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N° 44 5-O CT OB RE 20 23 L13888 -445 H- F: 4,90 € -RD Fr anc e4 ,90 € –A fr iq ue du Sud 49 ,9 5r and s( ta xe si nc l. )–A lg ér ie 32 0D A–A ll ema gne 6, 90 € –A utr ich e6 ,90 € –B el gi que 6, 90 € –C anada 9, 99 $C DO M6 ,9 0 € –E spa gne 6, 90 € –É ta ts -U nis 8, 99 $– Gr èc e6 ,9 0 € –I tal ie 6, 90 € –L ux em bour g6 ,90 € –M ar oc 39 DH –P ay s- Ba s6 ,90 € –P or tu gal co nt .6 ,9 0 € Royaume- Uni5 ,50£–Suisse8 ,90FS–TOM 990FCFP –Tunisie7,50DT–Zone CFA3 000 FCFA ISSN 0998 -9307X0
BUSINESS LESBRICS DÉJÀ ÀL’ÉPREUVE VOYAGES L’AFRIQUE CÔTÉ ÉMOTIONS !
D’IVOIRE
L’ÉCONOMIE DU FUTUR Un dossierspécial de 31 pages. MAROC APRÈSLESÉISME DEUX PRINCES POUR UNE AMBITION GOLFE LE GÉNÉRALBRICE OLIGUI NGUEMA AMIS FINÀCINQUANTE-SIX ANSDEPRÉSIDENCE DESBONGOONDIMBA. Le Saoud i e nM oh am med be nS alm an eetl ’É mirati Mo ham med be nZaye d.
GABON LE COUP «DELA LIBERTÉ» ?
CÔTE
VERS

édito

L’AMÉRIQUE EN DÉRIVE

Novembre 2024. Cette date semblerait presque loi ntai ne da ns le ch aos gé né ra li sé de s af fa ir es de l’humani té, les bousculades des urgences et des enjeux. Pour tant, un an, c’est déjà demain, et l’échéance pourrait marquer un palier supplémentaire de rupture. En novembre prochain, se dérouleront les élections américaines Celles qui installent ou réinstallent le pouvoir exécutif, mais aussi une par tie du pouvoir législatif, avec le renouvellement complet de la Chambre des représentants et celui par tiel du Sénat. Dans un an, le sort du pays le plus puissant du monde, celui autour duquel s’organise encore, et malgré tout, un semblant d’architecture internationale (très impar faite, certes, mais une architecture quand même), sera dans la balance.

Les États-Unis d’Amérique sont essentiels. C’est le cœur de l’Occident, du système démocratique, libéral et capitaliste. Leur déstabilisation aurait des répercussions sismiques On peut critiquer leurs politiques, leurs dirigeants, les Irak multiples, mais nous autres, non -américains, soumis à cette tutelle plus ou mo in s pe sa nte, no us avon s be so in qu e ce tte puissance soit gouvernée de manière relativement rationnelle. Le poids de l’Amériqu e est si impor tant que le reste de l’humanité ne peut pas se permet tre qu’elle déraille.

Or, ce tt e st abil it é amé ri ca in e es t en je u, la démocratie américaine est en jeu. Pour cette élection cruciale, l’homme qui mène la course à l’investiture du Parti républicain s’appelle Donald Trump. Son visage couleur orange est mondialement connu. Erratique, colérique, désorganisé, népotiste, imprévisible, provocateur, hors -la-loi… Son premier passage à la Maison-Blanche (2017-2021) a laissé l’Amérique à bout de souf fl e. Et nous aussi Le candidat ex-président, âgé tout de même de 77 ans, a des dizaines de chefs d’accusation à son actif, une première dans l’histoire. La plus grave étant sa tentative d’inverser le résultat des él ections présidentielles de novemb re 2020. Et son rôle supposé dans l’at taque stupéfiante du Capitole, le 6 janvier 2021 Trump était prêt, clairement, au

coup d’État Et il prétend revenir à la Maison -Blanche en janvier 2025, sans avoir jamais exprimé le moindre re gret, au co nt ra ire, en exa ce rb ant so n dis co ur s, ses menaces et ses outrances. Et ce danger public est suivi les yeux fermés par des dizaines de millions d’Américains, subjugués par le slogan MAGA (« Make America Great Again ») Des Américains généralement surarmés qui détestent la culture globale, les étrangers, les Américains non blancs, les immigrants et les migrants, l’égalité des droits, les droits des femmes, les minorités, les différences sexuelles, ceux qui ne croient pas en Dieu ou ceux qui croient en un autre Dieu.

Sans être trop excessif, on ne peut pas exclure l’avènement d’un pos t- fa sci sm e à l’amér icaine, d’une « démocratie » foncièrement illibérale et dangereuse, qui serait as si se sur le prem ier ar senal nucléaire du monde. Les écrivains se sont déjà saisis de ces scénarios catastrophe, de cette dystopie si possible Certains imaginent même une nouvelle guerre de Sécession, un éclatement de la fédération entre États progressistes et États conservateurs… On imagine l’impact sur le reste du monde…

Face à ce possible tsunami, se dresse comme il pe ut un ho mme de 80 an s, le prés id ent Joe Bi de n, ca ndi da t à sa ré él ec ti on , san té fr ag ile, pas hésitants, fatigue apparente. Et un Parti démocrate tiraillé par les différences, entre un nécessaire centrisme pragmatique et des tentations nettement plus à gauche

Les sondages du jour donnent pour le moment une quasi -égalité entre Biden et Trump, une donnée en soi consternante. Mais d’ici novembre, tout est possible L’âge de l’un et de l’autre ouvre un champ des bouleversements possibles. Il faudra aussi choisir ou confirmer des candidats à la vice- présidence, qui se trouveront à un souf fle du pouvoir. La justice pourra certainement jouer son rôle La démocratie a des ressources, des militants. Rien n’est écrit.

Et nous au tres , non- américains , nous devrons attendre sur le côté la conclusion temporaire de cette histoire qui, pour tant, nous concerne. ■

AF RI QU E MA GA ZINE I 44 5 – OC TO BR E 20 23 3

N° 44 5 OC TO BR E 20 23

TEMPS

28 Deux pr inces pour une am bition par Cédr ic Gouver neur

38 Gabon : Le coup « de la liberté » ? par Emmanuelle Pont ié et Zyad Liman

46 Maroc : Après le séisme, se relever par Zyad Limam

84 African Trips par Luisa Nannipieri

96 Samy Manga : En f nir avec la fève ? par Astr id Kr ivian

P.06

P.46

Afrique Magazine est interd it de diffusion en Algér ie depuis mai 2018. Une décision sa ns aucu ne just ifcation. Cette grande nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lect ure) à exercer une mesure de censure d’un autre temps. Le maintien de cette interd iction pénalise nos lecteu rs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement de renouvellement. Nos am is algér iens peuvent nous retrouver su r notre site Internet : www.afriquemagazine.com

4 AF RI QU E MA GA ZINE I 44 5 – OC TO BR E 20 23 RUTH GINIKA OSSAIWA NG DONGZHEN/XINHUA/REA
N° 445 - OC TO BRE 20 23 L 13888 - 445 - F: 4,90 € - RD Fr 4,90 – Afri du Sud 49, 95 nds inc – Alg érie 320 DA – Allem 6, 90 – Autriche 6,90 – Belgique 90 – Canada 99 $C – – Ét – – – – – –Ro Un 5,50 – Sui 8,90 FS – TO 990 CF – Tu 50 DT – Zo CFA 000 FCFA ISSN 0998-9307X0 GABON LE COUP « DE LA LIBERTÉ » ? BUSINESS LES BRICS DÉJÀ À L’ÉPREUVE VOYAGES L’AFRIQUE CÔTÉ ÉMOTIONS ! CÔTE D’IVOIRE VERS L’ÉCONOMIE DU FUTUR Un dossier spécial de 31 pages. MAROC APRÈS LE SÉISME DEUX PRINCES POUR UNE AMBITION GOLFE LE GÉNÉRAL BRICE OLIGUI NGUEMA A MIS FIN À CINQUANTE-SIX ANS DE PRÉSIDENCE DES BONGO ONDIMBA. Le Saoudien Mohamme Ém yed. PHOTOS DE COUVERTURE : COM PRÉSIDENCE DE LA RÉPUBLIQUE GABONAISE - BANDAR AL-JALOUD/SAUDI ROYAL PALACE/AFP 3 ÉDITO L’A mérique en dérive par Zyad Limam 6 ON EN PARLE C’EST DE L’A RT, DE LA CU LT UR E, DE LA MODE ET DU DESIGN L’A fr iq ue en commun 24 PA RCOURS Khalid Lyamlahy par Astr id Kr ivian 27 C’EST COMMENT ? Le G3 des putschistes par Emmanuelle Pontié 82 CE QU E J’AI APPRIS Noah Ndema par Astr id Kr ivian 112 VIVR E MIEUX De belles dents, c’est la santé par Annick Beaucousin 114 VINGT QU ESTIONS À… Maya Kamaty par Astr id Kr ivian
FORTS

D’IVOIRE

L’économ ie du futu r par Philippe Di Nacera, Dominique Mobioh Ezoua et Emmanuelle Pont ié

52 La st ratégie de l’émergence

56 Cap su r l’indust rialisation !

58 Amadou Coulibaly : « Faire de la transfor mation digitale un levier de croissance »

61 L’aven ir de l’éducation sera connecté

62 Adama Benoît Yéo :

« Nous som mes dans le peloton de tête en Afrique en matière de TN T »

64 Au serv ice d’un plan du rable

68 Raymonde Goudou Coffe :

« Des bases solides sont posées pour la péren nisation de nos actions »

70 Ph ilippe Metch :

« Réussir dans le chocolat »

71 Ambroise N’Koh :

« Revenir à une ag ricult ure de proximité »

72 Abidjan, capitale des serv ices

75 Vanessa Diou f : « Ressouder les liens rompus »

76 Louis-André Dacour y-Tabley :

« Le choix des énergies renouvelables »

78 Waw Muzik bouscule le st reaming musical

80 Jacobleu : « Il faut que nous nous adaptions à l’universel »

FONDÉ EN 1983 (39e ANNÉE)

31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE

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ON T CO LL AB OR É À CE NU MÉ RO

Jean- Marie Chazeau, Philippe Di Nacera

Catherine Faye, Cédric Gouverneur

Dominique Jouenne Astrid Krivian

Camille Lefèvre, Dominique Mobioh

Ezoua, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont.

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RÉDACTRICE EN CHEF avec Annick Beaucousin.

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PRÉSIDENT : Zyad Limam.

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Dépôt légal : octobre 2023

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AF RI QU E MA GA ZINE I 44 5 – OC TO BR E 20 23 5 LUC GNAGO/REUTERSALAMY
P.51
BUSINESS 102 Les nouveau x BRICS à l’épreuve 106 Em manuel Torq uebiau : « La monocult ure est une invention de l’Occident » 108 Après Nairobi, en attendant Du baï 109 Levée de fonds réussie pour Ku bik 110 L’Inde bloq ue ses exportations de riz blanc 111 La Fondation OCP s’investit dans l’in novation sociale par Cédr ic Gouver neur DÉCOUVERTE 51 CÔTE
P.84

ON EN PA RL E

6 AF RI QU E MA GA ZINE I 44 5 – OC TO BRE 20 23
C’est ma in te na nt , et c’est de l’ar t, de la cu ltu re , de la mo de , du de si gn et du vo ya ge
Ru
th Ossai , Stude nt nu rs es Al frah, Ad abe si, Oda h, Uzom a, Ab or and An ia go lu m. Onits ha, Anamb ra state, Ni ge ri a, 2018

L’AFRIQUE EN COMMUN

CÉLÉBR ER le dy namisme de la photographie contemporaine du continent, d’après les Africains et les Afro-descendants. Le pari fait par la Tate Modern était ambitieux. Mais l’expo événement « A World in Common: Contemporary African Photography », coordonnée par le commissaire Osei Bonsu, est largement réussie. Les 36 artistes invités (dont 12 femmes) ont des origines variées et offrent, à travers plus de 150 œuvres, un beau panoramique de l’Afrique. Au fil des salles, partagées en trois sections dédiées à l’identité et à la tradition,

aux contre-histoires, et aux futurs imaginés, on découv re des portraits de familles bédouines des années 1950 et ceux, imposants, des rois contemporains du Nigeria. Des photos surréalistes et des paysages inquiétants côtoient des vues étonnantes de Lagos ou de Kinshasa Des images largement mises en scène et à l’esthétique soignée, loin des clichés pris historiquement par les Occidentaux, dans un effort de décolonisation de la photographie, participant à redessiner la place et la vision de l’Afrique dans le monde. ■ Luisa Nannipieri

« A WORLD IN COMMON: CONTEMPORARY AFRICAN PHOTOGRAPHY », Tate Modern, Londres (Royaume-Uni), jusqu’au 14 janvier 2024 tate.org.uk

AF RI QU E MA GA ZINE I 44 5 – OC TO BR E 20 23 7
La TAT E MODER N de Lond res invite à voir autrement le cont inent.
PH OTO S
Aïda Muluneh, Star Sh i ne Moon Glow, 2018

GENESIS OWUSU Mixturepunkpop

EN 2021,ilfaisait sonapparition avecunpremieralbum, Smiling With No Teeth,dont on avaitsoulignél’épatante maturité.Ils’appelle Kofi Owusu-Ansaheta vu le jour il yatrente-cinqans àKoforidua,avant quesafamille n’émigre en Australielorsqu’il avait2ans.Trèsvite surnommé Genesis,ilselance tôt dans un rapengagé, dont il agardé quelques réf lexesdansson second disque, Struggler,lequel, commeson noml’indique, évoque la bataille d’être au monde–etd’êtresoi.Letoutsur un fond très immédiat,volontiers radical, quelque rt tre( st)p ket(power) militants ,usant mme émeut Rosemont

GENESISOWUSU, Struggler, Ou rness/ Awal.Enconcert le 16 novembre au Ca fé de la da nse, àParis.

SO UN DS

Àécouter maintenant !

Chou kBwa & TheÅ ngst römers

Soma nt i, Le sD isques BongoJoe/L’Aut re Di st ri bution

Impossible de rester de marbre en entendantlavoi xduchanteurDjopipi, quiincarne unetranse, celleduvaudou, cultivée musicalement parcegroupe quel’ondoitabsolument découv rirsur scène –etqui estentournée dans toute la France cetautomne.Car il s’agit de la rencontre du sextet haïtienChouk Bwa et du duoélectro belge TheÅ ngströmers Desbeats et desincantations!

YussefDayes

Bl ackC la ssical Mu si c, Brow nswood /Cashmere Thou ghts/Nonesuch

Anji mi le

Th eKin g, 4A D/ Wa gram

Pour sonpremier album, concocté auxcôtés du bassiste Rocco Palladino, le batteur britanniques’offre un casting de haut niveau (Masego, Sheila Maurice-Grey, ShabakaHutchings…) pour ses morceaux groovy d’uneépatantev italité. Ilsconfirmentàquelpoint Yussef Dayes, 30 ansseulement,est devenu indispensableàlascène jazz londonienne, tout en cultivantsariche diversité. Il agrandiauTexas dans unefamille malawite et s’esttrèsvitedédié àlamusique –brute,mélodique, entrepop et gospel…Cedont témoigne ce superbesecondalbum signépar AnjimileChithambo,personnetrans et racisée, fière de l’être,etpourqui le folk resteunmédiumprotestataire. Écrits aprèsl’assassinatdeGeorge Floyd, «A nybody », «Genesis »et «A nimal» vont droitaux tripes. ■ S.R.

ON EN PA RL E 8A FR IQU EM AGA ZINE I 44 5–O CT OB RE 20 23
❶ ❷ ❸
AL BU M
Avec Struggler,l ’Australo-Ghanéen constru it un la ngagemusical HY BR IDE, POÉT IQUE, et très person nelàla fois. Àécouter en urgence!
B. PA RSONS -D R( 3)

CI NÉ MA

NOCES DE PAPIER

Un cast ing impeccable pour raconter un MA RI AGE AR RA NGÉ

D’AUJOUR D’HUI, unissant pour la façade un couple magh rébin au x dési rs cont ra riés…

« LES MAR IAGES D’AMOUR, ça n’existe que depuis cent ans ! » C’est ce que fait remarquer à Hadjira, voilée, une voisine au décolleté bien dessiné (incarnée par l’épatante Zahia Dehar, mannequin et comédienne longtemps réduite au statut d’ex-escort girl connue pour ses relations avec des footballeurs). La femme arrive du sud de la France pour épouser Saïd, le fils du boucher algérien d’un quartier de Rennes, célibataire un peu trop endurci aux yeux de ses parents. Les mères sont ainsi à la manœuv re : celle d’Hadjira, fantasque (Lubna Azabal, dans la droite ligne des personnages hauts en couleur de Viva Laldjérie ou Lola Pater, précédents films de Nadir Moknèche), veut sortir sa fille des griffes d’un dealer marseillais. Celle de Saïd, sérieuse et déterminée, ne veut pas voir que son fils est gay et le pousse à épouser cette célibataire inespérée pour sauver la réputation de la famille. Le film commence par une séquence rythmée et assez drôle qui permet de bien camper la situation, façon comédie italienne, sur un air de jazz américain Avant de se concentrer sur la cohabitation de ces deux êtres que tout oppose, dans le contexte

d’une piété musulmane à géométrie variable, héritage de parents immigrés bien intégrés à la société française. L’interprétation subtile des deux comédiens nous fait partager ce concubinage contraint, même si le suspense sur le rapprochement possible ou pas des faux amoureux est un peu forcé. L’empathie du spectateur est parfois refroidie par l’attitude de l’un ou de l’autre, et par un scénario qui hésite à bousculer les marqueurs supposés de la virilité. Mais certaines scènes montrent aussi très justement comment un jeune maghrébin en France peut être valorisé en tant que fantasme sexuel, pour peu qu’il corresponde aux clichés de la « racaille » encapuchée qu’on attend de lui… et qu’il en joue Au moment où des débats souvent vifs, voire haineux, autour des homosexuels agitent plusieurs pays du monde arabe (et bien des pays africains), cette illustration de la difficulté à vivre pleinement sa vie amoureuse est bienvenue ■ Jean -Marie Chazeau

L’AIR DE LA MER REND LIBRE (France), de Nadi r Mok nèche. Avec Youssouf Abi-Ayad, Kenza Fortas, Lu bna Azabal En sa lles

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DR
Ke nza Fo rtas et Youssou f Abi -Aya d inte rp rète nt deux jeu ne s ge ns vivant en concub in ag e fo rc é.

JAMESBKS Danseavecle loup

Avec sont rèsréussinouvelalbum, Wolves of Africa,lefilsdeManuDibango RELIELES CONTIN EN TS tout en mélangeant lesgen resmusicau x.

AM : Grâceà vosnombreuxvoyages et expériencesdansdifférents pays, vous êtes un citoyendu monde.Comment cela insuffle -t-il de l’énergieàvotre musique ?

JamesBKS : Je me nourris de monA DN pour proposer une musiquesincère et authentiquequi racontel’histoire d’un hommes’étant construitàtravers troiscontinents quilui sont chers. La France m’av u naître et m’aéduqué. Sa proximité avecdifférentesculturesm’a permis d’avoirune vision ouvertetrèstôt surlemonde.Mon escale de dixans auxÉtats-Unism’a initiéàlamusique afro-américaine. Ce pays de toutes lesopportunitésm’a donnél’occasion de rêver en grandsansmeposer de questions… Puis,mareconnexion avecmes racines camerounaisesa donnédelamaturité, descouleurs, un sens àmamusique et le sentiment d’être un hommecomplet, quipeut dorénavant transmettreàson tour Pouvons- nousparlerdecette collaboration avec l’exceptionnelle AngéliqueKidjo ?

Quelques mois avantque mon père biologiquenousquitte, j’ai eu la chance d’assister àune répétition

avec AngéliqueK idjo,chezlui.C’est àcemoment-là quej’airencontré cette grande dame.Les voir jouerensemble commes’ils montaienttousles deux surscène pour la première fois fut uneexpérienceinoubliable quim’a beaucoup appris,notammentsur la clé de la longévité.Unanaprès,A ngélique et moiavons chanté en duolors d’un concertà Montpellierréunissant bonnombredestars africaines de l’ancienne et de la nouvelle génération L’invitersur monalbum me semblait être unesymboliqueforte. Comment préserver la flamme artistique héritée de votrepère?

Je pense queje fais partie d’une génération quia bénéficiédes portes quedes artistes commelui ont su ouvrir àune époque où la musique africaineétait difficilement classable et largementexploitée. C’estun héritage culturel quimerev ient au même titreque touteune génération de musiciensqui ontsuseser vir de leur histoire et la fusionneravec d’autres.Jepense àdes Wizk id,des BurnaBoy,des Libianca,des Salatiel ou encore Fallylpupa,qui ontsu s’exporter au-delàdes frontières de leur pays.Ilétait importantpour

JAMESBKS, Wolves of Africa, Grow nK id.Enconcert le 23 novem breàl ’Élysée Mont ma rt re,àParis.

moidecollaborer avecdes artistes commeYemiA lade ou StanleyEnow, qui, au-delàdeleurtalentetdeleur aura médiatique,témoignentd’un messagefort. C’estaussi le message quejetenais àfaire passer àtravers l’artwork de monalbum brillamment réalisépar Fifou. La musiqueet la cultureafricainesinf luencent le mondeaujourd’hui,maisilest tempsqu’ellesseréapproprientleur histoire,toutencontinuantàjeter despontsaveclereste du monde. ■ Propos recueillispar SophieRosemont

ON EN PA RL E 10 AF RI QU EM AGA ZINE I 44 5–O CT OB RE 20 23
IN TE RV IE W DR
MANUEL OBADIA

ÉNERGIES COLLATÉRALES

ROM AN

SEXE,RAGE ET VÉRITÉ

Unetraversée transgressive etlibératrice dans lesremousdel’obscuranti sme religieu xetdes tabous. «CER ÉCIT m’afaitbander commeuncerf, rouler par terrederireetlaisséentrevoir uneprochedéliv rance pour mescompatriotes et congénères. »Dès son préludeàuntexte digne de MargaretAtwood ou de CharlesBukowsk i, l’auteure musulmaneénigmatique –dontlepseudo, Nedjma, pourrait faireallusionà l’héroïnerebelle du roman homonymedeKateb Yacine –lanceunpavédanslamare. Montée de l’islamismeet

NEDJMA, Les Coquelicots, Plon, 256pages, 22 €

desextrémismes,destruction deslibertésindiv iduelles –des femmes surtout–,mais aussihypocrisie, mensonges et per version,rienn’échappe àlaver ve acerbe et crue de Zahra, Algérienne décidée àreprendreson destin en main,quitteà se livrer àlaprostitution.Libre de vivrecomme bonlui semble,« Coquelicots », sonnom de travailleuse du sexe surInternet, torpille lesA lgériens,les Tunisiens, lesMarocains, comme lesFrançais. Et brisetous lesinterdits de la sexualité en terremusulmane ■ C.F.

HUIT ANSaprès l’exposition «BeautéCongo » de la Fondation Cartierpourl’art contemporain, la galerieparisienneM AGNIN-A,engagée dans la défenseetlapromotiondes artistes africains, dévoileunensembled’œuv resannonciatrices de la peinture actuelle en Afriquecentrale. En se concentrantsur deux périodes –celle desartistesmodernes(1927-1932) et celledes artistes dits «duHangar» (1946-1954)–,la perspectivenarrative de l’événementseveut ouverte. Libreauv isiteurd’appréhenderchaque tableau, dont l’esthétisme spontané, suggestif ou témoin du vivant,vaetv ient entreabstraction et figuration.Par-delàleurtémoignage historique,huilessur papierousur panneau et aquarellesdessinent un gestepoétique, où authenticité et savoir-faireinstinctif s’interpénètrent. Des« décorateursdecases », peintres de la vieauv illage, de la brousseetde compositions géométriques,àl’audaceartistique de l’écoleduHangar, crééeen1946par le marinier français Pierre Romain-Desfossés, quelquechose advient. Mwenze,K ibwanga, Bela, et tant d’autres façonnantainsi le berceau de la créativité congolaise. ■ Catherine Faye

«MODERNCONGO :1930-1960 », Galerie MAGNIN-A, Paris(France), du 14 octobre au 23 décembre magnin -a.com

AU TO POR TR AI T

Fragments d’unevie

Parpetites touches, Dany Laferrièredissèque le va-et-vientd’idées qu’il n’ajamaiscessé d’ex plorer. DE L’ARTDEV IVR Eà l’horizontaleà celuidepisser parmiles fleurs,enpassant parl’art de rebrousser chemin, voiciune autobiographie poétiquedel’auteurdu best-seller mondial Comment fairel’amour avec un nègre sans se fatiguer et de Jesui s un écrivain japonais.Aufil de 19 sections, composées de maximes, de réf lexions commentées et de rêveries, l’académiciencanado-haïtien distilleune ribambelle d’instantanés, en proseouen vers,telsdes haïkus revisités : «L’aventurec’est de rendre

DA NY LAFERRIÈR E, Un certain artdevivre, Grasset, 140pages,16 €

possible la découverte / de nouveaux paysages intérieurs /etnon d’aller au bout du mondepour contempler /ceque tout le mondepeutvoirn’importe où », glisse-t-ildès les premièrespages.Descriptions hâtives, remarquesjoyeuses ou tristes,parfois absurdes, dessinentunautoportrait sensible de ce nomade des lettres. Pour quilavie et la fiction ne font plus qu’un. ■ C.F.

ON EN PA RL E 12 AF RI QU EM AGA ZINE I 44 5–O CT OB RE 20 23
AR T
La ga lerieM AGNI N-Aexpose unecinquanta ined ’œuv res, pa rm iles plus représentatives de l’émergence de la SCÈN ECONGOL AISE.
DR (3)
Anto in et te Lu ba ki, Sa ns titre,192 9.

BEVERLY GLENNCOPELAND ÊTRE SOI

L’ar tiste transgen re ca nadien affi rme TOUT E SA DÉLICATESSE da ns son superbe The Ones Ahead.

C’EST SUR LES PERCUSSIONS d’« Africa Calling » que commence ce nouveau disque, avant de laisser place à une ballade à fendre l’âme, « Harbour (Song For Elizabeth) ». Il y a six ans, on redécouvrait l’ambient savant de ses Keyboard Fanta sies, originellement parues en 1986 Né à Philadelphie, désormais installé au Canada, Beverly Glenn-Copeland travaillait depuis sur ses nouvelles chansons, quelque part entre folk épuré et new age, baroque et minimal Comment être soi, ou s’assumer tel ce que l’on est réellement, semble questionner l’artiste, assigné au genre féminin à sa naissance et s’affirmant comme homme trans au début des années 2000 Devenu une icône queer, il signe ici des manifestes pour la surv ie et la joie, malgré tout, d’être au monde. ■ S.R.

BEVERLY GLENN-COPELAND, The Ones Ahead, Transg ressive Records.

EXPLORER LE POTENTIEL DU SUD

INTITULÉE « The Beauty of Impermanence: An Architecture of Adaptability », la 2e édition de la triennale d’architecture de Sharjah (Émirats arabes unis) présente les travaux de 30 professionnels, dont presque la moitié est issue du continent. La commissaire nigériane Tosin Oshinowo, réputée pour son approche afro-minimaliste et socialement responsable, et la Sharjah Art Foundation les invitent à explorer le potentiel des solutions innovantes « nées des conditions de pénurie dans les pays du Sud ». Un rendez-vous qui consolide le rôle de protagoniste culturel de l’émirat dans la région, offrant une scène de premier plan à des acteurs souvent exclus de la conversation, mais qui ont leur mot à dire sur le futur de l’architecture ■ L.N. TRIENNALE D’ARCHITECTURE DE SHARJAH, Émirats arabes unis, du 11 novembre 2023 au 10 mars 2024 sharjaharchitecture.org

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RE ND EZ -V OU S
L’ém irat de Shar ja h accuei llera une riche TR IENNALE mettant en avant une autre arch itectu re du futu r.
MUS IQ UE
ANDREW
-
ESIEBO BRIANNA BLANK Entre fe rm e et ré si de nc e ar tis ti qu e, la Fa rm Hous e de s Nig éri a ns MOE+ Ar t Archite ct ure.

Troisquestionsà… Victoria Mann

et ArmelleDakouo

LA FONDATRICE et la directrice artistiquedelafoire Also Known As Africa (A KA A) œuvrent àlapromotiondel’art contemporain du continent en France et au-delà.

AM : Il s’agit de la 8e édition d’AK AA. Comment a-t- elle évolué depuissacréation en 2016 ?

Victoria Mann : Elles’est affinéeetachangé.Toutcomme le marché de l’artouParis –qui n’offraitpas auxfoireslemême rayonnementavant la montée en flèche de l’intérêtpourl’art contemporain africain. Nousavons gardénotre vision de départ, ouvertesur le monde, choisissantles artistes parrapport àleur source d’inspirationetnon àleurpasseport.Cette fidélité afait notre force. Nous n’avons plus àexpliquer desconceptscomme leGlobalSouth,oules liensqui existent avec le MoyenOrient et lesA mériques.Nos éditions sont plus pointues,sansque l’on doiveles limiteràune niche. Quel estlefil rouge cetteannée ?

ArmelleDakouo: Le butétait de lancer uneconversation entrelascène continentale et l’afro-descendante,trèsprésente auxÉtats-Unis. J’ai étésurprisedevoirque ledébat sur l’invisibilisation de la création afro,caribéenne et latino yest aussitrèsactuel. La pratique artistique peut palliercemanque de visibilité.Etnotammentlapratiquecuratoriale,qui impacte tout le système,etqui estlecœurduproblème. Nousavons donc donné toutes lescartesblanchespossibles.Pourlapremière fois, même l’installation monumentaleaété confiéeàuncurateur invité,l’A méricain Fahamu Pecou.

Un thèmequi anticipe un développement àl ’international ?

Victoria Mann : Depuis la pandémie,A KA As’inscrit dans un projet culturel àlongterme,notamment àtravers la création d’archives avecnos artbooks ou notrecollaboration avec Manifesta,àLyon. Au printempsprochain,nouslancerons AK AA Creative Projects auxÉtats-Unis. C’estune très belle occasion de proposerunformatdefoire réinventé, presquehybride Uneplate-forme commerciale et curatorialequi proposera uneexpérienceentre expo et business auxcollectionneurs et visiteurs. ■ Propos recueillispar LuisaNannipieri

ALSO KNOWNASAFRICA, CarreauduTemple, Paris(France), du 20 au 22 octobre akaafair.com

LE RETOUR DESFRÈRES TRAORÉ

La su itedupremier fi lm àsuccèsdeLeï la Sy et Kery

Ja mesq uitteu ni nsta nt la ba nl ieue pa risien ne POUR LE SÉNÉGA L…

LE PR EMIERVOLET de Banlieu sards,ref usé partousles producteurs français,avait fait un carton surNetflix en 2019.Voici logiquement la suitedel’histoire destrois frères Traoré (etdeleurmère Khadija, veuve) en banlieue parisienne.Demba,l’aîné, incarné parle charismatiqueKer yJames,était donné pour mort àlafin du précédentopus. Le voici sortid’affaire, mais traumatisé,cohabitantavec sonbrillantcadet,Soulaymaan, quicommence sa carrière d’avocat,tandisque le benjamin, Noumouké, lycéen, s’enfonceunpeu plus dans lesembrouilles violentesetles rixesentre bandes rivales. La mère esttoujours là, jusqu’à uneséquencequi ramène la familledansle pays desorigines: le Sénégal. Quinzeminutes solaires quin’échappent pasà la cartepostale, entrelutte surlaplage, œuvrehumanitaire dans uneécole,etv isiteobligée àGorée devant la porteduvoyagesansretourdes esclaves. Un portrait d’unefratriefranco-sénégalaisequi se veut nuancé, pour ne pasréduire la banlieue françaiseaux clichésmédiatiques, même si le film n’adopte pastoujours un messageclair, sauf contre lesv iolences policières… ■

BA NLIEUSAR DS 2 (France),deLeïla Sy et Kery James. Avec lu i-même, Ja mmeh Dianga na, Ba ka ry Diom bera. Su rNet f ix.

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TH RI LL ER
J.-M.C
DR (2)

LI TT ÉR AT UR E

UN PAYS EN CO LÈ RE

Prem ierauteu rafr icai nà recevoir le pr ix Nobeldel it tératu re en 1986, WOLE SOYI NK Arev ient avec un roma n vi ru lent cont re la corr uption,ent re fa blepol it iq ue et réqu isitoi re trucu lent.

PUBLIÉESUR SA TERR ENATA LE en 2020,etaux États-Unis en 2021,cette fiction ingénieuse et foisonnantedénonce lesdérives du pouvoirdansunNigeriaimaginaireet l’instrumentalisation du religieux, pour mieuxmanipuler le peuple. Cinquante ansaprès UneSaisond’anomie (Belfond), inspirépar lesmassacres au Biafra àlafin desannées1960, l’écrivain renoueaveclegenre romanesque.Après plus d’unevingtainedepiècesdethéâtre,plusieurs anthologies de poésie,des Mémoires,des essais,des nouvelles, il emploie icilanarration fictionnellepourdensifier sonindignation et sa colère face auxinjusticesetaux manœuvresdes pouvoirs en place. En mettantenscène un mystérieux réseauqui vend desorganes dérobés àl’hôpitalenv ue de pratiques rituelles,l’auteurdelatragédieanticolonialiste La Mort et l’Écuyer du roi démantèleainsi lespratiques illégales et mafieusesdes dirigeants.Unroman denseetr ythmé, quientraînelelecteur dans un maelström de complots, de fatalisme, d’utopies. Et de réflexions. La politique, la religion et l’immoralité traversent toutel’œuvre de Wole Soyinka. Sonengagementest total. Emprisonnée àdeuxreprises, plusieurs fois exilée et condamnée àmort en 1997,cette figure de l’opposition n’adecesse de porter les critiquesles plus caustiques àl’encontredes élites corrompues et desdictatures. Lors de sondiscours àStock holm,en1986, il dédieson prix Nobel àNelsonMandela, toujours en captivité. En 2017,àlasuite de l’élection de Donald Trump àlaprésidencedes États-Unis,ildéchiresacarte verteen signe de protestation,renonçant ainsi àson droitderésidence permanente,alorsqu’il yenseigne. Quantàsapluscélèbre citation,« Le tigre ne proclame passatigritude, il bondit sur sa proie et la dévore », elle aprofondémentinf luencé toute unegénération d’intellectuelsafricains. Mais c’estlarichesse de sonimageriepoétiqueetlacomplexité de sa pensée quifont de luileporte-paroledel’intégrité et de la justicesociale.Entre thriller et satire,son troisièmeroman touche sa cible. ■ C. F. WOLE SOYINK A, Chroniques du pays desgens lesplusheureu xdumonde, Seuil, 544 pages, 26,90 €

SHUTTERST OCK -D R
Au siège de l’ONU, en 2019

LA REVANCHE D’UNE PREMIÈRE DAME

BERNADET TE CH IR AC inca rnée pa r Cather ine Deneuve da ns une joyeuse satire fémi niste !

ELLE N’A JA MAIS EU la flamboyance ou le sens du business de certaines first ladies africaines… Mais

Bernadette Chirac aura su s’imposer aux côtés de son président de mari, voire contre lui, comme le montre cette comédie au tempo parfait. C’est une icône du cinéma français plutôt « gauche caviar » qui incarne la très conser vatrice épouse de Jacques Chirac, au moment où le couple entre à l’Élysée. Catherine Deneuve ne joue pas totalement l’imitation et adoucit même le caractère plutôt revêche de la vraie première dame, ce qui atténue

un peu la charge satirique. Mais elle rend justice à une femme dont le flair politique (régulièrement réélue en prov ince, elle avait fortement déconseillé la dissolution de l’Assemblée en 1997 et prédit Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle en 2002) a été superbement ignoré par un mari volage qui, en duo avec sa fille Claude, l’aura parfois sous-estimée ■ J.-M.C BER NADETTE (France), de Léa Domenach. Avec Catherine Deneuve, Michel Vuiller moz, Denis Podalydès. En salles

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LAURENT CHAMPOUSSIN
CO MÉ DIE

GAIETÉS APPARENTES

En détour na nt ses créations de leur dest inat ion prem ière, PASCALE MA RT HI NE TAYOU traite, en fi ligra ne, de sujets graves.

FA ISA NT FACE à un mur, un téléviseur privé de bonnet d’âne ; au plafond, des banderoles tels des cerfs-volants ; plus loin, une ronde de chaises colorées ; ici et là, des branchages coiffés de sachets (des paquets de bonbons ? des boules de Noël revisitées ?) ; enfin, un tohu-bohu de statuettes, sortes de figurines pour chérubins…

À première vue, on pourrait s’imaginer dans un univers parallèle et joyeux, un arc-en-ciel poétique, dont seuls les enfants auraient la lecture. Mais derrière leurs façades enjouées, les 23 installations, ces « petits riens », comme l’artiste camerounais se plaît à les nommer, dénoncent plus d’un chaos.

Au mur, une déclaration d’intention précise la démarche du plasticien :

« C’est mon appel d’urgence face aux terreurs multiples qui me tordent les boyaux. Mais je ferai en sorte que cette aventure se transforme en une performance ludique, avec joie et humour » Ainsi, dans un dédale d’élucubrations, de fétiches inventés, Pascale Marthine Tayou crie les poisons et les cicatrices du monde. Et métamorphose les douleurs en tons vifs ■ C.F.

« PASCALE MARTHINE

TAYOU : PETITS RIENS », Collection Lamber t, Avignon (France), jusqu’au 19 novembre

collectionlambert.com

IN ST ALL AT ION
S
DR
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Poup ée Pa scal e (d éta il), 2019

EXPLORER L’ENTRE- DEUX

La jeune MA RQUE

FR ANCO-T UN ISIENN E

Chez Nous trouve da ns sa double cu lt ure sa force créative.

CA MÉLI A BA RBACHI, née à Roubaix de parents tunisiens, a fait de sa binationalité une force. En appelant sa jeune marque de prêt-à-porter Chez Nous, elle a choisi de faire un clin d’œil à la façon ironique dont les Tunisiens appellent leurs compatriotes nés ou vivant en Occident et qui ont l’habitude de parler de leur autre pays en disant « chez nous là-bas ». Depuis le lancement du label, en octobre 2021, la designeuse puise son inspiration dans son histoire familiale et ses racines, ainsi que dans les questionnements sur l’identité propres à toute personne issue de l’immigration. Les pièces, confortables, à la coupe contemporaine, et pour la plupart non genrées, intègrent des références à la tradition et sont réalisées de façon éthique, à partir de matières organiques et à faible impact environnemental.

La marque collabore notamment avec un atelier de tricot « zéro déchet » et un campus d’insertion professionnelle dans le nord de la France, mais aussi avec un atelier certifié écoresponsable à Ksar Hellal, près de Monastir

La derni ère coll ecti on , « Mé moire », re nd hom mage à Djer ba , avec de s i mpr im és qui évoq ue nt le s fa ïenc es de s hab itations tra diti on ne ll es.

Le s pièce s sont confor ta ble s, et pour la pl upa rt no n ge nrée s.

En outre, dans une démarche inclusive, chaque création s’adapte à toutes les morphologies (les tailles allant du XXS au XXX L) Une approche év idente dès la première collection, « Djerbian », inspirée par la vie sur la célèbre île tunisienne Parmi ses pièces phares, la Blouza Djerba reprend sous la forme d’une surchemise soyeuse et versatile un vêtement traditionnel masculin. En 2022, la grande bleue était mise à l’honneur avec une ligne en denim brut, « Bleu Méditerranée » : sa veste sans manches Farah, par exemple, rappelle cette pratique des Tunisiennes de changer les manches de leurs habits selon la saison ou la mode Dernière en date, la collection « Mémoire » rend hommage à Djerba, avec des imprimés et des lignes qui évoquent les faïences des habitations traditionnelles, les matières brutes, les codes st ylistiques, mais également les paysages de l’île et ses monuments. Ces vêtements simples et pratiques invitent à se sentir comme à la maison, partout et tout le temps. chez nous -store.com ■ L.N.

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Chic et solaire

DES PRODUITS DE LUXE éthiques et abordables, c’est le concept derrière la marque de sacs Citizens of Carthage, créée en 2020 par Khadija Ben Hamouda et Johanna Antonucci. Le label propose pour l’instant quatre modèles (Luna, Elyssa, Astarté et Tanit), fabriqués en série limitée dans un atelier familial à partir de fins de stock de grandes maisons de maroquinerie, et en collaboration avec de petits artisans. Chaque sac est estampillé du signe de Tanit, qui évoque la divinité carthaginoise protectrice des femmes, et l’on devine dans le choix du design des clins d’œil à la « dolce farniente ». Une façon de rendre hommage en même temps à la Tunisie et au sud de la France, terres d’origine des deux créatrices. La palette de couleurs s’inspire aussi de l’esthétisme du bassin méditerranéen. Aux premières collections, plus chatoyantes, se sont ajoutées des nuances plus mates, comme le camel ou le bordeaux. La dernière en date, « Punic », met en avant de nouvelles versions des modèles Luna, Elyssa et Tanit. Des créations pensées pour apporter un côté cool aux tenues hivernales, en soirée ou au quotidien, tout en évoquant par petites touches la chaleur de l’été. citizensofcarthage.com ■

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L.N.
Le la bel CI TIZENS OF CA RT HAGE propose des sacs à l’esthét iq ue méditerranéenne, qu i illumi nent les tenues d’ hiver.
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« PARFUMS D’ORIENT

VOYAGES OLFACTIFS

Du Haut-Atlas au x rives de l’océa n Indien, une im mersion da ns les SENT EU RS DE L’OR IENT. Et de leurs or ig ines.

MUSC, BOIS DE SA NTAL , oud, cèdre de l’Atlas, baie rose épicée, safran, my rrhe… Des champs d’essences rares à l’atelier du parf umeur, des rues de la médina au cœur de la maison, chaque note, chaque effluve sollicite en chacun un souvenir, une iv resse, une familiarité. Un dégoût parfois. Comme une porte ouverte, sur l’intime et le sacré, le lien social et le mystère Un vertige olfactif, à l’aune de l’allégorie poétique baudelairienne : « En ouvrant un coffret venu de l’Orient / Dont la serrure grince et rechigne en criant… » Tout un monde de correspondances qu’un vieux flacon réveille. Cet Orient aromatique fait aujourd’hui l’objet d’une exposition immersive à l’Institut du monde arabe. Une promenade, de l’Arabie à l’Inde, des îles indonésiennes aux confins de l’Asie, où le visiteur explore l’histoire des parf ums, de ses prémisses dans l’Ég ypte antique (avec le ky phi, sorte d’encens sacré) à nos jours. Et une immersion dans des senteurs spécialement créées par le Britannique Christopher Sheldrake,

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renommé pour ses fragrances novatrices. ■ C.F. », Instit ut du monde arabe, Paris (France), jusqu’au 17 mars 2024 imarabe.org Ci -contre, Vladimir Antaki, The Guardians – Mohamad Obeidi, Oman, 2023. Ci -d es sou s, As âr al -Tab rîzî , Mi hr da ns un ha mm am à Khwa razm, Iran , 15 40 -155 0. Ci -d es su s, De nis Da ill eu x, Cu eillette da ns l es hauteu rs du Moye n- Atla s, Ma ro c, 2015 À droite, Yu mn a al -A ra shi , Sh eddin g Skin, Liban, 2017 EX PO

C’ESTCOMMENT,ABIDJAN ?

«C’EST DOUX,maisc’est risqué », telest le sous-titre d’Ici c’ Babi,d’après le petitnom donné àlacapitaleéconomique parses habitants. Dans cettesérie 100% ivoirienne, primée au dernierFespaco,quelqu’un prév ient :« ÀBabi, tout le mondeest perdu, lesrelations,c’est sexe ou argent. Tu payesoutubaises… »DeYopougonaux quartiers chics, on suit lestribulationsdepersonnages particulièrement biencampés: uneambitieusepoliticienne quiv isela présidence de la République,unjeune rappeur quel’on croitgay,samère quiest unetrèsénergique tenancière de maquis,unapprenti pharmacien quitente de vendre un savonmaison, uneinf luenceuseà succès… Jalousie,secrets de familles,arnaquesetcoups tordus sont au programme!

Au bout de chacun des41épisodesd’une quinzainede minutes, un vrai suspense s’installe :lescénario, astucieux, parv ient àrendreaddictif ce foisonnement de destinsmêlés,

montrant tous lesaspects de la vieabidjanaise, de la galère destransportsaux nuitsalcoolisées,des marchés de rueaux bureauxclimatisés, descomptoirsdetransfert d’argent auxordinateurs desbrouteurs…Onparle français, dioula, ça foisonne de vie, tout en renversantcertains modèlestraditionnels :unmariattentionné fait la cuisine et le ménage,une épouse modèle cède auxcharmes musclés d’un gigolo…Avecquelquesmessages subliminauxcontre le blanchimentdelapeau(«Onn’est pasàClichy-sous-Bois ici! ») ou l’homophobie, et surleconsentement: quand unego(unefemme)dit non, c’estnon.Coécritepar le romancierA rmandGauz(CamaradePapa,en2018), unesérie africainetrès XXIe siècle ! ■ J.-M.C

ICIC’BABI (Côted’Ivoire),d’A rmandGau z. Avec Pélagie Béda,Adi zetouSid i, Ru benMabea.Sur TV5mondeplus.com.

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DR
ÀBabi, riches et pauv ressecroisent, gu idés pa rledésir et le busi ness,maispas que…
Un show ADDICT IF en st ream ingg ratu it !
SÉR IE

ÉTOI LE MICH ELIN OU CANTIN E INVENTIVE ?

Deux ADRESSES

OU VERT EN 2022 dans le 1er arrondissement de Paris, le restaurant du chef Omar Dhiab a déjà gagné sa première étoile Michelin. Une récompense pour sa cuisine libre et moderne, assaisonnée aux épices de ses souvenirs d’enfance et de ses voyages en Ég ypte, la terre de sa famille. La salle aux accents art déco est chaleureuse et intime On y est accueilli avec un verre de karkadé (à base d’hibiscus), tel un ami de passage à la maison. À la carte, on trouve un croustillant croq ris de veau, retravaillé et rehaussé d’une sauce grenobloise dont l’acidité casse finement la rondeur du plat On peut également y déguster des coquillages serv is sur un suc végétal gélifié, qui a macéré toute la nuit, dont l’inspiration prov ient du jus des salades ég yptiennes, que l’on boit

à table. Mais aussi des feuilles de vigne en tempura. Autant de clins d’œil sincères à ses origines. omardhiab.com

La même année, dans le 2e arrondissement, une jolie cantine s’était installée au sein du tiers lieu Liberté Living-Lab, le Waalo : ce terme renvoie aux terres cultivées et inondables au bord du fleuve Sénégal, dont l’on dit qu’elles produisent d’excellents légumes Cette première table du chef mauritanien Harouna Sow propose des plats éclectiques, afro et français. On y trouve autant du mafé que des créations 100 % maison, comme l’œuf hibiscus, accompagné d’un bouillon de tamarin et d’asperges. Mais aussi des plats hybrides, comme le garba daurade royal, sur un lit de semoule de manioc fermenté et sa sauce vierge. Réfugié en France, où il a découvert son talent pour la cuisine, Harouna Sow met aujourd’hui son inventiv ité au serv ice des matières

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L.N.
premières de saison et de qualité. ■
SP OT S Le
VIRGINIE GARNIERIL YA KAGAN2MNDS (2)
PA RISI EN NES qu i méla ngent cu lt ures et in fluences pour créer des plats sa ins et éton na nts.
ch ef ré com pe nsé Oma r Dh iab a ou ve rt son re stau ra nt en 20 22 Le Wa alo propose u ne cu is in e ou est -a fricain e innova nte

AR CH I

Havre de paix

Cachée da ns la SAVA NE KÉNYAN E, la ma ison Ar ijiju pour ra it rempor ter un

pr ix décerné au x projets du ra bles.

LA CATÉGORIE

INTERNATIONA L des Architecture Today Awards 2023, dédiés aux bâtiments durables qui résistent à l’épreuve du temps, met l’accent sur l’Afrique. L’un des deux projets finalistes (les récompenses du magazine britannique seront remises fin novembre) est la maison Arijiju : cette villa avec dépendances de luxe, spa, piscine et hébergements réservés au staff se fond dans la savane herbeuse du plateau de Laik ipia, au Kenya Terminé en 2015 par Michaelis Boyd, en collaboration avec Nicholas Plewman Architects, ce sanctuaire au milieu de la nature s’inspire de l’architecture de l’abbaye provençale du Thoronet, datant du XIIe siècle La disposition des bâtiments le long d’une pente douce offre aux résidents une vue imparable sur le mont Kenya, tout en les cachant des regards indiscrets La couleur délicate des matières locales employées pour les murs et les pergolas (des pierres de Meru et du chêne soyeux du Sud), ainsi que le choix de laisser la savane reprendre ses droits sur les toits-terrasses contribuent à brouiller les frontières entre le paysage et les lieux de vie. L’habitation principale se rejoint via un escalier en pierre qui descend dans une paisible cour jardin, entourée d’une colonnade sur laquelle s’ouvrent les pièces principales de la villa. Un savant mix de st yles européens et africains encore peu commun dans ce coin du continent. michaelisboyd.com ■

L.N.
DOOK PHOT O

PA RC OU RS

Khalid Lyamlahy

DANS SON DERNIER LIVRE, L’ÉCRIVAIN MAROCAIN

raconte le sort dramatique d’un jeune réfugié gambien. Un texte révolté et délicat qui soulève des réflexions sur l’injustice, la migration, les rapports entre l’Afrique et l’Europe. par

Chaque mot est un « coup porté au silence », celui qui recouvre le drame de Pateh Sabally : le 21 janvier 2017, ce réfugié gambien de 22 ans se jetait dans les eaux glacées de Venise, se noyant sous les insultes, l’indifférence et les plaisanteries racistes des badauds. Heurté et indigné, l’écrivain marocain Khalid Lyamlahy retrace, dans son roman Évocation d’un mémorial à Venise, la trajectoire de ce jeune exilé, esquissant un « archipel solidaire ». Mêlant fiction, réalité et dimension poétique, son ouvrage sort de l’oubli le sort des réfugiés, engloutis sous les chiffres, le tapage des actualités « Mon livre est une main tendue vers eux. C’est aussi un acte de fraternité envers tous les Africains, dont j’évoque la mémoire, comme celle des tirailleurs sénégalais. Ce texte dépasse la frontière entre Afrique du Nord et Afrique subsaharienne. Ce mémorial suppose l’hommage, une édification que l’on revisite, mais également un travail de remémoration de la part du lecteur. » Sa forme fragmentée, « par tâtonnements », dialogue avec les doutes, les vides. « Contre cette tendance à vouloir tout comprendre du destin des réfugiés, il faut accepter que des gestes, des expériences nous échappent. » Il assume l’impuissance de l’écriture : « On ne peut pas tout mettre en mots. L’écriture est une lutte, avec soi, avec le sujet. Ce dernier m’opposait une telle force, c’était inutile de fuir. » L’écrivain fait tomber le masque de Venise : « Que signifie mourir dans cette ville my thique, surchargée de représentations, parmi les touristes, au pied des drapeaux italiens et européens ? Ce drame révèle l’échec de notre humanité. »

Né à Rabat en 1986, il dévore très tôt les classiques de la littérature française.

À l’adolescence, il noircit son journal intime, puis écrit des poèmes, des nouvelles. Il s’engage pourtant dans un cursus scientifique. Arrivé en France en 2004 pour intégrer l’École nationale supérieure des mines d’Alès, dont il sort diplômé en 2008, il devient ensuite ingénieur à Paris dans le secteur du bâtiment Mais très vite, la saveur des textes, ce lien précieux, quasi vital, à la littérature, aux mots, cette respiration intellectuelle lui manquent Il suit donc des études de lettres par correspondance à la Sorbonne Nouvelle Chaque soir après le travail, studieux et passionné, il se plonge dans l’analyse des œuvres En 2015, après son master, il quitte sa carrière d’ingénieur pour faire une thèse de doctorat à l’université d’Oxford Le sujet : les auteurs marocains de la revue avant-gardiste Souf fles Auteur en 2017 d’un premier ouvrage, Un roman étranger, il est aujourd’hui maître de conférences en littératures maghrébines francophones à l’université de Chicago. Enthousiasmé par le dy namisme du milieu universitaire américain, il observe : « Très curieux, mes étudiants approchent cette littérature comme une porte d’entrée vers les cultures, les sociétés, l’histoire du continent. Les États-Unis produisent les plus grands travaux actuels sur la littérature africaine francophone. Les traductions de ces œuvres en anglais sont toujours plus nombreuses. Cela génère un intérêt nouveau, croissant pour les lettres africaines » ■

Évoc atio n d’un mé mo ri al à Ve nis e, Pré se n ce a fricain e, 172 page s, 12 €

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«Ce drame révèle l’échec de notre humanité.»
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LE G3 DES PUTSCHISTES

Mali, début septembre : 64 mor ts, dont 49 civils, après deux attaques djihadistes at tribuées à une alliance af filiée à Al -Qaïda (contre un bateau sur le fleuve Niger entre Tombouctou et Gao, et contre une position de l’armée) Burkina Faso, le 6 août : une vingtaine de mor ts civils près de Bittou, dans la région du Centre -Est Et le 19 septembre : 16 civils tués par deux at taques djihadistes. Niger, le 15 août : 17 soldats tués et 20 blessés dans une embuscade entre Boni et Torodi L’avant-veille, six autres soldats avaient été tués aux alentours de Tillabéri. Dans la fameuse région dite des « trois frontières », entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger. Selon tous les observateurs et macabres comptables des meur tres et exactions menés par les islamistes dans ces pays, ils ont encore augmenté depuis les coups d’État et l’entrée « en fonction » des trois nouveaux hommes forts en treillis qui les dirigent.

Ce bilan qui s’alourdit et s’égrène de mois en mois, plu s ou moins dans l’indif férence généralisée, est terrifiant. Des milliers de gens, terrorisés du matin au soir, sans savoir s’ils seront en vie le lendemain, habitent dans des zones totalement oubliées, souvent sans eau, sans électricité, sans communication, sans école, sans aucun soutien. Leurs gouvernements, emmenés par des putschistes aux programmes flous, aux visions cour t-termistes, sont évidemment impuissants. Au sommet de ces États, l’intérêt personnel et les calculs savants pour retarder les scrutins et s’enkyster dans le pouvoir prévalent. À coups de discours galvanisants face à des foules de jeunes perdus à qui l’on vend le concept de souveraineté, d’indépendance, d’avenir plus rose sans l’aide internationale.

Sur le fond , bien sûr, des armées na tionales ef ficaces, capables de bouter les djihadistes hors du pays, sont à plébisciter. Mais pour cela, faudrait-il encore que les pays sahéliens concernés aient de vrais moyens, sortent de la pauvreté structurelle qui les frappent, afin, entre autres, que leurs armées soient fortes, capables de faire le job. Alors, au moment où les trois nations de la zone des trois frontières s’accordent sur la Char te du Liptako- Gourma et signent l’Alliance des États du Sahel, on peut s’interroger sur l’urgence de créer tout à coup cette forme de G3 des putschistes Une alliance dont le seul but est de se protéger en cas de guerre ou d’ingérence extérieure Pour être plus clair, au cas où la Cédéao ou une puissance occidentale essaierait de les déloger. C’est une priorité nationale, ça, à l’heure où leurs populations se font décimer à coups de bombes tous les jours sur leur propre sol ? Franchement, on est en droit de se poser la question, et de s’inquiéter profondément sur l’avenir du Sahel passé aux mains d’hommes en treillis… ■

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PA R EM MAN UE LL E PON TI É C’EST COMMENT ? DOM

PRINCES POUR UNE AMBITION

Ils furent longtemps alliés, le Saoudien

Mohammed ben Salmane et l’Émirati

Mohammed ben Zayed. Et le second

le mentor du premier. La fougue et les grands desseins de l’héritier du trône wahhabite, les divergences stratégiques ont pourtant jeté un sérieux coup de froid sur le Golfe…

fa ce -à -f ac e DEUX
BANDAR AL-JALOUD/SAUDI ROY AL PA LACE/AFP
MBS (à ga uc he) et MBZ (à droite), à Ab u Dh ab i, en dé ce m b re 20 21.

es dossiers qui gênent sont dé sorm ai s nombreu x. Le s divergences et les tensions entre le prince héritier saoudien et son ancien mentor, le président des Émirats arabes unis (E AU ), s’af fichent au x yeux de tous, sur la politique énergétique, sur leur positionnement géopolitique dans la région, et aussi, en matière d’ambitions (ce qui compte dans ces monarchies héréditaires) La brouille commence à agacer sérieusement à Washington : l’envoyé spécial américain pour le Yémen, Tim Lenderking, qui s’ef force d’obtenir une paix durable dans ce pays ravagé par une guerre civile protéiforme depuis une décennie (au moins 380 000 morts…), s’inquiète que les divergences entre les deux puissances du Golfe ne viennent « saboter [ses] efforts », rapportait le Financial Times le 19 septembre dernier. Elles interv iennent depuis 2015 dans cet État du Moyen-Orient – convoité pour son positionnement ô combien stratégique –, refusant que les rebelles houthis (des chiites soutenus par l’Iran) y prennent le contrôle C’est à cette période que le cheikh et patron de l’armée émiratie Mohammed ben Zayed (« MBZ ») et le prince héritier et ministre de la Défense saoudien Moha mmed ben Sa lmane (« MBS »), alors âgé de 30 ans, commencent à œuvrer ensemble. Devenus compagnons d’armes, ils joignent leurs forces contre les Houthis, avec l’appui de contingents marocains, ég yptiens, mauritaniens, soudanais… Mais au Yémen comme ailleurs, les guerres ont la sale habitude de s’éterniser : la promenade de santé annoncée se transforme vite en bourbier… En 2019, les Émirats retirent donc leurs troupes, sans vraiment se coordonner avec leurs alliés saoudiens. Une indélicatesse qui contrarie MBS Mi-2022, les États-Unis parv iennent enfin à négocier un cessez-le-feu au Yémen – même si des combats sporadiques éclatent encore entre les Houthis et les séparatistes sudistes L’Arabie saoudite, faisant acte de l’impasse qu’est devenue cette intervention militaire – un second revers après l’échec du blocus du Qatar (2017-2021) –, change ses priorités : elle veut attirer les touristes et les investisseurs Le prince héritier et Premier ministre aspire même à normaliser ses relations avec Israël, comme l’ont fait les EAU en 2021 : « Chaque jour, nous nous approchons » d’un accord avec l’État hébreu, a-t-il confirmé à Fox News le 20 septembre, dans une interv iew où il apparaît détendu et souriant, vêtu d’un qamis blanc et coiffé d’un keffieh rouge. Or, le comportement des Émirats au Yémen

Lrisque de nuire à cette politique d’apaisement : MBZ, intéressé par le littoral et les ports, continue d’appuyer les séparatistes du Conseil de transition du Sud, nostalgiques de la partition (1967-1990). Et le cheikh n’aurait guère apprécié d’être écarté des négociations entre Saoudiens, Houthis et Américains… À ces divergences de fond sur le Yémen s’ajoutent des différends sur la stratégie pétrolière des deux États. Depuis un an, l’Arabie saoudite s’est lancée, avec la Russie de Poutine, dans « une politique de restriction agressive de l’offre », comme l’explique l’agence américaine S&P Global Commodity Insights. Cela se traduit par un déséquilibre (estimé à 2 millions de barils quotidiens) entre l’of fre et la demande mondiale d’or noir Les Émirats ne sont pas sur cette longueur d’onde : anticipant la transition énergétique, eux voudraient au contraire exporter au maximum avant qu’il ne soit « trop tard ». Et estiment pâtir de cette politique unilatérale de son voisin. Auprès de Washington, les responsables émiratis ne se gêneraient pas pour se poser en alliés fiables, dénonçant le comportement imprév isible des Saoudiens Une approche complexe. MBS n’a guère apprécié les critiques, c’est le moins que l’on puisse dire. Sans oublier le fait que le prince héritier d’Arabie saoudite s’est imposé comme un interlocuteur quasi incontournable de Washington, malgré les menaces du président Joe Biden, après l’assassinat du jour naliste saoudien Jamal Kashoggi en 2018

LE RAPPROCHEMENT AVEC L’IR AN

Les frontières de la brouille, ou de la quasi-rupture, sont mouvantes. Sur l’Iran, les deux puissances divergent, mais se sont retrouvées dans une politique de détente. Et ont acté le désengagement américain lorsque, en septembre 2019, des sites pétroliers saoudiens avaient été frappés par des drones et des missiles, tirés depuis l’Iran, cette puissa nce voisine et rivale, protectrice sourcilleuse des minorités chiites – du Yémen au Liba n, en passant pa r le Ba hreï n et… l’Arabie saoudite (10 % à 15 % la population). En mars dernier, sous l’égide de Pékin, Riyad et Téhéran ont rétabli leurs relations diplomat iques, après des années d’acerbes tensions. Ma is entre ces deux grands pays, chacun porteur d’un immense héritage musu lman, la méfiance reste de mise MBS ne cache pas que, dans le cas où Téhéran accéderait à l’ar me atomique, « nous devrons en avoir une nous aussi », comme il l’a déclaré à la chaîne américaine Fox News, conf ir mant ainsi que le nucléaire iranien allait nourrir la prolifération… Dans ces entre-deux possiblement br utau x, les Émiratis se sentent particulièrement exposés. Ils sont en première ligne, avec une petite population d’à peine 10 millions d’habitants, dont 90 % d’étrangers. Et Dubaï, la ville-monde, est sensible aux échanges commerciaux et financiers avec l’autre rive Pétrole, Yémen, ambitions… les contentieux sont lourds, et désormais, chacun boude ostensiblement les événements organisés par l’autre : Mohammed ben Zayed n’est venu ni

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au sommet sino-arabe de Riyad en décembre, ni à celui de la Ligue arabe à Djedda h en mai, et Mohammed ben Salmane a quant à lui snobé le sommet régional (Golfe et Ég ypte) organisé à Abu Dhabi en janv ier. Seule exception : en juillet, après le décès d’un demi-f rère de MBZ, Saïd ben Zayed, le prince héritier a décroché son téléphone pour lui témoigner ses condoléa nces. Ma is en pr ivé, celui- ci ne décolère pas contre son ancien mentor : « Les Émirats nous ont poignardés dans le dos, ils vont voir de quoi je suis capable ! » aurait-il conf ié en décembre à des journalistes saoudiens, selon des fuites distillées en juillet au Wall Street Journal Le quotidien américain qualifie les deux hommes de « frenemies » : alliés de circonstances, ils nourrissent dorénavant une hostilité réciproque, chacun aspirant à dominer un Moyen-Orient devenu trop étroit pour leurs impériales ambitions. Avec ses 2,15 millions de km2 et 36 millions d’habitants, l’Arabie saoudite est 25 fois plus vaste et quatre fois plus peuplé que les Émirats : MBS considère donc comme allant de soi le rôle moteur de son royaume, poids lourd de la péninsule arabique et gardien des lieux saints de l’islam. Les Émiratis se ressentent comme à l’avant-garde de la modernité, de la transformation sociétale des pays de la péninsule arabique. Mais les Saoudiens menés par le pr ince héritier se voient comme la puissance dominante, la plus peuplée, celle qui doit « guider » en quelque

sorte ce nouvel ordre moyen- oriental. Et en assurer le leadership. Hors de question pour Riyad de rester à l’ombre d’Abu Dhabi Et d’ailleurs, les Saoudiens exigent dorénavant que les entreprises qui font des affaires chez eux se localisent formellement dans leur capitale Aux dépens év idemment de la vie plus douce, plus cosmopolite de la fameuse Dubaï.

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Les frontières de la brouille sont mouvantes. Sur l’Iran, les deux puissances se sont retrouvées dans une politique de détente.
EP A-EFE/IRANIAN FOREIGN MINISTR Y OFFICE HANDOUT HANDOUT EDIT ORIAL USE ONL Y/NO SALES
Le min is tre de s Af fa ires étra ng ère s irani en, Hossei n Am ir-A bd ollahian, en vi si te à Ri ya d, en août 2023.

TROIS ADVERSAIRES DANS LE COLLIMATEUR

Tout avait pourtant bien commencé entre les dirigeants, qui ont accédé aux plus hautes fonctions à la même période. En janv ier 2014, Khalifa ben Zayed Al Na hyane, président des EAU depuis 2004, est victime d’un accident vasculaire cérébral. L’un de ses frères cadets, Mohammed ben Zayed Al Nahyane, est choisi pour exercer le pouvoir – mais n’est devenu président qu’après le décès de Khalifa, en mai 2022. Né en 1961, MBZ est avant tout un militaire, diplômé de l’Académie royale de Sandhurst – l’équivalent britannique de SaintCy r ou de West Point –, mais contrairement à la plupart des élites du Golfe, il n’a pas toujours vécu dans un luxueux cocon déconnecté des réalités humaines Pour lui apprendre la dure réalité de l’ex istence, son père l’a en ef fet envoyé quelques mois au Maroc, sous un nom d’emprunt, où il a trimé incognito dans un restaurant en tant que serveur ! Le jeune prince fait ensuite carrière dans l’armée de l’air, qui devient la plus puissante du monde arabe. Il incite les marchands d’armes, pour chaque contrat signé, à investir à Abu Dhabi, son émirat La capitale fédérale contemple alors avec un brin de jalousie la vertigineuse envolée de sa rivale, Dubaï : au tournant du millénaire, lors de cette période de la « mondialisation heureuse », ce carrefour entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie s’impose comme l’un des principaux hubs du capitalisme globalisé, véritable parc d’attractions consumériste, hérissé de gratte-ciel, de centres commerciaux pharaoniques, d’outrances architecturales… L’heure d’Abu Dhabi n’arrive qu’avec la crise financière de 2008 : comme dans la fable de La Fontaine, la fourmi sauve de la faillite la cigale. Mais la main tendue à Dubaï cache une dague : d’après les confidences d’une source diplomatique au Monde (mai 2020), une clause secrète contraint la famille régnante, les Al Maktoum, à renoncer à la présidence tournante des Émirats ! Les Al Nahyane ont dès lors le champ libre…

Lorsqu’il succède à son frère ma lade, MBZ a plusieurs adversaires dans son collimateur : l’Iran bien sûr, mais aussi les fondamentalistes sunnites Même s’il a été éduqué par un précepteur proche des Frères musulmans, Ezzedine Ibrahim, il entend marginaliser l’islam politique, qu’il voit comme un danger depuis le 11-Septembre. La branche émiratie de l’organisation, Al-Islah, est interdite, et ses chefs incarcérés. En 2013, MBZ appuie le putsch du maréchal ég yptien al-Sissi cont re le président islamiste (mais démocratiquement élu) Mohamed Morsi, puis soutient le maréc ha l libyen Khalifa Haftar face au gouvernement de Tripoli (appuyé, quant à lui, par la Turquie de Recep Tayyip Erdogan). Son troisième adversaire est le Qatar : la péninsule voisine (qui, en 1971, avait ref usé de rejoindre la fédération) constitue un hub concurrent, notamment grâce à sa compagnie aérienne, qui rivalise avec Etihad Airways en tête des classements internationaux. Le cheikh soupçonne le pays d’appuyer des fondamentalistes islamistes partout dans le monde, y compris des mouvements

terroristes en Afrique de l’Ouest – d’où le soutien émirati au G5 Sa hel. Et ne suppor te pas l’ir révérence d’Al Jazeera, la chaîne d’information qatarienne, perçue depuis les Printemps arabes comme un outil de déstabilisation

S’IMPOSER COMME SUCCESSEUR LÉGITIME

C’est contre ces trois adversaires communs – le Qatar a long temps bénéficié de la tutelle saoudienne, puis s’en est émancipé après la première guerre du Golfe, en 1991 – que le duo MBZ-MBS va s’entendre En ja nv ier 2015, après le décès du roi Abdallah, son frère Salmane ben Abdelaziz Al Saoud, 80 ans, monte sur le trône. Au même moment, au Yémen, les Hout his, soutenus par Téhéra n, s’emparent du palais présidentiel d’Aden. À Riyad comme à Abu Dhabi, c’est la consternation Or, l’Arabie saoudite – qui est intervenue militairement à Bahreïn lors des Printemps arabes pour aider les autorités à mater les manifesta nts chiites… – vient de créer un ministère de la Défense, attribué à Mohammed ben Salmane ben Abdelaziz Al Saoud, né en 1985 MBS préside aussi le tout nouveau Conseil des affaires économiques et du développement, qui remplace une douzaine d’entités gouvernementales, jugées peu efficaces. Le jeune prince a le profil du candidat idéal pour moderniser le royaume : dy namique, passionné de jeu x vidéo, il entend le dépoussiérer, l’ouvr ir au tourisme, aux compétitions sportives internationales, au consumérisme et aux divertissements, comme y sont parvenus Dubaï, Abu Dhabi ou encore Doha Cette « rénovation » constitue un immense défi pour le pays des lieux saints de l’islam, où règne une pratique ultrarigoriste, le wahhabisme, et où les revenus pétroliers (près de 90 % des recettes budgétaires) génèrent une culture de la rente, rétive à l’innovation et au changement. En 2016, MBS dévoile son ambitieux plan « Saudi Vision 2030 ». Il s’agit de diversifier l’économie, en augmentant la part des produits manufacturés non pétroliers de 16 %

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Hors de question pour Riyad de rester dans l’om bre d’Abu Dhabi ou de Dubaï. Il s’agit d’assumer le leadership.
Le Louv re Abu Dh ab i a ou ve rt en 2017 SH UT T ER S TO CK

à 50 % du PIB : développement des énergies renouvelables (58,7 GW prév us en 2030), exploitation de mines de bauxite et de phosphate (35 milliards déjà investis), création d’industries d’armement, d’industries pharmaceutiques, de hubs portuaires et aéroportuaires, privatisation progressive de la compagnie pétrolière Aramco… Dubaï ainsi qu’Abu Dhabi (qui dispose de son propre musée du Louv re depuis 2017) constituent pour MBS des modèles à suiv re. Dans un tel contexte, MBZ a tout pour devenir son mentor : non seulement le chef des armées émiraties semble apte à affronter les Houthis, mais avec ses presque vingt-cinq ans de plus, il peut le faire bénéficier de son expérience et de ses réseaux, lui confier ses recettes pour rénover son pays

Mais en 2015, il reste encore au roi Salmane à imposer son fils comme successeur légitime Qu’à cela ne tienne, l’Arabie saoudite a déjà connu une révolution de palais, avec le roi Saoud destitué par son demi-f rère Fayçal, en 1964. Et il va procéder de même : en av ril, Salmane met à l’écart le prince héritier Mouk rine ben Abdelaziz Al Saoud, demi-frère de feu

Le joueur franç ai s Ka rim Be nzema a rejo int le club sa ou dien Al It tih a d, à Djed da h, en ju in derni er.

20 juin 2017, Mohammed ben Nayef est séquest ré par des proches de MBS toute une nuit, dans son palais Al Safa, à La Mecque Le blocus contre le Qatar vient alors de commencer, la guer re au Yémen bat son plein, et le pr ince héritier d’alors est opposé à ces deux aventures stratégiques (l’avenir lui a d’ailleurs donné raison…) Le Wall St reet Journal évoque des « pressions physiques » sur ce dernier, affaibli par une tentative de meurtre commise par Al Qaïda en 2009, qui a besoin d’antidouleurs À l’aube, cont raint à l’abdication, il jet te l’éponge À Washington, MBZ se chargera du serv ice aprèsvente, vantant les qualités de son protégé. Quelques mois plus tard, en novembre, le fils de Mouk rine, Mansour, meurt dans un crash d’hélicoptère Au même moment, 11 princes et une trentaine de ministres et d’anciens ministres sont arrêtés pour corr uption, et détenus plusieurs mois dans une prison plus que dorée : les suites de l’hôtel Carlton de Riyad. Le motif de leur inculpation sonne comme une plaisanterie dans un État qui est le seul au monde à porter le nom de ses dirigeants et fondateurs, les Al Saoud : comment s’attendre d’un membre de la fa mille régnante qu’i l distingue fonds privé s et publ ic s ? MBS affiche ainsi un train de vie ex travaga nt : entre 2015 et 2017, il aurait dépensé 1,8 millia rd de dollars dans des séjours aux Maldives, arch ipel où il a cout ume d’amarrer son yacht à 458 millions de dollars, accompagné d’une cour de 150 invités. Le prince a également acheté l’œuvre d’ar t la plus chère jamais vendue au monde : le tableau Salvator Mundi, attribué à Léonard de Vinci, pour lequel il a dépensé la bagatelle de 450 millions de dollars…

TOURISME , FOOTBALL ET REALPOLITIK

Abdallah, au profit de Mohammed ben Nayef, son neveu et ministre de l’Intérieur. Même s’il est apprécié des Américains, lesquels reconnaissent ses compétences policières et son engagement contre les djihadistes, cela ne suffira pas à le sauver : lui aussi est sur la sellette Les cercles dirigeants s’affolent Le 4 septembre 2015, une lettre ouverte, signée par un membre anonyme de la famille royale, demande une réunion d’urgence des Al Saoud af in de remplacer Salmane ! Mais il est déjà trop tard : avec son fils, il raffermit son pouvoir. Le

En même temps qu’il assoit sa ma in mi se su r l’Arabie saoudite, Moha mmed ben Sa lmane entreprend de l’ouvrir sur le monde et d’en finir avec ses archaïsmes les plus cr iants : très sy mboliquement, l’une de ses prem ières mesures, fin 2017, est l’autorisation, enfin, de conduire pour les Saoudiennes… Le pays était ainsi l’unique État où sévissait cet interdit grotesque. La même année, le ministère du Tourisme invite les médias internationaux à découv rir les ruines nabatéennes d’Al-Ula et de Hegra, dans le nord-ouest. Un trésor archéologique méconnu, dont la splendeur fait écho à celle de Pétra, cité des sables devenue une véritable manne pour le royaume voisin de Jordanie, avec près de 1 million de visiteurs

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EP A-EFE

par an. Le prince héritier entend également bâtir un musée sur la civilisation nabatéenne d’un coût de 50 à 100 milliards de dollars. Et présente le « Red Sea Project » : la construction de 50 hôtels (garantis « tourisme durable »…) sur les dizaines d’ îles de la côte ouest, pour rivaliser avec les stations balnéaires ég yptien nes, israéliennes et jordanien nes. Fort de l’expérience du pays dans l’accueil des pèlerins musulmans (18 millions en 2022), MBS table sur 30 millions de touristes en 2030 (deux fois plus qu’en Ég ypte en 2023). Le royaume, naguère fermé aux non-musulmans, est désormais accessible au x visiteurs occidentau x et asiatiques grâce à un simple visa on arrival (seules les deux villes saintes de La Mecque et Médine leur demeurent interdites).

Un autre outil du soft power : le spor t. Miser sur le ballon rond a fort bien réussi au rival qatarien, propriétaire depuis 2011 du club de foot Pa ris Sa int- Germai n et de la chaîne BeIn Spor ts, et organisateur de la Coupe du monde 2022 Les Émirats ont, quant à eux, acheté le club anglais de Manchester City, présidé pa r le fi ls aîné de MBZ, Ma nsour. MBS a donc entrepris de créer, quasiment ex nihilo, un championnat de haut niveau : en juin, les quatre principaux clubs du royaume (A l Nassr, Al It tihad, Al Hi la l et Al Ah li) ont été acquis par le fonds souverain saoudien, le Public Investment

Fund. Celui-ci a permis au x clubs de la Saudi Pro Leag ue d’investir, en quelques mois, pas moins de 628 millions d’euros pour acquérir de prestigieux joueurs internationaux lors du mercato estival : Neymar, Karim Benzema, N’Golo Kanté, Sadio Mané, Seko Fofa na La ville de Djedda h a pa r ai lleurs été désignée par la Fédération internationale de football

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Symboliquement, l’une des premières mesures de MBS, fin 2017, est l’autorisation de conduire pour les Saoudiennes…
TA SNEEM AL SUL TA N/THE NEW YORK TIMES/REDUX/RÉA
De s ét ud ia ntes su ivent un cour s su r la sé cu rité routi ère à Djed dah, en ma rs 2 018.

association (FIFA) pour accueillir, en décembre, la Coupe du monde des clubs 2023. Le pays organisera en outre la Coupe d’Asie 2027, et envisage d’être candidat à l’organisation du Mondial 2030 ou 2034 Ses ambitions sportives ne se limitent pas au ballon rond : le royaume accueille déjà le Rallye Dakar (qui, en 2008, a quitté le Sahel pour cause d’insécurité), et – au diable la sobriété énergétique ! – organisera en 2029, à grand renfort de neige ar tif icielle, les Jeux asiatiques d’hiver… Face à sa puissa nce fi na ncière, di ffici le de résister : moins de deux ans après avoir la ncé le LI V Golf, le fonds souverain saoudien contrôle désormais le circuit professionnel du golf ! Incapable de rivaliser financièrement face aux pétrodol la rs illimités, le vénérable ci rc uit nord-a mérica in PGA Tour, créé en 1929, a dû se résigner à annoncer, en juin, sa fusion avec le LI V… Aux médias et associations qui l’accusent de « spor twashing » (lorsqu’un État ou une entreprise ripoline son image par le spor t), MBS assume, goguenard : « Si le spor twashing augmente notre PIB de 1 %, alors nous allons continuer ! »

LE S DROITS HUMAINS BAFOUÉ S

Le prince partage la même conception du développement que ses pairs du Golfe : oui à la liberté d’investir et de consommer, non aux libertés politiques… Un idéal sociétal dépolitisé. En 2016, son mentor, MBZ, a même créé un ministère du Bonheur, comme au Bhoutan, ce petit royaume himalayen qui calcule depuis les années 1970 un indice de « bonheur national brut ». Pour le cheikh, les politiques publiques doivent

apporter du bien-être social et la satisfaction des individus. Lors de la crise avec le Qatar, la justice émiratie menaçait de trois à quinze ans de réclusion quiconque critiquait le blocus, y compris sur les réseaux sociaux… En Arabie saoudite, en juillet, la justice a ainsi condamné à la peine capitale un professeur, Mohammed al-Ghamdi (dont le frère est un opposant ex ilé en Angleter re), pour avoir tweeté des messages cr itiquant le gouvernement, et dont le compte n’affiche pourtant que neuf abon nés Dans un rappor t publié en août, l’ONG internationale de défense des droits humains Human Rights Watch accuse les forces de sécurité saoudiennes d’avoir abattu des centaines, « peut-être plusieurs milliers », de migrants africains (principalement éthiopiens) à la frontière avec le Yémen, entre mars 2022 et juin 2023. Le pays, où travaillent environ 750 000 Éthiopiens, met en œuvre depuis 2017 une politique ferme d’expulsion des migrants clandestins du continent…

« Je crois que le Moyen- Or ient sera la nouvelle Europe d’ici cinq ans », a déclaré le prince héritier début septembre, peu après l’admission du royaume – ainsi que des Émirats arabes unis et de l’Iran – au sein des BR ICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) « Je veux voir le Moyen-Orient au sommet du monde avant de mourir Dans cinq ans, l’Arabie saoudite sera un pays totalement différent… » Ambitionner de devenir une grande puissance ouverte sur le monde, vouloir le meilleur pour son royaume et ses habitants, implique cependant des réformes non seulement économiques et sociales, mais également politiques L’impasse dans laquelle se trouve le régime iranien devrait serv ir de contre-exemple à MBS. ■

Une présence croissante en Afrique

L’Arabie saoudite et les Ém irats arabes unis s’activent sur le continent, notamment au Magh reb et dans la Corne. Et leurs stratégies politiques ont év idem ment des répercussions…

«Nous ne savons pas vraiment où l’Afrique s’arrête et où le Moyen- Or ient commence, ni où le Moyen- Or ient s’ar rête et où l’Af rique commence. » Par cette formule élégante, le ministre des Affaires étrangères saoudien, Adel al-Joubeir, a résumé la proximité des liens entre la péninsule et le continent, dans une interv iew donnée au Point en juin, même si les intérêts du pays en Afrique demeurent embr yonnaires – le pétrolier Saudi Aramco n’y a que peu investi. « Nous accordons la plus haute importance à l’ouverture de nouvelles perspectives d’investissement », a souligné le ministre, avant d’ajouter : « Nos visions politiques convergent, Arabie saoudite et Afrique croient en la souveraineté des nations et dans le principe de non-ingérence », dénonçant au passage « l’hy pocrisie de certains pays » (comprendre les démocraties occidentales).

Le royaume a su tisser « un solide réseau d’alliances dans le Sahel et dans la Corne », constatait en 2020 l’Institut français des relations internationales (IFR I), notamment via les pèlerinages, qui permettent aux responsables politiques musulmans de prendre langue avec les officiels saoudiens Il est également présent via la Banque islamique de développement (détenue à 23,5 % par Riyad), qui, depuis sa création en 1975, a financé sur le continent pour 65 milliards de dollars de projets d’infrastr uctures, de santé et d’éducation Celle-ci a la réputation de décaisser ses projets plus vite que d’autres organismes de financement.

Entre 2002 et 2017, le commerce entre les EAU et l’Afrique a été multiplié par sept, hors hydrocarbures ! La présence des Ém irats sur le cont inent doit beaucoup à son hub, Dubaï, étape cruciale entre l’Asie et l’Afrique. La cité du Golfe offre

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en effet des conditions fiscales attractives, et les vols d’Emirates desser vent amplement le territoire. La compagnie téléphonique Etisalat, actionnaire majoritaire de Maroc Telecom, opère dans une douzaine de pays Mais c’est dans la logistique port uaire que les EAU sont les plus actifs sur le continent : Abu Dhabi Ports et DP World gèrent des terminaux depuis Dakar jusqu’à Maputo, en passant par Berbera au Somaliland (reconnu par aucun État). « La stratégie des Émirats, à la fois politique et économique, est de devenir le principal opérateur d’infrastructures portuaires à l’échelle internationale », nous précise Jean-Loup Samaan, chercheur à l’IFRI et auteur en 2021 d’une sy nthèse sur la présence des EAU en Afrique.

DP World est cependant cr itiqué pour ses cont rats léonins. En 2018, Djibouti a ainsi préféré résilier le sien. Signé en 2004, ce deal imposait une exclusivité qui corsetait la croissance portuaire du pays, au profit des intérêts émiratis et par ricochet de Jebel Ali, le port de Dubaï ! En Tanzanie, l’accord signé en juin avec l’entreprise est jugé déséquilibré par l’opposition et la société civile Les autorités ont tout d’abord intimidé les opposants au projet, avant de céder à la pression et d’annoncer une réévaluation du contrat. La présence des Émirats dans le pays commence d’ailleurs à faire scandale,

d’autant que la proximité entre MBZ et la présidente Samia Suluhu est avérée. Depuis l’an dernier, les autorités expulsent manu militari les Massaïs de leurs terres ancestrales, afin de laisser place à Otterlo Business Corporation, une société de chasse émiratie qui organise des safaris de luxe pour les émirs [voir Afrique Magazine n° 430]

Dans son rappor t publié en septembre 2021 par l’IFRI, Jean-Loup Sa maan ex pliquait que « les Émirats arabes unis font preuve d’un emploi décomple xé de la pu is sa nce en Af rique, af in de serv ir la st ratégie internat iona le de leur leader », MBZ . Or, « l’ex portat ion des riva lités du Golfe en Af rique et son activisme militaire ont des conséquences déstabilisatrices » : lors de leur intervention militaire au Yémen (2015-2019), les Ém irats ont pu, depuis leur base d’Assab, en Ér yt hrée, frapper les Hout his. Et pendant le bloc us du Qata r (5 juin 2017-5 ja nv ier 2021), les EAU ont été suiv is pa r leurs pa rtena ires af rica in s (notam ment l’ Ég ypte et la Mauritanie), mais non par le Maroc, resté au x côtés de Doha « Désormais, l’heure est cependant à la désescalade dans le Golfe », nous préc ise le cherc heur. Dorénava nt, « l’Af rique est moins un terrain de compétition entre pays du Golfe que pendant le blocus ». ■

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PAT RICK ROBER T
Le po rt de D oral eh, à Djib ou ti , au ce ntre du co nte nt ieux avec DP Wo rld.

GABON

LE COUP « DE LA LIBERTÉ » ?

Le 30 août dernier, le général Brice Oligui Nguema a mis f n à la présidence d’Ali Bongo Ondimba. Pour év iter une violence écrite d’avance, sauver les fondements du régime, tout en redonnant du souffe à une nation exsangue. Une révolution de palais, soutenue pour le moment par l’opinion, et qui ouvre une période ex igeante et incertaine. par Emmanuelle Pontié

an aly se
COM PRÉSIDENCE DE LA RÉPUBLIQUE GABONAISE

Le nouvea u « président de la transiti on » a prêté serm ent le 4 septe mbre de rni er

Les Gabonais se souviendront longtemps de ce petit matin du 30 août 2023. Vers 4 heures du matin, le président du Centre gabonais des élections finit d’égrainer les résultats de la présidentielle, diff usés sur Gabon Première Ali Bongo, au pouvoir depuis quatorze ans, est réélu avec 64,27 % des voix Au même moment, on entend des coups de feu dans Libreville. Les habitants, coupés d’Internet et de réseaux sociaux depuis le scrutin quatre jours plus tôt, pensent d’abord qu’il s’agit d’émeutes anti-Bongo « Nous nous y attendions, et on avait fait des provisions en prévision des manifestations », raconte un habitant du quar tier huppé de Gros Bouquet. Pourtant, quelques minutes plus tard, c’est le choc : Gabon 24, la chaîne qui émet depuis le Palais du bord de mer, diff use la déclaration d’un groupe d’une douzaine d’hommes en tenue, Garde républicaine (GR), policiers et gendarmes confondus, installés dans la cour du Palais : « Nous mettons fin au régime en place. » Un peu plus tard, le même programme apparaît sur les écrans de Gabon Première Plus de doutes, le pays se réveille avec un nouveau régime, mettant fin à plus d’un demi-siècle de règne sans partage de la famille Bongo, devenue Bongo Ondimba au fil des ans, du père Omar au fils Ali, de OBO à ABO. Ce petit matin du 30 août, sans même savoir de quoi demain sera fait, des Gabonais se jettent dans la rue, en hurlant des slogans comme « On est libérés » ou « Bongo est parti ». Internet est rétabli, et les réseaux sociaux saturent de déclarations plus optimistes les unes que les autres L’espoir est au rendez-vous « Aujourd’hui, confie un jeune Librevillois, on ne pense même pas à l’avenir, mais au présent. Les Bongo ont été chassés. On n’aurait jamais cru que ce serait possible ! »

PLUS DE CINQUANTE ANS D’UNE DYNASTIE

Car c’est toute l’histoire contemporaine du Gabon, qui est liée à la dy nastie Bongo. Après l’accession au pouvoir d’Omar en 1967, commencent les années fastes du petit pays gorgé de pétrole. C’est l’heure de la construction, des grands chantiers. De la Françafrique aussi. OBO instaure un système de redistribution généreuse à la grande famille Gabon, à sa manière, savant politicien, sachant maintenir les équilibres ethniques et la paix. Durant ses premiers mandats, l’opulence règne, avec son lot de signes extérieurs de richesse. La montée Louis et ses restaurants clinquants attirent les gros 4x4 tous les soirs, la Pointe Denis et ses plages de sable blanc accueillent les riches Librevillois et leurs bateaux privés pour les week-ends. « Papa union », surnom affectueux du chef de l’État, place ses enfants autour de lui, comme sa fille Pascaline, puissante et incontournable directrice de cabinet. Il installe aussi quelques-unes de ses multiples maîtresses – avec qui il a eu des enfants – à

Un pan n ea u de ca mp agn e d’Al i Bo ng o détru it, à Librev ill e, dé but s epte mbre.

des postes stratégiques, comme Marie-Madeleine Mborantsuo (dite « 3M ») à la tête de la Cour constitutionnelle. L’argent coule alors à flots, entretenu par la manne de l’or noir qui semble inépuisable. C’est l’époque du scandale ELF, du clientélisme roi. Mais peu à peu, les temps changent Le vrai développement du pays, de ses routes, de sa manne forestière, et son entrée dans la mondialisation piétinent. Les écarts se creusent entre les très riches et les très pauvres. Omar Bongo vieillit, son système avec À la suite de son décès le 8 juin 2009, à Barcelone, c’est son fils, alors ministre de la Défense, Ali, qui prend les rênes de l’État Avec une continuité toute « naturelle », dans un pays d’Afrique centrale où le népotisme « traditionnel » ne choque pas plus que ça. Ali, au début, rassure. Certains Gabonais, mais aussi la communauté internationale, qui voit en lui l’opportunité de ne pas vraiment changer d’interlocuteur dans un pays dont les richesses naturelles sont exploitées par des opérateurs étrangers, notamment français Pourtant, le premier mandat d’ABO entraîne vite la déception Il s’entoure d’une équipe de

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Ali veut se créer un prénom,s’affranchir, mais le st yle et la substance ne convainquent pas.

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AFPCOM PR ID Al i Bo ngo et Br ic e Ol igui Ng ue ma, le 21 ju ill et 20 23

jeunes qui gouverne au-dessus des ministres, priv ilégie les agences de conseil étrangères, multiplie les programmes qui restent sans effet, en matière d’agriculture, de transports, de santé… Ali écarte peu à peu la famille, sa sœur Pascaline, sa demi-douzaine de demi-frères, les enfants de son père et de sa dernière épouse Édith, fille de Denis Sassou-Nguesso, le président du Congo voisin Il veut se créer un prénom, s’affranchir du nom du père, mais son st yle ne convainc pas. Moins généreux, moins habile, moins « terroir ». L’ambiance change aussi sur la croisette. Les boîtes de nuit et les restaurants font faillite. Les très riches cachent leur argent, se sentant surveillés. Les largesses venues d’en haut, du Palais du bord de mer, se raréfient. Ou plutôt se concentrent sur un groupe de plus en plus restreint, le noyau familial de la première dame Sylvia Bongo et ses enfants. En 2016, la présidentielle qui remet ABO en selle pour un second mandat est émaillée de violences où l’on tire à balles réelles. Déjà, la validité du scrutin est mise en cause par les observateurs internationaux. Le président, de plus en plus impopulaire, de Librev ille au fin fond d’Oyem, est « mal élu ». En 2018, il est victime d’un AVC, et son état de santé le tient loin des affaires Peu à peu, le pouvoir bascule. C’est la montée en puissance de Noureddin, le fils, entouré d’une « young team » réputée arrogante et corrompue. La première dame, connue pour opposer un caractère pas facile à ses collaborateurs, devient de même incontournable Humiliation suprême pour la famille Bongo écartée du pouvoir, tout le monde doit passer par elle pour obtenir une accréditation pour se recueillir sur la sépulture d’OBO dans le mausolée privé en marbre qui surplombe Franceville depuis les plateaux Batéké Malgré sa relative remise en forme, les rares apparitions d’ABO en public laissent planer le doute sur ses capacités réelles à gérer l’État. La dette intérieure flambe. Elle serait passée de 400 milliards de francs CFA à… 3 000 milliards sur ces trois dernières années.

LE GÉNÉRAL BRICE OLIGUI NGUEMA

Le 4 septembre dernier, après le « coup de la liberté » du 30 août, selon ses propres termes, c’est donc Brice Clotaire Oligui Nguema, 48 ans, qui a prêté serment sur une « charte de la transition ». Président du Comité pour la transition et la restauration des institutions (CTR I), il a déclaré : « Je jure devant

Dieu et le peuple gabonais de préser ver en toute fidélité le régime républicain, de respecter et de faire respecter la charte de transition et la loi », devant un parterre de « forces vives de la nation », dont, curieusement, les membres de l’ancien gouvernement et son Premier ministre écarté, Alain-Claude Bilie-ByNze. Venus comme par allégeance. Il faut dire que le général est bien connu. Il fait en quelque sorte partie de la « famille », du sérail. On dit même qu’il serait un cousin éloigné de feu Omar Bongo, et donc d’Ali. Fang par son père, un officier, il grandit avec sa mère dans le Haut-Ogooué, le berceau du clan Bongo, où il évolue dans un milieu proche d’Omar. Après une formation à l’Académie royale militaire de Meknès, au Maroc, ce parachutiste devient aide de camp du président, qu’il suivra jusqu’au bout, jusqu’à l’hôpital de Barcelone. En 2009, quand Ali Bongo est élu, il est écarté et envoyé comme attaché militaire des ambassades du Gabon au Maroc et au Sénégal pendant une dizaine d’années. Un an après l’AVC d’ABO, il revient au pays comme colonel à la tête de la direction générale des services spéciaux (DGSS), le service des renseignements de la Garde républicaine, puis devient chef de cette dernière six mois après, en étant promu général. Il veille ainsi à la sécurité du président. L’homme est réputé assez discret, tout en étant très puissant. Fortuné aussi, puisqu’il aurait acquis trois propriétés dans le Maryland, aux États-Unis, pour un total de plus de 1 million de dollars, d’après un rapport en 2020 d’un consortium d’investigations américain. Selon un observateur de la place : « Le général était le mieux placé pour assister à la dérive du pouvoir, les usurpations de signatures et la gabegie. Il n’a peut-être pas fait le coup d’État tout seul, car le départ d’Ali et de sa famille en réjouit plus d’un, mais il démarre sa carrière politique en étant adoubé par les populations. Ça, c’est sûr ! »

UN DÉBUT DE TR ANSITION AU PAS MILITAIRE

Dans tous les cas, force est de reconnaître que le nouvel homme fort du Gabon, en quelques semaines, s’est taillé une jolie part de popularité Dès le 5 septembre, il a entamé un marathon politique ef fréné. Il a nommé un gouvernement, avec des membres du Parti démocratique gabonais (PDG), comme l’intellectuel Guy Rossatanga-R ig nault au poste de secrétaire général de la présidence, un Premier ministre issu de l’opposition, Raymond Ndong Sima (qui l’avait déjà été sous ABO de 2012 à 2014), ou encore des jeunes venus de la société civile, telle Laurence Ndong au ministère de la Communication. Même équilibre pour les chambres de transition, avec l’opposante Paulet te Missambo au Sénat et Jean-François Ndongou à l’Assemblée, pédégiste plusieurs fois ministre sous OBO comme sous ABO. Accompagné de vice-présidents issus de part is d’opposition ou d’anciens caciques du pouvoir de l’époque d’Omar Bongo. Le président du CT RI consulte, reçoit beaucoup, souvent da ns une grande salle du Palais ou dans sa résidence de

ANALYS E
COM PRÉSIDENCE DE LA RÉPUBLIQUE GABONAISE
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Le gé néral Br ic e Ol igui Ng ue ma aux côté s du p ré sid ent De ni s Sas sou -N gu ess o, en vi si te of fici ell e en Rép ubliqu e du Co ng o, le 1er octo bre.

chef de la Garde présidentielle, qu’il occupe toujours, face au Trésor, dans le cent re-v ille de Librev ille : l’opposant Jean Ping, les sy ndicats, le corps diplomatique, les partis d’opposition, les membres de la diaspora ou de la société civile, etc. Il entame aussi dès le lendemain du coup d’État une sévère lutte contre la corruption, qu’il médiatise. Des vidéos circulent sur le Net, où l’on voit des sacs de voyage remplis de billets retrouvés dans les bureaux de Nourredin Bongo et de son chef de cabinet Ian Ghislain Ngoulou, ou encore chez Kim Oun, le chargé de mission de Sylvia Bongo. On parle de 7,2 milliards de FCFA. Avec ces vidéos, la junte frappe fort et se taille d’emblée une part de popularité auprès des populations, harassées par le système Bongo, et surtout par l’entourage d’Ali. Da ns la foulée, il somme les di recteurs généraux qui auraient détourné des fonds de les rappor ter da ns les 48 heures, sous peine de poursuites.

De mémoire de Gabona is, c’est du jamais vu Quelques jours plus tard, Nourredin Bongo, six de ses collaborateurs et deux anciens ministres sont incarcérés. Pour détournement et blanchiment d’argent, faux et usage de faux, usurpation de signature, etc.

L’ex-première dame est en résidence surveillée, inculpée le 28 septembre pour les mêmes motifs. Mi-septembre, l’épouse franco-gabonaise d’Ali depuis trente ans engageait une batterie d’avocats franco-américains pour se défendre, elle, son fils et ses collaborateurs, au motif de séquestration illégale. Un ancien ministre confie : « Elle va faire jouer sa nationalité française, mais c’est bien au nom du Gabon qu’elle a pillé le pays, non ? Il faut qu’elle paye ! » Habile, Brice Oligui Nguema épargne Ali. Malade, affaibli, il est libre de ses mouvements Ce dernier propose même de l’aider avec des conseils Une mansuétude qui honore l’ancien chef de la GR aux yeux du peuple. Il va aussi se recueillir sur le mausolée des pères fondateurs du Gabon, Léon Mba et Omar Bongo, autre initiative très appréciée par l’opinion publique. Côté international, il consacre, habilement encore, sa première visite officielle au président voisin, Teodoro Obiang Nguema En guise d’apaisement, après des relations plutôt tendues avec la Guinée équatoriale sous la mandature d’ABO. Puis, il se rend chez Denis Sassou-Nguesso, l’« ami » du Congo, le 1er octobre. Réputé francophile, il rassure la France et ses intérêts dans le pays, qui seront conser vés, voire élargis. Et surtout, il pose des premiers actes concrets envers les Gabonais : liquidation des pensions gelées depuis

des mois, affectation des premiers fonds détournés récupérés à la construction de puits dans les zones paysannes, gratuité des frais scolaires pour la rentrée du 12 septembre, etc.

DEMAIN ?

À première vue, le « coup de la liberté » rebat les cartes et semble ouvrir la voie à un avenir meilleur pour les Gabonais Le jeune général a annoncé une nouvelle constitution élaborée « avec toutes les forces de la nation, plus respectueuse de la démocratie et des droits humains », qui sera soumise à un référendum. Il prévoirait aussi une période de transition d’une durée d’environ vingt-quatre mois, annoncée par la voix de son Premier ministre D’ici là, il devrait appliquer la fameuse « charte de transition », signée par des militaires, qui n’exclue pas sa candidature au prochain scrutin présidentiel Un coup de la liberté bien mollement condamné par la communauté internationale. Le premier appel à l’aide d’Ali Bongo, depuis sa résidence surveillée, qui demande, dans un message en anglais, de « faire du bruit, faire du bruit », n’a pas été entendu. Un refrain immédiatement raillé sur les réseaux sociaux locaux et changé en clip musical humoristique L’avenir dira si le général providentiel ira jusqu’au bout des ambitions des Gabonais Mais une chose est sûre : une page est tournée. L’ère Bongo sera passée dans l’histoire en une nuit, sans vraiment y entrer Et, finalement, sans que quiconque ne s’en émeuve vraiment ■

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Une page est tournée. L’ère Bongo sera passée dans l’histoire en une nuit.
STEEVE JORDAN/AFPAMMAR ABD RABBO/ABACA
L’un de s fil s d’ABO, Noureddin, et l’ex-p re mière dam e, Sy lv ia Bo ng o.

Le général et la fin d’une dynastie

Les travau x du président de la transition, Brice Oligui Nguema, ne font que commencer. Il faut sortir du statu quo et des nostalgies, et refonder la nation.

Dans la nuit du 30 août 2023, la Garde présidentielle (GR), la seule véritable force du pays, le seul véritable service de renseignement aussi, s’apprête à agir Son chef, Brice Clotaire Oligui Nguema, est décidé à prendre ses responsabilités. Il s’y est probablement minutieusement préparé. Il sait que l’élection présidentielle s’est mal passée, que les dés étaient pipés, et que le président Ali Bongo Ondimba a été de toute façon largement battu Une claque Et que le clan rapproché va faire publier des résultats surréalistes, qui consacrent au contraire une large victoire du sortant. Après déjà un long règne de quatorze ans et alors que le pays est à bout de souffle. Le militaire voit des petits jeunes du Palais, arrogants et sûrs d’eux, qui vont lui demander de mater les possibles manifestations. Qui vont lui demander d’assumer la répression. Pour que le système perdure, tout simplement. Il ne sait peut-être pas vraiment si le « patron » est au courant de ce passage en force, il l’a à peine vu ces dernières heures, mais cela fait longtemps qu’il voit ABO manipulé, encerclé, emprisonné par son entourage. Le président est affaibli depuis son AVC. Il ne gouverne plus vraiment. On lui fait dire, on lui fait signer, on signe même à sa place, on lui fait décider. L’accès à son bureau est protégé, filtré Il ne peut recevoir personne ou presque en tête-à-tête. Le système coule et fuit de partout. Pendant la campagne, des milliards ont disparu et ne sont pas arrivés sur le terrain, chez les militants Il faut sauver ce qui peut l’être. Maintenir l’équilibre du pays. Brice Oligui Nguema est un fidèle Un proche, originaire de Haut-Ogooué, le bastion des Bongo Il a été formé au Maroc. Il fut le dernier aide de camp d’OBO, toujours à ses côtés. La légende dit que « le vieux », sur son lit d’hôpital, à Barcelone, lui confia son fils Ali, et, d’une certaine manière, c’est peut-être ce qu’il veut faire en renversant le régime en douceur « Ce n’est pas la GR qui a gaspillé le pouvoir d’Ali Bongo Ondimba, c’est sa femme et son enfant », dira-t-il plus tard. « Le président de la République a abdiqué », annoncera le nouveau chef de l’État lors d’une tournée dans le Haut-Ogouué mi-septembre. « Mais s’il n’était plus là, pendant cinq ans, qui dirigeait le pays ? Qui faisait les Conseils des ministres ? Qui nous donnait les ordres ? »

Cette nuit du 30 août, en tous les cas, dans son palais-v illa de La Sablière, Ali Bongo Ondimba ne voit étonnamment rien venir. Il dort, semble-t-il, quand les militaires arrivent, le cueillent en douceur, emmènent sa femme Sylv ia, et lui annoncent la fin de son histoire La fin d’une bien étonnante dy nastie, celle des Bongo, père, fils et famille qui règne sur ce petit État pétrolier depuis près de cinquante-six ans. Omar Bongo fut président de 1967 à 2009. Et Ali, son fils, de 2009 à 2023. Entre les deux, il y a des mondes de différences OBO se fabrique seul, ou presque (avec l’aide de la France à ses débuts, et il saura se montrer reconnaissant). Il avait de l’entregent, de la séduction, du flair, il voyait bien plus loin que les frontières de son pays, se positionnait comme l’un des grands chefs de cette Afrique indépendante Autoritaire clairement, parfois dangereux, mais adaptable aux changements du temps. Librev ille était la capitale, celle où il faillait aller, transiter, obtenir. Omar était ambitieux, dépensier, généreux, mais il n’était pas véritablement gestionnaire, ni très prudent. Sous son ère, le Gabon existe, investit dans l’éducation, la formation, quelques infrastructures. Mais ce riche pays (bois, pétrole, manganèse) restera relativement pauv re. Et très endetté. Pourtant, OBO aura marqué son temps. Ses tragédies intimes, comme la perte de son grand amour, Édith, la fille de Denis Sassou-Nguesso, auront touché ses proches et l’opinion. Et l’émotion à ses funérailles quelques mois plus tard sera sincère. Beaucoup se rappellent encore cet av ion présidentiel qui décolle soleil couchant sur la baie de Librev ille, pour ramener la dépouille de « papa » au village.

DES MONDES DE DIFFÉRENCES

Ali, le fils, est plus complexe, introverti Il cherche depuis des années à échapper à l’ombre portée envahissante du père. Les premières années, il veut réformer, bouger, changer le pays et ses habitudes kleptomanes. C’est la période « Tsunali », qui ne durera qu’un temps. Petit à petit, ABO s’isole. S’éloigne des anciens compagnons, des lieutenants et des amis d’OBO Son cercle se restreint, se resserre autour de proches, de son épouse Sylv ia, de ses enfants, en particulier l’aîné Nourredin, des conseillers de ce dernier, et d’une jeune

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garde assez hautaine. La diplomatie, au fond, n’intéresse guère le président. Librev ille perd sa place. Sauf peut-être sur le dossier de la gestion des forêts et des parcs naturels Malgré des initiatives, comme celle du tout-puissant Gagan Gupta (Groupe Olam, puis Arise), l’économe stagne, régresse. Victime de sa dépendance au pétrole, de la mal-gouvernance, de l’éparpillement des populations. La lutte contre la corruption entraîne des mises au cachot dont on ne sait si elles sont véritablement économiques ou politiques, ou les deux En octobre 2018, le président est victime d’un AVC à Riyad. Il s’en sort miraculeusement, sauvé, dans un premier temps, par les médecins du King Faysal Hospital, mais porté aussi par une formidable envie de vivre et de surv iv re. C’est pourtant le début de la fin. Courant 2020, l’épidémie de Covid-19 met l’économie du pays à l’arrêt. Et l’entourage, Sylv ia et les jeunes on l’a dit, prend définitivement la main sur le Palais Inconscient des risques et de la réalité

politique du pays, de son impopularité, de l’épuisement du système, de la faiblesse de son bilan, certainement poussé par cet entourage déterminé, Ali Bongo Ondimba, quatorze ans de pouvoir, 64 ans et malade, commet l’erreur assez stupéfiante de briguer un troisième mandat… Brice Clotaire Oligui Nguema a donc pris la main, avec l’approbation plus ou moins tacite de tous. On parlerait presque de coup d’État pour la forme. Le général a de la bouteille. C’est un enfant du sérail Il est relativement jeune, tout juste la cinquantaine, il porte beau Il connaît les uns et les autres (et il a du renseignement disponible…). La nostalgie de Bongo père lui offre des marges de manœuv re Il se pose en héritier et en sauveur. Il cherche à tenir le pays, à défendre son unité ensemble, à changer de ton et de st yle, tout en maintenant la structure du pouvoir. Il rappelle les vieux grognards, séduit des opposants qu’il a fait entrer dans le gouvernement Il se déplace, il dialogue, il reçoit les journalistes, rassure ses homologues et les partenaires du pays Et se rend sur la sépulture de Léon Mba et d’Omar Bongo. Pour le moment, le pays respire. Ce n’est pas véritablement l’état de grâce, mais presque. Une page se tourne et c’est essentiel. Reste à construire un futur. Un demain. Brice Oligui Nguema, qui a pris ses quartiers dans le bureau présidentiel du 1er étage du Palais du bord de mer, incarne la continuité, et il sait que maintenir l’équilibre va s’avérer complexe. La situation économique est plus que préoccupante et le pays est à sec « La fortune a été gravement gaspillée » tout au long des années, et des décennies… La grande majorité de la population veut changer la donne, renverser la table, rompre définitivement avec un système vieux de cinquante-six ans. L’architecture ethno-régional du pays sera à réinventer Pour durer, il faudra changer, réformer, secouer un pays profondément inégalitaire, mais doté d’un vrai potentiel. Il faudra réinventer un nouveau Gabon en dépassant les clivages d’une classe politico-économique et d’élites elles-mêmes en bout de course… Les travaux de Brice Oligui Nguema ne font que commencer. ■

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ERICK
Om ar Bo ng o et so n fil s Al i, al or s min is tre de la Dé fe ns e, en 20 05
BONNIER/LE FIGARO MAGAZINE

MAROC Après le séisme, se relever

ives
pe rs pe ct

Dans la nuit du vendredi 8 septembre, un tr em bl em en t de te rr e fr ap pe de plei n fouet la région d’Al Haouz, dans le Haut-Atlas ma roc ain L’épicentr e est à 70 km de Ma rrakec h, la vi lle oc re devenue l’un des hauts lieux du tourisme mondial La montag ne s’est ouverte, s’est fracassée sous l’ef fet de secousses de magnit ude 7 sur l’éc helle de Richter. Des villages entiers ont été rasés de la carte en quelques secondes Des vies englouties dans les effondrements et les éboulis. Les ef fets du « zelzal » ont été ressentis jusqu’à Casablanca, à Agadir (où la mémoire de ce ty pe de tragédie est encore vive)… C’est l’un des tremblements de terre les plus forts que le Maroc ait connus. Le bilan, à ce jour, est de près

de 3 000 morts et 6 000 blessés. La ville de Marrakech a été, miraculeusement, relativement épargnée, mais les blessures sont là, visibles. Dans la médina, des maisons se sont effondrées sur les habitants. Les belles villas ont tremblé sur leur base. La Koutoubia, mosquée emblématique construite au XIIe siècle pa r le su ltan Al mohade Abdelmoumen, a tenu, comme un sy mbole de la résilience du royaume. Les fissures sont là, mais certaines datent d’avant le séisme, témoignage de la longévité et de la résistance de la st ruct ure… Ma is da ns les montag nes, da ns ces paysages d’une beauté habituellement stupéfiante, c’est la désolation, la tragédie et la mort

La mosq uée Koutou bia trôn e fi èrem ent, in éb ra nlabl e, au centre de la vi ll e ocre.

À la suite du tremblement de terre du 8 septembre, le royaume rassemble ses forces et ses énergies. Un déf complexe où il faudra aussi réimaginer le futur. par Zyad Limam
WA NG DONGZHEN/XINHUA/REA

Le drame est collec ti f, il touc he toute la nation. Il souligne, on le sait, les inégalités du pays, ce contraste saisissant entre les lumières de Marrakech, le Ma roc du sièc le en ma rc he, et la pauv reté de ses zones rurales, qui sont restées en marge de la dy namique. Le drame est collectif, révélateur des dysfonctionnements d’une société encore en évolution, mais il a aussi montré la force et l’énergie de la solidarité nationale, l’implication de la société civile, et un appareil d’État fragile, mais réactif.

Une st ratégie de ge st ion de s cata strophes naturelles avait été adoptée au milieu des années 2010 Des processus de décision avaient été mis en place (com me lor s de s de rn ière s gr ande s inondations) pour régler les problèmes de communicat ion da ns la chaîne de commandement. Et tout cela a permis, d’une manière ou d’une autre, la mise en place d’une réponse relat ivement rapide et coordonnée.

La tragédie a également démontré, une fois de plus, la cent ra lité de

PE RS PE CT IV ES 48 AF RI QU E MA GA ZINE I 44 5 – OC TO BRE 20 23 YORIY AS
Da ns le Ha ut -Atl as , épicentre du séism e, le s dégâ ts so nt cons id érab le s.
L’urgence, l’objectif premier, reste le secours aux personnes touchées.

Au l en de main de la catas trop he le ro i Mo ham med VI re nd vi site au x vi ct im es dans un hôp ital de Ma rrakec h.

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la monarchie dans le fonction nement comple xe du royaume. Les décisions sont venues d’en haut, du roi Mohammed VI Tout en respectant un protocole du pouvoir mult iséculaire, et en tenant compte, comme le soulig ne le politologue Mohamed Tozy, des spécificités du terrain, ici, « l’État vient en appoint par rappor t à des sociétés qui ont l’habitude d’abord de compter sur elles-mêmes ». Le Maroc a voulu affronter quasiment seul l’épreuve, dans une volonté d’autonomie, d’indépendance, de souveraineté, que le monde extérieur n’a pas toujours comprise, en particulier la France.

VERS LA RECONSTRUCTION

Aujourd’hui, le Maroc mobilise ses ressources pour entamer le long chemi n de l’après, de la reconst ruct ion. La région touc hée n’est pas pér iphérique à l’histoire du royaume. Elle est même au centre C’est le berceau de la dy nast ie des Al mohades, le point de passage ca rava nier entre Ma rrakec h et Ta roudant, la route vers le Grand Sud. De Marrakech à tous les villages de l’Atlas, c’est aussi un espace de vie religieuse très dense, avec ses médersas, ses sanctuaires, comme celui du village de Moulay Brahim, ses mosquées d’altitude Cet héritage, ce patrimoine historique inestimable, est durement touché Le côté est des remparts de Marrakech (la médina est inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1985) est largement effondré. D’autres portes de la médina sont fissurées. Dans la montagne, la mosquée de Tinmel, magnifiquement représentative de l’architecture amazighe du XIIe siècle, n’a pas résisté. La kasbah du caïd Goundafi, construite en 1905 par le célèbre chef berbère pour contrôler la route de Marrakech, est à terre. Des missions d’équipes spécialisées cherchent à établir un premier relevé des dommages L’urgence, l’objectif prem ier, év idem ment, reste le secours aux personnes touchées. Mais comme l’indique l’un des arch itec tes impliqués, « notre histoire, notre culture

est au centre de notre vie collective ». Nécessaire pour se reconstruire au sens propre et au sens sy mbolique

Le tremblement de terre touche un autre domaine essentiel de la vie collective. La région meurtrie est l’un des châteaux d’eau du Ma roc, un espace ag ricole et de biodiversité ra re, une zone de forêts, d’agriculture traditionnelle irriguée, d’élevage. Cette base de la vie est à l’arrêt. Les parcelles sont sous les gravats et les éboulis. Il faut reconstituer les cheptels perdus, rétablir les cultures vivrières, replanter les arbres fruitiers. Ce retour à la terre est essentiel aussi pour fixer les popu lation s, pour que l’exode des jeunes ne s’accentue pas avec les effets du séisme. Cette reconstr uction sera complexe. Avec le changement climatique, les neiges de l’At las disparaissent et, sa ns neige, il n’y a pas d’eau et, sans eau, il n’y a pas d’ag ricu lt ure. Ma is les pa radoxes du séisme sont là également. Des sommets fracturés et des terres éventrées. Des sources que l’on croyait taries depuis des années sont réapparues Et de nouvelles aussi. Le mouvement de la faille a changé le sol, les réserves aquifères sont remontées en surface. Ici, dans ces

montag nes dévastées, nombreu x sont ceux qui y voient un signe divi n, un message d’espérance.

Le Ma roc se relève. On sèc he ses larmes, pour le moment. Les touristes vont revenir petit à petit. Le royaume restera focalisé sur sa stratégie d’émerge nc e. Ma rr akec h ac cuei llera à la mi-octobre les assemblées généra les du Fonds monétaire et de la Ba nque mo nd ia le , ain si qu ’u ne mu lt it ud e d’événements pa ra llèles Des mi lliers de participants seront là pour évoquer les défis du monde. Mais l’impact du séisme est là, tout autour, aujourd’hui et demain. Il faudra reconstruire. S’organiser pour aller vite, réformer ce qui devra l’être dans le fonctionnement institutionnel et la gouvernance du pays, pour être plus efficace, mieux répondre aux attentes 50 000 logements ont été détr uits. Da ns les régions d’Al Haouz et de Taroudant, près de 1 million de personnes sont concernées par les effets du séisme. Les financements seront là, comme le montre la mobilisation autour du compte spécial ouvert auprès de la Banque centrale. Mais il faudra surtout imaginer, voir différemment. Penser à une nouvelle architecture, à la fois respectueuse des traditions, mais avec des qualités antisismiques avérées. Trouver le moyen de reconstruire à 1 500 mètres d’altitude. Se poser la question de l’éparpillement des populations sur un vaste territoire escarpé. Il faudra enfin imaginer une nouvelle économie des montagnes, au-delà des images d’Épinal et du tourisme sac à dos, une intégration de toutes ce s région s « économ iquement périphériques » dans l’émergence, « faire monter » les serv ices publics, les infrastructures, les opportunités. Faire entrer ces régions dans le Maroc « utile ». Pour év iter finalement que la montagne se vide, que cette ruralité historique se désagrège Les séismes sont porteurs de tragédie, de destruction et, paradoxalement, de changement, d’adaptation, d’évolution. Pour le Maroc, la tâche est titanesque Mais pour le Maroc, peutêtre que rien n’est impossible. ■

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Il faudra penser une nouvelle économie des montagnes, faire entrer ces régions dans le Maroc « utile ».

DÉCOUVERTE

Compr en dr eu np ay s, un ev ill e, un er égi on, un eo rg ani sati on
Plan national de développement, économ ie digita le,t ra nsformat ion desmat ièrespremières,env iron nement... Le chef de l’Ét at veutt ra nsformer le pays en profondeur. CÔTE D’IVOIRE
DU FUTUR DO SS IE RR ÉA LI SÉ PA R PH IL IP PE DI NA CE RA , DO MIN IQ UE MOB IOH EZ OU A ET EM MAN UE LLE PO NTI É Un pan ne au de ca mp agne présidenti el le d’Alassane Ou at ta ra ,sur le p ontG én éral de Gaull e, àA bi dja n, en octo bre2 02 0. LUC GNAGO/REUTERS
L’ÉCONOMIE

La stratégie de l’émergence

52 AF RI QU E MA GA ZINE I 44 5 – OC TO BRE 20 23 DÉ CO UV ER TE / Côte d’Ivoire Le po nt de Coc ody a été ou ve rt à la circu latio n le 3 août 2023.

Le gouvernement déploie son troisième Plan national de développement La période 2021-2025 doit ainsi conduire à un changement en profondeur. par Ph ili

Àla question de savoir comment amener un pays africain de plus de 29 millions d’habitants (selon le dernier recensement réalisé en 2021) à atteindre les critères de l’émergence, à savoir une croissance continue, l’intégration au système productif mondial, la formation d’une classe moyenne et l’élévation conséquente des conditions de vie de la population, le chef de l’État Alassane Ouattara a apporté une réponse dès son entrée en fonction en 2011 : jeter aux orties la « gestion court-termiste » menée depuis la fin des années 1990 au profit de la planification du travail gouvernemental et du développement économique et social de la nation pour serv ir sa vision d’une « Côte d’Ivoire solidaire ». Les résultats ne se sont pas fait attendre. Le pays est sorti de l’ornière où il se trouvait, plombé par dix années de crise politique, qui a connu son apogée lors de l’élection présidentielle de 2011 Fini la stagnation, voire la récession (- 4,1 % en 2011). Il a repris sa place de locomotive économique de l’Afrique de l’Ouest, et est aujourd’hui l’un des plus dy namiques et attractifs du continent. Dans son propos introductif du Plan national de développement (PND) 2021-2025, le président Ouattara écrit : « Grâce à la mise en œuvre de réformes structurelles de grande ampleur, le taux de croissance économique s’est établi en moyenne à environ 8 % sur la période 20122019, positionnant ainsi l’économie ivoirienne parmi les plus dy namiques en Afrique et dans le monde Le revenu par tête a également doublé pendant cette période, pour s’établir à 2 287 dollars US en 2020, correspondant à l’un des plus élevés en Afrique de l’Ouest. » Si le Programme présidentiel d’urgence mis en place dès son accession à la tête de l’État a paré au plus pressé pour remettre la machine Côte d’Ivoire en marche dans tous les domaines (de la relance des institutions et de l’État au retour de la confiance des bailleurs internationaux, en passant par l’investissement massif dans les infrastructures et l’appel aux investisseurs

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NABIL
ppe Di Nacera
ZORKOT

Ina uguration du Pa rc de s ex positi on s , le 17 ju ill et 20 23, par l e Premi er mini stre Pa tri c k Ac hi , avec à ga uche le prés ident de l’As semb lée nat ional e Ad ama Bi ctogo, le min istre du Com me rc e, de l’Ind us tri e et de la Prom ot ion de s PM E Souleyma ne Di ar ra ss ou ba et le vi ce -p ré sid ent Ti émoko Meyl iet Ko né.

internationaux), le premier PND, qui couv rait la période 2012-2015, a posé les fondations du renouveau économique du pays Selon la définition officielle, il s’agit d’« un document de référence qui fixe les objectifs à atteindre à la fois en termes de croissance et de niveau de vie, définit les priorités stratégiques de l’action gouvernementale en vue d’atteindre les changements significatifs débouchant sur l’épanouissement individuel et collectif des populations ». En 2012, il s’agissait de rétablir les institutions, de relancer la croissance, d’engager les réformes qui permettraient le retour des investisseurs internationaux, de promouvoir une politique de grands travaux et d’infrastructures. « La route précède le développement » est un adage que le président a beaucoup répété lors de cette période, même lorsqu’il était critiqué par les Ivoiriens, toujours moqueurs : « On mange pas goudron ! » À la surprise quasi générale, le pays s’est donc, dès 2012, remis en ordre de marche, affichant avec fierté une croissance frôlant les deux chiffres et une remarquable stabilité, quand ses voisins se débattent avec leurs soubresauts internes et les assauts du djihadisme conquérant Douze ans plus tard, il a retrouvé la confiance des décideurs politiques et économiques mondiaux Le Plan national de développement pour la période 2016 -2020 affichait pour la première fois l’objectif, pourtant encore hors de portée, d’« émergence à l’horizon 2020 ».

Mais cette forte ambition, qui a surpris jusqu’à la population elle-même, avait pour but de mobiliser les acteurs économiques, les décideurs publics et l’ensemble des Ivoiriens. Aujourd’hui, elle est prise au sérieux. Le PND 2016 -2020 entendait renforcer les acquis du Plan 2012-2015, approfondir les réformes engagées, notamment en ce qui concerne la transformation structurelle de l’économie et son attractivité aux yeux des investisseurs étrangers. Pendant la période considérée, le pays a fait un bond non négligeable dans le classement Doing Business de la Banque mondiale La « diplomatie économique » devenait officiellement l’une des priorités du ministère des Affaires étrangères. Les nouvelles technologies, l’énergie et les mines, l’agriculture, le tourisme et l’artisanat, les infrastructures sur tout le territoire (routes, transports, urbanisation, etc.) étaient érigés en secteurs prioritaires. Et déjà, la jeunesse, sa formation et son employabilité, vues comme des facteurs essentiels pour la transformation de la société, prenaient une place plus importante dans les discours et les agissements des autorités. Autre témoignage de la réussite du pays : le priv ilège d’organiser, selon une décision de 2014, la Coupe d’Afrique des nations (C AN) prév ue du 13 janv ier au 11 février 2024, avec la rénovation ou la construction de stades dans cinq grandes villes du pays et l’attente d’un afflux de visiteurs-supporters et de médias du monde entier.

UNE VISION AMBITIEUSE À MOYEN TERME

L’amélioration des conditions de vie de la population depuis douze ans (la pauv reté a reculé de 16,5 % de 2011 à 2020), la modernisation rapide de l’économie (même la crise sanitaire de 2020 n’a pas arrêté le mouvement), le retour massif des investisseurs étrangers et la confiance des bailleurs internationaux permettent aujourd’hui d’envisager la transformation structurelle du pays. C’est le rôle du PND 2021-2025 (59 000 milliards de francs CFA, issus essentiellement du secteur privé, mobilisés

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Cette forte ambition avait pour but de mobiliser les acteurs économiques, les décideurs publics et l’ensemble des Ivoiriens.
ISSOUF SANOGO/AFP

sur la période), qui mise sur un effort massif d’industrialisation de l’économie. Il s’agit, d’abord et avant tout, de transformer au sein même du pays les matières premières dont il regorge : cacao, café, anacarde, hévéa, etc. Priorité à l’agro-industrie ! Et on s’approprie également le concept, nouveau en Côte d’Ivoire, de « champions nationaux », créés dans les secteurs prioritaires avec le soutien des pouvoirs publics, un peu sur le modèle du Nigeria. L’objectif étant que la part du secteur manufacturier atteigne les 15 % du PIB en 2025 (contre 10,9 % en 2019).

Les leviers de ces transformations ne sont autres que le renforcement du capital humain, en particulier la jeunesse, érigée en priorité des priorités, l’investissement dans les industries de transformation, le développement régional équilibré, la digitalisation de l’économie et de l’administration publique, ou encore la lutte contre la corruption Le tout au serv ice d’une amélioration conséquente des conditions de vie de la population : allongement de l’espérance de vie à la naissance, qui devrait atteindre les 62 ans en 2025 (contre 57 ans actuellement) ; accès généralisé aux serv ices de base (l’éducation, la santé, la protection

sociale, l’eau, l’électricité) ; réduction à 31,5 % de la pauv reté en 2025, avec un objectif de PIB par habitant de 3 480 dollars ; et création de 4 millions d’emplois dans la période de quatre ans que couv re le Plan.

« Le PND 2021-2025 vise la transformation économique et sociale nécessaire qui permettra d’atteindre l’objectif décennal à l’horizon 2030, qui ambitionne de hisser la Côte d’Ivoire au rang des pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure », a déclaré le 31 mars 2022 la ministre Nialé Kaba, en charge du Plan et du Développement, devant les partenaires au développement économique, rappelant la détermination propre au pays

Car, si les PND successifs sont directement opérationnels, le gouvernement fait de la prospective à 2030, et même à 2040 Des outils qui donnent une vision du pays à moyen terme, et dont les autorités s’inspirent lors de l’élaboration de ces plans. L’objectif est ambitieux : « La Côte d’Ivoire, puissance industrielle, unie dans sa diversité culturelle, démocratique et ouverte sur le monde », dans laquelle la pauv reté est ramenée à 20 % et le taux d’investissement global atteint 40 % (contre 22 % aujourd’hui). ■

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NABIL ZORKOT
En prév is io n de la CA N 20 23, le stad e Fél ix Houphouët- Bo igny a fa it pe au ne uve.

Cap sur l’industrialisation !

Devenu e une priorité, la production est au cœur des enjeux économiques du pays Certaines ont eu l’intuition de puiser dans les matières premières locales pour les transform er, et sont aujourd’hui de vraies pionnières

Stéphanie Rabé, 34 ans, et Christelle Essim Egue, 39 ans, n’ont pas attendu pour se lancer La première, avec sa marque Madame Rabé, propose aux Ivoiriens un de leurs fruits préférés, en réalité celui qu’ils consomment le plus : le piment. Passionnée de cuisine depuis toujours, elle décline depuis 2020 le « condiment de tous les jours », roi de l’assiette ivoirienne, sous toutes ses formes : en sauces, purées et même conf itures

La seconde, agricultrice de profession, est une cheffe d’entreprise avertie. C’est en 2017 que commence l’aventure de ses préparations en poudre à base de céréales (comme le blé, le mil, le riz) ou de banane plantain, prêtes à l’emploi pour faire des beignets traditionnels frits (gbofloto, gnomi,

galettes dans le pays, ou puff-puff au Nigeria et au Ghana) Il suffit d’ajouter de l’eau à la poudre vendue en sachets hermétiques, et la pâte à frire est déjà prête. Le gain de temps et d’hygiène, pour des gourmandises que l’on fabrique traditionnellement au coin des rues, est considérable.

L’entreprise Merveille de la nature, qui porte la marque Madame Rabé, transforme plusieurs fruits et légumes. « Mais nous sommes principalement axés sur le piment », souligne Stéphanie Rabé En tout, 18 produits sont proposés aux consommateurs « J’avais pour vocation de transformer la matière première locale, celle que nous cultivons en Côte d’Ivoire. » L’entrepreneure s’approv isionne via un réseau patiemment tissé de coopératives

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Un e usi ne de ca ca o à Sa n- Pé dro.
NABIL ZORKOT
Les deux femmes ont conscience de s’inscrire aujourd’hui dans la vision du gouvernement.

de femmes, disséminées sur tout le territoire. « Nous les avons encouragées à se tourner vers la culture du piment, parce qu’elle est rentable. Et notre soutien permet à ces femmes de se structurer et de sortir peu à peu de la pauv reté » Stéphanie Rabé a constr uit son business pas à pas. Au départ, elle travaillait dans sa cuisine « avec son mixeur ». Aujourd’hui, elle est à la tête d’une unité, encore de petite taille, qui produit 1 500 pots par mois et emploie neuf journaliers pour la production, auxquels s’ajoutent trois permanents qui assurent l’administration et le commercial On trouve déjà ses produits dans les magasins Super U et dans des épiceries fines de la ville. Mais la jeune femme dy namique discute avec d’autres chaînes de grande distribution Son but ? Augmenter ses commandes et sa production pour passer à un stade industriel d’ici à deux ans et, dans cinq ans, constr uire une usine capable de fournir toute la sous-région et l’Europe Son chiffre d’affaires est passé de 2 millions de francs CFA en 2020 à 18 millions en 2022. Elle vise les 45 millions en 2025, le milliard dans dix ans, sans oublier le titre de « leader de la transformation en Côte d’Ivoire ». Du côté de Christelle Essim Egue, c’est tout un groupe d’activités qu’elle porte. « J’ai fait de mes passions des entreprises », explique-t-elle. C’est ainsi qu’au sein du groupe PA M, on trouve une société agricole, une usine de transformation agroalimentaire, une entreprise de constr uction et un cabinet de décoration d’intérieur. Ses farines prêtes à l’emploi portent un nom sy mbolique : Bassy. C’est le prénom de sa fille, qu’elle a hérité de sa grand-mère, « une femme conciliante qui, au village, réglait les problèmes et rassemblait les gens ». Une image forte pour des produits qui rappellent à beaucoup les beignets de leur enfance dégustés sur le chemin de l’école. « C’est l’esprit, les gens aiment faire nos beignets en famille. Ce sont des produits qui rassemblent. » Grâce à son procédé, la pâte, qui normalement doit reposer toute

une nuit, est prête « en moins de 30 minutes, et elle est si légère qu’elle absorbe beaucoup moins d’huile lors de la friture ».

Elle a lancé ses recherches, développé cette idée en partenariat avec un centre de formation spécialisé en transformation, et attaqué le marché en septembre 2017 avec ses poudres à gâteaux. Depuis, ses préparations en sachets sont distribuées partout dans le pays à travers les supermarchés Prosuma, Carrefour et des boutiques ar tisanales, mais aussi au Burk ina Faso, au Sénégal… Et en France, où les expatriés af ricains retrouvent avec Bassy un goût de leur pays d’origine.

« Il n’est pas aisé de respecter toutes les normes exigées pour exporter notre produit, mais nous avançons grâce au soutien de la GIZ, une coopération allemande, qui nous a accompagnés dans notre processus de certification », dit-elle En cinq ans, la marque s’est imposée. Elle s’appuie sur une unité de production semi-industrielle à Binger ville, qui produit 60 paquets par minute (5 000 par jour) et emploie 13 personnes. Christelle Essim Egue travaille sur la création d’une unité d’huilerie afin de transformer la noix de palme en huile rouge de qualité. Dans dix ans, l’entrepreneure se voit à la tête d’une usine de 100 personnes, à explorer de nombreux autres secteurs d’activité.

Les deux femmes ont conscience de s’inscrire aujourd’hui dans la vision du gouvernement ivoirien. Christelle confie : « Mon produit, les préparations en poudre, a obtenu le Prix industrie 2018 de la Business Plan Academy de la CGECI [le patronat ivoirien, ndlr], dont le thème était “Cap sur l’industrialisation !” J’ai alors pensé que nous étions sur la bonne voie. » Elles ont fait stand commun début septembre au Village international de la gastronomie 2023, à Paris, où elles représentaient, parmi d’autres, le pays Un événement qui, chaque année, rassemble des chefs cuisiniers, ar tisans et industriels venus du monde entier pour proposer, pendant trois jours, leurs savoir-faire culinaires aux dizaines de milliers de « visiteurs-goûteurs ». ■

De ha ut en ba s, Stéph anie Ra bé, fo ndatric e de la ma rq ue Ma dam e Ra bé et Ch ris te ll e Es sim Eg ue, à la tête de l’entrepris e Bassy.

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NABIL ZORKOT (2)

Amadou Coulibaly « Faire de la transformation digitale un levier de croissance »

Le ministre de la Communication et de l’Économie numérique revient sur les accomplissements, les priorités et les objectifs à at teindre dans son secteur.

AM : Les nouvelles technologies sont une priorité du gouvernement. En quoi sont- elles un levier pour une « croissance verte » de la Côte d’Ivoire et une source de création d’emplois ?

Amadou Coulibaly : Notre ambition est claire. Il s’agit de faire de la transformation digitale un levier de croissance économique verte de notre pays, en mettant en œuvre une feuille de route à partir de la vision « Côte d’Ivoire, zéro papier à l’horizon 2030 ». Une vision du chef de l’État dont la mise en place s’appuie sur une stratégie nationale de développement du numérique. La croissance verte est la capacité des États à se développer économiquement tout en préser vant leurs ressources naturelles, leurs environnements naturels, qui constituent les conditions de surv ie et de mieux-être. En la matière, la Côte d’Ivoire fait des efforts et veut à terme être un exemple. Le pays est membre de l’Institut mondial pour la croissance verte depuis le 25 août 2020, après qu’il a ratifié le 27 mai de la même année l’accord d’établissement de cet institut Il bénéficie ainsi d’une assistance technique dans l’identification des priorités d’investissements verts et la mobilisation des ressources financières pour la mise en œuvre de sa stratégie nationale de réduction des effets des changements climatiques. Notre nation s’est aussi engagée à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 28 % à l’horizon 2030 et a accueilli, en février 2020, la session technique de la Coalition des ministres des Finances pour l’action climatique La Côte d’Ivoire, sous le leadership de son président, accueille depuis des années

des événements internationaux majeurs en lien avec la thématique de la croissance verte, comme la 15e Conférence des parties (COP15) sur la lutte contre la désertification, qui s’est tenue à Abidjan en mai 2022. L’organisation de cette dernière est le signe de l’engagement et de la détermination du gouvernement à défendre la cause de l’environnement et à sensibiliser nos jeunes à adhérer à cette noble cause. Les nouvelles technologies offrent à ceux-ci de nombreuses opportunités de créations d’emplois et d’insertions socioprofessionnelles L’économie, du secteur privé au public, et dans tous les secteurs , sera -t -elle forcément « technologique » dans l’avenir ? À quelle échéance ?

C’est tout l’enjeu de la vision « Côte d’Ivoire, zéro papier à l’horizon 2030 ». La transformation structurelle de notre économie est en marche L’objectif de la numérisation fixé à si brève échéance est le témoignage de l’engagement des pouvoirs publics. La place du numérique dans l’économie progresse rapidement, et l’État fait sa part en mettant en place le cadre législatif et réglementaire, et en définissant la vision, le secteur privé fait également la sienne. Mais il faut faire plus en matière d’investissement dans les infrastructures numériques et développer les compétences. Nous avons lancé plusieurs projets dont certains sont en voie d’achèvement, tels que la finalisation et l’opérationnalisation des 5 000 km de fibre optique du réseau national haut débit (R NHD), l’interopérabilité des différentes applications informatiques de l’administration, l’amélioration de la qualité des serv ices de télécommunication, la mise

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en place d’un data center central de l’État, ou encore l’implémentation de la 5G, pour ne citer que ces projets. La Côte d’Ivoire a élaboré une stratégie nationale du numérique à l’hori zon 2025. Que contient ce plan, et quels sont ses objecti fs ? Où en est- on de sa mise en œuvre ?

Af in de faire de l’économie numérique le vecteur de la transformation structurelle et du développement d’une économie nationale compétitive, le gouvernement a adopté en décembre 2021 une stratégie nationale de développement du numérique 2021-2025, prenant en compte l’innovation technologique et la cybersécurité. Notre politique de développement du numérique se décline en sept points stratégiques, à savoir les infrastr uctures, les serv ices, les serv ices financiers, les compétences, l’environnement des affaires, l’innovation et la cybersécurité. Af in de créer une cohérence et une sy nergie dans la mise en œuv re de cette stratégie nationale, il a été créé, en septembre 2022, sous l’autorité du Premier ministre, chef du gouvernement, Patrick Achi, le Comité national de digitalisation, dénommé CNDigit. Celui-ci est chargé d’assurer la coordination et le suiv i-évaluation des projets prioritaires de digitalisation de l’État

Le PND 2021-2025 met notamment l’accent sur la digitalisation de l’administration publique. Un très gros chantier, sous l’égide du Comité national de digitalisation , et dans lequel vous êtes largement impliqué. Pourquoi ce processus est- il si important ?

Nous sommes effectivement à tous les niveaux d’implication du CNDigit, qui est composé de trois organes : un conseil stratégique, instance institutionnelle de concer tation, d’orientation et de pilotage, un comité de coordination, organe de coordination technique et de suiv i des activités, et les unités de pilotage des programmes (U PP), qui assurent la mise en œuvre des programmes prioritaires Au niveau du conseil stratégique, nous assurons, aux côtés du Premier ministre, la vice-présidence et le secrétariat technique, via le bureau de la coordination des projets prioritaires du ministère Pour comprendre l’importance du processus, il faut prendre en compte le fait que le CNDigit est directement placé sous l’autorité du chef du gouvernement Cela implique, au-delà de notre département ministériel, l’ensemble du gouvernement et contribue à fédérer dans une stratégie commune l’ensemble des initiatives de digitalisation

portées par les différents ministères. Grâce à ce travail collaboratif impulsé par le CNDigit, nous venons, avec ma collègue ministre de la Fonction publique, Anne Désirée Ouloto, de procéder, le 19 juin dernier, au lancement de la signature électronique des actes administratifs des fonctionnaires dans l’administration publique La signature électronique de ces actes est une solution digitale, portée par le ministère de la Fonction publique, qui permet désormais un gain de temps et d’argent, une traçabilité, un allègement des tâches, une garantie de l’authenticité des documents administratifs délivrés…

Le secteur privé fait également partie de vos préoccupations. Le 31 mai dernier, vous avez fait adopter à l’unanimité par l’Assemblée nationale un projet de loi « portant promotion des star t- up numériques ». Que contient cette loi ? Est- ce pour encourager la création des entreprises numériques ?

Le 18 janv ier, le Conseil des ministres a adopté ce projet de loi, qui a été adopté à l’unanimité par l’Assemblée le 31 mai. Il reste l’étape du Sénat, la chambre haute du Parlement de la Côte d’Ivoire Ce projet de loi met en place un dispositif incitatif constitué, notamment, d’avantages fiscaux et douaniers, ainsi que d’autres mesures administratives d’aide et de facilitation au bénéfice

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CYRILLE BAH/ANADOLU AGENCY/ANADOLU AGENCY VIA AFP
Les nouvelles te chnologies of frent aux jeunes de nombreuses opportunités de créations d’emplois et d’insertions socioprofessionnelles.

des star t-up numériques nationales, depuis leur phase de création jusqu’à leur développement, quel que soit le secteur d’activité, et encourage la création d’entreprises numériques. Il va favoriser l’innovation des star t-up et permettre à celles qui existent déjà d’être plus compétitives sur le marché international en vue de lever des fonds. Nous comptons une centaine de star t-up, dont seulement une quinzaine est dy namique. Cela est insuffisant au regard de nos ambitions. Ce cadre légal va booster le développement des star t-up numériques en phase de création ou de croissance précoce, en mettant en place un régime juridique adapté Il prévoit également un mécanisme de labellisation, af in de bénéficier d’exonérations, de soutiens, de garanties et de mesures d’accompagnement de l’État Mais créer une star t-up est une chose, tandis que pouvoir assurer sa viabilité sur le long terme afin de rivaliser avec les géants de la tech aux niveaux af ricain et international en est une autre. Nous avons prév u un cadre spécifique d’appui et de gouvernance des star t-up numériques de droit ivoirien pour consolider l’écosystème entrepreneurial, l’objectif étant d’accélérer la croissance socio-économique. Cela permettra d’accroître le nombre de star t-up numériques, mais surtout de renforcer leur contribution à la transformation de l’économie nationale. La télévision numérique terrestre (TNT) a été lancée en Côte d’Ivoire en 2017. Quel bilan faites -vous de cette opération de digitalisation de la di ffusion des chaînes de télévision , combinée au processus de libéralisation de l’espace audiovisuel, qui a permis la création de quatre nouvelles chaînes privées ?

Depuis octobre 2022, nous avons achevé le déploiement du réseau de TNT sur l’ensemble du territoire national, avec un taux de couverture de 94,6 %. Le bilan est satisfaisant et consacre l’émergence d’un marché de l’audiov isuel libéralisé et dy namique, source d’opportunités d’emplois et de perspectives pour notre jeunesse. La mise en œuv re de la stratégie nationale de migration vers la TNT, démarrée en septembre 2012, a conduit à la réorganisation de l’espace audiov isuel. Notre espace médiatique s’est enrichi de nouvelles chaînes de télévision et de radio privées. Aujourd’hui, la TN T permet à chaque foyer de recevoir sept chaînes gratuitement, sans abonnement : il s’agit de RT1, RTI2, La 3, Life TV, A+ Ivoire (du groupe Canal+), 7 Info et NCI. L’avènement de la TNT a permis la séparation de l’exercice des

fonctions d’éditeur de serv ices de télévision et d’opérateur de diff usion, ainsi qu’une facilité d’acquisition des kits TNT pour les ménages par une subvention permettant le plafonnement du prix de l’antenne et du décodeur. Il y a un sujet qui préoccupe les Ivoiriens : celui de la sécurité numérique, fondamentale pour le pays et pour son économie. Existe -t -il une stratégie de lutte contre la cybercriminalité ?

J’ai déclaré plus haut que le pays s’est doté en décembre 2021 d’une stratégie nationale de développement du numérique, intégrant la promotion de l’innovation technologique et la lutte contre la cybercriminalité. C’est dire combien le sujet est une priorité dans l’action gouvernementale. Le 25 mai 2023, le Sénat a adopté le projet de loi modificatif de la loi relative à la lutte contre la cybercriminalité. Les amendements visent à renforcer le cadre répressif des actes de plus en plus nombreux de cybercriminalité. Le nouveau texte réajuste le quantum des peines et amendes, et permet ainsi à l’État d’assurer convenablement son devoir régalien de protection des populations. La lutte contre la corruption est aussi une priorité dans une économie qui veut se développer. Comment les nouvelles technologies peuvent -elles y contribuer ?

Le gouvernement fait de la lutte contre la corr uption l’une de ses priorités. Vous noterez comme moi l’existence d’un ministère en charge de la Promotion de la bonne gouvernance et de la Lutte contre la corr uption La digitalisation des procédures administratives réduit considérablement les risques de corr uption. Un bon exemple de l’efficacité des nouvelles technologies dans la lutte contre la corr uption est la plate-forme de dénonciation des actes de corr uption et infractions assimilées, Spacia De nombreuses autres initiatives existent au niveau des ministères sectoriels Le ministère du Commerce, de l’Industrie et de la Promotion des PME a également lancé la plate-forme numérique dénommée « Contrôle citoyen », qui permet de lutter contre la vie chère en dénonçant les infractions constatées sur le non-respect des prix des produits de grande consommation ■ Propos recueillis par Philippe Di Nacera

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Créer une star t- up est une chose, pouvoir assurer sa viabilité sur le long terme afin de rivaliser avec les géants de la tech en est une autre.

L’avenir de l’éducation sera connecté

Depuis 2015, année de sa création, l’Université virtuelle de Côte d’Ivoire (U VCI) s’est engagée avec succès dans la formation et l’enseignement à distance, comblant ainsi un besoin pressant au sein de la société.

(licence, master, doctorat) pour ses cours

Située à Bouaké, cette institution publique et académique a pour vocation de soutenir et moderniser l’enseignement universitaire grâce à une approche innovante, principalement basée sur le monde virtuel. Avec l’UVCI, les autorités ont pour ambition de remédier au problème croissant de surpopulation qui mine l’enseignement supérieur. Une triple mission lui est alors conf iée : faire la promotion de la formation à distance et la généraliser ; accompagner un ma ximum d’établissements qui dispensent des cours en présentiel en proposant une offre de formation digitale ; et contribuer à la diff usion de la culture numérique. Et le défi est relevé avec détermination

Dans la pratique, l’Université virtuelle soutient les établissements dans la dématérialisation de leurs formations. De plus, elle applique le système LMD

L’institution priv ilégie une communication de proximité, notamment à travers une chaîne de télévision en ligne et une forte présence sur les réseaux sociaux. Actuellement, des milliers d’étudiants sont inscrits et bénéficient de cours dispensés par des enseignants-chercheurs qualifiés. À la fin du cursus, les apprenants ont la possibilité de participer à des stages, et ainsi de renforcer leur compétitiv ité sur le marché du travail Non seulement la création de l’UVCI est pertinente, mais le coup d’essai est une véritable réussite En effet, en moins de dix ans, elle est devenue un acteur clé dans la modernisation de l’éducation, permettant aux élèves d’acquérir des connaissances et des compétences de pointe, tout en répondant aux besoins actuels de la société en matière d’apprentissage à distance. Cette institution publique vient incarner une avancée significative dans le paysage éducatif, et contribue à préparer les étudiants à un avenir compétitif sur le marché du travail Une nouvelle génération, version UVCI, est déjà en train de naître. ■

AF RI QU E MA GA ZINE I 44 5 – OC TO BR E 20 23 61
L’Université virtuelle de Côte d’Ivoire incarne une véritable évolution dans le domaine de l’enseignement supérieur.
DR
Le s ét ud ia nt s de la com m un auté vir tu el le de Boua ké apprennent à ut ili se r Ph otoshop

Adama Benoît Yéo « Nous sommes dans le peloton de tête en Afrique en matière de TNT »

Le directeur général de la Société ivoirienne de télédiffusion (IDT ) explique le bond qu’a fait le pays dans la télévision numérique terrestre et les prochains défis auxquels l’entreprise doit faire face

AM : Quel est le rôle de l’IDT ?

Adama Benoît Yéo : Dans le cadre de l’évolution technologique, l’Union internationale des télécommunications a demandé au pays en 2006 de passer du mode de diff usion analogique à celui de diff usion numérique. Avec tous les avantages que cela procure. Sur le plan technique, le numérique nous permet de diff user sur une seule fréquence et nous offre la possibilité de distribuer plusieurs programmes en même temps. La qualité de l’image et du son est, en outre, bien meilleure Aujourd’hui, les chaînes de télévision éditent les programmes, et l’IDT les diff use. Nous avons donc créé l’infrastructure technique qui nous permet de diff user toutes les chaînes, et nous sommes aussi en charge de la maintenance et de l’exploitation de cette infrastructure.

Cela concerne sept chaînes en Côte d’Ivoire ?

Il s’agit en effet de NCI, Life TV, 7info, A+ Ivoire, RTI 1, RTI 2 et La 3. Et nous diff usons également un « mux », autrement dit un multiplex payant, qui s’appelle Easy TV Vous êtes en phase terminale du déploiement de la télévision numérique terrestre (TNT). Qu ’en est- il aujourd’hui ? Le territoire est- il complètement couver t ?

En 2019, nous avons lancé la couverture TNT à Abobo, au Centre national d’exploitation. Une inauguration réalisée par feu le Premier ministre Amadou Gon Coulibaly. Et quel que soit le pays, la TNT se déploie région par région Ainsi, nous sommes passés au centre, à Bouaké, ensuite à l’ouest, à l’est, etc. Jusqu’à ce que nous atteignions les 35 sites qui font la couverture de la Côte d’Ivoire. Aujourd’hui, la population a accès à la TNT à 94,6 %. Quid des 4 % restants ?

Ce sont des zones blanches, difficiles d’accès techniquement. Comme les bas-fonds ou autres. On fera le maximum pour les couv rir, mais ça va être un peu plus long.

Où se situe le pays par rappor t à la sous -région en matière de développement de la TNT ?

En ce qui concerne la TNT, il y a deux volets complémentaires : l’infrastructure à mettre en place, à construire, et les textes réglementaires qui encadrent l’activité La Côte d’Ivoire valide ces deux points Du côté

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En tant qu e diffuseur national, nous avons notre rôle à jouer dans le développement de la fibre.

des pays de la sous-région, les textes ne sont en général pas encore à jour, ou ils peinent à construire l’infrastructure, parfois car le terrain n’est pas adapté, ce qui complique la mise aux normes. Donc la plupart rencontrent des soucis. En résumé, nous sommes dans le peloton de tête en Afrique. Quels sont les nouveaux challenges pour l’IDT ?

Nous avons achevé l’infrastructure, nous diff usons toutes les chaînes et nous nous attelons à l’exploitation – c’est-à-dire qu’il faut assurer la maintenance et la continuité des images, afin qu’il n’y ait pas de coupures, etc. Quel est le potentiel de la TNT ?

Elle va permettre de créer des serv ices à valeur ajoutée. De notre côté, nous avons lancé le projet VSAT, qui consiste à assurer la connectivité des entreprises à l’intérieur du pays En effet, les réseaux de télécoms ne couv rent pas tout le territoire. Prenons un exemple simple : celui d’une banque sur notre territoire qui aurait des problèmes de liaison avec sa banque mère Eh bien, nous serons capables de remédier à ce souci. Je crois que l’on peut aussi procéder à l’archivage des programmes et développer des applications mobiles ?

Absolument. Nous sommes capables de réaliser l’archivage des programmes des chaînes que nous diff usons. Nous avons également pour projet d’assembler tous les programmes des éditeurs, dans l’optique de les réunir dans une application pour téléphones portables. Nous sommes en pourparlers avec les chaînes à ce sujet. Le développement de la fibre est en cours.

Est- ce que cela vous concerne ?

En tant que diff useur national, nous avons notre rôle à jouer dans le développement de la fibre. C’est une structure étatique qui gère son déploiement, et il n’est pas tout à fait terminé. Mais nous avons souscrit pour son exploitation, parce que c’est bien entendu un moyen de transmission de programmes en dehors du satellite. Nous sommes en discussion avec le ministère pour effectivement pouvoir l’exploiter. Avec elle, nous pourrons par exemple pallier les carences des opérateurs cellulaires Enfin, le pays accueille la Coupe d’Afrique des nations de football dans quelques mois

Comment l’appréhendez-vous en tant que diffuseur ?

Ce sera la RTI qui retransmettra l’événement sur le plan national Donc ils produiront, et nous diff userons C’est un vrai challenge, car si certains Ivoiriens venaient à rater des matchs à cause de soucis techniques, ce serait notre faute ! Mais nous sommes convaincus que tout se passera bien ■ Propos recueillis par Emmanuelle Pontié

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pa ys privil égie l e mi x én ergéti qu e à l’utilisation du ch ar bo n pour sa produ ct ion d’él ectri ci té
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Au service d’un plan durable

Le Plan national de développement (PND) 2021-2025, à travers ses différentes ar ticulations, révèle pleinement cette dy namique.

« Durabilité permanente et performance » sont les mots sans cesse choisis par les autorités publiques et administratives pour louer les initiatives, les projets et les autres réalisations qui constituent leurs cahiers des charges respectifs Pour elles, « la réalité du développement durable, dans de très nombreux secteurs, est plus que perceptible : elle est réelle ».

Ce sont ainsi plus de 59 000 milliards de FCFA que l’État a décidé de consacrer au financement de ce PND. Pour améliorer l’accès des populations à l’éducation, grâce à la gratuité et à l’obligation de la scolarisation pour tous, à la constr uction de plus d’écoles et d’universités. Il existe également, parmi les objectifs à atteindre, la facilitation de l’accès de tous les Ivoiriens à l’eau potable et à l’électricité, qu’il est prév u de pouvoir installer dans tous les villages du pays d’ici à 2025.

Des investissements notables sont aussi effectués pour multiplier les infrastr uctures sanitaires en vue de permettre au plus grand nombre de bénéficier d’un large éventail de soins médicaux de qualité. On n’oublie pas non plus, leitmotiv historique par ailleurs, la création de davantage d’emplois…

La transformation structurelle de l’économie, enjeu déterminant du développement durable dans le pays, reste sur sa trajectoire de base : celle qui consiste à accentuer la production industrielle locale. Cela passe notamment par une augmentation efficiente du taux de transformation des

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Une réelle politique a été mise en place pour maintenir et sauvegarder l’environnement, ainsi que les différents équilibres écologiques nationaux.
par Dom inique Mob ioh Ezoua
NABIL ZORKOT

Un e fe mme contri bu e au re boi sem ent de la fo rêt cl assée de la Té né, vé rita ble sy mbole de la lut te contre la déforestation

grandes productions agricoles, telles que la transformation du cacao. Ainsi, à ce jour, la quantité de fèves de cacao transformées à l’échelle nationale est passée de 25 % à plus de 30 %. Il est prév u d’ici à 2030 de porter ce taux à 50 %, entraînant un potentiel encore plus important d’employabilité. Dans la poursuite de cette optique d’assurer une plus grande impulsion à l’industrie locale, des facilités financières et fiscales sont accordées au secteur privé, considéré par l’État comme « le fer de lance du renouveau industriel », qui devra porter plus haut l’économie nationale, avec une croissance en perpétuelle hausse. La richesse nouvelle qui en résulte est distribuée sous diverses formes, dont les plus pertinentes sont les Programmes sociaux du gouvernement, PSGouv 1 et 2, qui ont l’ambition de toucher des milliers de personnes à travers des assistances financières mensuelles, comme les filets sociaux. On peut également citer le Programme emplois jeunes, avec la mise à disposition de plus de 361 milliards de FCFA en faveur de la jeunesse tout au long de cette année. À ce titre, le président de la République Alassane Ouattara et l’ensemble de son gouvernement ont décrété que 2023 était l’« année de la jeunesse ». Ici, la distribution de la richesse est faite par l’entremise de financements de projets économiques « pour l’accomplissement de soi », ou encore de financements d’activités grâce à des formations professionnelles de haut niveau en faveur des jeunes.

UN CADRE DE SAINE ÉVOLUTION

La mise en avant de la protection de l’environnement est bel et bien réelle, car la Côte d’Ivoire a fait le pari de maintenir et de protéger en permanence les différents équilibres écologiques. Aujourd’hui, la gestion et le traitement des déchets sont bien mieux maîtrisés que par le passé. On se souv ient encore combien Abidjan, la plus grande agglomération urbaine du pays, était un casse-tête pour les autorités en matière de collecte et de ramassage des ordures ménagères. Désormais, ces tâches sont

confiées à des opérateurs privés, plus outillés et plus professionnels Ainsi, assistons-nous de moins en moins à la formation de dépôts sauvages d’ordures, qui avaient, pendant la longue période de la crise politique des années 2010, favorisé le développement d’épidémies de fièv re ty phoïde et de paludisme.

Autre aspect en progression : les programmes sectoriels pour l’aménagement et la protection des 234 forêts classées ainsi que des huit parcs nationaux et des six réserves de faune que compte le pays. Le but recherché est de faire en sorte que tous les massifs forestiers continuent d’assurer de façon efficiente le maintien des équilibres écologiques et la bonne régulation du climat Ils sont indispensables, par ailleurs, pour assurer les bonnes pratiques agricoles dans toutes les régions. En mai 2022, l’État s’est engagé dans l’élaboration d’un important programme de lutte contre la désertification et la sécheresse baptisé « Abidjan Legacy Program ». Ceci à l’occasion de la 15e Conférence des parties (COP15), organisée à Abidjan par la Convention-cadre des Nations unies et dédiée à la lutte contre la désertification et la sécheresse. Un engagement qui vise à accroître la couverture forestière du pays d’ici à 2030, et à favoriser la protection des différentes composantes de la biodiversité, donc des ressources naturelles

DES OBJECTIFS CONCRETS

Par ailleurs, le Programme national de lutte contre les changements climatiques est initié depuis 2012, avec des axes stratégiques d’exécution L’idée est de faire en sorte que la Côte d’Ivoire puisse s’adapter aux conséquences du phénomène et qu’elle puisse en atténuer les effets par l’entremise de projets élaborés à ce titre. C’est dans ce cadre que le pays s’emploie à réduire depuis 2021, et ce jusqu’en 2030, son empreinte carbone à travers une diminution de 30,41 % de ses émissions de gaz à effet de serre. Ses Contributions déterminées au plan national (CDN), qui ont été ainsi

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Le but re cherché est de faire en sorte que tous les massifs forestiers continu ent d’assurer de façon ef ficiente la bonne rédugulation climat.
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rév isées, accordent désormais une place de choix à l’entretien et à la protection des forêts, en vue de les rendre plus à même de séquestrer le maximum de carbone.

Le mix énergétique est également préconisé, au détriment du charbon minéral, pour la production du courant électrique. Une importante quantité d’énergies renouvelables, estimée à 45 %, sera utilisée à cet effet. La toute première centrale de production d’électricité à partir de l’énergie solaire sera bientôt fonctionnelle à Boundiali, ville du nord, avec une production annuelle de 64 GW h. Cette réalisation fondamentale dans l’ensemble des actions allant dans le sens du développement durable va faciliter l’électrification publique de plusieurs villages et de 40 000 ménages. Comme un effet domino, la construction de ladite centrale est suiv ie par la mise en place d’autres chantiers, à Odienné, toujours dans le nord, puis à Katiola, dans le centre, ainsi qu’à Bondoukou, à l’est.

D’autre part, depuis 2020, la promotion de l’économie circulaire comme modèle

économique favorisant la protection des ressources a été décidée. Elle est notamment matérialisée par l’ouverture de l’Institut de l’économie circulaire d’Abidjan (IECA), qui a pour mission de vulgariser les concepts de base de cette économie, ainsi que d’organiser et de moderniser les différentes activités faisant l’objet de la circularité. L’IECA œuv re aussi pour l’implication des collectivités décentralisées du pays dans le développement de ses activités en vue d’en faire des sources d’emploi potentielles, avec comme substrat économique le développement de petites unités industrielles locales de recyclage, de transformation et d’écoconception, etc.

Garantir un cadre de vie plus sain et une évolution écologique, économique et sociale à la population. C’est bel et bien l’objectif que poursuivent les différentes composantes du gouvernement La Côte d’Ivoire gagnera-t-elle le pari d’un meilleur équilibre environnemental ?

Les années à venir nous le diront. ■

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Aujourd’hui, la gestion et le traitement des dé chets sont bien mieux maîtrisés qu e par le passé.
SIA KAMBOU/AFP
Le présid ent Oua ttara lor s de la cé ré mo ni e d’ou ve rture de l a CO P15, à Ab idja n, le 9 ma i 2 022.

Raymonde Goudou Coffie « Des bases solides sont posées pour la pérennisation de nos actions »

La ministre -gouverneure du district autonome des Lacs présente les enjeux de cette nouvelle entité territoriale et les projets qu’elle entend por ter localement

AM : Vous êtes ministre-gouverneure du district autonome des Lacs, dans le centre -est du pays , une entité créée en 2021 et voulue par le président Alassane Ouat tara pour accélérer le développement régional. Pourquoi fallait -il cet échelon administrati f, qui se place entre les conseils régionaux et les préfets, d’une part, et le gouvernement, d’autre part ?

Raymonde Goudou Coffie : Comme vous l’avez indiqué, les districts autonomes sont de création récente, en application de la loi du 5 août 2014 Ainsi, dans sa vision de renforcer le maillage territorial de l’administration, le président de la République Alassane Ouattara a mis en place cette entité territoriale qui regroupe soit un ensemble de régions, soit un ensemble de départements, de communes et de sous-préfectures. Les districts autonomes visent donc à renforcer l’efficacité de l’action du gouvernement, en por tant le développement et le progrès social dans des aires géographiques beaucoup plus étendues. C’est pour cette raison qu’ils ont la mission de coordonner, de suiv re et d’évaluer la bonne exécution sur le plan local des programmes et projets, et de mener les actions de développement. Ainsi, ils viennent accélérer la politique de décentralisation entreprise depuis des années dans le pays La création de cette entité s’inscrit, selon le chef de l’État, « dans le cadre de la mise en œuvre de la politique de décentralisation et du développement

local en vue de renforcer l’ef ficacité de l’action gouvernementale, le suivi et la bonne exécution des programmes et des projets ». Quel rôle jouez-vous dans le développement économique et social local ?

Notre rôle s’inscrit dans la vision de développement du président proposée dans le programme « Côte d’Ivoire solidaire ». Le district autonome veille au contrôle et au suiv i-évaluation des programmes et projets de développement dans le cadre de la décentralisation et de la déconcentration. En cela, la feuille de route du gouvernement élaborée chaque année nous sert de suppor t d’orientation pour produire notre programme d’activités annuel soumis à la validation de la primature. Ainsi, nous travaillons en lien avec toutes les autres entités administratives, ainsi que la chefferie et les communautés locales, à créer ou consolider le climat de paix et de cohésion sociale. Je fais le suiv i de la mise en œuv re du Plan national de développement (PND) au niveau local avec le comité de suiv i mis en place. J’initie des missions de développement de partenariats pour promouvoir les potentialités du district autonome des Lacs, en vue de la création d’unités de transformation des produits locaux, qui ouvre des opportunités d’emplois pour les jeunes et les femmes. Je suis aussi très sensible à la question de l’excellence de l’éducation au sein de nos écoles et universités. Par ailleurs, en ma qualité de

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ministre-gouverneure, j’ai institué la cérémonie de l’excellence pour récompenser, chaque année, les meilleurs élèves des examens à grand tirage du district Avez -vous une marge d’appréciation et d’impulsion d’une politique de développement local ?

Bien sûr. Nous souhaitons faire des trois régions, à savoir le Bélier, le N’Zi et l’Iffou, un pôle agropastoral. C’est en ce sens que les membres du conseil du district autonome des Lacs et moi-même avons créé un festival dénommé N’zrama Festival. La première édition, qui s’est tenue les 28, 29 et 30 juillet 2023, avait pour thème : « De la production à la transformation de nos produits agropastoraux ». Au cours de ce rendez-vous culturel, nous avons mis en avant les potentialités du district, af in d’amener des investisseurs à s’y intéresser Quels sont les enjeux de développement ?

Pour y faire face, le district autonome des Lacs a décidé d’élaborer un schéma directeur Un cabinet d’études commis à cet effet, après qu’un appel d’offres a été mené, doit produire le rappor t diagnostic En attendant ce document final, nous sollicitons des investissements dans le domaine des infrastr uctures (routes, fournitures d’eau potable, d’électricité et d’assainissement), dans l’agriculture, le tourisme, l’industrie et les serv ices pour améliorer la qualité de vie de la population Autres enjeux majeurs dans notre région : l’éducation et la formation, l’accès aux soins de santé et le développement durable. Relativement à ce dernier sujet, nous devons faire face à des défis environnementaux, tels que la déforestation, la dégradation des terres et la pollution des ressources naturelles due à l’or paillage illégal, notamment. Comptez -vous développer des secteurs d’activités traditionnels, spécifiques à la région ?

Nous avons en effet des savoir-faire traditionnels que nous voulons valoriser pour attirer des investisseurs Au terme du N’zrama Festival, nous avons décidé de travailler sur l’agropastoralisme et nos potentialités agricoles, mais aussi sur la formation, car nous aimerions améliorer la qualité du pagne traditionnel baoulé, notamment la maîtrise de la teinture, et en faire un instrument de promotion culturelle et économique. Nous souhaiterions aussi enseigner aux nouvelles générations l’ar t oratoire et promouvoir la langue baoulé auprès des jeunes enfants.

Souhaitez-vous l’implantation de nouvelles activités dans votre district ? Si oui, lesquelles ?

Ef fectivement. Porter, par exemple, l’implantation d’unités de transformation de produits agropastoraux à l’échelle industrielle et semi-industrielle au profit des femmes et des jeunes Et cela, pour la transformation des produits vivriers, maraîchers et de rente Le secteur de l’agropastoralisme regroupe plusieurs métiers. C’est ainsi un domaine créateur d’emplois et un véritable accélérateur de l’autosuffisance alimentaire. Nous sommes en partenariat avec la région Normandie, en France, pour la formation des jeunes et des femmes, mais surtout pour encourager la construction de structures de formation professionnelle dans ce domaine. Nous y mettons le prix.

Comment voyez-vous évoluer le district autonome des Lacs à l’issue de votre mandat, dans trois ans ?

Je souhaite que notre vision puisse prendre forme et se réaliser à l’issue de ce premier mandat Le président de la République nous a fait confiance en nous nommant à ce nouveau poste. Il a fallu l’installer, créer la dy namique au sein du Conseil du district, af in que tout le monde se sente concerné par cette nouvelle entité territoriale. Nous avons identifié nos priorités, et la remise officielle du schéma directeur sera faite avant la fin de l’année, ainsi que la réactualisation des livres blancs. Nos femmes et nos jeunes sont intégrés dans les programmes d’autonomisation et d’employabilité mis en place par le gouvernement Le district autonome des Lacs est donc en marche, et des bases solides sont posées pour la pérennisation de nos actions actuelles. ■ Propos recueillis par Philippe Di Nacera

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Nous sollicitons des investissements dans le domaine des infrastructures, dans l’agriculture, le tourisme et les services.

Philippe Metch « Réussir dans le chocolat »

Issu d’une famille qui vit de la transformation du cacao depuis plusieurs dé cennies, cet ar tisan redéfinit les critères de luxe dans cette industrie par Dom inique Mob ioh Ezoua

À30 ans, intarissable sur le cacao et la chocolaterie, il est un esthète en la matière. Dans sa boutique-atelier PEMMS, située à Abidjan dans le quartier des Deux-Plateaux, il propose un chocolat 100 % ivoirien sublimé par des produits locaux, tels que le bissap, le gingembre ou encore le petit cola. Travaillant à temps plein « dans le chocolat » depuis 2020, il préfère néanmoins dire qu’il est né dans le cacao. Metch. Un simple nom de famille, mais qui, pour Philippe, représente bien plus – a fortiori dans ce milieu innovateur en Côte d’Ivoire : « Metch, c’est une marque, une valeur, une ambition », annonce-t-il, le regard et la voix pleine de conv iction.

La famille Metch baigne dans cette industrie depuis les années 1990 Lorsque Philippe vient au monde, son père, Frédéric, travaille déjà dans le groupe SIFC A. Quelques années plus tard, ce dernier s’installe à son compte et crée la société CONDIC AF (Conditionnement de café et cacao), qui deviendra en 2006 la première entreprise de transformation de cacao à capitaux 100 % ivoiriens. Inspiré par la vision entrepreneuriale de son père, Philippe se passionne pour cette activité. L’enfant de Bonn, village situé dans la région de Dabou, dont sa famille est originaire, garde de très bons souvenirs de ses années d’enfance : « Le cacao nous a beaucoup apporté, à ma famille et à moi. Évoluer dans ce secteur d’activité est l’une des voies idéales pour construire une vie stable, au sein de sa famille et de sa communauté. »

Et dire que son père le destinait à un avenir professionnel tout autre ! « Mon père n’a jamais voulu que je travaille dans le cacao ou que je devienne entrepreneur. Il trouvait ce métier trop anxiogène. » Philippe poursuit des études en finance d’entreprise en France, puis s’y installe

En 2017, suivant les conseils de son père, il rev ient en Côte d’Ivoire et rejoint le groupe familial. Mais très vite, animé par la fougue de la jeunesse entrepreneuriale africaine de cette dernière décennie, il monte PEMMS.

« Nous voulons créer un écosystème positif pour tous les acteurs de la chaîne de valeur L’une des grandes problématiques dans ce milieu, c’est la rémunération du planteur Chez PEMMS, nous payons au minimum deux fois le prix fixé par le régulateur [le Conseil café-cacao, ndlr] pour chaque campagne. C’est-à-dire que lorsque le prix annoncé est de 900 francs CFA le kilogramme, nous payons au minimum 1 800 FCFA Nous travaillons avec deux coopératives : l’une à Azaguié, et l’autre à Soubré. »

Il ajoute : « Je veux montrer qu’il est possible pour un Ivoirien d’investir et de réussir dans l’industrie du chocolat. Avec mes partenaires, nous souhaitons construire une usine de fabrication à Abidjan, et ensuite, aller à la conquête du continent (Nigeria, Ég ypte, Maroc ou encore Afrique du Sud). »

La Côte d’Ivoire continue d’obtenir des revenus substantiels grâce à cette industrie. Véritable culture de rente, elle représente 20 % du PIB et 40 % des recettes d’exportation. Pour autant, Philippe Metch encourage le gouvernement à accentuer ses efforts, pour favoriser une véritable transformation du cacao par des opérateurs nationaux. « Il faut un réel accompagnement politique. La Côte d’Ivoire a aujourd’hui la technicité et les ressources pour façonner des champions nationaux dans ce secteur hautement stratégique. Le président de la République a mis en place les ressources et le cadre nécessaires pour cela. Le Conseil Café-Cacao a un cahier des charges selon lequel il doit garantir et défendre les intérêts des producteurs, et promouvoir la transformation locale » ■

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Ambroise N’Koh « Revenir à une agriculture de proximité »

À 70 ans, il est connu pour ses méthodes agronomiques et biologiques, et por te le projet PR OMIR E à l’ échelle de l’Agnéby -Tiassa

AM : Vous vous inscrivez dans le développement durable. Ambroise Nkoh : Oui. Il faut revenir à une agriculture de proximité C’est l’homme qui, en produisant à outrance, détruit la Terre. Et l’agriculture biologique n’est autre que l’agriculture de nos grands-mères. Qu ’est-ce que l’agriculture biologique et l’agroforesterie ?

L’agriculture biologique consiste à lutter contre les nuisibles en utilisant des alternatives à l’agriculture moderne. Il y a les méthodes agronomiques et biologiques en cacaoculture pour lutter contre certaines maladies : il s’agit de planter des arbres ou des plantes qui vont les contrer. L’agroforesterie associe arbres, agriculture et élevage pour récréer un microclimat là où la main de l’homme est passée. Les arbres forestiers fixent l’azote et sont de véritables puits de carbone.

Appar tenez-vous à une coopérative ?

Je suis pour une agriculture intensive capable de préser ver l’environnement et la forêt. Je fais du cacao 100 % biologique : la tablette à 70 % faite par Axel-Emmanuel, le chocolatier ivoirien ; la marque Treegether, développée par le Suisse Fabien Coutel. Je produis au moins 70 % des biopesticides, et j’utilise différents ty pes de fourmis pour une gestion intégrée des nuisibles. Je me bats en ce moment pour créer le collectif des coopératives biologiques de Côte d’Ivoire. C’est dans ce sens que j’ai été coopté par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture en tant que point focal dans l’Agnéby-Tiassa à travers le projet PROMIRE, pour vulgariser cette méthode 100 % bio Mais celle-ci coûte plus cher que l’agriculture conventionnelle. En ce qui me concerne, je vends mon cacao biologique et haut de gamme à 3 000 FCFA le kilo sur les marchés de niche au plan national et à l’international

Comment booster la consommation dans le pays ?

Les Occidentaux ne peuvent pas se passer du chocolat. Pourquoi ? Parce qu’ils sont addicts à l’endorphine Mais en Côte d’Ivoire, on n’en mange pas ! Or, on peut en faire un aliment à consommer régulièrement, au niveau des cantines scolaires par exemple, pour garantir le succès des futurs marchés locaux.

Ainsi, il existe de nombreuses possibilités de transformation ?

La chaîne de valeur permet de confectionner de nombreux sous-produits : le biocompost, la potasse ou le charbon de coques de cacao pour lutter contre la déforestation. Dans le domaine de la beauté, on peut notamment utiliser de la potasse, du beurre ou des fèves pour faire du savon.

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Abidjan, capitale ca des services

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Depuis l’avènement des réseaux sociaux et de l’intelligence ar tificielle, il est de plus en plus difficile de vivre sans cliquer sur le clav ier de son téléphone ou de son ordinateur. Une manne inespérée pour les entrepreneurs 2.0, comme Reine Boga Doudou : « Tous les secteurs d’activité passent par la digitalisation et l’accès aux réseaux sociaux », explique-t-elle.

Yango, Uber ou Heetch en matière de VTC, Glovo et Jumia pour les livraisons diverses Et tant d’autres ! Sans compter les nombreux opérateurs téléphoniques, tels que Moov, Orange, Wave ou MT N, spécialistes de transfer t d’argent et de paiement mobile. Ces sociétés venues de l’extérieur sont entrées dans le quotidien des Ivoiriens en un clic ! Ainsi, des expressions comme « devenir Glover » ou « attendre son Yango » sont désormais courantes.

Reine Boga Doudou, 32 ans, experte-comptable de profession, n’a développé son « business d’à côté » que parce que Glovo, entreprise spécialisée dans la livraison de repas à domicile, existe. Sa marque Barbecue Royal, spécialisée dans les grillades, fonctionne sous la forme d’un serv ice de traiteur haut de gamme. Au moyen de l’application, depuis son bureau de manager, elle coordonne son activité Il lui suffit de faire appel à un coursier de Glovo. Ce dernier réceptionne et livre les plats commandés par les clients, selon une procédure qui permet en outre à l’entrepreneure de sécuriser ses bénéfices. « Glovo m’assure une meilleure traçabilité au niveau de mes

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La mégapole est aussi un vivier d’innovations et n’a de cesse de s’adapter aux enjeux globaux de la digitalisation.
Dom inique Mob ioh Ezoua

Jum ia, soc iété de com me rc e en lig ne, et Glovo, sp écial is ée dans la livraison de re pas à dom icil e, incarn ent toutes deux la nu mé ri sa ti on de s prestations

ventes. Pour cela, je leur donne 26 % sur chaque commande », affirme-t-elle Lancée sur le marché ivoirien en 2019, Glovo livre à la demande par le biais de son application mobile. Sa politique managériale consiste à nouer des partenariats avec des TPE et des PME à travers le pays. D’autre part, l’entreprise, qui emploie désormais un millier de coursiers, s’est déployée dans

plusieurs grandes villes, comme Abidjan, Yamoussoukro, Bouaké, San-Pédro…

Quant à Jumia, créée en 2012, spécialisée dans la vente en ligne, c’est une vaste « marketplace » qui connecte vendeurs, acheteurs, rec ycleurs, et qui assure la livraison de millions de colis sous la forme d’un serv ice de paiement sécurisé facilitant les transactions.

UNE AS SISTANCE À PORTÉ E DE CLIC

Les VTC, pour leur part, se sont durablement implantés dans la capitale économique ivoirienne, et de façon si spectaculaire qu’en mai dernier, le gouvernement a pris la décision de les réguler. Seul choix possible face à un secteur qui connaît un boom sans précédent. Yango le russe, Uber l’américain, ou encore Heetch le français… Ces marques font partie du paysage routier d’Abidjan depuis quelques années et représentent une sérieuse concurrence

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ISSOUF SANOGO/AFPDR

face aux ta xis traditionnels (taxis orange et wôrô-wôrô). Yango, appartenant à la firme Yandex, entreprise de serv ices de covoiturage internationale, installée depuis 2018 à Abidjan, a développé des serv ices de transpor t à la demande, des produits de navigation et d’autres applications de pointe. Son arrivée a changé le paysage. Très rapidement, Yango connaît une forte croissance, étant sy nony me de voyages rapides, confor tables et sûrs en compagnie de chauffeurs (dont des femmes), bien formés et avec un bon niveau d’études

Un an plus tard, en 2019, un nouveau venu fait son entrée avec le slogan : « Abidjan, votre Uber arrive » Misant aussi sur la sécurité et la fiabilité de son application, l’américain, « abordable d’un simple clic », lance une autre offre permettant d’effectuer des courses. Ses dirigeants ont estimé que, « Abidjan, avec ses 5 millions d’habitants et ses transpor ts publics limités », était une ville de taille parfaite pour lancer ce serv ice.

Heetch, dont les ta xis-motos ont été suspendus par les autorités ivoiriennes en décembre 2019 pour des raisons de sécurité, est revenu en force en mai 2022

Tentant de se faire une place entre Yango et Uber, la star t-up française pratique des coûts réduits pour les courses, et propose 0 % de commission à ses chauffeurs et un paiement en espèces ou par carte bancaire.

Les habitudes et les mentalités de la majorité des Ivoiriens ces dernières années montrent qu’ils sont à la pointe du progrès. Grâce à une utilisation active et régulière de serv ices innovants, qui leur permettent d’économiser de l’argent, de se déplacer ou de manger dans les lieux qu’ils désirent… La population a changé. Aujourd’hui, connaître son itinéraire de navigation grâce au GPS est devenu la norme. Régler sa facture d’eau ou d’électricité par le biais de ses comptes bancaires en ligne, c’est faire preuve d’intelligence et de modernisme Rendre compte de son actualité, qu’elle soit professionnelle, sociale ou personnelle, sur les réseaux sociaux, n’est pas seulement dans l’air du temps, c’est un nouvel art de vivre. ■

Vanessa Diouf « Ressouder les liens rompus »

Ancienne chroniqueuse de télévision, elle a créé un concept inédit à Abidjan avec Surprise Events par Dom inique Mob ioh Ezoua

Pionnière dans son domaine, Vanessa Diouf, 38 ans, n’avait jamais imaginé connaître un tel succès. Tout commence en 2020, quand lui vient l’idée ingénieuse de conceptualiser autrement la commercialisation de paniers-cadeaux. Le principe est simple : accompagnée de son équipe, elle surprend des personnes bien identifiées dans la rue, à la maison, ou encore au beau milieu d’une réunion corporate pour leur offrir un cadeau d’un ami, d’un parent, de l’épouse, de l’époux… Ensuite, l’événement filmé est publié, avec l’accord des intéressés, sur les pages de Surprise Events Sa structure spécialisée dans l’événementiel se distingue grâce à sa présence sur les réseaux sociaux et ses quelque 550 000 abonnés. Elle poste ce qu’elle a réalisé et décoré, et ses images attirent likes et commentaires De multiples internautes la sollicitent pour passer commande Et la voilà désormais qui réalise plus de 15 surprises par jour à travers les différentes communes d’Abidjan. Les vidéos de ses happenings comptent, à ce jour, plus de 3 millions de vues. Un véritable succès viral, mais aussi financier, puisque de nombreuses entreprises et structures ivoiriennes sont prêtes à la payer pour faire de la publicité sur ses pages, compte tenu de leur pouvoir d’attractivité.

« Surprise Events vient réparer les cœurs brisés et ressouder les liens rompus Chaque surprise est une histoire de vie », raconte Vanessa Diouf. En l’espace de trois ans, la petite entreprise s’est imposée comme une marque, et vend à présent sa licence. Elle est déjà représentée au Cameroun et au Sénégal. ■

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NABIL ZORKOT

Louis-André Dacoury-Tabley « Le choix des énergies renouvelables »

Ef fectif depuis juin 2021, le district autonome du Gôh- Djiboua réunit deux régions au couver t végétal riche. Son ministre- gouverneur en a vite perçu les enjeux, notamment ceux de la transition énergétique, qui est à même de favoriser leur autonomisation.

AM : Quelle explication donnez -vous à l’appellation du district Gôh -Djiboua, dont vous êtes le premier responsable ?

Louis-André Dacoury-Tabley : C’est l’administration qui, après les indépendances, a dénommé les différents « cercles », comme on les appelait au temps colonial. En l’occurrence, il s’agit d’une juxtaposition du nom des régions du Lôh-Djiboua et du Gôh. Il y a donc le Lôh, le Djiboua et le Gôh ! Le Lôh, situé dans l’actuelle ville de Lakota, désigne le Lôkoda, qui veut dire « l’endroit où il y a des éléphants ». Djiboua, qui fait référence à la ville actuelle de Divo, signifie « le lieu où foisonnent les panthères ». Enfin, il y a le Gôh, avec la ville de Gagnoa, qui signifie « fromager ». Quel rôle jouez-vous exactement au sein de ce district autonome ?

Avec la création des districts autonomes et la nomination des ministres-gouverneurs en juin 2021, la Côte d’Ivoire assiste à l’émergence de nouveaux acteurs de développement, soucieux de trouver des solutions innovantes pour l’émancipation de leurs territoires. Le président de la République Alassane Ouattara avait pensé l’installation de ces districts dès 2014 Finalement, c’est au cours de son deuxième mandat qu’il a pu les mettre en place. Cette disposition administrative, qui n’existe pas dans le système administratif territorial français, mais plutôt au sein des pays anglo-saxons, consiste à instaurer un rapport entre la population et ses richesses, et à faire en sorte qu’une entité s’occupe de créer des entreprises, de favoriser l’emploi, etc. C’est l’idée fondamentale de la création du district : apporter une valeur économique aux territoires. La population de votre district comprend -elle le bien- fondé du rôle que vous jouez et l’utilité

d’une telle entité dans le processus de décentralisation initié en Côte d’Ivoire ? Globalement, oui. Auparavant, la population avait affaire aux préfets et aux sous-préfets. Désormais, avec l’avènement des districts, les ministres-gouverneurs ont la responsabilité d’expliquer à la population le bien-fondé de ce rôle Celui-ci repose essentiellement sur le développement économique des territoires dont nous avons la charge. Et cela repose notamment sur la recherche d’investisseurs dans le but de créer des emplois. Il s’agit de faire de nos régions de véritables pôles d’expansion économique, en mettant en avant leurs atouts. Comment travaillez-vous avec les préfets ou encore avec les conseils régionaux ?

Les présidents des conseils régionaux et leur bureau, ainsi que les maires, sont membres titulaires du conseil du district, composé de 42 membres, dont les deux tiers sont issus des conseils régionaux et des conseils municipaux L’autre tiers représente des membres de la société civile C’est dire à quel point ils sont impliqués. Le district autonome que nous représentons est chargé d’assurer le suiv i des dépenses d’investissement des régions et communes, de manière à en mesurer les impacts socio-économiques et à faire appliquer les corrections correspondant aux exigences de traçabilité budgétaire. Nous sommes pleinement engagés dans ce processus, même si on peut penser à juste titre que cela mettra du temps. Quels sont les grands axes de votre politique et quelle est votre vision pour les années à venir ?

Notre vision est la même que celle du chef de l’État, sauf qu’elle est localisée. Le ministre-gouverneur que je suis se considère comme un commercial, chargé de faire

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connaître la vision générale du président de la République. L’idée est de faire en sorte qu’à moyen et long terme, la population ne rêve plus d’aller à Abidjan pour s’y installer, et qu’Abidjan ne soit plus perçue comme la seule grande ville économique de notre pays. Il faut que nous fassions en sorte que les jeunes, notamment, acceptent de s’établir dans leurs régions respectives. De manière spécifique, il est souhaitable qu’une très grande partie de la population de nos régions naisse, grandisse, fasse ses études, travaille et prenne sa retraite là où elle vit.

Le Gôh -Djiboua est, dit- on, une région pleine de ressources renouvelables…

En effet, le district est doté d’un sol et d’un sous-sol riches

Il s’agit d’un territoire de production agricole important pour le pays Et nous disposons d’un potentiel solaire et de biomasse considérable. Nous avons ainsi décidé de faire le choix des énergies renouvelables comme outil de notre développement durable. Nous avons bien l’intention de contribuer à la transformation du pays, à travers un appui direct, vers une transition énergétique, telle que défendue par le président de la République. C’est une priorité pour notre développement économique C’est ainsi que nous avons réussi à attirer des investisseurs étrangers pour la réalisation de projets de production d’électricité par l’énergie solaire.

De manière plus concrète, quelles sont ces initiatives ?

Dès la fin de l’année 2022, des discussions ont été entamées avec un groupe d’investisseurs européens, conduit par l’irlandais WElink Energy, pour le développement de centrales solaires dans notre district. Ces échanges ont abouti à la signature d’un protocole d’accord, le 29 mars 2023, à Gagnoa, établissant la réalisation de trois projets pour la production de 100 mégawatts d’électricité La construction d’une première centrale, basée à Bayota, devrait démarrer dès le premier trimestre 2024. Elle sera à même de fournir 10 mégawatts d’électricité dès la fin de l’année 2024 Nous nous sommes mis d’accord avec eux pour initier la création de plus de 1 000 emplois directs et la formation de 800 jeunes par an Les financements de ces travaux sont bel et bien en place, et les études environnementales et sociales ont déjà démarré. Pour tenir le calendrier fixé, nous travaillons avec le ministère des Mines, du Pétrole et de l’Énergie Par ailleurs, un projet de production d’électricité par biomasse est en cours à Divo, pour une capacité de 30 mégawatts. Et les contacts que j’ai pu avoir dans ce domaine, lors d’un séjour au Canada en août 2022, notamment, permettent d’envisager de bonnes perspectives de coopération Pour aller au bout de notre logique et maîtriser la chaîne, des négociations sont menées et des initiatives sont entreprises pour faire de Gagnoa, chef-lieu du district autonome du Gôh-Djiboua, un véritable pôle industriel en matière de production de panneaux solaires et d’onduleurs pour la fourniture du marché national et sous-régional ouest-africain

Vous semblez accorder une at tention particulière aux énergies renouvelables Pourquoi ?

Nous avons la responsabilité de travailler à la promotion des potentiels de notre territoire. Au-delà de l’accroissement et de l’amélioration de la qualité de la fourniture électrique que nous apporteront ces nouvelles sources d’énergie, il s’agit d’une source indéniable de création d’emplois et de développement économique Ce qui est primordial, c’est d’améliorer de manière concrète la qualité de vie de la population dans les régions du district autonome du Gôh-Djiboua. ■

par

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Propos recueillis
Dominique Mobioh Ezoua
DR
Il est souhaitable qu’une grande par tie de la population de nos régions naisse, grandisse, fasse ses études, travaille et prenne sa retraite là où elle vit.

Waw Muzik bouscule le stre aming musical «C

Lancée à Abidjan par le Français

Jean -Philippe

Audoli, violoniste de renommée mondiale, Waw Muzik propose à ses abonnés de la musique en illimité avec de « l’Internet gratuit ». Une révolution dans le monde des plates -formes, qui n’a pas fini de faire parler d’elle par Ph ili ppe Di Nacera

’est moins cher que le piratage », énonce fièrement Jean-Philippe Audoli, fondateur de l’application Waw Muzik, qui est en train de bouleverser l’écoute de la musique en streaming sur le continent. L’idée lui est venue lors d’un rare moment d’oisiveté, alors qu’il lézardait sur une plage bretonne Violoniste depuis l’âge de 4 ans, l’homme, à la tête du Quatuor Ludwig pendant vingt-cinq ans, toujours directeur du festival de musique classique

Les Nuits du château de la Moutte, près de Saint-Tropez, en France, est un concertiste reconnu. Avec 30 albums, trois grands prix internationaux et une récompense au Midem à son actif, il a fait plusieurs fois le tour du monde avec sa formation Aussi, il s’est produit pendant vingt ans sur les scènes d’une quarantaine de pays africains, où « l’incroyable savoir-faire et le talent » des artistes l’ont frappé. Déjà une forme d’engagement envers le continent, dont il pressent très tôt le potentiel d’avenir Sur cette plage bretonne, un constat, aussi drastique que dramatique, frappe le musicien : alors que 90 % des musiques populaires dans le monde ont une origine ou une influence africaine, seulement 0,6 % des revenus de l’économie musicale, dont le montant s’élevait en 2022 à 26 milliards de dollars au niveau mondial, sont générés sur le continent.

« Chaque fois que la culture africaine en rencontre une autre, cela crée du génie, et les Africains n’en profitent pas », dit-il

Une donnée radicale et choquante pour l’artiste, qui l’amène à poser les termes d’une équation apparemment insoluble autour d’une problématique plus simple à énoncer

qu’à résoudre : trouver un nouveau modèle pour l’économie musicale sur le continent, qui ne soit pas basé sur la publicité (presque inexistante en Afrique) et qui permettrait à chaque acteur de mieux s’en sortir, c’est-àdire aux musiciens d’être mieux rémunérés, aux consommateurs d’écouter de la musique sans encombre, et aux majors (Universal, Sony, Warner, etc.) de ne pas perdre leurs plumes. L’étrange idée de vouloir créer « des convergences d’intérêts quand ceux-ci sont éloignés les uns des autres » le stimule d’autant plus qu’elle semble impossible.

La réponse apparaît aussi simple à exprimer que complexe à mettre en œuvre : « en supprimant la barrière de l’accès à Internet », qui, sur le continent, est particulièrement cher pour les usagers. « Comment accepter que l’Afrique, qui fait danser et chanter toute la planète, ne permette pas à sa population d’écouter sa propre musique parce qu’Internet coûte trop cher ? » En effet, avec 100 francs CFA, on ne peut pas écouter plus de deux ou trois morceaux de musique – sans parler du coût de l’abonnement sur les plates-formes !

L’idée lancée, Jean-Philippe Audoli choisit la Côte d’Ivoire, qu’il considère comme le hub culturel et économique de la sous-région « De plus, avec 62 ethnies, l’interculturalité y est déjà efficiente. » Il crée sa société en 2017, et l’application est opérationnelle et lancée en novembre 2021 Quatre ans, bâton de pèlerin en main, pour convaincre tous les acteurs, en particulier un gros opérateur sur Internet indispensable à la réalisation du projet. C’est sur Orange qu’il jette son dévolu et à qui il formule une proposition, que l’entreprise française,

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premier opérateur de téléphonie et d’Internet en Côte d’Ivoire, ne peut refuser : « Vous me donnez Internet, je vous apporte la jeunesse. »

Voici comment, dans Waw Muzik, Internet est gratuit. Autrement dit, l’application permet d’écouter de la musique en illimité, sans publicité et sans consommer le pass Internet de l’abonné

SUCCESS STORY

Le succès est immédiat Car cela change tout. La modique somme payée pour s’abonner à la plate-forme (100 francs CFA pour la journée, 200 FCFA pour trois jours, 700 FCFA pour une semaine ou 1 400 FCFA pour le mois) n’est pas entamée par l’accès à Internet. Les abonnés peuvent écouter de la musique sans contrainte pour un coût inférieur à celui du piratage (même pour pirater, on utilise Internet !), moins cher également que YouTube, une plate-forme pourtant gratuite, et également moins onéreux que celui de toutes les platesformes payantes existantes. Cela fait dire au fondateur de l’application, dans un sourire, qu’il a inventé pour le consommateur le « moins cher que gratuit ! », tout en assurant une meilleure répartition des revenus pour les acteurs de l’industrie musicale :

« Waw Muzik est la plate-forme qui rémunère

le mieux, et de loin, les artistes Nous les payons six fois plus que nos concurrents (à savoir Spotif y ou Deezer), alors que leur modèle s’appuie sur la publicité en plus des abonnements. » 60 % des revenus de Waw Muzik sont ainsi redistribués aux ayants droit.

Avec sa plate-forme, Jean-Philippe Audoli entend faire passer un message éminemment politique, qui veut contrecarrer tous les postulats de l’exclusion. « Le métissage et la créolisation, sources de tant de créations de génie, sont une réalité, une évidence et une richesse culturelle Elles doivent devenir une richesse économique en Afrique. » C’est en homme investi d’une mission qu’il se présente, « pour permettre aux Africains d’écouter leurs propres musiques ».

En 18 mois d’existence, l’application rassemble près de 500 000 utilisateurs en Côte d’Ivoire, et son chiffre d’affaires est déjà supérieur à celui des plus grandes plates-formes internationales qui, elles, opèrent sur tout le continent. Les abonnements explosent, avec un revenu qui suit la même tendance exponentielle. Pas étonnant que Waw Muzik suscite des convoitises. Des investisseurs américains et africains se sont déjà positionnés. ■

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« Comment accepter que le continent, qui fait danser et chanter toute la planète, ne permet te pas à sa population d’ écouter sa propremusiqu e ? »
La nc ée en 20 21, l’applicati on sé duit déjà de s mill ie rs d’ut ili sateur s.
CAPTURE D’ÉCRAN (2)DR
Je an -P hil ipp e Au doli

Jacobleu « Il faut que nous nous adaptions à l’universel »

Selon le peintre, photographe, enseignant et galeriste, le salut de l’Afrique se trouve dans les Industries créatives et culturelles (ICC).

AM : Les ICC, voici un sigle désormais à la mode en Afrique ! À quoi cela fait -il référence exactement ?

Jacobleu : Les Industries créatives et culturelles (ICC) concernent tout ce qui grav ite autour de la conception d’un produit artistique et culturel, y compris sa commercialisation, le processus de production, de promotion et de valorisation. C’est un concept qui touche à tous les domaines : l’architecture, les arts visuels, la musique, le cinéma, la gastronomie, le théâtre, la danse, la littérature, la mode, les festivals, l’artisanat… et même le tourisme et l’environnement ! Selon les statistiques des agences des Nations unies, la demande mondiale de biens culturels croît régulièrement depuis plus de vingt ans. Et le continent dispose d’un vivier impressionnant de créateurs capables d’alimenter les principales filières économiques de la culture. Car ce secteur absorbe de plus en plus la population active, en créant des emplois, en générant des revenus et en contribuant ainsi à la lutte contre la pauv reté Selon vous , les ICC peuvent -ils contribuer à donner une identité propre à chaque État africain ?

C’est une év idence. Car si l’on arrive à mieux produire, à mieux positionner nos productions et à mieux les vendre, chaque pays pourra valablement devenir une vitrine sur le monde. On le voit avec la musique. En Côte d’Ivoire, le zouglou et le coupé-décalé par exemple ont su franchir les frontières et s’imposer au monde. On a aussi l’exemple palpable du Nigeria, avec sa grande industrie cinématographique, Nollywood, qui draine toute une chaîne de valeur : les scénaristes, les techniciens, les studios, les acteurs, les producteurs et les distributeurs… Il s’agit aujourd’hui du deuxième producteur mondial de films. L’industrie a su créer « une culture cinématographique et un marché de consommateurs locaux et internationaux

qui ont un appétit pour le contenu africain ». Cependant, il est important de savoir que nos productions, aussi nombreuses soient-elles, ne valent pas grand-chose tant qu’on ne professionnalise pas le milieu. Pourquoi est- ce seulement maintenant que l’on parle de professionnalisation et de conceptualisation ? Les activités culturelles existent depuis longtemps sur le continent !

Depuis l’avènement de nos pays, à l’indépendance, le regard extérieur sur nos créations et nos productions était un regard exotique. On y voyait d’abord un côté artisanal, historique, voire anthropologique ! Désormais, nous, Africains, savons que nos créations ont une valeur économique réelle. On le constate avec la mode Nos créateurs ont désormais de l’influence à l’échelle mondiale. Nos tissus et autres articles divers, fabriqués par nos artisans, sont prisés et utilisés à bon escient dans la conception de la maroquinerie, des costumes, des chaussures, des bijoux, etc. Certaines grandes marques internationales s’en servent à présent pour montrer qu’elles ont de nouvelles idées à offrir. Du coup, ce domaine, longtemps considéré comme marginal et sans grande influence au niveau de la rentabilité du marché, se révèle une véritable source de revenus. Mais il faut organiser tout cela ! Ce que vous dites donne à penser que l’on conceptualise enfin les choses , on les rend plus professionnelles , mais que l’on exploite la créativité et le génie ar tistique des Africains pour, une fois de plus, les utiliser sans qu ’ils n’en tirent profit…

Ce ne sont pas uniquement les autres, sous-entendu les Occidentaux, qui s’en sont rendu compte et en tirent profit Les Africains en ont également pris conscience !

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Selon certaines statistiques rendues publiques par l’Agence française de développement, le pays est bien positionné en ce qui concerne les ICC. Les trois filières édition, musique et audiov isuel génèrent environ 5 000 emplois à temps plein. L’ensemble du secteur (édition, audiov isuel, musique, événements culturels) génère un revenu d’environ 50 milliards de FCFA. Les œuvres de nos peintres ont également commencé à avoir pignon sur rue. Depuis quelques années, nombre de nos artistes réalisent des records dans les ventes aux enchères à l’international, chez Christie’s, Sotheby’s, Artcurial ou Piasa. Cela nous valorise. C’est donc aux créateurs de pouvoir mieux produire, de s’éloigner de l’amateurisme, pour être compétitifs sur les marchés locaux et internationaux. Il faut que ce que nous produisons puisse être adapté à l’universel. C’est de là que viendra notre salut. Les bonnes intentions su ffisent -elles ?

Bien sûr que non. Car, au-delà de cela, il nous faut aussi produire davantage. Qui parle d’industrie parle de quantité Les designers africains ne sont pas encore entrés dans une démarche industrielle, puisqu’ils sont dans le design sculptural, dans le design d’art, avec des productions en pièces limitées C’est en produisant en quantité que leurs œuv res pourront intégrer des maisons de luxe, des endroits prestigieux, serv ir de mobilier dans un hôtel 5 étoiles international Cela sous-entend qu’il faut avoir un bon équipement et une main-d’œuv re qualifiée. Ce qui ramène à la formation. C’est en effet le gros souci dans certains pays africains, dont le nôtre. Pour le volet design par exemple, il faudrait plus d’ateliers, de départements de production dans le domaine des Arts appliqués, des Arts décoratifs… En réalité, ce qui est important, c’est de développer des centres de production. Car on peut avoir tous les talents nécessaires, tant que l’on n’a pas une force de production capable de ravitailler différents marchés, donc de se lancer dans les ICC, tout cela est vain. Nous n’en sommes qu ’à la première marche en ce qui concerne les ICC ?

Certes, on produit. Mais il faut vendre. Et des circuits existent : les salons, les foires, les festivals, les expositions sont des espaces priv ilégiés pour se faire connaître et vendre. Le vrai défi, c’est également celui de la bonne présentation et de la qualité. C’est ainsi que l’on sera compétitifs dans tous les domaines

Quelles sont les autres marches à gravir ?

Le palier qui suit est une communication adaptée. Car il faut également se faire connaître. Aujourd’hui, même sans grands moyens, avec les réseaux sociaux (Instagram, Twitter, Facebook, TikTok), on peut arriver à faire des percées inattendues. Nous en avons la preuve avec nos nombreuses influenceuses (ou influenceurs), qui ont plus d’audience que nos gouvernants et nos autorités ! Il y a aussi un autre handicap à franchir : c’est l’accompagnement financier des créateurs et des start-up Pour cela, deux grandes entités sont concernées. Quelles sont- elles ?

En premier lieu, l’État, qui doit mettre en place des mécanismes de subventions et de crédits en direction des créateurs, lesquels, par la suite, pourraient rembourser autrement. Par exemple, chaque année, l’État peut prêter à une vingtaine d’artistes visuels, sculpteurs ou designers la somme de 20 millions de FCFA chacun, qu’ils

rembourseraient en faisant don de trois ou quatre de leurs pièces majeures. Ces œuvres pourraient serv ir, sur le long cours, à monter un musée d’art contemporain En second lieu, le mécénat d’entreprise, qui est à encourager. Dans certains pays, cela se fait par des rabattements fiscaux. Donc si certains pays africains veulent atteindre l’échelle internationale, il faut un accompagnement étatique et du mécénat d’entreprise Mais autre chose doit également peser dans la balance : la consommation locale. Il suffit d’une volonté politique, cela mettra du temps, mais je suis confiant Alors, rendez-vous dans vingt ans ! ■ Propos re cu eilli s pa r Do mi ni que Mo bi oh Ezou a

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Il es t l’auteu r de s Ar tiste s et la société, pa ru c hez L’Ha rm at ta n en 20 20.
NABIL ZORKOT
On peut avoir tous les talents nécessaires, tant que l’on n’a pas une force de production capable de ravitailler différents marchés, tout cela est vain

Noah Ndema

LE COMÉDIEN FRANCO-CAMEROUNAIS

chante surscène,avecpassion et fierté,des histoiresafricaines. Sesinterprétations dans descomédiesmusicales sont nourries de sa sensibilité et de soncharisme. proposrecueillis par AstridKrivian

Monamour du chantest né dans monenfance,auCameroun. Ma mère aimaitbeaucoup chanter; chaque jour,elleapprenait deschansonscamerounaisesoufrançaisesavecunlivre de musique. Mes parents ne comprenaientpas mondésir d’embrasserune carrière artistique :chanteur, ce n’étaitpas un métier ! Ilssouhaitaientque je devienne médecin ou avocat–untravail quigarantisseune sécurité. Mais unefois monbac en poche, j’ai décidé de faireceque je voulais! Témoinsdemapersévérance, de monentrain, ilsont alorsobser vé desrésultats positifsetm’ont laissé continuerdanscette voie

Aujourd’hui, je me sens béni de vivredemapassion.Jenetravaillepas,jem’amuse !

J’ai suivides études théâtrales,àParis 8. C’étaientdes cours théoriques, mais mesprofesseurs me disaient quej’avais un truc et m’encourageaient àdevenir comédien.Puis,jesuisparti auxÉtats-Unis, àWashington,pourétudier la photographie, monautre passion. J’ai notammenteul’opportunité de photographierdes personnalités importantes. Mais au bout d’un an,mon sixièmesensmedisaitderevenir àParis : c’étaitlàque je devais commencermon parcours artistique.Six mois aprèsmon retour en France, j’ai décroché mon premierrôle, dans la comédiemusicale Sister Act

Cetteexpérienceaméricaine m’apermisdemereconnecter àmoi-même, de savoir qui je suis, d’où je viens. Et de comprendre quelavie n’estpas forcément meilleure ailleurs.Entantque jeuneNoirenFrance, je n’avaispas de références dans le milieuartistique. J’avaisadmiré, valoriséles États-Unis,partant du postulat quec’est le pays où lesNoirs réussissent.J’avais même adoptéleprénom

«James »comme pseudony me.Or, l’herbepeutaussi être vertechezmoi,oùj’aigrandi, où je maîtrise laculture,oùjepense quejepeuxapportermapierreà l’édifice. En tant qu’artiste africain,jeveuxcontribuer, àmon échelle, àouvrirdes portes pour lesgénérationsà venir, en France mais égalementsur le continent: je ressensson appel,j’aienvie d’ydévelopperdes projetsdanslamusique.

Pour interpréteravecjustesseNelsonMandela dans la comédiemusicale Madiba, j’ai puisé dans mespropres émotions, dans monvécu, monhistoire. En tant quepersonne noireenFrance, j’ai connuleracisme,les injustices.A rrivéenFranceà10ans,jesuis toujours restéconnecté àmes racines. J’ai travaillé en profondeur surmes affects, monidentitépourjouer ce rôle.J’ensuis ressorti chargé.Mandela aété commeunprofesseurpourmoi.Avant d’être impressionné parles autres,ilfautsavoir valoriser lessiens,êtrefierdesaculture.Avant d’aimer lesautres, on doit d’abords’aimer soi-même.

Je suis très sensible auxmessageshumanistesque prône Le Roilion. Commeonlechante, lesêtres chersdisparussont,malgré leur absence, toujours présents en nous.Çanouspermetdetenir.Jepense àmagrand-mère,qui m’avaitinculquédes valeurs fortes.Ellem’a appris le pardon.Pardonner permet d’accepter l’autremalgréses défauts, lessouffrances qu’ilpeuttecauser. Luiaussi estdansuncycle d’apprentissage ■

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Le Ro il io n,a uT héâ tre Mo gado r, àPar is, ju squ’au 5m ai 20 24.
XXXXXXXXXXX ALESSANDRO PINNA/DISNEY
«Je veux contribuer, à mon échelle, à ouvrir des portes pour les générations à venir.»

AFRICAN

1. Se retirer dans le désert de Namibie

L’écolodge Sonop n’est pas pour toutes les bourses, mais l’expérience est exceptionnelle. Le lieu se situe dans la réser ve privée du groupe hôtelier Zannier, dans le sud du désert du Namib, entouré de dunes et de roches polies par l’érosion. Un paysage lunaire à 300 km de la première ville digne de ce nom, qui cache un éventail impressionnant de faune sauvage, dont des zèbres, des koudous ou encore des léopards. Le fleuron namibien de la chaîne française reprend les codes des opulents campements des explorateurs du XIXe siècle, revisités au goût des touristes écoresponsables. Soit une empreinte énergétique et carbone minimale, depuis la constr uction du lodge jusqu’à la gestion quotidienne de l’eau et des déchets. Dans les 10 spacieuses chambres-tentes posées sur pilotis et cachées par les rochers, on trouve des lits à baldaquin, des baignoires sur pieds et des meubles chinés. Verres en cristal et serv ice de porcelaine accompagnent le dîner, et le « cocktail lounge » évoque avec subtilité la splendeur des boudoirs

anglais. Tout contribue ainsi à créer une atmosphère hors du temps et invite, en même temps, à la relaxation et à l’aventure Les écuries privées permettent notamment d’explorer le désert à cheval, pour mieux se laisser se séduire par sa rude beauté et entrer en communion avec la nature. Le soir, après un dîner gastronomique, on se détend lors d’une séance de cinéma en plein air ou simplement en levant les yeux au ciel Le Zannier Hotels Sonop se trouve en effet dans l’une des 20 réserves internationales de ciel étoilé, ce qui en fait l’un des lieux les plus étonnants au monde pour observer les étoiles dans toute leur splendeur. zannierhotels.com/sonop

évas ion
Le Za nnier Hote ls So nop

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IDÉES

SÉJOURS

pour pa rcou ri r le cont inent, entre spots qu i montent, ci rcuits cu lt urels, dest inat ions hors des sent iers bat tus et coins éton na nts où se ressou rcer, en fa isant du spor t ou si mplement en profitant de ce que la nature offre. pa r Lu is a Na nn ip ie ri

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ALAMY Le parc nat iona l de Nam ib -N auklu ft

2. S’émerveiller dans les forêts du Congo

Le nord de la République du Congo est recouvert d’une forêt tropicale humide et dense, qui est, par sa dimension, le deuxième poumon vert de la planète après l’Amazonie. L’écosystème du bassin du Congo, unique, est préser vé depuis 1935 par le parc national d’Odzala-Kokoua : étendu sur plus de 13 000 km2, celui-ci abrite environ 7 500 gorilles des plaines occidentales (soit la plus importante population vivant dans un parc), plus de 5 000 éléphants de forêt d’Af rique (env iron 16 % de ceux présents sur le continent) et au moins 450 espèces d’oiseaux. Si la contrebande des espèces sauvages dans la région continue de poser un défi majeur, l’État et la fondation qui gère cette réserve misent depuis 2010 sur le développement de l’écotourisme pour garantir

la durabilité de ce site magnifique et offrir des sources de revenus stables aux communautés locales. C’est pourquoi tout séjour dans le parc est strictement régulé : l’accès aux trois lodges touristiques haut de gamme, au beau milieu de la nature, est géré par l’opérateur privé Kamba Af rican Rainforest Experiences. Les visiteurs peuvent séjourner au Lango Lodge, perché au-dessus du point d’eau où se rassemblent bisons et éléphants, au Mboko Lodge, où se croisent la savane, le fleuve et la forêt (tous deux à la lisière du parc), ou bien au Ngaga Lodge (au cœur de la zone protégée) : avec ses six bungalows exclusifs nichés entre les arbres pouvant accueillir 12 personnes au ma ximum, un pont d’observation et une zone commune qui s’élèvent au-dessus de la forêt, ce dernier est le lieu parfait pour voir de près les gorilles dans leur milieu naturel… kambaa frica.com

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ALAMY
Le Ngaga Lo dg e, au c œu r de la zo ne protég ée

3. Suivre les pas d’Agatha Christie sur le Nil

Intégré en 1921 à la flotte du pionnier du tourisme Thomas Kook, le Steam Ship Sudan est le bateau à vapeur qui a inspiré à Agatha Christie l’un de ses romans les plus célèbres : Mort sur le Nil. En 1934, l’écrivaine prend place parmi les canapés en velours, les fauteuils en rotin sur le pont et les précieuses boiseries, espérant poser quelque temps sa plume et faire une pause. Elle terminera son voyage prête à écrire l’aventure la plus connue du détective belge Hercule Poirot, stimulée sans doute par l’atmosphère à bord et les paysages envoûtants qui accompagnent la traversée : les palmeraies sur les rives, les vestiges des Pharaons, l’aube et le coucher du soleil sur les paisibles eaux du fleuve… Un peu plus d’un siècle après sa mise à flot, le SS Sudan n’a plus de moteur à vapeur, mais navigue toujours entre Louxor et Assouan, avec une poignée de passagers et un serv ice impeccable. Il a été entièrement restauré dans les années 2000 par l’agence Voyageurs du monde, sans presque rien modifier du dessin original, et sa décoration, intimiste et douillette, a été étudiée pour restituer subtilement le charme si particulier de la Belle Époque Ses 18 cabines

et six suites, réparties sur trois niveaux, sont équipées de lits dorés ou cuiv rés, d’anciens téléphones à cadran et décorées avec une belle variété de tissus et d’objets ég yptiens chinés dans les bazars du Caire. La suite « Agatha Christie » (chaque chambre évoque l’histoire du navire et de l’Ég ypte) est dotée d’une grande baie vitrée, qui offre une vue panoramique sur le Nil depuis la proue. L’emplacement est parfait pour profiter d’une croisière organisée sur mesure, pouvant aller de 6 à 14 jours selon la saison et l’itinéraire. steam- ship -sudan.com

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MILAN
DR
SZYPURA/HA YTHAM/RÉA
Le Stea m Ship Su da n.

Bienvenue à Kigali, la ville des mille collines, qui se plaît à se décrire comme la cité la plus « clean » d’Afrique. La ville phénix aussi, profondément marquée par la tragédie du génocide et qui se reconstruit avec une féroce envie de modernité et d’ouverture au monde. Ici se développe un hub financier, technologique, touristique, porté par l’ambition et la volonté de dépasser les contraintes. Malgré l’enclavement et les difficultés, la capitale du Rwanda figure désormais dans le top 3 continentale (après l’Af rique du Sud et le Maroc) pour l’accueil de congrès et l’hôtellerie haut de gamme. Avec, comme point focal, le fameux Convention Center, inauguré en 2015 et dont le dôme illumine le centre-v ille. Une structure futuriste à laquelle s’est adossé un hôtel Radisson Blu (radissonhotels.com). La création de ce pôle a entraîné l’arrivée d’enseignes majeures dans le secteur du tourisme, des conférences, de l’entertainment. Avec le Kigali International Financial Center, lancé en décembre 2017, la ville – dopée par cet écosystème dy namique – s’est imposée en quelques années seulement comme la 5e place financière d’Af rique, derrière Casablanca, Le Cap, Johannesbourg et l’Île Maurice. Les autorités parient également sur les sports qui en appellent à une jeunesse mondialisée et connectée. En particulier le basket-ball, qui profite d’une magnifique salle modulable, la Kigali Arena, inaugurée en août 2019. En août 2023, c’est là que s’est tenu l’Af robasket féminin, qui a vu le couronnement des Nigérianes L’Af robasket hommes s’était, lui, tenu en septembre 2021, dans le même lieu, mais avec une victoire des Tunisiens. Sage, industrieuse, active, la ville cherche aussi à développer une scène gastronomique et une ambiance festive la nuit tombée. Un exercice parfois complexe. Tout récemment, le gouvernement a imposé un couv re-feu contre la pollution sonore, avec nécessité de fermer à 2 heures du matin le week-end (et 1 heure en semaine). Certains endroits restent incontournables comme le Pili Pili, un boutique-hôtel avec piscine, DJ, cocktails corsés de renommée, et vue imprenable sur la ville. Év idemment, le voyage à Kigali est un voyage de mémoire. Venir ici, c’est enfin et surtout se replonger dans l’histoire tragique, douloureuse, du génocide des Tutsis de 1994. La visite au Mémorial du génocide s’impose, un lieu de recueillement, de sépulture, et aussi de réflexion sur la violence des hommes et la constr uction de la paix Zyad Limam

Avec ses eaux turquoise, ses plages de rêve et son arrière-pays tropical, l’île est un véritable paradis à arpenter de long en large. Ce pays chaleureux, au riche patrimoine culturel et populaire, est également à découv rir à travers ses circuits organisés autour du rhum et du thé. Proposés par des hôtels, comme le 5 étoiles Anantara Iko, qui compose des expériences sur mesure au départ du sud-est de l’île, ils peuvent aussi être facilement organisés en autonomie. Introduite dans le pays par les Hollandais en 1500, la canne à sucre (à laquelle la couleur verte sur le drapeau mauricien fait référence) est toujours omniprésente : cette plante est l’ingrédient de base des grands cr us de rhum, distillés de manière traditionnelle aux quatre coins de l’île. Au sud-ouest, la Rhumerie de Chamarel propose des sélections de cuvées exceptionnelles ; au nord, le Château de Labourdonnais, un bijou âgé de plus de 150 ans spécialisé dans le rhum agricole, accueille un restaurant gourmand ; au sud, le Domaine de Saint-Aubin est un bel arrêt ; et au centre, Oxenham, le dernier arrivé parmi les producteurs, fait découv rir des rhums de mélasse distillés en alambic. Cette propriété historique, datant de 1819, est aussi une étape de la Route du thé, un parcours gastronomique et culturel en trois arrêts à travers la partie méridionale du pays. Les habitants adorent cette boisson chaude, notamment à la vanille ou au citron, et serv ie avec des mets salés ou sucrés. Découv rir sa production signifie se balader entre maisons coloniales restaurées (comme au Domaine des Aubineaux) et végétation luxuriante. La visite de l’usine et du musée du thé au Domaine de Bois chéri est incontournable. Petit plus : on peut réserver une nuit insolite dans le domaine, à l’intérieur du Bubble Lodge, un écodôme semi-transparent installé au bord du lac. bubble -lodge.com

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5. Boire du rhum et du thé à l’île Maurice
SHUTTERST OCK
4. Faire un city break à Kigali, ville phénix
Le Ki ga li Co nventi on Ce nte r et le Ra di sson Bl u.
ALAMY La Rhum erie d e Ch am arel

L’hôte l emb lé ma ti qu e de la ré gion, La Ba ie de s Si rè ne s.

6. Respirer dans la baie de Grand- Béréby

La baie de Grand-Béréby, dans le sud-ouest de la Côte d’Ivoire, a fait son entrée officielle dans le club plus que restreint des Plus belles baies du monde. Du nom de l’association internationale d’origine bretonne qui compte en tout 42 baies sur les cinq continents, le label ne certifie pas seulement la beauté des paysages naturels et des eaux calmes et translucides qui baignent ce bout de côte près du Liberia, mais aussi l’engagement de toute la région pour préser ver l’environnement et promouvoir un tourisme durable. En plus des grandes plages et des stations balnéaires, beaucoup moins fréquentées que celles d’Assinie, les alentours de la baie de Grand-Béréby cachent d’autres atouts. Comme les piscines naturelles creusées dans les rochers à Tabaoulé, où l’on peut s’arrêter manger et dormir dans le lodge du même nom. Ou les sanctuaires

des tortues marines, y compris la rarissime tortue à écailles : en période d’éclosion des œufs, entre novembre et mi-avril, des excursions nocturnes sur la plage permettent de voir de près les petits se jeter à l’eau. Destination de choix des voyageurs qui arrivent à Grand-Béréby, le resort exclusif La Baie des Sirènes est l’hôtel emblématique de la région : doté de plusieurs piscines, d’un centre nautique avec plage privée, d’aires de jeux, d’écuries et même d’une tyrolienne, il a été constr uit en 1982 sur les collines qui surplombent l’océan. Il est considéré encore aujourd’hui comme l’un des plus beaux hôtels de la Côte d’Ivoire : ses 60 petits bungalows blancs éparpillés au milieu d’une végétation luxuriante ont été largement rénovés ces dernières années et offrent des chambres spacieuses, toutes avec vue sur la mer. Un lieu magique où l’on voudrait poser ses valises et ne plus jamais partir baiedessirenes.com

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NABIL ZORKOT

7. (Re)découvrir Rome en Tunisie

Sur une colline qui domine la plaine de Téboursouk se trouve l’un des sites archéologiques les plus majestueux de Tunisie et les mieux conser vés du Maghreb. Situées à une centaine de kilomètres de Tunis, les ruines de Dougga (un dérivé du nom numide « tukka », c’est-à-dire « roc à pic ») sont classées au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1997 : capitole, forum, thermes, temples, maisons patriciennes, système d’évacuation d’eau et routes forment un complexe de vestiges romains extrêmement bien pensé, dont on a pour l’instant excavé qu’une petite partie Le théâtre, constr uit près de l’actuelle entrée du site, est particulièrement impressionnant : encore aujourd’hui, jusqu’à 3 500 spectateurs peuvent prendre place sur ses tribunes, face aux vergers et aux oliv iers On y organise tous les ans un festival de musique et, depuis peu, un défilé de créateurs. Le meilleur moyen

de s’y rendre est de partir de Tunis en voiture (2 heures environ). On peut se garer directement au pied de la colline ou, pour les plus sportifs, marcher dans la plaine à travers les oliveraies depuis Dougga Malheureusement, le choix de logements sur place est encore très limité. Sauf si l’on décide de séjourner dans une maison d’hôtes au Kef (à 1 heure de route de la cité ancienne), il vaut donc mieux prévoir un aller-retour depuis la capitale dans la journée. Cela permet de compléter la visite avec un passage au magnifique musée du Bardo, rouvert en septembre après deux ans de travaux, où sont conser vées de nombreuses mosaïques provenant de Dougga. Pour conjuguer praticité et découverte, on peut se loger dans la médina. Le Dar El Jeld (dareljeld.com), discret 5 étoiles réputé pour ses restaurants et son toit-terrasse, ou le boutique-hôtel Dar Ben Gacem (darbengacem.com) assurent confort et tranquillité aux voyageurs

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SHUTTERST OCK
Le s ruin es de Dougga so nt cla ssée s au pa tri moi ne mo ndi al de l’Un esco depuis 19 97

8. Passer une éco-retraite dans les dunes côtières de Khemis Sahel, au Maroc

Sur la côte sauvage de Larache, le parc naturel régional

Les Dunes de Khemis Sahel se trouve à moins de 1 heure de route de Tanger, au sud. Il s’étend autour des petits villages isolés de Dchier, Tcharouah et Mezgalef. Ce site d’intérêt biologique et écologique a été créé pour protéger ce grand espace rural encore intact, et longtemps resté à l’écar t des circuits touristiques Pour tant, ses grandes plages, ses baies surprenantes, ses sites naturels étonnants et ses hautes dunes balayées par le vent, qui s’ouvrent sur l’océan, ont tout d’un lieu féerique qui vaut le détour. C’est l’une des raisons qui ont poussé le groupe hôtelier de Fiermontina Ocean à installer dans ce coin du nord du Maroc une éco-retraite de luxe surprenante, inaugurée cette année En collaboration avec la Fondation Orient-Occident, engagée pour la revitalisation des villages ruraux et pour la préser vation et la mise en valeur des paysages humains et naturels, la compagnie a développé un resort qui s’épar pille sur plusieurs sites : les 11 suites avec piscine, les deux villas et les quatre maisons traditionnelles en pierre avec vue sur le bocage marocain, ainsi que le hammam, le café et les deux restaurants sont installés le long de la côte rocheuse et dans le centre-bourg de Dchier L’ensemble propose un design très naturel, à mi-chemin entre esprit californien et ar t déco Cer taines familles du village peuvent également accueillir les visiteurs chez eux, et partager un petit-déjeuner traditionnel à base de bissara (purée de fèves séchées, huile d’olive et cumin) ou de rghaif (pain feuilleté au miel). Un séjour entre atmosphère méditative et immersion profonde dans la culture jbala locale la fiermontinaocean.com

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9. Prendre les vagues au Mozambique

Ce pays d’Afrique australe s’est fait une place sur la carte des surfeurs, qui apprécient surtout Tofo, dans le Sud. Paradis vierge et authentique à moins de 100 km du tropique du Capricorne, la ville balnéaire est connue pour ses safaris océaniques, qui partent à la rencontre des baleines à bosse entre juillet et octobre, son centre de recherche sur les raies et les requins-baleines, visibles de novembre à mars, et sa vie bohème de pittoresque village de pécheurs, animé de jour comme de nuit. C’est surtout une destination pour toutes les poches : de l’auberge de jeunesse Mozambeat Motel (mozambeatmotel.com), qui bat tous les records avec sa nuitée à partir de 10 euros, jusqu’au séjour tout confor t à l’Hôtel Tofo Mar (hoteltofomar.com) ou dans l’idyllique lodge Sonambulas (sonambulas.com), l’offre pour s’y loger est large. Avec de très bons spots adaptés à tous les niveaux de pratique, la région au fond sableux est parfaite pour les chasseurs de vagues : les débutants se régalent du côté de la pointe de Tofo, les intermédiaires et confirmés prof itent à marée haute des droites et des gauches qui déferlent à Windmill, et les expérimentés peuvent pousser jusqu’à la pointe de Tofinho et sa plage de dunes, qui promet des sessions de rêve. Les « surfaris » (circuits organisés, encadrés par des professionnels)

proposent souvent des logements simples, à même la plage, et des demi-journées ou plus de planche, avec déplacements inclus La Casa Barr y (casabarry.com), la première chambre d’hôtes ouverte dans les années 1990, est l’un des logements préférés des surfeurs. L’hiver austral (de juin à septembre) assure les meilleures vagues, mais les bonnes opportunités ne manquent pas le reste de l’année : entre mi-janvier et fin février (pendant la saison cyclonique), les grosses houles sont nombreuses, pour le plus grand bonheur des passionnés

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Le c in é- th éâ tre de Tofo

10. S’aventurer dans le Karoo, en Afrique du Sud

La chaîne de montagnes du Swartberg, en Afrique du Sud, divise en deux la vaste région semi-désertique du Karoo. D’un côté, le Petit Karoo, avec ses falaises gigantesques et sa route du vin, qui traverse le village de Calitzdorp, capitale du porto. De l’autre, le Grand Karoo, avec ses plus de 400 000 km2 d’immenses plaines et formations rocheuses, qui accueillent une incroyable biodiversité végétale et animale. À ne pas manquer, les colonnes rocheuses de 120 mètres dans la Desolation Valley, au sein du parc national de Camdeboo Ici se promènent des zèbres de montagne du Cap, menacés d’extinction, et volent une my riade d’oiseaux, y compris l’aigle noir et l’outarde kori, le plus lourd volatile du monde. La région évoque les déserts du grand Ouest américain avec ses villages, des « dorpies », qui ont gardé le charme architectural de l’époque des pionniers et leur sens de

l’accueil. Une hospitalité à découv rir en s’arrêtant dans l’une des abordables et pittoresques fermes ou cottages, comme Glen Avon, Ganora ou encore Hillston Farm. Le Karoo, qui signifie « terre de la soif » en san, a toujours tenu une place spéciale dans le cœur des Sud-Af ricains. Sa beauté immuable, mystérieuse et hors du temps, enchante à toutes les saisons et invite à la méditation, le jour comme la nuit Après le coucher du soleil, sur le ciel noir comme de l’encre se détachent des millions d’étoiles. Pour les non-adeptes du camping, les hôtels alentour commercialisent de nombreuses excursions nocturnes pour admirer le ciel. L’intimiste Samara Karoo Reserve (samara.co.za) propose même de dormir dans un luxueux lit loin de tous les regards, à la lumière de la Voie lactée. Près du village de Sutherland, il est également possible de visiter le Grand télescope d’Af rique australe, qui est ouvert toute l’année ■

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La De sol ation Va ll ey, dans le pa rc nati ona l de Ca mde boo.
LAURA TIRELLI

entret ie n

Samy Manga

EN FINIR AVEC LA FÈVE ? I

L’écrivain, « éco-poète » et militant écologiste camerounais publie un manifeste très politique sur la culture cacaoyère en Afrique. Nourri de son vécu, il alerte sur les coûts humains et économiques causés par la monoculture de cet or vert.

propos recueillis par As tr id Kr iv ian

l fut un « enfant écorce », nom d’un rituel pratiqué chez le peuple Beti, au Cameroun, envers les enfants orphelins de mère. Confié ainsi sous la protection de la nature, la bienveillance des arbres de sa forêt équatoriale native, ce lien spirituel, sacré, à la TerreMère a forgé son rappor t au monde, au vivant. Né dans le village d’Étoutoua, Samy Manga épaule son grand-père dès ses 10 ans dans les plantations de cacao. Témoin de la vie de labeur et d’exploitation de son aïeul, il prend conscience des profondes inégalités qui régissent le commerce de cet or vert Alors que les multinationales du chocolat font des milliards de profits, les cultivateurs africains de cette fève vivent dans la pauvreté Cette monoculture cause également des dégâts sanitaires et environnementaux (déforestation, pollution des sols…). Inspiré de son expérience, l’écrivain signe aujourd’hui Chocolaté : Le Goût amer de la culture du cacao, un livre manifeste, poétique et politique, documenté. À travers le parcours du jeune Abéna au cœur des plantations, il dépeint la violence du marché de la « cacaomania » sur le continent.

Désormais installé en Suisse, Samy Manga est le promoteur du concept d’éco-poésie : une création littéraire en faveur de la nature Fondateur de l’Association des éco -poètes du Cameroun, directeur artistique de l’espace culturel ArtViv Projet à Lausanne, il a reçu le Grand Prix Poésie africaine d’expression française en 2021 pour l’ouvrage Opinion poétique, coécrit avec Caroline Despont Sculpteur, il est également ethnomusicien, et se dédie à la préser vation et à l’enseignement des instruments traditionnels de son pays natal.

AM : Dans votre dernier livre, quel constat dressez-vous sur les ravages de la monoculture du cacao sur le continent ?

Samy Manga : L’Af rique produit environ 80 % du cacao mondial, dont l’écrasante majorité n’est pas transformée sur place. La valeur ajoutée de ce produit est déplacée en Europe Selon le Conseil international du cacao, l’industrie chocolatière mondiale a généré 100 milliards de dollars de profits en 2021. Or, les pays producteurs n’en perçoivent que 6 %, et les cultivateurs 2 %. Ce terror isme alimentaire et économique pose un véritable problème d’équitabilité C’est révoltant Il y a également le fléau du travail des en fa nts. D’après une étude menée par le Centre national de recherche d’opinion publique de l’université de Chicago (NORC), publiée en 2020, 1,5 mill ion d’en fa nt s travai llent da ns les deux pr incipaux pays producteurs de cacao, le Ghana et la Côte d’Ivoire. Et non seulement l’économie de ce produit nous échappe, mais nous en payons les dégâts environnementaux Les forêts ont été détr uites, notamment par cette monoculture. Le Cameroun et le Ghana souffrent d’une forte déforestation, ainsi que de l’empoisonnement des sols, la destruction de la faune et de la flore… C’est tout un environnement où l’Afrique est perdante, quand l’Occident est le premier consommateur de chocolat et engrange des milliards de dollars de profit Votre ouvrage soulève les dégâts sanitaires , par fois mortels auprès des planteurs , causés par les pesticides…

Ces produits sont massivement utilisés dans les plantations, maraîchères ou cacaoyères, ingérés ensuite à travers les légumes ou d’autres aliments consommés par des villageois Ces derniers ne sont pas assez outillés pour se protéger de cette intoxication Dans notre village, nombre de cas de décès auraient dû être attribués à l’ingestion de ces pesticides. Mais les autorités du village ont éludé cette question, car elle aurait ébranlé tout le système économique, la vente des fèves. Nous n’av ions pas les moyens de faire pratiquer une autopsie, mais je suis persuadé que la mort de mon grand-père est due à cet empoisonnement durant toutes ces années de monoculture, où il a respiré ces gaz, ces produits toxiques Que dirait votre grand -père au sujet de vos réalisations aujourd’hui ?

Il serait très, très inquiet que je vive aussi loin du village !

« Que vas-tu chercher là-bas ? » me dirait-il [rires] ! Mais il ressentirait également une fierté, car le travail que je défends et la parole que je diff use émanent de lui et va lor isent sa dignité, notre dignité. Déjà, à l’époque, il était harassé par cette culture. Une plantation de cacao s’entretient tout au long de l’année, elle requier t que l’on s’y consacre entièrement. Elle a donc entraîné l’abandon d’autres cultures alimentaires, comme le riz. Enfant, au village, j’ai connu les rizières, puis, on a commencé à importer le riz, à l’acheter en ville. Vous voyez le piège de cette dépendance. C’est un drame. C’est important de porter cette cause, de parler de ces fléaux dans un livre, de diff user ce message au sein des médias Ce sujet doit être débattu sur la place publique, car il impacte la vie humaine, l’économie et l’environnement. Des lecteurs me témoignent avoir diminué leur consommation de chocolat, voire arrêté, quand d’autres se tournent vers une filière de commerce équitable. Pour moi, c’est le plus grand succès : qu’ils adoptent un comportement plus propre, en faveur de la vie.

Qui sont ces « messieurs à mallet tes de billets » qui débarquent dans les villages de planteurs ?

Est- ce eux qui fixent le prix de la fève ?

Il y a toujours un prix officiel, car les États sont fortement impliqués dans cette manne économique. Ces hommes, je les appelle « les Tontons flingueurs », avec leurs mallettes, leur grosse voiture : ce sont les acheteurs, les représentants des multinationales, et aussi des agents de l’État, des intermédiaires dont le rôle n’est pas toujours clair. Je les trouvais odieux ; avoir l’argent de leur côté leur monte à la tête, au point de mépriser les villageois Ils imposent leur façon de voir, leurs règles du jeu, dans des bourgades reculées, où les cultivateurs n’ont pas

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« C’est tout un environnement où le continent est perdant, quand l’Occident est le premier consommateur et engrange des milliards de dollars de profit. »

forcément les moyens ni les véhicules pour transporter leur cacao en ville. Donc ils sont obligés de subir cette dictature.

Les mesures étatiques pèsent -elles peu face aux mastodontes de l’industrie ?

Les chiffres le prouvent Si une politique équitable, respectueuse de la vie humaine, du travail des cultivateurs et de l’envi ronnement était en place da ns ce système, on ne parlerait pas de 6 % seulement de gains pour les pays producteurs Les États n’ont pas assez d’impact dans les décisions du business du cacao. Et puis, il faut pouvoir le dire, beaucoup de corruption mine les rapports entre les multinationales et certains agents des États af ricains. Les grosses entreprises détien nent l’économ ie du cacao mondia l, ce sont elles qui ont le pouvoir. Que peuvent faire les pays pour changer la donne ? C’est pour tant le challenge à relever, pour parvenir à une situation acceptable.

Le Ghana et la Côte d’Ivoire ont imposé aux multinationales le di fférentiel de revenu décent, intitulé qui montre bien la profonde injustice des règles de ce marché Cette prime est destinée à améliorer la rémunération des planteurs…

Vu les revenus indécents des grands groupes internationaux, il est év ident que cette prime ne coïncide pas, elle n’est pas suffisante.

Dans votre ouvrage, vous racontez un épisode inspiré de votre vécu : la façon dont vous , le jeune planteur de cet or vert, avez découver t une plaquette de chocolat. C’est toute l’absurdité de ce système : les Africains cultivent la fève, mais ne goûtent pas aux saveurs du chocolat…

On voit très bien le système colonial ici : des gens sont consacrés à produire une matière première qu’ils ne consomment pas, et dont ils ne reçoivent ja mais les bénéfices. La découver te de cette friandise fut pour moi un électrochoc, et c’est ce qui m’a poussé à vouloir comprendre les mécanismes de la filière Nous traînions en ville avec des copains, il pleuvait, et une voit ure est passée près de nous en nous éclaboussant. L’automobile s’est arrêtée, une femme blanche en est sortie, et elle nous a alors tendu, pour s’excuser, un gros paquet de chocolat s signés du Suisse Ca iller. Nous y avons goûté, c’était délicieu x ! Cet événement m’a rappelé mon enfance passée au village à cultiver ce cacao, et tout ce

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QUENTIN HULO/ARGOS DIFFUSION/SAIF IMAGES
Du cacao entre posé et séch é dans la ré ser ve de Trop ic al Fore st and Rural Deve lo pm ent, à Ya ou nd é, au Ca m erou n.

que j’avais ignoré jusque-là, l’existence de ses produits dérivés. Aujourd’hui, je vis en Suisse et je suis toujours impression né pa r toutes le s formes de chocolat (œuf s, tr uf fe s, plaquettes) Des produits que les enfants de mon village ne goûteront malheureusement jamais.

Vous habitez aujourd’hui en Suisse, pays emblématique du chocolat. Comment vivez-vous cette ironie du sort ?

Je vis dans la gueule du loup [rires] ! En 2021, un projet cult urel m’a amené à m’installer en Suisse. J’ai terminé le manuscrit – commencé en 2018 –, et je l’ai envoyé aux éditeurs. Dire cette parole en Europe incite les gens à se poser des questions, à prendre conscience du colonialisme vert. Chocolaté est une parole du village en faveur des cultivateurs, mais il s’adresse aussi aux Occidentaux. C’est ici que la consommation de ce produit est établie. Rappelons qu’elle est seulement de 4 % en Afrique. C’est dérisoire, là où un Suisse ou un Français mange 7 à 10 kg de chocolat par an !

Que doit faire le consommateur ici ? Boycotter ce produit, ou en acheter seulement auprès de maisons pratiquant le commerce équitable ?

Mon livre ne dit pas qu’il faut arrêter de manger du chocolat. Il ne faut pas le bannir, c’est une richesse alimentaire que l’on a reçue de nos ancêtres. Mais notre niveau de consommation met en danger les humains et la planète. À partir de ce constat, on ne peut plus en acheter en se disant qu’on n’a pas le choix, ou qu’on ne peut rien y faire. Ce serait irresponsable. Il faut avoir conscience que notre système de consommation a un impact sur la vie humaine, l’environnement, le climat Derrière la tablette que l’on achète, il y a le travail des gens, leur sueur, toute une vie. Nous devons avoir un rapport spirituel avec les aliments que l’on consomme Le droit à l’équitabilité, c’est la base. Les gens doivent être rémunérés à la hauteur de leurs efforts, afin que chacun dans la chaîne de production puisse gagner décemment sa vie.

Vous prônez donc une consommation responsable ?

Oui Je me réfère aux origines de ce produit. Cultivé par les Mayas et les Aztèques dans l’antique Mésoamér ique, le cacao avait pour ces peuples une dimension spirituelle, sacrée. Il était considéré comme une plante envoyée par les dieux. Ce n’était pas un aliment hautement démocratisé que l’on mangeait à tout-va. On le savourait pour des besoins nutritifs, gustatifs, mais aussi spirituels, lors de rites, dans une connexion à la terre, pour soigner certaines maladies ou récompenser des personnes. Modérer notre consommation va modérer le travail des cultivateurs, et réguler l’impact climatique de la production et de la transformation de cette fève Consommons raisonnablement et de manière éthique, auprès de maisons qui produisent un chocolat traçable Plutôt que de don ner notre argent aux mêmes personnes qui font des montagnes de profits.

Qu ’est -ce que le colonialisme vert, ou « l’humaine tragédie du supermarché colonial » ?

Je me suis appuyé sur des recherches pour mettre en év idence ce système. C’est l’idée que l’Afrique est un continent riche, mais dont les af faires sont gérées par des personnes extérieures, notamment en ce qui concer ne les ressources naturelles, les forêts, les cult ures. Des mult inat ionales se sont approprié des terres, des zones productives au détriment des Africains.

Bâtir sur le continent des usines de transformation des fèves en chocolat, comme c’est le cas en Côte d’Ivoire, serait une solution ?

Cela fait partie des solutions, car, déjà, sur le plan climatique, la production de fèves génère trop de transpor t. La Côte d’Ivoire possède une usine de fabrication du chocolat, et c’est un bon début, mais cela ne représente rien au sein du marché global Le pays produit 40 % du cacao mondial, mais subit des dégradations terribles de son environnement. C’est le cy nisme du colonialisme vert : on a imposé aux Africains la seule culture des fèves, et le reste a été occulté. Les gens ne sont donc pas formés pour les transformer en poudre, par exemple. C’est réservé à l’oligarchie occidentale. On manque de toute une chaîne de connaissances, de nos propres usines, de méthodes de transformation. Nous n’avons pas la culture de consommation du chocolat ; cela ne fait pas partie de notre imaginaire, excepté pour quelques familles priv ilégiées citadines. Le continent ne doit pas seulement être la vache qui produit le lait, mais il doit aussi être capable de le transformer, le mett re en bouteille, le distribuer au super marché, et en fixer le prix. Cela régularisera la question économique, ainsi que le surplus de transport des matières premières, qui pollue beaucoup Les dégâts de cette monoculture, ce sont l’appauvrissement des sols et la destruction de la forêt ?

Ef fectivement, et il faut toujours agrandir les plantations. Car le revenu minimum n’étant pas suffisant, les cultivateurs agrandissent les champs, au détriment de terres cultivables pour d’autres aliments. Cela détr uit la faune et la flore, les arbres, la biodiversité Ces pertes massives ne sont pas infligées à l’Occident, pourtant les plus grands responsables de

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« Derrière la tablette que l’on achète, il y a le travail des gens, leur sueur, toute une vie… »

la pollution Les pays du Sud reçoivent tout dans la figure Vous citez le philosophe américain Will Durant : « Une grande civilisation ne se conquiert de l’extérieur que si elle s’est détruite de l’intérieur. »

On ne peut pas parler de colonialisme vert en montrant du doigt les autres seulement. On a deux ennemis à combattre : l’oligarchie occidentale, dans son système de prédation, et l’oligarchie af ricaine, ces collaborateurs à l’intérieur de nos État s. Des lois internat iona les ex istent su r la gest ion des forêt s, su r le travail, ma is el les sont contou rnées pa r ces grands groupes, avec la compl ic ité de leurs alliés sur place. Nous devons nous déba rrasser de ce sy stème pour joui r d’une autonomie plei ne et af rica ine. Cette révolution spirituelle, c’est la mission de notre génération

Les quelques actions en faveur des planteurs , de l’environnement, mises en place par les industries chocolatières sont- elles de la poudre aux yeux , d’après vous ?

De l’écoblanchiment ?

Tota le me nt ! Elles conn ai ssent le s reproc hes qui leur sont adressés. Pour redorer leur image et mont rer qu’elles font des efforts, elles lancent des initiatives, tel la plantation de 50 000 arbres, mais raser une forêt séculaire, sa biodiversité, pour cultiver du cacao, et planter ensuite des dizaines de milliers d’arbres, qui ne vont pas transfor mer le gaz carbonique en ox ygène… ce n’est pas une œuvre de bonne charité ! Il suffit de préserver la forêt vierge, de la laisser faire son travail de transformation et de régulation. Vous avez des mots parfois durs envers les travailleurs de ces plantations. À vos yeux , pris dans une aliénation radicale, ils acceptent leurs conditions d’exploités avec autoflagellation

Je fais une autopsie, ce n’est pas moi la maladie ! S’il faut combat tre ces deux oligarch ies, il faut également secouer les cult ivateurs Pour qu’i ls pren nent conscience qu’ils ont aussi une part de responsabilité dans le drame qui se joue Ils disposent d’un certain pouvoir. Il ne faut pas céder à la résignation : la politique de la chaise vide prof ite toujours à l’oppresseur. D’où ma citation de Thomas Sankara en exergue du livre : « L’esclave qui n’est pas capable d’assumer sa révolte ne mérite pas que l’on s’apitoie sur son sort » Les cultivateurs doivent s’organiser en vraies coopératives, par exemple. Pour que le système d’achat bouge, ils peuvent décident d’arrêter de produire le cacao, se réunir au sein d’un mouvement, ou imposer un prix, afin de peser dans la balance, d’exercer une

pression au sei n du ma rché. Le changement doit venir de l’intérieur, par la volonté de ceux qui se tuent à la tâche. À l’instar d’Abéna, votre personnage, avez -vous un rappor t passionné aux livres ?

Oui. Comme lui, un instituteur m’avait asséné ce stéréotype raciste, esclavagiste : « Pour cacher quelque chose à un Noir, il faut l’écrire » Cette phrase m’avait révolté, et cette colère m’avait rapproché des livres, en aiguisant mon amour pour eux. Je me suis mis en quête de trouver la vérité cachée en eux. Ce sont des bibles de connaissances. Avant de lire un liv re, je commence à le humer : à partir de son odeur, une connexion s’installe, des informations me pénètrent. Un livre, c’est une parole, un souffle de vie. À une époque, j’aimai s li re dans les cimetières Car lire, c’est parfois ex humer quelque chose, entrer en connex ion avec une di mension métaphysique Et puis, c’est un lieu de quiétude et de densité spirituelle. J’ai fréquenté les cimetières depuis l’enfance, car j’ai eu la chance de perdre ma mère quand j’avais 4 ans. La « chance » de perdre votre mère ? C’est- à- dire ? Ce n’était pas une chance quand c’est ar rivé. Ma is avec les années, ça l’est devenu C’est une ma nière de rendre hommage à cette femme dispar ue trop tôt C’est comme si je l’avais perdue pour gagner toutes les autres femmes du monde. La féminité est centrale dans ma recherche, dans mon travai l de création ar ti st ique Cette perte m’a ouvert les bras des autres femmes, il y a toujours quelque chose de ma mère présent dans mes rappor ts avec elles.

Vous étiez un « enfant écorce ». Racontez -nous… C’est un rituel du peuple Beti de la forêt équatoriale d’Af rique cent rale, pratiqué pour un enfant qui a perdu sa mère précocement. Nos ancêtres ont élaboré une forme de médication pour récon forter l’en fa nt éprouvé, af in de le charger en énergie, de lui apporter la force de la terre, de la forêt, pour qu’il traverse cette épreuve sans trop en souffrir Pendant plusieurs jours, au ry thme des incantations, le rituel consiste à conf ier l’enfant à la protection des arbres, de la nature, de la terre, des ancêtres, pour passer le cap et devenir adulte Cette enfance est la raison de mon engagement Je suis un scribe anonyme, on m’a confié des choses pour que je les transmette aux autres, afin de préser ver cet un ivers, le pa rtager, sensibiliser Mon rappor t à la nature me conditionne ■

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Choc ol até : Le Goût am er de la cu lture du c acao, Éc oso ci été, 136 page s, 14 €

Interv iew Em ma nuel Torq uebiau

Après Na irobi, en at tendant Du ba ï

Levée de fond s réussie pour Ku bi k

L’Inde bloq ue ses ex port at ions de ri z blanc

La Fondat ion OCP s’ invest it da ns l’in novation sociale

Les nouveaux BRICS à l’épreuve

Le club fondé par Pékin et Moscou s’élargira à 11 membres dès janvier, avec six adhésions. Le bénéfice à court terme risque cependant d’être limité pour l’Égypte et l’Éthiopie, confrontés à d’importantes difficultés internes. par Cédric

Ils seront donc désormais 11, totalisant près de la moitié de la population humaine (47 %), plus d’un tiers du PIB mondial (36 %) et la moitié des réserves d’hydrocarbures. Cofondés en 2009 par le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine af in de faire contrepoids

aux Occidentaux, les BR IC (pour chaque initiale des quatre pays) étaient devenus les BR ICS l’année suivante en accueillant l’Af rique du Sud. Le 24 août dernier, lors du sommet de Johannesbourg, ce club des cinq a plus que doublé, s’étendant à l’Ég ypte, l’Éthiopie, l’Arabie

saoudite, les Émirats arabes unis, l’Iran et l’Argentine. Pas moins de 22 pays s’étaient montrés candidats, encouragés par Pékin (qui pèse 70 % du poids économique de l’ensemble) et Moscou (qui cherche de nouveaux partenaires, face aux sanctions occidentales).

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BUSINESS

Les nouveaux venus sont des « puissances moyennes » soucieuses de diversifier leurs partenariats face aux rivalités entre grandes puissances et d’installer « un ordre stratégique à la carte », comme le soulignait le politologue bulgare Ivan Krastev dans le Financial Times. L’Argentine, troisième économie d’Amérique latine (après le Brésil et le Mexique), subit une inflation galopante et se tourne vers la Chine. L’adhésion de l’Iran, allié de la Russie, s’avère une victoire stratégique pour la république islamique vieillissante, conf rontée depuis un an à la révolte de sa jeunesse assoiffée de modernité. Proches des États-Unis, les Émirats et le royaume saoudien cherchent un rééquilibrage, et ce malgré leur animosité envers l’Iran. Mais à noter que Riyad n’a pas encore officialisé son adhésion Dans le contexte de la guerre en Uk raine, rejoindre les BRICS est lourd de sens. Un temps pressentie, l’Indonésie (274 millions d’habitants) a d’ailleurs préféré renoncer, afin de ne pas froisser les Occidentaux et l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est,

alors même que bouillonne le détroit de Taïwan… L’Algérie a quant à elle vu sa candidature rejetée : un échec pour le président Abdelmadjid Tebboune, qui, jusqu’au début du mois d’août, semblait tenir pour garantie l’adhésion de son pays, lui attirant des moqueries d’internautes algériens sur les réseaux sociaux et des sarcasmes dans les médias marocains.

À ADDIS-ABEBA, L’INDIFFÉRENCE DE LA POPULATION

L’Éthiopie et l’Ég ypte, respectivement deuxième et troisième pays les plus peuplés du continent, ont donc franchi le pas. Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed a évoqué sur X (ex-Tw itter) « un moment fort ». En délicatesse avec Washington depuis la guerre du Tigré (2020-2022), le prix Nobel de la paix 2019 va retrouver deux de ses principaux partenaires : la Chine ainsi que les Émirats arabes unis, devenus un important fournisseur de matériel militaire. Pékin table sur des sy nergies entre les « nouvelles routes de la soie » et le plan de développement décennal 2021-2030

de l’Éthiopie. Et veut encourager ses entreprises à investir dans le géant de la Corne de l’Af rique, et faciliter l’entrée de ses produits agricoles via les fameuses green lanes (« voies vertes »), annoncées lors du 8e Forum sur la coopération sino-africaine fin 2021, à Dakar « L’Éthiopie se tient prête à coopérer avec tous pour un ordre mondial inclusif et prospère », a ajouté Abiy Ahmed, en « félicitant tous les Éthiopiens ». Sur place, la population est moins enthousiaste : Eloi Ficquet, spécialiste

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Pas moins de 22 pays s’étaient montrés candidats, encouragés par la Chine (qui pèse 70 % du poids économique de l’ensemble) et la Russie (qui cherche de nouveaux partenaires, face aux sanctions occidentales).
LI XUEREN/XINHUA/XINHUA VIA AFP
Le 15 e so mm et de Joh an ne sbourg, le 24 a oût de rn ie r.

du pays, évoque à Af rique Maga zine « des annonces officielles triomphales » reçues « dans l’indifférence », étant donné « le contexte d’inflation élevée et de tensions très fortes, qui suscite beaucoup d’inquiétudes ». Depuis août, l’armée fédérale combat

en effet les milices amharas, pour tant ses anciennes alliées au Tigré « Ces partenariats multilatéraux n’apportent aucune réponse concrète et immédiate aux problèmes intérieurs », souligne le chercheur. Néanmoins,

Au Caire, l’enthousiasme des autorités est le même qu’à Addis-Abeba : cela « élèvera la voix du Sud global », a déclaré le président Abdel Fattah al-Sissi.

« la participation aux BR ICS permet d’envisager des concer tations, des réf lexions croisées sur les enjeux mondiaux. Pour ce qui est de l’Éthiopie, si cela peut améliorer le dialogue avec l’Ég ypte sur la question du Nil et de l’exploitation du barrage, ce sera favorable à un apaisement des tensions sur les conditions d’exploitation de ce fleuve et la transformation nécessaire des économies qui en dépendent ». L’Ég ypte, avec qui les tensions sont récurrentes depuis l’édif ication du Grand barrage de la renaissance sur le Nil bleu, va ainsi faire son entrée chez les BR ICS en même temps.

« UN ÉCHEC POUR LE LEADERSHIP AMÉRICAIN »

Au Caire, l’enthousiasme des autorités est le même qu’à Addis-Abeba : cette adhésion, a déclaré le président Abdel Fattah al-Sissi, va « renforcer la coopération économique » entre les membres et « élèvera la voix du Sud global ». Depuis le déclenchement de la guerre russo-uk rainienne en février 2022, l’Ég ypte, qui importe la majeure partie de son blé auprès des deux belligérants, a vu sa monnaie dévisser de moitié. L’inflation a atteint 39,7 % en août. Adhérer aux BR ICS permettra au pays, conf ronté à une

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La N ou ve ll e ba nqu e de déve lo pp em ent, bas ée à Sh ang hai

pénurie de dollars, de se passer du billet vert dans ses échanges commerciaux avec les pays du groupe Depuis 2010, les BR ICS bénéficient en effet d’un mécanisme de coopération interbancaire, afin de faciliter leurs transactions et d’en réduire les coûts. Le Premier ministre Mostafa Madbouli n’a pas caché son intérêt pour les prêts que pourrait accorder la Nouvelle banque de développement, créée par les BR ICS, basée à Shanghai et dirigée par l’ex-présidente brésilienne de gauche Dilma Rousseff Cependant, les observateurs notent, comme dans le cas éthiopien, que les bénéfices économiques à cour t terme risquent d’être limités, faute de réformes pour accroître la compétitiv ité du pays Selon l’Agence centrale ég yptienne pour la mobilisation publique et les statistiques, la balance commerciale du pays par rappor t aux BR ICS est lourdement déficitaire :

4,9 milliards de dollars d’exportations à leur destination en 2022, contre 26,4 milliards d’importations. Le pays cherche également 22,5 milliards de financements extérieurs

L’agence américaine Bloomberg estime, dans un éditorial du 29 août, que ce doublement du club des cinq représente « un échec pour le leadership des États-Unis ». Elle souligne que cet élargissement, à défaut d’offrir aux six nouveaux membres des alternatives efficaces aux institutions dominées par les Occidentaux (G7, Fonds monétaire international, Banque mondiale, Organisation mondiale du commerce…), risque d’« af faiblir les canaux existants de coopération internationaux à une époque où l’action collective contre les menaces globales n’a jamais été aussi urgente ». ■

LES CH IFFR ES

130 % C’est la hausse des investissements chinois en Afrique subsaharienne au 1er semestre 2023.

L’IN FL ATION BAT DE S RE CO RD S EN ÉGYP TE , AVEC UNE AUGM ENTATI ON DE 40 % SU R UN AN .

10 0 mi lliards de dol la rs, soit le coût pa r an de l’adaptat ion au changement cl imat iq ue su r le cont inent.

2,7 mi llia rd s de do ll ar s, c’est ce qu’ont levé les fintech du continent ces deux dernières années.

LA PR ODUCTION

AFRI CAINE DE GA Z

NATU RE L DE VR AIT

GR IM PE R DE 65 %

D’ICI 20 35.

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Le Ghana, en défaut de paiement depuis fin 2022, est parvenu à renégocier 4 milliards de dollars de dettes.
SHUTTERST OCK (3)

Emmanuel Torquebiau « La monoculture est une invention de l’Occident »

Face au changement climatique, l’agriculture doit s’adapter. Parmi les solutions : renouer avec l’agroforesterie traditionnelle, qui associe cultures, arbres et animaux. Emmanuel Torquebiau, écologue au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement et spécialiste du sujet, répond à nos questions. propos recueillis par Cédric Gouverneur

AM : Pouvez-vous définir l’agroforesterie ?

Emmanuel Torquebiau : C’est une agriculture qui mélange des arbres avec des plantes agricoles classiques, et parfois des animaux Cette association de plusieurs composantes permet de diversifier les productions (fruits, fourrage, bois, résine, pharmacopée…) et d’améliorer les conditions de ces dernières, de répondre aux contraintes climatiques, de protéger le sol, de le fertiliser, d’améliorer la biodiversité. Quels sont ses avantages par rappor t à l’agriculture intensive ?

Au lieu de récolter un seul produit, comme avec la monoculture, on en récolte plusieurs, grâce à tous les produits des arbres. En Afrique tout particulièrement, il existe une grande variété d’arbres capables de produire et de rendre serv ice à l’agriculteur et à l’éleveur. Les animaux d’élevage se nourrissent des gousses des arbres fourragers. Ce que l’on appelle le « fourrage arboré » représente la moitié de leur alimentation En Europe, avant la généralisation

de l’agriculture industrielle, les paysans utilisaient les feuilles des frênes, des érables et des tilleuls pour nourrir leur bétail. Cette pratique n’a jamais disparu en Afrique : au Niger, l’arbre gao (Faidherbia albida) possède des gousses très nutritives pour le bétail. Dans l’alimentation humaine, on peut citer le néré (Parkia biglobosa), qui sert à préparer la sauce soumbala Une grande partie de la pharmacopée traditionnelle du continent vient des arbres. Aussi, la gomme arabique, utilisée en confiserie, est issue de l’Acacia Sénégal (Senegalia senegal), que l’on trouve dans tout le Sahel. Ces arbres poussent dans les champs d’agroforesterie – on parle alors de « champs complantés d’arbres » – et rendent de grands serv ices en améliorant les conditions de production de ces derniers. Un champ complanté est protégé contre l’érosion : lorsque l’eau croise une haie ou un arbre, au lieu de ruisseler, elle va pénétrer, irriguer, remplir les nappes phréatiques. Les feuilles tombent et se décomposent, ses petites racines meurent et se décomposent également : cela apporte des nutriments et fertilise le sol. Face au changement climatique, que peut apporter l’agroforesterie ?

Le changement climatique entraîne imprév isibilité et excès : les arbres permettent de « tamponner » ces variations. Sous la canopée, la chaleur monte moins vite et est moins intense. Cet effet tampon des arbres permet d’améliorer la résilience de l’agriculture, de mieux résister aux chocs et aux imprév us. Un paysage agroforestier est mieux adapté au changement climatique et contribue à son atténuation : les arbres captent et stockent le CO2, et l’agroforesterie a bien moins besoin d’engrais minéraux, grands émetteurs de CO2 et de méthane. La monoculture utilisant beaucoup de produits chimiques, la biodiversité y disparaît. Au contraire, la présence d’arbres contribue à la maintenir, avec des insectes auxiliaires, des oiseaux et des chauves-souris (qui chacune mange chaque nuit des milliers d’insectes), utiles aux agriculteurs. Les champs de mil en agroforesterie sont moins ravagés par la mineuse du mil (un papillon

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de nuit) que ceux sans arbres Enfin, ces derniers maintiennent la biodiversité du sol, avec sous leur canopée des vers de terre (qui labourent le sol et l’aèrent), des micro-organismes, des champignons, etc. Les rendements sont -ils comparables ?

Le Livre de l’ag ro fo re sterie : Co mm ent les arbres peuvent sauve r l’ag ri cu lture, Acte s Su d, 20 22 (G ra nd Pri x Émile Gallé 20 23).

L’agroforesterie peut être compliquée à gérer. Un arbre, une fois planté, est là pour des dizaines d’années. Parfois, il génère trop d’ombre. Parfois, ses racines concurrencent les cultures du champ. Il faut donc bien choisir les espèces et les quantités à planter. Mais si l’agroforesterie est bien pratiquée, les rendements sont similaires. L’agriculteur dépense beaucoup moins en intrants (engrais et pesticides), et la qualité des produits récoltés est meilleure. Le café, par exemple, peut pousser en plein soleil, mais il faut alors le tailler, le traiter, l’arroser… Historiquement, il pousse dans les sous-bois des forêts d’Éthiopie. Au Ghana, en Côte d’Ivoire, en Tanzanie, au Cameroun, il est cultivé en agroforesterie, sous des arbres d’ombrage : il est plus aromatique et moins cher à produire. Autre exemple : le fourrage issu des arbres est plus riche en protéines que celui issu des herbes annuelles, et donne de la viande et du lait de meilleure qualité. Vous expliquez que l’agroforesterie était la norme en Afrique avant le choc colonial.

lorsque germe un arbre dans un champ grâce à une graine arrivée naturellement, ou lorsqu’une souche souterraine produit un rejet, l’agriculteur entretient ces arbres (baobab, karité, néré, tamarinier)… Ils sont de meilleure qualité, mieux enracinés, et vivent plus longtemps que ceux nés en pépinières. Les Africains pratiquent l’agroécologie, en mélangeant des céréales et des légumineuses : une rangée de mil alternant avec une rangée de niébé, ou une rangée de maïs avec une rangée de haricot rouge… Le maïs va ainsi être enrichi par l’azote déposé par les bactéries associées aux racines des haricots En Tanzanie, en Guinée, au Ghana, il existe de véritables agroforêts, composée de mélanges d’arbres utiles à l’homme, qui produisent fruits, fourrages, bois, pharmacopée, etc. Hélas, la tendance de supprimer cette agroforesterie traditionnelle pour faire de la monoculture existe aussi… Que lui manque -t -il pour se développer ?

Nous disposons des solutions techniques : plantes à associer, espèces d’arbres, densité… Mais les politiques publiques restent souvent accros à la monoculture industrielle, et s’avèrent parfois sensibles aux offres – notamment chinoises – pour transformer des pratiques séculaires en agriculture industrielle. En Afrique, quelques gouvernements sont attachés au sujet. Notamment au Kenya, où siège, depuis 1978, à Nairobi, le Centre international pour la recherche en agroforesterie

« Ce mode d’exploitation a quasiment disparu en Europe. Mais en Afrique, en Asie du Sud-Est, en Amazonie, au Mexique, il n’a jamais cessé d’exister. »

La monoculture est une invention de l’Occident ! Sur le plan scientifique, l’agroforesterie est étudiée depuis les années 1970. Elle a quasiment disparu en Europe face à l’agriculture intensive, industrielle. Mais en Afrique, en Asie du Sud-Est, en Amazonie, au Mexique, elle n’a jamais cessé d’exister. Sur le continent, il y a toujours eu des baobabs dans les champs. Au Sahel, et notamment au Niger, on pratique la régénération naturelle assistée (R NA) :

(ICR AF), où j’ai travaillé. Au Niger, lorsque l’utilité de la RNA a été démontrée, la loi a été modifiée pour que les arbres deviennent propriété des agriculteurs, et non de l’État Les effets ont été spectaculaires : les champs des régions de Maradi et de Zinder se sont couverts d’arbres ! Le Covid-19, puis la guerre en Ukraine ont perturbé les flux économiques et remis à flot le concept de souveraineté alimentaire en Afrique. L’agroforesterie peut -elle y contribuer ?

Totalement ! Les cultures traditionnelles africaines (patates douces, ignames, bananes plantains…) sont beaucoup plus faciles à cultiver en agroforesterie qu’avec le modèle de la monoculture européenne ■

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PIERRE CHA TA GNONDR

Après Nairobi, en attendant Dubaï

Mouvementé, le premier sommet africain du climat a au moins permis d’arrêter une position de principe commune pour la COP28 fin novembre.

Adoptée par l’ensemble des 54 États du continent au terme du premier sommet africain du climat qui s’est déroulé du 4 au 6 septembre dans la capitale kenyane, la Déclaration de Nairobi « serv ira de base à la position commune de l’Afrique dans le processus mondial sur le changement climatique jusqu’en 2028 et au-delà », soulignent les signataires. Le chef de l’État William Ruto demande au nom du continent « une taxe mondiale sur les émissions

de carbone, le transport maritime et aérien », ainsi qu’« une taxe mondiale sur les transactions financières » pour « investir dans des projets climatiques à grande échelle ». La Déclaration met en avant la volonté de l’Afrique de devenir un « hub des énergies propres » et « le leader d’un développement bas carbone » : « Aucun pays ne devrait choisir entre son développement et l’action climatique. » Les signataires indiquent que l’endettement croissant du continent, aggravé par la guerre en Uk raine et la hausse des taux

directeurs de la Réserve fédérale américaine, ampute les finances publiques et, mécaniquement, les investissements dans la transition énergétique À Nairobi, les Émirats, les États-Unis et des pays européens ont promis d’investir en Afrique 23,5 milliards de dollars dans les énergies renouvelables, afin de parvenir à 300 gigawatts en 2030, contre 56 aujourd’hui. Les activistes écologistes, qui ont manifesté le 4 septembre dans les rues de la capitale, demeurent

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LU S TAT O/AFP
L’évé nement s’est dérou lé du 4 au 6 se pte mbre dans la cap itale ké nya ne.

L’entrepr is e va lor ise environ 45 to nnes d e déc het s pa r jour, tran s fo rm ée s en bri qu es et en poutre s af in de cons tru i re des bâ ti me nt s.

néanmoins très critiques envers la Déclaration, parlant de « fausses solutions », dictées par « des intérêts pro-Occidentaux ». Ils soulignent par exemple la part importante consacrée aux crédits carbone, qu’ils assimilent à « un permis de polluer », et a contrario le désintérêt des signataires envers l’agriculture paysanne, qui représente pour tant 60 % de la population du continent.

UNE COP28 DÉCISIVE

Les deux prochains mois seront ponctués de réunions internationales afin de préparer l’Afrique à la 28e Conférence des Nations unies sur les changements climatiques (COP), qui aura lieu du 30 novembre au 12 décembre à Dubaï, aux Émirats arabes unis Avec ses 70 000 participants, cette COP28 est annoncée comme la plus importante depuis la 21e édition, qui s’était déroulée en France en 2015 et conclue par la signature de l’accord de Paris pour le climat Elle devrait être le lieu de vifs débats quant à l’avenir des énergies fossiles, alors même que les effets du dérèglement climatique sont de plus en plus év idents et cataclysmiques – « le futur dystopique est déjà là », s’alarment les Nations unies. Le président de la COP28, Sultan al-Jaber, incarne le paradoxe d’un monde confronté à la catastrophe climatique et dépendant d’un mode de vie carboné, qui aggrave la situation : il est à la fois le patron de la compagnie pétrolière Abu Dhabi National Oil Company et de la société d’énergie renouvelable Masdar… Même s’il juge la réduction de la part des énergies carbonées « inév itable et essentielle », l’homme d’affaires précisait en juillet dernier qu’on ne peut « mettre fin au système actuel avant d’avoir construit le système énergétique de demain ». ■

Levée de fonds réussie pour Kubik

La start-up éthiopienne entend bâtir chaque année jusqu’à 10 000 maisons en plastique recyclé.

Fondée il y a deux ans seulement, la start-up Kubik, présente en Éthiopie et au Kenya, voit son succès se confirmer : récompensée aux Global Startup Awards à Copenhague en mars et lors des AfricaTech Awards au salon parisien VivaTech en juin, la jeune société annonce une levée de fonds de 3,34 millions de dollars, provenant d’une dizaine d’investisseurs Grâce à cette manne, la société spécialisée dans le recyclage de déchets plastiques entend doubler sa production et étendre ses activités sur le continent. Kubik valorise environ 45 tonnes de plastiques par jour, transformées en briques et en poutres afin de construire des écoles, des maisons et des châteaux d’eau. « Le monde s’urbanise très vite, les villes

souffrent du fardeau du plastique non recyclé, de la pénurie de logements et des impacts du changement climatique, résume son PDG et cofondateur, Kidus Asfaw. Notre entreprise joue un rôle pour répondre à ces trois défis en même temps. » La start-up estime que la fabrication de ses matériaux de construction rejette cinq fois moins de CO2 que celle de ciment, et coûte 40 % moins cher par mètre carré bâti La production mondiale de plastique flirte avec les 500 millions de tonnes, dont seulement 10 % sont recyclées Selon les Nations unies, la mise en œuv re de l’économie circulaire permettrait de réduire de 80 % le volume polluant les océans d’ici 2040 et de créer 700 000 emplois, principalement dans les pays du Sud. ■

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L’Inde bloque ses exportations de riz blanc

La production africaine ne couvrant que 60 % des besoins, la décision de New Delhi renforce la motivation du continent à devenir autosuffisant.

Annoncée le 20 juillet, l’interdiction par l’Inde de l’exportation de riz blanc non-basmati (non parf umé) pénalise le continent, lequel représente 32 % des importations mondiales, selon AfricaRice, centre de recherche basé en Côte d’Ivoire. Cette céréale est « la source d’énergie alimentaire prédominante en Afrique de l’Ouest et à Madagascar, et la deuxième source plus importante de calories en Afrique », souligne le centre

Et même si 40 pays sur 54 en cultivent, leur production ne couv re que 60 % des besoins, qui croissent de 6 % par an Le continent doit donc importer chaque année 14 à 15 millions de tonnes, notamment depuis l’Inde, qui représente 40 % des exportations mondiales, avec 22 millions de tonnes en 2022. Le Bénin importe par exemple 75 % de ses besoins en riz.

New Delhi a pris cette décision unilatérale afin de freiner la hausse

des prix dans le pays (30 % pour la céréale en un an). Le géant asiatique est coutumier des mesures protectionnistes : en septembre 2022, après une sécheresse catastrophique, le Premier ministre Narendra Modi avait déjà restreint les exportations Mais ces nouvelles restrictions ont des motifs électoraux : au pouvoir depuis 2014, l’ultranationaliste hindou affrontera dans les urnes l’an prochain une opposition très mobilisée, exaspérée par

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SHUTTERST OCK
De s travail leur s transpor te nt de s sa cs de grai ns à New De lh i.

dix ans d’atteintes aux libertés, d’attaques contre les minorités et d’inaction climatique. En se posant comme le garant de l’accès au riz des plus modestes, Modi entend s’attirer leurs voix

Conséquence de cette interdiction : les prix mondiaux ont grimpé de 10 % dès août, pour atteindre leur plus haut niveau depuis quinze ans, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture. Le Niger, en juillet, puis la Côte d’Ivoire, en septembre, ont interdit l’exportation de riz. La Guinée a, elle, envoyé une délégation ministérielle à New Delhi pour obtenir une dérogation. Afin de moins dépendre des importations, les États africains cherchent à accroître leur production nationale.

Créée en 2018, l’Agence pour le développement de la filière riz en Côte d’Ivoire entend faire retrouver au pays dès 2025 son autosuffisance, perdue dans les années 1970. Deuxième producteur africain après le Nigeria, la Côte d’Ivoire importe encore la moitié de sa consommation annuelle, estimée à 2,3 millions de tonnes L’an dernier, elle est parvenue à diminuer de 24 % les importations d’Inde. Au Sénégal, la production atteint 840 000 tonnes par an – l’équivalent de 9 mois de consommation –, et le programme national d’autosuffisance en riz vise 1,5 million de tonnes par an d’ici 2030 De son côté, le Nigeria taxe les importations, interdites d’entrer par la route, afin de favoriser la production nationale. Et dans toute l’Afrique de l’Ouest se multiplient des rizeries, des usines visant à nettoyer la céréale de ses impuretés. Car la réputation de moins bonne qualité du riz africain a longtemps détourné les consommateurs, qui lui préfèrent celui importé d’Asie ■

La Fondation OCP s’investit dans l’innovation sociale

Objectif

: soutenir des solutions novatrices apportant des réponses concrètes aux enjeux de l’ESS au Maroc et en Afrique.

La Fondation du Groupe marocain OCP, leader mondial sur le marché des engrais phosphatés, est bien décidée à promouvoir l’Économie sociale et solidaire (ESS), levier puissant de développement, en particulier dans le domaine agricole et celui de l’agribusiness. « La Fondation initie et soutient ainsi des projets dont l’objectif est d’avoir un impact positif sur la société », en s’efforçant « de développer des serv ices innovants d’accompagnement des structures de l’ESS », sans perdre de vue la nécessité d’appuyer des populations plus fragiles comme les femmes et les jeunes Cet accompagnement vise « à encourager la création de coopératives avec un mind set entrepreneurial, renforcer le professionnalisme du secteur de l’ESS, développer les capacités et compétences du secteur et soutenir la démarche qualité pour développer des filières agricoles et de produits de terroir à forte valeur ajoutée ».

L’accent est mis sur les « pratiques respectueuses de l’environnement, la résilience face au changement climatique et l’amélioration des conditions de vie des communautés locales ». Au total, la Fondation OCP accompagne et forme plus de 800 coopératives au Maroc et sur le continent (notamment au Sénégal, au Malawi, au Cap-Vert et à Madagascar), en partenariat avec l’Université Mohammed VI Poly technique (UM6P), dont plus de 460 opérant dans l’agriculture et l’agroalimentaire. La Fondation accorde également une grande importance à la promotion de la sécurité alimentaire en apportant son soutien à des projets de recherche. Parmi les problématiques adressées par les initiatives de la Fondation, on peut citer le stress hydrique, la salinité des sols, la dégradation de la biodiversité, les pratiques agricoles non durables, la faible structuration des organisations agricoles et les impacts du changement climatique ■

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La Fo nd atio n app ui e le s agri cu lteur s, c o mme ici au Ca p Ve rt, pour fa ire fa ce au x probl ématiqu es d e sa li nité.

De belles dents, c’est la santé

ELLES SONT PR ÉCIEUSES, pour notre look, notre bien-être, ma is aussi pour notre forme. Sa ns hygiène, sa ns cont rôle rég ul ier, et ce dès l’en fa nce, el les peuvent entraî ner de GR AV ES

PROBLÈMES DE SA NT É.

Si la fréquence des caries a connu un petit recul de manière globale, on assiste à un boom d’autres problèmes dentaires et de gencives, tout aussi ennuyeux, lesquels sont souvent pris en charge trop tardivement et à un stade de dégradations importantes. Même avec une bonne hygiène et en l’absence de sy mptômes, une visite de contrôle annuelle chez le dentiste est recommandée, dès la tendre enfance, et tout au long de la vie. Ce suiv i est pourtant négligé par 50 % d’entre nous ! Il est d’une extrême importance pour se préser ver d’ennuis, et permet par exemple de détecter une minuscule carie, encore indolore, et de la traiter en préser vant au maximum la dent Non soignée, la lésion pourrait vite progresser et entraîner des traitements onéreux, comme une couronne ou un implant. Garder une dent saine le plus longtemps possible est toujours préférable à une prothèse qui ne dure pas toute la vie. Ce contrôle annuel permet également de faire un détartrage (en fonction de la tendance de chacun à fabriquer du tartre, le dentiste peut conseiller cet acte de façon plus rapprochée) Enfin, il est très utile pour surveiller l’état des gencives

Se brosser les dents souvent et longtemps

Une bonne hygiène dentaire requier t au moins deux brossages quotidiens, matin et soir Celui avant le coucher ne doit pas être oublié : la production de salive diminuant la nuit, les dents sont bien plus vulnérables aux attaques. Pour éliminer efficacement la plaque dentaire, le brossage (de la gencive vers les dents, puis les faces masticatoires) doit durer au moins 2 minutes Et le mieux est d’attendre une demi-heure après le repas : juste après celui-ci, un pic acide se produit et fragilise l’émail ; se nettoyer les dents à ce moment-là l’agresse davantage et l’expose à des lésions.

Niveau matériel, la brosse électrique se montre plus performante sur le nettoyage. Dans tous les cas, mieux vaut choisir des poils souples, aussi efficaces que les médiums, et plus doux pour l’émail et les gencives. Cer taines zones n’étant pas bien atteintes durant le brossage, il faut procéder à un nettoyage interdentaire avec des brossettes : cela élimine la plaque dentaire inaccessible, qui est néfaste, et stimule les tissus gingivaux pour une meilleure santé des gencives. Et si les dents sont très serrées, le fil dentaire est recommandé. L’idéal est de passer ces instruments avant le brossage, pour que le dentif rice puisse agir au mieux partout. En revanche, l’hydropulseur n’est pas indispensable : son jet procure une sensation agréable, donne l’impression de tonifier les gencives, mais il ne nettoie pas vraiment. Les habitudes alimentaires comptent aussi énormément. Pour limiter le risque de caries, il faut proscrire les grignotages répétés d’aliments sucrés et collants (biscuits, chips…). Une autre menace grandissante à connaître : la consommation fréquente de jus de fr uits, de boisson acidulée gazeuse ou énergisante, et de soda (light ou non). Tous ces liquides cachent des acides qui attaquent chimiquement l’émail dentaire et le « dissolvent » au fil de contacts répétés. Les dents deviennent sensibles au froid, au sucré, au brossage. Faute de stopper les agressions, le phénomène devient irréversible, pouvant obliger la pose de facettes ou de couronnes.

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Pa ge s diri gée s par Dan ie ll e Be n Ya hm ed

Mieux vaut donc réduire grandement sa consommation, et utiliser une paille pour limiter le contact avec les dents. Attention, les brosser aussitôt après avoir bu abîme encore plus l’émail En revanche, mâcher un chewing-gum sans sucre augmente le débit de salive protectrice. Du côté des enfants, trois points sont particulièrement importants Il faut év iter de donner des biberons de lait pour l’endormissement : le lactose, c’est du sucre ! Il est également recommandé d’aider son enfant à arrêter de sucer son pouce ou sa tétine vers 3 ans : s’il continue après 4 ans, il devra probablement porter un appareil dentaire pour corriger des malpositions dues à l’impact de la succion Enfin, même si les dents de lait sont destinées à tomber, il est capital de les soigner : entre 6 et 12 ans, elles cohabitent avec des dents définitives, et les caries peuvent alors se transmettre à ces dernières.

Se méfier des bactéries

Faute de contrôles réguliers en cabinet, des dégâts gingivaux peuvent s’installer insidieusement, avec à terme des conséquences largement insoupçonnées. L’accumulation de plaque dentaire, puis de tartre, et la colonie de bactéries qui s’y niche peuvent provoquer une gingiv ite. Un saignement même minime de la gencive doit toujours faire consulter. Prise en charge à temps, cette inflammation se guérit bien : le dentiste fait un détartrage et donne des conseils pour améliorer l’hygiène.

En revanche, une gingiv ite non traitée peut évoluer en parodontite. Un problème appelé aussi « déchaussement », qui toucherait jusqu’à 3 personnes sur 10, et bien plus ennuyeux ! Que se passe-t-il ?

Les gencives se décollent peu à peu des dents, et dans cet espace, des bactéries s’infiltrent et se multiplient en profondeur vers les racines. Ce n’est pas douloureux, donc difficilement détectable, mais avec le temps, l’os maintenant les dents risque d’être « détr uit », ce qui peut conduire à leur perte faute de soins.

La parodontite constitue un autre danger pour la santé. À partir de ce foyer infectieux chronique, des molécules inflammatoires et des bactéries passent dans la circulation sanguine générale. Cela entraîne une réaction inf lammatoire au niveau des ar tères, qui ont tendance à s’épaissir, favorisant leur encrassement par des plaques de graisse. Les bactéries vont se fixer sur ces plaques et entraîner un jour leur rupture : c’est l’obstruction de l’ar tère. Une parodontite augmente donc le danger de maladie cardiovasculaire (même en l’absence d’autres facteurs de risque), d’infarctus et d’accident vasculaire cérébral. Le risque de diabète est également accr u.

Des conséquences sont possibles au niveau des ar ticulations. Chez les porteurs d’une prothèse (hanche, genou ou autre), les bactéries dentaires ont tendance à se réfugier sur cette zone, peuvent y entraîner une infection, et obliger à une nouvelle opération pour changer la prothèse. En principe, avant toute pose, un bilan dentaire doit être fait Par ailleurs, une parodontite non traitée pourrait favoriser le déclenchement d’une polyar thrite rhumatoïde chez les personnes y étant prédisposées génétiquement. Les bactéries buccales, essaimant dans le sang, se logent avec prédilection sur les ar ticulations atteintes : on les suspecte d’aggraver l’inflammation ar ticulaire, donc les douleurs – la progression de cette maladie rhumatismale touche souvent des femmes jeunes. Au niveau pulmonaire, une parodontite peut favoriser une pneumonie. Enfin, chez les femmes enceintes, elle augmente le risque d’accouchement prématuré ■ Annick Beaucousin

Des chercheurs de Boston travaillent sur une nouvelle technologie pour apporter un bilan complet de la santé bucco -dentaire en 30 minutes. Les premières données (publiées dans le Journal of Oral Microbiology) promettent un test salivaire détectant des bactéries buccales pathogènes, et dépistant ainsi d’éventuels problèmes de façon précoce. Il pourrait devenir possible de sortir de chez son dentiste avec un bilan indiquant son risque de caries, de gingivite, de parodontite, ainsi que de maladies systémiques, comme les affections cardiovasculaires, le diabète…

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SHUTTERST OCK
Bientôt un test salivaire révolutionnaire ?

LE S 20 QU ES TI ON S

8 Votre mot favori ?

« Anvwadfami », qui signif ie « en voie de famille », « être enceinte » en créole.

9 Prodig ue ou économe ?

Je me fais plaisir. On ne meurt pas avec son argent ! Je dépense beaucoup pour cuisiner pour mon entourage.

Je leur fais découv rir des saveurs du monde entier

10 De jour ou de nuit ?

Maya Kamaty

Entre pop, trap fu rieu x, ry th mes afro et une pi ncée de maloya, la CH AN TEUSE ET MUSICI EN NE RÉUN IONNAISE clame sa révolte face à l’absu rd ité du monde su r son dern ier opus. propos recueillis par Astrid Krivian

1 Votre objet fétiche ?

Un flacon d’huiles essentielles. Il m’apaise en cas de crise d’angoisse, de stress intense.

2 Votre voyage favori ?

L’Inde. Ses habitants ont une gentillesse, un optimisme permanent malgré la misère, une curiosité musicale Ils sont heureux de partager les parcours de vie notamment de la diaspora. J’appartiens à la cinquième génération originaire de ce pays

3 Le dernier voyage que vous avez fait ?

À l’île Maurice et à Mayotte, pour des concer ts. J’apprends à connaître ces pays, voisins de la Réunion, mais aux cultures si éloignées.

4 Ce que vous emportez toujou rs avec vous ?

Un petit mot écrit par ma maman.

5 Un morceau de musique ?

Trois : « Les Rapaces », de Barbara, « Strange Fr uit », de Billie Holiday, et « Piensa en mi », de Luz Casal.

6 Un livre su r une île déserte ?

Un livre audio de contes créoles racontés par ma mère. Elle travaille sur le patrimoine d’histoires et de légendes de l’océan Indien

7 Un film inou bliable ?

Le poétique Big Fi sh, de Tim Burton

De jour, jusque tard dans la nuit J’aime ces deux énergies. Je dors peu. Je suis aussi agricultrice.

11 Twitter, Facebook, e-mail, coup de fil ou lettre ?

Coup de fil ! C’est plus clair et ne laisse pas de place à l’interprétation

12 Votre tr uc pour penser à autre chose, tout ou blier ?

Cuisiner ! Je ne me limite pas à une spécialité.

13 Votre extravagance favorite ?

Je m’autorise désormais à être insolente, piquante. Je prends la parole pour dire les choses qui irritent, qui démangent, qu’on ne peut plus laisser passer

14 Ce que vous rêviez d’être quand vous étiez en fant ?

Spor tive professionnelle. Le handball était un besoin pour moi. Alors que je m’ennuyais au conser vatoire de musique.

15 La dernière rencontre qui vous a marquée ?

Le comédien Manu Payet et la chanteuse Flav ia Coelho. Des gens vrais, simples, lumineux.

16 Ce à quoi vous êtes incapable de résister ?

Un moment de bien-être : massage, spa

17 Votre plus beau souvenir ?

Le jour de mon mariage.

18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?

Dans le sud de la Réunion, où je vis déjà J’aime ses gens, l’atmosphère, le savoir-v iv re, la tranquillité

19 Votre plus belle déclaration d’amou r ?

Ma chanson « Ansanm », dédiée à mon mari

20 Ce que vous aimeriez que l’on retien ne de vous au siècle prochain ?

Que j’étais une ar tiste avec du bon sens, des valeurs, pas moralisatrice ni irréprochable. Une bad feminist, qui ne maîtrisait pas tout du sujet mais s’insurgeait contre les injustices sociales. ■

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GUILLAUME HAURICEDR
Sovaz, La ma ya z.

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