficacité.

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nsécurité, pauvreté, conflits fonciers et intercommunautaires… Autant de freins à la cohésion sociale. En Côte d’Ivoire, où la question de l’unité reste délicate après des décennies de crises, le sujet est loin d’être négligé. Parmi les actions menées, la mise en place de l’Observatoire de la solidarité et de la cohésion sociale (OSCS) dont la vocation consiste à recréer du lien social. Préconisée par l’Accord politique de Ouagadougou comme mesure palliative au déficit de solidarité entre les composantes de la nation ivoirienne, dans le cadre de la résolution de la crise militaro-politique, l’OSCS, active depuis sept ans, accomplit la mission essentielle d’aider à la prise de décision à travers la mise à disposition d’informations stratégiques et de recommandations en matière de renforcement de la solidarité et la cohésion sociale en Côte d’Ivoire, au gouvernement et aux acteurs de réponses pour la prise de décisions idoines répondant aux situations susceptibles de menacer la paix. Aujourd’hui, il connaît une nouvelle étape : sa répartition sur l’ensemble du pays, à travers la mise en place de commissions régionales.

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17 structures au total «Cette structure, en tant qu’organe de veille, d’alerte et d’aide à la décision en matière de solidarité et de cohésion sociale, représente l’œil et l’oreille du ministère de la Solidarité et de la Cohésion sociale », indique la ministre de la Femme, de la Protection de l’enfant et de la Solidarité, Mariatou Koné, lors de la cérémonie d’inauguration. « À ce titre, l’Observatoire nous permet d’être informé en temps réel et d’anticiper les menaces à la solidarité, à la cohésion sociale et à la paix. » Officiellement installée en juillet dernier, l’OSCS compte un siège à Abidjan. Des commissions régionales dans le district de Yamoussoukro, les régions AFRIQUE MAGAZINE

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Mariatou Koné, ministre de la Femme, de la Protection de l’enfant et de la Solidarité. du Guemon, du Tonkpi, du Kabadougou, du Poro et du Gontougo sont prévues pour 2018, suivies par d’autres en 2019. Dix-sept structures devraient être créées au total. Chaque commission régionale se compose de 15 membres avec un bureau dont la présidence et le secrétariat technique sont respectivement assurés par le préfet de région et le directeur régional du ministère en charge de la Solidarité. Soutenu par l’organisation ONU Femmes, à travers la mise à disposition de matériel informatique, l’Observatoire bénéficie également du soutien du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), du Programme d’appui au renforcement de l’inclusion et de la cohésion sociales (PARICS) et du Fonds des Nations unies pour la Population (UNFPA). ■ D.B.M. 87


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Le chemin vers demain En croissance, résistant face aux crises, le pays est sur une voie ascendante. L’objectif ultime restera d’amplifier à long terme les politiques d’émergence. par Zyad Limam

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undi 30 juillet, Abidjan. Le Premier ministre Amadou Gon Coulibaly lance les travaux du 4e pont de la capitale économique. Un chantier particulièrement imposant de 142 milliards de francs CFA qui devra relier la commune de Yopougon (près d’un million d’habitants) au Plateau, le centre des affaires de la ville. Le chantier attribué au géant chinois CSCEC (China State Construction Engineering Corporation) devrait être mené tambour battant et livré en août 2020. Si tout va bien, donc à quelques semaines de la fameuse élection présidentielle d’octobre 2020. On peut évidemment tout dire de l’équipe menée par le président Alassane Ouattara depuis début 2011, sauf qu’elle n’a pas été active et ambitieuse sur le plan économique. Investissements massifs dans les infrastructures, développement des filières exportatrices, endettement contenu, croissance élevée (entre 6 et 10 % depuis huit ans…), le pays a été transformé et on est bien loin de la longue période de stagnation, des opportunités perdues depuis les années 1990 et la succession d’Houphouët. Évidemment, les défis sont là, multiples, inhérents à toute économie en voie de développement : compétitivité des entreprises, des services de l’État, transparence, santé, éducation, formation des jeunes, marché de l’emploi… Mais la Côte d’Ivoire est sur une

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Même s’il est encore (un peu) voie ascendante, en progrès. Elle prématuré d’évaluer les futures a su aussi prouver sa capacité de forces en présence (la politique résilience aux crises, sa solidité permet tous les arrangements et sa crédibilité financière. Elle jusqu’à la dernière minute…), 2020 dispose aussi d’une véritable capacité s’annonce comme une véritable étape de management, d’un leadership historique dans le chemin de la jeune politique avec un agenda clair, République. Le président Alassane d’une génération de femmes et Ouattara, qui garde ses options d’hommes publics, d’entrepreneurs ouvertes, a néanmoins appelé à en place, avec la ferme ambition un changement générationnel, à d’animer, de soutenir le chemin vers un passage de flambeau. D’une l’émergence. Enfin et surtout, la manière ou d’une autre, 2020 sera Côte d’Ivoire est en paix, engagée l’occasion d’une nette clarification dans un long et complexe processus des alliances et des forces politiques. d’unification, de réconciliation, Il y a aura fort probablement une de construction d’une identité véritable compétition électorale et il nationale à la fois multiple et forte. faudra que les institutions soient à Retour dans ce contexte à la hauteur des enjeux. l’élection présidentielle de L’objectif ultime 2020. Tout le monde en Investissements, restera de maintenir et parle. Les plans d’étatsdéveloppement d’accroître, d’amplifier majors et les grandes des filières sur le long terme, les manœuvres sont en exportatrices, politiques d’émergence. action. Citoyens, acteurs endettement De soutenir ceux qui du jeu politique, paysans contenu, auront une vision claire de la boucle du cacao ou croissance de l’avenir économique du Grand Nord, jeunes élevée (entre du pays, qui dépasseront urbanisé et branchés 6 et 10 %) : les le « court-termisme » d’Abidjan, investisseurs avancées sont politique. Sortir de la ivoiriens et banquiers réelles. pauvreté, de la fragilité internationaux, chacun est un objectif long. Le progrès doit se sent concerné par l’échéance. s’ouvrir à tous, sortir des grandes La crise électorale et la tragédie villes et des élites pour aller vers de 2010 ne sont pas si loin. Cette les plus fragiles et les périphéries. mémoire est encore vive, même si Il faut lutter pour résoudre les l’on sent bien que la Côte d’Ivoire problèmes d’aujourd’hui et aussi a passé un véritable cap, qu’elle mobiliser les énergies sur les défis qui semble aujourd’hui suffisamment arrivent : démographie, changement solide, stable, soucieuse d’unité, pour climatique, mutations technologiques, affronter relativement sereinement concurrence planétaire… ■ une échéance politique majeure.

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INTERVIEW

Marguerite Abouet

C’est la « maman » fameuse d’Aya de Yopougon et du Commissaire Kouamé, des BD best-seller qui s’inspirent de sa jeunesse à Abidjan. Mais elle est aussi scénariste pour C’est la vie, la série télévisée qui fait un carton. Dans laquelle, encore une fois, elle bouscule convenances et a priori sur le continent…

propos recueillis par Christophe Langevin 90

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JACQUES TORREGANO/DIVERGENCES

«Nous avons nos propres histoires à raconter» AFRIQUE MAGAZINE

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INTERVIEW MARGUERITE ABOUET : « NOUS AVONS NOS PROPRES HISTOIRES À RACONTER »

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tre la maman d’Aya de Yopougon n’est sans doute pas le job le plus facile du monde. Certes, il est gratifiant. Prix du meilleur premier album au festival d’Angoulême en 2006, Aya s’est imposée comme le plus célèbre personnage de bande dessinée d’Afrique francophone. Ses albums (aux éditions Gallimard) ont été traduits dans une quinzaine de langues et se sont vendus à plus de 700 000 d’exemplaires. Mais l’ombre tutélaire de la « go d’Abidjan » est sans doute pesante. Comme d’aucuns rêvent de tuer le père ou la mère, Marguerite Abouet, née en 1971 sur la lagune Ébrié et arrivée en France à l’âge de 12 ans, est sans doute intimidée par la statue dressée de son vivant à « sa fille » et celle que d’aucuns prennent à tort pour son double. D’Abidjan à Paris en passant par Dakar, elle sait qu’elle est avant tout perçue comme la « maman d’Aya ». Cette jeune femme qui ressemble tant à celle qu’elle aurait pu être si elle était restée à Yopougon. Marguerite Abouet pourrait se contenter de gérer sa renommée et les royalties, mais elle aime les défis plus que tout. La scénariste de bande dessinée a laissé les aventures d’Aya en jachère, même si elle a mille idées en tête. En 2010, elle a lancé avec succès Akissi, la petite sœur d’Aya. Plus risqué, elle a donné naissance en novembre 2017 au personnage du Commissaire Kouamé, un dur à cuire. Au risque de surprendre son public. Qui imaginait que la mère de la douce Aya pouvait s’intéresser aux enquêtes criminelles et aux

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Aya de Yopougon a été adaptée à l’écran en 2013 par Marguerite Abouet et Clément Oubrerie dans le long-métrage du même nom. C’est l’actrice française Aïssa Maïga qui lui a prêté sa voix.

interrogatoires musclés dans les prisons d’Abidjan ? Autre défi, elle a signé Terre gâtée (éd. Rue de Sèvres, 2018), un western africain. Mais la BD n’est pas son seul horizon. Après l’adaptation d’Aya en 2013 au cinéma, elle s’est lancée dans une autre aventure audiovisuelle : la série C’est la vie, au cœur d’un centre de santé à Dakar. Des sujets souvent graves comme le trafic de faux médicaments y sont traités avec humour. Diffusée dans plus de 40 pays d’Afrique subsaharienne, son audience dépasse les 100 millions de téléspectateurs potentiels. Marguerite Abouet affiche un beau sourire timide, mais elle est consciente de ses responsabilités envers le continent : donner à voir une autre Afrique, loin des clichés. Une Afrique dépeinte avec des yeux africains. AFRIQUE MAGAZINE

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Akissi (illustré par Mathieu Sapin), ou les aventures d’une « championne des bêtises », destinées à la jeunesse. En revanche, celles du Commissaire Kouamé ne sont pas pour les enfants…

… Hôtel de passe minable, célèbre magistrat assassiné, tortures incongrues : un polar saignant à l’univers loufoque !

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AM : Pourquoi « la mère d’Aya de Yopougon » a-t-elle envie d’explorer l’univers du polar ? Marguerite Abouet : Par défi. J’ai voulu me prouver que je pouvais écrire d’autres histoires. Le polar m’a toujours fascinée et j’ai beaucoup d’admiration pour ses auteurs. Petits, nous avons été bercés par l’inspecteur Colombo et par Shaft (célèbre détective de fiction afro-américain). À chaque fois que je regardais un film policier, je savais tout de suite qui avait commis le meurtre. Et plus personne autour de moi ne voulait regarder des séries en ma compagnie. Je gâchais le plaisir des autres. Là, je voulais passer à autre chose. Aya me colle à la peau. Avec elle, je suis un peu l’ambassadrice d’une Afrique différente que celle que l’on a l’habitude de voir, et je me suis dit que je pouvais raconter cette autre Afrique. Toujours prendre pour décor Abidjan, cette cité que je connais et qui est, pour AFRIQUE MAGAZINE

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moi, un théâtre à ciel ouvert. Dans cette ville, on peut faire un polar ou un film d’action. On peut même imaginer une histoire d’amour. Je me dis que c’est magnifique, tout ce que l’on peut faire avec un tel décor. Aviez-vous envie de raconter le côté sombre ? Ce n’est pas vraiment un côté sombre. C’est un côté, tout simplement. Aya possède aussi des parts d’ombre. Certes, c’est évoqué avec une certaine légèreté, mais il y a des aspects durs. Les professeurs violeurs, par exemple. Les femmes trompées. Les faux pasteurs. Peut-être que le fait qu’Aya soit une héroïne et qu’elle soit toute mignonne et humaine donne cette impression, mais ce n’était pas non plus doux. Ce qui m’intéresse, c’est de créer des personnages. Aya était clairement un personnage positif alors que le commissaire Kouamé est plus ambigu ; il a des méthodes brutales. On a du mal à dire s’il est sympathique ou antipathique. Il demeure dans un entre-deux. Mais c’est le propre de l’homme. Kouamé est commissaire. 93


INTERVIEW MARGUERITE ABOUET : « NOUS AVONS NOS PROPRES HISTOIRES À RACONTER »

Il a une lourde responsabilité. Il est censé rétablir l’ordre dans le pays. Forcément, il n’est pas là pour plaisanter avec tous les malfrats du coin. Si le gouvernement a fait appel à lui, c’est parce qu’il sait que c’est l’homme qui va remettre les choses dans le droit chemin. Et en plus, il y a un meurtre. Un magistrat tué dans une mise en scène bizarre. Il ne va pas aller caresser les petits bandits. En même temps, quand il va voir ces femmes dans ce quartier qui s’appelle « mon mari m’a laissée »…Comment les connaît-il ? Comme le dit son adjoint Arsène, son chef ne divulgue pas tous ses secrets. Il a des côtés humains. Il a une famille. Une épouse. Des enfants. Il a des amis, comme cette femme qui tient l’établissement Le Blockaus. Il a ce monsieur Sow qui gère un maquis, et chez qui il vient manger un rognon tout simple. Votre commissaire n’est pas dans le jugement de valeur, notamment par rapport aux prostituées. C’est en cela qu’il est humain. Le fait qu’il y ait des prostituées. Qu’il y ait des hommes qui se déguisent en femmes. En plus, il sait tout cela, puisqu’il va au Blockaus de temps en temps. Il sait comment marche la société. Comment l’être humain fonctionne. Pour moi, c’est un grand humaniste. Il dit que quand on tue par l’épée, il est normal que l’on périsse par l’épée. Adhérez-vous à ses valeurs ? Ce qui ne serait pas normal, c’est qu’il ignore le monde des prostituées. On ne vit pas dans un monde de Bisounours. Ce n’est pas parce que dans le passé j’ai écrit des histoires où les jeunes filles sont parfaites qu’il doit en aller toujours ainsi. J’ai créé un personnage avec tous ses défauts. Votre commissaire emploie des méthodes très musclées. Il va jusqu’à tabasser les suspects. En même temps, on ne peut pas le lui reprocher. J’ai vu sur France 2 un documentaire sur un commissaire ivoirien. Il a choqué tout le monde. Des journalistes français ont suivi ce type pendant une semaine. Il y avait un meurtre. Un policier est mort et ce commissaire a traumatisé toute la ville. Il attrape tout et n’importe qui. Il battait les suspects et en même temps il était bien avec lui-même. Quand le journaliste lui disait : « Vous y allez un peu fort. Vous êtes sûr que c’est ce type-là ?! » Il disait : « Non, je ne sais pas, mais vous n’allez pas me reprocher de faire mon travail. Vous, en Europe, vous avez tout le matériel qu’il faut pour trouver des empreintes, pour chercher l’ADN. Mais moi, regardez où je suis. Je n’ai pas tout ça. Donc comment voulez-vous que je fasse justice dans ce pays ? Je les tabasse jusqu’à ce qu’ils avouent. » La plupart du temps, ce n’est pas eux… Ce n’était pas drôle, mais en même temps c’était drôle. Ce type qui fait justice avec les moyens du bord. Mettez un commissaire dans une grande ville comme Abidjan où il n’a pas grand-chose : comment fait-il pour mener à bien son enquête ? En Afrique, quand votre enfant est enlevé ou quand 94

« Ce qui m’intéresse, ce sont les rencontres

humaines. Mon écriture parle du vivre ensemble.

Est-ce que c’est parce que moi-même je suis étrangère ?» votre frère reçoit une balle, on ne trouve même pas le coupable. Et moi, je pense que ce n’est pas normal. Pour trouver l’inspiration, avez-vous fréquenté un commissariat ? Pour écrire Aya, je peux être à Paris. Pour écrire Bienvenue (autre héroïne de Marguerite Abouet), je peux être partout dans le monde. Quand je cherche des histoires, il faut que je sois dans un endroit qui bouge : le métro, un bar. Mais je n’ai pas vraiment besoin de m’infiltrer. En revanche, à Abidjan, il m’arrive de faire des rencontres inspirantes. Je passe la journée chez ma mère. Une voisine arrive en pleurant en me disant que son fils a été arrêté. Ils l’ont tabassé et ils l’ont emmené au commissariat. Elle voit que je suis là. Elle me dit que si les policiers me voient, ils vont forcément libérer son fils. Je dis : « Ah bon, c’est bizarre. » Dans ce commissariat, les policiers étaient occupés à regarder la télé. Une série policière américaine. On leur parle du jeune homme. Comment peut-on regarder toute la journée des séries policières où tout est tellement sophistiqué et puis travailler dans un endroit où il ne se passe rien ? Ils avaient entre eux un langage assez intéressant. Tout de suite, je me suis dit : « J’aime bien la façon dont ils parlent ! » Ils disaient par exemple : « Selon une source qui vient tout juste de tomber », et c’est plutôt ça qui m’intéressait, et bien sûr, de retrouver cet enfant tabassé alors qu’il n’a rien fait. Avez-vous passé 24 heures dans un commissariat ? Non, non, sinon, j’aurais « pété un câble » ! AFRIQUE MAGAZINE

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XAVIER POPY/REA

Née en 1971 en Côte d’Ivoire, l’auteure est arrivée en France à l’âge de 12 ans.

Votre commissaire constitue un étonnant duo avec Arsène. Ce dernier est tout à la fois chauffeur et enquêteur. Ce qui m’intéresse, ce sont les rencontres humaines. Comment on fait vivre des personnages complètement différents et qui se retrouvent dans une aventure ? Avec les albums suivants, on va commencer à en savoir plus sur Arsène. Qu’est-ce qu’il fait là ? Pourquoi le commissaire ne le voit même pas comme un Blanc ? Mon écriture parle du vivre ensemble. Est-ce que c’est parce que moi-même je suis étrangère et que j’ai dû faire plein de rencontres qui m’ont aidée (ou pas) ? Le commissaire Kouamé, comme il sait « qu’il est terrible comme mec », ne fait confiance à personne. C’est peut-être pour cela qu’il a pris un Blanc comme adjoint. Parce que tout simplement, le Blanc ne va pas l’empoisonner. Il ne fait pas partie de sa famille, de ses amis. Comment cet Arsène est arrivé là ?On verra plus tard… AFRIQUE MAGAZINE

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Avec un chauffeur blanc, voulez-vous aller à l’encontre des clichés ? Même pas. Forcément l’adjoint, c’est celui qui conduit. Cette bande dessinée a un côté cinématographique. En l’écrivant, avez-vous pensé à l’adaptation ? J’écris un peu comme si je réalise. Je faisais déjà les découpages. On doit y croire. On doit s’y croire. Et pour moi, j’ai besoin de faire mes croquis. Je le faisais avant d’écrire des séries. Mon regard cinématographique s’est renforcé. Je n’ai pas donné les droits audiovisuels à Gallimard. Je me suis dit : « Il pourrait être adaptable. » Avec un commissaire bien à nous et avec ce duo. L’Afrique francophone peut-elle développer une véritable industrie du cinéma ? Pour moi, c’est simple, tant que l’on fait l’impasse sur la formation, il n’y aura pas de cinéma, ni à Dakar, ni à Abidjan. C’est vraiment ce qui manque aujourd’hui. Il nous faut des structures. Le cinéma, c’est un vrai métier. On raconte une histoire puis on la filme. Puis on monte pour que ce soit projeté. Cela demande beaucoup de techniques. Tant que l’on fait l’impasse sur ces techniques, sur ces formations… Il nous manquera quelque chose de fondamental ! Cela suppose des structures où les jeunes peuvent se dire « Tiens, moi je vais être chef op’ ou je veux ingénieur du son, je veux être machiniste, je veux être scénariste ». Avec C’est la vie [la série que Marguerite Abouet tourne au Sénégal], ce qui m’intéressait, ce n’était pas d’aller en conquérante en Afrique. Je me disais : « J’ai cette chance-là. » Cela va créer de l’emploi. Ce n’est pas que ce côté « série féministe » qui cartonne en Afrique. On a créé de l’emploi, pour 200 personnes. Allez-vous construire une école ? J’en rêve. C’est le but. Aujourd’hui, si une petite Africaine dit : « J’aimerais bien faire du cinéma », elle risque de prendre une claque. Alors que si dès le départ, on explique qu’il s’agit de vrais métiers et que l’on leur montre une fille qui porte une caméra, tout va être possible. Nous, c’est ce que l’on fait dans c’est la vie. Dans la production, j’ai exigé qu’il y ait autant de 95


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femmes que d’hommes à tous les niveaux. Et elles sont fières. Il faut des exemples. Quand je parle de cinéma, cela me fait rire, car il n’y a pas de cinéma. Le cinéma a disparu en Afrique. Mais dans certains pays des salles rouvrent, notamment au Nigeria, au Cameroun, en Côte d’Ivoire ou au Sénégal. Oui, mais ce sont des salles élitistes. Il faut aller dans certains quartiers (riches) pour voir ces cinémas-là. Quand nous étions petits, il y en avait dans chaque quartier. Et c’est bien beau d’ouvrir des cinémas, mais qu’est-ce que vous vous voulez montrer dans ces salles-là ? En sachant que nos films sont faits par des Africains, ce sont plutôt des films qui s’adressent à un public européen. On voit aussi des salles élitistes ici, d’art et d’essai, où il y a quelques Blancs. Des films qui n’intéressent pas les Noirs. Pour que le grand public puisse voir nos films, on est obligés de les projeter nous-mêmes. Moi, j’ai parcouru les grandes villes africaines avec Aya. Nous avons fait des projections en plein air. À Yopougon, en plein terrain de foot, on a installé tout ce qu’il faut. Aya est partie dans les villages. C’était magique. C’était volontaire. On ne peut pas faire un truc aussi positif sur l’Afrique et que les Africains ne puissent pas le voir. Le contemplatif, c’est fini. Montrer le désert pendant 20 minutes, ce n’est pas possible. Soyez des Tarantino. Montrez des meurtres. L’Afrique est un continent qui regorge d’histoires qui n’ont pas encore été racontées. Comment expliquez-vous que l’industrie du cinéma soit plus développée en Afrique anglophone, notamment au Nigeria ? Ce n’est pas parce qu’il y a la quantité qu’il y a la qualité. On cite beaucoup les films de Nollywood, mais les trois quarts ne sont pas d’une très grande qualité. Mais si je respecte tout ce qu’ils ont construit et accompli : ces studios, toute cette facilité à réaliser des séries. Nollywood a rassuré, il y avait des films qui méritaient d’être appelés des films. Je pense que ce qui a freiné la Côte d’Ivoire, c’est cette décennie de problèmes sur place, qui a tout ralenti, que ce soit dans l’éducation ou la santé. On a pris beaucoup de retard. Il faut que l’on soit compétitif avec le cinéma occidental. Il faut des structures et pour cela, il faut une vraie prise de conscience de la part de nos dirigeants. Aujourd’hui, nous avons un ministre de la Culture qui essaie de redresser tout cela. On ne peut pas toujours tendre la main vers l’Occident, vers la France, pour qu’elle finance nos propres films. Tant que nous continueront être financés, on ne pourra pas faire ce que l’on veut vraiment. On ne pourra pas raconter vraiment ce que l’on souahite. Quel bilan dressez-vous de C’est la vie ? Je trouve que l’on doit tous être fiers. En trois ans, on a tourné 62 épisodes. Du jamais vu. On a créé une structure digne des séries européennes. C’est la vie ne donne pas simplement la parole à celles que l’on entend très peu, ces filles, ces petites filles, ces ados qui luttent pour le changement social, mais a aussi créé de l’emploi. Quatre ans avec la même équipe 96

« C’est la vie suscite des débats entre hommes et femmes, personnes âgées et jeunes. On n’assomme pas avec des messages pesants. On raconte juste des histoires. » que l’on élargit peu à peu. Quatre ans que l’on tient, que l’on fait travailler tout un quartier, Yoff (Dakar). Tous ces gens-là font de la figuration. C’est la vie ça suscite des débats entre hommes et femmes, personnes âgées et jeunes. C’est génial, ils regardent tous et après ils discutent : « Est-ce que Rashel a bien fait d’aller à la pharmacie pour la pilule du lendemain ou est-ce qu’il fallait qu’elle reste enceinte ? » On n’accuse personne. On n’assomme pas avec des messages pesants. On raconte juste des histoires. Sans prendre parti pour qui que ce soit. TV5 a fait un grand reportage sur les coulisses, ils sont même allés au village filmer des familles qui suivent C’est la vie. Les personnes interviewées disaient : « C’est super parce que l’on se retrouve tous sous l’arbre à palabres et on discute. » Des hommes ont créé des « écoles de maris » pour aider leurs femmes. Ça, c’est une belle victoire. Vous avez un projet de western. Pourquoi choisir un tel genre plutôt associé à l’Amérique ? Si j’écoute les historiens, tout a commencé en Afrique. Pourquoi pas des westerns chez nous. L’Afrique est vaste. Nous possédons tous les paysages possibles et imaginables. On n’a pas d’Indiens, mais on des groupes ethniques qui s’affrontent. Nous avons des migrants. Ceux qui sont aujourd’hui les plus pauvres, qui essaient de traverser l’Afrique pour rejoindre la mer. AFRIQUE MAGAZINE

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DR

Émadé, Rachel, Talla, Ramatou et les autres personnages de C’est la vie (TV5 Monde) se côtoient dans un centre de santé, dans le quartier fictif de Rantanga (Dakar). Les fans veulent que leurs héros connaissent sans cesse de nouvelles aventures. Aya vient-elle vous visiter la nuit et vous demander « quand viens-tu me réveiller » ? Sur les réseaux sociaux, j’ai mis la couverture du commissaire sur la page d’Aya. Au départ, les lecteurs ont pensé que je venais de sortir un nouvel album d’Aya. Grosse déception… « J’espère que cette histoire-là au moins elle va la finir » ont-ils écrit. « Cette histoire-là », j’ai beau leur expliquer que même si je veux la terminer, c’est impossible. Même si je fais un 7e, 8e, un 9e album, je ne pourrai pas boucler… Parce que ce sont des vies. Je ne peux pas non plus faire Aya vieille, c’est difficile à expliquer aux fans. Sauf si je devais la faire mourir, ce sont des fins ouvertes, à chacun d’imaginer. C’est compliqué, moi-même quand je regardais des séries, je me disais : « Il ne peut pas nous laisser comme ça. » Moi-même, j’ai pleuré quand JR de Dallas est mort. J’étais fan… Ces méchants que l’on aime détester. En fait, c’est trop simple de faire des histoires sur les gentils. Dans C’est la vie, Corsa, la méchante sage-femme, s’éclate dans son rôle. Elle multiplie les magouilles. Elle vend des faux médicaments. AFRIQUE MAGAZINE

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Faites-vous un blocage sur Aya ? Non, pas du tout ! Je voyage beaucoup grâce à Aya. Là je vais en Guyane, les fans veulent rencontrer la maman d’Aya. En Mauritanie, je vais leur dire qu’Aya n’est pas contente parce qu’il y a toujours de l’esclavage dans ce pays. Je profite de ces voyages pour faire passer des messages. Avec qui travaillez-vous ? Toujours les mêmes équipes. En fait, je suis très fidèle. J’aime me recréer une petite famille. Des gens compétents mais avec qui j’ai un lien affectif. Je m’arrange pour travailler avec des gens avec qui j’ai une sensibilité commune. Je suis fidèle en tout. ■ 97


TENDANCE

10 IT GIRLS À SUIVRE Créatrices, actrices, mannequins ou blogueuses, elles ont d’innombrables followers sur les réseaux sociaux. Elles sont smart, elles sont chic, elles incarnent le style Afrique ! par Fouzia Marouf

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logueuses lifestyle, voyageuses inspirées, fashionistas passionnées, inspiratrices, « influenceuses », les it girls surfent avec aisance sur la Toile, affolant la planète réseaux sociaux. Les plus célèbres séduisent des dizaines de milliers de followers, qui les suivent au quotidien, ou sont des stars du cinéma ou de la chanson. Célébrant pour certaines la beauté noire, la mode, le design, la coiffure afro, elles sont africaines, maghrébines, imprégnées par un évident multiculturalisme acquis entre le vaste monde et le continent. Elles incarnent plus que jamais une nouvelle génération de femmes influentes qui prennent de la vitesse. Témoins, Adama Paris, styliste sénégalaise à la volonté effrénée parvenue à édifier un réel empire sur le continent, Sarah Diouf, créatrice qui a conquis les États-Unis avec des collections dédiées à la mode made in Africa ou encore Fatou N’diaye, première blogueuse du genre dans l’Hexagone et égérie pour la marque l’Oréal, qui n’a pas hésité à valoriser la beauté des femmes noires à travers son blog à l’aune des réseaux

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sociaux. Véritables leaders ou boss qui ont gravi un à un les échelons dans leur domaine d’activité avant d’investir Tumblr, Facebook ou Instagram, ces femmes fascinent, inspirent et nous invitent à entrer dans leurs univers bordés de plages de sable fin, de couchers de soleil à couper le souffle, d’escapades de rêve au sein de somptueux palaces où elles savourent des mets goûteux. Si elles sillonnent le monde telles des gravures de mode, c’est pour mieux nous raconter leurs parcours qui se déroulent au fil des photos qu’elles partagent avec les quelques happy few qui y sont conviés. Artistes, chanteuses comme Yasmine Ammari, symbole de talent dans une Algérie renaissant de ses cendres, ou mannequins, comme le bébé top Rania Benchegra, Marocaine qui s’est hissée au rang de stars des podiums depuis qu’elle a été lauréate du concours Elite dans la Cité ocre, les it girls dictent les codes d’un nouveau genre. De Marrakech à Dakar, en passant par Tunis, Lagos ou le Cap, Afrique Magazine décrypte à travers un tour d’horizon éclectique ces ambassadrices de charme pleine d’audace, d’intelligence, porteuses d’un it way of life ! ■ AFRIQUE MAGAZINE

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ADAMA PARIS Styliste, créatrice de mode sénégalaise

Fashion woman

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onsidérée à 41 ans comme la papesse de la mode, la styliste sénégalaise Adama Paris a été au cœur de l’attention pour la 16e Dakar Fashion Week fin juin. Passionnée, très attachée à l’Afrique, elle crée aussi en 2012 la Black Fashion Week, organisée chaque année dans plusieurs pays. Serial business woman, elle lance en 2014 la chaîne 100 % mode Fashion Africa TV, première du genre, diffusée dans 46 pays africains par Canal+, comptant 40 millions de vues ! Soutenant les jeunes créateurs, elle était à Casablanca pour la 1re édition de African Fashion Talents et va promouvoir le voyage sur Instagram avec Travel With Adama Paris, notamment la destination Maroc.

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Dans Black Panther, Lupita Nyong’o (à g.)incarne la guerrière Nakia aux côtés de Letitia Wright (Shuri). 100

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10 ITLES GIRLS IT GIRLS À SUIVRE


LUPITA NYONG’O Actrice et réalisatrice mexico-kényane

La panthère noire

S BOESL/ZUMA PRESS/ZUMA/RÉA

ymbole de talent et de réussite pour la nouvelle génération, Lupita Nyong’o a tenu le haut de l’affiche de superproductions américaines. D’origine kényane, née au Mexique, elle est couronnée de l’Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle pour 12 Years a Slave. Suivent Star Wars VII et VIII. En 2009, elle réalise et produit In My Genes, documentaire qui traite des violences subies par les albinos au Kenya. Et devient la première égérie noire pour la prestigieuse marque Lancôme en 2014. À 34 ans, elle rejoint le casting de superhéros noirs de Black Panther, véritable phénomène de société qui a explosé le box-office.

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TENDANCE LES IT GIRLS

FATOU N’DIAYE Blogueuse française

Fer de lance de la black beauty

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NOÉMIE BRU

’est l’une des ambassadrices de la beauté noire les plus influentes en France avec Blackbeautybag, blog beauté créé il y a dix ans. À 40 ans, Fatou agite la Toile, suivie par 113 000 abonnés sur Instagram issus de la diaspora et d’Afrique. Au fil de cet espace d’expression encore méconnu en 2007, ses conseils parlent au plus grand nombre et valorisent la féminité noire. Le ton intimiste du blog abordant les tabous des femmes en Occident séduit d’emblée : métissage, blanchiment de la peau… Experte en lifestyle black, elle est égérie pour la marque L’Oréal. Son it conseil beauté ? Le naturel.

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TENDANCE LES IT GIRLS

inStargram Sur Instagram, elles aussi fédèrent une communauté fidèle.

ASIYAMI GOLD Pleins feux sur la blogueuse afro lifestyle en vogue ! Asiyami dévoile sur son compte ses récits de voyage aux paysages époustouflants, ses bons plans restau. Instagirl dans l’âme, originaire du Nigeria, elle est directrice de l’agence créative qui porte ses initiales.

DIDI STONE OLOMIDÉ

INSTAGRAM ASIYAMI GOLD - INSTAGRAM DIDI STONE OLOMIDÉ - INSTAGRAM HANENE ELEUCH

Stylée de la tête aux pieds, Didi Stone, digne fille de Koffi Olomidé, king de la rumba congolaise, partage ses innombrables coiffures avec plus de 200 000 abonnés. Fashionista depuis ses 18 ans, elle affole tous les réseaux sociaux arborant des tenues fun et girly.

HANENE ELEUCH Inlassable voyageuse, ayant conquis divers continents, Hanene, belle Tunisienne inspirante, a fondé la marque de vêtements Haar, aux confluents de l’Orient et de l’Occident. « Qods », sa première collection ose le chèche palestinien cousu de dentelle de Calais...

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SARAH DIOUF Créatrice de mode française, directrice du magazine Noir

La mode made in Africa

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réatrice de caractère qui multiplie les casquettes, Sarah créé en 2015 Tongoro, marque de vêtements exclusivement made in Africa vendus en ligne. La main-d’œuvre est locale et la majeure partie des pièces confectionnées au Sénégal se vendent aux États-Unis. Objectif ? Dynamiser la production du prêt-à-porter en Afrique de l’Ouest en offrant à une clientèle internationale une mode unique et ethnique. Pur produit multiculturel, née en France d’un père sénégalo-congolais et d’une mère centrafricaine, après une enfance passée en Côte d’Ivoire, elle étudie à Paris. Entrepreneure visionnaire, Sarah lançait déjà en 2009 le webzine Ghubar, axé sur la culture africaine. Fin juin, elle ouvrait un pop-up store à Paris, où ses créations ont fait fureur.

DA SILVIO BIZENGA

L’entrepreneure a lancé le semestriel Noir, orienté fashion, beauté et lifestyle, en 2015.

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TENDANCE LES IT GIRLS

inStargram MARIECHRISTINE BEUGRÉ Révélée par la fée cathodique, Marie-Christine reste la « miss météo » chérie des Ivoiriens. Pêchue, élégante, actrice vedette qui a tenu le haut de l’affiche de films à succès, elle est de plus, l’ambassadrice de Dove en Côte d’Ivoire pour le plaisir de ses milliers de fans Instagram.

INSTAGRAM MARIE-CHRISTINE BEUGRÉ - INSTAGRAM RANIA BENCHEGRA - INSTAGRAM YASMINE AMMARI

RANIA BENCHEGRA Native de Marrakech, Rania promène sa silhouette de rêve et son regard de Latine sur les couvertures de Vogue US et InStyle. Féline, elle enchaîne les contrats avec Anastasia Beverly Hills, Pink, H&M en passant sous l’objectif des plus grands photographes de mode en cinq ans de carrière.

YASMINE AMMARI Star de la chanson en Algérie, Yasmine est la révélation de « The Voice » cet hiver. Passée par « Graines de star », elle a conquis son public avec Koulouna Djazairyine (« Nous sommes tous des Algériens »), un tube au message patriotique après « la décennie noire ». ■

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BRUNO LÉVY/DIVERGENCE

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INTERVIEW

Malek Bensmaïl

«C’est le film de l’Algérie » Dans La Bataille d’Alger, un film dans l’Histoire, le réalisateur algérien s’attaque au monument anti-impérialiste de 1966 signé Gillo Pontecorvo, encensé et censuré, qui reconstituait l’affrontement de 1957 entre « paras » français et FLN. Un documentaire éminemment politique, signé par un cinéaste réellement engagé. propos recueillis par Fouzia Marouf

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INTERVIEW MALEK BENSMAÏL : « C’EST LE FILM DE L’ALGÉRIE »

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ourire en bannière, chapeau élégant, Malek Bensmaïl se raconte sans détours au cœur d’un hôtel du centre parisien. Né à Constantine en 1966, rompu au 7e art après une formade la révolution. Ou le processus électoral et la démocratie avec Le Grand Jeu et la presse avec Contre-Pouvoirs (en immertion acquise entre Paris et Saint-Pétersbourg, sion dans la rédaction du quotidien El Watan, NDLR). Tous mes c’est caméra à l’épaule qu’il a choisi de dire les documentaires se construisent à la manière d’une maison avec maux, les espoirs, de ses contemporains dans ses fondations. Et, à un moment de cette filmographie, je me une Algérie tout à tour exsangue et renaissant suis demandé « qu’est-ce qui a bercé mon enfance algérienne ? » de ses cendres où il a décomplexé l’écriture de l’Histoire. S’il (sic). C’est, en premier lieu, l’émotion de la première image, consacre depuis près de vingt ans son œuvre au documentaire ensuite; le premier film qui m’a marqué, La Bataille d’Alger, de création, il est aujourd’hui un des trop rares documentaristes et enfin, le rapport au politique, qui me sont d’emblée venus du continent. Engagé, impartial, il signe dès 1996, Territoires, à l’esprit. C’est une œuvre qui s’inscrit tel qu’un mythe, et qui qui évoque les violences subies par les Algériens. Récompensé questionne la notion de nationalisme. La par de nombreux prix prestigieux dont le Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo fait Loupbar, prix de la meilleure découverte partie de mon enfance car il passait à la documentaire, le film sillonne les quatre télévision deux fois par an pour commécoins du monde. Suit en 1999, Boudiaf, un morer l’indépendance du 5 juillet 1962 espoir assassiné sur Mohamed Boudiaf, préet le déclenchement de la révolution le sident tué six mois après son retour d’exil de 1er novembre 1954. Je connais les diatrente ans. Au fil de films singuliers, flirtant avec la politique, Bensmaïl pose la volonté logues par cœur : à la récré, on jouait d’inscrire une mémoire contemporaine à trales personnages. L’un incarnait un comvers les bouleversements complexes de son mando FLN, l’autre le général Massu. pays. Toujours tourné vers un cinéma-vérité, Ce film a également marqué toute une fils du fondateur de la psychiatrie algérienne, population au fil du temps mais aussi la il réalise Aliénations en 2004, en hommage nouvelle génération. à son père, couronné d’une pluie de distincPourquoi avez-vous tenu à raviver tions dont le Prix spécial du jury au Fespaco. un récit aussi ambitieux et quasi sacré Ou ausculte la transmission des savoirs avec dans l’inconscient collectif algérien ? La Chine est encore loin, explorant les enjeux Ce qui m’a surtout interpellé tient à la de l’intégrisme. « L’école doit jouer un rôle La Bataille… fait intervenir de nombreux décision du pouvoir algérien, qui a choisi essentiel d’émancipation, précise-t-il. Plus on témoins, des techniciens aux critiques. de produire La Bataille d’Alger très vite sera transparent avec notre histoire, avec nos après l’indépendance. Il a été tourné enfants, mieux on se portera. Plus on cachera, plus on sera en 1965, mais dès les premiers jours de liberté, l’idée de la aux prises avec la corruption, les non-dits, le ralentissement production a germé dans les arcanes du pouvoir. Je voulais économique. Le secret appelle la corruption. » Fidèle à sa veine apporter un vrai regard sur ce qu’on ne nous avait jamais dit. militante, il a présenté La Bataille d’Alger, un film dans l’Histoire Déjà, en 1957, Gillo Pontecorvo et le grand scénariste Franco lors de sa sortie en Algérie fin avril, documentaire consacré Solinas étaient venus à Alger afin d’écrire un long-métrage sur au film du même nom de Gillo Pontecorvo (lire encadré page la vie d’un parachutiste réformé de la bataille d’Alger, devenu ci-contre). Un nouvel opus ambitieux qui cette fois, n’a pas été photographe reporter de Paris Match. Le film devait s’intituler sous le coup de la censure et renoue avec l’héritage de celles Para, et Paul Newman, incarner le rôle, j’ai retrouvé le scénario et ceux qui se sont battus pour un pays libre et indépendant. dans les archives ! Je souhaitais comprendre le choix de ce film anticolonialiste. Ce projet était fort, il devait montrer les comAM : Comment est née l’idée de votre documentaire portements des parachutistes français avec le peuple algérien. La Bataille d’Alger, un film dans l’Histoire à partir Puis j’ai rencontré Yacef Saâdi lors d’un entretien chez lui. Cet de La Bataille d’Alger, réalisé par Gillo Pontecorvo ? ancien chef FLN de la zone autonome d’Alger souhaitait dès Malek Bensmaïl : À travers mes films, je questionne l’institution la sortie de prison, coûte que coûte, adapter ses mémoires, en en Algérie. Le pouvoir dans Boudiaf, un espoir assassiné, la psydisant : « Je veux parler de la bataille d’Alger. » Il proposait un chiatrie dans un hôpital à Constantine avec Aliénations. Puis, point de vue algérien et non pas uniquement français. « J’en le système éducatif dans La Chine est encore loin, qui se situait suis arrivé à la conclusion que le regard de Pontecorvo et Solidans une école de Ghassira, petit village des Aurès, berceau

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ARCHIVES PERSONNELLES (4)

nas sur l’aspect militaire de la France avait été suffisamment documenté avec le projet de film, Para, puisque l’armée française, avait été incarnée par les généraux Massu et Bigeard. Et le point de vue de l’Algérie, était aussi éclairé avec le livre de Yacef Saâdi qui évoquait la dimension de commando du FLN de la Casbah d’Alger (d’après lequel le scénario du film a été écrit, NDLR). Mon film met aussi la lumière sur les anonymes, tous les techniciens algériens, absolument formidables mais peu formés au cinéma. Ils avaient un projet magnifique. La Bataille d’Alger a été tournée en six mois, à peine trois années après l’indépendance : les souvenirs et les mémoires étaient encore à vif. L’émotion, à son comble. Parlez-nous de votre rencontre avec Yacef Saâdi, ancien chef FLN qui joue son propre rôle dans le film et qui a créé Casbah Films, la première société de production en Algérie afin de financer une partie de La Bataille d’Alger... Il est maintenant âgé. J’ai aussi rencontré sa fille, qui gère Casbah Films aux États-Unis. Durant notre rencontre, Yacef Saâdi a davantage parlé de Massu et de Bigeard que de l’œuvre. Nous avons parlé d’Histoire, peu du film. Dans le microcosme algérois des anciens combattants, il y a eu pas mal de polémiques autour de la véracité de l’histoire même de la bataille. Je ne souhaitais surtout pas entrer dans ce débat car ce n’est pas de mon ressort mais celui d’historiens. Je suis cinéaste et je ne peux pas m’aventurer dans les eaux troubles. Yacef Saâdi était peut-être un peu distant, craignant que mon travail ne ravive les polémiques. Ce n’était pas mon but. Je souhaitais documenter le film phare de l’Algérie. Yacef Saâdi, tel un héros, est toujours très respecté et craint. Mon tournage n’a pas été des plus faciles. Par peur, certains témoins me disaient : « Qu’en dit Yacef ? », « Est-il d’accord ? Sinon, je ne parle pas. » Alors que d’autres ont témoigné plus librement. Il y a comme une confusion entre l’histoire de cette guerre et la fiction. Par contre, il y a eu une belle rencontre avec la famille du cinéaste Gillo Pontecorvo à Rome. Sa femme, Picci, et ses enfants, m’ont AFRIQUE MAGAZINE

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Terrorisme d’un côté, torture de l’autre… Gillo Pontecorvo a tout montré.

« Les femmes ont tenu une place de premier ordre dans la guerre de libération. »

Au plus fort du tournage de La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, qui dirige les figurants.

Jean Martin interprétant ▲ le colonel Mathieu, personnage inspiré des généraux Massu et Bigeard. Yacef Saâdi (à droite) et le scénariste Franco Solinas.

LE FILM CULTE DES OPPRIMÉS

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éalisé par l’Italien Gillo Pontecorvo, 3 ans après l’indépendance de l’Algérie, proclamée le 5 juillet 1962, La Bataille d’Alger est couronnée par le Lion d’or à la Mostra de Venise en 1966, interdite en France où des bombes explosent dans les rares salles qui le programment, élevé au rang de mythe par les Algériens et les Black Panthers. Gillo Pontecorvo, animé par un désir de véracité au-delà de la teneur historique, offre un regard objectif : il suit la course d’Ali la Pointe, jeune Algérien qui intègre les réseaux du FLN, multipliant les attentats contre les Français et les paras. Le cinéaste ne recule devant rien, reconstitue la violence et les arcanes d’une résistance clandestine durant des années de combat acharné, de 1954 à 1957. Timidement distribuée en 1971 dans l’Hexagone, la reconstitution éclairée de cette révolution algérienne opposée à l’armée française puissante, a interpellé les États-Unis. Le film y est projeté en 2003 car les militaires américains s’interrogent sur la contre-guérilla en Irak. Les Afghans et les Palestiniens se l’approprient aussi, la lutte pour la liberté y est toujours vivace. ■ F.M. 109


En plein tournage, dans la Casbah d’Alger. Picci Pontecorvo, l’épouse du cinéaste, prend également la parole.

Ali Marock, opérateur de prise de vue du film original, témoigne dans le documentaire.

énormément appuyé. Et la fille du scénariste Franco Solinas a aussi été d’une précieuse aide. Les Italiens m’ont remis une banque de données d’images fabuleuses que je n’ai pas trouvées à Alger ou si peu. En fait, la majorité des documents d’archives venaient d’Italie et de France. Un autre personnage traverse votre film, la Casbah d’Alger. Pourquoi avoir choisi de la filmer vue du ciel et comment la population qui y vit a-t-elle réagi lors du tournage ? La Casbah d’Alger, c’est le personnage principal, tout le monde gravite autour d’elle. Et le décor principal aussi. Elle est le cœur d’Alger, son poumon. Les traditions culturelles, musicales s’y sont en effet créées. Si aujourd’hui, nous devons montrer les villes algériennes, ce sont les casbahs qui ont joué un rôle déterminant, offrant cette possibilité de mener une guerre urbaine, en plus de celle née dans les maquis, plus facile à canarder dans les villages pour l’aviation. La guerre a commencé en 1954 puis la bataille d’Alger en 1957, au sein de la Casbah. C’est une guerre de sept années. L’idée de la déplacer des maquis vers les villes a pris du temps. La guérilla permettait de toucher l’ordre public : à coups de bombes, posées par des Algériennes vêtues du haïk (vêtement traditionnel) ou habillées à l’occidentale, passant pour des Européennes. Il fallait un nouveau mouvement, porter la révolution à l’international et lui donner un écho retentissant. Les gens de la Casbah, qui y vivent se sont montrés particulièrement à l’écoute de notre équipe comme à l’époque les enfants de la Casbah qui ont 110

joué dans le film de Pontecorvo. Ils ont fait preuve d’une aide exceptionnelle alors que paradoxalement, la Casbah tombe en ruine aujourd’hui. Comment laisser un endroit mythique s’effondrer et pourquoi ? Est-ce une volonté politique d’abandonner les lieux de guerre ? Au-delà de ses multiples venelles, on parvient à voir l’enchevêtrement des ruelles, des fuites, elle renfermait même les caches des moudjahidins, l’accès était aussi difficile pour les services de renseignements français. À travers le récit de La Bataille d’Alger, un film dans l’Histoire, vous exhumez la mémoire de résistantes méconnues ou célèbres comme Hassiba Ben Bouali, Djamila Boupacha, Djamila Bouhired, révolutionnaires, torturées à la même enseigne que les hommes pour l’Algérie libre… Les femmes ont tenu une place de premier ordre en Algérie, en réalité, ce sont elles qui ont le plus enduré car elles ont été torturées et violées par les soldats français dans les villes et les zones rurales, les fameuses fermes. Ce sont elles qui ont porté et livré les armes, posé des bombes, en sachant qu’elles allaient faire des massacres. Il y a là la réalité matricielle de la femme qui a besoin de porter une liberté : pour le pays et pour elle-même. Et après l’indépendance, la société s’est retournée contre elles, à travers l’aberration du Code de la famille et une situation complexe et actuellement peu enviable. Lors de l’avant-première qui s’est tenue à Alger fin avril, des moudjahidates sont venues, elles sont restées très humbles, dignes et ne se sont pas prononcées durant le débat qui a suivi la projection. AFRIQUE MAGAZINE

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« La réalité historique est complexe avec ses vérités, ses secrets, ses trahisons. C’est l’âme humaine qui se met en mouvement. »


INTERVIEW MALEK BENSMAÏL : « C’EST LE FILM DE L’ALGÉRIE »

médiène, ça ne s’invente pas ! Il dit d’ailleurs avoir tout subi Leur attitude force le respect. Ce sont les femmes qui ont porté dans les caves de la SM (Sécurité militaire), c’était me dit-il, la révolution, elles qui ont caché et nourri les enfants dans les du « Mohamed Aussaresses » (le général Paul Aussaresses, était maquis. Avec humilité. C’est mon sentiment le plus profond. un tortionnaire et personnage clé de la bataille d’Alger, NDLR). Ali la Pointe, fils du peuple, voyou, proxénète, repris Dans Contre-Pouvoirs (2015), votre précédent film vous avez de justice, autre fer de lance du bastion révolutionnaire qui disséqué la réélection d’Abdelaziz Bouteflika au cœur s’est politisé en prison comme Malcolm X, est important dans de la rédaction d’El Watan. L’un des journalistes, dépité la reconstitution des faits. L’un des techniciens dit à son sujet : à l’issue du scrutin, a déclaré : « Ce n’est pas une élection « Mort en 1957, l’indépendance ne l’a pas corrompu… » normale, c’est une élection algérienne ». Il renvoie à une réalité qu’on veut cacher. Et incarne une C’est un documentaire qui peut ne pas être du goût de tous frange de la population urbaine contrainte de vivre de larcins, car il se déroule au sein d’El Watan. Certains l’ont d’ailleurs mal qui n’hésitait pas à commettre des crimes. Ceux liés au monde interprété. Dès que tu consacres une œuvre à un personnage, de la rue ont rapidement compris l’enjeu d’une révolution, sa un parti, on t’associe à ces entités. Pour moi, c’est bien plus capacité d’action afin de pouvoir libérer leur pays. Ils étaient fin, El Watan est un symbole. Ce que j’ai montré, c’est compétris de courage et d’innocence, loin des décisions politiques ment cette équipe travaille, quelles sont leurs difficultés, leurs du sommet. Lorsque Hocine Mezali (journaliste et assistant enjeux, les doutes, les joies, la construction de la pensée. C’est de production sur le film de Pontecorvo, NDLR) dit que Hasune poignée de journalistes qui œuvrent siba Ben Bouali et Ali la Pointe, morts dans pour la démocratie et l’indépendance de cette cache, n’ont pas été corrompus, c’est la presse. Si l’Algérie a permis un début de une très belle phrase, un cri sorti du cœur démocratie, elle doit veiller à la maintenir qui raconte beaucoup de choses de l’Algérie et à ne pas régresser. Ce sont des acquis contemporaine et de son histoire. Ce sont précieux des années 90. Le peuple algéles vrais martyrs. Comme ceux morts sur le rien a besoin d’un système éducatif digne champ de bataille. Comme dans toutes les du nom, de transmission des savoirs, de guerres, la réalité historique est complexe reconnaître et questionner sans tabous les avec ses vérités, ses secrets, ses trahisons. colonisations, ses diverses cultures, accepC’est l’âme humaine qui se met en mouveter et enseigner toutes les langues (algérien, ment et c’est cela que j’aime filmer. L’expresberbère, français, arabe, anglais), mettre en sion de la condition humaine au plus fort place la réouverture des salles de cinéma, de cas extrêmes et de ses contradictions. Le de ciné-clubs dans le pays. Le 7e art est un film de Pontecorvo le montre à sa façon et c’est ce qui m’intéressait aussi dans le mien. formidable vecteur, à la fois de réflexion, de La petite histoire rejoint aussi la grande spectacle mais aussi de formation. lorsque les figurants algériens Que vous inspire la prochaine élection Contre-pouvoirs (2015), en immersion de Pontecorvo sont enlevés et torturés en Algérie ? au sein du quotidien algérien El Watan. par le régime de Houari Boumediène lors J’ai réalisé Contre-Pouvoirs pour réagir du coup d’État contre Ben Bella… au 4e mandat, non pas contre, mais afin Les jeunes militants communistes ou opposants à Boude savoir comment les journalistes peuvent-ils couvrir pour la médiène sont raflés dans Alger en plein tournage, comment quatrième fois la même élection ? C’est un film sur le travail réagit-on face à cela lorsqu’on est un cinéaste politique engagé journalistique dans un pays politiquement sclérosé. Le pouvoir comme Pontecorvo ? L’œuvre devient-elle plus importante que et la politique, je pense en avoir fait le tour. Et si ça se répète, le drame qui se joue dans la capitale avec un coup d’État (le ça ennuie. Le peuple est digne, il ne mérite pas ça. Le peuple 19 juin 1965, NDLR) ? J’ai posé la question à Madame Pontea besoin de vie, de modernité, de liberté, d’être hissé vers le corvo qui m’a répondu que son mari voulait réaliser un film haut. L’économie algérienne pourrait aider à cela. L’Algérie ne anticolonialiste qui dénonçait les méthodes des militaires franpeut pas rester dans l’attentisme. Chacun doit recourir à son çais. Quant aux affaires algériennes, elles devaient se régler domaine, à sa réflexion, à sa créativité. En tant qu’intellectuels, entre Algériens. Je ne fais que rapporter des faits. Lorsqu’un nous faisons des films, dénonçons, nous écrivons des livres, des des témoins de mon film, Ahmed Benyahia, alors étudiant chroniques, des articles d’investigation… Au peuple de donner aux beaux-arts d’Alger, avait été repéré pour le casting des également son avis si il souhaite le changement ou non et si scènes de tortures dans le film La Bataille d’Alger, et se retrouve changement, quel type de société souhaitons-nous ? C’est au lui-même enlevé et torturé par la sécurité militaire de Boupeuple d’en décider : c’est cela la démocratie, la citoyenneté. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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Le spectaculaire bar-terrasse du Four Seasons The Westcliff, pour voir et être vu.

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JOBURG, CAPITALE DE LA HYPE La plus grande ville d’Afrique du Sud, trépidante et pleine de vie, connaît une renaissance spectaculaire sous l’impulsion d’une jeunesse arty et BRANCHÉE.

PUISQUE ce n’est pas une capitale et qu’il n’y a décidément bonheur ! Les plus malins auront réservé une nuit dans pas la mer, elle fait sa star avec la libre arrogance des cette belle « montagnette » de Joburg, ce puzzle aux mille affranchies. Aujourd’hui, perchée sur son filon d’or et hominidés, pour un G&T (gin&tonic enfin !) au couchant d’altitude, « Josy » est une fille de la hype en compét’ postavant le spa du délicieux Marriott Mount Grace. Sinon, il est moderne avec ses sœurs berlinoises ou californiennes. Donc temps de rentrer en ville, celle qui ne dort jamais. À quelques voici le programme pour tout cocher : petit déj’ de boer à minutes en taxi de notre hôtel de Rosebank, Melrose Arch, la tombée du jet, façon knaki de koudou, escale horaire Sandton ou Rivonia, on braque une bonne brochette de au musée de l’apartheid, un grand lieu sur tables spectaculaires grâce à l’appli Eat-Out. LES BONNES un truc très moche, ou à Constitution Hill Attention les villageois, ici c’est la hard-frime ADRESSES pour une approche qui évitera les cordes de donc on prend soin de ré-ser-ver, surtout les ✔ Un resto : Chez Michel pendu aux enfants, puis on enchaîne avec week-ends, sinon ce sera KFC pour ta go. Chez ou Marble Grill le grand zoo sous les terrasses aériennes les « Ritals » de MonteCasino, ce beau complexe ✔ Une sortie arty, du Four Seasons qui vous attendent pour mall-casino-show-resto, on traîne sur la piazza, entre galeries et cafés, la bière d’après, et aussi pourquoi pas avec qui toutefois ne vaut pas « la » piazzetta de sur Keye Art Mile l’excursion à Maropeng, à caser sur une pleine Melrose, ses Lamborghini vertes, sa faune ✔ Un brunch au soleil : journée en faisant escale tôt en chemin sur Fourways Farmers Market modeuse en diable. Difficile de s’arracher pour le nouveau site, extra, du Lion Park. Dans un groove en boîte, concept assez peu jozien en ✔ Un hôtel : African Pride la poche, la photo avec un bébé fauve déjà vérité, mais jolies soirées en passant au Truth. Melrose Arch assez dentu pour vous bouffer le bras, et en Au matin, un aspro et direction le Farmer’s avant vers le tumulus des australopithèques : Market, trop chic me lâche un Gabonais du cru. label patrimoine mondial, paysage en mode vertigo, train Déj dehors assis sur une botte de paille, tenue créateur, un fantôme pour traverser le temps, la préhisto-fun, que du verre de chardonnay du Cap, quelques tapas, définitif. ■ 112

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par Vincent Garrigues


Le Radisson Blu.

MADE IN AFRICA escapades

Le Terrou-Bi.

business

HORIZONS DÉGAGÉS POUR CAMAIR-CO

La compagnie camerounaise SORT enfin la tête de l’eau.

tourisme

Radisson Blu ou Terrou-Bi ?

DR (2) - E.C. AHOUNOU

À Dakar, difficile de choisir entre ces deux HÔTELS… C’EST la question sénégalaise à 200-250 euros, le prix moyen d’une nuitée dans l’un des deux plus beaux établissements de la corniche dakaroise : Radisson Blu ou Terrou-Bi ? Situés chacun face à l’océan, à moins de 2 kilomètres, ils se disputent la clientèle huppée du tourisme d’affaires ou du farniente chic. Et il est bien difficile de les départager puisqu’ils rivalisent d’atouts. Le 5 étoiles Terrou-Bi, qui signifie « débarcadère », est plus ancré dans l’histoire locale. Restaurant gastronomique en 1986, vite réputé pour être l’une des meilleures tables de la capitale, il s’est assorti au fil des ans d’un casino, d’une piscine et d’une plage aménagée. Puis l’hôtel érige ses 100 chambres en 2009, plus tard assorties de 56 autres, luxe et cosy avec leurs petits balcons privatifs. C’est aussi en 2009 que le groupe Radisson inaugure non loin de là un établissement de 180 chambres de même standing, ultra moderne, construit à flanc de côte sur la presqu’île du Cap-Vert. On y dîne asiatique ou français, avec quelques plats locaux revisités. Côté déco, rien à voir, avec ses pans de pierre grise aux angles épurés, des chambres business à ras du sol et une ambiance très internationale. Bref, choix difficile. À Dakar, les initiés aiment boire un verre branché au Radisson et dîner au gastro savoureux du Terrou-Bi. Les étrangers, eux, remplissent autant les chambres de l’un que de l’autre. Full booked la plupart du temps. Et Dakar peut s’enorgueillir d’une offre rare et riche sur sa magnifique Fann corniche. Votre destination pour ce mois d’août ? ■ Emmanuelle Pontié AFRIQUE MAGAZINE

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AVEC un chiffre d’affaires qui est passé de 5,1 à 12,3 milliards de francs CFA entre juillet 2017 et juillet 2018, Ernest Dikoum, le directeur général de Camair-Co, a de quoi arborer son éternel sourire. Grâce à sa stratégie commerciale axée sur les destinations intérieures et régionales, le trafic passagers a connu un bond de 67 %, avec 157 000 personnes transportées ces 12 derniers mois. Sur les plans comptable et financier, la compagnie, qui ne dépend plus des subventions de l’État, a réduit son déficit d’exploitation de 4,1 milliards de francs CFA à 1,3 milliards. Avec le Bombardier Q400 arrivé le 16 mai dans la flotte, la compagnie camerounaise dispose désormais de six appareils. Ce Q400 a d’ailleurs servi à l’ouverture de la nouvelle ligne Douala-Lagos, lancée le 23 juin dernier. À court terme, elle Le transporteur va ouvrir d’autres destinations régionales a réduit telles que Bamako, Brazzaville et Kinshasa. son déficit Deux autres avions sont attendus avant la d’exploitation de 4,1 milliards Coupe d’Afrique des Nations de football qui de francs CFA va se jouer dans quatre villes du pays en à 1,3 milliards. juillet 2019. ■ François Bambou

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Moor’’s au sommet de la vague Cette maison de planches de surf innovantes a tout pour CONQUÉRIR le monde ! CAMILE SAID-EDDINE, originaire de Casablanca, est un vrai passionné de sports de glisse. Après le skate, il découvre les vagues à Dar Bouazza et sur les plages d’Aïn Diab dans le milieu des années 90, et il ne quitte plus sa planche. Il voit le surf marocain se transformer, de sport de niche à activité populaire, mais après 15 ans, le constat est accablant : la nouvelle génération de surfeurs n’arrive pas à trouver du bon matériel sur place sans débourser une petite fortune. En 2011, alors âgé de 30 ans, Camile décide qu’il est temps d’agir. Il quitte son poste fixe dans une entreprise française basée à Hong Kong pour sillonner le globe en recherche des meilleurs shapers (artisans), des derniers matériaux, des techniques de production les plus high-tech… Une multitude de sources d’inspiration venues s’ajouter à sa sensibilité purement marocaine.

On peut shopper ces boards et accessoires au Maroc, dans les Landes, à Hawaï et Hong Kong. Adresses sur moors-surfboards.com. Le résultat voit le jour l’année suivante et c’est un succès sidérant. Moor’’s enthousiasme les surfeurs par la qualité de ses planches et la presse spécialisée pour son originalité, son esthétique et son engagement écologique. La marque développe ses propres technologies à destination tant des débutants que des pros, soigne les finitions des produits et utilise si possible des matériaux recyclés. Aujourd’hui basée à Taghazout, le cœur du surf marocain, Moor’’s a des filiales en France, en Asie et à Hawaï. La maison vient de sortir une nouvelle collection de planches en résine teinte et glaçage haut de gamme et est en train de développer la première board de surf 100 % connectée. ■ Luisa Nannipieri

LE LIEU : MIDUNU Un lieu privé et de classe ouvert en 2014, qui honore l’héritage culturel africain. ET SINON ?

Des dîners nomades exclusifs, sur réservation. POUR QUI ?

Les aventuriers qui aiment les moments de partage.

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Pour goûter à la cuisine de la célèbre chef Selassie Atadika, il faut réserver au moins dix jours à l’avance. Ou participer à l’un des dîners nomades qui mettent à l’honneur des plats oubliés et revisitent des classiques de la culture culinaire africaine. Comme le Kofi Brokeman, des bananes plantain rôties avec des cacahuètes, transformé en dessert savoureux aux notes de gingembre, agrumes, herbes, avec une touche de crème. ■ L.N. À Accra. www.midunu.com AFRIQUE MAGAZINE

D.POULLEMOT/AQUASHOT - DR

QU’EST-CE ?

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MADE IN AFRICA carrefours

L’aéroport de Guelmim a été pensé pour exploiter au maximum la lumière naturelle.

architecture

Groupe 3, l’intelligence collective

DR - FERNANDA GUERRA/FG+SG

Ce collectif marocain conçoit ses projets de façon évolutive, pour répondre aux besoins d’un pays en quête de MODERNITÉ mais qui ne veut pas renoncer à ses traditions. CRÉÉ À RABAT en 2000, le cabinet Groupe 3 Architectes est un collectif, le premier en son genre au Maroc. Il regroupe une vingtaine de collaborateurs multidisciplinaires, dont 10 architectes, encadrés par Omar Tijani et Amine Skander. Leur travail se base sur le partage des compétences et des expériences, d’après le principe de « l’intelligence collective ». Les projets portés par l’agence touchent à une belle variété de secteurs d’activité (résidentiel, tertiaire, transport, santé, tourisme, urbanisme) et sont liés par une conception de l’architecture qui se veut actuelle, évolutive et durable. Très actif au Maroc, ils ont dessiné la sobre Académie Mohammed VI de football à Salé et le projet de la Gare de Casaport, délivré en 2014. L’architecture de ce hub dynamique dont les matériaux, les volumes, la lumière et la géométrie célèbrent l’héritage du pays et la modernité de Casablanca, se projette dès le départ dans le futur. Les espaces ont été pensés pour répondre aux nouveaux besoins du système de transport de la ville, qui évolue dans le temps. Dernière réalisation en date, l’aéroport de Guelmim, qui accueille les touristes aux portes du Sahara, dans le sud-ouest du pays. Entièrement enveloppée par un patchwork de panneaux en métal perforé qui dessinent AFRIQUE MAGAZINE

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l’ombre et colorent la lumière, disposés de façon à évoquer les motifs décoratifs locaux, la structure de 7 000 m2 est pensée pour maximiser l’exploitation de la ventilation et de l’éclairage naturels. Linéaire, dotée d’un patio central, l’aérogare offre une belle vue aux voyageurs et assure une flexibilité totale des usages dans le temps. ■ L.N.

Le club de sport Wifaq, à Rabat, ou le triomphe de l’épure.

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La 3e édition de la Fashion Week du groupe s’est tenue au Radisson Blu de Kigali, fin juin.

Les bijoux de Inzuki Design sont inspirés du savoirfaire local.

créateurs

Au Rwanda, l’union fait la force

Le Collective RW travaille depuis trois ans pour pousser les designers du pays des MILLE COLLINES à se développer, avec des résultats très encourageants. par Luisa Nannipieri LE SECTEUR de la mode est en plein essor en Afrique, où il crée de plus en plus d’emplois et offre des belles occasions de croissance aux petits artisans comme aux nouvelles marques. Le Collective RW, au Rwanda, a choisi de parier sur ce marché d’avenir. Créé en 2015 par cinq designers affirmés, en collaboration avec des entrepreneurs experts, l’organisation s’est fait connaître à travers l’installation de plusieurs pop-up stores dans la ville de Kigali d’abord, et par la coordination d’un défilé de mode annuel ensuite. La CRW 116

Ci-dessus : Linda Mukangoga de Haute Baso. À droite : Teta Isibo de Inzuki Designs. Fashion Week est devenue une vitrine pour les cofondateurs du collectif, qui y présentent leurs nouvelles collections. C’est aussi un tremplin pour les jeunes designers ou les nouvelles marques qui respectent les principes du groupe : proposer un travail de qualité, qui met en exergue les savoirfaire artisanaux, et s’engager à promouvoir vêtements et accessoires faits au Rwanda. Un designer devient membre seulement sur invitation et lorsque son entreprise est basée dans le pays. Le but est d’accueillir de plus en plus de jeunes créatifs au sein du groupe, pour leur offrir de la visibilité, une aide concrète dans le développement de leur marque et la possibilité de partager conseils et connaissances. Quand on côtoie des personnalités du milieu comme Matthew AFRIQUE MAGAZINE

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MADE IN AFRICA fashion

NIB STUDIO (4) - DR (2)

La dernière collection de Haute Baso joue avec des nuances douces et des coupes arrondies pour une élégance sans ostentation.

Un ensemble Haute Baso (vêtements) & Inzuki Designs (accessoires).

Rugamba, directeur de House of Tayo, ou la fashionista Sonia Mugabo, on apprend toujours quelque chose. Parmi les fondateurs du collectif, Linda Mukangoga de Haute Baso et Teta Isibo de Inzuki Designs, ont présenté leurs toutes nouvelles collections lors d’un défilé commun, en juin dernier. Haute Baso est une maison de mode éthique née en 2014, dont la mission est d’habiller une femme cool et dynamique, indépendante et élégante. Un peu comme Linda, qui a grandi à Washington avant de venir s’établir dans la terre de ses parents pour encadrer des groupes de femmes artisanes dans les villages rwandais. Des contacts qui lui ont été très utiles dans sa nouvelle carrière : pour produire ses créations, la maison collabore aujourd’hui avec plus de 275 artisans locaux, dont 202 femmes. Cette dernière collection joue avec les nuances du bleu et du gris, du clair au sombre, pour les hauts ou les robes, et mise sur la couleur tabac pour certains bas amples et frais. Les coupes classiques sont assouplies et arrondies, pour plus de confort. L’absence de motifs contribue à donner un sens de casual elegance sans prétention. Les bijoux de Inzuki Design ajoutent une touche éclatante de couleur et de fraîcheur aux ensembles. C’est l’esprit de Teta Isbo que de proposer des accessoires audacieux, capables de décliner AFRIQUE MAGAZINE

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l’esthétique traditionnelle rwandaise selon les canons de beauté contemporains. Elle a nommé sa marque Inzuki, qui veut dire « abeille », en s’inspirant de l’attitude douce et fière en même temps de ces insectes qui nous donnent du miel mais qui peuvent aussi nous piquer. Ses pièces vibrantes, faites à partir de matériaux locaux, peuvent se porter dans toutes les occasions et sur tous les continents. Depuis que le Collective RW existe, Teta et Linda profitent de la CRW Fashion Week pour présenter ensemble leurs nouvelles collections. D’après elles, conjuguer les efforts est la meilleure façon de faire ressortir les qualités des créations respectives mais aussi de se motiver et de s’inspirer l’une l’autre. Leur collaboration exprime mieux que mille paroles la philosophie du collectif : deux têtes sont toujours mieux qu’une. ■ 117


Faire face aux petits et gros tracas de l’été Ampoule Surtout, on ne la perce pas : cela retarderait la régénération et pourrait même favoriser une infection. Il vaut mieux la laisser guérir seule, le liquide stérile dans la cloque aidant à la cicatrisation. Après lavage à l’eau et au savon, on recouvre d’un pansement spécial ampoules.

faire boire par petites quantités. Si sa température ne baisse pas sous 38° C dans la demi-heure, on l’emmène aux urgences ou on appelle les secours. De même en cas d’agitation ou de troubles de la conscience. En prévention, on reste si possible au x heures les plus chaudes de la journée, et on s’hydrate régulièrement.

Coup de chaleur et insolation

Intoxication alimentaire

Ils se produisent après une exposition excessive à une forte température ou au soleil. Les signes d’alerte : peau chaude et rouge, soif intense, fièvre, nausées, maux de tête, somnolence. Il faut vite mettre la victime dans un endroit frais, faire des courants d’air ou installer un ventilateur ; lui poser des linges humides sur le visage et les bras, et la

On ingère un aliment dans lequel les bactéries se sont trop développées, et voilà les vomissements, et/ou la diarrhée ! Il faut boire beaucoup pour compenser les pertes : eau, bouillon de légumes, boissons sucrées. En général, cela va mieux en 24 heures. Pour un jeune enfant ou une personne âgée, plus fragiles, on consulte. Pour l’éviter, on

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Fortes températures, aliments contaminés, otites… Pour que « vacances » ne riment pas avec « passage aux urgences », voici un kit de secours à emporter dans ses valises.


VIVRE MIEUX forme & santé

pages dirigées par Danielle Ben Yahmed avec Annick Beaucousin et Julie Gilles

ne laisse pas traîner de denrées sensibles à température ambiante : volailles et viandes, préparations à base d’œufs, poissons et fruits de mer, laitages. On ne garde pas de restes de mayonnaise maison, ni d’aliments hachés.

Moustiques Pour prévenir les piqûres, et éviter la transmission de la dengue, du chikungunya ou du paludisme selon les zones, on porte des vêtements couvrants et amples (de préférence clairs) et on utilise des moustiquaires ; les deux pouvant être imprégnés d’insecticides pyréthrinoïdes. On ne garde pas de récipients d’eau stagnante. On emploie des répulsifs efficaces à base de DEET ou de IR3535. Les huiles essentielles sont insuffisantes (efficaces souvent moins de 20 minutes), et les appareils sonores à ultrasons n’ont aucune utilité.

Autres piqûres En cas de piqûres de guêpes, d’abeilles…, on approche une source de chaleur (sèche-cheveux, flamme d’un briquet, cigarette) pour détruire le venin. Puis, pour calmer la douleur, on recourt au froid (avec une poche de glace idéalement). S’il y a un dard, on le retire avec une pince à épiler, sans appuyer sur la poche à venin. On lave à l’eau et au savon, et on met un antiseptique. On consulte si la peau devient rouge, chaude, ou en cas de piqûres multiples. Si on a eu affaire à une méduse, on rince à l’eau de mer (pas d’eau douce, cela aggrave la brûlure). On applique un peu de sable et, pour enlever les substances urticantes, on racle avec une carte plastique par exemple. Ensuite, on désinfecte, et on met si besoin une crème à base de cortisone. Là aussi, on consulte en cas de piqûres multiples.

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Oreilles et baignades Fréquente, l’otite des baigneurs est due à des bactéries ou champignons présents dans l’eau. Signe caractéristique : la douleur augmente si on tire un peu sur l’oreille. Cette infection du conduit auditif nécessite la prescription d’antibiotiques et anti-inflammatoires en gouttes. En prévention, après la baignade, on égoutte ses oreilles en penchant la tête (les rincer si possible à l’eau douce avant), et on les sèche. Ou on met des bouchons anti-eau pour nager (mais pas pour plonger). ■ AFRIQUE MAGAZINE

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SAUVEZ VOTRE PEAU ! (DE LA POLLUTION)

Tout pour soigner les épidermes citadins malmenés. TEINT BROUILLÉ, points noirs, boutons, sécheresse, hypersensibilité… Les particules polluantes se déposent sur notre peau, favorisant une inflammation et diverses réactions. Sans oublier le risque d’accélération du vieillissement ! Pour se préserver, on commence par bien nettoyer son visage, en douceur, avec un démaquillant. On évite l’eau du robinet, trop calcaire, agressive pour l’épiderme déjà fragilisé. Et on n’abuse pas de masques ou gommages, sous peine d’altérer la barrière cutanée protectrice. Côté soin, on opte pour une crème hydratante riche en antioxydants : vitamines C et E, polyphénols, afin de faire barrage à l’inflammation. On n’hésite pas à recourir aux soins anti-pollution, et surtout, on protège sa peau des UV, qui accentuent les dégâts. De nombreuses crèmes hydratantes ou fonds de teint comportent des filtres. Sinon, un produit solaire s’impose. Et à table ? On privilégie les aliments riches en antioxydants – fruits et légumes, œufs – et en acides gras et omégas, comme les poissons gras : cela aide aussi à protéger sa peau. ■ 119


L’aquabiking, à raison de deux séances par semaine, est très efficace.

CELLULITE : LES CLÉS POUR LA COMBATTRE

Pour venir à bout de la peau d’orange, on associe sport, alimentation équilibrée, soins et massages. LA CELLULITE est un stockage de graisse dans les cellules adipeuses, souvent associé à un trop-plein d’eau dans les tissus. Si un régime seul ne l’élimine pas, une alimentation équilibrée est indispensable. Les règles d’or : limiter grandement graisses saturées et sucres raffinés industriels qui font le lit des amas de gras ; et le sel, qui favorise la rétention d’eau. Parallèlement, il faut s’hydrater assez (1,5 litre minimum d’eau par jour) pour éliminer plus facilement déchets et toxines. Des plantes drainantes, comme le thé vert, les feuilles de cassis, donnent un coup de pouce. Côté sport, on mise sur la natation, car la pression de l’eau et son effet drainant décuplent le bénéfice de l’activité physique. L’idéal ? Deux séances hebdomadaires de 45 minutes. Pour plus

d’efficacité, on enfile des palmes. Autre excellente option, l’aquabiking ou vélo aquatique, à raison aussi de deux séances par semaine. Sinon, on se tourne vers la marche rapide, le running, ou le vélo : au moins 45 minutes d’affilée pour « brûler » les amas graisseux. Les crèmes anticellulite, à base de caféine et autres actifs, ne sont pas à négliger : elles améliorent l’aspect peau d’orange, mais doivent être appliquées en massant bien, et sur le long terme. Un plus… S’offrir des séances de drainage lymphatique manuel ou de palper-rouler : ces massages luttent contre la rétention d’eau, attaquent les capitons, et donnent un coup de boost à la peau. En cas de cellulite vraiment rebelle, divers traitements (cryolipolyse, ultrasons…) sont proposés par les médecins esthétiques ou en instituts. ■

EN BREF L’étude de l’Université de Davis (Californie) a été menée chez des femmes ménopausées. Pendant deux semaines, elles ont mangé chaque jour environ 300 grammes de mangue. Les deux semaines suivantes, elles n’en ont plus consommé. Les chercheurs ont constaté que la tension artérielle baisse de façon significative environ deux heures seulement après avoir mangé le fruit à chair orangée. Il contribuerait à détendre les artères, des effets bénéfiques sans doute dus à la richesse en polyphénols. Donc, qu’on ait une tension limite ou déjà élevée, on se régale avec les mangues pour réduire son risque cardiovasculaire. 120

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LA MANGUE, BONNE POUR LA TENSION


VIVRE MIEUX forme & santé FOULURE OU ENTORSE : QUE FAIRE ?

La bonne guérison dépend des premiers réflexes sur le moment !

Hygiène buccale : stop aux idées reçues ! Le dentifrice est-il indispensable ? Qu’en est-il du fil dentaire ? Les réponses pour un sourire au top.

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Seul le dentifrice enlève bien la plaque dentaire. Voilà une idée à oublier malgré les promesses des produits. Un brossage sans dentifrice élimine autant la plaque ! En fait, ces pâtes n’ont pas d’effet concret sur cette dernière, mais elles apportent un confort lié à la sensation de fraîcheur et de propreté. L’important est donc l’action mécanique du brossage.

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Il n’y a qu’une méthode de brossage. Faux… Classiquement, il est conseillé d’effectuer un mouvement qui part de la gencive et continue vers la dent. Mais on peut aussi nettoyer avec plus de précision la jonction entre les dents et la gencive avec des mouvements horizontaux de faible amplitude sur chacune des dents. L’idéal étant de demander conseil à son dentiste.

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Toutes les brosses se valent. Non ! Alors que beaucoup utilisent des brins durs ou médium, il faut privilégier les brins souples, qui permettent un brossage en douceur. Si on choisit une brosse manuelle, un manche rigide est préconisé pour un meilleur contrôle de la pression exercée. Et mieux vaut une tête de petite taille pour accéder à toutes les zones de la bouche.

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Si on brosse bien, pas besoin de passer du fil dentaire. Erreur ! 10 milliards de bactéries peuvent se loger dans un espace entre les dents mal nettoyé. Un endroit où débute souvent une carie ou une inflammation gingivale. Le passage du fil prévient ces soucis, mais pour cela, il faut le frotter sur la surface dentaire. Dans les zones difficiles d’accès, le dentiste conseillera plutôt des brossettes. (Source : Association dentaire française.) ■ AFRIQUE MAGAZINE

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IL EST BANAL de se tordre la cheville. Cela peut être bénin comme plus grave : les symptômes l’indiquent d’eux-mêmes. En fonction, il n’est pas forcément utile de consulter en urgence. • Il s’agit d’une entorse bénigne, dite aussi foulure, si on peut appuyer le pied sur le sol après la torsion, faire quelques pas sans avoir trop mal, et si la cheville ne gonfle pas aussitôt. Dans ce cas, le ligament lésé est seulement distendu. Il faut appliquer tout de suite une poche de glace (avec un linge afin de ne pas brûler la peau) pendant une dizaine de minutes. Cette application de froid est à refaire quatre fois par jour : cela soulage, lutte contre le gonflement, et la cheville se rétablira mieux ainsi. Parallèlement, trois fois par jour, on imprègne la zone d’un gel anti-inflammatoire vendu sans ordonnance en pharmacie. Et on marche le moins possible. Sauf aggravation, il faut consulter au bout de trois jours : c’est indispensable pour confirmer la bonne évolution de la torsion, et aussi commencer une rééducation en kinésithérapie. Même pour une entorse bénigne, c’est capital afin d’éviter une récidive car la cheville est fragilisée : il faut qu’elle regagne en force musculaire et mobilité. • S’il s’agit d’une entorse grave, on s’en rend vite compte du fait des symptômes : on a vraiment très mal, la cheville a vite enflé, et il est impossible d’appuyer le pied au sol à cause de la douleur. Cela signifie que le ligament lésé est rompu. Pas d’autre choix alors que de consulter immédiatement. Le traitement consiste à porter une attelle rigide durant plusieurs semaines, et à commencer une rééducation, là encore rapidement, pour garantir une meilleure efficacité et guérison. ■ 121


LES 20 QUESTIONS

propos recueillis par Christophe Langevin

1. Votre objet fétiche ? Un lion en ébène que m’a offert ma mère il y a fort longtemps.

15. La dernière rencontre qui vous a marqué ? Avec Aminatou Ahidjo, la fille de l’ancien président du Cameroun. J’ai été frappé par son infinie tristesse.

2. Votre voyage favori ? La route vers Lectoure, dans le Gers. 3. Le dernier voyage que vous avez fait ? Yaoundé-Mayotte, via Paris.

16. Ce à quoi vous êtes incapable de résister ? À un melon du Gers ! Il faudrait me ficeler… les mains. Et encore !

4. Ce que vous emportez toujours avec vous ? Des livres.

6. Un livre sur une île déserte ? Deux : Eugène Onéguine d’Alexandre Pouchkine et Le Vieux Nègre et la médaille de Ferdinand Oyono. 7. Un film inoubliable ? Le Chômeur de Clochemerle, de Jean Boyer, avec Fernandel. 8. Votre mot favori ? « Ficeler ». 9. Prodigue ou économe ? Prodigue, c’est affreux ! 10. De jour ou de nuit ? De jour et de nuit. 11. Twitter, Facebook, e-mail, coup de fil ou lettre ? E-mail et texto. J’aime les e-mails, car ils ne sont pas intrusifs et chacun est libre de les lire ou pas. Le téléphone m’agace, car il vous oblige à parler, à relancer, à opiner de 122

17. Votre plus beau souvenir ? Notre union, mon épouse et moi, à Lamalou-les-Bains. A Love Supreme, comme dirait John Coltrane.

Eugène Ébodé Il est l’un des écrivains africains les plus talentueux. L’inspiration lui vient au gré de ses voyages au long cours, de Mayotte à l’Amérique en passant par la France et son Cameroun natal. Cet ex-international de football a joué pour les Lions indomptables avant de se livrer corps et âme à sa passion dévorante pour l’écriture. manière sonore. Mais avec certaines personnes, on peut se contenter de borborygmes et elles font les phrases pour vous. Là, c’est très agréable. Mais le plus dur, c’est de les débrancher ! Il arrive alors que les pannes de batterie soient prodigieusement salutaires. 12. Votre truc pour penser à autre chose, tout oublier ? Se mettre à écrire une histoire. Cela éclaire tout.

Les personnages vous tiennent par la main, et, parfois même, vous tirent par la manche au moment où vous cherchez à les congédier, à vous enfuir. 13. Votre extravagance favorite ? Aucune, hélas ! 14. Ce que vous rêviez d’être quand vous étiez enfant ? Médecin.

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18. L’endroit où vous aimeriez vivre ? Dans la palmeraie de Marrakech. 19. Votre plus belle déclaration d’amour ? Aux Rwandais, je crois, à travers mon roman Souveraine magnifique. 20. Ce que vous aimeriez que l’on retienne de vous au siècle prochain ? Il n’a pas eu peur ni froid aux yeux devant les puissants ou prétendus tels, et il se dit qu’il est resté stoïque face aux tremblements de terre qui secouèrent Mayotte en 2018. Il était convaincu que toute forme de déstabilisation est vaine devant la solidité de l’esprit. Ce dernier étant à la fois immobile et puissamment mobile. ■ 3 8 3 - 3 8 4 – AO ÛT- S EPTEM B R E 2 01 8

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5. Un morceau de musique ? Eva, de Richard Bona (extrait de l’album Heritage).




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