L’EXCEPTION
C’est une contrée dure, aux prises avec des menaces constantes. Mais qui ne manque pas d’opportunités. Dirigée par un chef de l’État qui sort définitivement des cadres traditionnels.
C’est une contrée dure, aux prises avec des menaces constantes. Mais qui ne manque pas d’opportunités. Dirigée par un chef de l’État qui sort définitivement des cadres traditionnels.
La crise tunisienne semble atteindre une sorte d’apogée. Le président Kaïs Saïed n’est pas apparu pendant quelques jours fin mars, alimentant toutes sortes de rumeurs. Et soulignant surtout que depuis 2011, le pays n’a toujours pas de Cour constitutionnelle, malgré… deux Constitutions successives qui prévoient l’institution. Un blocage hautement politique (l’indépendance de la justice…) et révélateur des paralysies tunisiennes. Des opposants, des intellectuels et des journalistes sont en prison. L’autocensure revient à pas de géant dans ce pays qui a été à l’origine des printemps arabes. L’inflation atteint 10 % depuis le début de l’année, laminant les classes populaires et moyennes. Les jeunes, tunisiens ou en transit d’Afrique subsaharienne, veulent traverser la mer à tout prix. Les nantis, eux, prennent l’avion et s’organisent une vie ailleurs. L’État est au bord de la banqueroute, écrasé par une gestion hasardeuse et une dette de plus 40 milliards de dollars (93 % du PIB). Le gouvernement a négocié pendant des mois un prêt de 2 milliards de dollars auprès du FMI. Une « manne » évidemment assortie de contraintes majeures en matière de réforme, et que personne à Tunis ne semble prêt à endosser. Alors que grosso modo, budgétairement, on ne passera pas l’année… Certains imaginent peut-être que la Russie ou la Chine, ou l’Algérie, ou quelques autres puissances « riches et bénévoles » viendront sauver le système…
Last but not least, comme un autre symbole particulièrement déprimant, le musée du Bardo, magnifique, unique pour ses collections de mosaïques romaines, est inexplicablement fermé depuis le « coup » du 25 juillet 2021 (au risque d’endommager les œuvres…). On pourrait croire que la Tunisie est entrée dans une zone de « no future ». On pourrait laisser tomber, d’une certaine façon, attendre avec résignation qu’elle touche le fond…
Et pourtant, non. Ici, dans ce pays aux trois millénaires d’histoire, l’avenir reste à écrire. La Tunisie existe. Elle a du potentiel. Elle dispose d’une élite politique, sophistiquée, diversifiée, qui va de la gauche à la droite, en passant par les sécularistes et des islamistes relativement modérés. Tous représentatifs de la diversité nationale. Il y a des intellectuels de qualité, des
journalistes, des écrivains, des artistes, et toute cette richesse ne peut être occultée.
Le repli n’est pas une option. La Tunisie est idéalement placée, à deux ou trois heures des grands centres économiques européens. Elle a des accords avec l’UE, que l’on pourrait améliorer. Elle a un lien ancien avec l’Afrique, que les crises migratoires ne devraient pas dissoudre. Elle peut jouer aussi de son orientalisme naturel pour renforcer ses relations avec les pays du Golfe. Les Tunisiens sont des entrepreneurs et des commerçants. Le pays dispose d’une élite de médecins, d’ingénieurs, de jeunes passionnés par la tech. La diaspora, affective, attachée au pays, pourrait rapidement se mobiliser. La société civile est réactive, ambitieuse. Le monde culturel ne cède pas au désespoir. La Tunisie et les Tunisiens bénéficient toujours d’un grand capital de sympathie aux quatre coins du monde, le pays est beau, et le tourisme pourrait redevenir l’un des grands secteurs de l’économie nationale. Il y a du savoir-faire, de l’expérience. Le tissu existe, il est là, il a besoin de confiance, et de visibilité pour redémarrer au quart de tour. La Tunisie peut s’imposer en quelques années comme une plate-forme incontournable de services, industriels, techniques, logistiques, de prestation de santé, etc. Et elle sera aidée. La crise actuelle aura eu le triste mérite de montrer que le pays était devenu stratégique, que l’on ne pouvait pas se permettre de le laisser couler. D’avoir le chaos aux portes de l’Europe, au cœur du Maghreb. Aussi bien à Paris, Rome, qu’à Bruxelles, au siège de l’Union européenne, ou à Washington, au FMI et à la Banque mondiale…
Tout est possible, à condition de retrouver une certaine normalité politique. Ce pays d’à peine 13 millions d’habitants a juste besoin d’être bien gouverné. De libérer les énergies et de libérer un débat normal. Rien de spectaculaire. Juste la norme. De solder aussi une fois pour toutes les comptes du passé. De tourner la page des révolutions, d’hier ou d’aujourd’hui. Et de se tourner vers l’avenir. De travailler. Sans développement économique, sans un nouveau pacte social, sans stabilité, rien n’est possible… Et les promesses, les discours se heurteront sur le mur des impitoyables réalités. ■
3 ÉDITO Une vraie Tunisie par Zyad Limam
6 ON EN PARLE C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE, DE LA MODE ET DU DESIGN Tunisie, le choc des images 24 PARCOURS Juste
QUE
TEMPS FORTS
28 Éthiopie : Demeure en péril par Cédric Gouverneur
38 Rémi Carayol : Disséquer la guerre par Astrid Krivian
44 Elgas : « Je cherche la liberté » par Astrid Krivian
84 Lesley Lokko : « Portons une autre voix » par Luisa Nannipieri
90 Nédra Ben Smaïl : « On ne naît pas parent, on le devient » par Frida Dahmani
57 L’exception Niger par Zyad Limam, Thibaut Cabrera, Seidik Abba et Emmanuelle Pontié
58 L’équation Bazoum
62 Rabiou Abdou : « La réalisation du PDES est au cœur de notre stratégie »
66 Le défi démographique
68 L’agriculture de demain
70 Pétrole : un tournant majeur
74 Les nouvelles perspectives de l’uranium
76 Portfolio : Entre le fleuve et le désert
82 À la recherche des dinosaures
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RÉDACTION
94 Une addition salée
98 Marc-Antoine Eyl-Mazzega : « La tendance de fond est à une amélioration sensible du bilan carbone »
100 La production de cannabis médical et industriel s’envole au Maroc
101 La Tanzanie et l’Inde vont se passer du dollar
102 Un nouveau mégaprojet d’hydrogène vert en Mauritanie
103 Surendetté, le Ghana se veut con fiant par Cédric Gouverneur
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P.84
Emmanuelle Pontié
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Violence stylisée récompensée au Fespaco ou descente aux enfers sortant sur les écrans européens : DEUX RÉALISATEURS AUDACIEUX auscultent les d ifficiles lendemains de la révolution du jasmin…
C’EST À L’UNANIMITÉ que le jury du 28e Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco) a décerné en mars dernier l’Étalon d’or de Yennenga à Ashkal, thriller poétique et métaphorique. L’originalité et la résonance politique du film de Youssef Chebbi avaient déjà été remarquées au Festival de Cannes. Cette enquête policière, située à Tunis dans un vaste chantier d’immeubles de luxe à l’arrêt depuis la chute de Ben Ali, est sous tension : les deux inspecteurs (incarnés par l’aguerri Mohamed Grayaâ et la jeune Fatma Oussaifi) sont confrontés à une étrange série d’immolations dans ces carcasses de béton. Un long-métrage très graphique, baigné d’une musique anxiogène, et comme hanté par la figure de Mohamed Bouazizi qui s’était immolé au début de la révolution, suivi depuis par une centaine d’autres. Les silhouettes de ces fantômes incandescents poursuivent longtemps le spectateur après la projection. Autant de héros qui, selon le réalisateur, sont passés du statut de martyre à celui de trouble-fête dans la Tunisie d’aujourd’hui.
C’est dire l’acuité d’Ashkal, à la lisière du mystique et du fantastique, qui a trouvé un distributeur en France fin janvier.
Second film tunisien à ne pas manquer ce mois-ci, Amel et les fauves, qui sort en France un an après sa diffusion officielle.
On est cette fois-ci dans le réalisme le plus sombre, avec une ouvrière manipulée par son patron, mariée à un alcoolique, emprisonnée pour adultère alors qu’elle a été violée, et dont le fils va tomber dans la drogue et la prostitution… Mehdi Hmili a choisi de traiter frontalement cette descente aux enfers en montrant la violence de la police, soumise aux plus riches, mais aussi tout un monde interlope, l’obligeant à couper les scènes de sexe et avec des travestis pour la diffusion dans d’autres pays arabes. Il y a peu de répit dans cette chute sans fin d’une mère et son fils, prisonniers de leur condition sociale et d’une société patriarcale, machiste, et corrompue. Mais il y a également beaucoup d’énergie et d’audace. Une preuve supplémentaire de la créativité de ce cinéma post-révolutionnaire. ■ Jean-Marie
ChazeauSI ON L’A RÉCEMMENT remarqué pour la bande originale des films Black Panther, Baaba Maal s’active depuis quatre décennies sur la scène musicale. Mais Being confirme un talent façonné entre le Sénégal et la France, avec un parcours ponctué de collaborations prestigieuses : Damon Albarn, Brian Eno… Entouré de ses complices (notamment Cheikh Ndoye à la basse ngoni et Momadou Sarr aux percussions), il propose ici un superbe écrin de sept titres ultra-contemporains, aussi percussifs que mélodiques, interrogeant l’absurdité de notre monde actuel, tout en sondant l’âme de chacun. Blues, soul, électro, folk(lore)… Enregistré entre Londres, Brooklyn et son pays, le CD surprend, n’a pas peur des ruptures de ton ou de narration d’une chanson à l’autre. Et pendant ce temps-là, domine le chant, habité, de Baaba Maal… ■ Sophie Rosemont
À écouter maintenant !
Le Cri du Caire, Les Disques du festival permanent/Airfono/L’Onde & Cybèle
Le casting est beau : Erik Truffaz à la trompette, Peter Corser au saxophone, Karsten Hochapfel au violoncelle… et Abdullah Miniawy au chant soufi. Incarnant la soif de liberté de la jeunesse égyptienne, auteur de chaque vers de l’opus, il fait de ce Cri du Caire un disque de spoken word somptueusement orchestré. Et pas que : ici et là, le jazz et le rock’n’roll se manifestent.
Yalla Miku
Yalla Miku, Bongo Joe
C’est l’histoire d’une alliance quasi magique. Ici, le Marocain Anouar Ait Baouna, chanteur et (entre autres) roi du guembri, l’Algérien
Ali Bouchaki, figure de la darbouka, et l’Érythréen Samuel Ades, maître du krar, rencontrent deux duos : l’hyperactif Cyril Cyril, et Hyperculte, lequel cultive un son entre krautrock et électro. En résulte un exaltant voyage transcontinental porté par une authentique hybridité sonore.
David Walters
Soul Tropical, Heavenly Sweetness
Cinquième album solo pour le petit-fils de Carïbéens David Walters, l’une des figures de proue multi-instrumentiste d’une soul créole et éclectique. Ici, il cultive les affinités électives avec des partenaires de haute voltige, tels que Flavia Coelho, Anthony Joseph, Roger Raspail, ou encore K.O.G. (Kweku Of Ghana).
À la réalisation, le beatmaker et producteur Guts. Le tout pour un vibrant hommage au groove antillais. ■ S.R.
L’ARTISTE SÉNÉGALAIS est de retour avec un éblouissant CD, follement avant-gardiste tout en étant accessible. Une merveille !
LORSQU’EN 1981, Tony Rinaudo arrive au Niger pour aider à contrer l’avancée du désert, le jeune agronome australien découvre les ravages d’une agriculture intensive pratiquée depuis la colonisation. Mais sous terre, il constate qu’un immense réseau de racines vit toujours. Des buissons, bientôt des arbres, vont protéger les sols du soleil et du vent, et faire repartir l’agriculture. Une agroforesterie qui a depuis fait école dans une vingtaine de pays africains. Le réalisateur Volker Schlondörff (Palme d’or 1979 pour Le Tambour) a accompagné son ami de retour sur le continent : il parle toujours le haoussa, et si la vie a bien changé (une escorte armée l’accompagne dans les villages où il circulait autrefois librement), son enseignement a visiblement porté ses fruits, applaudi par les femmes et salué par les hommes qui transmettent son savoir. Au passage, le programme international de Grande Muraille verte est épinglé, et le cinéaste allemand a l’intelligence d’intégrer à son documentaire de larges extraits de films africains, comme le très beau Les Larmes de l’émigration (2010) du Sénégalais Alassane Diago. ■ J.-M.C
Le grand cinéaste allemand Volker Schlöndorff rend hommage à un pionnier australien dans le REBOISEMENT DU SAHEL.
AM : Ce nouvel album est-il l’aboutissement de longues années passées à partager votre féminisme ?
Sandra Nkaké : Il est le reflet de mon cheminement intérieur, de mes combats. Écrire et être productrice indépendante me permet de lutter pour un monde plus juste, moins violent et moins patriarcal. Je souhaite œuvrer pour que les femmes soient enfin reconnues et prises pour des sujets. Des sujets qui ont des droits. La sororité est l’une des pierres angulaires de mes combats et se manifeste partout dans mes chansons : « Sisters », « Rising Up », « My Heart »… Mes sœurs sont nombreuses : ce sont des amies, des femmes que je croise dans la vie de tous les jours, des créatrices. Avec leur parcours singulier, elles donnent la force de nous construire. Parmi elle, Axelle Jah Njiké, autrice féministe et créatrice du podcast La Fille sur le canapé. Son approche de la systémie des violences est très inspirante.
En quoi met-il en relief vos racines camerounaises ? Mon parcours commence au Cameroun, pays qui m’a vu naître et que j’ai dû quitter précipitamment. Cette coupure a été douloureuse, mais il vibre toujours en moi. La chanson « Terre rouge » parle de ce sentiment d’appartenance qui me traverse, même si je n’y vis pas. L’automne dernier, j’ai pu me rendre à Fiko, le village de mon grand-père, et redécouvrir les ressources merveilleuses de cette terre, de ces humains si généreux. J’ai été accueillie comme une enfant du pays… Ça m’a remplie de joie. Pourquoi ce très beau titre, Scars, « cicatrices » en français ? Il raconte à lui seul la capacité du corps et de l’esprit à cicatriser et à transformer les traumatismes en traces avec lesquelles on apprend à vivre. J’ai subi l’inceste, les violences conjugales, l’exil… Chanter me fait vibrer de vibrations lumineuses. Écrire des chansons me permet de penser le
monde et de dessiner une route qui me mène jusqu’à vous. Scars aussi, parce que je voulais dire aux personnes en reconstruction qu’une vie est possible après les traumas. Cela demande du temps, de l’accompagnement, mais nous, victimes de violences, pouvons trouver en nous les ressources pour vivre avec, sans qu’ils nous définissent. C’est un disque d’amour, de tendresse, de partage et de lutte. À mes sœurs ! ■ Propos recueillis par Sophie Rosemont
D’UN CÔTÉ, L’UN DES ROIS DE LA KORA Ballaké Sissoko et le violoncelliste et producteur de haut vol Vincent Segal. De l’autre, l’accordéoniste Vincent Peirani et le saxophoniste Émile Parisien. Les cordes et les cuivres. Après un premier concert les réunissant en 2021, au festival des Nuits de Fourvière, les quatre artistes ont décidé de poursuivre l’aventure en studio. L’improvisation est maîtrisée, l’entente nourrie de respect et d’admiration, les instruments semblent mener une discussion que personne n’a envie d’interrompre… D’autant qu’ici, le propos est universel : si les racines sont résolument africaines, le vieux continent est aussi convoqué, et les frontières génériques sont bien poreuses. Musique traditionnelle ? Jazz ? Folk ? Musette détournée ? On ne sait plus trop, et tant mieux ! ■ S.R.
SISSOKO SEGAL PARISIEN & PEIRANI, Les Égarés, Nø Førmat !
UBAH CRISTINA ALI FARAH, Madre piccola, Zulma, 352 pages, 22,90 €.
POLYPHONIQUE, de la guerre civile somalienne à l’exil et la reviviscence.
TROIS FAMILLES. Trois destins. Un même élan vital. Ce premier roman, dans lequel la maternité est un thème central, donne la parole aux exilés de la diaspora somalienne. Le titre, Madre piccola, évoque une réalité prégnante pour la population de l’un des 10 pays les plus pauvres au monde – cette traduction italienne de « tante maternelle » faisant allusion à la fonction qu’assument en temps de guerre les sœurs, les cousines, les amies de la famille, etc., en prenant en charge les enfants des autres. Comme ses personnages, l’auteure, née d’un père somalien et d’une mère italienne, a grandi à Mogadiscio et a dû quitter le pays quand a éclaté la guerre civile, au début des années 1990. Son récit se fait ainsi l’écho du déracinement et du renouveau. À l’aune de ces quelques mots de l’épilogue : « Notre maison, nous la portons en nous, notre maison peut voyager. Ce ne sont pas les murs de pierre qui font du lieu où nous vivons une maison. » ■ Catherine
FayeSes peintures sur toile et sur tissu rendent compte des luttes de s on époque.
RÉTROSPECTIVE
Le musée Picasso MET
RINGGOLD, figure majeure de la scène américaine engagée et féministe.
UN CARNAVAL DE COULEURS. Une effervescence humaine. Difficile de passer à côté de l’œuvre radicale et populaire de Faith Ringgold, depuis le mouvement des droits civiques jusqu’à celui de Black Lives Matter. Dès ses premiers travaux, au début des années 1960, l’Afro-Américaine a su se frayer un chemin dans le monde de l’art majoritairement blanc et masculin : « Il n’y avait aucun moyen d’échapper à ce qui se passait à l’époque ; il fallait prendre position d’une manière ou d’une autre, car il n’était pas possible d’ignorer la situation : tout était soit noir, soit blanc, et de manière tranchée », revendique la native d’Harlem, 92 ans, dont les peintures sur toile et sur tissu, comme les installations, rendent compte des luttes de son époque. À travers ses relectures de l’histoire de l’art moderne et un dialogue plastique et critique avec la scène parisienne du début du XXe siècle – notamment avec Pablo Picasso et ses Demoiselles d’Avignon –, celle qui a su embrasser son destin s’emploie définitivement à créer un art africain-américain, à l’identité propre. ■ C.F.
« FAITH RINGGOLD: BLACK IS BEAUTIFUL », Musée Picasso, Paris (France), jusqu’au 2 juillet. www.museepicassoparis.fr
AFRICA MAMA, un nom simple et efficace pour une musique qui l’est tout autant. Mais sans oublier toute la variété des racines musicales de Djeli Moussa Condé. À l’approche de la soixantaine, il garde toute sa vitalité instrumentiste et s’allie avec le percussionniste Gérald Bonnegrace (du groupe Arat Kilo), pour une réalisation au diapason. Avec une sincérité organique en guise de fil rouge, les compositions de Condé témoignent de son héritage griot, mais également de ses amours transculturelles… Résidant en France dès le début des années 1990, il a accompagné, armé de sa kora, aussi bien Cesária Évora qu’Alpha Blondy ou Manu Dibango. Depuis plus d’une décennie, il se livre à un travail solo qui, une nouvelle preuve en est donnée, est captivant. ■ S.R.
Le destin singulier d’un des derniers mamelouks de Tunis. De la tutelle ottomane à la colonisation française.
EN JUIN 1887, le général Husayn – esclave affranchi devenu dignitaire de l’empire ottoman, avant que la colonisation de la Tunisie par la France, en 1881, ne le contraigne à l’exil en Italie – décède à Florence. Sa mort est suivie de multiples conflits autour de sa succession, entre les années 1880 et 1920, avec un éventail surprenant d’acteurs : le sultan Abdülhamid II et ses vizirs, les gouvernements tunisien, français et italien,
Le nouvel ouvrage d’Achille Mbembe propose une réflexion sur la Terre, ses interactions avec le vivant. Et son devenir.
SI LA GRANDE question qui a toujours occupé l’humanité était de chercher à comprendre les origines de la vie, aujourd’hui, il s’agit de savoir comment elle se termine et s’il est possible de la prolonger. Notre incapacité à vivre ensemble, entre humains, mais aussi avec les animaux et les végétaux, nous met plus que jamais à l’épreuve. Et ce que l’on a perdu est irrécupérable. D’où l’urgence de renouer avec le cosmos et de penser la Terre comme une « communauté terrestre », avec la cohorte d’espèces animées et
M’HAMED OUALDI, Un esclave entre deux empires : Une histoire transimpériale du Maghreb, Seuil, 272 pages, 24 €.
ainsi que des représentants des communautés diasporiques musulmanes et juives. C’est cette trajectoire hors du commun que M’hamed Oualdi, spécialiste de l’histoire du Maghreb moderne et contemporain, relate. Un récit foisonnant, ancré dans le contexte international de la lutte entre les forces ottomanes et françaises pour le contrôle de la Méditerranée. Qui met en lumière les multiples effets d’une telle transition sur la société maghrébine. ■ C.F.
ACHILLE MBEMBE, La Communauté terrestre, La Découverte, 208 pages, 20 €
inanimées qui l’habitent. Une planète où coexister et faire place à d’autres que soi, humains et non-humains, suppose un droit fondamental à la vie et à l’hospitalité. Et où l’histoire africaine et les traditions du continent peuvent aider le monde à trouver un autre chemin. Dans ce dernier volet de sa trilogie, avec Politiques de l’inimitié et Brutalisme, le philosophe camerounais Achille Mbembe continue d’interroger les aspérités du monde contemporain. ■
Les artisanes de cette MARQUE
SUD-AFRICAINE tressent le passé et le présent pour obtenir des accessoires puissants.
LES CRÉATIONS de la marque sud-africaine Pichulik ont de quoi séduire. Ces bijoux sont fabriqués à la main à partir de cordes récupérées, d’éléments en laiton, de pierres précieuses et de matériaux inattendus, le tout donnant vie à des formes sculpturales uniques. Il n’est donc pas étonnant de les voir embellir des collections d’Orange Culture ou de Lukhanyo Mdingi, lors des plus importants défilés de mode. C’est le signe du succès du projet de Katherine-Mary Pichulik, qui a créé le label en 2013 et dirige aujourd’hui un groupe soudé d’artisanes panafricaines installées dans le nouvel atelier-boutique
du Cap, où naissent les collections, inspirées par des histoires de femmes puissantes et les traditions du continent. « Algiers », la dernière, est née d’un travail sur la mémoire familiale de la créatrice. Un voyage qui l’a menée jusqu’aux montagnes du nord-est de l’Algérie, lieu de naissance de sa grand-mère paternelle. On y découvre des boucles d’oreilles dont la forme rappelle une vieille lampe retrouvée au grenier, les cordes couleur sable et rouille évoquent des photos jaunies, et les disques en laiton imitent un ornement nuptial amazigh. Ou encore la silhouette d’un arc en ogive, en référence au Maghreb. pichulik.com ■ Luisa Nannipieri
EN PLUS DE DIX ANS de carrière, la vision de Tina Lobondi a beaucoup évolué. Les pièces de sa marque homonyme aussi. Si, au départ, la styliste franco-congolaise travaillait souvent le wax, en le mixant à des tissus haut de gamme, comme l’organza, la soie ou la mousseline, pour en faire des robes de soirée, ses réflexions et ses expériences l’ont menée vers la création de collections plus casual et une production plus responsable. Qui comprend depuis peu des sacs en bois recyclé et coton bio. Après des études de mode en France, elle s’est très vite fait remarquer en habillant des stars dans
Ses collections, joyeuses et colorées, sont composées de chemises décontractées, jupes légères et mouvantes…
LA PASSION qui lie la peintre américaine Anne
où les danseuses étaient protagonistes. Ses collections, joyeuses et colorées, sont composées de chemises décontractées, jupes légères et mouvantes, blazers et trenchs, à porter peu importe la saison. Toutes ses pièces sont réalisées en France en coton bio et en matières recyclables, sauf quelques-unes qui sont fabriquées en République démocratique du Congo avec des tissus locaux – comme ceux à base de feuilles séchées de raphia, qu’elle utilise depuis des années pour faire de superbes corsets. En s’interrogeant sur l’histoire textile de son pays d’origine avant le wax, moins riche que celle de ses voisins, elle a décidé de dessiner tous ses imprimés et de s’en servir pour célébrer les cultures des deux Congo. Pragmatisme, ténacité et sens du business sont les ingrédients du succès de la designeuse. tinalobondi.com ■ L.N.
Eisner à l’anthropologue non-conformiste Patrick Putnam l’amène à séjourner, de 1946 à 1954, dans une station de recherche, lieu d’hébergement et dispensaire médical, à la lisière de la forêt équatoriale de l’Ituri (au nord-est de la colonie belge du Congo). De ces huit années passées le long de la rivière Epulu, l’artiste a extrait un goût pour les couleurs de la nature, omniprésente dans ses tableaux, et un attachement aux pygmées Mbuti, dont elle témoigne. Attentive à la relation sociale et philosophique que ces chasseurs-cueilleurs tissent avec la sylve, la New-Yorkaise n’a de cesse d’explorer l’analogie entre l’écorce et le corps. Une démarche singulière et solidaire, retranscrite dans une œuvre picturale dépouillée et flamboyante, à l’orée de l’abstraction. Et un dialogue entre l’étranger et le familier, que des écrits viennent enrichir, au gré des mutations du regard de la peintre sur les peuples de la forêt. ■ C.F.
« ANNE EISNER (1911-1967) : UNE ARTISTE
AMÉRICAINE AU CONGO », Musée du quai Branly, Paris (France), jusqu’au 3 septembre. quaibranly.fr
Le regard nuancé de la PEINTRE AMÉRICAINE ANNE EISNER sur les populations autochtones du nord-est de l’ancien Congo belge.… blazers ou encore trenchs, à porter au quotidien.
AMOUR À MORT, amour passion, amour divin, amour tout court. Ce sentiment brûlant est l’un des thèmes récurrents de la littérature arabo-musulmane, porté par la puissance de la langue arabe. Qu’il occupe l’espace entier du poème ou n’en constitue qu’un fragment, son chant s’offre sur tous les modes possibles. Joie, souffrance, fugacité, éternité… Bien avant l’avènement de l’islam, puis au long de la période classique, les poètes et prosateurs rivalisent de créativité et d’expressivité pour l’évoquer, sous toutes ses déclinaisons : versets platoniques, textes érotiques, histoires d’amour légendaires ou populaires, notamment dans les Mille et Une Nuits, poèmes mystiques ou philosophiques. Mais l’amour n’est pas seulement une expérience universelle ou personnelle. Il est également culturel, comme l’écrit Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux Et chaque culture en a construit sa propre vision. Ainsi, dans le monde arabe, il nous éclaire, au-delà de la poésie qui lui est dédiée, sur la vision tout entière qu’une civilisation s’en fait. Plus de 100 noms y disent le sentiment amoureux, de l’attirance jusqu’à la folie. Dans ce recueil, 23 poètes,
HAMDANE HADJADJI ET ANDRÉ MIQUEL, Les Arabes et l’amour : Anthologie poétique, Actes Sud, 186 pages, 18 €.
choisis par André Miquel et Hamdane Hadjadji, spécialistes de la langue et de la littérature arabes, viennent célébrer l’amour dans la poétique du VIe au XVe siècle. À une exception près, cette anthologie donne la voix aux hommes, reflétant une réalité de l’histoire : le métier d’écrivain est alors, quasi exclusivement, masculin. Or, que dire de ces vers d’Al-Khansâ, grande poétesse aux temps du premier islam, pleurant son frère bien-aimé, mort des suites de blessures reçues au combat ? « Ce cœur, tu l’as brisé, j’en jure, il n’en peut plus ! / Le deuil emplit mon âme et ma tête fléchit. / Le dur bois de ma lance aujourd’hui s’est rompu, / Cassé comme le cœur si solide du buis. » Très certainement qu’ils préfigurent le paysage poétique des femmes du monde arabe, de l’âge d’or de l’islam à nos jours. ■ C.F.
UN ADOLESCENT D’ORIGINE MALIENNE, embarqué dans des petits trafics, est envoyé par sa mère dans une madrassa, au pays, pour retrouver le droit chemin. À son retour, dix ans plus tard, il est choisi pour devenir le nouvel imam de son quartier, prônant un islam tolérant et ouvert. Mais il reste fasciné par l’argent et le business… « Imam, c’est pas un métier », lui rappelle sa mère, inquiète du virage qu’il prend, alors qu’il se lance dans l’organisation de pèlerinages à La Mecque. Une initiative qui va accroître sa popularité… avant de tourner à l’arnaque. Très bien joué, dans une authentique ambiance de famille malienne, avec un scénario limpide, parfois un peu… angélique, ce film coproduit par Ladj Ly (Les Misérables) s’appuie sur une solide morale qui rappelle que « les actes ne valent que par les intentions ». ■ J.-M.C.
DRAME LE JEUNE IMAM (France),de Kim Chapiron. Avec Abdulah Sissoko, Moussa Cissé, Hady Berthe. En salles.
L’AGENCE MAROCAINE El Ouali &Hajji et la française Architecturestudio travaillent ensemble depuis des années. C’est donc tout naturellement qu’elles se sont associées pour participer au concours du plus grand complexe hospitalier d’Afrique du Nord : le nouveau CHU de Tanger. Une collaboration qui leur a permis de remporter le ArchDaily Building of the Year Award de la catégorie « Healthcare ». Le travail, reparti à égalité entre Rabat et Paris,
visait à créer un nouvel espace urbain accueillant et intégré dans le paysage. Le complexe de 81 000 m² est constitué de trois pavillons adossés à la colline, à la lisière de la ville, et reliés par une galerie centrale, développés autour de trois cours intérieures. Un large parvis, recouvert d’une canopée ajourée, sert de hall d’accueil et permet d’orienter les patients et leurs familles. La canopée marque aussi
la séparation entre les espaces publics et l’univers médical, avec les blocs hospitaliers et les chambres. Une grille blanche, où alternent petits et grands carrés, sert d’écran aux fenêtres et aux façades supérieures des pavillons, et créé un motif en dentelle qui couronne le complexe. Les clins d’œil aux codes de Tanger et des moucharabiehs sont évidents, mais les architectes ont su se les réapproprier, les adaptant à un grand espace et aux contraintes hospitalières. architecturestudio.fr ■ L.N.
Le CHU DE LA VILLE BLANCHE a remporté le prix ArchDaily Building of the Year, dans la catégorie santé.
Tout en briques et en t uiles traditionnelles de la « grande île », l e bâtiment de 1 500 m2 a été intégralement restauré.
FONDATION H, Antananarivo (Madagascar), inauguration du nouvel espace le 28 avril. fondation-h.com
CRÉÉE À L’INITIATIVE de l’entrepreneur et mécène
Hassanein Hiridjee, la Fondation H propose, depuis cinq ans, des programmes d’accompagnement pour les artistes du continent africain et de ses diasporas, et soutient la scène artistique dans l’océan Indien, tout en facilitant l’accès du plus grand nombre à l’art. Son nouvel espace de 1 500 m2 se déploie au sein d’un bâtiment historique, construit au début du XXe siècle pour accueillir la Direction centrale des postes et télécommunications, sous le régime colonial français. Tout en briques et en tuiles traditionnelles de la « grande île », le bâtiment a été intégralement restauré et ouvre ses portes le 28 avril. Sa vocation ? Soutenir et faire rayonner la création artistique africaine, non seulement dans chaque pays d’ancrage, mais aussi à l’international. L’exposition inaugurale est consacrée à Zoarinivo Razakaratrimo, dite Madame Zo (1956-2020), tisserande insolite et icône de la scène artistique malgache. Du sur-mesure pour un dessein d’envergure. ■ C.F.
JAMAIS LE CINÉMA ALGÉRIEN n’était remonté aussi loin dans le temps. Nous sommes quelques années avant l’occupation ottomane, au début du XVIe siècle, où Alger est gouvernée par un roi et un conseil de représentants des tribus berbères. Pour se défaire du joug de l’occupant espagnol, un corsaire est appelé à la rescousse : Barberousse, incarné avec force par Dali Benssalah, le méchant du dernier James Bond. Mais une fois l’occupant chassé, le pirate va vouloir le pouvoir pour lui tout seul. Tuant le roi, il veut épouser sa femme, la reine Zaphira, qui se révèle plus coriace qu’il ne l’avait imaginée et devient très populaire dans la Casbah. Peu importe la réalité historique, que l’on connaît d’ailleurs très peu : on ne sait pas si cette reine algérienne est une légende ou si son existence a été effacée des récits officiels. Ce qui est sûr, c’est que son histoire s’est transmise au fil du temps, jusqu’à ce film à grand spectacle avec batailles sanglantes en bord de mer et scènes au cœur de palais luxuriants. Une tragédie classique en quatre actes dans l’Algérie du XVIe siècle : voilà une proposition de cinéma peu banale à ne pas manquer. On y croise même une esclave blonde scandinave, affranchie et convertie à l’islam, incarnée par Nadia Tereszkiewicz (tout récent César du meilleur espoir féminin) ! Dans le rôle-titre, l’actrice algérienne Adila Bendimerad s’impose royalement et coréalise même, avec Damien Ounouri, ce long-métrage qui ressuscite, avec un grand soin apporté aux décors et aux costumes, un chapitre méconnu de l’épopée de la nation algérienne. ■ J.-M.C.
LA DERNIÈRE REINE (Algérie), de Damien Ounouri et Adila Bendimerad. Avec elle-même, Dali Benssalah, Tahar Zaoui. En salles.
En 1516, un corsaire libère Alger de l’occupation espagnole, mais doit affronter une reine coriace. Entre légende et PAGE D’HISTOIRE OUBLIÉE, un film inattendu à grand spectacle.
Deux NOUVELLES ADRESSES PARISIENNES à tester : des plats familiaux solaires dans un décor somptueux, et des burgers inspirés des cultures africaines.
UN SAVOUREUX RESTAURANT a pris ses quartiers sur le toit de l’Institut du monde arabe (5e arrondissement).
Le Dar Mima (« chez Mima ») est né de la coopération entre le groupe Paris Society et Jamel Debbouze, qui y rend hommage à sa mère, Fatima, dite Mima. Les recettes sortent tout droit de la cuisine familiale : le pain, les pâtisseries et le couscous, mais aussi le man’ouché et le fattouche, la pastilla et le tajine. Des classiques métissés, qui combinent touche moderne et cuisson au feu de bois. Le tout présenté dans un décor somptueux, où se côtoient marbre, zellige, marqueterie, tapis et moquettes opulentes, et même fresques peintes à la main sur feuilles d’or. La terrasse est un jardin méditerranéen suspendu, peuplé d’amandiers et de jasmin, tel un pont paradisiaque entre Orient et Occident. darmima-restaurant.com
Toute autre vibe dans la rue du Paradis (10e). Au Bomaye, Camille Gozé et Laurent Kalala Mabuluki, revenus de plusieurs mois de voyage et de recherche sur le continent, servent des burgers inspirés des cultures africaines. Son nom (« tue-le » en lingala) est lié au légendaire match Mohamed Ali-George Foreman qui a embrasé Kinshasa en 1974.
Le lieu reprend l’esthétique brute des échoppes de la ville, avec un côté street art imaginé par Ernesto Novo et Kouka Ntadi, et propose une cuisine hybride, revisitant un classique de la street food. Parmi les six burgers (faits maison) à la carte, mention d’honneur pour le Babi La Douce, qui réussit à traduire les saveurs du garba ivoirien (attiéké, thon frit et piment). Un pari fou et un résultat étonnant, comme pour le végétarien Allocovor, qui apprivoise le goût sucré de la banane. bomayeclub.com ■ L.N.
SUR UNE LANGUE DE SABLE qui s’allonge depuis les côtes du Sahara occidental, entre océan et désert, se trouve une ville coupée du monde qui fait rêver les passionnés de surf, kitesurf ou windsurf. Sous administration du Maroc depuis plus de quarante ans, Dakhla s’étale sur un plateau de roche et de sable, le long de la baie homonyme. L’alizé et le sirocco soufflent sur les plages, et la pointe du Dragon est connue pour ses
déferlantes impressionnantes. Pour le bonheur des sportifs, qui ont contribué à faire de ce havre de paix une destination prisée par une clientèle exigeante et écoresponsable. Plusieurs structures ont d’ailleurs ouvert leurs portes ces dernières années, tel l’écolodge La Tour d’Eole (latourdeole.com), avec sa cuisine locavore et ses chambres de charme, inauguré en 2018, ou le tout nouvel
hôtel Caravan by Habitas Dakhla (ourhabitas.com/fr/caravandakhla), dont le restaurant mélange cuisines latino-américaine et marocaine. Les locaux adorent les poissons (parfois farcis à la viande de dromadaire) et les fruits de mer, et Dakhla est d’ailleurs aujourd’hui le premier site de production d’huîtres du royaume marocain – à déguster dans un restaurant minimaliste et sans chichi, comme le Talhamar. ■ L.N.
Ses prénoms pourraient l’assigner à l’excellence, mais Juste Parfait Menidio, de son vrai nom, a choisi de cultiver l’autodérision. Ce grand échalas (1 m 96 pour 65 kg) s’est même trouvé le surnom de « smartboy » : « Tel un smartphone, je suis long et plat ! » explique en raillant le comédien congolais, actuellement à l’affiche de la série Kongossa Lounge. Adepte de l’humour d’observation, il puise sa matière à rire dans son quotidien à Brazzaville, brossant un portrait cocasse de la société. « Mes sketchs sont tirés du vécu d’un Congolais lambda. Je vis dans le quartier très populaire de Bacongo, celui des sapeurs [le nom des membres de la SAPE, la Société des ambianceurs et des personnes élégantes, ndlr]. Une énergie inspirante ! » Tandis qu’il planche à l’écriture de son cinquième spectacle, il a joué pour la première fois en Europe (au festival Lillarious à Lille, à Paris, et à Bruxelles) en début d’année. Et s’est familiarisé avec un public différent, qui « écoute, rit, puis applaudit ». Avant d’ajouter : « En Afrique, il communie avec l’artiste, l’interpelle… On débat, c’est de l’inattendu ! »
Enfant, à Pointe-Noire où il grandit, Juste Parfait se rêvait d’abord président de la République du Congo, pour améliorer la vie des citoyens. Profondément marqué par la guerre civile de 1997, il en garde un rejet viscéral pour toute forme d’intolérance et de violence : « Avoir vécu les ravages de la haine, du tribalisme, du racisme, vous apprend à les éviter. » Au collège et au lycée, il est l’agitateur de la bande, l’esprit espiègle toujours prêt à dégainer une vanne. En vue de devenir avocat, il fait ses premiers pas sur scène dans un atelier théâtral, apprivoise la prise de parole en public, l’art de l’éloquence, la maîtrise du trac. Poussé par son père, ce jeune polyglotte (lingala, kituba, lari, français, anglais, portugais, mais aussi quelques notions de chinois…) poursuit finalement des études supérieures de traduction-interprétation à Johannesbourg, en Afrique du Sud. C’est là-bas qu’il découvre la magie du stand-up, au Joburg Theatre : l’évidence de sa vocation d’humoriste s’impose.
De retour à Brazzaville en 2013, il écrit et rode ses sketchs, écumant les scènes de la capitale. Il participe au festival tuSeo, suit des séminaires d’art dramatique, intègre le collectif de comiques Brazza Comedy Show. En 2017, il décroche le Graal de tout humoriste africain francophone : une participation à l’émission référente Le Parlement du rire (diffusé sur Canal+ Afrique). Un accomplissement qui lui fait gagner en visibilité. Aux blagues clivantes, ce jeune talent préfère rassembler les publics de 7 à 77 ans, de classes sociales, confessions et ethnies différentes. Il évite d’aborder certains sujets, susceptibles selon lui de heurter ou de susciter des incompréhensions, voire des polémiques. Ce qui ne l’empêche néanmoins pas de parler de politique. « En me glissant dans la peau d’un humoriste, j’ai le courage d’exprimer mon avis, ma vérité, sans choquer. Mon message passe. » Thérapeutique d’un point de vue personnel, le rire est également salvateur pour la société : « Je me sens utile, car je réunis des Congolais en égayant leur quotidien. S’il ne va pas développer un pays, un sketch peut toutefois faire bouger les mentalités. Notre peuple rassemble plusieurs dizaines d’ethnies : ayons conscience que la différence est une richesse. On a tous à y gagner. » ■
«S’il ne va pas développer un pays, un sketch peut toutefois faire bouger les mentalités.»
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Il paraît que le continent africain est à la traîne. En matière de développement économique et humain, d’industrialisation. Il paraît aussi qu’il est champion en matière de pas mal de maux : insécurité, corruption, mal-gouvernance, sécheresse, famine. Ceci expliquant peut-être cela, le monde entier se bouscule à son chevet pour le soutenir, l’aider. Les organisations et les institutions financières internationales multiplient les lignes de crédit pour des projets structurants, des idées utiles innovantes, des routes, des écoles, des barrages, créent et annulent les dettes. Mais avant tout, l’Afrique est devenue peu à peu une formidable terre d’opportunités, surconvoitée par les pays du monde entier. Vive le multilatéral, le business Sud-Sud, et la palette incroyablement variée d’offres business qu’elle arrive à capter.
Il suffit de comptabiliser le nombre impressionnant de sommets bilatéraux qui l’englobent. Finie l’époque de l’omniprésent sommet France-Afrique, qui a changé de nom par pudeur après 2010 pour devenir « Afrique-France », voire de format en 2021 pour sa 28e édition, où Macron était le seul chef d’État face à de jeunes Africains… Bref, à force de critiques, la formule se cherche, sans vraiment trouver le ton. Mais dans l’intervalle, il a fallu compter avec les sommets États-Unis-Afrique, Chine-Afrique, Inde-Afrique… Et pas seulement avec des « pays-continents », puisque le président Erdogan, lors du 3e Sommet de partenariat Turquie-Afrique, organisé en plein Covid-19, en décembre 2021, avait décidé d’envoyer 15 millions de doses de vaccins à l’intention des nations africaines, tout en permettant à ses entreprises de signer un nombre record de contrats avec le continent « pauvre ». En juillet, nos chefs d’État sont invités à SaintPétersbourg par Vladimir Poutine pour le Forum de partenariat Russie-Afrique. Un partenariat économique, certes, mais hautement politique d’abord, au moment où le conflit avec l’Ukraine met la grande nation au banc des accusés dans le monde occidental et que son influence grandit sur le continent noir. Dans un an, ce sera au tour de l’Angleterre, qui récidive avec une deuxième édition à Londres du sommet Royaume-Uni-Afrique. Lors de son premier round, en 2020, près de 27 contrats pour un montant d’environ 8 milliards de dollars y avaient été signés. Et je passe volontairement sur la multiplication des rencontres entre les Unions, européenne, africaine, et autre Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l’Afrique (TICAD), où le Japon est coorganisateur.
Bref, notre « pauvre » Afrique excite drôlement les papilles du monde. Elle devrait finir par en tirer profit. En mode BtoB. Version XXIe siècle. Débarrassée des complexes et des pesanteurs d’hier ■
la fin du mois d’avril, l’accord de paix signé le 2 novembre 2022 à Pretoria, en Afrique du Sud, entre le gouvernement fédéral éthiopien et le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT) aura déjà tenu six mois. Lentement, la vie reprend son cours dans la région rebelle. La capitale régionale Mekele et la ville de Shire ont de nouveau accès à l’électricité et aux réseaux de téléphonie mobile. « Les enfants peuvent enfin retourner à l’école. Est-ce que cela va durer ou non ? Je ne peux pas le prédire, les choses restent fragiles », confiait il y a peu Mamadou Dian Baldé, représentant en Éthiopie du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). D’ailleurs, les camions envoyés par ce programme de l’ONU peuvent maintenant se rendre dans la zone, où l’accès leur était interdit depuis l’échec, en août, d’un précédent cessez-le-feu. La vice-présidente de l’Association française pour les Nations unies Claire Brisset estime néanmoins, dans une tribune publiée en décembre par Le Monde, qu’il faudrait « une noria d’avions gros-porteurs » pour satisfaire les besoins humanitaires des quelque
5 millions de Tigréens, déplorant au passage l’indifférence des Occidentaux, absorbés par
Après deux années d’une guerre civile dévastatrice dans le Tigré, les plaies sont profondes. Les armes se sont tues, mais rien n’est réglé sur le fond. La question des équilibres entre pouvoir central, régions et nationalités se pose plus que jamais dans cette fédération de plus de 110 millions d’habitants.Addis-Abeba, « centre » politique et économique du géant africain.
le conflit entre la Russie et l’Ukraine. En attendant cette flotte salvatrice, Ethiopian Airlines, véritable fleuron national, dessert de nouveau le nord du pays, signe tangible d’une volonté de normalisation. À bord de ses avions, les passagers ont droit au visionnage d’une idyllique vidéo de promotion, à plusieurs reprises, vantant aux touristes (et aux investisseurs) les richesses et la diversité du pays. Le court-métrage s’achève sur le discours grandiloquent de la présidente en personne. En faisant référence à Lucy, ancêtre de l’humanité dont les ossements ont été découverts en pays Afar en 1974, SahleWork Zewde clame, enthousiaste : « En un sens, nous sommes tous Éthiopiens ! »
Ce clip, particulièrement optimiste, montre combien le géant de la Corne de l’Afrique aspire désespérément à faire oublier le conflit, au risque d’en ignorer les causes et de le voir refaire surface, à moyen terme, au Tigré ou ailleurs sur le territoire de cette complexe fédération. Le pays, fort de son potentiel humain et industriel, de sa position géographique privilégiée, de sa diplomatie subtile – autant à l’aise avec Pékin que Washington, les Émirats ou Israël –, aspire à rependre son envol, violemment interrompu fin 2020 par les hostilités. Un envol que, peu avant le conflit et la pandémie de Covid-19, semblaient lui assurer ses indéniables réussites : les parcs industriels florissants, les performances de la compagnie aérienne nationale, le gigantisme du Grand Barrage de la Renaissance… Un succès également adoubé par la « communauté internationale », qui a remis à son jeune Premier ministre, Abiy Ahmed, le prix Nobel de la paix en 2019 pour sa libéralisation du régime et sa réconciliation avec l’Érythrée.
À l’occasion d’un entretien, Éloi Ficquet, maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), où il enseigne l’histoire et l’anthropologie comparée de la Corne de l’Afrique, qualifie ces deux années de guerre de « gâchis phénoménal » : « En 2020, il existait une dynamique de recomposition du champ politique éthiopien, qui aurait pu se prêter à l’émergence d’une nouvelle génération d’acteurs et de politiciens. Cette dynamique a été détournée vers la guerre. C’est une défaite pour les pacifistes et les démocrates. »
Le présent et l’avenir paraissent bien sombres. Les affrontements auraient fait environ 600 000 morts, selon l’exprésident nigérian Olusegun Obasanjo, depuis nommé haut représentant pour la Corne de l’Afrique par l’Union africaine. Ces pertes sont d’autant plus désolantes que « la guerre aurait pu être évitée », selon Éloi Ficquet. « L’origine du conflit est un désaccord sur l’organisation du pays – l’articulation entre le centre et les périphéries – et le calendrier électoral suspendu par la pandémie, résume-t-il. Cela aurait pu, et aurait dû, se résoudre autrement ! Mais Abiy comme le FLPT étaient persuadés de pouvoir l’emporter rapidement. » Les livres d’histoire, et plus encore les cimetières, débordent des conséquences
de guerres, que les gouvernants et leurs états-majors s’imaginent aussi courtes que victorieuses. Or, un nombre effroyable de viols et de massacres ont été recensés. Et aux morts, s’ajoutent 2,2 millions de déplacés internes. Le FLPT estime qu’au Tigré, 99 % des ambulances, 80 % des dispensaires et des hôpitaux, et 75 % des établissements scolaires ont été pillés ou détruits. Les usines ont été dépouillées, et certains édifices religieux bombardés. Même le réseau d’adduction d’eau, qui avait patiemment été bâti ces trois dernières décennies, a été délibérément anéanti. Selon des estimations officielles nationales, les deux années de lutte auraient provoqué pas moins de 20 milliards de dollars de destructions. Un chiffre à comparer au coût du palais – pas moins de 15 milliards de dollars paraît-il ! – que se fait construire Abiy Ahmed sur les hauteurs d’Addis-Abeba, avec l’aide de ses alliés émiratis.
Mi-mars, le secrétaire d’État américain Antony Blinken s’est rendu en Éthiopie, où il a longuement échangé avec le Premier ministre, puis des représentants tigréens. Lors de sa visite, il a plaidé pour la réconciliation, sans évoquer explicitement les crimes de guerre commis. C’est à son retour à Washington qu’il a changé de ton, présentant aux médias un rapport édifiant : il ne s’agit pas de simples bavures, mais d’actes « calculés et délibérés ». « Nous exhortons les gouvernements éthiopien, érythréen et le FLPT à remettre les responsables de ces atrocités entre les mains de la justice. Des femmes et des filles ont subi des violences sexuelles terribles. Des communautés entières ont été prises pour cible en raison de leur origine ethnique », a déclaré le haut fonctionnaire.
Le poison de la haine ethnique a été délibérément réintroduit dans l’organisme de l’Éthiopie. Les autorités – relayées par les inévitables boutefeux qui, partout sur le globe, crachent leur vindicte sur les réseaux sociaux – ont largement employé cette rhétorique raciste comme arme de propagande. Elles ont fait porter le soupçon sur l’ensemble des Tigréens, alimentant la rancœur ressentie depuis un quart de siècle par
Les livres d’histoire débordent des conséquences de guerres que les gouvernants imaginaient aussi courtes que victorieuses.
une partie de la population éthiopienne, persuadée que tous bénéficiaient de la mainmise des pontes du FLPT sur les instances fédérales, jusqu’à leur éviction par Abiy Ahmed.
En novembre 2021, alors que les Forces de défense du Tigré (FDT) progressaient en direction de la capitale, l’état d’urgence a été déclaré. Les forces de l’ordre, aidées par des « volontaires » (« bego feqadegna » en amharique), ont alors interpellé des milliers de Tigréens soupçonnés d’apporter « un soutien direct ou indirect, moral ou matériel, aux organisations terroristes », sur la liste desquelles figurait alors le FLPT. Une accusation aux contours suffisamment flous pour embastiller le moindre citoyen tigréen résidant à Addis-Abeba, notamment dans le quartier de Gofa Mebrat Hayl. « Ils ont confondu le démantèlement d’un adversaire politique, le FLPT, avec l’anéantissement d’un peuple, les Tigréens », résume Éloi Ficquet. Selon les témoignages recueillis par Amnesty International et les médias internationaux, porter un nom à consonance tigréenne ou parler en public le tigrinya suffisait pour se retrouver au camp de Gelan, un entrepôt situé au sud de la capitale. En juin dernier, la Commission éthiopienne des droits humains, organisme public indépendant, reconnaissait ainsi que « plus de 8 500 Tigréens » étaient encore « détenus illégalement » à Semera, dans la région Afar (nord-est), alliée au pouvoir fédéral. L’internement, « sans base légale et de manière discriminatoire », a lieu dans deux camps, les hommes étant séparés des femmes et des enfants.
Et en octobre dernier, la conseillère spéciale des Nations unies pour la prévention des génocides Alice Wairimu Nderitu mettait en garde : « Il existe un discours, souvent propagé par les réseaux sociaux, qui déshumanise des groupes en les assimilant à des virus à éradiquer, à un cancer à soigner », citant notamment des appels à « tuer tous les jeunes du Tigré ».
« Rebâtir la confiance prendra du temps, déplore Éloi Ficquet. Avant la guerre, chacun était libre de circuler, de s’installer, de travailler à peu près où il voulait, peu importe son ethnie. C’est terminé : les gens ont peur, ils craignent d’être questionnés, d’être identifiés comme appartenant au camp d’en face. On constate une forme de repli. »
Le FLPT a montré sa capacité de résistance face à l’offensive combinée des armées fédérale et érythréenne, et des milices amharas. Fin 2021, les rebelles menaçaient même la capitale. « L’accord de paix de Pretoria constitue cependant une défaite pour le FLPT, dans le sens où le parti tigréen, qui a été surpris par la guerre, envisageait une victoire militaire, du fait de son expérience stratégique et de sa capacité à mobiliser la population. » Néanmoins, la victoire n’est pas totale pour Abiy Ahmed. « C’est le rétablissement du statu quo politique d’avant le conflit. Aucun des belligérants n’ayant réussi à renverser la table, on s’achemine vers une stabilisation du rapport de force », indique l’expert.
Juin 2021. Des rebelles tigréens devant la carcasse d’un avion militaire gouvernemental.
Le traité de paix signé en novembre entre le gouvernement fédéral et le FLPT – pas le gouvernement du Tigré, que ne reconnaît pas Addis-Abeba – insiste sur la restauration des services et la reconstruction de la région. Exsangues, les FDT, branche armée du front, vont devoir rejoindre un programme « de désarmement, de démobilisation et de réintégration », sous la surveillance de l’Union africaine et de l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD), l’instance de coopération des États du nord-est du continent. Mais le volet politique de cet accord demeure flou : une administration intérimaire doit gouverner la région rebelle jusqu’à l’organisation prochaine d’élections, dont on ignore encore les modalités. De même, on ne sait rien du « dialogue politique » promis. Seule concession : le gouvernement s’engage à ne plus désigner le FLPT comme une organisation « terroriste ». Il est également prévu d’organiser le retour chez eux des 2,2 millions de déplacés internes. Mais le pourront-ils, et surtout le voudront-ils ?
Les Tigréens qui vivent dans des secteurs toujours contrôlés et pillés par les forces érythréennes ou les milices amharas réfléchiront sans doute à deux fois avant de retrouver leurs terres. « Le retour des réfugiés n’est guère envisageable dans ces zones, compte tenu des risques, estime Éloi Ficquet. Ils vont donc demeurer où ils sont, ce qui va poser problème au niveau des ressources foncières, des terrains à bâtir. Ils risquent de devenir dépendants de l’aide humanitaire. »
Le comportement des forces armées érythréennes à la suite du conflit, mais aussi celui des milices ethniques amharas, n’est pas évoqué dans l’accord de paix. Et c’est là son vice caché, peut-être même son futur fossoyeur. L’Érythrée sort renforcée de cette guerre : « La paix avec l’Éthiopie est en fait une alliance militaire, sous couvert de réconciliation », analyse le spécialiste. « Dès le rapprochement entre AddisAbeba et Asmara en 2018, le camp fédéral s’est rapproché de l’ex-ennemi érythréen », âprement combattu lors de la guerre frontalière de 1998 à 2000 pour « bâtir une alliance à revers face au FLPT », qu’Abiy entreprenait d’écarter du pouvoir. Pour rappel, cette ancienne colonie italienne absorbée par le négus a fait sécession de l’Éthiopie en 1993, après des décennies de guérilla menée par le Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE).
Le régime de son président Issayas Afeworki est aujourd’hui l’un des plus répressifs au monde. Le service militaire y est non seulement obligatoire, mais illimité, une situation qui amène nombre de jeunes à fuir le pays pour tenter leur chance en Europe. Lors du conflit au Tigré, les troupes érythréennes se sont caractérisées par leurs exactions, notamment des pillages et des viols collectifs. Depuis le cessez-le-feu, l’armée a effectué un retrait partiel et incomplet des zones qu’elle occupait dans la région. « Le pays se trouve
en position de force pour négocier des avantages, et l’armée fédérale éthiopienne n’est guère en mesure de l’affronter, met en garde Éloi Ficquet. Tant que le régime pourra garder un pied sur le sol éthiopien, il le fera. »
Autre obstacle à la paix : la situation au Wolqayt. Les milices nationalistes amharas (les fannos) se sont emparées de ce district, dont la souveraineté est disputée depuis des décennies entre Tigréens et Amharas. Les paysans tigréens en ont été chassés, et les deux camps s’accusent mutuellement de tentative de génocide. « Les nationalistes amharas se considèrent comme menacés. Ils veulent un retour à la répartition territoriale de l’époque impériale et entendent donc demeurer au Wolqayt, une terre qu’ils proclament comme ancestrale. »
Le traité de paix n’apporte guère de solution pour désamorcer cette situation : « L’accord suggère, de façon implicite, le rétablissement du statu quo antérieur, ce que chacun au Wolqayt peut interpréter à sa façon. Antérieur à quoi ? » Au conflit de 2020, ou bien à l’absorption du district du Wolqayt au sein de la région du Tigré ?
Un autre sujet émane directement des violences commises pendant le conflit : l’application de la justice. L’accord de Pretoria évoque une politique de justice transitionnelle, sur le modèle sud-africain de la Commission vérité et réconciliation établie après l’apartheid. « Le risque, c’est que seulement quelques lampistes désignés comme responsables des exactions soient jugés. » Preuve du peu d’empressement d’AddisAbeba à porter les crimes de guerre devant la justice : les autorités entendent présenter une résolution au Conseil des droits de l’homme des Nations unies, afin de mettre prématurément un terme au mandat de la Commission internationale d’experts en droits humains sur l’Éthiopie, laquelle s’efforce d’enquêter sur le terrain. Quant à l’Érythrée d’Issayas
Afeworki, il est illusoire d’espérer la moindre coopération. Et les violations des droits humains continuent : fin décembre, le FLPT recensait plus de 3 700 Tigréens exécutés par des éléments érythréens et amharas, malgré l’instauration du cessez-le-feu deux mois plus tôt. Abiy Ahmed et le leader tigréen Debretsion Gebremichael ont tous deux, jadis, été hauts responsables des services de renseignement : « Ils ont sans doute des dossiers l’un sur l’autre, ils se tiennent. Le second risque est celui d’une amnistie générale tacite, sans véritable procès. La politique éthiopienne est très cynique », avance Éloi Ficquet. Les dirigeants du FLPT veulent se maintenir au pouvoir dans leur région, malgré leur impopularité croissante du fait des difficultés du quotidien. « Mais la persistance de ces dernières est favorable au maintien des réseaux clientélistes que contrôle le parti. »
Le Premier ministre, réformateur, paraît discrédité aux yeux de beaucoup d’Éthiopiens, qui ont le sentiment d’avoir été trahis. « Abiy veut faire bonne figure sur le plan international, attirer les investisseurs, les flux de marchandises et les touristes. » Les Occidentaux ne se contenteront peutêtre pas d’une paix de façade et d’exactions impunies, mais auront-ils le choix ? Le pays s’inscrit dans une longue tradition de multilatéralisme diplomatique, qui lui a notamment permis d’échapper à la prédation des puissances coloniales. Marché important, idéalement situé, bien inséré dans le jeu de la mondialisation, le pays se trouvera d’autres partenaires en cas de froid avec l’Occident.
La tentation semble forte, chez ses dirigeants, d’espérer que la normalisation, puis la croissance économique, suffise à apaiser la situation. Ne pas régler les questions de fond serait dangereux, avertit l’expert : « En fait, seuls les réseaux intégrés à l’économie mondialisée ont bénéficié de la croissance. Le pouvoir politique tient les centres urbains névralgiques et les ressources économiques qui y sont drainées. Mais dans les campagnes, on lutte pour les ressources foncières. »
Abiy Ahmed ne pourra toutefois pas faire l’impasse sur un
La tentation semble forte d’espérer que la normalisation, puis la croissance économique, suffisent à elles seules à apaiser la situation.En novembre 2022, le gouvernement et le Front de libération du peuple du T igré ont signé l’accord de Pretoria.
débat concernant le futur constitutionnel du pays. « Il a fait, avant-guerre, de grands discours d’inspiration évangélique sur l’union dans la diversité, la conjugaison des contraires », rappelle Éloi Ficquet. La république démocratique fédérale d’Éthiopie est constituée de onze régions et de deux villes autonomes (Addis-Abeba et Dire Dawa). Les régions, subdivisées en zones et en districts (« woredas »), ont une base ethnolinguistique. Une zone peut même, avec l’aval des autorités fédérales, se hisser au rang de région. Ainsi en est-il du Sidama (environ 6 500 km2 et 4,2 millions d’habitants) : jusqu’en juin 2020, c’était l’une des 15 zones administratives de la Région des nations, nationalités et peuples du Sud, mais les Sidamas ont demandé, et obtenu, un référendum local afin qu’elle soit transformée en région. « C’est un bricolage de la carte administrative, mais sans réelle discussion sur le rôle dévolu à l’État fédéral. Ces arrangements locaux peuvent aboutir à des impasses si les questions de fond ne sont pas traitées. Le débat semble s’orienter vers une redéfinition des territoires et des pouvoirs délégués, en conjuguant la carte fédérale et l’ancienne carte impériale. »
À moins que le centralisme l’emporte sur le fédéralisme. « Abiy considère la reconnaissance de l’ethnicité et de l’ethnonationalisme dans la Constitution comme un risque pour l’unité et la stabilité du pays », écrit l’universitaire Sonia Le Gouriellec [voir son interview ci-contre], spécialiste de la politique et de l’histoire éthiopiennes, dans une note de synthèse publiée l’an dernier par la revue Politique étrangère et intitulée « Éthiopie : Dynamiques de la guerre civile ». Le nouveau Parti de la prospérité (PP) du Premier ministre a dissous et remplacé, en en gommant l’ethnicité, l’ancien Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE), fondé par les guérillas régionales qui avaient renversé en 1991 la junte militaro-marxiste du lieutenant-colonel Mengistu. « Le PP ne laisse pas leur place aux politiques d’autodétermination et aux demandes de reconnaissances ethnoculturelles », développe l’experte.
Or, « les forces ethnofédéralistes ont réussi à former un front commun pour combattre Abiy et sa vision centralisatrice ». Cela explique l’alliance pragmatique entre les FDT et l’Armée de libération oromo (OLA) au cours du conflit, et ce, alors même que les Oromos s’étaient violemment soulevés, il y a seulement quelques années, contre le pouvoir tigréen. Désormais, les tensions prospèrent entre Oromos et Amharas. « Le contexte n’est guère favorable au rétablissement d’une conception collective d’un territoire éthiopien qui se caractérise par sa diversité, mais également par son histoire et une destinée commune », souligne Éloi Ficquet. Cette histoire, millénaire (l’État abyssin est l’un des plus anciens au monde) et prestigieuse (notamment par sa résistance au colonialisme), constitue sans doute le socle sur lequel ce peuple pourrait s’accorder pour définir communément un nouveau vivre-ensemble national. ■
Les deux années de guerre au Tigré risquent d’enfanter, à moyen terme, d’autres conflits irrédentistes au sein du géant, bien que fragilisé, de la Corne de l’Afrique. Sonia Le Gouriellec, docteure en science politique et professeure à l’Université de Lille, est l’une des plus grandes spécialistes de l’Éthiopie, de sa politique et de son histoire complexe. Elle ne cache pas son pessimisme.
AM : Après les crimes de guerre commis, justice sera-t-elle rendue ?
Sonia Le Gouriellec : L’accord de Pretoria prévoit des mesures de justice restauratrice, dont pour l’instant on ne voit pas les contours. Peut-être n’existe-t-il pas de volonté politique au sein des deux parties, lesquelles s’accusent mutuellement de crimes de guerre et contre l’humanité (notamment de violences sexuelles, de torture et de famine). Nombreux sont les observateurs qui évoquent un génocide dans la région du Tigré. Plus récemment, la BBC a rapporté des faits d’agressions sexuelles commis par des troupes érythréennes sur des femmes tigréennes. Ils auraient été perpétrés en décembre et en janvier derniers. Le Washington Post parle également de massacres ayant eu lieu juste avant la signature de l’accord de paix. D’ailleurs, les négociateurs de l’Union africaine et des États-Unis à Pretoria n’ayant guère insisté pour garantir la sécurité internationale à la population du Tigré, la situation peut durer. Sans justice, les germes de prochains conflits risquent de se nourrir du ressentiment et de l’impunité. L’accord ne mentionne pas le différend territorial au Wolqayt, situé entre le Tigré et la région Amhara. Les questions embarrassantes sont-elles mises de côté, car pour le moment insolubles ? Tout à fait. D’ailleurs, le conflit perdure dans cette zone. Il semblerait qu’Abiy Ahmed n’ait pas le plein contrôle des forces amharas et érythréennes, encore présentes au Tigré. L’accord ne les mentionne pas, alors qu’elles sont au cœur du conflit. Compte tenu du risque, il est difficile pour les Tigréens de désarmer ou de se ranger sous la protection de l’armée fédérale, elle aussi accusée de crimes contre l’humanité. Pour les nationalistes amharas, la question du statut du Wolqayt et du Raya [un district tigréen aux velléités irrédentistes, ndlr] n’est pas résolue. Leurs forces sont déterminées à conserver
ces territoires : elles ont contraint les habitants tigréens à partir et détruit leurs logements pour empêcher leur retour. Un référendum pourrait être organisé afin de régler ce sujet, mais les conditions de sa mise en œuvre restent floues. La situation demeure donc explosive.
Pendant le conflit, l’Armée de libération oromo (OLA) s’était alliée aux Forces de défense du Tigré (FDT). Tigréens et Oromos vont-ils attendre une occasion plus favorable ?
Cette guerre, et sa mauvaise résolution, pourrait devenir un catalyseur des revendications sécessionnistes. L’Éthiopie repose sur un système de « fédéralisme ethnique », que le Premier ministre remet en cause dans sa pratique. Les régions recoupent les répartitions ethniques de pas moins de 110 millions d’habitants. La Constitution reconnaît à ces « nations et nationalités » le droit à l’autodétermination, incluant même la sécession (article 39) ! Les revendications de ces groupes étaient, jusqu’alors, canalisées par un pouvoir central fort et autoritaire, à l’image de celui exercé par les empereurs, puis par le Derg, une junte militaire marxiste qui a tenté de centraliser le pouvoir et d’homogénéiser le pays. Lorsque cette dernière a été renversée, au début des années 1990, l’instauration d’une fédération ethnique a permis d’empêcher l’éclatement du pays. À la mort du Premier ministre Meles Zenawi en 2012, une difficile transition politique a commencé sur fond de contestations populaires des Oromos et des Amharas – représentant environ 60 % de la population –, qui contestaient le pouvoir en place, alors dominé par les Tigréens. Comment la désignation d’Abiy Ahmed à la tête du pays en 2018 a-t-elle changé la donne ?
Sa politique de libéralisation et ses réformes auraient pu entraîner un apaisement. Or, il a fait une autre lecture de la Constitution, promouvant une vision unitaire, qui s’est traduite par la dissolution de plusieurs partis ethniques et de la coalition Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE), alors au pouvoir. Ainsi a été créé le Parti de la prospérité (PP), que les élites du Tigré ont refusé d’intégrer. Et cela a eu pour effet de générer des frustrations dans la plupart des autres régions, y compris chez les Oromos. Ce qu’il est intéressant d’observer, c’est que depuis 2020, un état d’esprit séparatiste prend racine. Je ne dis pas qu’il y aura sécession. Toutefois, je constate que les travaux scientifiques sur le sécessionnisme à travers le monde ont mis en évidence certains traits communs favorisant son émergence, comme une communauté distincte, un territoire délimité et un sentiment de mécontentement.
Quels sont les autres ressorts de l’irrédentisme tigréen ?
Il adhère à un projet de « vivre-ensemble », ce que Benedict Anderson [historien irlandais spécialiste du nationalisme, ndlr] a pu appeler la « communauté imaginée ». Il s’agit d’un groupe qui se distingue par sa culture, sa langue, sa religion, et dont les membres se perçoivent différemment des autres habitants du pays. Les mouvements sécessionnistes expriment des revendications fondées sur des perceptions communes, liées au sentiment partagé d’être discriminé ou marginalisé pour des raisons économiques, politiques, culturelles, religieuses, etc. Depuis leur refus d’intégrer le Parti de la prospérité, les élites tigréennes ont été mises à l’écart et congédiées de nombreux postes à responsabilités qu’elles occupaient au sein de l’administration fédérale. Elles subissent des discriminations liées à leur identité, encore plus depuis 2020. Tout cela pourrait exacerber un sentiment d’exclusion. Investisseurs (et touristes) reviennent-ils dans le pays ?
Je ne crois pas que le climat soit particulièrement propice aux affaires. En novembre 2021, une partie des Occidentaux évacuaient les ambassades de la capitale AddisAbeba face à la menace de son assaut par les Tigréens. Ce conflit laissera de nombreuses traces et entamera durablement l’image internationale de l’Éthiopie.
Comment résoudre ces questions autrement que par la force ? Un dialogue national sous les auspices des Nations unies et/ou de l’Union africaine est-il envisageable ?
Je ne pense pas qu’Abiy Ahmed s’y résolve ou l’envisage. Le Premier ministre a montré, depuis le début de ce conflit, que la souveraineté de l’Éthiopie primait et que les interventions extérieures n’étaient pas les bienvenues. De grandes questions restent sans réponse, notamment celles qui ont mené à ce conflit, voire aux conflits dans le reste du pays. Il convient ainsi de se demander si la crise de l’État a mené à cette situation, ou bien si les différentes demandes d’autodétermination des régions ont conduit à cette crise. En effet, la conjoncture actuelle est bel et bien l’aboutissement d’un processus de désintégration politique. Les acteurs décident « soudainement » de ne plus accorder leur loyauté au pouvoir central, lui en préférant un autre, plus local. Ce phénomène marque la dissolution du pacte existant et met un profond coup d’arrêt à la capacité de l’État à gouverner sur tout le territoire. Le contrat social unissant les Éthiopiens se trouve en partie détruit, et doit être reconstruit. Je crains malheureusement que l’histoire ne soit pas terminée… ■
« Sans justice, les germes de prochains conflits risquent de se nourrir du ressentiment et de l’impunité.
»
GUITARISTE ET CHANTEUR SÉNÉGALAIS
signe Jolof, un album où il célèbre la culture et les valeurs de son pays. Avec sa musique, le jazz sabar, à la croisée des rythmes traditionnels et de l’aventure harmonique, il invite les expatriés à revenir en Afrique pour partager leurs acquis. propos recueillis par Astrid Krivian
À 4 ans, je voulais déjà être guitariste. J’ai grandi à Dakar, bercé par les musiques traditionnelles du Sénégal, mais aussi afro-américaines. Mes parents m’ont encouragé dans cette voie, ils m’ont fait confiance. Mélomanes, ils montaient des clubs, ce qui m’a permis, très tôt, de rencontrer des musiciens professionnels qui m’ont inspiré. J’adorais le blues ; à 11 ans, on m’appelait B.B. King ! Au début, j’essayais de dominer ma guitare. Mais au fil du temps, j’ai compris que ce processus ne marchait pas : on s’assouplit. L’instrument est un compagnon. On ne finit jamais d’apprendre. En arrivant en France, j’ai pris conscience de la valeur des musiques de mon pays.
J’ai redécouvert ma culture avec une approche plus sérieuse et poussée. Le mbalax, les traditions mandingues sont des musiques très complexes. Comment faire rencontrer ces cultures ? Le jazz sabar est arrivé naturellement, c’est comme si le jazz parlait wolof. Ce genre allie le lâcher prise de cette musique, sa liberté harmonique, au langage rythmique du sabar [instrument de percussion, ndlr], parfois aussi des mélodies mandingues.
J’ai débarqué à New York à 20 ans, l’âge parfait pour absorber son électricité et sentir les racines de la culture jazz. La créativité est impressionnante. Des artistes exceptionnels du monde entier se retrouvent autour de cette musique. Tels des moines, ils y sont dévoués. Tout le monde veut apprendre des uns des autres ; c’est ainsi que naissent des projets magnifiques. Je fréquentais les scènes des écoles, mais aussi celles des jeunes autodidactes à Harlem. Des approches très différentes et intéressantes, qui ne s’apprennent pas à l’école ! À Chicago, j’ai eu la chance d’écouter le blues dans des lieux où il se joue et se danse encore dans sa vision originale. Ces bluesmen me rappelaient toujours les griots de mon pays : comme eux, ils vivent, respirent la musique.
La spiritualité me permet de me connecter au Tout-Puissant, à la nature. C’est fondamental pour chaque aspect de la vie. Le dépassement de soi-même passe également par cette voie. Pour prendre certaines décisions, on a besoin d’informations autres que celles de la logique et de la raison. Accompagné par la spiritualité, on ose des choses que l’on n’aurait pas faites si on avait réfléchi. Et pour créer, s’inspirer, on se livre à un certain abandon où la logique n’intervient pas.
Le nom de mon album, Jolof, se réfère à cet empire du XIIIe siècle dans l’ancienne Sénégambie, qui a établi l’organisation ethnique, culturelle et territoriale du Sénégal. Je rends hommage à mon beau pays, à son peuple, sa culture, ses valeurs de partage et d’hospitalité. Dans la chanson homonyme, je rappelle que l’Afrique a besoin de ses enfants. Elle fait face à une fuite des cerveaux, des talents, qui vont chercher ailleurs un avenir meilleur. Mais nous avons une responsabilité. Après une expérience en Europe ou aux États-Unis, c’est important de rentrer et de faire profiter de ses connaissances, ses savoirs, ses compétences à la société, pour faire avancer les choses. ■ En concert le 31 mai au New Morning, à Paris.
«L’instrument est un compagnon. On ne finit jamais d’apprendre.»
Dans son ouvrage
Le Mirage sahélien, le journaliste analyse
l’intervention militaire
française depuis
l’opération Serval
en 2013, sa débâcle avec la fin de Barkhane
en 2022, ainsi que l’aggravation du conflit armé au Sahel.
propos recueillis par Astrid Krivian
Un soldat de la force Barkhane, dans le village d’Ineka, au Mali, en 2016. L’auteur en 2020.Dans son ouvrage sorti en janvier dernier, Le Mirage sahélien, le journaliste Rémi Carayol analyse l’intervention militaire française au Sahel depuis le déclenchement de l’opération Serval au Mali en janvier 2013, jusqu’à la fin de Barkhane en novembre 2022. Si la première avait réussi à repousser les djihadistes et à reprendre le contrôle des principales villes du Nord-Mali, la seconde, dès 2014, s’était enlisée, les groupes liés à Al-Qaïda ou à l’État islamique ayant regagné du terrain et essaimé dans tout le Sahel. Profitant des injustices sociales, ceux-ci recrutent au sein des populations locales souvent démunies, abandonnées par les États. Poursuivant une « guerre contre le terrorisme », l’armée française – dont certains gradés sont encore familiers avec la présence de l’idéologie coloniale – a multiplié les erreurs. Le recours à la force militaire a envenimé la situation, sans régler les conflits régionaux, complexes, d’ordres politiques, économiques, sociaux. Et a provoqué un profond rejet de la présence militaire française auprès des populations. Depuis dix ans, Rémi Carayol couvre l’actualité du Sahel. Il coordonne également le comité éditorial du site d’information Afrique XXI, et écrit régulièrement dans Mediapart, Le Monde diplomatique, Jeune Afrique ainsi qu’Orient XXI.
AM : Pourquoi avez-vous choisi ce titre, Le Mirage sahélien, pour qualifier l’intervention française au Sahel ?
Rémi Carayol : Au-delà du jeu de mots avec le phénomène du mirage dans une zone désertique, il décrit avec pertinence, à mon avis, la vision que les autorités françaises, militaires ou politiques, ont de ce conflit. Elles le perçoivent avec des lunettes faussées. La vision qui prédomine chez les hauts responsables politiques épouse l’idéologie des néoconservateurs américains, lesquels ont joué un rôle majeur dans les années 2000, lors de l’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan. C’est une vue binaire d’un choc des civilisations, d’une guerre qui opposerait l’Occident à l’islam, pour dire les choses telles qu’ils les pensent. Une partie de ces hauts fonctionnaires est persuadée que la guerre menée au Sahel relève de ce même présupposé : ces ennemis veulent notre mort, donc il faut les tuer avant qu’ils ne nous tuent. C’est une erreur d’analyse très grave.
En quoi la « guerre contre le terrorisme » est-elle un schéma obsolète ?
Le terrorisme est un moyen d’action. On ne peut pas essentialiser un groupe en tant qu’organisation terroriste ad vitam aeternam. Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) a
par exemple utilisé l’arme du terrorisme (attentats contre des civils, prises d’otages…) à une époque, mais il a évolué dans sa forme et ses moyens d’action. Au fil des ans, il a pris les contours d’une forme d’insurrection, djihadiste certes, mais reposant sur la volonté d’un pan de la population de renverser la table – contre l’ordre étatique, ou l’ordre sociétal, sociologique ou communautaire, dans lequel elle se trouve prisonnière. Un grand nombre de personnes qui rejoignent ces groupes le font pour des raisons autres qu’un simple agenda politico-religieux. Les autorités françaises n’ont pas voulu voir ces évolutions et sont restées sur leur vision très simpliste : ce sont des terroristes, il faut donc les « détruire », un terme employé par le président Hollande. Elles ne se sont pas interrogées sur ce qu’ils représentaient pour une partie des habitants, sur ce qu’ils disaient de l’échec des États, et aussi des conflits locaux très nombreux dans cette région, et ont vu uniquement l’aspect de groupe terroriste allié à Al-Qaïda ou à l’État islamique. Cette erreur explique en partie l’échec de l’opération Barkhane. Quel est ce « logiciel colonial » présent au sein d’une partie de l’armée française, qui encourage une vision ethniciste et racialiste de certains gradés ?
L’armée française croit bien connaître la région sahélo-saharienne, qu’elle a conquise à la fin du XIX e siècle et au début du XXe siècle. Ce « savoir » se transmet de génération en génération, notamment chez les officiers. Les documents officiels militaires citent très souvent le maréchal Lyautey, lequel a joué un rôle important notamment dans la colonisation au Maroc. Il s’attachait à séduire les populations dites autochtones ou indigènes, pour « gagner les cœurs et les esprits », mais le citer aujourd’hui est très problématique, car Lyautey a œuvré dans un contexte très différent, celui de la colonisation, de la soumission à l’ordre colonial. Serval
« Les autorités n’ont pas voulu voir ces évolutions et sont restées sur leur vision très simpliste : ce sont des terroristes, il faut donc les “détruire”. »
et Barkhane n’étaient pas censées relever de cet ordre-là, mais d’une logique de libération. Même le chef d’état-major des armées le cite en exemple, en 2019, devant les députés membres de la commission de la défense nationale – lesquels ne réagissent pas –, et déclare que la stratégie française au Sahel s’inspire de sa politique mise en œuvre cent ans plus tôt. Personne ne voit le problème de convoquer ici une gloire de la colonisation.
À vos yeux, l’autre erreur majeure de Paris, c’est la transformation de Serval en Barkhane, en juillet 2014…
Oui. Au déclenchement de l’opération Serval en 2013, le président Hollande assure que les soldats français n’ont pas vocation à rester. Mais il ne tiendra pas sa promesse. En 2014, il transforme Serval en Barkhane, et l’étend à cinq pays de la zone sahélienne. Elle devient une mission à durée indéterminée, sans objectifs clairs pour les militaires français. C’est là l’erreur majeure dans ce conflit : ne pas avoir compris qu’une fois les objectifs de Serval atteints, il fallait partir. Des avertissements avaient été lancés par plusieurs diplomates français : le Mali est une ancienne colonie, la France ne peut pas y rester longtemps. François Hollande savait qu’il y avait un risque. Malgré cela, lui, puis son successeur Emmanuel Macron ont fait perdurer cette opération. Résultat : dix ans plus tard, tout le monde (ou presque) qualifie l’opération d’échec, et cet interventionnisme militaire n’a pas permis de trouver des solutions politiques. La primauté a été donnée à la force, à la solution militaire. Alors qu’assez vite, de nombreux responsables maliens estimaient qu’il fallait passer par le dialogue et la négociation avec certains djihadistes. La France s’y est toujours fermement opposée.
Autre mythe hérité de la colonisation présent chez certains gradés français : celui de l’« homme bleu », le combattant touareg, sur qui la France peut compter. Les Touaregs ont d’abord combattu l’armée française quand celle-ci a entrepris de conquérir cette zone à la fin du XIXe siècle. Puis, une fois battus, ils ont en partie été contraints de coopérer avec elle. Dans l’imaginaire de certains officiers français, « l’homme bleu » est un grand et valeureux combattant. En 2013, ils sont donc persuadés qu’ils pourront compter sur eux. Sauf que cent ans ont passé. Et les différents groupes touaregs ont leur propre agenda : certains sont liés à des djihadistes, d’autres ont des ambitions politiques locales ou nationales. Compter sur eux n’était pas forcément une bonne stratégie. Elle pouvait s’expliquer à un moment, car il fallait des alliés sur le terrain – notamment pour libérer des otages français détenus par AQMI –, mais cette vision était dépassée. Cela a abouti à des alliances coupables, notamment avec le Mouvement pour le salut de l’Azawad (MSA) ou le Groupe autodéfense touareg Imghad et alliés (GATIA) qui commettaient, alors qu’ils collaboraient avec l’armée française, des exactions contre des civils.
La stratégie militaire est-elle vaine face à un problème politique ?
Toute guerre se finit par une discussion politique. L’exemple récent afghan l’a rappelé. Qui plus est dans le conflit au Sahel, devenu insurrectionnel, et qui concerne une partie des communautés du pays. Tout le monde sait qu’au final, il faudra passer par la discussion. La France a empêché à plusieurs reprises l’amorce de négociations avec des groupes djihadistes, notamment sous le régime du président malien Ibrahim Boubacar Keïta. Comme elle avait entre 3 000 et 5 000 soldats qui se battaient dans cette région, elle estimait avoir son mot à dire et parvenait à imposer ses vues. En quoi la chute du régime de Mouammar Kadhafi, lors de la guerre menée par l’OTAN à la Libye en 2011, et dans laquelle la France a joué un rôle moteur, a-t-elle contribué à déstabiliser le Sahel ?
La chute de Kadhafi a effectivement été source de déstabilisation très importante. Presque tous les chefs d’État de la région avaient prévenu le président Nicolas Sarkozy : s’il tombait, leurs pays en subiraient les conséquences. Et à l’évidence, ils avaient raison. Au Mali, l’effet a ainsi été direct et spectaculaire. De nombreux combattants touaregs qui luttaient aux côtés de Kadhafi sont rentrés au pays avec armes et bagages, et ont permis à la rébellion touarègue de reprendre le combat. En 2012, le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) a pris le contrôle d’une partie du nord du pays, avant d’être dépassé par des groupes djihadistes venus d’Algérie quelques années plus tôt. Le président Amadou
Toumani Touré [au pouvoir de 2002 à 2012, ndlr] n’a rien fait pour les en empêcher. Discrètement, ils ont établi des liens commerciaux, familiaux, ils se sont mariés avec des femmes des communautés de la région. Et en 2012, quand le MNLA a chassé l’armée malienne, ils ont sauté sur l’occasion. Mais ce scénario était de toute manière écrit à l’avance. La chute de Kadhafi n’a fait qu’accélérer les choses, elle n’est pas la seule source de ce conflit, loin de là. Hormis l’intervention française, quels sont les autres responsables de cette aggravation du conflit ?
La responsabilité est collective. Mon livre se concentre sur le fiasco français, mais c’est un échec global. Les premiers responsables sont les dirigeants maliens successifs, depuis plusieurs décennies. Ils ont délaissé des populations, notamment nomades et semi-nomades du nord et du centre. Pour ces dernières, l’État est souvent considéré comme prédateur, il n’est plus accepté. Et la responsabilité est partagée par la communauté internationale. La Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) n’a pas réussi à protéger les civils. Tout ce qui a été entrepris par l’Union européenne a été un échec, notamment la formation de l’armée malienne. La France a une responsabilité particulière, car une fois l’opération Serval déclenchée, les dirigeants ont perdu une part de leur souveraineté. Pendant un temps, ils ont accepté d’être sous une forme de tutelle, sur le plan militaire et aussi politique. Par exemple, en 2013, Paris a appuyé pour que des élections présidentielles s’y tiennent au plus vite.
Des attaques sanglantes ont été commises entre groupes armés peuls et dogons dans le centre ces dernières années…
Le conflit a changé de nature au fur et à mesure. À partir de début 2015 apparaît la katiba Macina, dans le centre du pays : une insurrection, djihadiste certes, mais qui va se métastaser autour de différentes sources de conflits locales. Les communautés vont s’organiser, s’armer, parfois avec le soutien de l’État malien, parfois non, parfois en coopération avec l’armée française, parfois sans. À partir de 2018-2019 émergent des conflits, d’ordre communautaire en apparence, entre Dogons et Peuls. Avec l’appui du groupe Dan Na Ambassagou regroupant des chasseurs dogons, des exactions sont commises contre des villages peuls. Et des groupes armés peuls, djihadistes ou pas – on n’en a pas encore la certitude –, commettent également des exactions. Dans ce cas-là, la France n’est pas responsable de cette évolution, car elle n’intervient pas dans cette zone. Les autorités maliennes ont été beaucoup trop passives lors de l’apparition de la katiba Macina ; elles n’ont pas réussi à stopper son avancée fulgurante. Comment expliquer ce conflit entre les communautés ? Vous évoquez un « djihad rural sous fond de révolte sociale »…
Avant, le centre du Mali était une zone relativement riche, le grenier du pays, notamment au niveau du delta du Niger. Et la manne du tourisme n’était pas négligeable. Au fil des ans, la situation économique s’est fortement fragilisée, et a abouti à une grande insécurité. Les populations civiles ont été contraintes de se défendre, de se protéger et de s’armer. Soit en créant de nouveaux groupes armés, soit en rejoignant ceux existants, y compris les djihadistes. C’est tout le problème de cette guerre. On ne peut pas la résumer à un combat de terroristes contre l’État malien. Des groupes armés, avec ou sans agenda politique, des bandits de grand chemin, jouent également un rôle dans ce conflit. L’identification des différents acteurs est très compliquée, non seulement parce qu’ils peuvent passer d’une alliance à une autre, mais aussi parce que rien n’est officiel. Les massacres ne sont pas tous revendiqués. Il aurait fallu comprendre que les choses avaient évolué, à Paris ou ailleurs, et ne pas rester sur ces présupposés de 2012-2013.
Qu’est-ce que la rente de la lutte antiterroriste, avancée par le chercheur Yvan Guichaoua ?
C’est une rente d’ordre financière et politique pour les gouvernants sahéliens. Quand un État décide de faire de la lutte antiterroriste sa priorité et de coopérer avec la France, celle-ci n’émet aucune critique sur la politique du pays en question, que ce soit en matière de corruption, d’atteinte aux libertés fondamentales… Pendant des années, le régime d’Ibrahim Boubacar Keïta a fait preuve de corruption flagrante – Paris est restée silencieuse. Au Tchad, elle a soutenu Idriss Déby Itno, puis maintenant son fils Mahamat Idriss Déby, car elle a besoin de « stabilité » dans ce pays. Ou encore l’ancien président nigérien Mahamadou Issoufou, en dépit des controverses sur les libertés publiques, parce que c’était un allié fidèle dans la « lutte antiterroriste ».
Pourquoi les autorités françaises peinent à reconnaître que l’armée a tué par erreur des civils ?
« Paris a vendu l’image d’une guerre propre, avec une armée irréprochable. Mais chacun sait qu’une guerre ne peut être propre. »
Manifestation
pro-russe à
Ce déni est surprenant. Presque tous les observateurs affirment que l’Hexagone a commis très peu de fautes – ce que l’on appelle des « bavures » – durant cette guerre. Pourtant, elle a voulu vendre l’image d’une guerre propre, dans laquelle l’armée aurait été irréprochable. Chacun sait qu’une guerre ne peut être « propre ». Dans le cas du mariage à Bounti, des médias et des ONG ont documenté le fait qu’il s’agissait essentiellement de civils. Le rapport d’enquête très circonstancié de la MINUSMA aboutit à la même conclusion. Qu’a répondu la France ? Que c’étaient des djihadistes, et que l’ONU a été victime de la guerre informationnelle menée par ses ennemis. Les autorités militaires, mais surtout politiques, refusent de voir les choses en face.
Cette guerre informationnelle avec la Russie est aussi une raison invoquée par la France pour expliquer le rejet de sa présence militaire par l’opinion publique malienne…
C’est une autre forme de déni : ne voir dans le « sentiment antifrançais » que la main de Moscou. Oui, une propagande très forte de la part de la Russie est menée, via les réseaux sociaux notamment. Mais les premières critiques ont été émises avant que celle-ci n’investisse le champ de la guerre informationnelle. Les populations se posent des questions.
Bien qu’infondées, des théories du complot prétendant que l’armée française serait alliée aux djihadistes pour exploiter des ressources naturelles gagnent du terrain. Les citoyens ne comprennent pas pourquoi celle qui est présentée comme si puissante n’a pas été en mesure de battre des groupes djihadistes, perçus comme ayant peu de moyens. Ils ne comprennent pas que les drones ou les avions français ne puissent pas retrouver des groupes armés qui ont attaqué un village. Il faut entendre ces interrogations qui témoignent d’une profonde incompréhension de la part des populations quant à cette intervention.
Comment jugez-vous l’action des autorités maliennes de transition, désormais alliées au groupe paramilitaire russe Wagner ?
La situation ne s’est pas améliorée. Elle a même empiré. Avec Wagner, les autorités maliennes n’ont pas été en mesure de reprendre du terrain contre les groupes armés. Et des massacres de population ont été commis, comme dans le village de Moura en mars 2022 [selon l’ONG Human Rights Watch, les forces armées maliennes et des mercenaires russes y auraient exécuté sommairement au moins 300 civils, dont certains étaient soupçonnés d’être des terroristes, ndlr]. À l’arrivée des militaires au pouvoir, on a eu l’impression qu’ils projetaient d’entamer des discussions avec les groupes djihadistes. Mais très vite, ils ont opté pour la stratégie militaire et ont fait appel à Wagner.
L’armée française est partie du Mali et du Burkina Faso, mais reste présente notamment au Niger, au Tchad et en Mauritanie. Est-ce que tout change pour que rien ne change ?
La présence de l’armée française demeure très forte dans la région sahélienne, avec 3 000 hommes répartis essentiellement entre le Niger et le Tchad. Elle conserve les bases historiques à Dakar et Abidjan, et quelques dizaines d’éléments positionnés dans d’autres pays, comme le Bénin. Malgré les déclarations de bonnes intentions du président Macron, l’exécutif souhaite rester dans cette zone et jouer un rôle militaire dans ce conflit. Depuis la fin officielle de l’opération Barkhane en novembre 2022, des soldats sont basés dans cette zone sans que l’on sache dans quel cadre ils interviennent. C’est un problème d’ordre légal et démocratique – cette question n’est pas discutée au Parlement. Il n’y a aucune transparence sur les méthodes employées, les objectifs, les moyens dont les militaires disposent. ■
Dans son essai Les Bons Ressentiments : Essai sur le malaise post-colonial, le sociologue et auteur sénégalais analyse le discours qui disqualifie les écrivains et intellectuels africains accusés d’allégeance à la France. Une urgence : sortir de ce malaise post-colonial, qui paralyse la vitalité des débats. Et bâtir enfin une histoire nouvelle.
propos recueillis par Astrid Krivian
octeur en sociologie, écrivain et journaliste, Elgas – El Hadj Souleymane Gassama, de son vrai nom – a grandi au Sénégal, et vit aujourd’hui en France. Après avoir publié plusieurs ouvrages, notamment le roman Mâle noir, il signe Les Bons Ressentiments, un essai sur le malaise post-colonial. En remontant aux indépendances, il analyse la relation complexe entre l’ancienne puissance coloniale et certains pays africains, ainsi que l’opprobre jeté sur des intellectuels et écrivains du continent accusés d’allégeance à la France. Creusant les contradictions de certains discours, il démontre en quoi ce procès systématique, cette pensée ressassée, a confisqué la pluralité des débats, tandis que la présence française mute et influence, notamment via sa diplomatie culturelle.
DAM : Qu’est-ce que le malaise post-colonial ?
Elgas : Dans une perspective décoloniale francophone et sénégalaise, le malaise post-colonial, c’est l’enfermement dans une relation quasi schizophrénique d’amour et de détestation avec la France. Depuis les indépendances jusqu’à aujourd’hui, la décolonisation a produit cette accusation lancinante, adressée à la fois aux écrivains, aux artistes, aux intellectuels africains pour leur supposée allégeance à la France, et donc à la survivance coloniale. Cheikh Anta Diop et Frantz Fanon ont été les premiers à théoriser et à porter l’accusation d’aliénation. Je rappelle dans mon essai cette genèse, et la façon dont elle a été récupérée. Toute l’énergie du continent a été orientée autour de cette quête du délit d’aliénation, de ces reproches systématiques, au risque d’écraser toute la créativité, tous les autres ressorts qui pourraient bâtir une histoire nouvelle. Les terminologies sont très injurieuses : « aliéné », « suppôt de la France », « bounty »… Dans les expressions les plus loufoques, les accusateurs peuvent se trouver à leur tour accusés. Dévier de cette unique optique intellectuelle, c’est s’exposer à de féroces critiques. Inconsciemment, on a tué la pluralité du débat en Afrique. Il y a aussi une présence française inavouée, inassumée, qui est au cœur même de ce
contre-discours, notamment à travers sa diplomatie culturelle. C’est cet ensemble très bizarre, très baroque, que j’appelle le malaise post-colonial.
Comment s’incarne ce schisme originel au Sénégal, où peuvent se côtoyer une école Cheikh Anta Diop et une autre Léopold Sédar Senghor ?
Cheikh Anta Diop, à qui l’on doit d’avoir resitué l’Égypte au cœur de l’Afrique, dénonçait ces intellectuels qui parlaient français, supposés dociles à la domination coloniale, formés par la France. Il les percevait comme des éléments pathogènes pour la souveraineté et la renaissance africaine. Cela a créé une filiation populaire, et celle-ci perdure. Les intellectuels et les jeunes Africains se réclament de Cheikh Anta Diop. Aujourd’hui encore, des pèlerinages ont lieu sur sa tombe : c’est le prophète, le héros, l’idole première, sans doute la plus
Ci-dessous, l’historien et homme politique engagé Cheikh Anta Diop, considéré comme un « héros », l’un des pères de l’afrocentrisme.
grande gloire de l’histoire panafricaine dans son expression sur le continent. De son côté, Senghor ne jouit d’aucune popularité. Ses admirateurs rasent les murs. On retrouve sa figure dans les manifestations, mais comme effigie brûlée, du fait de sa présence au pouvoir, de son impopularité, des répressions menées, de son autoritarisme, de l’embastillement d’une jeunesse intellectuelle contestataire… Et il a reçu des honneurs français. En reprenant ce schisme originel, je montre les colorations politiques et intellectuelles qui vont prédominer au Sénégal. Et comment, à travers cette dualité, l’accusation d’aliénation va même s’en prendre à des gens comme l’écrivain Mohamed Mbougar Sarr.
C’est le « syndrome Senghor », dont cet auteur sénégalais, récipiendaire du prix Goncourt 2021, a été la cible…
« Toute l’énergie du continent a été orientée autour de cette quête du délit d’aliénation, de ces reproches systématiques. »
En général, quand Paris vous sacre, c’est suspect : vous seriez un agent français. Quand Mohamed Mbougar Sarr a reçu le Goncourt pour La Plus Secrète Mémoire des hommes, le PDF de son roman a fuité et été partagé massivement sur WhatsApp. Des extraits ont été tronqués et jugés pornographiques : on l’a alors accusé d’être un agent de dépravation de l’Occident ! Comme ces éléments étaient insuffisants pour l’accabler, ses détracteurs ont cherché dans son précédent roman, De purs hommes [qui parle de l’homophobie au Sénégal, ndlr], et lui ont reproché d’être un agent LGBT français, contestant l’ordre social dans son pays. L’accusation se greffe toujours à la matrice coloniale. Peu importe la singularité des situations, l’important est de chercher les coupables de cette trahison et de leur faire un procès outrancier.
Les écrivains accusés d’aliénation avec l’ancienne puissance coloniale sont souvent ceux qui sont reconnus en France et qui écrivent en français.
Tous ceux qui jouissent d’une notoriété dans l’Hexagone ont été taxés d’aliénation. L’accusation est portée par des forces activistes, militantes (afrocentristes ou panafricaines), ou parfois dans les lignes de textes sophistiqués d’universitaires, qui traquent dans les romans ce qui serait à leurs yeux une dépréciation du continent, elle-même acclamée en France. Nombre d’écrivains africains y vivent, et leurs œuvres y sont éditées, diffusées, lues. Dans leur pays d’origine, ils sont invités par les instituts culturels français. Qu’ils le veuillent ou non, ils portent une identité française, et ce n’est pas infamant. Mais monter de grands discours rebelles contre ce pays, quand on sait la réalité des liens… De façon taquine, c’est ce que j’appelle « les bons ressentiments ». Le bourreau désigné est aussi le mentor. C’est très complexe. Autant assumer cette identité plurielle, au risque de se perdre dans des contradictions assassines.
Quelle ligne directrice devraient tenir ces artistes à vos yeux ?
Si quelqu’un a la recette, je la veux bien ! Toutefois, il faut assumer qui l’on est. Taper sur la France est le jeu préféré de tous. C’est important de débusquer les dernières poches de survivance coloniale, mais il ne faut pas s’en contenter. Sinon, c’est une pensée hémiplégique. Ce serait considérer que tous les problèmes du continent ont à voir avec la colonisation. C’est un mensonge. Dans ce tango tragique, il y a deux danseurs. Or, très souvent, on ne voit que le Français. C’est aussi un centrisme hexagonal, entretenu par la gauche anticoloniale. Qu’elle soit tiers-mondiste, progressiste ou décoloniale, elle a toujours mis la responsabilité de la France au cœur de tout. Les défaillances locales étatiques africaines favorisent la recherche de boucs émissaires, et ça engendre une inlassable ritournelle. Les débats actuels sont des redites de ceux tenus par le passé, et uniquement parce que le problème est posé sous le même prisme. On risque d’être encore dans ces schémas de discussion dans vingt ans. Cette pensée unique, lancinante et répétitive, a
ensemencé les esprits africains, et les entrepreneurs de haine, les activistes sans foi ni loi s’en sont nourris. Ils l’ont récupérée de façon très efficace et sont devenus très populaires, à l’instar du militant Kémi Séba. Leurs propos ne diffèrent pas tant des discours originels, mais sont beaucoup plus radicaux. Et ils ne font pas dans la complexité. Néanmoins, il est important de débattre avec eux et de démontrer la faiblesse des fantasmes qu’ils agitent. La marge se nourrit de la paranoïa et du sentiment d’exclusion.
L’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop défend la valorisation des langues nationales. Il traduit notamment en wolof et en sérère des auteurs classiques, ainsi que ses propres œuvres. Pourquoi critiquez-vous certaines de ses prises de position sur la question des langues ? Écrire dans sa langue est essentiel. La démarche de Boubacar Boris Diop est à saluer. Mais à mon sens, la valorisation
des langues nationales ne passe pas par la dénonciation du français ou des auteurs. D’autant plus qu’il a lui-même écrit en français. Sa gloire est essentiellement française, il est primé par des institutions internationales pour ses œuvres écrites en cette langue. Accuser Souleymane Bachir Diagne de docilité envers la France, c’est personnaliser le problème. Un débat serein, sans accusation et sans disqualification, serait-il possible ? Et puis, écrire en wolof n’évacue pas la donnée de la classe sociale. Pour exister, la littérature en langue nationale doit disposer d’un écosystème : éditions, prix, institutions, rencontres… On peut arrêter d’écrire en français demain, la destinée des livres ne changera pas. Ces sujets complexes, nombreux, sont réduits à une supposée « peur » du wolof. Mais personne n’a peur du wolof ! On a besoin d’une ingénierie, portée par l’État, pour créer un écosystème littéraire.
J’admire la cohérence intellectuelle et l’œuvre de Boubacar
Sommet France-Afrique 2021 new-look à Montpellier : « J’ai trouvé bizarre que tous ces jeunes Africains, voyageant aux frais du prince, de leur bourreau, demandent des comptes à Macron chez lui. »
Boris Diop, mais sur ce sujet, je l’invite à observer les évolutions. Contrairement à ce qu’il avance, la condition du succès d’un livre en France aujourd’hui ne réside pas dans son regard dépréciateur sur l’Afrique. Les ouvrages des stars de la mouvance décoloniale sont assassins vis-à-vis de la France ! Quand on la critique, on a des admirateurs sur le continent, car ce ressentiment a été cultivé. Et il est encore plus visible quand la réalité économique et sociale des pays est problématique. Là où ces difficultés tendent à disparaître, le ressentiment est moindre.
Que diriez-vous à un jeune Sénégalais pour qu’il ne sombre pas dans le ressentiment ?
De s’adresser à ses gouvernants, qu’il élit et qui sont les comptables de sa vie. Lors du sommet Afrique-France en 2021, j’ai trouvé bizarre que tous ces jeunes Africains, voyageant aux frais du prince, de leur bourreau, demandent des
comptes à Macron chez lui. La Françafrique est brandie tel un mantra. C’est un slogan, une cible facile, mais il faut décortiquer sa réalité. On accable un système qui a disparu dans sa forme ancienne, verticale. On pourchasse son ombre. La Françafrique a survécu sous d’autres formes, et ces débats empêchent l’émergence d’une utopie positive, créative, qui ne soit pas enferrée dans la rancœur du passé. Il faut se débarrasser de deux illusions sur le continent : la France n’est ni la solution ni le problème. Beaucoup ne veulent pas l’accepter pour l’instant.
L’emprise économique française est toutefois réelle dans certains pays africains…
La présence économique française est plus forte en Russie et en Chine qu’en Afrique, où elle s’est effondrée. Prenons l’exemple d’Auchan, groupe français emblématique implanté au Sénégal. Contrairement à ce que certains pensent, cette entreprise ne détruit pas les petits commerces. Sa présence crée plutôt de l’emploi et sécurise les fournisseurs locaux avec des salaires. Même si des gens incendient ses magasins lors de manifestations, Auchan fait partie du décor sénégalais. Le vide a vocation à être comblé. S’il n’y a pas d’ingénierie locale promue pour investir l’espace, les plus offrants viennent : Chinois, Turcs, Israéliens… La Chine est ainsi désormais le premier partenaire du continent en matière d’échanges commerciaux. Depuis les indépendances, Auchan est l’entreprise qui a créé le plus d’emplois formels, devenant l’un des premiers employeurs privés du Sénégal. Cela en dit long sur nos politiques économiques… On a sommé le capitalisme de prendre des couleurs locales. Et il ne faut pas le lui dire deux fois ! Il n’a aucune vergogne, il s’adapte aux valeurs. Pour le jeune qui ne connaît pas les tenants et les aboutissants, Auchan demeure le symbole du pillage. Or, il faut critiquer la logique prédatrice du capitalisme dans toutes ses dimensions.
La France est donc plus influente via le soft power et sa diplomatie culturelle ?
Je connais bien ce réseau culturel au Sénégal. Je suis régulièrement invité par l’Institut français de Dakar. Je serai le dernier à le critiquer. Heureusement qu’il est là pour les citoyens qui ont besoin de rêver, de regarder des films, de lire… Il y a aussi le centre belge Wallonie-Bruxelles et les instituts chinois Confucius, à défaut de politiques culturelles sénégalaises, peu nombreuses. La France l’a compris, elle s’y investit en sachant que les auteurs lui seront redevables. Elle est mécène et mentor. La nouveauté, c’est la présence d’un certain cynisme : on accueille même ceux qui la vilipendent. C’est une mise, elle sait qu’elle va récupérer gros. Quel artiste
«L’accusation peut tomber sur tout le monde, le reproche d’aliéné ! Tout à son arbitraire lié, il s’abat indistinctement. La généreuse accusation remplit les bancs et les bans du tribunal. Pour le commun des mortels, c’est plus inquisitorial : traqués dans leur vêture, dans leur pensée, dans leur langue, leurs modes de vie, leurs adhésions spirituelles et morales, leurs productions, nulle possibilité n’est offerte à cette masse disparate de diverger des canons préétablis du tropicalisme sur le continent et dans les diasporas. Peut-on considérer ceux qui dévient de la ligne édictée comme indépendants, iconoclastes, libres ? Pourrait-on tenter naïvement de les considérer comme des expressions du pluralisme des idées ? Non. Aliénés ! Le couperet, sans autre forme de protocole, s’abat. Et, on le sait, les condamnations morales et médiatiques sont plus cruelles que les judiciaires. Tare plus aiguë, elles n’autorisent pas la rémission, ni la réhabilitation en cas d’erreur de jugement. » ■
africain a bâti une gloire uniquement à l’intérieur du continent ? C’est le fait de s’internationaliser, d’avoir un écho mondial, qui apporte une épaisseur financière. La scène artistique sénégalaise est décimée à cause de ce manque de soutien des autorités locales ; les artistes vivent dans une grande précarité et finissent par s’éteindre. Seuls les instituts français ou les bailleurs de fonds étrangers les aident. À partir de là, il me paraît incohérent d’accuser la France. Je démontre l’inconséquence de ces discours, qui mordent la main qui leur a été tendue.
« Il n’y a de gloire africaine que française », écrivez-vous…
Il a fallu que Mohamed Mbougar Sarr soit primé en France pour qu’on le décore au Sénégal. Quelles politiques sont menées sur le continent pour promouvoir les talents ? Les joueurs des équipes nationales africaines de foot finissent
Extrait Libre ou aliéné ?
par jouer en France. La gloire du cinéma africain y a éclos : Alain Gomis, Mati Diop, Ousmane Sembène… D’ailleurs, les populations peuvent le leur reprocher : vous n’êtes pas de chez nous ! Je m’amuse à dire qu’en France, je suis un agent du grand remplacement, et, au Sénégal, un agent néocolonial [rires] ! C’est une identité un peu bâtarde. Nous sommes tous traversés par des contradictions, mais il ne faut pas qu’elles nous submergent et écrasent nos principes. Ce discours accusatoire empêche, selon vous, le panafricanisme de se réaliser concrètement…
Depuis que l’on parle de panafricanisme, qu’a-t-on réalisé ensemble ? L’Union africaine ? Elle est financée par l’Union européenne. Les réalisations les plus symboliques et abouties du panafricanisme, on les voit en France ou ailleurs. La seule radio d’envergure internationale qui émet en pulaar et en mandingue, c’est RFI ! C’est une question de pouvoir financier. Le panafricanisme n’a jamais vraiment travaillé pour disposer d’une autonomie financière. On va m’opposer : « C’est parce qu’on ne nous l’a jamais permis. » Mais si tu as besoin de la permission, tu peux attendre longtemps ! À certains égards, la structure coloniale est encore présente. Mais dans ce cas, on peut rendre le tablier, car elle sera toujours là, d’une manière ou d’une autre. Quelles critiques faites-vous de la pensée décoloniale en France ?
Une pensée ne peut être réduite à de l’extrapolation et de la théorie : en surplomb, elle tend parfois à agglomérer des choses qui n’ont pas d’ancrage. Pour faire des études, il faut rencontrer des personnes, mener des enquêtes. C’est l’une des critiques que je fais à la pensée décoloniale française. En Amérique du Sud, celle-ci s’attelle à la revalorisation des savoirs endogènes, à la recherche d’alternatives… En France, les débats se limitent à l’accusation et à la contre-accusation. Cela crée une panique à l’université : d’un côté, les militants décoloniaux, de l’autre, une réaction très « droitarde ». On est dans ce conflit identitaire. Les voix intermédiaires sont inaudibles. Et la gauche n’étant plus l’interlocuteur de ces progressistes venus d’ailleurs, ils sont récupérés par la droite, qui leur donne le baiser de la mort. Cette pensée oublie-t-elle de prendre en compte la dimension de la classe sociale ?
Oui, car ça n’arrange pas son discours. L’essentiel de l’immigration africaine à Paris est plutôt bourgeois. Même ceux qui s’embarquent sur de frêles esquifs ont dû débourser beaucoup d’argent. Bon an mal an, l’immigration est aussi une affaire de capacité financière. Le concept décolonial est étranger en Afrique. Les populations en sont très éloignées, car
les préoccupations de la survie priment. Le discours décolonial est très puissant dans la diaspora, notamment en France où il tend parfois à être hégémonique. Et dans le même temps, le seul désir des populations africaines est de quitter le continent… Regardons les faits, même s’ils sont inconfortables. Le jour où le président français Macron reçoit l’élite diasporique à l’Élysée, les sans-papiers lancent l’opération des Gilets noirs au Panthéon.
Qu’est-ce que l’« incolonisable » ?
Toute colonisation a vocation à échouer. Elle ne subvertit jamais totalement les êtres. L’« incolonisable », c’est la parcelle dans les sociétés qui n’est ni atteinte ni aliénée par la colonisation. Un geste de refus. Les gens ne se donnent pas à cor et à cri à la colonisation, ils préservent des choses essentielles. Parler de décolonisation, c’est se dévêtir, alors qu’explorer l’« incolonisation » montre ce qui a résisté à l’entreprise coloniale. C’est peut-être une voie pour réenchanter, repenser nos sociétés, trouver des ingrédients pour construire, revaloriser nos savoirs endogènes. Quand je me rends dans les villages du
Sénégal, j’ai l’impression que la colonisation n’a jamais eu lieu. Le calendrier ethnique, religieux, social de ces contrées n’obéit à aucun code colonial. Les rituels ne sont pas subvertis. Tous ces trésors constituent l’« incolonisable » à mobiliser. Vous êtes né au Sénégal et habitez en France depuis vos 17 ans. Quel rapport entretenez-vous à vos deux pays ? J’ai plus vécu en France qu’au Sénégal. Ma trajectoire n’a rien de banal dans la vie des intellectuels africains. Que je décide de m’en laver à grandes eaux dans des déclarations n’y changera rien : j’ai une identité française, et je l’assume. Ma francité n’est pas infamante. Je ne crois pas qu’elle aliène mon regard. J’accable la France ou le Sénégal quand c’est important de le faire. Je cherche la liberté, quoi qu’il en coûte. En me plaçant sous le mentorat du philosophe Régis Debray, je préfère la confiance à l’appartenance. Car cette dernière induit toujours des assignations et des injonctions. Aux certitudes fantasmées, je préfère la fragilité de la confiance. Il n’y a pas de conflits entre mes deux identités. Pour citer l’ethnologue Georges Balandier, « l’homme n’est pas nécessairement la victime de son débat avec l’histoire ». ■
« En France, je suis un agent du grand remplacement, et, au Sénégal, un agent néocolonial ! C’est une identité un peu bâtarde. »
par Zyad Limam
Voilà un livre étonnant, qui se lit comme un reportage à rebondissements planétaires, mais aussi comme une collection d’anecdotes à la fois légères et significatives. On retrouve des histoires d’un temps qui nous semble à la fois lointain, presque préhistorique, mais dont l’écho résonne encore à notre époque. Jean-Louis Gouraud (qui a dirigé la rédaction de Jeune Afrique dans les années 1970), éditeur, écrivain, que l’on connaît comme l’un des grands spécialistes des chevaux, a parcouru le monde avec une incessante vitalité, et parfois même un certain sens de la provocation lorsque ses pas l’ont emmené du côté de la Corée du Nord ou de la Syrie, ou dans les arcanes du pouvoir libyen au temps de Mouammar Kadhafi… Dans ce livre tonique, il dévoile une partie du mystère de ses incessants voyages. Certes, le cheval n’est jamais loin de ces pérégrinations, mais l’auteur ne cache pas une certaine attraction, comme une affection peut-être pour les communismes, les marxismes et ces personnalités révolutionnaires qui pensaient pouvoir changer le monde, bien que souvent de manière autoritaire. Au fil des pages, on se retrouve à Brazzaville dans les méandres de la révolution congolaise avec le personnage authentique de Marien Ngouabi. On retrouve Thomas Sankara,
JEAN-LOUIS GOURAUD, Heureux qui communiste a fait un beau voyage…, Favre, 198 pages, 18 €
« l’homme intègre » de Ouagadougou. Et aussi, on l’a dit, Mouammar Kadhafi que Jean-Louis Gouraud aura l’occasion de voir et revoir près d’une trentaine de fois. On part dans un mystérieux et sulfureux voyage à Damas (avec une étonnante affaire de confusion d’identité). On le suit en URSS et ses multiples Républiques (où il aura l’autorisation de traverser la Russie… à cheval). On ira jusqu’en Chine, où l’on retrouve notre auteur bien décidé à y faire des affaires. On l’aura compris, Jean-Louis Gouraud n’aime pas beaucoup les frontières. Et son témoignage sur ces temps révolus reste fortement d’actualité. Voici donc deux extraits du livre, l’un au Burkina Faso et l’autre en Libye…
GOURAUD, que l’on connaît comme éditeur, directeur de collection, amateur reconnu mondialement de chevaux, a parcouru le monde. COMME FASCINÉ aussipar des personnalités et des régimes au communisme bien affirmé, sincère ou de façade.
La seule tentative à peu près sérieuse est, à ma connaissance, celle qu’a voulu mener en Haute-Volta, entre 1983 et 1987, le très charismatique et très sympathique Thomas Sankara.
On l’appelle parfois le « Che Guevara africain ». La comparaison vaut ce qu’elle vaut, mais ce qui est exact, c’est qu’ils ont l’un comme l’autre bénéficié d’une extraordinaire postérité. Plusieurs décennies après leur mort, ils sont devenus des références, des modèles, des icônes : des saints laïcs, en quelque sorte.
Sans pratiquer moi aussi ce culte, je témoigne du fait que le jeune capitaine Sankara avait du charme et du bagout, débordait d’idées et d’énergie – malheureusement un peu brouillonnes –, et faisait preuve d’une vivacité intellectuelle exceptionnelle.
Il était arrivé au pouvoir en août 1983, à la suite d’une invraisemblable succession de coups et contrecoups d’État qui, depuis trois ans, avaient secoué de façon ininterrompue la Haute-Volta, vaste et pauvre pays sahélien, sans accès à la mer, encastré entre six voisins : Mali et Niger au nord ; Côte d’Ivoire, Ghana, Togo et Bénin au sud.
Choisi par ses camarades putschistes (et parachutistes !) pour prendre la tête d’un Conseil national de la révolution, le camarade Sankara soulève d’emblée l’enthousiasme des foules en promettant « l’édification d’une société nouvelle, débarrassée de l’injustice sociale, débarrassée de la domination et de l’exploitation séculaires de l’impérialisme international » (discours d’orientation politique prononcé à la radio le 2 octobre 1983). Le gaillard n’est pas seulement un bon orateur, il sait aussi se rendre populaire : il joue au foot, gratte la guitare, participe à des courses de vélo, le sport national. Bientôt, il rebaptise son pays d’un nom très poétique, composé de deux mots choisis dans deux des cinq ou six principaux dialectes utilisés dans le pays, et qui veut aussi en être la devise : Burkina (en dioula : la patrie) Faso (en mooré : des hommes libres, ou intègres).
Un an après avoir prononcé son discours d’orientation politique, le jeune et fougueux capitaine se retrouve à New York pour l’assemblée générale des Nations unies (4 octobre 1984). « Je viens en ces lieux vous apporter le salut fraternel d’un pays où sept millions d’enfants, de femmes et d’hommes refusent désormais de mourir d’ignorance, de faim et de soif », lance-t-il d’entrée. Dans le discours-fleuve qu’il prononce devant un auditoire peu habitué à ce genre de propos, Sankara déclare ne pas parler seulement au nom des sept millions de Burkinabés, mais aussi « au nom de ces millions d’êtres qui sont dans des ghettos parce qu’ils ont la peau noire […], au nom des Indiens massacrés, écrasés, humiliés et confinés depuis des siècles dans des réserves », et également, précise-t-il, au nom des chômeurs, des femmes brimées par les mâles, de ceux qui souffrent du paludisme ou de la famine, des journalistes réduits au silence, des Palestiniens, des soldats d’Iran et d’Irak qui s’entretuent, des camarades du Nicaragua, des peuples afghan et irlandais, etc., avant de conclure : « La patrie ou la mort, nous vaincrons ! »
Ainsi le président français, François Mitterrand, était-il bien prévenu de ce qui l’attendait lorsqu’il décida de profiter d’une tournée en Afrique pour faire escale à Ouagadougou, le 17 novembre 1986, quelques jours seulement après le retour d’un long voyage de Sankara en URSS, au Nicaragua et à Cuba !
La rencontre entre le jeune révolutionnaire et le vieux renard est considérée comme un moment historique, digne de figurer dans les annales des relations franco-africaines. Comme il fallait s’y attendre, Thomas Sankara – assez courageusement, il faut le dire –tint au président de l’ancienne puissance coloniale des propos impertinents, auxquels François Mitterrand – assez élégamment, il faut le dire – répondit avec fermeté, mais courtoisie : au fond de son cœur, j’en suis certain, le militant qu’avait été Mitterrand autrefois avait pour Sankara une réelle sympathie.
C’était aussi le cas pour moi, qui n’ai pourtant jamais rien eu d’un révolutionnaire. J’entretenais avec Sankara des relations plus que cordiales. Nous avions eu, dès 1984, d’interminables discussions, en général nocturnes (en particulier, si j’en crois mes notes, dans la nuit du 13 au 14 janvier 1984), et il m’était reconnaissant,
« Sans pratiquer moi aussi ce culte, je témoigne d u fa it qu e le jeu ne capitaine Sankara avait d u ch arme et d u bagout, débordait d’idées et d’énergie. »
je crois, d’avoir publié, en mai 1986, dans une collection que j’avais créée aux éditions Favre (« Les grands entretiens »), un ouvrage intitulé Thomas Sankara : un nouveau pouvoir africain, contenant le texte d’une longue interview qu’il avait accordée à Jean-Philippe Rapp, journaliste à la télévision suisse romande, et préfacé par l’inoxydable sociologue suisse Jean Ziegler, toujours partant pour proclamer son soutien à tous les damnés de la Terre.
J’avais été mis en relation avec Sankara par un personnage étonnant : Buana Kabue, un journaliste zaïrois, de la même génération que lui, qui avait participé autrefois au lancement d’un magazine concurrent de Jeune Afrique (portant le titre de Demain l’Afrique) et qui, après avoir eu une certaine proximité avec Mobutu, s’était découvert une passion pour le jeune révolutionnaire burkinabé, dont il devint un des conseillers les plus écoutés.
Grâce à lui, j’ai pu avoir avec son nouveau maître de nombreux échanges. Toujours de nuit !
Je me souviens, en particulier, d’une rencontre qui eut lieu fin 1986, peu de temps après le passage de Mitterrand à Ouagadougou. Des rumeurs d’intervention de mercenaires (forcément français) destinée à renverser le régime allaient bon train. Du coup, la ville était soumise au couvre-feu.
N’ayant donc rien d’autre à faire dans l’hôtel presque vide dans lequel on m’avait installé, je m’étais couché relativement tôt et dormais à poings fermés lorsqu’on vint soudain tambouriner à ma porte. Il était plus de minuit, c’était Buana Kabue. « Habille-toi vite, me dit-il, le patron t’attend. »
Par nuit noire, nous voilà donc partis, dans une Peugeot brinquebalante, à travers les rues désertes et mal éclairées de Ouaga, le plafonnier bien allumé, marquant un temps d’arrêt à chaque carrefour, où un soldat coiffé d’un béret rouge venait vérifier notre laissez-passer. On me dévisageait avec méfiance : je faisais peut-être partie de ces mercenaires dont on redoutait une attaque imminente ? De contrôle en contrôle, nous finîmes par arriver à un endroit qu’on appelait le Conseil de l’entente.
C’est là, en effet, que s’était tenu, quelques années auparavant, un sommet des chefs d’État de pays membres de cette organisation régionale, créée en 1959 par Houphouët-Boigny, regroupant autour de la Côte d’Ivoire les quelques pays dont il se voulait le protecteur : Niger, Bénin, Togo et Haute-Volta. Pour recevoir dignement ses hôtes de marque, la Haute-Volta avait dû faire construire, dans un vaste enclos, quelques villas plus ou moins confortables. Dans l’une d’elles, Sankara avait pris ses quartiers lorsque ses camarades putschistes lui avaient confié le pouvoir : l’ancienne présidence de la République, ça aurait fait trop prétentieux, et la caserne trop guerrier.
Comme à son habitude, Sankara m’accueillit à bras ouverts, me proposant de dîner (il était minuit et demi) avec lui et quelques-uns de ses amis. Au menu : un plat unique composé de riz et de cuisses de poulet.
En Afrique, le poulet n’a pas tout à fait la même consistance que chez nous. La chair est plus que ferme : dure comme de la pierre. « Eh oui, ici, les poulets ne sont pas élevés en batterie. Ils grandissent en liberté
et trottent toute la journée. Ils ont la cuisse ferme ! C’est pour ça qu’on les appelle des poulets bicyclette ! »
Tout Sankara était là : face à n’importe quelle situation, il éprouve le besoin d’expliquer, de faire comprendre, de convaincre.
Passant d’un sujet à l’autre, du coq (ou du poulet) à l’âne, il ne cesse de parler, de réfléchir à voix haute, de s’enthousiasmer, sans marquer le moindre signe de fatigue, alors qu’il vient de passer une longue journée à tenter de résoudre mille problèmes, d’ailleurs insolubles. Même devant un auditoire restreint (moi et ses quelques copains), il s’enflamme, comme s’il était en train de haranguer une foule.
J’évoque avec lui le début de crise qu’a failli déclencher l’insolence – pour ne pas dire plus : l’arrogance – dont il a fait preuve à l’égard de Mitterrand. Et donc de la France. « T’en fais pas, me répond-il. Je savais très bien jusqu’où ne pas aller trop loin. Je ne me suis pas retenu de lui dire tout ce que j’avais à dire, mais en lui parlant j’avais bien conscience d’une chose : c’est que les ressources propres du Burkina nous permettent juste de payer nos fonctionnaires pendant six mois. Les six mois restants, c’est la France qui paie. Alors, quand tu es conscient de cette situation, tu peux essayer de la changer, de l’améliorer, mais tu ne peux pas t’amuser à tout casser. »
Voilà une des grandes leçons reçues au cours de ma longue fréquentation de l’Afrique : il y a des réalités humaines, politiques, économiques intangibles, auxquelles il faut parfois savoir se soumettre, au moins provisoirement, même si l’on espère les changer. L’heure tourne. Thomas Sankara ne semble pas s’en rendre compte, jusqu’à ce que je consulte, aussi discrètement que possible, ma montre.
Je portais, à l’époque, une montre à gousset. Apercevant mon geste, Sankara me demande : « C’est quoi, ce truc ? Fais voir ! » Je lui tends la montre, et la chaînette à laquelle elle est attachée. Il semble ravi, il la tripote, la tourne et la retourne dans tous les sens. Je lui demande : « Tu la veux ? Je te la donne. »
Il est presque 4 heures du matin. Il est temps d’aller dormir. Dans la vaste cour du Conseil de l’entente, quelques vautours cherchent pitance, aussi à l’aise ici que les pigeons sur la place Saint-Marc, à Venise.
Un an plus tard, le 15 octobre 1987, à cet endroit même, Thomas Sankara, à trente-sept ans, sera assassiné par ses compagnons d’armes, dans des circonstances jamais clairement établies, sans avoir atteint ses buts, sans avoir réalisé ses rêves d’instaurer en Afrique un peu de justice, un peu de socialisme. Il portait en sautoir la montre à gousset que je lui avais offerte.
J’ai dû rencontrer Kadhafi, en effet, une bonne trentaine de fois.
Si c’était, le plus souvent, pour faire avancer la rédaction des livres d’entretiens que j’ai réalisés avec lui, ce fut aussi parfois pour de tout autres raisons. Je me souviens, par exemple, lui avoir « amené », le 14 octobre 1997, le très pittoresque et très sympathique (et très francophile) Pierre Salinger, ancien conseiller de presse de John Kennedy et ancien correspondant en Europe
de la chaîne ABC. Il m’avait demandé de lui arranger une entrevue avec ce Kadhafi qui l’intriguait beaucoup.
Je profitai d’un rendez-vous que j’avais organisé entre Kadhafi et un éditeur québécois, Alain Stanké – qui avait édité en français les Mémoires de Richard Nixon et était désireux d’obtenir du Guide une autorisation de publier un de ses livres au Canada –, pour inclure Salinger dans la charrette.
À l’époque, se rendre à Tripoli n’était pas tout à fait simple. Il fallait braver l’embargo aérien qui frappait la Libye depuis 1992, et donc atterrir à Djerba, en Tunisie, puis se taper ensuite quatre ou cinq heures de route avant d’arriver à bon port.
Non seulement la Libye était alors sous embargo, mais les relations entre Tripoli et Paris n’étaient pas fameuses. En désaccord sur tout, et principalement sur les affaires tchadiennes, les deux pays, sans rompre vraiment leurs relations diplomatiques, se boudaient et la Libye n’avait plus d’ambassadeur à Paris.
Au cours d’une de ces audiences qu’il m’accorde à l’époque, Kadhafi me dit que l’horizon de ses relations avec la France paraît s’éclaircir.
« Ça me rappelle, me dit-il, qu’il faudrait peut-être que je songe à remettre là-bas un ambassadeur… » Je l’interromps : « Aucune urgence ! Rassure-toi, un ambassadeur, tu en as déjà un, et tu ne trouveras jamais mieux, c’est le vieux Guy Georgy ! »
Guy Georgy, en effet, porte sur Kadhafi un regard bienveillant et le fait savoir à qui veut bien l’entendre. La retraite venue, il a raconté dans ses Mémoires les principales étapes de son extraordinaire carrière. Dans le dernier volume, Le Berger des Syrtes (Flammarion, 1996), il brosse un portrait très fin de Kadhafi – qu’il a bien connu pour avoir été le premier ambassadeur de France en Libye après le renversement de la monarchie, le 1er septembre 1969.
Pendant les six années qu’il passe en Libye, Guy Georgy ne se contente pas de faire réaliser de très belles affaires aux entreprises françaises : il s’intéresse – comme à son habitude, ainsi qu’il l’a fait dans tous les postes qu’il a occupés auparavant – au pays dans lequel il se trouve. Géologie, botanique, ethnologie : tout le passionne.
Y compris, bien sûr, la personnalité du jeune révolutionnaire, pour lequel il éprouve d’ailleurs une réelle sympathie.
Lorsque j’évoque son nom, Kadhafi s’esclaffe : « Ah ! Le brave Georgy ! Qu’est-il donc devenu ? Je serais heureux de le revoir ! Dis-lui de venir me voir un de ces jours. »
Rentré à Paris, je m’exécute. Malgré son grand âge et les difficultés du voyage, Guy Georgy accepte l’invitation avec enthousiasme.
Cela ne m’étonne pas de lui. C’est un esprit curieux et un hyperactif. Après avoir quitté le Quai d’Orsay avec le titre très honorifique d’ambassadeur de France, il a pris la barre d’un navire un peu à la dérive, la Maison de l’Amérique latine – et l’a vite redressé. Toujours vif, attentif aux affaires du monde, il est tout heureux à l’idée de revoir celui qu’il a connu voici bientôt trente ans.
Début décembre 1996, nous voilà donc partis, Georgy et moi, pour Djerba puis Tripoli. Kadhafi nous reçoit le 10 décembre sous la tente confortable qu’il s’est fait aménager dans l’enceinte de la caserne Bab al-Azizia. Les photos en témoignent : Kadhafi est manifestement heureux de revoir l’ambassadeur, qui lui demande d’emblée des nouvelles des principaux membres de la tribu à laquelle appartient Kadhafi : tel cousin a-t-il fini par épouser la fille de tel oncle, etc.
Devant une connaissance aussi intime des réalités locales, Kadhafi rit aux éclats et lui demande comment il sait tout ça.
« C’est très simple, répond Georgy. Lorsque j’étais en poste à Tripoli, je m’ennuyais tellement que je me suis amusé à établir la carte ethnique de ton pays, à en étudier les ramifications, les cousinages. » Kadhafi est stupéfait. Personne en Libye n’a pris la peine d’établir une carte pareille ! Il lui demande s’il pourrait en faire une copie.
« Avec plaisir », lui répond Georgy.
Je me suis chargé d’acheminer quelque temps plus tard ce précieux document, mais regrette de n’avoir pas eu l’idée d’en faire une copie : elle aurait pu être utile à Sarkozy lorsque, plusieurs années après, ce dernier a décidé d’aller bombarder la Libye. S’il l’avait alors consultée, il aurait compris qu’en mettant un coup de pied dans cette fourmilière ethnique extraordinairement complexe, il allait y déclencher des désordres qui mettraient des décennies à s’apaiser. Hélas, il est probable que, même s’il avait disposé de ce document, Sarko se serait malgré tout lancé dans l’aventure car, à défaut d’une carte, il aurait pu consulter au moins un autre fin connaisseur des réalités libyennes, notre ambassadeur sur place, François Gouyette. ■
« À l’époque, se rendre à Tripoli n’était pas tout à fai t s imple.
I l fa llait braver l’embargo aérien qui frappait la Libye depuis 1992, et donc atterrir à Djerba, en Tunisie, puis s e ta per ensuite quatre ou cin q heu res d e rou te. »
Comprendre un pays, une ville, une région, une organisation
Mohamed Bazoum a été élu à la présidence de la République le 2 avri l 2021. En deux ans, le pays s’est imposé comme le cœur stratégique du Sahel.
Une démocratie à soutenir, où sécurité et développement sont des urgences à mener de front.
C’est une contrée dure, aux prises avec des menaces constantes. Mais qui ne manque pas d’opportunités. Dirigée par un chef de l’État qui sort définitivement des cadres traditionnels. par Zyad Limam
Le voyage au Niger est un moment kaléidoscopique, de contrastes saisissants. Le pays est immense, 1 267 000 km2, deux fois et demie la France. Et largement désertique, avec des paysages de sable et de pierres d’une beauté à couper le souffle. Avec une mosaïque de peuples dont l’histoire est intimement liée à celle du désert, mais aussi à celle de ce fleuve immense, le Niger, le troisième du continent par la longueur, après le Nil et le Congo. Le nouvel aéroport de Niamey (inauguré en juin 2019) est une porte d’entrée fonctionnelle et élégante vers un pays où la vie reste difficile. Mais où les ambitions sont bien affirmées. Niamey s’est imposée comme le carrefour du Sahel. C’est ici que l’on croise « ceux » qui comptent, les Français en pleine réorganisation de leur dispositif militaire, les Américains (et leur impressionnante ambassade), les Chinois, les Algériens, les Turcs aussi qui construisent et investissent à tour de bras. Le Niger, c’est également ce grand voisin du Nigeria, plus particulièrement des États
fédéraux du nord, un cousinage renforcé par la présence des deux côtés de la frontière de la culture haoussa. Niamey joue crânement son jeu comme centre de rencontres, de sommets, de forums, favorisant la création d’un réseau d’amitié aux quatre coins de la planète. Les nouveaux hôtels (le Radisson, le Noom, le Bravia, en attendant une éventuelle et largement attendue rénovation de l’historique Gaweye) sont fréquemment surbookés. Le centre international de conférences Mahatma Gandhi tourne quasiment à plein régime. Malgré cette énergie, et plus d’une décennie de croissance, le Niger demeure pourtant l’un des pays les plus pauvres du monde, avec un revenu par habitant de 600 dollars par an. Et des indices de développement humain qui restent désespérément bas. À cette brutalité des chiffres s’ajoute une menace sécuritaire permanente. Avec l’importation des violences djihadistes venues de pays voisins et la tristement célèbre zone des trois frontières (avec le Mali et le Burkina Faso
à 200 kilomètres de Niamey). Malgré l’immensité et la faiblesse des ressources, le pays tient bon, les forces de sécurité sont au front. Et surtout, le dialogue des communautés renforce l’idée d’appartenance à la nation. Dans ce contexte de menaces permanentes, le Niger reste enfin l’une des dernières démocraties de la zone, entouré par des régimes kaki tentés par la fuite en avant, le souveraino-populisme et les alliances avec la milice Wagner.
C’est ce pays sur le fil que dirige depuis deux ans Mohamed Bazoum. Le 2 avril 2021, le président entamait son mandat marquant la première transition démocratique et civile dans l’histoire du Niger contemporain. La première fois qu’un dirigeant sortant, Mahamadou Issoufou, au terme de ses deux mandats constitutionnels, transmettait les clés du palais au nouvel entrant. Un moment historique qui aurait pu… ne pas se passer. Dans la nuit du 31 mars, à deux jours de l’investiture, des coups de feu ont éclaté à Niamey. Une tentative de coup d’État – une de plus pourrait-on dire, dans une nation où les militaires sont constamment intervenus dans la vie politique. La garde présidentielle va repousser l’attaque, les institutions vont tenir. Et la cérémonie d’investiture aura bien lieu, comme si une page de l’histoire était enfin tournée.
Mohamed Bazoum et Mahamadou
Issoufou se connaissent bien, ils sont proches. Compagnons de lutte depuis près de trente ans, ils ont gravi les échelons du pouvoir ensemble. Mohamed Bazoum est l’un des membres fondateurs du Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme (PNDS-Tarayya), créé en décembre 1990. Et dès l’élection d’Issoufou en 2011, il devient l’homme clé du dispositif : ministre des Affaires étrangères, puis ministre d’État à la présidence, et enfin ministre d’État, ministre de l’Intérieur, de la Sécurité publique, de la Décentralisation, des Affaires coutumières et religieuses.
Le président a peut-être été adoubé par son prédécesseur, mais c’est aussi un homme politique par lui-même. Avec une légitimité personnelle et particulière. C’est un pur produit de la méritocratie nigérienne. Il est né le jour de l’an 1960, à Bilabrine, dans la région de Diffa, près du lac Tchad. Fils d’une famille très modeste, enfant du désert et du Niger indépendant, il a eu la chance, réellement à cette époque, d’aller à l’école à Tesker, puis au lycée de Zinder, avant de finir ses études supérieures à Dakar, où il a obtenu un DEA en logique et épistémologie. Bazoum est un président de continuité, mais aussi de rupture symbolique. Il est originaire d’une ethnie ultra-minoritaire, les Oulad Souleymane (Arabes originaires du sud-ouest de la Libye). Il n’est pas « noir » de peau, il n’est pas touareg non plus, il n’a pas de fief électoral, ni de troupes régionales. Un cas unique par rapport aux allégeances communautaro-ethniques traditionnelles. Et un pari particulièrement audacieux et moderne. Une personnalité politique « différente » pour cimenter plus encore une nation fragile et composite. L’homme de Bilabrine apparaît comme le point d’équilibre entre toutes les identités du pays, les Haoussas, les Peuls, les Djermas, les Touaregs, les gens des « Nords » et des « Suds »… Évidemment, ce modernisme ne va pas sans controverses nauséabondes. Il n’est pas rare d’entendre ici et là, y compris dans des
capitales voisines, que ce président serait trop « clair », libyen, ou encore né « à l’étranger »…
Les choses vont bien au-delà de la symbolique. Mohamed Bazoum connaît la machine de l’État, mais surtout les territoires, les différences, les régionalismes, les groupes, les familles, les liens qui tissent cette immense nation. Il est dans tous ces détails humains et géographiques si cruciaux qui font la spécificité du Sahel. Et qui sont souvent à l’origine des conflits et des irrédentismes. En deux ans, il a imposé un style particulier, assez direct. Le président a le sourire naturel, et parle franchement, sans forcément chercher à arrondir les angles. De la situation économique, des relations avec la France, de celles avec les pays voisins, des questions de sécurité. Il évoque les sujets de société que l’on aimerait plus ou moins enfouir, comme la question de la démographie (le Niger pourrait compter plus de 70 millions d’habitants à l’horizon 2050…) et son corollaire, le triste état de l’Éducation nationale. Il a pris la mesure du rôle stratégique du Niger, devenu pays incontournable pour la sécurité et la stabilité régionale, du lac Tchad aux rives du golfe de Guinée, jusqu’au Togo et au Bénin. C’est ici que le journaliste français Olivier Dubois et le travailleur humanitaire américain Jeffery Woodke ont été conduits après leur libération – pourtant, le Français avait été enlevé au Mali, en avril 2021. C’est aussi ici que l’on appréhende peut-être le mieux les nuances multiples des populations sahéliennes, les différentes natures du djihadisme moderne, les complexités et rivalités qui animent les groupes armés. Le Mali et le Burkina Faso s’étant auto-isolés, c’est encore ici, à Niamey, que les puissances, la France, l’Union européenne, les États-Unis, redéploient leur dispositif Sahel. Le mot d’ordre global est clair : il faut soutenir le pays, le chef d’État, la République.
Il faut que le Niger tienne. Et réussisse.
Les personnalités défilent dans le bureau présidentiel. Comme tout récemment le très francophile secrétaire d’État américain Antony Blinken. Les États-Unis ont une base militaire
importante, Air Base 101, en pleine capitale. Et Air Base 201 à Agadez, la plus grande ville du Nord, qui fonctionne comme un centre de surveillance régional équipé d’une flotte de drones, dont les redoutables MQ-9 Reapers. Mohamed Bazoum et ses proches ne se font pas d’illusions. Le soutien des puissances occidentales est impératif. Mais ce n’est pas Paris ou Washington qui pourront apporter une garantie irréfragable de sécurité et de stabilité au Niger et à sa population. Le pays devra aussi se défendre lui-même. Le président sait que la bataille se joue aussi sur le front du développement et de la gouvernance. Le Niger est pauvre, mais fiable, crédible. Et il a des options. Il bénéficie de la confiance de la Banque mondiale (David Malpass, président sortant de l’institution, était à Niamey fin mars) et des bailleurs de fonds multilatéraux. La production de pétrole s’organise, et l’exploitation d’uranium pourrait connaître une nouvelle vie dans les années à venir. Le Plan de développement économique et social (PDES) 2022-2026 prévoit de porter la croissance annuelle à 9 %. Et de réduire le taux de pauvreté de 43 % à 35 % sur cette période. Lors de la Table ronde des bailleurs, à Paris, début décembre, le Niger a pu mobiliser près de 45 milliards d’euros de la part des partenaires internationaux. Il faudra la capacité de mettre ces exigences et ces ambitions en œuvre. Les cartes sont sur la table. ■
Des militaires nigériens devant le Palais des congrès, en juin 2019, durant le 33e sommet de l’Union africaine.
Malgré l’immensité et la faiblesse des ressources, le pays tient bon, les forces de sécurité sont au front.
Le ministre du Plan souligne les objectifs et les enjeux du Plan de développement économique et social 2022-2026. Un instrument essentiel pour impulser une croissance durable et inclusive. propos recueillis par Zyad Limam
AM : Quel bilan peut-on faire des deux premières années de mandat du président Mohamed Bazoum sur les questions économiques et sociales ?
Rabiou Abdou : La dynamique de croissance de l’économie nigérienne s’est poursuivie, malgré la persistance des chocs exogènes. En effet, de 3,6 % en 2020, l’économie nigérienne a rebondi en 2022 avec un taux de croissance réel de 11,5 %. La dynamique de création de la richesse est portée par les investissements. En pourcentage du PIB, le taux d’investissement brut s’est établi à 31,7 % en 2020, 43,2 % en 2021 et 33,5 % en 2022. Ce taux est largement supérieur à la norme de 24 %, préconisée par la Banque mondiale pour amorcer une croissance économique permettant d’améliorer le bien-être de la population et de réduire significativement la pauvreté. Pour ce qui est de l’inflation, les opérations de vente à prix modérés des céréales, de distribution gratuite des vivres et de transfert de cash entrepris par le gouvernement, ainsi que l’amélioration de l’offre des produits maraîchers ont permis de contenir le coût de la vie. Et de maintenir, malgré l’ampleur du déficit céréalier de 2021 et la flambée persistante des prix des produits importés, un taux d’inflation (4,2 %) au Niger largement inférieur à la moyenne enregistrée dans l’espace
UEMOA (7,4 %) en 2022. Enfin, grâce à la politique d’endettement prudent, le ratio de l’encours de la dette par rapport au PIB (50,8 % en 2021, et 52,2 % en 2022) reste en dessous de la norme communautaire de 70 %. Quels sont les principaux axes, les priorités stratégiques, du Plan de développement économique et social (PDES) 2022-2026 ?
Le gouvernement a élaboré et adopté le Plan de développement économique et social 2022-2026, deuxième déclinaison quinquennale de la Stratégie de développement durable et de croissance inclusive (SDDCI) Niger 2035. Nous voulons, à travers ce PDES, apporter des réponses tangibles aux principaux défis identifiés pour maintenir une croissance moyenne de 9,3 % sur la période 2022-2026 et accroître de 7,7 % le PIB par habitant. Les priorités du PDES sont contenues dans trois axes stratégiques. Le premier, c’est le développement du capital humain, inclusion et solidarité, qui passera par l’éducation et la formation, la santé, l’accès à l’eau potable, l’hygiène et l’assainissement, la protection sociale, l’emploi, le genre, la jeunesse, les sports et la culture, la recherche et l’innovation au service de la transformation structurelle de l’économie. Le deuxième concerne la consolidation de la gouvernance,
paix et sécurité, qui vise à garantir la paix, la sécurité, la justice et les droits humains, et à accroître l’efficacité des interventions de l’État et de ses partenaires sur ces questions. Et enfin, le troisième axe, c’est la transformation structurelle de l’économie, centrée sur le développement d’un secteur privé dynamique et sur la modernisation du monde rural, dont les orientations reposent essentiellement sur la stratégie nationale de sécurité alimentaire et de développement agricole durable (I3N).
La Table ronde des investisseurs et des partenaires au développement pour le financement du PDES 2022-2026, qui a eu lieu à Paris les 5 et 6 décembre 2022, a été un véritable succès, avec des engagements globaux de près de 45 milliards d’euros (dont 30 milliards d’investissements externes). À quoi attribuez-vous cette attractivité du Niger ?
Les acquis démocratiques de notre pays et les opportunités économiques évidentes constituent un atout essentiel. L’événement a vu la participation de 1 300 investisseurs de haut rang, provenant de 23 pays et 40 institutions internationales
et organismes de développement. Il a été enregistré un taux de couverture des annonces et manifestations d’intérêt de 152 %. Le portage politique de la table ronde par le président de la République a été déterminant. Le chef de l’État a mené les travaux. Notre gouvernement s’est mobilisé, ainsi que l’ensemble de nos représentations diplomatiques à travers le monde. Nous avons présenté des options stratégiques pertinentes qui ont suscité l’adhésion de partenaires. En outre, la réalisation d’études de faisabilité en amont de plusieurs projets structurants a été fortement appréciée par les partenaires. La réalisation et la présentation, avec l’accompagnement de la Société financière internationale (SFI) et de la Banque mondiale, d’un diagnostic stratégique du secteur privé nigérien, mettant en évidence les opportunités, les atouts et les contraintes, ainsi que les réformes pertinentes programmées pour améliorer le climat des affaires, ont également facilité la prise de décision.
Nous avons présenté des options stratégiques pertinentes et des études de faisabilité qui ont suscité l’intérêt de partenaires internationaux.
Le Niger a-t-il les moyens techniques et humains d’absorber ces investissements importants ?
Je veux parler du taux de réalisation des projets.
Cela reste un défi majeur : améliorer notre capacité d’absorption des ressources mobilisées aux fins du développement économique et social attendu par nos populations. C’est une préoccupation constante du gouvernement. Nous avons instauré des contrats de performance pour l’ensemble du personnel des unités de gestion des projets, et organisé des revues annuelles conjointes sur les portefeuilles des projets. Un dispositif interministériel de suivi des réformes est également institué. La revue à mi-parcours prévue en 2024 permettra de rendre compte de l’état de mise en œuvre, et de mettre à jour les prévisions financières pour tenir compte des nouvelles opportunités économiques devant absorber toutes les ressources annoncées par les partenaires au développement. Par ailleurs, le suivi et l’évaluation seront renforcés à travers la mise en œuvre de la Stratégie nationale intégrée de suiviévaluation (SNISE), adoptée en janvier 2022. À cet égard, une plate-forme informatique a été mise en place pour permettre de collecter et d’analyser, sur une base trimestrielle, les données et informations sur l’exécution des projets et programmes et des réformes.
La question alimentaire est cruciale. Quels sont les enjeux particuliers en matière agricole ?
En matière agricole, les enjeux sont surtout liés à la maîtrise de l’eau et au changement climatique. Notre pays poursuit la mise en œuvre de la Stratégie agricole et nutritionnelle
l’année. Ce programme fait partie des 11 projets dont les études de faisabilité ont été réalisées et présentées à la Table ronde sur le financement du PDES 2022-2026. Le développement de l’agriculture ne peut pas se faire, enfin, sans un développement énergétique. Dans ce cadre, le Niger a pour ambition de porter le taux d’accès à l’électricité à 30 % en 2026 et à 80 % d’ici à l’horizon 2035 en améliorant le mix énergétique, contre 19,5 % aujourd’hui. L’un des paramètres clés reste la transformation des matières premières. Sur quelles filières spécifiques le Niger pourrait-il compter pour développer une industrie nationale ?
Notre pays dispose d’avantages comparatifs certains et variés dans l’agriculture, l’élevage et les mines. Les capacités de transformation de ces filières à fortes valeurs ajoutées seront optimisées, notamment à travers la création des pôles agro-industriels intégrés dans le cadre du programme « Une région, une industrie ». Un accent particulier sera donc mis sur le développement des chaînes de valeur des productions agro-sylvo-pastorales et halieutiques (oignon, niébé, sésame, canne à sucre, souchet, poivron, pomme de terre, moringa, gomme arabique, agrumes, bétail/viande, production avicole et pintade, poisson, cuirs/peaux). La mise en œuvre des zones économiques spéciales, de réformes complémentaires de facilitation des échanges, d’incitations économiques et fiscales, d’accès aux marchés, puis d’infrastructures de soutien sera entreprise pour impulser une telle trajectoire. L’apport du Niger à la réalisation du PDES doit venir des ressources pétrolières additionnelles. Où en sommes-nous de la construction du pipeline vers le Bénin (le plus long d’Afrique) ? L’accord avec la China National Petroleum Corporation (CNPC) est-il totalement bouclé ?
et développement agricole durable (SAN/DAD). Pour renforcer la production agricole pluviale, au cours de la campagne hivernale 2022-2023, le gouvernement a expérimenté un programme d’ensemencement des nuages, afin de réduire les poches de sécheresse durant la saison des pluies. Cela a contribué à l’augmentation de la production céréalière de 68,7 % en 2022, et à une contraction de 39,2 % du fait de l’arrêt précoce des pluies et de l’apparition de poches de sécheresse en 2021. Le gouvernement entend également mettre en œuvre des projets et programmes d’irrigation, afin de rendre la production agricole moins dépendante des aléas climatiques. On peut citer le programme « Un village agricole, un périmètre irrigué », qui permettra la pratique de l’agriculture sur toute
La dernière mission d’évaluation des travaux du projet de construction du pipeline Niger-Bénin, effectuée par le ministre du Pétrole, fait ressortir un taux d’exécution global de 70 % à fin février 2023. À la fin des travaux, la convention prévoit, de la part du gouvernement, une évaluation et un audit pour s’assurer de la conformité des coûts de réalisation des travaux. Le résultat de cet audit permettra de boucler définitivement l’accord. Les seuls investisseurs présents dans le domaine pétrolier sont donc chinois. Comment mobiliser l’intérêt d’autres acteurs du secteur (français, américains…) ?
Au Niger, les textes en matière d’affaires ne présentent aucune disposition ou clause discriminatoire. Dans ce domaine, nous n’avons pas que les investisseurs chinois.
Les ressources annoncées, une fois mobilisées, permettront d’impulser et d’accompagner la transformation structurelle de notre économie.
D’autres partenaires sont impliqués dans la recherche. On peut citer par exemple Savannah Energy, Sipex, la filiale de Sonatrach (société algérienne) pour le bloc de Kafra dans la région d’Agadez, ou notre société nationale Sonidep (Société nigérienne du pétrole), détentrice de permis pour l’amont et pour l’aval, en charge de la commercialisation des produits pétroliers. Ce secteur est en pleine évolution. Et les projets ne manquent pas. Afin de créer les meilleures conditions pour les investissements privés dans le secteur pétrolier, le gouvernement a adopté plusieurs réformes, telles que le Code pétrolier en août 2017 et la politique pétrolière nationale en 2018. Pour susciter l’intérêt d’autres acteurs, le gouvernement a identifié de façon non exhaustive des opportunités d’investissement dans le secteur pétrolier. Par exemple, le cadastre pétrolier, le centre moderne de formation dans le domaine pétrolier (Institut national du gaz et du pétrole), l’amélioration de la connaissance du potentiel pétrolier du pays, le gazoduc trans-saharien (TSGP), le projet de mise en œuvre du potentiel de l’hydrogène, le projet de construction de dépôts de stockage de gaz de pétrole liquéfié, le projet de construction d’une centrale thermique à Ollelewa (Zinder), etc.
Comment concilier développement durable, lutte contre le réchauffement climatique et exploitation pétrolière ?
Notre pays s’est doté de la Stratégie de développement durable et de croissance inclusive Niger 2035. C’est notre boussole. Cette stratégie intègre les objectifs de développement durable et place l’exploitation pétrolière au cœur de notre transformation structurelle de façon cohérente et harmonisée. Ce sont les retombées de l’exploitation qui permettront de financer et d’accroître significativement la part des énergies renouvelables dans notre mix énergétique. Un accent particulier sera également mis sur la lutte contre la désertification et le tarissement des cours d’eau, notamment dans le cadre d’initiatives régionales, telles que la Commission climat pour la région du Sahel ou l’initiative Grande Muraille verte. Démographie et éducation semblent être au cœur du projet présidentiel. Comment faire en sorte de maîtriser l’un et favoriser l’autre ?
Dans l’orientation de sa politique éducative, le président de la République Mohamed Bazoum vise à agir indirectement sur la croissance démographique, notamment à travers le programme de scolarisation de la jeune fille. En effet, maintenir les filles à l’école permettra de réduire les mariages précoces et, à terme, permettra à la jeune fille de tracer son destin à partir d’un certain niveau d’instruction. L’inflexion attendue du taux de fécondité facilitera la prise en charge du financement de l’éducation.
La sécurité absorbe une part non négligeable des ressources de l’État nigérien (20 %). Quels sont les effets tangibles d’un tel effort national ?
Les résultats du coût de la gestion sécuritaire ont des effets directs. Le gouvernement assure le contrôle de l’intégrité de l’ensemble de notre territoire. Aucun espace nigérien n’est occupé par les groupes armés. Mieux, le gouvernement a engagé une stratégie de retour volontaire des populations déplacées, avec une mise à disposition de tous les services essentiels. Par contre, il est évident que cet effort budgétaire en matière de défense et de sécurité exerce un effet d’éviction certain sur le financement du développement.
Qu’attendez-vous aujourd’hui des partenaires extérieurs du pays. Quel message adressez-vous à vos partenaires régionaux et internationaux ?
Le Niger est à la croisée des chemins et fait face avec détermination à de multiples chocs sécuritaires, démographiques, climatiques. Nous avons élaboré et présenté à Paris, les 5 et 6 décembre 2022, les orientations stratégiques de notre pays. Tous les partenaires au développement ont adhéré au PDES 2022-2026 en tant que cadre de référence de leurs appuis à la politique économique, financière et sociale du Niger. Ils ont, de ce fait, encouragé le gouvernement dans la poursuite des efforts en matière d’investissements et de réformes dans les domaines prioritaires du PDES. C’est le point clé. Les ressources annoncées par les partenaires institutionnels et le secteur privé, une fois mobilisées, permettront d’impulser et d’accompagner la transformation structurelle de notre économie, de bâtir un capital humain de qualité, dans un environnement de paix et de sécurité, afin d’aboutir à l’amélioration du bien-être des Nigériennes et des Nigériens. ■
P«lus nous faisons d’enfants, moins nous sommes capables de les éduquer ; et moins nous les éduquons, plus ils feront des enfants à leur tour : facteurs, dans notre contexte socio-économique, de retard de développement et de croissance. » En novembre 2021, depuis peu installé dans le fauteuil présidentiel, Mohamed Bazoum affirme sa volonté de briser le tabou de la démographie galopante au sein de son pays. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : portée par une croissance annuelle de 3,8 %, la population double tous les 18 ans. Le nombre de Nigériens passera ainsi de 25 millions actuellement à 50 millions en 2040. Et à l’horizon 2050, le pays, qui enregistre une moyenne de sept enfants par femme, deviendra le deuxième le plus peuplé d’Afrique de l’Ouest, après le Nigeria. En raison de cette croissance démographique exponentielle, ni son entrée en 2011 dans le cercle convoité des États producteurs de pétrole, ni sa croissance économique moyenne de 6 % entre 2011 et 2020 n’ont eu d’incidence véritable sur le développement humain. Résultat : pendant deux décennies (de 1999 à 2019), et malgré des efforts considérables, le Niger est resté dernier au classement de l’indice de développement humain (IDH), établi par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). L’école est le meilleur indicateur de ce défi démographique. En 2020, près de 817 000 enfants ont frappé aux portes des établissements publics. À supposer que l’on en eût placé 80 par classe – un nombre pour le moins antipédagogique –, le pays aurait eu besoin de 10 000 classes chaque année, et d’autant d’enseignants. Même en consacrant actuellement jusqu’à 22 % de son budget à l’Éducation nationale, le Niger peine à accueillir les écoliers dans des conditions décentes et à leur délivrer
un enseignement de qualité. En attestent les taux de réussite aux examens scolaires, qui sont en 2022 de 27,18 % pour le brevet d’études du premier cycle (BEPC) et de 28,95 % pour le baccalauréat. Faute d’alternative, les élèves sont accueillis dans des classes en paillote (40 % du nombre total de classes, soit environ 36 000), lesquelles peuvent prendre feu et provoquer des tragédies nationales, comme à Niamey en novembre 2021, où une école maternelle a brûlé et causé la mort de 26 enfants âgés de 5 à 6 ans. La démographie non maîtrisée impacte par ailleurs la qualité des soins maternels et infantiles. Avec 78 décès pour 1 000 naissances, la république affiche un taux de mortalité infantile encore très élevé.
« Le poids démographique, il faut le dire, nous empêche de renforcer le développement de notre capital humain en assurant l’accès de nos compatriotes aux services sociaux (éducation, santé, etc.) et en facilitant l’accès de chacun à un emploi décent », a regretté, toujours en novembre 2021, le président. On pourrait faire le même constat en matière de lutte contre la pauvreté, elle aussi compromise par l’augmentation trop rapide de la population. En 1962, le revenu national par habitant était de 160 dollars, contre 90 dollars pour le Dahomey (actuel Bénin) ; en 2020, le même revenu était de 550 dollars pour un Nigérien et de 1 280 dollars pour un Béninois. Pour l’économiste du développement Kiari Liman-Tinguiri, ancien doyen de la faculté d’économie de Niamey, la démographie maîtrisée au Bénin et galopante au Niger participe à l’explication de cette différence de fortune entre les deux peuples. L’autre grand défi, c’est de nourrir la population. Derrière l’initiative 3N, « les Nigériens nourrissent les Nigériens », lancée par l’ancien président Mahamadou Issoufou, apparaissait
Véritable frein à la prospérité, la croissance annuelle de la population nigérienne atteint 3,8 %. Depuis son arrivée au pouvoir, Mohamed Bazoum a décidé de lever l’hypothèque que cette problématique fait peser sur le développement économique.
l’ambition de garantir l’autosuffisance. Il n’en a rien été. Près de dix ans plus tard, le Niger est encore plus dépendant des importations de denrées alimentaires.
Mohamed Bazoum a donc choisi de prendre le taureau par les cornes. Fait inédit, il a créé en avril 2022 l’Office nigérien de la population (ONP). « Sa mission principale, selon son texte de présentation, est la maîtrise de la croissance démographique et la capture du dividende démographique. Il s’agira de manière spécifique pour l’ONP d’élaborer et de mettre en œuvre, à travers les ministères sectoriels, une stratégie d’accompagnement de la transition démographique. »
Afin de prouver que ce dossier lui tient à cœur, le président a rattaché l’Office à son cabinet et porté à sa tête le professeur Habibou Abarchi, universitaire connu et respecté. Et c’est le chef de l’État lui-même qui a présidé en janvier dernier la première réunion de son Conseil d’orientation stratégique.
Par ailleurs, la transition démographique repose aussi sur la scolarisation de la population féminine. Près de 77 % des filles sont mariées avant leurs 18 ans, se retrouvant ainsi hors du système scolaire. Partant du principe que celles qui seront
éduquées se marieront plus tard et feront moins d’enfants, le président a demandé à son gouvernement de construire partout sur le territoire des internats pour filles. Mieux que quiconque, Mohamed Bazoum, philosophe formé à l’université de Dakar, sait que la transition entre une démographie incontrôlable et une démographie maîtrisée est un phénomène de société qui a besoin d’une appropriation collective.
Longtemps ministre de l’Intérieur, donc responsable du culte et tutelle des chefferies locales, il a choisi de mobiliser les leaders religieux et les autorités traditionnelles. Les premiers convaincront les plus réticents que la maîtrise de la démographie n’est pas contraire aux valeurs islamiques, tandis que les seconds porteront la dynamique du changement jusqu’aux endroits les plus reculés du pays.
À l’aune de bonnes perspectives pétrolières et minières, marquées par la mise en service prochaine du pipeline Niger-Bénin et la construction de la mine d’uranium d’Imouraren, le chef de l’État entend éviter que le souci démographique prive son pays des retombées d’une croissance économique classée parmi les trois meilleures d’Afrique en 2023 (16,2 %, selon les autorités). ■
* Journaliste et auteur de Mali-Sahel, notre Afghanistan à nous ? (Impacts Éditions, 2022).
L’État consacre près de 22 % de son budget à l’Éducation nationale, notamment pour améliorer les conditions d’accueil des élèves. Ici, des écoliers à Ouallam, en 2022.
À l’horizon 2050, le pays, qui enregistre une moyenne de sept enfants par femme, deviendra le deuxième le plus peuplé d’Afrique de l’Ouest.
Portant à lui seul 40 % du PIB de la nation, le secteur doit à tout prix s’adapter, se moderniser, répondre aux défis de l’eau et du changement climatique.
par Thibaut CabreraAu Niger, la population vit principalement en zones rurales. L’élevage et les cultures de subsistance, comme le sorgho ou le maïs, qui constituent la base de l’alimentation, font vivre une part considérable des 25 millions d’habitants. Le secteur agricole représente 40 % du PIB, ce qui en fait le premier générateur de revenus pour les populations et pour l’État.
Or, chaque année, le pays perd 100 000 hectares de terres cultivables, et se trouve donc confronté à des défis majeurs en matière de sécurité alimentaire et de développement économique. Qu’ils soient environnementaux, démographiques ou infrastructurels, ces obstacles poussent le gouvernement à agir pour renouveler
un secteur indispensable au développement. Deux tiers du territoire sont situés dans le Sahara, et seule une partie de la zone sud bénéficie d’un climat plus humide. Ainsi, 10 % seulement des terres sont exploitées. Mais les précipitations sont faibles et irrégulières, ce qui limite la croissance des cultures. Entre 2020 et 2021, la production de céréales a enregistré une baisse d’environ 40 %.
Le manque d’eau pose également problème. Les communautés sont forcées de trouver d’autres façons d’irriguer leurs terres une fois passée la saison des pluies, qui s’étend de juin à septembre. Enfin, la diminution des terres arables chaque année induit une réduction des aires de pâturage, alors même que le secteur de l’élevage représente plus d’un tiers du produit intérieur brut agricole.
Lors de sa visite à Tanout en décembre 2022, le président a eu l’occasion de visiter des étals dédiés aux productions locales.
Par ailleurs, le Niger est confronté à une pression démographique conséquente, et répondre aux besoins alimentaires de la population est un vrai challenge, d’autant plus que les effets du réchauffement climatique sont bien visibles. Les perspectives de développement du secteur agricole, sous sa forme traditionnelle, paraissent dès lors extrêmement faibles. Le déficit d’infrastructures pèse aussi dans la balance. Les réseaux de transport sont limités, et il est difficile d’acheminer les cultures vers les centres urbains et les marchés. Résultat : la moitié de la population souffre d’insécurité alimentaire, et le taux de malnutrition dans les zones rurales peut atteindre jusqu’à 40 %. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA), la nation a été confrontée l’an passé à « une crise alimentaire sans précédent », du fait d’une mauvaise campagne agropastorale et de la crise des prix de l’alimentation, du transport et des engrais. Entre juin et août 2022, 4,4 millions de personnes se trouvaient en situation d’« insécurité alimentaire aiguë sévère ». Redescendu à 2 millions fin 2022, ce chiffre pourrait augmenter à 3 millions lors de la saison des pluies en 2023, affirme l’OCHA. Le bureau humanitaire de l’ONU précise que la crise aurait pu s’aggraver si le gouvernement n’avait pas été réactif. En effet, les autorités ont anticipé la crise dès la fin de l’année 2021, en annonçant un plan d’urgence, en plus du plan de soutien national annuel habituel, qui a grandement contribué à l’atténuation de la crise alimentaire.
Plus globalement, l’enjeu consiste aujourd’hui à construire l’agriculture de demain – celle qui répondra aux besoins des 30 millions de Nigériens en 2030 (et 70 millions en 2050). Le ministre du Commerce Alkache Alhada a récemment souligné que le rebond du secteur minier et la structuration d’un secteur pétrolier fort permettront au pays de bénéficier de ressources pouvant transformer durablement
le secteur agricole. Plusieurs projets phares allant en ce sens sont prévus par le Plan de développement économique et social (PDES) : une usine industrielle de production d’engrais (à partir du phosphate naturel de Tahoua), un programme de pôles agro-industriels, ou encore la promotion de l’irrigation et de l’utilisation de technologies innovantes. En effet, investir dans l’irrigation paraît crucial pour que le pays améliore sa production et réduise sa dépendance aux faibles précipitations, d’autant qu’il dispose de ressources en eau souterraine et de fleuves. D’après Alkache Alhada, la maîtrise de l’eau permettra d’atteindre l’autosuffisance alimentaire. En mars 2023, le Niger a signé avec la Banque ouest-africaine de développement (BOAD) deux accords relatifs au volet agricole, à hauteur de 35 millions d’euros. Ces fonds permettront de financer le Projet d’aménagements hydro-agricoles avec des pratiques d’agriculture intelligente résilientes au changement climatique (PAHA-AIC), qui couvrira l’aménagement de 1 750 hectares de terres. Autre chantier bien engagé, la construction du premier barrage hydroélectrique du pays à Kandadji, à 180 kilomètres au nord de Niamey, a été reportée à de nombreuses reprises, mais les travaux de construction ont pu démarrer en mars 2019. Ce dernier devrait être livré en 2025. D’une part, le complexe permettra au pays de minorer sa dépendance énergétique au Nigeria, d’où proviennent plus de 75 % de l’électricité consommée. Et d’autre part, il pourra faciliter l’accès à l’électricité (à peine 15 % de la population peut utiliser le courant, à l’heure actuelle). Ce barrage sera également à même de réguler l’écoulement des eaux du fleuve Niger, et ses crues parfois mortelles, qui ont lieu chaque année pendant la saison des pluies, diminueront. Quant aux rendements agricoles, ils seront favorisés par la création de 45 000 hectares de surfaces irriguées. Un motif d’espoir pour l’évolution de l’agriculture dans un pays où elle occupe une place on ne peut plus importante, que ce soit pour la population ou le gouvernement. ■
Investir dans l’irrigation paraî t crucial pour que le pays améliore sa production et réduise sa dépendance aux faibles précipitations.
Si les premiers gisements d’or noir ont été découverts à la fin des années 1960, le Niger n’a commencé à les exploiter qu’en 2011. Aujourd’hui, tirer profit de cette richesse est la clé de voûte des ambitions du pays. par Thibaut Cabrera
Depuis des années, le Niger est au centre des enjeux énergétiques mondiaux en raison de ses importantes ressources pétrolières. La découverte des premiers gisements d’or noir, par la société Texaco, remonte à la fin des années 1960. C’est non loin d’Agadem, dans la région de Diffa, située à l’est, qu’ils se situent. Or, l’exploitation pétrolière n’a commencé qu’en 2011 et a fait du pays un producteur marginal de pétrole. Mais récemment, l’exploitation a pris de l’ampleur, et elle est désormais considérée comme une future source majeure de revenus. Véritable vectrice de croissance économique, l’industrie doit permettre au Niger d’accélérer son développement, sans toutefois négliger les enjeux sociaux et environnementaux qui l’entourent. Les efforts des gouvernements et des parties prenantes pour une exploitation durable et équitable de ces ressources seront en effet scrutés. Dans les années 1990, des sociétés comme Elf ou Exxon découvrent les potentiels pétroliers du bloc d’Agadem. Cependant, elles quittent ce pays enclavé dans un contexte politique complexe, et lors d’une période où les cours sont trop bas pour rentabiliser la construction d’un oléoduc de plus de 1 500 kilomètres, nécessaire pour rejoindre l’océan. En juin 2008, l’arrivée de la société étatique chinoise China National Petroleum Corporation (CNPC) change la donne. La signature du contrat de partage de production avec le Niger fait passer la rentabilité au second plan – pour un temps, en tout cas.
L’entreprise fore plusieurs puits et construit la Société de raffinage de Zinder (SORAZ) à une cinquantaine de kilomètres de la deuxième plus grande ville du pays. Cette raffinerie, située dans le sud, est raccordée aux champs pétroliers d’Agadem par un oléoduc à partir de 2011. L’intensification des explorations depuis plus d’une décennie a permis au Niger de revoir à la hausse ses réserves totales de pétrole : estimées à environ 325 millions de barils en 2008, elles pourraient aujourd’hui atteindre près de 3,7 milliards.
Le pays a ainsi augmenté sa production pour devenir un acteur non négligeable sur le marché africain. Il produit actuellement 20 000 barils par jour – principalement pour la consommation domestique –, ce qui le rapproche du « top 15 » des pays producteurs de pétrole sur le continent. Et les perspectives sont prometteuses, car il est notamment prévu de faire culminer la production à 110 000 barils par jour dès la fin de l’année prochaine. En avril 2022, le ministre du Pétrole et de l’Énergie Sani Mahamadou Issoufou déclarait que le pays envisage d’atteindre les 200 000 barils par jour d’ici 2025 ou 2026. Une ambition qui ferait de l’industrie le principal moteur de l’économie nigérienne : 25 % du PIB, 50 % des recettes publiques, et près de 80 % des exportations. Des estimations appuyées par les prévisions de la Banque africaine de développement (BAD) et le FMI, lesquelles annoncent une croissance de 7,3 % en 2023 – le plus haut taux du continent – et atteignant les deux chiffres d’ici à 2024-2025. Associés à ce contexte économique favorable, le développement de l’industrie pétrolière et le volontarisme gouvernemental ont convaincu les partenaires du Niger de financer son Plan de développement économique et social (PDES) 2022-2026. En effet, ce dernier, dont le financement en ressources propres (13,35 milliards d’euros) repose en grande partie sur l’extension des exportations pétrolières, a été présenté par le président Mohamed Bazoum en décembre dernier, lors de la Table ronde des investisseurs et partenaires au développement, organisée
à Paris. Et le chef de l’État a obtenu un engagement à hauteur de 45 milliards d’euros de financement sur les 29,62 milliards espérés. Aujourd’hui, l’économie est très dépendante du secteur agricole, qui occupe 70 % de la population et porte 40 % du PIB. La diversification passera donc par l’exploitation pétrolière. En février dernier, au micro de RFI, le ministre du Commerce Alkache Alhada expliquait que les perspectives nouvelles offertes par ce secteur permettent d’escompter « une transformation de l’économie » du pays. Mais il est important d’entreprendre une transition plus profonde encore, pour éviter de dépendre exclusivement de l’exploitation pétrolière. Cette diversification de l’économie doit également reposer sur d’autres secteurs – minier ou touristique, par exemple. En matière de développement, les revenus issus du sous-sol et les investissements étrangers qui en découlent devraient pouvoir permettre au pays de financer de grands projets, tels que ceux décrits dans le PDES.
Afin de concrétiser les ambitions de développement et de diversification de l’économie, la finalisation du pipeline Niger-Bénin est grandement attendue. Les autorités ont préféré cette entreprise à la construction d’un oléoduc reliant les champs pétroliers d’Agadem au pipeline Tchad-Cameroun. Les raisons ayant poussé le pays à s’écarter de ce projet sont liées à « l’insécurité grandissante » aux frontières du Tchad, et à la « menace permanente » que fait peser Boko Haram au niveau du lac Tchad.
C’est donc un gigantesque tuyau, long de 1 982 kilomètres – 1 298 au Niger et 684 au Bénin –, qui devrait bientôt relier le site d’Agadem au port de Sèmè-Kpodji, au sud-est du Bénin. Le coût du projet, notamment porté par la China National Petroleum Corporation, s’élève à 6 milliards de dollars. Démarrés en 2019, les travaux ont pris un certain retard du fait de la crise liée à la pandémie de Covid-19. Selon le ministre du Commerce, la fin du chantier est prévue pour juillet, et l’écoulement
du brut « au plus tôt fin 2023, au plus tard début 2024 ». Il précise également que celui-ci est très avancé et « sans difficulté ». En mars dernier, le ministre du Pétrole et de l’Énergie a assuré que les travaux étaient terminés à « plus de 75 % ». Le pipeline Niger-Bénin devrait multiplier par sept la capacité d’exportation de pétrole du pays, grâce à une croissance de la production estimée à 86,2 % en 2023, selon le FMI. Il sera à même de transporter 4,5 millions de tonnes chaque année, soit l’équivalent de 35 millions de barils. Pour concrétiser ce mégaprojet dans les temps, le Niger et la CNPC devront dépasser certains de leurs malentendus relatifs à sa gouvernance. Il s’agira également d’être attentif aux dispositions prises par les deux pays quant à la sécurisation de l’oléoduc, notamment dans les localités situées entre le sud du Niger et le nord du Bénin, où les incidents liés aux groupes armés ne faiblissent pas.
Quoi qu’il en soit, cette collaboration ne semble pas près de finir, puisque la possible construction d’un second pipeline reliant les deux pays est d’ores et déjà évoquée,
de même qu’est attendue une rencontre entre Mohamed Bazoum et le président béninois Patrice Talon à ce sujet. L’exploitation pétrolière s’inscrit pleinement dans l’avenir du Niger, tant elle est importante pour son développement. Pour le ministre des Finances Ahmat Jidoud, il n’est « pas possible » de négliger cette industrie face au manque d’aide des pays riches dans la transition climatique de l’Afrique. Cependant, son déploiement fait émerger certaines inquiétudes d’ordre socio-environnemental. D’une part, rien ne peut assurer que la hausse de la production pétrolière permettra aux Nigériens ordinaires de voir leurs conditions de vie s’améliorer. Et d’autre part, les populations locales, notamment les agriculteurs et les éleveurs, risquent d’être davantage confrontées à la pollution de l’eau et des sols, ainsi qu’à la dégradation des terres arables. Le ministre du Commerce, quant à lui, considère que son pays est particulier, car « engagé dans un processus de bonne gouvernance, de stabilité politique et de lutte contre la corruption ». Selon lui, le pétrole ne sera pas une malédiction au Niger. ■
Les perspectives prometteusessont . L’État prévoit de faire culminer la production à 110 000 barils par jour dès la fin de l’année prochaine.
Ressource historique, le précieux minerai a fait l’objet de nombreuses controverses au fil des années. Et redevient un sujet d’actualité.
par Thibaut CabreraSouvent associé à l’énergie nucléaire et à l’arme atomique, l’uranium joue en réalité un rôle plus vaste. Ce métal radioactif, présent dans l’écorce terrestre, est exploité pour diverses applications, de la production d’électricité à la médecine ou la recherche scientifique. Le Niger en est l’un des principaux producteurs au monde. Longtemps premier d’Afrique, il est désormais devancé par la Namibie. Depuis la découverte de ce minerai en 1957 dans la région d’Agadez, il est une ressource essentielle au développement et à la croissance du pays. Toutefois, les fluctuations du marché mondial ont entraîné une longue période de creux pour l’industrie.
Bien qu’essentiellement désertique, le territoire est riche en uranium. Jusqu’en 2017, le pays faisait partie du « top 5 » des producteurs mondiaux. En 2021, il en livrait 2 248 tonnes et se plaçait au septième rang derrière le Kazakhstan, la Namibie, le Canada, l’Australie, l’Ouzbékistan et la Russie. L’uranium représentait 60 % des recettes d’exportation en 2010. Son exploitation a ainsi généré des revenus considérables et créé de nombreux emplois. Symbole de l’exploitation du minerai au Niger, la société française Orano, anciennement Areva, est présente sur le territoire depuis plus de cinquante ans. Elle exploite actuellement plusieurs gisements dans le nord-ouest via sa filiale Somaïr, et pourrait, d’ici cinq ans, commencer à utiliser la mine d’Imouraren, qui contient d’importantes réserves. En mars 2021, la mine d’Akouta, exploitée par la filiale Cominak, a cessé sa production après cinq décennies de services. La raison avancée pour expliquer sa fermeture est l’épuisement des réserves. On sait toutefois
que la crise qui a frappé le secteur dès 2011 n’est pas étrangère à cette décision.
À la suite de l’accident nucléaire de Fukushima, le 11 mars 2011, le cours de l’uranium s’est effondré. La diminution de la demande a entraîné une baisse de la production et des investissements dans le secteur au Niger. L’effet combiné de l’accident, de la montée du discours antinucléaire en Europe et de l’annonce de l’Allemagne quant à sa volonté d’arrêter le nucléaire a fait passer son cours de 70 à 50 dollars la livre entre 2011 et 2012. Un contexte difficile, qui a perduré pendant près d’une décennie. En 2019, son prix est même descendu à 20 dollars la livre.
La production du Niger est quasiment divisée par deux : atteignant plus de 4 300 tonnes en 2011, elle ne dépasse pas les 2 300 tonnes en 2020. Une période complexe, qui illustre la difficulté que peut rencontrer un pays misant sur une seule ressource pour son développement. Les questions environnementales et sociales liées à l’industrie minière ont également suscité des préoccupations, qui sont toujours d’actualité. À titre d’exemple, l’exploitation nécessite d’importantes quantités d’eau (près de 8 millions de m3 par an pour seulement 3 000 tonnes d’uranium), dans une région très aride. Les nappes phréatiques situées autour de la mine d’Arlit ont ainsi perdu près de deux tiers de leur volume. Pire, le quotidien des habitants vivant à proximité des mines est aussi chamboulé : poussière radioactive, eau empoisonnée, nourriture contaminée, etc.
Les conditions de la fermeture de Cominak par Orano ont été vivement critiquées : les déchets radioactifs, qui auraient dû être
regroupés dans des emballages étanches, ont été déversés à même le sol, provoquant des émanations toxiques et la pollution des eaux souterraines. L’image de l’industriel français au Niger a été ternie par des scandales successifs, notamment l’affaire de corruption dite de l’« uraniumgate » en 2017. Les ONG ont également dénoncé les conditions de travail dans les mines.
Tirant la leçon des expériences passées, le tribunal de grande instance d’Agadez a pris une décision historique en février dernier, ordonnant à la Société des mines de Dasa (Somida) d’interrompre l’exploitation d’une mine détenue par la société Global Atomic face aux risques environnementaux. L’entreprise devra ainsi mener une étude pour réévaluer l’impact environnemental de son activité. Si la décennie 2010-2020 peut être qualifiée de cauchemardesque, l’industrie semble aujourd’hui revivre.
Du fait de la conjoncture économique favorable du secteur et de la guerre en Ukraine, qui motive les grandes puissances à sortir de la dépendance russe, la crise de l’uranium s’est estompée. Le cours atteignait 50 dollars la livre en mars 2023. La lutte contre le changement climatique et la transition vers des sources d’énergie moins polluantes ont conduit à un regain d’intérêt pour l’énergie nucléaire. De nombreux pays, en particulier en Asie, investissent dans des technologies qui permettent une utilisation plus sûre et plus efficace de l’uranium, rendant l’énergie nucléaire plus attrayante pour les investisseurs.
Depuis 2020, de nouveaux acteurs se tournent vers l’uranium nigérien. La société canadienne Govi High-Power Exploration a engagé la construction d’un complexe minier à Madaouéla, où elle entend injecter 670 millions d’euros. Le pays a également délivré quatre nouveaux permis de recherche à la société Loxcroft Resources dans les régions d’Agadez. En mars 2023, le directeur d’Imouraren SA, la coentreprise liant Orano à l’État nigérien, a confirmé sa volonté d’exploiter la mine d’Imouraren, dont les réserves, parmi les plus importantes au monde, sont estimées à 200 000 tonnes. Il s’agira toutefois de rester prudent : les essais commenceront en 2024, avec un potentiel lancement en 2028. L’exploitation aurait dû démarrer en 2015, mais la crise du secteur a découragé l’entreprise française. Et les négociations avec Niamey ne sont pas simples. En février dernier, les autorités ont jugé caduc le permis octroyé à Orano pour l’exploitation d’Imouraren. L’historique de la société sur le sol nigérien pourrait jouer en sa faveur dans l’aboutissement des négociations.
Pour tirer profit de ce retour en force du minerai, le Niger devra relever plusieurs défis, à commencer par l’amélioration de la gouvernance et de la transparence dans ce secteur, afin d’attirer davantage d’investisseurs étrangers. De plus, il paraît aujourd’hui essentiel de mettre en place des mesures de protection environnementale et de responsabilité sociale pour minimiser les conséquences négatives de cette industrie, que ce soit sur les communautés locales ou l’environnement. ■
Ce métal lourd radioactif est utilisé dans de nombreux domaines, tels qu e l’électricité ou l a médecine.
La lutte contre le changement climatique et la transition vers des sources d’énergie moins polluantes ont conduit à un d’intérêtregainpour l’énergie nucléaire.La mine de Tamgak, à Arlit, est exploitée par l’entreprise française Orano.
Photographe, éditeur, libraire, baroudeur, Maurice Ascani vit au Niger depuis 1968. Une terre d’adoption qu’il a arpentée des années, du nord au sud, d’est en ouest. En témoignent ces images de paysages à couper le souffle, des villages traditionnels aux dunes immenses, en passant par les sites inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco.
textes d’Emmanuelle Pontié / photos de Maurice Ascani
Décorées de couleurs vives, elles sillonnent incessamment le fleuve Niger, qui traverse la capitale et s’étend sur 4 200 kilomètres.
Pouvant supporter jusqu’à 30 tonnes, ces embarcations géantes sont aussi l’un des attraits touristiques du pays.
Situées à Tahoua, « capitale de l’Ader », dans la région des bâtisseurs, ses maisons sont typiquement traditionnelles, avec leurs murs en terre crue séchée au soleil. Elles sont entourées de greniers et bordées d’enclos, bâties en banco, pisé, adobe, briques de boue. Un habitat qui symbolise les savoir-faire ancestraux.
Les dunes d’Arakao viennent se heurter aux montagnes du massif de l’Aïr. Hautes de plus de 200 mètres, elles se situent sur la bordure orientale du désert du Ténéré. Le vent y efface toute trace de passage en quelques instants, contribuant ainsi à préserver la pureté incroyable du site.
Surnommés « nomades du soleil », ils évoluent en particulier dans la région de Tahoua, jusqu’à Maïné-Soroa. Ils dansent ici en tenue traditionnelle pour l’intronisation du chef de canton de Dakoro.
La mosquée d’Agadez Chef-lieu de l’Aïr, ville sainte, Agadez est située aux portes du désert. Sa célèbre mosquée en banco, dont le minaret atteint 30 mètres de haut, présente une remarquable architecture qui date du xve siècle. La vieille ville et ses maisons décorées de motifs haoussas en relief viennent d’être inscrites au patrimoine mondial de l’Unesco.
Le territoire est particulièrement fertile en matière de découvertes paléontologiques, riches d’enseignements sur la faune qui y vivait il y a plusieurs millions d’années ! par Thibaut Cabrera
Il y a plus de 65 millions d’années, les reptiles préhistoriques les plus connus au monde peuplaient notre planète. Les dinosaures ont dominé l’ère mésozoïque et occupent encore une place importante dans l’esprit des curieux, qui tentent de s’imaginer ce à quoi la Terre ressemblait à cette époque. Ce sont aujourd’hui les fossiles de ces créatures, fascinantes par leur diversité – taille, allure, alimentation, etc. –, qui retiennent l’attention des paléontologues et les aiguillent dans leurs études scientifiques. Recouvert à plus de 80 % par le désert du Sahara, le Niger est connu pour abriter certains des plus riches gisements de fossiles de ces animaux intrigants et attire des spécialistes du monde entier. Un objet d’étude captivant.
On estime qu’une vingtaine de tonnes de fossiles de dinosaures seraient enfouies sous le sol nigérien. Au nord, ils permettent d’étudier l’évolution des vertébrés du continent à l’ère du Crétacé – de la période où l’Amérique du Sud était attachée à l’Afrique à celle où cette dernière s’en est entièrement détachée. Les principaux gisements se situent dans les régions de Tillia, d’In Abangharit, d’Ingall, et au niveau de la formation géologique d’Elrhaz. Toutes ces zones sont situées dans la partie désertique
du centre et du nord du pays. Les premiers sites ont été mis au jour au début du XXe siècle, dans la région d’Agadez, mais c’est au cours des années 1950, dans la zone du Ténéré – surnommée le « désert des déserts » en raison de son climat très aride –, que des gisements ont été trouvés. De même, le site de Gadoufaoua, situé en plein cœur du pays, est considéré comme le plus important du continent africain. Depuis les années 1960, des dizaines d’autres zones ont été découvertes au sein de diverses couches géologiques et, avec elles, les fossiles d’une grande variété de dinosaures : théropodes, sauropodes et ornithopodes.
Au beau milieu de la capitale, s’étendent sur 24 hectares le musée national Boubou-Hama et ses jardins. Créé en 1958, juste avant l’indépendance en 1960, l’édifice compte sept pavillons, dont le plus visité est entièrement consacré à la paléontologie. En son sein, de gigantesques squelettes de dinosaures se côtoient, et l’on y reconnaît notamment d’impressionnants sauropodes et théropodes.
Immanquable, la reconstitution d’un Sarcosuchus imperator, immense crocodile de 11 mètres de long, règne sur les lieux la gueule grand ouverte. Son squelette a été découvert en 1966 par le Français Philippe Taquet dans
la région d’Agadez. Les nombreuses découvertes des paléontologues indiquent combien les sols et l’histoire du pays sont riches. Et elles continuent d’aller bon train. En novembre 2022, une expédition américaine a permis d’extraire cinq nouveaux fossiles de sauropodes, qui sont parmi les plus grands animaux ayant jamais existé sur Terre. Une découverte rarissime, dont l’exhumation requiert précaution, précision et patience.
DES FOUILLES COMPLEXES
Entre le climat désertique, le difficile accès aux sites et les menaces armées, ces experts font face à de nombreux défis. Dans Le Parisien, Vincent Reneleau évoque un « dispositif de sécurité extrêmement lourd », mis en place à l’occasion de l’expédition de 25 jours qui a permis la découverte des cinq sauropodes en 2022. Les fossiles, souvent très fragiles, peuvent être endommagés ou détruits lors de leur extraction. Il convient donc de travailler avec soin pour qu’ils soient collectés et conservés de manière appropriée.
La donne s’est complexifiée pendant la pandémie de Covid-19. L’équipe de chercheurs menée par le paléontologue américain Paul Sereno, qui avait découvert 11 nouvelles espèces de dinosaures en deux ans, a dû recouvrir les fossiles et quitter
les lieux en 2020, face à la pandémie et au conflit armé au Niger. Une pratique inhabituelle, et dont les effets sur la conservation des fossiles sont pour le moins aléatoires.
Le changement climatique est un autre élément perturbateur. Les températures au Sahel grimpent 1,5 fois plus vite que la moyenne
mondiale, et les zones de fouilles se trouvant en majorité dans le désert, les recherches deviennent de plus en plus difficiles au fil des années. Vincent Reneleau décrit un milieu « extrêmement hostile », où la température dépasse chaque jour les 40 °C. Malgré ces multiples défis – et sans oublier la prédation
des trafiquants et le manque de financement pour la préservation des fossiles –, les paléontologues continuent de faire des découvertes importantes. Face aux enjeux, le Niger fait de grandes avancées, que ce soit dans la structuration de ses activités de recherche ou dans la protection de ses sites historiques. ■
Première commissaire afrodescendante de la Biennale internationale d’architecture à Venise, elle a décidé de laisser une large place aux artistes du continent et de ses diasporas pour cette 18e édition, qui s’annonce d’exception. propos recueillis par Luisa
NannipieriArchitecte, théoricienne et romancière à succès, Lesley Lokko est la première commissaire afrodescendante de la Biennale de Venise, un événement majeur dans le domaine de l’architecture. Cette 18e édition aura comme thématique « Le laboratoire du futur » et s’articulera en six parties, auxquelles s’ajoutent 63 pavillons nationaux. L’artiste ghanéenne et écossaise a pensé une exposition qui change les paradigmes : en donnant la parole en grande partie aux praticiens issus du continent et de ses diasporas, elle a voulu créer un atelier, un laboratoire partagé, pour y travailler ensemble et trouver des éléments de réponse aux problématiques de notre temps. Mais elle a également choisi de valoriser un autre récit de l’architecture, lequel mélange les pratiques, fait émerger l’imagination, la créativité, et s’intéresse de près à l’univers des jeunes talents africains. Lesley Lokko travaille depuis trente ans sur la relation entre identités, cultures et espaces, et ses travaux ont été reconnus par plusieurs prix internationaux. Après avoir créé la Graduate School of Architecture à l’université de Johannesbourg en 2014 et enseigné aux États-Unis, en Europe, en Australie ainsi qu’en Afrique, elle a lancé et dirige depuis 2020 l’African Futures Institute (AFI), à Accra. Cette nouvelle aventure, qui se tiendra du 20 mai au 26 novembre, lui permet de poursuivre son œuvre pédagogique et de partage, en étant fière de ce que le continent peut accomplir.
AM : Pour la première fois, l’Exposition internationale d’architecture de Venise confie sa programmation à une femme afrodescendante. Comment avez-vous réagi quand l’équipe vous a appelée pour vous proposer cette mission ?
Lesley Lokko : Cela a été une énorme surprise. Quand j’ai pris le téléphone, je ne m’attendais absolument pas à avoir ce genre de conversation. Ma première pensée a été : « Oh, mon Dieu, je ne suis pas prête à faire quelque chose de cette ampleur ! » Je venais tout juste de lancer l’African Future Institute avec le soutien, entre autres, de Sir David Adjaye. C’était l’aboutissement d’un rêve : créer dans mon pays d’origine une plate-forme centrée sur l’enseignement, la promotion d’événements publics et la recherche dans mon domaine, afin d’avoir un impact significatif sur le continent et dans le monde. La Biennale m’a appelée quatre mois après son lancement, et je me souviens avoir pensé : « Mais comment allons-nous pouvoir suivre les deux projets en même temps ? » Et puis, évidemment, j’ai fondu en larmes. Ce qui me semble une réaction compréhensible face à une situation si bouleversante [rires] ! Je me souviens aussi avoir pensé
que mon père, qui nous a quittés il y a huit ans, m’aurait dit : « Vas-y ! » et j’ai accepté le poste. Cette édition met les projecteurs sur l’Afrique et ses diasporas, d’où sont issus plus de la moitié des 89 participants. Comment avez-vous conçu votre programmation ?
Je crois avant tout que, en tant que personne de couleur, on est toujours conscients qu’on porte une autre voix. Et que celle-ci sera vue comme la première ou la seule, la pionnière. Toute personne de couleur qui a de la visibilité ou accède à une position de pouvoir est confrontée à ce type d’attentes. Quand j’ai commencé à écrire des romans de fiction, mon agent m’a donné un conseil très important : « Ne pense pas trop à ce que tes lecteurs veulent lire. Tu dois avoir assez confiance en toi pour avoir ta propre voix. Si elle est authentique, ils sauront l’apprécier. » Pendant les jours qui ont suivi
l’annonce de ma nomination, j’ai beaucoup repensé à ces mots. J’avais une opportunité incroyable, mais qu’est-ce que je voulais dire, exactement ? Je me suis forcée à ne pas trop penser à ce qu’on attendait de moi, à ce que j’étais censée dire. Heureusement, le processus de la biennale prévoit qu’une fois choisi et annoncé, le commissaire se taise pendant quelques semaines. Cette période de silence m’a permis de réfléchir à mes intentions sans pression. J’ai très vite eu l’idée du « laboratoire du futur », et j’ai tout de suite compris que c’était le récit que je voulais construire pour cette édition. Beaucoup de problèmes actuels auxquels fait face le Nord – comme la guerre, l’instabilité politique, la crise sanitaire, les contestations sociales et raciales – sont connus chez nous depuis toujours. C’est presque une norme. Quand je dis « laboratoire », je ne pense donc pas au lieu aseptisé qui est dédié à l’expérimentation scientifique, ce qui m’intéresse, c’est de créer une
sorte d’atelier où l’on travaille ensemble dans le but de trouver des solutions à ces problèmes – comme le lieu de guérison imaginé par Booker T. Washington [activiste afro-américain et ancien esclave, ndlr], à destination des personnes sortant de l’esclavage. On se réunit, on discute, et on crée quelque chose en commun. Ce que je veux dire, c’est que l’on peut voir le contexte africain comme une sorte d’atelier que l’on met à disposition du reste du monde. Un lieu où trouver des solutions de manière collective, parce qu’on ne peut pas en trouver si chacun travaille de son côté.
Structurée en six parties, votre exposition présente dans le pavillon central Force Majeure, qui regroupe notamment 16 artistes afrodescendants de renom. Elle comprend en outre plusieurs projets spéciaux où l ’on retrouve de jeunes talents. Quelle Afrique avez-vous voulu convier à Venise ?
Les visiteurs du pavillon central y trouveront les projets d’un groupe de professionnels assez mélangé : certains sont originaires d’Afrique de l’Ouest et sont francophones, d’autres sont issus des diasporas en Amérique du Nord ou au RoyaumeUni et sont anglophones, et d’autres encore viennent de pays africains comme le Rwanda ou le Ghana. Cet assortiment culturel reflète assez bien ce qu’est l’identité africaine – qui est d’ailleurs pour moi l’identité mondiale. Personnellement, j’ai toujours été très attirée par le concept d’« Atlantique noir » [imaginé par le sociologue anglais Paul Gilroy dans son ouvrage
L’Atlantique noir : Modernité et double conscience, en 1993, ndlr], et je crois que c’est cette façon de créer une identité culturelle qui nous attend dans les années à venir. Les personnes ne sont pas liées les unes les autres par un territoire, une langue, une religion ou un lieu de naissance. Ce qui les rassemble, c’est le fait de partager des expériences, d’avoir des « alliés » et une histoire commune. Paul Gilroy parlait d’Atlantique noir notamment pour définir les cultures musicales qui ont émergé de ces expériences partagées d’un côté et de l’autre de l’océan. J’ai observé quelque chose de semblable à Djeddah, en Arabie saoudite, lors de la première Biennale des arts islamiques, en janvier dernier : ce monde artistique a sa propre identité, qu’on retrouve au Kazakhstan comme en Indonésie. Et je crois que ce type d’identité diasporique, que j’ai voulu mettre en avant, est l’identité du futur. En ce qui concerne la section « Guests from the Future », j’ai travaillé avec de jeunes chercheurs de l’AFI qui ont scanné le continent et ses diasporas dans l’objectif de repérer des talents émergents, des collectifs ou des groupes de discussion intéressants, de nouvelles approches… Ils ont fouillé les réseaux sociaux, tels Instagram, TikTok ou encore WhatsApp, mais aussi les journaux, et ont fait marcher le bouche-à-oreille. À la fin, nous avons créé un fichier de 300 ou 400 personnes, toutes de moins de 35 ans. La plupart sont architectes, mais ont un autre travail pour tenir jusqu’à la fin du mois. C’est l’une des raisons pour lesquelles je préfère parler de praticiens ou de professionnels, et pas d’architectes pour cette biennale, parce qu’ils pratiquent tous de façon très variée, en mélangeant les compétences. Le contraste entre votre sélection et le petit nombre de pays africains qui ont un pavillon national est saisissant…
Trois nations du continent seulement présentent un pavillon : le Niger, l’Égypte et l’Afrique du Sud. La réalité, c’est que les États n’ont pas les ressources financières pour soutenir ce genre de projets. Les relations entre les Africains et les diasporas jouent donc un rôle crucial. C’est grâce à la fondation Bloomberg et à Rolex que nous avons pu faire venir à Venise ces jeunes de 20 ans, dans le cadre de la section « Guests from the Future », l’un des projets spéciaux que j’ai personnellement suivis. Parce que l’on ne peut pas se tourner vers les gouvernements, il faut aller du côté des philanthropes. Heureusement, il existe de nouveaux moyens et modèles de
financement qui permettent de faire émerger ces propositions. Pour moi, c’est très important, c’est ce qui a du sens. Vous n’imaginez pas la joie que j’ai vue sur les visages de ces praticiens. Dans les moments les plus durs, où je craignais de m’écrouler sous la bureaucratie et les complications, c’est ce qui m’a poussée à poursuivre mon travail.
Un événement comme la Biennale de Venise coûte beaucoup d’argent et d’énergie. Est-ce que vous pensez que cela a encore du sens, dans un monde de plus en plus connecté ?
Nous nous sommes longuement demandé si une dépense si importante était vraiment justifiée. Et je ne parle pas que d’argent, nous avons aussi discuté du bilan carbone. La durabilité de ce genre d’événements me tient très à cœur. Mais une autre chose à laquelle je tiens beaucoup et dont on parle peu, c’est l’impact de ces rendez-vous. Pour établir la valeur de quelque chose, on évalue le plus souvent son coût, mais moins le retentissement qu’il va avoir. Pourtant, c’est un aspect essentiel à prendre en compte, si notre but est de changer les choses. Ce que nous disons publiquement a de la valeur, parce que c’est la base sur laquelle on construit le changement, par petits pas et grands sauts. Si l’on considère que la culture est constituée de l’ensemble des histoires à propos de nous-mêmes que nous racontons, on doit se demander à quoi correspond exactement ce « nous ». Dans le domaine de l’architecture, il y a historiquement eu une voix dominante, unique et exclusive, qui ignore de larges couches de population. C’est un peu comme si elle ne parlait qu’une
« Trois pays du continent seulement ont un pavillon : le Niger, l’Égypte et l’Afrique du Sud. Les États n’ont pas les ressources pour soutenir ce genre de projets. »
seule langue. L’histoire de cet art est donc incomplète. Dans ce contexte, les expositions sont importantes parce qu’elles représentent un moment où l’on peut changer (ou reraconter) un récit. Leur impact va bien au-delà des lieux physiques qui les accueillent. Or, comme je le disais, le retentissement d’une action a une valeur. Et quand j’ai réfléchi à celui que cette biennale pouvait avoir, j’ai trouvé qu’elle méritait d’exister. L’année dernière, le prix Pritzker (considéré comme le Nobel de l’architecture) a été décerné au Germano-Burkinabé Francis Kéré. Aujourd’hui, cette 18e édition se tourne résolument vers le continent. Le made in Afrique est-il dans l’air du temps ?
Je crois que la crise du Covid-19 a sans doute changé beaucoup de choses. Pour nous, cela a eu un impact relatif. Tout le monde s’attendait à ce que le continent s’effondre, n’ayant pas les ressources pour y faire face. Mais cela n’a pas été le cas. Curieusement, cette situation nous a en quelque sorte redonné de la confiance en nous. Nous avons compris que nous savons nous défendre. Ça a été un moment significatif. Ce n’est pas un hasard si beaucoup de praticiens qui exposent dans le pavillon principal ont entre 45 et 55 ans. Aujourd’hui, leur carrière et leur pratique ont atteint la maturité, et ils ont beaucoup de commandes et de projets. David Adjaye, Mariam Issoufou Kamara, Francis Kéré sont effectivement tous des architectes dans l’air du temps. Je crois donc que c’était le bon moment, que le monde était prêt pour une biennale tournée vers l’Afrique. Mais c’est également parce que, dans un certain sens, nous avons fait en sorte qu’il soit prêt.
Parmi les projets inédits, il y a un « College Architecture » : 50 étudiants, sur presque 1 00 0 candidatures reçues, suivront les cours d’une quinzaine de professeurs internationaux, que vous avez personnellement choisis.
C’est une expérience inusuelle, pédagogiquement construite autour du partage d’approches et d’opinions différentes. Mais pour que ce projet soit un succès, il faut que les participants aient confiance les uns envers les autres. Il était donc fondamental de rassembler un groupe de personnes en lesquelles les étudiants pourraient avoir confiance, qui ont aussi des vécus très variés. J’ai passé tellement de temps, lors de mes études, à me méfier de mes enseignants ! Je n’étais pas sûre qu’ils comprenaient vraiment d’où je venais. Or, le mot d’ordre de cette biennale est la générosité. On offre un cadeau. Je voulais être certaine que cette approche puisse être partagée par tout un chacun, qu’il arrive d’Australie ou de Gambie, de l’Ouganda ou des États-Unis. Le but est de créer un langage commun. Pour terminer, que diriez-vous aux visiteurs afrodescendants qui se rendront à la Biennale ?
Venez et préparez-vous à ressentir deux émotions : la surprise et l’orgueil. Je suis étonnée de voir que ma première réaction face au travail des praticiens, même lorsqu’ils partagent simplement quelque chose via Zoom, est d’être fière. C’est un sentiment inattendu, mais aussi irrépressible, précieux. C’est un moment qui s’annonce très poignant, pour nous tous. ■
AM : Pourquoi faut-il que nous écoutions nos enfants ?
Vingt ans de pratique et d’écoute ont permis à Nédra Ben Smaïl de restituer son expérience de psychanalyste à Tunis dans son nouveau livre, Écoutez vos enfants ! Depuis ce lieu d’ancrage, elle appelle les parents, les éducateurs, et plus largement la société, à prendre en compte la parole des petits. Après Vierges ? : La Nouvelle Sexualité des Tunisiennes en 2012 et La Tentation du jihad : Violences et jeunesse à l’abandon en 2017, la présidente de l’Association de formation à la psychanalyse et d’échanges cliniques (AFPEC) explore aujourd’hui l’articulation entre éducation et psychologie de l’enfant, sous le prisme de la culture et des traditions. Un ouvrage contre le silence, ses dangers et sa violence.
Nédra Ben Smaïl : Le titre de mon ouvrage, Écoutez vos enfants !, est une interpellation adressée aux parents, une formule condensée qui résume ce que devrait être leur éthique vis-à-vis de leurs enfants. Cette formule exprime aussi l’idée qu’il est important d’interroger notre conception de l’enfance, de modifier notre regard sur cette période de construction, de repenser certains automatismes culturels et éducatifs préjudiciables au développement affectif et intellectuel de l’enfant, mais surtout de réinstaurer un rapport de confiance dans la parole avec un adulte. Dans notre culture, on estime encore qu’un enfant ne comprend pas et n’entend pas ce que disent les adultes entre eux. On taxe sa curiosité d’encombrante ou de déplacée. Or, celui-ci est mû par une urgence de comprendre le monde et la manière dont il fonctionne. Faute d’explications, il s’invente une compréhension et une logique parfois fausses, alors qu’avec des mots justes, il peut composer avec la réalité. Toutes les questions des enfants sont importantes. Ils ont besoin de sens. Quand il fait défaut, ils s’angoissent. Les parents ont tout à gagner à prendre en considération ce que leurs enfants ont à dire, à avoir confiance en leur capacité de raisonnement. Ils seront surpris de leur bon sens. Écouter son petit, recueillir son avis et partager le sien avec lui ouvre à la possibilité d’un lien de confiance formidable entre les générations.
Psychanalyste depuis près de vingt ans en Tunisie, elle nous invite à tendre davantage l’oreille à ce qu’ont à dire nos enfants, pour une communication libérée et apaisée.
propos recueillis par Frida Dahmani
D’ordinaire, c’est aux enfants que l ’on dit d’écouter les parents…
C’est vrai. Les enfants ont besoin d’autorité, mais surtout de cohérence dans l’application des règles. Les parents sont garants du licite et de l’illicite, du permis et de l’interdit, à condition qu’ils s’y soumettent eux aussi pour être crédibles aux yeux de leurs enfants. Les écouter ne signifie pas leur obéir. Et parler ne veut pas dire entrer en négociation permanente. Il faut aussi savoir décider pour eux, on ne négocie pas lorsqu’il s’agit, par exemple, de sécurité. L’absence d’autorité fait aussi souffrir un enfant. On éduque selon la culture dans laquelle on évolue. Toutefois, les parents pourraient faire un pas de côté et se demander ce qu’ils transmettent de génération en génération, notamment en ce qui concerne la violence. En Tunisie, les violences éducatives sont la norme. Qu’elles soient physiques ou verbales, elles sont, aujourd’hui encore, considérées pour de nombreux parents comme une façon courante et valable d’éduquer. C’est un problème majeur dans notre société. Une violence ordinaire et banalisée parcourt le lien social : les parents contre les enfants, les maîtres contre les élèves, les aînés contre les plus jeunes, les hommes contre les femmes, les policiers contre les citoyens. Elle colore la relation à l’autre dès lors qu’il s’agit de rapports de pouvoir. À force d’insulter et de frapper, il y a fort à parier que l’enfant devienne soit à son tour violent, un délinquant, soit un faible d’esprit, passif, candidat idéal au harcèlement en milieu scolaire ou dans le quartier. Humilier n’est pas encourager, et quand un parent frappe, ce n’est pas une preuve d’autorité, mais, paradoxalement, le signe d’un échec. Faire preuve d’autorité, c’est faire appliquer des lois justes et s’y soumettre soi-même. C’est ainsi que l’on « fabrique » des citoyens responsables.
Est-ce plus simple en Occident ?
Il y a d’autres violences. Chaque société génère son lot de violences et a ses propres travers, également dans l’éducation. Mais en Occident, on s’interroge depuis longtemps sur le statut de l’enfant. L’éducation à l’école a été pensée, les lois également. En Tunisie, on est encore dans des automatismes culturels d’un autre âge. Mais il y a des violences plus symboliques, comme celle de préférer, dans une fratrie, les fils aux filles. À la fin de l’ouvrage, j’interpelle les mères avec la question : « Pourquoi préférez-vous vos fils à vos filles ? » Elles devraient s’interroger sur ce qui les pousse à cette préférence. Cette blessure narcissique heurte de manière récurrente, profonde, beaucoup de jeunes filles qui ont vécu dans des foyers où le garçon était un enfant roi et où elles étaient automatiquement ostracisées. Certains pères proches de leur petite fille la rejettent à l’adolescence quand le sexuel pubertaire apparaît, au grand désarroi de cette dernière, laquelle semblait promue à une place particulière et jouissait d’un appui indispensable pour construire sa vie d’adulte et de femme. Cette mise à l’écart brutale est une blessure qui, plus tard,
peut prendre d’autres formes de revendication, mais aussi entraîner dépréciation de soi ou colère d’être une femme. Quand on naît fille, on est très souvent mal accueillie, même si cela est inconscient.
Les parents sont-ils réceptifs à l’analyse ?
De plus en plus de parents, toutes classes confondues, consultent, notamment sur les conseils de l’école. Leur préoccupation est réelle, ils se mobilisent, ils font la démarche de voir un psychanalyste. Son rôle consiste alors à les aider à entendre la demande de leur enfant, à se repositionner dans leur relation à lui, mais aussi à prendre conscience de leurs difficultés et conflits psychiques liés à leur propre enfance, lesquels rejaillissent souvent dans l’éducation. On ne naît pas parent, on le devient. C’est un métier difficile. Devenir père ou mère est un moment de bascule, qui nous confronte à une réactivation inconsciente de la dynamique parents-enfants que l’on a soi-même vécue. Qu’en est-il de la famille ?
Son poids est très important. Toute la famille s’érige en éducateur en Tunisie. Grands-parents, oncles et tantes imposent leurs conceptions et règles d’éducation aux enfants. Bien souvent, la parole des parents s’efface devant celle de la famille et se range de son côté, même s’ils ne sont pas d’accord. L’enfant comprend alors que ses parents sont soumis à la
« La révolution a donné à la jeunesse un rapport nouveau à la parole, au dialogue et à la pluralité des positions subjectives.
C’est aujourd’hui l’un des socles de son identité. »
communauté et ne sait plus s’il peut se fier totalement à eux, si leur parole est solide. La tradition impose de maintenir les aînés dans une position de toute-puissance. Ils aliènent leurs enfants par une attitude et un discours sacrificiels. En contrepartie, ceux-ci doivent faire acte d’obéissance, ce qui parfois confine à la servitude, sous peine de se voir retirer la protection symbolique, la bénédiction, et d’éprouver une culpabilité insurmontable liée à l’ingratitude dont on les accuse. C’est la logique de la dette qui prévaut aux relations parents-enfants : « Nous nous sommes sacrifiés, tu nous dois obéissance. » Ce lien est soumis au régime du devoir, de la dette et de la culpabilité. Dans ce contexte, il y a peu de place pour une pensée émancipée et adulte.
Quelle place occupe la parole dans ce lien ?
La parole y est souvent absente. Pourtant, mettre des mots sur un ressenti apaise. Ce ne sont pas les mots qui sont dangereux mais leur absence, car le silence fait flamber l’imaginaire. Les pères, en Tunisie, ont la fâcheuse habitude de communiquer avec leurs enfants en donnant des ordres, ou parfois en restant silencieux. Comme si parler risquait de leur faire perdre leur autorité, qui ne serait garantie que par le maintien d’une mystérieuse figure paternelle indéchiffrable. Ils ne semblent tirer leur légitimité que de la mise à distance, parfois de la terreur qu’ils font régner dans leur famille, du silence dont ils se drapent, ou en adoptant, par principe, une posture peu engageante. Or, le discours d’un adulte est ce sur quoi s’appuie un enfant pour avancer dans son propre accomplissement : se reconnaître dans ce discours, c’est pouvoir compter dessus, et se sentir à son tour responsable de sa propre parole – une parole qui engage et permet de devenir un citoyen responsable. Si le parent ne se sent pas responsable de ses mots, si dire ne l’engage pas dans ses actes, alors l’enfant se trouve orphelin d’un interlocuteur digne de confiance. Il est ainsi confronté à un discours vide, qui trahit. Cette confiance dans le langage et la parole donnée ne constitue-t-elle pas le socle indispensable à une démocratie ? Quelles conséquences un événement comme la révolution de 2011 a-t-il eu sur les enfants ?
La révolution a donné à la jeunesse un rapport nouveau au dialogue et à la pluralité des positions subjectives. C’est aujourd’hui l’un des socles de son identité. La Constitution est une parole ; « Dégage ! » en est une autre. À l’opposé, la langue de bois, creuse, est celle de la dictature et du populisme. En Tunisie, la parole parentale n’est pas contestable, mais ce leitmotiv autoritariste n’est plus acceptable pour la jeunesse, depuis que le pays a remis en cause la pensée unique et l’autocratie, et puisque, du fait de la mondialisation, celle-ci est traversée et séduite par des idées de plus en plus plurielles. Certains enfants que je reçois en consultation se réfèrent même à la Constitution pour montrer qu’ils ont des droits ! Ils interpellent leurs parents dans leur relation à la loi et n’hésitent
Écoutez vos enfants ! : Paroles d’une psychanalyste à Tunis, Cérès éditions, 200 pages, 24 TND. Disponible sur Ceresbookshop.com.
pas à leur rappeler qu’ils ne sont pas exempts de la respecter. Dans l’urgence de vivre, les plus grands, adolescents ou jeunes adultes, veulent pour la plupart partir. Ils ont passé dix ans dans l’expectative d’un avenir meilleur, mais sont désormais déçus, faute de promesses tenues. Ils ont l’intime conviction qu’il n’y a plus rien à attendre et le sentiment de ne pouvoir compter sur aucune institution, aucune loi. Il n’y a ni espoir ni promesse fiable. Quand ils sont issus d’une famille qui n’a pas un patronyme connu, pas d’argent, que leurs parents sont affaiblis et désemparés, que l’État n’offre pas de support fiable (santé, éducation, etc.), sur quoi les jeunes peuvent-ils se construire ?
Qu’en est-il du religieux ?
Il arrive, dans les familles particulièrement religieuses (mais pas seulement), que les parents se réfugient derrière la parole divine pour user d’autorité sur leur enfant. Les notions de haram et halal remplacent leur autorité. On peut comprendre qu’un certain nombre d’interdits ait trait à l’éthique religieuse, mais pourquoi utiliser la parole de Dieu quand il faut interdire à son enfant de fumer ou de sortir ? Pourquoi un père ne peut-il pas simplement s’appuyer sur ses propres mots pour faire acte d’autorité ? Dans tous les cas, il est préférable de dire « Dieu ne veut pas » que « haram », un terme qui introduit l’idée de la faute, de la culpabilité et de l’enfer. Un enfant a besoin d’entendre la parole de son père, ce qu’il pense, lui, en tant qu’éducateur. Il a besoin qu’il lui ouvre le champ de l’échange et de la transmission. ■
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Face au stress hydrique croissant, les projets d’usines de dessalement d’eau de mer se multiplient le long des côtes du continent. Une fausse bonne idée ?
Car même si les progrès technologiques sont constants, ce procédé demeure énergivore et polluant… par Cédric Gouverneur
Quoi de plus frustrant que de se trouver assoiffé au bord de l’océan ?
Sur notre belle planète bleue, l’eau est à 97 % salée… Dès les années 1960, le Moyen-Orient, aussi riche en or noir que pauvre en eau douce, a donc installé sur ses littoraux désertiques des usines de dessalement d’eau de mer, alimentées grâce à son carburant surabondant. L’Afrique du Nord a suivi, avec une première usine dans les années 1970 au Maroc. Désormais, le stress hydrique (la différence entre l’offre et la demande en eau douce) ne cesse de croître, alimenté par le changement climatique, la croissance démographique et l’agriculture intensive. Un pays est considéré comme se trouvant en situation de stress hydrique lorsque sa disponibilité
en eau est inférieure à 1 700 m3 par an et par habitant. Selon la Banque mondiale, la différence globale entre offre et demande devrait atteindre 40 % en 2030 !
La dessalinisation rencontre donc, depuis une douzaine d’années, un fort regain d’intérêt : le globe compte désormais environ 21 000 stations de dessalement, soit 3 000 de plus qu’il y a cinq ans et… deux fois plus qu’il y en a dix ! Le taux de croissance annuel du secteur est de 6 à 12 %. Depuis le début du millénaire, les capacités mondiales de dessalement ont été multipliées par cinq : 300 millions de personnes sur la planète boivent de l’eau de mer dessalée. Si le Moyen-Orient (Arabie saoudite, Émirats arabes unis, sultanat d’Oman et Israël en tête) représente encore
la moitié de ces capacités, l’Afrique n’est pas en reste : une première usine a vu le jour en 2010 en Namibie, une autre a suivi en Afrique du Sud l’année suivante, et une troisième au Ghana en 2015. Les sécheresses à répétition provoquées par le changement climatique accélèrent le rythme de croissance du secteur. Au Maroc, une vingtaine de stations devraient voir le jour d’ici 2030, afin de traiter pas moins de 1 milliard de m3. À Casablanca, une usine d’une capacité de 300 millions de m3 doit ainsi entrer en service cette année. « Le dessalement garantit une sécurité de l’alimentation en eau potable indépendamment de la pluviométrie », déclarait en janvier Abderrahim El Hafidi, directeur général de l’Office national de l’électricité et de l’eau potable (ONEE).
De l’Égypte à l’Afrique du Sud, du Sénégal à Madagascar, les projets fleurissent sur tout le pourtour du continent, pilotés par des sociétés venues d’Espagne (l’un des pays phares du secteur), de France, d’Israël, des États du Golfe, et même de Chine, laquelle a installé pas moins de 35 nouvelles stations en 2020.
Au Sénégal, le président Macky Sall a donné son feu vert l’an dernier au projet d’usine prévue sur la plage des Mamelles, qui devrait dès 2025 dessaler 50 000 à 100 000 m3 par jour et mettre fin aux coupures d’eau que subissent les Dakarois. Le projet suscite néanmoins l’inquiétude des marins pêcheurs. L’Égypte, confrontée à la fois à une demande en hausse (du fait de sa démographie hors de contrôle) et à une offre en péril (à cause du changement climatique et des ambitions hydroélectriques éthiopiennes sur le Nil), envisage d’ériger jusqu’à 142 usines à l’horizon 2050 ! « Le dessalement
s’impose progressivement comme la solution de premier plan pour faire face au stress hydrique croissant », écrit l’Institut français des relations internationales (IFRI) dans son rapport Géopolitique du dessalement d’eau de mer, publié en septembre dernier et coécrit par Élise Cassignol et Marc-Antoine
Eyl-Mazzega [voir son interview pages suivantes]. Les États misent sur des projets de plus en plus imposants, pour des raisons budgétaires. En effet, plus les usines de dessalement sont importantes, moins les coûts de production s’avèrent élevés : de 0,5 dollar le mètre cube d’eau dessalée pour une grande usine destinée à alimenter une ville, contre 1,25 dollar pour
une modeste station apportant de l’eau potable à une île isolée ou à un complexe hôtelier. Reste que, malgré des progrès notables et continuels (depuis les années 1970, la consommation d’énergie a été divisée par 10), « dessaler demeure un procédé cher, énergivore et qui rejette des quantités importantes de gaz à effets de serre dans la plupart des pays », écrit l’IFRI.
Chaque litre d’eau de mer contient entre 35 et 37 grammes de sel (la proportion variant légèrement selon les mers et les océans). Deux techniques permettent le dessalement : l’osmose inverse, qui est le filtrage d’une eau sous pression dans une succession de membranes, et le dessalement thermique, qui consiste à transformer l’eau en vapeur, puis à refroidir cette dernière afin de la faire retomber en eau douce. La première (moins coûteuse en énergie) représente aujourd’hui entre 70 et 85 % des stations de dessalement. La plupart des usines demeurent alimentées en énergies fossiles : une étude de juillet 2017 (« Energy water environment nexus underpinning future desalination sustainability », Muhammad Wakil Shahzad) évaluait ainsi que les énergies renouvelables ne fournissaient que 1 % de la demande en énergie du secteur ! L’IFRI estime en outre que le dessalement de 1 000 m3 d’eau par jour consomme « 10 000 tonnes de pétrole par an » et « libère potentiellement jusqu’à 6,7 tonnes de CO2 ». Au total, « chaque
Les États misent sur des projets de plus en plus imposants, pour des raisons budgétaires. Plus les structures sont importantes, moins les coûts de production sont élevés.
année, au moins 120 millions de tonnes de CO2 » proviennent du dessalement, processus pourtant supposé répondre au stress hydrique, lui-même aggravé par le réchauffement climatique, alimenté par les rejets de dioxyde de carbone… La seconde difficulté réside dans la gestion des déchets engendrés. Au terme du processus industriel, l’eau est séparée entre le perméat (l’eau dessalée) et le concentrat (l’hyper salée, également appelée « saumure »). Pour chaque litre dessalé, il faut compter un litre et demi de saumure. Dans l’état actuel des connaissances, celle-ci est impropre à tout usage et est renvoyée dans les océans : un rapport des Nations unies de 2019 estimait à plus de 140 millions de m3 sa quantité rejetée en mer chaque jour ! Dense et lourde, elle va s’accumuler dans les fonds marins et nuire aux espèces marines, notamment aux herbiers de posidonie, un important puits de captation de C02. Les rejets de gaz à effets de serre et de saumure issus de la dessalinisation amènent les organisations de défense de l’environnement à qualifier l’ensemble du processus d’« aberration ». Promis à une forte expansion, le secteur ne pourra faire l’économie d’une réflexion sur ses coûts et ses déchets, s’il veut contribuer à la lutte contre le changement climatique, et non y participer.
« Il est évident que le modèle d’usines de dessalement dopées aux énergies fossiles n’est plus soutenable », souligne l’IFRI, qui remarque qu’un consensus autour de l’emploi d’énergies renouvelables se forme, y compris dans les pays de « l’or noir » – la plupart des États du Golfe ayant adopté une stratégie zéro carbone pour 2050. ■
2,6 milliards de dollars, c’est le nouveau prêt du Fonds monétaire international à la Côte d’Ivoire.
20 000 HECTARES DE TERRES AGRICOLES VO NT ÊTRE ALLOUÉS PAR LA Z AMBIE AU KENYA POUR LA CULTURE DE MAÏS.
15 milliards de dollars, soit le montant du fonds anticorruption que vont créer les autorités de l’Angola pour gérer les actifs qui ont été détournés.
Près de 20 milliards de dollars, telle est désormais le montant de la fortune du magnat nigérian Aliko Dangote, roi du ciment.
LE TAUX DE PERSONNES VIVANT DANS L’EXTRÊME PAUVRETÉ EN AFRIQUE DEVRAIT PASSER DE 29 % AUJOURD’HUI À 7 % EN 2050.
6 %, c’est le taux d’inflation en janvier au sein de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA).
est le
d’un récent
sur le dessalement d’eau de mer. Il nous explique les impacts, les avantages et les inconvénients de ce procédé, scruté par tous à l’heure du changement climatique et du stress hydrique. propos recueillis par Cédric Gouverneur
AM : Depuis le début du millénaire, les capacités de dessalement ont été multipliées par cinq. Mais le processus émet des gaz à effet de serre, lesquels alimentent le réchauffement climatique, et donc le stress hydrique…
Marc-Antoine Eyl-Mazzega : Il faut distinguer deux phénomènes. Premièrement, la quantité d’énergie nécessaire pour produire 1 m3 d’eau douce, qui diminue en raison des progrès techniques croissants de la méthode de l’osmose inverse (l’eau de mer sous pression est filtrée par des membranes). Deuxièmement, la source de l’énergie employée : si elle provient du charbon, du pétrole ou du gaz, le processus est alors émetteur de gaz à effet de serre. Il faut avoir le mix énergétique qui soit le plus bas carbone possible. Or, les usines de dessalement doivent tourner 24 heures sur 24
pour être rentables et répondre aux besoins, y compris quand il n’y a ni vent, ni soleil… Certains pays, comme le Maroc, l’Algérie ou les Émirats, envisagent de doubler leurs capacités de dessalement : y arriver en utilisant les énergies renouvelables et en faisant en sorte que le réseau d’adduction d’eau suive constituera un vrai défi. Mais il existe des solutions : centrales solaires à concentration, batteries, énergie marémotrice, voire nucléaire… Les premières usines de dessalement sont apparues au Moyen-Orient dès les années 1960. Elles étaient alors extrêmement polluantes ! Elles sont apparues en même temps que les usines de liquéfaction de gaz. Ces industries étaient extraordinairement énergivores, alimentées par le fuel et le charbon. Le bilan environnemental était assez épouvantable. Et elles étaient en définitive assez peu efficaces, avec un taux de déperdition de l’ordre de 50 % ! Mais cela n’offusquait personne à l’époque. Les structures alimentées en énergies renouvelables s’imposent peu à peu… Depuis la dernière conférence sur le climat, une coalition mondiale s’est mise en place afin de s’assurer qu’au moins 20 % des nouvelles centrales soient alimentées par des énergies renouvelables. Une solution prometteuse serait de coupler ces usines avec des parcs photovoltaïques et éoliens géants, dans des déserts littoraux (Maroc, Namibie…). Mais la nuit, le problème demeurerait toujours : il faudrait alors les faire tourner avec des énergies fossiles ! L’énergie houlomotrice, qui utilise la force des vagues, pourrait-elle constituer une solution ?
Pour le moment, elle ne fonctionne que pour de petites unités de dessalement, pour alimenter un hôtel, une école, ou un hôpital sur une île isolée. Or, plus
Le directeur du centre Énergie et Climat de l’Institut français des relations internationales
coauteur
rapport
»
une usine est importante, moins le coût de production est élevé : une petite installation houlomotrice demeure donc encore très chère et doit être soutenue par des subventions de la Banque mondiale ou des agences de coopération. Mais il existe une large gamme de solutions techniques, afin de satisfaire tout type de demande. Sur le continent, le potentiel de déploiement en énergies renouvelables apparaît quasiment illimité.
L’Afrique du Sud [le géant industriel du continent a ouvert sa première usine de dessalement en 2011, ndlr] reste encore accrochée à son charbon et subit d’importantes tensions dans son système, ainsi que des coupures régulières, malgré un essor, trop lent, des énergies renouvelables. Mais partout ailleurs, le renouvelable s’impose. La Namibie va dans le bon sens. Le Maroc, qui veut tripler ses capacités de dessalement ces dix prochaines années, mise sur le renouvelable, l’hydro et, à terme potentiellement, le nucléaire ! La tendance de fond est au recours croissant aux énergies bas carbone, et donc à une amélioration sensible du bilan carbone. Autre souci du secteur : la saumure, cette eau de mer concentrée que rejette la production d’eau douce. Quels sont ses impacts sur l’environnement ?
Lorsqu’elle est rejetée dans un océan où les courants sont puissants, elle est à peu près diluée. Le problème survient dans les mers fermées : là, elle se dépose dans les fonds marins, avec un retentissement environnemental catastrophique, puisqu’elle étouffe la vie marine ! Comme dans la mer Morte, nommée ainsi pour son absence de vie… Que peut-on en faire ?
Potentiellement, elle contient du lithium [utilisée notamment dans les batteries des véhicules électriques,
ndlr]. Mais cette concentration est très faible : l’extraire nécessiterait un procédé chimique compliqué et un investissement encore trop important pour que cela soit vraiment rentable. Mais si demain, le cours de lithium grimpe en flèche, il sera envisageable de l’extraire. Des recherches sont également en cours afin de réutiliser la saumure pour en faire des matériaux de construction : avec des crédits-carbone, la reconversion d’une partie pourrait constituer un business case. Mais en attendant, elle est rejetée à la mer… Dans votre rapport, vous évoquez la problématique souvent ignorée de la déperdition d’eau. Pour baisser l’empreinte environnementale de cette industrie du dessalement, il semble capital de s’intéresser à la gestion de la ressource : avant de construire de nouvelles usines, il faudrait réparer la tuyauterie et rationaliser les usages de l’eau. Les taux de pertes sont en effet considérables : en Arabie saoudite, on estime que jusqu’à 50 % de l’eau coûteusement dessalée est perdue en route, entre l’usine et les usagers… Personne ne se sent responsable des pertes, l’eau ne coûte pas très cher, donc tout le monde s’en désintéresse. La ressource est gaspillée. Il existe un véritable problème de la gouvernance de l’eau. Il faudrait rechercher systématiquement les fuites et les colmater. Et c’est tout à fait possible. Israël est, sur ce point, un cas d’école : pour des raisons géopolitiques, du fait du partage des sources avec ses voisins, le pays est passé maître dans
« Un vrai changement est apparu il y a trois ans avec la pandémie de Covid-19 : les pays qui dépendaient des importations se sont alors rendu compte de leur vulnérabilité. »
la gestion de l’eau, dans l’agriculture notamment, et exporte son savoir-faire, y compris aux Émirats [avec lesquels l’État hébreu a signé la paix en 2020, ndlr] Le monde prend-il conscience de la préciosité de l’eau ?
Un véritable changement est apparu il y a trois ans avec la pandémie de Covid-19 : les pays qui dépendaient des importations se sont alors rendu compte de leur vulnérabilité. Le Covid et l’accélération du changement climatique ont agi comme un électrochoc. Devenir autosuffisant est désormais un impératif, y compris pour les ressources en eau. ■
Cette plante est cultivée sur une surface d’environ 60 000 hectares, dans la région du Rif
médicinaux issus de cette plante dans plusieurs pays d’Europe et d’Amérique du Nord booste la demande.
Une usine de cannabis a été inaugurée tout à fait légalement début mars à Bab Berred, dans la province de Chefchaouen (région du Rif, au nord du Maroc). Cette usine de la coopérative Bio Cannat est la première du genre pour le pays. En juin 2021, le parlement a en effet adopté une loi afin de légaliser la production de cannabis à des fins médicales, cosmétiques et industrielles.
Il s’agit de répondre à la demande grandissante de ces produits en Europe et en Amérique du Nord, notamment sous la forme des dérivés du cannabis que sont le CBD (cannabidiol), le CBG (cannabigérol) et le CBN (cannabinol), utilisés pour leurs propriétés anxiolytiques et antidouleurs. En encourageant la culture du cannabis légal, Rabat espère asphyxier le narcotrafic.
Depuis des siècles, la région du Rif cultive cette plante.
Localement appelé « kif », il est exporté sur le marché parallèle sous la forme de marijuana ou de haschich, comportant une substance psychotrope, le THC (tétrahydrocannabinol). Le ministère de l’Intérieur évalue le nombre de familles rifaines vivant de cette culture clandestine entre 60 000 et 90 000, pour une surface plantée d’environ 60 000 hectares. Les autorités estiment également que leurs revenus ont diminué
ces deux dernières décennies, passant de 500 millions d’euros au début des années 2000 à 325 millions en 2020.
Des cultivateurs, récemment interviewés sous couvert d’anonymat par des médias nationaux et internationaux, témoignent que leur niveau de vie est en chute libre. Selon les calculs du ministère, ils pourraient toucher environ 12 % du chiffre d’affaires des ventes sur le circuit légal du cannabis, contre 4 % seulement avec le narcotrafic. Pour le moment, seuls les agriculteurs des provinces rifaines de Chefchaouen, Taounate et Al Hoceïma sont autorisés à s’enregistrer auprès des autorités pour se convertir au cannabis légal. Mais plusieurs communes des provinces de Larache et de Ouazzane ont aussi officiellement demandé à bénéficier de ce nouveau marché.
La filière se met en place : l’Agence nationale de réglementation des activités relatives au cannabis (ANRAC) – qui a tenu en juin dernier son premier conseil d’administration sous la présidence du ministre de l’Intérieur, Abdelouafi Laftit – a délivré en octobre ses premières autorisations à des industriels pour la « transformation, la fabrication, la commercialisation et l’exportation du cannabis et de ses produits à des fins médicales, pharmaceutiques et industriels ». L’Office national de sécurité sanitaire des produits alimentaires (ONSSA) a quant à lui délivré à une vingtaine de cultivateurs une première autorisation d’importation de graines de cannabis (quasiment dépourvues de THC).
Selon les autorités, les produits issus de ce marché pourraient générer 9 milliards de dirhams (800 millions d’euros) de recettes fiscales par an et générer des milliers d’emplois. ■
Depuis le début de la guerre en Ukraine, la Réserve fédérale des États-Unis ne cesse de relever ses taux directeurs afin de lutter contre l’inflation qui rogne le pouvoir d’achat des Américains. En découle une hausse incessante du billet vert, qui plombe les monnaies de beaucoup de pays africains, indexées sur le dollar… La Tanzanie et l’Inde cherchent donc une parade. Lors d’une conférence bilatérale à Dar es Salaam en mars, les deux États ont annoncé un accord pour se passer du dollar américain dans leurs échanges, et importer et exporter directement en shillings et en roupies. Les banques tanzaniennes et indiennes vont ainsi être autorisées par leurs banques centrales respectives à ouvrir dans le pays partenaire des
comptes dits « nostro » et « vostro », c’est-à-dire dédiés exclusivement aux relations interbancaires. « L’objectif est d’éliminer la barrière » que constitue « l’utilisation d’une devise étrangère », a expliqué l’ambassadeur indien Binaya Pradhan, afin de « faciliter le business, et rendre les transactions moins onéreuses » en supprimant les frais de change. L’Inde est le troisième client de la Tanzanie. Les deux États ont échangé pour plus de 4,5 milliards de dollars l’an dernier et veulent faire grimper le volume de leurs transactions à 6 milliards en 2023. La Tanzanie exporte en Inde principalement de l’or et des produits agricoles, tandis que ce dernier y exporte surtout des produits pétroliers et manufacturés, ainsi que des médicaments. ■
Afin de se préserver des fluctuations du billet vert, les deux pays vont commercer en shillings et en roupies.
Le consortium mené par le groupe allemand Conjuncta vient de signer avec Nouakchott un protocole d’accord à 34 milliards de dollars.
La Mauritanie a signé le 8 mars un protocole d’accord d’un montant de 34 milliards de dollars pour un futur mégaprojet d’hydrogène vert, d’une capacité de production de 8 millions de tonnes par an et de 10 gigawatts d’électrolyse. L’hydrogène dit « vert » est élaboré par électrolyse, à partir d’électricité produite via des énergies décarbonées. À la tête du consortium signataire se trouve la société allemande Conjuncta, spécialisée dans le développement et le financement de projets d’investissement, et accompagnée du fournisseur d’énergie égyptien Infinity et du groupe émirati Masdar.
La centrale sera construite au nord-est de Nouakchott, et sa première phase devrait s’avérer opérationnelle à partir de 2028. Les autorités mauritaniennes estiment que le complexe industriel pourrait fournir environ 3 000 emplois directs lors de sa construction, et un millier d’autres lors de son exploitation. Le pays aspire à apporter à sa population l’accès universel à l’électricité d’ici 2030, avec un mix énergétique comprenant au moins
50 % d’énergies renouvelables. En mai 2022, il avait déjà signé avec le groupe CWP Global le projet AMAN d’hydrogène vert, d’une capacité de 30 gigawatts, estimé à 40 milliards de dollars.
Diallo, country manager en Mauritanie de CWP Global, évalue la future production annuelle à « 1,7 million de tonnes d’hydrogène et 10 millions de tonnes d’ammoniac », tout en fournissant
de l’eau potable et de l’électricité aux communautés locales.
En novembre dernier, en marge de la COP27 de Charm el-Cheikh, en Égypte, le pays avait par ailleurs signé avec le groupe pétrolier britannique BP un protocole d’accord portant sur le développement de l’hydrogène vert. Lequel développe déjà les projets gaziers de la Mauritanie à Grand Tortue Ahmeyim (conjointement avec le Sénégal) et à BirAllah.
Le ministre du Pétrole, des Mines et de l’Énergie, Abdesselam Ould Mohamed Saleh, a déclaré que la Mauritanie est « déterminée à jouer un rôle de premier plan au niveau mondial en matière d’économies liées à l’hydrogène vert dans les décennies à venir ». « Le projet aura un lien fort avec l’Allemagne », a précisé Stefan Liebing, le directeur général du groupe Conjuncta, lors de la signature du nouveau protocole d’accord. Berlin sera présent « à la fois en tant que fournisseur de technologie et en tant qu’acheteur potentiel d’énergie verte ».
Depuis le début de la guerre en Ukraine il y a un peu plus d’un an, la première puissance économique européenne cherche à se débarrasser au plus vite de sa dépendance au gaz russe. Elle investit donc massivement dans les énergies renouvelables et l’hydrogène vert, d’autant plus qu’elle a fait le choix de renoncer au nucléaire il y a douze ans, à la suite de la catastrophe de Fukushima en mars 2011. En décembre dernier, le pays a donné son feu vert pour la construction d’un premier réseau de canalisation destinée à recevoir sur son sol l’hydrogène importé. ■
Le dirigeant ghanéen, Nana Akufo-Addo, a déclaré début mars demeurer « confiant » quant à une prochaine sortie de crise de son pays. Il espère terminer le processus de restructuration dans les meilleurs délais, afin d’obtenir du Fonds monétaire international (FMI) le prêt de 3 milliards de dollars promis par l’institution en cas de rétablissement des équilibres macroéconomiques de l’État anglophone ouest-africain.
Le 19 décembre dernier, le Ghana avait suspendu le paiement d’une partie de sa dette souveraine, estimée à 45 milliards de dollars, et avait annoncé sa restructuration. Il se débat avec une crise multiforme, la pire depuis trois décennies : l’inflation a atteint un record de 37,2 % en septembre, contraignant
beaucoup de Ghanéens à sauter des repas ou à ne plus payer les frais de scolarité de leurs enfants. La monnaie nationale, le cedi, qui a perdu 91 % de sa valeur face au dollar en l’espace de moins d’un an, s’est vue attribuer par Bloomberg le titre peu enviable de « devise la moins performante au monde ». Contesté par des manifestations récurrentes, le président, réélu en 2020, a précisé n’avoir « aucun regret », les emprunts ayant « servi à financer des projets d’infrastructures et le développement économique ». Interrogé par Radio France internationale (RFI), l’économiste Ange Panou se montre plus circonspect, estimant que le Ghana est plongé dans un inextricable « cercle vicieux », étant contraint d’emprunter constamment afin de rembourser ses dettes passées. ■
Le président Nana Akufo-Addo entend restructurer la dette du pays afin d’accéder au prêt du FMI.Le chef d’État ghanéen.
L’ALIMENTATION EST DE PLUS EN PLUS MISE EN CAUSE dans les débats sur la santé, et cela va bien au-delà du problème de poids. Trop de beurre, trop de sucre, trop de viande… Remettons de la santé dans notre assiette. pages dirigées par Danielle Ben Yahmed
En fait, ces dernières décennies, notre comportement alimentaire a beaucoup évolué, nous mangeons sept fois moins de légumes verts, trois fois plus de viande et de fromage, sept fois plus de sucre, peu de vitamines et de sels minéraux, trop de plats tout prêts, trop cuits, et notre santé en souffre, se détériore. Troubles digestifs, infections respiratoires, maladies dégénératives, système immunitaire défaillant… L’alimentation industrielle qui ne sait plus quoi inventer pour nous séduire a sa part de responsabilité.
Attention aux mets industriels
Consommer beaucoup de plats préparés, transformés, hydrogénés, riches en additifs, expose à des déséquilibres nutritionnels, pouvant favoriser des problèmes médicaux. Commençons par les abus de sucres ajoutés : ils se cachent dans énormément de mets industriels, y compris ceux qui sont salés (saucisson, sauce tomate, mayonnaise, potage…). On sait désormais qu’une forte consommation déséquilibre le microbiote (également appelé « flore intestinale »), lequel perd alors son pouvoir de protection de l’organisme, entraînant de moins bonnes défenses immunitaires, moins de bactéries énergétiques – avec pour conséquence une fatigue – et moins de bactéries régulatrices du poids. Cela peut également provoquer une intolérance à certains aliments ou des troubles digestifs. De nombreuses études montrent en outre un lien entre une trop forte consommation de sucre et le risque de cancers, de foie gras (la stéatose hépatique) ou encore de maladies cardiaques. Les matières grasses de ces produits industriels ont tendance à entraîner des dépôts graisseux sur les artères et à favoriser les affections cardiovasculaires. Quant aux apports excessifs de sel (chlorure de sodium), ils ont aussi leur part de méfaits : menaces d’hypertension, de maladies vasculaires là encore, et de cancer de l’estomac.
Globalement, les produits ultra-transformés font entrer dans leur composition beaucoup d’ingrédients (additifs, graisses raffinées, arômes naturels ou de synthèse, etc.) dans le but d’améliorer artificiellement la texture, la couleur, le goût… L’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a démontré qu’ils étaient liés aux maux cardiovasculaires, au diabète, à la prise de poids. Le risque de cancers du sein est aussi suspecté. Pour ce qui est des viandes transformées type charcuterie (jambon, lardon, saucisse, pâté…), le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) les a classées cancérogènes. On n’ose plus manger, le bonheur n’est plus dans l’assiette.
Enfin, même lorsqu’elles ne sont pas transformées, les viandes (hors volailles) ne doivent pas être consommées à outrance. Elles sont une excellente source de protéines, en trop grande quantité, leurs acides gras saturés ont tendance à favoriser les dépôts graisseux artériels.
de saison onseillé us possible égumes, riches aleur sûre. Il faut aussi r tent ommandé es, chiches…) et ffinés mondiale
Pour couvrir ses besoins nutritionnels, il est conseillé de bien diversifier son assiette et de manger le plus possible d’aliments bruts (non transformés). Les fruits et légumes, riches en vitamines, oligo-éléments et fibres, sont une valeur sûre. Il faut aussi faire une meilleure place aux féculents, qui apportent des glucides lents riches en énergie « longue durée ». Il est ainsi recommandé d’augmenter la consommation de légumineuses (lentilles, fèves, pois chiches…) et de privilégier les produits céréaliers les moins raffinés (pains, pâtes et riz complets ou semi-complets). Côté sucres ajoutés, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a revu à la baisse la quantité journalière à ne pas dépasser, en préconisant 25 g (au lieu de 50 g). Pourtant, il n’est pas rare d’en consommer plus de 100 g par jour… Ce qui n’est guère étonnant quand une canette de soda en renferme à elle seule 33 g ! Et avec les sucres qui sont cachés un peu partout, il est facile de rapidement dépasser la dose. Celui contenu dans les fruits n’est pas considéré comme néfaste, car associé à des nutriments essentiels à la santé. Il est simplement conseillé de manger ces aliments en fin de repas pour ne pas faire monter le pic glycémique. Pour le sel, ce n’est pas tant celui qui est ajouté qui pose problème, mais le caché, qui représente 80 % des apports ! Attention aux produits qui en sont particulièrement riches : charcuterie, fromage, viennoiseries, plats cuisinés, chips, biscuits apéritifs, soupes du commerce, poissons fumés…
En ce qui concerne les graisses, il ne faut pas les bannir, elles sont indispensables à l’organisme, et les bons acides gras, notamment les oméga 3, sont à privilégier : présents notamment dans les huiles de colza, de noix, et les poissons gras (sardine, saumon, thon, maquereau), ils diminuent le risque de maladies cardiovasculaires, de dégénérescence visuelle et cognitive, ou encore de dépression. Les oméga 9 (apportés par l’huile d’olive) sont également protecteurs, tout comme les oméga 6 (huiles de tournesol, de maïs, de pépins de raisin). En revanche, les graisses animales et les produits laitiers sont à modérer.
Enfin, les protéines doivent, elles, être apportées quotidiennement… Les poissons peuvent figurer deux à trois fois par semaine au menu, en alternant les gras et les maigres. La consommation de charcuterie ne devrait pas dépasser 150 g par semaine, et celle de viande rouge 500 g. Si l’on veut remplacer cette dernière, les substituts végétaux (galettes, boulettes, saucisses à base de soja…) se multiplient aujourd’hui et bénéficient d’une image positive. Cependant, leurs taux de protéines se révèlent inégaux. Et il s’agit de produits transformés avec de nombreux additifs et des teneurs en sucre et sel parfois élevés. Mieux vaut donc un produit plus naturel comme le tofu.
Varier nos apports, en combinant des nutriments d’origine animale et végétale, est la meilleure façon de bien couvrir nos besoins. ■ Annick Beaucousin
• De plus en plus de produits de charcuterie affichent « sans nitrites ajoutés », or ces additifs sont souvent remplacés par des bouillons de légumes contenant naturellement des nitrites. Avec, à la fin, les mêmes composés et les mêmes risques.
• Le bio séduit, mais les produits transformés ne sont pas pour autant nutritionnellement irréprochables !
Ils peuvent être trop riches en sel ou en sucre. Il y a donc intérêt à scruter les étiquettes, ou à s’aider d’applications (Yuka, Open Food Facts, Siga, ScanUp…) pour s’y retrouver.
Son dernier album est un hommage aux ICÔNES FÉMININES. Au rythme
d’une pop tissée de jazz, de raï et de rock, la chanteuse franco-algérienne raconte les combats des femmes, l’exil, le lien aux ancêtres. propos recueillis par Astrid Krivian
1 Votre objet fétiche ?
Les pierres d’un bracelet offert par mon amie chanteuse Penda Niang.
2 Votre voyage favori ?
La traversée de l’Algérie, pour un raid féminin.
D’Alger à Tamanrasset, depuis la mer jusqu’au désert, en passant par les Hauts Plateaux, les gorges…
J’ai vécu la décennie noire, j’ai quitté mon pays. Le redécouvrir ainsi était magique.
3 Le dernier voyage que vous avez fait ?
New York. J’ai visité l’exposition dédiée à Thierry Mugler au Brooklyn Museum.
4 Ce que vous emportez toujours avec vous ?
Ma guitare.
5 Un morceau de musique ?
« Yéné », de Julia Sarr. Une chanteuse talentueuse, généreuse, tant africaine qu’universelle, qui explore le champ des possibles.
6 Un livre sur une île déserte ?
Ce que le jour doit à la nuit, de Yasmina Khadra.
7 Un film inoubliable ?
Yesterday, de Danny Boyle. Il imagine un monde où les Beatles n’auraient pas existé.
8 Votre mot favori ?
Plutôt un leitmotiv, « regarder son avenir les yeux grand ouverts ». Je le ressens et l’applique. Je me donne les moyens d’atteindre mon rêve.
9 Prodigue ou économe ?
Pas du tout économe ! Comme disait mon grand-père : c’est moi qui fais l’argent, ce n’est pas lui qui me fait.
10 De jour ou de nuit ?
De nuit. Elle m’inspire, me permet d’être moi-même.
11 Twitter, Facebook, e-mail, coup de fil ou lettre ?
Coup de fil. Parfois, les mails sont mal interprétés. J’ai la nostalgie des cartes postales…
12 Votre truc pour penser à autre chose, tout oublier ?
Regarder une série, provoquer des moments de joie entre amis… Et cuisiner !
13 Votre extravagance favorite ?
La scène ! Je joue, j’exprime la sensualité, je regarde le public en face.
14 Ce que vous rêviez d’être quand vous étiez enfant ?
Pilote de Formule 1, puis égyptologue.
15 La dernière rencontre qui vous a marquée ?
Mon directeur artistique, le photographe Slam, qui a collaboré avec Madonna, Lady Gaga, Katy Perry… Son regard bienveillant et exigeant me permet l’exubérance dans mon show. Je suis fière de travailler avec lui.
16 Ce à quoi vous êtes incapable de résister ?
Un bon barbecue !
17 Votre plus beau souvenir ?
Avoir eu la chance de vivre deux ans aux côtés de mon papa avant qu’il ne rende son dernier souffle.
18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?
Palma de Majorque. J’aime l’esprit familial des Espagnols. Un aspect de la Méditerranée très ancré en moi.
19 Votre plus belle déclaration d’amour ?
Je préfère témoigner mon amour au quotidien par des mots, des gestes.
20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne de vous au siècle prochain ?
Une artiste qui a participé à la création d’un marché de la musique sur le continent, afin que les Africains vivent de leur art chez eux. Et je rêve de fonder un centre culturel des musiques africaines en Algérie. ■