Afrmagfr 04 06 2018

Page 1

AFRIQUE MAGAZINE

ÊTRE EN AFRIQUE ÊTRE DANS LE MONDE

EN VENTE CHAQUE MOIS

DJIBOUTI

ICÔNE

Les grandes ambitions

Mohamed Salah, le héros blessé

www.afriquemagazine.com

N o 3 8 1 - A F R I Q U E

MAGAZINE - JUIN 2018

Un dossier Découverte spécial de 16 pages Chantal Biya

Sika Bella Kaboré

INTERVIEWS

La parole rare de Med Hondo ◗ L’humour salutaire de Mamane ◗

Dominique Ouattara

Marième Faye Sall

Jeannette Kagame

Antoinette Sassou-Nguesso

Marie-Olive Lembe Kabila

Aminata Maïga Keïta

ENQUÊTE

Marokkiat, ou le cri de colère des Marocaines Sylvia Bongo

Chadlia Saïda Caïd Essebsi

LES PREMIÈRES

DAMES N° 381 - JUIN 2018

M 01934 - 381 - F: 4,90 E - RD

’:HIKLTD=YUY^UY:?k@n@i@b@a" AM381 COUV Dames.indd 1

On leur confère souvent un grand pouvoir, celui d’être près du chef de l’État et d’influencer ses décisions. Pas si simple…

France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3000 FCFA ISSN 0998-9307X0

31/05/18 22:50


afriquemagazine.com ÊTRE EN AFRIQUE, ÊTRE DANS LE MONDE. TOUT LE TEMPS.

NOUVEAU Retrouvez nos vidéos avec AM TV. Toute l’économie du continent avec l’expertise d’ Afrique Méditerranée

Suivez-nous sur Twitter et Facebook

And check out our pages in English. @afriquemagazine

S’informer. Découvrir. Se cultiver. Et rester connecté.


ÉDITO par Zyad Limam

HÉROÏSMES

Y

a-t-il un paramètre particulier, dans la culture malienne, qui pousse parfois à l’héroïsme le plus stupéfiant ? Certainement. Quelque chose de noble, d’intrépide, d’audacieux, un instinct qui pousse vers le bien, ce qui est nécessaire. On pense évidemment à ce geste incroyable du jeune Mamoudou Gassama, fraîchement et clandestinement débarqué à Paris et qui se lance à l’assaut d’un immeuble de sept étages pour sauver la vie d’un jeune garçon suspendu dans le vide, accroché à la vie par ses petites mains, son propre courage et un balcon. On pense aussi à Lassana Bathily, employé de l’Hyper Casher dont le sang-froid et la lucidité permirent de sauver la vie de plusieurs clients lors de l’attentat sanglant du 9 janvier 2015. On pourrait aussi évoquer les héros plus ou moins connus de l’hôtel Radisson à Bamako, ceux qui ont sauvé des vies lors de l’attaque du 20 novembre 2015. On pense au maître d’hôtel Tamba Diarra qui guida les forces de l’ordre dans les étages. Romain Rolland (prix Nobel de Littérature 1915) écrivait : « Un héros c’est celui qui fait ce qu’il peut. Les autres ne le font pas. » Mamoudou Gassama a fait ce qu’il a pu. Les autres ont regardé. Et notre monde en crise, matérialiste, individualiste, obsédé par les identités, les murs et les frontières, a besoin de ces moments de pure transcendance. Moments qui rappellent certainement à chacun d’entre nous notre part enfouie d’altruisme et de courage… Évidemment, les réseaux sociaux et les téléphones nouvelle génération donnent de l’ampleur, de la résonance à l’acte héroïque. Ceux qui filment Mamoudou Gassama font de lui un héros interplanétaire. Le monde entier, littéralement, parle de lui, est captivé. On ne sait plus trop d’ailleurs. AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

Sommes-nous dans la célébration d’un moment de grâce, d’un moment de dépassement au service de l’autre ? Ou sommes-nous dans la grande société du spectacle, celle où les images envahissent tout et noient le sens ? En Afrique, on récupère le phénomène pour vanter les qualités de courage des fils du continent (que l’on n’arrive pas néanmoins à retenir sur place). En France, la stupéfiante ascension de Mamoudou Gassama masque la faillite d’une politique migratoire ultra répressive. Cette France des droits de l’homme qui se barricade face à la détresse du monde et qui octroie sa nationalité comme un certificat suprême de bonne conduite… Et tous ces héros du quotidien, qui n’ont pas eu la chance d’être filmés ? On pense à ces autres migrants, ces hommes, ces femmes, ces enfants, qui traversent les déserts, qui traversent les mers sur des bateaux de fortune, au péril de leur vie, qui suivent le même chemin que Mamoudou Gassama. Beaucoup sont morts de chaud, de soif, noyés au fil de la terrible odyssée. Ils sont héroïques. Et décédés. Ils n’auront pas de nouveaux passeports. On repense à cette image bouleversante du petit Aylan, son corps sans vie, échoué sur une plage turque. L’émotion est passée depuis, son histoire est déjà loin. Le drame des migrants demeure. L’égoïsme des nations riches aussi. Le populisme, la xénophobie, le rejet de l’autre s’enracinent. On souhaite une belle route à Mamoudou Gassama. On lui souhaite de trouver sa place là où il a voulu être, en France et peut-être même un jour de retourner au Mali et de raconter son histoire à des petits qui n’auraient pas vu le film. Et comme cet édito fait, pour une fois, place à des citations, il pourrait rappeler à ces enfants ce qu’écrivait un autre Prix Nobel de Littérature, Luigi Pirandello (1934) : « Il est plus facile d’être héros qu’honnête homme. Héros nous pouvons l’être une fois par hasard ; honnête homme il faut l’être toujours. » ■ 3




p. 52

p. 58

SOMMAIRE JUIN n°381 ÉDITO Héroïsmes par Zyad Limam

TEMPS FORTS 24

ON EN PARLE AFRIQUE MAGAZINE

ÊTRE EN AFRIQUE ÊTRE DANS LE MONDE

EN VENTE CHAQUE MOIS

DJIBOUTI

ICÔNE

Les grandes ambitions

Mohamed Salah, le héros blessé

Un dossier Découverte spécial de 16 pages Chantal Biya

Sika Bella Kaboré

Marième Faye Sall

◗ La parole rare de Med Hondo ◗ L’humour salutaire de Mamane

Antoinette Sassou-Nguesso

Jeannette Kagame

Livres : Yambo Ouologuem, un pavé dans la mare

10

Musique : Fatoumata Diawara a des choses à nous dire

Marie-Olive Lembe Kabila

Aminata Maïga Keïta

ENQUÊTE

Marokkiat, ou le cri de colère des Marocaines

12

Chadlia Saïda Caïd Essebsi

14

LES PREMIÈRES

DAMES

On leur confère souvent un grand pouvoir, celui d’être près du chef de l’État et d’influencer ses décisions. Pas si simple…

M 01934 - 381 - F: 4,90 E - RD

’:HIKLTD=YUY^UY:?k@n@i@b@a"

16

France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3000 FCFA ISSN 0998-9307X0

AM381 COUV Dames.indd 1

ÊTRE EN AFRIQUE ÊTRE DANS LE MONDE

Écrans : Une Afrique « feel good »

Au moment où s’ouvre la Coupe du monde, retour sur l’incroyable histoire d’un enfant d’Égypte devenu star internationale.

+

Interviews SAÏD HAMICH, au cinéma des origines MED HONDO et sa parole rare MAMANE, président du Gondwana

Enquête

MAROKKIAT

PARCOURS Toni Morrison par Catherine Faye

80

23

C’EST COMMENT ? Digressions sécuritaires par Emmanuelle Pontié

DJIBOUTI LES GRANDES AMBITIONS Un dossier spécial de 16 pages

VOYAGE CHEZ LES PREMIÈRES DAMES

44

CE QUE J’AI APPRIS Gilbert Sinoué par Loraine Adam

58

LE DOCUMENT Ellen Johnson Sirleaf, naissance d’une leader

N° 381 - JUIN 2018

M 01934 - 381 - F: 4,90 E - RD

France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3000 FCFA ISSN 0998-9307X0

AM381 COUV Mohamed Salah.indd 1

PHOTOS DE COUVERTURE : PREMIÈRES DAMES : VOIR DOSSIER P. 24-35 MO SALAH : NARIMAN EL-MOFTY/AP/SIPA

6

’:HIKLTD=YUY^UY:?k@n@i@b@a" 31/05/18 22:56

par Catherine Faye

106

VINGT QUESTIONS À… Akua Naru par Astrid Krivian

Med Hondo : « Je n’ai pas peur de traiter ce que je vois » par Bios Diallo

20

OU LE CRI DE COLÈRE DES MAROCAINES

Pouvoir

46

par Fouzia Marouf

AFRIQUE MAGAZINE EN VENTE CHAQUE MOIS

Agenda : Le meilleur de la culture Événement : « Casa », capitale de la mode !

Portrait : Mo Salah, un héros blessé par Zyad Limam avec Alexis Hache

52

31/05/18 22:50

MO SALAH UN HEROS BLESSE

36

par Sophie Rosemont

Sylvia Bongo

par Jean-Marie Chazeau

N° 381 - JUIN 2018

par Frida Dahmani, Cédric Gouverneur, Zyad Limam, Emmanuelle Pontié

par Catherine Faye

INTERVIEWS

Dominique Ouattara

8

Cover Story Les premières dames

Le cri de colère des « Marokkiat » par Fouzia Marouf

Mamane : « Au Gondwana, le rire, c’est la résilience » par Astrid Krivian

86

Saïd Hamich Le cinéma des origines par Astrid Krivian

90

Portfolio : Citoyens ensemble par Victor Masson

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

SHUTTERSTOCK - MICHAEL KAMBER/THE NEW YORK TIMES/REA

3


p. 63 AFRIQUE MAGAZINE

FONDÉ EN 1983 (34e ANNÉE) 31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – fax : (33) 1 53 84 41 93 redaction@afriquemagazine.com

Zyad Limam DIRECTEUR DE LA PUBLICATION DIRECTEUR DE LA RÉDACTION

zlimam@afriquemagazine.com

Assisté de Nadia Malouli nmalouli@afriquemagazine.com RÉDACTION

Emmanuelle Pontié

DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION

Isabella Meomartini DIRECTRICE ARTISTIQUE

Djibouti : Les grandes ambitions

imeomartini@afriquemagazine.com

64 68 69 70 72 73 74 76 77 78

par Cherif Ouazani

Éléonore Quesnel

Ports, services, capital humain : Le développement en 3 D Interview : Ali Guelleh Aboubaker Le défi de l’eau Doraleh : Le retour de la souveraineté De l’énergie pour la croissance Interview : Yonis Ali Guedi Entre deux capitales, le train de l’avenir Le logement, priorité nationale Trois questions à... Amina Abdi Aden De la vertu de l’endettement

sr@afriquemagazine.com

MADE IN AFRICA 96

99

PREMIÈRE SECRÉTAIRE DE RÉDACTION

Amanda Rougier PHOTO arougier@afriquemagazine.com ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO Loraine Adam, Jean-Marie Chazeau, Frida Dahmani, Bios Diallo, Catherine Faye, Cédric Gouverneur, Alexis Hache, Dominique Jouenne, Astrid Krivian, Cherif Ouazani, Victor Masson, Fouzia Marouf, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont, Jessica Sontag. VIVRE MIEUX

Danielle Ben Yahmed RÉDACTRICE EN CHEF avec Annick Beaucousin, Julie Gilles. VENTES EXPORT Arnaud Desperbasque TÉL.: (33) 5 59223575 France Destination Media 66, rue des Cévennes - 75015 Paris TÉL.: (33)156821200

ABONNEMENTS Com&Com/Afrique magazine

p. 80

18-20, av. Édouard-Herriot - 92350 Le Plessis-Robinson Tél. : (33) 1 40 94 22 22 - Fax : (33) 1 40 94 22 32

Escapades : Fès,

la « reine du Maghreb »

par Alexis Hache

Architecture : Les rivales unies par la Biennale par Alexis Hache

PATRICK ROBERT - JOSEPH MELIN - AO_PHOTOGRAPHY

epontie@afriquemagazine.com

DÉCOUVERTE

100 Fashion : Ashanti Swimwear, l’histoire du Ghana sur la peau par Luisa Nannipieri

VIVRE MIEUX

102 Maladie des reins, comment se prémunir? 103 AVC, les aliments à effets préventifs 104 Malaise vagal : que faire ? 104 Enfants : Protégez ses yeux des ultra-violets AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

p. 100

afriquemagazine@cometcom.fr COMMUNICATION ET PUBLICITÉ Ensuite/AMC 31, rue Poussin - 75016 Paris Tél.: (33)153844181 – Fax: (33)153844193 GÉRANT Zyad Limam DIRECTRICE GÉNÉRALE ADJOINTE Emmanuelle Pontié regie@afriquemagazine.com CHARGÉE DE MISSION ET DÉVELOPPEMENT Elisabeth Remy AFRIQUE MAGAZINE EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR 31, rue Poussin - 75016 Paris. PRÉSIDENT-DIRECTEUR GÉNÉRAL : Zyad Limam. Compogravure : Open Graphic Média, Bagnolet. Imprimeur: Léonce Deprez, ZI, Secteur du Moulin, 62620 Ruitz.

Commission paritaire : 0219 D 85602 Dépôt légal : juin 2018. La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos reçus. Les indications de marque et les adresses figurant dans les pages rédactionnelles sont données à titre d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction, même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction. © Afrique magazine 2018.

7


« LE DEVOIR DE VIOLENCE »,

Yambo Ouologuem, Seuil,

Yambo Ouologuem Un pavé dans la mare Un demi-siècle après sa sortie, Le Devoir de violence est réédité. Emblématique et polémique, ce roman, couronné du PRIX RENAUDOT 1968, est à l’image de son auteur (disparu l’année dernière), tour à tour célébré et dénigré. par Catherine Faye QUAND, en 1968, paraît Le Devoir de violence, premier roman du jeune écrivain malien Yambo Ouologuem (1940-2017), il est vite salué comme une œuvre qui renouvelle la littérature africaine. Sa liberté de ton et l’audace de ses thèmes sont saisissants. Ses qualités d’écriture indéniables. « Un grand roman africain » titre Le Monde. Le Prix Renaudot, attribué pour la première fois à un auteur africain, confirme cette reconnaissance. Devenu un livre culte, il est aussitôt contesté. Car au-delà de l’exercice littéraire et de la fresque historique, l’ouvrage est aussi une charge politique. C’est l’histoire d’un empire imaginaire, le Nakem, et de la dynastie des Saïfs, qui y règne en maître retors. Une épopée s’étendant du XIIIe au XXe siècle, où l’auteur raconte la compromission des notables africains dans l’esclavage de leur propre peuple et leur soumission ambiguë au colonisateur. À l’opposé de l’image popularisée par la poésie senghorienne. Personne, ni 8

Européens ni Africains, ne sort indemne de ce récit foisonnant. Et l’ironie violente d’Ouologuem à l’égard de l’Afrique d’avant le partage européen ne plaît pas. Mais la charge la plus violente surgit en 1971, lorsqu’un chercheur américain l’accuse d’avoir plagié Le Dernier des justes d’André Schwarz-Bart. D’autres accusations sont lancées, notamment à l’égard d’un roman de Graham Greene, C’est un champ de bataille. Le jeune auteur, 28 ans, a beau répéter qu’il a mis en évidence les citations avec des guillemets dans le manuscrit et que l’éditeur les aurait supprimés, le mal est fait. Sa destinée littéraire fulgurante fait long feu. Et la polémique soulevée par cette affaire de plagiat éclipse les autres titres du romancier écrits à la même époque, dont un roman érotique, Les Mille et une Bibles du sexe, parue sous le pseudonyme d’Utto Rodolph, où il est question de jeux érotiques, de libertinage poussé à ses extrêmes limites et parfois de scènes d’orgies, et un recueil d’essais pamphlétaires, Lettre à la France nègre. À la fin des années 1970, déçu par la violence de la réception de son œuvre et la mauvaise foi de ses éditeurs qui ne l’ont pas soutenu, Ouologuem quitte définitivement la France, pour se réfugier dans sa terre natale, en pays dogon. C’est là qu’il passe les dernières décennies de sa vie, tourné semble-t-il vers la foi islamique. S’il est mort dans un quasianonymat au Mali, ses livres, un temps épuisés, ont été réédités à partir des années 2000, grâce au combat acharné de sa fille. Aujourd’hui, Le Devoir de violence se lit comme une construction littéraire vertigineuse et subversive. C’est sans doute le critique congolais Boniface Mongo-Mboussa qui a su trouver les mots les plus justes pour en parler : « Considéré à la lumière du grotesque, le livre ouvre, face à l’enfermement dans une pensée unique, à l’invention de nouveaux espaces de liberté. » Magistral. ■ AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

KEYSTONE-FRANCE/GAMMA RAPHO

296 p., 18 €.


enfance f L’ALGÉRIE RÊVÉE « QUE ne m’a-t-on dit pour me laisser croire que j’étais un homme libre ? » Pour Yahia Belaskri, journaliste algérien installé en France depuis les émeutes de 1988, écrire est un acte de liberté. Il fait ici le récit d’une jeunesse en Algérie où les liens, l’école, la poésie, le théâtre, les livres façonnent. Mais aussi la guerre, l’exil, la séparation. « Je suis Amray, amoureux du

monde et de ses mystères. » Né avec la guerre, entre le souffle du chergui et les neiges des Hauts Plateaux, Amray grandit dans l’amour d’une famille nombreuse. Mais bientôt son monde vacille et ses amis d’enfance quittent le pays. Ce roman de toutes les premières fois, où l’histoire s’immisce en toile de fond, est un chant d’amour pour une terre jamais nommée. Et une charge ardente contre tous les intégrismes. ■ C.F. « LE LIVRE D’AMRAY »,

Yahia Belaskri,

Plon, 144 p., 16,50 €.

ON EN PARLE livres roman RETOUR À « MADA » GRANDE voix de la littérature de l’océan Indien, l’écrivain malgache Jean-Luc Raharimanana met en scène son double dans ce troisième roman. Le plus autobiographique sans doute. Agencé en cahiers numérotés et titrés, le texte tisse tour à tour deux enfances. La sienne et celle de son père. Une construction à la fois étonnante et captivante

témoignage L’ÉQUIPE BIS DE FRANCE C’ÉTAIT il y a vingt ans. Le 22 mai 1998. Aimé Jacquet, le sélectionneur de l’équipe de France de football, élimine six joueurs présélectionnés pour disputer la Coupe du Monde : Nicolas Anelka, Ibrahim Ba, Sabri Lamouchi, Pierre Laigle, Lionel Letizi et Martin Djetou. « À défaut d’être élus dieux du Stade de France, ils vont, chacun, vivre une malédiction digne d’une tragédie grecque. » Karim Nedjari, grand reporter, a voulu raconter ces instants AFRIQUE MAGAZINE

I

déchirants. Pour cela, il a retrouvé les vaincus d’un soir. Des hommes qui ont connu chômage, dépression, divorce, solitude et, parfois même, l’exil. En dévoilant la face cachée du triomphe de juillet 1998, son enquête plonge dans les coulisses du foot français. ■ C.F. « LA NUIT DES MAUDITS »,

Karim Nedjari,

Fayard, 288 p., 18 €.

381 – JUIN 2018

récit é it D’UNE LANGUE L’AUTRE ON PEUT perdre sa langue. On peut aussi la retrouver. Z. arrive en France à un âge où la mémoire n’a pas laissé de trace. Trente ans plus tard, elle réalise qu’elle a progressivement oublié sa langue maternelle. Écrit à la première personne, ce premier roman retisse les

où l’histoire familiale se confond avec l’histoire de l’île à mesure que surgissent les récits. Vers quoi Hira, né le jour du septième anniversaire de l’Indépendance de Madagascar, veut-il vraiment revenir ? Vers les premiers souvenirs d’une enfance enchantée ? Ou vers le passé plus lointain de son père, intellectuel pacifiste, figure de l’opposition, arrêté et torturé ? Un hymne à Madagascar, à la littérature et à la vie. ■ C.F. « REVENIR »,

Jean-Luc Raharimanana,

Rivages, 300 p., 22 €.

fragments de vie qui relient deux langues, celle du pays natal et le français, à qui la protagoniste n’arrive pas à se donner entièrement. Dans ce texte très intime, l’auteur parle de son rapport à son héritage, renoue le lien, malgré la loi du silence et du brouillard établie par ses parents une fois quittée l’Afrique de l’Ouest. Au fil des pages, Z. redécouvre l’enfant aux cheveux noirspaillasse, la femme qui boite, les mandats oubliés dans les poches… Autant de mots qui lui permettent de retrouver son chemin. ■ C.F. « ET MA LANGUE SE MIT À DANSER », Ysiaka Anam,

La Cheminante, 122 p., 10 €.

9


Fatoumata Diawara a des choses à nous dire Avec son deuxième album, Fenfo, coproduit par Matthieu Chedid, la CHANTEUSE et comédienne malienne montre toute l’étendue de son talent d’artiste engagée. NÉE en 1982 en Côte d’Ivoire mais élevée au Mali, Fatoumata chante depuis toute petite, adoubée par un père officiant dans une troupe de danse, qui lui a offert sa première guitare. L’enfance heureuse est hélas vite balayée par la mort subite et inexpliquée de sa sœur la plus proche. Âgée de 9 ans, Fatoumata est traumatisée, et, ingérable, se retrouve adoptée par sa tante… qui n’est pas une tendre. Adolescente, elle fait sa première apparition cinématographique devant la caméra d’Adama Drabo. Dans la foulée, elle joue dans La Genèse puis dans Sia, le rêve du python. Un bon début parasité par l’ombre du mariage arrangé avec un cousin. C’est le metteur en scène Jean-Luc Courcoult, qui dirige la compagnie Royal de Luxe, qui l’encourage à vivre de son art. Elle s’enfuit alors pour rejoindre la troupe avec qui elle parcourt le monde. Michel Ocelot la 10

mort, la folie d’un monde cruel, repère et lui demande d’incarner sur le pouvoir – celui de la femme, scène Karaba, la sorcière de son notamment. Car Fatoumata revendique merveilleux dessin animé Kirikou. la libre parole féminine, et ne se prive Fatoumata n’arrête plus de travailler, pas de l’utiliser à sa guise. Dans Fenfo, sortant un premier album solo (Fatou, qui signifie en bambara en 2011), collaborant avec « des choses à dire », elle Herbie Hancock, Tony explore l’acoustique comme Allen, Damon Albarn ou le synthétique. Avec des encore Bobby Womack, formats ballade (« Ou Y’An s’illustrant dans le Ye », « Takamba », « Don documentaire Mali Do ») ou des tempos groovy Blues ou le grand (« Negue Negue ») voire gagnant des Césars de sous influence électro 2015 : Timbuktu. (« Nterini », « Kanou Dan En 2017, Matthieu « FENFO », Yen »), hymnes pop Chedid l’invite sur son Fatoumata (« Kokoro », « Dibi Bo », album collectif Lamomali Diawara, « Bonya ») ou manifestes 3e Bureau/ et une tournée plus tard, Wagram. folky (« Fenfo », « Mama ») lui propose d’arranger au gré de ses humeurs et de Fenfo, deuxième opus de ses messages – engagés en faveur d’une celle qui affirme ici non seulement son Afrique libérée du joug de la guerre et immense talent d’actrice, mais aussi du terrorisme. Fatoumata, nouvelle son don, éclatant, pour l’écriture et le reine de nos cœurs… ■ chant. Elle y raconte la vie, l’amour, la AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

AIDA MULUNEH

par Sophie Rosemont


ON EN PARLE musique

« PLEASE DON’T BE DEAD »,

Fantastic Negrito, Cooking Vinyl.

folk oriental NAWEL, ENTRE DEUX RIVES

r’n’b/funk

L’HYMNE FIÉVREUX À LA VIE DE FANTASTIC NEGRITO

Le bluesman californien à la carrière improbable est de retour… ÉTRANGE conte de fées que celui de Xavier Dphrepaulezz… En 1995, repéré par le manager de Prince, le musicien californien signait sous le nom de Xavier un contrat d’1 million de dollars. Cinq ans plus tard, sans avoir cassé la baraque commercialement, il manque de mourir dans un accident de voiture. En sortant de son coma, il retourne à une musique plus authentique et, en 2016, revient avec un deuxième album en forme de renaissance, Fantastic Negrito – désormais son patronyme scénique. Et cultive aujourd’hui sur les terres blues et funk des ancêtres. En témoigne Please Don’t Be Dead, qui convoque aussi bien Little Richard que Sly Stone, livrant des brûlots immédiats comme « Plastic Hamburgers » ou « A Letter to Fear ». ■ S.R.

rock touareg

BOMBINO, C’EST DE LA BOMBE

JOHNNY GALVAN - VICTOR DELFILM - RICHARD DUMAS

Encore un sans-faute pour le guitariste adoubé par Keith Richards ! C’EST sur le somptueux manifeste électrique « Imajghan » que s’ouvre le nouvel album du guitariste nigérien. « Deran » signifie « meilleurs vœux » en tamasheq et, en effet, offre la possibilité d’une lumière au bout du tunnel. Deran explore les amours blues et funk de Bombino, relevés à sa sauce tuareggae. Poursuivi, menacé, exilé, le musicien n’en a pas moins sorti une poignée d’albums depuis le début des années 2000 et, à 38 ans, est l’un des plus glorieux représentants du rock touareg, admiré par Robert Plant, Keith Richards ou encore Dan Auerbach. La verve de ses cordes et les qualités performatives de ses mélodies font de Deran un album de l’accomplissement, qui n’oublie pas la spontanéité en route, comme on l’entend sur un « Tahigren » ou un « Takamaba ». ■ S.R. « DERAN », Bombino, Partisan Records. AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

ELLE aime Tracy Chapman, Lauryn Hill… et la musique arabe qu’elle connaît bien, puisque la blonde Nawel Ben Kraïem (elle a aussi des origines suédoises) a grandi à Tunis. Après avoir écumé les théâtres locaux, guitare en bandoulière, elle est partie à l’assaut des bars parisiens. Depuis 2013, sa version plus orientale et plus pop du folk rencontre son public. Avec cet EP, elle exploite la poésie de la chanson française sans renoncer aux rythmiques et aux mélodies orientales. « La nuit est mon drapeau », « Mer promise » ou encore « Par mon nom » témoignent de sa jolie plume francophone sans oublier l’arabe, qui se mêle à l’anglais sur « Den Den ». Réussi. ■ S.R. « NAWEL BEN KRAÏEM », Nawel

Ben Kraïem, Capitol/Universal.

« CHILDQUEEN »,

Kadhja Bonet, Fat Possum Records.

soul jazzy DANS LES CIEUX DE KADHJA BONET ENREGISTRÉ un peu partout en Europe, le deuxième album de la musicienne californienne est cependant très américain dans son épatante capacité à faire revivre l’âge d’or seventies de la soul d’outre-Atlantique. Malgré sa formation classique et son aptitude à tout faire elle-même (écriture, composition et production), Kadhja Bonet dépasse son expertise orchestrale pour livrer un son ultra-contemporain, aux échos funky, jazzy ou expérimentaux. Cordes, cuivres et claviers et une voix céleste qui évoque Solange Knowles ou Sade… Impossible de résister à la beauté à la fois cérébrale et sensuelle de morceaux comme « Delphine », « Antoher Time Love » ou « Nostalgia ». ■ S.R. 11


« YOMEDDINE »

(Égypte)

d’Abu Bakr Shawky. Avec Rady Gamal, Ahmed Abdelhafiz. Yomeddine, ou l’épopée d’un lépreux dans une Égypte rarement vue au cinéma.

Rafiki, qui met en scène une relation entre deux jeunes filles à Nairobi, est interdit au Kenya.

« RAFIKI » (Kenya)

de Wanuri Kahiu. Avec Samantha Mugatsia, Sheila Munyiva.

Deux longs métrages ont fait souffler un vent d’optimisme au dernier festival de Cannes. Deux œuvres grand public qui changent l’image du continent et vantent LE DROIT À LA DIFFÉRENCE. par Jean-Marie Chazeau LE HÉROS lépreux de Yomeddine, premier film de l’Égyptien A. B. Shawky, et le couple de femmes de Rafiki, de la Nigériane Wanuri Kahiu, ont séduit les festivaliers à Cannes. Deux feel good movies, signés d’une nouvelle génération. Dans le premier cas, en mettant en vedette un homme défiguré et tordu par la maladie (mais qui n’est plus contagieux), dans le second, en évoquant le sujet tabou de l’homosexualité (qui n’est pas une maladie, rappelons-le). Yomeddine, c’est un road-movie sur les bords du Nil, montrant une Égypte rarement vue au cinéma. Le parcours forcément semé d’embûche d’un homme abandonné dans

12

son enfance dans une léproserie du nord du pays, qu’il fuit pour tenter de retrouver sa famille au sud. Monté sur son âne et flanqué d’un jeune Nubien surnommé Obama pour sa couleur de peau (« comme le gars à la télé » !), il va croiser sur sa route d’autres victimes de la vie (un nain, un cul-de-jatte, etc.). Loin de visiter une galerie de « monstres », le spectateur est embarqué par ces apprentis comédiens dont le jeu fait merveille. Dans Rafiki, deux jeunes filles de Nairobi découvrent leur attirance l’une pour l’autre, sentimentale et physique (le film reste prudemment prude). L’image joue sur les couleurs, la musique, et un aspect doux et « girly » qui n’atténue pas forcément la violence homophobe qui les entoure. La grande difficulté pour ces deux jeunes cinéastes, formés aux États-Unis, c’est de partager leur message universel de tolérance dans leur pays d’origine. Pour cela, Yomeddine évite toute allusion politique, et le film doit sortir en Égypte en même temps qu’en France à l’automne. En revanche, Rafiki est interdit au Kenya pour cause de « promotion » de l’homosexualité. Mais tous les deux ont déjà gagné leur pari : changer le regard porté sur le cinéma africain. ■ AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

DR - DESERT (?)

Une Afrique « feel good »


ON EN PARLE écrans

drame

Le bébé n’est à personne UN MARIAGE à organiser dans les plus brefs délais à cause d’un bébé… Il ne s’agit pas seulement de sauver les apparences, mais aussi de respecter la loi marocaine qui punit les filles-mères… Or, Sofia, 20 ans, n’a jamais admis qu’elle était enceinte, un déni de grossesse qu’elle va devoir surmonter, avant de trouver une maternité qui veuille bien l’accueillir, puis retrouver le père de l’enfant… L’occasion d’une virée nocturne haletante dans Casablanca. Et d’un portrait d’une société marocaine à deux vitesses : Sofia vit chichement alors que sa cousine, qui lui vient en aide, est d’un milieu aisé, tourné vers l’Europe. Entre bonne conscience et compromissions, le film (prix du scénario

À Casablanca, Sofia, qui vient d’accoucher hors mariage, va se faire aider par sa cousine Léna… dans la sélection « Un certain regard » à Cannes) avance sur un fil et on ne le lâche pas. C’est aussi le regard d’une réalisatrice sur la condition masculine au Maghreb, le personnage du futur mari n’étant pas le moins intéressant. ■ J.-M.C.

« SOFIA » (France-Maroc)

de Meryem Benm’Barek. Avec Maha Alemi, Lubna Azabal, Faouzi Bensaidi.

adaptation

Les charmes du fakir

AVEC SES FAUX AIRS d’Amélie Poulain et de Slumdog Millionnaire, le film raconte les péripéties d’un jeune arnaqueur des rues de Mumbai, parti à Paris sur les traces d’un père qu’il n’a pas connu. Adapté d’un best-seller au titre à rallonge (L’Extraordinaire Voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea de Romain Puértolas), cette fable colorée mélange le drame et la comédie… parfois jusqu’au malaise, comme lorsqu’un chef des douanes anglaises se met à chanter et danser en renvoyant en Libye des migrants somaliens clandestins : on comprend bien que c’est du simili Bollywood, mais ça ne fonctionne pas vraiment dans le contexte actuel. La fable a pourtant du charme. ■ J.-M.C. « L’EXTRAORDINAIRE VOYAGE DU FAKIR », (France-États-Unis) de Ken Scott.

Avec Dhanush, Bérénice Bejo, Barkhad Abdi.

MEMENTO FILMS DISTRIBUTION/CURIOSA FILM - DR

comédie Si j’veux… DEUX JEUNES SŒURS se confient leurs histoires de garçons jusqu’à ce que par jeu, l’une d’elles se retrouve contrainte à une relation sexuelle avec le petit copain de l’autre. C’est toute la question du consentement et du viol par manipulation qui est posée, d’une façon aussi crue que le langage parlé ici, celui d’une génération entière de certains quartiers populaires en France. Antoine Desrosières retrouve ses interprètes de Haramiste, moyen métrage où elles incarnaient deux filles voilées, et les filme souvent face caméra dans leur chambre, façon YouTubeur. Le travail sur le naturel des deux actrices est réussi, mais on a du mal à trouver leurs personnages sympathiques dans « À GENOUX LES GARS » (France) cet imbroglio sentimental et bavard, porté par une tchatche d’Antoine Desrosières. Avec Souad Arsane, Inas Chanti, Sidi Mejai, Mehdi Dahmane. aux saillies parfois très drôles. ■ J.-M.C. AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

Une farce radicale sur l’oppression masculine qui ne manque pas de culot.

13


Mixology, de Mounir Fatmi (2010), avec ses vinyles décorés de hadiths du prophète.

La grande salle de la Maison Ousmane Sow.

exposition

L’ORIENT SUR LES PLATINES

« AL MUSIQA » propose un voyage visuel et sonore, à travers le désert d’Arabie, un jardin andalou, un cinéma égyptien, une zaouïa africaine, un café de Barbès, la place trépidante d’une grande capitale arabe… C’est un témoignage de l’exceptionnelle Affiche de cinéma vitalité de la création musicale égyptienne. contemporaine dans le monde arabe. Les œuvres exposées permettent de découvrir de riches collections publiques et privées d’Orient et d’Occident : instruments de musique, calligraphies, miniatures, peintures, photographies. Que viennent compléter installations, affiches de cinéma, films cultes ou archives sonores rares. Entièrement bilingue (français et arabe), l’exposition invite néophytes, mélomanes avertis, amoureux de Fairouz ou passionnés de musique arabo-andalouse à mieux comprendre la manière dont ces sons nourrissent et questionnent notre identité. Telles les grandes figures du raï, Khaled en tête, qui s’imposent comme une vitrine rayonnante de la France à l’étranger, quand Bachar Mar-Khalife enorgueillit le drapeau tricolore en triomphant sur la scène électro. ■ Catherine Faye « AL MUSIQA », Philharmonie de Paris, jusqu’au 19 août. philharmoniedeparis.fr 14

Dans son atelier de Dakar, en 2006.

inauguration

OUSMANE SOW DANS SA MAISON-SCULPTURE

À Dakar, « Le Sphinx », où vécut le créateur jusqu’à sa mort en 2016, a OUVERT ses portes. Avec les œuvres du maître. INAUGURÉE le 5 mai dernier en marge de l’édition 2018 de Dak’Art, la Maison Ousmane Sow est désormais ouverte au public. On y découvre, dans un dédale de pièces bordées de vérandas, son atelier et ses œuvres, des Masaïs et des Zoulous aux derniers Petits Noubas. Des inédits, des sculptures inachevées et des œuvres connues. Notamment les séries africaines, dont une complète, les Peuls, et les « grands hommes » : Nelson Mandela, De Gaulle, Victor Hugo, son père, L’Homme et l’enfant. La maison est singulière. Presque une sculpture. Construite à son idée et baptisée Le Sphinx, elle préfigurait pour lui la série qu’il imaginait réaliser sur les Égyptiens. Tête, bras et dos du sphinx sont représentés symboliquement en une architecture résolument contemporaine. Il avait fait recouvrir les murs de la matière dont il faisait ses sculptures. Une matière restée mystérieuse. Et fabriqué lui-même les carrelages dans des tons ocre, bruns, rouges, verts. Située à Yoff, dans la banlieue de Dakar, il y a vécu jusqu’à sa mort, le 1er décembre 2016. ■ C.F. Maison Ousmane Sow, Yoff, Dakar, Sénégal. AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

MOUNIR FATMI - DR - BÉATRICE SOULÉ/ROHER VIOLLET (2)

Avec « Al Musiqa », la Philarmonie de Paris offre un florilège de la CRÉATION musicale arabe, soulignant la richesse d’un patrimoine méconnu.


ethnographie

ON EN PARLE agenda

Amulette nzip byang akon de protection, Gabon, début du XXe siècle.

Sacrée Afrique !

Mystique : Genève part à la découverte des nombreuses pratiques religieuses du continent. UNE ÉNORME simulation de grotte, une place de village… La mise en scène met l’accent sur l’émotion religieuse, avec ce qu’elle peut comporter de sacré et de profane, d’individuel et de collectif. À travers plus de 300 objets, 200 photos et une quarantaine de vidéos, l’exposition, à la découverte des pratiques religieuses du continent, présente un ensemble de rituels qui relient les vivants entre eux, face aux puissances de l’invisible : dieu unique, divinités multiples, esprits des ancêtres ou de la nature. Les pièces issues des collections du musée d’Ethnographie de Genève sont souvent inédites. Notamment une coupe divinatoire des îles Bijagos, acquise en 1893, et trois cannes malgaches de divination. Elles sont enrichies par de fascinantes images de photographes contemporains de renommée internationale. Tels Fabrice Monteiro au Sénégal ou Santu Mofokeng en Afrique du Sud. Les installations vidéo de l’Éthiopien Theo Eshetu ponctuent le parcours en révélant la notion du sacré dans les religions autochtones africaines. ■ C.F « AFRIQUE. LES RELIGIONS DE L’EXTASE », musée d’Ethnographie de la ville de Genève, jusqu’au 6 janvier 2019. ville-ge.ch/meg

festival

J. WATTS/MEG - XU ZHEN - DR

GNAOUA VA GROOVER Le fameux festival d’Essaouira a pour vocation de rendre hommage à la culture tagnaouite et au vaste héritage musical africain. À l’affiche de la 21e édition, sont notamment conviés le collectif Snarky Puppy, mix de jazz, funk et gospel made in Brooklyn, ainsi que les deux Maliennes, Asma Hamzaoui de Tombouctou, jeune artiste gnaouie joueuse de guembri, et la chanteuse Fatoumata Diawara. Sans oublier le collectif béninois super tonique BIM, ou le légendaire percussionniste Zakir Hussain, trésor national indien, aux côtés de Dave Holland et Chris Potter ! ■ Loraine Adam FESTIVAL GNAOUA ET MUSIQUES DU MONDE, Essaouira, du 21 au 23 juin.

festival-gnaoua.net AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

concept

#5-XZ Under Heaven – 2812NH0174, 2017. Huile sur toile, aluminium.

XU ZHEN, MÉTA-ARTISTE

Fortement inspiré par Andy Warhol, l’ambitieux chef de file de la nouvelle scène CHINOISE investit la galerie Perrotin de Séoul. MUTANT ! À l’image de l’évolution de son pays, le travail de Xu Zhen (ou plutôt « Xu Zhen® ») incarne à merveille la richesse créative, la disparité et l’éclectisme de la nouvelle scène chinoise, aujourd’hui l’une des plus importantes du marché de l’art. À 41 ans, cet artiste diplômé en design et graphisme, inspiré par Duchamp, Beuys et Warhol, dirige la société MadeIn Company (faisant référence au « made in China », mais également à l’expression chinoise « société sans frontières ») créée en 2009 et basée à Shanghai. Conçue sur le modèle d’une galerie d’art collective, celle-ci produit également les œuvres d’autres artistes. Dans ce gigantesque atelier sont convoqués tous les médiums : vidéos, performances, céramiques, œuvres abstraites, figuratives et les références bouddhistes, africaines ou issues de l’Antiquité se télescopent en un mix inédit. Depuis 2005, cette tête de file et entrepreneur averti ne quitte plus la Chine « pour avoir plus de distance vis-à-vis de la réception de l’art chinois en Occident ». Ce qui ne l’empêche pas de développer sa compagnie à l’étranger et de vouloir créer un musée et une fondation. ■ L.A. « XU ZHEN ® », galerie Perrotin Séoul, jusqu’au 8 juillet. perrotin.com 15


ON EN PARLE événement

Nawel Debbouze (à g.) et Zaineb El Kadiri (à dr.), à l’origine de ce nouveau rendez-vous.

« Casa », capitale de la mode ! Première manifestation du genre, AFRICAN FASHION TALENTS, festival entièrement dévolu à la création made in Africa, s’est tenu à Casablanca début mai. Imaginée par Nawel Debbouze et Zaineb El Kadiri, designers engagées et inspirées, cette édition a fédéré jeunes pousses et grands noms des quatre coins du continent. JOURNÉE ensoleillée, sur les hauteurs de la métropole casablancaise le 3 mai dernier. Nawel Debbouze et Zaineb El Kadiri, créatrices de mode d’origine marocaine, annonçaient les jalons de l’African Fashion Talents lors d’une conférence de presse à l’hôtel Sofitel. L’événement, exclusivement dédié à la jeune école de designers sur le continent, est une première depuis vingt ans : onze créateurs issus d’Afrique francophone, anglophone, d’Afrique de l’Est, de l’Ouest et du Maghreb sont réunis au Maroc. « Nous souhaitons rassembler ces talents autour d’une plate-forme, forte de professionnels, afin que l’expérience de tous leur soit profitable. Et faire de Casablanca la capitale de la mode africaine » déclaraient de concert, Nawel Debbouze et 16

Zaineb El Kadiri, ayant grandi en France et nourrissant une passion commune pour l’Afrique. Séduites par la qualité des défilés qu’elles fréquentent au Sénégal, en Afrique du Sud, en Angola, conquises par les liens qu’elles tissent avec de jeunes créateurs, elles décident il y a un an de créer l’African Fashion Talents car « la mode a besoin d’être made in Africa ! » Le tandem multiplie les voyages entre la France et le continent, redouble de ténacité et de persuasion pour convaincre les partenaires marocains de soutenir ce projet d’ampleur. Dès lors, une table ronde a évoqué les enjeux et la croissance des industries créatives en Afrique dans le secteur de la mode, animée par Frannie Leautier, tanzanienne, AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

SOUAD DIAZ/FOCUS PROD

par Fouzia Marouf, envoyée spéciale


ROBERTINO MARIOTTI (4)

Looks signés Nawel Debbouze et Meryem Zemrani pour la marque « Jude Jude » lors du défilé au Morocco Mall le 4 mai.

Le bel Alpha, mannequin sénégalais habillé par « Les diamants de l’Orient » alias Nanou.

Aux confluents de la tradition et de la modernité, une robe réalisée par Zaineb El Kadiri. AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

Esprit glam rock signé « Les diamants de l’Orient » alias Nanou. 17


Ci-dessous et ci-contre : la griffe ethnique chic de la créatrice tangéroise Salima Abdel-Wahab lors du défilé du 5 mai au Sofitel.

Ci-dessus : pièces de Nawel Debbouze et Meryem Zemrani. pour la marque « Jude Jude » lors du défilé le 5 mai au Sofitel. notamment ancienne vice-présidente de la BAD. Riches de leur expertise et de la volonté d’œuvrer activement en faveur d’une industrie de la mode sur le continent, les participants ont croisé leur business model : Adama Paris, productrice de Dakar Fashion Week et de la première chaîne de télévision 100 % mode en Afrique « Fashion Africa Channel », comptant 40 millions de vues ; Amadou Diaw, président de l’Institut supérieur de management de Dakar ; Anna Getaneh, premier mannequin éthiopien, à fonder la fashion house « African Mosaïque » à Johannesburg, faute de structure consacrée au monde de la mode ; Matthew Rugamba, designer rwandais qui a dessiné le costume de Ryan Coogler, réalisateur de Black Panther, à l’occasion de l’avant-première à Los Angeles. (« D’emblée, j’ai senti que ce film serait un symbole identitaire fort pour notre jeunesse », a-t-il confié.) Le maître mot revenant sans cesse dans le discours ambiant est le soft power. Côté jury, le président n’était autre qu’Alphadi, « le magicien du désert », fondateur de 18

l’incontournable Festival international de la mode africaine (Fima) dont la 11e édition, celle des 20 ans, devrait se dérouler en novembre prochain au Maroc. Entouré de personnalités emblématiques dont Hisham Oumlil, créateur new-yorkais né à Casablanca, qui a travaillé pour Hermès, Versace ; ou Hicham Lahlou, fer de lance du design au Maroc, fondateur d’Africa Design Award & Days, il a précisé : « It’s time for Africa, nous regorgeons de talents et devons nous unir ». Autre temps fort, le discours de la très attendue Dr Moloi-Motsepe, décorée par le prix Vision et Engagement lors du dernier défilé du 5 mai : « Nous allons créer une fédération de mode qui réunira les rendez-vous marquants en Afrique » a conclu cette ancienne designer en Afrique du Sud, pionnière de la mode de luxe africaine. Les lauréats du défilé du 4 mai au Morocco Mall, Siwana de Azeve Do (Angola) et Zak Koné (Côte d’Ivoire), présenteront leurs collections lors du prochain Fima, qui se tiendra à Dakhla, dans le sud marocain, en novembre prochain. ■ AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


ON EN PARLE événement

Une composition de Zaineb El Kadiri.

UN JURY TRÈS GLAM

ROBERTINO MARIOTTI (9)

Alphadi, créateur nigérien, surnommé le « magicien du désert ».

Vanessa Mafole, designer sud-africaine, habille Nora Ouihi, mannequin marocaine.

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

Flora Coquerel, miss France 2014.

Hisham Oumlil, styliste new-yorkais.

Hicham Lahlou, fondateur d’Africa Design Award & Days.

19


PARCOURS par Catherine Faye

20

NANCY CRAMPTON/OPALE/LEEMAGE

Toni Morrison AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE et mémoire vivante de l’Amérique ségrégationniste, la romancière américaine vient de publier L’Origine des autres à 87 ans. Et elle est bien décidée à survivre à Donald Trump.

S

i Donald Trump est élu, je ne me sentirais plus américaine. » À quelques heures du résultat de l’élection présidentielle, la romancière livrait sur les ondes ses impressions sur cette campagne historique. C’était le 8 novembre 2016. On la retrouve un an et demi plus tard, toujours à New York, dreadlocks argentées retenues par un foulard noué à la pirate, sourire franc, regard déterminé. Un visage sculptural. Sous assistance respiratoire, l’écrivain fait pourtant preuve d’une vitalité contagieuse. « J’ai 87 ans, et je vais survivre à Donald Trump », s’amuse-t-elle à l’occasion d’une récente interview diffusée dans l’émission littéraire « La Grande Librairie ». Toni Morrison représente, avec Barack Obama, l’un des symboles de cette Amérique noire qui, en dépit de l’arrivée du président Trump au pouvoir, a durablement bouleversé l’image que les États-Unis se font d’eux-mêmes. Femme de lettres et de combats, elle vient de publier L’Origine des autres, un ouvrage aux origines du racisme mais surtout, de la violence des oppressions dominatrices. Corrosif et politique, le livre rassemble six conférences qu’elle a prononcées à l’université de Harvard en 2016. Une pierre supplémentaire à cet édifice contestataire de l’écrivain contre l’« obsession de la couleur ». Des récits d’esclaves à l’évocation de lynchages et des récentes violences policières, ses textes s’intéressent à cet étranger qui n’est peut-être, après tout, qu’une partie non reconnue de nous-mêmes. Toni Morrison fait ainsi, encore une fois, acte de résistance. Par la force du langage. Née Chloe Anthony Wofford, cette grande dame de la littérature est une descendante d’esclaves. Son arrière-grand-mère et sa grand-mère lui ont raconté la vie des Noirs au début du siècle. « Ma grand-mère s’est enfuie de sa maison en pleine nuit, parce qu’elle devait de l’argent au propriétaire, elle est partie avec 30 dollars et ses sept enfants, sans savoir où elle allait. » Issue d’une famille ouvrière, elle se passionne très tôt pour la littérature, suit des études universitaires de lettres, enseigne à son tour, puis travaille comme éditrice chez Random House, spécialisée en littérature noire. Professeure de littérature à l’Université de Princeton jusqu’en 2006, elle écrit son premier roman, The Bluest Eye, à 39 ans. Dès lors, elle fait L’Origine des autres de la communauté noire américaine son terreau romanesque. D’un roman à l’autre – et au fil des six de Toni Morrison, conférences présentées aujourd’hui –, la romancière s’impose ainsi comme une voix essentielle pour traduction de l’anglais explorer les dysfonctionnements et les injustices de la société américaine. « Son œuvre est enracinée dans (États-Unis) par Christine Laferrière, préface l’Histoire et puise sa beauté dans ses manifestations les plus monstrueuses », écrit Ta-Nehisi Coates, l’auteur de Ta-Nehisi Coates, d’Une Colère noire, dans la préface qu’il consacre à L’Origine des autres. Élu meilleur roman de ces vingt-cinq Christian Bourgois, 95 p. dernières années par le New York Times, c’est Beloved, couronné du Prix Pulitzer 1988, qui lui permet d’intégrer la scène littéraire et intellectuelle mondiale. « Écrire des romans, c’est faire apparaître les gens ordinaires qui ne sont pas dans les livres d’Histoire », assure la première femme noire et le seul auteur afro-américain à avoir été consacré Prix Nobel de Littérature. On est en 1993, et Jazz, paru un an plus tôt, prend le prétexte d’un crime passionnel pour dépeindre l’univers de Harlem. Lors de son discours de réception du Prix Nobel, Toni Morrison a ces mots décisifs : « Le langage de l’oppression représente bien plus que la violence ; il est la violence elle-même ; il représente bien plus que les limites de la connaissance ; il limite la connaissance elle-même. » Si la question raciale est au cœur de son œuvre, la plupart de ses romans se rapprochent du réalisme magique latino-américain. Celui de Gabriel García Márquez ou de Julio Cortázar. « Une force visionnaire et une grande puissance poétique ; une remarquable technique narrative qui porte la marque d’un esprit original », dira d’elle l’Académie suédoise. Décorée de la Médaille présidentielle de la Liberté fin 2012 par le président Barack Obama, cette figure de la littérature afro-américaine manie le verbe avec pugnacité. Comme la pensée. Donner du sens, prendre la parole, dénoncer : son engagement est à l’aune de son humanisme. Citoyenne du monde, elle continue d’écrire, indéfectiblement, « pour apprendre, pour comprendre ». ■

«

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

21


AFRIQUE MAGAZINE

DÉCOUVREZ VITE NOTRE NO NOUVELLE FORMULE ULE

Contemporain,, en prise rique avec cette Afrique ge, qui change, ouvert sur lee mondee rd’hui, d’aujourd’hui, estt votre z-vous rendez-vous mensuell indispensable.

1 AN

39

AFRIQUE MAGAZINE

SEULEMENT

ABONNEZ-VOUS ! AFRIQUE MAGAZINE

OUI, je souhaite m’abonner à

et profiter de vos offres

(10 numéros dont 2 doubles) BULLETIN À RETOURNER SOUS ENVELOPPE AFFRANCHIE, ET ACCOMPAGNÉ DE VOTRE RÈGLEMENT À :

COM&COM/AFRIQUE MAGAZINE 18/20 AV. ÉDOUARD-HERRIOT – 92350 LE PLESSIS-ROBINSON – FRANCE TÉL. : (33) 1 40 94 22 22 – FAX : (33) 1 40 94 22 32 – E-MAIL : afriquemagazine@cometcom.fr Je choisis mon tarif : 39 € 49 € Je choisis mon règlement (en euros uniquement) à l’ordre de AMI par : ❏ FRANCE,

1 AN :

❏ ÉTRANGER :

Nom : Société : Fonction : Adresse : Code postal :

❏ Chèque bancaire ou postal

Ville :

❏ Carte bancaire n°

Pays :

Expirant le

Date et signature obligatoire

Tél. :

Fax :


C’EST COMMENT ? par Emmanuelle Pontié

DIGRESSIONS

N

SÉCURITAIRES

ous ne l’avons pas choisi. Loin de là. Mais, qu’on le veuille ou non, notre quotidien a été totalement révolutionné dans les pays africains qui ont été touchés par le terrorisme ou qui sont supposés prévenir activement d’éventuels attentats. Bamako, Ouaga, et bien d’autres capitales ont totalement changé de visage. Une nouvelle vie s’est imposée, au milieu des armes et des treillis. Les contrôles se sont multipliés, dans les aéroports, sur les routes, les lieux publics, les aires de loisirs. Plus aucun événement ou cérémonie ne se prépare sans que le volet sécurité ne soit pris en compte. Les restaurants sont hermétiquement fermés et les clients doivent passer par des sas équipés de portiques et d’agents assignés à la fouille. Les hôtels, dont les entrées sont hérissées de portails géants ou de plots en béton, sont devenus inaccessibles aux voitures. Les piscines ou les lieux de détente hors des capitales sont aussi gardés par des hommes en tenue. En ville, les gens s’interrogent. Est-ce vraiment utile, vu que les attentats perdurent et semblent déjouer les dispositifs mis en place ? Est-ce conçu pour d’abord rassurer les populations ? Souvent, on assiste à des mouvements d’humeur de citoyens, agacés par les fouilles et les passages de détecteurs qui les retardent pour un rendez-vous… Certes, aucune mesure de sécurité, nulle part dans le monde, n’est efficace à 100 %. Mais elles sont toutes, au minimum, dissuasives, et permettent certainement d’éviter bon nombre d’exactions. Elles sont toutes plus rassurantes qu’inquiétantes pour les habitants ou les visiteurs, qui ont ainsi le sentiment que les pouvoirs publics sont en alerte, gèrent. Et bien entendu qu’il faut accepter de marcher sous un soleil brûlant pour arriver à la porte de son hôtel ou encore de patienter AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

en file indienne dans son véhicule lorsqu’il y a un contrôle à la sortie de la ville. Évidemment qu’il faut se plier à ces contraintes, voire se réjouir qu’elles existent. En revanche, ce qui est insupportable, c’est que ce bouleversement profond et durable de nos quotidiens africains est une vraie victoire du terrorisme, une véritable mise en coupe réglée de nos vies au jour le jour par Al-Qaïda, Boko Haram et autres mouvances du même acabit qui prospèrent dans la région. En attendant que nos États fragiles se dotent enfin des moyens financiers et humains suffisants, de services de renseignements performants, capables d’éradiquer les attaques meurtrières en amont. Au-delà de la multiplication des plots, des détecteurs et des sas de fortune… ■

En ville, les gens s’interrogent. Est-ce vraiment utile, vu que les attentats perdurent et semblent déjouer les dispositifs mis en place ? 23


COVER STORY

LES PREMIÈRES

DAMES E par Emmanuelle Pontié

lles sont parées de couleurs chatoyantes et des plus beaux atours. Elles apparaissent dans les cérémonies, les coupures de ruban, les rencontres internationales ou les remises de dons présidentiels. Seules lors des actions sociales et des activités menées à travers leurs fondations, ou derrière leur mari pour les sorties officielles, on les appelle « Madame la présidente » et elles bénéficient d’un protocole à part. Elles voyagent, assistent aux réunions d’organisations caritatives mondiales, s’invitent entre elles pour des événements panafricains et ont en général un agenda pléthorique d’obligations. Elles sont sollicitées sans cesse, reçoivent en audience, doivent répondre à des doléances de tout acabit. Pourtant, à travers les vitres teintées de leurs berlines ou dans leurs demeures spacieuses, entourées de gardes du corps, qui sont-elles vraiment ? Difficile de répondre, quand les pesanteurs sociales de telle ou telle culture subsaharienne imposent ou non leurs diktats. En public, globalement, elles sont « l’épouse de ». La moindre excentricité ou affirmation d’une certaine personnalité est vite sanctionnée par la presse privée ou par l’opinion publique qui épie, dans un curieux cocktail d’admiration et de jalousie, chacun des gestes de ces dames. Cette précieuse opinion qu’il ne faut pas choquer, au risque d’infléchir les tendances électorales… En privé, malgré le confort, les servi-

24

teurs et les égards de l’entourage, elles dépendent beaucoup de la personnalité de leur mari, de la solidité de leur couple. Car de fait, les first ladies africaines, comme ailleurs dans le monde, ne peuvent pas travailler, n’ont pas de statut officiel ni de budget voté par l’Assemblée. Leurs déplacements sont souvent soumis à l’appréciation du « politique » qui décide de leur opportunité. Certaines Premières dames, au-delà des apparences, se retrouvent seules, aux prises avec un lourd protocole. Et elles ne l’ont pas toujours choisi, quand elles se sont mariées bien avant que leur amoureux ne devienne président… À l’inverse, certaines d’entre elles savent parfaitement trouver leur place et mettre à profit leur position enviable. Il y a les suractives très efficaces du social, qui multiplient les sorties en région, les distributions de dons et les appels de fonds caritatifs pour lutter utilement contre l’excision, le VIH, les cancers féminins ou la drépanocytose, voire construire un hôpital ou une maternité. Il y a les businesswomen, qui investissent dans le pays et créent des sociétés. Générant souvent de la richesse et des emplois. Dans des secteurs aussi variés que les médias, le commerce ou l’agriculture. Il y a évidemment les « hors normes » aussi, comme Simone Gbagbo en Côte d’Ivoire, que l’on voyait entraîner les jeunes troupes de soutien radical à son mari, certains matins au quartier du Plateau, vêtue d’un survêtement rose. On se souvient aussi de Rosine Soglo, au Bénin, qui interpellait son époux en plein conseil des ministres pour une question domestique. Ou encore de Grace Mugabe, AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


Elles n’ont pas de statut officiel, pas de fonction définie. Elles marchent derrière leur époux et sont censées ne pas se mêler de politique. Pourtant, elles sont continuellement sollicitées, enviées, parfois jalousées. On leur confère volontiers un immense pouvoir, celui d’être tout près du chef et donc capable d’influencer ses décisions. Pas si simple…

Paul et Chantal Biya (Cameroun).

Sylvia et Omar Bongo (Gabon).

ISSOUF SANOGO/AFP - VALENTIN FLAURAUD/REUTERS - DR - BENOIT TESSIER/REUTERS

au Zimbabwe, qui, dans un accès d’hypertrophie égotique, s’imaginait carrément succéder à son époux à la magistrature suprême… Mais la plupart des first ladies ont un rôle central, capital, dans la résolution d’une kyrielle de problèmes sociaux, via leur intervention personnelle ou à travers le lancement d’initiatives, notamment dans les domaines de l’éducation ou de la santé, qui pallient les carences locales du système.

L’OREILLE DU « PATRON » Elles sont toutes différentes, bien sûr, selon leur personnalité effacée ou leur caractère bien trempé, selon la culture de leur pays et la marge de manœuvre qu’on leur confère, et bien entendu, selon la qualité de la relation avec leur mari-président. Nous en avons sélectionné 10 d’entre elles qui composent ce dossier. Celles qui sont « en poste » dans nos principales zones de lecture, ou dont l’action nous a semblé la plus visible, à travers une fondation ou des interventions remarquées. Celles-ci comme toutes les autres qui ne figurent pas dans les pages qui suivent, ont un point commun, et pas des moindres : l’oreille du « patron ». Leur influence, réelle ou surestimée, est grandement courtisée par les dames de la jetset locale, les confidentes et autres amies sincères ou non qui gravitent autour d’elles. Mais aussi et d’abord par le monde politico-économique, qui passe volontiers par elles pour plaider un dossier ou solliciter un rendez-vous avec le boss. Et tout cela, c’est un vrai pouvoir. ■ AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

Dominique et Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire).

Ibrahim Boubacar et Aminata Maïga Keïta (Mali).

25


Dominique Ouattara

ENTRE Alassane Dramane Ouattara (ADO) et son épouse Dominique, il y a clairement une histoire d’amour, un tandem, une dynamique. Depuis leur mariage en 1991, ils s’aident, se soutiennent et Dominique, femme d’entreprise brillante, s’est mise dès le début au service de l’ambition politique de son mari, traversant les épreuves la main dans la main. Depuis l’accession d’ADO à la présidence de la Côte d’Ivoire, en 2011, elle s’est élégamment fondue dans le rôle de la Première dame au service de son époux et des Ivoiriens, à la fois visible et discrète. Régulièrement sur le terrain, entourée d’une équipe de choc, elle joue évidemment un rôle de conseillère de premier plan, tout en étant remarquablement au fait des jeux de rôles complexes du petit monde politique abidjanais, des ambitions des uns et des autres. Elle s’est surtout entièrement investie dans sa fondation. Le 16 mars dernier, à Abidjan, sous un soleil radieux de saison sèche, à l’occasion des vingt ans de Children of Africa, Dominique Ouattara inaugurait l’hôpital Mère-Enfant de Bingerville. Un établissement unique pour le pays et la sous-région, le projet phare

de sa fondation, et un travail acharné de plusieurs années, avec un budget de 25 milliards de francs CFA, financés sur capitaux privés, fondations et donations. Pour la Première dame de Côte d’Ivoire, au-delà des effets d’annonce, de la présence des invités prestigieux, il y avait là clairement un réel aboutissement, un défi relevé, comme un moment de synthèse personnelle, qui rassemblait sa fibre ivoirienne, sa fibre entrepreneuse et sa fibre de Première dame. ■ Zyad Limam

DR

Synthèses et engagement


COVER STORY LES PREMIÈRES DAMES

Chantal Biya

MAL LANGSDON/REUTERS

L’élan chaleureux

ELLE AFFOLE la Toile avec ses coiffures imposantes et ses tenues aux couleurs chatoyantes. Elle a un style bien à elle, qui fait des émules à Yaoundé, dans les salons de beauté comme dans les cercles huppés de la jet-set politique locale. Mais au-delà du charme et des célèbres éclats de rire chaleureux de la Première dame du Cameroun, il y a d’abord l’efficacité de l’œuvre sociale, concrète, plurielle et encadrée par des professionnels. La fondation FCB et son hôpital Mère-Enfant, le Centre hospitalier de recherche CHRACERH et les fécondations in vitro, l’ONG Synergies africaines qui réunit les firsts ladies du continent autour du combat contre le VIH ou encore l’orphelinat, les écoles, les centres de santé… À 47 ans, Chantal partage le destin du président Paul Biya depuis 24 ans. Elle l’accompagne dans ses séjours privés, au village de Mvomeka’a au Cameroun ou à Genève en Suisse, et dans ses déplacements officiels, en participant activement aux programmes des conjoints. On lui prête évidemment une grande influence. Certes, elle est très sollicitée et chacun parie sur l’oreille (réelle) que lui accorde son époux. Mais elle consacre aussi et surtout beaucoup de temps à sa famille et ses enfants. ■ E.P. AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

27


COVER STORY LES PREMIÈRES DAMES

JEANNETTE NYIRAMONGi, 55 ans, née au Burundi de parents rwandais tutsis exilés, a fait ses études au Kenya. Elle y rencontre Paul Kagame en 1988, alors chef du renseignement militaire en Ouganda, avec qui elle se marie un an plus tard. Arrivée au Rwanda en 1994, elle devient Première dame en avril 2000. Jeannette impose un style à part, dénué de traits de coquetterie ostentatoires. 28

Cheveux courts, volontiers vêtue d’un t-shirt et d’un pantalon, elle axe son combat humanitaire sur la lutte contre le sida et le droit à l’éducation, à travers sa fondation Imbuto. Plusieurs fois distinguée pour l’efficacité de son combat par l’OMS ou l’Unicef, elle a poursuivi ses études – ce qui est plutôt rare – en parallèle de son rôle de first lady, et obtenu une licence en gestion et une maîtrise en finances. Elle

a aussi fondé une école privée à Kigali, Green Hills Academy. Elle s’est toujours défendue de se mêler de politique, estimant qu’elle n’est pas une élue du peuple, même si elle soutient son mari à chaque meeting. Et se retire volontiers dans la ferme familiale sur les bords du lac Muhazi. Pourtant, elle entretient ses réseaux à sa manière, privilégiant la discrétion, qui est plutôt bien vue dans la culture rwandaise. ■ E.P. AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

CHRISTOPHE CALAIS/SIGNATURES

Jeannette Kagame Loin des projecteurs


Antoinette Sassou-Nguesso En discrétion

HAMILTON/REA

ANTOINETTE Tchibota, 73 ans aujourd’hui, est l’épouse de Denis Sassou-Nguesso depuis 41 ans. Elle a été à ses côtés durant son premier et ses deux derniers mandats, dits « Sassou 1 » et Sassou 2 ». Très active au début à la direction de sa fondation Congo Assistance, créée il y a déjà 34 ans, elle s’attelle notamment aux questions de santé à travers la lutte contre le VIH, le cancer et la drépanocytose. Elle a organisé de belles soirées de gala à Brazzaville pour lever des fonds, a récolté des distinctions pour ses combats humanitaires à l’étranger. Elle reçoit à Mpila des personnalités venues du monde entier et exerce une réelle influence, dit-on, sur son mari quant au choix de certains partenaires ou investisseurs. Elle est aussi régulièrement épinglée par la presse libre locale pour son train de vie et celui de son époux. Depuis la réélection du président en 2016, et un souci de santé en février 2017, Antoinette Sassou-Nguesso se fait plus discrète et limite son action à quelques sorties pour des remises de dons aux démunis, comme en mars dernier où elle visitait les hospices de Mfilou et Paul Kamba, dans la capitale. ■ E.P.

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

29


COVER STORY LES PREMIÈRES DAMES

Aminata Maïga Keïta À la mode sahélienne

30

CHRISTIAN LIEWIG/POOL/REA

AMINATA MAÏGA KEÏTA a 70 ans, trois ans de moins que son mari. Originaire de Bourem, dans la région de Gao, elle est longtemps passée pour une « maman » discrète, s’occupant de ses enfants, Karim et Boubacar, puis de ses petits-enfants. Fille d’Attaher Maïga, ministre des Finances du premier président du Mali indépendant, Modibo Keïta, Aminata a connu depuis son enfance les ors du pouvoir. C’est pourquoi, lorsque Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) accède à la fonction suprême le 4 septembre 2013, elle se trouve plutôt à l’aise, développe son engagement humanitaire lancé dix ans plus tôt à travers son association Agir, devenue une ONG. Elle enchaîne les actions envers l’environnement, les jeunes, la santé mère-enfant, la lutte contre le VIH. Mais elle est surtout réputée pour ses dons à l’occasion des fêtes religieuses, depuis les cadeaux aux orphelins, en passant par le financement d’un voyage à La Mecque à un démuni. Toujours habillée en boubou et coiffe assortie, Aminata Maïga Keïta, qui accompagne volontiers son époux dans les voyages officiels, affiche l’image traditionnelle de l’épouse sahélienne, dont l’apparent effacement peut être trompeur. À Bamako, chacun sait que le couple présidentiel partage une complicité de longue date. Ça compte. Du coup, on murmure souvent qu’Aminata peut tout naturellement influencer IBK dans certains domaines. Après 40 ans pile de mariage cette année, rien de plus normal… ■ E.P. AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


Marie-Olive Lembe Kabila Business woman

ORIGINAIRE de la province du Maniema, Marie-Olive rencontre Joseph Kabila peu avant qu’il ne prenne le pouvoir en RDC en 2001, suite au décès de son père LaurentDésiré. Mais elle ne se marie qu’en juin 2006. Discrète sur la scène internationale, elle est en revanche très active sur le terrain. En novembre dernier, elle haranguait la jeunesse à Goma pour le soutien à son époux. En avril, elle lançait une campagne médicale sur les malformations congénitales chez les enfants dans la province du Maniema, ou encore en mai, remettait un chèque à l’hôpital pédiatrique de chirurgie de Ngaliema, annonçait officiellement

la récolte de maïs de la ferme présidentielle « Espoir » à Kashamata près de Lubumbashi, inaugurait le parc animalier de la Vallée de la N’Sele à quelques kilomètres de Kinshasa. Au-delà de son appui actif au chef de l’État, Marie-Olive tient une bonne place dans la galaxie familiale qui règne sur les avoirs du clan Kabila. Elle détiendrait, seule, avec ses deux jeunes enfants ou des associés proches du pouvoir, une demi-douzaine de sociétés œuvrant dans des secteurs aussi variés que l’agriculture, la construction, l’aérien, le pétrole ou les mines. Elle a su s’imposer, à 41 ans, comme un personnage incontournable de la vie politico-économique du pays. ■ E.P.

Chadlia Saïda Caïd Essebsi

REPORTERS-REA - STAFFAN CLAESSON/TTNEWSAGENCY/AFP

Une matriarche dans l’ombre À LA PRISE de fonction du président Béji Caïd Essebsi en janvier 2015, son épouse Chadlia Saïda Farhat exprimait des réticences à s’installer à Carthage, arguant qu’« elle ne se sentirait pas chez elle, loin de ses enfants et petitsenfants ». Celle que l’on surnomme Saidouna s’est néanmoins rangée aux raisons protocolaires et sécuritaires et vit désormais au palais. Elle s’y est faite mais à 81 ans, cette descendante d’une famille de notables peine à se défaire des rumeurs qui lui prêtent une grande influence et le désir de voir son fils aîné, Hafedh, prendre la relève de son père. La Première dame vit loin des projecteurs, au point que ses apparitions sont largement commentées. Discrète, celle qui partage la vie de Béji Caïd Essebsi depuis 60 ans, n’en est pas moins une femme de caractère qui ne s’en laisse pas compter et a su se démarquer de celles AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

qui l’ont précédée. Main dans la main avec le président et en jebba brodée carmin, Saidouna avait donné, avec son élégance et son allure, le ton lors du dîner offert à l’occasion de la visite officielle d’Emmanuel Macron en février 2018. Mère de quatre enfants, elle se préoccupe d’abord de la santé du président, au point d’avoir diligenté l’un de ses gendres médecin à ses côtés. Elle n’est pas dupe des intrigues de palais et sait que beaucoup se vantent de prendre le café chez elle, mais « ne tente de régenter que sa famille, pour laquelle elle n’est pas dépourvue d’ambition » reconnaît un parent alors que des militants de Nidaa Tounes, parti fondé par Béji Caïd Essebsi, estiment qu’« elle a contribué à propulser son fils, Hafedh, au sein du parti ». ■ Frida Dahmani 31


COVER STORY LES PREMIÈRES DAMES

Sika Bella Kaboré

Une tête bien faite

DR

ELLE est originaire du Togo. Celle qu’on appelle le plus souvent « Bella » a un bagage universitaire impressionnant. Après un bac lettres et une maîtrise de droit privé à l’université du Bénin, à Lomé, Sika Bella rejoint Dijon en France pour un troisième cycle, et obtient conjointement en 1980 un DESS et un Certificat en administration des entreprises. C’est là qu’elle rencontre Roch Kaboré, étudiant prometteur. Ils se marient en 1982, et s’installent à Ouagadougou, où elle entre en qualité de chargée d’études juridiques à la Chambre de commerce et d’industrie. Elle accompagne la carrière politique de son mari, avec qui elle a trois enfants, et fonde l’association Kimi en 2006, qui œuvre dans le domaine de la santé, notamment dans la lutte contre les cancers génitaux féminins et la drépanocytose. Son action sociale s’est développée depuis le 29 décembre 2015, date à laquelle elle devient l’hôtesse du Palais de Kosyam. Dès le début de 2016, elle présidait un panel de haut niveau à New York lors de la 60e session de la Commission de la condition de la femme des Nations unies, sur la question de l’éradication de l’excision en Afrique, un de ses nouveaux combats. Le couple présidentiel burkinabè est connu depuis longtemps pour entretenir des relations proches, recevant ensemble, échangeant beaucoup. Et ses nouvelles fonctions n’auraient en rien changé cette complicité. ■ E.P.

32

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


par Zyad Limam

Changements de codes Elles sont au centre de l’image, là où il faut toujours être radieuse et de côté, bien sûr. Omniprésentes et discrètes à la fois. Et certainement plus encore nécessaires dans le combat pour l’émancipation féminine.

AFRIQUE MAGAZINE

I

P

our elles, la fonction est difficile, le métier délicat. Exister sans faire de l’ombre. Être utiles, présentes, sans s’attirer commentaires, médisances et jalousies. Elles sont au centre de l’image, là où il faut toujours être radieuse, souriante, apprêtée. Et de côté, bien sûr. quels que soient le jour ou l’humeur. Le terme Première dame vient des États-Unis, first lady, où le statut est officiel. Ce qui certes n’est pas souvent le cas en Afrique. Mais nous sommes aussi un continent féminin. Sans les femmes, qui travaillent des champs aux bureaux, qui forment la base de la société, rien ne serait possible. Plusieurs études estiment qu’elles constituent 70 % de la main-d’œuvre agricole du continent et participent à la production de 90 % des denrées alimentaires. D’une manière plus générale, les femmes africaines produiraient plus de 60 % des biens économiques. Omniprésentes donc en réalité, mais censées, en apparence, être publiquement discrètes et soucieuses du bien-être masculin, garante du patriarcat. Il y a beaucoup de cela dans le statut de la Première dame africaine. À la fois femme du chef, dans la lumière. Et sociologiquement soumise à la discrétion, aux rôles préétablis. On s’imagine aussi des femmes reines, jouissant sans complexes du pouvoir et de ses avantages. Mais on sous-estime souvent la violence politique qui règne à ces altitudes, l’ambiance florentine d’un palais présidentiel, les traquenards que peuvent monter courtisans et ambitieux, courtisanes et ambitieuses. Ces Premières dames sont évidemment différentes, chacune étant unique, avant tout ellemême, héritière d’une histoire particulière. Certaines sont soucieuses de préserver une forme de tradition et de discrétion. Le caritatif offre souvent un chemin d’accomplissement. D’autres sont et demeurent des vrais « hommes politiques », de véritables alliées, prêtes à faire campagne pour l’époux, à mobiliser des ressources et des contacts. Et qui ont parfois connu la brutalité de l’ascension vers le sommet. D’autres enfin demeurent avant tout des femmes d’affaires. Des entrepreneures nées. Certaines, assez uniques, incarnent un peu

381 – JUIN 2018

tous ces personnages à la fois. Les Premières dames sont à proximité du pouvoir. Elles ont un rôle. Elles ont évidemment de l’influence. Elles connaissent le président-mari. Elles savent souvent comment lui parler, lui faire regarder une situation différemment. Le faire changer d’avis éventuellement. L’orienter sur une décision, y compris essentielle. Et les hommes, on le sait, même les plus costauds, même les plus fortiches, ont besoin d’être soutenus, compris, rassurés, entendus, cajolés… Ils ont besoin d’une femme qui les écoute, qui les sortent de la solitude, ou de la méfiance vis-à-vis du monde qui les entoure.

CONTEXTE FORTEMENT MASCULINISÉ Évidemment, cette influence sert parfois les intérêts propres de l’épouse, ou de ses amis, de son cercle rapproché, de sa famille. Mais le plus souvent, elle permet surtout de faire passer des messages, d’apporter avec souplesse la contradiction. Les Premières dames ont clairement un rôle « stabilisateur » qui peut être particulièrement positif dans le processus de décision. Ce rôle essentiel est accepté par des sociétés pourtant rétives au pouvoir féminin. Parce qu’en étant d’abord « la femme de », les Premières dames répondent au code social implicite. Car dans la réalité, combien de femmes africaines chefs d’État, Premier ministre ou ministres, chefs d’une grande entreprise ou d’une grande administration ? Dans ce contexte fortement masculinisé, les Premières dames pourraient avoir un rôle plus marqué, s’investissant dans un chemin essentiel, celui de l’émancipation féminine. Elles pourraient donner l’exemple, sortir « du cadre », pousser les autres à exister plus encore dans la sphère publique, dans le monde du travail, dans les systèmes politiques. Elles qui ont une part du privilège, elles peuvent incarner des femmes qui parlent, qui s’investissent, qui font changer les choses, qui ont du pouvoir et de l’influence. Incarner des épouses qui se montrent égales aux hommes, aussi chefs soient-ils… Et influencer ainsi les nouvelles générations, en leur donnant envie de voir plus grand, plus haut ! ■ 33


Marième Faye Sall

Dame de fer ?

CETTE SAINT-LOUISIENNE quarantenaire (son âge est un secret bien gardé) est depuis 2012 la première first lady sénégalaise « 100% » à s’installer à la Présidence du Plateau. Aux côtés de son époux, Macky Sall, depuis son mariage en 1995, elle soutient très tôt sa

carrière politique. Marième Fall, qui a interrompu son cursus à l’Institut supérieur de technologie de l’université Cheikh Anta Diop (où elle étudiait le génie électrique) suite à la naissance de son premier enfant, est souvent présentée comme une femme très pieuse, et plutôt ambitieuse. La presse d’opposition n’est pas tendre. On lui reproche volontiers de s’ingérer dans les affaires du pays, témoin sa dernière intervention dans le conflit qui opposait l’État et les enseignants en grève depuis six mois, où elle a reçu les syndicats à déjeuner, avant qu’ils ne rencontrent le président. Ses détracteurs n’hésitent pas à la comparer à une certaine Simone Gbagbo. À Dakar, où la tradition préfère qu’une femme se cantonne à son rôle d’épouse, Marième impose un style nouveau. Elle entretient un vrai réseau d’influence, et sait aussi placer son entourage, ses proches. Reste à savoir si son ascendant sur son époux est aussi forte qu’on le raconte. Selon l’entourage de Macky Sall, rien n’est moins sûr… ■ E.P.

Sylvia Bongo

FILLE DE L’ASSUREUR français Édouard Valentin, Sylvia Bongo Ondimba, 55 ans, est Première dame du Gabon depuis 2009. Elle crée la fondation qui porte son nom en 2011 et s’engage notamment pour la lutte contre les cancers féminins et la prise en charge des personnes handicapées. Très présente en public aux côtés de son époux, Ali Bongo Ondimba, au début de son premier mandat, elle reçoit, déclare, agit. Réputée pour son fort caractère et le numéro de chaises musicales de ses collaborateurs, les médias lui reprochent volontiers son 34

goût prononcé pour le shopping. En même temps, dans la famille Bongo, rien de bien neuf, murmure-t-on sur la croisette du bord de mer… Reconnue comme une redoutable femme d’affaires et de pouvoir, passionnée d’art contemporain, elle a tissé un réseau de relations utiles pour son pays. Même si elle passe, depuis quelques années, davantage de temps dans une résidence cossue du centre de Londres. Mais jamais bien loin du centre décisionnaire de Libreville, selon les proches du Palais… ■ E.P. AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

DR (2)

Une femme de caractère


COVER STORY LES PREMIÈRES DAMES

Souvenir Winnie Mandela, d’épouse timide à passionaria

TOPFOTO/ROGER-VIOLLET

par Cédric Gouverneur LORSQU’À L’ÂGE DE 21 ANS, en 1957, Nomzamo Winifred Zanyiwe Madikizela, première assistante sociale noire du pays, rencontre l’avocat Nelson Mandela, 39 ans (et déjà trois enfants), elle « se sent comme une petite fille ». Elle se marie un an plus tard, enceinte de trois mois. « Je savais que j’épousais la lutte », expliquera-t-elle. Mais Winnie Mandela ne vivra que très peu avec son époux, car après la condamnation de Madiba à perpétuité en 1964, elle n’aura droit qu’à une visite tous les six mois. Arrêtée, torturée, elle sort de prison traumatisée, mais pas brisée. Prête à rendre coups pour coups. Avec Chris Hani et Oliver Tambo, elle est alors une des rares responsables de l’ANC en liberté. Politiquement, elle s’éloigne de son mari et de sa pondération, et se montrera déçue par l’Afrique du Sud moderne : « Très peu de gens ont réellement profité de la libération de ce pays », déclarait-elle encore quelques mois avant son décès, le 2 avril dernier, à l’âge de 81 ans. Séparée de son mari en 1992, elle ne sera donc pas Première dame d’Afrique du Sud, lorsque Madiba devient président en 1994. Elle accusait son ex-époux d’avoir « laissé tomber les Noirs pour favoriser l’économie blanche », et même d’être « une figure de proue pour sauver les apparences ». Favorable aux nationalisations dans l’économie, elle dénonçait le fait que des cadres de l’ANC aient investi dans les mines. Parmi les « camarades » visés, l’ancien syndicaliste Cyril Ramaphosa… nouveau président de l’Afrique du Sud. Elle-même traînait de sérieuses casseroles. En 1994, vice-ministre des Arts, de la Culture, de la Science et des Technologies, elle doit démissionner moins d’un an plus tard pour corruption. Surtout, elle n’a jamais réussi à se désempêtrer de l’affaire Moketsi. Dans les années 1980, sa milice privée, le Mandela United Football Club, faisait régner la terreur à Soweto. En 1989, un garde du corps, accuse Winnie de lui avoir ordonné de tuer Stompie Seipei Moketsi, 14 ans, soupçonné – à tort – d’être un indic. Winnie écopera d’une simple amende en appel. « Quelque chose a terriblement mal tourné », admettra-t-elle.

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

La transition sud-africaine lui doit cependant beaucoup. Certes, ses sorties extrémistes horrifiaient la minorité blanche (elle avait été jusqu’à justifier, dans un discours, le supplice du pneu enflammé pour les traîtres…) Mais en coulisses, c’est bien elle qui réussit à convaincre Kobie Coetsee, ministre de la Justice de l’apartheid, de rencontrer, enfin, son époux embastillé. À la sortie de prison de Madiba, le 11 février 1990, des cadres de l’ANC suggèrent à Nelson de ne pas tenir la main de la sulfureuse Winnie. Mandela refuse. Lorsque deux ans plus tard, il annonce sa séparation d’avec la mère de ses deux filles, c’est, déclare-t-il, « sans récrimination ». ■

Pretoria, le 13 juin 1964. Winnie Mandela et la mère de Madiba, après le verdict condamnant Nelson Mandela à la prison à vie.

35


PORTRAIT

Le 18 mars 2018, au stade d’Anfield, en Premier League, Liverpool gagne 5-0 contre Watford, dont 4 buts marqués par Mo Salah !

36

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


PORTRAIT

À Liverpool, c’est une star. En Égypte, une idole nationale. Sa Coupe du monde est compromise, au désespoir de tout un peuple. Mais au Maghreb, au Moyen-Orient, en Europe et ailleurs, il sert plus encore de modèle pour des jeunes en mal de fierté et de reconnaissance.

MO

SALAH UN HEROS BLESSE

PAUL GREENWOOD/BPI/SHUT/SIPA

par Zyad Limam

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

37


PORTRAIT MO SALAH, UN HÉROS BLESSÉ

C

omme dans un match de foot, justement, il y a des séquences qui s’entrechoquent. Tout d’abord, retour en arrière. Octobre 2017. Stade Borj el-Arab dans la banlieue d’Alexandrie. Match dramatique, sur le fil, qualificatif pour la Coupe du monde 2018. Égypte contre République du Congo. Victoire impérative. C’est presque la fin. Les Pharaons mènent 1-0. À deux minutes du coup de sifflet, égalisation congolaise. 80 000 spectateurs au bord de l’apoplexie. 95e minute, au bout du bout du temps additionnel… Penalty pour l’Égypte. « Mo », déjà auteur du premier but, s’élance sans trembler. Il marque. C’est le délire. Le commentateur de la télé égyptienne est au bord du malaise. Fiesta hallucinante dans tout le pays. L’Égypte retourne en Coupe du monde, 28 ans après sa dernière participation. À l’époque, Mohamed Salah n’était même pas venu au monde. Mais un héros national est né. • Trente-deux ! C’est le nombre de buts marqués cette année en championnat sous le maillot des Reds (Liverpool) par Mo. C’est le record sur une saison de Premier League britannique. À cela s’ajoutent 11 buts en Ligue des champions (et un but en Cup). Une incroyable saison. Avec un moment de pure grâce en demi-finale de la Champions League, face à l’AS Roma, son ancien club. À 25 ans, presque sur le tard dans ce métier, Mohamed Salah s’impose enfin comme l’un des meilleurs attaquants du monde, une star incontestée. Une icône.

• 2018. Stade d’Anfield Road, Liverpool, Angleterre. Les attentats sont douloureusement présents dans la vie des gens. Le pays a été meurtri par trois attaques sanglantes en 2017. L’ultra méfiance et souvent l’islamophobie sont une réalité. Et pourtant, il y a ces incroyables images, celles de ces fameux chants de supporters, portés par le kop de Liverpool, le club de Mo Salah. Une foule souvent bien éméchée à la bière et qui se met à hurler ensemble, du pub jusqu’aux tribunes mythiques du stade : Mo salah-la-la-la-la… S’il est assez bon pour toi, il est assez bon pour moi. S’il en marque quelques autres, alors je serais musulman aussi. S’il est assez bon pour vous, il me suffit aussi. Il est assis dans une mosquée et c’est là où je veux être. Les paroles sont adaptées d’un tube pop rock de 1996, Good Enough par les Dodgy. Et le résultat est un pied-de-nez assez stupéfiant à l’ambiance du moment, aux préjugés. • 26 mai 2018. Stade olympique de Kiev. 63e finale de la Ligue des champions de l’UEFA. Demi-heure de jeu. Match équilibré. 1-1 au tableau d’affichage. Liverpool monte en régime. Et puis, il y a cet accrochage, une clé de bras, entre Mo Salah et le défenseur du Real Sergio Ramos. Pour beaucoup, il s’agit d’une véritable agression, d’un «attentat prémédité». La chute au sol est lourde, très lourde. Mo Salah doit sortir, en larmes. Liverpool, déstabilisé, perd le match face à une équipe du Real pas si flamboyante. Les premiers communiqués

PA PHOTO/ABACA

26 mai 2018, Kiev, finale de la Ligue des champions Le défenseur du Real, Sergio Ramos, aprés avoir «séché» Mo Salah à la 30e minute.

38

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


médicaux ne sont pas rassurants. Blessure grave à l’épaule. Indisponibilité de plusieurs semaines pour le roi d’Égypte. La finale est perdue. La Coupe du monde s’éloigne inexorablement. Sur les réseaux sociaux, les fans se déchaînent contre l’Espagnol. Un avocat du Caire menace de porter plainte et de réclamer un milliard de dollars de réparations. La légende de Mo, héros foudroyé, est en marche. Les messages du monde entier affluent. Lui souhaitant de la chance, du courage, d’être là à la Coupe du monde, de gagner, de vaincre. D’Égypte, bien sûr, d’Angleterre, du Brésil, de Chine, des quatre coins d’Afrique aussi. À New York, oui, dans cette Amérique Trumpienne et consternante, sur un immeuble de Manhattan apparaît une immense peinture murale, Mo sous le maillot national. Sur son compte Twitter, l’attaquant remet tout en perspective avec son calme, sa pose habituelle : « It was a very tough night, but I’m a fighter. Despite the odds, I’m confident that I’ll be in Russia to make you all proud. Your love and support will give me the strength I need. » « Ça fut une nuit difficile. Mais je suis un combattant. Malgré le pronostic, j’ai confiance. Je serai en Russie et je ferai en sorte que vous en soyez tous fiers. Votre amour et votre soutien me donneront la force dont j’ai besoin. »

À l’entraînement à Liverpool en Angleterre où il a marqué 32 buts en Premier League cette saison.

PA PHOTOS/ABACA

PIEUX, SIMPLE, À L’ÉCOUTE DES GENS Au moment où ces lignes sont écrites, la participation de Mo Salah à la Coupe du monde semble plus qu’improbable. Il faudrait un miracle, une intervention divine. On évoque, éventuellement sa présence au troisième match de poule. En Égypte, c’est la consternation absolue, quasiment un deuil. Ici, Mo est plus que populaire. C’est une légende vivante. Une idole. Comme le pays n’en a pas connu depuis longtemps, « depuis Oum Kalthoum » ose ce fervent admirateur cairote. C’est lui qui porte à bout de bras la sélection nationale. Mais surtout, il remonte le moral d’une nation épuisée, soumise à une profonde crise politique, morale, économique, sécuritaire. C’est une star internationale qui à lui tout seul redresse l’orgueil et la fierté de la nation des pharaons. Un antidote à la dépression nationale. Mo, c’est l’Égypte de toujours, rayonnante, au cœur du monde. Les portraits de la star, les tags, illustrent les murs des grandes villes. Et de plus, c’est un homme bien. Il est pieux, il est simple, il est à l’écoute des gens. Mo Salah a pris le cœur d’une Égypte tellement anxieuse de reconnaissance, demandeuse d’une belle histoire. AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

Son village de Nagrig, dans le Delta, à trois heures au nord du Caire, est devenu l’épicentre de cette « salamania ». La maison des jeunes a été rebaptisée Mohamed Salah. Son ancien prof de sport à l’école primaire a monté une académie de football et l’a également baptisée « Mohamed Salah » ! L’ONG fondée par le footballeur, et un de ses amis d’enfance, financerait une nouvelle école dans le bourg. On dit que 400 familles reçoivent, chaque mois, une petite aide financière. On dit aussi que l’hôpital le plus proche, celui de Basioun, aurait reçu des dons, des machines et équipements pour fêter la qualification de l’Égypte à la Coupe du monde 2018. On parle de festins populaires à l’occasion du ramadan, d’une histoire selon 39


PORTRAIT MO SALAH, UN HÉROS BLESSÉ

PLUS SACRÉ QUE LE PRÉSIDENT AL-SISSI Personne, d’Alexandrie au Caire, d’Assouan à Port-Saïd, n’oserait d’ailleurs une touche de critique, un portrait plus nuancé de Mo, de ses proches ou de sa famille. L’unanimité est totale et, comme le souligne un habitué dans un demisourire, « c’est devenu plus risqué de critiquer Salah que le président al-Sissi ! ». Mais les Égyptiens, on le sait, ont le sens de l’humour et du message implicite. En mars dernier, lors des « élections » présidentielles, remportées par le maréchal avec plus de 97 % des voix face à son « opposant », crédité de 2,92 %, de facétieux électeurs auraient, dit-on, barré les deux noms pour rajouter celui de… Mo Salah. Se lancer en politique ? Tous les connaisseurs de la scène locale, évidemment, le lui déconseilleraient : « Il connaît bien l’Égypte et ce n’est certainement pas le moment… » Mo Salah est donc né Mohamed Salah Ghaly le 15 juin 1992, à Nagrig petite ville assez verdoyante à 150 kilomètres du Caire. Issu d’une famille de trois enfants, de la toute petite classe moyenne égyptienne. Ses parents le verraient bien faire une carrière traditionnelle, peut-être fonctionnaire. Mais le

40

jeune Mo préfère le foot. Élève moyen, il devient vite par contre un petit pro du foot des rues. Et si ce ne sont pas les ruelles, c’est la télévision, où il découvre ses modèles, Zinédine Zidane, Francesco Totti (qu’il retrouvera des années plus tard sur les bancs de l’AS Rome) ou le Brésilien Ronaldo. Il est rapidement repéré, en 2006, par les recruteurs du club cairote El Mokawloon, mieux connu sous le nom d’Arab Contractors, réputé d’ailleurs pour faire éclore les nouveaux talents. Suivent quelques années particulières où l’école cède le pas aux allers et retours de deux ou trois heures en bus entre Nagrig et Le Caire… En mai 2010, il entre pour la première fois sur le terrain contre l’équipe d’El Mansoura. Il a 18 ans et s’impose rapidement. En mars 2012, le destin bascule. Mo Salah fait partie de l’équipe égyptienne des moins de 23 ans qui doit participer aux Jeux olympiques de Londres. Le championnat national a été arrêté suite à la catastrophe du stade de PortSaïd. Le 1er février, au moins 72 personnes meurent suite à des émeutes entre supporters du club local El Masry et ceux d’El Ahly. Un match amical est arrangé entre les Olympiques et l’équipe suisse de Bâle. Mo Salah entre à la mi-temps et marque deux buts. Il tape dans l’œil des recruteurs bâlois. On lui propose un contrat de quatre ans. À Londres, l’équipe fait belle figure et notre ami marque contre le… Brésil, la Nouvelle-Zélande et le Bélarus.

SOUVENT SPECTACULAIRE SUR LE TERRAIN La suite de la belle histoire est connue. Bâle, puis Chelsea (où l’aventure sera plus complexe), départ pour l’Italie où il s’affirme avec un prêt à la Fiorentina et un transfert à l’AS Roma. Et enfin, atterrissage au club de ses rêves, Liverpool, avec à la clé, la fantastique saison 2017-2018. L’entraîneur du club, l’Allemand Jürgen Klopp, le suivait dit-on à la trace depuis plusieurs mois… Sur les murs Ceux qui connaissent le jeune homme du Caire et d’autres grandes villes soulignent qu’au-delà du sourire, de égyptiennes, la gentillesse, de la disponibilité, il y a on retrouve aussi une vraie force de caractère, une le visage de la star envie bien chevillée au corps de réussir du ballon rond. et de s’imposer. Imaginez, raconte ce journaliste anglais, « un gosse de 18 ans, qui ne parle pas anglais, qui débarque en Europe, en Suisse tout d’abord, dans le froid, rapidement propulsé dans le foot business et les grands clubs. Ce n’est pas évident de survivre et d’y arriver ». Sur le terrain, Mo marque. Efficacité, dribble impeccable, sens du jeu et de la passe et sang-froid remarquable devant le terrain. C’est souvent spectaculaire. Mais en dehors du terrain, il maîtrise AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

DPA/PHOTONONSTOP

laquelle son père sacrifierait un bœuf à chaque but du fiston. On dit aussi que la famille prendrait en charge le mariage de 70 jeunes couples chaque année… Les rumeurs vont si vite dans une Égypte malheureuse, où le salaire moyen dépasse à peine 150 euros par mois. Et des centaines de personnes se dirigeraient en pèlerinage vers Nagrig, dans l’espoir de bénéficier de la générosité de Mo, de celle de sa fondation ou de celle de ses parents… La pression est telle, rapporte un journal local, que la famille envisagerait de quitter le village pour l’anonymat relatif d’une grande ville.


Les autres patrons George Weah, Didier Drogba, Samuel Eto’o, Rabah Madjer…, ils ne sont pas si nombreux à avoir marqué l’histoire des grands clubs.

DR - QI HENG/XINUA/REA - DPPI - KARIM SAHIB/AFP

I

ndéniablement, il y aura un avant et un après Salah en Angleterre. Battre le record de buts inscrits sur une saison de Premier League (32 au total), ça n’arrive pas si souvent. Représenter à ce point un pays non plus. Ils sont en effet peu à avoir eu un rayonnement international, une aura telle que leur nom restera longtemps gravé. Formidable vivier de talentueux footballeurs, l’Afrique occupe une place de choix dans cette catégorie car, sur le continent peut-être plus qu’ailleurs, les stars portent les espoirs de peuples entiers et sont les symboles vivants de nations avides de reconnaissance à l’échelle internationale. Quelques noms sortent pourtant du lot. Historiquement, on peut citer Lardi Ben Barek, le Marocain encensé par le roi Pelé, Salif Keita, Malien auteur de 42 buts pour Saint-Étienne en 1970-71, l’Algérien Mustapha Dahleb, magnifique buteur et première star du PSG, le Ghanéen Abedi Pelé, triple Ballon d’Or africain (91, 92, 93) vainqueur de la Ligue des champions avec l’OM en 1993, l’incontournable Roger Milla aussi(Camerounais, plus vieux buteur de la Coupe du monde à 42 ans), George Weah, premier et unique Ballon d’or d’origine africaine (1995) devenu président du Liberia l’année dernière a marqué son passage dans la planète foot. Il est né dans le bidonville de Clara Town, à Monrovia, avant d’enflammer les foules à Monaco, au PSG et bien sûr au Milan AC. Le peuple libérien attend désormais de sa part des miracles en politique dans un pays où 64 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Samuel Eto’o et Didier Drogba sont tout aussi au centre de la galaxie football ? Le premier est peutêtre le plus élégant n° 9 que l’Afrique ait connu. Le Camerounais, meilleur buteur de l’histoire de la CAN avec 18 réalisations, est à l’heure actuelle le seul joueur à avoir réussi deux triplés Ligue des champions/championnat/ coupe consécutifs (avec Barcelone en 2009 et l’Inter Milan en 2010). De quoi asseoir un peu plus la légende d’un des meilleurs joueurs de sa génération. Quant à Didier Drogba, il est encore aujourd’hui, malgré sa retraite internationale, l’emblème des Éléphants de Côte d’Ivoire. En plus d’être un

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

Samuel Eto’o.

Didier Drogba. Rabah Madjer, aujourd’hui âgé de 59 ans.

George Weah. incroyable buteur (élu en 2012 meilleur joueur de l’histoire de Chelsea par les supporters, club avec lequel il a remporté la Ligue des champions la même année), Drogba a aussi été un grand capitaine de sélection. Son appel au rassemblement, en direct du vestiaire après la qualification des Ivoiriens pour le Mondial 2006, restera dans les annales. Enfin, peu de sportifs peuvent se targuer d’avoir donné leur nom à un geste emblématique. Rabah Madjer est de ceux-là. Son but en talonnade avec Porto en finale de la Ligue des champions contre le Bayern Munich (1987) est entré dans l’histoire et le nom de l’Algérien avec lui. Aux côtés du génial Lakhdar Belloumi, autre légende algérienne considérée comme l’inventeur de la « passe aveugle », il fait partie de l’équipe victorieuse de la redoutable RFA au Mondial 82. En devenant la première équipe africaine à battre une nation européenne, les Fennecs ont pavé la voie pour tout un continent. ■ A.H.

41


PORTRAIT

rapidement les codes de son monde, le sourire avenant, des relations apaisées avec les médias, et une capacité affirmée à rebondir du mieux possible d’un club à l’autre. Mo sait aussi défendre ses intérêts et jouer de son « star power », aidé en cela par son agent Ramy Abbas. Courant avril, la fédération affiche sur l’avion de l’équipe nationale le portrait de Mo Salah, sans trop lui demander son accord. L’opération est soutenue par le sponsor officiel de l’équipe, l’opérateur de téléphonie WE. Souci, Mo Salah est sous contrat avec le concurrent Vodafone. En quelques heures, l’affaire se règle « au plus haut niveau ». Le ministre de la Jeunesse et des Sports s’invite à la télévision pour faire contrition : « Toutes les demandes faites par Salah et son agent ont été acceptées. Tout sera fait pour que les contrats signés en Angleterre soient honorés. » Le président de la fédération ajoute sur Twitter : « Ce qui compte, c’est que l’équipe et Salah soient dans les meilleures conditions pour représenter l’Égypte à la Coupe du monde. » … Ou sa fille Makka, Retour aux chants du kop née en 2014. de Liverpool. S’il est assez bon pour toi, il est assez bon pour moi. S’il en marque quelques autres, alors je serais musulman aussi. S’il est assez bon pour vous, il me suffit aussi. Il est assis dans une mosquée et c’est là où je veux être.

UN MODÈLE POUR TOUS C’est quand même stupéfiant. Liverpool est une ville très « blanche » à 90 %, la communauté musulmane est trs peu nombreuse. L’immigration ici est difficile, comme souvent dans ces villes anglaises postindustrielles. L’un des éléments clé du personnage Mo Salah, c’est donc son « islamité ». Et la relative facilité avec laquelle il la vit dans un environnement complexe. Sa foi est assumée. Il arbore sa barbe avec fierté. Sa femme, Magi, spécialiste en biotechnologie, s’est mariée voilée, en décembre 2013. On est loin de la culture so british des « Wags » (wifes and girlfriends) qui s’étalent dans la presse et on ne la voit que très rarement en public. Les deux amoureux se connaissent depuis leur enfance, alors qu’ils fréquentaient la même école. Leur fille (née en 2014) s’appelle Makka, en réfé42

rence à la cité sainte. À chaque but qu’il marque, Mo Salah se prosterne sur la pelouse, comme le croyant se prosterne lors de la prière, geste d’humilité et de spiritualité. Le public accepte et chante. Les tribunes de Liverpool et d’ailleurs se remplissent de spectateurs arabes, riches et moins riches. Certains prennent l’avion de Dubaï ou de Doha pour un match. Dans les quartiers des grandes villes d’Europe, les gosses se prosternent après avoir mis un but. Et un peu partout en Égypte, dans les pays du golfe, au Maghreb, les petits rêvent dès le plus jeune âge d’un maillot des Reds de Liverpool floqué au nom de Mo. Dans les familles musulmanes britanniques, les enfants ont un modèle sur lequel ils Son mariage, peuvent s’appuyer. Un personnage star, en 2013. accepté, qui fait partie de la société dans Sur Instagram laquelle ils vivent et où ils ont parfois, (@mosalah), il souvent, peur d’être stigmatisés, monpartage sa vie : un bain de foule… trés du doigt : « Il est comme nous, nous sommes comme lui ! ». À lui tout seul, Mo Salah changerait-il la perception de l’Islam aux yeux d’un occident européen traumatisé ? Comme partout les modèles sont essentiels pour transformer les perceptions sociales, encourager les plus jeunes, donner de la confiance aux autres. Sur le site d’analyse et de commentaires The conversation (the conversation.com) Asif Majid, doctorant en anthropologie à l’université de Manchester apporte pourtant quelques nuances à cette belle histoire. Mo Salah explique-t-il s’inscrit dans le double récit « bon musulman/mauvais musulman » qui domine dorénavant les sociétés occidentales. Les « bons » sont ceux qui acceptent les règles, qui acceptent les valeurs de la majorité, les lois et les codes sociaux. Les « mauvais » sont « ceux qui se rebellent, résistent, religieusement, culturellement, politiquement », sans parler « des damnés, des suicidaires, ceux qui n’apportent rien… ». Et le chant fameux du kop de Liverpool, lui-même, introduit une idée de performance. Il faut marquer des buts pour être accepté, plus de buts, encore… En attendant, comme diraient ces millions de fans, espérons, prions pour que l’épaule de Mo se remette et qu’il puisse être à la Coupe du monde. Pour le bien de l’Égypte et du foot en général ! ■ AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

DR - INSTAGRAM MO SALAH

MO SALAH, UN HÉROS BLESSÉ


Difficile voyage en Russie pour l’Afrique Nigeria, Tunisie, Maroc, Sénégal, Égypte. Cinq équipes du continent participeront à la Coupe du monde. Les blessures et un tirage au sort pas vraiment favorables ne portent pas à l’optimisme démesuré. par Alexis Hache

VIA ZUMA WIRE/ZUMA/REA

« U

ne équipe africaine gagnera bientôt la Coupe du monde. » On aimerait souscrire tout de go à cette affirmation d’Éric Cantona au journal Le Monde il y a quelques semaines. Mais un pays africain sur le toit du monde, ce ne sera sans doute pas cette année. Sur le papier pourtant, les cinq sélections africaines qui feront le déplacement en Russie ont des arguments à faire valoir. Prenez le Sénégal, quart de finaliste en 2002. Emmenés par le virevoltant Sadio Mané, les Lions de la Teranga aimeraient revivre la fantastique épopée de leurs glorieux aînés. D’autant qu’Aliou Cissé, leur sélectionneur, était le capitaine de cette équipe qui avait notamment fait tomber d’entrée de jeu la France, pourtant championne du monde et d’Europe en titre. Qui plus est, les Sénégalais sont tombés dans un groupe à leur portée avec la Pologne, la Colombie et le Japon comme adversaires. Seul hic : ça devrait se compliquer sérieusement en 8e de finale où ils retrouveraient vraisemblablement l’Angleterre ou la Belgique… Situation quasi identique pour l’Égypte qui aurait dû être guidée par le Pharaon Salah, coéquipier de Mané à Liverpool où ils ont électrisé les foules cette année. Mais sa blessure à l’épaule en finale de la Ligue des champions pourrait le priver d’un ou plusieurs matches de la phase de groupes contre l’Uruguay, la Russie et l’Arabie saoudite. Un immense coup dur pour les Égyptiens qui comptaient évidemment sur le meilleur joueur de Premier League pour briller en Russie. Car après avoir remporté trois CAN consécutives entre 2006 et 2010, les Pharaons avaient un peu disparu de la circulation et ne doivent leur retour au premier plan qu’à leur buteur providentiel et à l’arrivée sur le banc de l’Argentin Héctor Cúper, deux fois finaliste (malheureux) de la Ligue des champions avec Valence en 2000 et 2001. Derrière Salah, c’est malheureusement un peu plus léger et ça ne devrait pas suffire à offrir à l’Égypte un beau parcours dans ce mondial. Restent le Nigeria, la Tunisie et le Maroc. Habitués de la Coupe du

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

Vladimir Poutine, président de toutes les Russie. monde (6e participation), les Super Eagles ont tiré pour la 5e fois l’Argentine en phase de poules… Pas vraiment rassurant quand on sait que les Nigérians ont perdu les quatre premières confrontations. Avec en plus la Croatie et l’Islande comme adversaires, atteindre les 8e de finale serait une belle surprise. Même malchance au tirage pour la Tunisie qui, outre le Panama, a hérité de l’Angleterre et de la Belgique, soit deux prétendants sérieux aux quarts de finale. Enfin, le Maroc aurait pu avoir la faveur des pronostics côté africain. La sélection d’Hervé Renard n’a jamais paru aussi forte et son coach a l’habitude des campagnes victorieuses (CAN 2012 avec la Zambie et 2015 avec la Côte d’Ivoire). Mais là aussi, le tirage au sort s’est montré particulièrement dur avec les Lions de l’Atlas : en plus de l’Iran, ce sont le Portugal, champion d’Europe en titre, et l’Espagne, qui a régné sur la planète football de 2008 à 2012, qui se dressent sur la route des Marocains. Hervé Renard n’a pas caché ses ambitions et vise le deuxième tour. On ne va pas se mentir, ce sera quand même très compliqué. ■

43


CE QUE J’AI APPRIS propos recueillis par Loraine Adam

Gilbert Sinoué Une trentaine de romans historiques, humanistes et populaires, en trente ans de carrière ! Mais aussi des paroles pour Claude François ou Dalida. Guitariste classique de formation, cet écrivain prolifique né au Caire en 1947 ouvre aujourd’hui les portes du royaume des Deux-Mers*, le monde disparu de Bahreïn et des pêcheurs de perles…

*Le Royaume des Deux-Mers, Denoël, 320 p. 44

❯ J’ai grandi dans une famille « classique et sans histoires », imprégnée du mot tolérance. Une enfance magique, certainement, dans une harmonieuse atmosphère pluriculturelle. Dans un pays – l’Égypte – qui à cette époque l’était aussi. Le Caire de ces années-là, était une sorte de Cordoue ou de Grenade, dans l’acceptation de l’autre, d’où qu’il vienne. ❯ Je viens d’un milieu francophone et chrétien, j’ai fait mes études dans un lycée français. Pour moi, partir vivre en France était une évidence. J’ai longtemps boudé le retour en Égypte, pendant 25 ans. Mais depuis, j’y vais assez régulièrement. Tous les deux ou trois ans. J’éprouve alors un sentiment de tristesse infinie et d’immense bonheur. ❯ Mon père était un fou artistique formidable, un artiste à sa manière. Dans les années 60, il possédait un bateau ayant appartenu au roi Farouk où il organisait les premières croisières touristiques. En basse saison, c’était un night-club. J’y ai passé la plus grande partie de mon enfance. Il m’a donné de nombreux conseils, dont celui-ci : « Vis ! Vis pleinement, mon fils. » ❯ Ma rencontre avec Jacques Brel, venu chanter sur le bateau de mon père, fut, pour moi, un véritable choc. Ce sont ses textes qui m’ont donné envie de devenir écrivain. C’est grâce à lui que j’ai commencé à écrire des chansons. Celle que je préfère reste celle que je lui ai dédiée et écrite le jour de sa mort : « Écoute Jacques ». ❯ L’Orient. Impossible de s’en défaire. Les odeurs, la luminosité, la chaleur humaine ; mon grand-père qui me racontait des histoires inventées dans la grande tradition arabe. La liste est longue… Un demi-siècle plus tard, tout demeure. Je suis nostalgique, bien que je passe mon temps à m’en défendre. ❯ Mon vrai nom est Kassab, j’en ai changé sur un coup de tête. À 18 ans, après avoir lu Sinouhé l’Égyptien de Mika Waltari, je me suis identifié au personnage et j’ai décidé d’adopter son nom. On dit que lorsqu’on change de nom, on change de destin. C’est peut-être ce qui m’est arrivé. ❯ Mon premier roman écrit à 27 ans a été refusé partout. Et, j’ai eu très peur de poursuivre pendant longtemps. Écrire est un acte exhibitionniste. Alors, j’ai triché en imaginant des chansons pour Isabelle Aubret, Claude François ou Dalida. ❯ Je pense qu’il faut laisser Dieu et la religion là où ils appartiennent, dans le cœur des hommes. Nous naissons musulmans, juifs, chrétiens ou bouddhistes par pur hasard. Il n’y a aucune gloire à en tirer. Rien à revendiquer. Et par conséquent, rien à imposer. La décadence des pays arabes a pour cause principale l’absence de séparation entre la religion et l’État. Il ne nous faut pas des peuples de croyants, mais des peuples de citoyens. Dès qu’on sacralise les choses, on les paralyse, on les fige. Il faut qu’il y ait des intellectuels, des penseurs, des philosophes, comme au temps de l’islam des Lumières. Il faut sortir des ténèbres. Le seul moyen, c’est d’avoir des penseurs qui acceptent de débattre et s’autocritiquer. ❯ J’ai un porte-bonheur, une pierre bleue. J’adore aussi aller consulter les voyants. J’ai dû en côtoyer une vingtaine. Je ne crois pas un mot à ce qu’ils ou elles racontent, mais pendant quelques minutes, je suis plongé dans le rêve. Et cela me fait du bien. Quelques minutes. ■ AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


JULIEN FAURE/LEEXTRA

AFRIQUE MAGAZINE

I

«Il ne nous faut pas des peuples de croyants, mais des peuples de citoyens.» 381 – JUIN 2018

45


INTERVIEW

Med Hondo « Je n’ai pas peur de traiter ce que je vois »

propos recueillis par Bios Diallo 46

I

l est né Abib Mohamed Medoun Hondo, en mai 1936 à Atar en Mauritanie, issu de la grande tribu maraboutique des barikalla. Émigré en France à Marseille, à la fin des années 1950, il sera docker et cuisinier avant de découvrir le théâtre, le métier de comédien, puis le cinéma. II filme « franc », il filme « dur », interpellé par la condition des émigrés, par celle du Noir, et de l’Africain. L’épopée commence avec Soleil Ô, sorti en 1969 et portée par l’esprit de 68. Viendront également et entre autres Sarraouina, Lumière noire, puis son dernier long métrage en 1998, Watani un monde sans mal. Un parcours engagé qui se double, c’est le cas de le dire, d’une formidable et prolifique carrière de doublure. Il est la voix française d’Eddy Murphy, mais aussi celle de Morgan Freeman, parfois de Danny Glover, de Richard Pryor, parmi d’autres. Il est aussi Rafiki dans Le Roi lion (Disney) ou le célébrissime âne de Shrek (Disney aussi) ! Depuis quelque temps, Med Hondo s’était fait particulièrement silencieux, discret, à l’écart des médias. Jusqu’à ce début de l’année 2018, avec un passionnant projet de préservation portée par The Film Foundation, présidée par Martin Scorsese, en partenariat avec la Fédération panafricaine des cinéastes et l’Unesco, qui le ramène à la lumière à travers un projet sur l’histoire « positive » de l’Afrique. Le public peut ainsi redécouvrir ses films Soleil Ô et Lumière noire. Afrique Magazine a rencontré cet homme à la parole rare, chez lui à Montreuil, en banlieue parisienne. À 82 ans, les mots n’ont pas varié de ton : esclavage, immigration, racisme, démission des intellectuels africains… Rien n’échappe à ce cinéaste militant et sincère.

PASCAL VICTOR/ARTCOMPRESS

Il est comédien et aussi doubleur prolifique (la voix française d’Eddy Murphy, c’est lui !). Mais voilà avant tout un réalisateur engagé, metteur en scène d’un cinéma militant. Avec, à l’origine, Soleil Ô, cri de révolte post-colonial. Sa parole est devenue très rare. Voici donc un entretien exclusif et sans concessions.


En 2013, Med Hondo est toujours sur les planches. Ici avec François Deblock dans La Bonne Âme du Se-Tchouan de Bertolt Brecht, mis en scène par Jean Bellorini au Théâtre de l’Odéon, à Paris.

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

47


INTERVIEW MED HONDO : « JE N’AI PAS PEUR DE TRAITER CE QUE JE VOIS »

AM : The Film Foundation remet sur le devant de la scène vos films, Soleil Ô et Lumière noire. Comment réagissez-vous ? Med Hondo : The Film Foundation a décidé de réunir de grands cinéastes du monde entier, elle a pensé à moi pour sa sélection de 50 films représentatifs de l’histoire de l’Afrique. On y trouve Soleil Ô, Lumière noire et La Noire de… de feu Sembène Ousmane. C’est l’opportunité pour ces films de réapparaître dans des festivals en Amérique, en France, en Inde… et en Afrique, je l’espère ! Donc je suis très heureux, même si je regrette que l’initiative vienne d’une structure étrangère. Votre dernier film, Fatima, l’Algérienne de Dakar, date de 2004, comment s’explique votre retrait du milieu cinématographique ces dernières années ? Je ne suis pas en retrait. J’ai l’esprit qui bouillonne toujours de projets. Seulement voilà, dans un monde aphone où on vous met sans cesse des bâtons dans les roues, c’est difficile… Il y a des choses que je souhaite réaliser, si j’arrive à vaincre la maladie et à dompter l’âge. Et si vous repreniez la parole, ce serait toujours en tant que militant ? Je n’ai jamais lâché la parole, voyons ! Quant au terme militant, bof. Tout le monde milite pour quelque chose. Même le silence est militant ! Comment êtes-vous arrivé au cinéma ? En doublant mon grand-père ! Mon grand-père maternel aimait chanter et raconter des histoires dans les cérémonies festives ou tristes. Par ce jeu, il masquait non seulement sa condition de Hartani servile [habitants noirs de certains oasis du nord-ouest de l’Afrique, descendants d’esclaves, NDLR] mais disait aussi ce qui lui tenait à cœur. Dans les années 1950, je travaillais à Marseille dans la restauration, et j’étais souvent indigné par les comportements de mes supérieurs blancs et de certains collègues. Je subissais le racisme, comme l’esclavage, dont je portais les stigmates depuis mon enfance en Mauritanie. Sachant que ma parole serait faible si je voulais témoigner, je me suis lancé dans une formation pour le théâtre, et plus tard dans le cinéma. Pour pouvoir transmettre mon message au public par le ton et la gestuelle. Après, on aime ou on n’aime pas, cela me laissera toujours de marbre ! Soleil Ô est votre premier cri. Comment est-il sorti ? C’est un cri de colère surtout. Quelque 23 ans après la Seconde Guerre mondiale et moins de 10 ans après les indépendances africaines, il y avait déjà là quelque chose de pourri dans la manière de traiter les immigrés. Le souffle de Mai 68 m’a donné des ailes pour réaliser ce film qui me brûlait les poumons. Votre cinéma, c’est une voix pour les opprimés ? Je suis de cette minorité opprimée et immigrée. J’appartiens à cette caste mauritanienne, les Haratines, qu’on 48

L’esclavage, c’est surtout une aliénation économique. Il faudrait de réelles étapes de libération. » appelle pompeusement aujourd’hui « esclaves affranchis ». Les Haratines ont toujours connu les brimades de l’esclavage. Et cela continue. Aujourd’hui encore, l’esclavage continue ? Et comment ! En Mauritanie, comme ailleurs en Afrique du Nord, le Noir est partout victime d’un mépris du seul fait de sa couleur. C’est un grand paradoxe, car ce sont ses ancêtres, les pharaons, qui ont inventé la civilisation. Pour en revenir à la Mauritanie, ce pays m’attriste toujours. Voilà une nation qui aurait pu servir de modèle à l’Afrique, mais des hommes et des femmes, analphabètes et spoliés, y restent sous le joug de maîtres protégés. Depuis 1980, on promulgue des décrets d’abolition de l’esclavage. On dit actuellement que des esclavagistes sont condamnés à des peines de prison et financières. C’est de la farce ! L’esclavage est pratiqué aussi bien par les Arabes que les Peuls et les Soninkés qui sont eux-mêmes des Noirs. Que préconisez-vous ? L’esclavage, c’est surtout une aliénation économique. Il faudrait de réelles étapes de libération avec des dispositifs économiques. Mais cela, seul un État fort et sincère peut le faire. Avec West Indies ou les nègres marrons de la liberté, vous avez porté l’esclavage à l’écran. Ce film est une adaptation du livre Les Négriers du Martiniquais Daniel Boukman. Encore aujourd’hui, les charters renvoyant les Africains chez eux, pour moi, c’est l’image des bateaux négriers, avec les chaînes en moins. Pourtant, les aïeux de ces pauvres types ont travaillé pour relever l’économie de la France, ils ont aussi lutté contre l’ennemi nazi. Et quand ces urgences de développement et de sécurité ne sont plus d’actualité, on leur demande de déguerpir. C’est lâche ! Mais les films, même s’ils ont un impact, ne suffisent pas. L’esclavage est très structuré, il répond à de forts besoins économiques. AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


Le cinéaste a connu mille difficultés pour réaliser Sarraounia (sorti en 1986), qu’il a finalement shooté au Burkina Faso.

1981. Avec l’acteur Vsevolod Sanayev au Festival international du film de Moscou, dont ils faisaient partie du jury.

DIRECTION DE LA CINÉMATOGRAPHIE NATIONALE/LES FILMS SOLEIL O/COLLECTION CHRISTOPHEL ROBERT DOISNEU/GAMMA-RAPHO - RIA NOWOSTI/AKG-IMAGES - STUDIO LIPNITZKI/ROGER-VIOLLET

Sur le tournage de Lumière noire en 1993 avec l’auteur du roman du même nom Didier Daeninckx et le militant Charlie Bauer, immortalisés par Robert Doisneau. Un cinéaste rebelle* est le titre du livre que vous consacre Ibrahima Signaté. Le terme vous sied ? Que la terre lui soit légère, Signaté. C’était sa vision, je la respecte. Ma caméra, c’est moi avec mes blessures et mes joies, sans hypocrisie. La France, c’est mon pays d’accueil, et l’Afrique, mon continent pillé. Je veux comprendre pourquoi nous reculons constamment, et j’attends le jour où les Africains comprendront cet état de fait. Il y a un tel syndrome de colonialisme dans nos têtes que même la solidarité nous est interdite. Éprouvez-vous de l’amertume face à ce constat ? Il me reste toujours, au travers de la gorge, ce goût d’inachevé du Festival des Arts nègres de Dakar, en 1966. Le Martiniquais Yvan Labéjof, l’Haïtien Hervé Denis et moi-même avions suggéré que la pièce d’Aimé Césaire, La Tragédie du roi Christophe, fasse une tournée continentale après Dakar. Mais si nous aimions la pièce pour son message et sa force, nous savions aussi qu’elle n’était pas appréciée en hauts lieux. Dans les coulisses, on dissuada Césaire d’un tel projet ! Du coup, les stars de Dakar, c’étaient Malraux et les autres. [Silence]. En plus, même si Douta Seck est demeuré magistral dans le rôle du roi, ce qu’il fallait à Dakar, c’était le Discours sur le colonialisme ! Par des tapes paternalistes, on parvient toujours AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

Paris, Petit Théâtre national populaire, 1967. Un tout jeune Med Hondo dans la pièce Les ancêtres redoublent de férocité de Kateb Yacine, dans une mise en scène de JeanMarie Serreau. à nous éloigner de nous, de l’essence de notre être. Alors, mes amis et moi avions tout bonnement refusé d’aller à Dakar ! Je lui en voudrai toujours, Césaire, sur cet épisode. C’était un rendezvous manqué, malgré tous les ronflements… L’unité des nègres n’est pas pour demain, tant que le sommet restera inféodé. Le président français, Emmanuel Macron, promet de rompre avec la Françafrique. Le croyez-vous ? Quand un certain 12 juillet 1998 l’équipe de France de football, multiethnique et multiculturelle, a brandi le trophée 49


INTERVIEW MED HONDO : « JE N’AI PAS PEUR DE TRAITER CE QUE JE VOIS »

de la Coupe du monde, on a espéré un changement dans les Vous êtes habitué aux censures… mentalités. Mais les héros, enfants d’immigrés arabes, nègres, On a souvent tenté de me noyer, mais je tiens toujours ! polonais, etc., n’ont compté que le temps de la victoire. Quant Avec Lumière noire traitant d’une bavure policière dans un vol à Macron, il suffit d’observer une certaine France sentant le charter avec 101 Maliens, j’ai été interdit de tournage dans les soufre amer des banquiers qui misent sur leurs dividendes. aéroports français Charles-de-Gaulle puis Orly et dans les hôtels Croyez-vous qu’il touchera aux filons des hommes d’affaires alentour. Et à la sortie du film, plusieurs chaînes de télévision en Afrique ? et salles ont refusé de le passer. Reste la question inavouée : Pour vous, il n’y a pas de changements ? est-ce qu’un immigré africain a le droit de nous emmerder avec Naïf, qui veut ! Il est temps que les Africains se préoccupent ses problèmes ou de nous faire la leçon ? Et à moi, dans ma d’eux. Les peuples ont trop enduré. Voyez ces jeunes désespérés bâtardise, de me demander : quel film peut faire un intellectuel qui bravent la mer et le désert, pour des destinées inconnues ! africain, un cinéaste ou un écrivain vivant ici, face à ce mépris Beaucoup meurent comme des mouches, d’autres disparaissent. et ces exclusions qui prennent chaque jour plus d’ampleur ? Une C’est honteux ! Il est temps de saluer les initiatives audacieuses du mise en scène d’amour entre un « Nègre » et une Blanche ? Je président Paul Kagame qui, de la nuit génocidaire du Rwanda, n’ai rien contre, mais ce n’est pas moi. est en train de hisser sa nation vers le développement. Il en paye Sarraounia, lui aussi, a failli ne pas sortir. Et pas seulement le prix, parce que personne ne veut pour des raisons financières. d’un pays africain qui se développe et Cette affaire m’avait dégoûté. Le FILMOGRAPHIE refuse les injonctions des puissances gouvernement du Niger était pour la ✔ Soleil Ô (1967) occidentales. Mais lui tient ! Je production du film, avec un contrat ✔ Roi de Cordes (1969) souhaite que ses pairs s’inspirent avec la télévision nigérienne. Et ✔ Les Bicots-Nègres, de ses succès économiques. Et qu’on voilà qu’à un mois du tournage, on vos voisins (1973) arrête de nous prendre pour des m’annonce que le film ne peut pas se ✔ Nous aurons toute la mort moins que rien. faire au Niger ! Quand j’ai rencontré pour dormir (1976) En 1998, votre film Watani, le ministre de la Culture, il m’a dit : ✔ Polisario, un peuple un monde sans mal avait eu « C’est une question de fond. » Je lui en arme (1978) un écho singulier, en marge ai rétorqué : « Fonds, avec d ou s » ? ✔ West Indies ou les nègres des commémorations Je n’ai jamais eu la réponse ! Déçu, je marrons de la liberté (1979) sur l’abolition de l’esclavage. me suis rendu au Burkina. Thomas ✔ Sarraounia (1986) Il a fait polémique, pourquoi ? Sankara, alors secrétaire d’État, me ✔ Lumière noire (1994) J’avais trouvé folklorique les demande où j’en étais avec le film. ✔ Watani, un monde sans mal (1998) slogans sur le cent cinquantenaire Je lui réponds qu’un militaire à l’Est ✔ Fatima, l’Algérienne de l’abolition de l’esclavage avec [Seyni Kountché, alors président de Dakar (2004) . les affiches « tous nés en 1848 ». La du Niger] a refusé qu’il soit THE FILM FOUNDATION télévision servait partout du Steven tourné sur son territoire. Spielberg avec son film Amistad sans Sankara me dit sans hésiter : Présidée par l’illustre réalisateur américain Martin mention des cinéastes africains qui avaient « Ici, tu es chez toi. Tu peux Scorsese, cette organisation à but non lucratif travaillé sur le sujet bien avant. Pour moi, tourner quand tu voudras. a un mot d’ordre : restaurer les films emblématiques les urgences étaient ailleurs. Notamment, Sauf que je n’ai pas d’argent à de l’histoire du cinéma pour qu’ils rencontrent à du côté des sans-papiers de l’église Saintte donner ». C’est ainsi que le nouveau le public. Ainsi depuis 1990, plus de Bernard, à Paris. Pour revenir à Watani, film a été tourné au Burkina. 800 films ont retrouvé leur jeunesse. La restauration un monde sans mal, le film a été l’objet Selon vous, d’où vient des œuvres de Med Hondo s’inscrit dans le projet d’obstructions délibérées. La ministre de la le revirement ? World Cinema Project (WCP) qui a pour objectif de Culture d’alors, Catherine Trautmann, avait Une pression de la France préserver des films « oubliés » à travers le monde. entériné une décision de censure camouflée sur le Niger. L’héroïne, inspirée À ce jour, 31 films venant aussi de la Commission de classification des du roman d’Abdoulaye bien d’Asie que d’Europe de œuvres cinématographiques parlant de Mamani, est anticolonialiste. l’Est ou d’Afrique ont été violences et d’un suicide collectif. Alors qu’il Cela remettait en cause remis en état. La liste est à s’agissait juste d’un regard sur le racisme en l’hégémonie de la France consulter sur leur site : France. Il n’y avait pas un coup de feu, pas dans son pré carré ! Sans www.film-foundation.org une goutte de sang, a fortiori ledit suicide… Sankara, le film n’aurait 50

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


FRÉDÉRIC JOUVAL POUR JA

Reste la question : est-ce qu’un immigré africain a le droit de nous faire la leçon ? » Quel regard portez-vous sur les intellectuels du continent africain ? [Long silence]. Ils ont la vie dure. L’Afrique sait tuer ses génies. S’ils s’opposent à des régimes peu scrupuleux, c’est la taule ou l’exil. Pour beaucoup, le silence vaut « acte militant ». Alors, à la diaspora Med Hondo de faire entendre sa voix, mais pas seulement pour chez lui à Montreuil, mettre de l’huile sur le feu. en région parisienne, Vous êtes connu du grand public pour avoir début 2018. prêté votre voix à de nombreux acteurs américains, dont Eddie Murphy. Où en êtes-vous de votre travail de doubleur ? jamais vu le jour ! Il a été tué peu de temps après la sortie On m’avait écarté, en 1995, avec la grève des interprètes. de Sarraounia. Son anticolonialisme et son refus de courber On m’a privé de la doublure d’Eddie pendant deux ans. Alors l’échine dérangeaient. Je ne sais pas s’il a vu le film. ma voix n’a pas été entendue dans Le Flic de San Francisco. Les Dès les années 1970, vous avez traité de sujets tels que cinéphiles mécontents l’ont revendiquée. Ainsi, grâce à eux, le fascisme, l’intégrisme, la chasse aux migrants. Aujourd’hui, on m’a repris pour Docteur Dolittle. Mais là, depuis quelques on constate partout en Europe la montée de l’extrême droite années, j’ai arrêté. On veut m’imposer des cachets que je refuse. et de l’autre côté, l’intégrisme. Avez-vous été visionnaire ? Moi, on ne m’utilise pas ! Je ne prétends pas être un visionnaire. Seule la réalité me De quoi est fait, aujourd’hui, le quotidien de Med Hondo ? colle à la peau, et je n’ai pas peur de traiter ce que je vois. Je lis et gère mon âge ! Même si je sors peu, je suis tout Où en est le cinéma africain, aujourd’hui ? ce qui se fait. J’ai écouté et lu de bonnes critiques sur le film Nulle part. Les cinéastes mendient pour leurs films, en Black Panther, avec la musique de Baaba Maal que j’adore. Il Europe particulièrement. Il y a des cinéastes africains, mais participe à la déconstruction des idées sur l’Afrique et les Noirs, pas de cinéma africain. La faute à l’absence de structures et tout comme la vulgarisation qu’opère Amzat Boukari-Yabara à d’institutions adéquates. travers son livre Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme Les chefs d’État africains soutiennent-ils le cinéma ? [La Découverte, 2014]. Il relance le panafricanisme et l’image Ils ont peur de cet outil, et craignent que l’on aborde des positive de l’homme noir. Ces engagements se sont tassés depuis thèmes qui pourraient les emporter. Du coup, ils s’en méfient. Malcom X, Cheikh Anta Diop et Aimé Césaire. Les Noirs en À tort, si vous voulez mon avis. Aucun cinéaste ne veut épingler ont marre qu’on les regarde de haut, qu’on leur crache dessus. un président de République. Nous avons mieux à faire ! Avec les nouvelles technologies, les ambitions peuvent être plus Quel est votre grand projet aujourd’hui ? audacieuses. C’est ce que montre Black Panther en ne laissant Porter à l’écran un livre du poète et romancier mauritanien pas la science aux seules mains des autres ! ■ Ahmedou Ould Abdelkader : El Asmamoutakhayira. Le livre touche à la réalité de la Mauritanie, à travers un mouvement révolutionnaire de jeunes voulant émanciper leur pays. * Med Hondo. Un cinéaste rebelle, Présence Africaine, 1994. AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

51


LIGNES DE FRONT

Le cri de colère des

« Marokkiat » Lancée tel un pavé dans la mare, cette MINI-SÉRIE WEB souffle un vent nouveau en libérant la parole de FEMMES MAROCAINES, souvent harcelées dans l’espace public et privé. AM est allé à la découverte de ce phénomène de société en douze épisodes. Et à la rencontre de la réalisatrice, Sonia Terrab. par Fouzia Marouf envoyée spéciale à Casablanca

52

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


SHUTTERSTOCK

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

53


LIGNES DE FRONT LE CRI DE COLÈRE DES MARROKIAT

54

Belle vigueur subversive

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

KAMIL TAHIRI

P

des droits des femmes le 8 mars. J’avais recueilli les témoiaroles chocs, détails crus, portraits gnages d’hommes célèbres, acteurs, écrivains, en leur demanbruts, les « Marokkiat », terme qui dant quelle femme les avait marqués. C’est la figure de leurs signifie « Marocaines » en darija, mères qui revenaient sans cesse dans leurs discours », souligne dialecte marocain, s’approprient Sonia. Sollicitée en septembre dernier par Fatim Ben Cherki, la rue arabe par la pensée et qui constate que la femme manque cruellement de visibilité au le verbe libres. Exposées au sein des contenus diffusés sur le web au Maroc, elle propose harcèlement dans l’espace public, à la réalisatrice d’être la marraine d’un concept exclusivement parfois contraintes de raser les féminin. murs de jour comme de nuit, qu’elles soient vêtues de djellabas, de minijupes et talons hauts ou de baggys et Stan Smith, elles s’affranchissent des codes ambiants qui frôlent la schizophrénie et régissent une société tiraillée entre tradition et modernité. Véritable phénomène de société, Marokkiat est le titre de la série à l’effet de coup de poing réalisée par Sonia Terrab, Fortement marquée par ses contemporains à travers le qui libère la parole de douze Casablancaises témoignant à prisme urbain propre à Casablanca, qu’elle questionnait déjà visage découvert de leurs récits intimes : rapport à l’amour, dans son précédent documentaire, Shakespeare El Bidaoui viol, harcèlement de rue, interdits sociaux ou encore diktats (Shakespeare à Casablanca), Sonia Terrab porte alors sa vestimentaires. Ce format web, une première, tourné au cœur réflexion sur sa propre expérience et celle des Marocaines de la métropole casablancaise, brise les tabous à travers douze dans l’espace public, terrain qui leur est hostile : « J’ai été épisodes à coups de capsules de deux minutes consacrées à agressée et harcelée, comme de nombreuses femmes, dans chacune d’entre elles. Si le succès est immédiat auprès des la rue. » Consciente de l’impact retentissant de Marokkiat dès femmes, le lancement en décembre 2017 des premiers épisodes la diffusion des quatre premiers épisodes, le concept se veut sur la page Facebook de l’incubateur « Jawjab », suscite rapidedémocratique en donnant la parole à toutes les femmes. Pas ment des réactions controversées du côté de la gent masculine question d’alimenter uniquement le cliché de la bourgeoise tout en enflammant les réseaux sociaux : 6 millions de vues issue de l’élite au volant de son 4×4 rutilant. Au fil des mois, et 2,5 millions d’interactions sont générées en quelques mois ! les différents portraits reflètent des Casablancaises de diverses « Je ne m’attendais pas à un tel engouement, précise Sonia générations et milieux sociaux qui sont directement confronTerrab, journaliste, romancière et documentariste. Je ne frétées à la violence diffuse de la rue car elles la vivent, elles y quente pas particulièrement les marchent en permanence, n’étant réseaux sociaux. Pour moi, la quespas motorisées. « Pour toutes les tion de départ était simplement SONIA TERRAB, EXPRESS femmes, le fait d’investir la rue celle de ce que l’amour représente relève du même combat. Ce qui me Née à Meknès en 1986, elle y grandit de façon très dans la vie. À travers les innomtenait à cœur tient au fait de les faire protégée. Son baccalauréat en poche, elle vit entre brables façons de dire l’amour en parler à propos d’un événement qui Paris et Casablanca, collabore à la grande époque marocain : nebrik, qui peut dire les a marquées. Et tous les jours, je de l’hebdomadaire Tel Quel en 2008, et aussi « je te veux », « je te désire », ou des vois des Marokkiat qui ont envie régulièrement avec Afrique Magazine. Portraitiste expressions comme « je t’aime à de boire leur café en fumant trantalentueuse de la mégapole marocaine, m’en arracher le ventre, les yeux » ; de sa jeunesse et de ses impasses, je souhaitais demander : « comelle signe le roman Shamablanca en ment vous dites “je t’aime” ? ». Le 2011, suivi de La révolution n’a pas eu rendez-vous a été fixé sur une avelieu en 2015. Elle s’investit sur les nue emblématique de Casablanca, questions de l’amour, des relations à une heure d’affluence dans un hommes-femmes, de la sexualité. café. « L’idée d’un programme fémiElle réalise le documentaire nin a germé dans l’esprit de Fatim Shakespeare El Bidaoui en 2016 Ben Cherki, productrice avec qui et imagine Marokkiat encouragée j’ai collaboré il y a deux ans pour par Fatim Ben Cherki, qui produit un projet diffusé sur la chaîne 2M la web-série en 2018. ■ F.M. lors de la journée internationale


CAPTURE D’ÉCRAN MARROKIAT

quillement leur cigarette, attablée à une terrasse », abonde la réalisatrice. Salué par certains, décrié par d’autres, ce concept suscite des réactions et des débats de la part des Marocains du pays natal et de ceux qui résident à l’étranger et s’expriment sans retenue sur les réseaux sociaux, Facebook et Twitter. Le ton oscille entre encouragements, remerciements mais aussi insultes virulentes et critiques affichées à l’égard des protagonistes, libres de dénoncer un excès de violence dans l’espace public et privé, de frustrations, de discriminations. Comment expliquer certains messages chargés de haine à leur égard ? « Marokkiat dérange l’ordre établi. Ses différents portraits de femmes soufflent un vent de liberté sur le paysage médiatique marocain, d’autant qu’elles ne mâchent pas leurs mots pour dénoncer les injustices commises à leur encontre », confie Bahija Lyoubi, directrice de production de Volubilis, film de Faouzi Bensaïdi multi-primé au 19e Festival national du film de Tanger en mars dernier et du long-métrage féministe Sofia de Meryem Benm’Barek, présenté en mai au 71e Festival de Cannes dans la section « Un certain regard ». Entre joie et satisfaction, rompue à soutenir la jeune garde de cinéastes, Bahija Lyoubi poursuit : « C’est totalement inédit, tant au niveau du fond, évoquant des sujets tabous comme l’homosexualité, les viols, le harcèlement, que sur la forme, qui multiplie plans larges, face caméra et dans l’espace public. C’est un programme à consommer sans modération ! » Selon elle, le vif engouement pour cette série d’un nouveau genre tient notamment à plusieurs aspects. « D’abord, le caractère innovant des témoignages à visage découvert et le moyen de diffusion qui n’est autre que le Net, considéré comme l’espace de prédilection des jeunes. S’ajoute le thème de la liberté, à laquelle les carcans des canaux d’information traditionnels (télévisions, radios) n’accordent pas de place. Une telle série ne pouvait être, ne pouvait naître ailleurs. Je dirais même que le web s’est d’emblée imposé à elle. Il faut également rappeler que le succès est lié aux sujets abordés, osés, qui sont considérés tabous dans nos sociétés traditionnelles. Cette originalité est renforcée par le fait que ce sont des femmes qui prennent la parole afin de dénoncer publiquement les maux qu’elles subissent. »

La darija, dialecte fédérateur Le succès d’ampleur de Marokkiat s’est, de plus, étendu hors des frontières du royaume chérifien. Aujourd’hui, de nombreux articles abondent sur cette série web dans les colonnes de la presse internationale, majoritairement en France, où les magazines féminins ont été conquis par son caractère féministe et citoyen. Autre signe de ce succès populaire et critique, AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

Épisode 1

ZAHRA LE VISAGE expressif d’une femme d’âge mûr s’agite face à la caméra, cerclé d’un foulard beige assorti à sa djellaba claire. Elle s’anime et se délie dans un flot de parole ininterrompu sous la lumière crue de Bab Marrakech, quartier populaire de la médina. On devine que c’est un jour de marché, elle se tient devant un amoncellement de linge enserré dans le cadre : « Y’a pas d’amour avec l’homme marocain, il n’aime que le business ! Quel amour ? Tu te crois à Paris pour parler d’amour ? […] J’attends pas pour qui que ce soit. Soyons prudents, Zahra n’est pas facile. » Le ton est ferme, les mots scandés en darija, dialecte marocain renvoient à la réalité des rapports homme-femme, de plus en plus conflictuels dans une société qui entretient les paradoxes. Derrière la modernité ambiante, les femmes sont confrontées aux mentalités machistes. Le témoignage à vif de Zahra, vendeuse de rue, dit en creux que l’honneur de la famille et de la société marocaine reposent majoritairement sur la femme. Elle incarne le portrait du premier épisode de Marokkiat.

l’impact puissant véhiculé par la langue. « Ces jeunes femmes parlent en darija, la langue parlée par les Marocaines et les Marocains et qui s’adresse au cœur ! C’est une parole de révolte, une parole forte parce qu’elle est née de situations vécues. Ces jeunes femmes expriment leur ras-le-bol des différentes formes de violences auxquelles elles sont confrontées et qui ont longtemps rimé avec silence ! Par conséquent, c’est un rejet des tabous et des injustices. Cette dénonciation n’est pas seulement la volonté des jeunes filles mais aussi des jeunes hommes, qui 55


LIGNES DE FRONT

Épisode 2

NADA

REGARD DESSINÉ DE KHÔL, chevelure ébène et rousse, une jeune femme se raconte avec aplomb en darija, toujours face caméra. Elle se tient à côté d’une poubelle béante, la nuit est profonde et on craint que quelqu’un surgisse à tout moment d’une venelle sombre juste derrière elle. « Tu dois savoir qu’il y a les filles bien et les filles de rue. Je suis sortie une nuit, je suis descendue à l’épicerie. Un homme est sorti bourré d’un bar. Il m’a attrapée de force par le bras : “ Toi, tu viens avec moi. Tu as l’habitude de faire ça. C’est combien la nuit ? ” (Sic). Je l’ai frappé avec mon genou dans les couilles. Il s’est mis à hurler, à hurler à la mort. Les videurs du bar sont sortis : “ Tais-toi ! Tu es une fille, tu ne dois pas lui parler mal ” (Sic). Pourquoi je ne dois pas lui répondre alors qu’il m’insulte ? En tant qu’être humain, la rue m’appartient aussi ! J’ai le droit de sortir et rentrer quand je veux. La fille doit suivre des normes. Elle ne doit pas sortir après minuit, elle doit s’habiller dans la rue selon les principes des hommes pour qu’ils ne soient pas tentés... N’importe quoi ! Donc, tu vois, on est des demi-êtres ! » 56

aspirent nombreux à freiner la montée des idéologies obscurantistes. C’est pourquoi le discours relatif aux libertés individuelles séduit et interpelle une large frange de la jeunesse moderniste et mondialisée », ajoute Nouzha Skalli, ancienne ministre PPS (Parti du progrès et du socialisme) du Développement social, de la Famille et de la Solidarité, connue depuis de nombreuses années pour son militantisme acharné en faveur des droits des femmes. Force est de constater que les propos soulignés par Nouzha Skalli, sont criants d’actualité dans un pays où la proportion des femmes à des postes à responsabilités en politique et dans des entreprises n’a rien à envier à l’Occident. Les Marocaines occupent de hautes fonctions, siègent au Parlement, sont des leaders d’opinion culturelle. Et la diffusion de Marokkiat fait également écho à l’amère déception des femmes suite à la loi pénalisant les violences faites aux femmes adoptée le 14 février dernier au Parlement après cinq ans, jugé insuffisante par les mouvements féministes et celles qui sont très impliquées dans la société civile. Pour Nouzha Skalli, c’est la goutte de trop car « la loi contre la violence faite aux femmes a été bien en deçà des attentes et aspirations du mouvement féminin et n’a pris en compte ni ses propositions, ni celles des associations de droits humains, pas plus que celles du Conseil national des droits de l’Homme. Cette loi comporte essentiellement des définitions escamotées par rapport aux définitions internationales et des amendements d’articles du code pénal. Or ce code pénal est fondé sur une conception conservatrice plus préoccupée par la préservation des mœurs publiques et de l’ordre dans les familles que par la protection des femmes. Enfin, Le harcèlement sexuel n’est pas clairement défini par la loi et nous place dans une zone non explicitée clairement qui se situe entre la répression et la lutte contre le harcèlement sexuel. De plus, cette loi n’a pénalisé ni le viol conjugal, ni le vol entre époux ! » Il faut rappeler que les Marocaines reprochaient à Bassima Hakkaoui, ministre de la Famille sa réserve lors des agressions à Casablanca (où une jeune femme avait été violentée sexuellement en août 2017 dans un bus par des adolescents, et la scène, filmée) et Tanger (fin juillet 2017, une vidéo a été diffusée sur les réseaux sociaux, montrant une horde de jeunes hommes poursuivant une femme seule dans la rue la nuit) et qu’elles attendaient avec impatience ce projet de loi contre les violences à l’égard des femmes passées sous silence depuis deux mandats. « L’adoption de cette nouvelle loi suscite la colère et la déception des associations féminines car elle est pétrie de lacunes. Ces entités n’ont pas suffisamment été consultées lors de la réflexion et de la mise en application de cette loi. Il en résulte de plus, une autre aberration comme le mariage coutumier qui autorise le mariage des mineurs en octroyant aux juges le droit de délivrer des exemptions », précise Bahija Lyoubi. AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

CAPTURE D’ÉCRAN MARROKIAT

LE CRI DE COLÈRE DES MARROKIAT


CAPTURE D’ÉCRAN MARROKIAT

La série web, déclinée au masculin Fatim Ben Cherki, la productrice, une brune énergique au regard profond, revient sur le choix de créer cette série inattendue. « Ma démarche concernant ce projet est inhabituelle dans le domaine des incubateurs mais je souhaitais vivement accompagner la parité, même en redoublant d’efforts. Les Marocains passent plus de trois heures par jour sur les réseaux sociaux ! Il y avait un évident manque d’expression féminine, du coup, donner la parole aux femmes a immédiatement ouvert une brèche. Les douze femmes qui ont témoigné face caméra sont très courageuses et 100 % natures. C’est ce qui a participé à asseoir leur succès », avoue-t-elle. Fatim Ben Cherki chapeaute une équipe de douze personnes entre 23 et 33 ans. Heurtée par les insultes proférées à l’encontre de la vidéo qui montre Nada, dans l’épisode 2, déclarant que « la rue lui appartient », l’équipe a invité le diplômé de 27 ans à l’origine de ces insultes afin d’échanger au sein de ses bureaux, nichés dans le quartier Bourgogne à Casablanca. « Il s’en est excusé et nous a confiés que c’est la première fois qu’on lui demandait son avis », se souvient Fatim sans condamner ou juger la réaction du jeune homme : « C’est une forme d’exutoire. » Pour l’heure, Sonia Terrab et Fatim Ben Cherki, ambitionnent de recueillir, lors d’une prochaine saison, les avis des hommes afin de sensibiliser le plus grand nombre grâce à la teneur interactive et participative de cette série web. Et d’approcher les femmes vivant en zones rurales, pour parvenir à « une cartographie riche de confessions. Afin d’identifier les difficultés d’ordre économique, d’émancipation, d’autres marocaines », conclut la productrice. Quant à Sonia Terrab, elle va consacrer un nouveau film documentaire qui réunira trois portraits de femmes ayant déjà participé à Marokkiat. S’agira-t-il de Zahra l’insoumise ? De Nada, la frondeuse ou de Ghizlane, dont on retient la parole libre et décomplexée ? Difficile de répondre pour le moment tant les profils sont mouvants, liés au rythme urbain et à l’intervention de la vie. Ces portraits poignants, détonants, de Casablancaises pourraient faire des émules dans d’autres villes africaines en s’inspirant des « Marokkiat » en résistance contre les violences, le sexisme et l’hypocrisie généralisée de toute une société. De retour d’un tournage à Paris, la productrice Fatim Ben Cherki, se souvient de sa participation à la 2e édition des Adicom Days à Abidjan en mars dernier. La jeune femme est confiante pour l’avenir et l’amélioration des droits de ses concitoyennes. Les vidéos de Casablancaises ont manifestement interpellé la communauté digitale du continent. ■ Pour voir la web-série : facebook.com/jawjabma AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

Épisode 6

GHIZLANE COIFFÉE À LA GARÇONNE, bouche rouge et riante, sweat-shirt noir, une jeune femme est postée près d’un carrefour. La bande-son est urbaine : vrombissements de voitures, triporteurs, concert de klaxons s’élèvent au loin. Très à l’aise, elle commence son histoire, le regard droit. « Quand j’étais petite, j’ai été agressée sexuellement par un membre de ma famille, y a eu un contact physique, des attouchements entre son sexe et mon corps. Et voilà. Et quand je l’ai dit à des membres de ma famille qui avaient mon âge, entre 5 et 6 ans, je l’ai dit à mes cousines, elles ne m’ont pas crue. Après quand j’ai eu 14 ans, le même membre de ma famille, il m’a prise dans ses bras. C’était moins grave et mon père l’a vu et il m’a crié dessus. Ensuite, je ne l’ai plus jamais dit à personne. Parce que je me suis dit, je l’ai dit une première fois à des filles et elles ne m’ont pas crue et la deuxième fois, on m’a crié dessus. Donc, si ça m’arrive à nouveau, je ferme ma gueule. Jusqu’à maintenant (Rires !) Je voulais en parler maintenant, effectivement, je me rends compte que c’est pas de ma faute. Et parce que je sais que c’est vrai, c’est cette culture, comme on dit en anglais, le victim blaming. J’aimerais dire, je quitte cette culture parce que je ne m’accuse pas, ça veut dire que plus personne ne peut m’accuser. Heureusement, après, ça m’a pas freinée pour des relations avec des hommes ou des femmes ou moi-même (Rires) ». 57


LE DOCUMENT présenté par Catherine Faye

Naissance d’une leader 58

AFRIQUE MAGAZINE

DR MICHAEL KAMBER/THE NEW YORK TIMES/REA

Première femme chef d’État du continent africain, Ellen Johnson Sirleaf reçoit le prix Nobel de la Paix en 2011 et le prix Mo Ibrahim en février 2018. Sa trajectoire et son travail au Libéria sont retracés dans une biographie captivante où s’entremêlent la petite histoire et la grande. En voici les bonnes feuilles, qui montrent une battante sur le chemin du pouvoir, auquel elle accédera en 2005. I

381 – JUIN 2018


Monrovia, 16 janvier 2006. Ellen Johnson Sirleaf s’apprête à prêter serment devant le président de la Cour suprême, lors d’une cérémonie de prise de fonctions à laquelle ont assisté des milliers de personnes.

S

ymbole mondial du leadership féminin, Ellen Johnson Sirleaf est une battante et une patriote. Mère de quatre enfants, mariée à 17 ans, puis divorcée, cette économiste formée aux États-Unis, a un parcours hors norme. Son courage politique lui vaut deux séjours en prison sous la dictature militaire de Samuel Doe, comme on peut le lire dans les extraits qui suivent. Grâce à une mobilisation audacieuse et sans précédent de ses concitoyennes, elle est nommée à la tête du Libéria en novembre 2005 au suffrage universel, après une période de transition pilotée par l’ONU. Elle hérite d’un pays dévasté par une succession de coups d’État et quatorze années de guerre civile. En douze années de présidence, elle fait du redressement économique sa priorité, en s’appuyant sur les relations accumulées tout au long de sa carrière à la Banque mondiale, à la Citibank puis à l’antenne africaine du PNUD. Elle négocie avec les États-Unis et le FMI pour obtenir l’effacement de la dette, œuvre à la destitution du dictateur sanguinaire Charles Taylor, fait face à l’épidémie d’Ebola, défend les lois criminalisant l’homosexualité au Liberia, décide de jouer la carte de la réconciliation nationale. Helene Cooper, correspondante pour le New York Times et lauréate du prestigieux prix Pulitzer du reportage international pour son travail sur l’épidémie d’Ebola, rend avec vigueur les événements marquants qui ont ponctué la trajectoire d’Ellen Johnson. Une biographie saisissante, mais également critique, par une Américaine née au Libéria. Et un récit énergique. ■

madame la présidente, pré ésidente Helene Cooper, éditions Zoé.


Extraits

LE DOCUMENT

La prophétie Monrovia, 1938 Au Libéria, la place d’une femme était au marché, à l’église, à la cuisine ou au lit. Mais une petite fille allait faire exception. Pour cette petite fille, mise au monde le 29 octobre 1938 dans l’arrière-chambre du domicile familial de Benson Street, à Monrovia, le destin avait de grands projets ; tous ses proches le savaient. Après tout, n’étaitce pas la prédiction du Très Ancien, l’un des nombreux prophètes qui parcouraient Monrovia pour y diffuser sa sagesse ? Quand il était passé jeter un coup d’œil au bébé de Carney et Martha Johnson, dans leur maison à base de béton, quelques jours après la naissance de la petite Ellen, surnommée Red Pumpkin parce qu’elle était « rouge comme une citrouille », il avait regardé attentivement dans le berceau, puis déclaré : « Cette enfant va être quelqu’un d’important. Cette enfant va diriger. » (…) Forte de cette prophétie, que sa famille allait lui répéter toute son enfance, Ellen se prépara à s’engager sur la voie d’une vie extraordinaire. Il faut dire que, avant même qu’elle n’ait prononcé son premier mot, le décor était déjà planté pour exclure qu’elle soit un jour une Libérienne comme les autres. Ça, c’est à mettre sur le compte des États-Unis.

***

Grande Gueule Monrovia, 1969 Terrée à la bibliothèque entre ses piles de livres pour étudier l’histoire du Libéria et de l’Afrique de l’Ouest, Ellen fut frappée par les parallélismes entre le traitement des Noirs aux États-Unis et celui des Libériens autochtones dans son pays. Rien à voir avec la version de l’histoire présentée dans sa prestigieuse école secondaire de Monrovia, où l’on enseignait que des Noirs américains étaient arrivés pour apporter la civilisation et faire connaître Dieu à une population païenne. Maintenant, Ellen découvrait que les relations entre colons et Africains au Libéria étaient complexes et ne se résumaient pas du tout au triomphe du christianisme sur le paganisme comme on le lui avait raconté.

60

Voici ce qu’on avait omis de lui préciser sur l’histoire du Libéria : c’est sous la menace des fusils que les rois tribaux avaient vendu leurs terres aux esclaves affranchis et aux agents blancs de la Société américaine de colonisation, pour l’équivalent de trois cents dollars ; en plus, ces rois, persuadés que les colons noirs voulaient s’intégrer dans leur culture et dans leurs structures villageoises, n’avaient pas compris qu’ils cédaient leur terre à jamais. À Harvard, Ellen était gagnée par la colère et l’euphorie des Noirs américains qui résistaient à l’aristocratie blanche. Mais elle était aussi aux prises avec une profonde dissonance intérieure : comment pouvait-elle s’identifier au mouvement des droits civiques qui animait le campus de Harvard sans rejeter l’aristocratie congo de son pays ? Elle écrivit un article pour faire la lumière sur cette dissonance. Le Libéria, considéra-t-elle, avait eu une occasion en or de montrer au monde que des Noirs pouvaient se gouverner eux-mêmes, qu’un gouvernement dirigé par des Noirs pouvait répartir les richesses de son pays plutôt que de les amasser. Mais les Libériens avaient manqué cette occasion. Le résultat était une société à deux vitesses dans laquelle les riches vivaient en toute insouciance dans le plus grand confort, tandis que la vaste majorité de la population n’avait que des rognures. En contemplant la tourmente autour d’elle à Harvard, Ellen était certaine qu’elle ne voyait là que les prémices d’un gigantesque tsunami qui finirait par traverser l’Atlantique et déferler sur son pays. Les choses changeaient en Amérique. Elles changeraient au Libéria.

***

La jeune Gio Monrovia, 1985 Au Libéria, la place d’une femme est au marché, à vendre des oranges, des feuilles de patates douces et des noix de cola. Sa place est dans une cuisine extérieure brûlante, à transpirer tandis qu’elle se penche sur un mortier et pile le manioc fermenté pour le foufou. Elle est aux champs, un bébé sanglé sur le dos, tandis qu’elle taille les tiges de canne à sucre. (…) Sa place est aussi couchée sur le dos, par terre, tandis qu’un, deux, trois, quatre soldats ivres la violent devant ses enfants qui pleurent. AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


LESLIE CASHEN

Sa place est dans la chambre à coucher de son Pour la première fois depuis douze ans, le Libéria amant, assise sur le matelas, frissonnant dans l’air s’orientait de nouveau vers des élections censées offrir à climatisé et cherchant à chasser l’image de ses la population, sinon une véritable démocratie, du moins collègues exécutés par un peloton d’exécution sur la la possibilité de s’exprimer sur son propre avenir – en plage quelques jours plus tôt. Elle est dans la salle du tout cas, c’est ce que les politiciens et les représentants cabinet du Palais présidentiel, de la communauté internationale essayant de réprimer la nausée annonçaient dans leurs discours et dans que suscite en elle la vue des leurs interventions à la radio. bourreaux, examinant le budget En réalité, le Nigeria et le Ghana, qui qu’elle a élaboré à l’affût d’une fournissaient l’essentiel des forces de faille d’où extraire de l’argent. maintien de la paix de l’ECOMOG, s’étaient (…) lassés de cette interminable pagaille. En Avant que le Docteur Samuel sept ans, personne n’avait pu déloger Doe ne jette Ellen Johnson Sirleaf Charles Taylor. Une bonne cinquantaine en prison au Barclay Training de conférences de paix et une douzaine Center, elle était simplement, aux de déclarations et de communiqués yeux du monde développé, une conjoints étaient restés vains. Des fonctionnaire gouvernementale milliers de Libériens étaient morts et ambitieuse et prometteuse 1,8 million de personnes avaient besoin d’Afrique de l’Ouest. Mais Doe d’aide humanitaire. Plusieurs milliers de Helene Cooper, lauréate du prix Pulitzer, travaille pour changea tout cela lorsqu’il réfugiés vivaient dans des camps, sur le le New York Times. l’enferma dans la salle de police et territoire des pays voisins. Et des combats l’accusa de sédition. Il transforma sporadiques continuaient entre Taylor et une fonctionnaire en héroïne d’autres groupes armés financés par divers internationale. chefs de guerre. Les casques blancs n’avaient rien accompli ; Taylor continuait de diriger le Grand Libéria ; son armée forçait encore des enfants à se battre ; la *** population restait terrorisée. Pourtant, les Libériens L’enfer et la fureur trouvaient le moyen de s’adapter aux exigences de la 1995-1997 vie quotidienne, comme s’il était en fait normal de vivre dans leur pays fracturé : d’un côté, les soldats de Au début de 1997, tandis que le Libéria vivait sa la paix et la communauté internationale gouvernaient septième année de guerre civile, avec son lot de viols, théoriquement Monrovia ; de l’autre, les forces de Taylor de démembrements et de massacres, Ellen fit une patrouillaient en maraudant dans le reste du pays. croisière aux Caraïbes. Mais trop, c’est trop. Le Nigeria et le Ghana Jennie avait traîné sa sœur à bord de l’un de ces voulaient rapatrier leurs soldats. Toutes les parties monstres qui sillonnent l’océan au sud de Miami. La déclarèrent donc en quelques mots que le pays était famille étendue s’était jointe au voyage pour fêter les sûr et prêt pour des élections. Selon la décision des soixante ans de Jennie sur le paquebot bien aménagé. puissances dirigeantes, celles-ci se tiendraient en Ce fut un supplice de tous les instants pour Ellen. juillet 1997. Taylor, convaincu que c’était le seul Déjà qu’elle ne pouvait pas supporter les croisières – le moyen d’arriver à ses fins, accepta. Il accepta aussi le confinement forcé, les interminables parties de palets, désarmement. l’absence de terre ferme sous ses pieds, juste le bleu Des milliers de combattants se présentèrent aux de la haute mer à contempler, parmi des gens âgés. postes prévus, dans tout le pays, pour rendre les armes, Néanmoins, avec toute la famille à portée de main, conformément aux exigences du dernier plan. Bien sûr, coincée au milieu de la mer, le moment lui sembla il n’y avait pas moyen de vérifier que ces combattants idéal pour annoncer la décision qu’elle ruminait depuis n’avaient pas gardé les plus meurtrières, et Taylor avait quelques mois. conservé une bonne partie de son arsenal. Mais, plutôt AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

61


LE DOCUMENT

que de parler de la guerre civile, les gens s’intéressaient maintenant à la campagne présidentielle. N’empêche : quand Ellen eut annoncé la grande nouvelle sur le paquebot de croisière, ce soir-là, tous les membres de sa famille la regardèrent comme si elle avait perdu la raison.

***

Le collège électoral Accra, juillet 2003 En 2004, le Libéria était une terre postapocalyptique s’éveillant lentement à l’idée que la guerre appartenait peut-être vraiment au passé. Mais sa population était ravagée. Au bord de la route, des jeunes femmes portant de longues perruques, sans famille, sans formation, sans perspectives, faisaient les cent pas dans l’espoir d’être ramassées par des hommes fortunés, des fonctionnaires de l’onu, des employés d’ong, des hommes congos revenant au pays – n’importe qui, à vrai dire, qui soit prêt à payer le prix d’un repas et peut-être d’une expédition chez le coiffeur en contrepartie d’une brève montée au septième ciel. Des filles de seulement quatorze ans étaient promenées à travers la ville par des hommes de soixante-dix ans, des ministres de l’actuel ou d’un ancien gouvernement, qui ne voyaient rien de délirant à exploiter des orphelines de guerre dépourvues de tout autre moyen de subsistance. Lors d’une réception organisée à l’occasion d’un mariage, un homme fortuné d’âge mûr, ancien ministre du gouvernement, se vanta que sa « copine » du moment se faisait trop vieille pour lui : « Elle vient d’avoir dix-sept ans », dit-il en riant. Et les gens autour de lui secouèrent la tête, l’air de penser « ces jeunes hommes ne changeront jamais ! » Le sort des filles et des femmes au Libéria était représentatif de leur destin dans toute l’Afrique. Pour une femme, en 2004, il ne pouvait pas y avoir pire que de vivre sur le continent. À Bukavu, au Congo, des femmes âgées, portant de gigantesques fagots de tiges de bambou, plus larges que leur dos, montaient à pas lourds d’une colline à l’autre pour aller de leur village au marché. Dans la campagne sierra-léonaise, des jeunes femmes et des filles étaient assises devant des huttes de village, baignant leurs fils, leurs filles, leurs frères et leurs sœurs dans des seaux de caoutchouc, sans avoir la moindre idée de ce qu’était l’électricité ou l’eau courante. En Guinée, les vendeuses du marché, 62

dans leurs robes colorées, se regroupaient sur le bord de la route pour vendre des oranges, des œufs durs et des noix, sachant que la pièce qu’elles gagneraient peut-être ce jour-là était leur seule chance de donner à manger à leur famille le soir. Lorsqu’Ellen voyageait à travers le Libéria, recueillant des témoignages de femmes ordinaires pour son travail à la Commission de la réforme de la gouvernance, elle ne cessait de rencontrer des femmes qui, malgré toutes leurs difficultés, s’attachaient encore corps et âme à préserver les rituels de la vie quotidienne. Des jeunes filles marchaient sur des kilomètres le long des routes de terre battue, des seaux d’eau sur la tête. Des femmes qui avaient été tirées hors de chez elles durant la guerre, violées par d’innombrables hommes, abandonnées par leur famille, puis qui, seules et terrorisées, dans la brousse, forcées de mettre au monde les enfants de leurs tortionnaires, s’attachaient leur bébé sur le dos et jouaient de la machette pour cultiver leur terre, faisant pousser des papayes pour les vendre au marché. Pour organiser ses forums publics, Ellen traversait des marchés villageois où travaillaient des femmes qui avaient continué tout au long des années de guerre de vendre du poisson séché, du manioc et des noix de cola. Elles avaient toutes des histoires à lui raconter : sur leurs filles, disparues à Monrovia et qui s’adonnaient maintenant à un drôle de commerce avec de gros bonnets ; sur leurs fils, qu’on leur avait arrachés ; sur leurs maris, qui les avaient abandonnées après leur viol. Ellen avait pratiquement vécu une vie d’expatriée, en Amérique et à Abidjan, dans les salles de conférences de la Banque mondiale et des Nation unies, où des fonctionnaires parlaient microfinance, autonomisation rurale, et discutaient du besoin d’obtenir des aides au développement en dollars pour lancer de petites entreprises. Mais maintenant elle voyait tous ces besoins de ses propres yeux. (...) Selon toutes les apparences, Ellen s’escrimait valeureusement à s’acquitter de sa mission en tant que chef de la Commission de la réforme de la gouvernance du gouvernement intérimaire. Mais ceux qui la connaissaient savaient ce qu’elle faisait en réalité : elle préparait son soutien pour mener le combat de leur vie. Des élections allaient se tenir en octobre 2005. L’heure était venue d’entrer dans l’histoire. ■

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


DÉCOUVERTE C O M P R E N D R E U N PA Y S , U N E V I L L E , U N E R É G I O N , U N E O R G A N I S A T I O N

DJIBOUTI

LES GRANDES AMBITIONS

Malgré la faiblesse de ses ressources, le pays a su parier sur son positionnement stratégique pour se dessiner un vrai avenir.

Le président Ismaïl Omar Guelleh, en février 2018.

D O S S I E R D I R I G É PA R Z YA D L I M A M - AV EC C H E R I F O UA Z A N I - P H OTO S PAT R I C K R O B E R T ( S A U F M E N T I O N C O N T R A I R E )


DÉCOUVERTE/Djibouti

Ports, services, capital humain

Le développement en

3D

S’imposer comme l’une des grandes plateformes de l’Afrique émergente ! La stratégie du président Ismaïl Omar Guelleh a largement dépassé le stade du slogan. Et la Vision 2035 du gouvernement s’insère dans le grand projet des nouvelles routes de la soie. par Cherif Ouazani, envoyé spécial

64

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


C

acheminer le gaz des gisements du plateau de l’Ogaden (Éthiopie) vers la Chine en passant par un terminal gazier à réaliser dans la plateforme de Damerjog (10 kilomètres au sud de la capitale Djibouti) qui sera doté, selon le contrat, d’une usine de liquéfaction et de production de méthanol, d’une capacité annuelle de 10 millions de tonnes, d’une centrale thermique au gaz d’une capacité de 150 mégawatts, et de structures de stockage de gaz et de méthanol. Ce projet, qui devra être opérationnel à la fin de 2021, constitue la première phase de celui de Djibouti Damerjog Industrial Development (DDID), dont la réalisation entre dans le cadre du plan Vision 2035, devant faire du pays une économie émergente. Conçu sur un espace de 30 kilomètres carrés, dont 20 gagnés sur l’océan Indien, le projet DDID sera réalisé sur une période de quinze ans entre 2017 et 2032, en trois phases de cinq ans chacune. La première est déjà actée par le contrat avec Poly-GCL. La seconde verra une continuité dans le domaine de l’énergie, avec un terminal pétrolier Dès le départ, l’État a misé sur l’enseignement supérieur. Ici, la cérémonie d’inauguration du nouveau campus de l’Université de Djibouti, en février 2018.

PATRICK ROBERT

’est un grand jour pour notre pays et votre groupe. » C’est avec ces mots que le président Ismaïl Omar Guelleh (IOG) a accueilli, le 13 mai 2018, Zhu Gong Shan, président-directeur général du groupe chinois Poly-GCL, basé à Hong Kong. La formule n’est pas uniquement protocolaire. L’objet de la rencontre entre les deux hommes est en effet important : présider la cérémonie de signature d’un méga contrat de 3,8 milliards de dollars, soit le double du PIB de Djibouti (situé autour de 1,9 milliard de dollars en 2017). Cet investissement privé n’accroît pas la dette du pays, et fait entrer Djibouti dans une nouvelle dimension. Jusque-là les investissements annuels à Djibouti se chiffraient en dizaines de millions de dollars au début des années 2000, puis en centaines de millions de dollars au cours de la décennie 2006-2016, et voici que l’on évoque des montants à coups de milliards de dollars. Car le contrat signé ce 13 mai constituera à terme un sérieux appel d’air pour des investissements similaires. Il consiste à la réalisation d’un gazoduc (750 kilomètres de long pour transporter 12 milliards de mètres cubes par an) devant

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

65


DÉCOUVERTE/Djibouti

L’objectif n’est pas d’investir uniquement dans les infrastructures, mais aussi dans l’éducation, la formation, la santé. Nulle stratégie de développement ne peut réussir sans compétences et qualifications.

comprenant une raffinerie (2,6 millions de tonnes annuelles) et des capacités de stockage de 300 000 barils, qui devront soulager le terminal Horizon (à Doraleh), celui-ci ne suffisant plus à la demande croissante de l’économie éthiopienne, principale cliente des infrastructures djiboutiennes. La troisième phase du projet Damerjog consacrera la volonté d’IOG de diversifier l’économie de Djibouti et de la sortir de la dépendance au seul secteur des services et de la logistique, avec les premières unités d’industrie lourde : métallurgie avec production d’acier plat, des canalisations pour pipeline et gazoduc, une cimenterie de 600 000 tonnes annuelles couplée à des unités de production de matériaux de construction, une usine de dessalement d’eau de mer d’une capacité de 25 000 mètres cubes par jour et enfin, un chantier naval dont les capacités de maintenance pourraient accueillir pour réparation des navires à gros tonnage. Outre les terminaux gazier et pétrolier, Damerjog aura son port multipurpose, capable de traiter à la fois conteneurs et marchandise en

LA CHINE, PARTENAIRE PRIVILÉGIÉ es dernières années, les investissements chinois dans le corridor Djibouti-Addis ont dépassé les 10 milliards de dollars, dont 4 pour la seule voie ferrée reliant les deux capitales (voir p. 74). À Djibouti, outre Exim Bank of China qui finance de nombreux projets, le groupe China Merchants Holdings International (CMHI) ne s’est pas contenté de prendre 23,5 % des parts dans le capital de l’Autorité des Ports de Djibouti pour 185 millions de dollars, mais il a investi dans une nouvelle zone franche de près de 20 km2, à Khor Ambado, pour 150 millions de dollars. La première phase de ce projet baptisé International Djibouti Industrial Parks Operation (IDIPO), comprenant une tour d’affaire de 16 étages (construite en 4 mois !), un hôtel luxueux pour clientèle d’affaire et une dizaine de hangars (tous loués pour 20 et 30 ans avant d’être construits) sera inauguré à l’occasion d’un forum d’affaires sino-djiboutien devant se tenir à la mi-juillet, à Djibouti. Les investissements chinois sont également militaires. Situé à mi-chemin entre Doraleh et Khor Ambado, la base militaire chinoise est en voie d’achèvement. Le montant mobilisé est confidentiel, mais à titre de comparaison, le Camp Lemonnier, qui sert de base pour l’armée américaine, dont la rénovation a coûté 700 millions de dollars, n’est rien à côté de la base chinoise. Avant qu’il ne soit achevé, le premier tronçon de la nouvelle route de la soie, en terre africaine, est « sécurisé ». ■ Ch.O.

C

66

vrac (grains, fertilisants ou tubes en acier) ainsi qu’une vaste zone franche. En marge du port et de la zone industrielle, une ville verra le jour, dotée de toutes les commodités, une école internationale pour les enfants, un hôpital, un centre commercial, un parc culturel dédié aux sculptures de… sel, et un immense espace écologique, le Mangrove Park. Dans l’esprit des concepteurs du projet, le cabinet chinois Shanghai Tonghua Architecture and Urban Plan Co.Ltd, la zone industrielle n’exclut ni l’écologie ni le tourisme. Deux hôtels de luxe et un parc aquatique sont prévus par le Master Plan de la DDID. La plateforme sera reliée au nouvel aéroport par route et à la gare de Nagad par voie ferrée. Logistique et transport se feront en triptyque : air, terre et mer. un singapour du continent On comprend mieux pourquoi le 13 mai 2018 fut un grand jour pour Djibouti. Damerjog n’est plus un projet lointain mais un objectif à moyen terme. Si d’aucuns s’inquiètent pour l’endettement de Djibouti (voir la réponse d’Ahmed Osman Ali, gouverneur de la Banque centrale p. 78), le mégaprojet de Damerjog sera financé par des groupes privés, chinois pour la plupart, associés à l’État de Djibouti à travers son Autorité des ports et zones franches (DPFZA). Quant au choix du partenaire chinois, il s’est imposé de lui-même. Seul l’empire du Milieu avec ses immenses réserves de change (3 200 milliards de dollars) et ses groupes économiques de taille mondiale, pouvait accompagner le rêve d’IOG de faire de son pays un Singapour de l’Afrique. Leur intérêt pour le corridor Addis-Djibouti n’a rien d’humanitaire. Pour leur nouvelle route de la soie, la porte d’entrée au prometteur et gigantesque marché africain passe par là (voir encadré). La stratégie de développement choisie par IOG pour faire de son pays une économie émergente est cohérente. Elle repose sur un triangle reliant trois pôles : la plateforme de Damerjog et ses industries lourdes, le vieux port de Djibouti qui sera transformé en centre financier, et une nouvelle zone franche à Khor Ambado AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


(23 km de la capitale) adossée à la zone portuaire de Doraleh et ses trois terminaux (à conteneurs, pétrolier et multipurpose). Djibouti n’investit pas uniquement dans les infrastructures, elle mise également sur l’éducation et la santé. Nulle stratégie de développement ne peut réussir sans des ressources humaines qualifiées et compétentes. En 1999, quand IOG est arrivé au pouvoir, le pays ne disposait que d’un lycée et quelques collèges. Aujourd’hui, médecins et ingénieurs sont formés par l’Université de Djibouti. Le savoir-faire local en matière de gestion portuaire s’est confirmé au lendemain de la résiliation du contrat de concession accordé à DP World pour la gestion du port de Doraleh. Les esprits chagrins étaient convaincus que l’activité portuaire allait péricliter, voire s’arrêter, au lendemain du départ des expatriés qui croyaient faire tourner le port. Le terminal à conteneurs pris en charge par une nouvelle société à 100 % djiboutienne a amélioré sa performance et multiplié par cinq sa production (traitement des conteneurs) en moins de trois mois (voir p. 70). Outre les ressources humaines, la compétitivité du pays a sensiblement changé après l’adoption de réformes institutionnelles et réglementaires. Un guichet unique, mis en place en avril 2017, facilite la création d’entreprise en allégeant les procédures. Résultat : le rapport « Doing Business » 2018 de la Banque mondiale fait de Djibouti AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

l’économie ayant réalisé le plus de progrès pour l’amélioration du climat des affaires. IOG n’aime pas qu’on lui dise qu’il a la « baraka ». À peine arrivé au pouvoir, les attentats du 11 septembre 2001 ont décuplé l’intérêt des puissances militaires de la planète pour la position géostratégique de son pays. Quinze ans plus tard, son objectif de faire de Djibouti un hub régional est consolidé par la décision de l’Égypte d’agrandir le canal de Suez, promesse de croissance du trafic maritime dans la région et par voie de conséquence d’un important plan de charge pour les enceintes portuaires du pays. Dernière baraka en date : au moment où des experts annonçaient un risque d’assèchement de la nappe phréatique d’Ambouli, qui fournit quotidiennement 40 000 mètres cubes d’eau à la capitale, à cause d’une utilisation abusive de forages, voilà que le cyclone Sagar provoque, dans la nuit du 18 mai, des inondations, mais aussi des précipitations suffisantes pour régénérer la nappe phréatique pour au moins une décennie. En faisant le pari de l’industrie, Djibouti crée les conditions d’une économie diversifiée, génératrice d’emplois et favorable à la consolidation d’une classe moyenne dynamique, autant d’objectifs annoncés par IOG. Comme ceux de réduire la pauvreté de 60 % à 20 % de la population et le chômage, des jeunes actifs notamment, à moins de 10 %. ■.

La zone de Doraleh : au premier plan le port multipurpose, au milieu la jetée pétrolière, au fond à droite les grues du terminal à containers, et au fond à gauche, le vieux port et la ville.

67


DÉCOUVERTE/Djibouti

ALI GUELLEH ABOUBAKER « DES RÉFORMES POUR ATTIRER PLUS DE PARTENAIRES » Ministre auprès de la présidence en charge des Investissements, l’ex-chef de cabinet d’Ismaïl Omar Guelleh (aucun lien de parenté, malgré l’homonymie !) est un poids lourd du gouvernement dont la prise de parole publique est rare. Pour Afrique Magazine, il fait exception.

DR

L’investissement est porté par le secteur public ou garanti AM : Pouvez-vous nous faire le bilan par l’État. Comment susciter les investissements directs de la plateforme du Guichet unique, étrangers (IDE) ou l’initiative privée ? une année après le lancement officiel Dans nombre de pays du Sud, il y a deux dynamiques de ses opérations, en mars 2017 ? à impulser pour attirer le maximum d’investissements. Ali Guelleh Aboubaker : Il est encore trop tôt pour faire le La première est relative au dialogue public-privé. La bilan puisque le Guichet unique vient à peine de souffler configuration de notre économie, qui est basée sur les sa première bougie. Cependant, vu les améliorations et services et la logistique avec l’objectif de devenir un hub facilités que cette plateforme procure, sa mise en place régional, a besoin d’infrastructures de haute performance. satisfait pleinement à l’attente des investisseurs. Si le L’État doit jouer son rôle pour qu’un partenariat public-privé rapport « Doing Business » 2018 accorde à notre pays un les développe, et c’est ce que nous faisons. La deuxième bond de 17 places dans son classement, cette institution option que nous mettons sur pied, est de créer des cadres y est pour quelque chose. Depuis son avènement, la incitatifs à l’éclosion des PME. Là aussi, il y a création d’entreprise n’est plus un parcours du « L’État doit des secteurs à fortes potentialités qui peuvent se combattant. Nous poursuivrons pour autant structurer et créer des emplois grâce à ces PME. cette dynamique des réformes afin d’améliorer jouer son Je pense notamment au tourisme, à l’hôtellerie, l’attractivité de la destination Djibouti pour les rôle pour également à la pêche. investisseurs. un partenariat mais Le projet de terminal gazier à Damerjog que vous La décision de l’annulation du contrat public-privé venez de citer est estimé à près de 4 milliards de concession accordé à DP World de dollars, c’est le premier investissement de peut-elle avoir un impact sur actif. » cet ordre. Autre première, il ne concerne pas les services. le classement de Djibouti dans L’industrie est-elle en train de créer la diversification le rapport « Doing Business » 2019 ? de votre économie ? Je ne le pense pas. C’est une décision commerciale qui C’est un projet ambitieux qui aura un impact global sur clôture un litige qui prenait en otage notre économie. Ce notre économie. Avec des créations d’emplois, mais aussi contrat, mal négocié à l’origine, comportait des contraintes une baisse sensible des prix de l’énergie. Notre économie, portant gravement atteinte à la souveraineté du pays. Imaginez un peu, seul DP World avait l’exclusivité d’investir dominée par le secteur tertiaire, a besoin de se diversifier. Notamment par la mise en place de petites unités de dans les infrastructures portuaires du pays. Si on avait transformation. C’est pourquoi le gouvernement a lancé accepté ce « diktat », nous n’aurions pas aujourd’hui le port le grand projet de la grande zone franche commerciale minéralier du Goubet, ni celui de Tadjourah et encore et industrielle, baptisé International Djibouti Industrial moins l’immense projet que nous avons signé, le 13 mai, avec le groupe chinois Poly-GCL et qui prévoit, entre autres, Parks Opération (IDIPO), qui devrait être inaugurée dans quelque mois. ■ propos recueillis par Ch.O. la réalisation d’un terminal gazier à Damerjog.

68

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


L’eau: défi existentiel Coopération avec l’Éthiopie, usine de dessalement d’eau de mer, investissements massifs dans les réseaux : Djibouti mène une politique volontariste pour remédier à la faiblesse de ses ressources hydriques. Le président Ismaïl Omar Guelleh en visite dans la région d’Ali Sadieh.

AFRIQUE MAGAZINE

I

A

vec une température moyenne de plus de 30° C et des précipitations annuelles d’à peine 120 mm, Djibouti vit, depuis la nuit des temps, un stress hydrique permanent. La sédentarisation de la population nomade provoquant une urbanisation effrénée, couplée à une importante croissance démographique a provoqué une surexploitation de la nappe phréatique d’Ambouli, dans la périphérie de Djibouti-ville. Cependant, les 40 000 m3 que pompaient les dizaines de forages de la capitale ne couvraient plus les besoins des ménages, estimés à 80 000 m3. La modestie des capacités hydrauliques constituait un obstacle rédhibitoire à tout projet d’industrialisation du pays. Comment étancher la soif et rêver de développement économique quand il pleut si peu ? « En s’appuyant sur ce voisin qu’est l’Éthiopie, répond Mohamed Ahmed Awaleh, ministre de l’Agriculture chargé des ressources hydrauliques, véritable château d’eau de l’Afrique de l’Est avec ses

381 – JUIN 2018

quatorze fleuves et rivières. » Frontalier de Djibouti, le plateau du Harrar et ses milliards de m3 de réserve en eaux souterraines, est une véritable bénédiction de la nature. L’Éthiopie, partenaire privilégiée, décide d’en extraire quotidiennement 100 000 m3 et de les offrir gratuitement à Djibouti. Le projet transfrontalier d’adduction d’eau potable est achevé en 2017 grâce à un financement d’Exim Bank of China de 327 millions de dollars. Les régions Ali-Sabieh, Dikhil et Arta bénéficient chacune d’un peu plus de 6 000 m3 par jour. Le reste, 80 000 m3, est réservé à la capitale. Par ailleurs, le consortium francoespagnol Eiffage-Tedagua réalise une usine de dessalement d’eau de mer d’une capacité de 45 000 m3/jour pour un montant de 63 millions d’euros, financée par l’Union européenne. Les travaux ont été lancés en 2017 pour une entrée en service prévue pour le premier trimestre de 2020. réhabilitation des infrastructures Le réseau de distribution vieillissant est réhabilité dans la capitale et dans les chefslieux de région avec la réalisation d’une dizaine de châteaux d’eau et le renouvellement de plus de 600 kilomètres de canalisations, dont 427 pour la seule capitale. Outre l’alimentation en eau potable des centres urbains, le volet assainissement et traitement des eaux usées est une priorité des opérations de mise à niveau des infrastructures. Depuis mars 2014, et la mise en service de la station d’épuration de Douda, plus de 2 200 m3 d’eaux usées sont traités quotidiennement. « Le gouvernement a investi massivement pour le secteur de l’alimentation en eau potable et de l’assainissement, dit fièrement Mohamed Ahmed Awaleh, pour améliorer la qualité de vie de nos concitoyens et créer les conditions de notre développement. » On dépense sans compter quand on lutte contre la soif. ■ Ch.O. 69


DÉCOUVERTE/Djibouti

Doraleh : Le retour de Pendant près de dix-huit ans, l’État djiboutien a confié la gestion de son port de commerce, poumon économique du pays, au groupe émirati DP World. Une bien mauvaise affaire. Depuis la résiliation du contrat au mois de février dernier, l’activité du port à containers a déjà été multipliée par cinq.

L

e 22 février 2018, les autorités de Djibouti ont procédé à la résiliation du contrat de concession attribué au Doraleh Container Port (DCT) géré par la multinationale DP World, mettant fin à un partenariat entamé en 2000, quand la gestion du port de Djibouti, poumon économique du pays, est confiée au groupe émirati. D’autres opérateurs portuaires avaient manifesté leur intérêt, mais le choix du président Ismaïl Omar Guelleh (IOG) s’est porté sur un « partenaire fiable » et disponible. Une structure alors relativement modeste, en pleine ascension, originaire d’un pays ami. Pour comprendre l’ampleur de cette affaire, il faut évidemment mesurer l’importance du port dans la vie de Djibouti. Un pays pratiquement né avec cette première l’infrastructure construite entre 1897 et 1917 par la France coloniale, doublée par la réalisation d’une voie de chemin de fer desservant Addis-Abeba, capitale du Négus. Les populations qui nomadisaient dans le désert se sont sédentarisées autour de la nouvelle enceinte portuaire et les pasteurs sont devenus dockers ! Dénuée de toute ressource, avec un climat semi-désertique, Djibouti a pour seule richesse son positionnement stratégique, sur une ligne droite 70

entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe. Et sa situation de porte d’entrée vers l’Éthiopie, marché émergent de 100 millions de consommateurs, et vers l’Afrique de l’Est et ses 250 millions d’habitants. Un contexte qui a favorisé la mise en place progressive d’une plateforme logistique et commerciale majeure. Et pourtant, le choix de DP World a constitué une erreur. Pourquoi ce partenariat stratégique s’est avéré être une si mauvaise affaire ? Abdillahi Adaweh Sigad est le nouveau directeur général de la Société de gestion du terminal à conteneurs de Doraleh (SGTD) qui a succédé à DCT. Il explique la supercherie. « Le deal avec DP World consistait à partager les bénéfices engendrés par le marché éthiopien contre une augmentation du commerce international et du marché de transbordement. AFRIQUE MAGAZINE I 3 8 1 – J U I N 2 0 1 8


la souveraineté

En 2004, nous traitions annuellement 200 000 tonnes pour l’Éthiopie et autant pour l’international. Dix ans plus tard, le marché éthiopien est passé à 700 000 tonnes, alors que le marché international est resté à 200 000 tonnes. Au même moment, Jebel Ali [le grand port d’attache de DP World à Dubaï, NDLR] a décuplé sa production, passant de 200 000 à près de 2 millions de tonnes. » En clair, la politique de DP World aura donc consisté à s’implanter à Djibouti et dans toute la zone afin de favoriser les activités d’importexport directes et surtout de protéger l’activité stratégique de transbordement de Jebel Ali sur laquelle Djibouti est pourtant géographiquement mieux placée. Le contrat de concession comprenait par ailleurs une clause d’exclusivité sur toute l’activité portuaire de Djibouti et rendait quasiment impossible la création de nouvelles unités. Les demandes et les tentatives du gouvernement de Djibouti de renégocier les AFRIQUE MAGAZINE I 3 8 1 – J U I N 2 0 1 8

termes du contrat de concession ont toutes été rejetées par les Émiratis. En novembre 2017, le parlement de Djibouti a adopté une loi relative aux contrats d’infrastructures stratégiques, autorisant le gouvernement à réviser toutes opérations portant atteinte à la souveraineté nationale. Trois mois plus tard, un décret présidentiel mettait fin à la concession et à l’existence juridique de DCT. Depuis, DP World menace de représailles juridiques les entreprises qui signeraient un contrat avec l’État djiboutien impliquant le terminal de Doraleh. « La concession a été résiliée au terme d’un processus juridique transparent, relève Hassan Issa Sultan, inspecteur général de l’État. DCT n’a plus de droit sur le Port de Doraleh, puisque la concession n’existe plus. Les parties seront indemnisées conformément à la loi, et nous ne sommes pas impressionnés par les menaces et le tapage médiatique. » Abdillahi Adaweh Sigad insiste de son côté : « L’exécution de ce contrat était contraire aux intérêts supérieurs de la nation et portait préjudice aux impératifs de développement du pays. » La page de DP World sera définitivement tournée quand l’indemnisation sera effective. Qui en bénéficiera ? Les deux actionnaires de DCT : le Port de Djibouti SA (PDSA, actionnaire majoritaire à hauteur de 66,6 % du capital) et DP World, partenaire minoritaire. En attendant, Doraleh reprend des couleurs. En janvier 2018, avant la résiliation du contrat, DCT tournait au rythme de 23 conteneurs traités par heure. Après le départ des Émiratis, ce chiffre est passé à 40 unités par heure. Résultat : la production est passée de 4 800 conteneurs en janvier à plus de 24 000 en avril. En mars dernier l’armateur singapourien PIL a signé un accord pour accroître la capacité de transit du port de plus d’un tiers. Et d’autres discussions sont en cours. ■ Ch.O. 71


DÉCOUVERTE/Djibouti

L’offre actuelle ne suffit pas à couvrir les besoins, estimés à plus de 1 000 mégawatts pour les années 2020. D’où l’ampleur des projets mis en route.

Le but est de parvenir à couvrir 85 % des besoins à travers les sources renouvelables, comme le solaire (ici, au lycée industriel et commercial de Djibouti).

72

L

’interconnexion électrique entre les réseaux éthiopien et djiboutien est entrée en service, en 2011. Financée par la Banque africaine de développement (BAD) à hauteur de 50 millions de dollars, cette infrastructure régionale apporte quotidiennement 60 mégawatts, au moment où la centrale de Boulaos a vu ses capacités de production passer de 25 à 40 mégawatts. Toutefois, le rythme de développement de l’économie djiboutienne, la réalisation de nouvelles infrastructures portuaires, les projets d’industrialisation du pays, la nouvelle voie ferrée entre Djibouti et AddisAbeba totalement électrifiée et la cadence infernale de l’urbanisation de la population font exploser la demande. L’offre actuelle de 100 mégawatts paraît indigente au moment où les besoins sont estimés à plus de 1 000 mégawatts, pour les années 2020. un parc éolien Pour faire face à cette situation, de nombreux investissements ont été lancés, notamment en matière d’énergie verte. Ainsi en est-il de la centrale solaire du Grand Bara, en partenariat avec le groupe allemand Green Enesys, doté d’un budget de 360 millions d’euros pour une capacité totale

de 300 mégawatts (50 dans la première phase du projet) ou encore du projet de parc éolien d’une capacité de 60 mégawatts, prévu dans le Goubet qui est en phase d’études de faisabilité. En matière d’électrification rurale, deux minicentrales solaires ont vu le jour : à Adaïlou, dans la région de Tadjourah (100 kilowatts photovoltaïques) mise en fonction en 2016, et à As-Eyla, dans la région de Dikhil (150 kilowatt), qui devrait être opérationnelle au cours du troisième trimestre de 2018. L’ambition du président IOG est de parvenir à couvrir 85 % des besoins énergétiques de son pays à travers les énergies renouvelables. Si l’on s’en tient aux besoins annoncés pour les années 2020, cela représente 850 mégawatts. Ambition démesurée ? Oui, si l’on ne tient compte que des seules centrales solaires ou éoliennes. L’espoir de Djibouti est ailleurs. Dans les profondeurs du sous-sol aride de ce désert côtier qu’est le territoire de Djibouti. Dans ses entrailles se trouvent des réserves infinies d’une énergie gratuite : la géothermie. Toutes les études le confirment, le potentiel est énorme. La première expérience débutera au cours du mois de juin 2018. Avec un financement de la Banque mondiale (31 millions de dollars), le forage initial constituera la première opération de mise en valeur du potentiel géothermique du pays, source inépuisable de milliers de mégawatts par an. En attendant, une seconde interconnexion avec le réseau éthiopien est envisagée. Les études sont quasi bouclées et les négociations sont en cours avec un partenaire indien pour le financement. Le projet géant du terminal gazier de Damerjog prévoit une centrale électrique au gaz d’une capacité de 150 mégawatts devant entrer en service en 2021. Par ailleurs, l’usine de dessalement que construit le français Eiffage est doublée d’une centrale électrique de 50 mégawatts. ■ Ch.O. AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

VINCENT FOURNIER/JEUNE AFRIQUE/RÉA

De l’énergie pour la croissance


YONIS ALI GUEDI « NOUS MISONS SUR LE RENOUVELABLE » Ministre de l’Énergie et des Ressources naturelles depuis avril 2017, ce quadra natif d’Arta nous explique comment un territoire dépourvu de toute ressource fossile exportera un jour de l’électricité.

DR

études sur nos ressources en géothermie. Cela a constitué AM : Les coûts de l’énergie ont longtemps un choix judicieux. À l’occasion d’une visite de travail nui à la compétitivité de Djibouti. Quelle est du président Ismaïl Omar Guelleh au Kenya, le 8 mai votre stratégie pour les réduire ? 2018, nous avons pu visiter les installations de la centrale Yonis Ali Guedi : Faute de ressources en matières fossiles géothermique de Naivasha et nous avons pu constater (pétrole et gaz) et en ressources hydriques, nous la maîtrise de la technologie par nos frères kényans. misons sur le long terme sur les énergies renouvelables, Nous avons signé des accords pour la formation de nos entre solaire, géothermie et éolien. Notre ambition est cadres et pour l’échange d’expérience. Pour vous donner d’atteindre la couverture de 85 % de nos besoins en une idée sur les potentialités de notre pays : à Naivasha, électricité par le recours à une énergie verte. Mais à court les forages pour atteindre une production optimum et à moyen terme, la forte croissance de la demande d’énergie géothermique sont de l’ordre de 3 000 mètres intérieure, avec le développement rapide de notre de profondeur. À Djibouti, un forage de économie ainsi que l’option de l’industrialisation «En 2026, 1 000 mètres suffit. C’est vous dire l’importance du pays, nous incite à renforcer nos capacités de le pays aura des potentialités dont nous disposons avec production électrique. À combien évaluez-vous vos besoins en énergie ? une production des coûts de production incomparables. Le premier forage devra débuter en juin 2018 au Chaque année, la demande des ménages 100 fois lac Assal. Outre les énergies renouvelables, augmente de près de 10 %. L’entrée en supérieure nous misons également sur deux projets de service des ports minéraliers du Goubet et de à aujourd’hui.» centrales thermiques couplées l’une à l’usine Tadjourah crée de nouveau besoins. Depuis de liquéfaction de gaz naturel, et l’autre à la raffinerie de 2011, notre consommation électrique est couverte pétrole, situées dans la zone industrielle de Damerjog. à hauteur de 60 % par l’interconnexion avec le réseau En 2026, nos capacités de production avoisineront les éthiopien dont l’apport est évalué à 60 mégawatts. 3 800 mégawatts et Djibouti sera exportateur d’électricité Les 40 % restants sont assurés par la centrale thermique vers le Golfe persique et l’Afrique de l’Est. de Boulaos, située au cœur de la capitale. Jusqu’à Pour l’heure, si le pays n’a plus aujourd’hui, nos besoins quotidiens tournent autour de problème de délestage, il se plaint de la facture de 100 mégawatts. Mais selon nos estimations, dans d’électricité qui grève lourdement le budget familial… les sept ans à venir, ils décupleront pour atteindre 1 000 Je comprends l’impatience de mes compatriotes. mégawatts, conséquence de l’entrée en service Mais je vous assure que l’État consent de gros efforts des grands projets industriels dont se dote Djibouti. pour appliquer des tarifs préférentiels aux ménages les Comment faire face à cette envolée de la demande ? plus vulnérables. J’ai conscience que cela peut paraître J’ai cité le recours aux énergies renouvelables avec insuffisant. Mais dans les deux ans à venir, l’État s’engage le solaire et l’éolien mais notre principal atout est la à réduire de moitié la facture électrique. ■ géothermie. Depuis deux décennies, nous avons investi des dizaines de millions de dollars dans l’exploration et les propos recueillis par Ch.O.

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

73


DÉCOUVERTE/Djibouti

Entre deux capitales, le train de l’avenir Décembre 2017, un premier train de fret a relié la capitale à Addis-Abeba sur la toute nouvelle ligne de chemin de fer. Récit d’un projet hors norme.

D

jibouti doit son existence à son port en eaux profondes et son prolongement stratégique : le chemin de fer reliant la capitale à celle de l’Éthiopie. La construction du port et de la voie ferrée a été achevée en 1917. Si le port a été remis à niveau par plusieurs opérations de modernisation, la ligne est restée inchangée, une voie métrique ne souffrant une vitesse supérieure à 60 kilomètres/heures. Totalement inadaptée aux besoins du marché éthiopien et à l’ambition de Djibouti de devenir un hub régional au profit de l’économie des pays d’Afrique de l’Est. Les partenaires éthiopiens et djiboutiens s’engagent dans un projet improbable : une nouvelle ligne, totalement électrifiée, malgré un investissement nécessaire colossal : 4 milliards de dollars.

La gare de Nagad, construite par les Chinois. Départ du train de passagers pour l’Éthiopie.

74

Le projet a pu voir le jour grâce à l’avènement de deux opportunités. La première est liée au Plan de croissance et de développement arrêté par le gouvernement éthiopien qui prévoit de doter le pays de plus de 2 500 kilomètres de voie ferrée reliant les grandes villes du pays, d’ici à 2020. La deuxième tient à l’intérêt de la Chine de réaliser une nouvelle route de la soie, pour investir le marché africain. Djibouti, situé au carrefour maritime entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe (par le biais de Bab el-Mandeb, accès méridional du Canal de Suez) est la porte d’entrée idéale pour l’Empire du milieu, et le train Djibouti-Addis, un sérieux raccourci pour la silk road. Entre ces deux opportunités, un grand rêve africain : relier par une voie de chemin de fer l’océan Indien et l’Atlantique, éviter le contournement du continent. Un chantier générationnel à l’image de la traversée de l’Amérique au XIXe siècle. plusieurs millions de tonnes de fret En juin 2010, sous l’impulsion du Premier ministre éthiopien, feu Meles Zenawi, et le président Ismaïl Omar Guelleh (IOG), AddisAbeba et Djibouti signent un mémorandum d’entente pour la construction, de deux lignes de chemin de fer : un corridor sud reliant les deux capitales et un corridor nord reliant le port minéralier de Tadjourah et le site de production de phosphate et de potasse, en Éthiopie. L’urgence était de réaliser le premier afin de répondre à une demande croissante en matière de transport terrestre engendrée par le développement économique des deux pays et de favoriser l’intégration régionale. Le projet retenu est celui d’un chemin de fer à écartement standard (1,435 m) et à traction électrique pour une vitesse moyenne de 120 kilomètres/heure. Objectif : faire transiter 50 % de fret éthiopien arrivant aux ports de AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


Djibouti et de Doraleh vers sa destination finale, Addis-Abeba, soit 5 millions de tonnes par an. L’infrastructure a coûté à l’Éthiopie 3,2 milliards de dollars alors que le tronçon djiboutien est estimé à 578 millions de dollars. « Peu de Djiboutiens, y compris des membres du gouvernement, croyaient à la réussite de ce projet, raconte Mohamoud Robleh Dabar, directeur général de la Société djiboutienne de chemin de fer (SDCF), le montant des investissements rendait irréaliste l’aventure. Le rêve est devenu réalité. » des débuts encourageants Les travaux du tronçon djiboutien débutent en juillet 2013. En décembre 2017, le premier train de fret quitte le port de Djibouti avec une cargaison de 106 conteneurs. Cependant, l’exploitation effective débute le 1er janvier 2018 et la gestion est confiée à un partenaire chinois pour la période 2016-2021. Le bilan du premier trimestre d’exploitation est encourageant. En matière de transport de voyageurs, il y a 84 dessertes entre les deux capitales pour 21 784 passagers. Le profil des usagers de la ligne est varié. Le confort, le coût (le prix du billet entre Djibouti et Addis est de 4 000 francs de Djibouti, soit 20 euros) et la durée du voyage (10 heures au lieu de 48 heures pour l’ancien train) attirent jusqu’aux diplomates étrangers qui voyagent entre les deux capitales. Cependant le trafic voyageur ne représente que 30 % du chiffre d’affaires. Le service marchandise assure la plus grosse partie des revenus. Au cours du premier trimestre d’activité, 55 trains conteneurs ont été mis en service pour près de 3 000 wagons chargés. Chaque desserte transporte 106 conteneurs à destination d’Addis-Abeba ou Dire Dawa qui dispose d’un port sec. Les terminaux de Doraleh ne sont pas tous reliés à la voie ferrée. Pour l’heure, seul le terminal à conteneurs l’est. Le port polyvalent de Doraleh (Doraleh Multipurpose Port, DMP) et le terminal pétrolier Horizon ne le sont pas encore. « Dès qu’ils seront connectés au réseau, explique Mohamoud Robleh Dabar, la fréquence de rotation des trains passera à six par jour pour attendre AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

Les travaux entamés en 2013 ont coûté 578 millions de dollars au pays. un fret de 5,5 millions de tonnes par an, objectif de la deuxième phase du projet. » L’investissement concerne aussi le matériel roulant : 30 locomotives électriques et six au fuel pour une trentaine de wagons passagers et 600 wagons marchandises. Enfin, 120 ingénieurs, techniciens, mécaniciens et conducteurs ont été formés en Chine pour entretenir le matériel, contrôler le réseau et perpétuer chaque jour l’aventure… ■ Ch.O.

Le confort, le coût et la durée du voyage attirent jusqu’aux diplomates étrangers.

75


DÉCOUVERTE/Djibouti

Le logement, priorité nationale Croissance rapide, urbanisation effrénée et démographie galopante : le secteur vit sous état d’urgence.

76

N

ée d’un déséquilibre entre l’offre et la demande, la crise du logement est un défi majeur à Djibouti. Le déficit est d’ores et déjà estimé à 10 000 logements. À cela s’ajoute une croissance démographique de l’ordre de 2,8 % doublée d’une urbanisation à un rythme effréné : deux Djiboutiens sur trois vivent dans la capitale. Les besoins en logements nouveaux sont de l’ordre de 2 500 unités par an, dont 60 % sociaux. Dans un pays qui se singularise par une croissance économique soutenue et une spectaculaire transformation de la ville et des régions, la pauvreté urbaine fait tache. Entre 2012 et 2017, 1 587 habitations ont été livrées, dont 261 construites par le secteur privé. Un rythme très insuffisant

Nouveau développement dans la capitale. Il y a actuellement un déficit de 10 000 habitations.

pour résorber le déficit. C’est pourquoi, le président Ismaïl Omar Guelleh a érigé la question du logement en priorité nationale et en priorité de son mandat. Il préconise la mise en place d’un cadre d’intervention pour faciliter l’accès des ménages à faibles revenus à un logement décent et améliorer l’accès à la propriété foncière. Outre l’intensification de la production de logements sociaux, il s’agit d’accroître l’offre de parcelles équipées pour produire des espaces constructibles. Avec l’assistance technique de la Banque mondiale, la définition d’une stratégie nationale a permis d’identifier les actions à entreprendre au profit de quatre catégories sociales : les ménages à très faibles revenus, ayant des capacités d’investissements insuffisantes, ceux à revenus faibles, les foyers à revenus moyens et enfin les familles à revenus supérieurs. Les cibles identifiées, AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


DR

il a fallu mettre en place le dispositif pour la promotion du logement toutes catégories. D’un point de vue institutionnel, l’État, propriétaire exclusif du foncier, a confié la gestion de son parc immobilier à deux institutions : la société immobilière de Djibouti (SID) et le Fonds de l’Habitat, créé en 2001. « Le positionnement des deux institutions n’était pas très clair, analyse Amina Abdi Aden, ministre déléguée en charge du Logement (voir ci-contre), leur vocation faisait doublon. Une réforme était nécessaire. » Chose faite en 2017. La SID est transformée en Société immobilière de l’aménagement foncier (Siaf) avec pour principale vocation la viabilisation des terrains à bâtir. Quant au Fonds de l’habitat il devient Agence de rénovation urbaine et du logement social en charge de la résorption de l’habitat précaire. Ce dispositif est consolidé par la création d’une Banque de l’habitat spécialisée dans le financement de la promotion immobilière privée. Les opérations en cours prévoient la réalisation de 3 124 unités pour un montant de 105 millions de dollars financés pour la plupart par des fonds arabes. appel à la solidarité Le budget national n’étant pas en mesure de faire face au financement du logement social, le président Ismaïl Omar Guelleh a lancé, en octobre 2016, un appel à la solidarité nationale pour financer le logement au profit des catégories les plus vulnérables, personnes insolvables, handicapées… Il a créé une fondation à son nom pour recevoir les dons. Institutions financières locales et internationales, particuliers et grands groupes économiques ont répondu à l’appel. Première opération : 450 maisons de 96 m2, dotées de toutes les commodités réalisées (un peu plus de 1 million de francs-Djibouti l’unité) et distribuées quelques mois après la création de la fondation. « 1 476 logements sont en cours de réalisation, explique Mahamoud Ali Osman, directeur général de la fondation IOG, dont 1 000 offerts par China Merchants Holdings. Notre objectif est de construire 20 000 habitations pour les catégories les plus faibles de notre société. » À Djibouti, riche ou pauvre, chacun devra avoir son toit. ■ Ch.O. AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

3 QUESTIONS À…

AMINA ABDI ADEN « RÉPONDRE À LA DEMANDE » Ministre déléguée en charge du Logement.

AM : Quelle est la stratégie adoptée par le gouvernement pour résorber la crise du logement ? Amina Abdi Aden : Après avoir concentré ses efforts sur l’éducation et la santé, alors sources d’inquiétudes, le président Ismaïl Omar Guelleh a érigé la question du logement en priorité nationale. Avec le développement spectaculaire de notre économie et la réalisation de mégaprojets, l’habitat s’est imposé comme critère d’intégration sociale pour une croissance inclusive. Notre politique se base sur quatre axes : augmenter la production de logements sociaux qui représentent 60 % des besoins, accroître le nombre de parcelles viabilisées pour éviter que les gens ne s’installent n’importe où, trouver des sources de financement pour la réalisation de notre programme de construction de logement et enfin, résorber l’habitat précaire avec l’opération « Zéro bidonville », lancée en 2016 par le chef de l’État. Cette stratégie est appuyée par des réformes institutionnelles et législatives réglementant l’activité de la promotion immobilière privée, l’adoption d’un code de l’urbanisme, et la création d’une banque de l’habitat spécialisée dans le financement de l’activité immobilière. Notre objectif est de parvenir à la construction de 2 500 logements par an. Comment envisagez-vous de financer ce programme ? Le budget national n’est pas en mesure de faire face à de telles dépenses. Les opérations de construction de logement sont généralement financées par des prêts octroyés par des institutions financières arabes des pays du Golfe à des taux concessionnels ou par des prêts accordés par des banques de la place, également à des taux intéressants. Il y a aussi des dons, notamment chinois. Qu’en est-il du programme de résorption de l’habitat précaire ? Le programme présidentiel « Zéro bidonville » est une réponse appropriée pour l’amélioration des conditions de vie urbaines et d’accès à un logement pour tous. Grâce à une enveloppe de 15 millions de dollars de la Banque mondiale, nous avons lancé une opération pilote de restructuration du quartier de Balbala ancien. Il s’agit d’une mise à niveau des habitations. Nous ne réhabilitons pas les maisons. Les occupants sont appelés à le faire grâce à un système de microfinance et de crédit matériaux. En revanche, l’État participera avec la construction d’équipements sociaux, école, centre de santé, voies d’accès pour désenclaver les quartiers. ■ propos recueillis par Ch.O.

77


DÉCOUVERTE/Djibouti

TRIBUNE

De la vertu de l’endettement

d’ériger Djibouti en hub logistique et financier à vocation our les ménages, les entreprises ou les régionale et, à terme, internationale, s’est avéré gagnant. États, l’emprunt est un outil économique Îlot de stabilité politique dans une région marquée par nécessaire, voire indispensable, au des conflits permanents, Djibouti a su, en l’espace de développement. C’est pourquoi on s’accorde deux décennies, hisser son économie au niveau des pays à penser que l’endettement est une vertu émergents d’Afrique, à la faveur d’importantes réformes alors que le surendettement constitue un risque de macroéconomiques et d’investissements massifs dans les rupture. Pour éviter ce risque, les banques limitent le secteurs porteurs (transport, télécommunication, énergie, taux d’endettement des ménages à 30 % du revenu. etc.), mais également dans les secteurs sociaux (éducation, Les institutions financières internationales apprécient santé, eau, etc.). Résultat : une hausse du PIB de 4 à 5 % le surendettement des États par le rapport dette/PIB à en moyenne entre 2004 et 2014, pour ensuite monter à moins de 60 % mais la soutenabilité de la dette varie en 6 % en 2015-2016 et à 7 % en 2017 et 2018. Le tout avec fonction des projets et des pays. Ce risque peut être faible une inflation maîtrisée à 3 %. même si le taux dépasse les 100 % du PIB, comme c’est le La dette contractée et garantie par l’État cas de nombreux pays (USA, Japon…) La dette de Djibouti se situe à 94 %. « La soutenabilité a augmenté à partir de 2014, le ratio passant de 50 % à 94 % du PIB en 2017. Il convient de Constitue-t-elle un facteur de risque ? d’un déficit rappeler qu’il s’agit d’emprunts extérieurs à des Comme nombre de pays développés ou en développement, Djibouti est surendetté mais budgétaire varie entreprises publiques marchandes dans des en fonction secteurs stratégiques pour le pays. Ils ont servi n’est pas pour autant en situation de risque. au financement d’un projet d’adduction d’eau Pour deux raisons. des projets. en provenance d’Éthiopie (322 millions de L’endettement est la résultante d’un choix Djibouti dollars), à la construction d’une nouvelle ligne de politique réfléchi et cohérent, résultante est surendettée de chemin de fer électrique reliant Djibouti d’un déficit budgétaire chronique. Ensuite, mais ne risque à l’Éthiopie (492 millions de dollars) et à la les investissements financés par emprunt portent sur des facteurs de production et de pas la rupture. » réalisation d’un nouveau port multifonctions (340 millions de dollars). croissance à même de supporter les services Les trois projets répondaient à des défis absolument de cette dette. cruciaux pour le développement de Djibouti. Le premier Djibouti a amorcé son décollage économique au visait à apporter une réponse adéquate au stress hydrique. début des années 2000, avec l’arrivée au pouvoir d’Ismaïl Les deux autres visaient à soutenir le développement de la Omar Guelleh, chef d’État pragmatique et visionnaire, chaîne logistique et de transport, secteur pourvoyeur de ayant su redresser le pays pour le sortir des difficultés croissance, et à moderniser les infrastructures pour faire économiques et sociales des années 1990 et donner les face à la concurrence accrue des ports de la région. orientations stratégiques pour asseoir durablement la Faute de ressources internes, l’endettement extérieur croissance économique. Compte tenu des caractéristiques du pays, notamment s’est imposé comme alternative pour financer les opérations de développement. ■ son positionnement géostratégique privilégié, le pari

78

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

DR

P

par Ahmed Osman Ali

Pour le gouverneur de la Banque centrale de Djibouti, le pays a parfaitement les moyens de faire de sa dette un instrument essentiel dans sa stratégie de développement.


U A E V U O N

AFRIQUE MAGAZINE

Sur votre tablette et votre mobile

› Une version

numérique enrichie › Plus

d’interactivité, de partage, de plaisir, de lecture › Des offres

avantageuses

TÉLÉCHARGEZ VOTRE MAGAZINE ET VOS ARTICLES PRÉFÉRÉS, OÙ QUE VOUS SOYEZ ! Disponible sur

App Store


LES GENS

Mamane « Au Gondwana, le r re, c’est la résilience ! »

Avec la chronique drôle-amère de ce pays imaginaire, il tient des millions d’auditeurs en haleine chaque jour. Et, à la télé, son « Parlement du rire » bouscule allègrement les tabous et les convenances. À 51 ans, ce natif du Niger a le propos décapant et politique. Auteur, humoriste, réalisateur, il n’est pas près de s’arrêter, de parler, de faire rire. Et de faire émerger propos recueillis par Astrid Krivian de nouveaux talents.


JOSPEH MELIN

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

81


LES GENS MAMANE : « AU GONDWANA, LE RIRE C’EST LA RÉSILIENCE ! »

R

ien ne prédestinait cet ancien étudiant en sciences – physiologie végétale précisément – , à devenir l’un des humoristes actuels les plus talentueux. Né à Agadez au Niger en 1966, Mamane pointe par le rire les injustices et les absurdités du monde. Son regard satirique et grinçant sur l’actualité passionne chaque jour 30 millions d’auditeurs sur RFI, avec sa chronique « La République très très démocratique du Gondwana ». Le Gondwana ? Un pays qu’il a imaginé, souffrant des maux de nombreux pays africains : népotisme, mal gouvernance, corruption, chômage, manque d’infrastructures pour l’éducation, la santé… Une manière de critiquer en toute subtilité, et de s’adresser au plus grand nombre, au-delà des frontières. Il en a même tiré un film, la comédie Bienvenue au Gondwana (2017) : l’histoire d’une réélection d’un « président fondateur » dans une démocratie de façade, avec la complicité de la France, tandis que la jeunesse du pays se révolte. Mamane est également très investi à promouvoir et à produire les artistes du continent, à leur offrir une visibilité en professionnalisant le secteur. Son émission « Le Parlement du rire » sur Canal+ Afrique est devenue en 3 ans le rendez-vous incontournable du public, et un vrai tremplin pour les humoristes. Son festival Abidjan Capitale du rire cultive aussi le goût du comique panafricain en programmant des talents de toute l’Afrique francophone. Avec l’humoriste français Jérémy Ferrari, il vient d’organiser à Paris la 2e édition du spectacle Sans Visa, un plateau réunissant pour la première fois en France des stars africaines de l’humour (Michel Gohou, Digbeu, Omar Defunzu…). Rencontre avec un artiste pour qui le rire est un métier très sérieux.

AM : Sans Visa 2, réunissant des humoristes de toute l’Afrique francophone, a fait salle comble à Paris au Trianon. D’où est venue l’idée de ce spectacle ? Mamane : Cette 2e édition a été un succès, nous étions complets. La preuve qu’il y a une forte demande ! Beaucoup de ces humoristes jouent partout dans le monde… Mais pas en France, ou alors très rarement. Associés à Dark Smile, la société de production de mon ami Jérémy Ferrari, on a décidé de combler ce manque. Pour la première fois, des humoristes de différents pays africains offrent au public français leur vision du monde. Tous les sujets sont balayés, les sketchs ne s’adressent pas seulement à la diaspora. La seule exigence est d’avoir une ouverture d’esprit, de la curiosité, de sortir des sentiers battus ! De plus, la France et l’Afrique partagent une histoire depuis des siècles, et ont, pour les pays francophones, cette langue en commun. 82

Mamane avec les acteurs Binda Ngazolo et Béno Sanvee sur le tournage de Bienvenue au Gondwana, une farce sur les élections présidentielles en Afrique.

Le titre « Sans Visa » est très ironique, d’autant que votre plus grande difficulté pour organiser cet événement est d’obtenir les visas pour les artistes… Oui, c’est un vrai problème, la libre circulation des personnes n’existe pas. On construit des frontières, on établit des visas, des politiques d’immigration très restrictives. C’est ce qu’on dénonce dans ce titre. Cette année, deux humoristes de RDC, les Nyotas, n’ont pas obtenu leur visa Schengen et n’ont pas pu jouer le spectacle. C’est une triste illustration de l’état du monde. Mais c’est l’histoire éternelle de l’humanité, les gens ont toujours voyagé pour chercher un meilleur climat, un meilleur avenir… Les Européens n’ont pas fait autre chose en allant en Amérique, en Nouvelle-Zélande, en Australie, en Afrique du Sud… À l’époque on parlait de la découverte du nouveau monde, c’étaient des explorateurs, des pionniers… Mais dès qu’il s’agit des peuples d’Afrique ou d’ailleurs qui viennent en Europe, on dit que c’est l’invasion, la migration… Comme je le dis sur scène, un Africain en France est un immigré, mais un Français en Afrique est un expatrié. Vous dites que le seul accent africain qui existe, c’est celui de Michel Leeb, avec son sketch « L’Africain »… Oui, et j’ai senti ce soir-là que parler de ce sketch a créé un malaise au sein du public. C’est bien, car l’humour sert aussi à sortir les gens de leur confort, à les déstabiliser, à les surprendre. Michel Leeb a inventé une espèce d’accent avec des relents racistes, qui est repris par les gens, avec des phrases comme « Je vais te manger tout cru ! » en roulant des R… Aucun Africain ne parle comme ça ! Il y a des accents ivoiriens, camerounais, nigériens et même au sein de ces pays, il y a l’accent baoulé, bété… selon les régions, comme en France ! Il n’y a pas d’accent africain, tout comme il n’existe pas d’humour africain, appellation que l’on entend parfois … Oui. Et même nous, on se complaît dans ce terme « africain ». Sur le continent on n’a pas ce réflexe, on se définit en tant qu’Ivoiriens, Nigériens, Camerounais… Mais une fois à l’étranger, on a ce sentiment d’africanité, parce qu’on est perçus ainsi : un Noir est un Africain ! D’ailleurs, le panafricanisme est aussi né en exil, au sein de la diaspora, de tous ces intellectuels comme Kwame Nkrumah, qui ont étudié à l’étranger. AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


GONDWANA-CITY PRODUCTIONS

Ça a aussi son bon côté, ça crée cette solidarité, ce sentiment d’appartenance à une communauté de destins. Dans notre troupe Sans Visa, il y a des Gabonais, Camerounais, Congolais, Ivoiriens, Nigériens… Dans l’émission « Le Parlement du rire », il y a des Maliens, Sénégalais, Tchadiens, Burkinabè… On fait du panafricanisme par l’humour, mais il ne faut pas s’y complaire. Il y a des spécificités selon les pays, les cultures, et même, au-delà de ça, chaque artiste a son empreinte, sa voix particulière, son humour bien à lui. Il faut arrêter de mettre les gens dans des cases. On refuse d’être réduit à un « humoriste africain », c’est encore une histoire pour nous mettre à part, comme si on n’était pas complètement humoriste. Vous évoquez la Conférence de Berlin de 1884, où vous dites que l’Europe s’est jetée sur l’Afrique comme les clients au premier jour des soldes… L’Europe se cherchait alors des opportunités économiques. La colonisation avait déjà commencé. L’Allemagne, le Portugal, la Belgique, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, l’Espagne… : tous réunis, ils se regardaient en chien de faïence, et ont foncé sur l’Afrique en établissant les modalités pour le partage. Le premier qui aborde une terre prévient les autres que c’est désormais chez lui, il y plante son drapeau, donne le nom au pays, AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

« Un Africain en France est un immigré, mais un Français en Afrique est un expatrié. » et ainsi de suite ! Tout est parti de là, on hérite aujourd’hui de ce tracé de nos frontières. Dans mon prochain spectacle, justement nommé Frontières, je parle de ce lien entre l’histoire et l’actualité. Car aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, le zapping perpétuel, les gens perdent cette notion d’histoire, qui permet de connaître l’origine des choses. Beaucoup de conflits sont nés à cause de ces frontières. Et aussi, comprendre pourquoi la France est toujours en Afrique, même de loin… On découvre la 83


LES GENS MAMANE : « AU GONDWANA, LE RIRE C’EST LA RÉSILIENCE ! »

« J’ai créé un État qui rassemble les tares des pays africains… » Vous avez créé en 2015 l’émission « Le Parlement du rire » sur racine des noms des pays, comme le Cameroun, où ce sont les Canal+ Afrique, ainsi que le festival Abidjan Capitale du rire. explorateurs portugais au XVe siècle, qui l’ont nommé Rio dos L’humour est-il un secteur en émergence, avec une plus grande Camarões, soit rivière de crevettes, comme il y avait beaucoup visibilité ? de crevettes à l’embouchure du fleuve Wouri. Je me sers de Oui. J’ai commencé ma carrière en France, mais étant né et l’humour pour parler de ça, sans oublier de faire rire d’abord ! ayant grandi en Afrique, j’avais toujours le projet d’y revenir traIl ne faut pas être ennuyant, barbant, et que le spectacle prenne vailler. En 2013, j’ai créé ma société de production Gondwana des allures de cours magistral ! City Productions à Abidjan, et on aide ce secteur à se professionVous parlez aussi de votre pays, le Niger… naliser. On établit des contrats aux humoristes, pour leur offrir Oui, un pays toujours pauvre, alors que c’est un gros prodes conditions de travail décentes. Ce qui paraît normal pour un ducteur d’uranium. Et j’explique pourquoi : via la société Areva, humoriste français, mais c’est loin d’être le cas en Afrique. On la France fait signer des contrats, exploite cet uranium qu’elle est en train d’installer ça, d’exiger et d’imposer le respect envers n’a pas. J’ironise aussi sur la confusion que font les gens entre les artistes. Certains nous trouvent « chiants », mais comme on Niger et Nigeria… Il y a beaucoup de matière à faire rire sur a les meilleurs humoristes, ils n’ont pas le choix ! Avant, un l’Afrique, tellement d’histoires à raconter. D’ailleurs, pour moi, humoriste était considéré comme un amule futur de l’humour est sur le continent. seur public. C’est un vrai travail, ce sont des L’humour, c’est la politesse du désespoir, dit professionnels, qui jouent des textes écrits, la célèbre citation. Il n’y a que ça pour rameils doivent être respectés. ner un peu d’optimisme, cultiver l’autodériAbidjan est-elle un vivier d’humoristes ? sion, prendre de la hauteur, plutôt que de La Côte d’Ivoire est une terre d’humour, pleurer ! Aujourd’hui, l’influence des médias, et Abidjan a toujours été un carrefour, un de la télé, du divertissement en général ont mélange de cultures, une ville cosmopolite fait que le rire est devenu un passe-temps, avec des gens venus d’Afrique de l’ouest, on amuse le public avec des sujets légers. Je d’Afrique centrale. Un peu comme New York suis triste et abasourdi quand j’entends des qui accueille les artistes du monde entier. humoristes dire : « Je ne veux pas prendre la Du coup, il y a une richesse culturelle, et tête aux gens, leur parler de sujets graves, c’est vrai que la plupart des humoristes, les je ne fais pas de politique »… Or, l’humoplus connus, viennent de là. Mais c’est aussi riste doit éveiller les consciences, et élever le en train d’émerger au Congo, au Burkina, débat. Il faut respecter les spectateurs, leur et le Cameroun a pendant longtemps été donner des belles choses. le pays numéro 1 de l’humour, avec des Au festival de Montreux, vous raillez le lien Son premier film, Bienvenue grandes stars comme Jean Miché Kankan. entre la Suisse et l’Afrique… au Gondwana, est sorti en 2017. On participe à ce mouvement par nos actiJ’appelle la Suisse le coffre-fort de vités, avec cette vision panafricaine. Mon festival Abidjan Capil’Afrique. C’est là-bas que tous nos présidents mettaient leur tale du rire est devenu le plus gros festival d’humour en Afrique. argent. Maintenant, il existe d’autres possibilités de paradis fisIl se déroule sur quatre jours, dans le Palais de la culture à Abicaux. Dans mon sketch, je dis qu’un Africain qui va en Suisse djan, toujours plein, un théâtre public magnifique, au sein d’un est en pèlerinage : il prie devant la banque pour que ces milquartier populaire. Cette année, on organise un gala à l’Institut lions cachés par ces chefs d’État retournent au pays, devant leur français, pour créer ce pont entre la France et l’Afrique, entre palace, ou la clinique privée où ils se font soigner et implorent un public habitué à des spectacles plus élitistes, et un public le Saint-Esprit que la même soit construite en Afrique ! Quand populaire. On programme des artistes de tout le continent, et ces présidents africains décèdent, la Suisse bloque l’argent, par aussi de la diaspora, on reçoit des candidatures du Canada, de le secret bancaire. Des centaines de millions de dollars planqués Belgique… C’est essentiel que les humoristes africains soient peuvent prendre des années à être récupérés. Il y a des dizaines d’abord des stars dans leur pays, ne soient pas obligés d’émigrer d’exemples, et pas que pour l’Afrique. 84

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


HUG LIONEL PHOTOGRAPHY (2)

Dans « Le Parlement du rire », Mamane, en « président », fait intervenir des dizaines d’autres comiques, qui jouent les vice-présidents et parlementaires…

en Europe pour travailler. Car la fuite des cerveaux, des talents, c’est le drame de l’Afrique. Vous tenez une chronique quotidienne sur RFI depuis 2009, suivie par 30 millions d’auditeurs. Quelle est cette « République très très démocratique du Gondwana » ? J’ai créé un État imaginaire, avec un nom à consonance africaine, qui rassemble toutes les tares des pays africains : coupures d’électricité, présidents qui s’éternisent au pouvoir, pas de liberté d’expression, carence de soins médicaux, pas d’infrastructures routières, un taux d’alphabétisation très bas, du chômage, pas d’avenir pour les jeunes, du retard dans les salaires… Beaucoup d’Africains se sentent concernés, entièrement ou en partie, c’est un concept élastique ! C’est une manière de parler des problèmes, sans stigmatiser nommément quelqu’un, même s’il comprend que je parle de lui ! Gondwana est devenu un terme commun dans toute l’Afrique, les gens en parlent, même les hommes politiques s’y réfèrent dans les débats : « On ne peut pas accepter ça, on n’est pas au Gondwana ! ». Les humoristes l’utilisent aussi, pour tacler leur pays, sans courir le risque de se faire taper dessus. Comme dans l’Union soviétique, sous Staline, les artistes critiquaient le régime par des moyens détournés. Ou l’humour juif : persécutés au long de l’histoire, les juifs se sont réfugiés dans l’humour pour parler de leur situation, de leur oppresseur. Le rire est une résilience. Le Gondwana a son drapeau, son hymne national, sa devise : « Loyauté, allégeance, prison », son équipe de foot, sa monnaie, des passeports !… Vous avez aussi écrit et réalisé un film, la comédie Bienvenue au Gondwana (2017). Qu’est-ce qui vous a inspiré ? Ce film parle des élections présidentielles truquées, qui servent à maintenir des gens arrivés au pouvoir par effraction. Ainsi ils se blanchissent, ils se redonnent une couverture légale, démocratique, souvent avec la complicité de la France. C’est l’histoire des pays francophones ! Comme ça, le président français peut dire qu’il fait des contrats avec des pays démocratiques. Alors qu’on sait très bien qu’ils ont été élus de façon frauduleuse ! La Françafrique, c’est le règne de l’hypocrisie. On voit au début du film les grands patrons français dans le bureau du conseiller à l’Élysée, craignant que les élections créent des troubles et menacent leurs affaires ! Il y a aussi la communauté internationale qui mandate des personnes pour observer le bon déroulement des élections. La communauté internationale, quel concept fumeux, une vaste arnaque, avec des frontières floues, mouvantes, qui changent au gré des intérêts de ceux qui l’utiAFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

Abidjan Capitale du rire (ici, l’édition 2017) est devenu un rendez-vous incontournable. La prochaine édition aura lieu du 6 au 9 décembre 2018. lisent ! Comme il est dit dans le film, c’est un père de famille qui prend les décisions à la place du Gondwana, et nous on est les enfants ! C’est ainsi depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La société civile africaine doit désormais compter sur elle-même pour s’en sortir, parce que les autres suivent toujours leurs intérêts. De Gaulle disait : « Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ». Si on ne comprend pas ça, on reste dans l’erreur. Quel est votre lien avec le Niger ? Y retournez-vous ? Bien sûr, j’y ai ma famille, et j’y développe aussi de nombreux projets. Dans l’humour, mais aussi au niveau social. Je vais beaucoup m’investir dans les énergies renouvelables, l’énergie solaire. Le Niger est un pays aux trois-quarts désertique, on a 365 jours de soleil dans l’année, il fait très chaud, alors il faut développer cette énergie ! Je vais la promouvoir, au Niger, et dans toute l’Afrique. On a du soleil gratuitement, il faut l’utiliser ! C’est l’avenir. ■ Abidjan Capitale du Rire, du 6 au 9 décembre 2018, à Abidjan. « Le Parlement du Rire », sur Canal + Afrique. « La République très très démocratique du Gondwana », sur RFI.

85


LES GENS

Saïd Hamich LE CINÉMA DES ORIGINES 86

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


Jeune producteur marocain avec de belles affiches à son actif (Much Loved, Volubilis…), il vient de réaliser son 1er film. RETOUR À BOLLÈNE met en scène Nassim, français, expatrié aux émirats, qui revient vers sa famille, sa ville d’enfance, dirigée par l’extrême droite… Une réflexion forte sur l’identité, la différence, l’immigration.

JÉRÉMIE KORENFELD

S

propos recueillis par Astrid Krivian

ur les murs, dans les bureaux de sa société Barney Production à Paris, les affiches de films que ce diplômé de la Fémis a produits, du haut de ses 31 ans : Much Loved de Nabil Ayouch, Vent du nord de Walid Mattar (sorti en mars), et Volubilis de Faouzi Bensaïdi, présenté à la dernière Mostra de Venise (sortie le 5 septembre prochain). Sans compter une quinzaine de court-métrages. Au Maroc, où il a grandi avant d’arriver en France à l’adolescence, il a aussi créé Mont Fleuri Production à Casablanca. Sa ligne éditoriale ? Un cinéma d’auteur à caractère social, « qui pense le monde ». Loin d’être une affaire de profit, il considère la production comme un don de soi, une aventure humaine et artistique fondée sur un ressort essentiel : la relation avec le réalisateur, dont il devient le précieux conseiller. Cette fois, Saïd réalise son premier film, une fiction « pas autobiographique mais personnelle », Retour à Bollène. L’histoire de Nassim, trentenaire expatrié à Abu Dhabi, qui revient dans sa ville d’origine dirigée par l’extrême droite, dans le sud-est de la France. Fier de sa réussite matérielle, arrogant, éprouvant une honte à l’égard de son milieu modeste, il se confronte à sa famille, à leurs choix de vie différents des siens. Pour se construire, il devra pourtant se réconcilier avec ses racines. Le film saisit cette quête identitaire complexe, douloureuse, en la reliant au contexte plus large d’une fracture sociale, l’abandon de la France de ses quartiers populaires, de ses populations issues de l’immigration.

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

AM : Pourquoi était-il urgent de réaliser Retour à Bollène ? Saïd Hamich : Le film s’est imposé à moi. Je l’ai produit « à l’arrache » financièrement, alors qu’en tant que producteur, je sais qu’on ne fait surtout pas ça ! C’était un processus de réflexion et de création à la fois jouissif et violent. Comment se construire une identité quand on vient d’une cité, qu’on est fils d’immigré ouvrier ? J’avais presque un devoir de citoyenneté, de proposer une autre représentation des Français d’origine maghrébine et de la banlieue, sous l’angle social et intime. Aujourd’hui, ces populations sont de plus en plus perçues, réduites, à travers le prisme religieux, et d’une supposée différence culturelle. Cette obsession de l’islam rejoint aussi un contexte international, donc ça se creuse, malheureusement. Alors que les musulmans de France et les habitants des cités sont avant tout une classe populaire. Et c’est un échec social, avec des répercussions identitaires, car la France a abandonné une partie de ses citoyens. Beaucoup ne se sentent pas français, rejetés, alors ils rejettent le pays et vont chercher ailleurs une identité, pour le meilleur ou pour le pire. Les médias nous font croire que l’islam est un problème culturel, car politiquement, ça en arrange beaucoup de ne pas voir la réalité en face. Il y a eu un carnage politique et historique de l’immigration en France, un laisser-aller, des politiques de sentimentalisme, dans le sens misérable, avec beaucoup de mépris et de rejet. La banlieue n’a jamais été prise au sérieux, l’éducation nationale n’a pas les moyens de s’en sortir… Revenir sans cesse sur ce côté culturel, religieux et idéologique permet d’évacuer ces questions de fond, ne pas réfléchir à des plans d’urgence, déployer les moyens considérables pour sortir de cette situation. Mon film est une fiction, donc tout cela est abordé de manière indirecte. L’intrigue se déroule à Bollène, petite ville du sud-est de la France dirigée par l’extrême droite, où vous avez vous-même vécu à l’adolescence… Cette ville fait non seulement partie de moi, mais révèle aussi une certaine France. Les lieux nous racontent déjà quelque chose, même en filmant simplement un bout de mur. Je reproche souvent à des films d’être trop exotiques, de nous montrer le trop-plein. Bollène est une ville très proprette, avec ses routes et ronds-points parfaits, un budget énorme alloué à la police, et une grande violence sociale, politique et économique, un désœuvrement. L’extrême droite crée une spirale négative : le communautarisme, l’éloignement des classes populaires et des plus aisés, les pavillons opposés aux barres des cités, le « non-vivre-ensemble »… C’est une France un peu oubliée. De mon balcon, je voyais l’autoroute et j’avais l’impression que c’était là-bas la France, ceux qui continuent leur route vers Lyon ou Marseille et qui ne s’y arrêtent pas. Comme si elle n’était pas indispensable, alors je voulais qu’elle soit vue, filmée. Bollène est aussi pris dans un phénomène national, la montée de l’extrême droite, l’échec de la politique migratoire. On dit que les gens ne veulent pas s’intégrer, mais sans 87


LES GENS SAÏD HAMICH, LE CINÉMA DES ORIGINES

doute que les conditions ne le permettent pas ! À Bollène, on a amené énormément d’ouvriers agricoles du Maroc pour travailler dans les champs, leurs enfants se sont retrouvés entre eux à l’école, donc ça crée du communautarisme, il n’y a pas eu de plan pour eux. Je traite ces questions-là par le déchirement intérieur de mon personnage. Je ne fais pas du militantisme, j’essaie de comprendre les choses et de voir quel impact cela a sur l’intime. Pourquoi dites-vous que Nassim, votre personnage principal, est un choc des civilisations à lui seul ? J’ai construit le film autour de la question du retour, du transfuge social. Nassim a eu une telle envie d’oublier et de rejeter d’où il vient, qu’il a travaillé très dur. La reproduction sociale tourne à plein régime en France. Il faut beaucoup de force et de volonté pour effectuer ce transfuge. Mon personnage est entre deux mondes, d’où ce choc. On part d’où l’on vient, et quand on arrive ailleurs, on se sent aussi mal à l’aise. On n’est jamais à sa place nulle part. Par sa réussite matérielle, son costume, son anglais parfait, il veut gommer tous les aspects de son milieu d’origine, aussi à travers les manières : il refuse de manger avec les mains lors du repas familial. Mais malgré tous ses efforts pour rejeter sa classe sociale, il en reste très imprégné, notamment par cette incapacité à exprimer ses sentiments. On ne peut pas quitter totalement son milieu. Parmi les films Pourquoi avoir choisi qu’il soit qu’il a produits : expatrié à Abu Dhabi, Vent du nord de aux Émirats arabes unis ? Walid Mattar, Déjà, il y a un vrai phénomène Volubilis de Faouzi de société : beaucoup de jeunes Bensaïdi… Français d’origine maghrébine partent dans les Émirats, soit parce qu’ils ne trouvent pas de travail, soit par opportunités professionnelles. Ceux que je rencontre occupent des postes à hautes responsabilités. C’est triste de devoir quitter son pays pour avoir accès à ces postes ! À Abu Dhabi, leur arabité est un épanouissement, une fierté, et ils sont même fiers … sans oublier Much d’être français, car c’est très bien Loved de Nabil Ayouch, interdit de vu ! Le rêve de la France reprend projection ses droits. Ils parlent arabe, franau Maroc. çais, anglais, alors ils sont très demandés. Et puis, ma fiction est construite avec cette symétrie entre le père et le fils, ils sont en miroir : le père est venu en France et le fils en est parti, il y a comme une malédiction de la terre. Son père cultive ses salades, la tête dans la terre, alors que Nassim travaille dans un gratte-ciel. Il est trilingue, ses parents ne parlent pas français malgré leurs 30 années passées 88

Dans le premier film de Saïd Hamich, le héros, à Bollène, retrouve plusieurs générations d’immigrés vivant comme en marge du reste de la société, ghettoïsés. en France. Car ils ont été cantonnés au travail physique, au communautarisme, à l’intérieur de la cité, des fermes. « Le travail, c’est le plus important », lui dit son père… Oui, et Nassim a gardé cette obsession du travail, de la réussite, ce masque de la honte, un refus de l’amour pour le labeur, comme si c’était incompatible. C’est une croyance populaire forte, héritée des schémas patriarcaux, les valeurs masculines du travail, de la force de l’homme, et qui se transmettent de génération en génération. C’est aussi l’histoire de l’immigration : on a pris la première génération comme de la chair à usine. On a construit une logique migratoire avec des gens qui ne demandaient rien. Dans le sud-est, ils ne parlaient pas français, ils étaient dans les champs, se gelaient à tailler les vignes l’hiver, partaient un mois maximum chez eux… Ils sont venus avec des codes de leur pays d’origine où le droit du travail et le droit social n’étaient pas pris en compte. On les a parqués et on leur a demandé de travailler, et on a presque voulu faire la même chose avec leurs enfants. Débrouillez-vous par vous-mêmes ! Sauf qu’évidemment, ça ne marche pas. Ces enfants nés en France ont besoin, légitimement, de beaucoup plus. Il faudrait un projet social. Votre personnage est parfois violent et radical vis-à-vis de sa famille, de ses choix de vie différents du sien… C’est intéressant : rejeter son milieu le pousse à être très agressif. Pour lui, la réussite est passée par quelque chose d’extrêmement capitaliste, violent : du travail, de l’argent… Pour moi, c’est aussi une critique d’une culture assimilationniste qu’il y a en France : tout ce qui compte, c’est de travailler et de gagner de l’argent. Nassim a oublié certaines choses plus fondamentales. J’aime bien qu’il soit à la fois touchant et excessif. Il n’est pas très heureux. Il a choisi Abu Dhabi car ce sont aussi des territoires nouveaux, sans histoire, comme une page blanche, idéal quand on veut oublier son passé. Les immeubles ont moins de 20 ans, j’y ai moi-même rencontré plus d’Américains que AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


DR (2)

Lui qui a « réussi » et vit désormais à Abu Dhabi avec sa fiancée américaine, a honte de son milieu d’origine modeste, qu’il ne comprend plus. d’Émiratis. C’est comme un nouveau monde, avec un côté science-fiction. Nassim voudrait être un nouvel homme, sans histoire, mais ce n’est pas possible. De Martin Scorsese à Ridley Scott, le Maroc accueille depuis des décennies de nombreux tournages… Oui, la production exécutive fonctionne très bien au Maroc. Car il y a des bons techniciens, tout est balisé, le Centre national du cinéma marocain gère tout ça, il y a des décors magnifiques, l’armée apporte son aide… Des séries américaines y sont tournées aussi. Mais j’essaie de ne pas faire que de la production exécutive, et de produire aussi des films marocains. C’est très bien d’être une terre d’accueil pour les films, mais il faut aussi une cinématographie. C’est plus glorifiant pour le Maroc d’avoir Volubilis de Faouzi Bensaïdi que d’accueillir le tournage de James Bond. Combien de films sont produits annuellement au Maroc ? Une trentaine. Il y a un fonds qui aide une quinzaine de projets et soutient jusqu’à 500 000 euros, comme l’avance sur recettes en France. Après, les films peinent à être coproduits par l’étranger, à obtenir plus d’argent, donc la qualité n’est pas au rendez-vous. Seuls deux ou trois films sortent du lot. Il faut absolument des politiques publiques fortes de soutien au cinéma, et pas seulement aux tournages. Un pays sans cinématographie est orphelin d’une chose essentielle. En France 220 films sont produits par an, certains disent que c’est trop, mais rien que pour un film extraordinaire comme 120 battements par minute, toute la politique de soutien est légitimée ! Je regrette que les jeunes réalisateurs marocains n’aient pas suffisamment accès à ce fonds d’aide, qui est super mais pourrait être plus efficient, plus porteur d’un cinéma marocain, de meilleure qualité. En Tunisie, il y a une nouvelle vague de jeunes cinéastes : Leyla Bouzid, Walid Mattar, Mohamed Ben Attia, Kaouther Ben Hania… Elle n’a pas encore émergé au Maroc, mais ça va arriver, et il le faut ! Moi, j’ai la particularité de ne produire que des films qui sont coproduits avec l’international, parce qu’il faut se donner les moyens. Un film coûte cher, c’est faux de croire qu’il suffit de trois semaines pour le faire. Faouzi Bensaïdi tourne en six semaines et c’est le minimum ! C’est un cinéaste qui mérite bien plus de budget AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

« La France a abandonné une partie de ses citoyens. Beaucoup ne se sentent pas français, rejetés, alors ils vont chercher ailleurs une identité. » que ça, car il a une vision graphique et spatiale de ses scènes, et ça requiert du matériel, de la machinerie, de la lumière… Much Loved (2015) de Nabil Ayouch est le premier long métrage que vous avez produit. Comment l’avez-vous rencontré ? Je travaillais sur le tournage de son film Les Chevaux de Dieu, ça s’est très bien passé. Nabil a une capacité de travail immense. Quand il m’a proposé de coproduire Much Loved, j’ai évidemment accepté ! Je n’ai pas investi que de l’argent, c’était une belle relation, avec de riches échanges artistiques, des conseils… Il a cette capacité à faire adhérer des gens autour de lui, et il donne la chance aux jeunes. Beaucoup au Maroc sont passés par sa boîte. C’est un bâtisseur. Ce qu’il a traversé avec Much Loved est terrible, tous ces gens qui se sont déchaînés en ayant vu des rushs pixélisés, pas cadrés, rezoomés, c’était une violation de l’œuvre ! Il a été interdit par un ministre qui ne l’avait même pas visionné… C’est un film en avance sur son temps au Maroc et il sera important dans le futur. ■ 89


PORTFOLIO présenté par Victor Masson

Citoyens ensemble

Inviter à une réflexion sur notre rapport à l’environnement, à notre mémoire collective et aux évolutions de la société : c’est le souhait de l’Abbaye royale d’Épau (Sarthe), qui lance sa 6e saison photographique à travers une exposition sur le thème « La citoyenneté et le vivre ensemble », avec 14 artistes. Dont la regrettée Leïla Alaoui, portraitiste de la jeunesse marocaine, ou Corentin Fohlen, qui livre un tableau contrasté d’Haïti. Des images saisissantes, des instants d’Histoire, dans le cadre exceptionnel d’un joyau de l’architecture cistercienne. *Exposition jusqu’au 4 novembre, Abbaye royale de l’Épau (Sarthe).

90

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


Nikolaj Lund • Toke Moldrup

Le photographe et violoncelliste danois donne un coup de frais à la musique classique, invitant ses modèles à adopter des poses décalées (ici Toke Moldrup, aussi violoncelliste).

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

91


PORTFOLIO

Guy Le Querrec • Musiciens de jazz

Passionné par l’Afrique et le jazz, dont il photographie inlassablement les musiciens, Guy Le Querrec fait partie de l’agence Magnum. En 1985 à Épinay-sur-Seine, il se trouvait sur le tournage de Autour de minuit de Bertrand Tavernier, dans un décor reproduisant le mythique club Birdland de New York.

Thomas Pesquet • Vues de la Terre

Au cours de sa mission de 6 mois à bord de la Station spatiale internationale, Thomas Pesquet a régulièrement partagé son quotidien depuis son compte Instagram, qui compte près de 500 000 followers (instagram.com/thom_astro/). 92

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


Corentin Fohlen • Haïti

À Haïti, Corentin Fohlen capture l’essence de l’île à travers une série de portraits d’habitants à l’occasion du carnaval de Jacmel, épicentre de la culture vaudoue.

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

93


PORTFOLIO

Leïla Alaoui • No pasara

Victime de l’attentat de Ouagadougou à la terrasse du café le Cappuccino le 15 janvier 2016, Leïla Alaoui laisse entre autres derrière elle No Pasara, une série dédiée à la jeunesse, de Béni Mellal, au centre du Maroc, jusqu’aux villes portuaires de Nador et Tanger. Une jeunesse qui tourne le dos au continent et fixe son regard sur la Méditerranée, qu’elle rêve de traverser.

94

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


Tim Franco • Metamorpolis

Chongqing, ville chinoise de 32 millions d’habitants, a connu un des développements les plus rapides du pays. Face à l’urbanisation, nombreux sont les paysans contraints d’abandonner leurs terres. Tim Franco suit cette folle mutation. AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

95


destination

La mosquée Bab Guissa, vraisemblablement érigée au XIVe siècle.

FÈS, LA « REINE DU MAGHREB » Classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, sa médina (la plus grande du monde arabe !), festival pour les sens, recèle mille trésors. Il fait bon se perdre dans ce labyrinthe…

fois cela va de soi, offre pléthore de souvenirs. Riche de FONDÉE en 789 par Idris 1er, Fès el-Bali, « la vieille ville nombreux trésors architecturaux, entre médersas, musées et de Fès », est au premier abord pour le touriste occidental un portes sculptées, Fès el-Bali renferme notamment la célèbre labyrinthe tentaculaire insurmontable. Plus grande médina mosquée Al Quaraouiyine construite dès 859, également plus du monde arabe, et l’une des mieux conservées, elle est ancienne université du monde encore en activité, pourtant aujourd’hui balisée : six circuits dont on aperçoit les toits de tuiles vernissées thématiques ont en effet été pensés pour LES BONNES vertes depuis les différents points de vue de la ADRESSES faciliter la visite de cet entrelacs de ruelles ville. Partout autour, c’est un festival pour les ✔ Le Riad Dar Bensouda, pittoresques où il n’est pas rare de croiser un sens lorsqu’on s’aventure dans les différents havre de paix âne chargé de peaux fraîchement tannées au souks et fondouks qui ont tous leurs spécialités : ✔ Le Palais Faraj et sa milieu d’une foule parfois compacte qui tente céramiques, vanneries, alimentation ou encore terrasse qui surplombe de se frayer un chemin entre les échoppes des tanneries. Impossible d’ailleurs d’oublier son artisans. Un passage par l’office de tourisme toute la médina passage dans la plus grande des tanneries de pour s’armer d’un plan détaillant les fameux ✔ Le jardin Jnan Sbil, Fès, Chouara : les odeurs désagréables émanant circuits est donc indispensable. Car même pour respirer des bassins remplis d’ammoniac, de chaux avec les indications et les panneaux, on finit ✔ Le Ruined Garden et de fientes de pigeon ne doivent pas vous toujours par se perdre ! Mais c’est peut-être là pour un déjeuner détente décourager, car une fois monté sur l’une des le plus grand plaisir et le meilleur moyen de nombreuses terrasses qui entourent la tannerie, on profite vivre Fès comme un Fassi, en laissant nos pas nous porter. S’il simplement du spectacle des artisans pieds nus dans les faut dans les endroits les moins touristiques de ce sanctuaire bassins de toutes les couleurs, travaillant les peaux sans s’armer de patience pour éloigner certains habitants un peu relâche. Une tradition millénaire qui achève de nous faire trop collants et désireux de jouer les guides contre quelques remonter le temps dans cette ville où il semble s’être arrêté. ■ dirhams, la visite des 18 quartiers de la médina, en plusieurs 96

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

SHUTTERSTOCK

par Alexis Hache


MADE IN AFRICA escapades hôtellerie

ONOMO S’IMPLANTE AU CAMEROUN

Le groupe entend accélérer son développement en Afrique centrale. Le Hoanib Valley Camp est composé de six tentes tout confort. Un luxe qui a un coût : 14 000 euros la nuit…

vip

En Namibie, comme le prince Harry et Meghan

DÉJÀ bien implantée à l’ouest du continent, la chaîne africaine Onomo Hotels, spécialisée dans les trois étoiles « plus », cible désormais l’Afrique centrale avec l’ouverture en 2019 de son premier hôtel au Cameroun. C’est Douala, capitale économique du pays, et le quartier administratif Bonanjo, qui ont été choisis pour cette grande première, confirmant la volonté du groupe de s’installer en priorité dans les villes d’affaires. Onomo vise une inauguration en avril 2019, avant la Coupe d’Afrique des nations (CAN). Jusqu’à présent, il n’avait ouvert qu’un hôtel en Afrique centrale, à Libreville (Gabon). Son objectif est d’accroître son portefeuille dans la région : deux autres établissements sont déjà prévus au Cameroun, à Yaoundé et dans la ville balnéaire de Kribi. La chaîne mettra ensuite le cap plus à l’est où elle ne L’établissement possède qu’un hôtel, à Kigali (Rwanda), pour Onomo l’Éthiopie et le Mozambique. Une expansion de Libreville aidée par la levée de 106 millions d’euros était jusqu’à réalisée auprès de l’institution britannique aujourd’hui CDC Group et du français CM-CIC Capital le seul de la région. Privé, filiale du Crédit Mutuel. ■ A.H.

DR (2) - PHILIPPE WANG

Sur les rives de la rivière Hoanib, un LODGE D’EXCEPTION pour vivre au rythme de la nature. CE N’EST pas un hasard si le prince Harry et Meghan Markle en ont fait la destination de leur voyage de noces. Situé au nord-ouest de la Namibie, au cœur du Kaokoland et à quelques kilomètres de la fameuse Skeleton Coast, le Hoanib Valley Camp est installé au bord de la rivière éphémère Hoanib qui serpente entre les montagnes ocre de la région et ne prend vie que quelques jours par an, pendant la saison des pluies. Le reste du temps, on se balade dans son lit bordé d’acacias centenaires en quête des mammifères qui peuplent ces lieux : éléphants et lions du désert, girafes, oryx et même rhinocéros noirs, menacés d’extinction, ces terres arides et difficilement accessibles abritent une faune et une flore rares. Ouvert depuis le mois de mai, le Hoanib Valley Camp est composé de six tentes spacieuses tout confort (douches intérieures et extérieures) construites en bois, bambou et à 70 % de matériaux recyclés. L’énergie est solaire et les meubles et objets de décoration fabriqués par les tribus locales, Himba et Rundu, que l’on peut découvrir en visitant leurs villages alentour. À partir de 14 000 euros la nuit pour deux personnes. ■ A.H.

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

97


design

Un tutu de lumière Chez THABISA MJO, danse africaine et ballet fusionnent pour donner vie à Tutu 2.0, une lampe fonctionnelle et iconique.

« SI LES AFRICAINS avaient inventé le tutu, il ressemblerait à la jupe Xibelani », assure la designer sudafricaine Thabisa Mjo. Et c’est en s’inspirant de ce vêtement ent traditionnel, que les femmes tsongas portent pour célébrer er leur culture, qu’elle a créé son luminaire suspendu Tutu 2.0. Premier objet sorti de son cabinet Mash T Design en 2015, cette lampe imposante a depuis remporté de nombreux prix internationaux et a été nommé « plus bel objet sud-africain » lors de la convention 2018 de Design Indaba au Cap. Le cadre du chandelier est constitué par de fines tiges d’acier recouvertes de laine tressée, ce qui crée un jeu de transparences et évoque la fluidité et les plissés des volants de tulle. Le tout est couronné par une deuxième et plus courte bande de tiges, reliées par des fils de perles aux couleurs variées. La pièce finale, que cee soit en noir et blanc pour un effet plus chic ou bariolé pour ur un objet haut en couleur, ambitionne de devenir un jour une icône du design africain et profite aujourd’hui d’un succès mérité de la critique et du public. ■ Luisa Nannipieri

L’objet, en tiges d’acier recouvertes de laine tressée, a remporté de nombreux prix internationaux.

LE LIEU : THE ROCK (ZANZIBAR) QU’EST-CE ?

Perché sur un rocher à quelques mètres de la côte de Zanzibar, ce petit restaurant est un lieu unique au monde. Sur cet îlot ET SINON ? paisible, tous, du routard au businessman, Végétariens viennent savourer un moment de rêve, et allergiques bienvenus ! suspendus hors du temps. Accessible à POUR QUI ? pied ou avec un petit bateau sans moteur, Pour tous ceux suivant le rythme des marées, The Rock qui apprécient offre à sa clientèle variée des tables avec une expérience vue sur la mer à 360°. Que ce soit pour hors du commun. siroter un cocktail ou goûter à des plats raffinés qui mélangent la cuisine et les épices locales avec une touche italienne, comme les gnocchi à la vanille et gambas, le dépaysement est assuré. ■ L.N. Tél. : +255 776591360

Pour accéder à ce restaurant hors normes, il faut prendre un bateau, ou s’y rendre à pied… au rythme des marées !

therockrestaurantzanzibar.com

98

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

RUSSEL SCOTT (3) - DR

Une table au milieu de la mer.


MADE IN AFRICA carrefours insolites

La culée creuse de 6 000 m 2 du pont Hassan II accueille jusqu’en septembre tables rondes, conférences et expositions.

architecture

Les rivales unies par la Biennale

DR - OUSSAMA RHALEB

Pour sa première édition, l’événement AGORA RABAT SALÉ se veut un trait d’union démocratique entre les deux villes. IL N’Y A entre Rabat et Salé que six kilomètres, mais une rivalité millénaire les sépare. Reliées depuis 2011 par le pont Hassan II, les deux villes qui ne font aujourd’hui plus qu’une partagent aussi désormais une biennale d’architecture organisée par le collectif Agora Rabat Salé et intitulée « Architecture, Ville et Culture ». Pour sa première édition, elle a choisi le thème de « l’Entre-deux », symbolisé par le pont lui-même qui accueille les expositions, les conférences, les tables rondes et les spectacles prévus pour l’occasion. C’est en effet sous la culée creuse du pont, sur la rive du Bouregreg située à Rabat, que l’Agora Rabat Salé prend vie. En mars, l’Agora Expo a ainsi été inaugurée en mai, une visite du chantier du Grand Théâtre de Rabat en construction sur la rive du Bouregreg a été organisée et, plus important encore, professionnels et grand public ont à chaque fois pu se rencontrer et échanger. Car le cœur du projet repose sur un accès entièrement gratuit aux 6 000 m2 du site et aux événements. Symbole de cette ouverture à tous, Agora Kids offre aux plus jeunes une occasion rêvée de se munir de crayons, pinceaux, peintures et briques de bois pour penser la ville de demain. La Biennale prendra fin en septembre AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

avec l’organisation d’une grande exposition réunissant 120 artistes et architectes de différentes nationalités autour du thème « Entre Deux, l’image de la ville et l’image de soi » avec pour cadre sublime le chantier du Grand Théâtre dont l’inauguration est prévue en juillet 2019. ■ A.H.

Agora Rabat Salé, du 23 mars à fin septembre. agorarabatsale.com

Cet ouvrage d’art long de plus d’un kilomètre relie les deux cités depuis 2011.

99


Yasmeen Opare a commencé à vendre des vêtements en ligne pour financer ses voyages, avant de monter sa propre affaire. Après le lancement de la marque fin 2017, les modèles arriveront sur les plages cet été.

créatrice

Ashanti Swimwear L’histoire du Ghana sur la peau

Née à Londres et élevée à Accra, Yasmeen Opare lance une collection de maillots de bain de qualité qui reprend symboles et contes de l’ancien ROYAUME akan. YASMEEN OPARE n’avait que 23 ans quand elle a décidé de créer, avec son frère Dexter, Ashanti Swimwear. Cette ligne de maillots de bain de luxe lancée en novembre 2017 s’inspire de la culture du Ghana, le pays d’origine des Opare. Née à Londres en 1993, Yasmeen a passé une partie de son enfance à Accra avant de retourner au Royaume-Uni pour poursuive ses études. De cette période, elle a gardé le souvenir d’un pays vibrant de couleurs qu’on retrouve aujourd’hui dans ses créations. Elle s’inscrit à l’université à Leicester, où elle suit des cours de sociologie et d’économie. Après avoir obtenu son diplôme, elle commence à travailler dans le monde de la finance. Son expérience n’a duré que dix mois, le temps de comprendre que sa voie était ailleurs. Peut-être dans le business de revente en ligne de maillots de bain, qu’elle avait entrepris pour se payer des voyages après les études ?

100

Mais à ce moment-là, pourquoi ne pas développer sa propre collection ? Elle avait déjà eu l’occasion de voir des maillots imprimés avec des motifs africains dans des magazines, « sauf qu’à chaque fois, c’étaient des pièces uniques ou presque, et dans tous les cas, très chères ». L’idée est là, mais c’est son frère aîné, 27 ans à l’époque, qui la convainc de faire le pas. Elle dessine alors ses premières créations dans sa chambre de Londres. Ses lignes Kente Queen, ‘Ntoma et Ankara proposent des maillots une ou deux-pièces aux formes minimalistes ou plus extravagantes et provocantes. Les collections s’inspirent de l’histoire du royaume ashanti : « Je me sers de motifs traditionnels et de noms akans pour transmettre la culture du Ghana », explique la designer. Chaque pièce mélange couleurs et motifs pour créer un syncrétisme symbolique qui reprend AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

AO_PHOTOGRAPHY

par Luisa Nannipieri


MADE IN AFRICA fashion Le modèle Yaa, à droite, reprend un motif qui symbolise la résistance du Ghana contre ses envahisseurs.

Confortables et élégants, les une et deux-pièces Ashanti se veulent haut de gamme.

La marque rêve de proposer des habits 100 % made in Ghana.

et modernise des concepts chers à la culture du pays. Le modèle une-pièce Yaa, par exemple, l’un de plus appréciés de la collection pour son allure sexy, porte le nom akan donné à une fille qui naît le jeudi. Et le motif utilisé, le ApremoCanon, est associé à la résistance du peuple du Ghana contre les envahisseurs étrangers. Il s’inspire du tissu traditionnel Kente où se mélangent le vert, qui symbolise la bonne santé, le rouge, qui évoque la spiritualité et le sacrifice, le noir, pour la force spirituelle et le mystère, et l’or, pour la richesse. Ensemble, ces couleurs évoquent « l’unité dans la différence », chère à la créatrice. Les clients reçoivent avec leur maillot de bain l’histoire derrière chaque imprimé, une façon pour Yasmeen de répandre aux quatre coins du Globe l’histoire de cet ancien royaume. Ashanti Swimwear est une véritable entreprise familiale. Pour la production, Yasmeen a travaillé avec son cousin, Antia Atuobi, designer et coupeur de mode. Elle aurait aussi aimé fabriquer sa collection au Ghana, mais cela n’est pour l’instant pas possible : « Ça a été vraiment difficile de trouver une manufacture en mesure de produire des modèles dans une matière résistante à l’eau », expliquet-elle. Un autre problème était la capacité productive des usines, qui ne permettaient pas de penser à grande échelle, alors que les Opare n’ont pas hésité à se lancer sur le marché international. Tout en préparant sa nouvelle collection, qui devrait sortir dans les prochains mois, elle ne cache pas son envie de pouvoir un jour présenter une série de maillots de bain entièrement made in Ghana. ■ AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

101


En cas de calculs récidivants, il est nécessaire d’en trouver la cause.

Maladies des reins

Comment se prémunir ?

Il servent à éliminer les déchets de l’organisme, mais pas seulement. Et quand ils fonctionnent mal, c’est tout notre corps qui se détraque… D’où l’intérêt du DÉPISTAGE. PLUS D’UN ADULTE sur dix souffre d’une affection rénale. Et une augmentation de 17 % de ces maladies est prévue dans la prochaine décennie… Partout dans le monde, l’hypertension artérielle ou le diabète, extrêmement répandus, en sont devenus les causes les plus courantes. Nos reins ont de multiples fonctions : la première est d’éliminer les déchets toxiques produits par l’organisme. La seconde est de maintenir la quantité d’eau et de minéraux (sodium, potassium) nécessaire. La troisième est la production d’hormones, d’enzymes et de vitamines, indispensables au contrôle de la pression artérielle, et à la fabrication des globules rouges, de la vitamine D. Quand les reins fonctionnent mal, cela peut entraîner une hypertension, une anémie, des problèmes cardiaques, une fragilité des os… Et les médicaments s’accumulent dans 102

l’organisme, avec un risque de surdosage. Tout un cortège de problèmes de santé peut donc survenir. Durant de nombreuses années, une maladie rénale ne donne aucun symptôme, d’où un diagnostic souvent trop tardif. C’est d’autant plus dommage qu’on peut préserver le bon état de ses reins ou, s’il y a un souci, stopper son évolution.

Le dépistage est une priorité Il est facile de diagnostiquer une maladie rénale par des examens simples : recherche d’albumine dans les urines, dosage de la créatinine dans le sang. Cet examen doit être une priorité, notamment chez les personnes les plus à risque. C’est le cas quand on a de l’hypertension ou du diabète : ces affections peuvent altérer les vaisseaux des reins, et AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018


VIVRE MIEUX forme & santé

pages dirigées par Danielle Ben Yahmed avec Annick Beaucousin et Julie Gilles

endommager ces derniers. Même chose si on a eu plusieurs récidives de calculs rénaux : plus on fait de calculs, plus les reins souffrent ; il faut rechercher la cause de ces récidives. Le surpoids est un autre facteur de risque : il demande plus de travail aux reins, et, au fil des années, les dégrade. Le tabagisme est néfaste également : il accélère la progression d’un mauvais fonctionnement rénal. Une maladie des reins dans la famille, ou une insuffisance rénale durant une grossesse (même si elle a régressé) doivent par ailleurs rendre vigilants. Enfin, l’âge intervient : au-delà de 50 ans, et surtout de 60 ans, même sans autre facteur de risque, on pense au dépistage : avec les années, les organes vieillissent.

SHUTTERSTOCK (2)

Les clés de la prévention D’autant plus quand on a un ou des facteurs de risque, il est primordial d’adopter des mesures de prévention pour préserver ses reins. Outre le traitement – essentiel – de maladies comme l’hypertension et le diabète, l’arrêt du tabac est important. D’autre part, il faut boire assez, soit 1,5 à 2 litres d’eau par jour : chaque fois que l’on mange, les reins doivent éliminer des déchets, et pour cela, ils ont besoin d’eau. Il faut veiller à ne pas manger trop salé (en évitant les plats préparés industriels), car cela favorise la survenue d’une hypertension. On fait également attention aux excès de protéines animales (viandes, œufs…) : si on en consomme beaucoup, cela augmente le volume des déchets à éliminer par les reins, et à la longue, favorise leur détérioration. On ne devrait pas manger de la viande plus d’une fois par jour. S’il est essentiel de maigrir en cas de surpoids, cela passe par la diététique et l’activité physique régulière. Gare en revanche aux régimes hyperprotéinés pour perdre du poids. Ils comportent une part de protéines bien trop importante pour les reins, qui doivent travailler énormément. Ces régimes suivis de façon répétée, sont très délétères ! Enfin, on se méfie des médicaments pouvant être toxiques pour les reins : aspirine, anti-inflammatoires comme l’ibuprofène lorsqu’ils sont pris à fortes doses ou à long terme ; laxatifs utilisés très souvent. Dans ces cas, on demande conseil à son médecin. Enfin, si un début de maladie rénale est détecté, son développement peut être enrayé avec un traitement commencé à temps. Il est possible ainsi d’éviter des complications ; et la progression vers l’insuffisance rénale qui, faute de greffe de rein, nécessite le recours à la dialyse, très contraignante, avec une machine qui débarrasse le sang des déchets toxiques. ■ AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

AVC, LES ALIMENTS À EFFETS PRÉVENTIFS

Adoptez-les, surtout si vous avez des RISQUES.

POUR CERNER le lien entre consommation de différents groupes d’aliments et risque d’accident vasculaire cérébral (AVC), des chercheurs chinois ont passé au crible les résultats de 18 études publiées de 2008 à 2015. Cette analyse scientifique rapportée par le Centre de recherche et d’information nutritionnelles en France, le prouve : une alimentation très riche en noix, fruits, légumes, produits laitiers, poissons et thé (associée à une consommation modérée de café et de chocolat) a un effet protecteur contre l’AVC. D’où viennent les bienfaits de ces aliments ? Commençons par les noix : leurs acides gras insaturés sont bénéfiques sur le taux de graisses dans le sang ; elles apportent aussi du potassium, du magnésium, des folates et des fibres qui agissent favorablement sur la tension artérielle. Riches en vitamines et antioxydants, les fruits et légumes, eux, interviennent notamment sur le mauvais cholestérol LDL. Quant aux produits laitiers, ils sont riches en calcium, potassium et magnésium, en protéines et en vitamines, autant de nutriments ayant montré des effets préventifs sur les maladies cardiovasculaires. Le principal avantage du poisson tient dans sa teneur en omégas 3. Enfin, pour le thé, c’est sa richesse en polyphénols qui protège. En revanche, un excès de viande rouge et/ou transformée augmente le risque d’AVC. ■ 103


Malaise vagal :

que faire ?

Vertiges, pâleur, évanouissement… C’est inquiétant, mais généralement SANS GRAVITÉ.

104

PROTÉGER SES YEUX DES ULTRA-VIOLETS

On choisit de bons verres solaires, y compris pour les ENFANTS ! LES RAYONS UV sont nocifs pour les yeux, même si on ne ressent pas la chaleur. Outre le risque immédiat d’inflammation de la cornée très douloureuse, ils contribuent au vieillissement prématuré de l’œil, et peuvent à long terme entraîner l’apparition précoce de la cataracte, favoriser une dégénérescence dite DMLA, première cause de cécité après 50 ans. Par conséquent, on n’achète pas n’importe quelles lunettes de soleil ! Il faut vérifier que les verres sont anti-UV, et opter de préférence pour des marques européennes, avec le marquage CE, gage de qualité. La teinte, elle, doit être de catégorie 3 ou 4 (en sachant que l’indice 4 n’est pas adapté pour la conduite). Ces mentions doivent être normalement gravées à l’intérieur des branches. On veille en plus à choisir une monture enveloppante, afin que les UV ne passent pas sur le dessus ou les côtés. Et pour les enfants, mêmes conseils ! Leurs yeux sont encore plus fragiles que ceux des adultes : leur cristallin, plus transparent, filtre moins bien la lumière agressive. ■ AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

SHUTTERSTOCK (3)

CELA commence par une sensation de faiblesse, une transpiration à grosses gouttes. Puis on se retrouve très vite avec les jambes comme en coton, et on peut « tomber dans les pommes »… Heureusement, pas plus de quelques secondes la plupart du temps. Ce malaise dit vagal peut se produire dans une ambiance trop chaude, lors d’une position debout prolongée, après un effort physique important, ou encore après une forte émotion (mauvaise nouvelle, peur). En fait, l’organisme, qui a mal supporté la situation en question, ralentit trop le rythme cardiaque ayant été accéléré au départ. Cela entraîne une chute brusque de la tension artérielle : le cerveau ne reçoit plus alors suffisamment de sang, et par conséquent d’oxygène. D’où la sensation de se sentir mal. Dans ce cas, l’idéal est de s’allonger tout de suite, les jambes un peu surélevées si possible. On peut aussi s’asseoir et pencher la tête entre ses genoux pour améliorer l’irrigation sanguine du cerveau. En revanche, tenter d’aller prendre l’air dehors, n’est pas forcément une bonne idée : en effet, c’est souvent ainsi qu’on risque – sur son chemin – de perdre conscience et tomber. Si l’on se trouve nousmêmes face à quelqu’un qui vient de s’évanouir, il faut l’allonger et surélever ses jambes : de la sorte, la personne revient vite à elle. Faire un malaise vagal, c’est bénin. Mais la première fois, il est préférable de consulter un professionnel pour vérifier que cela ne cache pas éventuellement autre chose (souci cardiaque par exemple). ■


VIVRE MIEUX forme & santé Surtout, on ne partage pas ses chaussons !

MYCOSES DES PIEDS : LES PARADES À ADOPTER

Pour prévenir cette infection, ou la soigner efficacement suivez nos CONSEILS.

LES CHAMPIGNONS microscopiques qui attaquent notre peau affectionnent chaleur et humidité. Voilà pourquoi les mycoses des pieds deviennent plus fréquentes à cette période de l’année : elles s’installent entre les orteils (parfois sur le bord du pied ou dessous), y provoquent une rougeur ou de petites cloques avec souvent des démangeaisons, de petites peaux qui pèlent, voire des fissures.

• Cette affection est très contagieuse

Il faut éviter de marcher pieds nus dans les lieux publics, notamment chauds et humides : bord des piscines, vestiaires, douches collectives, hammam… En effet, les personnes infectées marchant pieds nus, laissent sur le sol des peaux mortes qui nous contaminent facilement.

• Attention, si quelqu’un est atteint

d’une mycose à la maison, on ne marche pas non plus pieds nus, surtout dans la salle de bain. Et on lave à 60 °C les possibles sources de contamination (serviettes, tapis de bain). Bien sûr, on ne partage ni serviette, ni chaussons.

• Il faut se méfier de la macération dans des chaussures fermées Une mycose se développe vite à la faveur de la moiteur et de la transpiration. On opte le plus possible pour des chaussures aérées. Gare aux baskets portées quasi non-stop ! En cas de transpiration des pieds, recourir à une poudre anti-transpirante est conseillé.

• De suite se traiter avec un antifongique

On ne tarde pas à se traiter ! Lorsqu’on a la certitude qu’il s’agit de cela, on peut employer un antifongique vendu sans ordonnance. Il faut bien respecter le nombre d’applications journalier, et la durée du traitement (variable selon les produits). L’erreur trop courante est d’arrêter dès que la peau redevient nette. Or, tous les champignons ne sont pas pour autant éliminés, d’où des récidives qui ne manquent pas de se produire ! Enfin, bon réflexe en plus, on désinfecte chaussures et chaussons avec une poudre antifongique au début du traitement, et à nouveau au bout d’un mois.

• En cas d’échec de l’automédication Si cela n’a pas fonctionné, on consulte. ■

À LIRE Des questions médicales embarrassantes ?

Pour prendre soin de son cerveau

Si vous avez un souci qui vous semble trop intime, trop gênant pour en parler au médecin, vous trouverez la solution dans ce livre. Mauvaises odeurs, gaz, sécrétions, éjaculation précoce, douleurs mal placées… L’auteur a mené l’enquête au fond de nos estomacs, à la racine de nos cheveux, sous nos draps et plus loin… pour résoudre nos tracas les plus embarrassants.

Écrit par un éminent neurologue, Protégez votre cerveau propose un programme pratique basé sur l’alimentation (avec notamment plus de lipides, moins de glucides), l’hygiène du sommeil, etc., et de multiples conseils de vie. Le tout pour doper son cerveau, réduire le risque de maladies cérébrales, tout en offrant bien d’autres avantages sur notre état de santé général !

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

Docteur, j’ai un ami qui…, par Mélanie Morin, éd. Larousse, 16,95 euros.

Protégez votre cerveau, par le Dr David Perlmutter, éd. Marabout, 19,90 euros.

105


LES 20 QUESTIONS propos recueillis par Astrid Krivian

Pays-Bas, deux femmes sont venues me confier l’importance de ma musique dans leur vie, comment elle les aide… Ça m’a profondément touchée.

1. Votre objet fétiche ? Mes deux bagues favorites, dont une que j’ai moi-même dessinée, et qui ne me quitte jamais. 2. Votre voyage favori ? Le Brésil ! Parmi tant d’autres. La culture brésilienne est de la même famille que celles d’Afrique.

4. Ce que vous emportez toujours avec vous ? Mon chapeau. Sur scène, j’ai besoin de le porter, j’adore ! 5. Un morceau de musique ? L’album Numbers du grand trompettiste américain Nicholas Payton. 6. Un livre sur une île déserte ? The Bluest Eye (L’œil le plus bleu) de mon écrivaine préférée, Toni Morrison. 7. Un film inoubliable ? Le film argentin Le Côté obscur du cœur (1992) de Eliseo Subiela. Une très belle histoire d’amour, intense. 8. Votre mot favori ? Poésie, amour… Je n’ai pas de mot favori, tout dépend de l’usage que l’on en fait. 106

17. Votre plus beau souvenir ? J’ai la chance d’en avoir tellement… C’est toujours très fort et bouleversant de jouer dans une ville où je ne suis jamais allée, et d’entendre le public.

Akua Naru

Native du Connecticut, la rappeuse d’origine ghanéenne sort son 3e album, The Blackest Joy, où les sonorités ouestafricaines nourrissent son style atypique, mêlant jazz et hip-hop. Un manifeste féministe et poétique, dans la lignée de Lauryn Hill et Erykah Badu. 9. Prodigue ou économe ? Les deux, ça dépend ! Quand je suis en mode prodigue, j’achète des tonnes de livres, je m’offre des voyages, j’enrichis ma collection d’œuvres d’art… 10. De jour ou de nuit ? Normalement, je me couche entre 3 et 5 heures du matin. J’imagine que ça fait de moi un oiseau de nuit ! J’aime l’atmosphère très tranquille juste avant l’aube. 11. Twitter, Facebook, e-mail, coup de fil ou lettre ? J’écris encore des lettres, car j’ai besoin que ma main se déplace quand j’écris !

18. L’endroit où vous aimeriez vivre ? Je ne sais pas. Je le cherche encore ! 19. Votre plus belle déclaration d’amour ?

12. Votre truc pour penser à autre chose, tout oublier ? Sortir avec des amis, lire… Voyager seule, n’importe où, et me retrouver avec moi-même.

Ma chanson Poetry: How Does it Feel? de mon album The Journey Aflame (2011). Inspirée par ma relation avec un bel homme sexy, à qui elle est dédiée.

13. Votre extravagance favorite ? Les voyages ! Ou me rendre dans une bibliothèque et dévaliser les rayons, je suis une grande lectrice.

20. Ce que vous aimeriez que l’on retienne de vous au siècle prochain ?

14. Ce que vous rêviez d’être quand vous étiez enfant ? Écrivaine. 15. La dernière rencontre qui vous a marquée ? Après mes concerts en Allemagne puis aux

Les gens peuvent dire ce qu’ils veulent… Je suis déjà heureuse de créer de la musique, mais de quelle manière elle les touche libre à eux d’en juger. The Blackest Joy, d’Akua Naru (The Urban Era).

AFRIQUE MAGAZINE

I

381 – JUIN 2018

KATJA RUGE

3. Le dernier voyage que vous avez fait ? Je suis tout le temps sur la route, dans trois jours je serai au Kosovo pour un concert ! Là je reviens de Lagos, au Nigeria, mais cette fois, c’était pour faire un break, visiter, sortir…

16. Ce à quoi vous êtes incapable de résister ? Ma petite-nièce : c’est très difficile de lui dire non !


Les tendances du marchÊ de la finance Toutes les offres d’emploi en cours

Les innovations qui font la fiertĂŠ du continent

Les sucess story et les clĂŠs de rĂŠussite dans le monde des affaires

Votre journal d’information et d’analyses Êconomiques

Toute l’Êconomie dans un journal...

www.c Directeur de

amero onbusi nessto day.cm

la publicati on/Publis her : Mar ie-Claire NNANA

NÉGOC

Journa l d’in Econom formation ic informa et d’anal yses ĂŠco tion and nom analys es weekl iques N°003 Du merc y

IATION S

PublicitĂŠ/ Advertisement Sopecam Marketing and Communication : (237) 222 304 147 / 695 110 502

Vente, Abonnements et distribution Direction Commerciale et Marketing: (237) 242 094 459 / 696 413 128

En kiosque tous les mercredis chez votre marchand de journaux Ă 1000 fcfa

CAMER O

Les rĂŠv du MINĂŠlations FI redi 10

UN-FM

mai au mard

i 16 mai 201

I

ĂŻ 6XU OH FRQWHQ X OD GXU oeuvre ÂŤH ĂŻ 6XU OHV du programm HW OD PLVH HQ e OHYL l’austĂŠrit HUV ¢ DFWLRQQ HU SRXU ÂŤ ĂŠ ĂŻ 6XU OD YLWHU UÂŤGXFWLR Pp. 8-9 Q GX WU DLQ GH Y LH GH Oè( WDW

EMP Vo ir le LOIS s o ff re P.23 s

HÔTELL

ERIE

D o u a la a t t ir e inve s t le s is s e u r s

BABA D A

NPULL

P.20

Bankin

g: Elect

*Une publication de la SociÊtÊ de Presse et d’Editions du Cameroun (SOPECAM)

ronic O

ffers C

O Fro m H u mb le B e g in n in g To B il li o n a ir e Pp.16-17

hangin

g Habit

s

P.7

7 / 1.00 0

F



Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.