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ÊTRE EN AFRIQUE ÊTRE DANS LE MONDE

AFRIQUE MAGAZINE EN VENTE CHAQUE MOIS

N o 3 8 0 - A F R I Q U E

MAGAZINE - MAI 2018

Guinée

LES CHEMINS DE L’ÉMERGENCE Un dossier spécial de 16 pages

Maroc

Débats contradictoires sur la nature du pouvoir

Grand reportage Qatar: blocus et mystères

+Interviews

ROKHAYA DIALLO « Je gêne parce que je dénonce le racisme institutionnel » NADIR DENDOUNE « Au nom de ma mère ! »

www.afriquemagazine.com

BOLLORÉ

UN EMPIRE AFRICAIN

Logistique, ports, plantations… Vincent Bolloré est présent dans 46 pays du continent. Enquête sur cette « passion africaine » de l’entrepreneur breton, au moment où il est mis en examen pour ses activités à Conakry et Lomé. France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3000 FCFA ISSN 0998-9307X0

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ÉDITO

Donald et « Emmanouuuel » par Zyad Limam

N° 380 - MAI 2018

M 01934 - 380 - F: 4,90 E - RD

’:HIKLTD=YUY^UY:?k@d@s@a@a" 02/05/2018 21:59



ÉDITO par Zyad Limam

DONALD ET

« EMMANOUUUEL »

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etour aux États-Unis, après quelques années d’abstinence. J’y ai fait une partie de mes études, il y a déjà un moment, à Georgetown University, Washington D.C. Et chaque voyage me donne cette sensation particulière d’être un peu de retour chez moi, vers mes ambitions et mes rêves de jeunesse. Et à chaque fois aussi d’une expédition en terre étrangère. Plus encore depuis que l’Amérique se ferme au monde, repliée sur ses certitudes, sa sensation de toute-puissance, ses craintes et ses angoisses. Je traverse l’Atlantique avec le président Macron (pas dans le même avion évidemment…) qui se rend chez Donald Trump pour la première visite d’État que le fantasque locataire (pas pour longtemps on l’espère…) de la Maison Blanche accorde à un dirigeant étranger. Atterrissage à Washington, cette capitale presque modeste de la superpuissance américaine. Avec très vite cette image toujours stupéfiante, mais pas nouvelle, des cohortes de sans-abri et de demi-fous qui quémandent et qui errent à quelques blocs de la Maison Blanche. L’Amérique m’apparaît, convulsive, divisée, aux prises avec une formidable guerre civile intérieure, une bataille qui vient déjà de loin, stérile mais ardente pour l’âme de la nation. Libéraux, démocrates, conservateurs, républicains se déchirent sur tous les aspects de la vie publique, sociale, politique. Télévisions, radios, sont l’écho quotidien, permanent, de ce débat infernal. On n’échange pas ou peu. On tente de couvrir la voix, le son de l’autre. Sans parler de la guérilla généralisée sur les réseaux sociaux. Les ultra-réacs, les extrêmes droites, les « Tea Party » et leurs successeurs multiples ont le vent en poupe. Le « suprématisme blanc » n’est plus tabou. La question identitaire, comme ailleurs, est obsessionnelle. Musulmans, immigrés, migrants sont les victimes des murs et des « ban », les interdictions. Les tueries de masse dans les écoles (ou ailleurs) ne AFRIQUE MAGAZINE

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provoquent que de fortes émotions passagères sans véritable refonte de la législation sur les armes. Les grandes villes, côtières, cosmopolites, relativement ouvertes, sont à des années-lumière de la périphérie middle class fragilisée et d’une ruralité repliée sur ellemême. Dieu est de retour, l’évangélisme gagne chaque jour du terrain, l’ordre moral cherche à imposer sa loi contre les élites « mondialisées », alors même que le pays est secoué par la violence masculine soulignée par le mouvement « me too ». Et le retour de la violence raciale, quotidienne, celle qui frappe les minorités, et la plus importante en particulier, celle des Afro-Américains, cible trop fréquente d’une police rarement condamnée pour ses excès tragiques. Après deux mandats de Barack Obama, la race fait un retour explosif au cœur du débat américain. Quelque chose ne tourne pas rond dans la démocratie du pays le plus puissant du monde. Quelque chose ne tourne pas rond au point que cette démocratie a élu à sa tête un personnage comme Donald Trump. Conférence de presse à la Maison Blanche avec Emmanuel Macron justement. L’ambiance n’a pas l’air très sereine dans ces vénérables murs. Un technicien télé américain m’interpelle : « it is as crazy inside as it looks outside » : « c’est aussi dingue à l’intérieur que cela paraît à l’extérieur ». Direction l’apparat de la East room pour la conférence proprement dite. Je vois le président Trump pour la première fois, en réalité, de près. Il est costaud, physiquement lourd. On dirait balèze en français. Il a ce geste typique quand il parle, la main en l’air, avec l’index replié sur le pouce. Son regard est constamment en mouvement, à gauche, à droite. Il scanne. Il n’a pas l’air très sérieux, et pourtant étrangement, il en impose. Il interpelle, il provoque, il menace, cette fois-ci de détruire l’Iran, si jamais il venait à l’idée au régime de Téhéran de reprendre les processus d’enrichissement de l’uranium. Le président français a l’air nettement plus construit, 3


ÉDITO

plus smart, intelligent, réfléchi. « Emmanouuuel », comme l’appelle Trump, fait face, tente la séduction, résiste aux éclats populistes. Pourtant la sensation est là, désagréable, dérangeante, que la force est du côté d’un président américain sans limites, sans inhibitions ni de langage ni de pensée et qui se comporte quasiment comme un véritable parrain. Encerclé par les enquêtes de justice, dont celle du procureur spécial Robert Mueller sur les liens de sa campagne avec la Russie, Trump se défend, donne des coups, tweete ses colères et ses frustrations. Il aime la bagarre. Il vit avec depuis si longtemps. C’est sa nature. Il a l’habitude des procès, il en a connu tellement. Pourtant, il ne faudrait pas le sous-estimer. Son bureau ovale est vide de dossiers, il ne lit pas beaucoup, passe des heures devant la télé, change de ministres et de conseillers sur des coups de tête (« you are fired »), s’entoure de gens assez peu recommandables ou carrément non qualifiés, il est essentiellement préoccupé par son image, l’argent et les rapports de force. Mais le président fait bouger les lignes. Il communique avec sa base, en faisant exploser tous les codes de bonne conduite à l’ancienne. Il bouscule l’establishment médiatique, avec la théorie des fake news et des élites contre le peuple. Il a capturé le cœur du parti républicain en marginalisant l’establishment traditionnel du GOP (Grand Old Party). Il a imposé en partie son « muslim ban » et ses politiques anti-immigration. Il croit à son mur et il en parle chaque semaine ou presque. Il a fait voter une réforme fiscale majeure, véritable don du ciel pour l’Amérique fortunée. Son administration déréglemente à vitesse grand V l’État, en particulier sur les questions d’environnement, de protection sociale. Il a ouvert la grande bataille commerciale avec la Chine. Il avance sur la protection des purs intérêts américains en menaçant d’imposer des sanctions ici et là. Il est sorti de l’accord de Paris sur le climat. Il s’est aligné massivement sur les positions israéliennes, a annoncé le transfert de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem. Il est contre la normalisation avec l’Iran (héritage insupportable des années Obama…) et entend bien mener une politique dure, radicale, vis-à-vis de Téhéran. Un conflit majeur au Moyen-Orient n’est pas exclu, mais cela ne le préoccupe pas. Il vend des armes à tour de bras aux alliés, et entend désengager la puissance américaine des fronts où elle est présente, OTAN inclus, à moins qu’on ne paye rubis sur l’ongle. Bref, il déconstruit, les yeux fermés, comme un éléphant massif dans un magasin de porcelaine, 4

l’ordre patiemment mis en place depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. D’où l’intérêt de la visite d’Emmanuel Macron à Washington. Devant le congrès des États-Unis, le président français a proposé de bâtir « un nouvel ordre mondial pour le XXIe siècle ». Une proposition qui apparaît comme l’antithèse du « America first ». Multilatéralisme rénové, commerce, climat, Iran…, ce fut un (long) discours de démantèlement du trumpisme, du populisme, le tout adouci par une belle déclaration d’amour à l’Amérique. Pour les libéraux américains, les anti-Trump, les démocrates d’ici et d’ailleurs, AFRIQUE MAGAZINE

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ZYAD LIMAM

Conférence de presse à la Maison Blanche : des « amis » qui divergent.

le phénomène Macron interpelle. Voilà peut-être « la solution politique » face à la montée des populismes identitaires, des « démocraties illibérales », voire d’un nouveau fascisme plus ou moins soft. L’antithèse possible de Trump, d’Erdogan, de Poutine, de Xi, d’Orban et d’autres… Un homme jeune qui a rompu avec l’ancien monde, s’est affranchi des vieux clivages, pour mieux protéger la démocratie libérale. Qui a réussi à contenir les extrêmes, les discours populistes. Qui a réussi à se faire élire. Une version modernisée, plus efficace que le « centrisme obamanesque » ou la social-démocratie épuisée. AFRIQUE MAGAZINE

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En reprenant l’avion de retour vers Paris, on se dit que la mission paraît tout de même bien périlleuse pour un président français audacieux mais isolé, y compris dans une Europe en perte de repères et d’ambition. Et on se dit que pour sauver le système, il faudrait d’autres Macron certainement, et surtout, que le cœur du système se sauve lui-même. Que l’Amérique retrouve une part de sens et d’équilibre. Les élections de mi-mandat sont dans quelques mois, en novembre 2018. La prochaine présidentielle américaine en novembre 2020. La bataille est déjà en cours… ■ 5


LA SOCIÉTÉ MINIÈRE DE BOKÉ VISE L’EXEMPLARITÉ

EN MATIÈRE D’IMPACT ENVIRONNEMENTAL ET SOCIAL

Terminal fluvial de Dapilon, Région de Boké.


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AFRIQUE MAGAZINE

a Société minière de Boké (SMB) a annoncé un investissement de 3 milliards de dollars pour la construction d’une raffinerie d’alumine et d’une ligne de chemin de fer afin de développer la transformation de la bauxite en Guinée et de contribuer à impulser une industrialisation du pays. Alors que le premier impératif pour l’État guinéen comme pour le secteur minier consiste à développer une industrie minière vertueuse, au bénéfice des populations locales et dans le respect de l’environnement, la SMB a engagé une démarche d’exemplarité en matière d’impact environnemental et social.

À PROPOS DE LOUIS BERGER Louis Berger est une société multidisciplinaire classée parmi les 20 premiers cabinets de services professionnels dans le monde. Fondé en 1953, Louis Berger est actif sur tous les continents et a des bureaux permanents dans plus de 50 pays, regroupant près de 6 000 ingénieurs, économistes, spécialistes de l’environnement ou de l’aménagement, cadres et

PUBLI REPORTAGE

Pour l’accompagner, elle a noué un partenariat avec le cabinet international Louis Berger afin de renforcer les études d’impact environnemental et social (EIES) qui lui permettront d’accélérer son plan de gestion environnementale et sociale (PGES). Le PGES a pour but d’encadrer les travaux liés aux activités d’exploitation minière dans les permis de la SMB afin d’identifier les mesures d’atténuation additionnelles nécessaires pour mieux gérer les impacts environnementaux et de maximiser la sauvegarde de la biodiversité et les retombées bénéfiques pour les communautés. Fréderic Bouzigues, directeur général de la SMB ajoute : une « La SMB SMB accorde acc ccor orde or de u ne iimportance mp por orta tanc ta nce nc e primordiale aux retombées locales « La SMB accorde une importance de l’activité minière, comme en primordiale aux retombées locales témoigne la mise en œuvre de l’activité minière, comme en d’une RSE exigeante dès le politique témoigne la mise en œuvre d’une Guinée. début de nos opérations politique RSE exigeante dès leen début clé dans le La de la durabilité de nos opérations en Guinée. La clé de lasecteur durabilité dans le sur secteur minier repose la prise minier repose sur la en compte en compte desprise problématiques des problématiques sociales et sociales et environnementales à environnementales chaque étape développement. chaque étapeàdu du développement. partenariat basé sur un contrat Ce partenariatCe basé sur un contrat de prestation de prestation d’une année avec d’une année avec Louis Berger va Louis Berger va nous permettre de nous permettre de bénéficier de leur bénéfi cier de leur expertise sur ces expertise sur ces aspects. » aspects. »

techniciens. En Guinée Louis Berger accompagne depuis 1975 les acteurs économiques du pays en fournissant une expertise de haut niveau : assistances techniques et renforcements de capacités ; conceptions, études des impacts socio-environnementaux et contrôles d’exécutions de grands projets.

À PROPOS DE LA SMB Fondée en 2014, la Société minière de Boké est un consortium qui regroupe trois partenaires mondiaux dans les domaines de l’extraction, de la production et du transport de bauxite : le singapourien Winning Shipping Ltd ; l’entreprise franco-guinéenne United Mining Supply ; la société chinoise Shandong Weiqiao. La République de Guinée, partenaire et membre du consortium, est actionnaire à hauteur de 10%. Depuis sa création, la SMB a investi plus de 1 milliard de dollars US dans ses activités extractives dans la région de Boké. Le consortium, qui emploie directement plus de 5 500 personnes, a également construit et gère deux terminaux fluviaux. Pour plus d’informations, ns, visitez smb-guinee.com


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SOMMAIRE Mai n°380 3

AFRIQUE MAGAZINE EN VENTE CHAQUE MOIS

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Livres : Florent Couao-Zotti, la conquête de l’ouest

Guinée Les chemins de l’émergence

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Un dossier spécial de 16 pages

+INTERVIEWS

Nadir Dendoune « Au nom de ma mère ! » Rokhaya Diallo « Je gêne parce que je dénonce le racisme institutionnel »

QATAR

LES MYSTÈRES DE DOHA Sous blocus et au centre des tempêtes, le richissime émirat n’a pas renoncé à ses ambitions. Un pari à hauts risques.

France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3000 FCFA ISSN 0998-9307X0

Écrans : le parcours des combattantes

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par Zyad Limam

La capitale de l’émirat, la nuit, avec les dorénavant fameux portraits à l’effigie de l’émir « Tamim al Majed » (« Tamim le grand »).

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N° 380 - MAI 2018

M 01934 - 380 - F: 4,90 E - RD

Musique : la déclaration d’amour de Corneille par Sophie Rosemont

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Agenda : Le meilleur de la culture

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Maroc

PARCOURS Ahlem Mosteghanemi

Grand reportage

par Catherine Faye

AFRIQUE MAGAZINE EN VENTE CHAQUE MOIS

Guinée

LES CHEMINS DE L’ÉMERGENCE Un dossier spécial de 16 pages

Débats contradictoires sur la nature du pouvoir Qatar: blocus et mystères

+Interviews

ROKHAYA DIALLO « Je gêne parce que je dénonce le racisme institutionnel » NADIR DENDOUNE « Au nom de ma mère ! »

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C’EST COMMENT ? En mai, c’est « rideau » par Emmanuelle Pontié

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CE QUE J’AI APPRIS Touré Kunda par Loraine Adam

BOLLORÉ

France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3000 FCFA ISSN 0998-9307X0

par Julie Chaudier

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Les mystères de Doha par Zyad Limam

par Jean-Marie Chazeau

02/05/2018 22:00

Logistique, ports, plantations… Vincent Bolloré est présent dans 46 pays du continent. Enquête sur cette « passion africaine » de l’entrepreneur breton, au moment où il est mis en examen pour ses activités à Conakry et Lomé.

Maroc : débats sur la nature du pouvoir

ÉDITO

Donald et « Emmanouuuel »

AM380 COUV magh.indd 1

UN EMPIRE AFRICAIN

Bolloré : L’automne du patriarche ? par François Bambou, Cédric Gouverneur, Zyad Limam, Emmanuelle Pontié

par Catherine Faye

DÉBATS ET CONTRADICTIONS SUR LA NATURE DU POUVOIR

ÉDITO

Donald et « Emmanouuuel »

DOSSIER GUINÉE par Cherif Ouazani

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En quête de stabilité

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Rêves d’émergence

65

Boké, la ruée vers l’or rouge

67

Parcours : Frédéric Bouzigues

68

Interview : Abdoulaye Magassouba

71

Sur l’autoroute du Net

72

Hôtellerie : l’exemple Noom !

73

La musique dans la peau

74

En avant les « makers » !

par Zyad Limam

N° 380 - MAI 2018

M 01934 - 380 - F: 4,90 E - RD

’:HIKLTD=YUY^UY:?k@d@s@a@a"

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PHOTOS DE COUVERTURE : MAGHREB : SHUTTERSTOCK AFRIQUE SUBSAHARIENNE : DENIS ALLARD/RÉA

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ON EN PARLE

MAROC

ÊTRE EN AFRIQUE ÊTRE DANS LE MONDE

TEMPS FORTS

02/05/2018 21:59

114 VINGT QUESTIONS À... Dobet Gnahoré par Astrid Krivian

AFRIQUE MAGAZINE

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FIFOU - ALI LINH/AFP

ÊTRE EN AFRIQUE ÊTRE DANS LE MONDE

ÉDITO Donald et « Emmanouuuel » par Zyad Limam


AFRIQUE MAGAZINE

FONDÉ EN 1983 (34e ANNÉE) 31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – fax : (33) 1 53 84 41 93 redaction@afriquemagazine.com

Zyad Limam DIRECTEUR DE LA PUBLICATION DIRECTEUR DE LA RÉDACTION

zlimam@afriquemagazine.com

Assisté de Nadia Malouli nmalouli@afriquemagazine.com RÉDACTION

Emmanuelle Pontié DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION

epontie@afriquemagazine.com

p. 58

Isabella Meomartini DIRECTRICE ARTISTIQUE imeomartini@afriquemagazine.com

Éléonore Quesnel PREMIÈRE SECRÉTAIRE DE RÉDACTION

sr@afriquemagazine.com

Amanda Rougier PHOTO arougier@afriquemagazine.com

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ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO Loraine Adam, François Bambou, Julie Chaudier, Jean-Marie Chazeau, Catherine Faye, Cédric Gouverneur, Alexis Hache, Dominique Jouenne, Astrid Krivian, Cherif Ouazani, Fouzia Marouf, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont, Jessica Sontag.

Interview : Rokhaya Diallo par Fouzia Marouf

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92 98

World Press 2018, crises et contrastes

VIVRE MIEUX

par Cédric Gouverneur

Danielle Ben Yahmed RÉDACTRICE EN CHEF

Interview : Nadir Dendoune

avec Annick Beaucousin, Julie Gilles.

par Astrid Krivian

VENTES

Portfolio : Au-delà des masques

EXPORT Arnaud Desperbasque TÉL.: (33) 5 59223575 France Destination Media 66, rue des Cévennes - 75015 Paris TÉL.: (33)156821200

par Éléonore Quesnel

MADE IN AFRICA

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104 Escapades : Dakar, où bat le cœur du Sénégal

COMMUNICATION ET PUBLICITÉ

NICOLAS CUQEL - DR - AMI VITALE POUR NATIONAL GEOGRAPHIC

Ensuite/AMC 31, rue Poussin - 75016 Paris Tél.: (33)153844181 – Fax: (33)153844193 GÉRANT Zyad Limam DIRECTRICE GÉNÉRALE ADJOINTE Emmanuelle Pontié regie@afriquemagazine.com CHARGÉE DE MISSION ET DÉVELOPPEMENT Elisabeth Remy

107 Carrefours : les joyaux d’Urko Sánchez par Luisa Nannipieri

108 Fashion : Wina Wax par Loraine Adam

AFRIQUE MAGAZINE EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR

VIVRE MIEUX

AFRIQUE MAGAZINE

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380 – MAI 2018

18-20, av. Édouard-Herriot - 92350 Le Plessis-Robinson Tél. : (33) 1 40 94 22 22 - Fax : (33) 1 40 94 22 32

afriquemagazine@cometcom.fr

par Alexis Hache

110 La NASH, maladie de l’excès 111 Musique forte : attention aux bourdonnements d’oreille 112 Glaucome : le dépistage sauve la vue ! 113 Petites plaies : des recettes maison miracle

ABONNEMENTS Com&Com/Afrique magazine

31, rue Poussin - 75016 Paris. PRÉSIDENT-DIRECTEUR GÉNÉRAL : Zyad Limam. Compogravure : Open Graphic Média, Bagnolet. Imprimeur: Léonce Deprez, ZI, Secteur du Moulin, 62620 Ruitz.

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Commission paritaire : 0219 D 85602 Dépôt légal : mai 2018. La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos reçus. Les indications de marque et les adresses figurant dans les pages rédactionnelles sont données à titre d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction, même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction. © Afrique magazine 2018.

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« WESTERN TCHOUKOUTOU »,

Florent CouaoZotti, Gallimard,

Florent Couao-Zotti La conquête de l’ouest Après les western américain et spaghetti, place à une spécialité béninoise : le WESTERN TCHOUKOUTOU… par Catherine Faye UN COW-BOY bagarreur, un shérif teigneux, un homme d’affaires amorphe et l’entrée en scène d’un personnage féminin plus qu’inattendu ! Le dernier roman de Florent Couao-Zotti se déroule à Natingou City, ville montagneuse dans le nord béninois, où trois répliques parfaites de personnages du Far West tiennent sous leur joug la population par leurs actes excentriques. Mais voilà qu’un jour apparaît « une étrange créature, une femme un peu mafflue, belle plante au crâne rasé, couleur pastèque comme une squaw sortie tout droit d’un campement de Peuhls ». Celle-ci 10

n’est autre qu’une jeune femme vengeresse donnée pour morte dans des circonstances fort troubles. Smith & Wesson au poing, Nafissatou Diallo, dite Kalamity Djane, est pourtant bel et bien vivante. Et c’est accoudée au bar du mythique Saloon du Desperado, qu’elle annonce bien haut sa décision irrévocable d’abattre les trois terreurs. « Je suis Kalamity Djane. Et je suis venue pour tuer. » Si le style provocant de l’auteur, notamment envers les hommes politiques au pouvoir, lui a parfois valu quelques ennuis, celui-ci prend toujours un malin plaisir à plonger dans les basfonds de la société africaine et à mettre en scène des héros singuliers. Chaque page de son nouveau récit truculent oscille entre humanité et crudité. Il y a dans l’écriture et les dialogues à la fois de l’insolence et de la poésie. « Fou me rappelez quelqu’un… », tente la gérante du bar. Tandis que, depuis les hauteurs de l’Atakora, un vieux guitariste pleure son amante : « Où est-elle, ma wendia/Aux seins de papaye verte/De quelle parure son teint/De lait s’est-il vêtu… » Voix majeure de la nouvelle littérature africaine, l’auteur de Si la cour du mouton est sale, ce n’est pas au porc de le dire, Prix Ahmadou Kourouma 2010, est un griot. Il invente une langue savoureuse, un univers baroque, où les exclus de la société, aux traits de caractère bien trempés, deviennent les piliers de chacune de ses histoires. Le lecteur dévore ses romans comme le spectateur se laisse happer par un film. Qu’il nous livre un roman policier, telle La Traque de la Musaraigne (2014), ou un roman d’introspection sur ses origines afro-brésiliennes, comme Les Fantômes du Brésil (2006), sa voix littéraire est vivante et cinématographique. Enseignant, journaliste, scénariste de bandes dessinées et de séries télévisées, cet écrivain béninois protéiforme est également l’auteur de nouvelles et de pièces de théâtre. En quelques années, il a réussi à construire une œuvre littéraire originale, rythmée et audacieuse. Il donne la parole à ceux qui n’ont pas la voix au chapitre, s’interroge sur la difficulté à s’intégrer, à s’inscrire dans le tissu social, se penche sur la question du retour en Afrique des populations arrachées à leurs terres et croyant trouver l’accolade attendue. Tant de questions existentielles qu’il déploie dans sa folle cavalcade littéraire et scénaristique. Chantre de la fièvre du monde, il croit en une Afrique qui fait de l’écriture l’essence même de son existence. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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C. HÉLIE COUL

176 p., 16,50 €.


essaii RACISME ET PRÉJUGÉS « Tu sais pourquoi y a pas besoin de mettre de ceintures de sécurité dans les voitures des Noirs ? – Non, pourquoi ? – Parce qu’il suffit de mettre du Velcro sur l’appuie-tête. » Les souvenirs d’enfance sont tenaces, surtout lorsqu’ils laissent un goût amer.

Au fil de ce plaidoyer de 90 pages, Tania de Montaigne, romancière et journaliste prolifique, puise dans ses souvenirs et son expérience pour démonter le racisme et le communautarisme. « Alors, qu’est-ce qu’une Noire ? D’ailleurs, est-ce que ça existe ? », s’interroge-t-elle dans ce pamphlet audacieux. Elle lance aujourd’hui à ses lecteurs le défi de « cesser de croire que les Noirs, et tous les êtres en majuscules (NDLR : Musulmans, Juifs, Jaunes, Roms, etc.), existent ». ■ C.F. « L’ASSIGNATION, LES NOIRS N’EXISTENT PAS »,

Tania de Montaigne,

Grasset, 96 p., 13 €.

roman

AFRIQUE MAGAZINE

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bande dessinée FLEUVE FUNÈBRE AU PIED de la Montagne des nuages, dans un village paisible, Olympe, une fillette de 7 ans, cajole une petite chauve-souris, son nouveau jouet vivant, alors que de jeunes garçons rapportent fièrement le cadavre d’un singe au dos argenté. Tout semble respirer la sérénité si ce n’est que l’histoire se déroule sur les rives du fleuve Ebola… Impuissant, le lecteur assiste alors au drame annoncé qui se propage au fil de l’eau alors que les rites animistes se confrontent aux soins médicaux dans la plus parfaite incompréhension. Cette bande dessinée est adaptée d’une œuvre parue en 2016 de Paule Constant, écrivaine française et Prix Goncourt, qui construit, roman après roman, une émouvante œuvre africaine. Brillamment illustré par le dessinateur Barroux, ce conte déchirant est également une fable poétique pleine d’humour. ■ Loraine Adam « DES CHAUVES-SOURIS, DES SINGES ET DES HOMMES »,

UN TESTAMENT SYRIEN JUSTE AVANT de rendre son dernier souffle, Abdellatif demande à ses enfants de l’enterrer dans son village natal. Testament qui, « tout en étant simple et clairement énoncé, n’en constituait pas moins une lourde tâche ». Surtout dans un pays où la guerre fait rage. Avec son talent de conteur et une pointe d’humour noir, Khaled Khalifa, écrivain syrien parmi les plus reconnus, nous offre l’un des meilleurs romans inspirés jusqu’à présent par la

ON EN PARLE livres

Barroux et Paule Constant, Gallimard Jeunesse, 80 p., 18 €.

polar LE FILON EMPOISONNÉ

« LA MORT EST UNE CORVÉE », Khaled Khalifa,

Grasset, 222 p., 21,50 €. tragédie syrienne. Un voyage chaotique de Damas à ‘Anâbiyya, où trois frères et sœurs s’affrontent sur des routes troublées par la violence et la répression. ■ C.F.

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ESPIONNAGE et thriller géopolitique dans l’Afrique d’aujourd’hui : tel est le propos de Kisanga, le troisième roman d’Emmanuel Grand. Entré en littérature en 2014, cet auteur déjà multiprimé nous entraîne ici dans une course-poursuite haletante au cœur de la savane katangaise et sur les pistes brûlantes du Kivu, près d’un exceptionnel gisement de cuivre. Français et Chinois ont décidé de s’associer pour exploiter cet eldorado minier

« KISANGA »,

E Emmanuel Grand, G

L Liana Levi, 3392 p., 21 €.

mais rien ne se passe passera comme prévu autour de ce trésor empoisonné. Le sujet est dense, extrêmement documenté et l’écriture est parfaitement maîtrisée. « On dirait le roman d’une vie ! » a déclaré le président du Prix Landerneau Polar 2018, qui vient de lui être décerné. ■ L.A. 11


Sénégal, Mali, Burkina Faso, Bénin… Pour les femmes qui vont faire des affaires à Lagos, la route est longue. Surtout en bus !

Le parcours des combattantes Un road trip de Dakar à Lagos, aux côtés de commerçantes qui affrontent tous les dangers : c’est l’éprouvant VOYAGE que propose ce film féministe, à la fois drôle et dramatique, et finalement très politique… DOUANIERS corrompus, coupeurs de route, militaires méprisants… les écueils sont nombreux sur la voie empruntée par bien des femmes d’Afrique de l’Ouest qui vont faire des affaires sur le marché de Lagos. Le film accompagne leur long trajet et leurs arrêts aux postes de douane : entre le Sénégal et le Mali, puis à la frontière du Burkina Faso, celle du Bénin, et enfin le Nigeria. Devoir payer une taxe imaginaire, risquer le vol, le viol, la confiscation de ses biens, ou la mort… voilà pour les « péripéties » mises en scène avec réalisme, inspirées de faits réels, qui montrent aussi combien ces femmes peuvent être solidaires, malgré les différences de culture et de caractère, et certaines l’ont bien trempé ! Ça tchipe et ça jacasse, ça crie et ça pleure, d’où quelques scènes de pure comédie malgré les menaces que doivent affronter ces commerçantes, incarnées par des actrices qui sont ellesmêmes de toutes origines : la Sénégalaise Amélie Mbaye, 12

l’Ivoirienne Naky Sy Savané, la Nigériane Unwana Udobang (qui tourne dans les productions de Nollywood) et la Burkinabè « FRONTIÈRES » Adizetou Sidi. Le film a été coproduit (Burkina Faso) par la Cédéao (Communauté d’Apolline Traoré, économique des États de l’Afrique avec Amélie Mbaye, de l’Ouest), et c’est une ode à la libre Naky Sy Savané, Adizetou Sidi. circulation des marchandises… et des personnes, qui n’occulte rien de la responsabilité des États dans les dangers qui ponctuent ces parcours. Ces battantes font vibrer le spectateur : avec l’empathie pour ses personnages et la clarté de son message politique, et malgré quelques baisses de régime, Apolline Traoré sait nous embarquer sans jamais nous laisser au bord du chemin. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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par Jean-Marie Chazeau


ON EN PARLE écrans

thriller

Les racines du mal

Jeff Daniels s’est glissé dans la peau du directeur du FBI, John O’Neill, et Tahar Rahim, dans celle de l’agent Ali Soufan. « THE LOOMING TOWER » (série américaine) avec Jeff Daniels, Tahar Rahim,

Wrenn Schmidt. 1re saison, 10 épisodes, sur Amazon Prime Video.

festival de Cannes

Vétérans et renouveau

Yomeddine d’Abu Bakr Shawky, en lice pour la Palme d’or.

TOUR de force de cette série à voir sur le service de vidéo à la demande d’Amazon : nous scotcher devant l’écran en nous racontant les prémices du 11 septembre. Adaptée d’une enquête couronnée du prix Pulitzer, elle montre comment la CIA, pour sa propre gloire, a caché au FBI d’importantes informations sur Al-Qaïda et Ben Laden… Des attentats meurtriers contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie, à l’effondrement du World Trade Center, voici une production américaine qui n’oublie pas les victimes africaines du terrorisme, et ne stigmatise pas les musulmans. Mention spéciale à un enquêteur du FBI incarné par Tahar Rahim. Passionnant. ■ J.-M.C.

L’ARABIE heureuse ! C’est ce qu’évoque Jean-Luc Godard dans Le livre d’images en compétition à Cannes, aux côtés de la Libanaise Nadine Labaki (Capharnaüm) et de l’Égyptien Abu Bakr Shawky (Yomeddine). Dans la compétition « Un certain regard » : Sofia de la Marocaine Meryem Benm’Barek côtoie Les Moissonneurs du Sud-Africain Étienne Kallos, et Rafiki de la Kényane Wanuri Kahiu. La Quinzaine des réalisateurs accueille Weldi du Tunisien Mohamed Ben Attia, et un Sénégalais sanspapier héros d’Amin, de Philippe Faucon. À signaler aussi Abderrahmane Sissako en président du jury du nouveau prix de la Citoyenneté, et dans le jury pour la Palme d’or, présidé par Cate Blanchett, la chanteuse burundaise Khadja Nin et la cinéaste afro-américaine Ava DuVernay, qui pourra juger le nouveau film de Spike Lee (BlacKkKlansman) avec Harry Belafonte, 91 ans, pionnier du black power d’Hollywood ! ■ J.-M.C.

71e édition, du 8 au 19 mai.

drame

JOJO WHILDEN/HULU - DR

Les blédards du Vaucluse NASSIM quitte quelques jours Abu Dhabi avec sa fiancée américaine pour revoir ses proches dans le sud-est de la France, à Bollène, ville acquise à l’extrême droite. Depuis son départ, la fracture s’est accrue entre les Maghrébins des cités et le reste des habitants, et la communication est difficile avec sa famille qui s’est repliée sur sa communauté. Nassim a l’impression de retourner au bled, alors que pour ses parents, la France était l’espoir d’une vie meilleure. Première réalisation du producteur de Much Loved, avec le héros de Casanegra, ce court film intimiste est à la fois tranchant et désenchanté. ■ J.-M.C. AFRIQUE MAGAZINE

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À Bollène, dans le sud de la France, la frontière entre les Magrébins des cités et le reste de la population s’est accentuée. « RETOUR À BOLLÈNE » (France-Maroc) de Saïd Hamich,

avec Anas El Baz, Kate Colebrook, Saïd Benchnafa. 13


La déclaration d’amour de

Corneille Avec Love & Soul, le chanteur québécois d’origine rwandaise s’essaye avec élégance à l’album de REPRISES.

« GEORGY PORGY » de propres compositions… Toto, « Fantasy » d’Earth, Comme pour me Wind & Fire, « Time After rappeler de l’essentiel Time » de Cyndi Lauper, dans ce métier : chanter « Wicked Game » de Chris pour se faire du bien et Isaak, « Stars » de Simply espérer en faire aux Red… Des classiques de autres. » Belle intention. la pop et de la soul, Rescapé du génocide et souvent tirés du désormais maître d’une « LOVE & SOUL », répertoire des années 80, carrière brillamment Corneille, Wagram. liés à des souvenirs menée jusqu’ici, il dédie personnels, heureux ou tout logiquement cet mélancoliques… et aujourd’hui album d’imparables love songs à sa réinterprétés façon soul par Corneille. femme Sofia et à sa fille Mila. Côté son, « Après avoir écrit et composé six rien n’a été laissé au hasard. Love & albums de chansons originales, Soul a été enregistré entre Montréal j’avais besoin d’une respiration avant et Paris avec pas moins de quatre de continuer, commente le musicien. producteurs : le duo électro Ofenbach, Une petite mise au point qui devait Joe Rafaa (M Pokora), Fred Savio passer par un retour aux sources. (Soprano, Christophe Maé) et Thierry C’est-à-dire les chansons qui ont bercé de Cara (Fréro Delavega). De quoi mon enfance et qui, des années plus offrir une nouvelle vie, au plus près des tard, ont constitué mon répertoire tendances actuelles, à des tubes connus lorsque je jouais avec mon ancien par cœur par la Terre entière. Mais sans groupe dans les petits clubs de pour autant les bousculer de trop près. Montréal, avant le succès de mes « Pour éviter le massacre, il ne faut pas, 14

ou presque, toucher aux mélodies originales ! explique Corneille. Je me suis simplement permis de mettre à jour la réalisation de ces classiques pour les rendre plus accessibles à l’oreille actuelle, qui est aussi la mienne… sans risque de les dénaturer car ils ont, dans leur état d’origine, cette aura intemporelle. » Elle-même hors du temps, la voix de Corneille sert à merveille des textes où il est question de coup de foudre et de séparation, de confiance et de déception, de sensualité et d’éloignement… Celui qui réveille en lui le plus de souvenirs et de ressentis ? La réponse fuse : « Careless Whisper » de George Michael. « J’avais 7 ans lorsque ce titre est sorti et il a continué à passer durant les boums de mon adolescence. Cette intro de saxophone est une petite capsule sonore qui contient des photos importantes de ma jeunesse, comme mes premiers slows… » Un peu comme nous tous, et c’est précisément ce qui rend Love & Soul si fédérateur. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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FIFOU

par Sophie Rosemont


ON EN PARLE musique blues postmoderne L.A. SALAMI, PROTEST SINGER

R’n’B

SCINTILLER AVEC SHIRLEY DAVIS

Une soul galvanisante aux accents vintage, sous influence BLAXPLOITATION ? On dit oui ! NÉE à Londres de parents jamaïcains il y a 44 ans, Shirley Davis a vécu plusieurs vies, entre une famille fondée en Australie et une passion dévorante pour la musique, entretenue par des belles rencontres comme Wilson Pickett, Sharon Jones ou Binky Griptite. Après un premier album sorti en 2016 et enregistré avec le groupe Silverbacks, la chanteuse revient avec Wishes & Wants, qui cultive toujours une soul vintage sous influence blaxploitation et un R’n’B brillant de mille feux. Trop vintage ? Non, résolument actuel, notamment grâce à l’énergie débordante de Shirley Davis, évidente sur des morceaux tels « Fire » ou « Treat Me Better ». ■ S.R. « WISHES & WANTS », S. Davis & The Silverbacks, Tuxcone Records.

À PEINE eu le temps de se remettre de la pertinence de son premier album paru l’année dernière, Dancing With Bad Grammar, que le Londonien d’origine nigériane Adekunle Salami revient avec un second opus. Enregistré à Berlin, The City of Bootmakers brille de titres à l’énergie brute, contagieuse – celle que le chanteur a dû développer dès son plus jeune âge, après avoir été placé en famille d’accueil suite à l’abandon paternel et la dépression de sa mère. Toujours sous le nom de L.A. Salami, il nous en met donc plein la vue avec ce recueil de protest songs nourries de folk comme de punk, où il parle aussi bien de ses racines que de la violence actuelle, notamment avec le brillant « Terrorism ! (The Isis Crisis) ». Un talent à suivre et à aimer de près. ■ S.R.

« CITY OF BOOTMAKERS », L.A. Salami, Sunday Best Recordings.

songwriter « MIZIKI », Dobet Gnahoré, LA Café/

DR - PHIL JONES

TÉNÉBREUX TAMINO UN PÈRE égyptien chanteur, une mère anversoise pianiste, un grand-père acteur et musicien mondialement connu sous le nom de Moharam Fouad… C’est ce qui s’appelle naître sous une bonne étoile ! La vingtaine à peine entamée, Tamino s’est imposé comme l’un des jeunes espoirs de la scène belge. Normal : fort d’une formation au conservatoire d’Amsterdam, il puise son inspiration aussi bien chez Tom Waits que chez Jeff Buckley ou Oum Kalthoum. D’où un EP d’une sophistication qui laisse rêveur, porté par le superbe single « Habibi ». ■ S.R. AFRIQUE MAGAZINE

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Wagram. Records / L’Autre Distribution.

pop chamarrée DOBET GNAHORÉ, GIRL POWER !

« HABIBI »,

Tamino, Caroline.

DÉJÀ le 5e album pour la chanteuse ivoirienne et lauréate d’un Grammy Award [lire p.114]. Forte de plus de 800 concerts en moins de 15 ans, elle sait performer sur scène comme en studio. En témoigne Miziki, vibrant manifeste d’afro girl power, où l’on entend aussi bien des musiques traditionnelles, sous influence Miriam Makeba ou Brenda Fassie, que des échos pop inspirés par des magiciennes comme Björk. Produits par le talentueux Nicolas Repac (habitué d’Arthur H ou encore de Mamani K), ces douze morceaux jonglent entre organique et électronique, et, de « Djoli » à « Youkouli », tout nous fait vibrer. Personne ne résiste à Dobet ! ■ S.R. 15


Après les expositions « physiques », les pièces présentées (ici, un étal de pharmacie du Cameroun) seront visibles sur Internet.

Née en 1974, Aida Muluneh est l’une des figures de la nouvelle photographie éthiopienne.

sur la Toile

LE PATRIMOINE CONSERVÉ À 360 DEGRÉS

Dakar s’enflamme pour l’art africain Plus grande manifestation du genre sur le continent, la BIENNALE Dak’art est devenue incontournable. ROUGE comme émancipation, liberté et responsabilité. Pour cette 13e édition, c’est le thème de « L’heure rouge » qui a été choisi. Du Musée Léopold Sedar Senghor à celui des Civilisations noires, Dakar est pendant un mois la capitale de l’art africain contemporain. Avec le Rwanda et la Tunisie à l’honneur. Deux pays parmi les 33 dont viennent les 75 artistes présentés à l’Exposition internationale intitulée « Une nouvelle humanité ». Tels Yasmina Alaoui (Maroc), Loulou Cherinet (Éthiopie), Emo de Medeiros (Bénin) ou encore Ali Tnani (Tunisie). Enfin, plus de 300 initiatives sont présentées dans les expositions « off » sur tout le territoire national. Si « L’heure rouge » correspond à ce que Henri Cartier-Bresson a nommé « l’instant décisif », elle nous dit aussi l’énergie transformatrice de l’art. ■ Catherine Faye BIENNALE DE L’ART AFRICAIN CONTEMPORAIN DAK’ART (Sénégal), jusqu’au 2 juin. biennaledakar.org

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Le MUCAVAN de Nantes lance une plateforme virtuelle pour valoriser son fonds. INÉDIT. Le Musée vivant des arts et civilisations d’Afrique à Nantes (MUVACAN) annonce la création d’un musée virtuel du patrimoine culturel africain avant la fin de l’année. Le projet, porté par l’association éponyme créée en 2012 pour défendre la visibilité du patrimoine africain, en partenariat avec l’agence de communication Henri8, permettra, à terme, de conserver et valoriser les archives de dizaines d’expositions d’arts africains à travers des supports immersifs de réalité virtuelle et augmentée. Les « visiteurs » pourront ainsi « voir une pièce et la faire tourner », annonce Jacques Barrier, président du MUVACAN, dont la visée est de préserver les traces des traditions africaines par le biais d’expositions culturelles itinérantes en France et en Europe. En attendant, « Naître et être en Afrique », exposition créée à Nantes en 2017, a élu domicile dans le pays de Tintin jusqu’à la fin du mois de juin. ■ C.F. « NAÎTRE ET ÊTRE EN AFRIQUE, ENTRE TRADITIONS ET TEMPS PRÉSENTS », Campus ULB Erasme, Bruxelles, jusqu’au 30 juin. muvacan.org

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OUMY DIAW - DR

événement


ON EN PARLE agenda

L’emblématique Nuit de Noël (Happy Club) (1963) de Malick Sidibé, photographe de la jeunesse malienne.

Pierre Bonnard, L’Atelier au mimosa, 1939-1946.

exposition célébration

ÉVORA AFRICA : QUE LA FÊTE COMMENCE !

MALICK SIDIBÉ - PHILIPPE MIGEAT - CENTRE POMPIDOU, MNAM-CCI /DIST. RMN-GP

Au Portugal, le nouveau FESTIVAL must-see.

Un regard moderne Des chefs-d’œuvre du XXe siècle, baignés par la Méditerranée.

EXTRAVAGANT, multicolore, pluridisciplinaire. Le nouveau festival Évora Africa, qui aura lieu au Palais des ducs de Cadaval à Évora, une des plus belles villes du Portugal, devrait être une vraie fête. Une fête qui durera trois mois et célébrera l’héritage africain (de la Côte d’Ivoire au Sénégal en passant par le Mali ou la RD Congo), et l’influence que celui-ci a eu sur la culture portugaise, à travers une programmation riche et éclectique : expositions, concerts, performances, conférences, lectures, bals, brunchs… À voir absolument : l’exposition d’art contemporain « African Passions », curatée par les experts André Magnin et Philippe Boutté, avec des œuvres de pointures comme Omar Victor Diop, Romuald Hazoumè ou Malick Sidibé. Un nouveau rendez-vous qui devrait vite s’imposer comme un must-see. ■ Éléonore Quesnel

RECONSIDÉRER l’histoire de l’art du XXe siècle dans son rapport à l’espace et à l’imaginaire méditerranéen : c’est le propos de l’exposition « La Méditerranée et l’art moderne », au Musée Mohammed VI à Rabat. À travers 80 œuvres issues des collections du Centre Pompidou (Paris), cet ambitieux parcours balaie cent ans de peinture, sculpture et photographie, des balbutiements du modernisme au début du siècle jusqu’aux clichés de William Klein et Josef Koudelka, en passant par les toiles de Matisse, fortement influencé par ses voyages en Algérie et au Maroc. Sans oublier l’avant-garde catalane (Dalí, Miró, Tàpies…) ou les peintres des fameux « ateliers du Midi » (Picasso, Bonnard…). Un accrochage-événement inédit au Maroc. ■ E.Q.

« ÉVORA AFRICA, AFRICAN ART AND MUSIC », Palais des ducs de Cadaval, Évora (Portugal), du 25 mai au 25 août.

jusqu’au 27 août. museemohammed6.ma

« LA MÉDITERRANÉE ET L’ART MODERNE », MMVI, Rabat,

concerts

À FÈS, AU RYTHME DES MÉLODIES DIVINES Véritable symbole de dialogue entre les religions et les cultures, le célèbre Festival de Fès des musiques sacrées du monde invite traditionnellement aux échanges et à la réflexion. Pour ne pas faillir à sa réputation, la 24e édition fera le lien entre l’héritage artisanal et la création contemporaine en conviant une vingtaine de pays représentés par des artistes aussi divers que Goran Bregovic et ses lettres à Sarajevo, Jordi Savall et son spectacle « Ibn Battuta, voyageur de l’islam », le Soweto Gospel Choir, les ensembles Mtendeni Maulid de Zanzibar ou venus de la Haute-Égypte et autres chants soufis du Sénégal… En parallèle, un forum se tiendra du 23 au 25 juin réunissant chercheurs, écrivains et philosophes autour de la tolérance et du vivre-ensemble à travers les arts et la musique. ■ Loraine Adam FESTIVAL DE FÈS DES MUSIQUES SACRÉES DU MONDE (Maroc), du 22 au 30 juin.

fesfestival.com AFRIQUE MAGAZINE

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PARCOURS par Catherine Faye

Ahlem

Mosteghanemi 18

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L’ÉCRIVAINE ALGÉRIENNE, auteure la plus lue du monde arabe, revient avec Les femmes ne meurent plus d’amour. Un hymne à la liberté, qui la confirme comme une romancière majeure de son époque.

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a gloire, ce sont les lecteurs qui l’ont faite », assure Ahlem Mosteghanemi, classée en 2006 par Forbes parmi les dix femmes les plus influentes du monde arabe. Nommée Femme arabe de l’année à Londres en 2015 et Artiste de l’Unesco pour la paix en 2016, elle est suivie par plus des 12 millions de fans sur Facebook. Mais, pour cette Algérienne établie sur un des versants qui dominent Beyrouth, la célébrité est comme une chaîne : « Si elle t’échappe, tu lui cours derrière ; si tu lui échappes, elle te court derrière. » Élégante et féline, presque étonnée d’un tel succès, elle préfère donc rester à l’écart des médias. Loin de l’agitation. Et plonger sa plume à l’encre de la poésie, de la philosophie, de la sociologie. Depuis plus de trentecinq ans, elle mène ainsi à travers son écriture un combat indéfectible contre la corruption, les injustices, les régimes totalitaires, les extrémismes religieux, les nouvelles formes de colonisation et le dénigrement du droit des femmes. Les femmes ne meurent plus d’amour, son tout dernier roman, renoue avec le souffle passionnel et humaniste de Dhakirat al-jased (Mémoires de la chair). Paru en 1993, traduit en français, italien, anglais, allemand, espagnol, chinois, kurde, il a reçu le Prix Nour de la meilleure œuvre féminine en langue arabe en 1996 et le prix Naguib Mahfouz en 1998. L’Algérie est au cœur de son œuvre. Écrire en arabe, un combat en soi. Tout en enrichissant la littérature arabe d’œuvres sentimentales et poétiques, ses textes sont aujourd’hui enseignés à travers le monde et ses citations, aussi bien sur l’amour que sur la politique, sont largement reprises et diffusées, notamment au Liban, en Jordanie, en Syrie, en Tunisie et aux Émirats arabes unis. C’est la langue classique arabe qui tisse le destin de cette Algérienne. Elle naît en 1953 à Menzel Temime, en Tunisie, où sa famille, engagée dans la lutte pour la libération nationale algérienne, s’est réfugiée. De retour au pays au lendemain de l’indépendance, alors qu’elle est encore lycéenne, la jeune fille fait déjà parler d’elle en présentant l’émission quotidienne poétique « Hamassat » (Chuchotements) à la radio nationale. C’est en apprenant l’arabe littéraire, avec l’appui de son père francophone, qu’elle trouve sa voix. Presque un chant. L’écriture devient son sésame. Gage de liberté. Lorsque paraît son premier livre de poésies, en 1973, sous le titre Ala Marfa’ Al Ayam (Au Havre des jours), Ahlem Mosteghanemi est la première femme à publier un recueil en langue arabe en Algérie. Son mariage avec le Libanais Georges El Rassi, éditeur et journaliste, la conduit à s’installer à Paris d’abord, où elle poursuit ses études universitaires à la Sorbonne et obtient en 1982 un doctorat en sociologie sur le thème de l’image de la femme dans la littérature algérienne. Dix ans plus tard, c’est à Beyrouth que cette mère de trois enfants se consacre enfin exclusivement à l’écriture. Nourrie de culture française, elle façonne un ton très personnel, dont la sensualité et le lyrisme n’excluent jamais l’ironie. Son premier roman, écrit dans un style poétique et courageux, la propulse sur la scène littéraire arabe. Elle y met en scène un peintre devenu manchot pendant la guerre et la fille de son ancien commandant rencontrée vingt-cinq ans après à Paris. Une fresque poignante de l’Algérie et une brûlante histoire d’amour. Dans une célèbre lettre adressée à l’auteur, le poète Nizar Kabbani ira jusqu’à écrire : « Ce livre m’a donné le vertige ; je l’aurais signé si on me l’avait demandé. » Dès lors, elle enchaîne les succès littéraires, en commençant par donner deux suites à son roman, Fawda el hawas (Le Chaos des sens) en 1997 et Aber sarir (Passant d’un lit) en 2003, qui deviennent également des classiques et des best-sellers dans tout le monde arabophone. El aswad yalikou biki (Le noir te va si bien), publié en 2012, confirme de nouveau Ahlem comme romancière arabe majeure de son époque. Militante pour les droits des enfants, contre les violences et pour le droit à l’éducation, elle se sent investie d’une responsabilité envers la jeunesse. Passionnée, elle envisage la littérature comme une arme brandie contre la désillusion, la perte de sens et l’obscurantisme. « La vraie cause, c’est l’homme », assure-t-elle. L’histoire d’amour et les thèmes brûlants qu’elle évoque aujourd’hui dans Les femmes ne meurent plus d’amour trouvent leur issue au fil des pages. Poésie au poing, elle fait du rêve, de l’espoir et de l’optimisme le terreau de son inspiration. Telle une bouffée d’oxygène. ■

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AFRIQUE MAGAZINE

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380 – MAI 2018

Les femmes ne meurent plus d’amour, Hachette-Antoine, 346 p., 18 €.

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WISE@Accra 09 MAI 2018, ACCRA, GHANA Unlocking the World’s Potential: Leading and Innovating for Quality Education in Africa Inscrivez-vous dès aujourd’hui à WISE@Accra, rencontrez 500 décideurs, dirigeants, innovateurs, enseignants et chercheurs pour débattre de l’avenir de l’éducation en Afrique : Quelles sont les priorités de l’école pour construire l’Afrique de demain ? Comment préparer la prochaine génération de leaders africains ? Quelles innovations déployer pour garantir une éducation de qualité ?

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C’EST COMMENT ? par Emmanuelle Pontié

EN MAI, C’EST « RIDEAU »

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on, la formule est connue : « Si on devait attaquer la France, faudrait le faire en mai ! ». Certes, c’est un mois assez space, où, en gros, tout le monde se la coule douce. Et cette année, en particulier, avec quatre jours fériés qui tombent miraculeusement à proximité des weekends et offrent joyeusement un festival de ponts, ça va être la méga teuf ! En un mot comme en cent, l’Hexagone sera aux abonnés absents. Et cette année encore, il faut rajouter une jolie petite cerise sur le gâteau : les grèves. Celles des trains et d’Air France qui égrènent des dates supplémentaires de débrayage de jour en jour, et celle de tous les fonctionnaires réunis le 22 mai… Et nos amis africains, parmi d’autres, se moquent de nous. Ils boycottent Paris, menacent de collectionner des miles dans les compagnies concurrentes d’Air France, voire, de ne pas venir du tout, vu que leurs interlocuteurs business seront pour la plupart au vert. Normal. Les seuls qui bosseront vraiment, ce sont le Président Macron et ses équipes, sur-occupés à essayer d’enrayer la levée sociale de boucliers contre les réformes côté chemins de fer et fonction publique. Et aussi, la direction d’Air France, empêtrée dans les caprices d’enfants gâtés de ses pilotes rois. Pour le reste, ce sera le mois le pire certainement en matière d’activité touristique. Les agences de voyages, elles, dont le chiffre d’affaires est totalement en berne depuis des semaines, menacent de demander réparation. Bref, comme souvent, la France est à nouveau la risée internationale, et son peuple targué de champion toutes catégories des râleurs. Et sans remettre en cause une seconde le droit sacré de grève, c’est pas faux que les Frenchs aiment bien faire traîner en longueur les conflits sociaux et paralyser tout un pays pendant des semaines et des mois. AFRIQUE MAGAZINE

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Cela dit, puisqu’on est en mai, rappelons qu’en Afrique, on ne se prive pas non plus de se la couler super douce. Car le concept du pont entre les fêtes a été parfaitement intégré dans les mentalités. Y compris dans les services publics, qui n’ont pas peur de fermer hermétiquement. Et si l’on rajoute les cérémonies au village et les convalescences paludéennes curieusement infinies, certains citoyens n’ont pas peur de disparaître royalement durant le mois tout entier (si, si, j’en connais !). Pas terrible non plus pour le business. En mai, donc, évitons d’aller les uns chez les autres. Car des deux côtés, grèves ou pas grèves, c’est « rideau ! ». ■

Jours fériés, festival de ponts, grèves : en mai, on boycotte Paris et on se la coule super douce… en Afrique. 21


CAMEROUN 31 décembre 2017: Le chef de l’Etat prononce le traditionnel discours de fin d’année. Un des thèmes force: la résolution de la crise anglophone.

E R V I “V EMBLE” S N E


PAUL BIYA DISCOURS DU 31 DÉCEMBRE 2017 YAOUNDÉ

« DANS LEUR IMMENSE MAJORITÉ, LLES CAMEROUNAIS AS ASPIRENT À LA PAIX »

D PRESIDENCE DU CAMEROUN

« Dans ns les régions du NordOuest st et du Su Sud-Ouest, dess revendications socioprofessionnelles, ofessionnelles, auxquelles le gouvernement ouvernement s’est pourtant réponses efforcé d’apporter des répons appropriées, ont fait l’objet d’une récupération par des extrémistes, cherchant à imposer par la violence, leur projet sécessionniste. Nous avons tous été témoins de la gravité des débordements qui en ont résulté. Les symboles de la République ont été profanés. L’éducation de nos enfants a été prise en otage par des pyromanes criminels qui n’ont pas hésité à incendier des écoles et à attaquer des élèves. Les activités économiques et sociales ont été perturbées par des mots d’ordre irresponsables, imposés aux populations par la menace, l’intimidation et la violence. Des attentats à la bombe ont été perpétrés. Plusieurs de nos compatriotes ont perdu la vie dans les violences orchestrées par les sécessionnistes. Des membres de nos forces de défense et de sécurité ont été assassinés de sang-froid, en accomplissant leur devoir. (…)

AYANT TOUJOURS FAIT DE L’UNITÉ NATIONALE UNE PRIORITÉ, LE PRÉSIDENT PAUL BIYA GÈRE LA CRISE QUI SÉVIT DANS LES RÉGIONS DU NORD-OUEST ET DU SUD-OUEST AVEC UN SEUL OBJECTIF : MAINTENIR LA COHÉSION DANS LE PAYS.

Comme j’ai eu à le rappeler récemment, il est de mon devoir de veiller à l’ordre républicain, à la paix sociale, à l’unité de la Nation et à l’intégrité du Cameroun. J’ai à cet égard instruit que tous ceux qui ont pris les armes, qui exercent des violences ou qui incitent à la violence, soient combattus sans relâche et répondent de leurs crimes devant la justice. Les opérations de sécurisation engagées à cet égard ont donné d’excellents résultats. Elles vont se poursuivre sans faiblesse, mais sans excès. Je félicite les forces de défense et de sécurité pour la bravoure, la détermination, la retenue et le professionnalisme dont elles ont fait montre jusqu’alors. Je sais que le souhait de tous les Camerounais de bonne volonté, est que les tensions cessent dans les régions

du Nord-Ouest et du Sud-Ouest et que la situation revienne à la normale. Dans leur immense majorité, les Camerounais aspirent à vivre ensemble, dans la paix. C’est soucieux de cette aspiration que j’ai créé la

« LES OPÉRATIONS DE SÉCURISATION ENGAGÉES ONT DONNÉ D’EXCELLENTS RÉSULTATS. ELLES VONT SE POURSUIVRE SANS FAIBLESSE »

commission nationale pour la Promotion du Bilinguisme et du Multiculturalisme, dont le rôle dans la promotion de notre vivre ensemble sera essentiel. C’est également dans la même optique, que j’ai demandé au Gouvernement, dès le début de la crise, d’engager un dialogue constructif avec les enseignants et les avocats anglophones, dans le but de rechercher des solutions à leurs revendications. De nombreuses actions ont été prises par le Gouvernement à l’issue de ce dialogue, allant même au-delà des revendications initiales. D’autres sont en cours ou envisagées. Le dialogue, je le précise bien, a toujours été et restera toujours pour moi, la voie privilégiée de résolution des problèmes, pour autant qu’il s’inscrive strictement dans le cadre de la légalité républicaine. »

AFRIQUE MAGAZINE

PROMOTION


C AME R O U N : V IVRE ENSEM BLE

CONSOLIDER L’UNITÉ DANS LA DIVERSITÉ VALORISER LE BILINGUISME ET LE MULTICULTURALISME, TOUT EN COMBATTANT FAROUCHEMENT LES VELLÉITÉS DE SÉCESSION DE CERTAINS CITOYENS ACTIVISTES, TELLE EST LA POLITIQUE MENÉE PAR

A

D L’ETAT. L’ETA POUR LA SATISFACTION LE CHEF DE

POPULA DES POPULATIONS QUI ASPIRENT À LA PAIX. Ambi Ambiance dde carnaval à Limbé ce 14 avril 2018, pour la cér cérémon cérémonie de clôture du FESTAC (Festival of Arts and Culture). CCette ville balnéaire de la région du Sud-Ouest Cultu est ré réputé réputée pour ses plages interminables, et pour être un ha haut llieu d’écotourisme dans le pays. La quiétude des ppop populations ainsi que les centaines d’artistes et de vi visit visiteurs qui ont déferlé dans la ville pendant le festiv festiva festival jurent avec l’atmosphère de chaos décrite par les aac activistes des réseaux sociaux. Idem à Bamenda, capit capitale de la région du Nord-Ouest également anglophone, un temps au cœur de la révolte. Les activités commerciales dans cette zone à forte production agropastorale se déroulent normalement. Certes, il y a encore des scènes de violences dans certains villages frontaliers avec le Nigeria, mais le plus dur de la crise est maîtrisé, comme le soulignait Paul Biya le 10 février dernier : « La situation se stabilise dans le Sud-Ouest et le NordOuest, ce qui devrait permettre à la commission pour la Promotion du Bilinguisme et du Multiculturalisme de s’attaquer au cœur du problème ».

L’ÉTAT A LE DEVOIR IMPÉRIEUX DE RÉTABLIR L’ORDRE, AU NOM DE LA LOI ET DANS L’INTÉRÊT DE TOUS »

Pourtant, dans le cadre des tensions dans ces deux régions anglophones du pays, le Cameroun a craint le pire, lorsque des extrémistes s’en prenaient aux enfants sur le chemin de l’école, ou que d’autres groupes manipulés brûlaient marchés et hôpitaux pour, prétendaient-ils, porter leur message séparatiste. Par le fait de ces agissements, des Camerounais ont perdu la vie, des bâtiments publics et privés ont été détruits, les activités économiques ont été paralysées. Cette escalade de violence est d‘autant plus étonnante qu’au Cameroun les libertés politiques et syndicales existent et chaque citoyen est à même d’exprimer son opinion sur les sujets de la vie nationale, notamment par l’observation pacifique d’un mot d’ordre de grève, pour autant qu’il n’y ait pas d’actes de violence ou d’atteinte à l’unité. « L’État a le devoir impérieux de rétablir l’ordre, au nom de la loi et dans l’intérêt de tous. Agir autrement, c’est compromettre notre démocratie ; c’est laisser l’anarchie s’installer à la place de l’État de droit », a dû rappeler le chef de l’État. La population camerounaise a été d’autant plus surprise par cette radicalisation de groupuscules que, depuis les premières revendications des avocats et enseignants anglophones, le gouvernement a été plutôt attentif aux problèmes présentés et, a adopté les solutions consensuelles avec les concernés dans le cadre d’un dialogue constructif, comme le décrivait le président de la République, Paul Biya, alors qu’il recevait la secrétaire générale du Commonwealth, la Très Honorable Patricia Scotland, au palais de l’Unité le 19 décembre 2017 : « Au moment où nous pensions en avoir fini avec [la menace Boko Haram], une agitation s’est manifestée, il y a environ un an, dans deux de nos régions, le NordOuest et le Sud-Ouest. Elle a pris corps chez les avocats et les enseignants qui ont fait valoir des revendications d’ordre professionnel. Le gouvernement les a prises


VICTOR ZEBAZE

JEAN-PIERRE KEPSEU

en considération et, il a édicté des mesures pour leur donner satisfaction. Concurremment, il a été créé une commission pour la Promotion du Bilinguisme et du Multiculturalisme. Elle est chargée de proposer des solutions pour maintenir la paix, consolider notre unité nationale et renforcer notre volonté et notre pratique quotidienne du vivre-ensemble. Cette commission s’est mise immédiatement au travail. C’est le moment qu’ont choisi des extrémistes pour attaquer et assassiner des membres des forces de l’ordre isolés, au nom d’une organisation terroriste se réclamant d’objectifs clairement sécessionnistes. Garant des institutions, selon notre Constitution, et en particulier de l’unité nationale, il est de mon devoir de rétablir l’ordre et de punir les coupables de ces assassinats. Je n’en suis pas moins résolu à donner toutes ses chances à la commission précitée », indiquait le président de la République.

Le premier ministre Philémon Yang a sillonné les deux régions pour écouter et réconforter les citoyens.

Le 1er octobre 2017, une grande marche contre la partition du pays, est organisée à Yaoundé par le RDPC, le parti au pouvoir.

DES MISSIONS DE BONS OFFICES Pour le leader Camerounais, et il le répète à l’envi, le bilinguisme et le multiculturalisme sont des atouts exceptionnels pour son pays. Ils lui permettent d’avoir accès à deux grandes cultures et de dialoguer, dans leurs langues, avec un grand nombre de pays, spécialement en Afrique. « Je suis convaincu que l’immense majorité des Camerounais partage ce point de vue. C’est pourquoi je persisterai à rechercher des solutions de nature à conforter notre unité nationale », explique Paul Biya. Parmi ces solutions visant à conforter l’unité dans la diversité, le chef de l’État également envoyé plusieurs missions de bons offices pour réconforter les populations touchées par les exactions des séparatistes, et encourager le retour à la normalité. Ainsi, le chef du gouvernement Philemon Yang et nombre de ministres et autres hauts responsables politiques ont sillonné plusieurs fois les deux régions pour « Communier avec la population, lui apporter le message de paix et de bonne volonté du président et encourager le retour à la normale ».

APPORTER À LA POPULATION LE MESSAGE DE BONNE VOLONTÉ DU PRÉSIDENT ET ENCOURAGER LE RETOUR À LA NORMALE» PHILEMON YANG, CHEF DU GOUVERNEMENT

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C AME R O U N : V IVRE ENSEM BLE

L’HISTOIRE DES RETROUVAILLES

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APRÈS UNE NEE BRÈVE PARENTHÈSE DE PARTITION, ARTITION, LES DEUX PARTIES ARTIES D DU CAMEROUN ONTT PU ÊTR ÊTRE RÉUNIES, GRÂCE NOTAMMENT TAMMEN TAMMENT À LA VOLONTÉ TÉ FORT FORTE DE FIGURES POLITIQUE. OLITIQU OLITIQUE.

PORTRAITS DES TROIS GRANDS ACTEURS ANGLOPHONES DE LA RÉUNIFICATION

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Emmanuel Mbella Lifate Endeley Né le 10 avril 1916, ce médecin Bakweri du Sud-Ouest camerounais est le fondateur du tout premier parti politique du Cameroun anglophone. C’est grâce à son combat que l’empire britannique entreprendra la réorganisation administrative du Cameroun sous sa tutelle en le dotant d’une ca-

C’est l’hist l’histoire d’un seul et même peuple, divisé entre l’histo Français et Britanniques au lendemain de la défaite allemande à la première guerre mondiale. Le 10 Juillet 1919, le CCameroun est partagé entre les vainqueurs : la partie orientale aux Français et la partie occidentale, voisine ddu Nigeria, aux Anglais. Le Cameroun anglophone est adm administré via le Nigeria auquel le pouvoir de Londres ne cac cache pas sa volonté de rattacher cette partie du Came Cameroun. Les Anglais, qui exploitent les ressources agric agricoles, minières et commerciales de ce territoire, ne ddotent pourtant le Southern Cameroons d’aucune inf infra infrastructure viable. En matière d’enseignement, les Ca Camerounais méridionaux sont obligés d’aller poursuivre leurs études secondaires au Nigeria. « Il n’y avait même pas suffisamment d’écoles primaires dans le Southern Cameroons. Il faudra attendre 1939 pour voir la mission catholique ouvrir une école secondaire à Sassé dans la préfecture de Victoria. Pourtant, les Anglais percevaient des impôts auprès des indigènes du Southern Cameroons », soutient l’historien Daniel Abwa, chef du département d’histoire à l’université de Yaoundé I. •••

pitale à Buea. Elu en 1951 à l’assemblée représentative du Nigeria de l’Est à Enugu, il en profite pour travailler à l’obtention d’un statut « hors Nigeria » des régions camerounaises. Cette revendication aboutit à la création de l’assemblée régionale du Southern Cameroons dont il sera un des premiers membres. En 1955, en compagnie de Salomon Tandeng Muna et de John Ngu Foncha il quitte le National Council of

Nigeria and the Cameroons pour fonder le Kamerun National Congress (KNC), le premier parti politique du Cameroun anglophone. Son parti étant majoritaire à la première assemblée, il devient Premier ministre du Cameroun britannique dès 1958. Dans le Cameroun fédéral, puis unitaire, Emmanuel Endeley occupera de hautes fonctions politiques jusqu’à son décès en 1988.


JEAN-PIERRE KESPEU

Yaoundé. l’imposant monument de la Réunification construit au début des années 70 trône sur le boulevard du même nom.

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CA M E R O U N : V IVRE ENSEM BLE

LE REFERENDUM DU 11 FÉVRIER 1961 Le 27 mars 1940, les élèves et étudiants camerounais, pour la plupart éparpillés au Nigeria, créent la Cameroons Youth League (CYL), qui a déjà pour ambition d’œuvrer aux retrouvailles entre les deux Cameroun, français et britannique. En mai 1949, le Dr Emmanuel Mbella Lifate Endeley crée le premier parti politique, dénommé Cameroons National Federation (CNF) qui vise le même objectif. Puis Mbile et Dibongué, deux dissidents du CNF fondent le Kamerun United National Congress (KUNC) toujours pour la restauration du « grand Kamerun ». En

1953, une fusion entre le CNF du Dr Emmanuel Endeley, et le Kamerun United National Congress engendrera le Kamerun National Congrès (KNC). Face à la pression de tous ces mouvements et bien d’autres dans la partie française, un référendum est organisé le 11 février 1961 pour départager les « pro » et « anti » rattachement au Nigeria. La partie nord se prononce pour le rattachement au Nigeria, tandis que la zone méridionale (les actuelles régions du Sud-Ouest et du Nord-Ouest) vote pour le rattachement au Cameroun oriental « francophone ».

D.R.

John Ngu Foncha Jusqu’à sa mort le 10 avril 1999, ce natif de Nkwen près de Bamenda (il est né le 21 juin 1916) s’est très tôt engagé dans la cause de l’indépendance du Cameroun anglophone, et de la réunification avec le Cameroun oriental. C’est lui qui conduit la délégation du Southern Cameroons à la conférence décisive de Foumbam en 1961, lorsque le projet de constitution fédérale est débattu. Mais déjà, le 1er

janvier 1960, lors de l’indépendance du Cameroun français, il tiendra un mémorable discours, prouvant sa détermination à mettre fin à la partition du pays. « Ils ont fait leur guerre, nous n’y étions pour rien et ils ont partagé comme un vulgaire butin », disait-il en substance, pour expliquer la nécessité de recoller tous les morceaux du Cameroun. En 1959, il emporte la majorité des sièges (14 sur 26) au Southern Cameroons House of Assembly, face aux partisans

Détail de la fresque colorée qui entoure le monument du cinquantenaire érigé à Buéa.

du rattachement au Nigeria. Il devient donc premier ministre du Cameroun sous administration britannique le 1er février 1959. Devenu vice-président de la République fédérale, cumulativement avec ses fonctions de Premier ministre du Cameroun oriental, il quittera cette fonction au profit d’Augustine Ngom Jua, son proche lieutenant, pour devenir grand chancelier des ordres nationaux et vice président du parti unique l’Union Nationale Camerounaise.


D.R.

Solomon Tandeng Muna, est l’un des principaux acteurs de la réunification, au côté de Jonh Ngu Foncha. D’abord encarté au sein du parti du Dr Emmanuel Endeley pour obtenir l’autonomisation du Cameroun anglophone que le colonisateur anglais veut annexer au Nigeria, il suit Foncha dans sa dissidence, convaincu, dit-il, que la réunification

fédéral le 20 octobre 1961 comme ministre des Transports, des Mines, des Postes et Télécommunications. Devenu Premier ministre du Cameroun occidental le 11 janvier 1968, Solomon Tandeng Muna est élu vice président de la République fédérale en 1970 sur un même ticket avec le Président Ahidjo, dans le cadre du parti unique. En 1973, il se présente aux législatives, et sera régulièrement élu à la tête du parlement pendant vingt ans.

UNE RÉPUBLIQUE FÉDÉRALE PROMULGUÉE Dans l’intervalle, le Cameroun francophone a acquis son indépendance le 1er janvier 1960, et les populations de la jeune République sont impatientes de voir le statut du Cameroun anglophone évoluer, pour que les deux parties du pays soient à nouveau recollées. Les acteurs politiques des deux Cameroun se rencontrent de manière formelle à Bamenda, Foumban et Yaoundé, en juin, juillet et août 1961, pour peaufiner les clauses de la réunification. Lors de la conférence de Foumban, du 17 au 21 juillet 1961, les modalités de la réunification sont arrêtées, avec le projet de constitution adopté par le président du

Cameroun francophone, Ahmadou Ahidjo, et le Premier ministre du Cameroun anglophone, John Ngu Foncha qu’assistaient d’impressionnantes équipes composées de personnalités politiques les plus en vue de chaque partie du pays, ainsi que des chefs traditionnels. Ce nouveau texte fut adopté par l’Assemblée nationale du Cameroun francophone lors de sa session extraordinaire tenue à Yaoundé du 10 au 14 août 1961, puis par la Chambre des élus du Cameroun méridional sous tutelle britannique. Le 1er septembre 1961 la Constitution de la République Fédérale du Cameroun est promulguée, et le 1er octobre la réunification est célébrée partout dans la grande nation.

VICTOR ZEBAZE

La réunification du Cameroun a été fêtée à Buéa, le 20 février 2014.

seule est la voie de salut. Ils se battront pour faire échec au projet de rattachement au Nigeria, lors du référendum de février 1961. Puis, toujours en tandem, ils mèneront les négociations avec le gouvernement du Cameroun francophone déjà indépendant, pour aboutir à la réunification du 1er octobre 1961. Après plusieurs campagnes de plaidoyers à l’international et des négociations au pays, la réunification intervient, et il entre au premier gouvernement

AFP

Solomon Tandeng Muna

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CE QUE J’AI APPRIS propos recueillis par Loraine Adam

Touré Kunda Pionnier des musiques africaines en France à la fin des années 70, Touré Kunda est l’un des groupes les plus emblématiques de la world music. Les frères Ismaïla et Sixu Tidiane, nés en 1949, en Casamance au sud du Sénégal, fêtent leurs 40 ans de carrière avec une tournée et un nouvel album*. Ils ont fait de leur engagement humaniste, une véritable profession de foi.

❯ Notre famille était très grande car « le vieux » avait quatre épouses et plus d’une trentaine d’enfants. Vous imaginez l’ambiance que ça pouvait être ! Nous avons eu la chance d’avoir plusieurs mamans, nous étions ainsi quadruplement entourés et gâtés. ❯ Nos parents nous ont souvent demandé de rester le plus poli possible, de ne pas les abandonner (ni les plus démunis), de ne pas être égoïstes et de respecter les aînés. Jeunes, on ne comprenait pas pourquoi on devait assumer les autres. Surtout, dans un pays comme la France, où chacun vit pour soi. Finalement, après nos études, on s’est rendu compte qu’on était en train de passer à côté de l’essentiel. Que faire les choses sans les autres, c’est souvent reculer. Ce qui compte, c’est la générosité, l’ouverture aux autres, le partage, l’entraide et surtout, être soi-même le meilleur possible, où que l’on soit. ❯ Nous sommes venus à la musique grâce à notre aîné Amadou. Il était amoureux de percussions et jouait avec tout le monde, avec tous les grands griots. Il a fini par faire partie du groupe local puis de l’orchestre national. Nous le suivions partout, c’est comme ça qu’on a appris à fabriquer nos instruments et à en jouer. Au collège ou au lycée, on finissait toujours par créer une troupe théâtrale dont nous étions en général les acteurs principaux. On faisait ça à l’insu de nos parents, qui ne se sont doutés de rien jusqu’à ce qu’on se retrouve dans une compétition inter-régionale. ❯ Touré Kunda a été fondé en 1977. Dès le départ, on a supporté les migrants en participant aux manifestations et aux concerts de soutien. Il faut mettre le doigt sur les responsables, sur ceux qui nous dirigent en Afrique et qui nous ont envoyés dans la rue, et ceux qui ont le pouvoir ici, qui nous renvoient chez nous. Cela ne va pas s’arranger, à moins d’un miracle. De nombreux jeunes Européens s’installent en Afrique, le continent de l’avenir, et ils maudissent l’attitude de leurs gouvernements. ❯ En 1992, nous avons joué pour Nelson Mandela au Trocadéro à l’invitation de Danielle Mitterrand. C’était fabuleux. Nous l’avons félicité d’avoir su mener son combat contre l’apartheid. Pendant le concert, il a plu et nous avons dû nous arrêter. Mandela nous a dit que c’était dommage et on lui a répondu que depuis qu’on était en Europe, il pleuvait tout le temps sur nous. Alors, il nous a dit : « Allez vite au soleil faire sécher vos percus, on vous attend ! » ❯ Le conseil que l’on donne aux jeunes musiciens, c’est de foncer dans la galère et de ne jamais baisser les bras. Et de toujours se dire que la galère est une compagne et que quand elle cesse de vous accompagner, c’est que vous êtes en train d’arriver à bon port.

*En concert le 21/07 au festival Africajarc (Cajarc, France). Album Lambi Golo (Soul Beats) dans les bacs. 30

❯ Le plus beau cadeau pour nos 40 ans serait que le public vienne nombreux au concert que l’on prévoit en juin en Casamance. Dans notre dernier album, un titre s’appelle « Soif de liberté », et c’est le cas de la Casamance. Ses enfants sont en train de mourir, ils sont obligés de partir et réduits en esclavage. C’est une guerre malhonnête car personne n’a envie de se battre. On veut faire savoir que le conflit est responsable du retard de notre région. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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« La galère est une compagne et quand elle cesse de vous accompagner, c’est que vous êtes en train

AUDRAN SARZIER

d’arriver

à bon port. » AFRIQUE MAGAZINE

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L’AUTOMNE DU PATRIARCHE ? Formidable entrepreneur, il a créé un groupe de taille mondiale à partir de l’HÉRITAGE familial, une usine de papier à cigarettes. Confronté à des difficultés inédites et à une mise en examen pour ses affaires africaines, Vincent Bolloré cherche à préserver son groupe et assurer sa succession. par Zyad Limam 25 AVRIL 2018. Vincent Bolloré, 66 ans, fortune estimée à 7 milliards d’euros, dixième rang français, sort d’une éprouvante garde à vue de près de 48 heures dans les locaux de la police judiciaire de Nanterre. Bâtisseur d’un grand groupe international qui va du transport à la communication, construit à partir d’un héritage familial et d’une entreprise de papier à cigarettes, entrepreneur africain avec son empire portuaire et logistique, le « patron », le « Breton », a été mis en examen pour « corruption d’agent public étranger », complicité « d’abus de confiance » et « faux et usage de faux ». C’est lourd. Le groupe Bolloré est soupçonné d’avoir sous-facturé des conseils en stratégie de communication par le biais de son agence Havas en Guinée et au Togo pour favoriser l’élection des présidents Alpha Condé et Faure Gnassingbé. Et décrocher ensuite les contrats de gestion des ports de Conakry et Lomé. Pour certains, l’accusation est vénielle, du business as usual, et surtout, de quoi parle-t-on, de deux ports assez mineurs sur la côte Atlantique. Pour d’autres au contraire, l’affaire est emblématique. Elle concerne la tristement fameuse Françafrique, ces liens sulfureux entre pouvoirs politiques et pouvoirs d’argent. Pour Vincent Bolloré, qui s’exprime quelques jours plus tard dans une tribune publiée par un quotidien parisien du dimanche, les charges des juges d’instruction reposent avant tout sur le préjugé quasi raciste que les pays africains AFRIQUE MAGAZINE

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sont une « terre de non-gouvernance, voire de corruption ». Et il ajoute : « Je crois que dans un avenir proche, la France aura plus besoin de l’Afrique que l’inverse. J’espère que la France des Lumières que j’aime va ouvrir les yeux sur l’Afrique que je connais. » UN RÉSEAU D’AMIS ET D’OBLIGÉS AU SEIN DES ÉTATS Difficile d’imaginer que l’on puisse faire des affaires à cette altitude et sur l’échelle d’un continent sans avoir un relationnel politique de haut niveau. En particulier dans des métiers qui exigent de lourds investissements et des emplois par dizaines de milliers. Cette relation entre l’État, le pouvoir politique et la grande entreprise n’est pas nouvelle. Et l’Afrique n’est pas, dans ce domaine, la « mauvaise exception » par rapport à d’autres régions du monde. Ce qui vaut ici vaut assez largement pour le reste de la planète business, y compris les pays riches. Ce qui est sûr, c’est que le groupe Bolloré, plus que d’autres certainement en Afrique, soigne son « relationnel de terrain ». Des cadres locaux sont cooptés en interne et exercent très souvent des responsabilités. D’anciens ministres deviennent administrateurs de filiales, des personnalités obtiennent des postes honorifiques. Le groupe investit aussi dans le caritatif. Vincent Bolloré, lui, traite au niveau des chefs d’État. Ce job-là n’est pas toujours facile, en particulier en période électorale, 33


COVER STORY BOLLORÉ : L’AUTOMNE DU PATRIARCHE ?

où il faut faire des choix qui peuvent impacter la pérennité de l’investissement. Un réseau assez impressionnant d’amis et d’obligés se tisse ainsi. Et le réseau est souvent efficace pour faire tourner la machine, obtenir des marchés. « Françafrique », « réseaux », « retour d’ascenseur », relations avec des personnalités politiques exposées… Évidemment, tout est possible. Mais on peut aussi reconnaître à Vincent Bolloré le mérite d’avoir parié sur l’Afrique à un moment où personne ou presque n’y croyait. Au tout début des années 90. Quand le continent était celui « de la crise, de la dette, de l’ajustement… », loin des promesses d’émergence d’aujourd’hui. Un investissement constant de près de trente ans. Le groupe y gagne beaucoup d’argent, 25 % de son chiffre d’affaires, et les marges sont élevées, dit-on. Et les risques aussi. La stratégie Bolloré a été d’investir tout le secteur du transport et de la logistique, devenant un acteur majeur, incontournable, oligopolistique diront certains, du commerce africain, en particulier dans le golfe de Guinée. Et en quelques années, le groupe s’est positionné seul ou en partenariat, sur les ports, en début et bout de la chaîne : Douala et Kribi (Cameroun), Abidjan (Côte d’Ivoire), Cotonou (Bénin), Tema (Ghana), Tincan (Lagos, Nigeria), Pointe-Noire (République du Congo), Lomé (Togo), Conakry (Guinée)… La logistique, c’est évidemment important, mais le grand business, l’axe stratégique, en effet, ce sont les ports. L’Afrique de l’Est s’impose comme la façade idéale du commerce de l’Asie vers le continent et l’Europe, comme le montrent l’émergence de Djibouti et la bataille assez rude menée pour le contrôle des ports de la région, en particulier par DP World, l’opérateur de Dubaï, mais aussi par les Chinois, qui s’y investissent progressivement. L’Afrique atlantique, en particulier dans le golfe de Guinée, ouvre les portes de l’hinterland profond. Le port, c’est aussi évidemment un élément fort d’influence politique et économique dans chaque pays : douanes, flux financiers, contrôle de l’entrant et du sortant… « L’Afrique est comme une île, reliée au monde par les mers, expliquait un ancien du groupe Bolloré en 2006 cité par Le Monde diplomatique. Donc, qui tient les grues tient le continent ». LES OCCIDENTAUX DÉSAVANTAGÉS L’enjeu portuaire est central au moment où l’Afrique change de dimension économique et apparaît comme l’un des vecteurs majeurs de la croissance du XXIe siècle. Et au moment, on l’a dit, où arrive sur la scène continentale de nouvelles puissances, Chine en tête, mais aussi d’autres nations émergentes : Turquie, Brésil, pays de l’Asie du Sud-Est, pays du Golfe… Avec une structure comme le groupe Bolloré, la France dispose d’une marge d’avance dans les grandes batailles commerciales du futur. D’un autre côté, la loi est la loi, elle doit être respectée. Mais comme le signale cet influent 34

acteur africain du secteur : « Les autres grands pays, Chine en tête, ne respectent pas les mêmes règles de transparence pour gagner des parts de marché. Avec un environnement réglementaire plus contraignant, les entreprises occidentales sont désavantagées. Et les poursuites contre Vincent Bolloré risquent de refroidir certains de ses partenaires locaux. » Une bonne partie de cette lutte pour l’Afrique se jouera sur ce terrain. Comment interpeller les « acteurs émergents » pour qu’ils respectent les mêmes règles que les acteurs « installés » ? Et l’Afrique alors, justement ? La faiblesse des intérêts africains dans ce secteur essentiel (combien de ports sont opérés par des entreprises locales ?) souligne une fois encore le statut de continent « client ». La plupart des entités sont passées sous contrôle privé au fil des années, mais sous contrôle privé très largement étranger. Plus que jamais, le secteur portuaire est appelé à jouer un rôle majeur dans le développement du continent. Et il faudrait donc des acteurs africains pour occuper des places majeures sur la chaîne de valeur : du port à l’hinterland, etc. Des entreprises de taille suffisante, capables de créer de la richesse. Et d’assurer une forme d’indépendance. Le pari est immense et il supposerait une part de concertation et d’intégration régionale. La concurrence frontale entre pays limitrophes, pose déjà la question de la pérennité des plus fragiles. UNE PASSATION HISTORIQUE Pour revenir à Vincent Bolloré, les enjeux sont multiples, à la fois à court terme et à plus long terme. La procédure judiciaire marque assez brutalement la fin de carrière d’un grand capitaine d’industrie. Elle peut durer des années et va mobiliser l’énergie des équipes et des proches de Vincent Bolloré. Une sorte « d’automne du patriarche » contentieuse. Mais pour le patron de l’empire, les priorités sont peut-être ailleurs. Bolloré a annoncé son intention de passer progressivement les rênes d’ici février 2022, veille de ses 70 ans et année du bicentenaire de la création de l’entreprise familiale. Mais le groupe accumule les déconvenues. En Afrique, on l’a vu, en France, avec les difficultés du secteur de la télévision, ou en Italie (conflit avec le groupe Mediaset de Silvio Berlusconi). La baraka du patron est mise en doute et son management « à l’ancienne », également. Visiblement, l’objectif est donc à la mise en ordre générale pour assurer la pérennité du groupe et la transmission vers ses proches, tout particulièrement ses enfants (la 7e génération des Bolloré !). Son fils Yannick a pris la tête du conseil de surveillance de Vivendi. Dans ce processus de passation historique, le groupe sera peut-être tenté de modifier et d’infléchir son rapport à l’Afrique. Même si Cyrille Bolloré, patron de BTL (Bolloré Transport & Logistics), a souvent réaffirmé l’engagement africain du groupe. Et qu’en août 2017, l’entreprise a racheté les actifs de son concurrent défait Necotrans pour une bouchée de pain… ■ AFRIQUE MAGAZINE

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8 avril 2014, Cotonou. Le président nigérien Mahamadou Issoufou, Vincent Bolloré et le président béninois Thomas Yayi Boni lancent la construction d’une ligne de chemin de fer reliant le Togo, le Bénin et le Niger.

UN EMPIRE MADE IN AFRICA Le premier réseau de logistique intégré du continent s’est construit en près de trois décennies. Un maillage des plus efficaces, qui s’avère aujourd’hui incontournable. par Cédric Gouverneur

CHARLES PLACIDE TOSSOU/REUTERS

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près deux jours – et une nuit – de garde à vue, le milliardaire breton a donc été mis en examen le 25 avril dernier dans le cadre des concessions portuaires de Conakry (Guinée) et de Lomé (Togo) à Bolloré Africa Logistics (BAL). Éprouvé, l’industriel a publié, dès le 29 avril, une tribune dans Le Journal du Dimanche : « Comment imaginer que des dépenses de communication de quelques centaines de milliers d’euros… ont déterminé des investissements de centaines de millions d’euros » argue-t-il. Et de laisser entendre qu’il pourrait quitter l’Afrique… Une perspective qui serait bien ardue à concrétiser, tant est étoffé le maillage de l’industriel sur le continent. La conquête AFRIQUE MAGAZINE

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de l’Afrique par le groupe Bolloré remonte aux années 80. Dans un contexte d’offensive néolibérale, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international poussent alors les États à privatiser leurs ports et leurs chemins de fer. En 1986, le papetier breton rachète au groupe Suez la SCAC/SOCOPAO, spécialisée dans le fret au Sénégal. Puis en 1991, la société de La Rochelle Delmas-Vieljeux, qui opère depuis le XIXe siècle dans l’importexport en l’Afrique francophone. Delmas et SCAC/SOCOPA fusionnent en 1991 pour donner naissance à la SDV. De 1996 à 1999, c’est l’OPA sur les plantations de la banque Rivaud, et le rachat des sociétés de transports Saga, Transintra, AMI ainsi que de l’armateur Otal. Cet empire une fois constitué, Bolloré revend

LES PLANTATIONS DE SOCFIN DEPUIS son OPA sur la banque Rivaud en 1996, le groupe Bolloré est actionnaire principal (39 %) de la Socfin, présidée par l’industriel belge Hubert Fabri, surnommé en Belgique le « roi du caoutchouc ». Cette holding luxembourgeoise, dont la présence sur le continent remonte à la période coloniale, exploite des plantations de palmiers à huile et de caoutchouc en Côte d’Ivoire, au Cameroun, en RDC, au Nigeria, au Ghana, en Sierra Leone, et au Liberia. Elle revendique près de 190 000 ha d’exploitations et autour de 46 000 salariés. Une « alliance internationale des riverains des plantations Socfin Bolloré » s’est créée en 2013, accusant les plantations d’accaparement de terres au détriment de l’agriculture vivrière, notamment au Cameroun et en Côte d’Ivoire. ■ C.G. 35


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EN 2013, Blue Solutions, filiale spécialisée dans le stockage d’électricité pour véhicules électriques, était introduite en Bourse. Encouragé par le succès à Paris du service de location de véhicules électriques partagés Autolib’, le groupe Bolloré tablait alors sur la vente de 5 000 à 6 000 batteries par an à l’horizon 2019. Un objectif trop ambitieux avec des pertes à la clé. Ses batteries au lithium-métal-polymère font face à la concurrence asiatique des batteries lithium-ion. Et ce, malgré l’adoption des « Bluecar » à Lyon, Bordeaux, Turin, Londres, Indianapolis et même Los Angeles. Le groupe Bolloré a cependant remporté l’an passé le marché ô combien symbolique de Singapour avec une déclinaison de l’Autolib’ ainsi que des « Bluebus » et des « Bluetram ». Par ailleurs des Bluebus sont aussi mis à disposition sur des campus universitaires africains, palliant les carences en matière de transport. ■ C.G.

en 2006 Delmas-Vieljeux et Otal à l’armateur CMA-CGM, faisant le choix stratégique de se désengager du transport maritime afin de se focaliser sur la manutention portuaire. Aujourd’hui, Bolloré Transports & Logistics (BTL), né de la fusion en 2015 de Bolloré Africa Logistics (ex-SDV), Bolloré Logistics et Bolloré Energie, est présente quasiment partout : 46 pays (parmi les exceptions figurent l’Algérie, la Libye, l’Érythrée et la Somalie) auxquels s’ajoute le département français de La Réunion. BTL se targue sur son site web de déployer le « premier réseau de logistique intégré en Afrique », avec 17 terminaux à conteneurs : Abidjan en Côte d’Ivoire, Lagos au Nigeria, le port fluvial de Bangui en Centrafrique notamment, deux autres en projet (TC2 à Abidjan et MPS2 à Tema au Ghana), neuf terminaux rouliers (142 000 véhicules transbordés en 2015), 25 « ports secs » (entrepôts) dans des pays enclavés (Burkina, Mali, Tchad…), mais aussi deux chantiers navals (Carena en Côte d’Ivoire et DPS au Gabon) et 2 860 kilomètres de voies ferrées (Sitarail, Bénirail et Camrail). Avec 8,3 milliards d’euros en 2015, BTL, présidée par Cyrille Bolloré, le fils, réalise les quatre cinquièmes du chiffre d’affaires du groupe et emploie deux tiers de ses collaborateurs (36 000 sur 55 000). Près de la moitié des 21 000 salariés de Bolloré Logistics le sont en Afrique. Ce qui fait de l’entreprise le leader sur le continent – et en France – dans le fret non express. L’EMPRISE ÉTOUFFANTE DE L’EMPIRE BTL est quasiment incontournable, notamment autour du golfe de Guinée. Lors des opérations militaires françaises et onusiennes, c’est souvent BTL qui achemine les troupes et leur logistique. Entre le congloLa voiture électrique Bluecar est présente au Niger (ici à Dosso), mais aussi à Londres, Turin ou encore Los Angeles.

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Le groupe Bolloré a promis de « tout mettre en œuvre pour faire du port de Kribi (photo) une référence mondiale et accompagner les défis de développement du Cameroun ». mérat et les dirigeants africains, les renvois d’ascenseur sont – ou, du moins, étaient… – crânement assumés : « Les ministres, on les connaît tous, ce sont des amis », racontait au journal Libération en octobre 2008, Gilles Alix, directeur général du groupe Bolloré, récemment mis en examen. Aujourd’hui, les juges d’instruction Serge Tournaire et Aude Buresi soupçonnent que la ligne rouge a été franchie lors de l’attribution des concessions portuaires de Conakry et de Lomé à Bolloré Africa Logistics (BAL), qui serait liée aux conseils d’Havas à Alpha Condé, le président guinéen, et Faure Gnassingbé, le président togolais. Au Togo, en 2009, le concessionnaire du port de Lomé, la société espagnole Progosa, s’était vu évincer au profit de BTL. Selon l’hebdomadaire satirique français Le Canard enchaîné (6 février 2008), Nicolas Sarkozy, proche de Vincent Bolloré, aurait fait pression sur Faure Gnassingbé : « Bolloré est sur les rangs. Quand on est ami de la France, il faut aider les entreprises françaises ». À en croire Jean-Pierre Canet et Nicolas Vescovacci, auteurs du livre Vincent Tout-Puissant (édition JC Lattès), le PDG de la Progosa, Jacques Dupuydauby, ancien président de la SCAC et rival de Bolloré, était proche de feu Étienne Eyadema Gnassingbé, le père de l’actuel président du Togo et ancien président lui-même, mais en froid avec son rejeton… « Toute embauche peut-elle être requalifiée comme un service rendu ? » argue Vincent Bolloré dans sa tribune au JDD, se posant en défenseur du continent, « loin des clichés » : « ArrêAFRIQUE MAGAZINE

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VINCENT FOURNIER/JEUNE AFRIQUE/REA

LE DÉMARRAGE DIFFICILE DE BLUE SOLUTIONS


JEAN-PIERRE KEPSEU

tons ce traitement inexact et condescendant des Africains ». Reste que loin des cénacles du pouvoir, à l’autre bout de l’échelle sociale, l’emprise de l’empire peut s’avérer étouffante pour les petits acteurs économiques africains. Un exemple ? En août 2016, les commerçants de la région de Niamey au Niger ont fermé boutique afin de protester contre la mise en concession des magasins sous douane à Bolloré, concession qui s’est traduite par un quintuplement des frais de passage des marchandises… « Et en effet, la quasi-totalité (pas moins de 92 %) de l’import-export en Afrique passe par voie maritime, contre seulement deux tiers en Europe, selon les Nations unies. UNE AMBIANCE TENDUE Au Cameroun, où la Camrail, filiale à 75 % de Bolloré, exploite le réseau ferré depuis la privatisation en 1999 de la Régifercam, l’image du conglomérat peine à se relever de la catastrophe d’Éséka – au moins 82 morts et plus de 600 blessés le 21 octobre 2016. Dans son rapport rendu en mai 2017, la commission d’enquête camerounaise considère la Camrail principale responsable du déraillement, relevant une série de fautes, notamment une vitesse excessive et un convoi en surpoids. L’État a demandé des sanctions, ainsi qu’une renégociation du partenariat entre la Camrail et l’État camerounais. Une ambiance tendue, qui augure mal du prolongement du réseau de la Camrail jusqu’à N’Djaména au Tchad, dont les études de faisabilité doivent démarrer en septembre. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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TEMA ET KRIBI : LES GRANDS PROJETS LE PLUS important chantier africain du groupe Bolloré se nomme MPS2 : l’extension du port de Tema, à 25 kilomètres d’Accra, au Ghana. Un projet à 1,5 milliard de dollars, réalisé par BTL, APM Terminals (filiale du groupe danois Maersk) et l’autorité portuaire ghanéenne. Les travaux ont débuté fin 2016 et devraient s’achever en 2019. Adjudicataire de l’appel d’offres pour l’exploitation du terminal à conteneur du tout nouveau port en eau profonde de Kribi au Cameroun, Bolloré Transport & Logistics a signé le 25 juillet 2017 le contrat de concession avec un bail de 25 ans. Organisé en consortium avec CMA CGM (qui détient plus de 35 % des conteneurs de la côte ouestafricaine et opère plus de 30 terminaux dans le monde) et le groupe chinois CHEC, BTL est impliqué depuis le financement jusqu’à l’exploitation du terminal. Le groupe Bolloré a promis de « tout mettre en œuvre pour faire du port de Kribi une référence mondiale et accompagner les

défis de développement du Cameroun ». L’opérateur a mis en place les meilleurs systèmes d’exploitation (OSCAR) sur place pour gérer les deux portiques. Le consortium devra également se charger de construire la seconde phase du port dont le quai est actuellement long de 350 m pour une profondeur de 16 m, afin de le porter à 715 m de longueur et 32 ha de terre-plein. Le port de Kribi, dernière grosse acquisition du groupe Bolloré, pourra alors traiter 1,3 million EVP (équivalent vingt pieds). De quoi stimuler l’enthousiasme de ses dirigeants pour qui cette nouvelle plateforme, connectée à la ville d’Édéa par une autoroute, « représente un atout majeur pour le pays et irriguera la région de nouveaux corridors logistiques grâce à des connexions directes avec les pays de l’hinterland comme le Tchad ou la République centrafricaine. Kribi Conteneurs Terminal viendra compléter l’offre de services du port de Douala », précise une note d’information du groupe. ■ François Bambou et C.G.

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COVER STORY BOLLORÉ : L’AUTOMNE DU PATRIARCHE ?

« BOLLO » L’EMPLOYEUR

Respect des horaires, des congés payés, couverture sociale sont la règle dans les entités de Bolloré Transport & Logistics, soucieux également d’africaniser les troupes. par Emmanuelle Pontié

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ous connaissez le DG de Bolloré ? Je peux vous faire passer un CV pour qu’il me trouve un emploi dans le groupe ? ». Cette phrase, on l’entend des dizaines de fois dans les capitales subsahariennes où Bolloré Transport & Logistics (BTL) opère. Car, au-delà des stratégies de conquête ou des méthodes parfois borderline pour gagner des marchés sur le continent, il y a une autre réalité, celle de la bonne image du fonctionnement au quotidien des entités « Bollo »,

«

comme on les appelle là-bas. À Douala (Cameroun), dans des locaux BTL très propres, on vous accueille avec des petites bouteilles de gel antibactérien pour les mains. À l’étage, les employés tirés à quatre épingles virevoltent de bureaux en réunions, sourire vissé aux lèvres. Ici, le respect des horaires, des congés payés, et l’octroi d’une couverture sociale familiale, sont la règle. Ce qui n’est pas toujours le cas ailleurs, loin de là, y compris dans d’autres sociétés étrangères qui opèrent en Afrique. Idem chez Havas à Dakar (Sénégal), où les

vendeurs, graphistes, concepteurs de campagnes sont équipés des derniers outils informatique, d’une salle pour la vidéo et la conception de spots, etc. Les employés, souvent jeunes, ambitieux, formés, sont tous africains. Une culture d’entreprise toute « Bollo » : le transfert de compétences. L’africanisation des troupes et de la plupart des cadres dirigeants est une grande fierté, affichée par chaque membre du board international lorsqu’ils viennent faire des speechs. De quoi renforcer la bonne réputation du groupe auprès des populations, en comparaison par exemple avec les sociétés asiatiques, bêtes noires des cabinets de chasseurs de tête locaux. Et du coup, le nombre réduit d’expats dans leurs rangs expliquant peut-être en partie cela, les entreprises Bolloré sont réputées être les dernières à plier bagage quand un pays sombre dans l’instabilité ou carrément dans la guerre. Elles font le dos rond, réduisent éventuellement la voilure un temps s’il le faut, mais gardent leur position, font face. En attendant des jours meilleurs. ■

INCONTOURNABLE ACTEUR MINIER

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de kilomètres du site. L’exploitation minière du continent s’imbriquant fréquemment avec les conflits armés et les réseaux de corruption, le groupe Bolloré a été plusieurs fois mis en cause. Au début des années 2000, trois rapports successifs d’experts des Nations unies ont sévèrement critiqué le rôle joué par la SDV (devenu Bolloré Logistics) dans le transport du fameux coltan depuis les mines de l’est de la République démocratique du Congo, utilisant le qualificatif de « complice passif ».

Le transport du coltan depuis la RDC a été très critiqué.

En 2008, la présidente de Gabon Mining Logistics, filiale de l’empire, n’était autre que Pascaline Bongo, fille du président du Gabon Omar Bongo Ondimba. À noter que Delta Synergie, holding de la « famille présidentielle» Bongo,

détient 30 % de Gabon Mining Logistics. Delta Synergie était accusée par Fabrice Arfi de Mediapart en mars 2015 de se trouver à l’origine d’un « système de prédation probablement inégalé dans l’histoire de la Françafrique ». ■ C.G. AFRIQUE MAGAZINE

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ARIANA CUBILLOS/AP/SIPA

DU fait de sa position dominante, Bolloré Logistics se trouve à l’œuvre dans l’acheminement du matériel minier et l’exportation du minerai en Afrique. Ainsi, dans l’ouest du Burkina, la filiale est en charge de l’intégralité de l’équipement de la mine d’or de Houndé Gold Opérations (filiale du Canadien Endeavour Mining), qui a ouvert en décembre dernier. Encore une fois, le maillage du continent par le groupe lui a permis de décrocher le marché : Bolloré Logistics dispose en effet d’une agence à une centaine


LE CASSE-TÊTE DE LA TÉLÉVISION Canal+, C News…, la reprise en main du pôle audiovisuel de Vivendi n’a pas été sans heurts. À la clé, conflits sociaux et perte d’abonnés. Sauf en… Afrique, jugée enjeu stratégique.

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n 2014, face la baisse des abonnements de la chaîne cryptée, Vincent Bolloré prend la tête du conseil de surveillance de Vivendi, maison mère de Canal+ et d’Universal Music. Le patron se lance dans un grand ménage : il se débarrasse de la plupart des cadres dirigeants. Il sort de l’« esprit Canal », cette impertinence qui avait bâti l’identité de la chaîne. Émission emblématique, « Les Guignols de l’info » sont vidés de leur substance et diffusés en crypté. Animateur trublion du « Petit Journal », Yann Barthès claque la porte et file sur la concurrente TMC : une prise de guerre qui ringardise Canal au profit du groupe TF1. Sélection des meilleurs morceaux du paysage audiovisuel, le « Zapping » est lui aussi passé par pertes et profits, ainsi que la plupart des émissions de journalisme d’investigation. Cette caporalisation ne met pas fin à l’érosion du nombre d’abonnés, au contraire : selon BFM Business (16 février 2018), un million d’entre eux ont mis les voiles depuis l’arrivée aux manettes de Vincent Bolloré… Même stratégie de contrôle sur iTélé : en octobre 2016, la rédaction de

la chaîne d’information en continu fait grève afin de dénoncer l’arrivée à l’antenne du controversé Jean-Marc Morandini. Bolloré n’a rien cédé, et Morandini est resté en poste. Mais CNews, nouveau nom de la chaîne d’information en continu, peine depuis à (re) trouver son public. Si les affaires françaises ne sont pas brillantes, le pôle télé continue son expansion en Afrique, zone jugée stratégique, par la grâce de la fameuse nouvelle classe moyenne (aux contours assez flous). Canal+ a fait de l’Afrique subsaharienne francophone, où elle compte aujourd’hui 3,5 millions d’abonnés, une priorité. Vivendi investit massivement avec la création des chaînes A+ et A+ sport ainsi que le rachat de marques connues et appréciées dans la zone francophone : Nollywood TV, Novelas TV, et Gospel Music TV… Et des partenariats sont mis en place pour coproduire et créer des contenus originaux et des émissions grand public. Le 19 avril, Vincent Bolloré a cédé sa place au conseil de surveillance de Vivendi à son fils Yannick ; un proche, Jean-Christophe Thiery, prenant les commandes de Canal. ■ C.G.

Huit salles de spectacle modulables ont ouvert. Des dizaines sont en projet.

LE RÉSEAU CULTUREL CANALOLYMPIA DEPUIS 2016, Vivendi déploie en Afrique francophone un réseau de salles de cinéma de 300 places, modulable en salles de spectacle ouvertes pouvant accueillir des milliers de spectateurs. Huit sont déjà en activité (à Douala et Yaoundé au Cameroun, Cotonou au Bénin, Lomé au Togo, Dakar au Sénégal, Niamey au Niger, Ouagadougou au Burkina Faso et Conakry en Guinée). Des dizaines sont en projet, sur un continent où les salles de cinéma ont, ces vingt dernières années, fermé les unes après les autres pour laisser place à des églises évangéliques. Les CanalOlympia auront pour priorité l’accueil des évènements du groupe Canal et des artistes d’Universal Music. ■ C.G

DR - DENIS ALLARD/REA

HAVAS, L’EMPIRE DE LA PUB ET DE LA COM FONDÉ en 1835, présent dans une centaine de pays, en Afrique notamment, Havas est l’un des plus grands groupes mondiaux de conseil en communication et de publicité. Jusqu’en 2012, Havas Worldwide portait le nom d’Euro RSCG, agence de pub cofondée par Jacques Séguéla. Depuis fin 2015, le groupe Bolloré détient 60 % de ce géant aux 2 276 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Pour la première fois, une agence de publicité est contrôlée par un diffuseur, ce qui, pour plusieurs observateurs, comporte un risque de conflit d’intérêts. Responsable du pôle international d’Havas, actif auprès d’hommes politiques au Togo, en Guinée, en Côte d’Ivoire et au Cameroun, Jean-Philippe Dorent a été mis en examen fin avril pour « abus de confiance » et « faux et usage de faux. » ■ C.G AFRIQUE MAGAZINE

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LE CERCLE RAPPROCHÉ

Ils et elles, chacun à leur niveau, occupent les postes clés au sein du « clan ». Présentation.

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e groupe Bolloré est avant tout une histoire de famille bretonne. C’est en 1861 que Jean-René Bolloré rachète la papeterie de l’Odet, fondée en 1822 à Ergué-Gabéric, près de Quimper, spécialisée dans le papier fin pour cigarettes et sachets de thé. En 1981, l’entreprise, au bord du dépôt de bilan, est reprise – et sauvée – par Vincent Bolloré, qui la lance dans le film plastique étirable. À coups d’acquisitions osées et fructueuses, l’arrière-arrière petit-fils du fondateur bâtit patiemment un conglomérat diversifié. Il souhaite passer la main à la 7e génération des Bolloré pour février 2022, veille de ses 70 ans et année du bicentenaire de la création de l’entreprise familiale. Et les enfants se préparent. ■ C.G.

VINCENT BOLLORÉ (66 ans) PDG du Groupe Bolloré. Fortune personnelle : 7 milliards de dollars (selon Forbes). Il entend passer la main début 2022, avant son 70e anniversaire.

STEPHANE AUDRAS/REA - NICOLAS TAVERNIER/REA

YANNICK BOLLORÉ (38 ans, deuxième fils) Vice-président du groupe Bolloré. Président du conseil de surveillance de Vivendi. PDG d’Havas, 6e groupe mondial de communication. Marié à Chloé Bouygues. Dauphin pressenti.

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CYRILLE BOLLORÉ (32 ans, troisième fils) Directeur-général délégué et vice-président administrateur délégué du groupe. PDG de BTL et en première ligne sur les dossiers Afrique. GILLES ALIX Directeur général du groupe Bolloré depuis 2006. C’est l’homme de confiance. Il a également été mis en examen dans le dossier des concessions portuaires.

SÉBASTIEN BOLLORÉ (40 ans, fils aîné) Membre du conseil d’administration du groupe Bolloré. Président d’Omnium Bolloré et de Blue Solutions USA.

MARIE BOLLORÉ (29 ans, benjamine) Membre du Conseil d’administration du groupe. Directrice générale d’Autolib (service de location de voitures électriques à Paris).

GILLES ROLLE/REA - BRUNO CHAROY/PASCOANDCO - STEPHANE AUDRAS/REA - LÉA CRESPI/PASCOANDCO - E. LEGOUHY - VINCENT ISORE/IP3

CÉDRIC DE BAILLIENCOURT Membre du directoire de Vivendi, directeur financier du groupe Bolloré depuis 2008, il est également le neveu de Vincent Bolloré.

JEAN-PHILIPPE DORENT Partenaire, responsable du pôle international d’Havas Paris. Proche collaborateur de Vincent Bolloré, il a été également mis en examen dans le même dossier des concessions portuaires. AFRIQUE MAGAZINE

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ANALYSE

MAROC DÉBATS

SUR LA NATURE DU POUVOIR

La vie politique paraît dominée par une monarchie qui réforme sans perdre de son autorité. Analyse par quatre auteurs qui ne sont pas tous d’accord. propos recueillis par Julie Chaudier

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M6 au Parlement de Rabat, en octobre 2007.

ALI LINH/AFP

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peine rentré de Paris, où il a passé près de deux mois de convalescence après une opération du cœur, Mohammed VI est sur tous les fronts. Il participe au Conseil des ministres et nomme quatre hauts fonctionnaires, passe en revue des éléments de la DGSN et de la DGST et étudie l’avancement des projets d’énergies renouvelables avant de partir, le 29 avril, au Congo pour le premier sommet des chefs d’État et de gouvernement de la commission climat et du Fonds bleu du bassin du Congo. Son omniprésence soudaine interpelle d’autant plus que quelques mois plus tôt, le 31 juillet 2017, en réaction aux manifestations du Hirak d’Al AFRIQUE MAGAZINE

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Hoceima, le roi prononçait un discours accusant l’administration de « manquer de compétences et d’ambition » et les partis politiques de « se retrancher derrière le palais royal quand le bilan est décevant ». Désignant les responsables de l’échec d’un programme de développement qu’il avait lui-même lancé deux années plus tôt, le roi interroge alors la répartition des responsabilités politiques. Comment se partagent aujourd’hui les pouvoirs au Maroc entre le Palais et les élus ? Deux chercheurs, Jean-Noël Ferrié et Mounia Bennani-Chraïbi ainsi que deux membres d’associations de défense de la démocratie, Abdelaziz Messaoudi et Karim El Hajjaji, expliquent les rapports de force et des enjeux qui définissent la scène politique marocaine actuelle. 43


ANALYSE MAROC : DÉBATS SUR LA NATURE DU POUVOIR

JEAN-NOËL FERRIÉ « Le leadership du palais est accepté parce que ses choix sont consensuels » Il est facile de voir la « main royale » partout. Le directeur de Sciences Po Rabat dresse un tableau nuancé où chacun joue sa partition dans un pays qui avance à son rythme. AM : Quelle est la véritable répartition des pouvoirs au Maroc ? Jean-Noël Ferrié : Il y a une séparation assez nette entre le Palais, qui décide, d’une part et les élus et le gouvernement, qui exécutent, d’autre part. Le Palais a un monopole du leadership. Il détermine les grandes politiques publiques et lorsqu’il se saisit d’un sujet, celui-ci est reconnu comme intouchable par l’ensemble de la classe politique : il n’y a plus aucune proposition véritablement alternative. Le leadership du Palais sur les grandes orientations du Maroc existe depuis l’indépendance mais il est aujourd’hui accepté parce que les choix de Mohammed VI sont très consensuels au contraire de la politique de son père, Hassan II, avant les années 90. Il est intéressant à ce titre de faire une comparaison avec la France, toujours considérée comme une grande démocratie, où les choses ne sont pas différentes : ce ne sont pas les élus LREM qui déterminent la politique de la France, ni même le gouvernement, mais Emmanuel Macron lui-même. Mais alors qu’en France, le Premier ministre est choisi par le chef de l’État dans son propre parti, au Maroc, le roi ne choisit plus le chef du gouvernement. Constitutionnellement, il est issu du parti ayant remporté la majorité relative des voix aux législatives. Privé de l’appui du chef de l’État – il n’est pas « son » homme – le chef du gouvernement est également affaibli par le mode de scrutin à la proportionnelle. Sans majorité absolue, 44

il a besoin des autres partis politiques pour former une majorité. Les ministres de son gouvernement n’appartiennent donc pas tous à son parti de sorte qu’il n’a pas également autorité sur eux. Dans ce contexte, le chef du gouvernement, affaibli, n’est pas dans les meilleures dispositions pour remplir le rôle qui est le sien dans les faits : mettre en œuvre les hautes orientations royales. Le roi a exclu plusieurs hauts responsables politiques à l’automne. Il les tenait responsables de la mauvaise exécution du plan de développement d’Al Hoceima qu’il avait lancé deux ans plus tôt. Une grande partie des politiques publiques implique en effet une collaboration interministérielle or, si l’un des ministres considère son domaine d’action comme son pré carré et refuse cette coopération, le chef du gouvernement, vu sa relative faiblesse institutionnelle, n’a pas toujours les moyens de l’obliger à se coordonner. Par ailleurs, vu la répartition des pouvoirs, le gouvernement ne met pas en œuvre ses propres projets mais ceux de la monarchie. Bien sûr, ils font consensus, mais il n’y a pas d’appropriation de ces politiques, pas d’identification intrinsèque par le chef du gouvernement et les ministres. L’incitation à les mettre en œuvre activement est d’autant plus faible que les ministres savent bien que si ces politiques réussissent ce n’est pas eux, mais l’action du roi que l’on saluera. En revanche si elles échouent, ils en

seront tenus pour responsables, comme ce fut le cas à l’automne. Enfin, dans le système actuel, tous les partis politiques ont de fortes chances d’entrer au gouvernement. En fait, ils y ont tous déjà été à un moment ou à un autre à l’exception du Parti authenticité et modernité. La seule chose que les partis politiques auraient donc à gagner à mettre en œuvre avec une dextérité particulière, c’est la primature ; un gain finalement assez réduit par rapport à un poste de ministre vu la faiblesse intrinsèque du chef du gouvernement. Le scrutin proportionnel aux élections législatives est défavorable à l’émergence d’un parti politique fort. Le système est-il conçu ainsi pour protéger le Palais de toute concurrence ? On oublie trop souvent qui vote cette loi. À chaque modification de la loi électorale par le ministère de l’Intérieur, tous les partis du parlement la vote de bon cœur ! La raison est simple : leur degré d’affaiblissement est tel que seul un scrutin à la proportionnelle leur assure une présence au parlement. Certains partis n’ont qu’une dizaine de sièges à l’assemblée. Avec un scrutin majoritaire, ils pourraient perdre toute présence. Ainsi, les parlementaires ne veulent pas, pour un gain supérieur possible – devenir un parti puissant –, risquer une perte irrémédiable. Après tout, la proportionnelle leur assure déjà une présence au gouvernement. Cette situation bénéficie à tout le monde. Il est évident que la monarchie elle-même y trouve son compte. AFRIQUE MAGAZINE

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Parmi tous les partis, le Parti islamiste justice et développement (PJD) vainqueur des dernières élections législatives, semble cependant un cas à part. Aziz Akhannouch, réputé être proche du Palais, a réussi à bloquer la formation du gouvernement. Je ne peux supposer que ce que je vois et ce que j’ai vu c’est un jeu très classique dans un système proportionnel où un parti de taille moyenne, sans lequel aucune majorité de gouvernement n’est possible, impose ses conditions au parti arrivé en tête des élections. Dans cette situation, Abdelilah Benkirane, secrétaire général du PJD et désigné pour former un gouvernement, avait deux options. La première consistait à se soumettre aux conditions d’Aziz Akhannouch [quitte à se retrouver en minorité dans son propre gouvernement, NDLR] mais à devenir le premier chef de gouvernement de l’histoire du Maroc à rester aux affaires pendant deux mandats, soit dix ans ! Même dans une coalition difficile à tenir, il aurait pu capitaliser sur son leadership et continuer à bénéficier d’un important pouvoir de nomination. Benkirane n’a pas choisi cette option : il a préféré aller au blocage en refusant les conditions d’Aziz Akhannouch quitte à être incapable de former un gouvernement. Lui qui n’a cessé ces dernières années d’être plus royaliste que le roi, a sans doute cru que le roi interviendrait en sa faveur. Il a cru qu’il était dans l’intérêt de la monarchie de le reconduire. Une succession de mouvements sociaux ont secoué le Maroc récemment. Pensez-vous qu’ils menacent la stabilité du pays ? Le Maroc est fondamentalement un pays stable car sa formule politique est stable : tous les acteurs politiques sont inclus dans le jeu politique aujourd’hui. Le PJD, dernier à être hors-jeu, est rentré en 2011. Tous ces acteurs ont à peu près le même programme de centre AFRIQUE MAGAZINE

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droit/centre gauche avec une gestion libérale de l’économie où les orientations royales font consensus. Personne ne semble vouloir de révolution de peur qu’elle n’amène le conflit. La situation en Algérie a également eu un impact important sur les esprits . Elle a mené la population à intérioriser le risque politique. Il y a au Maroc un consensus sur le consensus. Bien sûr, il y a de nombreux problèmes et notamment des inégalités très fortes, mais je reste convaincu qu’un baril de poudre à lui seul ne crée pas d’explosion. Paradoxalement, je dirais même que les inégalités réduisent le risque d’une crise politique. Il y a deux Maroc qui évoluent en parallèle : un Maroc urbain qui vit à l’heure européenne et un Maroc rural, pauvre et plus conservateur. Dans quelle mesure l’injustice sociale que subit un petit agriculteur de la périphérie concerne le mode de vie d’un urbain du centre-

ville ? Les inégalités préservent ainsi deux écosystèmes différents. Leurs destins sociaux sont suffisamment différents voire opposés pour qu’il n’y ait pas le décloisonnement nécessaire à l’émergence d’un grand mouvement social. Et en dépit des inégalités, le Maroc est d’ailleurs en développement et le Palais a su en convaincre la population. Il y a un changement, lent, mais effectif et surtout ininterrompu. C’est la persistance de ce mouvement qui participe à la stabilité car il ne coupe pas toute possibilité d’espoir. Le système marocain n’est pas un bête système conservateur où le pouvoir s’assoit sur ses privilèges et se bat uniquement pour les conserver. La stabilité politique, comme celle du cycliste, s’établit dans le mouvement. Celui-ci doit être lent pour ne pas bousculer ni déstabiliser l’architecture institutionnelle que la majorité des acteurs ne souhaitent pas voir bouger. ■

ABDELAZIZ MESSAOUDI « Un État dans l’État » La transparence financière est un long chemin, estime l’expert en finances publiques de Transparency Maroc. AM : Qui décide de la dépense publique au Maroc ? Abdelaziz Messaoudi : Les dépenses publiques s’inscrivent toutes dans un cadre légal avec une loi de finance discutée au parlement mais ses grandes lignes sont, selon la Constitution ellemême, définies en conseil des ministres que le roi préside. Autant dire que l’on sait d’où viennent ces orientations ! C’est ainsi que des projets qui portent

de véritables risques financiers peuvent être mis en œuvre dans un unanimisme apparent. Le choix du TGV entre Casablanca et Tanger, par exemple, est un « projet royal » mis en œuvre sans aucun débat au parlement alors qu’il va coûter à l’État au moins 25 milliards de dirhams ! Le marché public a même été passé de gré à gré avec Alstom sans être soumis à la concurrence. Imaginez ce que le Maroc aurait pu réaliser de plus 45


ANALYSE MAROC : DÉBATS SUR LA NATURE DU POUVOIR

essentiel avec 25 milliards de dirhams, en termes d’infrastructures de base dans les régions isolées où l’impact sur les populations les plus défavorisées aurait été bien supérieur ! Lorsque le projet de LGV a été adopté, le mode de passation du marché et un certain nombre de détails ont été rendus publics, provoquant des réactions dans la société civile. La Trésorerie générale du royaume est le comptable public de l’État. C’est elle qui rassemble toutes les informations sur les marchés publics : une véritable mine d’or. À sa tête a été placé Noureddine Bensouda qui a fait ses études avec Mohammed VI au sein du Collège royal. Il est le gardien du secret car même le ministère des Finances n’a pas librement accès à ces informations. Impossible de savoir par exemple de façon détaillée combien de marchés publics ont été remportés par telle ou telle entreprise pour faire des recoupements et savoir à qui bénéficie l’argent public ! De la même façon, au niveau du ministère de l’Agriculture, on a défini un registre de toutes les entreprises et acteurs du secteur agricole, mais pour l’heure, ce registre est totalement inaccessible même pour les autres services de l’État. On a ainsi, en plusieurs endroits, un État dans l’État. Aujourd’hui encore, en dépit de la régionalisation 30 % des recettes de la TVA, soit plus de 28 milliards de dirhams en 2018, sont alloués aux budgets des collectivités locales de façon quasi totalement opaque par le ministère de l’Intérieur. Une simple circulaire rédigée par Driss Basri, sous les années de plomb de l’ère Hassan II, régit leur allocation. Le fonds d’équipement communal, qui dépend également du ministère de l’Intérieur, gère l’argent public en dépit du bon sens. C’est d’ailleurs ce qu’a récemment souligné la Cour des comptes. Il n’y a pas de véritable programme basé sur la rationalisation de la dépense publique. À Rabat, on refait sans arrêt les trottoirs, 46

alors qu’ailleurs des fillettes font des kilomètres à pieds, chaque matin pour rejoindre l’école à travers les montagnes. Alors rien ne s’est amélioré ? L’accès à l’information s’améliore avec le travail, notamment, de la Cour des comptes. Totalement inactive sous Hassan II, elle publie aujourd’hui assez régulièrement des rapports critiques et sérieux sur les comptes nationaux, ceux des collectivités territoriales, de diverses entreprises publiques… Cependant, toutes les difficultés ne sont pas résolues et aujourd’hui c’est son indépendance qu’on interroge : sur quelle base décide-t-elle de s’intéresser à telle ou telle institution ? Comment définit-elle son programme ? Sur quels critères ? Ces questions sont essentielles car le risque d’instrumentalisation de la Cour existe et n’est pas seulement théorique. La corruption détourne-t-elle une part importante de l’argent public au Maroc ?

Au Maroc, la corruption n’est pas seulement un comportement individuel, mais plutôt un mécanisme de conservation/reproduction du pouvoir. Il s’agit d’utiliser l’argent public pour conserver la légitimité, privilégier certains, créer des notabilités fidèles. C’est la logique qui gouverne les investissements publics dans le Sud [le Sahara Occidental, NDLR] par exemple, où le ratio des dépenses publiques par habitant est excessivement élevé par rapport au reste du pays. L’Initiative nationale pour le développement humain (INDH) relève de la même logique : il s’agit d’accorder aux plus pauvres de petites sommes d’argent pour qu’ils mènent à bien de petits projets porteurs de revenus. Mais cette démarche, qui lutte officiellement contre la pauvreté, est avant tout caritative. Elle s’attaque plus aux conséquences qu’aux causes profondes des inégalités sociales structurelles. ■

KARIM EL HAJJAJI « La régionalisation avance » C’est l’un des grands chantiers nationaux. Pour le secrétaire général de Tafra, think tank dédié à la question démocratique, les compétences transférées, bien que réelles, ont peu affecté les prérogatives de l’État. AM : Où en est la régionalisation avancée, entre l’adoption des lois et leur mise en application concrète ? Karim El Hajjaji : Les quatre lois organiques définissant la régionalisation prévues par la constitution ont bien été adoptées depuis 2011 et leur déploiement est en cours. Rien qu’en décrets d’application, nous en sommes déjà à 70. Aujourd’hui,

la première étape de concrétisation réside dans la définition par les élus de plans de développement communaux et de plans d’actions régionaux. Selon la loi, les conseils communaux et régionaux ont un an, après leur élection, pour le définir et s’engagent à le réaliser pendant les cinq années restantes de leur mandat. Aujourd’hui, un an et demi après la toute AFRIQUE MAGAZINE

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DAVID NIVIÈRE/DNPHOTOGRAPHY

Le roi avec le prince héritier Moulay El Hassan à la mosquée Hassan à Rabat, le 20 avril 2018. première élection régionale, dix régions sur les douze que compte désormais le royaume ont adopté leur plan – tardivement, certes. Le ministère de l’Intérieur leur avait demandé de revoir leurs copies sur la partie budgétaire : les sommes étant jugées exorbitantes. Quoi qu’il en soit, je suis positif ; cela se met en place. La régionalisation s’est traduite par un transfert de compétences entre le gouvernement et les collectivités territoriales. Est-ce qu’en parallèle le pouvoir de l’administration liée au ministère de l’Intérieur - les agents d’autorités - a été légalement réduit ou limité ? Le maillage administratif n’a pas changé. Nous gardons le gouverneur (qui est également wali quand il intervient à l’échelle d’une région) des provinces (rurales) et des préfectures (urbaines), les caïds et les pachas au niveau des communes. L’extrême majorité de leurs prérogatives, qui sont immenses, n’a pas été modifiée. Deux éléments cependant ont changé. Désormais le wali n’est plus ordonnateur du budget pour la région. Ce rôle, qui consiste à endosser la responsabilité des dépenses faites par une collectivité, était déjà celui du président de commune mais pour la région, qui était jusqu’ici une simple addition de AFRIQUE MAGAZINE

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préfectures et de provinces, le wali l’exerçait. Il est totalement logique qu’avec l’instauration de l’élection du conseil régional au suffrage universel direct en 2015, son président devienne ordonnateur du budget. Aussi, les collectivités locales ne sont plus désormais sous la « tutelle » du ministère de l’Intérieur mais sous son « contrôle ». Il ne s’agit pas d’un simple maquillage car lorsque l’on affaiblit les mots on modifie également la perception des choses. Surtout, auparavant lorsqu’un agent d’autorité refusait une décision d’un conseil élu, c’était irrévocable. Aujourd’hui, il est possible - pour les communes, les provinces et les préfectures, et non seulement les régions - de faire appel de cette décision auprès d’un juge administratif qui devra statuer dans un délai de 30 jours. Enfin, le contrôle des actes des conseils locaux élus pas l’administration n’est pas nécessairement un signe d’autoritarisme. En France, par exemple, les représentants locaux de l’État sont également chargés de vérifier la légalité des décisions, de s’assurer qu’elles relèvent bien de leurs compétences et ne risquent pas de dépasser les capacités financières de la collectivité. Il est cependant difficile de définir les fonctions des agents d’autorités car elles sont dispersées dans un nombre

considérable de textes de lois qui concernent tous les sujets, tous les secteurs. Il faut revenir aux propos de Hassan II ; en 1967, il disait à la sortie d’une promotion de caïds à l’École de perfectionnement des cadres du ministère de l’Intérieur « Votre qualité de chef vous impose de jouer un rôle d’avant-garde, de guider vos administrés, d’être les premiers sur tous les fronts : édification, restauration, planification, agriculture, industrie, reboisement, commerce… » C’est révélateur de ce que l’État attend de ses agents : tout. La régionalisation est-elle synonyme, dans ce contexte, de démocratisation ? Il est difficile de répondre aujourd’hui. Il faut attendre de voir comment elle se concrétise mais, a priori, telle qu’elle a été pensée, elle ne peut avoir qu’un effet positif. Les compétences transférées aux régions sont bien réelles et nombreuses. Ce n’est pas une opération de façade. Désormais élu au suffrage universel direct, le conseil régional est compétent dans le développement économique, la formation professionnelle, le développement rural, le transport, la culture et la préservation de l’environnement. Il peut intervenir avec l’État central dans l’aménagement du territoire mais également dans les équipements et infrastructures à dimension régionale, l’industrie, la 47


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santé, le commerce, l’enseignement, le sport, l’énergie, l’eau. Les communes ont été moins touchées par les transferts de compétences mais elles disposaient déjà de beaucoup de responsabilités. Certaines ont déjà bien des difficultés à y faire face avec les moyens qui sont les leurs. Pour pallier le déficit « de moyens » des collectivités locales, des sociétés de développement locales (SDL) ont été créées. Constituent-elles un appui aux élus ou une remise en cause de leurs prérogatives ? La régionalisation avancée prévoit que les collectivités locales puissent recourir à la création de SDL et d’agences régionales d’exécution des projets (Arep). Sur le papier, elles ont l’air bien

car les communes n’ont pas toujours les moyens de gérer elles-mêmes tout ce qui relève de leurs responsabilités ; certains sujets sont très techniques. Il est très intéressant, également, que plusieurs communes se mettent d’accord pour créer une entreprise qui gère un service public « transcommunal ». Dans la réalité, certaines SDL qui existent déjà montrent qu’il y a un risque au niveau de l’actionnariat : il peut être tellement dilué que les élus perdent le contrôle de la société. Ces sociétés ne sont pas mauvaises en soi mais la majorité du capital doit revenir aux élus de la collectivité qui doivent pouvoir intervenir au quotidien sur l’action de cette structure en fonction du constat qu’ils font, sur le terrain, du service public effectivement rendu. ■

MOUNIA BENNANI- CHRAÏBI « Peut-on appliquer les vieilles recettes?» La position du roi sur l’échiquier politique est à double tranchant, selon la chercheuse, directrice de l’IEPHI*. AM : Pourquoi les partis politiques se sont-ils auto-flagellés l’été dernier après le discours du roi incriminant leur incompétence et leur arrivisme ? Pourquoi personne n’a réagi quand le Palais, pour dénoncer les incompétences de ceux qui n’avaient pas su concrétiser le plan de développement d’Al Hoceima, a renvoyé plusieurs responsables politiques ? Mounia Bennani-Chraïbi : Tout d’abord, la condition numéro 1 pour intégrer la scène politique officielle est de renoncer 48

à s’en prendre au Palais. Sachant que les acteurs politiques ont conscience des limites de la légitimité électorale, même un parti comme le PJD, qui a une base électorale, a tout fait pour gagner la bénédiction du roi. Il faut dire aussi qu’un acteur qui a une force de frappe électorale tend à effrayer le Palais et ses concurrents. En revanche, accepter les règles du jeu permet aux uns et aux autres de se partager les mandats, de redistribuer des ressources et des positions à ses clients. À partir de là,

comment voulez-vous être à la fois partie prenante d’un compromis politique avec une monarchie forte et interpeller le roi ? À quelques exceptions près, la plupart des partis intégrés dans le jeu ont fait le dos rond. Le rapport de force n’est pas en leur faveur, et ils ont intériorisé l’idée que la confrontation entre le Mouvement national et le roi Hassan II après l’indépendance a fait perdre beaucoup de temps au Maroc. Et, dans l’ensemble, ceux qui participent à ce jeu tendent à y trouver leur compte. Pourquoi les partis politiques, au Maroc, sont-ils si faibles ? Au Maroc, le pluralisme partisan n’a pas été adopté pour démocratiser le pays, mais pour affaiblir le Mouvement national. Il a fallu qu’il n’y ait plus aucun risque que la scène partisane produise une alternative pour que l’« alternance » de 1998 devienne envisageable. Ensuite, les années 2000 sont marquées par une ambivalence. D’une part, on assiste à une institutionnalisation du fait partisan. La loi sur les partis de 2006 et la constitution de 2011 visent à « réhabiliter » les partis, tout en les contrôlant étroitement. Le chef du gouvernement est désormais issu du parti qui a remporté la majorité des voix lors des élections législatives. Les « technocrates » invités à participer au gouvernement sont incités à s’encarter. Au même moment, l’ingénierie électorale mise en place empêche un parti arrivé en tête d’emporter toute la mise, et le contraint à former une coalition. Il devient alors difficile de mobiliser des votes sur la base d’un programme. D’autres dispositifs ont également contribué à réduire les marges de manœuvre du gouvernement. À titre d’exemple, depuis Hassan II, toutes sortes de commissions et de conseils consultatifs sont créés à chaque fois que le Palais est confronté à un problème. Peu à peu, un ensemble de questions « stratégiques » ont été dépolitisées, et soustraites aux prérogatives des AFRIQUE MAGAZINE

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instances issues des urnes. Le Palais envoie ainsi deux messages : « je vous ai entendus », et « la classe politique est trop mauvaise » Sur un autre plan, la codification de l’excellence politique tend à discréditer une partie de la classe politique, et à mettre en avant une élite qui se jette d’autant plus dans les bras du Palais qu’elle craint pour ses privilèges. C’est dans ce cadre que des figures sont valorisées : les « technocrates », les diplômés des grandes écoles plutôt étrangères, les « talents » du secteur privé… C’est dans cet esprit aussi qu’est diffusé le récit selon lequel seule la monarchie est capable de faire émerger ces talents. Dans un tel contexte, il n’y a plus qu’un seul programme possible : « les hautes orientations royales ». Du coup, les membres du gouvernement sont de simples « exécutants » que le roi peut congédier lorsqu’il considère qu’ils ne font pas le job. Et, en définitive, le roi se sent habilité à exiger arbitrairement une reddition des comptes. Ce que vous appelez la décrédibilisation des partis politiques a-t-elle eu l’effet escompté ? Les effets sont paradoxaux. La monarchie s’est effectivement imposée en tant qu’acteur central, entre autres, en affaiblissant les partis politiques. Mais, face à la protestation qui ne cesse de se diffuser, le roi est nu. Historiquement, à chaque fois qu’il a été confronté à une grande crise, le Palais a tenté de s’ajuster en appelant à la réforme et en étendant la scène politique officielle. Pour faire face aux tentatives de putsch et aux tentations révolutionnaires, Hassan II a essayé de stabiliser son régime en intégrant dans l’opposition parlementaire une partie de la gauche (l’USFP, le PPS, puis l’OADP). À la veille de la succession monarchique et après des réformes constitutionnelles, l’USFP prend la tête du gouvernement d’alternance et une composante islamiste est légalisée. AFRIQUE MAGAZINE

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Dans le contexte des soulèvements de 2011 et face aux protestations du Mouvement du 20 février, un nouveau seuil est franchi : après une nouvelle réforme constitutionnelle, le PJD remporte les législatives et prend la tête du gouvernement. Mais, aujourd’hui, alors que les protestations sociales se multiplient, est-il encore possible d’appliquer les anciennes recettes ? Tout laisse à penser que le Palais a grillé la plupart des fusibles. En 2011, les protestataires du Mouvement du 20 février tendaient à épargner le roi et à s’attaquer plutôt à ses entourages. Lors des dernières mobilisations, à Al Hoceima comme à Jerada, certains manifestants interpellent directement le roi. Reste à savoir si les griefs ne vont pas finir par se concentrer sur sa personne. Qu’est-ce que le Palais peut encore faire face à la protestation ? Entre 1988 et 1998, plusieurs phénomènes ont favorisé l’amorce d’une libéralisation politique : la construction des droits de l’homme comme une problématique légitime à l’échelle internationale ; les espoirs de démocratisation chez les voisins, puis les désenchantements face à la guerre civile algérienne ; des inquiétudes anticipées sur le devenir du royaume à la mort de Hassan II. Inversement, entre 2013 et 2018, la manière dont les temporalités mondiale et régionale s’articulent avec le temps biologique du roi du Maroc semble plutôt inciter à la délibéralisation. Face à un roi dont la santé suscite des inquiétudes et aux images de guerres civiles dans la région, l’épouvantail du chaos ne marche plus auprès des protestataires. Quant aux autorités, elles semblent avoir du mal à réajuster leurs recettes habituelles. Pour entraver la diffusion de la protestation, elles sont contraintes de naviguer entre deux rives : ne pas donner l’impression que ça paie de protester, mais également éviter d’intensifier la répression au

point d’attiser la mobilisation. À l’heure de Poutine, de Trump, d’Erdogan et d’Assad, à l’heure où les forces contrerévolutionnaires régionales se sont organisées, est-ce que le Palais va se laisser séduire par le message dominant, à savoir que « la violence paie » ? Dans ce cas, il jouerait gros, car, comme on dit en marocain, entrer dans le hammam et en sortir, ce n’est pas la même chose. Le Roi vient à peine de rentrer de France après de long mois de convalescence, son absence a été d’autant plus remarquée qu’elle a été émaillée de selfies diffusés sur Facebook. La stabilité du régime monarchique pourrait-elle être menacée ? Je me demande si la monarchie croit en son exception, au point de ne plus ressentir le besoin de se battre. Selon moi, ce qui lui a permis de survivre au plus fort de la tourmente, c’est justement le fait d’avoir toujours été à l’affût. En Tunisie, quand les mobilisations ont commencé, Ben Ali, qui était en vacances, n’a pas jugé utile de rentrer immédiatement. En revanche, dans le Maroc de 2011, les autorités étaient très vigilantes alors même qu’elles affichaient leur croyance en « l’exception marocaine ». Aujourd’hui, lorsque les observateurs ne s’interrogent pas sur la santé du roi, ils se demandent s’il ne se désintéresse pas totalement de ce qui se passe dans le pays. Prendre des selfies à Paris, c’est dire que le roi est en bonne santé, certes, mais dans quelle mesure est-ce que cela ne revient pas aussi à dire que le roi est indifférent ? Est-ce que ce qui a été fait pour préserver le régime, en mettant en tension ses composantes internes, ne risque pas un jour de se retourner contre lui, surtout lorsque le sentiment qu’il n’y a plus de pilote à bord prédominera ? ■ *Institut d’études politiques, historiques et internationales de l’Université de Lausanne.

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ZYAD LIMAM

La capitale qatarie, avec au premier plan le complexe d’Education City et en perspective, la skyline de West Bay.


Sous blocus depuis juin dernier et au centre d’une tempête diplomatique, le Qatar n’a pas renoncé à ses ambitions. La famille régnante des AL THANI poursuit un projet complexe d’ouverture par la culture et l’éducation. Tout en cherchant à se ménager des marges de manœuvre GÉOSTRATÉGIQUES. I par Zyad Limam, envoyé spécial

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ci, nous sommes au Qatar, au cœur du golfe arabo-persique, dans l’un des États les plus riches du monde, sinon le plus riche. Près de 2,5 millions de résidents dont 300 000 citoyens très privilégiés (gratuité, subventions, salaires très confortables…). Revenu par habitant : près de 60 000 dollars, dans les premiers rangs mondiaux. Produit national brut de plus de 150 milliards de dollars (après un pic à 200 milliards en 2014), ce qui en fait une nation à l’échelle du Maroc ou de l’Algérie, évidemment nettement plus peuplés. Doha, la capitale, n’a pas encore le look flamboyant, stupéfiant, démesuré de Dubaï ou de Singapour mais une grande ville est tout de même littéralement sortie des sables en moins de 25 ans. Des gratte-ciel futuristes marquent la skyline de West Bay. Avec en face, de l’autre côté de la baie, l’incontournable île artificielle, The Pearl, impressionnant ensemble résidentiel d’immeubles et de villas de luxe. Les stades de la Coupe du monde 2024 sont quasi achevés. On construit le métro. Les grandes marques de l’hôtellerie ouvrent d’immenses palaces. Et aussi des adresses plus branchées (comme le soulignent les habitants de la capitale, il y a une vie avant le W, un hôtel de luxe ultra-moderne, et une vie depuis le W…). Education City aligne avec fierté ses grandes écoles et universités internationales. En clair, la péninsule qatarie est un vaste chantier à ciel ouvert, en construction permanente. La sensation est particulière. Malgré l’immensité des moyens, la modestie et l’imperfection n’ont pas totalement déserté les lieux. On sent ici et là, des touches d’improvisation. À la périphérie, villas modestes, « quartiers populaires », petits commerces n’ont pas disparu. Les ressources sont là, mais le système apparaît souvent à son maximum, à la limite de la zone rouge. Comme le rappelle cet expatrié de longue date, le Qatar est peu peuplé. Les ressources humaines sont limitées. Ou alors « importées » et tentées de maximiser leurs gains. Les projets sont multiples, immenses, très ambitieux. Il faut toujours aller vite. Bref, on voit grand, on construit, on fait des erreurs, on change les plans, on recommence et on reconstruit, sans trop tenir compte de l’aspect financier. Il y a de la déperdition, certainement, mais ce n’est pas vraiment un problème…

Hamad et le miracle du gaz On serait alors tenté d’empiler les clichés sur cette monarchie du Golfe dispendieuse. Pourtant ici, l’histoire est différente. Au début des années 90, avec la grande crise pétrolière des années 80, le Qatar est un pays à court de cash, en récession, quasiment incapable d’assumer ses échéances et où « il faut emprunter pour payer les salaires », souligne un ministre d’aujourd’hui. Le conservatisme religieux est de mise. 52

Après tout, les Qataris sont officiellement de culture wahhabite, cette branche de l’islam rigoriste qu’ils partagent avec leur puissant voisin saoudien. Le « patron », l’émir Khalifa Ben Hamad Al Thani, est de la vieille école. Le Qatar n’a pas à proprement parler de stratégie économique. En 1995, Cheikh Hamad, le fils ambitieux, dépose son père parti pour un énième voyage à l’étranger. L’émir Hamad a un projet. Relancer l’économie en s’appuyant sur le gigantesque gisement de gaz North Dome découvert par Shell au début des années 70 et jamais vraiment mis en exploitation. L’idée aussi est de trouver une solution pour transporter ce gaz en dehors des pipelines. Hamad cherche des partenaires et des financements. Certains pays, soucieux de diversifier leurs ressources énergétiques, parient sur le projet. Japonais et Français en particulier. Le succès est spectaculaire. En deux décennies, le Qatar devient le premier fournisseur mondial de gaz liquide. Et le quatrième producteur de gaz naturel (après les États-Unis, la Russie et l’Iran, qui partage avec Doha l’exploitation de North Dome). Et donc l’un des pays les plus riches du monde. CQFD.

Cheikha Moza, une femme d’influence Le miracle économique s’accompagne très vite d’une volonté de desserrer l’étau du conservatisme intérieur sans vraiment renoncer officiellement au dogme wahhabite. C’est la célèbre Cheikha Moza bint Nasser Al Missned, fille d’une grande famille réformatrice, et deuxième épouse de Hamad qui se charge de l’immense chantier. Elle prend la tête de la Qatar Foundation, créée par Cheikh Hamad en 1995, elle en fait l’épicentre et l’incubateur des projets réformistes. C’est sous la houlette de la fondation que naît Education City, spectaculaire campus universitaire où se côtoient les plus grandes marques éducatives américaines (Georgetown, Cornell…). C’est sous son impulsion que naît le projet de la Qatar National Library, vaisseau de béton et de lumière dessiné par l’architecte néerlandais Rem Koolhaas. Elle multiplie les organismes humanitaires comme Education Above All (10 millions d’enfants scolarisés dans le monde) ou Silatech (incubateur de jeunes talents pour le monde arabe). Enfin, elle fait reculer les tabous, « décoince » la société. Elle porte souvent des caftans, avec des couleurs et de l’audace. Elle apparaît en public. Elle voyage, et elle s’exprime. Et du coup, elle entraîne avec elle une bonne partie des femmes qataries, portées par l’exemple. Au Qatar, c’est vraiment surprenant, les femmes sont dans l’espace public. Dans les écoles, les universités, les entreprises, dans les bureaux, mais aussi dans les lieux d’expatriés, cafés et tea room des hôtels. On peut même voir des couples le soir, AFRIQUE MAGAZINE

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MATT DUNHAM/POOL/REUTERS DELFINO SISTO LEGNANI AND MARCO CAPPELLETTI/DSL STUDIO

dans les restaurants, ce qui reste rarissime dans la région. La plupart des Qataries sont formées, indépendantes financièrement et ne sont pas soumises au carcan de règles rétrogrades que l’on retrouve ailleurs, comme en Arabie saoudite. Elles vont même faire leur entrée dans l’armée. Cette émancipation ne fait pas que des mâles heureux dans une société qui reste dominée par de puissants codes tribaux et patriarcaux. Mais personne ne souhaite vraiment contredire l’exemple donné par Cheikha Moza et le Père Émir (Father Emir) Hamad…

Temps long et équilibrisme Prudemment, en jouant sur le temps long, les réformes graduelles, le Qatar cherche aussi à se donner une image de monarchie absolue traditionnelle mais… raisonnablement moderne et ouverte. Une sorte d’avant-garde dans le golfe arabo-persique. C’est l’idée qui pousse les transformations sociales et culturelles menées par la Qatar Foundation. C’est aussi la stratégie qui guide la création de la chaîne Al Jazeera en AFRIQUE MAGAZINE

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La Qatar National Library, spectaculaire ouvrage conçu par le « starchitecte » Rem Koolhaas, sous l’impulsion de Cheikha Moza bint Nasser Al Missned (photo), mère de l’émir Tamim, patronne de la Qatar Foundation et chef de file « réformatrice ». novembre 1996, véritable révolution médiatique dans le monde alors particulièrement catatonique des médias arabes. On le sait, la chaîne jouera un rôle déterminant lors du Printemps arabe. Parallèlement, l’émir multiplie les alliances politiques « stratégiques-assurances ». En particulier avec les États-Unis qui exploitent une immense base aérienne à Al Udeid, la plus grande hors de ses frontières. Le Qatar maintient toutefois des liens jugés incontournables avec l’Iran voisin. Et intervient en tant que médiateur dans de nombreux conflits se créant une multitude d’obligés et d’amis dans le monde entier. Et aussi de solides inimités… À la surprise de tous, Cheikh Hamad renonce au trône en juin 2013 et transmet le pouvoir à l’un des fils issus de son mariage avec Cheikha Moza, Tamim, âgé alors de 33 ans. La transmission souligne le rôle prééminent pris par Cheikha Moza dans le processus de consolidation politique. 53


POUVOIR LES MYSTÈRES DE DOHA

Cette passation en douceur souligne surtout la solidité de la famille, solidité qui aurait pu, comme dans d’autres monarchies de la région, être remise en cause par les ambitions des uns et des autres, issus des différentes branches des Al Thani. Le jeune Tamim s’est habilement et assez facilement glissé dans les habits du père et la machine n’a pas connu de soubresauts frappants. Le leadership ne change pas de cap : développement économique, soft power, indépendance politique. Continuité donc, avec un changement générationnel. Évidemment dans l’équation, l’expression « monarchie absolue constitutionnelle héréditaire » reste essentielle. L’émir règne et gouverne. Il est chef d’État et chef de gouvernement. Et il est difficile par définition de s’opposer politiquement au système. Mais même dans le domaine de l’expression publique, les Al Thani sont prêts à prendre quelques risques. Une relative possibilité de critique existe. Les conseils municipaux sont élus et ont un pouvoir consultatif. Et on attend des élections législatives nationales, promises de longue date.

Un « soft power » qui serait une assurance vie tout aussi efficace que la présence de bases militaires étrangères sur son sol.

Émancipation relative des femmes, multiplication des initiatives dans la culture, dans l’éducation, volonté affirmée d’ouverture, volonté aussi de faire concurrence en tant que place financière et commerciale aux pays voisins, suppression des visas pour plus de 50 pays, investissement dans le sport, et puis évidemment la Coupe du monde… Ces évolutions entraînent une marche en avant moderniste qui ne va pas sans difficulté. Le choc entre modernité et tradition est permanent dans un pays où la charia reste encore la principale source de droit. Pour le moment, l’équilibrisme fonctionne. Le pays n’est pas si grand, facile à contrôler. Et les Qataris sont bien décidés à réussir collectivement, quitte pour certains à masquer leur malaise devant de telles évolutions. La démarche entraîne une « mixité identitaire » qui apparaît plus naturelle au Qatar que dans d’autres pays de la région. À Doha, Qataris et « expatriés » venus apporter leurs savoir-faire ne sont pas séparés par des hauts murs invisibles. On se côtoie, on se voit le soir, on part en week-end. On échange. Cette perméabilité, l’échange d’idées qui va avec, le rôle visible et actif des femmes, ne font pas que des adeptes dans les milieux les plus conservateurs et chez certains pays voisins. Mais le processus est au centre des enjeux de demain, de la capacité qatarie à opérer le saut vers une modernité réelle.

À ces questions, les responsables qataris répondent souvent la même chose. Avec une touche d’agacement. Oui, à la surface, il y a eu certains excès, en particulier dans des achats ou des dépenses démesurées à travers le monde. Mais le Qatar est un pays très riche, et il doit gérer, bien ou plus ou moins bien, cette richesse. C’est le rôle du tout-puissant QIA (Qatar Investment Authority). Et dans l’ensemble, la plupart des placements se sont montrés « payants ». Le fond du problème, c’est que les Qataris ne pourraient probablement pas vivre tranquillement de leur cité. Qu’on le veuille ou non, malgré sa taille et sa petite population, le Qatar est une puissance énergétique. Il s’agit, on l’a dit, du premier producteur de gaz liquide au monde, un acteur essentiel pour la stabilité des marchés et l’assurance des approvisionnements. Des pays majeurs comme le Japon, la Corée, la Chine et le Royaume-Uni dépendent largement du gaz qatari et des bateaux géants de gaz liquide sous pavillon qatari qui sillonnent le monde. Riche et fragile, le Qatar cherche avant tout à préserver son indépendance. Les Qataris ne veulent pas être prisonniers de leur situation géographique, l’Arabie saoudite dans le dos et l’Iran en face. Ils cherchent des marges de manœuvre. En multipliant les passerelles politiques et les stratégies sécuritaires. Mais aussi en investissant massivement dans le soft power. L’éducation, la culture, le dialogue, Al Jazeera, etc. Un soft power qui serait une assurance vie tout aussi efficace que la présence de bases militaires américaines (et turques dorénavant) sur son sol. Des marges de manœuvre qui peuvent les porter loin. Trop loin peut être…

Pourquoi une telle ambition ?

Et soudain, un blocus brutal

Lors d’un séjour à Doha, on pose souvent la question : « pourquoi une telle ambition à l’échelle globale ? Pourquoi prendre le risque de coaliser les ennemis, d’apparaître comme la grenouille qui se voulait plus grosse que le bœuf ? Après tout, vous pourriez vivre tranquillement, richement, à l’écart dans votre péninsule… ».

5 juin 2017. D’un seul coup, c’est un peu comme la fin d’un monde. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn (et d’autres) décrètent la rupture des relations diplomatiques et la mise en place d’un blocus de fait. À l’origine, des déclarations supposées de Cheikh Tamim, très favorables à l’Iran, au Hezbollah, au Hamas, reprises par un communiqué officiel

Soft and hard power

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DOUG MILLS/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA

Donald Trump avec l’émir Tamim Ben Hamad Al Thani, à New York, en septembre 2017. Une relation délicate. de l’agence de presse qatarie. Le tout étant probablement un faux, résultat d’un braquage numérique de l’agence en question. Les liaisons aériennes sont arrêtées du jour au lendemain, les espaces aériens fermés aux avions de Qatar Airways, la frontière terrestre entre l’Arabie saoudite et le Qatar (la seule dont dispose Doha) est close. Les voyages des ressortissants interdits, étudiants, visiteurs et expatriés qataris, sommés de rentrer chez eux manu militari. Enfin arrive alors la fameuse liste des « treize conditions » que le Qatar doit remplir pour mettre fin à la crise, dont la fermeture immédiate d’Al Jazeera. Le coup est brutal, pour les rapports commerciaux et d’affaires évidemment. Mais aussi et surtout sur le plan humain. Dans cette région du monde, les mariages et les liens traversent les frontières depuis bien longtemps. Les cousinages sont nombreux et naturels. Les relations entre tribus, ancestrales. Et là, avec le blocus, les déchirements sont douloureux. Les blessures sont profondes et elles mettront du temps à cicatriser… Pour Doha, le dossier d’accusation, porté essentiellement par Riyad et Abou Dhabi, ne tient pas. Dans les salons, on rappelle les vieux contentieux, le fait que pour l’Arabie saoudite et Bahreïn, le Qatar reste une « fiction » sans légitimité historique. On rappelle que dans les années 70, Doha a refusé de AFRIQUE MAGAZINE

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se joindre à la fédération des Émirats pour jouer la carte solo de l’indépendance. Et que depuis, le Qatar et les Émirats n’ont jamais vraiment cessé d’être en rivalité. Pour la plupart des officiels qataris, l’accusation de soutien au terrorisme serait un argument « facile », « efficace » utilisé par les Saoudiens et les Émiratis pour faire bouger les opinions des pays occidentaux, et surtout celle des États-Unis. Et de souligner le rôle pour le moins ambigu de l’Arabie saoudite elle-même dans la propagation mondiale d’un islam rigoriste… « Comment peut-on imaginer qu’un État comme le Qatar ait pu financer directement des organisations terroristes, souligne ce haut responsable à Doha. Que des circuits privés aient pu exister, c’est possible, et nous faisons tout pour les rendre inopérants. Pour le reste, les accusations ne tiennent pas. Oui, nous avons soutenu Gaza, à un moment où personne ne voulait aider Gaza. En Égypte, notre appui date d’avant les Frères musulmans, les généraux de la transition pourraient facilement en témoigner. En Syrie, nous n’avons pas caché notre opposition à Bachar. Nous l’avons mis en garde à plusieurs reprises auparavant sur l’impasse de sa politique… ». Pour les responsables qataris, l’Iran est un argument tout aussi faible. Comme le souligne ce même interlocuteur: « On ne peut pas faire sans les Iraniens, ils sont là, sur le Golfe, pour l’éternité. L’Iran, c’est avant tout l’ennemi extérieur dont l’Ara55


POUVOIR LES MYSTÈRES DE DOHA

bie saoudite a besoin pour serrer les rangs. Quant aux Émirats, Dubaï est la capitale économique de l’Iran… L’argent iranien remplit les coffres des banques de Dubaï. Si on y regarde de près, l’Iran est avant tout une problématique pour Israël. Et pour les alliés d’Israël, c’est-à-dire les États-Unis. » Et Al Jazeera alors ? : « Al Jazeera est là depuis 20 ans. Elle apporte un son nouveau, nécessaire. Elle exprime une diversité de points de vue. Nos adversaires ont aussi des chaînes news qui ne se privent pas d’alimenter une grossière propagande anti-Qataris. Mais qui n’ont pas forcément beaucoup d’auditeurs… ».

Au cœur de la crise

med ben Salmane et surtout l’élection de Donald Trump. De toute évidence, le nouveau président américain, très proche de Riyad, avec une vison monochrome des enjeux, se laissera facilement convaincre par les arguments saoudiens, le discours sur le terrorisme, la position anti-iranienne et la perspective de très belles commandes d’armes. Et certains de ses fameux tweets seront ravageurs pour Doha…

Une nouvelle fibre nationaliste L’objectif était probablement de faire plier Doha en quelques semaines. Mais le Qatar s’est montré beaucoup plus résilient que prévu. Il a fallu évidemment reconfigurer toutes les chaînes d’approvisionnement du pays et la facture a été lourde. Mais les moyens financiers sont là et la crise a surtout agi comme un douloureux et urgent révélateur des faiblesses et des dépendances. Un électrochoc en quelque sorte. Depuis juin 2017, le pays a pris de multiples mesures pour diversifier son économie, accroître son autosuffisance et surtout maintenir son attractivité vis-à-vis du monde extérieur. C’est le fameux épisode des 4 000 vaches importées par avion et qui ont permis en quelques mois de lancer une industrie laitière.

KARIM JAAFAR/AFP

Pour les Qataris, il n’y a pas vraiment de mystère. L’objectif du blocus est clair : c’est la « vassalisation » pure et simple du pays, politique et financière. Une tentative pour Riyad et Abou Dhabi d’imposer leur loi à toute la région du Golfe. « Ce qu’ils veulent vraiment, selon un proche du palais, c’est un régime qui accepte leurs ordres, leurs décisions de politique internationale, et qui accepte sans barguigner de faire des gros chèques quand ils le demandent. Le Qatar est trop riche pour être indépendant. Pour la famille des Al Saoud, le Golfe est une chasse gardée, et il faut une famille aux ordres à Doha…». Cette volonté saoudienne n’est pas nouvelle, exacerbée en grande partie par le Printemps arabe et l’activisme diplomatique de Doha, son soutien actif aux Frères musulmans à travers la région. Avec la chute de Morsi au Caire, l’ambiance tourne au règlement de comptes. En mars 2014, quelques mois après l’accession au pouvoir de Cheikh Tamim, l’Arabie saoudite, les Émirats et Bahreïn rompent leurs relations diplomatiques avec Doha. La crise sera relativement brève, grâce à l’intervention assez ferme du grand frère américain et de la diplomatie de Barack Obama. Évidemment, beaucoup de choses ont changé depuis, La frontière déserte avec l’émergence du prince entre le Qatar et l’Arabie héritier saoudien Mohamsaoudite, suite au blocus décrété le 5 juin 2017.

Avec le blocus, les déchirements sont douloureux. Les blessures sont profondes et elles mettront du temps à cicatriser…

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Ce sont aussi des réformes d’ouverture aux investisseurs étrangers (qui peuvent dans certains cas détenir dorénavant 100 % des parts d’une entreprise locale). La diplomatie du pays, incarnée par le vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères Cheikh Mohamed Bin Abul Raham Al Thani, a été habile, maintenant un profil d’ouverture, sans renchérir. D’ailleurs, le fameux pipeline Dolphin, qui assure 80 % de l’énergie de Dubaï, est toujours en activité… Malgré les pressions multiples saoudiennes, le Qatar n’a pas été isolé, et la plupart des amis sont restés fidèles. Ou discrètement fidèles. Au siège d’Al Jazeera, Y compris dans le Golfe, avec à Doha. La chaîne lancée Oman et le Koweït. L’émir Tamim en 1996 a constitué voyage en Afrique, en Asie, en une révolution dans le paysage Europe. Aux États-Unis, il est médiatique arabe. accueilli à bras presque ouverts. Et le pays a pu emprunter près de 12 milliards de dollars sur les marchés internationaux des capitaux mi-avril 2017. Politiquement, le blocus aura même généré une passion qatarie pour les Qataris et les résidents du pays. Un phénomène inédit de « nation building », de construction de la nation. Citoyens, expatriés, travailleurs étrangers, tout le monde sort le drapeau, se découvre une fibre nationaliste face aux dangers. On sent une volonté de tenir et surtout une volonté de vivre comme « hors sol », comme si le voisinage n’existait pas. Et tout le monde serre les rangs autour d’un jeune émir, chef d’État, Tamim, dont la popularité est au firmament et qui sort paradoxalement renforcé par l’épreuve.

TANYA HABJOUQA/NOOR-REA

Des factures astronomiques Le coût du blocus et de la crise reste pourtant faramineux. Il y a les conséquences économiques évidemment et qui ne sont pas toutes du côté qatari. Les entreprises saoudiennes et émiraties sont fortement impactées par la fermeture d’un des marchés les plus ambitieux et solvables de la région. Banques, commerces, infrastructures (en particulier dans la perspective de la Coupe du monde…) tous les secteurs sont fragilisés. La croissance de toute la région risque d’en souffrir. La crise, les divisions, les déchirures accentuent la méfiance globale des investisseurs qui considèrent le Golfe comme une entité économique unique. Pour l’Arabie saoudite, en prise avec une phase dangereuse de transition économique et politique, ce n’est pas forcément une bonne nouvelle. Sans compter la facture astronomique absorbée par Riyad et Doha en coût de lobbying et d’achats d’armes pour garder les bonnes grâces de l’Amérique. AFRIQUE MAGAZINE

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Donald Trump peut se satisfaire d’avoir gagné sur tous les tableaux, multipliant les contrats avec les uns et les autres… Enfin, sur le plan stratégique, les effets sont négatifs pour tous les acteurs. L’Arabie saoudite et les Émirats n’ont pas persuadé grand monde dans leur bataille et une certaine impatience internationale commence à se faire sentir. L’Iran a retrouvé une place d’acteur incontournable à Doha, ce qui n’était pas aussi évident que cela. La Turquie, grand rival sunnite de l’Arabie saoudite, a mis un pied en territoire qatari et sur les rives du Golfe. Et le Qatar, même résilient, doit mobiliser une trop grande partie de ses forces et de ses moyens dans une lutte qui apparaît sans fin. Enfin, last but not least, autant dire que le GCC (Conseil de coopération du Golfe), déjà peu efficace, a cessé définitivement d’exister. Plus grave, pour conclure, reste cette image, cette séquence adressée au monde, celle de la division éternelle des Arabes entre eux, incapables de s’unir sur des minimums et de dialoguer. Des Arabes constamment en rivalité, (au Maghreb, au Moyen-Orient aussi) dans le Golfe, souvent manipulés par les grandes puissances, y compris régionales, et qui pèsent si peu sur la scène internationale et sur les enjeux stratégiques de leur région. Dans cette partie du monde que la providence a largement dotée, le vrai modernisme, le vrai réformisme, serait certainement de s’inscrire dans une démarche réellement collaborative et progressiste, de dépasser les inimitiés du passé et les conflits stériles d’ambition. La négociation de la sortie du blocus sur des bases acceptables par tous serait un premier pas encourageant. ■ 57


DOSSIER

GUINÉE EN QUÊTE Le pays sort peu à peu d’un demi-siècle d’immobilisme. L’économie enfin dynamique est dopée par l’investissement. L’espoir renaît, même si le processus démocratique reste toujours aussi fragile et porteur de drames. par Cherif Ouazani, envoyé spécial

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Kaloum, autour du port autonome, la pêcherie grouille de monde. La bourse du poisson s’agite dans tous les sens et le chaland, restaurateur, commerçant ou simple particulier, guette la bonne affaire. Les commandos, sorte de gambas XXL, sont les plus prisés. Le produit de la pêche de la nuit s’arrache dès les premières heures de la matinée. À Conakry, la circulation n’attend pas les premières lueurs de l’aube pour être chaotique. Quartiers résidentiels ou populaires, cité administrative ou centre d’affaires, canicule ou pluies diluviennes, la ville ne dort jamais ou presque. La nuit, malgré la pénombre générale (le déficit en production électrique fait que l’éclairage public est chiche et les délestages, quasi quotidiens), les quartiers populaires sont festifs. La précarité n’entame pas la joie de vivre. Tout est motif pour faire la fête. Voisins et voisines cotisent pour réunir les 200 000 francs guinéens [GNF, soit 20 euros, NDLR] nécessaire à la location d’une sono équipée d’un petit groupe électrogène, pour parer à une rupture de courant. Le pâté de maison se transforme alors en boîte de nuit. Femmes et enfants dansent jusqu’à épuisement. Les hommes ne sont pas loin. Ils « s’enveloppent » de tabac et étanchent leurs états d’âme avec de la bière chaude, faute de réfrigérateur. L’appel du muezzin pour la prière de l’aurore met fin aux conversations qui refont le dernier match de Champion’s League ou du Clasico Barça-Real. À contrecœur, le DJ de fortune éteint la sono et les enfants vont enfin au lit quand les femmes retournent à leurs fourneaux, le plus souvent des braseros. Une nouvelle journée commence par le bruit assourdissant des engins qui comblent les multiples cratères qui enlaidissent le bitume des rues de Conakry, contraignant les milliers de motocyclistes à une chorégraphie faite de slaloms permanents. La capitale profite à plein régime du Plan national de développement économique et social (PNDES) initié par le président Alpha Condé. Les chantiers emblématiques de Conakry ? Réalisation de tours de bureaux, construction d’une nouvelle ville à Kobaya avec 20 000 logement sociaux, réhabilitation de l’hôpital de Donka et sa 58

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VINCENT FOURNIER/JEUNE AFRIQUE-REA

DE STABILITÉ

Alpha Condé, ici au palais présidentiel, à Conakry, arrivera au terme de son deuxième mandat en 2020. En briguera-t-il un troisième ? AFRIQUE MAGAZINE

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DOSSIER GUINÉE, EN QUÊTE DE STABILITÉ

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i par le passé, les guerres civiles ayant sévi dans les pays voisins, Guinée-Bissau, Liberia et Sierra Leone, ont débordé sur le territoire de la Guinée, le pays a miraculeusement été épargné par la vague djihadiste qui sévit au Mali et ailleurs. Musulmane à plus de 80 %, la population guinéenne paraît sourde aux sirènes wahhabites. On constate dans certains quartiers de la capitale, comme Hamdalaye, l’apparition de voile intégral chez des femmes et des looks masculins faits de pantalons raccourcis, calotte blanche sur la tête et barbe hirsute. Mais l’islam pratiqué dans l’écrasante majorité des mosquées de Guinée est confrérique, aux antipodes de celui que prônent les fondamentalistes. Les imams locaux veillent. C’est donc plus l’oligarchie religieuse que les services de sécurité qui protège le pays de la gangrène salafiste. Quant à l’institution militaire et les services de renseignement, ils ne se sont toujours pas remis des années Dadis Camara et leur honneur perdu après les événements du 28 septembre 2009, quand les bérets rouges, troupes d’élite de l’armée, ont tiré sur une foule de manifestants pacifiques réunie dans un stade, tuant plus de 150 civils et violant une centaine de femmes. Les réformes engagées en 2011 par le président Alpha Condé, et sa nouvelle politique de défense et de sécurité, commencent à porter leurs fruits. Les Nations unies apportent également leur concours à travers un programme du PNUD. Un douloureux événement a contribué à rapprocher militaires et civils : la mort de sept casques bleus guinéens, dont une femme, engagés dans la Minusma dans une attaque, en février 2016, contre leur camp à Kidal au Mali. Leurs obsèques nationales ont réconcilié les Guinéens avec leurs soldats. ■ Ch.O. Après les évènements du 28 septembre 2009, la confiance revient peu à peu entre les Guinéens et leurs soldats.

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dotation en matériel ultramoderne. Ce qui fait dire au président Condé : « Nous n’irons plus nous soigner à Abidjan ou Dakar, désormais Ivoiriens et Sénégalais viendront se soigner chez nous. » Le « professeur », autre titre officiel d’Alpha Condé, ne se contente pas d’identifier les chantiers prioritaires, il déniche leurs financements. Contre des concessions minières, il a obtenu du partenaire chinois un accord financier de 20 milliards de dollars étalé sur vingt ans. Soit un milliard de dollars par an pour financer la mise à niveau des infrastructures. À voir ce foisonnement économique, on en oublierait les tensions politiques. C’est devenu une seconde nature. La capitale guinéenne se réveille avec la gueule de bois au lendemain des rendez-vous électoraux. Conakry sent alors le soufre et suffoque sous l’odeur de pneu brûlé. « Nous sommes devenus des intermittents du chaos », déplore Fatoumata Barry, étudiante en Sciences humaines. « C’est notre manière d’apprendre la pratique démocratique, tempère Moussa, cadre commercial dans la téléphonie mobile, mais nous finirons par apprendre de nos erreurs. » Pourquoi le processus démocratique suscite-t-il autant de drames ?

UN DISCOURS DANGEREUX Quand on analyse les contentieux électoraux, on se rend compte qu’ils sont nourris par les mêmes revendications depuis huit ans : audit du fichier électoral, composition de la commission électorale nationale indépendante (Ceni) et plus généralement les conditions d’organisation des opérations de vote. Mais les différends ne sont pas uniquement d’ordre technique, des lignes de fractures communautaires sont apparues dans le discours politique. Pour une partie de l’opposition et la société civile, l’ethno-stratégie a deux responsables : le pouvoir, incarné par le président Alpha Condé et son parti le Rassemblement populaire de Guinée (RPG devenu RPG arc-en-ciel quand une constellation de petits partis s’est alliée pour créer la mouvance présidentielle) et l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG) de l’ancien Premier ministre et grand rival d’Alpha Condé, Cellou Dalein Diallo. Le premier accuse le second de mettre, « au nom de sa communauté peule, les enfants dans la rue pour [l]’empêcher de gouverner. » Quant au second, il revendique ouvertement un électorat ethnique et une victoire qui lui aurait été volée. « Ce discours est certes dangereux, affirme Faya François Bourouno, porte-parole du parti de l’espoir pour un développement national (PEDN de l’ancien chef du gouvernement Lansana Kouyaté) mais nous ne sommes pas dupes. Nous sommes guinéens avant d’être peuls, soussous, malinkés ou bagas. » Autre motif d’espoir, le dynamisme de la société civile qui s’insurge contre ces dérives. En mars 2018, la Cellule guinéenne du Balai citoyen (CGBC) a déposé plainte contre les communicants des deux grands partis rivaux, RPG et UFDG, AFRIQUE MAGAZINE

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EMMANUEL BRAUN / REUTERS

DÉFENSE : OPÉRATION RÉHABILITATION


NICOLAS CUQEL

Les tensions se sont apaisées à Conakry. Jusqu’aux prochaines élections législatives prévues d’ici à la fin de l’année ? pour propos haineux sur les réseaux sociaux, appelant à la violence inter-ethnique. Le tribunal de Kaloum a décidé, le 15 avril 2018, de mettre en examen quatre cadres du parti présidentiel et un responsable de l’UFDG. « Les poursuites contre nos cadres constituent la preuve que l’indépendance de la société civile prônée par le président Alpha Condé, n’est pas un slogan mais une réalité de la nouvelle Guinée », se félicite Amadou Damaro Camara, chef du groupe parlementaire du RPG. Sidya Touré, président de l’Union des forces républicaines (UFR, troisième force politique du pays) n’est tendre ni avec Alpha Condé dont il est le haut représentant, ni avec Cellou Dalein Diallo. « Par leurs manœuvres, ils ont imposé une bipolarisation artificielle de la vie politique. Alors que l’opposition est plurielle, analyse l’ancien Premier ministre, le président de la République a créé le poste de chef de file de l’opposition. » Ce statut accordé à Cellou Dalein Diallo suscite une controverse. Selon Amadou Damaro Camara, « le président de l’UFDG coûte mensuellement au Trésor public 400 millions de GNF [40 000 euros, NDLR] Ce salaire a été décidé par le président Condé pour doter son principal opposant de moyens de s’entourer d’experts afin de contribuer avec des propositions concrètes à la vie de la nation. Au lieu de financer l’expertise, il finance des manifestations de rue. » À l’UFDG, on proteste vigoureusement contre ce procès d’intention. Thierno Diallo, militant de l’UFDG à Bambeto, « quartier chaud » de Conakry, s’insurge « nous ne sommes pas des mercenaires qui sortent dans la rue parce qu’ils ont été payés, nous le faisons car nos suffrages ont été volés. » Cette instabilité chronique constitue une catastrophe économique. « Une journée de protestation, affirme Faya François Bourouno, coûte au Trésor public 9 milliards de GNF [900 000 euros, NDLR]. La crise électorale a duré plus de cinAFRIQUE MAGAZINE

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quante jours, soit un déficit de 50 millions d’euros. » Ce montant ne tient pas compte de l’impact sur l’activité économique. Exemple : les manifestations de mars 2018, ont entraîné l’annulation des réservations de 1 300 nuitées pour l’hôtel Noom, ses clients ayant préféré différer leur voyage en Guinée, provoquant une perte de 3 milliards de GNF.

RETOUR AU CALME, TEMPORAIRE Cependant, les cycles de violences sont suivis d’un processus de dialogue. Ainsi, après deux mois d’agitation, le président Condé a reçu, le 2 avril, son rival Cellou Dalein Diallo qui, dans la foulée, a appelé à la fin des manifestations. La tension est tout de suite retombée, Conakry réapprend alors à vaquer à ses occupations quotidiennes. Jusqu’au prochain rendez-vous électoral, les législatives prévues avant la fin de l’année. Mais l’esprit des Conakrykas est obnubilé par la présidentielle de 2020. « Alpha Condé va-t-il rempiler ? » Le texte fondamental guinéen limite à deux le nombre de mandats. « Cette disposition constitutionnelle est intangible, assure Faya François Bourouno, au même titre que la forme républicaine de l’État. » Certains partisans du chef de l’État le somment de briguer un nouveau bail à Sékoutouréya, « pour achever [son] œuvre de développement. » L’opposition avertit, « tripatouiller la Constitution équivaut à allumer les feux de la guerre civile. » Alpha Condé se confine dans le silence. « Il est dans une position inconfortable, analyse un diplomate occidental accrédité à Conakry, s’il annonce son intention de respecter la Constitution, il ouvre une guerre de succession au sein de son parti et perd toute autorité sur les hommes et les institutions. S’il déclare son envie de rempiler, la fin de son mandat est promise à un embrasement général. » La quête de stabilité est un long chemin de croix. ■ 61


AFRIQUE MAGAZINE

PUBLI REPORTAGE

GUILAB

est la société anonyme

chargée de gérer la capacité allouée à la Guinée sur le câble sous-marin Africa Coast to Europe (ACE) qui raccorde en fibre optique l’Afrique de l’Ouest à l’Europe. En 2013, date de démarrage de l’exploitation du câble, GUILAB a permis à la Guinée, d’avoir pour la première fois accès à un réseau international en très haut débit.

Connecter la Guinée et le Monde Fruit d’un partenariat exemplaire entre l’Etat Guinéen et

les principaux Opérateurs Télécoms du pays, la mission principale de GUILAB consiste à démocratiser l’accès à l’Internet en République de Guinée en proposant à l’ensemble des opérateurs une connectivité internationale la moins chère et de la meilleure qualité possible.


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de croissance en 5 ans GUILAB a contribué à faire progresser le taux de pénétration de l’internet mobile de 2% en 2012 à 27% en 2017 et le volume du trafic international de moins de 50 Mbps à 18 Gbps, avec un taux de disponibilité exceptionnel de 100%. Les installations sécurisées de GUILAB, aux standards internationaux, sont opérées par une équipe de professionnels ayant reçu une formation de pointe. Elles favorisent aujourd’hui la création d’offres de services diversifiés permettant à des clients locaux comme internationaux d’accéder à un réseau d’une qualité inégalée en Guinée. GUILAB est d’ailleurs certifiée ISO 9001 version 2015 sur ses activités de gestion, d’exploitation et de maintenance de la station d’atterrissement du câble sous-marin.

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le 1er opérateur d’infrastructures de télécommunications du pays et la passerelle incontournable des communications internationales de la Guinée. GUILAB ambitionne de demeurer une entreprise de référence au plan national et régional ainsi qu’au sein du consortium ACE, aux fins d’asseoir son leadership et de continuer à jouer sa pleine partition dans le développement et la consolidation de l’économie numérique en Guinée.

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social. Ce cadre stratégique quinquennal (2016-2020) est une sorte de feuille de route élaborée par les sherpas du président Alpha Condé, qui veut mettre son pays en ordre de marche vers l’émergence, prévu par la Vision Guinée 2040. L’amélioration du cadre institutionnel à travers un grand dépoussiérage de la législation en matière minière, l’introduction de nouveaux critères de transparence sur les contrats et concessions, un meilleur contrôle sur les opérations d’exportation de l’industrie extractive. Tout cela a considérablement augmenté les recettes du Trésor public. Dans la bauxite, les opérateurs règlent désormais rubis sur l’ongle l’or rouge avant qu’il ne quitte les eaux territoriales de la Guinée, à l’image de la Société Minière de Boké qui devrait payer, en 2018, plus de 100 millions de dollars en taxes d’exportation contre 85 millions, en 2017. L’exploitation artisanale des mines d’or a injecté plus de 800 millions de dollars dans l’économie guinéenne. Les investissements prévus par le PNDES devront mettre à niveau les infrastructures, faire face au déficit d’énergie électrique et relancer l’agriculture qui n’exploite que deux millions des six millions d’hectares de surface agricole utile que compte le pays. La mise en œuvre de ces objectifs devra mobiliser 14 milliards de dollars, dont 32 % en investissement directs étrangers (IDE).

Rêves d’émergence La bauxite et l’or tirent la croissance du pays, qui a dépassé les prévisions du FMI pour la deuxième année consécutive.

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’épisode Ebola qui avait brisé, en 2014 et 2015, la dynamique de croissance économique en Guinée, est désormais un mauvais et lointain souvenir. L’élan a repris de plus belle, démentant les pronostics les plus optimistes du Fonds monétaire international (FMI). L’institution de Bretton Woods avait prévu, pour 2016, une croissance du produit intérieur brut de 5,2 %. Il a crû de 6,6 %. En 2017, même scénario : une croissance de 6,7 % contre 5,4 % prévus. Un acronyme barbare explique ces performances : le PNDES, pour Plan national de développement économique et

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RÉDUIRE LA PAUVRETÉ Soutenues par la Banque mondiale, les autorités guinéennes ont convié à Paris, en novembre 2017, les partenaires financiers. Le résultat fut au-delà des espérances : 20 milliards de dollars promis pour 4,5 escomptés. Une bonne nouvelle n’arrive jamais seule : dans la foulée, le FMI a accordé une enveloppe de 650 millions de dollars avec pour finalité de mieux répartir les fruits de la croissance et réduire la pauvreté qui touche plus d’un Guinéen sur deux. Quant au problème du chômage structurel des jeunes (80 % des moins de 25 ans sont sans emploi), l’économie informelle n’est qu’une alternative aléatoire. Seuls un développement de l’agriculture avec un accroissement des surfaces, une diversification de la production et une amélioration du système de commercialisation seraient réellement générateurs d’emplois. Quant à l’industrialisation du pays, notamment la transformation locale de la production minière (six projets de raffineries de bauxite dont la réalisation est prévue pour le début de la décennie à venir), elle est tributaire de l’achèvement du programme de production hydroélectrique initié par le président Alpha Condé : réalisation du barrage de Kaléta (250 mégawatts) entré en service en 2015, projet de celui de Souapiti (450 mégawatts) prévu en 2019, avec l’objectif de parvenir à une capacité de production totale de 1 000 mégawatts à l’horizon 2020. Enfin, routes et autoroutes, fibre optique et haut débit désenclavent peu à peu des pans entiers du territoire, dont les populations se mettent à croire aux rêves d’émergence. ■ Ch.O. AFRIQUE MAGAZINE

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PIERRE GLEIES/REA

Le port de Conakry participe à l’essor du pays.


La Guinée dispose de la plus grande réserve mondiale de bauxite.

JEAN-CLAUDE MOSCHETTI/REA

Boké, la ruée vers l’or rouge En trois ans d’activité, la SMB a triplé la production de bauxite, un des piliers du développement. AFRIQUE MAGAZINE

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étentrice des plus grandes réserves de bauxite, minerai de base pour la production d’aluminium, la Guinée n’a jamais pu exporter plus de 15 millions de tonnes par an, en un demi-siècle d’exploitation. En 2016, cette performance a été doublée, et triplée une année plus tard avec près de 48 millions de tonnes. Ce véritable miracle ne tient pas à la découverte d’un gisement géant mais à l’apparition d’un nouvel opérateur dans le secteur. La Société Minière de Boké (SMB), propriété d’un consortium dont la composante explique en partie la réussite du modèle économique qui, en trois ans d’activité, a vu ses capacités de production passer de 12 millions de tonnes, en 2016, à plus de 40 millions, prévues d’ici à la fin de l’année en cours. Voici son histoire. Ils sont quatre, comme les « Trois Mousque65


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taires ». Leur rencontre est née d’un alignement des astres qui a favorisé la création de cet alliage peu probable. Tout a commencé en 2012, quand l’Indonésie, principal exportateur de bauxite vers la Chine (premier consommateur mondial) décide de transformer sur place son minerai, privant ainsi l’empire du minerai d’un volume important de matière première. Deux ans plus tard, la Malaisie décide à son tour d’interdire l’exportation de bauxite principalement pour des raisons environnementales (ses plus grands gisements se situant en zones urbaines fortement peuplées) mais aussi pour la faiblesse de ses réserves. Deux acteurs du secteur se retrouvent dans un grand désarroi : Shandong Weiqiao, numéro un de la transformation d’aluminium (45 milliards de dollars de chiffres d’affaires), et Winning Shipping, groupe singapourien, leader du transport maritime en Asie (50 millions de tonnes de bauxite acheminées annuellement vers la Chine).

ÉCOLES ET CENTRES DE SANTÉ Avec ses 40 milliards de tonnes en réserve, la Guinée est la seule alternative. Des représentants de Winning se rendent à Conakry pour y étudier les opportunités. Ils prennent langue 66

avec les dirigeants du groupe United Mining Supply (UMS, spécialiste de la logistique intégrée) et proposent un modèle d’exploitation totalement inédit en Guinée associant deux nouveaux moyens d’évacuer le minerai : le transport terrestre par camion et le transport fluvial. Aux deux transporteurs, le maritime Winning et le terrestre UMS, se greffent naturellement un autre partenaire, le consommateur et donc acheteur, Shandong Weiqiao (l’État guinéen rejoindra les actionnaires fondateurs en 2015 au démarrage de l’exploitation). Les trois associés donnent naissance, en 2014, à un consortium qui, luimême crée dans la foulée, la Société Minière de Boké. Doté d’un plan d’investissement de plus de 1 milliard de dollars, il prévoit la réalisation de deux ports fluviaux sur les rives du Rio Nunez, à Katougouma et à Dapilon, ainsi que la construction d’une voie de chemin de fer d’une longueur de 20 kilomètres pour relier deux sites de production au port fluvial de Dapilon. Mais avant même que le train ne siffle trois fois, une multitude de camions (1 300) sillonnent les 140 kilomètres de routes minières (larges de 50 mètres), une dizaine de ponts et d’ouvrages d’art et une vingtaine de kilomètres de routes pavées (coût du pavage du kilomètre : un million de dollars, soit autant que le prix de AFRIQUE MAGAZINE

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SMB

La SMB a généré 10 000 emplois directs dans la région de Boké en 2017 pour l’extraction de 50 millions de tonnes de minerai.


revient d’un kilomètre d’autoroute) maillant la zone de production pour ramener la bauxite vers les ports fluviaux. Nul besoin de la construction d’un port en eaux profondes capable d’accueillir des navires de 300 000 tonnes, le minerai est évacué par une quarantaine de barges qui, grâce à six grues flottantes, chargent, au large, les navires au rythme quotidien de 75 000 tonnes de minerai. La totalité de la production est destinée au seul marché chinois, et avant même que le navire n’arrive à destination, la Banque centrale de la République de Guinée (BCRG) reçoit le règlement de la taxe d’extraction et la taxe d’exportation, environ 600 000 dollars par cargaison. « Nous payons à chaque navire nos taxes sans attendre, assure Frédéric Bouzigues, directeur général de la SMB (voir ci-contre), conformément à la nouvelle législation minière. Chaque navire chargé est payé dans les trois jours qui suivent. » En termes fiscaux, la SMB a contribué, en 2017, à hauteur de plus de 85 millions de dollars de taxes d’extraction et d’exportation (TEE). De janvier 2018, à la mi-avril, plus de 31 millions de dollars ont été versés à la BCRG, ce qui présage une contribution fiscale proche de 100 millions de dollars pour l’exercice en cours. Cependant, l’apport de la SMB à l’économie guinéenne ne se limite pas aux recettes fiscales. En 2017, près de 400 millions de dollars ont été injectés dans la sphère économique, sous forme de salaires, charges sociales (10 000 emplois directs dans le seul bassin de Boké), paiements des sous-traitants locaux, achats locaux, investissements directs au profit des communautés locales (forages de puits, réalisations d’écoles et de centres de santé, etc.), taxes au cordon douanier, taxes sur le carburant, TEE…

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UNE RAFFINERIE EN PROJET Le plan de développement de l’entreprise prévoit également la réalisation, à l’horizon 2022, d’une raffinerie pour la transformation de la bauxite d’une capacité de 500 000 à 1 million de tonnes. La transformation locale du minerai est un idéal national en Guinée, même si l’avènement d’une telle industrie paraît semé d’embûches. Les défis à relever sont immenses pour réaliser la transformation industrielle que le pays appelle de ses vœux. Il convient de pouvoir réaliser des études sérieuses d’impact environnemental et social pour s’assurer de minimiser les externalités négatives d’un tel projet. Se pose aussi la question des infrastructures électriques si le pays entend développer durablement sa compétitivité en la matière. Une raffinerie qui transformerait 2 millions de tonnes de bauxite en 1 million de tonnes d’alumine nécessiterait la réalisation d’une centrale électrique de 100 mégawatts, soit un investissement de plus d’un milliard de dollars. Pourtant, l’argument des partisans de la transformation est imparable : la valeur ajoutée. Le cours de la bauxite aujourd’hui tourne autour de 50 dollars la tonne. Celui de la tonne d’aluminium dépasse les 2 050 dollars. ■ Ch.O. AFRIQUE MAGAZINE

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PARCOURS Frédéric Bouzigues DIRECTEUR GÉNÉRAL DE LA SMB

Le plus guinéen des Niçois

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e directeur général de la Société Minière de Boké (SMB), devenu en quelques mois le plus grand opérateur dans le secteur de la bauxite en Guinée, est sans doute le plus niçois des Guinéens. À moins qu’il ne soit le plus guinéen des Niçois. Natif de Tarbes, en Hautes-Pyrénées (France), Frédéric Bouzigues, 51 ans, a accompli tout son cursus scolaire et universitaire à Nice. Titulaire d’une maîtrise en Histoire moderne, il « monte » à Paris avec pour ambition de conquérir le monde. Il intègre, en 1997, le groupe Ricoh, leader alors en matériel de reprographie. La Méditerranée lui manque, il parvient à obtenir une affectation à Marseille en qualité de commercial pour Ricoh. Son destin s’accélère avec la rencontre de deux hommes. Le premier est James Ligaud qui lui offre, en 2000, l’opportunité de venir en Guinée pour occuper le poste de directeur commercial de Xerox Guinée, filiale du groupe international Xerox. Une année plus tard, il rejoint un opérateur de téléphonie mobile. Il fera alors sa seconde rencontre décisive : le Franco-Libanais Fadi Wazni, patron de United Mining Supply (UMS), qui le débauche et le recrute pour lui confier des postes à responsabilité au sein du groupe dont il deviendra, en 2010, le directeur général adjoint. Frédéric Bouzigues tombe amoureux du pays et de Djenabou, qui lui donnera trois enfants. Et ses yeux pétillent d’enthousiasme dès qu’il aborde le sujet de la Guinée. Ses lunettes en écaille noir et blanc n’arrivent à pas atténuer son regard malicieux. Sa gouaille n’empêche pas son verbe d’être haut, massif, clair et précis. Le 7 avril 2015, Frédéric Bouzigues prend la direction générale de la SMB pour en faire en quelques années un des acteurs incontournables du secteur minier guinéen. Dans son bureau au deuxième étage de la tour SMB, sur la corniche, il a un « agenda démentiel » mais nulle complainte ni lassitude. Il croit en ce qu’il fait, et renouvelle ses capacités de production par huit heures de sommeil, pour être d’aplomb, les seize heures restantes. Et pas un seul cheveu blanc. ■ Ch.O. 67 67


DOSSIER GUINÉE, EN QUÊTE DE STABILITÉ

INTERVIEW

Abdoulaye Magassouba MINISTRE DES MINES ET DE LA GÉOLOGIE

Diversifier pour gagner

AM : Pour son second mandat, le président Alpha Condé a lancé une stratégie économique déclinée dans un Plan national de développement économique et social (PNDES 2016-2020). Pouvez-vous nous faire un bilan de mi-parcours de ce qui a été réalisé dans le secteur minier ? Abdoulaye Magassouba : Le PNDES a érigé l’industrie extractive et le secteur minier en catalyseurs du développement du pays et en leviers de la transformation des autres pans de l’économie guinéenne. Pour ce faire, il fallait dépoussiérer la législation et adapter notre code minier aux réalités du marché mondial. Nous avons sollicité l’expertise d’un cabinet international pour un audit institutionnel et nous avons scrupuleusement suivi ses recommandations. Nous avons en outre procédé à la modernisation de notre cadastre minier, désormais actualisé et mis en ligne à la disposition des opérateurs qui souhaitent intervenir dans l’exploitation de nos richesses minières. L’ensemble des contrats, conventions et concessions accordés aux opérateurs ont été révisés sur la base d’un partenariat transparent. En termes chiffrés, les objectifs assignés par le PNDES au secteur minier sur la période 2016-2020, misent sur des investissements d’une valeur de 7 milliards de dollars. À mi-parcours, plus de 3 milliards de dollars ont été d’ores et déjà libérés pour des projets finalisés ou en cours de réalisation. D’autres, d’une valeur de 1,5 milliard de dollars, sont en phase d’étude. Nous sommes donc dans les temps du PNDES. Les rédacteurs du PNDES déplorent que le secteur minier ne soit pas suffisamment intégré dans le système économique. Qu’avez-vous entrepris pour changer cela ? Nos réformes ont contribué, en premier lieu, à augmenter 68

les ressources pour le Trésor public. Grâce à une meilleure maîtrise des recettes fiscales, le secteur contribue désormais au financement des autres branches d’activité de l’économie guinéenne ainsi que des secteurs sociaux prioritaires que sont la santé et l’éducation. Les infrastructures, telles les routes minières et leurs ponts, contribuent à désenclaver les exploitations agricoles et permettent l’acheminement de la production vers les marchés et les centres de commercialisation. Nous sommes conscients des limites du secteur minier en matière d’emploi, mais il ne faut pas oublier les emplois indirects qu’il suscite dans les PME de sous-traitance et les investissements directs au profit des communautés locales voisines des sites d’exploitation. Les municipalités abritant ces sites bénéficient d’un fonds spécial dédié au développement. Les sociétés minières opérant dans la bauxite versent 0,5 % de leur chiffre d’affaires (1 % pour les sociétés aurifères), alimentant ce fonds, qui sera mis à la disposition des municipalités dès l’installation de leurs nouveaux conseils communaux. Il y a également les contributions directes des sociétés minières au développement local. À titre d’exemple : la Compagnie de bauxite de Guinée (CBG, opérateur historique) participait annuellement avec un montant de 600 000 dollars. En 2017, nous lui avons demandé de revoir à la hausse ce chiffre. Elle a accepté de décaisser 2,5 millions de dollars, qui ont servi à la mise à niveau des PME locales et au renforcement de leurs capacités. C’est la preuve que le secteur minier est de plus en plus intégré dans le système économique. L’industrie extractive guinéenne est largement dominée par la bauxite. Vous avez récemment déclaré que AFRIQUE MAGAZINE

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Ancien du cabinet d’affaires KPMG, ce quadra a longtemps été le conseiller du président Alpha Condé pour les affaires minières. Son discours est résolument optimiste.


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Bauxite mais aussi or, diamant ou fer, comme ici le site géant de Simandou : les richesses minières de la Guinée restent en partie à évaluer et à exploiter. l’exploitation artisanale de l’or a injecté, en 2017, plus de 800 millions de dollars dans l’économie. Comment cette performance a-t-elle été possible ? C’est incontestablement l’un des grands bienfaits des réformes institutionnelles du secteur minier. La nouvelle législation nous permet un meilleur contrôle sur les comptoirs d’exploitation et d’exportation de l’or en Guinée. Cette traçabilité contraint au rapatriement des sommes ayant servi à l’acquisition de la moindre once produite à partir de notre sous-sol. Cette performance est également à mettre à l’actif AFRIQUE MAGAZINE

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d’une lutte sans merci contre la délinquance fiscale. Nous avons retiré l’agrément à onze opérateurs qui ont refusé de jouer le jeu de la transparence. Nous tournions avec un taux de rapatriement de 42 %, nous sommes aujourd’hui à 95 %. Où en est le projet d’exploitation du gisement géant en minerai de fer de Simandou ? Nous sommes en train de travailler sur les détails de la mise en œuvre de l’accord de cession des droits d’exploitation entre Rio Tinto et Chinalco. Sur le plan juridique, les conditions s’avèrent plus compliquées que prévu… 69


DOSSIER GUINÉE, EN QUÊTE DE STABILITÉ

À quel niveau se situent les difficultés ? Sans doute au niveau de la taille du projet, des montants colossaux des investissements. Le moindre détail du contrat de transfert nécessite de longs mois de négociations. Nous sommes régulièrement informés des pourparlers. Le gouvernement guinéen et le nouvel investisseur chinois ont un intérêt stratégique commun : le démarrage du projet. Et qu’en est-il pour la filière diamant ? La grande difficulté concernant cette filière est liée aux limites de notre niveau de connaissance sur cette ressource. En termes de quantité et de qualité. Il n’y a jamais eu d’investissement dans la recherche diamantifère. La dynamique de réforme du secteur minier a provoqué un rush de sociétés opérant dans la filière diamant, mais elles sont toutes en phase d’exploration. Nous finalisons un processus d’exploration géophysique et avons des programmes de recherche géochimique pour accumuler le plus de connaissances sur les potentialités minières commercialement exploitables.

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La production annuelle de diamant a chuté ces dernières années de plus d’un million de carats à moins de 300 000. Pourquoi ? Franchement, tant que nous ne disposons pas de connaissances suffisantes, nous ne communiquons pas. Nous sommes en phase de revue stratégique de l’ensemble de nos ressources minières. Cela concerne également la filière or. Il y a une sorte de stagnation du secteur aurifère. Un projet d’extension existe avec le partenaire sud-africain AngloGold Ashanti à travers sa filière SAG (Société aurifère de Guinée). D’autres opérateurs s’intéressent à nos sites. Nous sommes en cours d’évaluation pour d’autres substances comme le graphite et bien d’autres ressources que recèlent notre sous-sol. La résilience du secteur minier tient à la diversification des substances exploitées. Quand les cours du fer se sont effondrés avec les conséquences que l’on sait sur le gisement de Simandou, c’est la bauxite qui a permis au secteur de résister au choc. ■ Propos recueillis par Ch.O.

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Sur l’autoroute du Net Connectés AU CÂBLE SOUS-MARIN qui relie la France et l’Afrique du Sud depuis 2013, trois millions d’utilisateurs ont déjà accès au réseau à des tarifs préférentiels.

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l y a à peine cinq ans, pour les 200 000 internautes guinéens, le haut débit était le fantasme absolu. Le Graal ? Une connexion Internet rapide et durable. Toute communication téléphonique internationale et la moindre connexion passaient par le satellite, avec ses aléas en termes de qualité, d’attente et surtout de coût. Bref, la Guinée était peu et mal connectée au monde et l’internaute avait mille et un soucis pour ouvrir une page Internet. En décembre 2012, le gouvernement s’intéresse au projet de câble sous-marin Africa Coast to Europe (ACE) reliant la France à l’Afrique du Sud, sur 17 000 kilomètres, en passant par le Portugal et les côtes africaines de l’océan Atlantique. Le consortium ACE est constitué par les opérateurs de télécommunication et les pays membres (dont 21 africains) ayant contribué au financement du projet. Coût de l’investissement : 700 millions de dollars. L’État guinéen, grâce à un financement de la Banque mondiale de 25 millions de dollars, s’associe avec les opérateurs de téléphonie mobile pour prendre 5 % du capital d’ACE avec 34 millions de dollars.

SMARTPHONES En 2013, la Guinée est enfin reliée au monde. En quelques semaines, la capacité passe de 50 mégabits à 18 gigabits, soit une puissance multipliée par 360. Une société anonyme, baptisée la Guinéenne de Large Bande (Guilab), voit le jour dont le capital est réparti entre l’État (52 %) et huit opérateurs de télécommunication agréés en Guinée qui se partagent les 48 % restant. Son activité est de maintenir en état de marche l’infrastructure « avec pour objectif zéro panne, zéro blackout, affirme Mohamed Diallo, 41 ans, directeur général de Guilab, car un jour sans Internet constitue une perte sèche de 500 000 dollars pour nos actionnaires, les opérateurs de téléphonie qui commercialisent Internet. Quant à l’économie guinéenne, les pertes sont difficilement chiffrables, car le système financier et le commerce international guinéen sont directement touchés ». La station centrale de Guilab abrite deux groupes électrogènes disposant chacun d’une cuve de 12 000 litres de carburant, soit une autonomie de trois mois en cas de défaillance du réseau national d’électricité. La jonction guinéenne de l’ACE a permis aux internautes guinéens de pasAFRIQUE MAGAZINE

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ser de 200 000 usagers à plus de trois millions, avec l’objectif annoncé par le président Alpha Condé lors de l’inauguration de la Semaine du numérique, le 17 avril à Conakry, de parvenir à sept millions à l’horizon 2020. « C’est un objectif réaliste, analyse Mohamed Diallo. Le taux de pénétration de l’Internet est porté par les terminaux mobiles or le nombre d’abonnés à la téléphonie a atteint 10 millions, l’écrasante majorité disposant de smartphones. Grâce au câble ACE, Guilab et les opérateurs ont démocratisé Internet avec une sensible diminution du prix de la bande passante à 2000 francs guinées [2 centimes d’euro, NDLR] la seconde, « aucun pays de la sous-région ne peut en dire autant » affirme fièrement Mohamed Diallo. Par ailleurs, l’État devrait proposer, dans quelques mois, de nouvelles licences pour la 4G aux opérateurs.

... ET FIBRE OPTIQUE Outre la téléphonie mobile, l’État a misé sur la fibre optique dont plus de 4 500 kilomètres maillent le territoire. » Une analyse économique de l’investissement montre sa rentabilité. Les 34 millions de dollars de prise de participation dans le câble sous-marin sont d’ores et déjà amortis. Mohamed Diallo en explique les raisons. « Si l’on devait réaliser la même performance, c’est-à-dire passer d’une capacité de 50 mégabits à 18 gigabits par le satellite, il aurait fallu mobiliser plus de 100 millions de dollars, soit trois fois la mise initiale dans le câble. » L’équipe technique de Guilab, constituée de huit ingénieurs en télécoms et trois techniciens, tous guinéens, formés en Guinée spécifiquement à l’usage des derniers outils d’exploitation et de maintenance des stations d’atterrissement, travaille en astreinte (3 fois 8) pour s’assurer en permanence de la qualité du réseau au profit des opérateurs et des usagers. Guilab est en état de grâce. Au cours des quatre dernières années, sa croissance a été de 40 % par exercice, passant de 13 milliards de francs guinéens, en 2013, à 40 milliards en 2017. « Notre objectif est d’arriver à 50 milliards afin de réduire davantage les coûts pour les usagers. Cela n’exclut pas les investissements. Pour éviter les pannes en amont (le 31 mars il y a eu rupture du câble au large de la Mauritanie) Guilab compte s’associer au projet de doublement du câble ACE qui devrait être posé en 2019 ». ■ Ch.O. 71


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Hôtellerie : l’exemple Noom ! TOURISME D’AFFAIRES. Dix-huit mois après son ouverture, deux autres établissements dédiés sont déjà annoncés. Reste à attirer la clientèle.

L’Adresse, le restaurant du Noom, est devenu la première table de la capitale.

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les sous-sols de l’enceinte. Les eaux usées ne sont pas jetées dans la mer, « c’est contraire à l’éthique environnementale que s’impose notre groupe, précise Jean-François Rémy, cette eau est traitée par une station d’assainissement, puis intégrée dans le réseau d’arrosage de nos jardins. » Dix-huit mois après son inauguration, le 20 septembre 2016, par le président Alpha Condé, le Noom est rapidement devenu une référence à Conakry. Son restaurant, L’Adresse (proposant une cuisine associant gastronomie internationale et art culinaire africain) est devenu la première table de la capitale, pour la qualité de ses menus et pour la quantité de la clientèle : 80 couverts par jour, en moyenne, et jusqu’à 300 lors d’événements spéciaux, séminaires, colloques, défilés de mode et autres. En matière d’hébergement, le Noom fait également mieux que la concurrence, avec un taux d’occupation de 42 %, pour un taux moyen de 25 % dans les autres hôtels haut de gamme de la capitale. Modeste, Jean-François Rémy explique cette performance par son emplacement, au cœur de Kaloum, quartier central abritant institutions politiques et financières, sociétés minières et enceinte portuaire. Bref, l’endroit idéal pour des hommes d’affaires ayant le souci de la ponctualité dans une ville où le trafic routier est aussi dense que chaotique.

« VIVEMENT SIMANDOU ! » La faiblesse du taux d’occupation des grandes adresses de Conakry tient au déséquilibre entre l’offre et la demande. Aujourd’hui les capacités d’accueil pour cette catégorie de clientèle se chiffrent à 1 000 chambres, pour une demande quotidienne atteignant péniblement 300 nuitées. Avec l’inauguration prochaine d’un hôtel 5 étoiles, « Le Kaloum » et la construction d’un établissement du groupe panafricain Azalaï, l’offre sera étoffée de 500 nouvelles chambres. La demande évoluera-t-elle aussi rapidement ? « Vivement Simandou ! » prient en chœur les responsables des palaces de la capitale, en référence au démarrage de l’exploitation des immenses réserves de fer du fameux gisement et ses promesses de décollage économique. ■ Ch.O. AFRIQUE MAGAZINE

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’homme d’affaires malien Sidi Mohamed Kagnassy, par ailleurs conseiller spécial du président Alpha Condé, ne tarit pas d’éloges. « Dire qu’il y a quelques années, ce petit coin de paradis était une décharge publique à ciel ouvert. » Le petit coin de paradis en question est le Noom, hôtel « cinq étoiles » propriété du groupe Mangalis situé sur la corniche Madina à Conakry. Si l’endroit est magique, Kagnassy laisse entendre que l’idée de la construction de ce palace est a été insufflée par le chef de l’État. Le directeur général du Noom, Jean-François Rémy, le reconnaît volontiers : « C’est en effet le président Alpha Condé qui a décidé d’apporter un souffle nouveau dans l’accueil des hommes d’affaires. Avec des infrastructures hôtelières vieillissantes, la Guinée était incapable d’être l’hôte de grands événements internationaux. On ne peut prétendre attirer des investisseurs quand on n’a pas les moyens de les accueillir dans des conditions conformes aux standards internationaux. » Le joyau architectural aura coûté 32 millions de dollars, pour 187 chambres, dont 85 avec vue sur l’océan. L’investissement a été aussi élevé pour trois raisons. La première est liée à la nécessité de tout importer, la Guinée n’ayant aucun moyen de production que ce soit en termes de matériaux de construction ou de mobilier de luxe. La deuxième tient à l’environnement immédiat de l’hôtel, avec l’absence de système de distribution d’eau potable, d’égouts, et les dysfonctionnements récurrents du réseau de distribution électrique, avec des délestages quotidiens. Le Noom est autonome sur les trois volets. Un forage permet un accès permanent à la nappe phréatique. L’eau est traitée localement par une station située dans


L’ultra populaire groupe de rap Instinct Killers déplace toujours les foules, comme ici, le 15 avril 2018 au Palais du peuple de Conakry.

La musique dans la peau Malgré des moyens limités, la capitale impose son tempo. POUR LE BONHEUR DES MÉLOMANES.

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élestage de courant ou pas, tensions politiques ou non, Conakry reste festive. Contre vents et marées. Grand spécialiste de la musique africaine, le journaliste malien Mory Touré, le concède volontiers. « En Afrique de l’Ouest, la capitale guinéenne est une place incontournable en termes de concerts en plein air. » Du temps de Sékou Touré, les stars de la chanson, traditionnelle ou contemporaine, étaient des icônes, salariés de l’État et ambassadeurs de la République. Sory Kandia Kouyaté, Kélétigui et ses Tambourinis, Balla et ses Baladins, les membres du Bembeya Jazz étaient tous considérés comme des dieux vivants. Aujourd’hui, l’État s’est désengagé du financement des artistes et le show-business s’est peu à peu structuré. « De nouveaux métiers ont fait leur apparition, producteurs, tourneurs… Chez nous, l’industrie du spectacle est la seule qui marche », affirme Telly Diallo, 28 ans, producteur et manager de Soul Bang’s, prix Découvertes RFI 2016.

HUGO EL DETCHE

DES COÛTS PROHIBITIFS À chaque semaine son événement musical : qu’il s’agisse de la gloire nationale Sékouba Bambino ou d’une star continentale à l’image du Malien Salif Keïta, qui a animé deux concerts les 30 et 31 mars, ou encore les Congolais d’Extra Musica, qui ont choisi la capitale guinéenne pour débuter, en mai, leur tournée africaine 2018. Cependant, la prospérité de l’industrie du spectacle relève du miracle. Aucun producteur (une dizaine basés AFRIQUE MAGAZINE

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à Conakry) ne dispose du matériel nécessaire pour un concert grand public. Pas de podium, ni de système « sons et lumières ». Les coûts sont prohibitifs. Podium et sono, viennent de Dakar ou de Bamako, par route. Coût de l’opération location et transport : 150 millions de GNF. Hébergement des techniciens et billets d’avion : 75 millions. Location de l’esplanade du Palais du peuple (capacité : 50 000 spectateurs) : 10 millions. Sécurité : 75 millions. Per diem pour les 50 éléments de la Protection civile, les 100 agents de la Croix-Rouge et les deux compagnies républicaines de sécurité (CRS, soit 200 policiers) : 35 millions. Communication : 55 millions. Soit un budget total, hors cachet des artistes, de 400 millions de GNF (40 000 euros). Un concert sur l’esplanade est considéré comme un succès à partir de 10 000 spectateurs. Le billet d’entrée est de 30 000 GNF (3 euros), soit une recette de 300 millions de GNF. Pour combler le déficit, le producteur a recours au mécénat et au sponsoring. Deux opérateurs de télécommunications se partagent le parrainage des événements musicaux à Conakry : le français Orange et le sud-africain MTN. Le montant payé par le sponsor majeur reste confidentiel. Le plus souvent, l’artiste vedette du concert dispose d’un contrat image avec le mécène. Une vingtaine de partenaires figurent en bas des affiches, compagnies aériennes, hôtels de luxe, médias et autres prestataires qui participent au budget avec des « échanges marchandise ». L’industrie du spectacle prospère car les Guinéens aiment la musique et quand on l’a dans la peau, on danse et on dépense. ■ Ch.O. 73


DOSSIER GUINÉE, EN QUÊTE DE STABILITÉ

En avant les « makers » ! Le plus jeune a 23 ans, le plus âgé 40. Pour la plupart, ils ou elles ont quitté leur pays pour étudier ou enrichir un CV. Et sont revenus pour faire la Guinée de demain.

Directrice générale de Maria Service Events, 26 ans

Une organisation au top NÉE À CONAKRY, elle a 20 ans quand elle quitte sa ville natale pour Casablanca, où elle s’inscrit à l’Institut marocain de management et décroche, en 2015, un diplôme en gestion des entreprises. Après une première expérience professionnelle comme assistance du directeur marketing chez un opérateur de téléphonie, elle décide de voler de ses propres ailes. Elle crée, en novembre 2016, Maria Services Events, spécialisé dans l’événementiel. Avec 10 millions de GNF (1 000 euros) elle achète un ordinateur, une imprimante pour

produire ses outils de communication et organise son premier casting pour élaborer son écurie d’hôtesses et de stewards. Trois mois après la naissance de MSE, Mariam décroche son premier contrat avec Total pour un montant de 60 millions de GNF. Le sérieux de sa prestation fait le tour de la ville. Banques, ministères, ambassades et Nations unies lui confient l’organisation de leurs événements. Après un chiffre d’affaires de 600 millions de GNF en 2017, Mariam espère atteindre le milliard de GNF en 2018. Pas mal pour une mise initiale de 10 millions.

Mamoudou Diallo Développeur Android, 23 ans

Petit génie des applis IL N’A PAS ACHEVÉ son cursus d’ingénieur informatique (spécialité génie de logiciels) qu’il décroche, en 2016, le premier prix des applications innovantes qu’organise chaque année le gouvernement guinéen. Mieux : il réussit la performance de gagner l’année suivante, le même prix avec une autre application. La première, Quiz 224, est opérationnelle avec plus de 9 000 téléchargements et 1 000 utilisateurs actifs par mois. La seconde, Afia, est destinée au suivi de la grossesse des femmes et à l’aide

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pour trouver l’officine qui propose le médicament prescrit. L’algorithme identifie les pharmacies ayant en stock le produit recherché. Cela permet d’éviter les déplacements inutiles. L’application Afia est en phase de test avec le suivi de 15 femmes enceintes et la collecte des informations sur les stocks en médicaments des officines. AFRIQUE MAGAZINE

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Mariam Kaloga


Mamadou Lamarana Souaré Créateur de Diwal, incubateur d’entreprises, 27 ans

Le « grand frère »

leur projet. À son actif, un logiciel pour la numérisation du domaine des biens de l’État, une application pour le contrôle de la présence des élèves dans les écoles et une autre pour la géolocalisation des taxis, s orte d’Uber à la guinéenne.

ENFANT, il envisageait son futur en exploitant les terres familiales. Handicapé après une banale chute et une erreur médicale ayant provoqué l’amputation de son bras droit, il suit des études « pour devenir quelqu’un ». Quand il achève, en 2014, sa formation universitaire au Maroc, avec un diplôme en audit financier, il décide d’aider les autres à réussir. Il crée Diwal, une société assistant les jeunes développeurs d’applications à monter

Madame bons plans

Aguibou Barry Serial entrepreneure, 27 ans

APRÈS UN SÉJOUR de 5 ans en Algérie, elle revient, en 2014, en Guinée, une maîtrise en Sociologie en poche. Elle est recrutée par le ministère des Affaires étrangères, mais décide très vite de créer Guinée Facilities, une société de services. Elle devient « Madame bons plans » pour les hommes d’affaires étrangers de passage à Conakry : accueil à l’aéroport, réservation d’hôtels, assistance juridique et déplacements pour les rendez-vous. Ce dernier aspect lui donne l’idée de créer une deuxième entreprise : ZJ Transport, des taxis haut de gamme dédiés à la clientèle d’affaires. Elle acquiert sur fonds propres 4 véhicules pour 200 millions de GNF. Sa boulimie d’entreprise ne s’arrête là, elle crée Zoe Market, pour commercialiser des produits agricoles. Elle a débuté avec une secrétaire, elle emploie aujourd’hui dix permanents et une vingtaine d’intérimaires. Aguibou a été élue, en novembre 2017, jeune entrepreneur de l’année.

Mountaga Keïta Inventeur, 40 ans

L’anti-bureaucrate APRÈS un MBA en gestion des affaires et négociations de contrat, à l’université américaine de Harvard, il revient dans son pays natal en 2013. Lors de la constitution d’un dossier administratif, il prend conscience des affres de la bureaucratie, notamment pour les analphabètes. Le juriste s’intéresse aux logiciels et au dessin en 3D. S’inspirant des terminaux d’enregistrement dans les aéroports, il crée une borne dotée d’un ordinateur tactile qui guide, par des messages sonores, l’usager pour l’obtention d’un document d’état civil. Il élabore le prototype et le soumet au gouvernement pour équiper les 330 municipalités du pays. Coût unitaire : 3 000 euros, soit un marché d’un million pour faire entrer l’administration guinéenne dans une nouvelle dimension. Les autorités rwandaises lui ont proposé une exonération fiscale sur 5 ans et un financement s’il localise la production de sa borne au Rwanda. Mountaga a décliné l’offre, privilégiant son pays. ■ Ch.O.

Malick Ndiaye Président de la Chambre des mines, 39 ans

Un surdiplômé au charbon APRÈS un cursus universitaire à Paris avec une licence en Sciences politiques et une autre en Affaires internationales, Malick décroche, en 1999, un master en Finances et Marchés des capitaux. L’année suivante, il revient dans son pays pour intégrer le cabinet d’audit Ernst and Young, où il devient directeur audit spécialisé dans les questions minières. Approché par le groupe Emirates Global Aluminium (EGA), il devient directeur général finance de sa filiale guinéenne, GAC. C’est à ce titre qu’il est élu, en novembre 2017, président de la Chambre des mines. Il a alors 38 ans. AFRIQUE MAGAZINE

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PUBLI REPORTAGE

LES RÉFORMES MENÉES PAR LA BANQUE CENTRALE DE LA RÉPUBLIQUE DE GUINÉE Dr Lounceny NABE Gouverneur de la Banque Centrale de la République de Guinée

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la suite de la maladie à virus Ebola et de la chute des prix des matières premières intervenues pendant la même période, l’économie guinéenne a été durement éprouvée. Il en a résulté une baisse du niveau des réserves de change à moins de deux mois d’importation. En conséquence, la valeur du franc guinéen s’est dépréciée par rapport aux principales devises et l’écart entre le taux officiel et parallèle a dépassé les 10%, l’inflation est repartie à la hausse et les crédits à l’économie se sont contractés entamant l’objectif de stabilité de prix de la BCRG. Face à cette situation, la BCRG a pris des mesures courageuses pour construire et consolider le système financier guinéen avec en filigrane la prise en compte des cycles économiques et budgétaires. Dans le domaine de la politique monétaire, elle a réactivé le dispositif de retrait de liquidités en recourant aux titres de régulation monétaire, le coefficient de réserves obligatoires a été revu à la baisse en passant de 18% à 16% et le taux directeur a été maintenu à 12,5%. Ces mesures ont permis aux banques d’avoir un volant important de liquidités en vue du financement de l’économie. En matière de politique de change, la BCRG a mis en place un marché aux enchères bilatérales de devises dès 2016 avec une nouvelle réglementation. Elle a en outre aboli certaines restrictions et limité les opérations des bureaux de changes aux opérations de détails. Ces mesures ont


permis de stabiliser le franc guinéen par rapport au dollar US et d’unifier le marché des changes. Dans le domaine de la gestion fiduciaire, la BCRG a poursuivi ses efforts d’assainissement. Elle a procédé à la démonétisation des billets de GNF 5000 pour les séries 1985, 1998, 2006, 2010 et 2012. La BCRG compte poursuivre ces efforts, à travers l’introduction d’une nouvelle dénomination (coupure de GNF 2000) et le redimensionnement de la coupure de GNF 10 000 au courant de l’année 2018. En matière de supervision des banques, la Banque Centrale est en train de réviser les textes prudentiels fondamentaux, et perfectionner ses outils de supervision bancaire avec l’introduction de la supervision basée sur les risques. En outre, en collaboration avec l’association professionnelle des banques, elle a initié la mise en place d’un fonds de garantie des dépôts. Elle a en outre mis en place un dispositif d’anti-blanchiment. Dans le domaine de la microfinance, pour offrir un cadre légal et réglementaire aux établissements de monnaie électronique et réguler les services financiers postaux, la loi relative aux institutions financières inclusives est promulguée depuis le 17 août 2017. De nouveaux textes règlementaires sont élaborés pour réguler l’introduction de nouveaux produits tels que la microassurance. Dans le cadre de la promotion des petites et moyennes entreprises (PME), la BCRG a mis en place, avec l’appui technique et financier de la Banque Mondiale, un Système d’Information du Crédit (SIC) en vue notamment de faciliter leur accès au financement. En dépit des progrès notables enregistrés, de nombreux défis restent à relever aux titres desquels figurent l’insuffisance du financement et celle de la bancarisation de notre économie. Pour relever ces défis, la BCRG a inscrit dans ses axes prioritaires, la modernisation du système financier national en vue de créer les conditions d’une croissance économique inclusive, diversifiée et durable. Dans ce cadre, la BCRG a bénéficié d’un appui financier de la Banque Africaine de Développement pour : ✒ l’automatisation de la transmission

et du traitement des situations comptables et financières des banques ; ✒ la mise en place d’un système de monétique interbancaire ; ✒ la mise en place d’une salle de marché interbancaire de change ; ✒ la mise en place d’une bourse de valeurs mobilières.

Nianga Komata GOUMOU 1er ViceGouverneur de la Banque Centrale de la République de Guinée

La Banque Centrale

www.bcrg-guinee.org

BCRG Banque Centrale de la République de Guinée née


INTERVIEW

Rokhaya Diallo « Ce qui pose

problème, c’est que j’ai l’arrogance de dénoncer

le racisme

institutionnel »

Le voile, la colonisation… En France, ses positions tranchées dérangent. Pas de quoi effrayer cette militante associative, journaliste, essayiste et personnalité médiatique, qui rêve d’une République « postraciale ». propos recueillis par Fouzia Marouf


BRIGITTE SOMBIÉ


INTERVIEW ROKHAYA DIALLO : « CE QUI POSE PROBLÈME, C’EST QUE J’AI L’ARROGANCE DE DÉNONCER LE RACISME INSTITUTIONNEL »

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okhaya Diallo est une femme occupée, une militante préoccupée. Une personnalité influente, entourée de 400 lycéens venus assister ce 11 avril à la projection, dans un cinéma du XIIe arrondissement de Paris, du film au succès phénoménal sur le continent, Black Panther, héros ravivé par le prodige Ryan Coogler et Marvel, créé par les légendaires Stan Lee et Jack Kirby en 1966. Fidèle à sa veine afro-féministe, engagée activement dans la lutte antiraciste et contre l’islamophobie en France, rien de surprenant à la voir défendre au cours d’un débat après la projection, cette pure pépite, qui a lancé le premier superhéros noir de l’histoire des comics. Si Rokhaya Diallo anime une discussion d’une heure en prenant le temps de répondre à toutes les questions des jeunes spectateurs autour de l’image positive que renvoient les acteurs afro-américains comme Chadwick Boseman (qui incarne T’Challa alias Black Panther) ou de l’importance de la place des Africaines dans la société, elle discute encore longuement à l’extérieur du cinéma avec ceux qui n’ont pu échanger au plus fort du débat, faute de temps. Regard et épaules droits, qui mieux que Rokhaya, née au cœur de Paris à la fin des années 70 d’un père gambien et d’une mère sénégalaise, pouvait défendre bec et ongles les droits civiques des enfants issus de la diversité ? Journaliste et réalisatrice, elle est sur tous les fronts et multiplie les actions au nom de sa ligne de combat : essais, films documentaires ou déclarations médiatiques tordent le cou aux préjugés stigmatisant l’islam ou les minorités. En 2012, elle contribue à l’ouvrage La France une et multiculturelle (éd. Fayard), puis signe en 2013 Comment parler de racisme aux enfants (éd. Le Baron perché), préfacé par Lilian Thuram. Heurtée par la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, deux adolescents de quartiers défavorisés poursuivis par la police à Clichy-sous-Bois en 2015, elle dénonce aujourd’hui « le racisme d’État » car elle ne croit plus à « la promesse universaliste » (Libération). Ses positions tranchées sur le voile islamique, la colonisation, lui valent des inimitiés. Rokhaya Diallo fascine autant qu’elle irrite, croit aux idées qu’elle défend, a cette audace de n’en faire qu’à sa tête. Une tête qui pense, heureusement, et dont les chroniques culturelles mordantes sont à suivre sur la chaîne BET Channel, C8 et RTL France. De quoi convaincre les plus rétifs.

AM : Encore méconnue du paysage médiatique, vous cofondez en 2007, « Les Indivisibles », une association qui luttait contre le racisme ambiant… Rokhaya Diallo : J’étais lasse d’entendre des déclarations à caractère raciste au sein des médias, à cette époque. « Les Indivisibles » avait un objectif précis : tenter de déconstruire 80

« Aujourd’hui, c’est Manuel Valls qui remporterait les “Y’a bon Awards”. Il enchaîne les contradictions. » les préjugés, qui réduisaient le fait d’être français à celui d’être blanc. À travers cette association, je souhaitais que ce type de représentations puisse évoluer en rappelant que la France est un pays pluriel, multiculturel et multiconfessionnel. Deux ans plus tard, vous imaginez une remise de prix humoristiques, les « Y’a bons Awards », qui décorent les pires propos racistes de personnalités publiques. Était-ce par sentiment de révolte ? De provocation ? C’était simplement une façon de répondre à des personnalités qui prenaient la parole contre les minorités, lors de leurs passages dans les médias. J’avais envie de placer ces gens face à leurs contradictions. En tête de liste, arrivaient Éric Zemmour, Nicolas Sarkozy et Nadine Morano. Mais aussi des personnes moins identifiées comme étant hostiles aux minorités, dont Élisabeth Badinter, Luc Ferry ou Christophe Barbier. Aujourd’hui, qui remporterait ce prix ? Manuel Valls. Il affiche clairement une obsession de l’islam. Il enchaîne les contradictions. Sa posture a beaucoup évolué au fil de sa carrière. Comme il ne fait plus partie de la majorité, il n’a d’autre choix que de multiplier les interventions relatives à l’islam pour faire parler de lui. Il suffit de voir son évolution au sujet du salafisme. Vous assumez des positions tranchées sur le port du voile. Avez-vous conscience que vos propos puissent heurter ou choquer dans la France post-attentats ? Je défends avant tout la liberté des femmes : leur droit à disposer de leur corps. Le voile était un sujet en France bien avant 2015. La France est tout de même le seul pays d’Europe à avoir interdit son port à l’école. La première polémique sur le voile a eu lieu en 1989. Ce type de mesures attentent aux libertés individuelles : Gay Mac Dougall, rapporteure aux Nations unies, a souligné le fait que cette décision était excluante pour les AFRIQUE MAGAZINE

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En 2010, en plein débat sur l’identité nationale, Rokhaya Diallo lançait, avec Lilian Thuram, Marc Cheb Sun (de Respect Magazine) et les historiens François Durpaire et Pascal Blanchard, un appel pour une « République multiculturelle et postraciale ».

LIONEL PREÉAU/RIVA PRESS - ROMAIN GAILLARD/RÉA

Rokhaya Diallo regrette que Latifa Ibn Ziaten, mère d’une victime du terroriste Mohammed Merah, soit attaquée par certains à cause de son foulard.

élèves musulmanes. Mais je peux comprendre que ça interroge. Toutefois, il est problématique de lier une pratique de l’islam avec le terrorisme : des femmes voilées ont été victimes, tuées, suite aux attentats. Certaines femmes portant un foulard ont été lauréates de Prix Nobel, c’est un choix qui leur appartient. Il faut cesser d’infantiliser les femmes qui portent le voile et qui sont totalement libres de le faire. La France serait selon vous, liberticide ? Il y a un évident paternalisme dans le refus de considérer qu’une musulmane n’a pas de libre arbitre. On a pu observer AFRIQUE MAGAZINE

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une restriction des libertés depuis 2015, à travers l’État d’urgence et la politique anti-terrorisme, restriction dénoncée notamment par Amnesty International. Sur le papier, nous sommes au pays qui invoque la liberté, l’égalité, la fraternité, mais la réalité en est éloignée. Témoin, Latifa Ibn Ziaten [mère d’une victime de Mohammed Merah tuée à Toulouse, NDLR], qui a été huée à l’Assemblée nationale parce qu’elle portait un voile. Mais vous avez le goût de la polémique ? De la provocation ? Je ne suis ni polémique, ni provocatrice. Je suis quelqu’un de très franc et je ne cherche pas à plaire lorsque je m’exprime. Je reçois suffisamment d’amour au quotidien. Quand je prends position, je tiens à être juste. Et comme je suis cash, les gens semblent surpris. Étant une femme, c’est probablement inhabituel. Et en tant que femme noire, ce qui pose problème, c’est que j’ai l’arrogance de dénoncer le racisme institutionnel. Je suis profondément choquée lorsqu’on demande à Danièle Obono (députée de la France Insoumise), fraîchement élue, 81


INTERVIEW ROKHAYA DIALLO : « CE QUI POSE PROBLÈME, C’EST QUE J’AI L’ARROGANCE DE DÉNONCER LE RACISME INSTITUTIONNEL »

LA RÉVOLTE, CAMÉRA AU POING

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mpressionnant par son propos et la teneur de séquences poignantes, De Paris à Ferguson : coupables d’être noirs est un documentaire qui a définitivement marqué l’histoire d’une nouvelle génération d’activistes américains, en lutte contre le racisme institutionnel. Rokhaya Diallo a recueilli la parole de héros du quotidien, au fil de plusieurs mois en France et aux États-Unis. On vit, on s’indigne, on tremble, au rythme des voix des uns et des autres. Le récit qui laisse respirer les sujets, fait de plus, écho à un drame, la commémoration de la mort d’un personnage qui incarne le rôle de l’absent-présent : Michael Brown, jeune homme de 18 ans, non armé, abattu le 9 août 2014 par six coups de feu tirés par Darren Wilson, policier à Ferguson dans le Missouri. La documentariste revient sur les traces de ce héros en suspens, ravive sa mémoire entre passé et présent, sa brutale disparition qui ne cesse de questionner ses contemporains. Témoin, une mère de famille, profondément choquée par ce meurtre à caractère racial de trop, qui confie face à la caméra de Rokhaya : «Michael Brown est resté étendu dans la rue pendant 4 h 30. C’était l’enfant de quelqu’un qui baignait dans son sang à la vue de tous […] Une femme a voulu effectuer une réanimation cardio-respiratoire mais la police l’en a empêchée. Si ça m’arrivait, si je ne pouvais pas identifier mon enfant, je serais dévastée. J’ai décidé de descendre dans la rue, nous sommes allés directement au département de police exiger des réponses et nous avons demandé à voir le chef afin qu’il présente des excuses aux parents de Michael Brown. Alors que nous étions dehors, ils nous ont aspergés de gaz lacrymogène, ils nous ont tiré dessus avec des balles en caoutchouc, on nous a arrêté, on nous a menacé en pointant des armes sur nos têtes. Et depuis, je n’ai plus eu peur de rien. » Autant de portraits de militants, de citoyens bouleversés qui écrivent leur histoire, la mémoire toujours à vif. ■ F.M.

de dire sur une antenne radio « Vive la France ! » comme si sa couleur de peau rendait sa loyauté suspecte et ce, parce qu’elle a soutenu des rappeurs qui ont déclaré « nique la France », tout comme de nombreuses autres personnalités politiques blanches qui n’ont jamais été questionnées de la sorte. Vous êtes aussi chroniqueuse dans l’émission à succès « Touche pas à mon poste » animée par Cyril Hanouna, diffusée sur C8. Que s’est-il passé avec le journaliste Bernard de La Villardière, invité lors d’une émission ? En fait, je n’ai pas pu aller jusqu’au bout de ma question 82

adressée à Bernard de La Villardière sur le plateau car il m’a immédiatement interrompue. Il est clairement opposé au port du voile et reprochait à Cyril Hanouna d’inviter des femmes voilées dans son émission. Je voulais lui demander pourquoi, mais je n’y suis jamais parvenue. Les réactions à ce face-à-face ont été très brutales, comme si le fait que je prenne la parole, que je regarde un homme blanc dans les yeux et lui tienne tête, était une subversion insupportable. Et que s’est-il passé avec Raphaël Enthoven, animateur radio et télé qui vous a prêté des propos pro-Ben Laden ? Il m’a accusée de soutenir Ben Laden dans sa chronique radio sur Europe 1 alors que je n’étais pas présente et que je n’avais pas la possibilité de me défendre. Il m’a attribué des propos jamais tenus, je n’ai jamais eu la possibilité de rétablir la vérité sur le même canal. Un militant anti-raciste a posté une vidéo sur les réseaux sociaux en réponse aux fausses déclarations d’Enthoven afin de démontrer qu’il avait puisé sa rhétorique dans la fachosphère. En 2012, vous avez été récompensée par le Prix de la lutte contre le racisme et les discriminations. C’est une distinction qui vous inspiré de la reconnaissance ? De l’autosatisfaction ? Tous les prix dont j’ai été récompensée m’ont énormément touchée, surtout ceux à l’échelle internationale. Il y a deux ans, à Londres, j’ai reçu une distinction rendant hommage à mon travail dans la catégorie « Journaliste de l’année » lors de la cérémonie des European Diversity Awards, considérés comme « les Oscars de la diversité ». Parlez-nous de votre enfance, avez-vous vécu entourée de diverses communautés ? J’ai grandi à Paris dans le XIXe arrondissement et j’ai passé mon adolescence à La Courneuve, dans des quartiers multiculturels. Aujourd’hui, je mesure la chance d’avoir évolué très tôt dans de tels lieux, entourée de personnes originaires des quatre coins du monde. C’est une période importante dont je parle dans le livre collectif Lettre à l’ado que j’ai été (éd. Flammarion). Vous êtes d’origine sénégalaise par votre mère et votre père est originaire de Gambie. Quels sont vos liens avec l’Afrique ? J’entretiens un rapport très fort avec le wolof. C’est ma langue, je la trouve particulièrement sensorielle, elle me renvoie à mon enfance et à l’univers dans lequel j’ai baigné, très jeune. Je ne suis pas retournée au Sénégal depuis trois ans, faute de temps, mais j’envisage de m’y rendre à nouveau prochainement. J’avoue aimer l’idée que de nombreux créateurs afro-descendants s’inspirent de tissus africains comme le bazin ou le wax. Je profite du fait d’avoir une certaine visibilité pour rendre hommage à ces créations. J’aime également le Maroc, où j’adore les festivals, comme celui des musiques sacrées à Fès ou Essaouira, au moment du Festival Gnaoua. L’énergie ambiante et le contexte musical de ces événements sont incroyables. AFRIQUE MAGAZINE

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Au-delà du contexte culturel, avez-vous le projet d’agir plus concrètement sur le continent ? D’autant que vous jouissez actuellement d’une grande notoriété… J’ai très envie de m’investir en Afrique, mais je sais que l’Afrique dispose de nombreuses ressources humaines et intellectuelles. Je suis très intéressée par la pensée d’intellectuels comme l’économiste et écrivain sénégalais Felwine Sarr, ou encore, le philosophe camerounais Achille Mbembe, qui décentrent le regard en partant du continent africain. J’aimerais aussi échanger avec des femmes sur le continent au sujet du blanchiment qui fait des ravages, collaborer avec des dermatologues, des artistes et des activistes qui travaillent sur le terrain au Sénégal ou en Côte d’Ivoire. C’est important pour vous, d’œuvrer afin que la femme noire ait une meilleure image d’elle-même ? Absolument. C’est capital. Nous avons besoin d’images, de modèles, à travers lesquels nous pouvons nous projeter de manière positive. Quelles figures de la cause noire vous ont marquée ? Winnie Mandela, Nelson Mandela. Mais pour moi, Nelson n’aurait pas existé sans le soutien de sa femme. Martin Luther King, Malcom X. Thomas Sankara, Patrice Lumumba, Nina Simone, Miriam Makeba. Vous avez étudié la diversité aux États-Unis en 2010 puis en 2013… Je donne régulièrement des conférences aux États-Unis et j’y ai réalisé plusieurs documentaires. Pour De Paris à Ferguson, coupables d’être Noirs, je me suis rendue à Ferguson dans le Missouri où Michael Brown, 18 ans, a été abattu par un policier. Il m’importait de réaliser ce film de fond et j’ai accompagné des activistes pendant plusieurs mois, c’était passionnant. J’ai aussi été conviée à Washington, où j’ai appris les politiques, la gestion de la diversité à l’américaine. Je n’idéalise pas les États-Unis, loin de là, mais il y a un volontarisme intéressant : j’ai, dès lors, analysé la France à l’aune d’un autre modèle. Totalement différent de celui de l’Hexagone. Les Américains sont dotés d’une production intellectuelle phénoménale sur la question des Noirs et des minorités, et les appréhensions dans le débat public autour de la question sont différentes et on en parle davantage, même avec des racistes. Alors qu’en France, on préfère l’ignorer et on n’en parle pas, les rares qui osent sont qualifiés de « communautaristes ». Vous y êtes retournée récemment, à la demande des Nations unies concernant la crise migratoire… Oui, et j’y ai rencontré Jesse Jackson ! C’était une rencontre très intense, échanger avec ce militant des années 60, qui m’a attentivement écoutée, était un grand honneur. Après mon intervention, il m’a remerciée, et m’a serré la main. Les Nations unies ont à cœur d’accorder du crédit aux voix qui défendent AFRIQUE MAGAZINE

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FILMOGRAPHIE EN 4 DATES ✔ 2013 : Les Marches de la liberté, réalisé pour France Ô ✔ 2014 : Les Réseaux de la haine, produit par Mélissa Theuriau ✔ 2016 : De Paris à Ferguson : coupables d’être noirs réalisé pour France Ô ✔ 2016 : USA, la recette caribéenne du succès ■ F.M. les droits humains. J’étais aussi entourée de Susana Baca, (chanteuse afro-péruvienne, ancienne ministre de la Culture au Pérou), qui a évoqué la question des femmes noires au Pérou. Que répondez-vous à ceux qui vous ont écartée du Conseil national du numérique en France en décembre dernier ? Je n’ai pas été écartée. J’ai démissionné de mon propre chef. Ironie du sort, à l’annonce de la demande du gouvernement de m’évincer, j’étais au Caire à l’invitation des Nations unies pour parler des discours de haine diffusés sur Internet. J’ai été frappée par l’ampleur de la polémique à mon retour à Paris, que je ne mesurais pas en étant à l’étranger. J’ai reçu plusieurs appels de Marie Ekeland, la présidente du Conseil national du numérique, que j’avais eu envie de suivre à travers son projet de fracture numérique et sur le cyber-harcèlement, que j’avais traité dans l’un de mes documentaires. Tous les médias parisiens me demandaient des interviews, LCI, BFM, le site web du Figaro, mais j’ai préféré ne pas m’exprimer et attendre que Marie Ekeland, que j’estime beaucoup, annonce sa décision. Elle a fini par démissionner et l’ensemble du Conseil national du numérique, moi y compris, a décidé de la suivre en démissionnant également. Pourquoi avez-vous été évincée ? Est-ce par rapport à vos positions sur le racisme d’État, la colonisation, le voile ? Je n’ai pas été évincée. Oui, mes positions dérangeaient au plus haut niveau de l’État. Mounir Mahjoubi, le secrétaire d’État au Numérique, a dû céder à la pression. Et Marie Ekeland a démissionné car elle ne pouvait pas poursuivre ce projet dans ces conditions. C’est inquiétant, de voir qu’un gouvernement peut céder si facilement à la pression. Que faites-vous lorsque vous n’êtes pas en projet de livre, de film et quand vous lâchez le militantisme ? Je vais au cinéma, au théâtre, je vois des expositions et je passe du temps avec ma famille et mes amis. Ce sont des rituels très importants pour moi et qui me font relativiser toutes les polémiques. ■ 83


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Au cœur des tempêtes de notre temps 73 000 images, 4 548 photographes venus de 125 pays différents… Le jury du fameux concours de photojournalisme a rendu son verdict le 12 avril dernier. Sélection. présenté par Cédric Gouverneur VENEZUELA, AU BORD DE L’ABÎME PHOTO DE L’ANNÉE : RONALDO SCHEMIDT (AFP)

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CARACAS, mai 2017 : énième émeute contre le projet d’Assemblée constituante. « C’est après que j’ai été choqué, quand j’ai réalisé avoir vu un homme brûler », raconte le photographe vénézuélien Ronaldo Schemidt : un manifestant s’embrase sous l’explosion d’une moto de la police, touchée par un cocktail Molotov. Il s’en tirera avec des brûlures au deuxième degré. Sur le mur derrière lui, cet improbable graffiti : un pistolet, et le mot paz (« paix »). Malgré la crise – l’inflation dépasse 10 000 % –, Nicolás Maduro, surnommé Más Duro (« plus dur »), brigue en mai un second mandat présidentiel. 85


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LA « VENISE » DE LAGOS ET SES TOURISTES CATÉGORIE « ENJEUX CONTEMPORAINS », 1ER PRIX : JESCO DENZEL (LAIF) SUR LA LAGUNE de Lagos, Makoko, un ancien village de pêcheurs, a grandi au même rythme effréné que la mégapole nigériane : il est désormais devenu un bidonville sur pilotis de 150 000 habitants. Depuis les immeubles ultramodernes tout proches, certains expatriés visitent cette indigente « Venise ». L’Allemand Jesco Denzel a photographié ce contraste social extrême. Les terrains sur le front de mer étant rares à Lagos, Makoko doit affronter les appétits des promoteurs. En 2017, une décision de justice a sauvé la « ville » en déclarant les expulsions anticonstitutionnelles, mais rien n’est gagné… 86

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AMAZONIE, EDEN MENACÉ CATÉGORIE « ENVIRONNEMENT », 3E PRIX : DANIEL BELTRÁ LES PHOTOS aériennes de l’Espagnol Daniel Beltrá permettent de changer d’échelle et mettent en évidence la vulnérabilité de la nature. Ce bout de forêt amazonienne cerné par des champs évoque une mauvaise herbe oubliée par une tondeuse à gazon… Sous la pression des industriels, la déforestation est repartie à la hausse. L’an passé, le Brésil a même tenté de sacrifier une réserve naturelle de la taille de la Suisse, avant de reculer devant le tollé général. Sans la photosynthèse que réalise l’Amazonie, et qui piège du gaz carbonique, le réchauffement climatique ne pourrait pourtant qu’empirer… AFRIQUE MAGAZINE

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KINYA, LE BÉBÉ ÉLÉPHANT CATÉGORIE « NATURE », 1ER PRIX : AMI VITALE (NATIONAL GEOGRAPHIC) AU KENYA, l’Américaine Ami Vitale a photographié la cohabitation entre les éléphants du sanctuaire de Reteti et leurs anciens ennemis, les guerriers samburus. Ces derniers détestaient les pachydermes, qu’ils percevaient comme une menace. Ils ont pris conscience que les éléphants, en mangeant les buissons, profitent aux herbes et donc au pastoralisme. On dénombre sur le continent 470 000 éléphants, contre 1,3 million en 1970. Trente mille sont tués chaque année par les braconniers afin d’alimenter le trafic d’ivoire en Asie. À ce rythme, l’éléphant africain pourrait avoir disparu dans vingt ans.

AISHA, 14 ANS, RESCAPÉE DE BOKO HARAM FINALISTE PHOTO DE L’ANNÉE : ADAM FERGUSON (THE NEW YORK TIMES) DEUX MILLE femmes et jeunes filles sont captives de Boko Haram. Celles qui ne deviennent pas esclaves sexuelles des terroristes se voient ceinturées d’explosifs, et contraintes de semer la désolation dans quelque 90

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endroit bondé… Au Nigeria, un cinquième des auteurs d’attentats suicides sont désormais des enfants, pour la plupart des filles. Certaines parviennent néanmoins à échapper à leurs bourreaux. À Maiduguri (État de Borno, nord-est), l’Australien Adam Ferguson a réalisé le portrait de quelques-unes de ces rescapées. Par crainte de représailles, leur visage demeure dissimulé. AFRIQUE MAGAZINE

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LE PETIT GARÇON ET LES COMMANDOS FINALISTE PHOTO DE L’ANNÉE : IVOR PRICKETT (THE NEW YORK TIMES) MOSSOUL, juillet 2017. Après neuf mois de combats acharnés, la deuxième ville d’Irak vient d’être reprise à Daesh par l’armée gouvernementale. Des soldats d’élite de la « Division d’or » prennent soin d’un enfant nu et visiblement affamé. Soupçonné d’être un djihadiste, l’homme qui l’accompagnait a été arrêté. Le photographe irlandais Ivor Prickett saisit l’instant où les durs à cuire des forces spéciales retrouvent leur instinct paternel, lavant et habillant le petit rescapé. Mossoul a été occupée pendant trois ans par l’État islamique, qui utilisait les civils comme boucliers humains. ■ 91


INTERVIEW

Nadir

Dendoune «Un hommage aux invisibles de la société » Journaliste franco-algéro-australien, il a déjà été militant pacifiste en Irak, et a gravi l’Everest, vraiment… Dans Des figues en avril, il filme le quotidien de sa mère, qui a quitté l’Algérie dans les années 50 pour une cité de la région parisienne, où elle vit encore. Un témoignage intime et bouleversant sur l’histoire de cette première génération d’immigrés. par Astrid Krivian


ARNAUD ROBIN/DIVERGENCE


INTERVIEW NADIR DENDOUNE : « UN HOMMAGE AUX INVISIBLES DE LA SOCIÉTÉ »

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’est un parcours hors des sentiers battus pour ce quadra à l’énergie débordante. À vélo, il a d’abord traversé l’Australie, où il a vécu pendant huit ans, puis fait un tour du monde contre le sida. Ce journaliste franco-algéro-australien s’est rendu en Irak en 2003, expérience qu’il raconte dans Journal de guerre d’un pacifiste. Il a gravi l’Everest en 2008, en se faisant passer pour un alpiniste expérimenté. Pour marquer ce qu’il considère comme une « réussite collective », il plante au sommet un cœur en carton où est inscrit « 93 », le chiffre de son département d’origine, la Seine-Saint-Denis. Il narre cette ascension dans son livre Un tocard sur le toit du monde (JC Lattès, 2010), adapté par la suite au cinéma avec L’Ascension (2016). Nadir est aussi l’auteur du livre Lettre ouverte à un fils d’immigré (2007), où il s’adresse à Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur de l’époque, qui projette de « nettoyer au Kärcher » les banlieues. De sa plume révoltée, enragée, juste et émouvante, il raconte son enfance dans Nos rêves de pauvres (2017), et l’histoire de ses parents, ces chibanis qui ont quitté l’Algérie dans l’espoir d’une vie meilleure en France dans les années 50. Après avoir vécu dans un bidonville, ils s’installent ensuite dans un F5 de la cité Maurice Thorez à L’Île-Saint-Denis, élevant leurs neuf enfants avec un salaire d’ouvrier, évoluant dans un pays dont ils ne savent ni lire ni écrire la langue. Pour Nadir, gravir l’Everest n’est rien comparé à ce qu’ils ont accompli. Réalisateur de deux documentaires, dont un sur la Palestine, il a cette fois filmé sa mère au quotidien pour Des figues en avril. Un témoignage intime, trop rare, d’une dame partagée entre ses deux pays, mémoire de cette première génération d’immigrés. À 82 ans, Messaouda se retrouve seule. Son époux, qu’elle va visiter chaque jour, souffrant de la maladie d’Alzheimer, est désormais en maison médicalisée. Entre les rituels quotidiens, moudre le café, cuisiner les beignets, laver le sol, regarder un jeu télévisé, jaillissent des paroles poignantes sur la douleur du déracinement, la nostalgie du pays, l’impossibilité d’un retour. Pleine de sagesse et d’humour, le regard à la fois pétillant de malice et scintillant de blessures, elle évoque son enfance dans les montagnes kabyles, son arrivée en France, son quotidien, ses enfants… Son fils cadet, vêtu d’un t-shirt « Musulman » pastichant le logo du super-héros Superman, nous a parlé de cette héroïne ordinaire. ■

AM : Qu’est-ce qui vous a poussé à faire un documentaire sur votre mère ? Nadir Dendoune : Peu après le placement de mon père en maison médicalisée, j’ai senti qu’elle en avait « gros sur la pomme de terre ». Elle avait besoin de parler. J’ai écrit des livres sur mes parents, et là, sur les conseils d’une amie monteuse, j’ai pris ma caméra. Aujourd’hui, tout le monde utilise un appareil photo, moi, j’ai filmé avec une vieille caméra datant de 1999, avec des cassettes. Ça correspond à ce sujet intime, évoquant le passé, comme un film en Super-8. L’histoire de ma mère est une histoire française : elle vit dans le pays depuis 60 ans. Quand on me parle d’identité, pour moi, c’est du vent, car on appartient aussi au pays où l’on vit. Je voulais marquer le coup, laisser une trace, et que ce film sur elle fasse partie du patrimoine cinématographique français. À part La Langue de Zahra (2011) de Fatima Sissani, il y a très peu d’œuvres qui donnent la parole aux mamans. Et des films en langue kabyle, c’est extrêmement rare ! C’est important de le diffuser dans les salles de cinéma ? Oui. Je ne voulais pas que mon film soit uniquement projeté dans des maisons de quartier. Il fallait que je dépasse mon complexe de pauvre : il n’y a pas que les riches qui ont le droit de faire du cinéma. Par ton milieu social d’origine, tu hérites de certains blocages. Beaucoup d’enfants de prolétaires, et pas que des Maghrébins, peuvent s’identifier à ça. On ne va pas se mentir, c’est aussi une question de classes : qui écrit des livres, qui réalise des films en France ? Ce sont souvent les bourgeois, les classes supérieures, rarement les pauvres ou les « prolos ». Je suis content de voir que les spectateurs sont émus, intéressés par le film. Quand il y a un débat après la projection, ils y assistent. Je sens alors que Des figues en avril est dans le vrai, que le message passe. C’est aussi un film qui apaise, et je dirais même qu’il en venge certains. Car il rend hommage à des invisibles de la société. Ma mère n’apparaît pas dans le schéma classique de la France, c’est comme si elle n’existait pas. Comme les paysans, les agriculteurs, les habitants du Nord, les Roms, qui sont aussi stigmatisés…

« Il fallait que je dépasse mon complexe : il n’y a pas que les riches qui ont le droit de faire du cinéma. »

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CAMILLE MILLERAND/DIVERGENCE

Vous dites que vos parents méritent la Légion d’honneur, mais qu’elle ne les mérite pas… Mes parents sont des héros français et on ne les a jamais considérés comme tels. C’est important de leur rendre hommage, et ça ne fait pas pour autant de l’ombre à l’apport des autres. Il y a de la place pour tout le monde dans ce pays ! Mes parents ont réussi à élever neuf enfants et aujourd’hui, nous allons tous bien, nous travaillons, etc. Si ça, ce n’est pas du mérite ! Ils avaient très peu d’argent, juste le salaire de mon père, c’est-à-dire l’équivalent de 900 euros, et sont parvenus à tous nous nourrir et nous vêtir. Mon père a toujours été payé au smic. Pour lui, c’était déjà beaucoup d’avoir un travail. Ils ont vécu dans un quartier populaire, sans nounou pour les aider à s’occuper des enfants… Si l’un d’entre eux a des difficultés en maths, tu ne peux pas lui payer des cours de soutien, ou l’envoyer à Londres pour muscler son anglais. Alors oui, ils mériteraient comme tant d’autres parents, peu importe l’origine, d’être décorés. Mais quand on voit à qui la Légion d’honneur est octroyée, parfois, il y a de quoi rire : Nicolas Sarkozy, Isabelle Balkany [adjointe au maire de Levallois-Perret, mise en examen avec son époux pour fraude fiscale, NDLR]… « On n’est pas des bourgeois, on est des paysans », vous répond votre mère quand vous lui suggérez d’aller au restaurant… Elle a raison de parler de classes sociales. Aujourd’hui, AFRIQUE MAGAZINE

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Messaouda, 82 ans. Entre les rituels quotidiens, jaillissent des paroles poignantes sur la douleur du déracinement, la nostalgie du pays, l’impossibilité du retour. tout le monde est obsédé par la question identitaire. Or, quand tu es Blanc, fils de prolétaires ou de chômeurs, né dans un quartier populaire ou dans un village de province, tu galères ! Si tu es Noir ou Arabe dans la même situation, c’est encore plus dur car le racisme s’ajoute. Mais si tu es Noir ou Arabe et fils d’ambassadeur ou de général, tu souffres moins que le Blanc chômeur ou ouvrier. On ne le dit jamais, mais il faut rétablir certaines vérités ! Pour mieux diviser les pauvres, l’élite française les a catégorisés en « races » : les Juifs, les Blancs, les Arabes, les Noirs… Nous, quand on était petits, on se définissait en termes de classes. On était tous des fils de prolétaires. Dans mon quartier, il y avait des Juifs, des Blancs, des Noirs, des Arabes, des Italiens, des Espagnols, des Indiens, des Portugais… Et on avait une vraie rage contre l’élite bourgeoise parisienne qui nous prenait de haut, qui voulait qu’on reste dans notre ghetto. Mes frères avec qui j’ai grandi s’appellent Alain, Yannick, Abdel… Pas juste Mohamed ! J’ai une vision de classe et non pas de « race », et ce n’est plus dans l’air du temps. À part l’extrême gauche, même les politiques de gauche, le Parti socialiste, n’en parlent plus, Mélenchon met l’accent sur la nation… Je ne suis pas dans cet état d’esprit. Déjà, on peut avoir quarante iden95


INTERVIEW NADIR DENDOUNE : « UN HOMMAGE AUX INVISIBLES DE LA SOCIÉTÉ »

tités ! Et l’identité, encore une fois, c’est là où tu vis. J’ai passé huit ans en Australie, forcément, je suis un peu de ce pays. C’est pour ça que ma mère est aussi Française, elle y a passé 80 % de sa vie. Elle participe à la vie de la cité, elle a élevé des enfants français, elle fait ses courses au marché, elle regarde ses jeux à la télé, le journal de 13H… Elle connaît bien Claude François, Charles Aznavour, Francis Cabrel… Elle est pourtant habitée par la nostalgie de l’Algérie… Ma mère est une funambule entre ses deux pays. Ici et là-bas, elle oscille constamment entre bien-être et décalage. Elle est bien sûr imprégnée de l’Algérie, elle y a vécu jusqu’à ses 25 ans. Quand elle se retrouve en Australie, à l’autre bout de la planète, elle est frappée par les figues car ça lui rappelle son pays ! C’est dire si ça la poursuit… Mais tout ce temps passé en France l’a changée, tout comme les gens en Algérie évoluaient autrement pendant ce temps. Et ceux qu’elle aime sont en France. Elle veut y être enterrée, pour ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. C’est la difficulté : même si son cœur est en Algérie, elle vit dans une réalité française. Et elle est parfois en décalage, car quand tu ne sais ni lire ni écrire, tu es disqualifiée d’office. Personne ne lui a proposé de prendre des cours de français. Il y a eu un problème dans l’accueil de ces gens venus d’ailleurs. Et puis, c’est une dame d’un grand âge, et elle est pauvre… Elle porte tous ces stigmates. Même si elle utilise certains mots de la langue, elle ne parle pas l’arabe et ne le comprend pas. Car elle n’a pas été à l’école : au temps de la colonisation, seulement 10 % des Algériens avaient le droit d’y aller. Mais aujourd’hui, dans son quotidien, finalement, elle est bien. Tout le monde la connaît dans son quartier, l’aide à porter ses courses, elle a ses amies, ses voisins… C’est devenu son village ! Une réalité à mille lieues de l’image négative que véhiculent certains confrères journalistes : on vit bien en banlieue. Pourquoi vos parents ne sont-ils pas retournés en Algérie ? Ils venaient d’un petit village où il n’y avait pas de travail. Ils étaient très pauvres. Ils pensaient toutefois qu’ils allaient revenir, donc ils y ont construit une maison, cultivant ce mythe du retour. Sauf que plus ils vivaient en France, plus ils appartenaient à ce pays. Et ma mère s’attendait à élever des petits Kabyles, mais elle s’est rendu compte que nous étions Français ! L’artiste kabyle Slimane Azem, que l’on entend dans le film, a été le premier à chanter l’exil. Mes parents l’écoutaient du matin au soir. C’est un artiste majeur qui a accompagné beaucoup de familles dans leur exil. J’ai souvent senti

que mes parents étaient en souffrance. Et forcément, je ne pouvais pas être bien, c’est mécanique. J’ai hérité de ce traumatisme migratoire, alors que je n’ai pas vécu cet éloignement. Quand ma mère allait chez le médecin, il ne lui demandait pas comment elle allait. Il lui prescrivait des médicaments, alors qu’elle aurait peut-être eu besoin de consulter un psy, pour parler de son exil… La dépression n’existe pas chez les Maghrébins de cette génération. Dans les pays du tiers-monde ou du quart-monde comme on dit, qui va chez le médecin quand il déprime ? Pour tout ce qui concerne le mental, la génération de mes parents va plutôt voir une voyante. Quel lien entretenez-vous avec l’Algérie ? Comme beaucoup d’enfants d’immigrés, j’ai grandi avec des non-dits. Ma mère ne m’a jamais parlé de l’Algérie. J’aurais aimé qu’elle me raconte la guerre, la colonisation… Je pense qu’elle ne voulait pas me perturber. Alors j’ai appris tout ça plus tard, dans les livres. Ce syndrome post-traumatique de l’exil saute une génération. Je suis beaucoup plus en colère que mes parents. J’aurais aimé qu’elle me parle en kabyle, car aujourd’hui, je ne parle pas cette langue. On a encore une maison là-bas, mais quand j’y vais, je ne me sens pas chez moi. J’aimerais garder ce lien avec l’Algérie, mais c’est difficile. Construire une maison pour y vivre trois semaines par an… Il n’y a que les bourgeois qui peuvent faire ça. Pourquoi tout le film se déroule dans son appartement, sans scènes extérieures ? Je voulais un huis clos, que l’on soit dans son univers, avec elle. Je ne voulais pas qu’il y ait d’autres êtres qui interfèrent. Ma mère est la plus belle, c’est elle la star ! Et puis on n’est pas obligés de tout montrer, c’est bien d’imaginer. Et il était hors de question d’aller filmer mon père à la maison médicalisée. Il y a une pudeur à respecter. Je ne travaille pas pour ces chaînes de télévision voyeuristes. Quand on écoute ma mère, on comprend combien elle prend soin de son mari. C’est difficile pour elle car dans sa culture, on « n’abandonne » pas ses proches. C’est un sujet très tabou. Le film est lent, ça colle à son image. Elle est philosophe, elle estime que la nouvelle génération ne prend pas le temps de vivre, comme moi qui suis très « speed » ! Elle, elle prend son café pendant deux heures… Elle raconte sa vie, ne revendique rien, elle a de l’humour, ne s’apitoie pas sur son sort… Elle est sociologue aussi, elle exprime une vraie parole d’exilée, comme personne. C’est fort quand elle dit : « Nous

« Ma mère est philosophe, elle estime que ma génération ne prend pas le temps de vivre. »

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sommes venus vivre sur la terre des Français, que Dieu nous pardonne. » Je savais qu’elle allait incarner une vraie culture. Science sans conscience n’est que ruine de l’âme, disait Rabelais. La scène du repas de famille, où votre mère s’affaire pendant que tout le monde est à table, fait souvent débat après les projections… On voit pourtant ma sœur lui sommer de se reposer. Mais qui, dans les familles maghrébines, arrive à faire asseoir sa mère lors d’un repas ?! Qui parvient à entrer dans sa cuisine pour l’aider ? Ma mère a 82 ans, et son plaisir, n’en déplaise aux féministes, c’est de faire plaisir à ses enfants et petits-enfants. Si on lui enlève ça, elle ne se sent plus utile. Pour moi, il n’y a pas un modèle de féminisme, chacune doit faire ce qu’elle veut, choisir comment elle veut vivre sa vie, s’habiller, etc. Ma mère dit aussi quelque chose de très important : elle travaillait à la maison, et son époux travaillait dehors. En France, on appelle ça une femme au foyer. Mais élever neuf enfants, c’est un vrai boulot, très difficile ! On lui a acheté une machine à laver, un lave-vaisselle… Elle ne s’en sert pas ! Par ailleurs, en France, on nous fait croire que c’est Nicolas Hulot le pionnier de l’écologie… foutaises ! (Rires) Ce sont les mamans maghrébines ! L’eau de la douche sert aussi à nettoyer le sol, pour faire la vaisselle, chaque filet d’eau est compté… Comment a-t-elle réagi au visionnage du film ? J’ai voulu lui montrer avant qu’elle ne se voie sur grand écran, mais elle avait toujours mieux à faire, des courses, le sol à laver… Quand le film a été projeté au Musée national de l’histoire de l’immigration à Paris, le lendemain, seulement, elle m’a donné son avis : « Le film est bien, mais ça m’embête car ma cuisine n’est pas rangée… » ! Elle m’en veut un peu pour ça ! (Rires) Elle ne comprend pas que ça intéresse un public, qu’il la trouve extraordinaire, car pour elle, elle a juste raconté sa vie. Maintenant, elle met une heure à faire ses courses, car des gamines lui demandent de faire des selfies avec elle ! Ça la touche. Avant le film, elle était connue comme étant la mère de Nadir, maintenant c’est moi qui suis son fils, et c’est très important ! Ma fierté aussi, c’est que des personnes de la génération de mes parents viennent voir le film alors qu’ils n’ont jamais mis les pieds dans un cinéma. Ce film est aussi une manière de vous réapproprier votre histoire ? Oui, c’est primordial. Pendant des décennies, et aujourd’hui encore, les hommes ont parlé à la place des femmes, ce qui permet aussi de contrôler les propos, et que les femmes n’aillent pas trop loin. Eh bien, de la même manière, les bourgeois parlent à la place des habitants des quartiers populaires. Enfants, on en AFRIQUE MAGAZINE

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En 2010, il raconte son ascension de l’Everest.

En 2017, il s’inspire de ses rêves d’enfant.

En 2007, c’est à Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur,qu’il écrit.

avait ras le bol ! Les gens qui racontent notre vie, et se font de l’argent dessus en plus ! C’est ça qui m’a donné envie d’écrire et de faire des films. C’est aussi une forme d’émancipation. Je n’ai besoin de personne. La banlieue, soit elle est fantasmée, soit elle est détestée. Et les gens de Paris et d’ailleurs croient nous sauver en devenant nos porte-parole, parce qu’ils ont un complexe de supériorité et mauvaise conscience. C’est aussi parce qu’on est pauvres, on n’a pas les mêmes armes pour se défendre. Si on donnait la parole aux principaux concernés, ça sonnerait plus juste et vrai ! Les films sur la banlieue, souvent réalisés par des bourges, sont caricaturaux, présentent une vision très noire, apocalyptique : la délinquance, la drogue, la violence, l’extrémisme religieux… Ça fait 40 ans qu’on nous dit que les sauvages sont de l’autre côté du périphérique. Or avec ces histoires de harcèlements sexuels, de #balancetonporc, on se rend compte que les plus gros pervers sont les hommes de pouvoir, ceux qui ont du fric ! Maintenant, je m’octroie le droit de raconter mes histoires, avec toutes les nuances et subtilités. J’y vis depuis 40 ans, dont je suis légitime. Et mon film, en fin de compte, ne parle pas de la banlieue mais d’un thème universel. Quels sont vos goûts cinématographiques ? Les films japonais, canadiens, australiens, belges, turques, algériens, les américains indépendants… En France, il y a quelques très bons cinéastes, mais c’est quand même toujours les mêmes acteurs et les mêmes réalisateurs depuis 20 ans… Et les histoires de bourgeois où le mari trompe sa femme, ou l’autre n’arrive pas à garer sa Porsche… ça m’emmerde ! J’aime les films qui parlent des vrais gens. La vie des anonymes est plus intéressante que celle des stars. ■ Film Des figues en avril, de Nadir Dendoune, Mémère Productions. En salles depuis le 4 avril.

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PORTFOLIO présenté par Eléonore Quesnel

Au-delà des masques Ils et elles sont nés dans les années 70, 80, 90, vivent à Addis-Abeba, Luanda ou Philadelphie. Tous ces artistes sont liés au continent. Dans l’exposition « Refraction: New Photography of Africa and Its Diaspora » à la galerie Steven Kasher (New York), ils revisitent des rites anciens : costumes, quilting (matelassage) de tissus ou invocation des esprits, à travers des techniques contemporaines, comme l’autoportrait ou les manipulations digitales. Entre afro-futurisme et afro-documentaire, réalité et fiction, un travail passionnant sur les multiples identités noires. *Jusqu’au 2 juin, Steven Kasher Gallery, New York. stevenkasher.com 98

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Keyezua Fortia (7) (2017) Née en 1988, cette diplômée de l’Académie royale des beaux-arts de La Haye, basée à Luanda, explore le thème des handicaps, à travers des masques faits main, chacun évoquant des histoires personnelles de chagrin, de perte, d’empowerment ou de dignité.

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Ivan Forde Birth of Enkidu (2015) Pour sa série Illumination, qui représente des icônes spirituelles et mythes anciens, ce natif de Guyane résidant à New York a utilisé le cyanotype, un ancien procédé photographique à l’issue duquel on obtient un tirage bleu de Prusse.

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Eyerusalem Adugna Jirenga The City of Saints VII (2017) Née en 1993, cette artiste habitant à AddisAbeba est connue pour ses portraits colorés de femmes d’Harar, en Éthiopie, prises dans leurs activités quotidiennes.

Girma Berta Moving Shadows II (2015) Street photography et manipulations numériques : telles sont les techniques de cet autodidacte d’Abbis-Abeba, né en 1990, qui travaille uniquement avec son téléphone portable. AFRIQUE MAGAZINE

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Shawn Theodore Totem (2018) Ce créateur multidisciplinaire de Philadelphie, né en 1970, utilise la photographie, le collage ou encore la vidéo pour se jouer des représentations stéréotypées des Afro-Américains. 102

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Basil Kincaid Awaiting Instruction (2017) Né en 1986, l’artiste de Saint-Louis (Missouri) crée des installations photographiques à partir de matériaux trouvés ou donnés, renouant avec la tradition de l’assemblage de tissus qu’a toujours pratiquée sa famille.

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La presqu’île – bordée à 80 % par l’océan Atlantique – ne manque pas non plus de belles plages accessibles.

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Dakar,

où bat le cœur du Sénégal Embouteillée mais pleine de vie, la capitale offre mille choses à voir, du Grand Yoff populaire à l’île de Gorée, chargée d’histoire. véhicules, souvent hors d’âge polluent pas mal l’atmosphère. VILLE dynamique, chaleureuse et envoûtante, Dakar, Un bémol aussi sur les taxis et leurs conducteurs qui ne construite sur l’étroite presqu’île du Cap-Vert, semble parlent plus français, avec le recul sévère de la francophonie, s’avancer avec détermination dans l’océan Atlantique. et qui en profitent volontiers pour vous arnaquer gentiment à Durant tout le mois de mai, et jusqu’au 2 juin, elle se mue en coups d’expressions wolof incompréhensibles pour le touriste, musée à ciel ouvert, avec la 13e édition de la biennale d’art of course… Pour un peu plus de calme, l’île contemporain Dak’Art [lire p. 12]. Pour les LES BONNES de Gorée, située à l’est de la presqu’île, est autres, la capitale ne manque pas de charme ADRESSES une parenthèse historique indispensable. ni d’atouts et le mois de mai est idéal pour ✔ Le Radisson Blu pour loger Longtemps point central de la traite négrière, profiter de la douceur de vivre sénégalaise comme Barack Obama elle est aujourd’hui classée au Patrimoine avant la saison des pluies. Des bâtiments ✔ Le Gastronomique, mondial de l’Unesco et abrite la Maison des coloniaux du Plateau (passez donc voir le restaurant du Terrou-Bi, esclaves, lieu de mémoire incontournable. Palais présidentiel, dessiné sur le modèle du l’un des meilleurs de la ville, Il faut aussi flâner de ruelles en ruelles pour Trocadéro parisien, et ses magnifiques jardins) en bord de plage admirer les maisons décorées de portes à l’agitation populaire de Grand Yoff, en ✔ La plage de Yoff pour et meubles anciens, entretenues par des passant par la Médina et sa Grande Mosquée un après-midi en famille artistes locaux, aux talents inégaux. Enfin, dont le minaret domine tout Dakar, ou encore impossible à Dakar de ne pas profiter de l’activité de ses grands marchés, il y a mille ses fameux couchers de soleil qui offrent des palettes de choses à voir et à vivre. Un bémol tout de même, la ville, couleurs saisissantes. Sur la corniche ou du haut du phare des en grandissant, est totalement embouteillée aux heures de Mamelles, le spectacle grandiose vaut à lui seul le détour. ■ pointe, en particulier sur les axes menant aux banlieues et les 104

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SHUTTERSTOCK

par Alexis Hache


MADE IN AFRICA escapades stratégie

ACCORHOTELS AVANCE SES PIONS

Le géant français veut CONTRER les ambitions de l’américain Marriott.

Les plus chanceux pourront observer les dauphins et les baleines en période de migration, à quelques dizaines de mètres de la plage !

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Eden Lodge, un petit air de paradis

DR (2) - HAMILTON/RÉA

À Madagascar, un hôtel à l’énergie 100% SOLAIRE pour les amoureux de la nature. LE SPECTACLE a de quoi laisser bouche bée : l’arrivée sur la bien nommée Baobab Beach permet d’admirer des baobabs centenaires et une forêt primaire dominant la plage de sable blanc léchée par les eaux turquoise de l’océan Indien. À trente minutes de bateau de l’île de Nosy Be, l’Eden Lodge est un refuge pour tous les amoureux de nature et d’écotourisme. Premier hôtel du monde à l’énergie 100 % solaire, cet écolodge niché près d’un petit village de pêcheurs malgaches a été entièrement construit avec des matériaux locaux comme la pierre plate d’Anjanojano, l’écorce de coco ou les feuilles de ravinala, l’arbre du voyageur. Les huit lodges abritent chacun une grande tente safari de 75 m2 ouvrant d’un côté sur la mer, de l’autre sur le jardin. Situé au cœur d’une réserve naturelle, l’Eden Lodge offre à ceux qui y séjournent l’occasion d’observer les lémuriens sauvages qui viennent à la nuit tombée habiter les arbres alentour, mais aussi de nombreuses espèces d’oiseaux endémiques comme le Coua huppé et le Drongo, ainsi que les tortues vertes, qui comptent parmi les plus grandes tortues marines au monde. Les plus chanceux pourront même observer le fantastique ballet des dauphins et des baleines en période de migration, à quelques dizaines de mètres de la plage. Côté restauration, les légumes viennent du potager et sont bio, et l’on alterne au gré des envies entre terre et mer : filet de zébu un jour, poisson frais le lendemain. Le tout dans un lodge de 300 m2 ouvert sur la plage, pour rêver au gré du clapotis des vagues. À partir de 180 euros la nuit pour deux personnes. edenlodge.net ■ A.H. AFRIQUE MAGAZINE

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Sébastien Bazin, PDG du groupe, dit vouloir prendre des risques sur le continent, affirmant que « la rentabilité [viendrait] plus tard ».

EN RACHETANT début avril 50 % du groupe sud-africain Mantis, AccorHotels a très clairement annoncé la couleur pour les années à venir : le groupe français parie sur l’Afrique anglophone. Il a donc misé sur une petite chaîne spécialisée dans l’hôtellerie haut de gamme orientée écotourisme pour rattraper son retard en Afrique du Sud. Déjà en tête des groupes hôteliers qui investissent le plus sur le continent avec 84 projets en cours (dont 50 pour la seule Angola), le mastodonte multiplie les investissements. L’acquisition de 50 % de Mantis est également une réponse directe à Marriott qui avait racheté en 2014 la chaîne sud-africaine Protea. Le même groupe américain Marriott vient en parallèle d’inaugurer le 1er mai un Sheraton ultramoderne de 9 étages au quartier ACI de Bamako. C’est aussi le troisième établissement du très discret promoteur malien Cessé Komé, déjà propriétaire des Radisson Blu de Bamako et d’Abidjan. De son côté, Sébastien Bazin, le PDG d’AccorHotels, a d’ores et déjà annoncé qu’un autre partenariat important en Afrique serait dévoilé dans les prochaines semaines. Affaire à suivre donc. ■ A.H.

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La tête au carré La maison française Hermès rend hommage au continent avec des foulards « Ndop ».

secrets de pro/Paris

MAHMOUD M’SEDDI PROFESSION : Boulanger SIGNE PARTICULIER : Grand Prix de la baguette de tradition française 2018 AM : Comment êtes-vous devenu boulanger ? Mon père est dans le métier depuis trente ans. C’est mon idole, je voulais absolument lui ressembler. Mais lui désirait que je fasse des études… J’ai donc étudié la chimie tout en continuant à travailler dans la boulangerie avec lui. Puis j’ai finalement repris le flambeau. Aujourd’hui, je gère deux de nos trois boulangeries. Pourquoi avoir participé au concours de la meilleure baguette de tradition française de Paris ? Je suis un compétiteur. Dans tout ce que j’entreprends, j’aime gagner. Là, je voulais gagner pour mon père, qui avait déjà participé plusieurs fois. L’année dernière, je suis arrivé 7e, et cette année, j’ai enfin été premier. C’est une grande joie ! Le gagnant du concours peut fournir l’Élysée. Qu’est-ce que ça fait de se retrouver à la table du président ? C’est une récompense. Et ce sera pour moi une immense fierté de voir mon pain et mes viennoiseries au palais de l’Élysée. ■

LE NDOP fait son entrée dans la prestigieuse institution parisienne Hermès : en s’inspirant du tissu traditionnel ndop, avec ses motifs géométriques blancs sur fond bleu indigo provenant de l’important fonds de design détenu par la fondation camerounaise Jean-Félicien Gacha, du nom du père de Ly Dumas, créatrice camerounaise et épouse de l’un des héritiers Hermès. Originellement utilisées pour différents rituels, ces étoffes sont faites de coton tissé en bandes étroites, une première étape réalisée dans le nord du pays. Puis, ce sont les femmes bamilékés de la savane camerounaise qui appliquent à l’aide de fil de raphia les motifs qui seront teints à l’indigo. Le répertoire pictural s’inspire des décorations ornant les habitations traditionnelles mais également des dessins des Wukaris du Nigeria, pays dont cette tradition textile est vraisemblablement originaire. Au Cameroun, les motifs sont abstraits tandis que le Nigeria prend des modèles humains, lézards, léopards… Des sujets qui trouvent aujourd’hui leur place sur les carrés, déclinés en plusieurs coloris. ■ Loraine Adam

Carré 90 Ndop, 360 euros. hermes.com

propos recueillis par Alexis Hache

Boulangerie 2M, 215 boulevard Raspail, Paris 14e.

« J’ai gagné parce que j’y ai mis tout mon cœur et respecté le savoir-faire que mon père m’a enseigné. J’ai fait attention de bien protéger ma pâte et de respecter les températures de cuisson, grâce à mon expérience et mes études de chimie. Quant à l’aspect visuel de ma tradition, c’est juste de l’entraînement ! »

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La richesse ornementale des tissus traditionnels du Cameroun et du Nigeria a inspiré les motifs de ces luxueux foulards. AFRIQUE MAGAZINE

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DR - HERMÈS

SON CONSEIL : « Respecter le savoir-faire »


MADE IN AFRICA carrefours insolites

architecture Les Swahili Gem Apartments, à Mombasa, ont notamment remporté le Prix d’excellence 2017 de l’Association d’architecture du Kenya, dans la catégorie projet résidentiel.

Les joyaux d’Urko Sánchez

Au Kenya, cet Espagnol à la fibre écologiste est tombé amoureux des matériaux swahilis et s’en inspire pour construire des bâtiments de charme, fonctionnels et intégrés à leur environnement. ENVELOPPÉS dans le maillage géométrique d’un moucharabieh moderne, les quatorze luxueux appartements du Swahili Gem offrent une vue spectaculaire sur la baie de Tudor Creek, au nord de l’île de Mombasa. Construit à partir de matériaux locaux, comme la pierre de corail de Lamu, le projet se caractérise pour son faible impact sur l’environnement. Les trois patios en bois face à la mer favorisent la ventilation naturelle et offrent un espace commun bien aéré aux habitants, même si tout l’immeuble profite d’un système de ventilation passive. Le cabinet d’Urko Sánchez, architecte espagnol qui se partage entre Madrid et Nairobi et qui a pris soin de s’entourer d’une équipe multiculturelle et internationale, a maximisé l’éclairage naturel tout en veillant à protéger

les appartements de la chaleur du soleil. L’eau est chauffée grâce à des panneaux solaires et la pluie est collectée et employée pour l’arrosage du jardin et des essences qui rafraîchissent les terrasses. Primé par l’Association d’architecture du Kenya comme meilleur projet résidentiel en 2017 et finaliste de la sélection 2018 du site ArchDaily, le Swahili Gem n’est que le dernier d’une série de projets qui ont valu au cabinet la reconnaissance internationale. Très actif au Kenya mais aussi au Somaliland et à Djibouti, où il a construit le SOS Children’s Village, une médina contemporaine pensée pour les enfants, l’architecte intègre dans ses projets ses multiples expériences, avec une attention particulière à l’héritage architectural swahili réinterprété de façon contemporaine. ■ Luisa Nannipieri

LE LIEU : KAJAZOMA (YAOUNDÉ) QU’EST-CE ?

C’est le désormais lieu chic et branché du quartier Bastos. Un restaurant-galerie d’art posé sur un jardin cosy, décoré avec ET SINON ? goût d’œuvres africaines disponibles à l’achat en cas de coup Cuisine locale et internationale de cœur. La même enseigne a déjà établi son succès à Abidjan. raffinée, à la fraîche. Dans la nouvelle version camerounaise, on y déjeune ou y dîne POUR QUI ? sous des tonnelles rafraîchies, avec un choix de mets locaux Les esthètes au palais délicat. ou internationaux raffinés, entre carpaccio de capitaine aux baies roses et filet de bœuf sauce poivre. Artistes et jet-set affectionnent. ■ Emmanuelle Pontié +237 6 78 92 18 65.

SWAHILI GEM (2) - DR

Un restaurant-galerie d’art.

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Wina Wax,

créateur

les pagnes de la gagne Des imprimés originaux, des couleurs chatoyantes, des modèles traditionnels REVISITÉS : tel est le credo de la marque de la Togolaise Marlène Adanlété-Djondo. Une recette qui marche ! SURNOMMÉE la Nana Benz 2.0 par les médias, la Togolaise Marlène Adanlété-Djondo est à 38 ans la digne petite-fille de sa grand-mère, l’une des légendaires Nana Benz. Ces femmes qui, dans les années 60-70, ont fait la renommée du pays dans le commerce du wax, participant de fait à l’émergence de la classe moyenne féminine (et ainsi surnommées car elles roulaient en Mercedes). Une ère plus ou moins révolue. Mais Marlène partage la même passion pour le textile et a développé un sacré sens des affaires. Aujourd’hui directrice commerciale de la société Glory of God, spécialisée dans la vente et l’import-export de pagnes, fondée par sa mère et dirigée par ses frères, elle a lancé en 2013, toujours au sein de l’entreprise familiale, Wina Wax, une nouvelle ligne de textile au succès grandissant. Une maîtrise en droit social et un master en management 108

des ressources humaines en poche, cette ancienne DRH des fromageries Bel, puis chasseuse de têtes pour le cabinet Antenor, explique : « J’ai voulu développer l’univers du wax de haute qualité dans une perspective panafricaine et internationale. Wina est une reprise de “winner” en anglais, et traduit l’idée de détermination et de dépassement de soi. Nous voulons casser les codes pour innover et surprendre. Nous proposons à notre clientèle des pagnes chics, originaux, associés à des coupes modernes. Aujourd’hui, ils se portent aussi par petites touches sous forme de foulard ou top. Pour cela, nous avons repensé les formats traditionnels de 6 et 12 yards en 2 yards (1,8 m) ». Les collections sont imaginées par une équipe de designers togolais et distribuées dans une dizaine de pays. La marque ne propose pas de vente en ligne mais des partenaires s’en chargent aux États-Unis et AFRIQUE MAGAZINE

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SALIFOU OUZEROU

par Loraine Adam


La femme d’affaires souhaite démocratiser les étoffes africaines, et les vendre aux quatre coins du monde.

La collection en Angleterre. Deux boutiques ont pignon de textiles est sur rue à Lomé et à Dakar. La production, renouvelée tous elle, se fait en Chine. « Au Togo, l’électricité les trois mois. coûte trop cher. Pour élargir notre clientèle, nous devons proposer des prix abordables. » Cependant, un atelier a été créé dans la capitale togolaise pour la gamme de prêt-à-porter, accessoires et objets de décoration intérieure « avec des artisans locaux talentueux ». La collection de textiles, quant à elle, est renouvelée tous les trois mois « avec une quinzaine de dessins, et aucun de nos motifs n’est repris dans la suivante ». Pour se démarquer de la concurrence, la marque teste des imprimés différents, des couleurs flashy, des mix entre pagnes traditionnels et modèles classiques mélangeant wax, soie, crêpe… « La prochaine collection s’adressera à une clientèle désireuse de porter nos produits, mais pour qui le prix constitue un

MADE IN AFRICA fashion

frein. Nous lui proposons une gamme intermédiaire », annonce la dirigeante. Avec près de 80 000 followers sur sa page Facebook, cette experte en communication et développement, a pris le temps d’étudier le marché pour s’adapter aux demandes de la nouvelle génération de consommateurs : « Nous souhaitons démocratiser le pagne. Notre stratégie aujourd’hui, est d’aller là où on ne nous attend pas, où il y a peu de wax. » Pour cela, la marque qui compte aujourd’hui une vingtaine d’employés développe des partenariats comme avec la compagnie aérienne togolaise Asky et des relais aux États-Unis et au Royaume-Uni… « Contrairement aux Nanas Benz qui restaient dans leur boutique, il nous faut diversifier l’offre pour faire fructifier notre héritage ! », conclut la businesswoman. ■

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HOME, SWEET HOME

Les abat-jour, bijoux et autres objets sont confectionnés à Lomé. AFRIQUE MAGAZINE

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Spécialisée en textiles, Wina Wax a également ouvert son champ de création à la décoration intérieure. Lampes en bois travaillé garnies d’abat-jour en wax, tissus d’ameublement, objets divers et même bijoux sont réalisés sur place dans un atelier dédié à Lomé. Le concept est d’allier le savoir-faire local à des goûts plus modernes : « Nos artisans sont véritablement doués et inventifs. Nous nous devons de faire connaître et d’encourager cela », déclare la responsable de la marque. ■ L.A. 109


La NASH, maladie de l’excès

C’est une nouvelle affection qui gagne du terrain. Une accumulation de graisses au niveau du FOIE qui se développe de façon insidieuse. En cause : notre alimentation, qu’il est évidemment possible d’adapter.

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D’où ça vient ? On associe souvent les problèmes de foie à l’alcool. La NASH, elle, peut toucher des personnes qui ne boivent pas du tout, ou très peu. Elle est due au fait que nous mangeons trop gras et trop sucré. Sont clairement en cause la nourriture industrielle et les fast-food, très riches en graisses saturées, ce qui favorise l’évolution d’un foie gras vers la NASH. Quant au sucre, il est partout, bien sûr dans les sodas, mais aussi dans les céréales du petit-déjeuner, les produits de grignotage, et dans bien d’autres aliments, y compris ceux qu’on n’imagine même pas, comme certaines viandes qui en sont aujourd’hui gonflées. Or, l’excès de sucre favorise la production de graisse par le foie. La NASH est liée aussi au surpoids, dû également à la malbouffe. La graisse abdominale en particulier, avec un AFRIQUE MAGAZINE

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NASH, ou « non alcoolique stéato-hépatite », voilà un terme médical qu’on risque malheureusement d’entendre de plus en plus… Cette maladie – environ un quart de la population mondiale serait menacé – est fortement associée à l’épidémie de surpoids et d’obésité. De quoi s’agit-il exactement ? Cela commence par une accumulation anormale de graisses dans le foie (appelée stéatose). À partir de là, il y a un risque de développer une NASH : c’est comme une véritable hépatite, avec une inflammation qui se déclenche dans le foie gras, pouvant conduire à la fibrose de cet organe, et susceptible d’évoluer vers la cirrhose et le cancer hépatique. Aux États-Unis, cette nouvelle maladie touche déjà 6 millions d’Américains, et il s’agit de la première cause de greffe du foie.

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tour de taille supérieur à 94 cm pour un homme, et à 88 cm pour une femme, constitue un facteur de risque supplémentaire : en effet, plus il y a de surcharge graisseuse au niveau de l’abdomen, plus de la graisse se niche dans le foie. Quand on a la maladie du foie gras, il faut en moyenne vingt ans ou plus pour développer une NASH, puis une fibrose. Durant tout ce temps, il n’y a pas de symptôme d’alerte. Des examens sanguins avec une élévation chronique des transaminases, peuvent faire suspecter le problème. Une échographie peut montrer un foie gras, mais seulement s’il l’est déjà de façon notable. Depuis peu, un test de dépistage nommé eLIFT basé sur quatre données d’analyse de sang, peut être effectué par les médecins : il s’agit d’un calcul simple qui permet de détecter les personnes à risque, devant être dirigées vers un hépatologue. Quant à la biopsie du foie, elle permet le diagnostic de la NASH, mais il est impensable de faire cet examen lourd à tous les sujets considérés à risque.

Une atteinte réversible

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VIVRE MIEUX forme & santé

pages dirigées par Danielle Ben Yahmed avec Annick Beaucousin et Julie Gilles

Pour l’heure, il n’existe pas de traitement spécifique de la NASH. Des médicaments sont en cours d’essais cliniques, mais ils ne seront pas disponibles avant sans doute trois ans. Bonne nouvelle toutefois : même au stade de la NASH, on peut revenir en arrière : en effet, elle est réversible (contrairement à la cirrhose qui ne l’est pas) si l’on fait l’effort d’adopter une nouvelle hygiène de vie. Il n’y a pas de secret… Il faut revenir à une alimentation plus saine, de type méditerranéenne (avec les fameux cinq fruits et légumes par jour, du poisson deux fois par semaine, de l’huile d’olive, de colza), et se restreindre grandement sur les produits industriels, les viandes et les mets gras. Mieux encore, les proscrire au maximum, tout comme il faut éviter les sodas et autres boissons sucrées. Ces meilleures habitudes alimentaires aident à combattre le surpoids. Et il est démontré que perdre ne serait-ce que 10 % de son poids, entraîne déjà une régression des anomalies du foie. Parallèlement, lutter contre la sédentarité est capital. L’exercice physique a une action sur l’inflammation et sur la graisse hépatique. Pour arriver à ce but, trois fois par semaine, il faut faire 45 minutes d’activité soutenue type endurance : jogging, natation, vélo en extérieur ou d’appartement… Voilà autant de mesures qu’il faudrait bien sûr également adopter en prévention pour ne pas être victime de cette nouvelle maladie du foie gras ! ■ AFRIQUE MAGAZINE

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MUSIQUE FORTE : ATTENTION AUX BOURDONNEMENTS D’OREILLE

Voilà des DÉSAGRÉMENTS à ne pas prendre à la légère : il faut consulter rapidement. APRÈS être allé à un concert, en discothèque, ou après avoir écouté son baladeur à fort volume, il n’est pas rare d’avoir les oreilles qui sifflent… Un trouble jugé souvent anodin. Or, les bourdonnements, auxquels peut s’associer une baisse d’audition, sont dus à des lésions des cellules auditives. Selon l’intensité de l’agression sonore, ils peuvent disparaître, ou persister avec alors une gêne. Le bon réflexe à avoir : ne pas attendre ! Il faut consulter dans les 48 h maximum son médecin, un ORL, ou le week-end, se rendre aux urgences à l’hôpital. Des médicaments corticoïdes doivent être prescrits. Ces anti-inflammatoires aident les cellules lésées à se réparer, et peuvent éviter que les bourdonnements ne persistent, ou les atténuer, et empêcher la baisse d’audition. Mais passé 48 h, ils ne seront pas efficaces, il faut donc réagir vite ! Pour se protéger, d’autant plus après un tel incident, il est conseillé de porter des bouchons d’oreilles là où le volume sonore est élevé – cela le diminue de 10 à 20 décibels –, et de ne pas utiliser son baladeur à un volume fort, ni trop longtemps. ■ 111

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GLAUCOME Le dépistage sauve la vue ! Touchant davantage les populations à peau noire, il peut causer la cécité, et a la particularité de s’installer sans SYMPTÔME. D’où l’intérêt de se faire surveiller par son ophtalmologiste. LE GLAUCOME est principalement lié à une augmentation de la pression à l’intérieur de l’œil. En cause : l’humeur aqueuse qu’il contient s’évacue mal. Si elle n’est pas dépistée tôt, cette maladie oculaire menace la vision. En effet, l’excès de pression dans l’œil peut détruire progressivement le nerf optique. D’autres facteurs peuvent aussi contribuer à sa dégradation, comme une myopie forte, une cornée anormalement fine. Le glaucome provoque une atteinte du champ visuel, d’abord dans les zones périphériques. Il est insidieux, car il s’installe sans prévenir : aucun symptôme n’alerte, même durant dix ans ! Car pendant longtemps, même si on perd de la vision dans certaines zones, le cerveau compense et on ne s’en aperçoit pas. Lorsque les troubles apparaissent, l’atteinte est déjà très évoluée. Le glaucome est ainsi une cause de cécité, alors qu’il existe des traitements efficaces.

La parade : dépister pour traiter Plusieurs éléments favorisent cette maladie. À commencer par l’âge : le glaucome peut survenir à partir de 40 ans, mais sa fréquence augmente ensuite avec les années. L’hérédité compte : si on a un parent qui est ou a été

concerné, cela accroît son propre risque. L’origine ethnique a un impact également : les populations à peau noire sont plus touchées que celles à peau blanche. Enfin, avoir une myopie, souffrir d’hypertension artérielle, d’un diabète, d’apnées du sommeil, d’une hypothyroïdie, ou encore avoir pris des corticoïdes de façon prolongée, augmente aussi le risque de développer cette affection. Il faut donc dans tous ces cas être d’autant plus vigilant sur le dépistage, conseillé aujourd’hui à partir de 40 ans : en général tous les deux à trois ans, ou de façon plus rapprochée si l’ophtalmologiste le préconise en fonction de l’âge et des risques. Cet examen est simple, et peut être réalisé lors d’une visite de routine pour un renouvellement de verres correcteurs. Il consiste en une mesure de la tension oculaire (indolore). En fonction des résultats, le spécialiste peut réaliser d’autres tests, comme un fond d’œil. Plus le glaucome est diagnostiqué tôt, mieux on le soigne. Un traitement par collyres permet de stopper son évolution. Si avec le temps, ces médicaments ne suffisent plus, il est possible d’intervenir sous anesthésie locale, par exemple au laser, pour faire baisser la pression dans l’œil. Ou avec un traitement par ultrasons, lesquels affaiblissent les glandes produisant l’humeur aqueuse, et donc la quantité de celle-ci pour, là aussi, abaisser la pression dans l’œil. ■

Pour prendre soin de sa prostate

À chacun son régime

C’est l’organe masculin secret, tabou… Pourtant, bien des hommes ont des problèmes urinaires ou des douleurs prostatiques. Dans un langage clair, le livre La prostate, on en parle dévoile toutes les méthodes simples pour garder cet organe en bonne santé : alimentation, sport, hygiène de vie, sexualité. Il fait aussi le point sur les traitements. La prostate, on en parle, par le Pr François Desgrandchamps, éd. Hachette Bien-Être, 17,90 euros.

L diètes « standard » donnent souvent Les des d résultats décevants. D’où la méthode proposée dans Créez vous-même votre régime p par un nutritionniste, car chacun possède p son métabolisme, ses réactions physiques et psychologiques. Objectif de ce livre : apprendre p à s’observer pour trouver son équilibre nutritionnel, seule façon d’amener au « juste n poids » et à un résultat pérenne. p Créez vous-même votre régime, par le l Dr Patrick Serog, éd. Flammarion, 18 euros.

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À LIRE

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Rhinites et conjonctivites à répétition doivent pousser à consulter un professionnel.

Brûlure superficielle ou coupure : à chaque mal son remède !

PETITES PLAIES : DES RECETTES MAISON EFFICACES

Rien sous la main ? Utilisez ce que vous avez en CUISINE ! ALLERGIES CHEZ L’ENFANT : AGIR AU PLUS TÔT

Elles sont de plus en plus FRÉQUENTES. Certains signes doivent alerter.

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CHEZ les petits, les allergies sont souvent diagnostiquées avec des années de retard, alors qu’elles peuvent l’être très tôt, même dès les premiers mois de vie. C’est d’autant plus dommageable qu’avec l’éviction des allergènes en prévention, et les traitements existants, ils pourraient moins en souffrir, et éviter une aggravation – par exemple, rhinite allergique dégénérant couramment en asthme. Les enfants ayant un parent allergique, ont 30 à 50 % de risque de le devenir eux-mêmes (jusqu’à 80 % si les deux parents le sont). Il faut par conséquent être vigilant dans ce cas. Dans les villes polluées, les allergies sont aussi bien plus fréquentes. Des plaques d’eczéma qui reviennent, une rhinite avec le nez qui coule et des éternuements, des conjonctivites à répétition, de l’asthme avec une respiration sifflante ou une toux qui s’éternise, sont autant de signes qui doivent amener à consulter. Pour confirmer l’allergie et en trouver l’origine, des tests cutanés doivent être effectués par un allergologue, et/ou une prise de sang réalisée. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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AVANT tout, rappelons-le : toute plaie doit impérativement être nettoyée à l’eau et au savon, puis bien rincée (et la vaccination tétanos doit être à jour). Après, si vous n’avez pas de produits de soins à disposition, vous pouvez utiliser les remèdes maison suivants. • Sur une écorchure, une petite brûlure (après l’avoir mise sous l’eau pour la refroidir), vous pouvez appliquer du miel. Il a à la fois des propriétés antiseptiques et cicatrisantes prouvées scientifiquement. Son pouvoir désinfectant est assuré par des protéines qui empêchent la prolifération des bactéries. Et grâce à une enzyme sécrétée par les abeilles, le miel favorise la cicatrisation en stimulant la vascularisation et la multiplication des cellules. En pratique, appliquez-en une fine couche, recouvrez d’une compresse, et renouvelez sur deux ou trois jours. Attention, pour l’utiliser en soin, le miel (de préférence bio) doit être conservé au frais (de 8° à –14° C), hors de la lumière, et on le garde moins de 15 mois. • À défaut d’antiseptique et de miel, vous pouvez recourir au vinaigre (de préférence de cidre) pour aider à désinfecter une petite plaie : on le dilue dans de l’eau bouillie moitié pour moitié. • Pour une coupure qui a tendance à saigner sans s’arrêter – notamment aux doigts –, on n’hésite pas à broyer du poivre dessus (cela ne pique pas !) : divers principes actifs de cette épice – pipérine et son huile essentielle – arrêtent très vite l’écoulement. Qui plus est, le poivre est aussi un bon antiseptique. ■ 113

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LES 20 QUESTIONS propos recueillis par Astrid Krivian

1. Votre objet fétiche ? Ma croix, qui me rappelle le divin, que la vie est belle. je ne sais pas pourquoi ! Puis artiste, pour suivre les traces de mon père percussionniste.

2. Votre voyage favori ? L’Afrique en général ! J’y suis comme un poisson dans l’eau. Le sourire, la simplicité des gens, leur légèreté…

15. La dernière rencontre qui vous a marquée ? Nicolas Repac, le musicien et réalisateur de mon dernier album. Il m’a beaucoup appris.

3. Le dernier voyage que vous avez fait ? Abidjan, en vacances chez moi, auprès de ma famille. Je m’y ressource et j’en profite pour composer.

5. Un morceau de musique ? L’album Bonyfied de la regrettée jeune chanteuse ghanéenne Ebony Reigns. 6. Un livre sur une île déserte ? Un ouvrage de méditation, du Dalaï-Lama, ou la Bible. Pour y trouver des réponses quand ça ne va pas. 7. Un film inoubliable ? La vie est belle de Roberto Benigni. On pleure, mais on finit par apprécier la vie comme elle est. 8. Votre mot favori ? La vie est belle ! (Rires) Toutes les expressions sur la beauté, la zénitude de la vie. 9. Prodigue ou économe ? Ça dépend de mon humeur du jour, si j’ai besoin de combler un manque ou pas ! (Rires) 114

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Dobet Gnahoré

Première artiste ivoirienne à avoir remporté un Grammy Award, la chanteuse, musicienne et danseuse revient avec un cinquième album* qui rend hommage à sa langue maternelle, le bété, entre influences traditionnelles et samples électroniques. Libre, à son image.

10. De jour ou de nuit ? De nuit. Mais depuis quelque temps je suis obligée d’être de jour : le travail, les enfants, le changement, la vieillesse… ! (Rires) 11. Twitter, Facebook, e-mail, coup de fil ou lettre ? Tout, je suis connectée ! En tournée, j’aime bien envoyer une carte postale et un petit cadeau du pays dans lequel je me trouve.

12. Votre truc pour penser à autre chose, tout oublier ? Danser, transpirer. C’est ma drogue ! 13. Votre extravagance favorite ? La coiffure ! J’en change deux fois par mois. Et les chaussures, j’ai une cinquantaine de paires… 14. Ce que vous rêviez d’être quand vous étiez enfant ? Femme de ménage,

17. Votre plus beau souvenir ? L’enfance dans mon village natal. Les parfums, cultiver le riz, le vendre au marché. Le soir, les grandsmères autour du feu, qui racontent des histoires. 18. L’endroit où vous aimeriez vivre ? Quand je vais mal, je ferme les yeux et m’imagine à Porto-Novo, au Bénin. 19. Votre plus belle déclaration d’amour ? J’en fais tout le temps ! Ma chanson « Palea » en est un bel exemple. Et celle de mes enfants, au quotidien. 20. Ce que vous aimeriez que l’on retienne de vous au siècle prochain ? Une artiste, une personne libre. Sans barrières, qui n’appartient pas à une seule tribu mais ouverte d’esprit, et généreuse. ■ *Miziki, (LA Café/Wagram Music).

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THOMAS SKIFFINGTON

4. Ce que vous emportez toujours avec vous ? Mon home studio. Et de l’encens religieux, ça m’apaise. Un appel aux bonnes énergies, aux anges.

16. Ce à quoi vous êtes incapable de résister ? La nourriture, et l’amour ! (Rires)

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