ÊTRE EN AFRIQUE ÊTRE DANS LE MONDE
AFRIQUE MAGAZINE EN VENTE CHAQUE MOIS
TUNISIE
ELECTIONS: LE BIG BANG DES CANDIDATS BÉNIN
TALON
CONTRE LA DÉMOCRATIE?
INTERVIEW
ABD AL MALIK: «L’AMOUR, C’EST SUBVERSIF»
PORTRAIT
ANGÉLIQUE KIDJO SANS REPOS! ÉCO
LIBRE-ÉCHANGE: LE GRAND RÊVE CONTINENTAL
CAN 2019
FOOT, BUSINESS, POUVOIR La 32e Coupe d’Afrique des nations s’ouvre en Égypte en format « maxi ». Avec 24 équipes, en plein été, et dans un pays de 100 millions d’habitants sous haute surveillance. Dossier spécial de 16 pages.
N ° 3 9 3 - JUIN 2019
M 01934 - 393 - F: 4,90 E - RD
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France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 €– Espagne 6,90 €– États-Unis 8,99 $– Grèce 6,90 €– Italie 6,90 €– Luxembourg 6,90 €– Maroc 39 DH– Pays-Bas 6,90 €– Portugalcont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3000 FCFA ISSN 0998-9307X0
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ÉDITO par Zyad Limam
PLUS D’EUROPE ? ue du Sud, d’Afrique, elle apparaît souvent comme un monde lointain, barré par une frontière aussi infranchissable que tragique. Par une mer que, chaque jour, des centaines de migrants tentent de traverser, au péril de leur vie. Pour l’Afrique, l’Europe, et plus précisément l’Union européenne (UE), apparaît comme un voisin, riche, repu, égoïste, agité par des questions existentielles, perturbé par la montée des sentiments populistes. Et affaibli par un interminable Brexit, lui-même reflet de la désorientation complète du Royaume-Uni, cinquième puissance mondiale. En Afrique, on parle beaucoup du géant chinois, de son ambition, de sa facilité à s’engager, à « décaisser ». Et l’UE semble une entité bureaucratique, lente, peu disposée à se risquer dans une stratégie africaine de grande ampleur. Pourtant, à cause et malgré les écarts de richesse, à cause et malgré cette mer Méditerranée, frontière « la plus inégalitaire du monde », l’Europe et l’Afrique sont indissolublement liées. Les destins sont croisés. Et ce n’est pas nouveau, on pourrait remonter dans le passé, la trace de l’histoire coloniale est encore là, par les langues et les blessures. La géographie et les défis rapprochent les deux masses continentales, les plaques tectoniques. Au Nord donc, 510 millions de citoyens plus ou moins aisés (et qui font assez peu d’enfants). Au Sud, un continent démographiquement actif qui pourrait compter 2 milliards de (jeunes) habitants dans les décennies à venir. Nés à portée de désirs de la zone la plus riche de la planète. La démographie et les migrations seront un enjeu persistant. Comme les questions de sécurité collective. Le Maghreb, le Sahel, l’Afrique centrale, la corne de l’Afrique (avec le détroit de Bab el-Mandeb) sont tout autant d’éléments à long terme de la stabilité européenne (de Rome à Helsinki). On parle beaucoup de la Chine, on l’a dit, mais l’UE reste quand même un partenaire privilégié. Les chiffres ne sont pas toujours « transparents », mais le volume
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des échanges UE-Afrique tournerait autour de 240 milliards d’euros (la Chine étant aux alentours de 170 milliards d’euros). De part et d’autre, on mesure l’ampleur des possibilités. Pour l’Europe, son Sud africain et ses classes moyennes émergentes pourraient être le grand marché du XXIe siècle. Et pour l’Afrique, son Nord européen s’impose comme un partenaire incontournable en matière de développement, d’investissements de qualité, de transfert de technologie, de savoir-faire, de partenariats sur des dossiers extrêmement urgents, comme celui du changement climatique. Dans ce débat, on sent la complexité des enjeux. Le cacochyme accord de partenariat « ACP » expire en mai 2020, et les négociations pour trouver un nouveau cadre post-Cotonou sont enlisées. L’arrivée de la ZLECA, la zone de libre-échange continentale, si elle fonctionne, pourrait bouleverser la donne avec un accroissement rapide du commerce intra-africain (aujourd’hui 16 % du total, alors qu’en Europe, on atteint 70 %). Malgré toutes ses insuffisances, ses lenteurs, ses complexités, l’Europe reste tout de même un exemple dont l’on peut s’inspirer. Avec son marché unique basé sur des règles communes. Mais aussi parce que l’idée européenne va plus loin que le business. L’Europe, c’est surtout une incroyable tentative d’intégration de peuples qui se sont sauvagement fait la guerre tout au long de l’histoire. Les récentes élections pour le Parlement européen ont impliqué près de 400 millions d’électeurs ! Ce sont les deuxièmes au monde par leur taille, après celles de l’Inde. Et aujourd’hui, en 2019, c’est un espace d’exception en matière de liberté, de démocratie sociale, de protection des citoyens, de diversité des cultures. Ce modèle européen est pourtant en danger, miné par les populistes en interne, mais aussi et surtout par le trumpisme atlantique, par les velléités russes de déstabilisation, par l’émergence industrieuse asiatique. Un rapprochement du Nord et du Sud, de l’Europe et de l’Afrique s’apparenterait donc à la fois à un mariage de raison, mais aussi à une révolution géostratégique, à une nouvelle diagonale Sud-Nord, qui pourrait porter une partie de notre siècle. ■ 3
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SOMMAIRE Juin n° 393 par Zyad Limam
TEMPS FORTS 22 CAN 2019 :
Que le spectacle commence
ON EN PARLE 8
par Zyad Limam, Elyssa Koepp, Cédric Gouverneur, Alexis Hache, Arezki Saïd, Ouakaltio Ouattara, François Bambou et Farouk Abdou
Livres : Mahi Binebine, tout en étincelles par Catherine Faye, Elyssa Koepp et Zyad Limam
10 Écrans : Jamaïca social club par Jean-Marie Chazeau
12 Musique : Sinkane, le citoyen du monde par Sophie Rosemont
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par Emmanuelle Pontié
44 Tunisie : Les trouble-fêtes par Frida Dahmani
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14 Agenda : Le meilleur de la culture ÊTRE EN AFRIQUE ÊTRE DANS LE MONDE
EN VENTE CHAQUE MOIS
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ELECTIONS: LE BIG BANG DES CANDIDATS BÉNIN
TALON
CONTRE LA DÉMOCRATIE?
INTERVIEW
ABD AL MALIK: «L’AMOUR, C’EST SUBVERSIF»
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ANGÉLIQUE KIDJO SANS REPOS! LIBRE-ÉCHANGE: LE GRAND RÊVE CONTINENTAL
CAN 2019
FOOT, BUSINESS, POUVOIR La 32 Coupe d’Afrique des nations s’ouvre en Égypte en format « maxi ». Avec 24 équipes, en plein été, et dans un pays de 100 millions d’habitants sous haute surveillance. Dossier spécial de 16 pages. e
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PHOTOS DE COUVERTURE : STUDIO HARCOURT - AFOLABI SOTUNDE/ REUTERS - PATRICK FOUQUE
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Angélique Kidjo : Le repos, ce sera dans une autre vie ! par Astrid Krivian
21 C’EST COMMENT ? Pour tous ces enfants ! par Emmanuelle Pontié
68 LE PORTFOLIO Face à la mer, une première à Tanger
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Libre-échange : le grand rêve en avant par Jean-Michel Meyer
par Fouzia Marouf
France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 €– Espagne 6,90 €– États-Unis 8,99 $– Grèce 6,90 €– Italie 6,90 €– Luxembourg 6,90 €– Maroc 39 DH– Pays-Bas 6,90 €– Portugalcont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3000 FCFA ISSN 0998-9307X0
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« Le modèle noir » : personnages mystérieux de l’histoire de l’art par Astrid Krivian
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par Fouzia Marouf
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Coulisses : Antoinette Sassou Nguesso distinguée à Genève CE QUE J’AI APPRIS Véronique Tadjo
Abd al Malik : « Être subversif aujourd’hui, c’est dire je t’aime » par Astrid Krivian
par Emmanuelle Pontié
TUNISIE
ÉCO
par Catherine Faye et Emmanuelle Pontié
AFRIQUE MAGAZINE
Bénin : Coup de Talon !
31/05/19 21:49
98 VINGT QUESTIONS À… Alune Wade par Astrid Krivian
AFRIQUE MAGAZINE
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AFOLABI SOTUNDE/REUTERS - ZOUBEIR SOUISSI/REUTERS
3 ÉDITO Plus d’Europe ?
AFRIQUE MAGAZINE
FONDÉ EN 1983 (35e ANNÉE) 31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93 redaction@afriquemagazine.com
Zyad Limam
p. 50
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION DIRECTEUR DE LA RÉDACTION
zlimam@afriquemagazine.com
Assisté de Maya Ayari
mayari@afriquemagazine.com RÉDACTION
Emmanuelle Pontié
DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION
epontie@afriquemagazine.com
Isabella Meomartini DIRECTRICE ARTISTIQUE imeomartini@afriquemagazine.com
MADE IN AFRICA 88 91
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Jessica Binois
PREMIÈRE SECRÉTAIRE DE RÉDACTION
Escapades : Sousse, la perle du Sahel tunisien Carrefours : Le festival de Coachella d’après Francis Kéré Fashion : Dior fait escale à Marrakech
sr@afriquemagazine.com
Amanda Rougier PHOTO
arougier@afriquemagazine.com ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO Farouk Abdou, François Bambou, Jean-Marie Chazeau, Julie Chaudier, Frida Dahmani, Catherine Faye, Marc Frohwirth, Glez, Cédric Gouverneur, Alexis Hache, Dominique Jouenne, Elyssa Koepp, Astrid Krivian, Fouzia Marouf, Jean-Michel Meyer, Luisa Nannipieri, Ouakaltio Ouattara, Sophie Rosemont, Arezki Saïd.
par Luisa Nannipieri
VIVRE MIEUX RÉDACTRICE EN CHEF
VIVRE MIEUX 94
FABIEN COSTE - RICH SANDERS, DES MOINES, IA/SUCCESSION H. MATISSE - YORIYAS
95 96 97
Danielle Ben Yahmed
p. 56
avec Annick Beaucousin, Julie Gilles.
Allergies de saison, peut-on les éviter ? Cheveux trop gras ou trop secs : que faire ? Se préserver de l’ostéoporose Soulager le syndrome du canal carpien
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par Annick Beaucousin et Julie Gilles
p. 68 Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Plus d’un an ! Une décision sans aucune justification. Cette grande nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps. Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com
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AFRIQUE MAGAZINE EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR 31, rue Poussin - 75016 Paris. SAS au capital de 768 200 euros. PRÉSIDENT: Zyad Limam Compogravure: Open Graphic Média, Bagnolet. Imprimeur: Léonce Deprez, ZI, Secteur du Moulin, 62620 Ruitz.
Commission paritaire : 0224 D 85602 Dépôt légal : juin 2019. La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos reçus. Les indications de marque et les adresses figurant dans les pages rédactionnelles sont données à titre d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction, même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction. © Afrique Magazine 2019.
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« RUE DU PARDON »,
Mahi Binebine, Stock,
MAHI BINEBINE
Tout en étincelles Artiste total, il est en lice pour le prix Renaudot 2019 avec son dernier ouvrage, Rue du Pardon. par Catherine Faye
IL RIT TOUT LE TEMPS, et ça fait du bien. Mahi Bihebine, l’un des plus grands artistes contemporains marocains, a les pieds bien ancrés dans les réalités du monde qui l’entoure et la tête en vadrouille dans les étoiles. La page d’ouverture de son site personnel se fait l’écho de sa condition d’artiste avec ces mots, choisis, pesés : « Le poète est un intermédiaire entre l’homme raisonnable et le fou. » Plus encore, cet homme tout en étincelles reste circonspect en chaque chose. Sculpteur, peintre et surtout écrivain, il mesure sa chance et son mérite. Et inscrit ses créations dans un engagement à toute épreuve. Son seul espoir est dans l’union, l’acceptation des différences et l’éducation. Les Étoiles de Sidi Moumen, adapté au cinéma par Nabil Ayouch en 2012 (Les Chevaux de Dieu, primé au festival de Cannes), racontait l’histoire d’une bande de jeunes gens, auteurs des attentats de Casablanca de 2003, tous issus du même bidonville, 8
où ils menaient une vie chaotique. Il dénonce, cherche à comprendre, à réparer. Pour cet artiste total, l’art devient l’axiome d’un lien possible avec les bidonvilles des métropoles marocaines. En 2009, ils créent avec Nabil Ayouch la fondation Ali Zaoua et installent des centres culturels dans des quartiers défavorisés, véritables zones de non-droit. L’objectif ? Permettre aux jeunes de s’exprimer autrement qu’à travers la violence et de se réconcilier avec leur environnement social. C’est dans ce tout créatif qu’il trouve un sens et puise son énergie, à l’encre d’un passé tressé de déchirements. Car toile après toile, livre après livre, Mahi Binebine tente d’exorciser ses fantômes. Né en 1959 à Marrakech, il est encore adolescent quand son frère aîné, Aziz, jeune officier plein d’avenir, est arrêté après le putsch raté de Skhirat, en 1971. Hassan II est implacable. Aziz ne retrouvera la liberté qu’après dix-huit ans de bagne. Entre-temps, Mahi étudie les mathématiques et les enseigne à Paris, jusqu’à la fin des années 1980. C’est là qu’il se met à peindre. Enfin. Prisonniers de la toile, du cadre et de la matière, silhouettes, visages, corps entrelacés, fantômes humains à peine esquissés disent leur douleur. La beauté émotionnelle de ses œuvres est immédiate, organique. Ses peintures vont rejoindre le musée Guggenheim, à New York, l’Institut du monde arabe, à Paris, ainsi que de nombreuses galeries et collections privées. Que ce soit dans ses tableaux, ses sculptures ou ses masques, l’art et la mémoire sont indissociables. C’est ce qui fait aussi la quintessence des histoires puissantes qu’il écrit. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est l’Espagnol Agustín Gomez-Arcos qui lui met le pied à l’étrier au début des années 1990 en l’incitant à écrire. Cet auteur « discordant » dans l’esprit de réconciliation qui a suivi la fin de la dictature espagnole porte en lui les résonances de l’exil, du déracinement, de la condition humaine. Comme Mahi Bihebine, qui peint et écrit inlassablement sur un Maroc à la fois douloureux et en pleine transformation. Un Maroc où il s’est installé définitivement en 2002, après avoir longtemps vécu à Paris, New York et Madrid. Dans son dernier roman, Rue du Pardon, en lice pour le Renaudot, il nous emmène dans la médina, à Marrakech, où il a grandi. Et rend hommage aux cheikhas, sortes de geishas en terre d’islam. Des femmes à la fois adulées et honnies, que les hommes regardent avec concupiscence, et dont les femmes se méfient. Mais qui sont de toutes les fêtes. Des femmes libres, féministes avant l’heure, sans hommes, divorcées ou veuves, qui chantent la vie, sans pudeur ni censure. Une ode à la modernité et à la lutte pour la liberté. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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LAURENT MOULAGER
160 pages, 16,50 €.
ON EN PARLE livres encyclopédie
À LA REDÉCOUVERTE DU ROCK « PARTAGEONS NOS TÉMOIGNAGES, édifions nos héroïnes. » Voilà ce qu’écrit Shirley Manson, leadeuse du groupe Garbage, dans la préface. Sophie Rosemont, journaliste qui contribue régulièrement à notre magazine, met en avant 140 « pionnières du rock’n’roll » qui ont participé à une lutte commune : se faire entendre dans un genre musical très masculin. On y découvre des musiciennes comme Kim Gordon ou
« GIRLS ROCK »,
Sophie Rosemont,
Nil, 345 pages, 20 €.
Anna Calvi, qui sont longtemps restées cachées derrière des grands noms du rock. L’auteure propose un cheminement thématique à travers des chapitres comme « Les cavalières en solitaire » ou « Muses mais pas trop »… Il en résulte une belle encyclopédie au féminin. ■ Elyssa Koepp
leçon inaugurale
DR
LIVRES SANS FRONTIÈRES
PREMIER ÉCRIVAIN invité à la chaire de création artistique du Collège de France, le FrancoCongolais Alain Mabanckou raconte ici l’histoire littéraire du continent noir, telle qu’elle doit être relatée par les Africains – et non plus par ceux qui l’ont colonisé. Cette leçon inaugurale (premier cours d’un enseignement thématique) de l’auteur de Mémoires de porc-épic est un appel aux écrivains noirs d’aujourd’hui à penser et à vivre leur identité artistique en pleine lumière, au sein de toute une génération d’auteurs qui « refusent la départementalisation de l’imaginaire ». ■ C.F. AFRIQUE MAGAZINE
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bd INTRIGUES
CONGOLAISES
L’ÉLÉGANT ENQUÊTEUR-GARAGISTE belge Robert Sax est de retour dans un quatrième tome aux allures de vieux film à suspense. Après un kidnapping par des Roumains, « ROBERT SAX, l’assassinat d’une chanteuse de cabaret et TOME 4 : CONGO BELGE », un cadavre découvert sur une plage du nord Rodolphe, de la Belgique, voici que la réapparition Louis Alloing et du frère de son chef le conduit à une affaire Drac, Delcourt, 48 pages, 14,50 €. de diamants. En cette période folle des années 1950, le héros ne pouvait que se retrouver confronté à l’ancienne colonie du roi Léopold II. Un hommage aux classiques franco-belges, où Tintin pourrait presque apparaître au détour d’une vignette. ■ C.F.
roman historique
UNE ÉPOPÉE ALGÉRIENNE
« LETTRES NOIRES : DES TÉNÈBRES À LA LUMIÈRE »,
Alain Mabanckou,
Pluriel, 96 pages, 5 €.
C’EST LA PREMIÈRE et seule œuvre romanesque d’Alain Gouttman. Spécialiste du Second Empire, journaliste, il a été emporté par la maladie en 2014. Ce texte inachevé a été complété par Claire Veillères, lauréate 2017 de l’Académie française, sous l’impulsion de son ami, l’écrivain et « LA FILLE D’ABD éditeur Jean-Louis Gouraud. Nous voilà EL-KADER », Alain Gouttman, plongés dans l’histoire, en juin 1830 : Éditions parmi les troupes françaises qui débarquent du Rocher, à Sidi-Ferruch se trouve un jeune noble plus 478 pages, fasciné par les chevaux arabes que par les 21,90 €. armes. Une aventure et une passion qui vont le mener sur les traces de l’émir Abd el-Kader et de la belle Atika… ■ Zyad Limam 9
Jamaïca social club Un disque, une tournée, et maintenant un documentaire ! Voici un retour aux sources miraculeux pour ces légendes vivantes du reggae, du ska et du rocksteady. Elles racontent leur parcours cabossé dans ce film jubilatoire, où la musique résonne de Kingston à Addis-Abeba.
« INNA DE YARD » (France)
de Peter Webber.
AU CINÉMA, LES COLLECTIFS DE MUSICIENS crèvent souvent l’écran. Benda Bilili (de Renaud Barret et Florent de La Tullaye) avait donné en 2010 un fabuleux coup de projecteur sur cet orchestre en fauteuils roulants des rues de Kinshasa. En 1999, c’est Buena Vista Social Club (de Wim Wenders) qui avait relancé la carrière d’artistes nonagénaires, figures de la musique à Cuba. Et c’est sur une autre île des Grandes Antilles que, vingt ans plus tard, le réalisateur britannique Peter Webber (La Jeune Fille à la perle, Hannibal Lecter : Les Origines du mal) nous fait vivre une miraculeuse séance d’enregistrement. Sur les hauteurs de Kingston, au milieu de la nature luxuriante de la Jamaïque, une maison en bois abrite de vieux vinyles poussiéreux sur des mètres de rayonnages et, dans des boîtes, des partitions mangées par les insectes… Des musiciens mythiques de la grande époque du reggae sont là : Ken Boothe, le parrain, Kiddus I – que Bob Marley appelait Dr. Feelgood, car grand fournisseur de ganja –, Winston McAnuff ou encore Cedric Myton, fondateur des 10
mythiques et mystiques Congos… Tous réunis pour capturer l’âme de la musique jamaïcaine, en version acoustique : rien d’électrique, seulement les voix, quelques instruments, des percussions et ces rythmes si particuliers qui ont créé le reggae, « l’or et le pétrole » de l’île, comme dit l’un d’eux. Une musique et des paroles qui transportent des valeurs, notamment celles des rastafaris, mouvement religieux dont le drapeau de l’Éthiopie est l’un des symboles. La nouvelle génération est également présente dans cette maison où se racontent les belles histoires du passé et les violences de la société jamaïcaine, avec archives et extraits de concerts ou d’apparition télé de l’époque glorieuse. Jah9 en fait partie et est l’une des rares femmes à faire carrière aujourd’hui dans ce monde d’hommes. Certains ont repris le chemin des scènes du monde entier. Ils se produiront d’ailleurs collectivement le 15 juin à L’Olympia, à Paris, où ils reprendront peut-être « L’Hymne à l’amour » d’Édith Piaf, comme dans le film, à leur façon, magique. Et Bob Marley chanterait « One Love », comme en écho. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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NICOLAS BAGHIR MASLOWSKI - DR
par Jean-Marie Chazeau
ON EN PARLE écrans
drame
Puberté et djihad COMMENT UNE TELLE HISTOIRE VA-T-ELLE FINIR ? C’est la question que l’on se pose dès le début du récit de cette radicalisation islamiste d’un jeune Belge d’origine maghrébine. Admirateur de l’un de ses cousins, mort au combat en Syrie, Ahmed est sous l’influence d’un imam et se sent prêt à tuer des « mécréants »… À 13 ans, à peine pubère, c’est encore un enfant, mais son cœur semble hermétique à toute bienveillance, pourtant générale autour de lui : sa mère, sa professeure, son éducateur, la famille d’agriculteurs qui va l’accueillir. Il rejette tout le monde, enfermé dans sa propre logique autodestructrice. Même la salive d’un chien ou la peau d’un petit veau lui semblent impures. Avec leur savoir-faire dans le cinéma social, les frères Dardenne réussissent un beau portrait d’ado, mais aussi une convaincante immersion dans la communauté musulmane belge et ses contradictions, comme en témoigne une scène clé où se confrontent les avis tranchés de parents d’élèves originaires du Maghreb et d’Afrique subsaharienne. Quant à la fin, elle est implacable. ■ J.-M.C.
« LE JEUNE AHMED » (Belgique) de Jean-Pierre et Luc Dardenne.
Avec Idir Ben Addi, Olivier Bonnaud, Myriem Akheddiou.
comédie
Cachez ce saint C’EST L’UNE DES BONNES SURPRISES du cinéma arabe, présent en force à Cannes cette année. Un western burlesque en plein désert marocain, jouant avec les silences et les regards, et bousculant sans mépris les croyances et les superstitions… Un voleur découvre, en sortant de prison, que le butin qu’il a enterré au sommet d’une colline est désormais coiffé d’un mausolée dédié à un saint ! Un village s’est recréé tout près, une route est en construction… Le récit s’étire un peu, mais l’esthétique l’emporte. Quelque part entre les comédies finlandaises d’Aki Kaurismäki et les westerns-spaghettis de Sergio Leone, une réflexion très stylisée sur une certaine évolution du Maroc. ■ J.-M.C.
« LE MIRACLE DU SAINT INCONNU » (Maroc)
d’Alaa Eddine Aljem.
Avec Younes Bouab, Salah Bensalah, Anas El Baz.
web-série
CHRISTINE PLENUS - DR (3)
Comme sur des roulettes « AVEC LES VIEUX, il faut toujours importer les choses », déplore un jeune Ghanéen, qui fabrique de très performantes planches de skate en récupérant du carton ! Dans cette web-série de huit courts documentaires produits par la chaîne Arte (et visibles gratuitement sur son site, arte.tv), une nouvelle génération d’Africains, du Sénégal au Rwanda, donne des leçons d’optimisme : elle se prend en charge, est créative, souvent réunie en collectif. Et à ceux qui leur disent qu’ils pourraient gagner beaucoup d’argent en allant dessiner, peindre ou chanter en Europe, ces jeunes répondent que « l’avenir se joue ici ». Tous unis par l’amour du ride, en roller, en skate ou à vélo, sublimés par l’image. ■ J.-M.C. AFRIQUE MAGAZINE
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393 – JUIN 2019
« AFRICA RIDING »
(Belgique) de Liz Gomis et Aurélien Biette.
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SINKANE Le citoyen du monde
Ce surdoué fait de la musique un manifeste pour la liberté, le groove en plus. Comme en témoigne son nouvel album, DÉPAYSÉ.
LORSQU’AHMED GALLAB, alias Sinkane, ou Miriam Makeba : « J’ai un truc avec les est retourné au Soudan, où il a passé une musiciennes. Ce sont les plus puissantes et partie de son enfance, il a été hypnotisé les plus engagées ! Il y a une fierté et une joie par son énergie : « Il y avait tellement d’ados que l’on n’entend pas chez des hommes… dans mon public ! Ils sont passionnés par la La passion vocale de Miriam Makeba m’a musique. Ce qu’ils écoutent au quotidien, c’est énormément inspiré pour ce disque. » plutôt Migos, Bruno Mars ou Beyoncé, mais il Pas facile d’être immigré sous la « DÉPAYSÉ, » Sinkane, y a eu une rencontre entre nous, même si je ne présidence de Donald Trump, lorsque l’on City Slang. vis plus là-bas depuis des années. Pendant mes a toujours pensé être un citoyen du monde concerts, on a chanté et dansé ensemble… » Cette énergie, et que l’on s’entoure au quotidien d’artistes partageant le on la savoure dans Dépaysé, son nouvel album. Né à Londres même point de vue – du Britannique Devonté Hynes (alias mais ayant été élevé au Soudan jusqu’au coup d’État en 1989, Blood Orange, proche de Solange et de Charlotte Gainsbourg) Sinkane est devenu américain d’adoption et a mis du temps à l’Américain Helado Negro, chanteur de la scène alternative à trouver ses racines. new-yorkaise, d’origine équatorienne. « Ce qui se passe en ce C’est par la musique qu’il a trouvé son équilibre : « C’est moment dans le monde est effrayant, mais il faut l’affronter. thérapeutique pour moi. Toutes ces nouvelles chansons Beaucoup d’amis musiciens exploitent cette idée de manière parlent de ce que je suis, ce que j’essaye de découvrir sur moi. très intéressante, comme Helado. Sa réponse se nourrit de Avant, je devais faire un break entre chaque album, mais paroles positives, sans agressivité, avec énormément de maintenant, je n’arrête jamais, les chansons s’enchaînent sans délicatesse. » Ahmed Gallab propose des morceaux mid-tempo que je ne ressente de lassitude. Tout est toujours source de (« Dépaysé », « Ya Sudan », « Be Here Now », « Mango »), rafraîchissement. » D’« Everybody » à « Mango », chaque piste mais souhaite avant tout faire danser. Pour preuve, « The témoigne des influences variées du musicien, de l’afrobeat Searching », « Everyone » ou encore « Everybody », dont le clip au dub, du funk à la soul. Sans oublier les figures militantes a été tourné au Brésil, « car c’est important de montrer de qu’il écoutait enfant grâce à ses parents, telles Bob Marley la joie là où les sociétés et les politiques se durcissent ». ■ 12
AFRIQUE MAGAZINE
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DANIEL DORSA - DR
par Sophie Rosemont
ON EN PARLE musique rythmes latinos MARAVILLAS DE MALI, UN BEL HOMMAGE
La légende de la soul et le bluesman Ben Harper.
gospel
MAVIS STAPLES FOREVER!
Bientôt 80 ans, et toujours autant de ferveur dans le chant. POUR SON DOUZIÈME ALBUM SOLO, la chanteuse américaine, à bientôt 80 ans, reste fidèle à ce qu’elle est : une artiste engagée. Dans les années 1960, elle officiait déjà dans le groupe fondé par son père, Pops, les Staples Singers, lesquels étaient investis auprès de Martin Luther King et du mouvement des droits civiques. Depuis, sa musique nourrie de gospel et de blues persiste à donner foi et espérance, tandis qu’elle s’entoure de la crème des musiciens pour la réalisation de ses disques : Prince, Ry Cooder, Jeff Tweedy, M. Ward, et aujourd’hui Ben Harper. Il confère toute l’authenticité que mérite ce We Get By, sublimé par la voix, toujours chaleureusement grave, de la grande Mavis… ■ S.R. « WE GET BY », Mavis Staples, BMG.
hip-hop
MYRIAM SANTOS - DR (4)
DAM, DA ARABIAN MC’S C’EST À LOD, près de Tel Aviv, que les quatre membres de DAM (acronyme de Da Arabian MC’s) se sont rencontrés il y a déjà vingt ans. L’objectif ? Proposer un hiphop ultra contemporain et très rythmé, influencé par les mélodies orientales ou l’électronique, et ultra accrocheur. Les thèmes ? Une irrépressible envie de paix, bien sûr, mais aussi d’égalité des sexes, énergiquement prônée par la chanteuse et rappeuse Maysa Daw, laquelle apporte au groupe, depuis quelques années, une lumière supplémentaire. Et méritée, en témoigne ce très réussi Ben Haana Wa Maana. ■ S.R. « BEN HAANA WA MAANA », Dam, Cooking Vinyl. AFRIQUE MAGAZINE
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FORMÉ DANS les sixties, l’orchestre afro-cubain Maravillas de Mali a connu la gloire grâce au titre « Rendez-vous chez Fatimata », avant de disparaître des radars à la suite du coup d’État malien de 1968. En 2016, il reprend forme sous la houlette du seul survivant du groupe, Boncana Maïga, soutenu par le producteur et réalisateur français Richard Minier. En résulte ce très bel Africa Mia, où les versions de l’époque sont doublées de nouveaux enregistrements, chantés par Mory Kanté ou Inna Modja. « Balomina Mwanga », « M’a Mousso » et, bien sûr, leur célèbre morceau : rien ne manque ici, et tout est retrouvé. ■ S.R. « AFRICA MIA », Maravillas de Mali, Decca Records/Universal Music France.
reggae LEE SCRATCH PERRY, THE DUB KING IS BACK
83 ANS CETTE ANNÉE… et encore une belle énergie, comme on peut l’entendre sur Rainford, produit par son fidèle complice Adrian Sherwood. L’orchestration brille par son éclectisme, entre cuivres, guitares wah-wah et violoncelle, tandis que les tempos varient au même titre que ses humeurs, entre euphorie et mélancolie. « Autobiography of the Upsetter », majestueuse conclusion de 7 minutes, revient sur une vie bien remplie, de l’enfance dans la Jamaïque coloniale des années 1930 à la reconnaissance internationale, en passant par ses débuts, dans les années 1950, et l’explosion sonore des seventies, pas si loin d’un certain Bob Marley… On s’incline devant le roi Lee Scratch Perry. ■ S.R. « RAINFORD », Lee Scratch Perry, On-U Sound/Differ-Ant.
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Le golfe de Marseille vu de l’Estaque, Paul Cézanne, 1878-1879.
exposition
CONQUÊTE DE LA COULEUR Les grands maîtres de la peinture impressionniste s’invitent à Rabat.
« LES COULEURS DE L’IMPRESSIONNISME : CHEFS-D’ŒUVRE DES COLLECTIONS DU MUSÉE D’ORSAY », musée Mohammed VI d’art moderne
événement
L’ART POUR PHILOSOPHIE
Plus de 150 pièces de la collection SINDIKA DOKOLO sont à découvrir à Bruxelles. INSPIRÉE PAR LA PENSÉE de Léopold Sedar Senghor et l’analyse afrocentriste du philosophe Souleymane Bachir Diagne, « IncarNations » est une exposition conçue par l’artiste sud-africain Kendell Geers, en dialogue avec le collectionneur d’art et homme d’affaires congolais Sindika Dokolo. Une initiative passionnante entre un plasticien pluridisciplinaire engagé et opposé à toute forme d’autorité, dont le travail vise à rendre à l’art toute sa force subversive, et un collectionneur qui s’est donné pour mission de restituer des œuvres d’art africain volées à leur musée d’origine. Extraites de la collection de la Fondation Sindika Dokolo, les productions d’artistes du continent résonnent avec celles de la diaspora, tandis que des pièces contemporaines sont exposées aux côtés d’œuvres classiques. Une mise en abyme où des artistes tels que Sammy Baloji, Wangechi Mutu ou Zanele Muholi ouvrent la voie au dévoilement de l’art africain. Tel qu’il doit être perçu. Sans fard. ■ C.F. « INCARNATIONS, AFRICAN ART AS PHILOSOPHY »,
et contemporain, Rabat, Maroc, jusqu’au 31 août 2019.
Bozar, Bruxelles, Belgique, du 28 juin au 6 octobre 2019.
museemohammed6.ma
bozar.be
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THIERRY LE MAGE/RMN-GP - COURTESY OF THE ARTIST - DR - HERVÉ LEWANDOWSKI/RMN-GP
POUR LA PREMIÈRE FOIS, les chefs-d’œuvre du musée d’Orsay, à Paris, traversent les rives de la Méditerranée pour s’installer à Rabat, au musée Mohammed VI. Plus de 40 toiles, de Monet à Renoir en passant par Van Gogh, Madame Darras, ont été rassemblées pour Auguste Renoir, vers 1868. cette exposition d’envergure consacrée à l’impressionnisme. Un événement sans précédent en Afrique et dans le monde arabe, qui témoigne de la solidité des liens d’amitié unissant la France et le Maroc. L’exposition retrace le cheminement de ces artistes vers une palette de nouvelles couleurs, plus lumineuses, et leur rôle dans l’histoire de la peinture. Car l’épopée impressionniste a non seulement modifié la manière dont les artistes représentent le monde, mais aussi fait basculer la peinture dans la modernité. Un voyage initiatique, de la genèse du mouvement, dans les années 1860, jusqu’au néo-impressionnisme, à la fin du XIXe siècle. Lumineux. ■ Catherine Faye
Twilight of the Idols (Fetish), Kendell Geers, 2002.
ON EN PARLE agenda
art contemporain
Photo de la série Aliens of Manila, Leeroy New, 2014.
Réplique du pavillon Sclera, un bâtiment éphémère.
L’âme des cités géantes Des artistes de tous horizons nous font voyager au cœur de cinq mégalopoles. CINQUANTE ARTISTES, PHOTOGRAPHES, sculpteurs, vidéastes, peintres investissent pour près de trois mois l’espace géant du Palais de Tokyo, à Paris, autour d’un thème commun : les mégalopoles. Ils expriment dans des genres ou des styles différents, opposés, communs parfois, leur vision des villes, la construction et la déconstruction des tissus urbains, le choc des rencontres entre les embouteillages monstres d’hier et la fibre optique d’aujourd’hui, entre les gratte-ciel et les bidonvilles. Dacca, Manille, Mexico, Téhéran, mais aussi Lagos s’expriment à travers l’œil d’artistes à l’écoute des pulsions de cités géantes en perpétuel mouvement. Huit Nigérians sont présents, de Ndidi Dike et ses trois installations au photographe Stephen Tayo et sa série Ibeji, en passant par le collectif Wafflesncream, composé de graffeurs et de designers amateurs de skate-boards ou de BMX qui proposent une campagne d’affichage sauvage. Ça pulse, ça mixe, ça déménage, et c’est résolument axé sur les cités de demain. ■ Emmanuelle Pontié « PRINCE.SSE.S DES VILLES », Palais de Tokyo, Paris, France,
du 22 juin au 8 septembre 2019. palaisdetokyo.com
musique
LEEROY NEW - ED REEVE - DR (2)
UN FESTIVAL PAS COMME LES AUTRES PLUS QUE JAMAIS ANCRÉE dans son africanité et tournée vers la jeunesse, la 22e édition du festival Gnaoua accueille les Touaregs Tinariwen, les Amazighs Imdiazen, l’artiste sorcier congolais Baloji, le talentueux jeune maâlem Houssam Gania ou encore l’étoile montante de la world africaine, Moh! Kouyaté. Près de 20 concerts, où musique gnaoua et artistes du monde entier partagent les scènes de l’ancienne Mogador. Pour le meilleur du son et du sens. ■ C.F. « FESTIVAL GNAOUA ET MUSIQUES DU MONDE »,
Essaouira, Maroc, du 20 au 23 juin 2019. festival-gnaoua.net AFRIQUE MAGAZINE
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architecture
LIGNES DE MÉMOIRE
L’œuvre monumentale de SIR DAVID ADJAYE au Design Museum de Londres. MÉMORIAL DE L’HOLOCAUSTE du Royaume-Uni à Londres, nouvelle cathédrale nationale du Ghana à Accra… Sept projets de l’Anglo-Ghanéen David Adjaye, élevé au rang de chevalier par la reine d’Angleterre en 2017, interrogent le rôle des monuments et des mémoriaux au XXIe siècle. Tel le musée national de l’Histoire et de la Culture afroaméricaine de la Smithsonian Institution, à Washington, dont la forme du bâtiment fait écho aux statues yorubas d’Afrique de l’Ouest, tandis que le design en filigrane du revêtement reprend les motifs classiques de l’artisanat afro-américain. En s’éloignant du concept de monument statique, l’architecture doit ouvrir la voie au partage d’une expérience commune. Et être pensée comme un symbole s’adressant à la mémoire collective. ■ C.F. « DAVID ADJAYE : MAKING MEMORY »,
Design Museum, Londres, Royaume-Uni, jusqu’au 4 août 2019. designmuseum.org 15
Ci-contre, l’épouse du chef de l’État congolais arrive au Palais. Ci-dessous, avec la directrice régionale de l’OMS pour l’Afrique, Dr. Matshidiso Rebecca Moeti.
Antoinette Sassou Nguesso distinguée à Genève La première dame de la République du Congo a été récompensée par l’Organisation mondiale de la santé pour son combat contre la drépanocytose dans son pays. par Emmanuelle Pontié
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Le Palais des Nations, dans le parc de l’Ariana, est le siège européen des Nations unies. de la drépanocytose Antoinette Sassou Nguesso, dans l’enceinte du CHU de Brazzaville. « L’établissement, financé par l’État et construit de 2012 à 2015, a déjà accueilli plus de 8 500 patients en consultation et hôpital de jour, ainsi que de nombreux hémophiles. Il est équipé d’un bloc d’imagerie et d’un laboratoire de biologie médicale. Nous y avons organisé six forums sur des sujets divers avec des partenaires », indique AFRIQUE MAGAZINE
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NOUS SOMMES LE 20 MAI. La capitale suisse, au bord du lac Léman, s’éveille sous une pluie fine. Des embouteillages inhabituels se forment du côté du siège de l’Organisation des Nations unies, véritable ville dans la ville. Voitures et minibus roulent au pas, dépassent l’OMS (Organisation mondiale de la santé), le CICR (Comité international de la Croix-Rouge), direction le palais des Nations. Aujourd’hui ouvre la 72e Assemblée mondiale de la santé. 4 000 délégués des 194 États membres ont répondu présents. Parmi eux, la République du Congo a été représentée à un haut niveau par Madame Antoinette Sassou Nguesso, présidente de la Fondation Congo-Assistance (FCA). Habillée d’un tailleur en pagne tissé noir et or et entourée d’une délégation d’une vingtaine de personnes, dont la ministre de la Santé Madame Jacqueline Lydia Mikolo, la première dame est venue recevoir une distinction des mains du directeur général de l’OMS, Monsieur Tedros Adhanom Ghebreyesus, lequel a souhaité célébrer « la contribution hautement appréciée dans la lutte contre la drépanocytose et l’anémie de toutes sortes dans la région africaine de l’OMS » de l’épouse du chef de l’État congolais, depuis les années 2000. Celle-ci est notamment à l’origine de l’ouverture en février 2016 du centre national de référence
ON EN PARLE coulisses Le directeur général de l’OMS, Monsieur Tedros Adhanom Ghebreyesus (deuxième en partant de la droite), aux côtés du président de la 72e Assemblée, Dr. Bounkong Syhavong (au centre).
La délégation congolaise avec, au premier plan, Michel Mongo, secrétaire général de la FCA, et Blandine Malila, directrice de cabinet de Madame Sassou Nguesso.
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Avec la première dame du Kenya, Margaret Kenyatta.
le Professeur Alexis Elira Dokekias, directeur général du centre et chef du service hématologie au CHU. Au terme des discours de diverses sommités du monde de la santé invitées à l’ouverture – tous orientés sur le thème choisi par l’OMS cette année, « Couverture universelle de la santé : personne ne doit être laissé pour compte » –, les participants et lauréats ont été conviés à un déjeuner par le directeur général. Quelques heures plus tard, c’est dans l’un des salons luxueux de l’hôtel Président Wilson que la délégation congolaise s’est retrouvée autour d’un cocktail offert par Aimé Clovis Guillond, représentant de la République du Congo AFRIQUE MAGAZINE
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Elle est à l’origine de l’ouverture en février 2016 du centre national de référence de la drépanocytose Antoinette Sassou Nguesso, à Brazzaville. auprès de l’ONU. Après quelques séances photos où Antoinette Sassou Nguesso était entourée de ses collaborateurs et de membres de la représentation diplomatique, elle a partagé sa fierté d’avoir été distinguée pour son œuvre et remercié le soutien constant de son époux, le chef de l’État Denis Sassou Nguesso, tout en soulignant que le combat était loin d’être gagné et qu’il fallait encore mobiliser tous les soutiens possibles pour lutter plus efficacement contre le fléau de la drépanocytose. La maladie, selon le ministère de la Santé congolais, touche environ 25 % de la population dans sa forme partielle et 2 enfants sur 100 dans sa forme totale. ■ 17
CE QUE J’AI APPRIS propos recueillis par Fouzia Marouf
Véronique Tadjo ❯ Je suis née à Paris, mais j’ai connu une seconde naissance en Côte d’Ivoire, lorsque j’y suis arrivée à l’âge de 1 an. Mon père, qui avait achevé ses études en France, a décidé de retourner à Abidjan, et notre famille s’y est installée. J’y ai rapidement trouvé mes repères, j’ai d’emblée appris à aimer l’Afrique, et depuis j’aime dire que je vois le monde à travers mes yeux abidjanais. J’en garde le souvenir vivace de la lumière, particulièrement intense, éclatante, qui ne m’a jamais quitté au fil des ans et des différents pays où j’ai été amenée à vivre. De la vie au grand air, de la chaleur humaine, il est inutile de téléphoner avant de se rendre chez des amis… ❯ J’aime profondément l’humour ivoirien, qui m’a appris la distanciation, en dépit de certaines formes de souffrance et de la gravité des situations. Il déborde d’énergie communicative, pousse sans cesse à aller de l’avant. Il permet de contrôler les coups du sort et peut rendre la vie plus agréable. Il nous inscrit dans la résilience, et non pas dans le pathos, comme si l’on pouvait avoir la capacité de tout recycler, de tout réutiliser inlassablement. ❯ L’écriture m’a appris à observer, à écouter, à être plus attentive au monde qui m’entoure. Elle a été déterminante dans mon aisance à communiquer avec autrui. Avant d’écrire, j’aimais plus que tout lire. Je suis venue à l’écriture par la passion de la lecture. En tant qu’auteure de littérature jeunesse, j’ai appris l’exigence, l’art d’épurer. Et à parler aux enfants de façon à les toucher. Cela me procure énormément de plaisir, car c’est un genre qui permet une incroyable liberté et une créativité folle. Cela m’insuffle une âme de pionnière. Cette littérature est encore en devenir sur le continent africain, mais elle a son entière spécificité. ❯ Ma mère était peintre et sculptrice, elle m’a transmis une part de son art. C’est un précieux héritage qui continue à me nourrir. Avant d’être écrivaine, j’étais illustratrice, je considère ce don comme une autre forme d’écriture qui complète la lecture. Je suis fortement connectée à mes souvenirs d’enfance, et mes pages sont très imprégnées par l’art graphique africain. ❯ Je crois à l’intelligence des lecteurs, ils m’ont appris les silences. J’aime l’idée de les impliquer au sein du processus de création. Je n’aime pas tout révéler au fil de l’intrigue de mes romans. Si le lecteur accepte pleinement d’entrer dans l’univers d’un auteur, cela lui ouvre des horizons insoupçonnés et lui offre la possibilité d’écrire sa propre histoire. ❯ Vivre durant de nombreuses années au Kenya, en Afrique du Sud et en Angleterre m’a appris à aller de l’avant. À me remettre en question, à quitter ma zone de confort et à me dépasser en voyant la manière dont les autres vivent. Dès lors, j’ai quitté mes acquis, et j’ai pu approcher la complexité d’autres mondes. Son prochain essai, Aimer selon Véronique Tadjo, sortira en juillet 2019 (Muséo). 18
❯ J’adore enseigner, la transmission est ce qu’il y a de plus beau. Parvenir à cette passation du savoir m’enrichit chaque jour. Déclencher, susciter la passion auprès des étudiants est stimulant, car c’est un profond échange qui me tient toujours en éveil. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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DR - JACQUES TORREGANO/DIVERGENCE
Cette écrivaine ivoirienne, poétesse et auteure pour la jeunesse enseigne à l’université du Witwatersrand, à Johannesburg. Lauréate du Grand prix littéraire d’Afrique noire en 2005, elle partage sa vie entre Abidjan et Londres. Le 22 mai dernier, elle a été présidente du jury du premier Prix Orange du livre en Afrique, qui s’est déroulé à Yaoundé.
« Je crois à l’intelligence des lecteurs. J’aime l’idée de les impliquer au sein du processus de création. »
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C’EST COMMENT ? par Emmanuelle Pontié
POUR TOUS CES ENFANTS !
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armi les dysfonctionnements insupportables du continent africain, l’un des plus choquants est certainement le travail des mineurs, pour lequel il détient le triste pompon mondial, avec le pourcentage le plus élevé : 26,4 % des enfants de 6 à 17 ans bossent prématurément pour aider leur famille pauvre, souvent sous la houlette d’un patron bien pourri qui fait des économies sur leur dos. Plus d’un môme sur cinq. Soit 69 millions d’âmes. C’est énorme ! La moitié d’entre eux évolue dans des secteurs économiques classiques : agriculture, services, industrie. L’autre moitié souffre dans les carrières de pierres, les mines, ou comme esclaves sexuels ou enfants soldats. Les petites et jeunes filles, premières écartées de l’école dans les milieux ruraux ou nécessiteux, sont souvent ouvrières dans les champs, domestiques ou commerçantes ambulantes. Le travail des enfants, en Afrique comme ailleurs, est lié à la pauvreté, et représente un levier de survie dans des couches sociales totalement démunies, sans emploi, sans aucun soutien de l’État. Et elles sont légion. Faut-il rappeler que les très jeunes déscolarisés et exploités reproduiront le même schéma que leurs aînés, incapables à leur tour de faire vivre leur propre progéniture. Ce sont des générations entières que l’on condamne ainsi. Pire, dans certaines régions, avoir recours à la main-d’œuvre infantile est devenu une tradition, une culture. Une manière perverse de pallier les carences des politiques sociales des États, qui les développent, du coup, encore moins vite. Et souvent, les parents indigents préfèrent que leur progéniture travaille, plutôt qu’elle sombre dans la délinquance. Depuis 1990, l’Organisation internationale du travail a mis en place des mécanismes forts, lancé des programmes utiles, qui ont fait baisser les chiffres alarmants du travail des enfants dans le monde. Mais c’est en Afrique que les effets sont les moins probants. Pourquoi ? Qu’attendent les pays pour agir, pour condamner et interdire cette pratique ? Ou tout au moins pour inscrire l’interdiction dans leurs textes de loi, puisque ce n’est pas encore le cas dans la plupart d’entre eux.
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Seule initiative encourageante, l’Alliance 8.7, qui a tenu son deuxième atelier mi-mai à Abidjan, en présence de la première dame de Côte d’Ivoire, Dominique Ouattara, très engagée dans ce combat, et qui a réuni 22 pays. Cette alliance lutte avec des actions concrètes contre le travail forcé, l’esclavage moderne et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement. On y a parlé d’aide pécunière aux familles très pauvres ou de couverture de maladie universelle. Bref, c’est un pas. Mais il faut aller plus loin. Et tous les pouvoirs publics concernés devraient urgemment mettre le dossier du travail des enfants sur la table. Et en faire une priorité. Pour l’honneur. Pour l’économie durable de leur pays. Et pour ne plus être, encore une fois, les derniers de la classe face à un tel fléau. ■
Les pouvoirs publics concernés devraient urgemment mettre le dossier du travail infantile sur la table. Et en faire une priorité.
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La grande compétition africaine de football démarre le 21 juin. En Égypte, désignée au pied levé il y a six mois, un pays de 100 millions d’habitants sous haute surveillance. Et dans un format entièrement renouvelé, à 24 équipes et « en été ». Une grande affaire sportive, commerciale et politique ! Conclusion de l’épopée au Caire le 19 juillet prochain.
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PA PHOTOS/ABACA
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par Zyad Limam
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ienvenue en Égypte pour cette 32e Coupe d’Afrique des nations (CAN) de l’histoire ! Une affaire qui se porte bien finalement, car ce tournoi n’a jamais connu d’interruption, et a dépassé l’âge de 60 ans, malgré les obstacles et les difficultés africaines. La première CAN a eu lieu en février 1957 à Khartoum, au Soudan, et réunissait les quatre États fondateurs de la Confédération africaine de football (CAF) : le Soudan, l’Égypte, l’Éthiopie et l’Afrique du Sud (avant que celle-ci ne soit exclue pour son refus de présenter une équipe multiraciale, ce qui envoya directement l’Éthiopie en finale, où elle fut ensuite battue 4-0 par l’Égypte). Et pour ce 61e anniversaire, la CAF a décidé de faire autrement, de voir plus grand, de passer un cap. Avec ce rendez-vous égyptien (les Pharaons ont remporté sept fois le trophée, et détiennent le record devant le Cameroun, cinq fois vainqueur), voici donc une CAN new look. Elle se tient toujours tous les deux ans (alors que le championnat d’Europe a lieu tous les quatre ans et que la Copa America vit sur un rythme qui évolue en permanence : annuel, tous les deux, trois ou quatre ans). Mais cette fois-ci, on joue en « été » (quelles que soient la latitude et la chaleur) pour tenir compte des préoccupations calendaires des grands
Le tirage au sort des groupes a eu lieu devant les pyramides de Gizeh, le 12 avril 2019. AFRIQUE MAGAZINE
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CAN 2019 QUE LE SPECTACLE COMMENCE
clubs européens, principaux employeurs des stars africaines. Et surtout, voici la première édition à 24 équipes, au lieu de 16. L’idée, selon les défenseurs de ce format, c’est d’associer un plus grand nombre de pays à l’événement, en particulier des petites formations, et de renforcer l’audience continentale. L’affaire, néanmoins, impose un lourd cahier des charges pour les nations candidates à l’organisation d’une CAN. On le sait, cette édition est devenue égyptienne au pied levé après le retrait du Cameroun, fin 2018. Tout le futur calendrier de la compétition reste d’ailleurs en suspens. Il faut six stades (plus les terrains d’entraînement), des routes, des hôtels, des moyens de communication, de transport, un appareil de sécurité, bref, un investissement majeur qui n’est plus forcément à la portée financière et humaine de la plupart des États du continent. Un investissement pas nécessairement populaire non plus auprès des opinions publiques, qui demandent plus d’infrastructures sociales, de projets liés au développement, à la lutte contre la pauvreté. Après la CAN, les stades sont souvent vides… Pourtant, du côté de la « business-élite » qui gère ces projets de compétition (les équipes de la CAF, les entreprises de commercialisation, les sponsors, les diffuseurs TV, etc.), on ne se montre pas trop inquiets. Les sponsors, eux, ont largement approuvé cette nouvelle formule, comme le montre le contrat
passé par Total qui fait du géant pétrolier le « sponsor titre » de l’événement. Les droits TV augmentent. Le tournoi est un bon spectacle. Et une bonne affaire qui génère de « fortes tensions » entre la CAF et le groupe Lagardère, signataire d’un contrat béton, conclu durant la mandature d’Issa Hayatou et portant sur la commercialisation des droits marketing et médias pour la période 2017-2028. La Coupe d’Afrique est un remarquable outil marketing pour toucher ces Africains, jeunes, de la nouvelle classe moyenne, petite ou grande. Et question organisation, les choses ne sont pas si compliquées pour cet insider du système : « Il y a six ou huit pays du continent qui sont capables d’organiser cette CAN nouveau format. Avec une cadence biennale, nous avons un cycle de douze à seize ans devant nous… » LA SÉCURITÉ, UNE EXIGENCE ABSOLUE Au-delà de la logistique et des questions de gros sous, l’édition égyptienne est marquée par le problème de la sécurité, préoccupation majeure pour les autorités, les organisateurs et les participants. C’est la première fois que l’Égypte héberge une grande compétition internationale depuis la révolution de 2011. L’ambiance du pays est tendue. À la répression accrue des partisans de l’ex-président Morsi et des Frères musulmans s’est ajoutée une mise au pas générale du pays, l’interdiction de toute
AMR ABDALLAH DALSH/PANORAMIC/REUTERS
L’Égypte offrira une ambiance festive à la Coupe d’Afrique, mais devra veiller à éviter tout débordement.
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expression contraire à celle prônée par le pouvoir du maréchal Sissi. L’objectif est la stabilité et la croissance économique, tout le reste est secondaire. La lutte contre l’opposition islamiste, les positions géostratégiques du pays (en particulier l’alliance avec l’Arabie saoudite et les Émirats) ont accentué la violence et la menace terroriste. Le Sinaï est une zone particulièrement visée. La minorité copte est une cible, tout comme les touristes. Le risque est permanent. La liste des attaques depuis 2015 est tragique, impressionnante. Et depuis, l’Égypte vit sous le régime de l’État d’urgence. Au moment où elle s’apprête à accueillir une grande compétition sportive, la majeure partie de son territoire est classée en zone rouge par les sites occidentaux officiels de conseils aux voyageurs. Cette angoisse sécuritaire révèle aussi des tourments internes. En Égypte, le football est facteur de violences : entre supporters, aficionados, ultras de chaque club. Depuis la destitution par l’armée du président islamiste Mohamed Morsi en 2013, les rassemblements populaires de grande ampleur sont devenus rarement autorisés, en particulier autour des stades de football. En février 2012, au moins 74 personnes sont mortes, et un millier ont été blessées, dans des heurts au stade de Port-Saïd après une rencontre entre le club cairote d’Al-Ahly et l’équipe locale d’Al-Masry. Un scénario tragique, dans lequel les forces de l’ordre ne sont pas exemptes de responsabilités. Et qui avait conduit à l’interdiction pure et simple des matchs du championnat au public… La mesure a été depuis assouplie, mais pas dans tous les stades. Dans ce contexte très volatil, il faudra surveiller comme le lait sur le feu la passion des supporters égyptiens pour leur équipe nationale. Des fans en mal de fête, de défouloir, en mal de gloire nationale aussi, totalement persuadés que leur équipe sera championne d’Afrique… Le choix des villes retenues pour le déroulement de la CAN (Le Caire, Alexandrie, Port-Saïd, Suez et Ismaïlia) reflète l’ensemble de ces préoccupations. Ces sites se trouvent dans un secteur géographique rapproché, afin de limiter les déplacements et de faciliter la logistique et le contrôle.
Le président Abdel Fattah al-Sissi.
HANDOUT/REUTERS
Les enjeux sont immenses pour la nation et pour le maréchal.
OUVRIR UNE BRÈCHE Dans cette ambiance de nation sous surveillance, et où une défaite du onze des Pharaons serait vécue comme une tragédie nationale, le défi égyptien prend une tournure particulière. La CAN reste, normalement, une fête. Un moment populaire. Il faudra assurer la sécurité de l’événement, tout en respectant cet aspect festif, panafricain, en limitant les intrusions d’un appareil sécuritaire habitué à être obéi au doigt et à l’œil. L’Égypte devra afficher un autre visage que celui d’une machine de contrôle massif bien huilée. Elle devra montrer une capacité d’organisation et d’accueil sincère, qui dépasse AFRIQUE MAGAZINE
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les enjeux diplomatiques vis-à-vis de l’Afrique, devenue l’un des champs de son ambition géostratégique. Des milliers de visiteurs, d’officiels, de personnalités, africaines et non africaines, de journalistes seront là, pour découvrir ou redécouvrir le pays des pharaons. En matière de communication et de visibilité, les enjeux sont immenses pour la nation et pour le maréchal Sissi. Comme le souligne avec une pointe d’humour, un officiel africain : « On espère qu’ils auront pris exemple sur Poutine et la Russie. La Coupe du monde en 2018 a finalement été, contre toute attente, un grand moment de décontraction et de bonne humeur. On y a vu un autre visage de la Russie… » « Un pays ne change pas, ajoute un confrère égyptien, parce qu’il organise un grand événement sportif. Mais cela permet d’ouvrir une brèche dans le statu quo, de voir les choses autrement. » Justement, on souhaite que cette CAN soit une réussite, une respiration, un moment d’échange pour l’Égypte et pour
l’Afrique. On souhaite aussi, au-delà des questions de politique, de sécurité, d’argent, qu’elle soit sportivement à la hauteur. Qu’il y ait du spectacle, du jeu, de l’émotion, un beau vainqueur. Qu’elle marque une élévation du niveau, une progression nette du football continental. Son entrée véritable dans la cour des grands. La dernière Coupe d’Afrique des nations (au Gabon, pays qui avait remplacé à la dernière minute une Libye en pleine guerre civile) n’aura pas laissé un souvenir impérissable. En 2018, durant la Coupe du monde en Russie, l’Afrique n’a pas passé le premier tour, seule Confédération à voir toutes ses équipes éliminées dès la phase de poules. Un revers historique. Il faut remonter au Mondial espagnol, en 1982, pour retrouver une telle contre-performance globale. Et on est loin des moments d’anthologie, comme les qualifications pour les quarts de finale du Cameroun en 1990 et du Sénégal en 2002, ou de la performance du Ghana en 2010, passé alors à un cheveu
Forces et faiblesses d’un géant
Démographie, politique, commerce, tourisme… Retour en faits et en chiffres sur les caractéristiques du pays qui a vu naître les pyramides. AVEC UNE CROISSANCE DÉMOGRAPHIQUE
99 % DE LA POPULATION ÉGYPTIENNE
LE CAIRE EST LA SIXIÈME VILLE LA PLUS
DE 1,96 % PAR AN, la population totale du
OCCUPE SEULEMENT 5,5 % DU TERRITOIRE,
PEUPLÉE DU MONDE,
pays dépasse aujourd’hui les 100 millions d’habitants. Selon un rapport des Nations unies (ONU) de 2017, elle pourrait atteindre près de 120 millions en 2030.
autour du bassin du Nil. Avec une superficie de 1 001 450 km², l’Égypte mesure presque deux fois la taille de la France. Mais la quasi-totalité du pays est désertique.
LES DÉBUTS DE LA CIVILISATION ÉGYPTIENNE SE PERDENT DANS LA NUIT DES TEMPS . Narmer aurait été le premier souverain du royaume réunifié de Haute et BasseÉgypte, il y a trente-deux siècles. Il est souvent identifié à Ménès, qui aurait été son successeur. ABDEL FATTAH AL-SISSI EST AU POUVOIR
et un coup d’État militaire contre l’ex-président Morsi. En vertu du dernier référendum constitutionnel du 22 avril 2019, il pourrait rester au pouvoir jusqu’en 2030. Il préside l’Union africaine depuis février 2019. Pour un mandat d’un an.
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MOHAMED ABD EL GHANY/REUTERS
Avec 20,5 millions d’habitants, Le Caire est la ville la plus peuplée d’Afrique.
avec environ 20,5 millions d’habitants en 2019 et la première en Afrique (« en concurrence » avec Lagos). La mégalopole pourrait atteindre les 40 millions d’âmes d’ici 2050.
d’une demi-finale. Les tendances sont là : des équipes africaines insuffisamment préparées physiquement et mentalement, tactiquement et techniquement timorées. Les grands pays hôtes, les sponsors, la fréquence et la taille de l’événement ne font pas tout. Dans le football, il y a football. Et si la CAN veut prospérer, il faut que le foot africain progresse. Que les téléspectateurs soient satisfaits, en Afrique comme dans le reste du monde. Mieux, qu’ils soient épatés. L’objectif finalement, comme dans d’autres domaines de l’Afrique contemporaine, reste de travailler à une véritable émergence. D’œuvrer sur le fond, pour que les Coupes d’Afrique des nations se rapprochent du niveau des grandes compétitions internationales, tant sur le plan de la qualité de l’organisation que sur celui du jeu. Voilà. Et maintenant, que le spectacle commence ! Et que le meilleur gagne ! Vraiment. On compte sur les arbitres… ■
minorité chrétienne souvent persécutée, représente environ 10 % de la population. Les musulmans représentent près de 90 %.
LA COMMUNAUTÉ COPTE,
AVEC UN PIB DE 235 MILLIARDS DE DOLLARS, L’ÉGYPTE SE PLACE À LA TROISIÈME PLACE EN AFRIQUE, après
le Nigeria et l’Afrique du Sud, et à la 45e dans le monde. Le revenu par habitant reste médian : 11 608 dollars en parité de pouvoir d’achat en 2017. Une augmentation de 212 % en vingt-sept ans.
Le patron de la CAF, Ahmad Ahmad, ancien ministre des Sports de Madagascar.
À 40 KILOMÈTRES DU CAIRE SE CONSTRUIT
AVEC 11,3 MILLIONS DE TOURISTES PAR
LA NOUVELLE CITÉ ADMINISTRATIVE DU
AN,
Un chantier proprement pharaonique de 45 milliards de dollars. Une superficie prévue de 700 km², soit 12 fois la taille de Manhattan, avec plus de 6 millions d’habitants attendus. La cité n’a pas de nom, et de toute façon, Le Caire restera la capitale constitutionnelle du pays. PAYS.
35 MILLIONS D’ÉGYPTIENS UTILISAIENT FACE-
en 2018. Le pays est au 18e rang mondial et au deuxième en Afrique. BOOK
PA PHOTOS/ABACA - B. O’KANE/ALAMY STOCK PHOTO
L’ÉGYPTE IMPORTE CHAQUE ANNÉE ENVIRON 10 MILLIONS DE TONNES DE BLÉ pour nour-
L’AMERICAN UNIVERSITY IN CAIRO EST
rir sa population. Le pays produit un peu plus de 8 millions de tonnes pour des besoins de 19 millions de tonnes. Selon les cours, une facture annuelle de 2,5 milliards de dollars.
LA QUATRIÈME MEILLEURE UNIVERSITÉ D’AFRIQUE, juste devant celle du Caire (selon le fameux classement QS World University Ranking 2019).
l’Égypte est la deuxième destination africaine après le Maroc. Le pays espère atteindre 20 millions de visiteurs annuels dans les prochaines années. POUR LES ÉGYPTIENS, L’ÉGYPTE RESTE LE CENTRE DE L’UNIVERS, Oum el Dounia. Pourtant, la répression et la censure s’étendent dorénavant aux milieux culturels et artistiques. Deux acteurs stars, Amr Waked et Khaled Abol Naga, accusés de haute trahison pour avoir critiqué publiquement le régime, se sont vu interdire d’exercer leur métier. Alaa El Aswany, l’écrivain contemporain le plus célèbre du pays, ne vit quasiment plus en Égypte… ■ Elyssa Koepp
Ci-dessous, la bibliothèque de l’American University in Cairo.
L’ÉGYPTE EST LE PREMIER ÉMETTEUR D’ÉMISSIONS OBLIGATAIRES (eurobonds) du continent avec plus de 20 milliards de dollars émis depuis janvier 2017. Plus que le Nigeria et l’Afrique du Sud combinés. En 2018, la dette extérieure approchait des 100 milliards de dollars !
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Pascal Boniface
« Cette compétition joue un rôle dans l’AFFIRMATION d’un sentiment continental » Politologue, fondateur et directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), Pascal Boniface est aussi un passionné du ballon rond, auquel il a consacré plusieurs ouvrages*. Il nous explique pourquoi la Coupe d’Afrique des nations n’a, décidément, rien à voir avec les autres compétitions ! propos recueillis par Cédric Gouverneur AM : Quel rôle précis joue la CAN dans l’affirmation d’un sentiment national chez les pays africains ? Pascal Boniface : La CAN joue en effet un rôle dans cette affirmation, mais aussi dans celle d’un sentiment continental. Dans tous les pays, les habitants se fédérent pour supporter leur équipe. Comme à chaque fois qu’il y a une compétition internationale, les divergences internes s’effacent pour créer une unité en faveur de celle-ci. Les désaccords idéologiques, religieuses ou de situation sociale s’effacent pour laisser place, le temps de la compétition, à un patriotisme renforcé. Mais elle entraîne également un sentiment continental : à part lors de la CAN, quelles sont les occasions d’affirmer la cohésion d’un continent fait de contrastes entre l’Afrique du Nord, les pays arabes et l’Afrique subsaharienne, entre l’Afrique de l’Ouest et celle de l’Est ? L’unité africaine est plus souvent un slogan qu’une réalité. Avec la CAN, tout le continent suit en simultané, et de façon massive, le même événement. La CAN 2019 se déroulera en Égypte : est-ce une opportunité pour le régime du maréchal Sissi ? Tout pays organisateur d’une compétition sportive importante cherche, bien sûr, à tirer parti du prestige d’un tel événement. Les autorités essaient forcément que cela rejaillisse sur leur propre popularité. Le Français Emmanuel Macron était par exemple très heureux de voir Paris désignée ville hôte des Jeux olympiques (JO) en 2024. Le Russe Vladimir Poutine a indéniablement bénéficié d’un effet Coupe du monde 2018. On peut donc penser que le maréchal Sissi va essayer de profiter de cette aubaine, au moment même où il est de plus en plus contesté et où la situation égyptienne se dégrade. Mais il faut rester prudent car le football, contrairement à ce que disent 28
certains, n’est pas l’opium du peuple. La tentative de récupération de Mohamed Salah [star du football égyptien, qui joue au Liverpool FC, ndlr] lors de la Coupe du monde 2018 a été contre-productive pour le régime. Lorsque toutes les caméras sont braquées sur un pays, on voit également les éléments négatifs. La CAN va être l’occasion pour Sissi de se mettre en avant, mais aussi pour les médias de parler de la répression dans le pays. Et il ne faut pas l’oublier, la contestation du pouvoir – aussi bien en 2011 en Égypte que dernièrement en Algérie – est souvent née dans les tribunes d’un stade, beaucoup plus difficiles à contrôler que la rue. Pour les pays organisateurs, les retombées économiques sont-elles globalement positives ou négatives ? Il n’y a pas de réponse automatique et globale à cette question. L’organisation d’une compétition peut être un gouffre financier ou, au contraire, un moyen de développer des infrastructures qui seront nécessairement utiles après. Tout cela dépend de la gestion, bonne ou non, du pays et de ses dirigeants. Les JO ont été catastrophiques pour Rio, mais cela était dû à la corruption dans le pays. Barcelone a été réveillée par les Jeux, Londres en a bénéficié, et Paris compte en faire de même. Et le bilan économique de Pékin et de Sotchi a été négatif, car ce qui était recherché, ce n’était pas la rentabilité, mais le rayonnement international. Le contexte sécuritaire africain représente-t-il plus qu’ailleurs une sérieuse contrainte dans le choix du pays organisateur ? À partir du moment où l’on organise une compétition sportive mondiale, le risque sécuritaire devient la préoccupation principale du pays organisateur, et ce quel que soit le AFRIQUE MAGAZINE
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contexte. Les terroristes veulent avant tout frapper, et quoi de mieux que de viser un événement suivi, grâce aux médias, dans l’ensemble de la planète ? Bien sûr, il y a des pays – et l’Égypte en fait partie – où le risque sécuritaire est beaucoup plus fort que dans d’autres. Mais prenons l’exemple du Brésil, qui n’est pas lié aux troubles du Proche-Orient, où je suis allé aussi bien pour la Coupe du monde de football de 2014 que pour les JO de 2016 : il y avait un déploiement militaire et policier extrêmement impressionnant. La présence de joueurs africains dans les championnats étrangers a-t-elle relevé le niveau de jeu de la CAN ? Cela a-t-il permis à l’Afrique de prendre une meilleure place dans le football mondial ? On a beaucoup dit que la victoire de l’équipe de France en Coupe du monde 1998 était en grande partie due à la présence de joueurs français dans les compétitions étrangères, notamment en Italie. Le fait que les meilleurs joueurs africains évoluent dans les grands clubs européens diminue très certainement la qualité des championnats nationaux, mais augmente tout aussi fortement la qualité des équipes nationales : ils sont habitués aux compétitions les plus disputées, comme les tournois de grands pays de football ou la Ligue des champions. Ils y bénéficient d’entraîneurs de haut vol, d’infrastructures sportives et médicales de pointe, et mettent tous ces acquis au service de leur équipe nationale. Cela accroît forcément leur compétitivité. Néanmoins, les problèmes de gestion des fédérations, de l’organisation de l’encadrement des équipes et les interférences nombreuses du pouvoir politique dans cette gestion empêchent souvent les équipes africaines d’aller plus loin en Coupe du monde.
La CAN est désormais sponsorisée par Total. Que vous inspire cette implication d’une multinationale ? Les grandes marques internationales veulent voir leur image attachée au football et ses grandes compétitions. La popularité, et donc la visibilité, du foot est telle que cela permet de toucher le plus grand nombre de personnes – qui sont autant de consommateurs potentiels. Il en va de même pour les JO, la Coupe du monde ou la Ligue des champions. Total veut s’affirmer comme le partenaire économique et énergétique du continent africain. S’associer à la CAN est donc une façon positive de toucher le plus grand nombre possible d’Africains. Lors du Mondial 2010, l’élimination du Ghana en quart de finale avait chagriné tout le continent. La Coupe du monde est-elle l’une des dernières occasions où s’exprime le sentiment panafricaniste ? Il y a une différence entre l’Europe et l’Afrique. Les différents pays européens ne se soutiennent pas mutuellement pendant la Coupe du monde, ils sont plutôt en rivalité. Les Français adorent voir les Allemands perdre, et vice-versa. Ces pays sont très proches politiquement, mais en 2014, le cœur des Français battait pour l’Argentine. Et en 2018, celui des Allemands pour la Croatie. Une sélection africaine qui va loin en Coupe du monde représente, au contraire, tout le continent, comme le Ghana en 2014 ou le Sénégal en 2002, notamment parce qu’aller si loin est vécu par tous les pays africains comme une revanche sur les puissances dominantes du football. ■
JACQUES TORREGANO/DIVERGENCE
«Le football, contrairement à ce que disent certains, n’est pas l’opium du peuple. »
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* Pascal Boniface est l’auteur de Planète football (Steinkis, 2018), un roman graphique illustré par David Lopez, et de L’Empire foot : Comment le ballon rond a conquis le monde (Armand Colin, 2018). Il tient également la chaîne YouTube « Comprendre le monde ».
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Le guide (presque) objectif de la COUPE
Le tournoi est d’autant plus attendu qu’il sera « nouveau » à bien des égards : 24 équipes, 52 matchs, températures élevées, introduction de la VAR… Sans parler du formidable enjeu pour les joueurs, connus et moins connus. par Alexis Hache
L’Euro pour modèle ?
On peut se poser la question lorsque l’on analyse le nouveau format de la compétition, adopté en 2017 lors d’un symposium de deux jours organisé à Rabat, au Maroc, par la Confédération africaine de football (CAF). Alors qu’elle accueillait 16 équipes depuis 1996, la Coupe d’Afrique des nations (CAN) passe à 24 cette année. Une évolution calquée sur celle de l’Euro qui, en 2016, avait également modifié son règlement pour laisser leur chance à huit équipes supplémentaires. Qui dit plus de sélections dit aussi plus de place pour les « petits » : l’Islande, le pays de Galles ou l’Irlande du Nord en avaient profité en Europe ; Madagascar, le Burundi et la Mauritanie disputeront, elles, leur première CAN (et comme disait Pierre de Coubertin, « l’essentiel n’est pas d’avoir vaincu, mais de s’être bien battu »). Quant à la CAF, elle sortira forcément gagnante de cette édition 2019 puisque les 52 rencontres au programme généreront plus de revenus (billetterie, droits télé) que les 32 habituelles. Une manne financière non négligeable, en somme.
Comment ça marche ? Exactement comme à l’Euro 2016 : les 24 équipes sont réparties en six groupes de quatre. Les deux premières de chaque groupe et les quatre meilleures troisièmes sont qualifiées pour les huitièmes de finale et intègrent un tableau dont les oppositions sont définies à l’avance (exemple : la deuxième du groupe A contre la deuxième du groupe C, etc.).
L’été plutôt que l’hiver
Lors de son symposium à Rabat en 2017, le comité exécutif de la CAF a validé une autre nouveauté : organisée traditionnellement à cheval sur les mois de janvier et février, la CAN aura désormais lieu en été (21 juin-19 juillet pour l’édition 2019). Une réforme de taille pour le continent africain : l’été y est synonyme de fortes chaleurs ou de saison des pluies selon que l’on se trouve plutôt au nord ou au sud. En l’occurrence, c’est en Égypte que la compétition se déroulera cette année, après que la CAF a retiré en décembre derLe stade d’Alexandrie peut nier l’organisation du tournoi au Cameroun, jugé trop en accueillir 20 000 spectateurs. retard, en matière d’infrastructures notamment. Difficile de dire d’ores et déjà quelles seront les températures affichées dans les villes hôtes, mais le pays des pharaons a par le passé connu des pics à plus de 40 °C en juillet. Même si la plupart des matchs sont prévus en soirée, certaines rencontres auront lieu à 16 h 30 lors du premier tour. Aucun doute, les organismes vont souffrir.
À chaque tournoi de football sa mascotte. La CAN ne déroge pas à la règle, mais pour la première fois, celle-ci n’aura pas les traits d’un animal (aigle, hippopotame, panthère, etc.), mais ceux d’un jeune adolescent, Tut, diminutif simple et efficace de Toutânkhamon. Tut a 30
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CAF - DR
Une mascotte nommée « Tut »
12 ans, porte sur la tête l’emblématique uræus, la coiffe des pharaons représentant un cobra, et pratique le football de rue avec l’agilité et la technique d’un personnage tout droit sorti du dessin animé Olive et Tom. Pour ne rien gâcher, il a également l’air extrêmement sympathique. Rien à voir donc avec les très dispensables Ato, Kaz et Nik, choisis pour la Coupe du monde 2002 et qui ne sont pas restés dans les annales.
La VAR entrera en jeu à partir des quarts de finale Les sélectionneurs des pays qualifiés la réclamaient à grands cris, ils ont été exaucés. Du moins en partie. La VAR (assistance vidéo à l’arbitrage) sera bien utilisée en Égypte, une première pour la CAN, mais seulement à partir des quarts de finale. Son absence lors du premier tour et des huitièmes de finale s’explique par des raisons d’ordre technique. Est-ce toutefois vraiment important ? On a pu le constater en Ligue des champions cette année, ou lors de la Coupe du monde 2018, à la suite de coups de sifflet contestables : même les plus fervents défenseurs de la vidéo trouvent quelque chose à redire lorsqu’une décision arbitrale ne va pas dans leur sens. VAR ou pas, l’arbitre et son interprétation des lois du jeu auront toujours le dernier mot sur la pelouse.
Le pays organisateur est aussi la nation la plus titrée avec sept trophées !
CHRIS BRUNSKILL/FANTASISTA
L’Égypte favorite Pays organisateur et nation la plus titrée en Coupe d’Afrique avec sept trophées remportés, l’Égypte a évidemment les faveurs des pronostics. À l’exception de l’édition 1974 gagnée par le Zaïre, les Pharaons se sont d’ailleurs toujours imposés lorsque la CAN était organisée sur leurs terres. Autre atout dans la manche du sélectionneur Javier Aguirre, Mohamed Salah : la star égyptienne a laissé derrière elle ses déboires de la Coupe du monde 2018 où, tout juste revenue de blessure et accaparée par l’encombrant dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov, elle n’était pas parvenue à porter une sélection ultra-dépendante d’elle. Bilan : trois défaites en trois matchs et un Salah menaçant de quitter la sélection s’il n’était pas plus protégé à l’avenir par sa fédération. Si la saison du troisième meilleur buteur de l’histoire de la sélection n’a AFRIQUE MAGAZINE
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Mohamed Salah, star de Liverpool et de l’équipe nationale égyptienne, avec son épouse et sa fille, lors de la dernière journée du championnat anglais.
pas été aussi flamboyante que la précédente (26 buts marqués toutes compétitions confondues, contre 44 l’année dernière), il reste l’un des tout meilleurs attaquants au monde. Et poussé par tout un peuple, il est capable de mener son pays à un huitième titre continental.
Mané, roi d’Afrique ? En Premier League cette saison, ils sont trois à s’être partagé le titre de meilleur buteur : Pierre-Emerick Aubameyang (Arsenal), Mohamed Salah et Sadio Mané (Liverpool). Trois Africains, prouvant s’il était besoin l’extraordinaire vitalité du football continental, dont un nombre impressionnant de joueurs évoluent dans les plus grands clubs européens. Aubameyang ne fera pas le voyage en Égypte, le Gabon ayant été privé de CAN par le Burundi, mais Salah et Mané oui. Et ce dernier pourrait bien soulever le trophée le 19 juillet prochain. Auteur de la meilleure saison de sa carrière (26 buts inscrits), le Sénégalais a réellement changé de dimension, au 31
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Le joueur qui va flamber
Les Lions de la Teranga apparaissent comme les véritables outsiders.
Ses performances avec Lille en Ligue 1 ont braqué sur lui l’attention du gotha européen : l’Inter Milan, le Paris Saint-Germain, le Bayern Munich ou encore Liverpool seraient sur les rangs pour l’attirer dans leurs filets. Ce joueur, c’est Nicolas Pépé. L’Ivoirien de 24 ans vient de boucler l’exercice 2018-2019 du championnat de France avec 22 réalisations et 11 passes décisives au compteur, n’étant devancé au classement des buteurs que par le phénomène Kylian Mbappé ! Éblouissant sur l’aile droite de la jeune et prolifique attaque lilloise, Pépé a tout pour réussir une CAN de feu au sein d’un collectif ivoirien qui sera l’un des prétendants à la victoire.
Celui qui devrait (enfin) inverser la tendance
On aimerait se tromper, car Eric Maxim Choupo-Moting a tout pour être aimé. Coéquipier sympathique au sein du vestiaire parisien et de ses stars planétaires, recruté à la surprise générale pour endosser le rôle du remplaçant trop content d’être là pour se plaindre d’un temps de jeu famé32
Auteur de la meilleure saison de sa carrière, Sadio Mané paraît armé pour enfin offrir au Sénégal sa première CAN en 15 participations.
lique, l’attaquant camerounais a rapidement conquis le cœur des supporters du PSG, qui en ont même fait une sorte de mascotte, entonnant même à plusieurs reprises un chant à sa gloire dans les tribunes du parc des Princes. Une cote d’amour due à la bonhomie du joueur, mais miraculeuse au regard des limites affichées par Choupo-Moting sur le terrain. L’ancien de Stoke City (Angleterre), qui a finalement bénéficié de beaucoup plus de temps de jeu que prévu à la suite des blessures de Cavani et Neymar, n’a inscrit que trois buts en 30 matchs (pour 1 265 minutes de présence sur la pelouse). Surtout, il s’est distingué par un raté devenu légendaire face à Strasbourg le 7 avril dernier en stoppant sur la ligne de but un tir de Christopher Nkunku qui aurait offert la victoire (et le titre) à son club. En sélection toutefois, l’attaquant conserve la confiance de Clarence Seedorf, qui l’a même nommé capitaine à deux reprises lors des éliminatoires de la Coupe d’Afrique des nations. Autre compétition, autre contexte, Eric Maxim Choupo-Moting trouvera peut-être en Égypte plus de raisons de se réjouir qu’en Ligue 1. À condition que l'équipe camerounaise participe finalement au tournoi [voir p. 34]. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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ANDREW COULDRIDGE/REUTERS
point de devenir tout aussi indispensable à l’attaque de Liverpool que son illustre compère, élu joueur africain de l’année en 2017 et 2018. Mais à la différence de l’Égyptien, Sadio Mané paraît mieux armé pour enfin offrir au Sénégal sa première Coupe d’Afrique des nations en 15 participations. Souvent éliminés au stade des quarts de finale, les Lions de la Teranga n’ont disputé qu’une finale, en 2002, perdue aux tirs au but contre le Cameroun. Ainsi, 2019 pourrait bien être l’année des hommes d’Aliou Cissé qui peut s’appuyer sur une génération en or, et dont la ligne offensive ferait trembler n’importe quelle défense (Keita Baldé, Mbaye Niang, Ismaïla Sarr ou même Habib Diallo, auteur de 26 buts avec Metz en Ligue 2 cette saison, accompagnent ainsi Sadio Mané devant). Après les belles promesses de la Coupe du monde en Russie, où ils avaient loupé la qualification pour les huitièmes de finale d’un rien, n’étant départagés qu’au fairplay avec le Japon, les Lions ont terminé invaincus et meilleure équipe des éliminatoires de la CAN (16 points sur 18 possibles). L’heure de Mané et du Sénégal a peut-être sonné.
Concours
DE PRONOSTICS De l’Algérie à la Tunisie, en passant par le Bénin, le Cameroun, la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Mali, le Maroc et le Sénégal, focus sur neuf des formations qui pourraient – d’une manière ou d’une autre – marquer le tournoi de leur empreinte…
DR - SHUTTERSTOCK (2)
Algérie : la tête ailleurs rs Jamais Coupe d’Afrique des nations ns n’a aussi peu passionné les Algériens, s, pourtant réputés pour leur amour du u sport-roi. Engagés depuis le 22 février er dernier dans une autre bataille, le hirak, ak, pour « dégager » le système et instaurer aurer un régime plus démocratique dans leur pays, les citoyens ont déserté les stades pour investir la rue. Dans ce pays où le football est l’autre religion officielle, le dernier match des éliminatoires face à la Gambie, le 22 mars au stade Mustapha-Tchaker de Blida, s’est joué devant des gradins désespérément vides. L’appel au boycott, qui s’est répandu comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux, a été largement entendu. Au final, ce n’est peut-être pas une mauvaise chose pour le sélectionneur Djamel Belmadi, qui voit la jeune équipe qu’il s’attelle à construire libérée d’une certaine pression. Depuis le départ du charismatique Vahid Halilhodzic, et l’instabilité chronique qui s’est installée dans son encadrement, « El Khadra » se cherche, et peine à retrouver une nouvelle dynamique. Le déclin des cadres comme Yacine Brahimi (FC Porto), Riyad Mahrez (Manchester City) ou Sofiane Feghouli (Galatasaray), qui ne brillent guère plus dans leurs clubs respectifs, est un autre motif d’inquiétude. Et, au regard de la vieille rivalité sportive qui oppose l’Égypte et l’Algérie, disputer la dernière phase du tournoi sur les terres des Pharaons ne sera pas une partie de plaisir. Tout cela n’empêche pas les Fennecs de croire en leurs chances. Beaucoup de jeunes talents ne demandent que l’occasion de se distinguer sous la férule d’un Belmadi qui passe pour un meneur d’hommes et un « bagarreur ». Plus réaliste que vraiment optimiste, le coach algérien a récemment affirmé que son objectif était d’abord de franchir le premier tour. Puis, de se battre pour le sacre final. Arezki Saïd AFRIQUE MAGAZINE
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Bénin : les Écureuils veulent se faire un (nouveau) nom Ce petit pays d’Afrique de l’Ouest n’est pas vraiment un habitué de la CAN. Sa première participation remonte à 2004, la deuxième à 2008 et la dernière à 2010. L’année 2019 marque ainsi la quatrième apparition des Écureuils à la Coupe d’Afrique, lesquels n’ont jamais franchi le premier tour. La Fédération béninoise de football (FBF) a annoncé vouloir changer le sobriquet « les Écureuils » afin de mieux exprimer les ambitions de l’équipe. La question a été débattue au sein du comité exécutif de la FBF avec la mise en place d’une commission. Une initiative similaire avait déjà été lancée en 2008, mais cela n’avait pas abouti. Au pays du vaudou, l’on estime que l’animal ne porte pas chance à la sélection nationale. L’attaquant Steve Mounié a, pour des raisons « culturelles et cultuelles » propres au Bénin, proposé le surnom « les Pythons ». Loin de ces considérations, le sélectionneur Michel Dussuyer veut s’appuyer sur des talents individuels et un jeu collectif. Le technicien français, qui avait déjà entraîné les Écureuils en 2008, connaît bien ce pays et l’Afrique car il a déjà effectué des missions – peu fructueuses, cependant – en Côte d’Ivoire et en Guinée. Les footballeurs béninois, qui évoluent pour la plupart dans les grands championnats européens et africains, ont laissé entrevoir un style de jeu et quelques certitudes qui pourraient leur permettre de franchir le premier tour en Égypte. De moins en moins confrontée aux problèmes de primes, la sélection bénéficie depuis deux ans d’un cadre assez professionnel. Les questions liées aux déplacements, aux hébergements et aux équipements font l’objet depuis peu d’une gestion assez transparente, et les rapports entre la fédération 33
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et les joueurs sont désormais beaucoup plus fluides. Un cadre apaisé, qui pourrait augurer d’un bon parcours pendant la phase finale de la compétition. Mais la tâche ne s’annonce pas facile. Le Bénin est tombé dans le groupe F, en compagnie du Cameroun, du Ghana (qu’il n’a jamais battu) et de la GuinéeBissau. Si l’on regarde les choses en face, les chances sont bien maigres pour ce pays classé 20e en Afrique par la FIFA.
Mais l’exploit de sa qualification face à son voisin togolais au dernier match des phases éliminatoires reste inscrit dans la mémoire collective des Béninois, qui pensent que leur sélection peut créer la surprise pendant le tournoi. « Nous pouvons compter sur une contre-performance d’une équipe de la poule » lance, l’air moqueur, un supporter des Écureuils rencontré à Abidjan. Ouakaltio Ouattara
Cameroun : ira, ira pas ?
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Le sélectionneur néerlandais Clarence Seedorf (à droite) et son compatriote et adjoint Patrick Kluivert (à gauche), le duo d’entraîneurs des Lions indomptables. stratégie afin de donner aux Camerounais toutes les chances d’obtenir un sixième trophée continental. Et de redorer une fois de plus le blason des Lions indomptables, après une belle traversée du désert depuis leur piètre prestation à la Coupe du monde 2014. Pédagogue, Seedorf essaie de démontrer qu’il faut donner du temps au temps pour reconstruire une équipe pouvant accomplir les mêmes exploits que les générations de Samuel Eto’o, Patrick Mboma ou Roger Milla. À Yaoundé comme à Douala, où personne ne voulait imaginer fin mai que les Comoriens auraient gain de cause, l’ambiance était déjà surchauffée et les médias à fond sur les pronostics. On ergotait à l’infini sur les performances de telle star de l’équipe nationale, sur la blessure malencontreuse de l’avant-centre du FC Porto Vincent Aboubakar, sur la pertinence du choix du Coq sportif comme nouvel équipementier, ou encore sur les primes qui seront versées (ou pas !) aux joueurs. Au palais d’Etoudi, où l’on surfe volontiers sur les exploits de l’équipe nationale, on multiplie les égards fortement médiatisés à l’endroit des Lions indomptables… et aussi envers les Lionnes, engagées ce mois de juin dans la Coupe du monde féminine en France. François Bambou
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Dure saison pour le Cameroun, pourtant champion de l’édition 2017 au Gabon, et cinq fois vainqueur du tournoi panafricain. Première humiliation : la construction des infrastructures sportives n’étant pas achevée à temps pour accueillir le tournoi en juin 2019, la Confédération africaine de football (CAF) avait déjà décidé de repousser en décembre dernier la CAN camerounaise à 2021. 021. Et puis fin mai, au moment où nous ous imprimons ces lignes, rebelote. À moins de trois semaines du coup d’envoi, le suspense est toujours entier sur la participation ou non des Lions indomptables à la compétition égyptienne. Le pays tout entier, fébrile, est suspendu à la déciision du Tribunal arbitral du sport (TAS), qui siège à Lausanne, en Suisse. En effet, contesté devant le TAS par les Comores qui exigent son éviction du tournoi à la suite du retrait de la CAN, le Cameroun, qui s’était pourtant qualifié lors des éliminatoires, pourrait bien être absent le 21 juin en Égypte. Le 31 mai, l’équipe nationale, toujours en attente du verdict, n’avait pas commencé les stages et matchs d’entraînement… Les Comores, qui espèrent décrocher une place pour la phase finale, puisque l’archipel se trouve dans la même poule que le Cameroun, demandent d’appliquer la clause des textes de la CAF stipulant que tout pays à qui l’organisation du tournoi est retirée doit être frappé d’exclusion. Réponse de la CAF : la CAN n’a pas été retirée au Cameroun, mais juste reportée de deux ans. Bref, le Tribunal arbitral du sport a mis des mois pour démêler l’écheveau juridique. Entre-temps, l’entraîneur néerlandais Clarence Seedorf et son compatriote et adjoint Patrick Kluivert, sous contrat depuis l’été 2018, ont commencé fin mai à déployer leur
L’équipe pourra compter sur une attaque flamboyante conduite par Nicolas Pépé, ici contre les Pays-Bas, en 2017.
MICHAEL KOOREN/REUTERS - SHUTTERSTOCK
Côte d’Ivoire : un roi en convalescence Le second titre continental de la sélection ivoirienne à la Coupe d’Afrique des nations 2015 (après le premier sacre de 1992) en Guinée équatoriale n’a pas réussi à éloigner toutes les querelles de la sélection nationale. Les Éléphants étaient loin d’imaginer que cette seconde étoile, décrochée par une génération dorée sur le déclin, celle de Didier Drogba (absent cette fois-ci), de Yaya et Kolo Touré, allait ouvrir une nouvelle période de crise. En 2017, les détenteurs du trophée se faisaient sortir de la CAN dès la phase de groupes avant de se faire éliminer au même stade durant le Mondial 2018. À cet échec sportif s’ajoutait l’habituelle discussion sur les primes dues. La majorité des joueurs ivoiriens évoluent dans les championnats européens. Le montant de leurs salaires, primes et transferts est connu du grand public. Les chiffres ne relèvent pas d’un secret d’État dans le milieu sportif en Occident. Mais en Afrique, et précisément en Côte d’Ivoire, évoquer la question est comme discuter du sexe des anges. En 2015, par exemple, les primes des Éléphants ont été détournées. Le président de la République Alassane Ouattara a dû mettre la main à la poche pour apaiser les joueurs et leur entraîneur. Il y a eu la révocation du ministre des Sports et de son régisseur, AFRIQUE MAGAZINE
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mais depuis, la lumière n’a pas encore été faite sur cette affaire. À quelques semaines du coup d’envoi de la CAN 2O19, si l’on sait que le budget de cette campagne au Caire oscillera entre trois et cinq milliards de francs CFA (entre 4,5 et 7,6 millions d’euros), personne ne peut dire exactement combien toucheront les joueurs. La Fédération ivoirienne (FIF) et le ministère des Sports perdent leur langue à chaque fois qu’on le leur demande. « L’argent n’aime pas le bruit », dit-on en Côte d’Ivoire. Côté sport, et pour sa 23e participation à la phase finale de la CAN, la Côte d’Ivoire n’est plus vraiment un ogre sur le continent. Affaiblie par la retraite de la génération dorée, mal embarquée dans les éliminatoires, la Côte d’Ivoire a su se ressaisir et obtenir son billet pour la grand-messe du football africain en Égypte grâce à l’arrivée sur son banc d’Ibrahim Kamara, coach du cru, nommé en juillet 2018. Chargé de rebâtir une équipe dont le jeu s’est délité sous la houlette de Michel Dussuyer puis de Marc Wilmots, il peut compter sur une attaque flamboyante conduite par Nicolas Pépé, révélation de la Ligue 1 avec Lille, Jonathan Kodjia (Aston Villa) et Max-Alain Gradel (Toulouse). Une reconstruction qui n’est pas allée sans les sempiternelles polémiques (la non-sélection de Gervinho, le retour de Wilfried Bony). Pour cette équipe renouvelée, le défi sera de taille. Soixante-cinquième au niveau mondial et 11e sur le continent, au dernier classement FIFA, la Côte d’Ivoire ne fait pas office de favorite en Égypte, et les pronostics ne sont pas en sa faveur. O.O. 35
CAN 2019 QUE LE SPECTACLE COMMENCE
Hormis une finale perdue en 1976 face au Maroc, le Syli national de Guinée n’a, en 11 participations, jamais franchi le cap des quarts de finale. À la tête de la sélection depuis mars 2018, le Belge Paul Put avait pour objectif d’assurer la transition et le renouveau. Au vu de la performance de cette équipe lors des phases éliminatoires (elle a terminé première devant la Côte d’Ivoire), l’enthousiasme renaît chez les supporters guinéens. Logée dans le groupe B, la République de Guinée affrontera le Burundi, Madagascar et le Nigeria. Une poule dans laquelle elle peut tirer son épingle du jeu. En attendant, la Guinée reste en attente des nouvelles de son joueur vedette, le milieu de Liverpool Naby Keïta, sorti sur blessure de la pelouse du Barça lors de la demi-finale aller de la Ligue des champions. Touché à l’adducteur gauche, il a été déclaré indisponible pour deux mois. Une absence qui pourrait contraindre Paul Put à revoir ses plans. Les arrivées de l’attaquant Fodé Koita (Kasimpasa, Turquie) ou encore du défenseur central Julian Jeanvier (Brentford, deuxième division anglaise) au sein de la sélection pourraient aider à combler ce vide. En 2013, des problèmes autour des primes avaient plombé le moral des Guinéens. Une situation qui avait longtemps crispé les relations entre la Fédération guinéenne de football (Feguifoot) et le ministère des Sports. Évoluant pour la plupart dans des championnats étrangers, les joueurs font de moins en moins pression pour toucher leurs primes tout en gardant l’espoir, tout de même, que les dirigeants honorent à chaque étape de la compétition leurs engagements. Pour les observateurs, la prédominance de binationaux et de joueurs évoluant en Europe dans cet effectif est une aubaine ne pour l’équipe guinéenne. O.O.
Mali : l’outsider qui n’a rien à perdre Plongée depuis 2015 dans une crise insnstitutionnelle qui avait conduit le pays à une suspension par la Fédération internationale de football (FIFA) en 2017, la Fédération malienne (Femafoot) peine à retrouver le calme. La Femafoot a ainsi été mise sous tutelle par la FIFA, via un comité de normalisation en décembre 2017. Ce qui n’a pas pour autant empêché la sélection malienne des moins de 20 ans de remporter la première Coupe d’Afrique des nations de cette catégorie. D’ailleurs, depuis 2015, les Maliens brillent dans les compétitions des jeunes. Des succès dont la clé se trouve dans la prolifération des écoles de 36
football comme celle fondée par Jean-Marc Guillou (JMG), qui fo avait av réussi un projet semblable en Côte d’Ivoire au début des années 2000 avec la génération des frères Kolo et Yaya Touré. an Aujourd’hui, les fruits de cette académie JMG sont là avec A l’éclosion, entre autres, d’Yves Bissouma (Brighton & Hove, l’é Angleterre), Amadou Haïdara (Leipzig, Allemagne), YousA souf Koné (Lille, France), Diadié Samassékou (Salzbourg, Autriche), Adama Traoré (Cercle Bruges, Belgique), Hamari Traoré (Stade rennais, France). Des jeunes pousses qui ne trouvent pas encore tout à fait leurs marques dans une sélection nationale dont les performances baissent. Après avoir été troisième de la CAN en 2012 et 2013, elle a été sortie au premier tour en 2015 et 2017. Classés 64es au niveau mondial, les Aigles du Mali s’inscrivent tout de même dans le top 10 au niveau continental. Le 22 mai, le sélectionneur national, Mohamed Magassouba, a rendu publique une première liste de 27 joueurs présélectionnés pour la CAN 2019 avec un dosage d’anciens et de nouveaux, comme le jeune et talentueux Sékou Koïta, qui va participer au Mondial U20 en Pologne. « Nous sommes dans une phase de reconstruction. Nous n’avons pas encore 10 matchs et dans l’effectif, certains n’ont pas joué depuis longtemps », prévient l’entraîneur, qui reste tout de même confiant en se comparant à la Côte d’Ivoire. « Il faut continuer à reconstruire l’équipe, garder l’équilibre et le même état d’esprit. La Côte d’Ivoire, avec plusieurs joueurs formés à l’académie de Jean-Marc Guillou, a mis plusieurs années avant de remporter une coupe d’Afrique. Nous saurons attendre notre heure », rassure Magassouba. En Égypte, franchir la phase de poules restera pourtant le premier challenge pour cette équipe restructurée sur laquelle reposent beaucoup d’espoirs. O.O.
Maroc : l’état de grâce ce ? Au vu de la manière dont Hervé Renard a transformé le football marocain ocain depuis son arrivée en 2016, la CAN 2019 pourrait bien être le sommet du bail il de « l’homme à la chemise blanche ». À son entrée en fonction, l’équipe ipe du Maroc sortait de longues années de vaches maigres. L’entraîneur français a alors menéé une ééquipe bataili b t il leuse en quart de finale de la CAN 2017 et arraché la première participation des Lions de l’Atlas à une Coupe du monde avec, à la clé, trois matchs de poules au dénouement cruel, mais des prestations héroïques qui ont réconcilié le Royaume chérifien avec sa sélection. Avec un Ziyech étincelant et un Mazraoui prometteur à l’Ajax Amsterdam, un Hakimi qui vole dans son couloir à Dortmund, un Hamdallah auteur d’une saison ébouriffante en AFRIQUE MAGAZINE
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Guinée : un permis de rêver
Arabie saoudite (42 buts !) et une répétition générale convaincante face à l’Argentine malgré la défaite (0-1) en mars dernier, le Maroc peut nourrir bien des espoirs. Seul bémol, le renouveau du football local sur le continent africain est encore mal valorisé (seulement deux joueurs évoluant dans le championnat marocain figurent dans la liste élargie de l’ancien coach de la Côte d’Ivoire). Un bel effectif, une poule difficile pour vite monter en pression (Côte d’Ivoire, Namibie, Afrique du Sud), un sélectionneur qui connaît bien la compétition, et une ambition assumée : le Maroc a presque tout pour atteindre l’état de grâce, et remporter sa seconde CAN après le triomphe de 1976. Farouk Abdou
SHUTTERSTOCK (2) - AMR ABDALLAH DALSH/REUTERS
Sénégal : un appétit de Lions Avec à la pointe de son attaque, ue, la star de Liverpool Sadio Mané [lire lire p. 31], le Sénégal, qui a terminé les phases éliminatoires de la CAN avec vec le titre honorifique de meilleure équipe, pointe i à la tête du classement FIFA pour les pays africains et est 23e au niveau mondial. Même si son groupe n’était pas le plus difficile, avec des adversaires comme Madagascar, la Guinée équatoriale et le Soudan, l’équipe des Lions de la Teranga présente un collectif compact et de grandes ambitions pour la CAN 2019. En pleine confiance, le sélectionneur Aliou Cissé lançait il y a un peu plus d’un mois face à la presse : « Aujourd’hui, nous voulons que notre nom figure au palmarès de la compétition. Et ce ne serait pas immérité. […] L’Égypte n’est plus, à mes yeux, cette machine collective, qui était capable de renverser tous ses adversaires, qui avaient des ressources mentales énormes. Lors de nos dernières confrontations, on s’en est toujours bien sortis. Donc, moi, je suis OK pour une finale Égypte-Sénégal à la CAN 2019 ! Et on les battra ! » Reste à mettre en œuvre ces grandes promesses. En 2002, avec sa star El-Hadji Diouf, le Sénégal avait perdu sa première finale aux tirs au but face au Cameroun après 120 minutes de jeu soldées sur un score vierge. Ce résultat constitue la meilleure performance sénégalaise dans la compétition continentale. Et depuis, plus rien. La sélection ne passe plus l’étape des quarts de finale. Comme souvent, plusieurs spécialistes s’accordent à dire que le Sénégal compte parmi les favoris de ce tournoi aux côtés de l’Égypte, du Maroc et du Nigeria. Cette année, de grands espoirs reposent notamment sur Sadio Mané (auteur de superbes performances avec Liverpool en Ligue des champions) ainsi que sur le joueur de Naples Kalidou Koulibaly, désigné meilleur défenseur central en Europe par l’Observatoire du football du Centre international d’études du sport (CIES). O.O. AFRIQUE MAGAZINE
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Tunisie : l’équipe imprévisible Souvent bien placés (participation à toutes les CAN depuis 1994), mais rareement couronnés (cinq quarts de finale perdus depuis leur sacre de 2004), les Aigles gles de Carthage, présents à la Coupe du monde en 2018, repartent en campagne avec l’objectif de décrocher, au minimum, une place dans le dernier carré. Aux turbulences de l’automne 2018, avec le limogeage du bouillonnant sélectionneur Faouzi Benzarti, a succédé la sérénité avec la nomination d’Alain Giresse. Le nouvel entraîneur, qui avait porté le Mali à la troisième place de la Coupe d’Afrique en 2012, doit encore gommer certaines lacunes : la fragilité de la sélection sur coup de pied arrêté, et la tendance de cette équipe à fléchir physiquement durant les compétitions internationales. Et, avec cette CAN nouvelle formule impliquant un tour supplémentaire après la phase de poules, il faudra tenir la distance… Pour autant, la Tunisie ne manque pas d’atouts. Contrairement au Maroc et à l’Algérie, elle bénéficie de joueurs formés ou aguerris dans le championnat local, et souvent au contact des joutes africaines en club. Trois espoirs issus de cette voie se sont imposés, et prétendront à un poste de titulaire en Égypte : le latéral Wajdi Kechrida (Étoile du Sahel), le polyvalent Ayman Ben Mohamed et l’ailier virevoltant Anice Badri (Espérance de Tunis). La Tunisie compte des joueurs capables de changer une rencontre en un éclair, comme le meneur de jeu Youssef Msakni (KAS Eupen, Belgique) et deux valeurs sûres du championnat de France, Wahbi Khazri (Saint-Étienne) et Naïm Sliti (Dijon). À condition de tenir la distance, les Aigles de Carthage sont bien outillés pour passer une poule abordable (Mali, Mauritanie, Angola) puis, pourquoi pas, jouer les trouble-fêtes. F.A. Les Aigles de Carthage en novembre 2018.
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POLITIQUE
Bénin
Coup
Élu en 2016 sur une promesse de rupture et de transformation, le chef d’État est passé en force aux législatives de mai pour mettre en place ses réformes. Un choc pour cette nation farouchement attachée à sa tradition démocratique.
de Talon ! par Emmanuelle Pontié
AFOLABI SOTUNDE/REUTERS
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epuis le 28 avril, date des législatives au Bénin, les yeux de la communauté internationale sont braqués sur ce pays longtemps appelé le « quartier latin de l’Afrique » pour le niveau intellectuel remarqué de ses citoyens et de ses élites, pionniers en matière de démocratie en Afrique de l’Ouest. Le président Patrice Talon, accusé d’avoir écarté les partis d’opposition d’une représentativité à l’Assemblée, a fait face à une violente levée de boucliers à Cotonou et dans les régions, notamment dans le septentrion, fief de l’ancien chef d’État Thomas Boni Yayi, les 1er et 2 mai. Durement réprimées le premier jour par la police et le second par l’armée, les manifestations ont donné lieu à quatre morts, selon Amnesty International. À la suite de l’intronisation des députés,
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appartenant dorénavant à deux partis qualifiés de « siamois » et acquis au Président, celui-ci s’est enfin adressé à la nation le 20 mai, après trois ou quatre reports. Dix minutes de discours chrono, dans lequel le chef de l’État a déclaré que l’Assemblée était aujourd’hui installée, coupant ainsi court aux multiples demandes d’annulation des élections. Il a aussi annoncé qu’il recevrait l’opposition, en signe d’apaisement, sans pour autant plus de détails sur le mode ni la date de la rencontre. Bref, Patrice Talon a résolument fait entrer le Bénin dans une nouvelle ère, appelée avec ironie « démocrature » par certains. Pour d’autres, il fallait en passer par là pour que le chef de l’État ait les mains libres et puisse mener à bien les profondes réformes qu’il souhaite pour la société béninoise depuis son investiture le 6 avril 2016, après une élection emportée sur le thème de la rupture. 39
POLITIQUE BÉNIN : COUP DE TALON !
Début 2016, le Bénin sortait de deux quinquennats présidés par Thomas Boni Yayi. Avec un taux de pauvreté de 40 % et un taux de croissance qui stagnait à 2,10 en 2015, le pays roi de l’informel et du petit commerce de détail, étouffé par son voisin géant, le Nigeria, affiche des perspectives moroses. Il se rend aux urnes avec une volonté de changement affichée. Au candidat policé Lionel Zinsou, qui se présente comme l’homme de la continuité de Boni Yayi, dont il est le Premier ministre sortant et qui est targué, accessoirement, d’être « soutenu par les Français », les électeurs préfèrent Patrice Talon à 65,39 % des suffrages. L’homme d’affaires qui a réussi dans le coton est, à 57 ans, la 1re fortune du Bénin et la 15e d’Afrique subsaharienne selon le classement 2015 du magazine Forbes Afrique. DES ALLURES DE ROMAN D’ESPIONNAGE Originaire d’Abomey par sa mère et de Ouidah par son père, le jeune Patrice est élevé dans la maison familiale de Porto-Novo. Après des études à Dakar et une tentative ratée pour devenir pilote de ligne, il se lance dans le commerce d’intrants agricoles au milieu des années 1980 et fonde la Société de distribution internationale (SDI). Puis, c’est l’ascension. En 2009, il devient le seul fournisseur d’intrants dans le pays, s’impose comme le magnat du coton et étend son emprise sur l’économie béninoise. Il se crée de solides amitiés dans le monde des affaires et des appuis en politique. En 2006, il soutient la candidature de Thomas Boni Yayi, alors président sortant de la Banque ouest-africaine de développement (BOAD), et reste un conseiller très influent lorsque ce dernier accède au pouvoir. Mais à partir de 2011, alors que le chef d’État est sur le point d’être élu pour son second mandat, les relations entre les deux hommes se brouillent. Le businessman a-t-il pris trop d’envergure ? Le Président 40
L’homme d’affaires qui a réussi dans le coton est la 1re fortune du pays et la 15e d’Afrique subsaharienne. a-t-il trouvé inacceptable qu’il s’oppose à son projet de modification de la Constitution pour s’ouvrir la voie à un troisième mandat ? Toujours est-il que Talon accumule les « affaires », et le gouvernement les audits dans ses sociétés. Visé par sept plaintes pour crimes économiques en avril 2012, Talon, craignant d’être arrêté, quitte le pays un mois plus tard. Et entame une période d’exil, qui prend des allures de roman d’espionnage, durant laquelle il sera soupçonné d’avoir essayé d’empoisonner le chef de l’État lors d’un séjour à Bruxelles ou d’avoir voulu attaquer l’avion présidentiel. À Paris, il roule en Jaguar et reçoit dans les palaces. Un train de vie bling-bling qui ne l’empêche pas de travailler à son destin politique, en multipliant les réunions discrètes avec de nombreuses personnalités du monde politique béninois. Avant de rentrer en octobre 2015. LE CANDIDAT IDOINE Le 20 mars 2016, les Béninois ont voté pour la rupture et les réformes. Talon est alors considéré comme le candidat idoine, qui incarne l’espoir. « Il connaît très bien le pays. Il n’a pas besoin d’argent et ne volera pas. Il est jeune, brillant. On croit en lui », déclare alors un jeune chauffeur de Cotonou. Et
Tensions dans le quartier de Thomas Boni Yayi, dont le domicile a été encerclé par la police durant le déroulement des élections.
en matière de changement, le nouveau chef d’État commence assez fort. Il lance en décembre 2016 le Programme d’action du gouvernement (PAG). S’ensuivent les premiers déguerpissements sans ménagement à Cotonou, qui font grincer des dents les pêcheurs côtiers installés anarchiquement le long de la lagune et les locataires d’échoppes de fortune un peu partout dans la capitale économique. Plusieurs réformes sont engagées. AFRIQUE MAGAZINE
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CHARLES PLACIDE TOSSOU
Au niveau de l’administration, des sociétés d’État sont supprimées ou restructurées, comme la Société nationale pour la promotion agricole (Sonapra), l’Agence nationale pour le développement des énergies renouvelables (Anader) ou l’Office national d’appui à la sécurité alimentaire (Onasa). Les recrutements dans la fonction publique sont gelés. La gestion de certains ministères ou structures étatiques est auditée. La AFRIQUE MAGAZINE
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lutte contre la corruption et les passedroits est lancée. Dans le domaine agricole, on développe les cultures rentables, comme l’ananas, l’anacarde, le karité. La campagne cotonnière 20162017 bat des records, avec plus de 453 000 tonnes. Côté social, le gouvernement lance l’Assurance pour le renforcement du capital humain (Arch), un projet de 313 milliards de francs CFA (477 millions d’euros) qui vise à sortir
les Béninois de la précarité, et financé à hauteur de 10 % par l’État. Les délestages cessent peu à peu, grâce à la remise en service de centrales électriques. L’avenue Steimetz, au centre de la capitale, est propre et éclairée, et ses commerces alignés. Le Bénin gagne quelques points dans le rapport 2017 de Transparency International, où il passe de la 95e à la 85e place. Pourtant, les effets de la nouvelle politique se font 41
POLITIQUE BÉNIN : COUP DE TALON !
Photo de famille des nouveaux députés, à Porto-Novo, le 16 mai.
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L’Assemblée est dorénavant constituée de deux partis qualifiés de « siamois » et acquis au président. sa Range Rover Autobiography. On le dit coléreux, s’emportant volontiers sur ses collaborateurs en public. « Il écoute ses conseillers, mais quand sa décision est prise, il n’écoute plus personne », confie un proche de la présidence. L’homme est ambitieux, exigeant. On lui prête un gros ego. Il aime arriver à ses fins. Et l’un de ses combats premiers, c’est d’imposer une réforme de la Constitution, en instaurant un mandat présidentiel unique, l’une de ses promesses de campagne. Malheureusement, le projet est retoqué au parlement en avril 2017. Selon un proche, Patrice Talon aurait très mal vécu ce rejet des députés et aurait ruminé sa « vengeance » jusqu’aux législatives de 2019… À voir.
LES COUDÉES FRANCHES Toujours est-il que la Charte des partis, votée en juillet 2018, et le nouveau Code électoral, adopté en septembre, qu’il a demandé à l’opposition de « relire » dans son discours du 20 mai dernier, ont entraîné une réduction du nombre des partis, multiplié par trois la participation financière pour se présenter et accru le nombre de pièces administratives à réunir en un temps record, dont un certificat de conformité et un quitus fiscal, pour constituer un dossier recevable par la Commission électorale nationale autonome (Cena). Résultat, les partis de l’opposition, comme l’USL (Union sociale libérale) de l’homme d’affaires exilé en France, Sébastien AFRIQUE MAGAZINE
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attendre. Et le secteur informel, à qui l’on demande de se formaliser avec une contribution aux impôts, même minime, souffre. Début 2017, à Cotonou, un an après l’arrivée au pouvoir du nouvel hôte du palais de la Marina, un petit commerçant s’indigne déjà : « L’argent ne circule plus comme avant. Et lui, on ne le voit jamais, il ne parle pas, il ne fait rien ! » Il faut dire que la crise nigériane, entraînée par la dévaluation du naira en juillet 2016, a fait des dommages collatéraux. Notamment auprès des exportateurs de véhicules d’occasion ou de produits frais. La « nationtransit », qui vit de la réexportation chez son voisin géant, souffre de la politique protectionniste du président Buhari. « Quand le Nigeria tousse, le Bénin s’enrhume », rappellent certains ministres pour justifier les retards des retombées économiques positives attendues de la politique de rupture. Patrice Talon, lui, avance. Il travaille, tard le soir, au Palais ou dans sa résidence du quartier Zongo-Nima. Il est assez discret, peu disert dans les médias, et on le voit peu en ville. Il conduit luimême ses voitures, comme sa Bentley ou
VERNIER/JBV NEWS - AKINTUNDE AKINLEYE/REUTERS
Adjavon, le FCBE (Forces cauris pour un Bénin émergent) de Boni Yayi, dont le domicile a été encerclé par la police durant le déroulement des législatives, ou encore la RB (Renaissance du Bénin) du clan Soglo, n’ont pu concourir. Avec une Assemblée aujourd’hui composée des formations Bloc républicain (BR) et Union progressiste (UP), appartenant toutes deux à la mouvance présidentielle, le chef de l’État a les coudées franches. Pour faire passer sa réforme constitutionnelle refusée en 2017 ?
Pour mener sa politique comme il l’entend ? À Cotonou, on s’inquiète d’un tel blanc-seing accordé au chef de l’État. On s’indigne aussi, en rappelant à qui veut l’entendre que le Bénin a été le premier pays en Afrique, et le premier au sud du Sahara, à lancer la célèbre conférence nationale souveraine pacifique en 1990, qui a pu instaurer la démocratie après près de trente ans de dictature militaro-marxiste sous Mathieu Kérékou. « Des policiers et des militaires dans la rue, des manifestations avec des morts, Internet coupé, la maison d’un opposant encerclée et une Assemblée unicolore… Ça s’appelle une dictature. Et chez nous, ça ne passera pas ! » analyse un jeune entrepreneur béninois. Fin mai, l’opposition dans son ensemble a refusé la « main tendue » de Talon lors de son discours du 20 mai. Celui-ci, en début de mois, avait envoyé une délégation emmenée par le ministre des Affaires étrangères, Aurélien Agbenonci, et le secrétaire général de la Présidence, Pascal Irénée Koupaki, dans plusieurs pays de la sous-région, de Brazzaville à Abuja, en passant par Abidjan et Ouagadougou. La visite au président burkinabè Roch Kaboré, le 9 mai, était en partie motivée par une autre actualité inquiétante, celle de la montée en flèche de la menace islamiste dans le
nord du Bénin, après l’enlèvement de deux touristes français dans le parc de la Pendjari et la mort de leur guide, dont le corps avait été retrouvé à la frontière avec le Burkina le 4 mai. La sécurité, un autre défi urgent pour Talon. Peu d’informations ont filtré après les différentes entrevues « diplomatiques », mais chacun suppose qu’il a ainsi souhaité consulter et informer sur l’actualité politique tendue de son pays. Car l’hôte du palais de la Marina le sait. Il va devoir, d’une manière ou d’une autre, dans les semaines à venir, vider un lourd contentieux avec l’opposition. Et avec le peuple, incrédule, qui semble toujours en attente de voir le pays changer en profondeur, mais pas à n’importe quel prix. ■
Les anciens chefs d’ d’État ’État Thomas Boni Yayi Yayyi (à gauche) et Nicéph Nicéphore hore Soglo (à droite), (à droite), désormais dans l’opposition.
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TUNISIE
ÉCHÉANCES
ZOUBEIR SOUISSI/REUTERS
Le scénario paraissait écrit d’avance. Les élections de l’automne 2019 devaient se jouer entre les ténors politiques, bien installés, issus de la révolution. Et voilà que le ras-le-bol général suscite des vocations bien décidées à bouleverser la donne.
LES TROU
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es choses semblaient plus ou moins écrites, agencées, organisées. Et voilà que les sondages viennent bouleverser le scénario prévu pour les élections législatives d’octobre 2019 et la présidentielle de novembre. Les deuxièmes de la Tunisie post-révolution. « C’est une tendance mondiale de rejet des partis avec la montée concomitante des antisystèmes qui se met en place », précise Hassen Zargouni, directeur général du cabinet Sigma Conseil, en faisant référence à Nabil Karoui, Kaïs Saïed et Abir Moussi, qui arrivent dans le trio de tête pour la présidentielle. À cela s’ajoute la montée en puissance de personnalités de la société civile, comme la talentueuse et ambitieuse Olfa Terras Rambourg, qui ne dit pas tout justement sur ses ambitions… Ces acteurs de la nouvelle vague, ces trouble-fêtes, ces candidats – Nabil Karoui a officiellement annoncé sa candidature le 27 mai –, ces profils atypiques ont des allures d’ovnis dans le ciel politique, mais ils sont dans l’air du temps. Ils symbolisent la méfiance exprimée par les Manifestation d’enseignants en face de l’hôtel de ville de Tunis, le 6 février dernier.
Tunisiens vis-à-vis d’une classe politique décevante installée depuis 2011. Ils dénoncent son inconséquence et son inefficience, auxquelles ils imputent la crise économique sévère qui détériore leur pouvoir d’achat, mais aussi l’effondrement des fondamentaux du pays. « On ne peut plus se soigner à l’hôpital public, et le système éducatif crée des chômeurs. Que fait l’État ? » s’interroge un commerçant qui estime que la Tunisie paye un lourd tribut à sa révolution. Le personnel politique issu de cette dernière est pris de court. Le parti Nidaa Tounes, qui avait remporté les élections de 2014, se disloque lamentablement pour une rivalité de leadership et pour ne pas avoir tenu ses promesses, en particulier sur ses relations avec les islamistes d’Ennahdha. Le président Béji Caïd Essebsi apparaît littéralement en fin de mandat. Son parti s’est perdu, d’autres ont été créés sans pour autant convaincre. Tahya Tounes, parti né pour soutenir l’action du chef du gouvernement, Youssef Chahed, est distancé dans les sondages, tandis que la cote du patron de l’exécutif chute vertigineusement. « Les circonstances ne lui ont pas été favorables », justifient ses sympathisants, mais il en faut plus pour convaincre les Tunisiens. « Pourquoi ferait-il mieux sur un prochain mandat, alors qu’il n’a rien fait pendant trois ans ? » rétorquent ses opposants. Ennahdha aussi est impacté par la crise, malgré ses subtils changements de cap. Celui qui se présentait comme le parti de Dieu en 2011 assure aujourd’hui avoir opéré un aggiornamento démocratique. Mais il a également été partie prenante, aussi bien dans les gouvernements qu’à l’Assemblée, et de ce fait
BLE-FETES par Frida Dahmani
ÉCHÉANCES TUNISIE : LES TROUBLE-FÊTES
a été jugé responsable des dérives. Et du bilan. La formation peut compter sur ses bases militantes, mais ses sympathisants se font plus rares, et elle n’est créditée par Elka Consulting que de 9,9 % de votes en mai 2019, contre 27 % en mars. Un nombre qui a fait l’effet d’un coup de tonnerre et provoqué la colère de l’establishment du parti. À quelques mois des scrutins, on sent la Tunisie prête à entrer dans la phase 2 de sa transition démocratique, à un mini big bang politique ! « Tous les jeux ne sont pas faits ; il faut s’attendre à plusieurs bouleversements avant la campagne électorale », avance le politologue Larbi Chouikha. Bouleversements qui pourraient venir du fait que l’on compte plus de 1,2 million de nouveaux électeurs inscrits sur les listes, et que
Nabil Karoui,
la plupart viennent d’avoir 18 ans. Ils ont grandi avec la révolution, entendu les espoirs de leurs parents et perçu leur désillusion. Cette nouvelle génération pourrait exprimer et sceller à travers les urnes le désir et la nécessité d’un nouveau changement. Bref, ceux qui croyaient que les échéances électorales de 2019 ne seraient qu’une bataille prévisible, une reproduction des scrutins précédents, doivent revoir leur grille de lecture. Les trouble-fêtes arrivent. Mais les leaders de la classe politique actuelle ne se laisseront pas renverser sans combattre. On évoque une loi qui permettrait d’exclure tel ou tel aspirant candidat. Le moindre écart sera comptabilisé par les Tunisiens, qui réclament un seuil minimum d’éthique politique et de redevabilité. ■
PDG de la chaîne Nessma, 55 ans
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ONS ABID
LE 27 MAI DERNIER, Nabil Karoui est sorti du bois pour confirmer sa candidature à la présidentielle, mais également aux législatives avec l’appui d’une formation dont il n’a pas encore dévoilé la composition. Avec 32 % d’intentions de vote exprimées spontanément par les Tunisiens, il aura beau jeu pour avancer ses pions, puisque celui qui promet d’éradiquer la pauvreté peut compter sur le soutien des démunis, auxquels il a tendu la main depuis trois ans avec l’association caritative Khalil Tounes, lancée en mémoire de son fils tragiquement disparu dans un accident de la circulation en 2016. L’épreuve a changé profondément l’homme, qui était perçu comme un provocateur et avait soulevé un tollé en diffusant le film d’animation Persepolis à la veille des élections de 2011. Le communicant hors pair – qui a donné un ton décomplexé à la publicité avec l’agence Karoui & Karoui fondée avec son frère Ghazi (véritable duo de choc) – fait depuis 2009 figure de trublion du paysage audiovisuel tunisien avec Nessma, première chaîne du pays. Certains de ses proches confient qu’il a toujours eu envie de politique, d’agir sur ce terrain, appliquant son intelligence marketing à la scène publique. Son ambition a pris corps dès 2011 avec son implication dans le parti Nidaa Tounes et sa large contribution pour porter le candidat Béji Caïd Essebsi à la présidence. Une période où Nabil Karoui, devenu figure centrale, opère en coulisse sans prendre en compte « l’opportunisme et les velléités des
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FREDERIC REGLAIN/DIVERGENCE
politiques ». La rupture avec Béji Caïd Essebsi sera profonde, douloureuse. Trop novateur, trop inattendu et avec une personnalité forte et déroutante, Karoui dérange en politique comme il a dérangé le monde des médias. Ses propositions ne trouvent pas d’écho, si bien qu’il se met en retrait et se consacre à Khalil Tounes. Ce qui lui sera reproché. On l’accuse d’user de Nessma, qui couvre par une quotidienne les actions de l’association, à des fins personnelles. N’empêche que Karoui vit un véritable électrochoc et sort de sa bulle au contact de la réalité de la situation des démunis et de la défaillance des services de l’État. « La Tunisie est un pays riche qui crée de la pauvreté », déplore-t-il à l’annonce de sa candidature et de son engagement anti-pauvreté. Perçu comme une menace par les formations politiques, ce père d’une jeune fille et de jumeaux de 1 an est aussitôt pris pour cible par ses détracteurs, qui le surnomment « Robin des Bois ». Karoui dérange autant qu’il divise. Très populaire dans les classes moyennes, les milieux populaires et les classes défavorisées, il doit aussi faire face aux nouvelles générations de quadras et quinquas entrés assez tardivement en politique et à la mouvance des cyberactivistes post-révolution. On lui reproche d’avoir des dossiers en justice, de ne pas être transparent dans ses affaires, d’avoir blanchi de l’argent, plus un petit côté berlusconien, lui qui est associé au producteur Tarak Ben Ammar… « Auquel cas, je devrais être en prison », riposte celui qui conçoit la gestion des affaires de l’État comme celle d’une entreprise. Presque comme par hasard, la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) fait appliquer le 25 avril 2019 une décision de fermeture de Nessma, en raison de non-conformité avec le cahier des charges de l’audiovisuel. Tandis que des partis soumettent à l’Assemblée un projet de loi « interdisant aux personnes dirigeant des associations de bienfaisance ou utilisant leurs médias à des fins propagandistes de se présenter aux élections ». On mesure le danger… Nabil Karoui se maintient en tête dans les sondages. Son atout majeur est d’avoir construit sa différence avec une démarche singulière : avant d’avancer des propositions, il a sillonné le pays et écouté la population. Des échanges qui ont en quelque sorte défini les lignes directrices de son projet et, surtout, établi une relation de proximité avec les Tunisiens. Quand il déclare : « Je suis votre frère, et je vous promets qu’on vaincra ensemble la pauvreté. Croyez en vous, ayez confiance ! Ensemble, nous allons y arriver ! », il est cru d’emblée. Pour autant, la partie n’est pas encore gagnée pour celui qui disait « viser la Lune pour atteindre les étoiles ». Il doit encore annoncer son programme et clarifier ses relations avec les autres partis, dont Ennahdha, le référent islamiste, mais également se préparer à d’éventuelles alliances. ■ F.D. AFRIQUE MAGAZINE
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Olfa Terras Rambourg, cofondatrice de l’association 3ich Tounsi, 44 ans
OLFA TERRAS RAMBOURG est là où on ne l’attend pas. D’un père bizertin et d’une mère corse, cette native de Menzel Bourguiba, dans le Nord, qui revendique avoir été formée par l’école publique, aurait pu se contenter d’évoluer dans le monde de la finance internationale et de vivre avec son mari, Guillaume Rambourg, entre Londres, Paris et Marrakech. Mais cette mère de cinq enfants, dont la politique n’était pas la préoccupation initiale, n’a jamais perdu de vue la Tunisie. En 2011, elle crée avec son époux la Fondation Rambourg, qui s’investit dans la culture, l’éducation et les arts, et prend le contre-pied de l’establishment. Elle s’investit 47
ÉCHÉANCES TUNISIE : LES TROUBLE-FÊTES
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de Marrakech, où Olfa réunit amis, donateurs, soutiens. « Nous avons suffisamment pour vivre, le reste est destiné à la bienfaisance », explique avec assurance à la télévision celle qui souligne avoir beaucoup travaillé pour réussir. Des changements de cap qui déconcertent les Tunisiens, qui peinent à croire que l’on puisse quitter la finance pour l’humanitaire. « Curieusement, dans un pays qui se veut musulman, donc sensible à l’aide de son prochain et à la générosité, la philanthropie paraît toujours douteuse », remarque le sociologue Abdessatar Sahbani. Courant juin, 3ich Tounsi décidera de l’orientation à donner à son collectif : en se convertissant en mouvement politique pour les législatives, il bénéficierait alors d’un socle électoral bien plus important que nombre de partis en vue. ■ F.D.
Abir Moussi, avocate et présidente du Parti destourien libre (PDL), 44 ans
« NOUS NE RECONNAISSONS ni la révolution du 14 janvier, ni la constitution. » Abir Moussi tient envers et contre tous des propos aussi clairs que tranchés. La présidente du Parti destourien libre (PDL), issu du Mouvement destourien – créé en 2013 par l’ancien Premier ministre Hamed Karoui –, a fait de la restauration de l’ancien régime un objectif. Son arme : pourfendre les islamistes auxquels elle attribue l’échec de la gouvernance des huit dernières années. Son slogan : « Tunisie libre, terrorisme dégage. » À 44 ans, l’avocate, non sans un certain courage, assume totalement ses positions ; elle avait été la seule en 2011 à se présenter à la barre pour plaider contre la dissolution du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), parti du président Ben Ali. Elle en était membre depuis 2001 et avait été nommée secrétaire générale adjointe chargée de la femme en 2010. Cette mère de deux filles qui ne mâche pas ses mots s’adresse aux nostalgiques et à ceux qui sont hostiles aux islamistes. Son discours trouve un tel écho qu’elle est, avec 6,3 % d’intentions de vote, dans le trio de tête pour Carthage, tandis que le PDL, qui avait émergé aux municipales de 2018, est assuré d’avoir des sièges à l’Assemblée. Une percée inattendue pour une femme dans cet environnement profondément conservateur. Les frères ennemis, le Front populaire et les islamistes, se rejoignent à son sujet. « Nous devons nous méfier des tendances fascistes, populistes et autoritaires », prévient Hamma Hammami, secrétaire général du Front populaire, tandis que Rached AFRIQUE MAGAZINE
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ONS ABID - MOHAMED HAMMI POUR JEUNE AFRIQUE
dans la lutte contre la pauvreté. Loin des mondanités, elle a l’audace de monter un centre culturel à Jbel Semmama, réputé pour être un fief des mouvements jihadistes, et offre au pays « L’Éveil d’une nation », une formidable exposition sur le réformisme tunisien, période du XIXe siècle majeure mais occultée de l’histoire. Une forme de mise en perspective qui réconcilie le peuple avec son passé. Avec ces actions, la diplômée en finance est au contact de populations exclues du développement, prend la mesure de leurs besoins et lance de nombreuses opérations caritatives. Mais Olfa Terras Rambourg sait que la solidarité ne résout pas les problèmes. Sa rencontre en 2016 avec Selim Ben Hassen, connu pour son engagement citoyen, change la donne. Tous deux se rejoignent sur l’utilisation du collectif pour réduire les fractures sociales et rétablir l’égalité des chances. Ils fondent en 2018 l’association 3ich Tounsi, qui entame une démarche de solidarité à l’écoute du peuple. « Les jeunes ont la sensation d’être dans un pays sans avenir ; plus d’un million de citoyens sont mis à l’écart du développement. Il ne s’agit pas de leur imposer quoi que ce soit, mais de retranscrire ce qui émane de leurs demandes », argumente-t-elle après la publication des résultats d’une consultation ayant touché 415 000 personnes. Dans ce Manifeste des Tunisiens, 12 recommandations traduisent leurs souhaits prioritaires en matière d’éthique politique, santé, éducation et transports. L’émergence de ce mouvement collectif et sa démarche prennent de court le monde politique, qui voit dans ce manifeste l’esquisse d’un programme. « C’est aux Tunisiens de décider de leur avenir. Notre initiative évoluera en fonction de leur retour sur les recommandations », précise-t-elle. Aussitôt, dans un déchaînement dans les médias et sur les réseaux sociaux, on lui prête des objectifs politiques et de viser la présidence. « Et quand bien même, c’est le droit de tout Tunisien », rétorque-t-elle. L’offensive touche également l’association 3ich Tounsi, avec une dénonciation des méthodes de consultation et une supposée manipulation des données personnelles des citoyens. Ces accusations sont aussitôt désamorcées, mais les allégations envers Olfa Terras Rambourg et son époux nourrissent les commentaires les plus virulents. Tout devient sujet à suspicion, surtout leur fortune et la manière dont ils en font usage. Certains taclent la binationale sur le soutien de son mari à Emmanuel Macron en 2017, alors candidat à la présidentielle française. Guillaume déchaîne les curiosités. Voilà un financier à succès qui décide de se mettre en retrait, en 2018, et de s’installer à Tunis, pour se recentrer sur sa famille et la fondation. Sans oublier le tennis tunisien, dont il est devenu l’un des principaux mécènes… On évoque aussi leur somptueuse maison dans la palmeraie
Ghannouchi, président d’Ennahdha, la réduit à une « preuve vivante des difficultés économiques de la Tunisie ». Devenue symbole d’une contre-révolution en marche, elle ose défendre ses idées, même à Sidi Bouzid, fief du soulèvement populaire de 2011, et n’hésite pas à prendre des postures de conquérante en paradant à cheval lors d’un meeting, comme Bourguiba en son temps. Malgré les nombreux sarcasmes, sa cote ne cesse de monter. La scène politique devra donc désormais compter avec celle qui appelle à une nouvelle constitution et au retour du prestige de l’État. ■ F.D.
Kaïs Saïed,
professeur d’université et vice-président de l’Association tunisienne de droit constitutionnel, 61 ans LE PLUS INATTENDU des candidats potentiels n’a pourtant jamais caché qu’il briguerait un jour le palais présidentiel de Carthage. Il l’avait annoncé en septembre 2018, mais sans que personne ne le prenne vraiment au sérieux. Résultat, sans avoir fait de vagues médiatiques, ce constitutionnaliste parmi les plus chevronnés en Tunisie se classe souvent deuxième en matière d’intentions de vote, avec 17 % dans le sondage publié par Elka Consulting le 18 mai dernier. Avec son phrasé saccadé, qui lui donne une intonation particulière, et sa maîtrise de l’arabe littéral, cet intransigeant est bien connu pour ses nombreuses interventions télévisées, dans lesquelles il adopte des positions tranchées et fustige à sa manière les blocages institutionnels du pays. Celui qui était parti en guerre contre « une constitution taillée sur mesure » et avait refusé de siéger au comité d’experts en charge de la loi fondamentale est toujours droit dans ses bottes. Il est en rupture, sans que l’on sache vraiment quel est son credo idéologique, la base de son programme. Sans parti ni moyens financiers, il a sillonné le pays et donné des conférences plébiscitées par des jeunes tentés de s’organiser en dehors des structures traditionnelles. Le juriste qui affirme que le temps des partis est révolu avait, dès 2013, suggéré plusieurs solutions pour redistribuer les richesses et réduire les inégalités régionales. Aujourd’hui, il prône d’aller du local vers le régional ainsi qu’une réorganisation politico-administrative totale de la pyramide du pouvoir. De quoi séduire les déçus de la révolution et les exclus du développement, dont il se fait le porte-voix. Kaïs Saïed, qui affiche son opposition à l’égalité successorale entre hommes et femmes (les dispositions du « Coran sont claires »), a été l’objet d’une campagne virulente, le taxant d’islamiste et dénonçant une proximité avec les salafistes du parti Hizb Ettahrir. Cela a été sans effet sur le postulant à Carthage, qui affirme : « Accéder à la magistrature suprême ne rend pas heureux, mais lorsque le devoir vous appelle, on ne peut qu’y répondre. » ■ F.D.
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INTERVIEW
Abd al Malik
«Être subversif aujourd’hui, c’est dire je t’aime » En lien avec l’exposition parisienne « Le Modèle noir » [voir p. 56], le rappeur, metteur en scène, essayiste et cinéaste publie un livre-album, Le Jeune Noir à l’épée, réflexion poétique sur l’identité dans un monde globalisé. 50
propos recueillis par Astrid Krivian
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Devant le tableau du musée d’Orsay qui a donné son nom à la nouvelle création de l’artiste.
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es livres ont bouleversé sa vie. Né à Paris en 1975 de parents congolais et après quatre années passées à Brazzaville, Régis Fayette-Mikano grandit à Strasbourg, dans la cité du Neuhof. À l’adolescence, la découverte d’auteurs comme Albert Camus, auquel il s’identifie, apprend à ce rappeur en herbe la puissance du verbe et le sort de la délinquance. À 16 ans, il se convertit à l’islam, se rebaptisant « Abd al Malik » – « Malik » signifiant « roi » en arabe, comme son prénom d’origine –, jusqu’à devenir un disciple du maître soufi Sidi Hamza, au Maroc, en 1999. Au fil de ses six albums (et quatre Victoires de AFRIQUE MAGAZINE I 3 9 3 – J U I N 2 0 1 9
la musique), il sublime en poésie sa révolte, son combat pour la tolérance. Son rap singulier, entre slam, jazz, chanson française, électro, et aux accents parfois latins ou africains, est à l’image de cet artiste aussi essayiste, cinéaste – son film, Qu’Allah bénisse la France (2014), est l’adaptation de son autobiographie éponyme –, ou encore metteur en scène… Le tableau de Pierre Puvis de Chavannes Le Jeune Noir à l’épée (1850), exposé dans « Le Modèle noir, de Géricault à Matisse » au musée d’Orsay, à Paris, lui a inspiré un livre-album. Un ouvrage dense, foisonnant, mêlant images, musique et poèmes, où se croisent les figures tutélaires d’Édouard Glissant ou de Charles Baudelaire.
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INTERVIEW ABD AL MALIK : « ÊTRE SUBVERSIF AUJOURD’HUI, C’EST DIRE JE T’AIME »
AM : Votre livre-album, Le Jeune Noir à l’épée, est inspiré du tableau du même nom de Pierre Puvis de Chavannes. En quoi cette œuvre vous a-t-elle bouleversé ? Abd al Malik : Il y a eu un effet miroir, comme si je m’y étais vu. J’ai ressenti un symbolisme fort : le personnage est assis sur une étoffe bleue, sa peau est noire, son espèce de bonnet phrygien est rouge. Bleu noir rouge, comme en contrepoint du bleu blanc rouge… Il a un corps de jeune homme mais un visage d’enfant, il tient une épée, symbole d’une lutte à la fois extérieure et intérieure. À l’arrière-plan, on ne le perçoit pas distinctement, mais on comprend que ça brûle. C’est le chaos autour de lui, néanmoins il garde une sérénité. Quand on m’a proposé de faire une création en lien avec l’exposition du musée d’Orsay, j’étais en train de réfléchir sur mon nouveau projet, un long poème sur l’identité. Puis j’ai vu ce tableau, et tout a pris sens ! J’ai alors eu envie de raconter l’histoire de ce jeune homme aujourd’hui. Cet ouvrage réunit des photos, un récit poétique, des poèmes de Baudelaire, des reproductions de tableaux, un disque… L’objet livre est très important, car je pense que les livres changent le monde. Ils ont bouleversé ma vie quand j’étais plus jeune. Donc je pense au petit Abd al Malik ou à une petite d’aujourd’hui, je voulais faire un ouvrage capable de les toucher, de donner du sens, ou en tout cas des débuts de réponses, à leurs questions sur l’identité, l’affirmation de soi, l’amour-propre. Il y a aussi une réflexion sur la notion d’interdisciplinarité et sur la forme du livre, qui est plus qu’un objet : il dialogue avec la musique, la photo, les peintures et un spectacle vivant créé avec le chorégraphe burkinabé Salia Sanou. Selon vous, pourquoi cette exposition d’œuvres représentant des modèles noirs, souvent oubliés de l’histoire de l’art, est-elle importante aujourd’hui ? Les oubliés de l’art, ça signifie aussi les oubliés tout court… Que ces modèles représentés soient domestiques ou combattants, il s’en émane toujours de la dignité. Il y a aussi cette ambition de l’universel : on part et on parle de sa singularité propre, mais finalement on parle de tous et à tous. Pour citer Aimé Césaire, « Noir comme département de l’humanité ». C’est le rôle de l’art et des artistes. Tous les humains, peu importe leur couleur de peau, sont capables de symboliser, de représenter l’universel. Surtout aujourd’hui, à l’heure où l’on déshumanise l’autre, le Noir pour être précis, et où certains pensent que le repli identitaire peut être une solution. Cette exposition s’appelle « Le Modèle noir, de Géricault à Matisse » car il y a le modèle, celui qu’on peint, mais aussi la figure exemplaire. Et puis, c’est aussi une manière de marquer la présence historique des Noirs en France et en Europe, de rappeler qu’elle n’a pas commencé avec la problématique migratoire d’aujourd’hui. Les Noirs font partie de la communauté française et européenne depuis longtemps. C’est important de le dire haut et fort, pour que la jeune génération sache qu’elle est totalement légitime 52
dans ce pays et sur ce continent. Et quand je raconte l’histoire de ce jeune noir à l’épée de nos jours, c’est aussi, en creux, une question d’actualité sur les notions de justice et d’égalité. Si Adama Traoré [jeune homme décédé après une interpellation policière en 2016, ndlr] avait été blanc, non issu d’un quartier populaire, peut-être qu’il serait encore vivant… « On rêve de musée mais pas d’être muséifié », rappez-vous dans la chanson éponyme de l’album… Tout est dit ! Mon idée est de réfléchir tous ensemble : comment faire peuple ? Une réflexion fondamentale à l’heure de la mondialisation. Et parler d’une figure comme celle d’Édouard Glissant n’est pas un hasard : le pendant positif de la mondialisation, c’est la mondialité. Ou comment, de ces choses très dures surgissent la beauté, l’ouverture, le dialogue, la rencontre des cultures, etc. De ce mouvement négatif de la mondialisation, lequel pour Glissant a commencé avec l’esclavagisme, naît de manière inattendue la mondialité. C’est ce qui fait qu’avec mes racines congolaises et africaines fortes, je me sens 100 % alsacien, français, européen, sans problème ni schizophrénie. La chanson « La Vida Negra » parle de ces Africains qui tentent d’émigrer en Europe, situation que vous avez déjà évoquée en 2006 dans « Gibraltar ». Comment jugez-vous la gestion, l’accueil des exilés par les autorités européennes ? La France et une grande partie de l’Europe gèrent très mal cette situation, c’est catastrophique. Parler de cette problématique que j’ai déjà abordée il y a treize ans, c’était aussi pour faire un constat : les choses ont-elles évolué ? Elles se sont aggravées, en fait. Je rappelle l’idée première de la France et de l’Europe : l’esprit d’ouverture. Alors que là, on fabrique l’Europe des barbelés, on érige des murs, on vote des lois liberticides, on démantèle les camps de Calais, de Paris… C’est horrible. Est-ce ainsi que l’on va avancer positivement et être à la hauteur de nos valeurs d’origine ? En 2016, vous avez consacré un livre à Albert Camus, Camus, l’art de la révolte (Fayard). Vous avez découvert cet auteur à l’adolescence. Quel rôle a-t-il joué dans votre vie ? C’est à travers les livres, mais aussi de manière presque organique, que j’ai rencontré les auteurs qui forment ma « bande de potes » : j’ai vraiment l’impression d’avoir échangé, dialogué avec eux. Et l’une des figures marquantes, majeures dans ma conception des choses et du monde, avec Édouard Glissant, c’est Albert Camus. J’avais, et j’ai toujours le sentiment que l’on a beaucoup de points communs : comme moi, il a été élevé par une mère seule, il a grandi dans un contexte qui s’apparente au quartier d’une cité, un enseignant lui a tendu la main, la culture, le savoir et l’éducation lui ont fait transcender sa condition sociale, la philosophie est très importante pour AFRIQUE MAGAZINE
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AMANDA ROUGIER
« Le rôle de l’intellectuel, c’est non seulement de décrypter l’époque, mais aussi de nous aider à y vivre et à y évoluer positivement. »
INTERVIEW ABD AL MALIK : « ÊTRE SUBVERSIF AUJOURD’HUI, C’EST DIRE JE T’AIME »
lui… L’œuvre de Camus nous parle aujourd’hui, elle nous donne des clefs sur notre temps. Car le rôle de l’intellectuel, c’est non seulement de décrypter l’époque, mais aussi de nous aider à y vivre et à y évoluer positivement. Sa réflexion dit en substance que même si le monde est chaotique, absurde, on doit tout de même exercer au mieux notre métier d’être humain. On doit rester dans une démarche positive, construire et avancer tous ensemble. Et puis, on retrouve cette interdisciplinarité qui m’est chère : Camus était à la fois essayiste, romancier, philosophe, journaliste, homme de théâtre… En octobre, vous adapterez sa pièce Les Justes, au Théâtre du Châtelet, à Paris, l’histoire de socialistes révolutionnaires à Moscou en 1905 qui projettent d’assassiner le grand-duc Serge, symbole du despotisme. Pourquoi cette œuvre ? Le théâtre, c’est là où tout s’origine. C’est la métaphore, l’allégorie de la démocratie, où les gens se mettent ensemble, débattent, produisent quelque chose, qui sera un bien pour eux, mais aussi pour tous. Les Justes, ce sont des anarchistes, un groupe de gens qui luttent pour un idéal en Russie. Finalement, on assiste à la perversion de cet idéal. Et cet endroit isolé dans une culture particulière va impacter le monde entier. Notamment les peuples du Sud, qui vont adopter cette démarche philosophique, intellectuelle, politique, et vont vivre les mêmes travers que lors de la prise de pouvoir par les bolcheviques en Russie. En plus des acteurs professionnels, j’ai créé une troupe avec des jeunes de SeineSaint-Denis et établi un échange avec des étudiants de Sciences Po. Pour, là encore, travailler à faire peuple. En tant qu’artiste ambassadeur au Théâtre de la Ville, à Paris, vous souhaitez faire venir un public peu habitué à ce genre de lieux institutionnels. Ces lieux appartiennent à tous, et non pas juste à une élite, ils font partie de la République. Toute la communauté nationale doit pouvoir y accéder et en profiter. Le Théâtre de la Ville, celui du Châtelet, le musée d’Orsay… L’idée est de faire venir des gens qui ne fréquentent pas ces endroits, et qu’ils se les approprient. Ce sont des sortes d’agora, des lieux démocratiques où l’on échange, débat, crée. Je viens d’une cité, et je pense souvent aux jeunes d’aujourd’hui. Pour devenir plus tôt qui je suis, j’aurais pu prendre des raccourcis. Donc j’essaie d’être un facilitateur pour eux. Et en toute humilité, un casseur de ghettos. Tous les acteurs de cette pièce sont noirs, ce qui est très rare sur les scènes de théâtre en France, et vous avez dû rappeler cette légitimité… Avoir vécu pendant tant d’années l’esclavagisme, le colonialisme, le néocolonialisme et les complications que l’on connaît
aujourd’hui laisse forcément des traumatismes, de part et d’autre. Ici, il ne s’agit pas de racisme, ce sont des réflexes. Quand j’assiste à un ballet à l’opéra Garnier, il y a en majorité des danseurs blancs sur scène, mais cela ne m’empêche pas d’être ému, de pleurer. Alors, pourquoi l’inverse ne serait pas possible ? Ça ne pose de souci à personne que des Blancs représentent l’universel, mais si ce sont des Noirs, on tique. Or, quand l’on met les deux en parallèle, on réalise le ridicule de la situation, et ces gens intelligents à qui j’ai parlé de ce choix sont donc revenus à la raison. Car n’avoir que des Noirs sur scène, ou que des femmes, qu’importe, représente de façon tout à fait légitime l’universel. Aucun être humain n’est étranger à l’humaine condition. En tant qu’artiste, il y a des évidences que l’on doit rappeler. L’art est un miroir d’humanité, il nous met face à nos propres contradictions, à nos erreurs, nos errances aussi. Adolescent, vous vous êtes converti à l’islam. Pouvez-vous nous présenter le soufisme, voie spirituelle de cette religion ? On ne peut pas séparer l’islam du soufisme. C’est le cœur de l’islam, partant du principe qu’il y a la religion et la spiritualité, comme le corps et l’esprit. Il y a encore beaucoup d’amalgames aujourd’hui, parce que des gens prônent l’islam politique, ce qui est une hérésie totale. La religion est toujours une expérience d’amour. L’islam, comme le judaïsme, le christianisme, n’est pas une idéologie au sens politique. C’est une quête : comment cheminer en tant qu’être, comment l’esprit va nourrir le corps… J’ai été le disciple de Sidi Hamza [guide spirituel marocain de la confrérie soufie Qadirriyya Boutchichiyya décédé en 2017, ndlr]. Il m’a tout appris. Je suis l’homme que je suis grâce à lui. Maintenant, je suis l’enseignement de son fils, Sidi Jamal Eddine. Je me rends très souvent à Madagh [siège de la confrérie, ndlr], dans la province de Berkane. La méditation, la rupture par rapport au mouvement constant, c’est important pour nous autres, artistes parisiens. Dès que je le peux, j’y vais pour ne pas oublier que l’essentiel est là, dans le cœur, dans la possibilité de se ressourcer, et de rester un être ouvert, aimant, réceptif, respectueux. Votre mère, qui a élevé seule six enfants, est votre héroïne, dites-vous, à la fois votre père et votre mère… Ma mère est une sage. Elle nous disait tellement de choses, que j’ai comprises en grandissant. Je le dis sans flagornerie : les femmes sont plus fortes que les hommes. C’est sans doute cette part féminine en moi, transmise par ma mère, mes tantes, qui fait l’homme que je suis. C’est une chance. Et fondamental dans nos sociétés, ce monde masculin, de remettre au centre
« J’essaie d’être un facilitateur pour les jeunes. Et un casseur de ghettos. »
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gens de toutes origines, de langues et milieux socioculturels les personnes de la périphérie : les habitants des banlieues, différents, de toutes couleurs se rencontrent, et il ne faut pas les Noirs, les femmes, les gens du voyage… C’est l’enjeu du en avoir peur, il faut l’embrasser. XXIe siècle. Une certaine vision du monde, portée par l’homme Que répondez-vous à ceux qui jugent en général, blanc en particulier, est dépassée. Il faut changer votre discours consensuel ? de paradigmes, s’approprier autrement le monde, le voir difféÊtre consensuel, c’est être subversif aujourd’hui. La caparemment, se construire par d’autres regards. cité à faire du lien, à faire se rencontrer des gens, à être dans Elle vous disait qu’il faut aimer la France si vous voulez une réflexion du juste milieu… C’est pour moi éminemment qu’elle vous aime en retour. Vous êtes profondément patriote, subversif, quand l’on voit que la violence, la bêtise, l’ignorance malgré les manquements du pays à certaines de ses valeurs ? sont presque devenues des lieux communs. Dans un monde La France n’est pas une idée évanescente. Elle est incarnée où l’on nous propose chaos, désunion, rapports de force et de par des êtres différents. Les valeurs universelles d’ouverture, domination, être subversif réside dans notre capacité à dire si elles font partie de la France, moi je veux les incarner. Ma sincèrement « je t’aime ». mère me disait, en gros : « Si tu veux que la vie t’aime, tu dois Comment lutter contre ce l’aimer. » Si on ne l’aime pas, on ne s’aime pas, et on ne peut système actuel qui réduit l’humain pas construire. La France m’a donné un cadre pour pouvoir à sa fonction économique ? aimer la vie : une éducation, un rapport au monde, etc. Donc « Empathie » est un mot que je n’entends la vraie France est à venir, elle n’est pas encore là. Elle sera pas assez souvent. On a constaté que le faite de nous tous, et on va faire en sorte qu’elle soit à la hautout économique ne marche pas. Pourquoi teur d’elle-même. Je ne dis donc continuer ? On doit mettre de l’humanité jamais « malgré », puisque c’est dans nos actes et attitudes. Et les premiers en devenir. Il faut certes garder ◗ Le Jeune Noir à l’épée, à devoir le faire sont les quelques-uns le positif du patrimoine commun, volume 1, nouvel album qui collectif. Mon mantra de vie, c’est q possèdent toutes les ressources et les inclus, 2019 (coédition Présence Africaine, richesses. C’est inadmissible, aberrant. préserver le patrimoine et cultiver r Flammarion, Musées Remettons l’humain au centre. C’est le la modernité. Celle de Glissant : ce R d’Orsay et de l’Orangerie) propos de tous les artistes. Il va se passer qui n’était pas prévu, qui est là, et p ◗ Camus, l’art de la révolte, encore beaucoup de drames, de choses qui est beau. e 2016 (Fayard) difficiles, mais on s’en sortira, j’y crois. Dans Le Jeune Noir d ◗ Qu’Allah bénisse Tant qu’il y a l’humain, il y a l’espoir, à l’épée, vous écrivez : T la France, film réalisé en 2014 mais c’est un combat. Il ne faut pas « […] s’entrechoquaient dans ◗ L’Islam au secours attendre que ces gens-là changent ma poitrine l’Afrique, l’Europe de la République, le monde, on doit le changer nouset l’Amérique, l’animisme, 2013 (Flammarion) mêmes. Et de belles choses positives le catholicisme et l’islam, la rue, se passent dans la lutte pour le clile savoir, le hip-hop et l’argent. » mat, la solidarité avec les réfugiés… Mes racines sont profondément congolaises, La crise financière n’est qu’un africaines. Mais mes fruits poussent sur mes symptôme d’une chose beaucoup branches, pas sur mes racines. Je suis français et plus profonde, plus grave. C’est une européen. Tout cela peut sembler contradictoire, crise de modèles, l’absence de spiritualité – je ne dis pas mais cohabite en moi parfaitement, de manière c religion. La culture et l’éducation sauveront l’humanité. logique et cohérente. C’est ce qui me constitue, r Vous dites que l’on a besoin d’icônes et ça me nourrit. Édouard Glissant observe que V à la fois pop et intellos… ce n’est pas parce que l’on se mélange que l’on se Oui, il faut être dans la démarche traditionnelle des intelperd, que l’on se dénature, au contraire. J’en suis l’exemple. Il lectuels d’avant, réfléchir sur la philosophie de Noam Chomsky a pu le constater et y réfléchir, car il vient d’une île, la Martiou de Régis Debray et, en même temps, parler des textes de nique : la créolisation – et non pas la créolité – est un procesKendrick Lamar… On doit rendre l’intelligence « sexy ». Si l’on sus qui se passait exclusivement dans les îles, et qui, avec les veut que la jeunesse évolue positivement, il faut leur donner mouvements migratoires, s’opère désormais partout. [Selon des référents et des modèles qui soient cool. Et faire appel au Glissant, la créolisation est un mouvement libérateur, et l’éclamarketing. On markète bien des bêtises ! On peut aussi martement des cultures n’est pas leur éparpillement ou leur dilution, keter l’intelligence. ■ ndlr.] Nous sommes tous créoles d’une certaine manière. Des
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«LE MODÈLE C’étaient des femmes et des hommes de « couleur ». Elles et ils posèrent pour des œuvres majeures et sont néanmoins les grands absents du récit. L’exposition « Le Modèle noir, de Géricault à Matisse », au musée d’Orsay, à Paris, retrace cette épopée. par Pap Ndiaye (propos recueillis par Astrid Krivian) 56
Historien et cofondateur du CAPDIV (Cercle d’Action pour la Promotion de la diversité), Pap Ndiaye est professeur en histoire nord-américaine à l’Institut d’études politiques de Paris. Il est notamment l’auteur des Noirs américains : En marche pour l’égalité (Gallimard, 2009). C’est le pionnier en France de ce que l’on appelle outreAtlantique les « black studies » (l’étude de la question noire et des discriminations raciales), avec son ouvrage La Condition noire : Essai sur une minorité française (Calmann-Lévy, 2008), dont sa sœur, l’écrivaine Marie Ndiaye, a écrit la préface. Il fait partie du comité scientifique de l’exposition du musée d’Orsay. AFRIQUE MAGAZINE
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SOPHIE CRÉPY BOEGLY
PERSONNAGES MYSTERIEUX DE L’HISTOIRE DE L’ART
NOIR» Une exposition novatrice
Rien n’avait jamais été présenté sur le monde noir dans la peinture française. Des expositions similaires ont eu lieu dans d’autres pays : aux États-Unis en 1964, en Grande-Bretagne (à Manchester), en 2005, ou encore aux PaysBas (à Amsterdam), dernièrement. La France a donc du retard, mais elle se rattrape bien : « Le modèle noir » se tient au musée d’Orsay, à Paris, central et institutionnel. De plus, cette exposition très visitée attire un public beaucoup plus diversifié, une population qui ne fréquente pas forcément ce type d’établissements culturels. C’est très positif.
SOPHIE CRÉPY BOEGLY - DR
Valoriser les modèles Les œuvres choisies présentent une image valorisante des figures noires, contrairement aux expositions que l’on a pu voir ces dernières années, ayant pour thèmes les caricatures, les publicités racistes de la fin du XIXe siècle, les dessins grossiers sur les « sauvages » du Dahomey ou les zoos humains. Ici, c’est la dignité du modèle qui ressort, peint avec subtilité, nuances, et non pas résumée à un phénotype. Le retentissement de cette exposition est donc important au sein de la population. Les enfants, y compris les enfants noirs, apprennent ainsi que la peinture française s’est intéressée aux non-Blancs, à des personnages qui apparaissent avec force et dignité. AFRIQUE MAGAZINE
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Le contraste est très marqué entre des tableaux de maîtres et une imagerie populaire. Le tirailleur Banania, présent sur la table des enfants de France pendant un siècle, a eu plus d’impact que le tableau de Félix Vallotton, Soldats sénégalais au camp de Mailly, peint en 1917. Raison de plus pour le montrer ! Ces artistes font poser des modèles en chair et en os, tandis que les caricaturistes dessinent des gens qu’ils n’ont jamais vus et présentent une Afrique fantasmée, imaginaire. Pour citer le philosophe Alain LeRoy Locke : « L’art doit découvrir et révéler la beauté que les préjugés et la caricature ont dissimulée. » L’art peut contribuer à une libération, et valorise plutôt l’humanité, les personnes. Il peut donc donner de la force, un sentiment de fierté, d’empowerment, comme disent les Américains, à ceux qui regardent une toile.
Rendre visibles
La représentation des personnages à la peau noire est une question en soi. Ces sujets sont depuis longtemps très présents dans l’art occidental, mais encore faut-il s’y intéresser. Quand l’on constate qu’il y a plus de travaux sur le chat du tableau Olympia d’Édouard Manet que sur Laure, le modèle noir, il faut alors mettre un coup de projecteur sur elle ! Et il y a encore beaucoup de marges pour combler cette absence. Au-delà de l’art lui-même, il est donc très important de mettre en lumière des populations, d’habitude présentes mais que l’on ne voit pas, ou bien perçues de manière péjorative. L’exposition a une dimension politique, au sens civique du terme. 57
EXPO «LE MODÈLE NOIR», PERSONNAGES MYSTÉRIEUX DE L’HISTOIRE DE L’ART
Un témoignage sur une présence noire historique
Des tableaux rebaptisés Nous avons renommé de nombreux tableaux, en indiquant toutefois le titre d’origine dans les cartels. En effet, le vocabulaire de l’époque, comme « nègre » ou « négresse », est bien trop insultant pour être utilisé. Le musée du Louvre avait déjà renommé il y a plus de quinze ans le portrait de Madeleine par Marie Guillemine Benoist, choisissant Portrait d’une femme noire. Il s’agissait pour nous d’aller encore plus loin en redonnant autant que possible un nom aux modèles qui n’en avaient plus. Nous nous sommes interrogés : fallait-il aussi supprimer le vocable « noir » ? Non, car ce mot a fait l’objet d’une valorisation littéraire, artistique. Qu’est-ce que la négritude, sinon une manière de transformer en sujet de fierté ce dont l’on voulait faire honte ? On l’a donc conservé lorsqu’il nous semblait utile.
Le Portrait de Madeleine par Marie-Guillemine Benoist Originaire de Guadeloupe, Madeleine était une esclave affranchie, peinte par Marie-Guillemine Benoist en 1800. Libérée en 1794 avec la première abolition, elle est peut-être redevenue esclave en 1802, lorsque Napoléon Bonaparte a rétabli l’esclavage [il fut définitivement aboli en 1848, ndlr]. Il y a du 58
Le Portrait de Madeleine ou Portrait d’une femme noire, par Marie-Guillemine Benoist, 1800. Madeleine était une esclave affranchie. bleu, du blanc et du rouge sur ses vêtements, comme pour signaler ce moment d’affranchissement. Fixant le spectateur droit dans les yeux, elle a fière allure, sa pose est noble, majestueuse. De facture classique, le tableau rappelle La Fornarina de Raphaël. Il y a d’infinies nuances de peau, des tons dégradés entre la poitrine et le visage, contrairement aux époques antérieures, par exemple à la Renaissance, où un Noir était peint de la même couleur avec de grands aplats. Cela témoigne donc d’un regard curieux, empathique, nouveau, à l’opposé du stéréotype, et d’une vraie relation humaine. L’historienne Anne Lafont suppose qu’il y avait des échanges entre la peintre et Madeleine. On pourrait presque dire qu’il y a eu coproduction de l’œuvre, la jeune femme donnant son avis sur la pose.
Le célèbre Joseph Joseph est l’un des modèles les plus connus de l’époque, travaillant pour de nombreux peintres. Il serait né en 1793 à Saint-Domingue puis, arrivé en France, il aurait rejoint une troupe d’acrobates. De carrure très imposante, il se fait remarquer par Théodore Géricault et pose pour lui. Dans les années 1830, il est l’un des rares modèles officiels de l’École des beaux-arts : élu par les professeurs, il devient salarié, non plus payé à la simple pose. Il travaille aussi pour Théodore Chassériau, à la demande de Jean-Auguste-Dominique Ingres, lequel AFRIQUE MAGAZINE
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PHOTO RMN/GÉRARD BLOT
La dimension historique d’une telle présentation est beaucoup plus importante que ce que peut montrer n’importe quelle exposition et dépasse les simples enjeux de l’histoire de l’art. Elle fait référence à l’esclavage, aux abolitions, à la colonisation, aux tirailleurs africains de la Première Guerre mondiale… Elle montre que la présence noire s’inscrit dans une histoire très ancienne en France, bien antérieure à la Révolution française, et qu’elle n’est pas seulement liée aux migrations des années 1960. On trouve des centaines de tableaux français représentant des Noirs au XVIIIe siècle. C’est aussi une manière de sortir de l’exotisme : au début du XIXe siècle, cette présence noire est banale en France, en tout cas à Paris et dans les grandes agglomérations. C’est une caractéristique de la société française. À cette époque, ils viennent massivement des Caraïbes : Guadeloupe, Martinique ou encore Haïti [nommé Saint-Domingue jusqu’à son indépendance en 1804, ndlr]. Pour des raisons techniques, le portrait de Jean-Baptiste Belley par Anne-Louis Girodet de Roucy-Trioson (1798) n’a pu être exposé. Cet homme a une histoire extraordinaire : né à Gorée, au Sénégal, il fut déporté durant son enfance comme esclave à Saint-Domingue, avant de gagner sa liberté et de se faire élire député. Il s’est rendu au Parlement en 1794 afin de réclamer l’abolition de l’esclavage.
Olympia, par Édouard Manet, 1863. Le chat de cette œuvre a été plus étudié que la servante, dont le modèle était Laure. dirige alors l’Académie de France à Rome. Un tableau de 1860 le montrant en vieil homme, on sait donc qu’il a posé jusqu’à la fin de sa vie. Il a été le modèle de Géricault pour son personnage en haut du Radeau de La Méduse (1818-1819), lequel symbolise la force, la liberté, le fait de sauver sa vie, alors que ses compagnons d’infortune meurent. Même si ce tableau n’est pas ouvertement militant, il s’inscrit dans la même veine abolitionniste. L’œuvre la plus affirmée du genre est Le Châtiment des quatre piquets dans les colonies de Marcel Verdier, en 1843 : elle montre l’horreur de l’esclavage et fut refusée au Salon du Louvre car justement jugée trop violente, trop abolitionniste.
PATRICE SCHMIDT/MUSÉE D’ORSAY DISTRIBUTION RMN
Laure, ou l’autre femme du tableau Olympia d’Édouard Manet Sur cette toile de 1863, la femme noire à côté d’Olympia, Laure, est une figure exemplaire : elle est bien là, mais personne ne l’avait jamais vraiment étudiée ni remarquée. Cette œuvre est la plus connue du musée d’Orsay, ce n’est donc pas une trouvaille, mais il s’agit ici de la regarder autrement. D’après les carnets de Manet, Laure demeurait rue de Vintimille, près de Pigalle, dans le 9e arrondissement de Paris, et y louait pour 200 francs l’équivalent d’une chambre de bonne. Même si la distinction entre le Paris populaire et le Paris bourgeois était moins nette qu’aujourd’hui, il y avait néanmoins, dans les quartiers aisés, une population modeste qui vivait dans de petits logements. La domesticité, alors très importante, imposait que les employés soient à la disposition immédiate de leurs maîtres. À noter que la plupart des modèles AFRIQUE MAGAZINE
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de cette période n’étaient pas professionnels, sauf exception. Cela dessine les contours d’un Paris noir très féminin, de femmes allant d’un petit métier à un autre pour joindre les deux bouts. Peut-être Laure était-elle nourrice ? Comme l’on pourrait le deviner dans un tableau de Jacques-Eugène Feyen, Le Baiser enfantin (1865), dans lequel on la retrouve. L’œuvre de Manet provoqua un scandale : c’est en effet une scène de maison close, avec au centre Olympia, prostituée à la pose lascive et provocante. Laure apporte un bouquet de fleurs, peut-être offert par un client. La prostitution jouait un rôle important à cette époque. Ces maisons proposaient d’ailleurs une large diversité de femmes à sa clientèle : « la belle Orientale », « la belle Juive », « la Noire exotique »…
Les artistes du spectacle populaire Au XIXe siècle, on trouve beaucoup d’artistes noirs dans le monde du spectacle populaire : la grande chanteuse cubaine Maria Martinez, le clown Rafael Padilla surnommé Chocolat, le comédien Ira Aldridge ou encore Mademoiselle La La. Peinte par Edgar Degas en 1879, cette artiste de cirque avait une mâchoire d’une telle solidité qu’elle se hissait sur une corde vers le haut du chapiteau avec ses dents. Comme ce tableau en témoigne, l’exotisme est alors moins marqué que dans l’imagerie populaire. Certains jouent toutefois sur ce terrain facile. Avoir une personne noire dans son cirque ajoutait un élément original. Cela fait partie du monde colonial, en contrepoint des grandes expositions universelles et des spectacles de zoos humains qui sont présentés à partir des années 1870 à Paris. 59
EXPO «LE MODÈLE NOIR», PERSONNAGES MYSTÉRIEUX DE L’HISTOIRE DE L’ART
La Charmeuse de serpents, par Henri Rousseau, 1907.
Les débuts du xxe siècle et la Grande Guerre
Les années 1920, le jazz et Joséphine Baker
La Charmeuse de serpents, du Douanier Rousseau, en 1907, s’inscrit dans une veine plutôt « exotisante », où les personnages sont présentés dans des décors renvoyant à un monde colonial, qu’il soit africain ou antillais. Par ailleurs, lors de la Première Guerre mondiale, l’intervention des soldats africains constitue un tournant majeur dans la société française, sur lequel on n’insistera jamais assez, mais nous avons hélas très peu de représentations témoignant de cette période. Soldats sénégalais au camp de Mailly, de Félix Vallotton (1917), est le seul tableau sur le sujet. Comme beaucoup de peintres de l’époque, Vallotton avait été dépêché par l’armée pour faire une tournée du front et en rapporter des toiles patriotiques – c’est en tout cas ce qu’espérait le ministère de la Guerre. Plutôt que de montrer les hommes au combat, il choisit de les peindre au repos. On ne voit pas leur visage, c’est un tableau un peu songeur, pensif.
La France se passionne pour le jazz, qui déferle à partir de 1918, avec un orchestre de soldats noirs américains. Cette musique populaire n’était pas réservée, comme certains le pensent, à un petit milieu parisien bourgeois. Il y a eu beaucoup d’artistes noirs américains dans la danse, la musique, le musichall. La plus célèbre étant Joséphine Baker, arrivée en 1925 et qui devint la plus grande vedette de l’époque. Elle perpétua l’exotisme en jouant ce que l’on appelle alors « la belle Antillaise », la fille des îles. Des militantes noires et les intellectuelles martiniquaises Paulette et Jeanne Nardal fustigèrent d’ailleurs ces « princesses exotiques », qui amusaient la galerie en entretenant les stéréotypes. Mais Baker ne se réduisait pas à ça, et nous avons choisi d’exposer des dessins, des photos qui en témoignent. Pendant ses spectacles, elle gonflait ses joues, louchait, se livrait à des mimiques invraisemblables : elle se fichait littéralement du
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PHOTO RMN/HERVÉ LEWANDOWSKI
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Joséphine Baker se jouait des codes et a fortement contribué à l’émancipation des femmes noires.
PARIS, BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE - RICH SANDERS, DES MOINES, IA/SUCCESSION H. MATISSE
Dame à la robe blanche (femme en blanc), par Henri Matisse, 1946. Y apparaît Elvire Van Hyfte, qui posait souvent pour le peintre. monde ! Elle reprenait les clichés les plus éculés et les renvoyait à la tête du public. Ce n’est pas à prendre au pied de la lettre, il y a un double degré – que l’on peut certes juger hypocrite. Mais elle jouait sur tous les tableaux, car elle avait besoin de vivre. Toutefois, avec sa vie de femme libre, elle a fortement contribué à l’émancipation des femmes noires. Cette grande star, au style de vie extravagant, ne cachait pas sa bisexualité et se fichait du qu’en-dira-t-on. Ce fut la première du genre en France.
Des modèles moins anonymes
Dans l’entre-deux-guerres, on remarque un changement du point de vue des modèles : ils s’expriment, laissent des témoignages, des lettres, nous avons une épaisseur documentaire. Ils sont moins mystérieux que les silhouettes du XIXe siècle, qui restaient muettes : on parlait d’elles, mais elles n’ont pas laissé de documents personnels. Et ne portaient qu’un prénom. À l’époque, ce monde populaire issu de l’esclavage n’avait pas de nom de famille. Cela change au XXe siècle. Dans les années 1930, le mouvement de la négritude n’a pas un effet immédiat et visible sur la représentation des Noirs, car il se AFRIQUE MAGAZINE
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situe dans l’espace de la littérature, de la poésie. Mais il prépare l’après-guerre et les changements radicaux : une peinture émancipatrice, politique, anticoloniale. Ce que l’exposition ne couvre pas, le musée Orsay [consacré à l’art du XIXe siècle, ndlr] ne pouvant pas trop s’avancer dans le XXe siècle.
Matisse à Harlem Henri Matisse s’est intéressé au monde noir de manière très conséquente, profonde et curieuse, beaucoup plus que Picasso par exemple. C’est sa passion pour le jazz qui l’amène à entreprendre un voyage à Harlem en 1930. Sa peinture s’en trouve très influencée, avec de nombreuses représentations de femmes non-blanches, sans toutefois être exotiques. La preuve avec le très beau portrait d’Elvire Van Hyfte, une Belgo-Congolaise qui posait souvent pour lui, comme dans Dame à la robe blanche (femme en blanc), en 1946. Des historiens de l’art ont relevé que personne n’avait jamais noté ni ne s’était intéressé au fait que Matisse, à partir de 1946, n’a plus peint de femmes blanches. ■ Jusqu’au 21 juillet 2019, musée d’Orsay, Paris. musee-orsay.fr
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INTERVIEW PORTRAIT
Angélique
Kidjo
Le repos, ce sera dans une autre vie ! Elle est sur tous les fronts. Chanteuse, militante, africaine, voyageuse, la star née au Bénin mène ses carrières au pas de charge, comme dans l’urgence. Rencontre et retour sur un parcours où tout est rythme. par Astrid Krivian 62
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n la retrouve dans une brasserie de l’Ouest parisien, où elle enchaîne les interviews avec sa volubilité et sa générosité caractéristiques. Cheveux blonds coupés à la garçonne, veste de cuir cintrée, arborant boucles d’oreilles et collier béninois en crochet, Angélique Kidjo a le don des contrastes : grands éclats de rire et paroles indignées, sensibilité à fleur de peau et force d’âme. Exprimant sa profonde révolte de voir l’Afrique dépouillée de ses richesses par les puissances mondiales en toute impunité, un système qui maintient ses habitants en condition de survie, elle reprend ensuite son souffle. Captivée, elle observe à travers la vitre la démarche des passants. « Vous avez remarqué ? Pas un ne se déplace à la même cadence. Et cela diffère encore selon les pays. » La vie est « rythme », philosophe celle qui mène la sienne à une vitesse effrénée, entre tournées mondiales, actions humanitaires et multiples projets artistiques. Une métaphore sans doute héritée de son terreau musical natal : au Bénin, son pays d’origine, AFRIQUE MAGAZINE
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systèmes de croyances animistes ont en commun un panthéon les percussions constituent la base d’un morceau, et impulsent d’entités divines, liées aux éléments et aux forces de la nature. paroles, danses, transes. C’est cette même approche qui l’a saisie Même si elle ne pratique pas la religion de ses ancêtres (elle préet séduite dans la musique de Celia Cruz, icône cubaine de la fère s’adonner à la méditation), l’artiste défend le vodoun, sousalsa décédée en 2003, qu’elle revisite dans son nouvel album, vent perçu négativement. « C’est une religion très sophistiquée, Celia. « Elle se servait de sa voix comme d’une conga. Et elle les divinités s’apparentent à celles de la Grèce antique. Pour n’a jamais eu de complexe par rapport à ses racines africaines, vivre, l’homme a besoin de comprendre son environnement, la dans sa façon d’être exubérante, de célébrer la vie », constate nature. La pluie, le tonnerre, l’arc-en-ciel, la mer… Il en a créé Angélique Kidjo. Elle est adolescente lorsqu’elle découvre des dieux, des forces supérieures. » Parmi les morceaux de Celia l’interprète de « La vida es un carnaval » sur scène à Cotonou. Cruz, elle a notamment choisi ceux chantés en yoruba dans Cette performeuse charismatique au look extravagant (perles années 1940-1950 à Cuba avec le groupe La Sonora Matanruques, tenues bigarrées) s’imposant dans un milieu alors mascera. « Elle les interprétait même si elle ne comprenait pas cette culin l’impressionne. Cela fait quelques décennies que la vague langue. Certains sont encore en vigueur dans des cérémonies populaire des musiques cubaines déferle en Afrique de l’Ouest traditionnelles orishas au Bénin, au Nigeria… » Originaires du et centrale (rumba, cha-cha-cha, son, mambo…). Les orchestres Sud-Ouest nigérian, du Bénin et du Togo, les Yorubas, déportés se réapproprient ces rythmes de parenté africaine, à l’image de en esclaves dès le XVIe siècle dans les Caraïbes et en Amérique la rumba congolaise qui connaît son âge d’or lors des indépendances. Les Béninois se déhanchent au son de cette « sauce », du Sud (Brésil), y ont introduit leur culte des orishas, devenu à mélange de musiques afro-cubaines et porCuba, par syncrétisme avec le catholicisme, la santoricaines, de rhythm and blues, de jazz, teria. Certains titres de chansons se réfèrent ainsi à de pop, créée par les immigrés hispanoces puissances invisibles, comme Yemaya, la déesse phones dans les années 1960 à New York. de la Maternité universelle, de la Mer, ou Elegua, Accompagnée de David Donatien, multidieu des Chemins, des instrumentiste, percussionniste et réalisaClefs du Destin. teur du disque, la chanteuse approfondit ici les liens entre les rythmes de la salsa CELIA, SA SŒUR et ceux de ses racines, et les « africanise » D’OUTRE-ATLANTIQUE à travers des arrangements d’afrobeat Lors d’un concert de nigérian (avec notamment le batteur Tony la reine de la salsa à Paris, Celia, Universal, 2019. La voix est le miroir de l’âme, Allen), de fanfare béninoise (Gangbé Brass en 1997, la Béninoise Fayard, 2019. Band), d’éthio-jazz… Une démarche dans réalise enfin son rêve de la continuité de la carrière de cette musicienne, qui s’attache à rencontrer celle qu’elle mettre en valeur l’influence artistique et culturelle séculaire de considère comme une l’Afrique sur les autres cultures, et regrette que cet apport soit sœur perdue. Elles unissi peu reconnu. À la faveur d’une trilogie commencée en 1998, sent leurs talents sur scène elle était partie sur les traces des legs musicaux encore vivaces le temps d’une chanson. Sans répétition, Angélique se débrouildes diasporas africaines aux États-Unis (Oremi), au Brésil lant dans un yaourt espagnol, l’alliance de ces deux divas crée (Black Ivory Soul) et dans les Caraïbes (Oyaya!). En 2018, son un moment intense, dont elle garde un souvenir prégnant, tout Remain in Light réinventait l’album expérimental du même nom comme la fierté d’avoir été baptisée ce soir-là par Celia « mi sorti en 1980 du groupe de rock/new wave américain Talking hermana negra », sa sœur noire d’outre-Atlantique. Autre filiaHeads, et influencé par l’afrobeat de Fela Kuti. « Selon l’histoire tion : elles ont toutes deux fui leur pays, l’une émigrant aux communément racontée encore aujourd’hui, rien de positif ne États-Unis après la prise de pouvoir de Fidel Castro en 1959, serait sorti d’Afrique. Or, ma culture a permis à la musique l’autre en France, en 1983, refusant d’être récupérée par le moderne d’exister ! Aussi, je la préserve, je la diffuse tout en la régime dictatorial du communiste Mathieu Kérékou. « L’exil mélangeant à d’autres sonorités. De mes pochettes de disque à n’est pas une promenade ! Si on n’a pas la liberté chez soi, on mes chansons, j’ai toujours voulu montrer qu’on peut être à la va la chercher ailleurs. Mais moi, j’ai eu la chance de retourner fois africaine et dans la modernité. » au Bénin quand la dictature était finie. J’ai pu enterrer mon Angélique est d’origine fon (groupe ethnique le plus imporpère lorsqu’il est décédé, alors que Celia n’a pas été autorisée à tant du Bénin) par son père, et yoruba par sa mère. La relirentrer pour accompagner sa mère. » Consacrée par le Guardian gion vodoun est issue de la culture fon, et chez les Yorubas, on comme l’une des 100 femmes les plus influentes au monde, trouve le culte des orishas. Bien qu’ils se distinguent, ces deux la « première diva africaine » selon Time Magazine et l’une 64
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ANGÉLIQUE KIDJO : LE REPOS, CE SERA DANS UNE AUTRE VIE !
Entourée de l’orchestre Poly-Rythmo, au Hall des sports de Cotonou, au début des années 1980.
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des rares femmes du continent à être une star mondialement connue, la chanteuse avait déjà rendu hommage en musique à d’autres icônes féminines, Miriam Makeba et Nina Simone. Des figures exemplaires qui l’ont inspirée, notamment pour lier la musique à ses convictions de justice sociale. Car au-delà de leur génie artistique, ces femmes puissantes étaient aussi des militantes : Miriam Makeba dans sa lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud dès les années 1950, Nina Simone au sein du mouvement des droits civiques aux États-Unis dans les sixties. « Elles aimaient les libertés par-dessus tout. Pour garder son intégrité, il faut se battre au quotidien. C’est douloureux mais c’est ce qui nous donne le courage. Ces artistes me tiennent constamment en éveil, pour ne pas devenir esclave d’un système qui aujourd’hui a mis l’argent et le pouvoir au centre de tout », confie celle qui a remporté trois Grammy Awards, et a grandement participé à faire entrer les musiques africaines dans la sono mondiale. UNE FEMME INDÉPENDANTE AVANT TOUT Née à Ouidah en juillet 1960, deux semaines avant l’indépendance du Bénin, nommé alors République du Dahomey, Angélique, fillette curieuse et pétulante, grandit au sein d’une fratrie de dix enfants à Cotonou, ville portuaire, capitale économique. C’est un cadre familial aimant, solide, d’esprit moderne et ouvert, qui lui inculque des valeurs comme la solidarité, la persévérance, la fidélité envers ses principes, et dessine les contours de son caractère libre et décidé. Baptisée à l’église catholique, Angélique reçoit aussi son baptême traditionnel vodoun, où l’on pratique le culte des ancêtres. Cette cérémonie se déroule pendant sept jours dans la salle des asen : sur l’équivalent d’un autel, chaque ancêtre est représenté par une statuette, selon le métier qu’il exerçait ou AFRIQUE MAGAZINE
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« Pour garder son intégrité, il faut se battre au quotidien. C’est ce qui nous donne le courage. » sa personnalité. La famille appelle alors leurs esprits afin que l’un se manifeste pour devenir le guide spirituel du nouveau-né. Fait rare chez les Kidjo, un ancêtre masculin, Linhounhinto, se serait désigné pour être le protecteur d’Angélique. Il lui aurait édicté des principes de vie, comme l’honnêteté, quitte à être parfois brutale, l’indépendance, l’ardeur au travail. « Faire les choses dans la vérité, c’est parfois fatigant. Mais je me suis habituée et je sais qu’il y aura toujours de la résistance dès que j’initie quelque chose, donc je n’ai plus de frustration. Il présageait aussi que je devais gagner ma vie à la seule sueur de mon front », raconte cette travailleuse infatigable, réputée pour son franc-parler, et qui relève constamment des défis artistiques et sociaux. Ce précepte d’indépendance fait écho à celui que sa grand-mère maternelle lui répétait : « “Ton premier mari doit être ton travail !” Elle ne voulait pas que je dépende d’un homme. Elle me disait aussi que j’étais responsable de mon corps, qu’il était mon sanctuaire. Et quand je disais non à quelqu’un, il fallait le dire droit dans les yeux ! Ça m’a toujours servi, jusqu’à aujourd’hui. » Un jour où des garçons l’appellent « prostituée » sous prétexte qu’elle chante dans des bars, la 65
PORTRAIT ANGÉLIQUE KIDJO : LE REPOS, CE SERA DANS UNE AUTRE VIE !
nsemble, ils ont traversé les années de galère, gravi les échelons du succès. Leur couple fait exception dans le show-biz. Angélique et son mari, le musicien Jean Hébrail, mêlent amour et travail depuis 1985. Étudiants au CIM (Centre d’informations musicales), ils se rencontrent lors d’une répétition. Le premier contact n’est pourtant pas fructueux : Jean est hérissé par le franc-parler de cette jeune chanteuse qui impose aux jazzmen de ne plus fumer dans la pièce ! Entre ces deux tempéraments aux énergies complémentaires – Angélique est extravertie et Jean, plus réservé – naît une osmose artistique. Directeur musical, compositeur et coauteur de nombreuses chansons, il sera son bassiste pendant des années. Et c’est lui qui s’évertuera à promouvoir leur premier bébé, l’album Parakou, en 1990. Le secret de leur longévité ? Leur passion commune dévorante pour la musique. Née en 1993, leur fille Naïma (baptisée ainsi en hommage au célèbre morceau de John Coltrane) est comédienne à Los Angeles. ■ A.K.
Fania All Stars. À l’adolescence, elle trouve en Miriam Makeba son modèle d’inspiration : « C’était une Africaine, une femme et une star. Je voulais être comme elle * », se souvient-elle dans son autobiographie. Apprenant à la télévision l’existence de l’apartheid, qui bouleverse son « petit univers confortable * », la jeune chanteuse, déjà révoltée par l’histoire de l’esclavage, prendra conscience du pouvoir de la musique contre les injustices. Quand elle quitte son pays en 1983, à 23 ans, Angélique est déjà une artiste populaire dans son pays et dans la sous-région, grâce au succès de son premier album, Pretty (enregistré en une nuit !). Aussi, au risque d’être retenue sur le territoire par les autorités du régime dictatorial de Mathieu Kérékou, son exil doit s’effectuer dans le plus grand secret. Peu à peu, cet autocrate d’inspiration marxiste-léniniste a réduit les libertés individuelles, muselé les opposants et intellectuels. La population, se sentant surveillée, est en proie à la paranoïa. Désormais, chez les Kidjo, on ne parle plus de politique. Fini la rumba congolaise, la variété française, le rock anglo-saxon : les radios ne diffusent plus que des musiques de propagande. Refusant de chanter les louanges du chef et autres « Prêts pour la révolution ? La lutte continue ! », Angélique s’envole pour la France et débarque à Paris la tête pleine de rêves et d’espoirs.
jeune Angélique trouve réconfort auprès de son aïeule. Elle lui apprend à se détacher du regard des autres et à cultiver une confiance en soi à toute épreuve. Par la suite, Angélique n’hésitera pas à mettre à la porte son petit ami qui lui demandait d’arrêter la musique en vue d’un mariage. La maison familiale est un lieu chaleureux, grouillant de vie, rythmé par les passages de visiteurs continuels. À table, où les enfants ont voix au chapitre, on aborde tous les sujets, de la sexualité à la drogue. Son père, receveur des postes et photographe amateur, tient à scolariser ses trois filles malgré la pression du voisinage. Il encouragera toujours Angélique dans sa passion, jusqu’à casser la tirelire pour financer son concert au Togo en 1980, à l’aube de sa carrière. Sur le tourne-disque du salon crépitent les grandes voix afro-américaines de soul et de rock de l’époque, James Brown en tête, ouvrant au-delà du continent les oreilles de cette future chanteuse caméléon. Sa mère, engagée sur le plan social avec son association d’aide aux enfants uniques, dirige une troupe de théâtre. Elle pousse sa fille âgée de 6 ans à fouler la première fois les planches, pour interpréter la chanson d’un conte folklorique béninois, lui répétant que sur scène, « on doit être nu spirituellement » (La voix est le miroir de l’âme, Fayard). C’est Aretha Franklin, « the Queen of Soul », qui éveille véritablement sa vocation. C’est la première fois qu’Angélique voit une femme noire sur la pochette d’un 45-tours, et elle se donne le droit de rêver d’une carrière. Elle est alors choriste au sein du groupe formé par ses frères, les Sphinx, qui reprennent les yé-yé, la Motown, la
EXIL, SUCCÈS ET ENGAGEMENT Les désillusions sur « le pays des arts et des droits de l’homme * », les périodes de vache maigre et la froideur climatique et humaine ne lui font perdre ni sa bonne humeur ni son enthousiasme. Elle ambitionne un temps de devenir avocate des droits de l’homme, apprend le chant lyrique et les harmonies du classique, puis intègre le CIM (Centre d’informations musicales), première école française de jazz et de musiques actuelles. Appréhendant ce nouveau genre, elle doit aussi faire tomber les préjugés racistes, comme ceux de ces étudiantes qui lui affirment que le jazz ne serait pas fait pour les Africains ! C’est là qu’elle rencontre le bassiste Jean Hébrail, qui deviendra son musicien, son compositeur et son mari (en 1987). Entre leurs concerts jusqu’à l’aube au très couru Baiser salé et la première partie de Miriam Makeba à l’Olympia, ils élaborent ensemble son deuxième album, Parakou, dans leur petit studio du Marais. En pleine mouvance world music, les amoureux cherchent à harmoniser la complexité des rythmes traditionnels du Bénin avec les sonorités modernes occidentales. Producteur pionnier dans la diffusion des artistes africains en Europe, Mamadou Konté envoie leur maquette à Chris Blackwell, fondateur d’Island Records, qui a notamment propulsé Bob Marley sur la scène internationale. Bingo : il la signe presque aussitôt. Son nouveau disque, Logozo, paru en 1991, connaît un succès retentissant aux États-Unis et dans le monde. Sa carrière internationale est lancée ; elle sera semée de tubes comme « We We » (1992), « Agolo » (1994), « Afirika » (2002)… Elle pose ses
UN COUPLE D’ARTISTES
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HAMILTON/POOL/ABACA
Devant un large parterre de chefs d’États, elle a chanté en mémoire des soldats africains, lors du centenaire de la fin de la Grande Guerre, à Paris, le 11 novembre dernier. valises à New York en 1998 avec sa fille, Naïma, et son époux. Toujours dans l’ambition de « faire rentrer la tradition béninoise dans le monde moderne * », Angélique, au gré de ses différents brassages musicaux (pop, rock, funk…), continue de chanter dans ses langues natales (fon, mina, yoruba). La gloire ne lui fait pas oublier son goût pour la justice et l’altruisme, ni son aspiration à contribuer au développement de son continent. Ambassadrice de bonne volonté pour l’Unicef (Fonds des Nations unies pour l’enfance) depuis 2002, collaborant avec l’ONG Oxfam, elle s’engage notamment contre l’excision et rencontre, dans des camps de réfugiés à la frontière du Darfour, des femmes ayant subi des viols de guerre qui tentent de se reconstruire. L’artiste observe la dignité, la force de résilience des personnes aidées, qui refusent d’être perçues comme victimes. Et comprend l’importance, quand cela est possible, de les impliquer dans le processus. Convaincue que les femmes sont la colonne vertébrale de l’Afrique et que leur émancipation passe par l’éducation, elle crée sa propre fondation, Batonga, en 2007. Ciblant les jeunes filles marginalisées des villages du Bénin, celle-ci œuvre à améliorer leur niveau d’études en leur permettant d’accéder à l’enseignement secondaire. Car c’est souvent à l’âge de la fin du primaire que surviennent les mariages forcés, véritable fléau du pays. Selon les chiffres rapportés par la fondation, trois filles sur quatre n’atteignent pas le collège, et une sur trois est mariée de force avant l’âge de 18 ans. Après avoir octroyé des bourses d’études, la Fondation Batonga dispense aujourd’hui un programme de tutorat et de formation pour ces adolescentes. Elle les encadre afin qu’elles développent leur potentiel et entreprennent une activité économique, pour ainsi devenir autonomes et influer avec force sur le développement de leur société. « Elles ont une maîtrise sur leur futur et créent leur business, qui profite aussi AFRIQUE MAGAZINE
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Une manière subtile de montrer à Donald Trump la puissance féminine et la richesse des pays du continent. à leur communauté. Il s’agit de leur donner confiance en elles pour qu’elles deviennent responsables de leur vie. » Lors du centenaire de la fin de la Grande Guerre à Paris en 2018, en mémoire des soldats africains engagés dans le conflit, elle avait interprété « Blewu », de son idole, la Togolaise Bella Bellow, devant une assemblée de chefs d’États – Donald Trump, la mine crispée, aux premières loges. Une subtile mais directe manière de montrer au président américain, connu pour ses propos racistes et misogynes (elle avait participé à la Women’s March, manifestation contre son investiture en 2017 à Washington), la puissance féminine et la richesse culturelle des pays africains, lui qui les traite de « pays de merde ». Sillonnant ainsi les quatre coins du globe pour une Afrique toujours plus forte, digne et valorisée, la chanteuse a peu le temps de se poser chez elle, à Brooklyn, pour se consacrer à son hobby, la cuisine (elle livre ses recettes, notamment son curry de crabe ou sa tarte pommes-rhubarbe, dans son autobiographie). Comme lui disait sa grand-mère, le repos, ce sera dans une autre vie. ■ * Propos extraits de son autobiographie La voix est le miroir de l’âme, Fayard. Angélique Kidjo sera en concert le 16 juin dans le cadre du festival Rio Loco !, à Toulouse, et le 21 juin à Solidays, à Paris (France).
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PORTFOLIO par Fouzia Marouf
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Une première à Tanger C’EST UN BEAU DÉBUT POUR FACE À LA MER ! Ces nouvelles rencontres pro méditerranéennes ont donc choisi Tanger, cité frontière entre l’Afrique et l’Europe. Initiées par Wilfrid Estève, fondateur du studio Hans Lucas, et Yamna Mostefa, elles ont réuni du 1er au 5 mai derniers une assemblée active de photographes et journalistes maghrébins et francais, engagés et talentueux. Et surtout, témoins privilégiés de leur époque. Les participants ont assisté à des ateliers, des projections-débats et des lectures de portfolio. 68
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ARIÉ BOTBOL/HANS LUCAS
Au premier rang, de gauche à droite, le photographe marocain M’Hammed Kilito, Yamna Mostefa, l’Algérien Sofiane Bakouri et Wilfrid Estève. AFRIQUE MAGAZINE
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Yoriyas Ce photographe et chorégraphe est établi entre le Maroc et l’Allemagne. Originaire de la métropole casablancaise, il y saisit des instants de vie au fil de ses voyages avec sa troupe de danseurs, sans clichés. Ci-contre, « Wheel of Life », extraite de la série Casablanca, not the Movie (2017).
Fethi Sahraoui
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YORIYAS - DR - FETHI SAHRAOUI (2)
Membre du collectif algérien 220, ce natif de Mascara a une fascination pour la révolution citoyenne. Ses séries traitant des manifestations depuis le 22 février dernier ont été publiées dans le Washington Post, Télérama, Mediapart. Ses œuvres consacrées à la célébration rurale ont été exposées à Photo Doc, à Paris, en mai. Ci-contre, « Bouchentouf, ferme Mascara » (2016). AFRIQUE MAGAZINE
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Youcef Krache
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Né à Constantine et basé à Alger, ce photographe autodidacte révèle les personnages urbains de son pays. Membre du collectif 220, il a été nommé pour le Magnum Foundation Fund 2018 et collabore avec The Guardian, Le Monde et M, le magazine du Monde. Ci-dessus, « Climat de France, Alger » (2017). AFRIQUE MAGAZINE
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Seif Kousmate
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SEIF KOUSMATE
Lauréat du prix Face à la mer, cet autodidacte qui vit à Casablanca sillonne l’Afrique à l’affût de sujets tabous, comme les minorités LGBT en Mauritanie. Et travaille à un nouveau projet multimédia entre le Mali et le Maroc. Ci-dessus, « Jeunesse rwandaise » (2018).
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M’hammed Kilito
M’HAMMED KILITO - DR
Ce résident de Rabat a étudié la photographie et les sciences politiques à Ottawa, au Canada. Passionné par les thématiques sociopolitiques, il aborde à travers son art la migration, l’identité ou encore le déterminisme social. Ses séries ont été publiées dans le Washington Post, le Wall Street Journal, El País, L’Express et Afrique Magazine. Ci-contre, « Tilila » (2019).
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LE DÉBAT
LIBRE-ÉCHANGE : LE GRAND RÊVE EN AVANT Véritable utopie depuis les indépendances, la création d’une zone de libre-échange continentale pourrait devenir réalité. Avec un sommet extraordinaire de l’Union africaine à Niamey le 7 juillet prochain. Retour sur un projet monumental, complexe et encore contesté. par Jean-Michel Meyer
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’Afrique a rendez-vous avec son histoire. Les fondations d’un marché unique à l’échelle de tout un continent, inimaginable il y a quelques années, s’ancrent dans la réalité. Les frontières économiques sont en sursis avec l’entrée en vigueur de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zleca) depuis le 30 mai dernier. À l’horizon 2028, elle devrait s’étendre et aboutir à un marché commun et une union économique et monétaire – 55 États partageraient alors une monnaie unique. La Zleca est appelée à faire de l’Afrique la plus grande zone de libreéchange dans le monde, depuis la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) il y a soixante-dix ans. Plus rien ne s’oppose à ce chantier continental. À l’issue de deux années de travaux préparatoires menés sous la présidence du Nigérien Mahamadou Issoufou, 49 pays signaient à Kigali, au Rwanda,
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le 21 mars 2018, l’accord instaurant la Zleca. Boostés par le président en exercice de l’Union africaine (UA), Paul Kagame, les États signataires s’étaient donné un an pour que 22 Parlements, au moins, ratifient cet accord. C’est chose faite depuis avril, avec les dernières ratifications de la Gambie, de la Sierra Leone et de la République arabe sahraouie démocratique.
LE MARCHÉ PREND FORME
C’est au cours du sommet extraordinaire de l’Union africaine de Niamey, le 7 juillet prochain, que les chefs d’État et de gouvernement de l’UA lanceront officiellement la phase opérationnelle de la future zone de libre-échange. Ils désigneront également le pays qui en abritera le secrétariat général permanent. Le Ghana, qui n’héberge aucune agence ou secrétariat de l’UA, tiendrait la corde. « La décision sans doute la plus AFRIQUE MAGAZINE
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De gauche à droite, le président nigérien Mahamadou Issoufou, le chef d’État rwandais Paul Kagame, alors président de l’Union africaine (UA), et le président de la Commission de l’UA Moussa Faki Mahamat, à la dernière conférence pour la Zleca à Kigali, en 2018. importante prise par les dirigeants politiques, l’année dernière, aura été leur volonté collective de faire avancer l’intégration économique de l’Afrique. Une Afrique sans frontières n’est pas seulement un idéal politique. Elle pourrait également constituer le fondement d’un marché continental concurrentiel pour accélérer la croissance et rendre le continent plus compétitif dans le commerce mondial et les chaînes de valeur », affirmait en prélude dans le dernier rapport de la Banque africaine de développement (BAD) son président, Akinwumi Adesina. Inscrite en priorité à l’Agenda 2063 de l’Union africaine, la Zleca AFRIQUE MAGAZINE
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n’était pourtant qu’un embryon de projet en 2012. Plus symbolique encore, elle concrétise l’un des rêves des pionniers de l’indépendance, comme celui du père du panafricanisme, le Ghanéen Kwame Nkrumah, imaginant dans les années 1960 l’Union des États africains. Le rêve prend forme. « 84 000 kilomètres de frontières, c’est trop. Se rassembler sous le même drapeau, chanter un seul hymne, c’est répondre aux aspirations des peuples africains à la prospérité, pour que la zone de libre-échange continentale ait un sens », s’enflammait en mars 2018 Mahamadou Issoufou, 75
Le terminal à conteneurs du port de Doraleh. Djibouti est l’un des 22 pays ayant déjà ratifié l’accord.
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mentation des productions locales. Les pays ayant signé l’accord de création de la Zleca s’engagent à supprimer les droits de douane sur 90 % des biens, à libéraliser progressivement le commerce des services, ainsi qu’à éliminer les nombreux autres obstacles non tarifaires, tels que les longs retards aux frontières nationales qui entravent le commerce entre les pays.
TOUT RESTE À FAIRE
Les 10 % de droits de douane restants, protégeant les produits sensibles, principalement agricoles, seront éliminés ultérieurement. À partir de là, d’après les experts, le volume des échanges intra-africains pourrait encore doubler dans les dix ans. Le think tank américain Brookings Institution assure que « lorsque les nations africaines commerceront les unes avec les autres, elles seront beaucoup plus susceptibles d’échanger des produits manufacturés de plus grande valeur, alors que les exportations quittant le continent sont généralement des matières premières ». Sur le papier, le scénario est parfait. Mais sur le papier seulement. « Tout reste à faire. Le piège serait de croire que tout est arrivé, parce que le nombre d’État requis pour ratifier l’accord a été atteint. C’est tout le contraire ! C’est un chantier qui démarre. Il faudra beaucoup de temps pour faire adhérer toutes les parties prenantes, harmoniser ce qui existe, comme les Communautés économiques régionales (CER), inciter les pays à suivre les mêmes règles du jeu, et accompagner la libéralisation des échanges par des politiques industrielles et commerciales qui valorisent les ressources locales », résume Pierre Jacquemot, chercheur associé à l’Institut de relations AFRIQUE MAGAZINE
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le président du Niger. Concrètement, ce projet monumental a pour objectif de renforcer l’intégration africaine, d’éliminer progressivement les droits de douane sur le commerce intra-africain afin de permettre aux pays de se spécialiser, notamment dans des filières agricoles et industrielles, et de développer des chaînes régionales de valeur en vue de renforcer la compétitivité et la diversification du continent. Selon la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA), la Zleca pourrait accroître le commerce intra-africain de 52,3 % d’ici 2022 (contre 18 % aujourd’hui). Le continent souffre d’un sérieux retard. En comparaison, le commerce intrarégional représente respectivement 69 % et 59 % du total des exportations en Europe et en Asie. Mais avec des tarifs douaniers moyens de 6,1 %, les entreprises africaines acquittent les droits de douane les plus élevés au monde, lorsqu’elles exportent vers leurs voisins du continent plutôt qu’en dehors ! À leurs ordinateurs, les experts des institutions africaines ont mesuré l’impact de la nouvelle zone continentale. La Zleca vise à créer un marché commun de 1,2 milliard de personnes. Elle représentera un produit intérieur brut (PIB) cumulé de 2 500 milliards de dollars. Et devrait générer 300 000 emplois directs et plus de 2 millions indirects. Un espace économique qui regroupera environ 2 milliards d’habitants d’ici à 2050 et devrait atteindre un PIB de 29 000 milliards de dollars, assure Vera Songwé, la secrétaire exécutive de la CEA. Pour en arriver là, la réduction des droits de douane intra-africains est la première des conditions. Elle pourrait générer des gains de 3,6 milliards de dollars par an sur le continent grâce à une aug-
NIGER TCHAD MALI
SANS ACCÈS À LA MER ?
LES NATIONS ENCLAVÉES pourraient être les premières bénéficiaires d’une zone de libre-échange. Et entrer dans une forme de complémentarité avec les pays côtiers. À condition d’éviter la loi du plus fort et de prévoir des mécanismes de compensation adaptée.
SOUDAN DU SUD ÉTHIOPIE
LES 10 « POIDS LOURDS » DE L’EXPORT INTRA-AFRICAIN
Le commerce intercontinental ne représente que 15 % à 20 % du volume global des échanges. BURKINA FASO Les économies nationales restent largement extraverties, orientées vers les matières RÉPUBLIQUE CENTRAFRICAINE premières. Et concurrentielles entre elles. Certains pays se distinguent néanmoins dans leur capacité d’export vers le reste du continent. En millions de dollars, le total par pays des échanges intra-africains 1
Afrique du Sud
14936
6
Ghana
2161
2
Nigeria
4653
7
Tunisie
1726
3
Égypte
3268
8
Zambie
1383
4
Maroc
2505
9
Kenya
1077
5
Côte d’Ivoire
2189
10
Sénégal
940
Source : estimations du GTAP (Global Trade Analysis Project)
internationales et stratégiques (IRIS). Et puis, il y a une absence remarquée : le Nigeria. La première économie du continent, qui avait pourtant coordonné les négociations avec l’Égypte, s’est abstenue de signer l’accord. Or, le pays figure déjà parmi ceux qui dominent les échanges intra-africains, qui s’élèvent à 157 milliards de dollars, selon l’édition 2017 du rapport sur le commerce africain de la banque africaine d’export-import Afreximbank. 15 États ont totalisé 82 % des exportations entre pays africains de 2010 à 2016. Le Nigeria (8,54 %) se situe derrière l’Afrique du Sud (34,4 %), et devant la Côte d’Ivoire (5,4 %), l’Égypte (5,1 %) et le Ghana (3,7 %). Mais craignant de voir une déferlante de produits d’importation à bas coût ruiner son industrie, Lagos rappelle que le libre-échange prôné par l’OMC a dévasté son industrie textile. Une commission gouvernementale est chargée d’étudier secteur par secteur les conséquences de l’accord de zone de libre-échange. Et le pays devrait finalement intégrer la Zleca. Sans doute en juillet prochain. Autre incertitude majeure : le risque que la loi du plus fort s’impose dans un marché unique sans droits de douane. La lutte sera inéquitable pour les petits pays fragiles à faibles revenus, empêtrés dans des conflits AFRIQUE MAGAZINE
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RWANDA BURUNDI
MALAWI
OUGANDA
ZAMBIE
ZIMBABWE
ESWATINI BOTSWANA
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ou enclavés. « Pour eux, sans mécanisme de compensation et de péréquation, l’argument des bénéfices du libre-échange n’apparaît guère convaincant. Mettre sur un même marché le Maroc, dont 75 % des exportations sont composées de plus de 80 lignes de produits, et le Tchad, pour lequel le seul pétrole totalise 82 % des exportations, se révèle être inégal », souligne Pierre Jacquemot. D’autant que le diable est dans les détails. Pour éviter que des flux de produits importés de Chine, notamment, n’inondent le marché unique africain, l’élaboration de règles sur l’origine des produits constituera un élément déterminant de la bonne marche de la zone. Ainsi, une règle précisant que 50 % de la valeur ajoutée d’un produit devra être d’origine africaine devrait être adoptée, pour éviter de tuer dans l’œuf l’industrialisation du continent. Enfin, appréhender l’attitude de l’Europe, des États-Unis ou de la Chine à l’égard « d’une Afrique sans frontières » – que la BAD annonce comme « un marché continental compétitif et susceptible de devenir un centre d’affaires mondial » – ne sera pas la dernière des équations à résoudre. ■ 77
FOCUS
L’ANGOLA, UN REBOND SOUS CONDITIONS
En récession depuis 2014, après l’effondrement des cours du pétrole, l’économie renoue avec une légère croissance. Pour la relancer et assainir les comptes publics, la Banque mondiale et le FMI ont injecté plus de 5 milliards de dollars. par Jean-Michel Meyer
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’anecdote pourrait faire sourire. L’Angola, deuxième plus grand producteur de pétrole d’Afrique, connaît depuis mars 2019 des pénuries de carburant ! À Luanda, des stations-service ont quadruplé leurs prix. Le pays produit plus de 1,4 million de barils de brut par jour. Peuplé de 28 millions d’habitants, l’État pétrolier ne compte qu’une seule raffinerie, l’essentiel du brut étant raffiné à l’étranger. La compagnie pétrolière nationale, la Sonangol, a attribué ses difficultés d’approvisionnement à la pénurie de devises étrangères indispensables pour acheter des produits importés. Résultat ? Le président João Lourenço a limogé le 8 mai dernier le PDG de l’entreprise, Carlos Saturnino. Arrivé au pouvoir en septembre 2017, le chef d’État – succédant à José Eduardo dos Santos, qui cumulait trente-huit années à la tête du pays – avait pourtant promis de réaliser un « miracle économique ». Mais l’Angola peine à sortir de la crise dans laquelle la chute des cours du pétrole, en 2014, l’a plongé. Et dans ce pays riche, mais très inégalitaire, 36,6 % de la population vit dans une pauvreté extrême. Il a en effet connu trois années de récession en 2016 (avec une baisse du PIB de 2,6 %), en 2017 (-0,2 %) et en 2018 (-1,7 %). Tandis que la dette publique est passée de 37,2 % du PIB en 2015 à 88,1 % l’an passé. Quant aux rentrées fiscales, dont 70 % proviennent du pétrole, elles ont diminué de plus de 50 % entre 2014 et 2017. En janvier 2018, la banque centrale a adopté un régime de change plus flexible, avec un taux de dépréciation global de plus de 40 %, alors que les réserves de change ont chuté à 7,1 milliards en fin d’année. L’an passé, l’inflation s’est élevée à 21,1 %. Et le taux de chômage a été estimé à 20 %. Ces derniers mois, toutefois, l’Angola montre de légers signes d’amélioration. Un rebond facilité par l’envol de 177 %
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du prix du Brent, passant d’un record historiquement bas de 27,45 dollars en février 2016 à 74,34 dollars en octobre 2018. La sortie de la récession s’appuie aussi sur la production et l’exportation de diamants (+8,2 % en 2018), l’agriculture (+5 %) et la construction (+2,1 %). De fait, la Banque mondiale table sur un PIB en hausse de 0,4 % cette année et de 2,9 % en 2020. Bien plus optimiste, le gouvernement mise de son côté sur une croissance de 2,8 % en 2019 et s’appuie sur un budget calculé sur la base d’un prix du baril à 70 dollars ! Loin des prévisions actuelles qui voient le baril entre 55 et 65 dollars pour 2019. Le président João Lourenço veut profiter d’une économie qui se redresse pour poursuivre les réformes et accélérer la diversification de l’économie. Un programme triennal de privatisations d’entreprises publiques sera lancé cette année. La compagnie aérienne nationale TAAG, la Banque du commerce et industrie (BCI), l’assureur Ensa et des filiales de la Sonangol – dont la situation financière délicate impose la restructuration – sont évoqués.
UN ACCORD DE FINANCEMENT CONCLU
Afin de lutter contre la corruption et les fuites des capitaux, João Lourenço a mis en place un comité chargé d’enquêter dans les entreprises publiques. En matière budgétaire, le gouvernement a prévu de réduire des dépenses publiques cette année, tout en sanctuarisant celles de l’éducation, de la santé et les principaux projets d’infrastructure. Dans le domaine fiscal, l’adoption d’une TVA de 14 % le 1er janvier 2019 doit faire rentrer de l’argent dans les caisses de l’État. Une politique qui a permis au pays de regagner la confiance des bailleurs de fonds. Pour soutenir ce processus de réformes, la Banque mondiale a octroyé le 14 mars 2019 un prêt de 1 milliard de dollars. AFRIQUE MAGAZINE
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Le pays connaît depuis quelques mois des pénuries de carburant. À Luanda, des stations-service ont quadruplé leurs prix.
Il s’ajoute à un premier prêt de 500 millions de dollars, que l’Angola devrait recevoir cette année. Étalée sur trois ans, cette nouvelle enveloppe doit financer les secteurs prioritaires de l’eau, de l’agriculture, du développement local, de la protection sociale, de l’énergie solaire et des transports.
UNE PRÉDOMINANCE CHINOISE
Et alors que José Eduardo dos Santos refusait de solliciter l’aide des bailleurs de fonds quand son pays s’enfonçait dans la récession, le nouveau chef de l’État a conclu en décembre dernier, à sa demande, un accord de financement de 3,7 milliards de dollars sur trois ans avec le FMI (Fonds monétaire international). Ce crédit octroyé a Luanda « va aider l’Angola à rétablir la soutenabilité externe et budgétaire et à jeter les bases d’une diversification économique durable, impulsée par le secteur privé », a détaillé l’institution dans un communiqué, qui a conditionné son prêt à une politique macroéconomique plus restrictive et des réformes structurelles. Dans sa volonté de diversifier l’économie, le gouvernement a accordé en avril une quatrième licence de téléphonie mobile à une start-up locale née en janvier 2018, Telstar, pour 106 millions d’euros. Une attribution annulée le 18 avril ! Car selon l’hebdomadaire angolais Expansao, l’entreprise serait en fait liée à la société Mundo Telecomunicações, propriété d’anciens ministres ou conseillers du président dos Santos. Or, le secteur des télécoms est truffé de dignitaires du régime, comme la femme la plus riche d’Afrique et fille aînée de l’ex-président, Isabel dos Santos,
qui possède plus de la moitié du capital d’Unitel, l’opérateur le plus important du marché angolais. Venir à bout de la collusion entre pouvoir et économie sera tout aussi compliqué que de sortir du pétrole. Premier producteur d’or noir du pays, Total a mis en route, début avril, la deuxième flottante de production, de stockage et de déchargement du projet Kaombo, à 260 kilomètres au large de Luanda. Un investissement de 16 milliards de dollars. Avec une capacité de 230 000 barils par jour, les deux unités assurent 15 % de la production de pétrole du pays ! Autre défi soutenu par les bailleurs de fonds : attirer des investissements directs à l’étranger (IDE). « Les entrées d’IDE en Angola ont été négatives ces deux dernières années. Cette baisse est intervenue après des IDE relativement élevés entre 2013 et 2016, représentant en moyenne 5,41 milliards de dollars par an », souligne Astrit Sulstarova, spécialiste à la Cnuced (Conférence des nations unies sur le commerce et le développement). Et ce sont les Chinois qui arrivent en force à Luanda. Le géant Huaweï a investi 60 millions de dollars pour déployer la 3G et la 4G. « Nous assistons à une nouvelle tendance, avec l’augmentation des investissements du secteur privé chinois dans des sites de production locale, ce qui est une évolution naturelle après le financement d’infrastructures », analyse Luís Teles, PDG de Standard Bank Angola, l’une des portes d’entrée des IDE. Pas sûr que cette prédominance chinoise convienne fondamentalement à la Banque mondiale et au FMI, qui ont misé plus de 5 milliards de dollars dans le redressement du pays. ■
REUTERS/SIPHIWE SIBEKO
Dans ce pays riche,
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de la population vit dans une pauvreté extrême.
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INTERVIEW
DIANA BRONDEL ET PAPE BIRAME SÈNE PDG DE XAALYS ET PDG DE TEAM-X GROUP
Une start-up en mode franco-sénégalais Diana Brondel a tout plaqué professionnellement pour lancer en avril son entreprise, Xaalys : une banque sur mobile destinée aux adolescents. Un projet développé à Dakar par le studio Team-X Group, dirigé par Pape Birame Sène. Entretien à deux. propos recueillis par Cédric Gouverneur
AM : Diana Brondel, pourquoi avoir quitté le confort d’un grand groupe, la Société générale, pour vous lancer dans une telle aventure ? D.B. : J’ai travaillé dix ans dans cette organisation très normée. J’avais besoin de nouveauté, de me remettre en question, de prendre des risques en montant ma société. J’ai quitté mon job fin 2016, et j’ai lancé mon projet avec un capital de départ de 63 000 euros et l’appui de Team-X Group. Nous avons rassemblé 450 000 euros, puis développé et mis sur le marché notre produit. On s’apprête à repartir pour une levée de fonds. Pouvez-vous expliquer ce qu’est une néobanque ? D.B. : Une banque 100 % mobile, sur smartphone, sans guichet. Les clients gèrent tout via leur appli sur iOS ou Android. Xaalys s’adresse aux adolescents : elle permet aux enfants de plus de 12 ans de gérer leur argent de poche, d’en comprendre la valeur. Leurs parents peuvent décider quand et de quelle façon le dépenser. Les ados établissent des priorités, arbitrent entre différentes dépenses, lancent des cagnottes, de façon ludique. Un algorithme développé par les équipes de Pape Birame Sène les aide à économiser. Nous proposons également un contenu pédagogique, développé avec l’association La Finance pour tous, comme des quiz sur l’histoire de l’euro ou de la monnaie. 80
Comment vous est venue cette idée ? D.B. : J’ai deux garçons de 8 et 5 ans qui n’avaient aucune idée de la valeur de l’argent, pour qui 2 et 20 euros, c’était pareil. À la Société générale, on regardait avec curiosité se développer les néobanques britanniques et allemandes. Or, les ados n’étaient pas du tout concernés par ces offres : j’ai pensé qu’il y avait une opportunité. Xaalys est une tour de contrôle pour les parents : ils peuvent voir combien leurs enfants ont sur leur compte, suivre le détail des opérations, fixer le plafond de dépenses quotidiennes ou encore bloquer la carte par univers d’achat (fastfood, cosmétiques…). Ils décident de leur degré de contrôle. La souscription est de 10 euros, puis c’est 3 euros par mois, sans engagement. Nous avons établi un partenariat avec l’incubateur français Swave, dédié à l’innovation dans la finance, et avec Mastercard. Vous êtes basée en France, mais vous avez voulu travailler avec Team-X, société dakaroise. Pourquoi ? D.B. : Je suis sénégalaise, je me rends quatre fois par an au Sénégal, et je parle couramment le wolof. C’était important pour moi qu’il y ait une dimension locale, de faire reconnaître le savoir-faire du pays par-delà les frontières. Ce choix AFRIQUE MAGAZINE
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Une néobanque implique des contraintes de sécurité élevées et d’être aux standards internationaux.
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Xaalys permet aux enfants de plus de 12 ans de gérer leur argent de poche. a fait l’objet d’une discussion avec les business angels, car une néobanque implique des contraintes de sécurité élevées : les applis doivent bien entendu être aux standards internationaux. Ils s’interrogeaient sur le fait de trouver au Sénégal les compétences requises. Nous avons mis en concurrence des équipes de développement à Dakar et à Paris, et Team-X l’a remporté. Pape Birame Sène, pourquoi avoir fondé Team-X Group ? P.B.S. : Je travaillais dans une SSII (Société de services et d’ingénierie en informatique), et j’y ai vu des start-upeurs avec de beaux projets et des business models les accompagnant : ils voulaient développer des plates-formes, mais beaucoup devaient abandonner, faute de moyens de financement. J’ai donc cofondé Team-X, une start-up studio : nous prenons en charge une partie, voire la totalité des coûts de développement. Nous réalisons un prototype pour intéresser les investisseurs et réaliser une levée de fonds, puis nous mettons en place une phase d’amorçage afin d’apporter à la start-up l’investissement technologique. À ce jour, Xaalys est notre troisième projet, après Payall (plate-forme de mobile money) et FireFly (régie publicitaire dans les transports en commun). Quel rôle Team-X a joué pour Xaalys ? P.B.S. : Nous avons réalisé toute sa plate-forme technologique. Six personnes ont travaillé dessus à Dakar. Un projet d’envergure sur le plan technique, avec des contraintes supplémentaires en matière de sécurité, de fiabilité et de disponibilité. Et un défi niveau délai : il a fallu développer la plate-forme en huit mois. Nous étions une équipe très jeune et avons parfois AFRIQUE MAGAZINE
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travaillé 18 heures sur 24. Chacun a fait tr davantage que sa part afin de relever ce d challenge. Développer la première néobanque française les a séduits. En Afrique, quels sont les freins au développement des start-up ? P.B.S. : À Team-X, nous sommes 12. Nous aurions besoin de davantage de personnel, mais il nous est difficile de trouver de bons développeurs ! Les jeunes préfèrent travailler pour des grands groupes plutôt que dans des start-up, où la visibilité n’est souvent que de quelques mois. Le souci est que nous n’avons pas assez d’informaticiens. Leur formation est trop théorique. Les liens entre les mondes éducatif et professionnel sont inexistants, au point que des instituts de formation remettent à niveau les étudiants qui sortent des universités. Et les entreprises doivent souvent former les jeunes diplômés en interne afin qu’ils soient opérationnels. Nous avons également besoin d’un cadre juridique robuste pour que les investisseurs étrangers soient confiants. En matière de capital-risque, il est plus aisé pour les grandes entreprises et les microentreprises que pour les PME de trouver des financements. Autre point : les investisseurs regardent la « scalabilité » du modèle d’une start-up, c’est-à-dire sa capacité à essaimer. Or, le Sénégal n’est qu’un marché de 15 millions d’habitants : il faut travailler à une meilleure intégration régionale, pour qu’un projet africain puisse se développer au-delà des frontières. ■ 81
INTERVIEW
HICHAM EL HABTI SECRÉTAIRE GÉNÉRAL ADJOINT DU GROUPE OCP/ SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE L’UN IVERSITÉ MOHAMMED VI POLYTECHNIQUE (UM6P)
MOHAMED LAKLALECH
CHEF DIGITAL OFFICER DU GROUPE OCP
L’OCP en « mouvement » pour entrer dans le futur
Premier employeur du Maroc avec plus de 20 000 salariés, l’Office chérifien des phosphates (OCP), qui fêtera son centenaire en 2020, a entrepris une cure de jouvence en misant sur sa transformation digitale. Rencontre au salon VivaTech, à Paris, avec deux acteurs de cette mutation. propos recueillis par Cédric Gouverneur
AM : Hicham El Habti, dans quelles conditions a été lancé la transformation digitale d’OCP ? H.E.H. : Il faut revenir à l’année 2006 : l’entreprise connaissait une période délicate et le prix des matières premières affrontait un cycle baissier. Le groupe a alors entrepris une transformation managériale : construire les conditions en interne afin que tout le monde travaille en intelligence pour créer de la valeur à partir du phosphate. Et en dix ans, le chiffre d’affaires est passé de 2 à 5 milliards de dollars. Un plan d’investissement de 20 milliards de dollars a été lancé. Notre PDG, Mostafa Terrab, a réfléchi à l’avenir : comment créer encore davantage de valeur ? Le rajeunissement de la structure humaine du groupe nous a alors frappés : l’âge médian était tombé à 35 ans en 2016, contre 45 ans dix ans plus tôt ! Or, cette génération travaille différemment : elle cherche davantage de sens, moins de hiérarchie et d’administratif. C’est de là qu’est venue, en avril 2016, l’idée de lancer une sorte de libération des énergies au sein du groupe. Nous l’avons nommé « mouvement » : un mouvement, contrairement à un projet, n’a pas de fin déter82
minée. La transformation digitale est née de la concrétisation d’une réflexion menée par l’un des groupes de travail mis en place lors de ce mouvement : « be digital », qui a proposé des initiatives pour une transformation digitale du groupe. C’est même devenu une direction exécutive d’OCP. Pourriez-vous donner un exemple concret ? H.E.H. : Un ingénieur sur un site chimique a eu l’idée d’installer des capteurs afin de prévenir les pannes, ce qui permet d’intervenir en amont et de réduire les coûts de maintenance. Cet ingénieur est devenu « intrapreneur » : il a monté sa start-up en interne, s’est lancé dans la fabrication des capteurs, a embauché une dizaine de techniciens et a même des clients hors du groupe. Voilà un relais de croissance, un nouveau business pour OCP : la maintenance préventive digitale. Comment OCP et l’Université Mohammed VI polytechnique (UM6P) travaillent-ils ensemble ? H.E.H. : L’UM6P dépend de la Fondation OCP, fondation d’utilité publique pour l’éducation d’excellence. L’université a un lien de client à fournisseur avec OCP : le groupe investit dans AFRIQUE MAGAZINE
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la recherche afin que les chercheurs de l’UM6P lui fassent des propositions. De leurs côtés, les collaborateurs d’OCP peuvent suivre des formations à l’université afin de voir leur carrière progresser. Sur le campus, il existe également un espace d’incubation pour les intrapreneurs d’OCP. Nous avons aussi une école de codage, qui s’appelle « 1337 » : lu à l’envers, ce nombre donne « leet », ce qui désigne un système d’écriture ! Nous travaillons en partenariat avec l’école 42, fondée par Xavier Niel, à Paris. On se doit d’être compétitifs pour convaincre OCP de contractualiser chez nous. L’université compte 700 étudiants, dont 30 à 40 % se destinent à OCP. On veut qu’ils aient l’esprit d’entrepreneuriat, qu’ils lancent leurs propres start-up. Quelle est la dimension africaine de cette université ? H.E.H. : Les thématiques étudiées sont liées aux enjeux du continent : sécurité alimentaire, développement durable, industrialisation, urbanisme… Par exemple, deux tiers des étudiants en master de sciences de la fertilisation viennent d’Afrique subsaharienne. L’université fait partie du RESCIF (Réseau d’excellence des sciences de l’ingénieur de la francophonie). Et la filiale OCP Africa est présente dans 14 pays ! Mohamed Laklalech, vous êtes au pilotage de la transformation digitale du groupe. Quel est l’enjeu essentiel ? M.L. : Le digital dévoile des opportunités de business model, opportunités qui ne constituent pas de simples améliorations mineures mais qui relèvent davantage du bouleversement complet : la principale menace pour un grand groupe n’est plus forcément constituée par le concurrent historique, le grand groupe rival, mais peut être une petite start-up, qui risque de dénicher la solution innovante majeure. Quelle était la situation avant cette transformation ? M.L. : OCP est une industrie minière et chimique : il y avait beaucoup de flux de papiers, avec une organisation assez hiérarchique. La transformation industrielle du groupe a permis de doubler ses capacités minières et de tripler ses capacités de production d’engrais. Elle s’est accompagnée de la génération d’une quantité massive de données, qui peuvent représenter une opportunité de nouveaux business à forte valeur ajoutée. On a commencé à envisager le digital comme facteur de trans-
formation, pour bouleverser les process, en mettant le premier concerné, l’utilisateur, au centre de la réflexion, plutôt que de travailler en son absence. On a lancé cette transformation en interne, puis on a créé une joint-venture avec IBM, nommée « Teal », terme qui en anglais désigne la couleur bleu-vert : l’alliance du vert d’OCP et du bleu d’IBM ! Celle-ci a donné un coup d’accélération à notre virage digital. Comment s’est déroulé ce virage ? M.L. : Nous avons mis en place une structure dite « agile » : une digital factory horizontale, sans hiérarchie, organisée autour de compétences multidisciplinaires, réunies autour d’un objectif commun. L’équipe imagine l’expérience vécue par l’utilisateur afin de mieux répondre aux besoins de ce dernier. C’est un changement de paradigme : avant, un projet nécessitait un cahier des charges, un appel d’offres, sans que l’utilisateur final ne soit vraiment impliqué. Cela prenait du temps. On a basculé d’une logique de projet à une logique de produit, où l’on ne se montre satisfaits que lorsque l’utilisateur final voit son expérience concrètement améliorée. Racontez-nous un exemple concret. M.L. : Des fournisseurs se plaignaient de délais trop longs. On a donc appliqué la méthode « agile » en réunissant les fournisseurs autour d’une table. C’était innovant, disruptif. Ils ont exprimé leurs besoins de visibilité, de transparence, l’optimisation des délais. Et les délais ont été finalement considérablement réduits, parfois divisés par 10 ! Ce qui ouvre la porte à d’autres opportunités : comment utiliser la data, comment développer l’intelligence artificielle pour réduire encore les délais. Les gains sont-ils quantifiables ? M.L. : La transformation digitale a commencé il y a un an et demi, on ne pourra quantifier qu’au fur et à mesure du mouvement. Elle apporte des gains financiers directs, mais aussi des impacts positifs sur les processus de production, la baisse des délais, les interactions entre les équipes et leur motivation. Cette transformation digitale a-t-elle pu être perçue par les salariés comme une menace pour leur emploi ? M.L. : Nous leur expliquons qu’il faut miser sur le changement. Que le digital ne va pas tuer leur métier, mais le faire évoluer et lui donner une plus forte valeur ajoutée. ■
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La principale menace pour un grand groupe n’est plus forcément constituée par le concurrent historique, le grand groupe rival, mais peut être une petite start-up.
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PERSPECTIVES Le pays veut devenir la cinquième puissance touristique du continent à partir de 2025. Ici, la station balnéaire Assinie.
LA CÔTE D’IVOIRE MISE SUR LE TOURISME Le gouvernement a présenté un projet ambitieux de développement du secteur. Premier défi : réunir les financements pour lui donner vie.
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ournée portes ouvertes des Ambassades à Washington, ce 4 mai 2019. Consacré à la promotion culturelle et touristique des pays, l’événement a vu défiler 14 500 visiteurs dans les stands de la Côte d’Ivoire. Un engouement pour cet État d’Afrique de l’Ouest, que vont pouvoir concrétiser les Américains avec l’inauguration prochaine de vols directs Ethiopian Airlines vers Washington et New York-JFK au départ d’Abidjan, complétant celui déjà opérationnelle avec Newark. Dans la perle des lagunes, rien n’est laissé au hasard pour promouvoir « Sublime Côte d’Ivoire », la nouvelle stratégie du gouvernement pour renforcer l’offre touristique. De passage au siège de la Banque africaine de déve-
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loppement (BAD), à Abidjan, le 25 avril 2019, le ministre du Tourisme, Siandou Fofana, expliquait à ses interlocuteurs la volonté de faire du pays la cinquième puissance touristique du continent à partir de 2025. Contre la 12e position aujourd’hui. « Sublime Côte d’Ivoire » nécessitera, assure le ministre, un investissement de 5,8 milliards de dollars pour réaliser neuf projets phares : « Parmi ceux-ci, détaille-t-il, Abidjan Business City, qui sera un point central pour les congrès dans le pays. Actuellement, nous ne disposons pas de centres de conférence, et nous ne pouvons accueillir 5 000 personnes dans une salle. Il y a donc nécessité à aller très vite. Nous aurons également Belle plage pour tous, avec une façade maritime de 550 kilomètres AFRIQUE MAGAZINE
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NABIL ZORKOT
par Jean-Michel Meyer
encore non-exploitée. En outre, nous aurons la construction d’un parc de loisirs sur 100 hectares, lieu de distraction de la sous-région, des voyages de presse et la mise en valeur de sept zones phares touristiques. » Ces dernières années, le flux de touristes n’a cessé de progresser dans le pays. Ils étaient 3,08 millions en 2016, 3,47 millions en 2017 et 3,9 millions en 2018, soit une croissance de 22 % en deux ans, générant 1 114 milliards de francs CFA (1,7 milliard d’euros) de recettes. « À partir de 2025, nous envisageons d’accueillir 4 à 5 millions de touristes, dont 1,5 million de touristes d’affaires, afin de faire de ce secteur le quatrième pilier économique du pays », a précisé Siandou Fofana. Dans le tourisme d’affaires, la Côte d’Ivoire vise la deuxième place en Afrique de l’Ouest, derrière le Nigeria. Yamoussoukro et San-Pédro compléteront l’offre en matière de congrès et de conférences.
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TROIS PROJETS CLÉS
Du côté de la santé, Abidjan Medical City veut faire de la métropole un hub médical pour la sous-région. L’offre balnéaire s’étendra dans les périphéries d’Abidjan à Grand-Bassam, de Jacqueville à Assinie. Pour les touristes européens et américains, « Sublime Côte d’Ivoire » comprend trois projets clés : une offre balnéaire plutôt haut de gamme avec excursions journalières, des circuits de découvertes culturelles et naturelles, et un tour des lieux de mémoire liés à l’esclavage. Mais tous les potentiels du pays ont vocation à être valorisés : la baie de Cocody, l’île Boulay, la basilique Notre-Dame de la Paix, Grand-Béréby, Sassandra, Dabou… De plus, neuf réformes devront favoriser la destination : le toilettage du code du tourisme, la création d’une réserve foncière de 6 000 hectares pour de nouveaux projets ainsi que d’une banque dédiée au secteur, la refonte du guichet unique, le renforcement de la sécurité et de la santé, le développement du secteur aérien pour accueillir 3 millions de passagers par an ou encore la formation qualifiée de 230 000 personnes. « Tout ceci sera vecteur de création d’emplois, et nous entendons en créer 375 000 », a précisé le ministre. Reste à trouver les fonds. L’État a promis d’investir 1 500 milliards de francs CFA (2,28 milliards d’euros). Et un mémorandum d’entente a déjà été signé avec le fonds sud-africain Investment Fund Africa (IFA). La route est longue, mais les premiers décaissements devraient être possibles d’ici à juin 2019. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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CHIFFRES
par Jean-Michel Meyer
En Afrique, l’industrie maritime représente environ 1 000 milliards de dollars par an. 90 % des exportations et importations du continent transitent par l’un des 38 États côtiers. Le Zimbabwe dépense chaque semaine
5 millions de dollars pour importer de l’électricité d’Afrique du Sud.
Avec le projet
Choose Africa,
la France débloque 2,5 milliards d’euros pour financer 10 000 entreprises africaines d’ici à 2022.
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MILLIARDS DE DOLLARS C’est les transactions que la Chine a totalisées avec l’Afrique au cours du premier trimestre 2019, en progression de 2,2 % sur un an.
AVEC 158 TONNES D’OR EXTRAITES
en 2018 (+ 15%), le Ghana supplante l’Afrique du Sud comme premier producteur d’or du continent.
La corruption en Afrique cause à elle seule une perte annuelle estimée à 148 milliards de dollars, selon la BAD. Ce qui représente 25 % du PIB du continent. 85
PERSPECTIVES
BOMBARDIER QUITTE LE MAROC, MAIS LES USINES RESTENT En difficulté, la société va céder ses sites au royaume et en Irlande. Leur reprise par des sous-traitants soulève de nombreuses questions, en particulier du côté de Casablanca. par Julie Chaudier
«B
ombardier ne quitte pas le Maroc », a martelé le ministre de l’Industrie, de l’Investissement, du Commerce et de l’Économie numérique, Moulay Hafid Elalamy, après que l’avionneur canadien, en annonçant ses résultats financiers, a révélé, début mai, son intention de vendre ses usines irlandaise et marocaine, qui assemblent les ailes de l’A220 (ex-CSeries). Ce petit avion commercial conçu par l’avionneur canadien a été revendu à Airbus pour 1 euro symbolique, face à son échec commercial. En fait, si Bombardier, en tant que tel, va bien quitter le Maroc, ses usines et les activités qui s’y déroulent devraient être reprises, ainsi que leurs engagements commerciaux, par un équipementier en sous-traitance. À court terme, « des programmes et des commandes ont été lancés, qu’il s’agit bien sûr d’honorer », souligne Maria El Filali, la directrice du GIMAS (Groupement des industries maro-
caines aéronautiques et spatiales). « Non seulement le Maroc garde ce qu’il a, a insisté le ministre, mais en plus il y gagne : dans l’appel d’offres qui sera prochainement publié figureront de nouveaux engagements, comme la participation du Maroc à la fabrication de nacelles. » Si, à court terme, le site industriel, ses développements et les 400 emplois qu’il héberge ne sont donc a priori pas menacés, c’est l’avenir du site marocain qui est en jeu. À moyen terme, il dépend de la capacité d’Airbus à transformer l’A220 en succès commercial. Ce qui n’est pas exclu. Alors que fin 2018, seuls 67 avions avaient été livrés par Bombardier en trois ans, 135 nouvelles commandes ont été faites à Airbus en 2018, auxquelles s’en s en ajoutent 120 en propro venance de deux compagnies aériennes américaines. En dépit de l’assurance de commandes régulières, l’acheteur
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Airbus a acheté l‘A220 (ex-CSeries) pour 1 euro symbolique.
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devra cependant faire face à l’incertitude liée aux effets du Brexit sur les coûts du site irlandais. Cette situation pourrait refroidir d’éventuels repreneurs, mais aussi favoriser, à terme, l’usine marocaine aux dépens de celle de Belfast. Pour l’heure, « trois acheteurs potentiels sont visés : Airbus [qui est déjà le donneur d’ordre sur le site marocain de Bombardier, ndlr], le Britannique GKN Aerospace et l’Américain Spirit AeroSystems », selon le ministre de l’Industrie. Aucune de ces entreprises n’est encore présente en direct au Maroc mais, à l’exception d’Airbus, ce sont des sous-traitants. Or, avec Bombardier, le royaume avait réussi, en 2011, à recruter son premier et unique avionneur, c’est-à-dire un donneur d’ordre susceptible d’apporter toute sa chaîne de sous-traitance et une valeur ajoutée supérieure. Toutefois, « dans l’aéronautique, les fournisseurs de rang 1 sont souvent plus gros, industriellement, que leurs propres donneurs d’ordre, qui ne font plus aujourd’hui que la R&D [recherche et développement, ndlr] et l’assemblage final. Leur installation au Maroc peut donc être une excellente nouvelle ! » a rassuré le ministre. Pour le pays, les enjeux de cette cession sont donc importants au moment où le secteur aéronautique semble enfin prendre son envol. Entre 2015 et 2016, les exportations ont bondi de 26 %, et l’année suivante de 33 %. Une performance encore modeste par rapport au secteur automobile, dopé en particulier par l’installation du Groupe Renault à Tanger Med. « Cette croissance à deux chiffres, que connaît normalement un secteur au tout début de son développement, est d’autant plus révélatrice qu’elle est largement liée à la croissance des sites industriels des équipementiers déjà installés », explique Maria El Filali. De fait, loin des prévisions de croissance qui annonçaient plus de 200 entreprises en 2020, le nombre de sociétés spécialisées est passé de 110 en 2015 à seulement 140 en 2019. Ce retard est lié au MidParc, à Casablanca. Inauguré le 30 septembre 2013 par le roi Mohammed VI, ce parc privé de 28 ha de terrains industriels dédié à l’aéronautique a atteint en six ans un taux de remplissage de 60 %, objectif prévu pour la fin 2016… « Les entreprises déjà installées dans le parc ont connu une forte croissance interne, explique Aref Hassani, le directeur général de MidParc, ce qui a repoussé l’implantation de nouveaux venus, comme Le Piston Français (LPF). Et les grands appels d’offres internationaux ont également connu des retards. Cependant, au prochain trimestre, nous devrions être en mesure d’annoncer trois à cinq nouvelles implantations. » ■ AFRIQUE MAGAZINE
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LES MOTS « L’Afrique ne contribue pratiquement pas au changement climatique, e, mais le continent est l’une des régions du monde où l’impact du changement climatiquee est le plus dramatique et dévastateur. » é ANTÓNIO GUTERRES, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE L’ONU
« Il y a incontestablement un moment africain, qui ne s’explique pas seulement par la croissance économique, mais aussi par la planétarisation des enjeux africains. » RAMA YADE, CONSULTANTE À LA BANQUE MONDIALE
« Tant qu’ill y aura autant de pauvres, nous ne pouvons pas nous considérer comme une nation complètement libre. » CYRIL RAMAPHOSA, PRÉSIDENT DE L’AFRIQUE DU SUD
« Le phénomène de blanchiment des capitaux d eest un véritable problème pour lla société et pour les autorités aadministratives. » A ALPHA CONDÉ, PRÉSIDENT DE LA GUINÉE P
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Une urbanité vibrante au bord de la mer.
destination
SOUSSE, LA PERLE DU SAHEL TUNISIEN
Le Friguia Park, à une heure de Sousse.
Cette ville du golfe d’Hammamet est une destination idéale pour un séjour dédié au repos, au bien-être et à la culture.
Le golf El Kantaoui, duquel on peut voir la mer. 88
DE HAUTS PALMIERS, des forteresses millénaires et des remparts qui surplombent de longues plages de sable fin : la côte du Sahel tunisien a beaucoup à offrir aux visiteurs, lesquels sont de retour depuis les attentats de 2015. Le secteur du tourisme, en reprise constante depuis quelques années, connaît une année exceptionnelle en raison des efforts faits pour attirer un nouveau public et améliorer la qualité des services. Parmi les destinations le plus prisées, les magnifiques villes du sud du golfe d’Hammamet, comme Monastir ou Sousse. Ici, le bleu du ciel se confond avec la couleur de la mer, et l’on peut pratiquer une palette d’activités, qui vont du golf à la voile, en passant par le tennis et l’équitation. Les amateurs de plongée sous-marine ont à portée de palmes des sites superbes et colorés, à explorer avant AFRIQUE MAGAZINE
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SHUTTERSTOCK - DR - TRISTAN JONES
par Luisa Nannipieri
GE BILL
MADE IN AFRICA escapades de plonger, le soir, dans les clubs et les bars soussiens, où l’ambiance monte à la tombée de la nuit. Pour profiter pleinement de vacances à la plage, mettez le cap sur le Port El-Kantaoui, qui porte fièrement son surnom de « premier port-jardin de la Méditerranée ». Entièrement construite dans un style d’inspiration arabo-andalouse, la ville est un ensemble homogène et verdoyant d’hôtels, de résidences et de commerces, et possède un superbe terrain de golf. La région est par ailleurs le berceau de la thalassothérapie en Tunisie : des soins marins de qualité y sont dispensés sous contrôle médical et avec des équipements à la pointe. Mais la côte tunisienne n’est pas seulement un lieu de divertissement et de farniente. Ces dernières années, elle se réinvente et met à l’honneur le tourisme culturel et patrimonial. Cette évolution est intimement liée aux effets de la révolution de 2011, qui a poussé les Tunisiens à se tourner de plus en plus vers leur histoire. Une histoire ancienne et plurielle que l’on retrouve partout à Sousse, « la perle du Sahel », fondée par les Phéniciens et qui a vu Romains, chrétiens, juifs et musulmans participer à son rayonnement au fil des siècles. Le ministre du Tourisme René Trabelsi a inauguré en mai dernier LES BONNES la place Virgile, à deux pas ADRESSES du musée archéologique ✔ Le golf El Kantaoui, pour de la ville, où l’on peut son parcours panoramique admirer la copie d’une le long de la mer mosaïque romaine qui avait ✔ Le Jaz Tour Khalef été retrouvée ici en 1896, Thalasso & Spa, pour un séjour bien-être et qui est aujourd’hui la Mona ✔ La Tour Khalef, un phare Lisa du musée du Bardo. de 30 mètres construit Le conseil municipal vient en 859, pour y admirer en outre de lancer un projet la vue afin de promouvoir et de ✔ The First Coffee & Resto, sauvegarder la médina et pour un café ou un brunch devrait bientôt organiser de classe des événements culturels ✔ Le Friguia Park, à une heure et des circuits touristiques de Sousse, pour ses bébés tigres et ses lionceaux blancs dans la vieille ville. Parfaitement conservée à l’intérieur de ses remparts, la médina de Sousse comprend le Ribat (une forteresse du VIIIe siècle), la Grande Mosquée en pierre de taille, la kasbah ou encore des souks en partie couverts, qui la traversent de part en part et où s’alternent les échoppes d’artisanat et les cafés maures. Le contraste entre les ruelles de la vieille ville et le dynamisme des quartiers modernes participe du charme de Sousse, qui s’avère être en outre une base parfaite pour organiser des excursions vers la plupart des villes et sites du pays. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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Cette annexe est venue s’ajouter aux 146 chambres et suites de l’hôtel.
Un complexe écoresponsable
Intimiste et select, ce nouvel espace en bord de mer au Lamantin, au Sénégal, a tout pour plaire. LE LAMANTIN BEACH HOTEL est la perle de la station balnéaire de Saly, située à 80 km au sud de Dakar. Implanté près de la réserve de Bandia et du village de pêcheurs de Ngaparou, ce resort accueille sa clientèle dans des cases rondes de style sérère, à l’élégance raffinée. Depuis l’automne dernier, le Blue Bay s’est ajouté aux 146 chambres et suites. Cette annexe de luxe a été construite en prenant en compte son impact écologique. Le bâtiment, qui donne sur la plage, est entièrement en bois, et les 20 nouvelles chambres sont autonomes en énergie grâce à des panneaux solaires. Des matériaux comme le marbre ou le jonc de mer ont été privilégiés pour la déco, dans un souci d’écoresponsabilité qui répond à la demande des habitués. Chaque suite dispose d’une terrasse privée et d’une salle de bains équipée d’une vasque dotée de parois en verre amovibles selon les goûts. Un majordome présent 24h/24 est spécialement affecté au Blue Bay, et une magnifique piscine à débordements, avec jacuzzi, est réservée aux clients de cet espace VIP. En plus de ses services haut de gamme, l’établissement leur garantit l’accès à son magnifique spa, le premier centre de balnéothérapie d’Afrique de l’Ouest, où l’on peut savourer les bienfaits d’un gommage au sel du lac Rose ou des soins d’hydrothérapie à base d’algues, d’essences et de plantes aromatiques. ■ L.N.
Lamantin Beach Hotel, Sénégal (à partir de 162 € par personne la nuit, en baisse saison). lelamantin.com 89
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Des tissus plein la tête !
Les accessoires vintage au design moderne et multiculturel d’ANNE KIWIA. ANNE KIWIA A APPRIS à broder, coudre et tricoter quand elle était petite grâce à sa grand-mère. Aujourd’hui, elle vend ses magnifiques bandeaux en tissus vintage assemblés à la main par des artisanes tanzaniennes sur deux continents. Née en Roumanie d’un père tanzanien et d’une mère roumaine, elle a grandi et travaillé entre la Bavière, l’Australie, l’Afrique du Sud et le Royaume-Uni. Elle a toujours baigné dans le milieu de la mode, mais c’est en venant vivre à Dar es Salaam avec son mari qu’elle découvre des étals de vieux tissus sur les marchés. Un véritable déclic pour
Ses bandeaux sont assemblés à la main par des artisanes tanzaniennes. son esprit d’entrepreneuse. L’étonnant mélange de pièces de toutes sortes lui a inspiré l’idée de les découper et de les repriser pour en faire des bandeaux à cheveux haut de gamme, qu’elle a commencé à vendre sous son nom en 2012. Des accessoires pensés pour sublimer la beauté des femmes, qui sont aussi un éloge de la mixité culturelle. Forte de son expérience avec des stylistes de renom comme Akira Isogawa ou à la direction artistique de Vogue Allemagne, Anne Kiwia reconnaît de loin les meilleures pièces, avec une préférence pour la soie ou le coton de qualité. Elle les récupère et les confie ensuite à de méticuleuses couturières qu’elle a choisies et formées elle-même. Avec son équipe, elle donne une nouvelle vie aux tissus, en créant des assortiments uniques et dépaysants. Sa marque, Anne Kiwia, vise également à développer une mode durable, éthique et responsable : l’entreprise assiste ses fournisseurs en les aidant à entretenir leur boutique et pousse les couturières à créer leur propre business afin d’assurer leur indépendance économique. ■ L.N. annekiwia.com
LE LIEU : LE BUSHMAN CAFÉ Une adresse créative et gourmande. ET SINON ?
On peut redécouvrir le goût d’un bon café robusta préparé à l’ancienne. POUR QUI ?
Les amoureux de la culture sous toutes ses formes.
CE RESTAURANT, mais aussi bar, maison d’hôtes et galerie d’art se métamorphose tous les trois mois. Le Bushman Café, qui a ouvert fin 2016, est aujourd’hui une adresse culturelle incontournable d’Abidjan. À l’arrivée, on est accueilli avec du thé à la menthe, le temps de découvrir les lieux sur des notes afro-électro. Puis on passe à table, direction le rooftop : le poulet gnamakou, mariné dans du soja et du gingembre, ou le burger Gaou, concocté avec du pain sucré du Ghana, du fromage made in Abidjan et de la viande venue du Burkina, sont servis sur une planche en bois recouverte de feuilles d’ignames. Purée, frites, alloco ou banane pilée à l’huile rouge font l’accompagnement. Ici, tout est frais, et mieux vaut réserver pour ne pas rester sur sa faim ! ■ L.N.
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QU’EST-CE ?
Riviéra 4, M’pouto, Abidjan facebook.com/BushmanCafe 90
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MADE IN AFRICA carrefours insolites
L’installation Sarbalé Ke, qui signifie « la maison de la fête » en langue moré.
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Le festival de Coachella d’après Francis Kéré
IWAN BAAN
Le Burkinabé fait pousser des baobabs sous le ciel californien et crée un lieu de partage et de communion. LE DERNIER PROJET de l’enfant chéri de l’architecture burkinabé, Francis Kéré, n’est pas un bâtiment comme les autres. Sarbalé Ke, « la maison de la fête » en langue moré, est une installation artistique créée expressément pour le festival de Coachella, en Californie, qui a eu lieu en avril dernier. D’ici peu, elle deviendra un pavillon public permanent. Pour construire ces 12 tours bariolées à l’ossature en métal, recouvertes de panneaux en bois bleus, orange, rouges et roses (qui évoquent les couleurs du coucher et du lever du soleil sur les montagnes de la région), Keré s’est inspiré de la majestueuse forme des baobabs de Gando, sa ville natale. « Cet arbre est un point de repère et un lieu d’échange fondamental pour la communauté. Il est aussi vénéré pour ses propriétés nutritives et thérapeutiques », rappelle l’architecte. Les tours sont disposées en petits groupes avec, au centre, les trois baobabs les plus imposants (17, 18 et 19 m de hauteur). On accède aux structures en se glissant sous des sortes de racines triangulaires, qui règlent naturellement le flux de visiteurs. Le trou au sommet et la disposition hélicoïdale des tours assurent la ventilation et l’éclairage naturel du lieu. AFRIQUE MAGAZINE
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Et offrent dans le même temps un abri ombragé dans la vallée assolée. La journée, comme au cœur d’un vrai baobab, les rayons du soleil modifient graduellement les couleurs et l’atmosphère. Et la nuit, les tours sont éclairées de l’intérieur et se transforment en jalons fluo visibles de loin, qui appellent à se rassembler et à partager les espaces et les expériences. ■ L.N.
La nuit, les tours sont éclairées de l’intérieur.
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créateur
Placé sous le signe de la multiculturalité, le défilé a eu lieu le 29 avril.
Dior fait escale à Marrakech La célèbre maison a choisi le décor de rêve du palais El Badi pour présenter sa collection croisière inspirée par l’Afrique.
L’esprit classique de la marque.
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C’EST DIOR QUI A OUVERT LE BAL des collections croisière 2020 – ces vêtements pensés pour la mi-saison, qui représentent désormais un chiffre d’affaires majeur pour les enseignes de luxe. Pour marquer le coup, la maison a redoublé d’efforts et concocté le 29 avril dernier un show étonnant, avec l’un des défilés les plus longs de son histoire : 113 silhouettes ont été présentées devant un parterre de 800 personnes, dont de nombreux VIP, qui ont accouru dans la magnifique cour du palais El Badi, à Marrakech, depuis les quatre coins du monde. La ville rouge a été choisie par Maria Grazia Chiuri, directrice artistique de la marque, en mémoire des liens qui ont toujours existé entre la maison Dior et le Maroc. Mais aussi parce que ce dernier représente le point de rencontre entre l’Europe et l’Afrique. C’est d’ailleurs l’esprit de cette nouvelle collection croisière, qui s’inspire du continent et veut mettre en avant le dialogue culturel des savoir-faire entre la marque, les artistes et les artisans. Les robes, les jupes, les ponchos et les tailleurs évoquent des pièces historiques d’Yves Saint Laurent ou de Marc Bohan et gardent les formes chères à la directrice artistique italienne, avec leurs plissés, des bustiers et les silhouettes élégantes qui font le style unique de Dior. C’est plutôt dans les détails, comme les broderies, les tissus et les imprimés sélectionnés, que l’on retrouve l’influence africaine et découvre la signature des artistes qui ont collaboré à la collection. Comme Uniwax, célèbre enseigne ivoirienne de wax, qui a réinterprété deux motifs AFRIQUE MAGAZINE
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NADINE IJEWERE FOR DIOR - DIOR
par Luisa Nannipieri
MADE IN AFRICA fashion
Les bandeaux en wax du chapelier Stephen Jones et de la modiste Martine Henry ont été dessinés en écho aux tissus d’Uniwax.
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113 silhouettes de prêt-à-porter ont été présentées devant 800 personnes. fétiches de la maison : la toile de Jouy et les cartes de tarot. Le résultat est un coton wax entièrement fabriqué en Afrique, à partir d’une matière première cultivée, filée et imprimée entre le Mali, la Côte d’Ivoire et le Bénin, qui mélange des dessins classiques à une faune et une flore tropicales. Des motifs qui mettent la nature au service de looks raffinés. Maria Grazia Chiuri a confié au Burkinabè Pathé’O la confection d’une chemise et d’une jupe en hommage à Nelson Mandela, qui adorait ses créations aux couleurs vives. La Britannique Grace Wales Bonner, fortement influencée par le continent, et l’Afro-Américaine Mickalene Thomas ont, chacune à leur façon, revisité l’iconique New Look de Christian Dior. Enfin, l’association Sumano, qui travaille à faire revivre la tradition artisanale féminine des tribus du Maroc (comme la peinture sur céramique, ou l’art du tissage et des teintures végétales), a confectionné un manteau exclusif tissé et peint à la main, suivant des techniques ancestrales. Elle a aussi participé à mettre en place la scénographie de ce défilé hors norme : les artisanes ont ainsi réalisé des poteries en céramique sur mesure pour l’événement. Elles ont également teint au henné les coussins des sièges du défilé et soigné le décor du somptueux palais El Badi, un joyau de l’architecture islamique, éclairé par des milliers de bougies. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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Des perles en verre de Murano, qui circulent depuis des siècles en Afrique, ont été incrustées sur certaines créations.
Les broderies des robes blanches s’inspirent de l’architecture moresque, tout en évoquant de la guipure. 93
Allergies de saison, peut-on les éviter ? ÉTERNUEMENTS, yeux qui pleurent, nez qui coule, démange ou se bouche… C’est la rhinite allergique. Survenant à tout âge, elle est due aux pollens et peut beaucoup gêner au quotidien. La pollution atmosphérique est aggravante, car elle rend les pollens plus allergisants. De plus, elle irrite les voies respiratoires et les rend plus réceptives aux allergènes. Avec ce duo pollens-pollution de plus en plus fréquent, les désagréments sont décuplés ! Quels sont les bons réflexes à avoir en pleine saison de troubles ? On aère d’abord sa maison le matin ou le soir, car en milieu de journée, il y a bien plus de pollens dans l’air. On évite d’aller dans la nature et de laisser sécher son linge dehors. Et en voiture, on roule les vitres fermées. Quand il y a de la pollution, difficile d’y échapper… Mais on évite de faire des efforts car on inhale alors plus d’air, et par conséquent plus de pollens ! Si vos yeux sont 94
touchés, une casquette et des lunettes peuvent un peu protéger. Le soir, on se lave le visage et on rince ses cheveux pour ne pas dormir avec des pollens. Et pour apaiser ses symptômes, on peut recourir à des antihistaminiques en comprimés (cétirizine ou loratadine), ainsi qu’en spray nasal et en collyre en complément. Il est important de laver sa muqueuse nasale pour chasser les pollens qui l’agressent, avec un spray d’eau de mer ou spécial pour les nez allergiques. Il existe aussi des produits à double action, qui soulagent et protègent la muqueuse. Il ne faut négliger aucune solution douce. Côté homéopathie, on compte sur Rhinallergy par exemple pour atténuer les symptômes et sur trois substances classiquement utilisées : Pollens 15 CH, Poumon histamine 15 CH, et Apis mellifica 9 CH (prendre 5 granules de chaque, matin et soir). L’idéal étant cependant de consulter un médecin AFRIQUE MAGAZINE
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En progression, elles peuvent nous gâcher la vie ! Nos conseils pour y faire face.
VIVRE MIEUX forme & santé
pages dirigées par Danielle Ben Yahmed avec Annick Beaucousin et Julie Gilles
homéopathe pour obtenir un traitement personnalisé. D’autre part, le manganèse a une action anti-allergique en régulant les défenses immunitaires : prendre de cet oligo-élément (gamme Granions en ampoules) en cures régulières peut avoir un réel effet préventif. Lorsque, malgré tout, les symptômes sont sévères, on consulte : le médecin peut prescrire d’autres antihistaminiques sur ordonnance, des corticoïdes en spray pour le nez bouché ou en comprimés. Si l’allergie dure des mois, il est conseillé de voir un allergologue : après avoir procédé à des tests cutanés pour identifier les allergènes coupables, une désensibilisation peut être proposée afin que le système immunitaire finisse par tolérer les pollens. On prend alors de petites doses d’allergènes en gouttes ou en comprimés. Le traitement est à commencer quelques mois avant l’apparition de l’allergie pour une amélioration l’année suivante, et doit être poursuivi trois ans environ.
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Et côté peau… En cas d’eczéma allergique, s’il fait très chaud et que l’on transpire beaucoup, cela peut redonner des lésions. Il faut ainsi modérément s’exposer au soleil et ne pas oublier de s’hydrater la peau le soir. Quand on déclenche une allergie au soleil (petits boutons sur le décolleté, les épaules et les bras qui démangent beaucoup), il faut arrêter les expositions le temps que tout rentre dans l’ordre. Afin d’éviter une récidive, on s’expose ensuite très progressivement, et avec une haute protection solaire. Cette allergie ayant tendance à réapparaître, il est possible de se faire prescrire un traitement préventif, à commencer trois semaines avant de s’étendre au soleil. Attention aussi aux parfums qui peuvent provoquer des réactions (rougeurs, lésions du type eczéma avec des cloques, taches pigmentaires…). On les vaporise donc uniquement sur ses vêtements. Même précaution pour les huiles essentielles de géranium ou citronnelle, utilisées contre les moustiques. Enfin, méfiance avec les médicaments : bon nombre augmentent la sensibilité de la peau au soleil, avec un risque de plaques rouges, voire de brûlures. Ce danger est signalé sur les notices, mais il faut demander conseil à son médecin. Gare également aux gels anti-inflammatoires appliqués sur la peau en automédication, pour soulager des courbatures par exemple : une promenade au soleil en short suffit pour faire une allergie avec des « bulles » énormes. ■ Annick Beaucousin AFRIQUE MAGAZINE
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CHEVEUX TROP GRAS OU TROP SECS : QUE FAIRE ?
Voici des parades simples, mais efficaces, à adopter !
• Les cheveux gras sont dus à une surproduction de sébum. L’emploi de produits inadaptés, la pollution, une alimentation trop grasse ou trop sucrée, ou encore un problème hormonal peuvent être en cause. Il est possible de se laver les cheveux chaque jour si besoin, mais pas avec un shampoing pour cheveux gras : il faut alors alterner avec un shampoing doux. Avec le soin traitant, on se lave d’abord sans frotter, puis on rince ; on applique ensuite une seconde couche en laissant agir quelques minutes sur les racines. Côté brossage, on évite les brosses à picots, irritants pour le cuir chevelu. Quant au sèche-cheveux, il est à utiliser tiède. • Pour les cheveux secs, c’est le contraire : le cuir chevelu ne produit pas assez de sébum, ce qui les rend donc ternes et fragiles. Attention aux shampooings trop fréquents qui agressent. En revanche, il faut hydrater ! Avec un masque à l’aloe vera (sur cheveux humides) ou du beurre de karité. Les huiles végétales (à l’amande douce, l’argan, l’avocat, au jojoba) sont aussi très hydratantes : les garder 30 minutes sous une serviette, puis faire son shampooing. Et on limite tout ce qui est brushing et lissage. ■ Julie Gilles
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Ostéoporose
Avec l’âge, la perte de densité osseuse expose à des risques de fracture, chez l’homme, comme chez la femme. Comment s’en préserver ? CHEZ LES FEMMES, APRÈS LA MÉNOPAUSE, l’ostéoporose peut s’installer doucement à cause de la carence en estrogènes, une hormone agissant sur la formation des os. Mais les hommes sont aussi concernés par cette maladie. Pour combattre l’ostéoporose, il faut s’en préoccuper dès son plus jeune âge et avoir de bons apports en calcium, grâce aux produits laitiers et à certains aliments (sardines en converse, tofu, haricots blancs, chou, épinards…). Il faut aussi boire des eaux riches en calcium (plus de 500 mg/l). Pour bien le fixer sur les os, la vitamine D est indispensable. Elle est fabriquée dans la peau sous l’action du soleil, et l’alimentation en apporte peu. Le médecin peut alors juger nécessaire une supplémentation. Et attention au tabac, qui empêche la bonne assimilation du calcium.
Autre atout pour garder des os costauds, l’activité physique : à raison d’au moins 30 minutes trois fois par semaine, et avec des activités où l’on porte son poids (marche, course à pied, gym, musculation). Une fois passé 50 ans, une perte de taille de 2 cm sur un an et une fracture du poignet en tombant de sa hauteur doivent alerter. On doit alors passer une ostéodensitométrie (examen mesurant la solidité des os). En cas d’ostéoporose avec risque de fracture, un traitement est engagé : calcium et vitamine D si besoin, et médicaments spécifiques qui font gagner de la densité osseuse et diminuent le risque de fracture. Chez les femmes, le traitement hormonal de la ménopause (à débuter dans les premières années) a aussi une bonne efficacité s’il est suivi durant cinq ans. ■ A.B
À LIRE Une cardiologue française s’est donné pour objectif d’expliquer la vulnérabilité cardiovasculaire des femmes et d’exposer leurs symptômes cardiaques spécifiques ainsi que les signes avant-coureurs, que l’on ignore souvent. Elle détaille les nouveaux facteurs de risque féminins, conseille sur la prévention, indique comment la prise en charge médicale doit s’adapter. Et l’on y trouve des témoignages de patientes. Mon combat pour le cœur des femmes, par le Pr. Claire Mounier-Véhier, éd. Marabout, 19,90 euros.
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Enfants, aliments, et bonnes habitudes E C n’est pas toujours facile d’inculquer aux Ce eenfants les bases du bien manger – que l’on a parfois oubliées nous-mêmes –, l’industrie agroalimentaire étant de plus en plus a présente dans nos assiettes. Dans ce guide p ffamilial, on trouve comment expliquer ssimplement les règles d’une nutrition saine, que penser des produits industriels, des idées de menus, ainsi qu’un jeu des 7 familles des aliments. Bien manger, ça s’apprend !, par le Dr Jean-Michel Cohen, éd. Larousse, 14,95 euros.
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Une alerte pour le cœur des femmes
VIVRE MIEUX forme & santé Soulager le syndrome du canal carpien
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Fourmillements, insensibilité dans les doigts de la main… Quelles sont les solutions ? AU DÉBUT, LES FOURMILLEMENTS et les engourdissements surviennent la nuit. Puis, souvent, ils s’accentuent et ennuient durant la journée. Un manque de force et de dextérité peut alors s’installer. Le syndrome du canal carpien est dû à la compression d’un nerf au niveau du poignet : du fait des sollicitations régulières des mains, les tendons et leur gaine situés dans le canal carpien s’enflamment, augmentant ainsi de volume. L’activité manuelle quotidienne dans certaines professions favorise ce souci, survenant surtout après 50 ans : caissières et caissiers, métiers de la coiffure, du nettoyage, du bâtiment, travail à la chaîne… Il existe d’autres facteurs favorisants : l’hypothyroïdie, le diabète, les kystes ou un antécédent de fracture modifiant l’anatomie du poignet. Pour des symptômes encore assez modérés, le port d’une attelle maintenant la main en position de repos la nuit est conseillé durant trois mois environ : cela supprime les fourmillements et peut faire disparaître le problème pour un bon bout de temps, voire définitivement. Pour une prise en charge à un stade plus avancé, une infiltration de corticoïdes diminue l’inflammation localement et apporte un soulagement durable – ou plus temporaire en cas d’atteinte assez importante. Si cette infiltration est un succès, il sera possible d’en faire deux autres quand le besoin s’en fera sentir, avec toutefois une efficacité souvent un peu plus courte. Dans environ la moitié des cas, ces traitements médicaux suffisent pour être tranquille. Autrement, et d’emblée quand le syndrome est très gênant ou très douloureux, il faut passer à la chirurgie pour décomprimer le nerf. Et ce, sans trop attendre : en effet, si la motricité de la main est déjà touchée, la récupération sur ce plan sera moins bonne. De même en cas de fourmillements importants anciens. L’opération, qu’elle soit faite par chirurgie classique ou par endoscopie sous contrôle optique, donne les mêmes résultats concernant la disparition des symptômes. Mais la récupération est un peu plus rapide avec la technique endoscopique. ■ J.G. AFRIQUE MAGAZINE
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DES PALPITATIONS… FAUT-IL S’EN INQUIÉTER ?
Sentir son cœur s’emballer est assez angoissant. Mais les causes sont diverses.
LA PLUPART DES PALPITATIONS sont anodines. En avoir sous l’effet d’une peur est normal, par exemple. L’adrénaline, hormone du stress, accélère aussi le rythme cardiaque : il faut alors s’efforcer de respirer lentement et profondément. Le surmenage et le manque de sommeil – d’autant plus associés à la consommation d’excitants (café, boissons énergisantes, nicotine) – peuvent également le faire s’emballer. Lors d’un effort physique inhabituel, il peut battre plus vite, car il doit s’adapter. Tout revient à la normale au repos. Néanmoins, des palpitations se répétant au cours d’activités physiques, notamment après 40 ans, justifient par prudence de consulter. Il arrive aussi que de fortes chaleurs accélèrent le rythme cardiaque : il faut alors rechercher le frais et bien s’hydrater. Si des palpitations surviennent sans raison, on doit en parler au médecin. L’origine n’est pas toujours cardiaque : une carence en fer, une hyperthyroïdie ou encore des médicaments peuvent en être la cause. Et en cas de facteurs de risque cardiovasculaire (hypertension, diabète, excès de cholestérol, surpoids, tabagisme, antécédents familiaux), un bilan chez un cardiologue est préconisé afin de rechercher un encrassement des artères, un trouble du rythme cardiaque. Un traitement pourra prévenir une éventuelle complication. Enfin, certaines palpitations peuvent être le signal d’alerte d’un infarctus ou d’un autre problème cardiaque : si elles sont associées à un essoufflement, une sensation de malaise, d’étourdissement, ou une douleur, même modérée, dans la poitrine ou le dos, il est nécessaire de consulter en urgence. ■ A.B. 97
LES 20 QUESTIONS propos recueillis par Astrid Krivian
14. Ce que vous rêviez d’être quand vous étiez enfant ? Officier, comme mon père. Puis footballeur, et musicien.
2. Votre voyage favori ? L’Afrique. Et en particulier celle de l’Est, comme le Kenya. J’aime la nature, les gens, la mentalité et l’histoire, qui sont différents de ceux de l’Ouest. 3. Le dernier voyage que vous avez fait ? Saint-Louis, au Sénégal, pour un concert. Les habitants sont plus posés qu’à Dakar, il y a moins de tension. Ils prennent le temps de vivre, de se parler. 4. Ce que vous emportez toujours avec vous ? Mes chapeaux africains, qui me ramènent à mes racines. J’aime avoir un style décalé, en portant des habits modernes. 5. Un morceau de musique ? Plutôt un album : Kind of Blue, de Miles Davis. Une éternelle référence. 6. Un livre sur une île déserte ? L’autobiographie de Miles Davis. Tout musicien devrait la lire. J’ai compris que la musique ne se limitait pas à des notes : c’est un concept, une vision, un état d’esprit. 98
Alune Wade
Le dernier album du bassiste et chanteur sénégalais, African Fast Food, chanté en wolof, anglais et français, est une délicieuse cuisine aux saveurs africaines et jazz, saupoudrée d’épices orientales. Et hétéroclite, à l’image de son parcours riche en collaborations, d’Ismaël Lô à Marcus Miller, en passant par Salif Keïta ou encore Aziz Sahmaoui. 7. Un film inoubliable ? Je préfère les documentaires. Sur l’histoire, les guerres mondiales, l’Égypte ancienne, les animaux, les musiciens… Ils m’inspirent. 8. Votre mot favori ? « Juste ». Il n’est pas fait pour plaire à tout le monde. 9. Prodigue ou économe ? De plus en plus économe, pour ne pas dépenser dans des futilités. 10. De jour ou de nuit ? Peu importe le moment du jour, de la nuit : si l’inspiration vient, je travaille, si c’est le sommeil qui vient, je dors.
11. Twitter, Facebook, e-mail, coup de fil ou lettre ? Facebook, messages WhatsApp, e-mail, mais aussi de plus en plus Instagram. 12. Votre truc pour penser à autre chose, tout oublier ? Je suis très solitaire. Cela me permet de prendre du recul, d’avoir le temps de décider. Et ça m’évite bien des erreurs. 13. Votre extravagance favorite ? La musique. Je suis très gourmand, passionné, je n’arrête jamais. C’est sans modération avec moi !
15. La dernière rencontre qui vous a marqué ? Salif Keïta. Sa façon de chanter, sa carrière incroyable, longue de cinquante ans, m’impressionnent. 16. Ce à quoi vous êtes incapable de résister ? La nourriture ! Sushis, cuisine indienne, et surtout africaine, comme le tiep bou dien. 17. Votre plus beau souvenir ? Mon dernier concert, à Dakar. Tous ces moments sont à savourer. 18. L’endroit où vous aimeriez vivre ? Là où je vis : Paris et Dakar, ma ville natale. Elles me vont à merveille. 19. Votre plus belle déclaration d’amour ? Celle de ma fille. Il n’y a pas plus beau que l’amour d’un être que vous avez créé. 20. Ce que vous aimeriez que l’on retienne de vous au siècle prochain ? Ce sont les gens qui le décideront, pas moi. ■ African Fast Food, Cristal Publishing, 2018.
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JORDI LAGOUTTE
1. Votre objet fétiche ? Je n’en ai pas.
19 Juin 2019 au 31 Juillet