ÊTRE EN AFRIQUE ÊTRE DANS LE MONDE
AFRIQUE MAGAZINE EN VENTE CHAQUE MOIS
AVEC N OTRE SUPPLÉMENT
Portrait
Henri Konan Bédié à l’heure du choix
Monde arabe
Changements VILLES
ET DÉVELOPPEMENT LOCAL : LES CLÉS DU FUTUR
La guerre des deux sultans
Dossier spécial sur le sommet Africités
Maroc
COUP DE STRESS SUR LES CLASSES MOYENNES
Cameroun
LES EXIGENCES D’UN SEPTENNAT
Un Découverte de 16 pages
POLYGAMIE LA FIN DU PRIVILEGE MÂLE? Il est temps d’ouvrir le débat sur une pratique ancestrale, parfois illégale, souvent tolérée, voire encouragée. Et qui ne profite qu’aux hommes…
France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3000 FCFA ISSN 0998-9307X0
N° 386 - NOVEMBRE 2018
M 01934 - 386 - F: 4,90 E - RD
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Collection Reine de Naples
in every woman is a queen
BEN JANNET JALEL, TUNIS: RUE DU LAC LÉMAN, 1052 LES BERGES DU LAC – LES JARDINS DE LA SOUKRA, ROUTE DE LA MARSA, 2046 SIDI DAOUD PA S S I O N , C A S A B L A N C A : 8 3 , R U E M O U S S A B E N N O U S S A I R
ÉDITO par Zyad Limam
ÉMERGENCE ?
J
e le dis à tous les afro-sceptiques ou afropessimistes que je rencontre. Bien sûr que l’Afrique change, elle bouge, elle se transforme. C’est physique d’ailleurs, ça se voit sur le terrain. Entre les années 1980 et aujourd’hui, nous ne sommes plus sur le même continent. Des infrastructures émergent. L’urbanisation s’accélère et transforme les modes de vie. L’émancipation des femmes est une réalité progressive. Des entrepreneurs plus jeunes inventent un capitalisme africain, souvent basé sur les nouvelles technologies. Quelque chose se passe. Mais nous sommes loin de la renaissance (thème des années 2000) ou de l’émergence promise. Voici donc une tentative d’afroréalisme pour replacer dans leur contexte les discours sur l’avenir radieux. Ainsi, fin 2018, on pourrait estimer le PIB du continent aux alentours de 3 000 milliards de dollars (sachant que les statistiques continentales sont loin d’être fiables). Toute l’Afrique avec ses « géants », (Nigeria, Égypte, Afrique du Sud…), son immensité, son potentiel, ses richesses en matières premières, son potentiel agricole, bref cette Afrique avec toute cette magnitude « pèse » un peu plus qu’un pays comme la France (67 millions d’habitants) ou autant que l’Allemagne (82 millions d’habitants). Ça fait relativiser. Plus grave, malgré les discours sur l’émergence, la pauvreté est endémique. La croissance est là, mais elle profite largement à ceux « qui ont déjà » (les grandes métropoles urbaines, costales, directement liées à l’économie mondiale). La poussée démographique fait le reste. Il suffit de sortir des capitales pour voir, à peine après quelques kilomètres, que le progrès s’arrête net. Que la lumière s’éteint, que l’eau ne coule plus et que commencent la précarité et la misère. Les différentes études estiment que plus de 500 millions d’Africains « vivent » sous le seuil de pauvreté (moins de 2 dollars par jour). 200 millions de personnes disposent, elles, de 2 à 4 dollars par jour. C’est la fameuse classe moyenne « flottante », si proche du gouffre. En clair, plus de 700 millions d’Africains sont pauvres ou très pauvres. Soit 60 % de la population du continent. Et les projections démographiques font réaliser l’ampleur du défi à venir. En 2050, la population de l’Afrique se situera entre 2 et 3 milliards d’habitants, et sera de 4,4 milliards en 2100. Aucune croissance aussi inclusive soit-elle ne pourra absorber un tel impact. AFRIQUE MAGAZINE
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386 – NOVEMBRE 2018
Il ne peut y avoir d’Afrique de demain avec une telle pauvreté de masse. Construire un modèle de développement uniquement basé sur la consommation de 300 millions d’Africains plus ou moins solvables, plus ou moins privilégiés, n’apportera qu’inégalités, accroissement de la pauvreté et, en fin de course, instabilités et catastrophes politiques. Le continent ne peut pas se développer en consommant de la téléphonie mobile, de la télévision par satellite ou des produits importés – souvent à bas coût et qui achèvent de détruire le faible tissu industriel existant. L’Afrique ne peut pas vivre que de ses élites, de ses privilégiés qui voyagent, qui s’« auto-reproduisent » au pouvoir et qui, plus ou moins consciemment, favorisent des politiques de classe. Pour exister demain, elle doit mettre la lutte contre la pauvreté au cœur de sa stratégie, au cœur de ses énergies. Opérer une révolution mentale, et sortir des clichés, des modèles occidentaux de consommation importés, des investissements de prestige, ou de l’incantation démographique (« nous avons de la place, nous avons nos traditions… »). Lutter contre les ravages de la mal gouvernance et de la corruption qui imposent un prix insupportable aux sociétés. Mobiliser les énergies sur ce qui compte. L’Afrique a fait d’immenses efforts en matière d’éducation de base, mais les compétences restent limitées. Le chantier éducatif reste entièrement ouvert. La mobilisation, la créativité, les capitaux devraient se focaliser sur cette mission historique : développer le potentiel humain du continent. On parle aussi d’investissements dans des secteurs directement productifs. On parle d’agriculture. On parle d’industries portées par des marchés régionaux relativement ouverts. Avançons plus vite ! Organisons l’attractivité. Créons les cadres juridiques et fiscaux. Ouvrons des chantiers sur lesquels nous avons un avantage compétitif, une chance. Je pense à la biodiversité, à la préservation des espèces et de la faune qui pourraient attirer vers nous énergie et capitaux. L’Afrique devra évidemment compter sur le monde extérieur (avec les risques que l’on connaît sur la dette et le nouveau néocolonialisme). Mais elle devra compter d’abord, et surtout, sur elle-même. Un chiffre pour finir et remettre « les choses dans leur contexte » : on estime le montant des capitaux africains « assis » hors du continent à près de 1 000 milliards de dollars. ■ 3
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SOMMAIRE Novembre n°386
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ON EN PARLE
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6
ÊTRE EN AFRIQUE ÊTRE DANS LE MONDE
AFRIQUE MAGAZINE
8
Débat
Polygamie
La fin du privilège mâle?
Changements ET DÉVELOPPEMENT LOCAL : LES CLÉS DU FUTUR Dossier spécial sur le sommet Africités
Maroc
COUP DE STRESS SUR LES CLASSES MOYENNES
Agenda : Le meilleur de la culture
par Sophie Rosemont
HENRI KONAN BÉDIÉ
À 84 ans, le chef du PDCI semble bien décidé à retrouver la première place. Pour lui-même ou l’un de ses proches?
N° 386 - NOVEMBRE 2018
M 01934 - 386 - F: 4,90 E - RD
par Catherine Faye
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France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3000 FCFA ISSN 0998-9307X0
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02/11/2018 12:23
AFRIQUE MAGAZINE EN VENTE CHAQUE MOIS
14 AVEC NOTRE SUPPLÉMENT
Portrait
Henri Konan Bédié à l’heure du choix
Monde arabe
VILLES
Dossier spécial sur le sommet Africités
Maroc
COUP DE STRESS SUR LES CLASSES MOYENNES
Cameroun
LES EXIGENCES D’UN SEPTENNAT
Un Découverte de 16 pages
POLYGAMIE LA FIN DU PRIVILEGE MÂLE? Il est temps d’ouvrir le débat sur une pratique ancestrale, parfois illégale, souvent tolérée, voire encouragée. Et qui ne profite qu’aux hommes…
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N° 386 - NOVEMBRE 2018
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PHOTOS DE COUVERTURE : CÔTE D’IVOIRE : VINCENT FOURNIER/JEUNE AFRIQUE/RÉA - VICTOR ZEBAZE POLYGAMIE : SHUTTERSTOCK VICTOR ZEBAZE
02/11/2018 17:56
PARCOURS Nacera Belaza
par Catherine Faye
Changements
ET DÉVELOPPEMENT LOCAL : LES CLÉS DU FUTUR
La guerre des deux sultans
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Un Découverte de 16 pages
CÔTE D’IVOIRE
ÊTRE EN AFRIQUE ÊTRE DANS LE MONDE
Écrans : Viola Davis, veuve impériale Musique : Aya Nakamura, à la conquête du monde
LES EXIGENCES D’UN SEPTENNAT
17
La guerre des sultans
34 Henri Konan Bédié: À l’heure du choix
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Cameroun
À L’HEURE DU CHOIX
par Emmanuelle Pontié, Venance Konan et Aurélie Dupin par Zyad Limam et Fouzia Marouf par Ouakaltio Ouattara
par Jean-Marie Chazeau
VILLES
Monde arabe La guerre des deux sultans
Polygamie : Vers la fin du privilège mâle ?
Livres : David Diop, l’espèce inhumaine par Catherine Faye
EN VENTE CHAQUE MOIS
AVEC NOTRE SUPPLÉMENT
TEMPS FORTS
ÉDITO Émergence ? par Zyad Limam
C’EST COMMENT ? Fake world par Emmanuelle Pontié
114 VINGT QUESTIONS À… Djazia Satour par Astrid Krivian
Maroc : Coup de stress sur les classes moyennes par Julie Chaudier
46 52 60
DOSSIER: LE SOMMET AFRICITÉS S’inventer un autre avenir par Alexandra Fisch Repenser la ville par Cédric Gouverneur Interview : Dr Fatna EL-K’HIEL : « Contrebalancer le tropisme côtier et métropolitain » par Zyad Limam et Jean-Michel Meyer
80 Dhafer Youssef : « L’art est ma religion » par Astrid Krivian
84 Sounds of Africa par Sophie Rosemont 90 Cahier Afrique Méditerranée Business : L’automobile veut changer de vitesse par Jean-Michel Meyer, Julie Chaudier et Cédric Gouverneur
AFRIQUE MAGAZINE
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386 – NOVEMBRE 2018
PATRICK BERGER/ARTCOMPRESS - DUFFOUR/ANDIA.FR
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AFRIQUE MAGAZINE
FONDÉ EN 1983 (34e ANNÉE) 31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – fax : (33) 1 53 84 41 93 redaction@afriquemagazine.com
Zyad Limam DIRECTEUR DE LA PUBLICATION DIRECTEUR DE LA RÉDACTION
zlimam@afriquemagazine.com
Assisté de Nadia Malouli
nmalouli@afriquemagazine.com RÉDACTION
Emmanuelle Pontié
DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION
p. 46
64 67 68 70 72 74 76 78
PREMIÈRE SECRÉTAIRE DE RÉDACTION
sr@afriquemagazine.com
CAMEROUN : UN NOUVEAU SEPTENNAT
Amanda Rougier PHOTO
arougier@afriquemagazine.com
par Emmanuelle Pontié et François Bambou
ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO François Bambou, Julie Chaudier, Jean-Marie Chazeau, Frida Dahmani, Camille Deutschmann, Aurélie Dupin, Catherine Faye, Alexandra Fisch, Glez, Cédric Gouverneur, Aude Jouanne, Dominique Jouenne, Yasmina Khadra, Astrid Krivian, Venance Konan, Fouzia Marouf, Jean-Michel Meyer, Luisa Nannipieri, Ouakaltio Ouattara, Karima Peyronie, Sophie Rosemont, Alexandra Voeung, François Zabbal.
Désirs d’avenir Renforcer la lutte contre la corruption Consolider l’unité nationale Une croissance mieux distribuée Booster l’emploi Les chantiers du social CAN 2019 : gagner le pari de l’organisation Se connecter à l’innovation
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MADE IN AFRICA
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Commission paritaire : 0219 D 85602 Dépôt légal : novembre 2018. La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos reçus. Les indications de marque et les adresses figurant dans les pages rédactionnelles sont données à titre d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction, même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction. © Afrique magazine 2018.
AFRIQUE MAGAZINE
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David Diop
L’espèce inhumaine
AU-DELÀ D’UNE RÉFLEXION sur la violence et l’amitié absolue, Frère d’âme interroge les méandres de l’âme humaine et l’aliénation face à l’hostilité et au carnage. Ce texte poignant et hypnotique nous plonge dans la Grande Guerre et raconte le parcours de deux jeunes soldats sénégalais sur un champ de bataille français. On entre dans ce roman au ton singulier et incantatoire par une phrase sibylline, d’une force déchirante : « Je sais, j’ai compris, je n’aurais pas dû. » Dès lors, les mots s’enchaînent dans une confession brûlante. Obsédante. Presque un chant halluciné auquel on ne peut résister. « Si j’avais été alors tel que je suis devenu aujourd’hui, je l’aurais tué la première fois qu’il me l’a demandé, sa tête tournée vers moi, sa main gauche dans ma main droite. » David Diop ne nous laisse pas le choix. Il faut avancer avec Alfa, le narrateur. L’accompagner jusqu’aux confins de l’irréparable. S’enfoncer dans ses pensées, se fondre dans ses souvenirs, partir à la dérive, sauver son ami, son frère, Mademba, du néant et le rendre à la vie. Endurer avec lui ce que plus de 120 000 tirailleurs sénégalais envoyés à la mort dans une guerre qui ne leur appartenait pas ont subi. Frère d’âme est un texte poignant, dans lequel un homme se déshumanise par la faute de ses semblables. La fiction s’incorpore à un questionnement philosophique sur la trahison et la loyauté. Sur la frontière entre l’humanité, 6
« FRÈRE D’ÂME »,
David Diop, Seuil,
176 pages, 17 €.
l’inhumanité et la démence. « Je suis deux voix simultanées. L’une s’éloigne et l’autre croit. » Cette citation de Cheikh Hamidou Kane mise par l’auteur en exergue de son roman augure du sort que la guerre, cette « impitoyable et anonyme machine » selon les termes de Cendrars, réserve à Alfa. Avec ce roman d’une beauté écrasante, David Diop redonne la voix aux milliers de soldats africains. Homonyme d’un des plus grands poètes sénégalais du XXe siècle (1927-1960), cet écrivain, né en 1966, enseigne la littérature depuis vingt ans à l’université de Pau, en France. L’idée de cette fiction lui est venue à la lecture de Paroles de poilus, paru en 1998, chez Librio. Des lettres d’une grande intensité émotionnelle écrites par des jeunes gens qui ne savaient pas qu’ils allaient mourir quelques heures ou quelques jours après les avoir écrites. Se demandant ensuite s’il existait des textes de ce genre écrits par des tirailleurs sénégalais, il ss’est plongé dans Amkoullel, l’enfant peul et Oui mon commandant !, d’Amadou Hampâté Bâ (Actes Sud), comm qui y indique q que des effets de tirailleurs sénégalais ont été rassemblés quelque part. Il imagine alors qu’il s’y trouve des lettres et se s lance dans un psycho-récit qu’inonde le flux des pensées de son protagoniste, raconté à la première personne dans une langue sobre. Une litanie semée d’images fortes, rythmé rythmée par la répétition de certains termes et de certaines fo formules, comme autant de refrains qui rappellent la ccadence du wolof, tout en donnant au texte son universalité. « Par la vérité de Dieu, j’ai été inhumain. Je n’ai pas écouté mon mo ami, j’ai écouté mon ennemi », confesse le héros de cette descente aux enfers. Par la violence du verbe et des corps, David Dav Diop frappe fort. En lice pour les prestigieux prix Goncourt Goncourt, Renaudot, Femina, Interallié et Médicis, son chant dou douloureux nous jette à terre. Dans un cri d’amour. Où l’amitié, à ll’aune de la formule de Montaigne, « parce que c’était lui ; parce parc que c’était moi », prend toute sa dimension. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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HERMANCE TRIAY
En lice pour les plus prestigieux prix littéraires, FRÈRE D’ÂME est le livre phare de cet automne. Récit coup de poing d’un soldat sénégalais combattant pour la France au cours de la Première Guerre mondiale. par Catherine Faye
ON EN PARLE livres roman
FUNAMBULE DE LA VIE
BD
« L’ODYSSÉE É D’HAKIM : TOME I, DE LA SYRIE À LA TURQUIE »,
TOUCHANTE ET PUISSANTE
Fabien Toulmé, Delcourt, 272 pages, 24,95 €.
« J’AI EU ENVIE DE RENCONTRER ces gens, de les connaître et de les faire connaître, pas tous, bien sûr, mais au moins une famille. » Avec la même sensibilité que dans Les Deux Vies de Baudoin, Fabien Toulmé raconte l’histoire véritable d’Hakim, un jeune Syrien qui a dû tout quitter, sa famille, ses amis, sa propre entreprise. À cause de la guerre. De la torture.
Et parce que le pays voisin semblait pouvoir lui offrir avenir et sécurité. Cette bande dessinée se base sur des faits réels, et s’inspire des dizaines d’heures d’interviews recueillies par l’auteur, dont l’esprit de compréhension et de transmission est le fil conducteur. Ses planches, tout en simplicité, sont à la fois touchantes et puissantes. ■ C.F.
C’EST L’HISTOIRE d’un jeune Haïtien qui apprend la vie en marchant, tel Maître-Minuit, géant haïtien légendaire. Un homme debout qui avance toujours, quoi qu’il arrive. Poto est né sous les tristes tropiques d’une dictature sanguinaire. Avec pour seuls trésors ses dessins dans un sac à dos, il se met en chemin, mime le fou, vit de larcins et de jongleries. Funambule de la vie, il a un vrai don pour se percher au niveau des étoiles, rêver sa vie, se raconter le monde et le dessiner. Jusqu’au jour où il se place sous l’étrange protection d’un tueur à gages à la solde du régime. Baroque et explosif. ■ C.F. « MAÎTRE-MINUIT », Makenzy Orcel, Zulma,
320 pages, 20 €.
« LE FABULEUX ET TRISTE DESTIN D’IVAN ET D’IVANA »,
Maryse Condé,
hybride
DR (5) - JACQUES TORREGANO/DIVERGENCE - DR
RETOUR AU PAYS LE TITRE PROVIENT d’un proverbe yoruba, langue et peuple du Nigeria : « Chaque jour appartient au voleur, mais un seul au propriétaire. » Le ton est donné. Lorsque Teju Cole retourne à Lagos, après quinze années passées à New York, il tâche de renouer avec l’univers étourdissant de la mégapole africaine aux 12 millions d’habitants. En 27 chapitres illustrés de photographies, l’auteur entremêle souvenirs, AFRIQUE MAGAZINE
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JC Lattès, 250 pages, 19 €.
prix Nobel alternatif MARYSE CONDÉ RÉCOMPENSÉE
« CHAQUE JOUR APPARTIENT AU VOLEUR »,
Teju Cole, Éditions Zoé, 192 pages, 19,50 €.
reportage intime et fiction. Le récit percutant d’un retour au pays, dans lequel la ville devient un personnage à part entière. ■ C.F.
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L’écrivaine guadeloupéenne de 81 ans, auteure d’une trentaine de romans portant notamment sur l’esclavage et le colonialisme, a été désignée par un vote populaire. Une consécration pour cette grande dame des lettres francophones. Souvent pressentie pour le prix Nobel, cette voix singulière remporte le « nouveau prix de littérature » institué par une académie éphémère, créée pour compenser l’absence de remise du prix Nobel de littérature en 2018. Une situation due au fait que l’époux français d’une membre du jury a été accusé de multiples agressions sexuelles et qu’il aurait été couvert par l’Académie. Il a été condamné à deux ans de prison pour viol en octobre dernier, en Suède. ■ C.F. 7
Viola Davis, veuve impériale Le cinéaste de TWELVE YEARS A SLAVE revient avec un film d’action saisissant, qui met en scène une actrice majestueuse.
PRESQUE CINQ ANS APRÈS son Oscar du meilleur film pour Twelve Years A Slave, sur l’esclavage dans les plantations américaines, le réalisateur britannique (et artiste contemporain) Steve McQueen propose un polar situé de nos jours à Chicago : une histoire de lourde dette à payer par les veuves de quatre braqueurs. Rien de commun entre elles, mais elles vont s’unir sous la houlette de Veronica, interprétée par Viola Davis, à la fois fragile et impériale, pour réunir la somme que leurs maris, tués par la police, devaient à un gang adverse… Le casting est d’ailleurs l’un des atouts du film : du côté des gangsters qui veulent récupérer le butin, le Londonien Daniel Kaluuya (Get Out, Black Panther) joue avec cynisme et cruauté le rôle d’un dénommé Jatemme – « I love you too », lui lance l’un de ses ennemis, apparemment francophile ! Quelques mois après Ocean 8, dans lequel des femmes orchestraient un casse bling-bling à New York, ces quatre veuves sont plus tourmentées, mieux incarnées et bien 8
mieux ancrées dans le réel. Et c’est l’occasion de découvrir tous les quartiers de la ville de Chicago, selon les milieux sociaux et au « LES VEUVES » gré d’une campagne électorale (États-Unis) qui pimente le scénario… de Steve McQueen. Le point de vue est souvent Avec Viola Davis, Colin Farrel, décalé : une course-poursuite est Daniel Kaluuya, entièrement filmée de l’intérieur Michelle d’une fourgonnette qui perd ses Rodriguez. portes arrière, un dialogue a lieu dans une voiture dont on ne voit pas les protagonistes mais une partie de la carrosserie pour pouvoir mieux observer la ville, etc. Avec des scènes d’action efficaces et un rythme haletant, la mise en scène est pleine d’inventions, malgré quelques facilités de scénario du côté des rebondissements… Un film sombre, avec une actrice afro-américaine dans le rôle principal, qui pourrait bien devenir un classique. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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MERRICK MORTON - DR
par Jean-Marie Chazeau
ON EN PARLE écrans
conte moderne
La déchirure DANS LA VEINE des films de retour au bled, voici Mohamed, lycéen de la région parisienne qui découvre au décès brutal de ses parents qu’il a été adopté… Il retrouve alors dans le sud du Maroc ses vrais père et mère, qu’il croyait jusque-là être son oncle et sa tante. Soulignant la barrière de la langue et la différence des milieux sociaux (« Y a même pas de wi-fi »), le film, tourné dans la superbe région d’Akfhenir, prend son temps, avec de belles images et une mise en scène fluide, mais les effets sont appuyés et souvent prévisibles. ■ J.-M.C. « LE FILS DU DÉSERT » (France-Maroc) de Laurent Merlin. Avec Ahd Saddik, Abdelmoula Oukhita.
Mohamed, 17 ans, va découvrir ses véritables origines.
interview
DR
Trois questions à… A. B. Shawky EN COMPÉTITION au dernier festival de Cannes, Yomeddine raconte la vie d’un homme lépreux (guéri, mais physiquement marqué) qui, à la mort de son épouse, part à la recherche de ses racines. Yomeddine est Dans les marges de l’Égypte d’aujourd’hui, un son premier film. premier film sur des miséreux, sans voyeurisme. AM : Un lépreux, un orphelin nubien, un cul-de-jatte… Tous vos personnages sont impressionnants de justesse. Comment les avez-vous trouvés ? A. B. Shawky : J’ai eu beaucoup de chance. Le premier que j’ai rencontré, c’est Rady Gamal, pour le rôle principal : il avait de l’énergie, il était passionné, et on s’est tout de suite bien entendus. Pour le petit garçon, j’ai essayé de le trouver en Nubie, mais la seule chose qu’on a rapportée, c’est le prénom : Obama ! Et c’est le fils du portier d’un immeuble du Caire qui s’est imposé comme une évidence. Quant au personnage sans jambes, le rôle était destiné à un homme qui vendait des mouchoirs dans la rue, mais il a disparu le premier jour. On était dans une zone dangereuse, sous la protection de locaux qui ont cru que l’on se moquait d’eux quand on a voulu annuler le tournage. Je leur ai expliqué que l’on cherchait un cul-de-jatte, et l’un d’eux a dit : « C’est tout ? Mais moi, j’en connais un ! » Et il a été bien meilleur ! Comment ont-ils accepté d’être filmés sans craindre d’être exhibés ? J’ai gagné leur confiance en leur parlant beaucoup pendant les quatre mois passés ensemble. Lentement mais sûrement, j’ai pu leur indiquer comment jouer. Je ne voulais surtout pas qu’ils aient l’impression que j’exploitais leur situation. J’ai pris soin de les protéger. À l’aéroport du Caire, ils n’ont pas pu embarquer pour le Festival de Cannes à cause de problèmes de visa, et les gens pensaient que je plaisantais quand je disais que je voyageais avec eux. Mais moi, je ne regarde pas leur maladie. Le film montre la misère en Égypte, mais il n’y a pas de message politique, alors que vous aviez réalisé un court-métrage sur la révolution en 2011, Martyr Friday. Je ne voulais pas faire un film dépressif ou, pire, du « poverty porn » (qui met en scène la misère), ni tomber dans le cliché du film proche-oriental qui parle politique et religion. Je voulais parler d’humanité, montrer des êtres humains. Et je souhaite que l’on regarde mon film comme un « feel good movie ». ■ Propos recueillis par J.-M.C. AFRIQUE MAGAZINE
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drame
Ce cher disparu LE RÉALISATEUR D’HEDI se penche à son tour sur le drame des « combattants » partis faire le djihad en Syrie, mais à sa manière, tout en subtilité, et en se concentrant sur des parents, à Tunis, qui n’avaient rien vu venir. En particulier le père, qui part à la recherche de son fils en remontant sa trace jusqu’à la frontière turco-syrienne. Pas d’explications, c’est la quête qui remue le spectateur, lequel voit ce père changer à l’heure d’une retraite qu’il espérait paisible… ■ J.-M.C. « MON CHER ENFANT » (Tunisie) de Mohamed Ben Attia.
Avec Mohamed Dhrif, Mouna Mejri, Zakaria Ben Ayed.
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Aya Nakamura À la conquête du monde Cultivant un terrain urbain et girly à la fois, cette jeune Malienne qui a grandii en France a déjà un tube en stock, « DJADJA », et devrait battre tous les records avec son deuxième opus, Nakamura.
« NAKAMURA », Aya Nakamura,
Warner Music
PAS DE DOUTE LÀ-DESSUS, « Djadja » était l’un des tubes de l’été. Paroles culottées aussi accrocheuses que les rythmiques, il y avait de quoi chanter à tue-tête sur ce morceau, certifié single de platine. À l’origine de ce carton commercial, Aya Nakamura, née il y a vingt-trois ans à Bamako et élevée à Aulnay-sous-Bois par une famille de griots. Sa mère ayant toujours chanté, elle fait instinctivement de même. Après avoir lâché ses études de mode, Aya décide de se consacrer à la chanson. Son pseudonyme, elle l’emprunte à l’un des personnages de la série Heroes – capable de manier l’espace-temps à sa guise… Ce qui va plutôt bien à ses chansons, qui auraient déjà pu connaître le succès il y a trente ans – tout en étant résolument 10
contemporaines, usage généreux de l’auto-tune oblige. En 2015, Aya partageait son premier titre sur YouTube, « J’ai mal », et a confirmé sa popularité immédiate avec un premier album, Journal intime, en 2017. Certifié disque d’or, l’opus comprend des featurings avec MHD, Dadju, le frère de Maître Gims, ainsi qu’Oumou Sangaré. Mais c’est avec Nakamura qu’explose aujourd’hui le charisme d’Aya. Maman d’une petite fille, elle y témoigne à la fois de son époque, de sa jeunesse et de la distance qu’elle prend face aux comédies humaines et autres jeux d’apparence. Elle évoque aussi les questions de la maternité et du mariage, rappelant qu’elle a évolué en trois ans tout
en gardant la tête froide. « Copines » évoque l’amitié et l’adultère, « Whine Up » s’attarde sur les plaisirs sensuels et « Ouya », plus sombre, narre les difficultés d’une relation amoureuse sous forme de ballade en piano-voix… Côté influences, tout s’articule autour d’une vision accessible de la trap, mêlée à des sons clubbing, du zouk et une afro-pop forte de caractère. Hors de question pour Aya d’oublier d’où elle vient. Mais elle devrait aller très loin : avec ses plus de 350 millions de vues cumulées sur YouTube, la chanteuse est entrée en force sur le terrain d’une musique à la fois francophone et populaire, qu’elle défend au sommet des classements européens comme africains. À quand le reste du monde ? ■ AFRIQUE MAGAZINE
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DR
par Sophie Rosemont
ON EN PARLE musique
« EVERYONE’S JUST WINGING IT AND OTHER FLY TALES », Blinky Bill,
Lusafrica/The Garden
R’n’B
MARIAMA NOUS ENSORCELLE NÉE AU SIERRA LEONE et élevée à Cologne, Mariama a pour idole Joséphine Baker, avec laquelle elle partage un grand sens de la générosité. Depuis son premier EP paru en 2015, Moments Like These, il est évident que cette chanteuse ensorcelante a beaucoup de choses à dire. Pour preuve, ce deuxième album, Love, Sweat and Tears, dont les 14 morceaux rivalisent d’élégance mélodique. Imaginé alors qu’elle s’illustrait dans la pièce La grenouille avait raison de James Thiérrée, cet album, réalisé sous la houlette de Manuel Schlindwein (Patrice, Akua Naru, Cody Chesnutt…), ne choisit pas entre toutes ses influences. On y entend des balafons du Burkina, des guitares guinéennes ou encore des synthés anglo-saxons. Le tout avec sa voix de velours, qui chante les relations humaines avec une pudeur très assumée… ■ S.R. « LOVE, SWEAT AND TEARS », Mariama,
hip-hop
LE GROOVE IMPARABLE DE BLINKY BILL
Au-delà des frontières africaines DE L’INSTRUMENTAL « Lwanda Magere » à « Happy », difficile de résister au charme du premier album international du Kenyan Bill « Blinky » Sellanga. Pour servir 12 titres entraînants, il invite les musiciens les plus doués des quatre coins de la planète : Petite Noir, Nneka, Sage, Sarah Mitaru, Wambura Mitaru, Lisa Oduor Noah, Sampa the Great… Partagé entre un hip-hop old school qui nous rappelle les plus belles heures des années 1990, un funk expérimental et une pop qui ne connaît aucune limite de genre, Everyone’s Just Winging It and Other Fly Tales révèle une ambition artistique de haute voltige. Le coup de cœur de la saison ! ■ S.R.
Rising Bird
soul J.P. BIMENI
Un album libérateur « OTODI », Vaudou Game, Hot Casa
Record/Big Wax
funk MAXIME DE BOLLIVIER - DR (4) - TOMOKO SUWA-KRÜLL
L’HYPNOTISANT VAUDOU GAME DES CHANTS vaudous à l’afro-funk, ce qui se joue de plus fascinant habite la musique du surdoué Peter Solo, originaire d’un village situé près de Lomé, au Togo. C’est là qu’il a enregistré son troisième album, Otodi, du nom d’un lieu magique nommé l’Office togolais du disque… Construits durant les années 1970, les murs de ce studio de Lomé ont vibré au son des rythmiques togolaises et du funk sous influence américaine. On vous défie de ne pas lever les mains très haut sur « Pas content », titre partagé avec Roger Damawuzan, le James Brown national – et on n’exagère pas ! ■ S.R. AFRIQUE MAGAZINE
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À 16 ANS, J.P. Bimeni quittait le Burundi pour ur fuir la guerre civile de 1993, qui a manqué de le tuer. uer. Réfugié en Angleterre où il a découvert Otis Redding et Marvin Gaye, il a reconstruit sa vie en se consacrant, onsacrant, entre autres, à la musique. Pendant ses étudess d’économie à l’université du Lancashire, il commence mmence à se produire sur scène. Depuis quelques mois, s, il est associé au groupe de Southern soul The Black Belts. Une belle brochette de musiciens qui sert la musique fédératrice de J.P. Bimeni dans ce premier album enregistré ensemble, baptisé Free Me. En écoutant ses paroles, racontant les traumas du passé tout en brillant par leur optimisme, on se dit que l’opus porte bien son nom. ■ S.R. « FREE ME », J.P. Bimeni & The Black Belts,
Tucxone Records 1111
Apatride, de la cinéaste Narjiss Nejjar, ouvrira les JCC 2018.
musique
Mousso power La variété mise à l’honneur
La 29e édition des Journées cinématographiques de Carthage s’inscrit sous le signe de la diversité. CETTE ANNÉE, zoom sur les jeunes réalisateurs arabes et africains. Et place aux femmes ! Parmi les 206 films provenant de 47 pays retenus pour cette édition, le film d’ouverture des Journées cinématographiques de Carthage (JCC) sera le long-métrage marocain Apatride, de la réalisatrice Narjiss Nejjar. Du côté de la section « Focus », elle aura comme invités l’Irak, le Sénégal, le Brésil et l’Inde. Chaque pays présentera une sélection de films (18 irakiens, 13 sénégalais, 12 brésiliens et 8 indiens). Un nouveau souffle qui redonne au festival sa dimension tricontinentale, voulue lors de sa fondation, confirmant ainsi sa vocation de festival du Sud. Enfin, les films seront projetés dans 19 salles de cinéma du Grand Tunis et dans quatre salles de cinéma dans les régions de Nabeul, Sfax, Kasserine et Siliana. ■ C.F. JOURNÉES CINÉMATOGRAPHIQUES DE CARTHAGE, Tunis, du 3 au 10 novembre 2018.
jcctunisie.org
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ELLES S’APPELLENT Rokia Traoré, Fatoumata Diawara, Nainy Diabaté, Hasna El Bacharia… Elles sont artistes, femmes et africaines, et ont décidé de mener leur révolution du désir en musique. Pour la 30e édition d’Africolor, elles prennent le pouvoir, instruments de musique au poing, et redessinent la carte sociologique du continent. Les mousso (« femmes » en bambara) sont l’avenir des musiques africaines et, pendant plus d’un mois, s’affichent dans plusieurs salles d’Île-de-France, au sein de prises de risques magnifiques et de transes assumées. Muthoni the Drummer Queen, la bombe du hip-hop kényan à la musique hybride et contagieuse, sera présente. Figure féministe d’Afrique du Sud, Dope Saint Jude repoussera quant à elle les frontières du hip-hop avec son lyrisme percutant et enflammé. Un programme tout en féminité, où les hommes ont aussi leur place : Les Tambours du Burundi, 3MA, Blick Bassy ou encore Aziz Sahmaoui répondront également présent. Sans oublier Le Bal de l’Afrique enchantée, à ne manquer sous aucun prétexte. ■ C.F. AFRICOLOR, Île-de-France, du 16 novembre au 22 décembre 2018. africolor.com
art contemporain
DESIGN ET FLAMBOYANCE POUR SA TROISIÈME ÉDITION, la foire d’art contemporain et de design centrée sur l’Afrique AKAA (Also Known as Africa) met à l’honneur les influences croisées entre le continent et d’autres régions du Sud global – Amériques, Asie, Moyen-Orient. Elle accueille 49 exposants, dont de nouveaux venus du Portugal, d’Italie, AKAA, Carreau d’Afrique du Sud ou encore du Maroc. Plus d’une du Temple, Paris, du 9 au 11 novembre centaine d’artistes seront présents et, dans la 2018. akaafair.com continuité des éditions précédentes, tous les types d’expressions contemporaines seront représentés : sculpture, peinture, photographie, installation, performance et design. Flamboyant. ■ C.F. AFRIQUE MAGAZINE
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cinéma
Cette année, le festival Africolor affirme sa féminité.
Alphadi, célèbre styliste du continent.
ON EN PARLE agenda
mode mo
UN RENDEZ-VOUS INCONTOURNABLE IN
exposition
CAPITALE DE TOUS LES POSSIBLES
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Le MIAM accueille 70 créateurs venus de Kinshasa pour proposer un portrait ultra-contemporain de la cité.
Robot, une œuvre du Congolais Bienvenu Nanga.
Le FIMA fête ses 20 ans.
SUR FOND DE DÉAMBULATION – une traversée de la ville qui mène les visiteurs de quartier en quartier –, l’exposition « Kinshasa Chroniques » s’articule autour de neuf sujets : performance, sport, paraître, musique, capital, esprit, débrouille, futur et mémoire. Si les thématiques sont diverses, elles n’ont pas pour autant l’objectif d’offrir une vision globale de Kinshasa : il s’agit plutôt de suggérer des pistes pour penser l’espace urbain kinois. Tout au long de l’exposition, photographes, vidéastes, peintres, performeurs, bédéistes, slameurs et musiciens disent la densité, la dynamique et les imaginaires de cette mégalopole telle qu’ils la vivent, la contestent ou l’espèrent. Une ville de quelque 13 millions d’habitants où se côtoient tours futuristes et vastes étendues autoplanifiées. Une capitale qui, vue par ses artistes aujourd’hui, devient espace de tous les possibles. Les œuvres présentées traitent de la grande complexité, mais aussi de la beauté et de la poésie de la vie à Kinshasa. Elles contribuent à l’écriture plurielle d’une histoire de l’art urbain congolais dans un espace fondé par les artistes Hervé Di Rosa et Bernard Belluc. Aménagé dans un ancien chai à vin, ce laboratoire est ouvert aux artistes de toutes générations et de tous horizons. ■ C.F.
LE F FESTIVAL INTERNATIONAL de la mode en Afrique (FIMA) quitte pour la première fois le Afri désert du Niger pour les dunes de Dakhla. Pour dése 11e édition, qui coïncide avec le vingtième sa 1 anniversaire de sa création par le célèbre ann styliste Alphadi, ce rendez-vous immanquable styli met à l’honneur une ville entre océan et désert marocain. Placé sous le thème « L’art et dése culture, vecteurs d’intégration africaine », la cu lle ffestival entend rassembler les cinq continents en terre africaine. Son but ? Favoriser la construction de passerelles pour permettre l’expression des talents créatifs de l’Afrique, agir pour son développement économique et en porter les valeurs de diversité, de cohésion et de paix à travers la culture. L’événement, qui s’ouvrira sur un concert du groupe ivoirien Magic System, promet de belles surprises, entre défilés de grands noms de la mode, concerts (notamment de la chanteuse marocaine Oum) et concours de jeunes créateurs… Un nouveau salon, le Haske (« lumière », en haoussa), présentera des marques de mode ainsi que des produits de beauté et de bien-être africains et internationaux. Enfin, cette édition rendra hommage au « Magicien du désert », Alphadi. Salué par les plus grands créateurs, le styliste a été nommé, en 2016, Artiste de l’UNESCO pour la paix. ■ C.F.
« KINSHASA CHRONIQUES », MIAM (Musée international des arts
FIMA, Dakhla, du 21 au 24 novembre 2018.
modestes), Sète, du 24 octobre 2018 au 10 mars 2019. miam.org
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PARCOURS
Nacera Belaza 14
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PATRICK BERGER/ARTCOMPRESS
par Catherine Faye
RADICALE, DÉTERMINÉE, la danseuse franco-algérienne occupe une place singulière sur la scène chorégraphique internationale. Ses spectacles minimalistes explorent la quintessence du geste, comme acte de résistance et quête de l’intime. Saisissant.
LAURENT PHILIPPE/DIVERGENCE
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anser, une nécessité vitale. Comme respirer. Dans ses pièces, Nacera Belaza poursuit son exploration : sculpter le vide, lui donner un corps, le rendre palpable. « Ceci n’est pas de la danse, ceci est un trait, un seul mouvement, celui d’échapper à soi… », indique cette autodidacte née en 1969 dans un hameau proche de Médéa, en Algérie. C’est là qu’elle passe sa petite enfance, avant que sa famille ne s’installe à Reims, en 1973. C’est là aussi qu’elle revient chaque été, à la période des mariages, où s’entremêlent les chants des femmes, le son des darboukas et les youyous, lors de soirées que seules éclairent des bougies. Avec la liberté retrouvée auprès d’une famille élargie, chose perdue en France, où elle vit avec ses frères, ses sœurs et ses parents. « Certains s’intègrent, se diluent ; d’autres se replient, par peur de vivre dans un pays sans vraiment y vivre », raconte la Franco-Algérienne, qui n’a de cesse de creuser le sillon de l’aller-retour entre ses deux patries. Une passerelle indissociable de ses créations et de son engagement dans la transmission et le partage. « Parler du geste de Nacera Belaza, c’est revenir sur ce qui fonde en mémoire son appartenance à une terre, l’Algérie, et à un entre-deux, une mer, la Méditerranée, en ce qu’il est un mi-lieu, à moitié de tout, pris entre deux rives. Comme si son geste dansé se trouvait en ces bords où le là-bas interroge toujours l’ici où qu’il soit », écrit Frédérique Villemur dans l’ouvrage qu’elle lui consacre, Nacera Belaza, entre deux rives (Actes Sud). Répétition du geste, lenteur infinie, étirement du temps, ses chorégraphies explorent quelque chose de plus grand, de plus infime aussi : la naissance de la danse. Nacera Belaza pratique depuis ses 8 ans. Dès que ses parents sortent de l’appartement – car cela lui est strictement interdit –, elle pousse les meubles et se met à danser. « J’ai utilisé mon corps pour pouvoir m’exprimer. » Son rapport à la musique et au corps est spontané. Dès lors, il devient langage. Face à l’emprisonnement de sa double culture – qui deviendra ensuite sa meilleure alliée –, la jeune danseuse parle à travers son corps. En 1982, elle découvre Michael Jackson et le clip de « Billie Jean ». C’est une traînée de poudre. « J’ai vu quelqu’un qui incarnait la voix et l’intime, ça me parlait, ça m’était familier, c’était une langue que je comprenais. » Plus elle grandit, plus les interdits deviennent forts et se referment sur elle. Elle n’a ni le droit de sortir, ni celui de danser. Elle ne peut qu’aller à l’école. Nous sommes dans les années 1990, et le durcissement venu des imams d’Arabie saoudite se fait ressentir. L’étau se resserre, et son désir de liberté devient de plus en plus fort. Alors qu’elle suit des études de lettres modernes à l’université de Reims, la littérature devient un détonateur fabuleux. Le Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley, lui montre la voie. Il y a deux façons d’explorer le monde : soit on part à sa découverte et on voyage, soit on plonge à l’intérieur de soi. Elle comprend alors qu’elle peut être libre là où elle est. Le voyage devient vertical, et la danse une introspection. Minimaliste. Sa quête spirituelle – elle est de confession musulmane – l’empêche de sombrer dans la violence. Jusqu’à la rupture. À 27 ans, elle décide de quitter sa famille, seule. C’est le vertige. Et l’envol. Elle crée sa compagnie en 1989. Son rayonnement est international. En 2015, Nacera Belaza est nommée Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres. Pour la première fois, ses amis et sa famille sont rassemblés dans une même pièce. « Mes parents ont pleuré. Puis, ma mère m’a dit que je les avais rendus fiers. Ici, et en Algérie. » Une consécration après tant d’années de combat. Et de résistance. ■
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Depuis 1989, la compagnie de la chorégraphe donne des représentations dans le monde entier. Ici, Le Temps scellé, à Paris, en 2012.
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C’EST COMMENT ? par Emmanuelle Pontié
FAKE WORLD
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’est le dernier mot à la mode. « C’est un fake ! » entend-on partout, tout le temps. La Toile est devenue en quelques années une machine à produire de fausses nouvelles, des infos volontairement erronées, fabriquées, nuisibles. Et en la matière, le continent africain est en passe de devenir champion toutes catégories de la manipulation, souvent grossière et bricolée à la va-vite. Les photomontages d’abord, où l’on juxtapose maladroitement des images pour faire croire que telle personnalité a fait ceci ou cela, ou se trouvait à tel endroit à une date bidon, manipulent l’opinion de plus en plus crédule, connectée, avide de scoops croustillants. Les intox ensuite tourneboulent les esprits, influencent dans tel ou tel sens, au profit bien sûr et toujours d’un lobby quelconque. Les opposants comme les pouvoirs en place s’y adonnent joyeusement. Les blogueurs en rajoutent, relayent, postent, et tout le monde partage, transformant un fake en une info virale en quelques minutes. Et les médias peu scrupuleux, pauvres, sans envie ou sans moyen de vérifier ladite info, la balancent à l’antenne ou sur leur site comme si elle était vraie. La rendant encore un peu plus crédible pendant un moment. Avant qu’un démenti formel n’intervienne finalement, avec la preuve que tout cela n’était qu’une grosse rumeur. Mais bien sûr, le mal est fait, la confusion s’est emparée des esprits. On se demande à chaque fois qui croire, qui ment, pourquoi, etc. Et à l’inverse, quand une info est vraie, celui que ça dérange peut crier au fake. Après tout, dans le doute, et dans un monde peuplé d’infos vérolées qui circulent, chacun en profite. Et ainsi de suite. AFRIQUE MAGAZINE
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Alors aujourd’hui, tout le monde déplore le phénomène « fake », mais personne n’a les moyens de l’enrayer. Ou peut-être pas, en fait. Car seuls les médias dignes de ce nom, en faisant leur boulot avec professionnalisme, en vérifiant les sources et les informations avant de les divulguer, en refusant de se faire manipuler, peuvent redresser la barre. Et rappeler à tout le monde qu’il existe de véritables infos, données par des sources sérieuses. S’obliger à ne relayer que la vérité ou se taire est le seul moyen de décrédibiliser la kyrielle de petits malins qui pensent tirer leur épingle du jeu en installant une totale confusion dans le monde des médias, de la Toile, et surtout dans les esprits. ■
Le continent africain est en passe de devenir champion toutes catégories de la manipulation, souvent grossière et bricolée à la va-vite. 17
DÉBAT
Polygamie
Vers la fin du privilège mâle ? Elle est fortement présente sur le continent, mais de plus en plus de voix se font entendre pour la dénoncer. Faut-il l’abolir, laisser le choix ou renforcer les législations ? AM ouvre le débat. par Emmanuelle Pontié 18
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xtrême nord du Cameroun, en pays guiziga, 1970. Biguidi devise avec ses cinq coépouses en rentrant d’une journée de travail dans les champs de mil qui entourent à perte de vue le village chrétien de Moussourtouk. Elles aimeraient bien que leur mari convole à nouveau, afin que des bras supplémentaires viennent les aider dans leurs tâches quotidiennes. « On s’entend très bien, on élève nos enfants ensemble, mais il y a beaucoup de travail et une nouvelle femme serait bienvenue pour augmenter le rendement des récoltes », confient-elles. Près de cinquante ans plus tard, à Bamako, une jeune femme de 26 ans, ravissante musulmane, récemment mariée à un entrepreneur qui a pignon sur rue confie lors d’un dîner qu’elle a signé polygamie à la mairie, parce qu’elle préfère que son époux, si vraiment il le souhaite, prenne une seconde épouse officielle. « C’est mieux, car la loi protège les enfants, l’héritage, chaque épouse a un statut clair. Multiplier les deuxièmes bureaux, c’est dangereux. On ne peut pas gérer les maîtresses aussi bien que les coépouses », explique-t-elle, souriant devant l’étonnement des convives occidentaux. Quoi qu’on en dise et malgré les différentes enquêtes sur
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DÉBAT POLYGAMIE : VERS LA FIN DU PRIVILÈGE MÂLE ?
l’évolution des mentalités, l’urbanisation et la mondialisation qui influencent les sociétés subsahariennes, la polygamie reste officiellement pratiquée dans la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest et centrale. La loi donne le choix. On signe à la mairie pour un régime monogame ou polygame. Seuls la Côte d’Ivoire, la Guinée et la Guinée-Bissau, le Ghana, le Kenya, l’Éthiopie et la plupart des nations du sud du continent ont clairement interdit cette pratique dans leur Constitution. Mais partout en Afrique, les mariages traditionnels se pratiquent, au village, sans passer devant le maire, y compris si on a déjà convolé légalement. C’est le cas en Guinée, par exemple, où 48 % des couples pratiquent la polygamie au quotidien, malgré l’interdiction. La loi coutumière prévaut et avec elle ses propres règles concernant l’héritage, la gestion des enfants, etc. Le tout dans une société majoritairement patriarcale, où le droit des femmes n’est pas une priorité. Et contrairement à ce que l’on peut penser, quel que soit le milieu social. Du coup se déroulent actuellement d’étonnants débats en Guinée, où certains citoyens (et citoyennes) demandent que la polygamie soit réintégrée dans le droit constitutionnel, afin d’encadrer et de légiférer une pratique tellement développée et ancrée dans les mœurs qu’elle ne disparaîtra pas de sitôt… Un ancien ministre gabonais fortuné, notoirement marié à trois femmes, confirme cette tendance, ajoutant une pointe de militantisme : « Il faut laisser les Bantous avec leur culture. Nous sommes polygames, un point un trait. Que ce soit légal ou pas légal, nos femmes le savent et l’acceptent. Du moment qu’elles ne vivent pas dans la même maison, et qu’on a les moyens de les traiter équitablement, tout se passe très bien. L’Occident a sa façon de voir, et nous la nôtre. On tient à notre identité. » Un point de vue masculin, à coup sûr. Et lorsque l’on rappelle qu’étymologiquement, le terme « polygamie » inclut aussi la polyandrie, c’est-à-dire l’autorisation donnée à une femme d’épouser plusieurs hommes, ces derniers rient à gorge déployée… Dans les pays où les unions multiples sont légales, les chefs d’État eux-mêmes ont plusieurs femmes, comme au Niger, où les chargés du
protocole étrangers s’arrachent les cheveux dans les déplacements officiels et accumulent les gaffes quant au prénom de la première dame qui voyage avec son époux. Mais quel que soit le cas ou le niveau social, l’envers du décor n’est en réalité pas rose au quotidien pour les épouses qui doivent partager leur mari. La troisième femme d’une des plus grosses fortunes camerounaises erre dans sa grande maison d’un quartier huppé de Douala. Certes, elle porte des vêtements de marque de la tête aux pieds et déambule dans un intérieur cossu. Mais lorsqu’elle est en confiance, elle laisse tomber le masque : « Je ne vois pas souvent mon mari. Il passe, selon ses envies, plus de temps chez l’une ou l’autre de ses autres femmes. Ou auprès de ses maîtresses aussi. Et il est très jaloux, me fait surveiller, m’empêche parfois de voyager. Parfois, j’ai l’impression d’être un trophée, exposé pour la galerie, comme un signe extérieur de richesse ou de puissance. Mais il n’y a plus beaucoup de tendresse entre nous. Et il n’est pas assez présent pour ses enfants non plus, qui doivent le partager avec ceux des autres mères. Ce qui entraîne continuellement des jalousies. » Au-delà de ce mal-être et des souffrances morales qu’il engendre, les questions de succession lorsque le mari décède tournent en général au cauchemar. Les traditions patriarcales ne laissent souvent
UNE PRATIQUE LARGEMENT RÉPANDUE SEULS UNE DIZAINE de pays africains interdisent la polygamie officiellement. D’autres nations ont promulgué la monogamie comme régime légal, tout en aménageant, sous certaines conditions, la possibilité « exceptionnelle » d’épouser plusieurs femmes. Partout ailleurs, la polygamie, sous la forme de polygynie et jamais de polyandrie, se pratique par consentement mutuel devant le maire. Et sur l’ensemble du continent, les unions coutumières multiples se pratiquent régulièrement. 20
Polygamie permise et pratiquée Polygamie autorisée sous certaines conditions Polygamie interdite
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aucun bien à la veuve, voire peuvent la forcer chez les peuples bantous à épouser un beau-frère, et les enfants issus de lits différents se déchirent. Là encore, il n’est pas rare que le droit coutumier l’emporte sur la loi. « Une femme qui veut porter plainte pour des questions de droit successoral dans nos pays a beaucoup de mal. Les juges eux-mêmes la renvoient à respecter la volonté de la famille de son L’ancien président sud-africain Jacob Zuma entouré de ses femmes, Nompumelelo Ntuli, époux. Et on tourne en rond. Même si, Thobeka Mabhija et Sizakele Khumalo (de gauche à droite). Dans son pays, la polygamie de mon point de vue, abolir la polyga- est autorisée sous certaines conditions. mie légale est essentiel pour que tout ce richesse. Si tu n’as pas les moyens, il vaut mieux s’abstenir. C’est système évolue. Un jour, la loi pourra être respectée. Alors, d’ailleurs ce que commencent à faire les jeunes peu à peu ici. » faisons-la exister dès maintenant », commente cette jeune Alors que penser ? Faut-il interdire la polygamie, comme Congolaise de 25 ans, étudiante à Pointe-Noire et issue d’une l’a proposé le 23 août dernier la députée Stella Mensah famille polygame, une situation dont elle a beaucoup souffert. Sassou-Nguesso à Brazzaville [voir p. 24], ou l’autoriser pour Ce point de vue, à Dakar, Yaoundé ou Ouaga, est assez répandu offrir un cadre légal à des pratiques inamovibles, comme à chez les étudiants, hommes ou femmes d’ailleurs. Qu’ils soient Conakry, quitte à opérer un retour en arrière ? Faut-il célébrer musulmans ou chrétiens, les jeunes sont d’abord confrontés au la décision du président Félix Houphouët-Boigny qui l’a interdit coût de la vie, et se voient mal, en ville notamment, subvenir très tôt en Côte d’Ivoire [voir ci-dessous] ? La plupart des États aux besoins de plusieurs foyers. Issa, jeune Tchadien marié à d’Afrique francophone ont choisi pour le moment de laisser le quatre femmes, a un autre argument : « Chez nous, un polychoix aux citoyens. Même si les femmes, elles, n’ont pas tougame doit aussi avoir la santé. Car il doit honorer équitablejours le choix, justement, entre une loi difficile à appliquer et ment ses dulcinées, sinon elles le lui font payer en palabres à une tradition qui continue à prendre le dessus, comme au Mali n’en plus finir ! Et c’est parfois davantage une contrainte qu’un [voir p. 23]. La question reste ouverte dans pas moins d’une plaisir, contrairement à ce que les gens pensent. Chez nous, trentaine de pays africains. ■ avoir plusieurs épouses, c’est avant tout un signe extérieur de
Côte d’Ivoire : monogamie, mais pas trop Une seule épouse, c’est la loi. Pourtant, les unions traditionnelles multiples continuent d’être tolérées…
MIKE HUTCHINGS/REUTERS
par Venance Konan
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n 2010, lors de la campagne électorale pour la présidentielle, les Ivoiriens virent une femme du nom de Nady Bamba animer des meetings de soutien au candidat Laurent Gbagbo, qui était alors président de la République, en se présentant comme son épouse. Et pourtant, tout le monde connaissait Simone Ehivet Gbagbo, que l’on savait être l’épouse légale du chef de l’État depuis de longues années. Mais ni Laurent ni Simone ne protestèrent et personne n’accusa la dame Nady Bamba d’avoir usurpé la qualité d’épouse de Laurent. À vrai dire, aucun Ivoirien ne fut surpris, car tout le monde connaissait plus ou moins l’existence
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de Nady Bamba dans la vie de Gbagbo. Tout le monde savait qu’elle était sa seconde épouse. En Côte d’Ivoire, les choses sont pourtant claires. La seule forme de mariage reconnue est la monogamie. En clair, on ne peut épouser devant la loi plus d’une femme. La seule concession qui a été faite aux régimes antérieurs par cette loi adoptée en 1964, soit quatre ans après l’indépendance du pays, fut de permettre à ceux qui étaient déjà mariés traditionnellement à plusieurs femmes de faire reconnaître ces mariages. Mais il n’était plus question d’ajouter une nouvelle femme à celle ou celles existant déjà sans avoir dissous ces unions. Cette loi 21
DÉBAT POLYGAMIE : VERS LA FIN DU PRIVILÈGE MÂLE ?
par Laurent et Simone Gbagbo, et leur combat pour accéder au pouvoir. Tout le monde savait aussi en Côte d’Ivoire qu’une fois au pouvoir, Laurent n’avait pas su résister aux tentations de la chair. Les Ivoiriens parlaient à voix haute des maîtresses réelles ou supposées du grand chef et de son entourage. Un membre de cet entourage qui entretenait des relations adultérines avec une chanteuse guinéenne déclara dans un journal qu’un homme bien constitué devait avoir une maîtresse. Personne ne lui donna tort. Il faut dire que le fait d’avoir une maîtresse, aussi appelée « second bureau », fait depuis longtemps partie des mœurs ivoiriennes. Un homme, en fonction de sa richesse, pouvait avoir autant de bureaux qu’il voulait. L’essentiel était de pouvoir les entretenir. C’est un phénomène que l’on rencontre partout dans LA LOI DE LA VILLE le monde. Mais en Côte d’Ivoire la chose ET CELLE du village est si ancrée dans les mœurs que de nomLa polygamie fut-elle breuses femmes acceptent vraiment supprimée ? sans trop se plaindre que Oui, si l’on veut, dans la leur mari entretienne une mesure où il n’est pas posmaîtresse. Tant qu’il remsible de contracter légaplit ses devoirs conjugaux. lement deux mariages Un jour, un jouravant que le premier n’ait nal raconta par le menu été dissous. Mais pour le le mariage traditionnel mariage comme pour de contracté par Laurent nombreux autres aspects Gbagbo et Nady Bamba, de la vie quotidienne, la Côte d’Ivoire fonctionne selon une femme musulmane deux modes : le mode moderne et le mode traditionnel. originaire du nord de la Ou, si l’on veut, selon deux lois, celle de la ville et celle Côte d’Ivoire. Il ne faut du village. Nous avons d’un côté les Ivoiriens modernes pas confondre maîtresse qui se marient selon la loi moderne, à l’européenne si et seconde épouse. La l’on peut dire, c’est-à-dire costume européen de grand seconde épouse, mariée prix pour l’homme et robe blanche de mariée avec selon la tradition ou la longue traîne parfois achetée en France pour la femme, religion, est considérée gâteau de plusieurs étages en fonction des bourses, comme une vraie épouse limousine, dragées, etc. Et de l’autre, il y a ceux qui se L’ancien chef d’État Laurent Gbagbo est dans cette communauté, marient selon les règles prescrites par leurs traditions connu pour avoir deux femmes : son épouse même si la loi ne reconnaît et religions, et qui ne font aucun cas des lois modernes officielle Simone (ci-dessus) et Nady Bamba pas ce mariage. Elle est censées régir la république. Ainsi trouve-t-on dans plu- (en haut), mariée selon la tradition. parfois plus respectée que sieurs localités ivoiriennes des hommes mariés parfois l’épouse légale, si cette dernière n’a pas été épousée en paralà quatre femmes, parce que c’est ce que prescrit leur religion, lèle selon la coutume ou la religion. Alors, depuis que le grand l’islam en l’occurrence. chef a montré que l’on pouvait être marié légalement et autreEntre les deux, il y a ceux qui font les deux. C’est-à-dire ment, nombreux sont les musulmans ivoiriens qui prennent des personnes qui se marient selon la loi moderne, puis vont le prétexte de leur religion pour prendre une seconde épouse, contracter un autre mariage selon la tradition ou la religion. voire plus. Les autres s’en tiennent à leurs traditions. Et il se C’est ce que Laurent Gbagbo, alors président de la Côte d’Ivoire trouve que toutes les traditions ivoiriennes reconnaissent la et garant supposé du respect des lois de ce pays, avait fait. polygamie. « Qui est fou ? » comme on dit en Côte d’Ivoire. ■ Tout le monde en Côte d’Ivoire connaissait le couple formé 22
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marquait une rupture totale avec les coutumes du pays, toutes ethnies confondues, et avec les pays voisins dont plusieurs avaient opté pour la polygamie légalisée. De la même façon, la dot fut aussi abolie. Félix HouphouëtBoigny, le premier président de la Côte d’Ivoire indépendante, expliqua ainsi la situation : « Lorsqu’il nous est apparu que la survivance de certaines traditions constituait un obstacle ou un frein à l’évolution harmonieuse de notre pays, nous n’avons pas hésité à imprimer les changements nécessaires. C’est ainsi qu’après une longue campagne d’explication entreprise par nos militants et nos responsables politiques et administratifs auprès des populations concernées, des textes essentiels ont vu le jour. Un Code civil rénové consacre la suppression de la polygamie et réforme la dot. Un état civil moderne est mis en place. »
Mali : un choix qui n’en est pas un Comme dans de nombreux autres pays, les femmes doivent souvent se résigner à partager leur mari. par Aurélie Dupin
FRÉDÉRIQUE JOUVAL/PICTURETANK
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a-t-il des femmes heureuses en polygamie ? La une deuxième femme lorsque tu n’as même pas les moyens réponse tombe sèche et ferme : « Non ! » Mais si elle de t’occuper correctement de la première ? » Avec le temps, est catégorique, Awa n’écarte pourtant pas cette les deux femmes ont appris à s’entendre. « Mais ce que je n’acoption, elle qui à 36 ans est toujours célibataire. Tout cepte pas c’est quand il me frappe devant elle. » Difficile aussi comme Ibrahim, à peine 30 ans : pourtant issu d’une famille d’accepter la cohabitation avec les frères de son mari et leurs monogame, il a signé polygamie à la mairie lors de son mariage épouses. Autant d’humeurs à gérer pour cette jeune mère de pour « maintenir la pression » sur sa femme au cas où celle-ci quatre enfants qui songe à jeter l’éponge. Kady, en revanche, déciderait de ne plus être une épouse modèle. Au cas aussi où a choisi la polygamie et ne le regrette pas. La trentaine passée il envisagerait de convoler de nouveau en justes noces d’ici et après un échec matrimonial, la jeune femme fut présentée quelques années. Au Mali, la polygamie est un statut matripar une amie à un homme d’une quarantaine d’années qui ne monial légal au même titre que la monogamie et est laissée au tarda pas à lui proposer de s’unir. Il avait déjà deux femmes et choix des conjoints. Elle est plus répandue en milieu rural qu’en ne lui cacha pas qu’il pensait en épouser une quatrième après milieu urbain sans qu’il y ait pour autant un fossé entre les elle, comme le Coran l’y autorisait. Ce ne fut pas un problème deux. Selon le travail de recherche d’Aminata Coulibaly Diapour Kady. « Au contraire, cette situation me convient très bien. moutene, basé sur le recensement de 2009, 30 % des hommes Lorsque mon mari est chez ses autres épouses, j’ai du temps sont dans un mariage polygame pour 42 % des femmes. Ces pour faire ce que je veux et lorsqu’il est chez moi, je profite taux sont une moyenne, la pratique de la polygamie variant pleinement de lui. » Pour ce qui est des relations entre femmes, d’une région à l’autre : elle est plus élevée dans la région de « il y en a peu car nous ne vivons pas sous le même toit. Je fais Kayes et elle est la plus basse dans celle de Kidal. en sorte que tout se passe bien et je garde ma sérénité en toutes Pour Fatim, 27 ans, les premières semaines furent les plus circonstances ». difficiles. Après six ans de mariage et quatre enfants, son mari, Autant de situations que de chemins de vie. Mais la presavec lequel le sujet n’avait jamais été abordé, lui annonça qu’il sion économique devrait progressivement faire diminuer allait prendre une seconde femme. Elle n’y était pas préparée et ce choix matrimonial qui demeure onéreux pour le chef de la pilule fut dure à avaler. « Je n’étais pas d’accord mais j’ai fini famille. Originaire de Ménaka, Alhassane vit à Bamako depuis par accepter. C’est mon mari qui m’a consolée, qui m’a montré dix ans et lorsqu’on lui demande s’il envisage de prendre une qu’il m’aimait. » Il a fallu s’habituer à ne plus avoir son homme à seconde épouse, il s’esclaffe. « Une deuxième ? Pourquoi ? S’il la maison tous les jours et à s’en séparer lorsque c’est le tour de était possible de n’avoir qu’une demi-femme, c’est l’option que sa coépouse, qui vit dans un autre quartier. « Aujourd’hui, ça va j’aurais choisie ! » ■ et cette situation ne me pose plus de problème. » Alors, vous vous entendez bien avec l’autre femme de votre En 2009, 42 % des Maliennes mari ? « Non, je ne pourrais quand même pas dire ça ! » avaient signé Rokia, elle, ne supporte plus le mariage dans polygamie lequel elle s’est engagée il y a douze ans alors qu’elle à la mairie. en avait à peine 20. « Mon mari est le fils d’un ami de mon père et je suis moi-même issue d’un mariage polygame. C’est mon père qui a décidé et je n’ai pas eu le choix. » Elle a donc rejoint, dans la grande cour familiale, une coépouse de 23 ans son aînée qui ne l’a bien sûr pas accueillie à bras ouverts. « Au début, elle criait sur moi dès que je faisais quelque chose. Mais je ne disais rien. Je la comprends. Pourquoi prendre
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Interview
Stella Mensah Sassou-Nguesso « Les Congolais sont prêts à la retirer du Code de la famille » La députée-maire, fille du chef de l’État et présidente du conseil municipal de Kintélé veut abolir la polygamie. par Emmanuelle Pontié AM : Vous avez déposé le 23 août dernier à l’Assemblée nationale une proposition de loi pour interdire la polygamie au Congo. Pourquoi ? Stella Mensah Sassou-Nguesso : Pour faire valoir les droits des femmes et lutter contre certaines antivaleurs. Notre Constitution dit que l’homme et la femme sont égaux, mais un article du Code de la famille parle de polygamie, ce qui vient casser cette notion d’égalité. En tant qu’officier d’état civil, je constate que cet article du Code de la famille ne sert pas à grand monde, car 8 % seulement des mariages sont déclarés polygames. Pour ma part, depuis que je célèbre ce type d’événements, je n’ai eu affaire à aucun mariage polygame dans ma mairie. De plus, pour l’équilibre des enfants, les psychologues recommandent d’avoir une vie de famille établie et soutenue dans une union unique, car ce n’est pas en ayant plusieurs familles éparpillées que les hommes peuvent donner une bonne éducation à leurs enfants. Par ailleurs, nous, les députés, avons la mission de lutter contre les antivaleurs, et notamment celle qui est la plus répandue dans notre pays : le vol à grande échelle dans les institutions. Cela arrive, entre autres, parce que la plupart des chefs dans ces institutions ont plusieurs foyers et éprouvent le besoin d’amasser beaucoup d’argent pour les entretenir. Alors, ils volent sans scrupule. C’est l’une des raisons pour lesquelles notre pays n’avance pas. De plus, les femmes sont dévalorisées car elles cherchent à rencontrer un homme riche pour réellement exister. Un tel comportement ne favorise pas l’implication des femmes dans la vie active conformément aux défis politiques et socio-économiques de l’heure.
Comment votre démarche a-t-elle été accueillie localement ? Cette proposition de loi n’a pas fait l’unanimité au départ. Mais quand j’évoque les raisons pour lesquelles je l’ai introduite, certains qui étaient contre au début changent d’avis. De nombreuses associations composées d’hommes et de femmes sont prêtes à me suivre et à m’appuyer dans leurs différentes circonscriptions en déclarant les bienfaits de cette loi, qui redonnera de la valeur à notre loi fondamentale. Votre nom, en tant que fille du chef de l’État, vous sert-il ou non pour faire passer ce genre d’idée dans l’opinion publique ? Non, ce n’est pas en tant que fille du chef de l’État que mon opinion peut compter ou l’emporter, mais je crois qu’en tant que femme activiste et militante pour l’égalité, oui, je peux me faire entendre beaucoup plus facilement. Du côté des hommes, j’arrive à convaincre car je défends aussi les veuves et les deuxièmes femmes, qui pourraient tout perdre après le décès de leur mari. En retirant la polygamie de notre Code, nous serons obligés de revoir d’autres dispositions légales sur l’héritage. Et à ce sujet, à travers le ministère de la Justice, le gouvernement de notre pays a déjà engagé des réformes du Code de la famille, pour lequel j’ai été contactée dans le cadre de mon combat, et j’en suis fière. Où en est la polygamie aujourd’hui au Congo ? Comment les mentalités évoluent-elles chez les femmes et les hommes ? La polygamie est pratiquée hypocritement. Ici, les hommes ont l’habitude de doter plusieurs femmes à l’insu de leur épouse légitime, et alors que la plupart d’entre eux sont mariés sous le régime de la monogamie.
« Les hommes se rendent compte des dégâts qu’elle a causés dans notre pays. »
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ANTONIO PEDALINO
Ils savent que la dot n’a aucune valeur juridique et n’est valable que cinq ans. Dépassé ce nombre d’années, la dot est annulée si elle n’est pas confirmée par un mariage légal. Nos sœurs congolaises pensent être couvertes une fois qu’elles sont dotées, mais malheureusement aucun papier ne prouve finalement qu’elles ont fait partie de la vie d’un homme. Et le paradoxe est que la dot, qui coûte 50 000 francs CFA, engage d’autres dépenses supplémentaires et obligatoires (en nature), alors que le mariage à l’état civil est couvert pour la même somme. De nos jours, les femmes s’affirment de plus en plus car le taux d’alphabétisation a augmenté. Celles qui s’informent, qui lisent et qui comprennent sont plus nombreuses qu’avant. L’entrepreneuriat féminin aussi est en train de se développer. Les femmes apprennent désormais à se débrouiller seules et à s’affirmer dans leurs métiers respectifs, ce qui leur permet de se contenter du fruit de leurs propres efforts. Du côté des hommes, leur mentalité aussi change. Ils se rendent compte des dégâts que la polygamie a causés dans notre pays. C’est pour cela que la nouvelle génération cherche à s’affirmer affirmer plus vite, pour prendre le relais et abolir les pratiques ques qui ne font pas évoluer notre pays. Et je crois en ces jeunes eunes députés, ministres, maires res et autres qui œuvrent pour ur cela. Qu’en est-il des conséquences uences de cette pratique sur le plan des droits des femmes, des enfants, de la succession ssion ? Aujourd’hui, vu la conjoncture du pays, cette pratique n’a plus de succès, les deuxièmes es et troisièmes bureaux sont abandonnés, à cause d’un manque de moyens financiers. Comme je le disais plus haut, ces femmes sont uniquement dotées. Donc elles n’ont droit à rien et peuvent être abandonnées du jour au lendemain. Elles ontt
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juste le droit de demander un héritage pour leurs enfants, mais uniquement s’ils portent le nom de leur père. Le droit coutumier, comme souvent en Afrique, prévaut-il au Congo, quelle que soit la loi ? La coutume est une chose, et la loi en est une autre. Toute personne qui ne respecte pas la loi doit désormais répondre de ses actes, et celle-ci est bien claire concernant le mariage. Le régime monogamie ou polygamie doit être choisi le jour du mariage légal. Tout homme qui se marie sous le régime de la monogamie ne doit pas doter d’autres femmes, puisqu’aux yeux de la loi, ce n’est pas valable, même si la coutume a tendance à prendre le dessus dans la pratique. Mais la loi reste une valeur fondamentale et générale, personne ne peut être au-dessus d’elle sous peine de sanctions. Vous évoquez l’argument de l’égalité des sexes consacrée dans la Constitution de 2015, qui donnerait de fait aux femmes le droit à la polyandrie, si l’on continue à autoriser la polygamie. Est-ce une forme de provocation ? Effectivement, peu de gens savent ce que signifie le terme « polygamie » : ce mot s’adapte aux deux genres, il admet ont le droit que les femmes tout comme les hommes ho mais dans les pays de contracter plusieurs mariages, m est considérée africains et occidentaux, la polyandrie polyan comme une pratique qui déprave lles mœurs, donc Congolais sont prêts très peu répandue. En réalité, les C à ce que l’on retire la polygamie du Code de la famille, pratiquée ici. Ça ne changera car elle est légalement peu pratiqu ce que nous pas grand-chose à leur vie. En revanche, rev ne pouvons pas changer, c’est la coutume qu’ils c continueront à pratiquer, pour que la mondialisation nos us. ne prenne pas le dessus sur n dans votre démarche ? Enfin, qui vous soutient dan Les femmes, les jeunes ? jeunes? soutiennent aujourd’hui Ceux qui me soutienn femmes et des jeunes. sont des hommes, des fem compris que pour lutter Tous ceux qui ont comp les maladies sexuellement contre la corruption, le des familles, ainsi transmissibles, la séparation sépar que la marginalisation et la maltraitance psychologique des femmes et des enfants, la polygamie Le protocole de doit être abolie. ab Maputo doit eenfin prendre sa place familles congolaises. ■ au sein des fami
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Turquie
La sphère d’Istanbul ÉTONNANTES ÉVOLUTIONS de l’histoire et de ses dynamiques. C’est ici, sur les bords du Bosphore, à Istanbul, dans ce qui fut la grande capitale des Ottomans, dans ce qui fut aussi le centre de la réforme kémaliste, que se retrouvent et se croisent opposants et dissidents venus de tous les carrefours du monde arabe. Recep Tayyip Erdogan, chef de l’AKP, président de la Turquie, entretient une large internationale, proche des Frères musulmans. Une communauté active où tous portent un regard semblable sur le monde arabo-musulman. Un mélange de rupture idéologique avec les ordres anciens, de conservatisme religieux, de libéralisme économique, de réaffirmation nationaliste identitaire. Les réseaux vont au Maghreb, évidemment, en Égypte, en Palestine. Avec le soutien et l’appui du Qatar, engagé dans une étonnante transition post-wahhabite. Entre cette « sphère d’Istanbul » post-ottomane et cette « sphère de Riyad » alliée aux ultra-droites américaine et israélienne, sur le dos des Palestiniens, ce sont deux visions absolument opposées de l’islamisme et de l’Orient qui s’affrontent.
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LA GUERRE DES UMIT BEKTAS/REUTERS
Le meurtre de Jamal Khashoggi a mis en évidence les rivalités profondes qui déchirent la région et les sphères de l’islamisme. Avec une autre victime majeure : l’idée de liberté. Récit et témoignages. par Zyad Limam, avec Fouzia Marouf
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Arabie saoudite
Au centre de son monde
JONES VICTORIA/PA PHOTOS/ABC/ANDIA.FR
SULTANS
ICI, NOUS SOMMES sur les terres de la naissance de l’islam, sur les lieux saints, dans un richissime royaume de 30 millions d’habitants, premier producteur mondial de pétrole, mais confronté à l’urgence d’une réforme sociale et économique majeure, un changement de paradigme pour affronter la raréfaction de l’or noir et les mutations du monde. Le job a été confié, de manière disons très directive, à Mohammed Ben Salmane, surnommé MBS, fils du roi Salmane. Le jeune homme de 33 ans concentre un pouvoir presque absolu et une richesse immense. C’est dangereux. Il pense changer le royaume, en faire une opération business efficace, sans toucher aux privilèges exorbitants de la famille. Et sans véritablement agir sur les dogmes moyenâgeux de la vie sociale. Le royaume se veut le centre de son monde, le phare incontestable. MBS croise donc le fer au nom du sunnisme originel avec l’Iran chiite et ses alliés, avec de cruelles conséquences pour le Yémen. Et avec le soutien explicite de Washington et celui implicite de Tel-Aviv. Le système ne tolère pas de dissidence. Mais l’assassinat de Jamal Khashoggi laissera des traces profondes. Le royaume apparaît tel qu’il est, brutal, fragile, comme menacé par lui-même et par un seul homme, un écrivain journaliste dissident.
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Crime
La tragédie de Jamal Khashoggi JAMAL KHASHOGGI a été sauvagement assassiné dans les locaux du consulat d’Arabie saoudite à Istanbul le 2 octobre. « Étranglé », « démembré », le corps « disparu » ou « dissous », les mots utilisés pour décrire la scène sont glaçants. Khashoggi avait 59 ans, c’était un intellectuel, policé, oriental, qui était sur le point de se remarier avec une citoyenne turque. Il a été membre de l’establishment du royaume, proche de la famille royale. Au fil des mois, la rupture est consommée avec MBS, prince héritier, monarque de facto, régnant sans partage. Khashoggi est ou a été proche des Frères musulmans. Et le « Frérisme » porte en lui une approche révolutionnaire, forcément antimonarchique, anticonservatrice, d’une certaine manière. Et une part de nationalisme arabe. Khashoggi est un personnage complexe, probablement « travaillé » par plusieurs idéologies. Il s’éloigne du pays, s’installe aux États-Unis, le prestigieux Washington Post lui ouvre ses colonnes : « Ce dont le monde arabe a le plus besoin, c’est la liberté d’expression », écrit-il dans son dernier texte publié après sa mort. Khashoggi « l’influenceur » s’est rapproché de la Turquie, de son chef Recep Tayyip Erdogan. Du Qatar aussi, la bête noire du régime de Riyad, dont il est devenu un ennemi public. Il conteste l’autorité absolue des monarques. Il est entré dans l’autre alliance. Il est condamné. De Washington à Riyad, on essaie de mettre un voile pudique et cynique sur l’affaire.
Jamal Khashoggi. Ci-contre, son arrivée au consulat d’Arabie saoudite en octobre dernier.
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ORIENT LA GUERRE DES SULTANS
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eut-on encore parler, aujourd’hui, de démocratie lorsque la plus grande nation censée l’incarner a placé le destin de l’humanité entre les mains d’une énormité foraine ? Peut-on entrevoir l’illusion d’une démocratie dans le vote sanction engendré par le nationalisme claironnant ? Dans les pays arabes comme en Afrique, la démocratie est un vocable vénéneux. Les décideurs n’en veulent pas, les peuples le confondent avec un vœu pieux. En Occident, les valeurs humaines battent en retraite devant la marche martiale de l’intolérance et du mépris. On a perdu tout sang-froid sans lequel il n’est pas possible de raison garder. Dans les pays arabes, l’assassinat et le bannissement sont les seules attitudes à brandir au nez des revendications les plus élémentaires. En Afrique, des roitelets intronisés par les grandes puissances sont les garants privilégiés de la prédation outrancière. En Occident, l’extrême droite se nourrit du fascisme, de l’islamophobie et de l’antisémitisme pour justifier le rejet catégorique de la démocratie qu’elle considère comme un laxisme hautement nocif. Les dictatures reviennent au galop, comme le naturel. Alors qu’au départ, la démocratie est née d’un élan de justice et d’égalité. C’était une façon de porter la voix du peuple, de ramener les invisibles du côté des visibles, jusqu’aux sphères des décideurs : faire régner de façon saine, humaine cette voix. Dès lors, la démocratie incarnait une revendication sage g et sereine. Je ne vois de démocratie nulle part en n ces temps de crise financière, ncière, de démagogie et d’incertitude glaçantes. çantes.
Yasmina Khadra, écrivain
L ’
affaire est entendue : avant de s’exiler aux ÉtatsUnis, Jamal Khashoggi faisait partie du cercle étroit du pouvoir saoudien. Il comptait beaucoup d’amis parmi les personnes qui ont fait l’objet des
purges et des arrestations récentes. Pour finir, il était proche des Frères musulmans, qui sont violemment opposés au prince héritier Mohammed Ben Salmane (MBS), et, par conséquent, proche du président turc Erdogan. Si on ajoute à cela qu’il a vite été adopté par le microcosme politico-médiatique de Washington… En Occident et en Orient, la presse sérieuse ne s’y trompe pas (on ne nous la fait pas !) : Jamal Khashoggi ressemble au papillon qui se brûle au contact de la lampe. D’ailleurs, est-il vraiment journaliste ? Du moins au sens où on l’entend en Europe. Ne ressemble-t-il pas à ces éditorialistes arabes familiers des cercles du pouvoir, à l’aise dans la posture du conseiller du prince ? Salim al-Lawzi, le patron de l’hebdomadaire libanais Al-Hawadeth qui parlait d’égal à égal aux grands du monde arabe, s’était cru lui aussi protégé par sa stature internationale de journaliste. Critique virulent de Hafez al-Assad, il est pourtant rentré au Liban à la mort de sa mère, ce qui lui a valu d’être kidnappé en février 1980 par les services syriens. Il a été torturé, mais pas découpé à la scie comme Khashoggi… Khashoggi, c’est une bavure ! Normal de la part d’un prince qui a peu voyagé, soutient l’un de mes amis saoudiens, un artiste qui a été très secoué par l’affaire. Il approuve la position du président Macron (« aucun rapport avec la vente d’armes ») et déplore les innombrables annulations d’événements artistiques mixtes. Pour lui, le prince autocrate avait ouvert un espace de modernité en usant certes de la force. Mais Saddam Hussein, Hafez el-Assad, Mouammar Kadhafi ont-ils fait autre chose ? Et l’état des pays arabes est-il si désespéré que l’on ne puisse miser que sur les despotes éclairés et… riches de pétrodollars ?
François Zabbal, ancien rédacteur en chef de la revue Qantara 30
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BRUNO ARBESU/RÉA
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LA DICTATURE REVIENT AU GALOP
« Un ami du pouvoir
Rencontre inédite entre Benyamin Netanyahou et le sultan Qabous Ibn Saïd à Mascate, Oman, le 26 octobre dernier.
Tel-Aviv – Téhéran
ISRAELI PRIME MINISTER’S OFFICE/THE NEW YORK TIMES-REDUX-RÉA IRANIAN PRESIDENCY/THE NEW YORK TIMES-REDUX-RÉA
L’axe des tempêtes
Le président iranien Hassan Rohani (à droite), à Téhéran, le 6 décembre 2016. AFRIQUE MAGAZINE
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POUR BENYAMIN NETANYAHOU, Premier ministre d’Israël, ce qui compte avant tout, c’est de préserver la stabilité de l’Arabie saoudite. Et d’ouvrir des canaux de discussion avec les « Arabes modérés », ceux qui acceptent la réalité du rapport de force. Il l’a dit publiquement, et il l’a dit à Donald Trump. MBS est un « asset », un actif stratégique. Et cette alliance-là, de Washington à Tel-Aviv en passant par Riyad, est bien trop précieuse. Elle pourrait changer le Moyen-Orient. Et même le monde… Le premier objectif de ce grand changement reste la mise au pas de l’Iran, puissance rétive. À Téhéran, l’ambiance est sombre. Les « difficultés » de l’Arabie saoudite ne masquent guère la réalité d’un régime paralysé entre « antiques » et « modernes », entre la nécessité du changement et la volonté de maintenir la chape de plomb de la révolution islamique. Les nouvelles sanctions américaines peuvent mettre le pays en banqueroute. Commentaire d’un spécialiste : « Pour un pouvoir aux abois, tout est possible pour sortir de l’étau, y compris l’irréparable… » 31
ORIENT LA GUERRE DES SULTANS
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LIBERTÉ, DÉMOCRATIE, TUNISIE
ne déflagration sourde à 14 heures, le 29 octobre, fige dans la stupeur, dans l’effroi, l’avenue Bourguiba, dans l’hypercentre de Tunis. Un attentat kamikaze perpétré par une jeune femme radicalisée. « La Tunisie est ciblée comme toutes les nations libres », déclare Mohamed Abbou, ex-secrétaire général du Courant démocrate. Jamal Khashoggi, journaliste assassiné sur ordre du pouvoir saoudien à Istanbul le 2 octobre soulignait dans une analyse qu’« un seul pays du monde arabe est considéré comme libre. Cette nation, c’est la Tunisie ». Depuis le vrai-faux printemps arabe de 2011, la Tunisie est effectivement l’unique espace dans le monde arabe qui a produit une Constitution, tenu trois scrutins libres en sept ans et préservé la liberté d’expression. Un processus nouveau livré sans mode d’emploi, qui ne se fait pas sans difficultés. Dans l’enthousiasme de la chute de l’ancien régime, tout paraissait simple, mais c’était sans compter la persistance d’anciens réflexes. Le terme « démocratie », dans les discours, est le mieux partagé, mais chacun y met ce qu’il veut. En cause, une sorte d’atavisme non exprimé, qui peine à se défaire des pratiques que le pays a connues pendant plus de soixante ans et d’une vision pyramidale du pouvoir. « On a voté pour faire entendre nos voix, il n’en est rien, nos revendications restent lettres mortes », constate Béchir, un commerçant. Tout évolue comme s’il y avait une incapacité à traduire les doléances populaires dans les visions et les programmes politiques. « Il y a toujours le pouvoir d’un côté, et de l’autre, le reste, le peuple. L’un et l’autre semblent ne pas vivre sur le même territoire et ne se comprennent pas », résume Lyes, un ancien blogueur de Sidi Bouzid, d’où est partie l’insurrection en 2011. Une dichotomie qui fait que des revendications de liberté, de dignité et d’emploi portées par la révolution, il n’est resté que la liberté. Ce n’est pas rien, c’est même essentiel, mais comment pratiquer cette liberté pour qu’elle ait un effet productif ? Comment ne pas verser dans l’anarchie et la logorrhée ? La Tunisie peine à trouver cet équilibre et à canaliser ses énergies. « On apprend en faisant, faute d’avoir été formés à la démocratie par les systèmes précédents. Forcément, il y a des ratés, mais avec le temps, l’expérience acquise et la détermination ne permettront plus à une dictature de s’installer », assure Lyes, qui se veut optimiste.
Frida Dahmani, journaliste 32
« Elles sont déjà au front !
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a démocratie passera par les femmes ou ne sera pas ! Ô combien l’histoire a prouvé par son passé comme seules la détermination et la force d’illustres femmes ont réussi à faire bouger les lignes. Qu’aurait été le
mouvement des droits civiques sans Angela Davis ? Que seraient les fillettes d’Afghanistan sans Malala Yousafzai ? Le Pakistan sans Benazir Bhutto ? Et tant d’autres… Que l’on ne me dise pas : « Derrière chaque homme se trouve une femme ! » C’est faux ! Il est temps que les pays arabes entendent résonner ces mères en colère, en pleurs, en deuil, en joie aussi. Celles qui vibrent au rythme du peuple, quelque part entre Beyrouth, Tunis ou Abu Dhabi. Aucun dirigeant du Moyen-Orient ou du Maghreb n’aura la finesse d’esprit d’une Nadine Labaki, qui dépeint une société meurtrie dans Capharnaüm. Aucun dignitaire n’aura
la verve d’une Nawel Ben Kraïem, qui sublime l’espoir dans sa chanson « Mer promise ». Aucun dictateur n’aura la nécessité viscérale de briser les tabous comme la dessinatrice Zainab Fasiki dans sa BD Hshouma. Aucun président ne parviendra à palper la beauté du monde comme la photographe Leïla Alaoui, partie trop tôt. L’art est bien le seul et unique vecteur de ces voix. Il faut le regard d’une mère ou d’une sœur pour panser l’indicible et dénoncer l’impensable. L’art est ce témoin de première tranchée d’une ère qui peine tant à vivre sa mutation. Si les lignes doivent bouger, ces sociétés patriarcales et machistes devront cesser de faire semblant de ne pas voir, de ne pas entendre, de ne pas ressentir… Les chefs vont devoir tendre la main – d’une poigne ferme et franche – aux femmes. Que l’on ne me brandisse pas les permis de conduire des Saoudiennes en étendard de grandes avancées pour les femmes arabes ! Ce ne fut en rien une gloire, mais une rectification aberrante de ce qui fut pour le monde arabe et l’humanité entière une véritable honte. Pour que les pays arabes vivent enfin leur mutation démocratique, il faudra faire avec elles… car elles, elles sont prêtes ! ■
Karima Peyronie, journaliste et auteure AFRIQUE MAGAZINE
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Palestine
La perspective du rien
IBRAHEEM ABU MUSTAFA/REUTERS
TRANSFERT des ambassades à Jérusalem, arrêt des financements américains, trahison des Arabes, désintérêt embarrassé du reste du monde, faillite du leadership national, aussi bien à Gaza qu’a Ramallah… les Palestiniens sont abandonnés à leur sort. On parle tout de même de 12 millions de personnes à travers le monde, et de 4 millions et demi dans les territoires occupés. Dont 1,9 million à Gaza, prison à ciel
ouvert. Économie asphyxiée, frontière fermée, occupation militaire israélienne, chômage de masse… Pour les jeunes Palestiniens des territoires, c’est le règne du « no future ». Pour ceux qui vivent dans les multiples camps de réfugiés à travers la région, ce n’est pas mieux, avec un impossible retour. Pour tout un peuple, c’est la vie au jour le jour, sans espoir, vingt-cinq ans après les accords d’Oslo. Une impasse complète. Pas de perspective réelle d’un état national. Pas de perspective de vivre en paix dans un État fédéral ou binational. Et la menace d’un « plan de paix » américano-israélien qui voudrait certainement mettre fin à leur irrédentisme si gênant. C’est le règne insoutenable du rien…
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VINCENT FOURNIER/JEUNE AFRIQUE/RÉA
L’ancien président de la République, président du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), à son domicile parisien en juin 2017.
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Henri Konan Bédié
À l’heure du choix H
Comme retranché dans sa ville natale de Daoukro, l’ancien président ivoirien Henri Konan Bédié, 84 ans, travaille activement à la reconquête du pouvoir. Une ambition dont on ne sait pas encore qui en sera le bénéficiaire : lui ou une nouvelle génération du PDCI, parti historique de l’indépendance. par Ouakaltio Ouattara AFRIQUE MAGAZINE
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enri Konan Bédié a-t-il vraiment digéré la perte de la présidence et de son pouvoir en décembre 1999 ? Pas si sûr, lorsque l’on sait qu’il a convaincu Alassane Ouattara, lors de la révision de la Constitution en 2016, de faire sauter le verrou de la limite d’âge dans les conditions d’éligibilité à l’élection présidentielle. Le « Sphinx de Daoukro » y a peut-être vu une brèche, la possibilité d’un retour dans le jeu politique ivoirien, voire un accès direct au fauteuil présidentiel, dont il a hérité à la mort de Félix Houphouët-Boigny en 1993. Peut-être ne veut-il pas rester dans les mémoires comme celui ayant perdu le trône au détriment de sa communauté, ce même trône qu’il souhaite certainement reconquérir désormais pour lui ou l’un de ses fidèles. Première arme politique à sa disposition, l’épicentre baoulé qui compte encore la majorité des élus du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), mais où plusieurs fauteuils ont été cédés au rival d’aujourd’hui, le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), lors des dernières élections municipales et régionales. Des défaites contestées, parfois violemment, comme à Grand Bassam. Si l’élection présidentielle est prévue pour octobre 2020, le candidat du PDCI sera, lui, connu dès 2019. Le congrès extraordinaire du 15 octobre dernier à Daoukro a permis de dresser le portrait type de l’heureux élu. Pour les militants, « ce doit être quelqu’un dont la légitimité et la fidélité ne peuvent être remises en question, un militant actif et discipliné ». Un portrait qui, dans la configuration actuelle 35
POLITIQUE HENRI KONAN BÉDIÉ : À L’HEURE DU CHOIX
La carrière politique de l’ex-président ivoirien (1993-1999), né en pays baoulé à Daoukro et diplômé de l’université de Poitiers, est loin d’avoir été un long fleuve tranquille. Tour à tour ambassadeur aux États-Unis puis au Canada, ministre de l’Économie et président de l’Assemblée nationale, il a été, selon ses partisans, victime sous Félix Houphouët-Boigny de la lutte contre les anciens incarnés par Philippe Grégoire Yacé, compagnon de la première heure d’Houphouët, qui voyait en lui celui qui pouvait les coiffer au poteau dans la succession du Vieux. L’histoire leur donnera raison… Henri Konan Bédié (HKB), élu président, en profite pour mettre à la retraite tous les compagnons d’Houphouët qui s’étaient rangés derrière Alassane Ouattara, à l’époque Premier ministre, qui fut finalement son grand concurrent dans cette « guerre des héritiers ». Installé au pouvoir, le président invoque le douteux concept « d’ivoirité », machine de guerre politique, contre Alassane Ouattara, à qui l’on attribue des origines étrangères. Pour être Ivoirien, il faut en effet être né de mère et de père ivoiriens. L’oukase fini par concerner toutes les populations du nord du pays, les « Dioulas » de Côte d’Ivoire. ADO, devenu directeur général adjoint du Fonds monétaire international (FMI), ne peut regagner son pays. Le mandat d’HKB est marqué par une crise sociale majeure, consécutive aux problèmes économiques que connaît le pays depuis le début des années 1980, malgré les plans d’ajustement structurel et les réformes libérales. Cette crise est amplifiée par la mauvaise gestion et la corruption, alors grandissante. La tension politique extrême se solde par le coup d’État de Noël, en décembre 1999, durant lequel une poignée de militaires met fin en quelques heures au régime Bédié. HKB s’exile à Paris, et ADO rentre en Côte d’Ivoire. On connaît la suite… ■ O.O.
Henri Konan Bédié alors jeune ministre des Finances de Côte d’Ivoire, lors d’une visite à Paris, en 1975. Il occupe ce poste de 1966 36 à 1977.
du plus vieux parti politique ivoirien, ressemble trait pour trait à celui d’Henri Konan Bédié. Son statut de président, et par extension de premier militant du PDCI, fait de lui le candidat le plus « légitime, fidèle, actif et discipliné ». Ce n’est donc pas pour rien qu’il a souhaité que son mandat à la tête du PDCI se prolonge jusqu’au lendemain de l’élection présidentielle de 2020. « Bédié veut avoir toutes les cartes en mains, explique un militant, être le seul à décider, à être maître des choix et autant que faire se peut, de l’avenir. » Il n’est pas le seul, pourtant, à briguer cette candidature au sein du parti. Charles Konan Banny, 78 ans, ex-Premier ministre entre 2005 et 2007 et candidat à la présidentielle de 2015, avant de se retirer à la veille du lancement de la campagne électorale, n’a pas encore fait le deuil de ses ambitions. D’autres peuvent également prétendre incarner la légitimité du PDCI, notamment Jeannot Ahoussou Kouadio, 67 ans, le président du Sénat et l’un des visiteurs assidus de Bédié à Daoukro, mais aussi Jean-Louis Billon, 54 ans, devenu une figure du renouveau du PDCI, quelque peu en retrait mais très présent auprès des chefs traditionnels du grand centre (fief du PDCI), et le président du Conseil économique, Social, environnemental et culturel Charles Koffi Diby, 61 ans. Malgré une moyenne d’âge de 65 ans parmi les membres du bureau politique et les élus, ces derniers incarnent une nouvelle génération au sein du parti. Une génération différente, du moins, plus lointaine de l’houphouëtisme originel. À L’HORIZON 2019 Entre ces candidats putatifs, les rivalités sont grandes et, face à un Henri Konan Bédié peu loquace sur le sujet, ces derniers préfèrent attendre que les débats s’ouvrent d’eux-mêmes. D’autres ne cachent AFRIQUE MAGAZINE
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DU PAYS BAOULÉ AU COUP D’ÉTAT DE NOËL
« Bédié veut avoir toutes les cartes en main, être le seul à décider, à être maître des choix et, autant que faire se peut, de l’avenir. »
S. LOUGUÉ
Janvier 1992. Le président Félix Houphouët-Boigny, avec Henri Konan Bédié, président de l’Assemblée nationale et dauphin constitutionnel, et Alassane Dramane Ouattara, alors Premier ministre. C’est ce que la presse appellera le début de « la guerre des héritiers ».
pas leurs réticences et leurs désaccords, à l’instar d’Essy Amara, 73 ans. Ce cadre historique du parti, ancien secrétaire général de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en dissidence avec le PDCI, et opposant à « l’appel de Daoukro » de septembre 2014, prévoyant le soutien du parti à la candidature d’Alassane Ouattara pour un second mandat, ne cache pas ses réserves : « S’il est vrai qu’on ne peut pas parler de sa succession tant qu’il est vivant, il est aussi vrai que si cette dernière n’est pas préparée, elle s’imposera à nous. » Présent lors du congrès extraordinaire de son parti, Amara est catégorique. « Ce que Bédié n’a pas fait en 10 ans de gouvernance, ce n’est pas maintenant qu’il le fera », lance-t-il pour répondre à ceux qui souhaitent voir la candidature de HKB en 2020. Pour lui, il faut avoir le courage d’ouvrir le débat sur le candidat du PDCI avant la convention prévue en 2019, afin que tous ceux qui prétendent au poste puissent se faire connaître. Pour Arthur Banga, historien et analyste politique, Bédié ne fait que se conformer à la tradition : « Il a une idée claire de son successeur mais, éduqué dans le plus pur esprit de AFRIQUE MAGAZINE
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la royauté baoulé comme Félix Houphouët-Boigny, il estime qu’on ne parle pas de la succession tant que le roi est en vie. » Ce dernier poursuit en indiquant que la stratégie de Bédié serait plutôt de « protéger son successeur afin d’éviter que des intrigues politiques, tant en interne qu’en externe, ne contrarient très tôt la montée de ce dernier ». Dans ce jeu tout en subtilités, mieux vaut donc avancer avec finesse, et même masqué, afin de ne pas risquer de heurter la susceptibilité du chef ou d’alimenter la concurrence au sein du PDCI. Du côté du palais présidentiel et des troupes favorables à Alassane Ouattara, on milite activement pour l’agrandissement du RHDP, et les hautes personnalités de l’ancienne alliance au pouvoir sont donc fortement invitées à choisir leur camp. SOUFFLER LE CHAUD ET LE FROID Bédié est donc entré en dissidence ou en précampagne. Délaissant les accolades chaleureuses avec « son jeune frère Alassane », il a transformé sa résidence de Daoukro en une sorte de siège de la royauté Akan, où il passe ses journées à rencontrer hommes politiques et chefs traditionnels, le cigare toujours au coin de la bouche, malgré les recommandations de ses médecins et un malaise vagal en 2013 lors des festivités marquant les 67 ans de son parti. La voix toujours grave mais désormais moins assurée, Bédié reste très méfiant, même s’il continue de recevoir les uns et les autres. « Il a mis de l’ordre dans son personnel de maison et fait de moins en 37
POLITIQUE HENRI KONAN BÉDIÉ : À L’HEURE DU CHOIX
faveur du PDCI en 2020. Et que cet accord aurait d’ailleurs été un contresens politique, chaque période ayant ses propres exigences. Évidemment, il a toujours été question d’un débat pour choisir le meilleur ticket présidentiel, mais aucun deal n’a été conclu pour ouvrir automatiquement la voie à HKB ou à l’un de ses poulains. À chacun de ces discours ou presque, Alassane Ouattara, enfonce d’ailleurs le clou, insistant sur la nécessité de transmettre le pouvoir à « une nouvelle génération ». Une manière de s’inscrire lui-même dans l’histoire, mais aussi de forcer la main à son ex-partenaire. Et ADO ne fait pas mystère de ses intentions. Une candidature officielle de HKB à la présidentielle serait une des raisons qui le pousseraient définitivement à briguer un troisième mandat. AMBITIONS INDIVIDUALISTES ET COALITION Pour Bédié, reste maintenant à construire une base électorale qui dépasse le simple cadre de son parti. Une alliance qui rassemblerait bien au-delà de son assemblée de notables baoulés. Lors du congrès du PDCI à Daoukro, plusieurs personnalités invitées ont été remarquées, des proches comme l’ex-ministre de la Fonction publique Gnamien Konan, et des présidents de plusieurs petits partis d’opposition dont Bamba Moriféré, Henriette Lagou, Anaky Kobénan, Aka Ahizi. Mais c’est la présence d’Affoussiata Bamba-Lamine, ex-ministre de la communication et ancienne porte-parole des Forces nouvelles, qui a le plus interpellé. Le Front populaire ivoirien (FPI), version Affi Nguessan post-Gbagbo, fait des appels du pied depuis quelques années déjà et pourrait dès lors être l’un des éléments clés de cette nouvelle coalition. Une équation que conteste la branche du FPI « originelle », proche d’Aboudramane Sangaré qui, avec la libération de Simone Gbagbo, pourrait faire prévaloir sa candidature. Quant à Guillaume Soro, président du Parlement ivoirien, ex-leader estudiantin et chef de la rébellion (2002-2010), la priorité est maintenant de garder ses options ouvertes le plus longtemps possible. Lors d’une rencontre entre Ivoiriens au Québec en juillet dernier, il a déjà fait savoir qu’il ne faudra pas compter sur lui « pour combattre Alassane Ouattara
15 octobre 2018. Congrès du PDCI à Daoukro. HKB entérine la rupture avec le pouvoir et son « frère » ADO. La course à la présidentielle de 2020 est lancée.
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moins confiance à ceux qui l’entourent. Il est très regardant sur ses proches et ne compte pas trop s’éloigner de Daoukro », confie un visiteur assidu. En attendant de prendre position, Bédié entretient le flou et souffle le chaud et le froid. À raison d’ailleurs, car au PDCI, le président du parti constitue la seule instance véritablement décisionnelle. Le chef s’est entouré de son ancien cercle restreint de proches, du temps où il était encore président de la République, composé de son ex-ministre de l’Intérieur Émile Constant Bombet, quelque peu tombé en disgrâce depuis 2011, mais aussi de ses fidèles compagnons Niamien N’Goran, ex-ministre de l’Économie et des finances et ex-Inspecteur Général d’État, et Niamké Koffi, philosophe de talent et l’un des concepteurs de l’ivoirité. En revanche, HKB garde ses distances avec Charles Konan Banny et Alphonse Djédjé Mady. Bédié, dont on dit qu’il a la rancune tenace, n’aurait pas pardonné à ce dernier sa candidature lors du 12e congrès du PDCI en 2013. Alors, HKB candidat ? « Connaissant Bédié, il ne ferait pas tout ce combat simplement pour placer son successeur. Si c’était le cas, il aurait certainement trouvé un consensus avec Alassane Ouattara pour positionner son poulain », confie un diplomate. Un responsable proche du pouvoir ironise : « Le plus incroyable dans cette histoire, c’est que c’est le Rassemblement des républicains (RDR) et Alassane Ouattara qui ont en quelque sorte recréé Bédié, lui redonnant une stature de grand frère et de partenaire respecté. L’alliance en 2011 avec le PDCI était nécessaire, mais Bédié est ressorti des livres d’histoire largement grâce à nous. » Du côté de la présidence de la République et du palais du Plateau, les choses sont plus claires. Dans l’entourage présidentiel, on souligne et on insiste sur le fait qu’il n’y a jamais eu d’accord passé entre le président ADO et HKB pour une alternance automatique en
THIERRY GOUEGNON/REUTERS
contre Bédié et vice versa ». Sans oublier qu’il pourrait luimême, sans trop de difficultés, envisager un mandat présidentiel. « Il n’est pas question de faire le lit pour un autre candidat en 2020. Nous sommes prêts », martèle l’un des conseillers de Soro. Plusieurs de ses proches croient à ses chances de se faire élire en 2020, malgré les douloureux revers essuyés aux dernières élections municipales, y compris par son bras droit, le député Alain Lobognon. « Finalement, en étant candidat, Bédié amoindrit ses chances et celle de sa formation. En revanche, en se mettant au-dessus de la mêlée, il arrangerait les perspectives de ses poulains et favoriserait une adhésion des autres partis autour de ces derniers », conclut un politologue. « La Côte d’Ivoire est un pays jeune, elle a besoin d’une relève générationnelle », confirme un journaliste local. Et d’ajouter : « Houphouët est mort en 1993, et les trois quarts des Ivoiriens ne savent pas AFRIQUE MAGAZINE
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16 décembre 2014. Le temps de l’entente. Le président Alassane Ouattara et son épouse Dominique assistent à l’inauguration du Pont Henri-Konan-Bédié. C’est le troisième pont de la capitale économique. Un ouvrage majeur qui relie les rives de Marcory et de la Riviera.
vraiment ce qu’il a été ou fait. Bédié aura du mal à incarner la modernité en 2020. Le RHDP avance. Le parti recrute, s’installe, profite de sa situation au pouvoir et développe un discours post-houphouëtien d’émergence, de bonne gouvernance, de stabilité… Ce n’est pas négligeable. » La Côte d’Ivoire change. Vite. Pour Henri Konan Bédié, enfant de Daoukro choisi par Félix Houphouët-Boigny, arcbouté sur son destin, sur la sauvegarde d’un PDCI originel et soucieux de régler ses comptes avec Alassane Ouattara, l’autre fils de l’houphouëtisme, l’heure du choix risque de sonner bien plus vite que prévu. ■ 39
Le centre commercial Morocco Mall à Casablanca, connu pour la richesse de son offre.
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MAROC
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COUP DE STRESS SUR LES CLASSES MOYENNES Le boycott lancé au printemps dernier contre trois marques de grande consommation souligne le malaise grandissant d’une partie de la population. Si les revenus n’ont cessé de croître ces vingt dernières années, les besoins ont augmenté plus vite encore. Enquête.
DUFFOUR/ANDIA.FR
par Julie Chaudier
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SOCIÉTÉ MAROC : COUP DE STRESS SUR LES CLASSES MOYENNES
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inq mois après le lancement du boycott dénonçant la cherté de leurs prix, les trois entreprises marocaines visées font leurs comptes. Le chiffre d’affaires de Centrale Danone, dont le lait frais a été touché de plein fouet par cet événement, a reculé de 18 %, et son résultat net total s’est effondré de 88 % au premier semestre 2018, par rapport au premier semestre 2017. Même les Eaux minérales d’Oulmès, que l’on a cru moins concernées parce qu’elles n’ont pas communiqué sur la chute des ventes de leur eau minérale Sidi Ali, ont finalement reconnu à leur tour un chiffre d’affaires en baisse de 19 % au premier semestre 2018 et un résultat net total en baisse de 300 %. Ces chiffres sont la preuve que la classe moyenne, la seule à acheter de l’eau minérale en bouteille, a formé le gros des troupes des boycotteurs. Ils viennent conforter les résultats de l’étude réalisée par Sunergia pour le journal marocain L’Économiste, ce printemps. Celle-ci révélait déjà que les catégories socioprofessionnelles intermédiaires étaient les premières impliquées dans le boycott, avec un taux de participation de 67 %. Dès lors, cette campagne, exceptionnelle par son ampleur et son impact, apparaît avec encore plus de force comme le signe du mécontentement de la classe moyenne face aux menaces qui pèsent sur son pouvoir d’achat. La définition de cette classe marocaine fait l’objet de bien des débats. En 2014, selon le Haut-Commissariat au plan chargé des statistiques officielles, elle regroupait 19,7 millions d’habitants, soit 58,7 % de la population. Alors que le centre de recherche de l’école de management HEM l’évaluait plutôt à 20 % de la population totale en 2008. Quelle que soit sa taille, il ne fait toutefois aucun doute que l’enrichissement global du pays a permis l’émergence d’une classe de population – encore peu nombreuse –, composée des salariés du privé et de petits fonctionnaires que l’on ne peut plus qualifier de pauvres, qui commence à envisager l’avenir sans restreindre son horizon. Ainsi, la population en situation de pauvreté multidimensionnelle est passée de 7,5 millions de personnes en 2004 à 2,8 millions en 2014, soit une baisse de 9,4 % par an. Étant donné la croissance continue de la population, la pauvreté multidimensionnelle ne concernait plus que 8,4 % de la population en 2014, alors qu’un quart était encore touché dix ans auparavant. La pauvreté a pu reculer en particulier grâce à une hausse globale des revenus en quelques années. « Par référence aux enquêtes nationales sur la consommation des ménages, le niveau de vie a presque doublé, passant de près de 8 300 dirhams marocains par an et par personne en 2001 à environ 15 900 en 2014. […] Il a ainsi progressé, en termes
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La hausse de l’endettement montre que les ménages veulent consommer plus, mais qu’ils n’en ont pas toujours les moyens. réels, à un taux moyen annuel de 3,5 %, au cours de cette période », indiquait ainsi Ahmed Lahlimi, haut-commissaire, en 2016. Cette augmentation de la consommation transparaît dans le niveau d’équipement des ménages marocains. En 2014, 83,7 % d’entre eux possédaient une parabole, contre 33,8 % en 2004. Depuis 2011, plus de 59,9 % des ménages urbains sont équipés d’une machine à laver, contre 13,8 % seulement en 1999. Dans les villages les plus reculés de l’Atlas, emballages en plastique et pots de yaourt jonchent désormais le sol devant les habitations. Dans le langage courant, les nombreuses antonomases révèlent l’avancée des marques de grande consommation : chez l’épicier, qui veut un yaourt demande un « danoni » – marocanisation de la marque Danone.
L’ARRIVÉE DE NOUVEAUX PRODUITS ÉTRANGERS Avec une telle amélioration du niveau de vie, avec un véritable saut qualitatif en matière de confort, tant dans les villes que dans le monde rural, de quoi les Marocains – et en particulier la classe moyenne, celle-là même qui a vu son sort s’améliorer le plus nettement – peuvent-ils se plaindre ? Pourquoi cette catégorie de la population a-t-elle le sentiment que son pouvoir d’achat est menacé ? Les chiffres officiels sont pourtant formels : l’inflation, au Maroc, est très réduite depuis longtemps. La réponse, alors, est peut-être dans la question. La hausse de la consommation n’indique pas seulement une augmentation au moins équivalente du revenu moyen, elle est également causée par l’explosion de nouveaux besoins. L’enrichissement global du pays s’est accompagné, à la faveur des accords de libre-échange, de l’arrivée de nouveaux produits étrangers sur le marché marocain. McDonald’s ouvre les festivités à Casablanca, en 1992. Et dans les années 2000, toutes les grandes marques étrangères connues grâce à la télévision s’implantent au Maroc. Vêtements, électronique, alimentaire, tout semble enfin accessible. « Entre 2005 et 2009, AFRIQUE MAGAZINE
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Une famille à Fez, après un week-end à la campagne. La pauvreté a reculé grâce à une hausse globale des ressources en quelques années.
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SOCIÉTÉ MAROC : COUP DE STRESS SUR LES CLASSES MOYENNES
ce fut l’euphorie. Le premier mall du pays a ouvert. Il a changé les habitudes de consommation des Marocains. Les gens venaient de Rabat, mais également de grandes villes comme Casablanca, Meknès… Le concept était totalement nouveau pour nous. Nous avions aussi un food court, un espace de loisirs avec un bowling, et la première patinoire du Maroc ! » se souvient Malik El Harim, directeur général du centre commercial en question, le Mega Mall, à Rabat. Ces endroits géants deviennent des lieux de sortie pour les familles et imposent un peu plus fermement de nouvelles normes de consommation. Abderrahmane Hachimi, 32 ans, est le fils d’un petit agriculteur qui cultivait tout juste deux hectares à Aïn Taoujdate, petite commune rurale près de Meknès. Après cinq ans de chômage, grâce à sa volonté et à une opération publique, il a eu accès à un terrain de 20 hectares, qui lui permet de vivre aujourd’hui confortablement. Il a même embauché quatre jeunes de son village : « Les jeunes d’aujourd’hui sont obligés d’être combatifs ; ils ne peuvent pas baisser les bras. Avant, les exigences de la vie étaient moins grandes. Les gens se contentaient de peu, mais aujourd’hui, il faut payer le téléphone, l’éducation des enfants… On ne peut plus vivre comme nos parents », explique-t-il.
LES INÉGALITÉS DEMEURENT Les nouvelles exigences de consommation créent une véritable pression sur les pères de famille, car repose encore sur leurs épaules la responsabilité financière. Alors qu’en Tunisie, l’émancipation des femmes a permis l’émergence de la classe moyenne, au Maroc, 77,6 % d’entre elles se trouvent en dehors du marché du travail. Leur principale destinée sociale, en dépit de leurs études et de leur niveau de scolarisation presque équivalent désormais à celui des garçons, reste le mariage, dans l’optique de fonder une famille. Le pays compte 7,7 millions de femmes au foyer pour seulement 8,8 millions de travailleurs salariés. Comme les enfants, qui vont à l’école, ou les vieux parents dont aucune assurance vieillesse n’assure leur retraite, ces femmes dépendent encore majoritairement de leur mari. « Je gagne 4 000 dirhams par mois, qu’est-ce que je peux faire avec ça ? Mes enfants me demandent sans cesse quelque chose : un téléphone, des vêtements, il faut tout payer ! » suffoquait début 2018 un jeune syndicaliste pourtant salarié de l’enseignement public, à Jerada, au moment des manifestations qui avaient secoué la ville minière. Paradoxalement, ces exigences s’opèrent avec d’autant plus d’urgence que les ménages progressent sur l’échelle sociale. Le cas des habitants des bidonvilles de Casablanca relogés en périphérie dans de grands immeubles est édifiant : ils ont restreint leurs dépenses de base – nourriture et habillement –, mais se sont équipés de machine à laver, cuisinière, télévision, etc., selon le rapport « Évaluation et impact du Programme 44
Les Marocains ne sont pas des citoyens futiles. Ils dépensent de plus en plus dans l’éducation et la santé. d’appui à la résorption de l’habitat insalubre et des bidonvilles au Maroc », publié en janvier 2014 par l’AFD (Agence française de développement). Les auteurs de l’enquête expliquent ainsi ce curieux phénomène : « Dans leurs représentations mentales, le déménagement […], attendu, fantasmé durant des années, exige un certain niveau d’équipement : réfrigérateur, machine à laver, etc. […] En devenant propriétaires, ces ménages pénètrent dans le monde de la consommation avec des exigences plus fortes, notamment au niveau de l’ameublement, de l’équipement, des factures d’eau et d’électricité. » Il se produit donc des effets de seuil, qui font que l’accès à une catégorie sociale supérieure impose un certain type de consommation. Or, au Maroc, la ségrégation de la société est encore très forte. Les hiérarchies, multiples, conservent une importance considérable. Il y a les Aroubis et la bourgeoisie, les Berbères et les Arabes, les francophones, les arabophones et ceux qui ne parlent que darija… La régression de la pauvreté de ces dernières années n’a pas entraîné celle des inégalités. Entre 1987 et 2007, elles ont même eu tendance à augmenter, comme l’indique l’indice de Gini. Entre 2007 et 2014, il n’a ensuite baissé que de 1,2 point, passant de 40,7 à 39,5.
UN BUDGET POUR L’ALIMENTATION EN BAISSE Dans un tel contexte, l’endettement des ménages a augmenté deux fois plus vite ces dix-sept dernières années que la richesse nationale calculée par le PIB, passant de 58 milliards de dirhams en 2000 à 323 milliards en 2017. Le taux d’endettement des ménages calculé comme l’endettement moyen par habitant ramené au niveau de vie par an et par habitant est, lui, passé de 24,5 % en 2001 à 56 % en 2014. La hausse de l’endettement montre encore une fois que les ménages veulent consommer plus, mais aussi qu’ils n’en ont pas toujours les moyens. « Notez que dans le secteur du crédit à la consommation, comme dans la vente de voitures, un revenu considéré AFRIQUE MAGAZINE
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Des employés de Centrale Danone soutiennent la société devant le Parlement, à Rabat, en juin 2018.
YOUSSEF BOUDLAL/REUTERS
comme de classe moyenne débute à 2 500 dirhams par mois, une fois tous les crédits payés. Certaines franges de la classe moyenne constituent, du coup, la catégorie sociale la plus endettée auprès des banques, et en ce sens la plus fragile face à l’instabilité des prix à la consommation, car tenue de rembourser ses dettes », souligne l’étude du centre de recherche de l’école de management CESEM, « La classe moyenne, c’est qui ? ». Le recours à l’endettement révèle que l’augmentation des besoins est plus rapide que celle des revenus, mais il ne doit pas laisser penser que les Marocains se laissent dominer par des passions futiles. En regardant de près leurs dépenses, le Haut- Commissariat au plan a ainsi constaté que les foyers se LE BOYCOTT ANTIMARQUES concentrent d’abord sur l’éducation Lancée par une personne anonyme et la santé. La part de l’alimentasur les réseaux sociaux le 20 avril dernier, tion dans le budget des ménages une campagne contre trois marques de grande a ainsi régressé de 41,3 % à 37 % consommation a pris une ampleur inattendue. entre 2001 et 2004, tandis que la En cause, la hausse générale des prix perçue part « hygiène et soins médicaux » par la population. Chaque société, si elle n’était est passée de 7,6 % à 8,7 %, les personnellement « coupable » d’aucune transports de 5,5 % à 7,1 %, et l’enaugmentation récente et spécifique de ses tarifs, seignement de 1,6 % à 3,7 %. Au symbolisait l’un des maux de l’économie contraire, la part des loisirs et de la marocaine. La marque de carburants Afriquia, culture, consommation plaisir par propriété d’Aziz Akhannouch, l’un des plus excellence, aurait plutôt tendance importants hommes d’affaires du Maroc à se réduire, passant de 2 % des et ministre de l’Agriculture depuis onze ans, dépenses à 1,9 %.
non, certains vont à la maternelle, d’autres non, et d’autres se rendent dans de simples garderies (payantes, mais moins chères). Et ensuite, au primaire, écoles publiques et privées n’ont rien à voir… », explique Irene Bono, maîtresse de conférences à l’université de Turin et chercheure associée au CRESC de l’université Mohammed-VI Polytechnique à Rabat. Dès qu’un ménage en a les moyens, il se dirige donc vers le niveau de système éducatif de qualité supérieur et paie chaque fois un peu plus cher. représentait la récente libéralisation du marché « Ce qui fait l’appartenance à la des carburants. L’eau minérale Sidi Ali, propriété classe moyenne, j’en suis convaincu, LE PRIVÉ ENCOURAGÉ de la famille Bensalah Chaqroun, symbolisait c’est le déploiement des services Le renforcement de ces quelques à la fois l’économie de rente et le patronat, publics pour la santé, l’éducation, postes budgétaires est révélateur Miriem Bensalah Chaqroun, la fille du fondateur, le logement, le transport… Si vous des nouvelles priorités de la classe étant jusqu’à récemment la patronne des patrons. assurez quelqu’un sur ces différents moyenne marocaine, mais égaleCentrale Danone, enfin, figurait les aspects, alors il peut vivre avec un ment de la faiblesse des services multinationales. Six mois plus tard, le boycott SMIG. Au lieu de ça, l’État a tout publics. Au Maroc, l’élévation du ne fait plus débat sur les réseaux sociaux, fait pour encourager le secteur privé niveau de vie ne s’est pas accompamais il semble avoir durablement changé dans les domaines sociaux », insiste gnée du développement rapide d’un les habitudes de consommation des Marocains, Omar Kettani, professeur d’éconoÉtat-providence. Au contraire, le qui ont été nombreux à se détourner mie à l’université Mohammed-V programme d’ajustement structurel de ces trois marques. ■ J.C. à Rabat. Obligée de financer elleexigé par le FMI et auquel se résout même toutes ses dépenses d’éduHassan II, en 1983, pour redresser cation et de santé, la classe moyenne est dans une situation la situation financière de l’État lourdement endetté, l’amène d’autant plus aberrante que, essentiellement composée de à privatiser massivement. Aujourd’hui, les services publics de salariés du privé et de la fonction publique imposables, elle santé et d’éducation sont de qualité médiocre, et l’État mise contribue activement au financement de ces services publics toujours plus sur le secteur privé et les investissements étrandont elle ne veut plus. Alors, a-t-elle raison de craindre son gers. Dans un tel contexte, les effets de seuil générés par les déclassement ? Le Haut-Commissariat au plan, qui définit cette inégalités et la fragmentation de la société viennent redouclasse de manière très large, indique qu’entre 2007 et 2014, bler le désir, bien naturel, d’accéder aux meilleurs services le poids démographique de celle-ci n’a augmenté que de 1 %, sociaux. « La segmentation du cursus éducatif est très forte : après avoir augmenté de 3,8 % entre 2001 et 2007. ■ dès le départ, certains vont à la crèche (payante), d’autres AFRIQUE MAGAZINE
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PERSPECTIVES DOSSIER
DÉVELOPPEMENT DURABLE
S’INVENTER UN AUTRE AVENIR
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Décentralisation, collectivités locales, urbanisation, écologie, migrations, démographie, s… rôle des femmes… Il est temps de changer nos perceptions.. Rendez-vous our à Marrakech pour e fricités. le 8 sommet Africités.
u 20 au 24 novembre prochains se tiendra à Marrakech le grand sommet Africités, coorganisé par les Cités et gouvernements locaux unis d’Afrique (CGLUA) et l’Association marocaine des présidents des conseils communaux (AMPCC), sous le haut patronage de Sa Majesté le roi Mohammed VI. Pour la seconde fois, la ville ocre reçoit cet événement se se de d taille, qui réunit plus de 5 000 participants, 2 500 élus, 150 exposants et accueille près de 15 1 000 visiteurs, tous concernés par les villes, les llee territoires, les régions. Africités, c’est avant tout to un espace démocratique d’échanges, mais to aussi un outil pour former, une aide pour a comprendre et agir sur les grandes évolutions c mondiales. La 8e édition promet d’être dense, m avec sa thématique sur « La transition vers a des villes et des territoires durables ». Une d nouvelle occasion pour les collectivin ttés té é territoriales de réaffirmer leur rôle eessentiel et de poser les dimensions des mutations en cours et à venir sur le continent. Tour d’horizon des enjeux du sommet.
par Alexandra Fisch
EZEQUIEL SCAGNETTI/REPORTERS-RÉA
Les toits du Palais royal de Marrakech.
DOSSIER S’INVENTER UN AUTRE AVENIR
Faire face à l’urbanisation galopante À l’horizon 2100, l’Afrique sera le premier foyer de population de la planète, représentant presque un habitant du monde sur deux. L’ampleur de cette donnée est vertigineuse quand on pense aux défis qui vont devoir l’accompagner, même si les chiffres actuels sont déjà bien présents dans les esprits. En effet, aujourd’hui, un Terrien de moins de 18 ans sur deux vit sur le continent. L’époque n’est pas si lointaine, en 1960, où l’Afrique comptait seulement deux villes de plus d’un million d’habitants avec Le Caire et Johannesbourg. Aujourd’hui, leur nombre a explosé, 79 villes ont plus d’un million d’habitants, 21 villes en comptent plus de 2 millions et 5 villes dépassent même les 8 millions. Ces géantes (Lagos, Le Caire, Johannesbourg-Gauteng, Kinshasa et Nairobi) se trouvent dans chacune des cinq sous-régions. Autant dire que la question de l’urbanisation galopante et de ses conséquences est continentale. L’importance des villes, les dirigeants la reconnaissent aussi parce qu’ils savent que la ville est l’une des solutions du développement. En effet, les centres urbains génèrent 80 % du PIB mondial selon les statistiques de la Banque mondiale. C’est le pari réussi pris par le Rwanda au début des années 2000.
L’État a inscrit l’urbanisation du pays et le développement de la ville de Kigali au cœur de son plan Vision 2020 pour en faire un pays émergent à l’horizon 2020. Il a développé les infrastructures et les services de base autour de la capitale et de six villes secondaires – Muhanga, Rubavu, Nyagatare, Huye, Rusizi et Musange –, et a réduit la pauvreté entre 2002 et 2012 malgré une forte pression démographique.
Les villes secondaires au premier plan L’enjeu du développement des villes secondaires est une question importante dans les débats. Elle vient heurter les intérêts de ces grandes villes globales qui abritent le pouvoir central et qui regroupent les institutions financières, les sièges sociaux des multinationales, les pôles culturels. Avec leurs régions, ces mégalopoles profitent en premier de l’augmentation de la valeur des biens et services. Et la décentralisation est un pas difficile à franchir pour les pouvoirs centraux. Mais c’est oublier la réalité et ignorer l’avenir : 70 % de la population urbaine réside dans les villes secondaires et c’est dans les communes de 200 000 à 500 000 habitants que la croissance urbaine devrait être la plus forte d’ici à 2050. D’où la nécessité de parler à l’échelon local, de donner de la force et des outils aux décideurs locaux.
Jean-Pierre Elong-Mbassi Secrétaire général de CGLU Afrique AM : Comment les collectivités locales peuvent-elles agir sur la grande question des migrations ? Jean-Pierre Elong-Mbassi : Les collectivités territoriales sont en première ligne dans la gestion des migrations puisque les populations migrantes quittent généralement une collectivité territoriale pour s’établir de manière transitoire ou permanente dans une autre collectivité territoriale au sein du même pays, dans un autre pays d’Afrique ou hors d’Afrique. La Charte sur les migrants que les maires
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et leaders des gouvernements locaux et régionaux d’Afrique ont adoptée lors du sommet Africités 7 tenu à Johannesbourg en décembre 2015 sera reconsidérée et complétée au cours du sommet Africités 2018 à Marrakech. Il sera de plus proposé la mise en place d’un réseau africain des collectivités territoriales volontaires pour s’investir sur la question de la migration. Le sommet Africités de Marrakech définira par ailleurs la position des collectivités territoriales d’Afrique dans les
débats qui auront lieu autour de l’adoption d’un Pacte mondial sur la migration qui devrait intervenir lors de la Conférence des Nations unies sur la migration prévue en décembre 2018 à Marrakech. Quel rôle peuvent jouer les collectivités locales pour promouvoir les processus de paix sur le continent ? L’Agenda 2063 de l’Union africaine considère l’émergence d’une Afrique en paix comme le préalable
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SEYLLOU/AFP
« Transformer les points de rupture en points de suture »
La mine de Luiswishi, dans la province de Katanga, en République du Congo.
Sortir de la « métropolisation »
Les pays africains ont en majorité hérité l’organisation de leur système économique de l’époque coloniale. Il était alors question d’exploiter et d’extraire des matières premières pour alimenter l’industrie et les marchés de la métropole. Ce schéma d’aménagement du territoire perdure et s’intègre aujourd’hui dans le marché mondial. L’Afrique reste le continent fournisseur des matières premières et garde de grandes disparités d’aménagement d’un pays et d’un territoire à l’autre. Ces déséquilibres se ressentent dans l’urbanisation du continent, surtout côtière. 80 % des citadins vivent dans des pays côtiers.
Une transition économique vers le marché local et régional
GWENN DUBOURTHOUMIEU
Le défi pour renverser cette tendance est immense. La valorisation d’une grande partie des territoires avec le développement de marchés locaux reste à faire. Et on comprend mieux le mot d’ordre pour ce sommet Africités : la transition. Une transition assumée par les collectivités locales. Il s’agirait d’aménager, de moderniser et de dynamiser économiquement les territoires en partant des demandes locales, en prenant en
à toute entreprise de transformation structurelle du continent. Et c’est encore au niveau des territoires qu’on peut le mieux traiter les tensions entre groupes sociaux et communautés avant qu’ils ne dégénèrent en conflits ouverts et en troubles sociaux pouvant mettre en péril la paix sociale et les institutions nationales. Du reste, la plupart des conflits qui mobilisent l’attention de la communauté internationale en Afrique ont lieu entre communautés au sein d’un même État et non pas entre États. C’est la raison pour laquelle CGLU Afrique plaide depuis longtemps pour que les collectivités territoriales du continent et leurs associations représentatives soient intégrées dans le système d’alerte précoce sur les conflits de l’Union
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compte les demandes du citoyen, plutôt que de chercher à appliquer une vision globalisée. M. Elong-Mbassi, secrétaire général de CGLUA, le confirme : « Les études que CGLU Afrique a conduites dans une cinquantaine de villes des pays d’Afrique de l’Ouest ont montré que les marchés locaux et régionaux offrent aux paysans un potentiel de marché pour leurs produits quatre fois supérieur à celui qu’offre le marché mondial », et de préciser qu’« en d’autres termes les villes intermédiaires et les petites villes et centres ruraux ont un rôle essentiel à jouer pour structurer les marchés locaux et régionaux et organiser l’interpénétration des économies rurales et urbaines. Ceci pour dire que sans les entités locales qui jouent leur rôle dans le développement des marchés locaux et régionaux, il n’y a point d’économie,
de la démocratie, de l’intégration, africaine. Nous partageons aussi de l’unité au sein de l’Afrique. le point de vue du président Quel message Africités peut-il Alpha Oumar Konaré, ancien adresser aux dirigeants africains ? président de la République du Mali Ils sont nombreux, mais s’il y a et ancien président de la Commission un message principal du sommet de l’Union africaine, selon lequel, Africités vis-à-vis des pour les populations responsables politiques africaines, l’intégration « La du continent se décentralisation, et des États, il s’énonce de la manière suivante : matérialisera grâce à c’est aussi être « N’ayez pas peur de la coopération entre au plus près des la décentralisation. collectivités voisines préoccupations Loin de fragiliser mais situées dans des populations. » l’unité nationale, elle des États différents. contribuera au contraire Les frontières à consolider la légitimité de l’État, nationales héritées de la colonisation à augmenter sa respectabilité et seront transformées de points à améliorer de façon significative de rupture en points de suture. l’efficacité dans la gestion des affaires C’est dire le rôle essentiel que publiques au plus près des demandes les territoires sont appelés à jouer et intérêts des populations. » ■ dans la construction de la paix,
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L’IMPLICATION DES FEMMES dans la mise en œuvre des politiques et des stratégies publiques s’affirme année après année. Lors du sommet tenu à Marrakech en 2009, le Réseau des femmes élues locales d’Afrique (REFELA) avait été mis en place. Depuis, il met en œuvre à chaque édition des campagnes aux thématiques fortes. Cette année, il s’agit de penser des villes sans violences faites aux femmes, des villes favorables à l’émancipation économique des femmes (cela fait écho à l’Union africaine qui déclarait l’année 2015 « année de l’autonomisation des femmes »), et aussi des villes sans enfants des rues (session présidée par SAR la Princesse Lalla Meryem). L’occasion indirectement de rappeler la force de travail et la créativité de 51 % de la population africaine ! La princesse Lalla Meryem du Maroc.
AFRICITÉS : 20 ANS DÉJÀ ! LE PREMIER SOMMET Africités qui se tient à Abidjan en 1998 est un pari fou doublé d’une volonté sans faille. Pour la première fois, des élus locaux d’Afrique se réunissent sans considération de leur région d’appartenance ou de leur langue officielle. Sont présents les élus originaires des pays anglophones de l’African Union of Local Authorities (AULA) dont le siège était à Harare au Zimbabwe ; les élus des pays de langue portugaise de l’União das Cidades Capitais Luso-Afro-Américo-Asiáticas (UCCLA) basée à Maputo au Mozambique ; et les élus des pays francophones de l’Union des villes africaines (UVA) dont le siège était à Rabat au Maroc. Au fil des sommets, Africités se structure, créant en 2003, à Yaoundé, Cités et gouvernements locaux unis d’Afrique (CGLUA). Depuis, tous les trois ans, c’est avec la même effervescence que les élus locaux bâtissent l’Afrique de demain… ■ A.F. 50
ni nationale ni mondiale ». Pour financer ces transitions, CGLUA a d’ailleurs mis en place le Fonds de développement des villes africaines (FODEVA). Ce nouvel outil de financement coopératif doit permettre de mobiliser des ressources sur les marchés financiers pour les orienter vers les investissements des villes et territoires du continent.
Une inévitable transition écologique La transition n’est pas seulement économique, elle est aussi démographique, sociale, écologique, politique, culturelle. Ces nombreuses facettes interagissent. Les leaders des collectivités locales africaines vont en débattre. Quelles stratégies, quelles politiques locales adopter pour relever ces défis ? La transition écologique reste mondiale et incontournable. L’Afrique ne peut pas y échapper. La question n’est pas de chercher à réduire les émissions de CO2 (le continent est celui qui en émet le moins) mais de savoir comment construire des villes et des territoires durables. D’écouter les demandes des citoyens pour améliorer le cadre de vie. Les trophées Initiatives Climat décernés lors du sommet sont l’occasion de s’inspirer des actions positives du voisin. Il y a trois catégories de prix, selon la taille des collectivités locales : celle de moins de 20 000 habitants, celle de 20 000 à 100 000 habitants, et celle de plus de 100 000 habitants. L’impératif dans ces transitions est aussi d’adapter les politiques pour donner des réponses à des problèmes immédiats qui s’inscrivent aussi dans une stratégie à long terme. L’ONUHabitat estime que 80 % des Africains vivent dans des logements informels et près de 60 % dans des bidonvilles. Et dans les vingt ou trente prochaines années, on estime qu’il faudra construire dans les pays pauvres autant d’infrastructures qu’il en a été édifié jusqu’à maintenant. La transition va être un travail de longue haleine. D’autant qu’il est parfois difficile d’articuler échelon local et impératifs des multiples agendas : l’Agenda 2063, l’Agenda 2030 pour les objectifs de développement durable (ODD), l’accord de Paris, le protocole de Sendai sur la gestion des catastrophes, le programme d’action d’Addis-Abeba sur le financement du développement, le Nouvel Agenda urbain adopté à Quito (Équateur)… Africités donne, grâce à des sessions de formation, des clés de compréhension en les vulgarisant auprès des élus locaux et régionaux. Le sommet est aussi l’occasion de présenter de nouveaux outils comme Africapolis. Cette base de données géolocalisée sur les villes et les dynamiques d’urbanisation aborde aussi les thèmes liés à la transition démographique. La mise à jour 2018 (la dernière date de 2015) sera présentée, avec des données de l’ensemble du continent africain. Et puisque l’avenir de l’Afrique va nécessairement passer par sa jeunesse, Africités lance cette année le Forum des jeunes. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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DENIS/RÉA
UNE PLACE ESSENTIELLE POUR LES FEMMES
SVEN TORFINN/PANOS-RÉA
Une plantation ougandienne de matookes, des bananes vertes.
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Repenser la ville
Le continent fait face à une URBANISATION galopante. Pour s’insérer pleinement dans la modernité, nos mégalopoles doivent investir massivement dans le « durable ». par Cédric Gouverneur
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u Caire à Johannesbourg, de Lagos à AddisAbeba, le monde urbain africain affronte des défis multiformes : infrastructures à repenser, trafic, services, pollution, inondations, érosion des littoraux… Certaines métropoles optent pour des mégaprojets – allant parfois jusqu’à déplacer leur capitale – dans un contexte de concurrence régionale afin de se hisser, comme l’explique Jean-Pierre Elong-Mbassi, secrétaire général de CGLU Afrique, au rang de « connecteur » de ville globale, pôle d’attraction et de fixation dans la grande mondialisation en marche. D’autres misent plus humblement sur la mobilisation citoyenne pour répondre aux urgences écologiques. Mais toutes semblent avoir pris la mesure de ces enjeux vitaux. Il faut repenser la cité africaine, repenser le modèle urbain avant que la démographie et le réchauffement climatique n’achèvent de rendre nos villes invivables. Tour d’horizon du continent, à travers 10 cités emblématiques. ■
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Abidjan, en première ligne Population estimée : 5 millions d’habitants (Côte d’Ivoire : plus de 24 millions) ABIDJAN S’IMPOSE comme le connecteur idéal de l’Afrique de l’Ouest et de la zone UEMOA. Mais selon la Banque mondiale, la Côte d’Ivoire sera l’un des pays les plus impactés par le réchauffement climatique d’ici à 2050, du fait de la combinaison de la hausse des températures, de la montée du niveau de la mer et de la variation accrue des précipitations. À Abidjan, les effets de la construction le long de la lagune sont déjà visibles : les plages s’érodent, le sel infiltre les nappes phréatiques. À moyen terme, Grand-Bassam et même l’aéroport international sont menacés, selon le Centre ivoirien antipollution Ciapol. L’enjeu environnemental est devenu majeur pour le gouvernement et pour le district autonome, dirigé par Robert Beugré Mambé. La mairie de Cocody a annoncé en 2017 un ambitieux projet pilote baptisé « Cocody commune verte » afin de « séquestrer le CO2 ». L’idée consiste à planter une haie de palétuviers de 30 km le long de la lagune, afin de reconstituer la mangrove disparue, ce rempart naturel contre l’érosion du littoral. Reste à savoir si cet ambitieux projet sera confirmé par la nouvelle équipe municipale élue lors des élections locales d’octobre dernier. AFRIQUE MAGAZINE
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NABIL ZORKOT
La lagune d’Abidjan.
Le marché d’Oshodi, banlieue de l’État de Lagos.
JACOB SILBERBERG/PANOS-RÉA
Lagos, face aux flots Population estimée de l’agglomération : 22 millions d’habitants (Nigeria : plus de 195 millions) LAGOS AURAIT TOUS LES ATTRIBUTS pour être le grand connecteur de l’Afrique de l’Ouest, mais son fonctionnement, trop chaotique, l’en empêche, explique Jean-Pierre Elong-Mbassi. La mégapole est passée de 300 000 habitants en 1950 à 5 millions en 1990 et 22 millions aujourd’hui. Et plus de 40 millions d’ici à 2050… 3 000 nouveaux arrivants s’y agrègent chaque jour, sans que suivent les infrastructures : eau, électricité, transports, déchets (10 000 tonnes d’ordures par jour). À ces problèmes structurels s’ajoute désormais la AFRIQUE MAGAZINE
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menace climatique. Car Lagos (« Les Lacs » en portugais), bâtie sur une lagune, des îles et des marais, n’excède pas 20 mètres d’altitude. La mangrove disparue, le littoral s’érode face aux assauts de l’Atlantique. Deux tiers de la population vit en zone inondable. Et les autorités semblent en panne de solutions : plus grand projet immobilier du continent, Eko Atlantic, un polder où se bâtit depuis 2007 un nouveau quartier sous le modèle de Dubaï, tourne au ralenti, faute d’investisseurs. Pire : la digue protégeant Eko pourrait favoriser l’inondation d’autres secteurs urbains du poumon économique nigérian, décidément bien essoufflé. 53
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Addis-Abeba multiplie les projets innovants et les infrastructures.
Addis-Abeba, modernisation à marche forcée
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Kigali, l’écologie de rigueur Population estimée : 1,2 million d’habitants (Rwanda : plus de 12 millions) C’EST SANS DOUTE la ville la plus propre et la plus sûre du continent. Et les visiteurs n’en reviennent pas. Le centre-ville est piétonnier – le seul du continent. Et chaque premier dimanche du mois, la capitale rwandaise, aux routes goudronnées et sans nids-de-poule, célèbre sa « journée sans voiture » (ou plutôt son « car free day », l’anglais étant prédominant). Ici, il faut chercher pour dénicher le moindre déchet, la moindre mare d’eau stagnante propice aux moustiques. L’interdiction totale des sacs plastique dans le Pays des mille collines depuis 2006 a, certes, contribué à cette exceptionnelle propreté. Comme les matinées de « travail communautaire » (umuganda), organisées chaque dernier samedi du mois, où les habitants doivent, entre autres, astiquer les alentours… sous peine d’amende ! Impeccable Kigali, élue « ville la plus propre d’Afrique » par l’ONU-Habitat. Le président Paul Kagame en a fait la vitrine du pays, qu’il veut le plus « business friendly » du continent. À quelques kilomètres au nord de la capitale est en train de naître, sur 60 hectares, Innovation City, avec son pôle d’excellence – dont l’antenne de l’université américaine Carnegie-Mellon – et ses incubateurs de start-up. AFRIQUE MAGAZINE
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PETTERIK WIGGERS/PANOS-RÉA
Population estimée : 4 millions d’habitants (Éthiopie : 105 millions) ADDIS-ABEBA, déjà siège de l’Union africaine, multiplie les projets innovants et les infrastructures afin de soutenir un fort taux de croissance et aussi de s’imposer comme le connecteur d’Afrique de l’Est face à sa rivale kenyane, Nairobi. En 2016, Addis a inauguré son tramway, le premier d’Afrique subsaharienne. Mais avec 120 000 voyageurs par jour – le double de ses capacités –, ce tram est déjà victime de son succès. La ville met aussi en place des « condominiums » (habitations à loyer modéré) : un plan quinquennal prévoit la construction de 700 000 logements afin d’éradiquer les bidonvilles. Et des parcs industriels, où se pressent les usines textiles, éclosent tout autour de la capitale. Cette modernisation à marche forcée bouscule la rigide politique éthiopienne, les habitudes d’une administration centralisatrice mais aussi les très fragiles équilibres ethno-politiques du fédéralisme. En 2016, le projet d’étendre les limites de la capitale en empiétant sur la province voisine d’Oromo a déclenché la fureur d’une partie de la population majoritaire dans le pays, mais marginalisée par le régime, dominé par la minorité tigréenne. Le 2 avril 2018, Abiy Ahmed, d’origine oromo, succède à Haile Mariam Dessalegn au poste de Premier ministre et mène depuis une politique réformatrice.
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YANN CASTANIER/HANS LUCAS
Kigali, capitale du Rwanda, a été élue « ville la plus propre d’Afrique » par l’ONU-Habitat.
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Le Caire concurrencé par un « nouveau nouveau Caire » ?
Le Caire, la capitale et ses doubles ?
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Johannesbourg, capitale de la province de Gauteng Population estimée de la province : 12 millions d’habitants (Afrique du Sud : plus de 57 millions) LA PROVINCE DE GAUTENG est sans conteste le grand connecteur de l’Afrique australe : cette conurbation regroupe Johannesbourg, capitale économique et financière de la République sud-africaine, Tshwane-Pretoria, capitale politique, mais aussi les principales mines d’or ainsi que le township de Soweto. Au total, 40 % du PIB du pays s’y concentre, tout comme la moitié de la population blanche du pays. Outre les violentes inégalités et l’héritage social particulièrement douloureux de l’apartheid, la mégalopole fait face aux dérèglements du temps. En octobre 2017, des inondations catastrophiques ont montré que Gauteng avait grandi trop vite : « Un développement urbain avec peu de considération pour l’état de l’environnement est la caractéristique de Gauteng, résume, peu après la tempête historique, un rapport de l’Observatoire de la région urbaine de Gauteng. Cela a laissé la province, et notamment ses zones urbaines, sans défense face aux inondations, à l’accumulation de déchets et à une atmosphère compromise par la pollution, une couche de smog brun. » AFRIQUE MAGAZINE
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SHUTTERSTOCK
Population estimée : 20 millions d’habitants (Égypte : plus de 96 millions) L’ÉGYPTE DOIT INAUGURER une nouvelle capitale en juin 2019, à 40 km à l’est du Caire. Ses concepteurs (le ministère de la Défense et celui du Logement) la promettent aussi vaste que Singapour, verte et aérée : administrations, gratteciel, lotissements et infrastructures se loveront autour d’une « green river » composée de plans d’eau et d’espaces verts. Le long des artères congestionnées du Caire, des publicités résument l’enjeu : « Venez respirer ! » La nouvelle capitale n’a pas encore de nom. Car celui de « Nouveau Caire » est déjà pris… par un autre doublon, bâti dans les années 2000, et demeuré à moitié vide. Car en Égypte, où 96 % de la population se concentre sur 4 % du territoire – principalement le long du Nil –, les autorités s’efforcent de répartir la croissance urbaine : pas moins de 22 villes nouvelles ont ainsi vu le jour. Mais faute d’infrastructures adaptées, de transports publics et d’emplois, la plupart de ces cités sont devenues des châteaux de sable. Ce « nouveau nouveau Caire » échappera-t-il à cette malédiction ? Le déménagement de la pléthorique administration égyptienne pourrait y contribuer. Le risque est cependant réel de voir émerger une capitale sans âme, citadelle d’un pouvoir à poigne soucieux de s’éloigner de l’agitation contestataire de la place Tahrir.
Le chantier de la ville nouvelle de Diamniadio se situe à 30 km de la capitale sénégalaise.
Dakar, le rêve de Diamniadio
SYLVAIN CHERKAOUI POUR AM
Population estimée de l’agglomération : 3,2 millions d’habitants (Sénégal : plus de 15 millions) LE TRANSFERT DES ADMINISTRATIONS vers le nouveau quartier ultramoderne de Diamniadio a commencé, non sans susciter quelques inquiétudes. La capitale sénégalaise, « conçue » à l’époque coloniale, étouffe entre embouteillages dantesques et pollution, coincée dans une presqu’île sans réserve foncière. En construction depuis 2013, la ville nouvelle de Diamniadio, destinée à désengorger Dakar, devient fonctionnelle : outre la route à péage, un train express régional (TER) la relie désormais au centre-ville de la capitale, située à 30 km, mais aussi au nouvel aéroport Blaise-Diagne. Pas moins de 40 000 logements de divers standings sortent de terre, dans le but de créer une ville authentique avec un tissu social mixte et éviter l’écueil de la cité administrative sans âme qui guette les nouvelles capitales créées ex nihilo. Néanmoins, certains villages alentour ne cachent pas leur mécontentement face à l’absence de concertation. Surtout, la Confédération nationale des travailleurs du Sénégal (CNTS) a demandé en juillet le report du transfert des administrations, regrettant le manque de mesures d’accompagnement des fonctionnaires face à la hausse des coûts de déplacement et de restauration. Alors que certains projets de villes nouvelles sont à la peine, Diamniadio va, semble-t-il, trop vite ! AFRIQUE MAGAZINE
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Casablanca, de l’air ! Population estimée : 4 millions d’habitants (Maroc : 34 millions) FACE AU CAIRE (tournée vers le Moyen-Orient), Casablanca s’impose comme le connecteur de l’Afrique du Nord, une interface entre l’Europe et l’Afrique. Du fait de ses usines, de son parc automobile, vétuste et trop « diésélisé », la capitale économique et industrielle du Maroc souffre néanmoins d’une forte pollution : les vents dominants nord-nord-est dispersent les rejets industriels et les gaz d’échappement polluants jusqu’aux quartiers sud, faisant baigner toute la population dans un cocktail mortifère de CO2 et de dioxyde de soufre. En 2016, un rapport de l’OMS (Organisation mondiale de la santé) relevait d’ailleurs une pollution aux particules fines trois fois supérieure aux normes ! Et encore : la présence de la mer préserve la « maison blanche » d’une situation vraiment intenable, le grand large favorisant la dissipation des polluants. Par le biais des réseaux sociaux, les Casablancais se mobilisent, notamment en organisant des rassemblements citoyens afin de nettoyer les plages ou même les cimetières, et de sensibiliser au tri des déchets. 57
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Vue satellitaire de Tunis.
Tunis, le stress de l’eau
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Kinshasa, « Kin la Belle » ou « Kin la Poubelle » ? Population estimée : 10 à 12 millions d’habitants (République démocratique du Congo : plus de 81 millions) EN JANVIER 2018, Kinshasa a connu des inondations dramatiques. Si les autorités ont blâmé le changement climatique, la démographie a sa part de responsabilité : construite pour un demi-million de personnes, « Kin la Belle » en accueille désormais vingt fois plus. Chaque jour, 8 000 tonnes de déchets sont rejetées, au point que la ville a gagné le surnom de « Kin la Poubelle ». L’Union européenne (UE) a financé un programme permettant le traitement de 20 % de ces déchets dans 9 des 24 communes de la mégapole, une noria de camions les emportant au centre d’enfouissement de Mpasa. Mais lorsqu’en 2015 l’UE a passé le relais aux autorités communales, les dysfonctionnements se sont accumulés, et les montagnes d’ordures ont réapparu. Les immondices – et notamment les sacs plastique – s’accumulent et gênent l’écoulement des eaux. Les officiels kinois estiment à « 200 millions de dollars par an » le coût de la gestion des déchets, et invitent à « repenser de fond en comble toute la politique d’urbanisation de la ville ». AFRIQUE MAGAZINE
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CAPTURE D’ÉCRAN DE GOOGLE MAPS
Population estimée : 1 million d’habitants (Tunisie : plus de 11,5 millions) TUNIS POURRAIT S’IMPOSER comme l’un des connecteurs du monde méditerranéen. Et depuis la révolution, la capitale connaît un renouveau culturel, artistique. Mais outre un sérieux « désordre organisé », Tunis fait face à un sérieux problème d’eau. En juillet dernier, la ville était à son tour touchée par les coupures qui affectent le pays. Et la situation va empirer : les ressources en eau de la Tunisie devraient diminuer de 28 % d’ici à 2030. La faute incombe au réchauffement climatique qui accélère la désertification. Mais aussi à des productions agricoles bien trop gourmandes en eau, comme la pastèque, la tomate ou les agrumes. Surtout, le réseau tunisien est vétuste : les canalisations perdent un tiers de l’eau acheminée. Faute de moyens, leur remplacement est effectué à un rythme dix fois trop lent par rapport aux besoins (120 à 150 km de tuyaux par an, pour une nécessité estimée à 1 100 km). Les autorités planchent sur plusieurs solutions, comme équiper la Sonede, la compagnie des eaux, de capteurs alertant des fuites en temps réel. La Tunisie mise également sur les stations de dessalement d’eau de mer : la première a été mise en service à Djerba en mai ; trois autres devraient suivre à Sfax, Gabès et Sousse, avec l’appui de l’Agence japonaise de coopération internationale.
DOSSIER S’INVENTER UN AUTRE AVENIR
DANIEL ETTER/REDUX-RÉA
Chaque jour, 8 000 tonnes de déchets sont rejetées à Kinshasa.
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DOSSIER S’INVENTER UN AUTRE AVENIR
Dr Fatna EL-K’HIEL
« Contrebalancer le tropisme côtier et métropolitain » Médecin spécialiste en santé publique, élue locale, membre du bureau politique du parti du Mouvement populaire, la secrétaire d’État chargée de l’Habitat développe l’approche marocaine en matière de développement durable. Propos recueillis par Zyad Limam avec Jean-Michel Meyer Code de la famille, budgétisation sensible au genre, AM : Quelle est l’importance de ce sommet Africités 8 programme ICRAM 1, atteinte des objectifs du Millénaire pour le royaume du Maroc ? pour le développement, défis liés à la mise en œuvre Fatna EL-K’HIEL : Le sommet Africités 8 sous le démocratique des dispositions de la Constitution de 2011. haut patronage de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, Comment décrire l’expérience marocaine en matière que Dieu L’assiste, sera l’occasion de renforcer les de développement local ? Peut-on sortir de l’emprise partenariats entre pays afin d’améliorer les conditions des grandes métropoles et du Maroc « utile » ? de vie des populations africaines et de proposer des Je crois que nous avons rompu il y a longtemps solutions innovantes qui prennent en considération les avec cette notion de Maroc « utile » et de Maroc « inutile », contextes locaux. Ce sommet sera aussi l’occasion pour qui est une invention du protectorat. Le Maroc est le Maroc de remettre les revendications du continent aujourd’hui partout en chantier. La mise à niveau urbaine, sur le devant de la scène en matière de résilience aux par exemple, a concerné plus de 200 villes avec une changements climatiques, de transfert de technologies transformation substantielle de leur paysage urbain, et de finance climat. une amélioration notoire du cadre de vie Le rôle des femmes et la protection des « Nous avons et, par conséquent, un accroissement de leur enfants feront partie des thématiques rompu depuis compétitivité. Cela contribue grandement abordées au cours de ce sommet, avec en longtemps avec à améliorer l’attractivité des territoires particulier la présence de SAR la Princesse cette notion aux investissements. Cette mise à niveau Lalla Meryem. de Maroc n’a pas concerné que l’urbain. Des centaines Au cours de ces dernières années, "utile" et de de centres ruraux ont été mis à niveau, le Maroc, à l’instar d’autres pays du Maroc "inutile". avec un rapprochement des services, etc. globe, s’est inscrit dans une nouvelle Nous sommes Il ne faut pas opposer les métropoles au ère de développement des conditions reste du pays. Nous sommes bien conscients de vie, sensible au genre des différentes aujourd’hui du tropisme côtier et métropolitain, et nous catégories sociales, notamment les partout nous efforçons de le contrebalancer par femmes et les enfants. En application en chantier. » une politique d’aménagement du territoire des Hautes Directives Royales, la prise qui fait la part belle au développement local, celui en compte de l’équité sociale dans tous les plans du rural, des petites villes et des centres émergents. de développement socio-économiques a été inscrite Peut-on à la fois assurer la centralité de l’État dans les programmes gouvernementaux. C’est dans et l’autonomie des villes et des régions ? ce contexte que les actions de réforme ont vu le jour, Je poserais peut-être la question en des termes afin d’ancrer les principes de l’égalité entre les sexes différents : comment concilier centralité de l’État dans le système législatif et juridique, comme dans et autonomie des villes et des régions ? Et je dis bien les programmes de développement : adoption du nouveau
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en matière d’habitat évolue d’abord vers des actions « centralité » et non « centralisme ». Je crois qu’il faut prioritaires immédiates, qui accordent une importance trouver le bon dosage entre ce qui relève du central, aux besoins des catégories les plus vulnérables occupant ce qui revient aux collectivités locales et comment des logements sommaires ou un habitat vétuste. Plusieurs les accompagner par une déconcentration effective programmes ont été initiés dans ce sens, notamment et intelligente. La bonne gouvernance de la relation ceux relatifs à la résorption des bidonvilles en 2004. entre l’État et les collectivités locales nécessite le transfert d’un réel pouvoir de décision Lors de la conférence de lancement d’Africités, avec Mohamed Boudra, vers les services extérieurs de l’État. président de l’Association marocaine des présidents des collectivités communaux À cet effet, la déconcentration est la sœur (AMPCC) et Jean-Pierre Elong-Mbassi. siamoise de la décentralisation. Comment peut-on faire évoluer la perception des populations sur la question délicate de la démographie ? Il ressort du recensement de la population de 2014 que le Maroc compte, au 1er septembre 2014, une population de 33 848 242 habitants. Par rapport au recensement de 2004, c’est un accroissement absolu de 3 956 534 personnes. Le taux d’urbanisation est de 60,3 % en 2014, contre 55,1 % en 2004. L’accroissement de la population urbaine s’explique, d’une part, par l’accroissement démographique naturel et, d’autre part, par l’exode rural, la création de nouveaux centres urbains et l’extension des périmètres urbains des villes. Depuis le premier recensement, À côté de l’accès à un logement décent, la population a triplé en l’espace d’un « Il faut la politique de la ville garantit aux habitants demi-siècle. Mais on observe depuis les trouver le bon des quartiers défavorisés l’égalité dans leurs années 1980 une tendance à la baisse du dosage entre territoires, à travers l’accès aux services rythme d’accroissement de la population, ce qui relève et infrastructures, ainsi qu’aux équipements qui se poursuivra dans l’avenir. du central, et publics. Et il y a par ailleurs des actions inscrites En 2050, la population atteindra près de ce qui revient dans le moyen et le long termes. Au Maroc, 43,6 millions d’habitants. La convergence aux collectivités le déficit en logements a été réduit de près de des niveaux de fécondité entre les locales. 400 000 unités en 2017 contre 800 000 unités milieux urbains et ruraux pourrait en 2012. susciter un rapprochement des tailles des Prévoir une C’est le résultat de réformes novatrices, familles entre les deux milieux, favoriser déconcentration effective et l’implication du secteur privé, l’instauration la réduction des inégalités de revenus intelligente. » d’incitations fiscales, l’ouverture de nouveaux et concourir à l’émergence d’une société pôles urbains, la création de villes nouvelles, plus égalitaire et plus ouverte, favorisant la mobilisation du foncier public et la création de l’avènement d’une classe moyenne plus consistante. mécanismes de financement. Dans le même sens, Vous êtes en charge du dossier sensible des études ont permis de définir les besoins réels des de l’habitat. Comment conjuguer les impératifs couches sociales, afin de mieux orienter la production du court et du long termes ? de logements et de mettre en place des produits Le Maroc a depuis longtemps érigé le secteur de de prévention concurrençant l’habitat anarchique. ■ l’habitat comme un secteur prioritaire. La politique
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DÉCOUVERTE C O M P R E N D R E U N PAY S , U N E V I L L E , U N E R É G I O N , U N E O R G A N I S A T I O N
CAMEROUN
UN NOUVEAU SEPTENNAT Entre changements et continuité,
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les défis présidentiels.
Paul Biya en visite à Maroua, quelques jours avant qu’il ne soit réélu. D O S S I E R D I R I G É PA R E M M A N U E L L E P O N T I É - AV E C F R A N Ç O I S B A M B O U
DÉCOUVERTE/Cameroun
Désirs d’avenir
Pour ce septième mandat, le président devra trouver les bonnes réponses aux inquiétudes de ses compatriotes, notamment pour ce qui est de la consolidation de la concorde nationale et de l’accélération de l’insertion des jeunes. par Emmanuelle Pontié
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nthousiaste pour certains et inquiète pour d’autres, la presse camerounaise s’est abondamment épanchée sur la victoire de Paul Biya le 7 octobre dernier à l’élection présidentielle, avec en toile de fond une question récurrente : Paul Biya va-t-il changer pour ce septième mandat ? Ce président au verbe rare sera-t-il enfin plus disert sur les grandes affaires de son pays ? Ce chef peu visible sur le terrain va-t-il renouer avec les tournées des régions comme à l’orée de son pouvoir ? Ou va-t-il cette fois organiser régulièrement des conseils des ministres comme on le voit ailleurs ? Pour Robert, haut cadre d’une entreprise publique, « il faut que le président écoute le message que ses compatriotes lui ont envoyé à l’occasion de cette présidentielle, qu’il soit attentif au mécontentement de certains. Il doit en tenir compte pour réussir ce qui n’a pas pu l’être pendant le mandat précédent ». Et Robert d’égrener de nombreux chantiers du président sur les plans économique et social, qui n’ont pas encore porté les fruits escomptés. Il faut dire que les circonstances n’ont pas particulièrement souri AFRIQUE MAGAZINE
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Le 22 octobre 2018, Paul Biya est officiellement proclamé vainqueur du scrutin, avec 71, 28 % des voix, par le Conseil constitutionnel.
au président Biya lors de son mandat précédent. Son sixième septennat démarrait pourtant sous les meilleurs auspices avec des finances publiques assainies, un endettement modéré, des matières premières bien vendues à l’export, et surtout, en interne, un climat sociopolitique apaisé. Le président se faisait fort de pouvoir enfin tenir sa promesse : celle d’entrer dans l’histoire comme celui qui a apporté la démocratie et la prospérité au Cameroun. En prêtant serment le 3 novembre 2011, le président de la République, nouvellement réélu, promettait alors de transformer le Cameroun « en un chantier de l’émergence, c’est-à-dire : en un pays qui crée des richesses et les redistribue de manière équitable ; en un pays qui offre à tous des opportunités égales d’épanouissement ; en un pays à la croissance économique forte et durable ; en un pays à la sécurité alimentaire renforcée ; bref en un pays du bonheur de tous et de chacun ». Il s’engageait à matérialiser les grands projets inscrits dans le Document de stratégie pour la croissance et l’emploi (DSCE), notamment dans les secteurs des infrastructures, de l’agropastoral, de l’énergie, AFRIQUE MAGAZINE
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de l’éducation, de la gouvernance, et du bien-être social, particulièrement des jeunes et des femmes. C’était sans compter avec le retournement inattendu de la conjoncture économique, et même sociopolitique. D’abord la montée en puissance de la menace Boko Haram dans l’Extrême-Nord, ce qui a obligé le gouvernement à consacrer de colossales ressources à la guerre contre cette secte islamiste installée au Nigeria, mais qui menait des attaques récurrentes et ravageuses en territoire camerounais. Puis vint la crise des devises due à la chute des cours des matières premières. La zone Cemac (Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale) qui jouissait d’une stabilité macroéconomique enviée avec une croissance forte, une inflation faible et des réserves de change abondantes a dû faire face à un tarissement subit de ses réserves de change et un ralentissement de la croissance. Le recours au Fonds monétaire international (FMI) s’est donc avéré inévitable. Là encore, le répit fut de courte durée, car dès la fin 2016, la crise anglophone surgit à son tour, 65
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« La fonction publique doit se redonner une éthique, hisser ses performances à la hauteur des enjeux, et se tourner résolument vers la satisfaction de l’intérêt général. »
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et depuis, le pays est confronté à une situation particulièrement tendue dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. À la différence de la guerre de l’ExtrêmeNord, qui opposait les forces camerounaises à des hordes de terroristes étrangers, dans le cas de la crise anglophone, il s’agira pour Paul Biya de ramener à la raison des compatriotes qui ont pris les armes, certes à tort, contre leur propre pays, sous prétexte d’exprimer un mécontentement. Dans les débats politiques comme dans la presse, la résolution de la crise en cours dans ces deux régions est considérée comme la priorité essentielle de ce début de septennat. Même les chancelleries occidentales qui ont félicité Paul Biya pour sa réélection ne manquent pas de l’encourager à poursuivre le dialogue, à l’instar de l’Union européenne, préoccupée par la situation qui prévaut dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. « Il demeure important que les autorités soient à l’écoute des propositions de la société civile et des autorités religieuses pour une résolution pacifique et durable de la crise, et qu’un processus de dialogue soit lancé au plus tôt avec tous les acteurs en faveur de la paix. » Un dialogue également recommandé par les acteurs camerounais de la société civile, et qui a commencé par les missions de bons offices diligentées dans ces deux régions, conduites tant par le Premier ministre Philémon Yang et d’autres élites de ces régions que par Peter Mafany Musonge dans le cadre de la Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme, dont il est le président. « La paix est le premier terme de la devise de notre pays. C’est aussi l’un de nos principaux défis. Face aux menaces récurrentes qui pèsent sur la paix, nous devons tout faire pour la préserver », indiquait d’ailleurs le président lors de sa campagne électorale, s’engageant par ailleurs à « consolider la paix dans les cœurs et dans les esprits en créant les conditions de développement de la culture de la paix à l’école et dans les familles », puis à « continuer à garantir la diversité culturelle, ethnique, linguistique et confessionnelle, dans le respect de l’unité nationale ». Mais surtout,
pour réussir, le chef de l’État devra remettre son administration en ordre de bataille, concentrée sur ses objectifs prioritaires et non plus dans l’affairisme et « la course effrénée à l’enrichissement » maintes fois dénoncée par Paul Biya lui-même. « Notre administration reste perméable à l’intérêt particulier. Ce dernier est le plus souvent incompatible avec l’intérêt de la communauté nationale. Dans un État moderne, cette dérive ne doit pas être tolérée », disait-il avant d’ajouter qu’il faut « moderniser notre fonction publique et la rendre plus efficace. La fonction publique doit être au service du public. Elle doit tourner le dos à l’attentisme, à l’inertie, à l’immobilisme, et à l’affairisme, pour devenir plus efficace, se redonner une éthique, hisser ses performances à la hauteur des enjeux, et se tourner résolument vers la satisfaction de l’intérêt général ». Un saut qualitatif qui sera indispensable pour relever le défi du développement, aussi bien dans la mise en œuvre des infrastructures que dans l’exécution des réformes nécessaires à une meilleure compétitivité de l’économie. pour les générations futures Il restera alors à convaincre la jeunesse. Impatiente à raison, elle représente la moitié de la population et se trouve confrontée au chômage. Elle a parfois l’impression d’être laissée pour compte. Pourtant, d’année en année, à l’exemple du Plan triennal spécial jeunes doté de 102 milliards de francs CFA, des programmes spécifiques sont mis en place pour faciliter leur insertion socio-économique, en les formant et en finançant leurs activités. Mais Paul Biya est d’avis qu’il faut en faire davantage : « Mieux que par le passé, nous devons accorder aux femmes et aux jeunes une juste place dans la société, non seulement au regard de leur poids démographique, mais aussi en considération de l’énergie dont ils sont porteurs. » Raison pour laquelle il a annoncé une meilleure planification de l’éducation et de l’apprentissage, compte tenu des nécessités du monde en mutation et des « besoins des générations futures » dans l’élaboration des politiques publiques. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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Renforcer la lutte contre la corruption
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Malgré les sanctions déjà prises contre des détourneurs de fonds publics, le chef de l’État s’est engagé à monter d’un cran dans la traque des contrevenants.
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de cas de distraction de fonds publics. e m’engage à renforcer la Parallèlement à ces opérations de lutte, la lutte contre la corruption et le commission présidée par le révérend pasteur détournement des biens publics, Dieudonné Massi Gams œuvre à la prévention ainsi que la moralisation des en vulgarisant les textes sur la lutte contre comportements. » Cette séquence la corruption et en identifiant les causes du de la profession de foi du candidat Paul Biya phénomène afin de proposer des mesures. lors de la dernière élection présidentielle a dû L’institution, qui a déjà sauvé 200 milliards marquer les esprits, tant l’intransigeance du de francs CFA, estime que son portefeuille chef de l’État du Cameroun a été remarquée d’investigation en cours porte sur près de ces dernières années sur ce sujet. Il n’hésite 1 000 milliards. Dans l’ensemble, la population pas à faire juger et au besoin à emprisonner s’adresse de plus en plus à elle, puisque les les responsables publics coupables de dénonciations sont passées de 227 en 2008 corruption. Quelques hauts dignitaires de à 4 000 en dix ans, et les appels sur la ligne l’appareil étatique se sont ainsi retrouvés verte par les victimes sont montés à 100 derrière les barreaux, y compris d’ex-proches par jour en moyenne. À tout cela s’ajoute le collaborateurs du chef de l’État, condamnés Programme national d’éducation à l’intégrité pour détournements de fonds publics. (PNEI) qui, explique Dieudonné Massi Gams, Le principal instrument de lutte contre « jette les bases d’une société camerounaise la corruption est la Commission nationale pétrie d’intégrité et donc respectueuse des anti-corruption (Conac), un organisme public valeurs éthiques, morales et républicaines. indépendant créé en 2007 et placé sous D’où l’institution des clubs d’intégrité dans l’autorité du président de la République. Sa les universités, lycées et collèges. Inculquer mission est de suivre et d’évaluer l’application à la jeunesse les valeurs d’intégrité est l’un effective du plan gouvernemental de lutte des moyens sûrs de sacraliser la fortune contre la corruption puis de recueillir, de publique ». Sur le plan judiciaire, le tribunal centraliser et d’exploiter les dénonciations criminel spécial mis en place et informations dont elle est en décembre 2011 pour juger saisie pour des cas flagrants, des cas de corruption grave et même, au besoin, portant sur des sommes d’investiguer et de procéder, de plus de 50 millions le cas échéant, au contrôle de francs CFA est monté physique de l’exécution des en régime. Le bilan de projets, ainsi qu’à l’évaluation cette instance spéciale des conditions de passation créée pour « apporter plus des marchés publics. La d’efficacité et de rapidité » publication du rapport dans les procédures et annuel de cette instance « éradiquer les lenteurs est toujours un grand Dieudonné Massi Gams, et les dysfonctionnements moment de la vie nationale, président de la Commission observés » est révélateur car le document révèle de nationale anti-corruption. de son efficacité. ■ nombreuses dénonciations
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Consolider l’unité nationale Face à la gravité des exactions des bandes armées qui sévissent dans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, le président devra veiller à restaurer le tissu économique et rétablir une vie sociale apaisée.
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our la plupart des Camerounais qui ont toujours vanté leur diversité et surtout leur bilinguisme français/anglais, les tensions politiques aux lourdes conséquences socio-économiques qui ont cours dans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest sont vécues comme un drame national. Et c’est tout naturellement que cette question s’est invitée au contentieux postélectoral de la présidentielle, les différentes parties s’inquiétant de savoir si les citoyens de ces régions, terrorisés par des groupes armés se réclamant de mouvements séparatistes sans visage, ont pu voter librement lors du scrutin présidentiel du 7 octobre dernier. Si des agents téméraires de l’administration électorale et des forces de l’ordre ont pu garantir la tenue formelle du scrutin, la faible affluence observée dans ces zones donne tout son sens à la volonté exprimée par Paul Biya de régler cette crise au plus vite. « Il nous reste à restaurer la paix dans nos régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, meurtries par les exactions des sécessionnistes. » rester unis et solidaires « En apportant à nos compatriotes de ces deux régions toutes les satisfactions qu’elles sont en droit d’attendre et en les protégeant contre les excès de ces soidisant libérateurs, nous démontrerons que leur avenir se trouve bien au sein de notre république. Nous pourrons alors poursuivre notre marche en avant en saisissant toutes les grandes opportunités qui s’offrent à nous. Mais il nous faudra pour cela rester unis et solidaires, manier à la fois la fermeté et le dialogue et demeurer fidèles à notre idéal démocratique », expliquait-il le 29 septembre dernier, lors d’une visite de campagne à Maroua dans l’Extrême-Nord, une région où l’État a également dû neutraliser des hordes de combattants de la secte islamiste nigériane Boko Haram. Il faut dire que la situation s’est
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sérieusement détériorée dans les deux régions anglophones : en plus des édifices publics incendiés et des emblèmes de l’État profanés, les meurtres de civils et d’agents des forces de l’ordre sont devenus courants. Les terroristes attaquent régulièrement les projets de construction d’infrastructures sociales et économiques. En outre, les opérations « villes mortes » ont causé un exode massif vers les régions voisines francophones. Une situation dont les conséquences économiques indignent le Groupement inter-patronal du Cameroun (Gicam), la principale organisation des hommes d’affaires les plus influents du pays : « La crise dans les régions du SudOuest et du Nord-Ouest a déjà sérieusement entamé leur tissu économique. Elle a fragilisé des filières importantes comme celle du cacao et conduit à l’agonie des mastodontes agro-industriels qui structuraient des pans entiers de l’économie de ces régions et au-delà. Face aux menaces et aux pertes enregistrées suite à des actes de vandalisme et autres, de nombreuses entreprises y ont réduit leur présence commerciale à sa plus simple expression. Les manques à gagner en matière de chiffres d’affaires sont importants et s’ajoutent aux préjudices déjà subis suite aux destructions d’actifs », peut-on lire dans une analyse du Gicam produite il y a un mois. La crise a ainsi engendré un manque à gagner immédiat en matière de chiffre d’affaires estimé à 270 milliards de francs CFA, 6 milliards de francs CFA de recettes fiscales perdues pour l’État au titre de l’acompte de l’impôt sur les sociétés, 2,1 milliards de francs CFA en destructions de biens immobiliers, de matériels roulants et meubles. Près de 6 500 emplois formels ont déjà été perdus et 8 000 autres emplois sont menacés, uniquement dans l’agroindustrie, dans une zone qui produit l’essentiel du cacao, du thé et une bonne partie du caoutchouc et de la banane exportés. Pour la Cameroon Development Corporation (CDC), AFRIQUE MAGAZINE
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deuxième employeur du pays après l’État, la situation est catastrophique. Sur 29 sites de production, une quinzaine est à l’arrêt, certains étant devenus des camps de base pour les assaillants armés qui en ont délogé les travailleurs. Des évolutions qui révèlent l’ampleur du défi pour le gouvernement. Connu pour son pragmatisme et ses talents de négociateur, l’ancien Premier ministre Peter Mafany Musonge, lui-même originaire du Sud-Ouest, a été nommé président de la Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme. Sa mission : proposer des solutions pour maintenir la paix, consolider l’unité nationale et renforcer la volonté du vivre-ensemble. Pour le président de la commission, il est impérieux que les extrémistes mettent de l’eau dans leur vin pour donner une chance au retour à la normale, tel qu’il l’a expliqué lors d’une visite aux populations de cette région : « Chers frères et sœurs de la région du Sud-Ouest, la situation est grave – très grave, et le chef de l’État en est conscient. Il en est très inquiet et la preuve en est le nombre de missions de réconciliation envoyées dans nos deux régions au cours des douze derniers mois. La situation devient insupportable et c’est pourquoi le chef de l’État a décidé AFRIQUE MAGAZINE
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de renforcer le dialogue en envoyant sur le terrain, cette fois-ci, tous les membres de la commission pour promouvoir le vivreensemble en consolidant la paix, cette paix si chèrement acquise et qui, aujourd’hui, est gravement compromise. » Dans l’attente, le pouvoir continue de donner des gages de bonne volonté. L’ensemble des revendications posées au départ par les avocats et enseignants anglophones et qui ont servi de prétexte à l’entrée en scène des groupes armés séparatistes ont été résolues et bien au-delà, des mesures de confiance ont été prises, telles que la création de nouvelles filières dans les grandes écoles dédiées aux anglophones. Ou encore des opérations spéciales de recrutement d’enseignants et d’agents publics anglophones. En plus d’ordonner l’arrêt des poursuites contre certains premiers acteurs de la contestation, le gouvernement a mis en place un plan d’urgence humanitaire financé à hauteur de près de 13 milliards de francs CFA. Ce plan a déclenché la mobilisation de toute la communauté nationale à travers des dons divers notamment en numéraire pour porter assistance aux 75 000 déplacés internes des deux régions, et aux 22 000 victimes d’exactions diverses. ■
Paul Biya, accompagné de son épouse Chantal, en campagne à Maroua, dans l’Extrême-Nord, en septembre dernier.
Des émissaires seront envoyés sur le terrain pour promouvoir le vivre-ensemble et consolider la paix, aujourd’hui gravement compromise.
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Une croissance mieux distribuée Une nouvelle impulsion sera nécessaire pour gagner le pari d’une économie plus performante, capable de faire reculer durablement la pauvreté.
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’est sans faux-fuyant que le chef de l’État camerounais analyse la situation économique de son pays : « La conjoncture internationale défavorable, en raison notamment de la baisse persistante des cours des matières premières, a négativement impacté la croissance économique et le progrès social dans notre pays. Il en est en outre résulté des difficultés de trésorerie, dont les fournisseurs de l’État et particulièrement les petites et moyennes entreprises ont fortement pâti. » Une description qui campe l’ampleur des grands défis qui interpellent l’économie camerounaise : faire repartir la croissance vers un taux à deux chiffres comme le pays en affiche l’ambition dans le Document de stratégie pour la croissance et l’emploi, puis assurer une juste répartition des retombées de cette vitalité économique retrouvée, afin de faire face aux attentes sociales pressantes. Dès l’apparition de la crise, dans l’urgence, le Cameroun a signé en juin 2017 un accord avec le FMI, pour renflouer les réserves de change lourdement affectées par les importations des autres membres de la sous-région, dont le pays est solidaire dans le cadre de la Cemac. Ce programme qui incluait une série de réformes structurelles, couplées à la résilience de l’économie camerounaise qui tire avantage de sa diversification, a permis au pays de résister mieux que ses voisins aux effets négatifs de la conjoncture internationale. Malgré ces difficultés, le Cameroun est parvenu à maintenir le cap de ses ambitions d’émergence à l’horizon 2035 et à préserver les fondamentaux de ses finances publiques, sans pour autant pénaliser les entreprises. Globalement, il s’est agi de poursuivre l’optimisation de la collecte des revenus de l’État et de la rationalisation de la dépense
publique, d’assurer le règlement prioritaire de la dette des petites et moyennes entreprises et de poursuivre l’amélioration de l’accès de ces PME au crédit bancaire. Dans ce cadre, le ministre des Finances Louis-Paul Motaze a engagé depuis le mois d’avril dernier une série de paiements des créances des PME sur l’État. Une initiative fortement saluée par les opérateurs économiques. tirer les leçons de la crise Le ministre Louis-Paul Motaze a également mené des concertations avec les principales organisations patronales, afin de fluidifier leurs relations fiscales avec l’État, et d’examiner le moyen de renforcer la confiance entre le secteur financier et les entreprises pour simplifier l’octroi des crédits aux entrepreneurs. Pour le ministre, même si la gestion vigilante du président Paul Biya a permis de prendre des mesures urgentes pour stabiliser la situation économique du pays, l’enjeu est désormais de tirer les leçons de la crise et de renforcer la diversification de l’économie afin de prévenir d’autres chocs exogènes : « Il s’agit donc désormais d’encourager et soutenir les entreprises de transformation, quelle que soit leur taille, car c’est la direction que le chef de l’État nous indique, lorsqu’il demande au Cameroun d’aller vers l’industrialisation. Ne l’oublions pas, quand on parle de pays émergent, il s’agit d’un pays industrialisé. Nous ne pouvons pas continuer à exporter des produits bruts, mais au contraire nous devons tout faire pour pouvoir transformer localement une partie de nos productions, afin de leur donner plus de valeur à l’exportation, tout en créant davantage d’emplois dans le pays », plaide le membre du gouvernement. La mise en œuvre de ces programmes a eu AFRIQUE MAGAZINE
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le don de séduire le FMI, comme l’a fait savoir le directeur de son département Afrique, Abebe Aemro Sélassié, le 6 juillet dernier : « Le programme de réformes économiques et financières du Cameroun qui est appuyé par l’accord conclu avec le FMI au titre de la facilité élargie de crédit a considérablement contribué à reconstituer les réserves de la BEAC (Banque des États de l’Afrique centrale), en dépit d’un rééquilibrage budgétaire moins prononcé que prévu en 2017. À terme, il sera important de continuer à élargir l’assiette des recettes non pétrolières, notamment en réduisant les exonérations fiscales, et en améliorant la qualité des dépenses afin de créer un espace budgétaire pour les dépenses sociales et les investissements prioritaires, tout en préservant la viabilité de la dette », a-t-il indiqué. promouvoir l’investissement Pour ce qui est des infrastructures, forts des grandes réussites enregistrées dans ce domaine avec le lancement de chantiers autoroutiers et de voiries urbaines dans plusieurs régions, les différents responsables de l’administration sont déjà à pied d’œuvre AFRIQUE MAGAZINE
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pour la préparation de la seconde phase du DSCE. « Notre Document de stratégie pour la croissance et l’emploi met une emphase particulière sur les infrastructures. C’est un choix délibéré, c’est un choix judicieux du président de la République de doter notre pays des infrastructures qui permettent au secteur privé de jouer pleinement son rôle. L’État a le devoir de créer le cadre propice à l’activité économique, de promouvoir l’investissement, d’encourager les activités commerciales, et de soutenir avec des mesures spécifiques cette dynamique de développement et d’accélération de la croissance », explique Alamine Ousmane Mey, le ministre de l’Économie, de la Planification et de l’Aménagement du territoire. D’ores et déjà, le président Biya a répertorié les ouvrages d’envergure qui devraient être les vitrines de son programme en matière d’infrastructures pour son nouveau mandat : les projets d’autoroutes Yaoundé-Douala (2e phase), Yaoundé-Nsimalen et Edéa-Kribi, en plus de la poursuite du maillage territorial avec un réseau routier moderne capable de stimuler les échanges et de donner plus de visibilité à ses résultats économiques. ■
Le chantier de l’échangeur du rond-point Deido, à Douala.
Parvenir à maintenir le cap des ambitions d’émergence à l’horizon 2035 et préserver les fondamentaux des finances publiques, sans pour autant pénaliser les entreprises.
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Booster l’emploi Cursus professionnels optimisés, promotion de l’auto-emploi, insertion socio-économique, Plan triennal spécial jeunes… Plusieurs initiatives sont en cours pour inverser la courbe du chômage.
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ndiguer la montée du chômage au moyen de la création de postes décents et de la promotion de l’autoentrepreneuriat. Ainsi se résument les objectifs du gouvernement. Certes, ces dernières années, la mise en œuvre de grands projets structurants a favorisé la création de milliers d’emplois, mais comme le souligne Paul Biya, on doit être plus ambitieux : « L’option gouvernementale, orientée vers l’enseignement des métiers et les formations pratiques et techniques, commence à porter ses fruits en favorisant l’auto-emploi et l’insertion socio-économique des jeunes. 473 303 emplois jeunes ont été recensés au 31 décembre 2017. C’est mieux que l’objectif de 400 000 que nous nous étions fixé. Mais nous sommes conscients qu’il en faut plus pour résorber le chômage des jeunes. » Un des instruments privilégiés du gouvernement pour faire face à l’arrivée de milliers de diplômés chaque année sur le marché de l’emploi est le Plan triennal
spécial jeunes (PTS-Jeunes) lancé l’année dernière. Dotée d’une enveloppe globale de 102 milliards de francs CFA, cette initiative vise les tranches d’âge comprises entre 15 et 35 ans. Au total, le PTS-Jeunes cible 1 500 000 jeunes à raison de 500 000 par an, dont les besoins et vocations sont identifiés via l’Observatoire national de la jeunesse, dans des secteurs tels que l’agriculture, l’économie numérique, l’innovation technologique. « Notre jeunesse n’est pas suffisamment identifiée ni caractérisée. Ses aspirations et besoins ne sont pas clairement répertoriés et classés de manière scientifique. C’est la raison d’être de l’Observatoire national de la jeunesse qui vient de voir le jour », explique le ministre de la Jeunesse et de l’Éducation civique, Mounouna Foutsou. Depuis le lancement du PTS-Jeunes, un peu moins de 3 000 projets individuels ou en groupes ont déjà été financés par le Fonds national d’insertion des jeunes, le bras financier de ce programme. Des milliers d’autres projets sont en cours AFRIQUE MAGAZINE
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d’examen par le comité de crédit du fonds, et on enregistre près de 600 000 jeunes inscrits à la plate-forme de l’Observatoire national de la jeunesse, dont environ 2 000 issus de la diaspora. l’importance des TPE et PME Selon le ministre Mounouna Foutsou, plusieurs projets sont mis en œuvre par différents départements ministériels en faveur de la jeunesse : « En ce qui concerne le ministère de la Jeunesse et de l’Éducation civique, l’Agence du service civique national de participation au développement a formé et inséré depuis son démarrage en 2012 à ce jour 22 620 volontaires, le Pajer-U/Pifmas a placé en auto-emploi depuis 2007 à ce jour 5 183 jeunes dont 300 en junior entreprises. Il faut noter que ces TPE et PME ont généré des milliers d’emplois pour d’autres jeunes », a-t-il déclaré. Ces programmes viennent en appoint aux opérations déjà lancées par le Fonds national de l’emploi, dont une première évaluation des acquis montre qu’en ce qui concerne le monde rural, le Pader (Programme d’appui au développement AFRIQUE MAGAZINE
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des emplois ruraux) est parvenu à installer 65 500 jeunes entrepreneurs agropastoraux. Pour les Camerounais fraîchement diplômés, le PED (Programme emploi diplômé) a déjà pu en placer 10 500 en entreprise tandis que le programme Usep (Urban Special Employment Program) est en cours de déploiement, avec de fortes attentes. Idem pour le Pairppev (Programme d’appui à l’insertion et à la réinsertion socioprofessionnelle des personnes vulnérables), conduit avec le ministère des Affaires sociales. Les Camerounais de la diaspora bénéficient, eux, du Paric (Programme d’appui au retour des immigrés camerounais). L’optimisation des ressources humaines pour s’adapter au marché du travail devra aussi réduire le chômage. À côté des trois centres de formation d’excellence installés dans les villes de Limbé, Sangmélima et Douala, les autorités ont déployé un réseau de centres de formation aux métiers dans toutes les régions du pays. Afin que l’ensemble de ces instruments ne se télescopent pas, il existe des passerelles entre les différents dispositifs d’accompagnement des jeunes diplômés dans l’auto-emploi. ■
À gauche, un cours de génie électrique, à Yaoundé. Ci-dessus, une pépinière de cacao dans la région du Centre.
« L’option gouvernementale, orientée vers l’enseignement des métiers et les formations pratiques et techniques, commence à porter ses fruits. »
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Les chantiers du social Parmi les ambitions à court terme : combler le déficit d’accès à l’eau potable et concrétiser le projet de couverture maladie universelle.
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’est un projet pharaonique que Paul Biya a imaginé pour régler le problème des pénuries d’eau potable dans la capitale : transporter l’eau sur près de 70 km depuis le fleuve Sanaga jusqu’à Yaoundé, où la capacité de production est actuellement de 185 000 m3/jour, face à une demande d’au moins 300 000 m3/jour. D’un coût de 400 milliards de francs CFA, le projet d’alimentation de la ville de Yaoundé et ses environs à partir du fleuve au niveau de Batchenga, qui a démarré sur le terrain, aura une capacité de production de 300 000 m3/jour (extensible à 400 000). Dans les autres villes, il s’agira de veiller à l’achèvement des projets d’adduction en cours. Le 17 septembre 2018, dans la région de l’Ouest, la station de pompage du pont de la Metché a été réceptionnée après des travaux d’extension qui ont coûté 41,5 milliards de francs CFA. Un investissement qui devrait permettre de passer d’une production actuelle de 17 000 m3 à 27 000 m3 d’eau par jour, et qui avec 400 km de canalisations posées rendra possible la distribution d’eau potable jusqu’en 2030 dans plusieurs localités de cette région montagneuse, telles que Bafoussam, Bandjoun, Baham, Bayangam, Bangou, Dschang et Mbouda. Toujours dans l’Ouest, une opération semblable a eu lieu pour les villes de Bafang et Banka. Même scénario
à Bertoua dans l’Est, ou dans les villes des régions du Nord, du Centre et du Littoral. Après la mise en œuvre d’un programme d’investissements d’environ 400 milliards de francs CFA pour accroître l’offre d’eau potable dans 83 centres à travers le pays, grâce à l’apport de nombreux bailleurs de fonds tels que la Chine, la Banque mondiale et l’Agence française de développement, un Plan directeur de l’hydraulique urbaine et périurbaine d’un coût total d’environ 1 760 milliards de francs CFA a été élaboré. Objectif : porter le taux de desserte à 85 % dans 213 villes sur l’étendue du territoire à l’horizon 2032. Réduction du coût des soins À défaut d’adduction d’eau dans les villages reculés, l’État multiplie les forages dotés de pompes à motricité humaine. Outre le fait que l’accès à l’eau est un indicateur de développement, c’est également au Cameroun un enjeu majeur de santé publique, puisque les maladies hydriques causent régulièrement des épidémies dans certaines parties du pays. Dans le secteur précisément de la santé, où Paul Biya est très attendu, il s’agit de réaliser un saut qualitatif révolutionnaire : « Faciliter l’accès aux soins de santé et aux médicaments de qualité est une autre façon d’améliorer les conditions de vie de notre population, surtout pour les plus démunis. Des progrès indéniables ont été réalisés à cet égard. Ils restent insuffisants. C’est pourquoi nous continuerons à ouvrir AFRIQUE MAGAZINE
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L’hôpital gynéco-obstétrique et pédiatrique de Douala.
de nouveaux centres de santé et à apporter à nos formations hospitalières les équipements de pointe qui leur font défaut parfois. Dans toute la mesure du possible, nous étendrons la gratuité ou la réduction du coût des soins pour les pandémies ou les maladies infantiles. La mise en place, dans le cadre de notre système de sécurité sociale, d’un dispositif d’assurance maladie facilitera l’accès aux soins des moins favorisés », indique le chef de l’État. Le budget du secteur de la santé, en constante hausse chaque année, est alloué pour l’essentiel aux secteurs prioritaires de la santé de la mère, de l’enfant et de l’adolescent (vaccins et soins gratuits, construction de pavillons spécialisés dans les hôpitaux). Autre défi important, remobiliser les personnels hospitaliers autour de l’exigence de qualité dans la prestation de soins médicaux. Ces dernières années, du fait de l’insuffisance des plateaux techniques, de l’incompétence du corps médical ou de la nonefficience des procédures d’accueil et de prise en charge, certains hôpitaux camerounais ont été le théâtre de drames qui ont choqué l’opinion. De nouveaux protocoles ont été édictés à la suite, selon les termes du ministre de la Santé André Mama Fouda, de ces « événements malheureux survenus dans certains hôpitaux et conduisant à une forte dégradation de l’image de marque de l’hôpital public et du corps médical ». 26 mesures d’application impératives ont été publiées pour tous les hôpitaux, afin de restaurer un service normal. Il s’agira donc au cours des prochaines années de mettre à niveau les normes de travail dans environ 5 900 formations AFRIQUE MAGAZINE
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sanitaires, dont quelque 2 675 entités publiques, près de 750 établissements appartenant aux fondations religieuses, et 2 430 cliniques et centres de santé privés de proximité. Une tâche herculéenne. Le chef de l’État devra aussi veiller à accélérer les travaux du plan d’urgence santé, lancé en 2015, et qui comprenait la remise à neuf des plateaux techniques des hôpitaux de référence et la construction de huit autres établissements dans les régions, en plus des cinq structures ultramodernes construites ces dernières années. En tout, ce sont quelque 38 207 personnes qui travaillent dans le système médico-sanitaire camerounais. Le développement rapide de nouvelles infrastructures hospitalières devrait accroître ces besoins en ressources humaines. Un défi pour la dizaine de facultés publiques et privées de médecine et de pharmacie, ainsi que pour la centaine d’écoles d’infirmiers et de laborantins. Mais l’attente la plus importante reste la concrétisation d’un système de couverture universelle de santé. Pour l’heure, 70 % des frais de santé sont supportés par les ménages, et les mutuelles ne couvrent qu’à peine 3 % de la population. Une situation qui pénalise les faibles revenus. Les études sont à ce jour terminées pour la mise en place de cette couverture universelle, assure-t-on au ministère de la Santé. « Il ne reste plus qu’à organiser l’affiliation par un système d’immatriculation biométrique avec l’assistance des communes, le recouvrement des contributions des travailleurs et retraités du secteur formel (public, privé) ainsi que celles des populations actives de l’économie informelle et du secteur agricole (secteur le plus important avec près de 80 % des travailleurs). Les sous-groupes du comité interministériel travaillent également à structurer l’accréditation des formations sanitaires et le rôle des ordres professionnels du secteur à l’identification et la gestion des populations indigentes, incapables de payer une contribution, ainsi qu’à la conception du cadre législatif de la couverture maladie universelle », assure un haut responsable de ce département ministériel. ■
Autre challenge important, remobiliser les personnels hospitaliers autour de l’exigence de qualité dans la prestation de soins médicaux.
Les pathologies hydriques causent régulièrement des épidémies.
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CAN 2019 : gagner le pari de l’organisation Paul Biya s’est donné pour objectif de réussir l’organisation de la 32e Coupe d’Afrique des nations qui se joue l’an prochain. Il ne reste plus que quelques mois…
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lembé, Yaoundé, cette mi-octobre. La petite forêt de la périphérie nord de la capitale s’est métamorphosée en moins de deux ans. Outre les quelque 3 500 logements sociaux érigés dans la zone avec ses avenues neuves, le stade Paul-Biya en construction se dresse. C’est ici que se joueront le match d’ouverture et la finale de la Coupe d’Afrique des nations (CAN), en juin et juillet de l’année prochaine. Le complexe sportif d’Olembé comprendra le stade Paul-Biya d’une capacité de 60 000 places couvertes, deux stades d’entraînement de 1 000 places chacun, une piscine olympique, un hôtel 5 étoiles de 70 chambres, un centre commercial, un musée et un cinéma. « Ce sera l’un des plus grands stades d’Afrique », s’enthousiasme un membre du comité d’organisation de la CAN 2019. « L’ensemble des finitions est prévu pour la mi-novembre. Pour les sièges, nous avons préparé tous les emplacements pour les raccrocher. Cette étape interviendra après la pose de la toiture, afin de ne pas les abîmer », explique un responsable de la firme italienne Piccini, en charge de la construction de ce complexe qui, selon lui, sera entièrement livré fin décembre. Même délai pour l’achèvement du stade de Japoma, près de Douala, construit par le groupe turc Yenigün. Le complexe omnisports dont les travaux en sont aux finitions comprend un stade couvert de 50 000 places, deux terrains d’entraînement, un gymnase couvert de 20 000 places, une piscine olympique et quatre courts de tennis. Pour la première fois, le tournoi va accueillir 24 équipes, et le Cameroun se fait fort de pouvoir mettre en place les conditions
optimales pour tenir le cahier des charges de la Confédération africaine de football (CAF). « Le Cameroun sera prêt le jour dit, j’en prends l’engagement », a de son côté affirmé Paul Biya en début d’année, avant de tweeter le même bout de phrase devenu viral, au soir de l’audience accordée à Ahmad Ahmad, le président de la CAF, le 2 octobre dernier. Au sortir de cette rencontre à laquelle assistait l’icône du football Samuel Eto’o, le président de la CAF a également tenu à donner des assurances : « La CAF n’a pas de plan B. La CAF n’a jamais réfléchi à un retrait de la CAN au Cameroun. C’est le Cameroun qui accueille cette compétition et c’est lui qui pourra nous dire “on est prêts” ou alors “donnez-nous le temps, nous ne sommes pas prêts”. Ça relève du Cameroun et non de la CAF. » d’importants travaux Si autant de personnalités se mobilisent pour rassurer, c’est en raison de l’ampleur des travaux engagés par le Cameroun pour organiser de parfaites conditions d’accueil pour les délégations attendues pendant les quatre semaines du tournoi. Le Premier ministre Philémon Yang fait régulièrement le tour des chantiers à travers le pays pour s’assurer que le rythme d’avancement est conforme. En juillet dernier, il a entamé un long périple de douze jours à travers toutes les villes et sites qui vont accueillir la CAN 2019. Une tournée d’évaluation qui l’a conduit de Bafoussam dans l’Ouest à Douala et Buéa-Limbé, en passant par Garoua dans le septentrion, et à l’issue de laquelle il s’est montré plutôt satisfait. Comme le révèle le ministre des Sports, Pierre Ismaël Bidoung Mkpatt, qui accompagnait le chef du gouvernement AFRIQUE MAGAZINE
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dans cette tournée d’inspection, en ce qui concerne les infrastructures sportives, l’offre s’est nettement améliorée avec sept stades de compétition aux normes CAF dont deux de très grande capacité (60 000 et 50 000 places). Les terrains d’entraînement dans les six sites concernés sont également aux normes CAF ou en voie de l’être. Selon le membre du gouvernement, à l’issue de la CAN, le Cameroun bénéficiera de 32 stades ultramodernes, totalement opérationnels, mis à la disposition de la jeunesse sportive et qui permettront d’accueillir de nombreuses autres compétitions internationales. « C’est dans la sérénité qu’à quelques mois de la tenue de la 32e édition de la Coupe d’Afrique des nations Total Cameroun 2019, notre pays, à travers les différentes commissions techniques du comité central et des comités de sites, les entreprises nationales et internationales impliquées, les autres structures spécialisées partenaires, est fortement mobilisé. L’objectif majeur est d’assurer le succès éclatant de l’organisation de la prochaine CAN dans son nouveau format de 24 pays participants », assure le ministre Bidoung Mkpatt. Les préparatifs de la CAN 2019 sont aussi l’occasion pour les villes hôtes de bénéficier d’une grande toilette. Bafoussam, AFRIQUE MAGAZINE
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la capitale régionale de l’Ouest qui accueillera 50 000 spectateurs pourront assister aux matchs à Japoma, une des poules du tournoi, a bénéficié dans la région de Douala. d’importants travaux de remise à neuf de sa voirie. Au moins 24 milliards de francs CFA pour bitumer ses rues et mettre en place 10 kiosques à eau, huit toilettes publiques, 80 candélabres solaires, ainsi que des À l’issue de espaces publics et un parc de loisirs. Plusieurs cette compétition, villes ont ainsi reçu des budgets spéciaux. « Les infrastructures hôtelières, hospitalières, le Cameroun routières, aéroportuaires, de communication devrait bénéficier et télécommunications ne sont pas en de 32 stades reste. En effet, tous ces secteurs bénéficient totalement d’importants travaux afin de répondre aux exigences du cahier des charges de opérationnels, la Confédération africaine de football mis à la et même au-delà. Sur le plan économique, disposition une vitalité certaine est observée dans les activités dans divers secteurs. La ferveur de la jeunesse populaire, la cohésion sociale autour de sportive. ces événements, la fierté et le sentiment d’appartenance au Cameroun sont à mettre au rang des retombées de cette compétition », estime le ministre des Sports Bidoung Mkpatt. Il annonce enfin que la participation des populations à cet événement s’organisera autour de villages CAN et de fans zones, sur des sites qui devraient être homologués par la CAF. ■ 77
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Se connecter à l’innovation
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ettre en place et exploiter un cyber-parc technologique national ayant pour mission de développer des projets dans le domaine du numérique, afin de faire émerger une industrie TIC (Technologies de l’information et de la communication) locale de développement des applications made in Cameroon. » Telle est l’ambition affichée par les autorités. Désormais, c’est dès l’enfance que chaque jeune Camerounais devra se familiariser avec les outils technologiques. Idée pilote de cette initiative : la tenue de camps de vacances TIC, qui rassemblent annuellement quelque 600 à 800 enfants des zones rurales. Organisés avec l’appui de la branche camerounaise de l’Institut africain d’informatique (IAI), les camps TIC regroupent dans une localité des jeunes des villages environnants pour des ateliers d’imprégnation et des causeries éducatives sur des thématiques liées aux TIC, dans un cadre comprenant l’hébergement, la restauration et des activités ludiques. C’est un programme de vulgarisation des TIC, avec pour objectif non seulement d’encourager et de développer l’apprentissage des nouvelles technologies, mais également d’en promouvoir une utilisation responsable. Le but est à la fois de lutter contre la fracture numérique entre les grandes villes
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La ministre Minette Libom Li Likeng (à droite) multiplie les actions en faveur de l’accès des jeunes au digital. et l’arrière-pays et d’apporter un soutien à la jeunesse non scolarisée, par l’octroi de bourses de formation en TIC et le don d’équipements informatiques aux établissements scolaires. Dans la même veine, des matinées départementales du numérique sont organisées à travers le pays pour encourager et susciter auprès des élèves du secondaire une passion pour l’informatique. Par ailleurs, un plan stratégique a été élaboré, prévoyant la généralisation de l’usage des TIC dans la société. Le but est d’améliorer les capacités d’éducation, de recherche et d’innovation, de faire émerger des grappes industrielles TIC, d’accroître
l’attractivité du pays et d’améliorer le cadre de vie des citoyens. « Cette démarche, explique Minette Libom Li Likeng, ministre des Postes et Télécommunications, consiste à mettre en place des mécanismes d’incitation et à promouvoir l’accès et l’usage du numérique auprès du citoyen. Les principales actions menées dans ce sens visent essentiellement la réduction de la fracture numérique, la transformation digitale des administrations et des entreprises ainsi que l’accompagnement des initiatives des jeunes. » Il s’agit donc de renforcer les performances de l’économie nationale, à partir des entreprises et d’une administration qui réussiront leur transformation digitale. Pour ce qui est de l’accompagnement des jeunes start-up, le Globe-trotter de l’économie numérique, un événement organisé à travers les principales villes du pays et au bénéfice des jeunes développeurs, permet de les accompagner dans la maturation de leurs projets en vue de la création d’une entreprise numérique. Objectif : mettre en place un cyber-parc pour la détection et l’accompagnement des jeunes porteurs de projets TIC au Cameroun et mobiliser des financements internationaux en la faveur des plus innovants. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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Afin de réussir sa transformation digitale, le pays devra achever la mise en œuvre de son Plan stratégique de l’économie numérique.
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INTERVIEW
Dhafer Youssef
« L’art est ma religion »
L’oudiste tunisien à la voix exceptionnelle poursuit sa quête spirituelle. Dans son nouvel album, Sounds of Mirrors, il puise, entouré de maestros, dans la beauté méditative des rythmes indiens, du jazz et des sonorités orientales. par Astrid Krivian
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u bout du fil, il nous prévient : sa fille Layan, âgée de quelques mois, peut se réveiller à tout moment et interrompre l’interview. Le chanteur tunisien est à Istanbul pour la tournée de son dernier album, Sounds of Mirrors. Une ville qui représente bien sa musique, dit-il, lui qui se définit comme un « immigrant d’art », situé sur un pont entre l’Orient et l’Occident. Nul tiraillement identitaire ici, plutôt une curiosité insatiable pour l’ailleurs qui le poussa très jeune à quitter sa Tunisie natale, l’oud en bandoulière, direction Vienne, New York, Paris, Damas… Pour « goûter tout ce qui est différent du couscous », résume avec humour cet épicurien né en 1967, amateur des poèmes bachiques d’Abû Nuwâs ou des mystiques Rûmî et Al-Hallaj. Depuis son premier disque en 1996, bien nommé Musafir (« le voyageur »), il déracine de la tradition le luth oriental et l’amène à la rencontre du jazz, de l’électro, des musiques indiennes… Issu d’une lignée de muezzins, initié au chant liturgique par son grand-père à l’école coranique, Dhafer Youssef s’est très tôt éloigné de la religion, lui préférant la musique comme transport spirituel. C’est par elle qu’il atteint l’extase, l’ivresse, la communion des 80
âmes, la contemplation. En témoigne sa voix profonde au registre très étendu, du murmure caverneux à ses époustouflantes envolées aiguës, complaintes cristallines, aériennes. Avec Sounds of Mirrors, il réussit de nouveau la symbiose musicale, accomplissant un rêve ancien : enregistrer avec Zakir Hussain, un maître de tabla (instrument à percussion) indien.
AM : Dans votre nouvel album, vous jouez avec un grand maître de la musique indienne du Nord, le percussionniste Zakir Hussain. Quel est votre lien avec cette musique ? Dhafer Youssef : Ma découverte de la musique indienne remonte à l’adolescence. À l’époque, Téboulba, où j’ai grandi, était encore un village de pêcheurs. Chaque semaine, je prenais le bus pour la ville la plus proche et aller voir des films bollywoodiens au cinéma. Ce n’était pas l’histoire qui m’intéressait, mais la musique ! Plus tard, quand j’ai débarqué à Vienne pour mes études, des amis m’ont fait découvrir le père de Zakir Hussain : Alla Rakha [maître de tabla ayant accompagné, entre autres, le sitariste Ravi Shankar, ndlr]. C’était une claque culturelle, un choc musical qui m’a fait rêver, une nouvelle AFRIQUE MAGAZINE
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ARNO LAM
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INTERVIEW DHAFER YOUSSEF : « L’ART EST MA RELIGION »
porte pour explorer le rythme… Je suis devenu ami avec l’un de ses disciples, Jatinder Thakur. Moi au oud, lui au tabla, nous répétions chaque jour dans un jardin public sous l’œil et l’oreille intrigués des passants ! Il m’a appris à comprendre cette musique, il est présent sur mon disque Musafir. Depuis, c’est une grande histoire d’amour avec la musique indienne, elle m’accompagne tout le temps. Dès que je me sens stressé, elle me calme, m’inspire, me transporte, me relaxe – surtout le bansurî [flûte traversière indienne en bambou, ndlr]. Un guitariste norvégien, un clarinettiste turc, un percussionniste indien, et vous, tunisien, au oud. Comment parvenez-vous à accorder ces différents univers ? Avec l’expérience, j’ai appris à réunir l’humanité pour créer le son de l’humanité. Ma musique n’est pas tunisienne, arabe, nord-africaine, moyen-orientale, mais universelle, elle parle à tous, représente tout le monde. Depuis mes débuts dans les années 1990, tous mes projets réunissent plusieurs nationalités, c’est ce que je cherche. Sur cet album, je partage tellement avec les musiciens, musicalement et humainement, que je me sens reflété dans un miroir, d’où le titre Sounds of Mirrors. Hüsnü Senlendirici est l’un des grands maîtres de la clarinette turque, mais il l’emmène ailleurs, avec un son très personnel. On ne dirait pas que c’est un instrument, c’est comme s’il chantait. Nous avons d’abord enregistré une première version en Inde avec Zakir et Hüsnü, mais il manquait cette idée de dialogue, de langage universel. Ça sonnait trop oriental, chacun jouait sa tradition. Quand Eivind Aarset [guitariste de jazz norvégien, ayant collaboré avec Ray Charles et Dee Dee Bridgewater, ndlr] nous a rejoints, le projet a pris la forme dont je rêvais. Eivind est un magicien, c’est mon Jésus blond, il y a une divinité dans son jeu et dans son être. Je lui dois beaucoup, il m’inspire et m’aide à surmonter des obstacles. Vous avez emmené l’oud loin de son usage traditionnel, à la rencontre de l’électro, du jazz… Pourquoi certains disent-ils que vous le massacrez ? Beaucoup de gens n’aiment pas prendre des risques, frapper à la porte de l’inconnu. Je n’aime pas en débattre avec eux, ou avoir à m’expliquer. Chacun a son point de vue. J’ai eu la chance de naître en Tunisie, et c’est l’oud qui m’a intrigué, fait rêver. Peut-être qu’à New York, j’aurais joué du saxophone ou de la contrebasse, et en Afrique de l’Ouest, du balafon ou de la flûte peule. J’adore le son de l’oud, et j’aime le faire sortir du kitsch, de l’exotisme, de l’orientalisme. Je me considère plus comme un créateur qu’un oudiste, j’ai une perception nouvelle
de l’instrument car j’écoute beaucoup de musiques différentes. Je suis un globe-trotter, j’ai vécu à Vienne, New York, Paris, Damas. Tous mes amis sont des artistes… Je partage avec eux ma religion : l’art. C’est une chance d’aller plus loin, de le penser autrement. Tout comme la guitare électrique, qui fût critiquée mais est devenue un instrument à part entière. Je n’ai rien contre l’idée qu’il y ait un oud électrique un jour, même si j’adore le son acoustique. Parfois, j’en joue comme une percussion, en frappant les cordes, c’est instinctif. Une possibilité infinie de sons peut sortir d’un instrument, ça ouvre l’esprit. Si certains disent que je massacre l’oud, qu’ils écoutent le résultat et voient s’ils sont touchés. C’est votre grand-père qui vous a initié au récital coranique. Quel souvenir en gardez-vous ? J’ai en effet grandi dans cet apprentissage sacré, mystique, que j’ai transcendé et dont je me suis éloigné, car ma musique n’est pas religieuse. Mais je suis autodidacte, je n’ai pas vraiment eu de maître, de gourou. Je ne me souviens pas comment c’est arrivé, mais j’ai toujours chanté, dès mon enfance, et ça me faisait beaucoup de bien. Je chantais dans des lieux où il y avait un écho, et je sentais quelque chose d’orgasmique, de sexuel – pardon d’utiliser ce mot. Chaque soir, j’allais chanter au hammam devant notre maison. Et à la mosquée, j’attendais d’être seul pour sentir cette extase, cette élévation. Je chantais le Coran, des textes religieux, non par foi en Dieu, mais parce que c’était très sensuel, très beau, une ouverture pour mon âme, pour aller en haut, pour rêver. Le chant était l’air que je respirais, dans un village où il ne se passait pas grand-chose culturellement. Votre morceau « Ruby Like Wine » est dédié au vin. De même, en 2010, votre album Abu Nawas Rhapsody était un hommage au poète hédoniste arabe d’origine persane Abû Nuwâs qui, au VIIIe siècle, célébrait le vin, le libertinage… Que représente-il pour vous ? Et quel genre de vin aimez-vous ? J’aime le vin bio [rires] ! Il a une odeur funky, pas dans le sens groovy, mais il sent fort. Il n’y a pas de sulfites, c’est bon pour ma santé. Le vin est une ivresse divine, et l’ivresse, c’est comme la jalousie : soit elle nous prend et nous donne des ailes pour être plus généreux, intelligent, heureux, soit on en devient l’esclave. J’ai grandi avec l’idée que le vin est réservé pour plus tard, lorsque l’on sera au paradis. Ça m’a toujours intrigué, je voulais comprendre, je m’interrogeais ! Je taquinais tout le temps ma mère à ce sujet, car il faut déjà être
« Je suis très heureux de ne pas être passé à côté de la plus belle chose au monde : être parent. »
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sûr qu’il y a un paradis. Et en plus, le vin sera sans alcool, vous n’allez jamais connaître l’enivrement ! Déguster un bon vin sur une bonne musique en compagnie de mes proches, c’est ça le paradis pour moi. Après, je chante le vin, car je suis un grand fan d’Abû Nuwâs. Il a vécu il y a plus de mille deux cents ans, mais il demeure très actuel, et bien plus en avance que bon nombre de nos contemporains ! Aujourd’hui, on vit dans un monde où il y a beaucoup de médiocrité intellectuelle et morale, d’hypocrisie, même dans nos familles. Cette idée qu’ils détiennent la vérité et que les autres seraient inférieurs… Ça me fatigue ! Abû Nuwâs sera toujours un prophète, à n’importe quel moment de l’histoire. C’est pour ça que je l’ai chanté. Vous êtes récemment devenu papa d’une petite fille, Layan. Vous lui dédicacez un titre, « Dance Layan Dance ». Qu’est-ce que son arrivée dans votre vie a changé ? Je suis très heureux de ne pas être passé à côté de la plus belle chose au monde : être parent. C’est un sentiment que l’on comprend seulement si on le vit. Je vois la vie autrement. Avant, j’étais en classe économique, et là, je me sens en première ! L’existence a plus de sens, de qualité, d’amour, de rêves. Je m’attache à des choses que je considérais peu importantes auparavant, comme celle d’être pleinement dans l’instant. M’occuper de mon bébé, être avec lui est la chose la plus essentielle pour moi, et le temps est devenu très précieux car je sais que je n’en ai plus autant qu’auparavant ! Alors je fais les choses plus professionnellement [rires] ! Je me sens plus fort en tout cas, et ça fait du bien. Layan, ça veut dire « douceur ». Je rêve qu’elle soit musicienne, mais mes rêves ne sont pas les siens. Je sais et je sens qu’elle va être spéciale, et je vais lui donner toutes les possibilités que je n’ai pas eues quand j’étais jeune pour comprendre la vie, l’histoire de cette planète, avoir une bonne éducation, pouvoir voyager, visiter des musées, tolérer, et aimer les gens surtout. Après, qu’elle soit musicienne, écrivaine, docteur ou cheffe, ce sera à elle de l’assumer. L’essentiel est qu’elle soit heureuse, et je suis déjà fier. Quelle place dans votre vie a Damas, à laquelle vous avez dédié votre précédent disque, Diwan of Beauty and Odd ? Damas a fait de moi un homme, j’y ai rencontré beaucoup de monde, j’y ai commencé à lire en arabe. C’était magnifique. À l’époque, c’était une ville avec beaucoup de potentiel, qui a inspiré beaucoup de poètes, de penseurs. Je me souviens m’être retrouvé autour d’une table avec des chrétiens, des chiites, des sunnites, des Kurdes, on faisait des blagues, on buvait du vin, et aucune religion ne s’imposait. Tout ça est perdu, et ça fait mal car j’ai le sentiment que ça ne va pas s’arranger. Mon disque était un hommage à cette ville que j’adore, qui a perdu sa tolérance, cet amour entre les gens qui se considéraient d’abord comme des êtres humains plutôt qu’en fonction de leur religion ou leurs pensées différentes. AFRIQUE MAGAZINE
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Un projet de loi sur l’égalité entre femmes et hommes devant l’héritage sera déposé au parlement en Tunisie dans les mois à venir. Qu’est-ce que cela vous inspire ? Cette loi est très importante, et pas seulement parce que j’ai une fille et des sœurs. Pour moi, la plus belle force de la Tunisie, ce sont les femmes. Comment peuvent-elles être encore considérées comme inférieures aux hommes ? Les caractères les plus solides en Tunisie sont ceux des femmes. Ce serait un grand pas dans la bonne direction, et il faut que cette égalité s’applique à tous les autres domaines sans trop tarder (pour les salaires, par exemple). D’ailleurs, en Europe, il y a encore des pays où les femmes sont moins payées que les hommes… J’espère que la Tunisie sera bientôt un pays où les femmes auront les droits qu’elles méritent. Êtes-vous attentif à la nouvelle génération de musiciens ? Sincèrement, non. Jusqu’à maintenant, je n’ai pas eu de coup de cœur. Mais je serai le premier à aider des jeunes à prendre des risques… Je rêve de faire un projet en Tunisie, mais la culture est liée au ministère, qui est très politique et hypocrite. Beaucoup d’entre eux sont là depuis des années, d’anciens régimes, et ce sont eux qui tuent la culture. Je ne peux pas travailler avec des gens pareils, dont le métier est la culture mais qui n’ont jamais lu un livre, même pas Le Petit Prince ! Ils s’intéressent à l’art pour son côté politique. Alors, j’aime bien aider, mais il y a des limites. Ça ne m’intéresse pas de jouer pour la politique, je fais de la culture. Et ma religion, c’est l’art. Pratiquez-vous chaque jour ? Oui. Même si je suis en vacances, je ne peux pas rester sans toucher à mon instrument. C’est mon oxygène. Et puis, on a besoin de pratiquer, les doigts doivent travailler. Même un grand maître comme le pianiste Herbie Hancock, avec une telle expérience, travaille toujours. La technique s’entretient. Et ce mécanisme est lié à la spiritualité, on joue de notre instrument avec notre âme. Ça m’arrive de ne pas jouer pendant une journée, mais c’est rare, et le lendemain, je me sens affamé, il me manque quelque chose ! Je pense d’ailleurs que plutôt que de jouer d’un instrument, c’est l’instrument qui joue de moi. ■ 83
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Sounds of Africa Afro-pop, mandingue, ndombolo, hip-hop, dance, afro-trap : elle et ils rythment et bousculent notre fin d’année avec enthousiasme. Faites tourner les platines ! par Sophie Rosemont
Fally Ipupa Roi du lingala
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vec trois récompenses aux All Africa Music Awards, le chanteur congolais s’impose comme l’un des artistes les plus en vue du continent. Et on ne l’arrête plus ! Après le succès de Tokooos en 2017, Fally Ipupa revient avec un cinquième album, Control. Que l’on ne s’attende pas à une redite de son exploit : il n’a pas succombé aux sirènes de la pop anglosaxonne ou du hip-hop en vogue. Au contraire, après avoir fait appel au gratin de la scène internationale sur Tokooos, de Booba à MHD en passant par Wizkid et R. Kelly, Fally propose aujourd’hui un disque destiné à ses « frères qui parlent lingala ». Au lieu de mêler la rumba à l’afrobeat et au rap, il préserve la pureté du ndombolo : rythmiques variées, mélodies suaves 84
et paroles hédonistes. En témoigne le clip d’« École », tourné à Kinshasa – où il investit dans l’humanitaire, qu’il s’agisse d’aide au développement du réseau d’eau courante ou d’achat d’ambulances et de terrains pour construire des orphelinats. Le chanteur, qui fêtera ses 41 ans en décembre, a passé un cap, celui de la reconnaissance, et ne compte pas renier ses origines ni son passif au sein de Quartier latin – « le Harvard de la musique congolaise ». Ayant nourri l’inspiration de moult artistes de musique urbaine occidentale sans être trop exportée, la rumba voit son blason redoré avec Control, et s’avère idéale pour servir le message pacifiste et fédérateur de Fally, qui, un pied dans les classements internationaux, reste fidèle au pays. ■
FALLY IPUPA, Control, Elektra/Warner
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MHD La puissance
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LAMBERT DAVIS
MHD, 19, Artside
’est le pionnier de l’afro-trap. Né en France d’une mère sénégalaise et d’un père guinéen, Mohamed Sylla n’a que 24 ans mais est déjà une star. Baptisé 19 en hommage au 19e arrondissement de Paris, où il vit depuis plusieurs années, son deuxième album est déjà un énorme carton et s’inscrit dans la lignée de son premier opus, qui s’est vendu à plus de 400 000 exemplaires. Mené tambour battant par le flow imparable de MHD, il voit défiler une ribambelle d’invités de marque, du chantre du rap français Orelsan (« Le Temps ») à la chanteuse nigériane Yemi Alade (« Aleo ») en passant par le maître Salif Keïta (« Intro Mansa »), la rappeuse anglaise Stefflon Don (« Senseless Ting ») et le frère de Maître Gims, Dadju (« Bébé »), nouvelle valeur sûre du R’n’B français. Et la famille Sylla n’a pas dit son dernier mot : Issa, alias I2S, le petit frère de Mohamed, se lance lui aussi dans la musique… ■
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AMI YÈRÈWOLO, Mon combat, Warner
inStargram
Sur Instagram, plus de 55 000 personnes la suivent.
Ami Yèrèwolo Girl power !
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e son vrai nom Aminata Danioko, la rappeuse malienne n’a jamais eu la langue dans sa poche et ce n’est pas son nouvel album, Mon combat, qui nous fera dire le contraire. Féministe jusqu’au bout des ongles, elle brille par son flow sans détour depuis son premier disque, Naissance, sorti
en 2014. Soutenu par ONU Femmes et Spirit Com, Mon combat évoque autant la misogynie ambiante que le mariage forcé. L’un des titres les plus forts de l’album, « Non à la violence faite aux femmes », dédié à « toutes celles qui souffrent en silence », est très clair sur le sujet… Résultat, pas moins de huit duos avec des artistes se sentant
concernés par le sujet : Issa Doumbia, Master Soumy, Yeli Fuzzo ou encore Matty. Prodiguant une nouvelle forme de rap contestataire, Ami Yèrèwolo a aussi pour ambition de fonder un festival de rap et, vu que rien ne semble résister à sa détermination, on a hâte de suivre les prochaines étapes de sa carrière. ■
Didier Awadi Le commandant de bord
INSTAGRAM AMI YÈRÈWOLO (3) - DR (3)
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vec Made in Africa, Didier Awadi frappe encore un grand coup. Déjà connu pour son rôle au sein du groupe Positive Black Soul, également consultant pour Universal Music Africa et directeur du Studio Sankara basé à Dakar, le musicien de 49 ans a plus d’une corde à son arc. Il a néanmoins réussi à prendre le temps de confectionner ce sixième album solo durant pas moins de trois années, aux côtés de son fils Bakhaw, de l’Ivoirien Akatché et du Malien Ben Aflow. Son objectif ? Nourrir ses amours
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hip-hop d’influences afrobeat, blues (notamment en faisant intervenir Vieux Farka Touré) ou pop. Awadi a invité ses idoles de toujours : Alpha Blondy et Ismaël Lô, mais aussi Josey, Sizzla, Eddy Kenzo… Bref, un meltingpot revigorant qui rappelle l’énergie sans cesse renouvelée du Sénégalais. ■
DIDIER AWADI, Made in Africa, Studio Sankara 87
Toofan Soldats du cool-catché
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TOOFAN, Conquistadors, Universal Music Africa
’est au Togo que Fatowou Kossivi, alias Master Just, et Blaise Mensah, dit Barabas, sont devenus amis alors qu’ils n’avaient que 11 ans. En 2005, transportés par l’ascension de l’équipe nationale de football, ils composent ensemble ce qui devient l’hymne des Éperviers. Très vite, ils enchaînent les tubes comme « My Girl » ou « Téré Téré » : aujourd’hui, ils comptabilisent un milliard de vues sur YouTube… Fans de coupé-décalé ivoirien, ils inventent leur propre son, devenu incontournable en afro-pop, et leurs chorégraphies bien senties : gweta, coolcatché, téré… Leurs influences, Master Just et Barabas les
puisent aux quatre coins du continent africain, histoire de dynamiser une scène togolaise dont ils veulent devenir les plus célèbres représentants. Avec leur nouvel album, Conquistadors, ils souhaitent, comme le nom l’indique, aller chercher le public à l’international. Au programme d’une longue liste de featurings, le rappeur marocain Lartiste, le Congolais Koffi Olomidé, le rappeur américain Wale ou encore la jeune chanteuse française Louane qui, sur le titre « La Vie là-bas », prouve qu’en plus de faire danser, Toofan peut aussi émouvoir. Ce qui s’impose comme le meilleur disque du duo à ce jour devrait aller aussi loin que Master Just et Barabas l’espèrent… ■
Flavour N’abania Au top du Nigeria
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DR - INSTRAGRAM FLAVOUR N’ABANIA
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l a fait ses armes à la batterie de l’église de sa ville natale d’Enugu. À 35 ans, Chinedu Okoli est le plus bel emblème de la scène nigériane. Depuis son premier album, N’abania (2005), il brille par l’efficacité de ses compositions et la force de son interprétation, et fait partie des artistes les plus riches du pays. Après le succès d’Ijele the Traveller en 2017, Flavour n’a pas chômé et a sorti deux disques en 2018, dont le très jazzy Hungry for More, mâtiné de funk et d’électro. Il y rompt avec ses habituels rythmes lancinants et mise sur les cuivres. Est aussi paru un album en duo avec le jeune chanteur aveugle libérien Semah, Divine – beaucoup plus pop. Jouer sur tous les tableaux, Flavour sait le faire, d’autant plus qu’il est aussi un père de famille épanoui. Tout pour plaire ! ■
FLAVOUR, Hungry for More, Moe Flavour Music
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Salif Keïta Faut-il nous dire adieu ?
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et Yemi Alade. À la fois mélancolique et euphorique, Un autre blanc revient sur les brimades qu’il a subies, enfant, à cause de son albinisme qui faisait de lui une victime toute désignée, mais aussi sur tous ceux qui lui ont tendu la main au long de son riche parcours. Salif for ever! ■
SALIF KEÏTA, Un autre blanc, Believe
THOMAS DORN
bientôt 70 ans, lassé des tournées, Salif Keïta a annoncé sortir son dernier album. Croisons les doigts pour que ce ne soit pas le cas ! En effet, Un autre blanc condense tout ce que l’on aime chez lui : une afro-pop spirituelle convoquant de multiples rythmiques et le timbre quasi inchangé du chanteur, que l’on appelle toujours « la voix du mandingue ». Avec « Syrie », il nous touche en plein cœur, avec « Lerou Lerou », il nous fait danser… Tout comme sur « Itarafo », tube instantané et intemporel où il invite la chanteuse béninoise Angélique Kijo et celui qu’il considère comme « la relève », le jeune rappeur MHD. Autres VIP de l’album : Alpha Blondy
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LE GRAND DÉBAT
L’AUTOMOBILE VEUT CHANGER DE VITESSE
Le Maroc et l’Afrique du Sud ont forgé une industrie tournée vers l’exportation et intégrée dans les flux mondiaux de production. Et le marché africain ? Pour le moment, c’est avant tout le royaume de l’occasion. Et des deux-roues… par Jean-Michel Meyer
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mbouteillages monstres en Afrique. Volkswagen, Renault, Peugeot PSA, Hyundai, Toyota, Mahindra, BIAC et BYD… Tous les constructeurs et équipementiers automobiles se bousculent et se doublent pour occuper la pole position sur le marché africain. Le 27 juin dernier, à Kigali, le géant allemand Volkswagen sortait son premier véhicule, une Polo, de son usine d’assemblage flambant neuve au Rwanda, taillée pour produire 5 000 véhicules par an. Un investissement de 20 millions de dollars qui devrait fournir 1 000 emplois. « L’Afrique n’a pas besoin d’être un dépotoir pour les voitures de seconde main ou d’occasion. À long terme, vous finissez de toute façon par payer un prix plus élevé si vous payez une voiture d’occasion, alors pourquoi ne pas payer un véhicule neuf ? », a insisté le président de la République Paul Kagamé, présent à l’inauguration. Un mois plus tôt, c’était au constructeur automobile indien Mahindra de lancer sa première unité d’assemblage de 2 500 pick-up en Afrique du Sud, à Durban. De son côté, après avoir inauguré en juillet dernier une unité de montage de pick-up en Tunisie, le groupe Peugeot poursuit la construction de son site de Kénitra au Maroc, où il espère produire, dès son lancement début 2019, 90 000 véhicules par an, puis 200 000 à terme. Dont 80 % destinés à l’exportation vers la Turquie, Israël ou encore l’Afrique subsaharienne.
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Signe d’implantations de plus en plus présentes sur le sol africain, trois fournisseurs allemands de câblage automobile, Dräxlmaier, Leoni et Marquardt, qui emploient déjà 25 800 salariés en Tunisie, annonçaient, le 10 octobre, la création de 7 450 emplois d’ici à 2020, et s’engageaient à former 260 agents qualifiés dans le secteur automobile. « La Tunisie est un excellent site pour les investissements, à condition que la main-d’œuvre qualifiée soit présente et bien formée », a commenté Gerd Müller, le ministre fédéral allemand de la Coopération économique et du Développement (BMZ). Même la voiture électrique a droit de cité. Les constructeurs chinois Beijing Automobile International Corporation (BAIC) et Build Your Dreams (BYD) s’annoncent respectivement en Afrique du Sud et au Maroc. Le PDG de BYD, Wang Chuanfu, entend « bénéficier de la situation géographique du Maroc en tant que porte d’entrée pour l’Europe et le marché africain ».
DEVENIR UN PAYS CONSTRUCTEUR Dans cette course effrénée à l’investissement, l’Afrique du Nord, et en particulier le Maroc, a damé le pion à l’Afrique du Sud, qui a longtemps été en tête grâce à la présence de Ford, Toyota, BMW et Volkswagen sur son sol. Mais, en 2017, le Maroc a assemblé 341 802 véhicules, devant l’Afrique du Sud (321 358). En troisième et quatrième positions, on retrouve l’Algérie (60 606) et l’Égypte (9 970). Consciente de la concurrence AFRIQUE MAGAZINE
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Au Maroc, des voitures Renault Dacia prêtes à partir pour l’Europe sur le port de Tanger Med.
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marocaine pour le leadership africain, Pretoria a annoncé, le 18 octobre 2018, préparer pour 2021 un nouveau plan [voir encadré], qui prévoit de hisser l’intégration locale de pièces dans les véhicules assemblés de 38 % à 60 % d’ici à 2035 et d’atteindre 1 % de la production mondiale. Au Maroc, Renault a annoncé, le 25 octobre, le doublement de l’activité de son site de Casablanca, portée à 160 000 véhicules par an en 2022. Il disposera alors d’une capacité de production annuelle de 500 000 voitures dans le royaume, dont 340 000 assemblées à Tanger (Dacia, Lodgy, Dokker ou Sandero), surtout dédiées à l’exportation. Le site symbolise depuis 2012 sa stratégie de véhicules à bas coût. Une présence qui profite à l’industrie locale. Le niveau d’intégration locale devrait atteindre 65 % en 2023, soit près de 2 milliards d’euros de pièces sourcées au Maroc. De plus, PSA et Renault ont conclu avec le gouvernement des conventions d’investissement qui aboutiront à la création de 26 usines de sous-traitance et à 11 500 emplois directs. Montant total de l’investissement : 1,23 milliard d’euros. Le royaume ambitionne d’entrer dans le top 10 mondial des pays constructeurs, avec l’objectif de fabriquer un million de véhicules d’ici à 2025. « Le Maroc a mis quarante ans pour bâtir une industrie automobile tournée vers l’exportation. C’est un vrai succès, qui a demandé d’importants investissements dans les routes, les ports, l’éducation, la formation, la quali-
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Production OICA 2017 Les pays leaders du marché automobile africain en 2017, selon l’Organisation internationale des constructeurs d’automobiles (OICA). 60 606 9 970
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té pour se conformer aux standards internationaux. Au bout de quarante ans, l’activité est rentable. L’automobile est même le premier poste d’exportation du pays devant le phosphate », analyse Thierry Pertuiset, directeur associé du cabinet Coram, spécialisé dans l’analyse des marchés automobile. En dehors de l’Afrique du Sud et du Maroc, intégrés dans les flux mondiaux de production, le reste du continent est comme un parking désert, malgré les multiples annonces d’investissement. Le Kenya dispose d’une production significative de pick-up, alors que l’Égypte et le Nigeria ont une industrie automobile sinistrée. Ce dernier compte ainsi 39 constructeurs titulaires d’une licence de production, mais le pays importe 185 000 véhicules des États-Unis. Le marché africain reste
PREMIERS TOURS DE ROUES AU RWANDA
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automobile rwandais en jouant sur la jeunesse de la population, sensible aux nouvelles technologies. Une initiative, si la greffe prend, qui a pour vocation de se déployer dans d’autres pays. « Le Rwanda est un pays jeune, moderne et numérique. Il est donc parfaitement adapté aux nouveaux services de
mobilité connectés. Je suis convaincu que nos clients répondront positivement à ces nouvelles idées », a déclaré Thomas Schäfer, directeur général de Volkswagen Group South Africa et responsable de la région subsaharienne, lors de la présentation de Volkswagen Mobility Solutions Rwanda. ■ J.-M.M. AFRIQUE MAGAZINE
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Un employé nettoie le logo de la marque Volkswagen, qui a lancé cette année un service de covoiturage dans la capitale.
Kigali propose des premiers projets de mobilité innovants. epuis avril 2018, le groupe Volkswagen a lancé Volkswagen Mobility Solutions Rwanda, une entreprise qui doit développer des solutions de mobilité innovantes fondées sur des services comme le covoiturage. Elle s’est ainsi engagée à lancer un service de covoiturage dans la capitale, Kigali, avec environ 150 véhicules de la marque allemande. Pour disposer des voitures nécessaires, l’entreprise s’appuiera sur le nouveau site de production de 5 000 unités par an – conçu en partenariat avec la société CFAO –, qui a démarré son activité en juillet 2018 à Kigali. Avec ce concept de mobilité intégrée, le constructeur allemand entend dynamiser le marché
ÉGYPTE
embryonnaire, car ici on roule d’abord en deux-roues. Selon des données exclusives de Coram, celui-ci s’élève à 93 millions d’unités en circulation, souvent sur des routes défoncées et dans des villes saturées, dont 38,3 millions de véhicules particuliers (VP), 13,6 millions de véhicules utilitaires (VU), et surtout, 40 millions de motos ! En Afrique de l’Ouest, par exemple, on compte 22,6 millions de motos pour 8,8 millions de VP ! « À partir d’un seuil de 5 000 dollars de revenus par habitant, le marché se structure. On peut estimer que d’ici cinq à dix ans, des pays comme la Côte d’Ivoire dépasseront ce seuil de richesse. L’Afrique est au bord d’un développement automobile », analyse Thierry Pertuiset. Mais pas question de s’enflammer et d’imaginer un envol du marché du neuf. « Les ventes de véhicules neufs en Afrique ont été de 1,2 million en 2017, dont seulement 100 000 en dehors de l’Afrique du Nord et australe. Le marché du neuf restera marginal pour ces pays et destiné aux entreprises, aux administrations et aux classes aisées », relève Thierry Perthuiset. Et un autre spécialiste d’ajouter : « On peut estimer le marché de la voiture neuve entre 7 000 et 10 000 unités par pays, à l’exemple de la Côte d’Ivoire. Il ne faut pas rêver. Même en doublant ces chiffres, cela ne justifierait pas de bâtir une industrie automobile dans un pays. »
RUBEN SPRICH/REUTERS
VERS UNE INDUSTRIE DE LA PIÈCE DÉTACHÉE ? Or, dans plusieurs États, l’orgueil national tient lieu de stratégie industrielle. « Il est facile de trouver un constructeur. Il investit et le pays érige des barrières à l’importation. Cela ne dépend que du politique. Mais, souvent, les produits sont fabriqués selon les standards de qualité locaux, et il y a peu de modèles. La filière périclite rapidement », détaille cet expert. C’est le cas de l’Algérie. Le pays saura-t-il tenir compte de ses erreurs passées ? Après Renault, Hyundai et Volkswagen, qui y ont ouvert des sites d’assemblage, les dossiers d’implantation de Ford, Nissan et Toyota seraient sur le bureau du ministre de l’Industrie et des Mines, Youcef Yousfi. La raison ? L’Algérie a coupé net ses importations, passées de 150 000 véhicules en 2016 à 30 000 en 2017. Pourtant, les pays africains qui s’évertuent à vouloir créer une industrie ex nihilo de véhicules flambant neuf occultent une donnée clé : 95 % des voitures vendues en Afrique sont d’occasion. De fait, la filière de l’occasion reconditionné, plus adaptée, est négligée. « Les Africains ne rouleront pas toujours en Toyota Corolla de 15 ans d’âge avec un moteur de 450 000 kilomètres », ironise un spécialiste. Cette filière favoriserait l’émergence d’une industrie locale de la pièce détachée neuve : amortisseurs, freins, embrayage, pots d’échappement, etc. Mais aucun pays ne s’engage dans cette voie. Cependant, comme le note Thierry Pertuiset : « Il existe déjà un important tissu industriel de la pièce détachée en Afrique. Il faudrait mettre en place une politique pour le structurer et le faire sortir de l’informel. En élevant le niveau de qualité, ce tissu industriel pourrait être utilisé pour reconditionner des véhicules d’occasion et créer un nouveau marché entre les vieilles automobiles d’occasion en mauvais état et les voitures neuves. » Quel pays saisira cette opportunité ? ■ AFRIQUE MAGAZINE
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L’EX-LEADER CHERCHE UN NOUVEAU SOUFFLE Les industriels sud-africains veulent représenter 1 % de la production mondiale.
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emplacée par le Maroc sur la première marche du podium de l’industrie automobile africaine, l’Afrique du Sud n’a pas tardé à réagir. Le 18 octobre, le ministre sud-africain du Commerce et de l’Industrie, Rob Davies, a indiqué qu’un plan de relance de l’industrie automobile nationale devrait être adopté par le gouvernement en décembre, pour être appliqué à partir de 2021. Ce plan doit à la fois soutenir les constructeurs présents dans le pays (Ford, Toyota, BMW et Volkswagen), et accroître la part des entreprises locales dans la fabrication de pièces. Le ministre poursuit ainsi l’objectif de hisser la fabrication nationale de véhicules à 1 % de la production mondiale et de voir la part de pièces locales dans les voitures assemblées dans le pays passer de 38 % à 60 % d’ici à 2035. Ce qui représenterait un surcroît d’activité d’environ 135 milliards de rands (8,1 milliards d’euros) pour l’industrie automobile nationale. « Pour que nous ne soyons pas seulement un pays d’assemblage à court terme, mais aussi un écosystème développé dans et autour du secteur automobile », a justifié à Reuters Rob Davies. Mais augmenter la part locale dans la chaîne de valeur ne se fera pas sans une profonde adaptation de l’industrie automobile sud-africaine pour répondre aux exigences de qualité et de sécurité des constructeurs. « Il n’y a pas de compromis possible avec leurs normes de qualité, le risque est trop élevé. Si vous voulez être l’un de leurs fournisseurs, vous devez vous conformer à leurs normes », a réagi un sous-traitant sud-africain. ■ J.-M.M. Le ministre sud-africain du Commerce et de l’Industrie, Rob Davies.
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FOCUS
CACAO : LA CAMPAGNE DE VÉRITÉ À l’occasion de la récolte de fèves, commencée en octobre pour la campagne 2018-2019, la Côte d’Ivoire et le Ghana cherchent à avancer unis. par Jean-Michel Meyer mars avec son voisin ghanéen. Pour la première fois, les deux pays ont annoncé ensemble, avant le début de la campagne, le prix qu’ils payeront aux planteurs : 750 francs CFA le kilo (1,14 euro) pour la Côte d’Ivoire et 7 600 cedis par tonne (soit 1,37 euro le kilo) pour le Ghana. La mesure doit réduire l’importante contrebande de fèves entre les deux pays. Un début. Car les deux pays ont beau cueillir 60 % du cacao consommé sur la planète, leur influence sur la filière reste marginale. Coté à Londres et à New York, le cours du cacao a chuté de 45 % en 2016 et 2017. Et il a rebondi de 40 % entre janvier et mai de cette année, pour replonger de 30 % de sa valeur ! En unissant leurs efforts, les deux pays veulent peser davantage sur les prix internationaux et visent un partage plus équitable de la
Top 10 des pays producteurs de cacao (estimation récolte 2017-2018) PAYS
PRODUCTION EN TONNES
Côte d’Ivoire Ghana Équateur Nigeria Cameroun Indonésie Brésil Pérou République dominicaine Colombie Source : ICCO (Organisation internationale du cacao). 94
2 000 000 880 000 280 000 260 000 240 000 240 000 190 000 120 000 77 000 55 000
valeur ajoutée. Le 26 septembre, Fitch Solutions a jeté un froid en déclarant que leur collaboration « n’aura probablement pas d’impact significatif sur le secteur à moyen terme ». Et de s’expliquer : « Le Ghana et la Côte d’Ivoire exportent des fèves de cacao qui sont expédiées ailleurs pour la transformation, exploitent différents systèmes de commercialisation, se composent de petites exploitations très dispersées. »
5 % DE LA VALEUR DU MARCHÉ « Cette filière est extrêmement déséquilibrée, la production mondiale se répartit entre plus de cinq millions d’exploitations, tandis que les secteurs d’aval sont très concentrés », ajoute Frédéric Courleux, directeur des études d’Agriculture Stratégies, dans un rapport en avril dernier. Selon la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement), 50 % à 60 % des échanges de fèves étaient contrôlés par trois groupes en 2016 (ADM, Cargill et Barry Callebaut), tandis que six entreprises avaient la main sur 90 % de la transformation mondiale. Résultat ? Pour la Banque africaine de développement (BAD), le continent représente 5 % de la valeur du marché du chocolat évalué à 100 milliards de dollars. Pour inverser la vapeur, le ministre ivoirien de l’Agriculture Mamadou Sangafowa Coulibaly annonçait, le 28 septembre, l’objectif « de porter le taux actuel de première transformation du cacao de 33 % à 50 % à l’horizon 2020 », afin de « capter toutes les ressources financières issues de la chaîne de production ». ■ AFRIQUE MAGAZINE
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émarrage en trombe de la campagne de cacao : la première semaine de récolte a drainé 29 000 tonnes de fèves vers les ports d’Abidjan et de San-Pédro. Il s’agit d’une hausse de 21 % par rapport à l’an dernier. Premier producteur mondial avec une exportation record de deux millions de tonnes de fèves en 2016, la Côte d’Ivoire marche-t-elle vers une nouvelle performance ? Ce n’est pas l’unique préoccupation à Abidjan, même si le cacao participe à plus de 20 % du PIB national, représente près de 50 % des recettes d’exportation, a rapporté plus de 2 milliards d’euros aux producteurs par an et fait vivre plus de six millions d’Ivoiriens. Ce qui importe également à Abidjan, c’est la réussite de l’accord signé fin
Parcours
Un trio d’entrepreneurs
Que ce soit dans les industries lourdes ou les nouvelles technologies, elles et il incarnent des profils volontaires et créatifs. La Franco-Marocaine Ilham Kadri dirigera à partir du 1er janvier 2019 le groupe belge Solvay, l’un des géants de la chimie mondiale, fondé en 1863, au chiffre d’affaires de 10,1 milliards d’euros. Après une période de transition de deux mois au côté du patron du groupe, Jean-Pierre Clamadieu, elle lui succédera comme présidente du comité exécutif et directrice générale. « On a l’impression que tout son parcours la préparait à venir chez nous », a commenté dans la presse Nicolas Boël, président du conseil d’administration. À 49 ans, elle a mené sa carrière dans la chimie, notamment chez Shell et Dow Chemical, avant d’entrer en 2013 chez l’Américain Diversey, spécialisé dans les technologies et services pour l’hygiène, et d’en prendre la tête en 2017. Si elle a démontré sa capacité à diriger des entreprises, elle est également une scientifique confirmée. Née à Casablanca, quadrilingue (français, anglais, arabe, espagnol), familière du monde anglo-saxon, elle est aussi titulaire d’un diplôme d’ingénieur de l’École d’application des hauts polymères de Strasbourg, en Alsace, et docteur en physico-chimie macromoléculaire, diplômée de l’université Louis-Pasteur de Strasbourg. ■ J.-M.M.
Le Sénégalais Moustapha Cissé dirigera le centre de recherche en intelligence artificielle (IA) de Google à Accra, au Ghana. Le premier en Afrique et le onzième dans le monde (après Paris, Zurich, Tokyo, Beijing, Montréal, Toronto, Seattle, Boston, Tel-Aviv et New York). La structure, qui doit ouvrir avant la fin de l’année, se concentrera sur l’IA à l’usage de la santé, l’agriculture et l’éducation. Moustapha Cissé a étudié les mathématiques et la physique à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis du Sénégal. Avant d’obtenir un doctorat en apprentissage automatique à l’université Pierre-et-Marie-Curie à Paris en 2014. Repéré par Facebook, il intègre le Facebook Artificial Intelligence Research (FAIR), à Paris. « Je m’engage à construire une intelligence artificielle axiologique pour améliorer notre société, en particulier la vie de ceux qui en ont le plus besoin », explique-t-il sur Facebook. Après deux ans, il a été débauché par Google en 2018. ■ J.-M.M.
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Cofondatrice de la première licorne africaine Jumia, Fatoumata Ba se lance, après le commerce électronique, un nouveau défi pour assouvir sa frénésie d’entreprendre. La trentenaire sénégalaise, figure de la tech africaine, a levé 1 million d’euros pour donner vie à Janngo (« demain » ou « avenir » en peul). Il s’agit, selon elle, du premier « start-up studio africain ». Ce qui consiste à développer des plates-formes digitales clé en main afin d’améliorer l’accès au marché et la compétitivité des PME africaines. Diplômée de la Toulouse Business School depuis moins de dix ans, elle a débuté chez Orange et Atos, avant de fonder la filiale ivoirienne de Jumia, de diriger Jumia Nigeria et d’intégrer le comité exécutif de Jumia Afrique, le premier site d’e-commerce du continent. Passionnée de technologies, elle assure avoir piraté l’ordinateur de son père à 9 ans, créé son premier courrier électronique à 11 ans et son premier site Web à 16 ans. ■ J.-M.M. AFRIQUE MAGAZINE
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FOCUS
L’AFRIQUE DU SUD
SE TOURNE ENFIN VERS SA MER Le modèle historique du pays s’est bâti sur la terre ferme (industrie, mines, agriculture, finance…), en tournant le dos aux océans. Une approche en bout de course. L’économie bleue et la biodiversité apparaissent comme de nouveaux relais de croissance.
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par Jean-Michel Meyer ’Afrique du Sud devra-t-elle se tourner vers l’océan et l’économie verte pour relancer sa croissance ? Pour l’instant, le pays navigue à vue. Arrivé au pouvoir en février dernier, le président sud-africain Cyril Ramaphosa avait promis de redresser l’économie, fort de son passé d’homme d’affaires à succès. Mais depuis la récession de 2009, le pays reste embourbé dans une crise économique, sociale et politique, poussant des investisseurs à se méfier de la nation arc-en-ciel. Après une faible hausse de 0,9 % en 2017, le PIB sud-africain a connu deux trimestres consécutifs de recul en 2018, plongeant le pays dans une récession technique. D’après les derniers chiffres du FMI, la croissance économique sud-africaine augmentera péniblement de 0,8 % en 2018 pour viser 1,4 % en 2019. Les autres indicateurs ne sont pas au mieux : un déficit budgétaire de – 3,5 % du PIB et une dette publique annoncée à 54,2 % du PIB en 2018-2019 – soit 204,7 milliards de dollars –, une inflation autour de 6 % et, surtout, un taux de chômage de 27,2 %. Et ce n’est pas la politique qui va apaiser les tensions ! Le départ forcé du président Jacob Zuma en février dernier, rattrapé par de multiples scandales de corruption, symbolise toutes les tur-
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pitudes de son parti, actuellement au pouvoir, l’ANC. Chaque semaine révèle son affaire. Le 9 octobre dernier, c’était au ministre des Finances Nhlanhla Nene de quitter ses fonctions, après avoir reconnu qu’il entretenait des relations avec la famille Gupta, elle-même accusée d’utiliser son amitié avec Jacob Zuma pour décrocher des contrats gouvernementaux – et qui a précipité la démission du président. Nhlanhla Nene a été remplacé aux Finances par Tito Mboweni, un ancien gouverneur de la South African Reserve Bank.
OPÉRATION PHAKISA Dans ce contexte, les secteurs clés souffrent. Depuis la mi-août, les compagnies minières Gold Fields, Impala Platinum et Anglo American ont annoncé respectivement supprimer 1 000, 13 000 et 2 000 emplois. Dans l’industrie, l’américain General Motors menace de quitter le pays et de fermer ses usines. Et l’agriculture, frappée par la sécheresse et les pénuries d’eau, vit des tensions politiques et sociales autour de la redistribution des terres. L’ANC projette d’amender la Constitution pour y inscrire le principe d’expropriation sans compensation des fermiers blancs, qui possèdent 72 % des terres arables. À cette annonce, fin juillet, le marché
des devises a paniqué. Le rand a glissé à son plus bas depuis deux ans face au dollar. Les grandes banques résistent mais Moody’s s’inquiète de l’impact d’une économie en récession sur leurs actifs bancaires et leurs fonds propres. À la tête d’un État aux poches vides, Cyril Ramaphosa cherche de nouveaux relais de croissance. La réussite du pays s’est bâtie sur la terre ferme (industrie, mines, agriculture, finance), en tournant le dos à la mer. Ce modèle économique est en panne. Dans son discours sur l’état de la nation, en février 2018, le chef de l’État a évoqué l’économie de l’océan, et le vaste littoral du pays qui s’étend sur près de 4 000 kilomètres, comme une nouvelle frontière à conquérir. « On s’est rendu compte que les objectifs de développement à long terme de l’Afrique du Sud ne peuvent pas dépendre uniquement des ressources terrestres. Le développement de l’espace côtier a été largement inexploité et pourrait potentiellement créer un million d’emplois supplémentaires et contribuer à hauteur de 13,6 milliards de dollars (11,56 milliards d’euros) au PIB du pays », a-t-il lancé, en juin dernier, lors du G7 au Canada. Cette piste doit relancer l’opération Phakisa (« Dépêche-toi » en sesotho). Initiée en 2015, en faveur de l’économie AFRIQUE MAGAZINE
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La grande Durban, ville côtière sur l’océan Indien.
bleue, elle n’a pas connu de grands résultats. La présidence veut dynamiser six domaines d’intervention : le transport et la construction navale et portuaire, l’exploration pétrolière et gazière en mer, les zones marines protégées, la gouvernance des océans, l’aquaculture et le tourisme. Depuis août dernier, Cyril Ramaphosa a ouvert un autre chantier : la biodiversité. « Le maintien durable de la biodiversité peut contribuer à nos efforts pour éliminer la pauvreté et créer des opportunités économiques pour nos populations. La biodiversité doit être présente dans tous les domaines du développement économique, dans des domaines tels que l’agriculture, la pêche, l’exploitation forestière et minière, l’énergie, l’écotourisme et les transports », a-t-il détaillé le 25 août dernier. « L’économie de la biodiversité pourrait créer plus de 162 000 emplois et générer 47 milliards de rands de chiffre AFRIQUE MAGAZINE
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Son vaste littoral s’étend sur près de 4 000 km, comme une nouvelle frontière à conquérir. Avec un investissement particulier sur la biodiversité. d’affaires (2,8 milliards d’euros) », a-t-il complété. Une stratégie nationale sur l’économie de la biodiversité est en cours d’élaboration. Elle doit déboucher sur « un plan de travail qui impliquera à la fois le gouvernement, le secteur privé et les partenaires du développement ». L’État est prêt à débloquer 1,18 milliard de rands (plus de 70 millions d’euros) dans les cinq ans. « Outre l’utilisation de plantes pour des produits cosmétiques et pharmaceutiques, l’économie de la biodiversité implique le développement
de l’économie de la faune sauvage et de l’écotourisme qui présente un potentiel considérable », a détaillé le chef de l’État. Ce plan pourra en effet s’appuyer sur les parcs nationaux sud-africains qui emploient déjà 100 000 personnes et contribuent pour 3 milliards de rands (180 millions d’euros) au PIB. Reste à savoir, pour Cyril Ramaphosa, si les résultats de ces nouveaux relais de croissance seront au rendez-vous pour préparer les élections générales de la mi-2019. ■ 97
INTERVIEW
EDOH KOSSI AMENOUNVE
DIRECTEUR GÉNÉRAL DE LA BOURSE RÉGIONALE DES VALEURS MOBILIÈRES (BRVM)
« L’information va révolutionner la finance » propos recueillis par Jean-Michel Meyer
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Pour le patron de la bourse régionale des pays de l’UEMOA, le rebond des marchés passera par la mobilisation de l’épargne locale et surtout par la prise en compte des sauts technologiques.
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ondée en 1996 et installée à Abidjan, la bourse régionale des valeurs mobilières (BRVM), bourse commune des huit pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), est dirigée depuis 2012 par le Togolais Edoh Kossi Amenounve. L’ancien secrétaire du Conseil régional de l’épargne publique et des marchés financiers (CREPMF), l’autorité des marchés financiers de l’UEMOA, estime que nous sommes au seuil d’un véritable « big bang ». AMB : Quel bilan tirez-vous de cette année 2018 pour les bourses africaines en général et la BRVM en particulier ? Edoh Kossi Amenounve : Je dirais que c’est une année particulièrement difficile pour les bourses africaines. Nos indices sont en baisse. La BRVM a déjà frôlé les – 20 %. L’Afrique du Sud, le Nigeria et le Kenya ont déjà été au-delà de 10 % de baisse. Le Maroc n’est pas loin d’un recul de 8 % . Comment l’expliquez-vous ? Au départ, plusieurs investisseurs ont pris leurs bénéfices parce qu’entre 2012 et 2015, nous avons enregistré à la BRVM une hausse cumulée de 90 %. Et le PER [Price Earning Ratio, ndlr] est aussi monté à 24, voire 26 [au-delà d’un PER de 17, une action est considérée comme surévaluée, ndlr]. Le marché est devenu assez cher et moins attractif pour les investisseurs. Ce mouvement de baisse s’inscrivait pour nous dans le cycle normal de bourses qui ont connu de fortes hausses puis dont les cours sont ramenés à un niveau suffisamment attractif pour les nouveaux entrants.
Mais ce n’est pas l’unique explication ? D’un point de vue macroéconomique, les raisons sont plus profondes, avec la faiblesse de la croissance en Afrique, qui se situe autour de 3,4 %. Or le taux de croissance des ÉtatsUnis avoisine les 2,9 %. Pour les investisseurs internationaux, le marché américain redevient intéressant, ceci couplé avec la hausse du dollar. L’environnement mondial en matière de croissance est moins favorable à l’Afrique. Comment comptez-vous agir pour maintenir l’attractivité des marchés africains ? Nous devons profiter de cette situation internationale défavorable pour mettre l’accent sur les politiques locales, continentales, à travers la mobilisation des ressources mais aussi le développement des marchés des capitaux et du secteur privé. Pour le marché des capitaux, nous avons besoin d’ouvrir une voie pour les PME afin qu’elles puissent financer leur développement. On parle beaucoup de l’impact des technologies sur la finance. Depuis mars 2018, vous êtes le président de l’AfricaFinLab, le Laboratoire de la finance africaine. Que peut-on en attendre ? L’AfricaFinLab est une initiative de Paris Europlace [l’organisation chargée de promouvoir et développer la place boursière de Paris, ndlr] pour encourager le développement de la finance en Afrique sur trois axes : la diffusion d’informations, la promotion des initiatives utilisant les technologies et la formation des AFRIQUE MAGAZINE
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AMANDA ROUGIER
acteurs aux enjeux du développement de la finance technologique. Cette initiative fédère les acteurs européens, français et africains. Pour moi, c’est fondamental. C’est la nouvelle opportunité pour améliorer le financement de nos économies. En quoi est-ce une opportunité ? Aujourd’hui, c’est une évolution mondiale extraordinaire de voir comment la technologie est en train de combler les insuffisances des marchés financiers. On a tous appris que dans une économie, l’accès à l’information est difficile. Il existe une asymétrie d’information entre les opérateurs. Cette asymétrie est source d’inefficience, alors que les théories de base enseignent que dans une économie pure et parfaite l’information est accessible à tous et à moindre coût. Quand les grands théoriciens ont émis ces hypothèses, comme le Prix Nobel d’économie 2001, Michael Spence, on s’est dit qu’ils rêvaient. Aujourd’hui, nous nous en approchons grâce à la technologie ! N’est-ce pas trop théorique ? Cette technologie qui facilite l’accès à l’information à moindre coût est une opportunité immense qui changera fondamentalement nos économies. L’opportunité est encore plus importante pour l’Afrique ! Il y a vingt ans, on ne pouvait pas imaginer être assis à Abidjan ou à Lomé et recevoir des informations en temps réel sur General Motors, par exemple. Si vous êtes sur le même site, vous accédez à la même information qu’un Français, un Américain ou un Australien ! La technologie révolutionne la finance. On est entré dans une nouvelle ère. L’idée de l’AfricaFinLab est de pouvoir maximiser cette opportunité pour booster les économies et la finance africaines au-delà de ce que l’on espère. Les progrès que nous ferons dans les dix prochaines années seront plus importants que ceux que l’on a faits dans les cent dernières années, parce que l’on a une vitesse de cirAFRIQUE MAGAZINE
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culation et d’accès à l’information qui est quasiment au-delà de toute espérance. Ce seront davantage de services ? Quand on utilisera les big data pour accéder à des services financiers, ce sera une avancée extraordinaire. Vous n’aurez plus besoin de vous déplacer chez votre banquier, des robots financiers vous renseigneront. Sur le marché des capitaux, des plates-formes de souscription collecteront l’épargne à partir du téléphone mobile, comme on le voit au Kenya ! La fintech vient bouleverser la finance traditionnelle pour des questions de coûts. C’est toute l’économie qui est gagnante, qui est plus performante, avec des coûts de transaction qui sont faibles voire inexistants. L’Afrique a l’opportunité de créer un cadre économique avec des coûts relativement faibles. Vous annoncez un âge d’or pour la finance ? Retenons que toute économie dont la marge d’intermédiation d intermédiation est faible et où les coûts de transactions et des services financiers sont faibles est une économie performante. Si l’Afrique peut bâtir des économies sur ce modèle, la croissance du continent sera plus rapide et plus forte. ■
Les progrès que nous ferons dans
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les prochaines pr années an seront plus se importants im que qu ceux que qu l’on a faits fai depuis un siècle.
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PERSPECTIVES
TRANSPORTS
Un nouveau modèle pour la RAM? Renégociations salariales avec les pilotes, stratégie de développement en suspens, Royal Air Maroc cherche un nouveau chemin de croissance au moment où la concurrence s’accroît.
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par Julie Chaudier
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Abdelhamid Addou a été nommé PDG en février 2016 par le roi Mohammed VI.
main à la poche et sortir 145 millions d’euros pour sauver la RAM de la faillite dans laquelle l’avait précipitée en particulier l’ouverture à la concurrence sans filet décidée en 2006. « L’enjeu pour notre groupe est de devenir […] une compagnie qui peut, de par sa situation géographique, connecter l’Afrique
à l’Europe et aux Amériques, au même titre que Turkish Airlines ou Qatar Airways connectent l’Asie à l’Europe et à l’Afrique », a expliqué le PDG à L’Économiste en début d’année. La compagnie cherche sur le marché africain un espace aérien moins concurrentiel que le ciel du royaume AFRIQUE MAGAZINE
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a Royal Air Maroc (RAM) cherche à sortir des turbulences. La compagnie nationale fait face à de nombreux défis, dont un front social qui a du mal à s’éteindre, malgré l’élection début octobre du nouveau président de l’Association marocaine des pilotes de ligne (AMPL), Hicham Falaki, chargé de reprendre les négociations avec la direction, après les grèves de la mi-août. Abdelhamid Addou, nommé directeur général en février 2016 par le roi Mohammed VI, attend que le gouvernement confirme la nouvelle stratégie de développement extrêmement ambitieuse qu’il souhaite pour sa compagnie. Au sommet de l’État, les hauts responsables semblent rechigner à signer le chèque conséquent qu’il demande, afin de doubler la flotte de la compagnie. En 2011 déjà, l’État avait dû mettre la
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devenu encombré. Au Maroc, si les compagnies low cost se sont d’abord intéressées aux destinations touristiques, elles changent peu à peu de stratégie, comme partout dans le monde, et viennent marcher maintenant sur les plates-bandes de la compagnie nationale. « L’open sky a été une excellente nouvelle pour notre tourisme. Néanmoins, force est de constater que cet accord a aussi détruit de la valeur sur des destinations moins touristiques (Casablanca), en attaquant la RAM de manière frontale sur les routes que nous avions mis des décennies à développer », soulignait encore, en mars dernier, son directeur général, dans un entretien accordé au journal économique marocain en ligne Médias 24. « Dans un tel contexte, il est logique que la RAM se tourne vers d’autres marchés, comme l’Afrique subsaharienne où la concurrence est moins forte. En Afrique de l’Ouest, il y a effectivement un marché à prendre, mais les très puissantes compagnies du Golfe y développent leurs propres liaisons face aux compagnies européennes traditionnelles. » Elles pourraient bénéficier de la mise en place du Marché unique africain du transport aérien (SAATM). Avec son lancement très symbolique, fin janvier dernier, l’Union africaine veut inciter ses États membres à mettre enfin activement en œuvre l’accord de Yamoussoukro, datant de 1999, qui établissait déjà un marché commun aérien, mais qui était resté jusqu’ici lettre morte. Aujourd’hui, plusieurs compagnies continentales se développent fortement, à l’image d’Ethiopian Airlines, devenue leader incontesté, mais aussi d’EgyptAir ou, dans une moindre mesure, d’Air Algérie et de Tunisair. Ethiopian Airlines modernise sa flotte à grande vitesse, tandis que la RAM, qui ne compte que 55 appareils, n’en a commandé que 11 nouveaux ces deux dernières années. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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CHIFFRES
6sur 10
C’est la proportion d’informaticiens marocains approchés par des recruteurs étrangers sur les douze derniers mois, selon une étude du site d’emploi ReKrute.com.
6,2 milliards de dollars C’est le montant des engagements en Afrique subsaharienne de la Société financière internationale – filiale de la Banque mondiale dédiée au secteur privé – au cours de son dernier exercice fiscal, qui s’est achevé le 30 juin 2018, contre 3,5 milliards de dollars durant la période précédente.
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MILLIARDS DE TONNES D’après une étude de l’OCDE, la consommation mondiale des matières premières devrait presque doubler d’ici à 2060. Les besoins devraient alors atteindre 167 milliards de tonnes, contre 97 milliards de tonnes actuellement.
500 MILLIONS D’EUROS C’est le montant de l’eurobond émis par la Tunisie sur les marchés financiers fin octobre. Objectif : boucler le budget 2018. Une levée remboursable sur une période de cinq ans, avec un taux d’intérêt de 6,75 %. 101
PERSPECTIVES Le nouveau terminal traite près de 75 % du trafic total du port de 1,2 million d’EVP. TRANSPORTS
Lomé prend de l’avance Le port à conteneurs de la capitale togolaise devance désormais celui de Lagos, au Nigeria.
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d’opérateurs portuaires internationaux », analyse Darron Wadey, l’auteur du rapport. Ce dernier prédit que « les volumes de conteneurs complets devraient atteindre 4,3 millions d’EVP [équivalent vingt pieds, l’unité de mesure des conteneurs, ndlr] d’ici 2021 en Afrique de l’Ouest, grâce à un taux de croissance annuel estimé à 5 % pour les cargaisons de conteneurs ». En 2017, 285 porteconteneurs, déployés par 24 opérateurs différents, ont accosté sur cette zone. Les terminaux et les ports du versant ouest, « généralement bien équipés », ont bénéficié des investissements étrangers d’opérateurs de terminaux (APM Terminals, Bolloré, China Merchants, DP World, ICTSI, Portek, Terminal Investment Limited) et de transporteurs (CMA CGM, Grimaldi, NileDutch). Ces entreprises sont présentes dans 30 terminaux et 5 autres sont en dévelop-
pement, recense le rapport. Pour rester attractifs, les ports africains devront impérativement s’adapter à des navires de plus en plus grands. En 2019, souligne Dynamar, plus d’une douzaine de ports d’Afrique de l’Ouest pourront accueillir des navires de 6 000 à plus de 10 000 EVP (3 300 EVP étant la moyenne aujourd’hui pour ces ports). À ce jeu-là, le Nigeria perd du terrain. Ses ports ne peuvent recevoir que des ÉNERGIE
Le rêve INGA III
Le quatrième barrage le plus puissant au monde sur le fleuve Congo ?
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runo Kapandji, responsable de l’Agence pour le développement et la promotion du projet Grand Inga (ADPI-RDC), a annoncé le 16 octobre dernier la signature d’un « accord de développement exclusif » avec les groupements de sociétés chinoises et espagnoles
Inga III et ProInga, afin d’ériger un ouvrage d’une puissance de 4 800 mégawatts (MW) à 11 000 MW. Ce qui en ferait le quatrième barrage le plus puissant au monde. La République démocratique du Congo (RDC) justifie ces capacités accrues par « l’augmentation significative
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omé est devenue le principal port à conteneurs d’Afrique de l’Ouest, surpassant celui de Lagos. » C’est l’un des enseignements clés de la dernière édition du rapport sur le marché des conteneurs en Afrique de l’Ouest, réalisé par le consultant néerlandais spécialiste du transport maritime Dynamar. Le document a passé au crible les services et les installations maritimes et portuaires répartis sur 9 700 kilomètres de côtes ouest-africaines. Un total de 25 pays étudiés, qui représentent une valeur commerciale de 258 milliards d’euros et un PIB estimé à 703 milliards d’euros. « Même si les volumes de conteneurs ont à peine augmenté entre 2013 et 2017, la région est sur le point de parvenir à maturité, si on la compare à l’Afrique de l’Est. Les navires y sont plus gros, il y a plus de transporteurs, et il y a une présence substantielle
navires de 4 600 EVP au plus. Lagos, le port majeur de la première puissance économique ouest-africaine, est désormais dépassée par celui de Lomé. La croissance du Togo, note le rapport, est directement influencée par la présence de l’armateur italo-suisse de porte-conteneurs MSC et du nouveau terminal à conteneurs de Lomé, qui traite près de 75 % du trafic total du port de 1,2 million d’EVP. « La mise en place du terminal à conteneurs de Lomé s’inscrit dans une tendance plus large en Afrique de l’Ouest, qui voit de plus en plus de transporteurs s’impliquer dans les ports et les terminaux. Après tout, ils doivent bien aller quelque part en utilisant leurs navires surdimensionnés », relève Darron Wadey. ■ J.-M.M.
LES MOTS
GWENN DUBOURTHOUMIEU POUR JA
Un chantier pharaonique de cinq à onze ans. de la demande nationale, sous-régionale et continentale depuis le lancement de l’appel d’offres en 2010 ». L’Afrique du Sud s’est ainsi engagée dès 2013 à acheter de l’électricité produite par Inga III, lequel doit prendre le relais des barrages Inga I et Inga II. Bâtis en 1972 et 1982 sous Mobutu, mais envisagés dès les années 1920 par les Belges, ces barrages devaient exploiter le potentiel hydroélectrique du fleuve Congo. Ils ont une capacité de 1 775 MW, mais stagnent, faute d’entretien, à moins de 500 MW… Les entreprises chinoises sont menées par China Three Gorges Corporation – gestionnaire du barrage des TroisGorges, sur le Yangzi Jiang (également appelé « Fleuve bleu »), actuellement le plus puissant ouvrage hydroélectrique du monde avec 22 500 MW. La Chine renforce ainsi sa présence industrielle en RDC, qui s’est notamment manifestée par la réactivation en mars, après trente-quatre années d’interruption, du chemin de fer de Benguela afin d’exporter le cuivre et le cobalt AFRIQUE MAGAZINE
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du Katanga. Les Espagnols sont conduits par Cobra Instalaciones y Servicios, filiale du groupe de construction ACS – dirigé par le président du Real Madrid, Florentino Pérez. Bâtir Inga III nécessiterait « de cinq à onze années », estimait en juin Bruno Kapandji. Et ce ne serait qu’un début : le mégaprojet de complexe hydroélectrique Grand Inga envisage à (long) terme la construction de cinq autres ouvrages, pour un total de 40 000 MW. Reste évidemment la question des financements. Celui-ci est en effet évalué entre 50 et 80 milliards de dollars. Encore faudra-t-il convaincre les investisseurs potentiels, la RDC n’étant pas un modèle de stabilité politique et campant en bas des classements dressés chaque année par l’ONG anticorruption Transparency International. L’ONG International Rivers, quant à elle, s’inquiète des conséquences environnementales et sociales de cet « éléphant blanc », et note que cette annonce intervient à deux mois de l’élection présidentielle, prévue le 23 décembre. ■ C.G.
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« Pour nous, au Nigeria, notre vision du commerce intra-africain repose sur duits la libre circulation des produits made in Africa. Cela signifie que vent les biens et les services doivent avoir un contenu africain. » MUHAMMADU BUHARI, PRÉSIDENT SIDENT DU NIGERIA
« Si nous voulons avoir une meilleure condition de vie pour les populations, si nous voulons améliorer le revenu par tête d’habitant, il faut penser sérieusement à un contrôle démographique dans nos pays, tout en accélérant la croissance économique. » ALASSANE OUATTARA, PRÉSIDENT DE LA CÔTE D’IVOIRE
« Les petites entreprises seront le moteur du continent. Une grande partie des progrès provient de la croissance des PME, qui contribuent à 64 % s. » de la croissance du PIB des pays. VERA SONGWE, ÉCONOMISTE ET SECRÉTAIRE EXÉCUTIVE DE LA COMMISSION ÉCONOMIQUE E POUR L’AFRIQUE
« L’Afrique devrait être capable de multiplier par quatre sa production agricole dans les trente prochaines années. » DONALD KABERUKA, EX-PRÉSIDENT DE LA BANQUE AFRICAINE DE DÉVELOPPEMENT 103
L’archipel compte 115 îles et îlots. Ci-contre, l’île artificielle Eden Island.
destination
LES SEYCHELLES, TROPICALE ATTITUDE
Le Four Season Resort, sur l’île Desroches.
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par Luisa Nannipieri AVEC SES 115 ÎLES ET ÎLOTS PARADISIAQUES, l’archipel des Seychelles est l’une des destinations touristiques les plus connues au monde. Eau turquoise à 29 degrés, resorts exclusifs, nature luxuriante, cuisine créole et, en bonus, pas besoin d’un visa – y compris pour tous les passeports africains – pour poser les pieds sur le sable fin de ce petit État de l’océan Indien peuplé de moins de 100 000 habitants. Une fois arrivé sur l’île de Mahé, cœur économique et culturel de l’archipel, où se trouve la capitale Victoria, on AFRIQUE MAGAZINE
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Un marché couvert à Victoria, la capitale.
L’un des seuls pays au monde qui ne demande pas DE VISA à ses touristes a bien plus à offrir que le sable blanc de ses plages ou ses récifs coralliens.
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MADE IN AFRICA escapades peut rapidement se déplacer sur deux autres îles principales, Praslin et La Digue. Le mois de novembre est idéal pour les activités nautiques, comme la plongée ou la randonnée palmée à côté des tortues marines, et même le touriste le plus exigeant trouvera de quoi satisfaire ses envies. Les amoureux du farniente peuvent bronzer au soleil sur des plages dignes de carte postale, telles l’Anse Lazio et ses rochers de granit, dans le nord de Praslin, ou l’Anse Cocos et sa piscine naturelle, à l’est de La Digue. Ceux qui préfèrent les excursions et les randonnées ont à leur disposition de nombreux parcs et réserves naturelles où admirer la diversité de la faune et la flore locales. La réserve pittoresque de la vallée de Mai, inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, accueille par exemple une forêt de cocos de mer, un palmier qui produit la plus grosse graine du règne végétal. L’ascension du Morne LES BONNES ADRESSES Blanc, sur l’île de Mahé, offre ✔ Le Four Season Resort, une vue à couper le souffle sur l’île Desroches, privée, sur la côte ouest et permet et son restaurant avec vue de rencontrer la plus petite ✔ Chez Jules, sur La Digue, grenouille du monde : une pour un dîner sur la plage star d’un centimètre à peine ✔ L’usine de thés de Mahé, qui ne vit nulle part ailleurs. pour y boire un breuvage Autre espèce protégée local célèbre, la tortue géante des ✔ Le Bird Island Lodge, pour Seychelles, ou Aldabrachelys découvrir cette île fantastique gigantea, qui prend son nom ✔ Le spa du Six Senses sur l’île de l’atoll d’Aldabra, considéré de Félicité, pour se relaxer comme un joyau de l’archipel et un sanctuaire écologique, son accès étant réglementé. La plus vieille tortue géante du monde – elle aurait plus de 200 ans –, Esméralda, passe son temps sur l’île aux Oiseaux, où un écolodge de luxe accueille les visiteurs qui cherchent à se reconnecter avec la nature. Et pour ceux qui, entre une plongée dans un parc marin et une balade, souhaitent découvrir la culture locale, le temple hindou Arul Mihu Navasakthi Vinayagar de Victoria, avec son toit sculpté dans le sud de l’Inde, est un incontournable. Tout comme les belles maisons d’époque coloniale qui égayent les ruelles de la capitale des Seychelles. Ville créole par excellence, Victoria est animée plusieurs fois par semaine par des marchés couverts où flotte le parfum des épices et où l’on retrouve le charme authentique de ce petit paradis métissé : d’origines européenne, africaine, indienne ou chinoise, 98 % des Seychellois sont des enfants de l’immigration. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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Le luxe discret du Lagos Polo Club
Un MUST pour la jet-set locale. Fondé en 1904, c’est le club incontournable pour la jet-set lagotienne. Que l’on soit amateur de sport équestre ou non, il faut ab-so-lu-ment être membre du Lagos Polo Club. Le gotha politique et le monde des affaires se pressent le dimanche en famille autour de la belle pelouse du quartier cossu d’Ikoyi. On y croise le staff d’Access Bank ou le milliardaire Aliko Dangote. Les coiffes nouées colorées des dames sont visibles de loin dans les gradins, les jours de tournoi. Une coupe de cuvée luxueuse à la main, elles sont venues encourager un fils ou un mari, qui chevauche en bottes de cuir et pantalon blanc un pur-sang, souvent de leur propre écurie. La plupart des montures sont des chevaux soudanais (il faut compter environ 13 000 euros par tête), mais le must est de posséder un argentin, lequel peut atteindre 50 000 dollars à l’achat. On rencontre sur la pelouse des joueurs professionnels venus d’Argentine ou d’Afrique du Sud, dont les équipes se reçoivent régulièrement à domicile. Si vous n’êtes pas membre ou seulement de passage dans la capitale économique nigériane, vous pouvez vous faire inviter par un ami et remplir aisément de noms précieux votre carnet business en une après-midi. ■ Emmanuelle Pontié lagospolo.com / info@lagospolo.com 105
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Nifemi Marcus-Bello, adepte du minimalisme
La chaise Introvert (en bleu) et le tabouret LM Stool (en rouge).
Ses créations jouent beaucoup sur la duplicité. MIEUX CONNU À L’INTERNATIONAL que chez lui, à Lagos, en raison d’une esthétique qui se rapproche plus du minimalisme que de la tradition nigériane, Nifemi Marcus-Bello voit pourtant son travail comme un pur produit africain. Ses meubles sont conçus sur le continent à partir de techniques de production et de matériaux présents sur place, dans le but à terme d’intégrer la création design à des filières déjà en activité. Le LM Stool, par exemple, est un tabouret dessiné pour s’adapter à une ligne de production d’une usine de caches de générateurs électriques en métal. Exposé jusqu’à la fin du mois de novembre dans la section design de la 16e Biennale de Venise, il a une forme unique, qui donne l’illusion de l’instabilité, tout en étant solide et capable de porter des poids considérables. Les créations du Nmbello Studio, ouvert en 2017 à Lagos, jouent beaucoup sur la duplicité. La chaise Introvert, née d’un besoin d’intimité
dans les nouveaux espaces de travail partagés, ressemble à un trône de l’extérieur : le haut dossier tressé renvoie une image orgueilleuse de l’utilisateur. Mais assis, on se retrouve isolé, même si le tressage laisse filtrer suffisamment de lumière pour éviter toute claustrophobie. Le portfolio du créateur, qui a travaillé comme chef designer chez Nlé ou Tecno Mobile, regorge de pièces fonctionnelles et contemporaines, qui concilient savoir-faire artisanal et techniques de production industrielles. ■ L.N.
QU’EST-CE ?
Un incontournable de la gastronomie africaine à Paris. ET SINON ?
Le petit-déj africain dans l’annexe cosy. POUR QUI ?
Les nouvelles et anciennes générations partisanes de la mixité.
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Restaurant africain par excellence, le Waly-Fay a fêté ses 21 ans cette année, et il n’a pas pris une ride. Depuis que la cuisinière historique de la maison, Fatou Sylla, a pris sa retraite, les plats d’Afrique de l’Ouest qui ont fait sa renommée sont concoctés par deux cheffes. Jeannie Tientcheu et Dalla Sankharé ont développé une attention toute particulière pour les produits du terroir et suivent à la lettre le précepte du patron, Olivier Thimothée : ici, il fait bien manger.
Leur cuisine met en valeur les classiques, comme le n’dolé, qui se déguste presque comme un bon cru, appréciant le mélange des saveurs tout en soupçonnant
le parfum des épices. Côté dessert, la mousse de patates douces et coulis de bissap fond dans la bouche. ■ L.N. 6 rue Godefroy Cavaignac, 75011 Paris. walyfay.fr
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LE LIEU : WALY-FAY
MADE IN AFRICA carrefours architecture
Tout pour la couleur
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« Fait briller l’endroit où tu es » est la devise de NANA AKUA BIRMEH. L’AMOUR POUR L’ART de l’architecte ghanéenne Nana Akua Birmeh, ainsi que sa devise « Fait briller l’endroit où tu es », se reflètent dans ses créations : des bâtiments pensés pour être fonctionnels au maximum, dont l’apparence colorée et vivante a tout pour étonner et stimuler émotivement les usagers. Une esthétique expressive et hardie qui lui a permis de monter son propre cabinet, Arch Xenus, en 2011, lequel a reçu de nombreux prix, dont un African Property Award en 2017. Aujourd’hui, la société réunit presque 40 professionnels et suit un grand nombre de projets dans des domaines variés, du résidentiel au commercial, en passant par l’éducation, la santé ou l’hôtellerie. Parmi ses créations emblématiques, on retrouve l’Imperial Lodge, à Accra, dont les finitions éclatantes ont la double fonction de dynamiser une rue ordinaire et d’être un point de repère dans le quartier. La rénovation de la bibliothèque de la Holy Child School à Cape Coast, basée sur le concept de tunnel des connaissances, a donné un aspect chic à des locaux négligés, tout en créant une ambiance confortable qui vise à stimuler les étudiants et appelle à l’émancipation des femmes. Ce dernier est un sujet de prédilection pour Nana Akua Birmeh, finaliste du prix Africa Women Innovation and Entrepreneurship Forum 2018 : « Ça a toujours été l’une de mes passions de créer des espaces où les femmes et les hommes peuvent atteindre un équilibre. Je vais me servir de cette opportunité pour promouvoir encore plus la quête de parité entre les genres dans tous les secteurs. » ■ L.N. AFRIQUE MAGAZINE
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Ci-dessus, la bibliothèque de la Holy Child School, à Cape Coast. Ci-contre, l’hôtel Imperial Lodge, à Accra.
Ci-dessous, la clinique Acrecity Medics, à Accra.
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Le duo kenyan Velma Rossa et Papa Petit mélangent des vêtements d’occasion pour obtenir un style unique.
événement
Amsterdam met le continent à l’honneur
Cette exposition explore la diversité de la mode africaine, véritable MELTING-POT de cultures et d’inspirations. L’EXPOSITION « FASHION CITIES AFRICA », qui s’est déroulée au musée et galerie d’art de Brighton en 2016, s’exporte à Amsterdam, où le Tropenmuseum la proposera jusqu’au 6 janvier prochain. Conçue autour des recherches sur le terrain de deux expertes, Hannah Pool et Helen Jennings, elle explore le milieu de la mode dans quatre villes (Casablanca, Johannesburg, Lagos et Nairobi) et laisse le public découvrir l’esthétique propre de chacune d’entre elles, pour contrer le cliché que la mode africaine serait unique, de Rabat au Cap. Le Tropenmuseum a enrichi le catalogue initial avec des créations locales, choisies ou dessinées par des Africains de la diaspora. En tout, 108
plus de 66 mannequins sont présentés, avec une scénographie réalisée spécifiquement pour le musée par NLÉ, le cabinet d’architecture renommé de Kunlé Adeyemi. Chaque section plonge le visiteur au cœur d’une ville, à travers des images et des sons – émis par une radio locale du genre d’Hit Radio à Casablanca ou de Soundcity Radio à Lagos – choisis par des artistes, des journalistes de mode ou des designers qui y habitent et ont participé à la réalisation de l’exposition. Parmi les 15 créations qui illustrent la scène de Casablanca, on retrouve les robes élégantes et asymétriques de Said Mahrouf, un styliste phare de sa génération qui ne fait pas beaucoup de concessions vis-à-vis du design AFRIQUE MAGAZINE
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SARAH WAISWA
par Luisa Nannipieri
La robe exposée du créateur marocain Karim Adduchi.
pour se mettre en scène et obtenir un style unique, qui est leur signature. Et à Lagos, Orange Culture joue avec les stéréotypes du masculin et du féminin pour créer des collections qui « racontent des histoires nigérianes ». En outre, quatre talents de la diaspora néerlandaise ponctuent et enrichissent chaque section. Daily Paper est une marque streetwear qui cartonne dans les rues d’Amsterdam. Inspirées des origines somaliennes, ghanéennes et marocaines des trois fondateurs, leurs collections ont toujours un lien avec leurs racines. Tout comme pour le Marocain Karim Adduchi, qui a ouvert l’Amsterdam Fashion Week en 2016 et met en avant une robe s’inspirant du savoir-faire amazigh. On retrouve également la marque et boutique Lady Africa, véritable pont culturel entre les Pays Bas et le continent, ainsi que le duo féminin DoruNsimba, qui ne cesse de rappeler à travers ses œuvres que l’Afrique se compose de 54 nations, aux innombrables styles, cultures et histoires. Parfait corollaire d’une expo qui rend hommage à la diversité et à la qualité de la mode africaine. ■
« Fashion Cities Africa », Tropenmuseum, Amsterdam, jusqu’au 6 janvier 2019. tropenmuseum.nl
PETER STIGTER - GERARD DANIELS (3)
traditionnel marocain. Amina Agueznay, en revanche, travaille avec des artisans locaux pour imaginer de nouveaux tissus enracinés dans la tradition. Ici, elle présente cinq créations, dont quatre des maîtres établis du caftan Zhor Raïs et Zineb Joundy. La journaliste de mode Mouna Belgrini et le photographe Joseph Ouechen clôturent la sélection avec les pièces de plusieurs jeunes stylistes, en témoignage de la variété que l’on retrouve dans les rues de Casa. C’est ensuite à la bouillonnante Johannesburg d’étonner les visiteurs avec des habits transmettant l’esprit de liberté et l’envie des créateurs de remettre en question les normes établies, tout en revendiquant la frivolité de la mode. Le travail engagé du collectif The Sartist côtoie les créations de deux géants, Thula Sindi et Marianne Fassler, ainsi que la sélection de la journaliste Maria McCloy, qui vise à redonner leurs lettres de noblesse aux motifs traditionnels africains, en les sortant de la case folklore. La visite se poursuit à Nairobi et Lagos, deux villes où l’expérimentation est tendance et où les designers poussent les limites de la pop culture et de la tradition, à la recherche d’une esthétique panafricaine où la personnalité individuelle ett l’héritage l héritage culturel local gardent toute leurr importance. À Nairobi, les frère et sœur Papa apa Petit et Velma LLaa marque Rossa mélangent néerlandaise néerllandaise Lady des es mitumba, des Africa Africca fait le lien habits abits d’occasion, d occasion, entree le continent et l’Europe.
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L’OSTÉOPATHIE, TOUT EN ÉQUILIBRE QUAND NOUS ENTENDONS « OSTÉOPATHE », nous pensons à un thérapeute qui « débloque » une articulation, voire la « fait craquer »… Mais cette pratique manuelle est bien plus complexe que cela ! L’ostéopathe a une connaissance approfondie de l’anatomie et peut traiter l’ensemble du corps. Après un interrogatoire médical et la consultation d’éventuels résultats d’examens, celui-ci réalise un bilan par le biais de tests palpatoires : il recherche des tensions, des déséquilibres, des pertes de mobilité de différents tissus (articulations, muscles, ligaments, organes) – des tissus qui sont liés entre eux, et interagissent pour un bon fonctionnement du corps. Une fois son diagnostic fait, l’ostéopathe peut corriger des déséquilibres, qui 110
provoquent des symptômes et perturbent l’état de santé, à l’aide de diverses techniques de manipulation en fonction de la zone à traiter. Il ne faut pas s’étonner s’il ne travaille pas forcément à l’endroit du trouble : celui-ci peut en effet agir sur une autre partie du corps, où le thérapeute aurait identifié un dysfonctionnement comme la cause du problème (il peut, par exemple, travailler au niveau d’un pied pour soulager un mal de dos). Contrairement à une crainte assez répandue, une séance d’ostéopathie ne fait en général pas mal : les gestes réalisés sont le plus souvent indolores. On peut en revanche par la suite ressentir de la fatigue. Pour un trouble récent, une seule séance en général suffit, mais pour un problème AFRIQUE MAGAZINE
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Cette médecine du mouvement ne s’occupe pas que des lombalgies. Troubles ORL, sommeil, douleurs des bébés… Son domaine d’action est bien plus vaste qu’on ne l’imagine.
VIVRE MIEUX forme & santé
pages dirigées par Danielle Ben Yahmed avec Annick Beaucousin et Julie Gilles
plus ancien, plusieurs rendez-vous, espacés la plupart du temps de quelques semaines, peuvent être nécessaires. Bon à savoir : après la deuxième séance, on ressent logiquement déjà une amélioration. Mais après trois séances, si aucun bienfait ne se fait sentir, cela signifie a priori que cette technique de soin n’est pas adaptée au problème.
Chez les adultes… Les maux de dos (lombalgie, lumbago, sciatique, cervicalgie) constituent l’un des principaux motifs de consultation chez les ostéopathes. Ceux-ci traitent également les douleurs articulaires, les séquelles de traumatismes (chute, fracture, entorse, etc.)… Mais certains de leurs domaines d’action sont moins connus : c’est le cas, par exemple, des maux de tête chroniques dus à une tension musculaire. On peut ainsi voir une diminution des crises ou de leur durée. Côté système digestif, des troubles comme la constipation, les ballonnements, les digestions difficiles, le reflux gastro-oesophagien, ou encore les douleurs abdominales peuvent être traités. L’ostéopathe peut d’autre part agir sur des troubles ORL (tels que des rhinites ou des sinusites à répétition), des vertiges, des troubles de la circulation (insuffisance veineuse, qui est la source de jambes lourdes, œdèmes des jambes…), des infections urinaires chroniques, le stress ou encore des troubles du sommeil.
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… mais aussi chez les enfants Les ostéopathes peuvent également soigner les bébés, notamment pour des troubles consécutifs à la naissance : à cause de fortes pressions sur la tête durant l’accouchement, le nourrisson peut avoir une petite déformation bénigne du crâne, avec des tensions qu’il ressent et qui provoquent des pleurs et/ou une perturbation du sommeil. Une intervention ultra-douce d’un praticien peut améliorer cet état. On peut également emmener un enfant avec grand bénéfice chez l’ostéopathe, notamment pour des troubles ORL (en particulier en cas d’otites séreuses récidivantes), des troubles de la statique (dos voûté, scoliose…), des douleurs de croissance, ou bien lorsque le port d’un appareil dentaire entraîne au début des répercussions (comme des maux de tête ou de dos). Il y a néanmoins des limites à cette pratique manuelle : comme toute médecine douce, elle ne traite bien entendu pas les maladies dégénératives, organiques ou infectieuses. Néanmoins, elle peut parfois atténuer certains symptômes ou les effets secondaires de traitements durs. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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L’AVOCAT, INCONTOURNABLE POUR UNE CUISINE SANTÉ QU’IL SOIT CONSOMMÉ de manière salée ou sucrée, ce fruit regorge de vitamines (A, B, E), de minéraux, d’oligo-éléments, d’antioxydants et de bons acides gras qui, contrairement à ce que l’on s’imagine, ne font pas forcément grossir. Premier atout, l’avocat est bon pour la santé cardiovasculaire : son acide oléique aide à diminuer le « mauvais » cholestérol, qui encrasse les artères, et augmente le « bon », protecteur. Ses acides gras mono-insaturés contribuent au bon fonctionnement du cœur. Deuxième atout, il freine l’augmentation de la glycémie après un repas, ce qui en fait un aliment anti-diabète. Grâce à sa richesse en fibres, il facilite le transit et entretient la flore intestinale. Ses antioxydants protègent les cellules des agressions, aident à prévenir diverses maladies, et ils préservent la peau du vieillissement. Particulièrement riche en lutéine, ce fruit protège la vision et la santé oculaire. Enfin, glissé dans une salade de crudités, il favorise l’absorption des nutriments. ■ À lire : L’Avocat, vertus et bienfaits, par Yves Réquéna et Gian Filippo Minieri, éditions Guy Trédaniel 111
Acné : les bons réflexes Pour le traiter, il faut éviter les erreurs souvent commises et consulter si nécessaire. ON LE DIT « JUVÉNILE », car il touche beaucoup les adolescents, mais pas seulement, parfois aussi les adultes. Sous l’influence des hormones, les glandes sébacées produisent trop de sébum, d’où une peau grasse, à laquelle peut s’ajouter une obstruction des pores. Résultat : des points noirs ou blancs apparaissent, et une réaction inflammatoire, avec des boutons rouges, peut également se produire. Les lésions se situent surtout sur le visage, le dos et le torse. Les poussées d’acné peuvent être favorisées durant la période avant les règles chez les femmes. Tout comme le stress semble bel et bien stimuler la production de sébum. Enfin, le manque d’hygiène et une alimentation riche en sucres rapides et trop grasse peuvent également être délétères.
Attention à sa peau En premier lieu, stop aux nettoyages du visage intempestifs : savonnage vigoureux, gommage exfoliant, gel purifiant, désinfectant ou antiseptique, qui plus est avec de l’alcool… Ces habitudes engendrent une irritation cutanée, avec une surproduction de sébum. On nettoie donc son visage en douceur avec un gel nettoyant, voire un lait, et on rince à chaque fois ! Attention d’autre part à la mode des huiles essentielles pour enrayer
les boutons : elles sont irritantes et peuvent même aggraver l’acné. Côté crème hydratante, on la choisit légère, non-comédogène. Et pour le maquillage, mieux vaut se tourner vers des produits pour peau à tendance acnéique. Une chose est sûre : on proscrit les poudres, qui obstruent les pores. Et on se démaquille chaque soir. Il y a une erreur à ne pas commettre en revanche : c’est percer ses boutons. Cela crée une plaie avec un risque infectieux et peut laisser une cicatrice. Enfin, on se méfie du soleil, certes à l’effet miracle un temps, mais il épaissit la peau, avec une rétention de sébum dessous, ce qui expose à des poussées de boutons importantes. Pensez à vérifier l’état de vos dents et un éventuel dysfonctionnement hormonal.
Du côté des traitements Et si, malgré tout, les boutons persistent ? En cas d’acné légère, votre médecin préconisera un soin local à base de peroxyde de benzoyle ou un rétinoïde, à l’efficacité reconnue. Il existe aussi des antibiotiques à avaler, prescrits dans certaines acnés, mais ils sont plutôt à éviter du fait du phénomène d’antibiorésistance constaté. En cas d’acné sévère (touchant plus de la moitié du visage avec de nombreux et importants boutons), un médicament à base d’isotrétinoïne peut être proposé : il est très efficace, mais n’est pas dénué d’effets secondaires (sécheresse cutanée, notamment). ■
Réponses tous azimuts
Longévité en bonne santé
Arthrose, « maladie du soda », écrans, sommeil, faux ongles, boissons light, érosion dentaire, grossesse, allergie au gluten… Autour de ces sujets, BrigitteFanny Cohen apporte des réponses à 80 questions puisées dans l’actualité médicale. Des infos d’une grande clarté et précision, avec des conseils de l’auteure. Les Pourquoi de la santé, par Brigitte-Fanny Cohen, Albin Michel, 16 euros.
Christophe de Jaeger nous livre ici une vision globale et moderne de notre santé. À partir des connaissances du corps, de ses faiblesses, de ses forces, de son âge biologique (parfois très différent de l’âge chronologique), le docteur indique comment agir sur les facteurs de maintien et d’amélioration de sa santé, parfois de manière très simple. Bien vieillir sans médicaments, par Christophe de Jaeger, Cherche Midi, 19 euros.
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À LIRE
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BIEN RESPIRER, C’EST ESSENTIEL !
Misez sur l’activité physique et surveillez votre souffle. SAVOIR BIEN RESPIRER est essentiel pour son confort, mais aussi pour oxygéner au mieux son organisme et le détoxifier. On respire sans y penser, jusqu’au moment où, lors d’un effort un peu inhabituel ou d’une course pour attraper son bus, on manque de souffle… Pour le préserver et le développer, il n’y a pas de secret, il faut une activité physique régulière. Si vous êtes très sédentaire, commencez par respirer le matin profondément, une dizaine de fois, et marchez tous les jours,
au minimum une demi-heure et dans l’idéal une heure : veillez à vous tenir droit, à respirer sans à-coups, en inspirant par le nez et en expirant plus longuement par la bouche. Des activités d’endurance comme le running, le vélo, la marche rapide ou encore la natation sont également conseillées, en les pratiquant de façon progressive. Le yoga est aussi un bon entraînement. En cas de problème d’essoufflement, de maladie respiratoire ou autre, n’hésitez pas à faire le point avec votre médecin. Il vaut mieux éviter ce qui peut fragiliser le système respiratoire. Il est donc recommandé d’arrêter le tabac et de ne pas trop s’exposer à la pollution. Pour contrer la pollution dans nos intérieurs – qui peut favoriser des allergies respiratoires ou de l’asthme –, on aère au moins 10 minutes par jour, on ne fait pas un usage excessif des produits d’entretien et on évite les aérosols, qui pénètrent dans les voies respiratoires. Enfin, bon à savoir : une alimentation riche en antioxydants (fruits et légumes) aide les poumons à mieux lutter contre la pollution. ■
J’AI UN KYSTE SYNOVIAL : QUE FAUT-IL FAIRE ?
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Cette petite boule apparaît au poignet ou sur la main.
REMPLIE DE LIQUIDE SYNOVIAL (qui lubrifie les articulations et les tendons), cette boule peut apparaître à la suite d’un effort inhabituel ou de traumatismes. Néanmoins, il n’a souvent aucune cause particulière. Ce type de kyste est bénin et peut rester indolore, mais il arrive qu’il entraîne une gêne lors de certains mouvements, ou qu’il soit plus ou moins douloureux. À noter que 30 % à 40 % de ces kystes se stabilisent et régressent spontanément au bout de 4 à 6 mois. C’est pourquoi il est en général préconisé de ne pas se précipiter pour les éliminer. S’ils persistent et deviennent gênants physiquement ou esthétiquement, une ablation AFRIQUE MAGAZINE
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Ganglion kyste
Ganglion kyste
chirurgicale sous anesthésie locale peut être proposée. Cette intervention nécessite une petite convalescence, mais c’est la solution la plus efficace. En effet, même si la ponction du kyste peut être envisagée pour le vider de son liquide, la boule se reforme fréquemment ensuite. Alors que lorsqu’un kyste disparaît de lui-même ou qu’il est retiré par chirurgie, la récidive ne survient qu’environ une fois sur dix. ■ 113
LES 20 QUESTIONS propos recueillis par Astrid Krivian
15. La dernière rencontre qui vous a marquée ? Des élèves d’une école de musique qui ont repris l’une de mes chansons. C’était très touchant.
1. Votre objet fétiche ? Un mini Coran que j’ai depuis mes 12 ans, offert par un antiquaire en Syrie. 2. Votre voyage favori ? Damas, en 2009. L’histoire de cette civilisation ancienne et la cohabitation des différentes communautés m’ont beaucoup marquée.
4. Ce que vous emportez toujours avec vous ? Un carnet pour noter les livres, les idées intéressantes, à creuser ensuite. 5. Un morceau de musique ? « Le vent dans le dos », de Léonid. 6. Un livre sur une île déserte ? Sinouhé l’Égyptien, de Mika Waltari. J’adore les romans historiques autour de la Méditerranée. 7. Un film inoubliable ? La Bataille d’Alger, de Gillo Pontecorvo. Une histoire à retenir. 8. Votre mot favori ? Indépendance. La réponse au conformisme et à la logique de domination. 114
Djazia Satour L’ex-choriste de Gnawa Diffusion revient avec sa pop-folk délicatement tissée de ses influences, celles de son Algérie natale et des musiques occidentales. Son deuxième album, Aswât, est un écho aux voix des réfugiés, des exilés, que l’on doit écouter. 9. Prodigue ou économe ? Pas très économe, ça ne me dérange pas d’être dans le rouge ! Mais j’ai aussi le sens de la retenue. 10. De jour ou de nuit ? De jour. Je vais vers la lumière. J’aime le silence, le mystère de la nuit, mais dans la poésie, la musique. 11. Twitter, Facebook, e-mail, coup de fil ou lettre ? Au niveau de la vibration, je suis plutôt lettre. Sinon, e-mail.
12. Votre truc pour penser à autre chose, tout oublier ? Écouter la musique des autres, pas la mienne [rires] ! Et marcher, de préférence dans la nature. 13. Votre extravagance favorite ? Monter sur scène. 14. Ce que vous rêviez d’être quand vous étiez enfant ? Cheffe de tribu ! Mon prénom est d’ailleurs le nom d’une cheffe arabe.
17. Votre plus beau souvenir ? Mon voyage en Syrie. Un souffle d’air, et une chance dont je mesure l’importance aujourd’hui… 18. L’endroit où vous aimeriez vivre ? C’est compliqué, car j’aimerais que ces endroits soient autrement. J’y ai laissé une partie de moi, mais je ne m’y retrouve plus. Ils appartiennent à l’imaginaire, ce sont des inspirations. 19. Votre plus belle déclaration d’amour ? Les messages du public. Spontanés, sincères, inattendus. 20. Ce que vous aimeriez que l’on retienne de vous au siècle prochain ? Une chanteuse qui a réussi un mélange intéressant, personnel, de ses influences. ■ Djazia Satour, Aswât, Alwâne Music, sortie le 26 octobre 2018.
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YANNICK SIEGEL
3. Le dernier voyage que vous avez fait ? Le Canada, pour des concerts. L’occasion de faire connaissance d’une partie de ma famille.
16. Ce à quoi vous êtes incapable de résister ? J’ai un lien affectif viscéral avec les gâteaux syriens et algériens !