Sénégal
L’ÉNIGME MACKY
SALL
Interview
ABDERRAHMANE SISSAKO «Anticiper un monde de plus en plus mélangé»
Il a acté le report de l’élection présidentielle. Une première, risquée, dans l’histoire du pays. Tentative de portrait et d’explication.
Enjeux
COUP DE CHAUD SUR LA CORNE Business
LA CHINE, NOTRE ASSOCIÉ EN PANNE
UNE SACREE CAN !
Organisation, suspense, qualité du jeu, polémiques aussi…
Voyage en Côte d’Ivoire
pour la meilleure des Coupes d’Afrique Fra n ce 4 , 9 0 € – Afriq u e d u S u d 49, 9 5 ra n d s (t axes incl .) – Alg é rie 320 DA – Alle m ag n e 6 , 9 0 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3000 FCFA ISSN 0998-9307X0
N °4 4 9 - F É V R I E R 2 0 2 4
L 13888 - 449 S - F: 4,90 € - RD
Melun 92.3 | Mantes-La-Jolie 87.6 | Abidjan 91.1
édito PAR ZYAD LIMAM
NOUVEAUX SUD, NOUVEAU MONDE? Paradoxalement, le concept est né aux ÉtatsUnis. Une nation dominatrice, mais souvent à l’avantgarde de la réflexion sur les évolutions du monde et moins empêtrée dans les certitudes eurocentrées. Le terme « Sud global » apparaît en 1969, porté par Carl Oglesby, une figure du mouvement étudiant qui s’oppose à la guerre du Vietnam, qui dénonce une domination et un ordre social injustes imposés par le «Nord». L’expression «Global South» revient dans des publications américaines à la fin des années 1990, actant la fin du paradigme est-ouest, pour en revenir à la dynamique finalement fondamentale nord-sud. Depuis, le terme s’impose. Nous serions ainsi passés de la pauvreté, du déclassement, du « tiersmonde » (expression inventée par Alfred Sauvy en 1952), pour aboutir à une sorte de force «globale» qui serait, du coup, à respecter. Les frontières du concept sont floues (la Chine est au nord, l’Australie au sud…), on a du mal à en extraire les facteurs d’unité géostratégiques. Et les chercheurs, très souvent occidentaux, sont nombreux à critiquer le terme : hétérogène, à géométrie variable, dissensions internes, avatar de la pensée postcoloniale naïve… Peut-être. Pourtant, au Sud, aux Sud, on y adhère naturellement, malgré les différences, malgré la confusion. Paradoxalement encore, cette dynamique du Sud global est largement le produit de la mondialisation, une mondialisation voulue et promue par «l’Occident». Cette vaste ouverture des marchés, la délocalisation de l’argent et du travail ont entraîné une modification profonde de l’équilibre économique. La Chine, empêtrée dans la misère de masse il y a à peine cinquante ans, se propose aujourd’hui comme un contre-modèle, le leader de ce Sud global, et vise la place de première puissance économique, face à la grande Amérique. L’Inde, même encore archaïque, n’est pas loin d’entrer dans le « top 5 » mondial. Mexique, Brésil, Turquie, Malaisie, Vietnam, Afrique du Sud, Thaïlande et d’autres encore… L’argent s’est déplacé d’une manière révolutionnaire. Les pays du G7 détenaient les deux tiers de la richesse mondiale au virage des années 1980. Aujourd’hui, ils représentent aux alentours de 35 %. Dans le process, des AFRIQUE MAGAZINE
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centaines de millions de pauvres se sont émancipés. L’émancipation a créé de la souveraineté, de l’indépendance, une prise de conscience. C’est ce qui rassemble ces Sud globaux. Le concept incarne une aspiration commune, sousjacente. La volonté militante de rééquilibrer l’ordre de l’humanité, avec un point commun tout à la fois confus et puissant: la remise en cause du règne de l’Occident, ce si long règne qui commence par l’exploration du monde, puis la colonisation, puis la libération dans la violence, puis l’avènement d’un ordre postcolonial inéquitable et qui perdure, en imposant la domination politique, financière, militaire, sociétale du tiers de l’humanité sur tout le reste… Et si l’Amérique n’a pas été une puissance coloniale, elle s’est tout de même installée comme puissance impériale, dictant ses choix et ses priorités à tous. Le Sud global n’existe peut-être pas vraiment dans son hypothétique unité, mais c’est une idée puissante (au point qu’elle recrute dans les sphères du «Nord», la jeunesse, les minorités raciales, chez une partie des «déclassés»…). Et elle se nourrit des réalités d’aujourd’hui. La formidable injustice du débat sur le changement climatique en est l’une des illustrations. Le tristement célèbre « deux poids, deux mesures », incarné par la guerre en Ukraine et la guerre à Gaza, en est une autre. L’alignement sans nuance, ou presque, de la grande majorité de l’Occident avec Israël, les yeux fermés sur l’immensité de la tragédie humaine à Gaza – un territoire rasé, déjà près de 30000 morts, dont au moins 6000 enfants, selon l’Unicef – ont mobilisé largement les Sud globaux. Et, après soixantequinze ans d’oppression, les Palestiniens sont devenus l’un des emblèmes de la lutte anticoloniale moderne. Le monde change, mais le chemin à parcourir est encore long. L’Occident est une réalité. Tout comme son intelligence, sa créativité, sa puissance. Sa décadence est toute relative. Il reste l’épicentre, là où se dessine une grande partie de ce que sera demain. Le Sud global émerge, l’émancipation est nécessaire, incontournable, mais ce monde-là doit encore composer avec la pauvreté, les inégalités, la fragilité, tout particulièrement en Afrique. ■ 3
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N °4 4 9 F É V R I E R 2 0 2 4 ÉDITO Nouveaux Sud, nouveau monde? par Zyad Limam
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ON EN PARLE C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE, DE LA MODE ET DU DESIGN
1-54 dans ses terres 26
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TEMPS FORTS L’énigme Macky Sall
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Coup de chaud sur la corne
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PARCOURS Ousmane Goïta C’EST COMMENT ? CAN, trop bien! par Emmanuelle Pontié
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PORTFOLIO Kehinde Wiley: Affronter le silence qui entoure l’injustice par Catherine Faye
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Une sacrée CAN!
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Abderrahmane Sissako: «Black Tea anticipe un monde de plus en plus mélangé»
VIVRE MIEUX Le piège des tranquillisants
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VINGT QUESTIONS À… Mohamed Champion par Astrid Krivian
par Zyad Limam
par Jean-Marie Chazeau
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CE QUE J’AI APPRIS Olivia Elkaim
par Annick Beaucousin PHOTOS DE COUVERTURE: LÉA CRESPI/PASCO & CO - MOHAMED ALY/BACKPAGEPIX
Stéphanie Soubrier: Les «races guerrières», enquête sur une imposture coloniale
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par Astrid Krivian
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par Cédric Gouverneur et Zyad Limam
par Cédric Gouverneur
par Astrid Krivian
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par Zyad Limam
Christelle Bakima Poundza: «Porter la beauté au même titre que les autres» par Astrid Krivian
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Caryl Férey: «Les animaux sont un symbole et un modèle à suivre» par Catherine Faye
Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps. Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet: www.afriquemagazine.com 4
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AMINA REZKI/UNTITLED (2023)/COURTESY OF LOFT ART GALLERY - SADAK SOUICI
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FONDÉ EN 1983 (40e ANNÉE) 31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE Tél.: (33) 1 53 84 41 81 – Fax: (33) 1 53 84 41 93 redaction@afriquemagazine.com Zyad Limam DIRECTEUR DE LA PUBLICATION DIRECTEUR DE LA RÉDACTION zlimam@afriquemagazine.com Assisté de Laurence Limousin
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llimousin@afriquemagazine.com RÉDACTION Emmanuelle Pontié DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION epontie@afriquemagazine.com
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La Chine, un associé en berne Thomas Morand: «L’Afrique doit se tourner vers elle-même» OCP Africa inaugure une usine d’engrais au Rwanda Au Maroc, l’isolant en mode palmier-dattier La Namibie accroît le recyclage des eaux usées Au Kenya, de l’énergie à partir de vieux plastiques par Cédric Gouverneur
Isabella Meomartini DIRECTRICE ARTISTIQUE imeomartini@afriquemagazine.com Camille Lefèvre PREMIÈRE SECRÉTAIRE DE RÉDACTION sr@afriquemagazine.com Amanda Rougier PHOTO arougier@afriquemagazine.com ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO
Jean-Marie Chazeau, Catherine Faye, Cédric Gouverneur, Dominique Jouenne, Astrid Krivian, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont.
VIVRE MIEUX Danielle Ben Yahmed RÉDACTRICE EN CHEF
avec Annick Beaucousin.
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AFRIQUE MAGAZINE EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR 31, rue Poussin - 75016 Paris. SAS au capital de 768200 euros. PRÉSIDENT : Zyad Limam. Photogravure: Philippe Martin. Imprimeur: Léonce Deprez, ZI, Secteur du Moulin, 62620 Ruitz. Commission paritaire: 0224 D 85602. Dépôt légal: novembre 2023.
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La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos reçus. Les indications de marque et les adresses figurant dans les pages rédactionnelles sont données à titre d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction, même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction. © Afrique Magazine 2023.
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ON EN PARLE C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage
AMINA REZKI/UNTITLED (2023)/COURTESY OF LOFT ART GALLERY
Amina Rezki, Untitled, 2023.
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ÉVÉNEMENT DR - HICHAM BENOHOUD/UNTITLED/SÉRIE «ACROBATIE » (2017)/COURTESY OF KATHARINA MARIA RAAB CONTEMPORARY/BERLIN
1-54 DANS SES TERRES La célèbre FOIRE D’ART CONTEMPORAIN revient pour son cinquième anniversaire à Marrakech. PENDANT TROIS JOURS, la foire 1-54 («1 continent, 54 pays») investit le célèbre hôtel de La Mamounia et, pour la première fois, la médina de la ville ocre, où l’espace expérimental DaDa accueille six galeries parmi les quatorze consacrées au continent. L’expansion de l’événement créé par Touria El Glaoui témoigne du succès de la manifestation, mais également de son indéfectible dévouement envers la scène créative marocaine. Avec 27 exposants, une sélection d’œuvres contemporaines révolutionnaires d’artistes émergents et établis, tels l’Ivoirien Armand Boua, connu pour sa technique de peinture sur carton, le peintre motard sud-africain Reggie Khumalo ou le Congolais voyageur Yvanovitch Mbaya, le dialogue entre les artistes et les institutions s’annonce fécond. Le programme comprend également des événements et des rassemblements à travers Marrakech, où la richesse du paysage culturel de la ville et les artistes marocains sont mis à l’honneur. ■ Catherine Faye
Hicham Benohoud, Untitled, série «Acrobatie», 2017.
«1-54 CONTEMPORARY AFRICAN ART FAIR», Marrakech,
du 8 au 11 février 2024. 1-54.com AFRIQUE MAGAZINE
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ON EN PARLE SOUNDS
À écouter maintenant !
❶ Témé Tan
Quand il est seul, Pias
MUSIQUE
sortie le 16 février 2024.
GIRL POWER
Les Amazones d’Afrique
Ce collectif d’ARTISTES FÉMININES issues du continent et de la diaspora revient avec un troisième album toujours aussi fédérateur, MUSOW DANSE. LES AMAZONES d’Afrique sont de retour avec un troisième album, Musow Danse – «la danse des femmes». Fondé par des figures incontournables de la scène malienne, telles que Mamani Keïta, Oumou Sangaré et Mariam Doumbia, et accompagné de Valérie Malot de l’agence française 3D Family, le collectif a vu d’autres artistes féminines africaines rejoindre ses rangs. Paru en 2017 sur Real World, le prestigieux label de Peter Gabriel, République Amazone intronisait cette volonté de faire danser tout en (r)éveillant les consciences. En 2020, Amazones Power confirmait leur charisme tant en studio que sur les scènes du monde entier. Leur troisième opus a été réalisé et mixé par un proche collaborateur de U2 et de REM, Jacknife Lee, et s’articule autour de voix mémorables et distinctes: celles de la Malienne Mamani Keïta, de la Béninoise Fafa Ruffino, de la Burkinabè Kandy Guira, de la Nigériane Nneka, de l’Ivoirienne Dobet Gnahoré et de la Congolaise Alvie Bitemo. Leur mantra: la puissance féminine, envers et contre le patriarcat. ■ Sophie Rosemont 8
❷ V.V. Brown
Am I British Yet?, YOY Records
C’est sur son propre label YOY Records que V.V. Brown publie Am I British Yet?, affirmant ainsi son indépendance. Sous l’influence de James Baldwin comme d’Erykah Badu et de Kendrick Lamar, la rappeuse britannique, d’origine jamaïcaine et portoricaine, cultive son identité noire et, mieux encore, la transcende avec ce nouveau disque attendu depuis dix ans. Et il vaut largement notre patience!
❸ Delgrès
Promis le ciel, Pias
Ici, l’auteur-compositeur et leader de Delgrès, Pascal Danaë, chante aussi bien en français qu’en créole et en anglais… Après un premier album traitant, via le parcours de Louis Delgrès, de l’histoire de l’esclavage, un second narre les méandres de l’exil et de l’immigration. Promis le ciel, quant à lui, explore la richesse des origines métissées, en dépit du contexte anxiogène. Salvateur! ■ S.R.
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KAREN PAULINA BISWELL - DR (4)
LES AMAZONES D’AFRIQUE, Musow Danse, Real World/Pias,
Le natif de Kinshasa et belge d’adoption revient avec un second album nourri des musiques qui l’ont biberonné ou qui ont participé à son apprentissage artistique. La rumba congolaise, le tropicalisme, la folk, le zouk ou encore la tradition griote, le tout fédéré par une belle ambition pop, habitent donc son enthousiasmant second album, Quand il est seul. À savourer en concert le 21 février au Hasard Ludique.
LA MÈRE DE TOUS LES MENSONGES (Maroc-Égypte),zde Asmae El Moudir. Avec Zahra, Mohamed El Moudir, Ouarda Zorkan. En salles.
D O C U M E N TA I R E
LA MAISON DE POUPÉES
INSIGHT FILMS - DR
Une page enfouie de l’histoire du Maroc se révèle dans la reconstitution en miniature d’un quartier de Casablanca, THÉÂTRE D’UN SECRET D’ÉTAT… mais aussi de famille. Un doc cathartique ! LORSQUE les lumières se sont rallumées à la fin de la projection du film de sa petite-fille, au dernier Festival de Cannes, Zahra s’est levée dans son beau caftan ourlé d’or et s’est mise à danser, la canne dans une main, une poupée à son effigie dans l’autre. La grand-mère de Asmae El Moudir était au cinéma pour la première fois de sa vie – dans une salle, mais aussi à l’écran! Elle venait pourtant de se voir à l’image sévère, souvent revêche, et porteuse d’un lourd secret qu’elle refusait de transmettre. Car c’est un peu elle, La Mère de tous les mensonges. Quant à la jeune cinéaste, pour nous partager la vérité, elle use d’artifices et fait construire en miniature le quartier de son enfance par son père, l’ex-maçoncarreleur le plus populaire de la médina de Casablanca! Et représente les membres de sa famille et ses voisins par des figurines en glaise, dont les costumes ont été confectionnés par sa mère, et que chacun s’approprie pour mieux raconter le passé tel qu’il l’a vécu et ressenti. Il s’agit de revenir dans une maison où les images AFRIQUE MAGAZINE
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étaient prohibées, à une période violente qui n’a pas été documentée: celle des «émeutes du pain» de 1981, ces manifestations contre l’augmentation du prix de la farine réprimées dans le sang par Hassan II (officiellement, 66 morts, dix fois plus selon les syndicats). La police entrait dans les maisons pour récupérer les cadavres et empêcher les enterrements publics, afin d’effacer toute trace du soulèvement. L’événement tragique s’est produit dans le quartier de la famille, qui a déménagé depuis. À travers les reconstitutions de la rue où a eu lieu le drame et des pièces de la maison, où chacun joue son propre rôle avec une marionnette artisanale, le tout mêlé de témoignages vidéo glanés il y a dix ans, une thérapie familiale au service de la mémoire historique se déroule sous nos yeux. Ce premier film bluffant est une enquête qui apporte aussi un grand soin à l’image, l’esthétique transcendant le tragique. Jusqu’à cette phrase inquiète à la fin du film: «On sait que le silence tue quand on le brise.» Là, c’est la mémoire qui répare. ■ Jean-Marie Chazeau 9
ON EN PARLE
ALBUM
RONISIA UN STATUT DE STAR
D’origine CAP-VERDIENNE, cette jeune chanteuse ULTRA-BUZZÉE depuis quelques saisons confirme avec son second album un R’n’B solaire et affirmé.
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«Atterrissage» – alors qu’il s’agissait plutôt d’un décollage! «Tout a commencé grâce à mon entourage, qui m’a encouragée à me lancer. Il croyait en moi. J’ai mis du temps à sauter le pas par manque de confiance en moi, et parce que j’étais très réservée. Pour moi, ça ne collait pas! Ce n’était pas possible d’être artiste et timide. Mais une fois que j’ai cassé cette barrière, j’étais très fière de moi.» Depuis, Ronisia n’est pas redescendue. Avec Era 24, elle explore ses racines musicales afrocaribéennes, incarnant «Sem Bo» en créole cap-verdien – et pas seulement parce qu’elle y raconte ses émois de jeune femme d’aujourd’hui, entre deux continents et moult émotions: «La culture cap-verdienne influence ma musique, notamment par certaines sonorités kizumba dont je m’inspire.» Sans oublier le R’n’B, «qui a pris beaucoup de place»: «C’est ce que j’écoute le plus au quotidien.»
RONISIA, Era 24,
Epic Records.
Là aussi, des duos alléchants, notamment avec le rappeur francilien Niska sur «I Got U», l’icône anglo-jamaïcaine de dancehall Amaria BB («Fêter ça») et le chanteur portugais Lisandro Cuxi («Chill»). Prochaine étape? Le Zénith de Paris le 2 mars. Le vol pourrait bien être un long-courrier… ■ S.R.
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PLUS DE 1,5 MILLION d’abonnés sur TikTok, 845000 followers sur Instagram, plus de 2 millions d’auditeurs gagnés par mois sur Spotify et le prix de la Révélation féminine de la cérémonie des Flammes en 2023: n’en jetez plus, l’artiste est un vrai phénomène! Après un premier album sobrement intitulé Ronisia et certifié Disque d’or, la chanteuse cap-verdienne vient de fêter ses 24 ans avec ce second effort logiquement baptisé Era 24. Née à Tarrafal, Ronisia Mendes Morges a grandi dans l’Essonne, et s’est très tôt intéressée à la pop musique, tout en étant bercée de zouk et de morna. Son idole? Rihanna, comme elle originaire d’une île ensoleillée, et qui l’influence sur son look et son attitude – au moins autant que la rappeuse belge Shay, sexy et cérébrale. Ronisia, elle, cultive un R’n’B malin et entraînant, qui rencontre le succès du jour au lendemain grâce au single
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ON EN PARLE ART
UNE AMBITION POUR TUNIS SELMA FERIANI inaugure une nouvelle galerie avec l’expo de Nidhal Chamekh, et réaffirme son rêve de faire de la capitale une plate-forme artistique internationale. LA GALERISTE TUNISIENNE Selma Feriani quitte les locaux qu’elle occupait à Sidi Bou Saïd depuis 2013, pour s’installer dans un nouveau lieu de 2000 m2 à La Goulette, près de Tunis. Dessiné par l’architecte Chacha Atallah, l’espace répond à la volonté de faire de la galerie – qui a aussi une antenne à Londres – un véritable hub culturel, capable de favoriser le développement d’un réseau d’artistes émergents et établis de Tunisie et d’ailleurs. Le lieu bénéficie de trois salles d’exposition sur 800 m², d’une bibliothèque, d’une librairie et d’un jardin attenant, qui sera bientôt animé par des œuvres d’art sur commande. Selma Feriani a confié l’expo inaugurale à un artiste qu’elle connaît bien: le dessinateur Nidhal Chamekh. Dans «Et si Carthage…/And What If Carthage…», il présente son travail autour d’une réflexion du poète Édouard Glissant sur les futurs possibles d’une Carthage qui n’aurait jamais été détruite. Ses dessins et ses montages semblent ici rassembler des fragments d’histoires inédites. L’expo est accompagnée de concerts, de projections et de performances qui anticipent les futurs programmes publics et éducatifs de la galerie. ■ Luisa Nannipieri «ET SI CARTHAGE…/AND WHAT IF CARTHAGE…»
Galerie Selma Feriani, Tunis (Tunisie), jusqu’au 24 mars. selmaferiani.com
L’artiste Nidhal Chamekh expose ses dessins dans le cadre de l’inauguration de la nouvelle galerie de Selma Feriani, réfléchissant à ce que serait devenue Carthage si elle n’avait pas été détruite.
R OA D - T R I P APRÈS L’Année des deux dames et un périple dans le désert mauritanien, nos deux auteures repartent à l’aventure – aux États-Unis, cette fois – sur les traces des héroïnes du film culte de Ridley Scott, Thelma et Louise. Sur 10000 kilomètres, au volant de leur Nissan, de l’Arkansas jusqu’au Grand Canyon, elles découvrent un pays des extrêmes à travers leurs rencontres avec des femmes étonnantes, obsédées par les armes ou militantes féministes. Le tout avec pour toile de fond une Amérique d’en bas, en proie aux violences policières, au racisme, au viol. Des serveuses paumées aux Navajos mormones, une série de face-à-face plutôt hauts en couleur inspire les road-tripeuses dans leurs réflexions sur l’Amérique profonde et, plus largement, sur la condition féminine, les relations aux hommes, l’injustice. Le nouveau roman coécrit par Catherine Faye, collaboratrice d’Afrique Magazine, se lit d’une traite et nous entraîne dans un voyage enrichissant. ■ Emmanuelle Pontié CATHERINE FAYE ET MARINE SANCLEMENTE, À la vie à la mort, Paulsen, 256 pages, 21 €. 12
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UNE AUTRE AMÉRIQUE
FILM
L’ÉTOFFE D’UNE HÉROÏNE
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Une couturière menacée par les inondations dans un bidonville de Douala : LA DOCUMENTARISTE BELGO-CAMEROUNAISE ROSINE MBAKAM nous immerge dans la réalité d’une femme forte. « RIEN NE ME SERA ÉPARGNÉ ! », s’exclame Pierrette en réponse au fonctionnaire qui lui fait la morale parce qu’elle n’est pas mariée, alors qu’elle lui confie recevoir les coups de son compagnon… C’est qu’elle doit affronter bien des catastrophes : elle vit sous des tôles en zone inondable, et ses provisions, les fournitures scolaires à la veille de la rentrée, et bientôt son atelier, sont peu à peu sous l’eau. Pourtant, Pierrette fait face. Ce portrait d’une mère courage est celui de la propre cousine de la documentariste et productrice belgo-camerounaise Rosine Mbakam, installée à Bruxelles où elle a tourné Les Prières de Delphine (2021), qui sort au cinéma en même temps que ce premier film de fiction. Une œuvre où Pierrette joue son propre rôle dans AFRIQUE MAGAZINE
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des situations scénarisées. De quoi mieux approcher un sacré personnage, et illustrer la résilience des femmes de toute une génération. La caméra lâche peu son héroïne et, à force de plans serrés, masque son environnement : un choix radical qui étouffe le récit, mais rend compte de la situation de bien des Camerounais, qu’ils habitent New Bell et Komondo (les «favelas » de Douala) ou ailleurs… ■ J.-M.C. MAMBAR PIERRETTE (Belgique-Cameroun), de Rosine Mbakam. Avec Pierrette Aboheu Njeuthat, Nancy Karelle Kenmogne Fondjo, Cécile Tchana. En salles. 13
ON EN PARLE CHRONIQUES
Écheveau perpétuel
IMA, jusqu’au 9 juin 2024.
PEINTURE
LOIN D’UN ORIENT FANTASMÉ À l’IMA, cadrage sur la passion de l’artiste ÉTIENNE DINET (1861-1929) pour l’Algérie, dans sa vie comme dans son œuvre.
C’EST L’UN DES SEULS peintres orientalistes qui échappe à l’écueil de l’exotisme et au procès fait au regard colonial. Artiste du Second Empire, il découvre l’Algérie en accompagnant un entomologiste parti à la recherche d’une espèce rare de coléoptère. Nous sommes en 1884, et c’est le coup de foudre. Peu intéressé par la révolution impressionniste qui s’opère à cette époque, notamment sous l’impulsion de Manet, ce passionné de photographie passe dès lors ses hivers en France et ses étés à peindre dans les oasis du sud algérien. Des portraits, des instantanés de la vie quotidienne, à la ville comme au désert. Dix ans plus tard, il renonce à toute source d’inspiration en dehors des sujets algériens, s’installe définitivement dans l’oasis de Bou-Saâda, puis se convertit à l’islam. Un tournant personnel manifeste, tant pour les choix esthétiques que l’engagement personnel de ce peintre français, musulman et mystique, à la destinée hors du commun. imarabe.org ■ C.F. 14
NINA BOURAOUI, Le Désir d’un roman sans fin, JC Lattès, 400 pages, 21,90€.
QU’ILS évoquent son adolescence, l’Algérie, Klaus Nomi ou l’écriture, les documents compilés ici composent un portrait intime et littéraire de Nina Bouraoui, autrice de La Voyeuse interdite, son premier roman, et de Mes mauvaises pensées, prix Renaudot 2005. Par touches et via une série d’instantanés, on découvre ses points de vue, ses goûts, ses quêtes. Plus de trente années de chroniques de la vie d’une écrivaine, dont le dix-neuvième roman,
Grand seigneur, paraît simultanément. Un puzzle qui définit en filigrane son œuvre, et où chaque article ou texte écrit pour des journaux ou présentations se répond dans une communauté de souvenirs, de sentiments, d’expériences. Un tout qui donne un éclairage sur une œuvre constante, le plus souvent autobiographique, où «l’art d’écrire ressemble à l’art d’aimer, dans sa grâce, dans ses abîmes et dans l’espoir qu’il fait naître». ■ C.F.
ROMAN
En mouvement Libre penseur et multiple, Felwine Sarr sonde les mutations du monde contemporain.
«C’EST la guerre. Elle a déjà commencé. Mais rassure-toi, nous n’utiliserons pas leurs armes. C’est à la ruine morale que nous allons nous attaquer.» En interrogeant l’intime, le religieux et l’invisible, l’économiste, poète et écrivain sénégalais invite à se tourner vers l’intérieur de soi. Via l’histoire de jumeaux aux chemins distincts – l’un reste dans son pays natal; l’autre part pour la France, où il travaille dans le secteur agricole pour payer ses études –, le texte explore son propre passé et s’érige contre le projet actuel de loi pour
FELWINE SARR, Les Lieux qu’habitent mes rêves, Zulma,
192 pages, 9,95€.
«contrôler l’immigration et améliorer l’intégration». Forgé à l’école de pensée de Nietzsche, de Dante, des philosophes indiens et chinois, et cofondateur, avec l’historien et politologue Achille Mbembe, des Ateliers de la pensée de Dakar et de Saint-Louis, cet intellectuel n’a de cesse de brandir l’étendard de l’esprit et des idées. ■ C.F.
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«ÉTIENNE DINET, PASSIONS ALGÉRIENNES »,
Un voyage en marge de l’œuvre littéraire de Nina Bouraoui, à travers des textes parus entre 1992 et 2022.
Artiste, militante et résistante, Joséphine Baker repose au Panthéon depuis 2021.
KEYSTONE PRESS AGENCY/ZUMA WIRE/BRIDGEMAN IMAGES
H O M M AG E
UNE FEMME INSPIRANTE À Berlin, JOSÉPHINE BAKER s’expose en photos et en clips d’archives.
TOUR À TOUR «Vénus noire», «Déesse créole» ou «Perle noire», la cinématographique Baker s’impose dès ses premières représentations à Paris dans les années 1920, et aujourd’hui encore, à travers mille facettes et stratégies de mise en scène. L’exposition qui lui est dédiée à la Neue Nationalgalerie explore l’impact artistique visuel de ce phénomène médiatique, la nature particulière de son style de danse et son rayonnement à l’écran – sensuel, dramatique et humoristique. Vedette du musichall et icône des Années folles, mais aussi résistante et AFRIQUE MAGAZINE
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figure phare de l’armée française de la Libération, cette Américaine et citoyenne française par choix est l’une des femmes les plus inspirantes de l’histoire. Devenue un symbole d’émancipation, elle fait son entrée au Panthéon en 2021, devenant ainsi la première femme noire à y reposer. Une vie d’art et d’engagement au service du spectacle, de la liberté et de l’égalité. ■ C.F. «JOSÉPHINE BAKER: ICÔNE EN MOUVEMENT»,
Neue Nationalgalerie, Allemagne (Berlin), jusqu’au 28 avril 2024. museumsportal-berlin.de 15
ON EN PARLE INTE RVIEW
BONIFACE MONGO-MBOUSSA «Le père du rêve congolais»
L’écrivain et critique littéraire retrace la vie du grand poète et romancier congolais Tchicaya U Tam’Si, auteur d’une œuvre intense, novatrice, écorchée, indissociable de son pays.
AM: En quoi Tchicaya U Tam’Si (1931-1988) était-il maudit? Boniface Mongo-Mboussa : Il s’inscrit dans la filiation
des poètes maudits (Rimbaud, Mallarmé, etc.): reconnus par leurs pairs, mais marginaux dans la société, en manque d’une estime populaire. Dès son premier recueil, Tchicaya a été célébré par les aînés: Césaire, Senghor, Damas, puis par la génération suivante. C’était le prince des poètes. Mais il ne jouissait pas du succès d’un romancier, et il en souffrait. C’est le paradoxe de ce solitaire, d’ailleurs mort en célibataire: le regard de l’autre lui importait beaucoup. Cet autodidacte est devenu romancier par dépit, pour tenter d’atteindre le grand public. Quel est son apport à la littérature?
Quel était son lien avec Patrice Lumumba?
Il le vénérait, et lui a consacré trois recueils. Il a été le grand amour de sa vie, dans le sens noble du terme. Tchicaya était journaliste quand on lui a présenté Lumumba. Rappelons qu’à l’état civil, le poète s’appelait Gérald-Félix Tchicaya, et que son père, Jean-Félix Tchicaya, fut député 16
Boniface Mongo-Mboussa, Tchicaya U Tam’Si : Vie et œuvre d’un maudit, Riveneuve éditions, 164 pages, 10,50 €.
de la République française. Entendant le nom du père, Lumumba fut très révérencieux à l’égard du poète. Lui, le bad boy, le mal aimé, le voilà respecté par l’homme politique le plus important du continent! Ça lui a aussi permis de se réconcilier avec son père, qui est mort un jour avant Lumumba. Tchicaya y a vu un signe du destin. Comment son œuvre dialogue-t-elle avec le présent?
Il reste éminemment actuel pour les Congolais. Sony Labou Tansi a écrit à son sujet: «C’est le père de notre rêve.» Sa poésie se confond avec le fleuve Congo. Dans l’histoire de la littérature mondiale, il est l’un des rares poètes à célébrer le fleuve plutôt que la mer. Il le glorifie tel un trait d’union entre les deux Congo. Pour lui, c’est le même pays. C’est très actuel: tout commence par le fleuve. C’est la seule chose qu’il nous reste aujourd’hui: avoir ne serait-ce qu’un pont. Il a eu cette vision avant tout le monde. ■ Propos recueillis par Astrid Krivian AFRIQUE MAGAZINE
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Tchicaya n’adopte pas le projet de la négritude – réhabiliter l’homme noir, l’histoire africaine. À ses yeux, c’est trop vaste, abstrait. Quand il entre en poésie, il est très insolent à l’égard de ce mouvement littéraire, comme en témoigne ce vers: «Sale tête de nègre/ Voici ma tête congolaise.» À cause de ces piques contre Senghor et Césaire, il fut boudé par les universitaires qui les célébraient, et considéré comme hermétique. Au «je» collectif de la négritude, il oppose un «je» individuel, avec son mal-être. C’est novateur. Et son «je» est indissociable du Congo. C’est à partir de lui-même et de son pays qu’il va vers l’universel. Puis, il apporte une syntaxe nouvelle: il use très peu d’adjectifs, emploie souvent des traits d’union, et ne hiérarchise pas le vocabulaire – il mixe les langages courant, ordinaire et sublime. Son verbe n’est pas haut perché. Cette syntaxe de juxtaposition crée de l’électricité. Personne ne l’a fait avant lui. D’une sensibilité extrême, il refuse les diktats, la révolte traverse son œuvre. C’est le plus grand poète africain.
DESIGN
L’OBJECTIF DE PAUL LEDRON, né en 1996, est de créer une marque de mobilier ouestafricaine capable d’allier design haut de gamme et pertinence culturelle, à travers des pièces à l’identité marquée. Fort tant de sa multiculturalité, liée à ses origines (martiniquaise, malienne et allemande) et à son amour pour la Côte d’Ivoire, où il a grandi, que des compétences techniques acquises pendant ses études en design industriel à Londres, puis en Bulgarie, il a présenté des créations qui ont déjà fait sensation. De retour à Abidjan en 2021, il intègre l’atelier de Jean Servais Somian pour une année de mentorat, qui s’est achevée par une brillante exposition à la Fondation Donwahi. Sa pièce phare, la table basse en bois d’Amazakoué Teri, y cartonne. Tout comme le vaisselier Otto et le paravent Fiyen, en bois de Yundé et rotin. Ledron crée ensuite Sama, présenté à la Design Week de Paris 2023. Un fauteuil imposant, composé de cercles en bois de Fraké laqués en noir, au look magnétique. Et les éclairages en Yundé Oko & Iko, dont les lignes simples évoquent l’architecture soudanaise. S’il envisage d’explorer d’autres matières, il met pour l’instant à l’honneur les essences locales. Peu connues mais vivantes, elles apportent une touche unique à chaque création. paulledron.com ■ Luisa Nannipieri
L’essence du pays Jeune talent ivoirien, Paul Ledron conçoit DES PIÈCES À L’ESTHÉTIQUE SIMPLE ET PUISSANTE, qui valorisent le patrimoine du pays.
DR (2)
Le designer a reçu le Prix du jeune créateur 2023 du Forum des métiers du luxe d’Abidjan.
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ON EN PARLE
De gauche à droite, Diana Hussein, Buthayna Abbas Hajo, Hanan Abbas Diab et Hiam Abbass.
T É M O I G N AG E
PALESTINIENNES: PARTIR, REVENIR…
Derrière le parcours de la comédienne HIAM ABBASS, quatre générations DE FEMMES DE GALILÉE racontées via des archives familiales et historiques, qui résonnent avec Gaza aujourd’hui.
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Abbass se laisse embarquer dans ce retour en arrière abrupt et poétique, qui en dit beaucoup sur la façon dont les Palestiniennes «ont appris à tout quitter et à tout recommencer». Des parents enseignants, dix frères et sœurs, mais ce sont les femmes de la famille – parmi lesquelles cette grand-tante bloquée dans un camp en Syrie depuis 1948, interdite de retour en Palestine – qui sont au cœur de ce récit. Une histoire de transmission à travers quatre générations de femmes, et tant pis si les hommes sont mis sur la touche. ■ J.-M.C. BYE BYE TIBÉRIADE (France-Palestine), de Lina Soualem. Avec Hiam Abbass. En salles. FRIDA MARZOUK/BEALL PRODUCTION - DR - COLLECTION LINA SOUALEM
AVANT DE TOURNER avec Steven Spielberg ou Patrice Chéreau, la comédienne Hiam Abbass a quitté tôt la Palestine et sa famille pour devenir actrice en Europe. Et voilà que sa fille la ramène à ses origines dans sa propre quête d’identité. Lina Soualem, dont le père est le comédien franco-algérien Zinedine Soualem, avait consacré son premier film à ses grands-parents kabyles (Leur Algérie, 2020). Cette fois, elle se penche sur la branche maternelle, aux racines palestiniennes. À Deir Hanna, près du lac de Tibériade, la maison familiale a été détruite par les Israéliens en 1948. Les images d’archives dénichées par la jeune réalisatrice montrent des dégâts et un exil sur les routes qui, forcément, résonnent avec la situation actuelle à Gaza. Elle puise aussi dans les cassettes du Caméscope de son père, qui avait enregistré le premier retour de Hiam Abbass dans sa famille pour y présenter leur fille, il y a 30 ans. Enfin, des images récentes, tournées en cinémascope à Paris et en Palestine, font ressurgir cette mémoire par la lecture de textes et le commentaire de photos. D’abord réticente, Hiam
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L I T T É R AT U R E
NOUVEAU MONDE
FRANCESCA MANTOVANI/GALLIMARD/OPALE PHOTO - DR
Boualem Sansal propose un nouveau ROMAN D’ANTICIPATION, où l’humanité est vouée à disparaître dans un compte à rebours saisissant.
BOUALEM SANSAL, Vivre: Le Compte à rebours, Gallimard,
240 pages, 19 €.
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APRÈS 2084: La Fin du monde, Grand Prix du roman de l’Académie française en 2015, ex aequo avec Hédi Kaddour pour Les Prépondérants, le romancier et intellectuel algérien nous entraîne dans un récit d’apocalypse, où la présence des hommes sur Terre doit prendre fin dans 780 jours précisément. Seuls quelques élus, «les Appelés», seront épargnés et transportés dans un vaisseau interstellaire vers un endroit sécurisé, hors de la planète. Leur mission, qui ressemble à celle de Noé, est sans concession. Pendant le temps qui leur a été fixé, ils doivent sélectionner les personnes méritant de prendre part à la création d’une nouvelle humanité. Un scénario de science-fiction et une parabole politique, où l’action et les réflexions adjacentes tentent de prendre en compte l’avenir d’une humanité qui bute contre ses limites et doit changer sa façon de vivre. Encore une fois, l’écrivain, censuré dans son pays pour ses positions critiques vis-à-vis du pouvoir en place, porte un regard réprobateur sur le monde présent. Dans ce récit dystopique, où passé, présent et futur s’intriquent, il interroge le pouvoir ou l’impuissance des religions et des sciences, les dérives politiciennes également, qui mènent le monde au chaos et à la destruction. «Si vous avez appris à mourir, alors profitez de cette lumière pour apprendre à vivre. Tous les fleuves vont à la mer et la mer n’est pas remplie»: l’auteur cite l’Ecclésiaste 1:7 en exergue, mettant séance tenante l’homme face à ses responsabilités. ■ C.F. 19
We Rest at the Bird’s Nest, Papa Omotayo et Eve Nnaji, 2023.
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LUISA NANNIPIERI
ON EN PARLE
E S PAC E S
LE SUD DES SOLUTIONS S’EXPOSE À SHARJAH
SHARJAH ARCHITECTURE TRIENNIAL FOUNDATION /DANKO STJEPANOVIC
Dans les Émirats, la commissaire nigériane TOSIN OSHINOWO invite à changer de paradigme, à travers une triennale qui met en avant une autre ARCHITECTURE DURABLE. JUSQU’AU 10 mars prochain, le petit émirat de Sharjah, à côté de Dubaï, accueille la deuxième édition de sa triennale d’architecture. Intitulée «The Beauty of Impermanence: An Architecture of Adaptability» («La beauté de l’éphémère: une architecture de l’adaptabilité»), elle fait des propositions concrètes issues du Sud global le cœur d’un événement qui ambitionne de changer notre perspective. «Le modèle actuel, basé sur l’abondance et la croissance infinie, est impossible», martèle la commissaire de l’exposition, l’architecte nigériane Tosin Oshinowo: «Ces solutions naissent, en revanche, d’un contexte de pénurie et prennent en compte les limites des ressources naturelles disponibles.» Murs de terre battue ou de pneus usagés, design éphémère, laboratoire de couture qui met en cause la fast fashion, réflexions artistiques sur les conséquences de la colonisation dans notre façon de concevoir les espaces… Les projets des 29 participants, issus de 25 pays, dont près de la moitié est d’origine africaine, sont largement ancrés dans le contexte local, mais ont aussi une portée globale. Répartis sur six sites différents, ils s’invitent dans l’ancienne école Al Qasimia, devenue le quartier général de la triennale sous l’impulsion de sa directrice, la sheikha Hoor Al Qasimi (déjà à la tête de la Sharjah Art Foundation et de l’Africa Institute), ou dans un AFRIQUE MAGAZINE
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Tashkent: Appropriating Modernism, Art and Culture Development Foundation of the Republic of Uzbekistan (ACDF), 2023.
passage arboré de la zone industrielle. Ici, Papa Omotayo et Eve Nnaji ont construit We Rest at the Bird’s Nest, un échafaudage qui cache 2300 nids réalisés à partir de déchets végétaux, offrant une oasis tant aux oiseaux migrateurs qu’aux travailleurs migrants. Du vieux marché couvert à l’ancien abattoir de la ville, occupé par le musée de l’Anthropocène du studio kényan Cave Bureau, en passant par le village fantôme d’Al Madam, à moitié enseveli sous
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les dunes, sans oublier l’immense et inabouti Sharjah Mall, que le studio Limbo Accra a choisi pour poursuivre sa réflexion sur le potentiel des espaces inachevés en Afrique de l’Ouest et ailleurs, l’architecture occupe le Tout-Sharjah. ■ L.N. «THE BEAUTY OF IMPERMANENCE : AN ARCHITECTURE OF ADAPTABILITY»
Sharjah (EAU), jusqu’au 10 mars. sharjaharchitecture.org
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ON EN PARLE
« Invitation to Ojude Oba » est présentée dans le cadre de la Fashion Week 2024.
Tout un Programme
MODE
DANS UNE GRANDE PIÈCE éclairée de la Galerie Basse du Palais de Tokyo, le designer Adeju Thompson passe en revue ses dernières créations d’un air décidé. Il n’en est pas à sa première participation au showroom SPHERE, qui accueille des jeunes designers émergents pendant la semaine de la mode parisienne depuis 2020. Mais à la fierté de présenter sa nouvelle collection dans la capitale, s’ajoute toujours une bonne dose de stress. Pourtant, le styliste originaire de Lagos et basé au Nigeria, 33 ans cette année, a déjà fait ses preuves. Après des études à Londres et quelques expériences dans le milieu, en 2018, il lance Lagos Space Programme pour créer une marque qui lui ressemble, capable de conjuguer savoir-faire traditionnel, esprit queer 22
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De passage à Paris pour la FASHION WEEK, Lagos Space Programme propose un style unisexe, qui revisite la tradition avec un regard non-binaire assumé.
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L’Ojude Oba est un festival du sudouest du Nigeria, qui célèbre la beauté et la royauté yorubas.
et modernité. Ses créations non-binaires, qui mettent à l’honneur la culture yoruba, tout en étant «totalement gay», font sensation. Et son talent lui permet de remporter le prix international Woolmark en 2023, l’un des plus prestigieux et anciens du secteur (la première édition, en 1954, avait vu sur le podium une robe d’Yves Saint Laurent). La récompense lui donne accès au réseau de partenaires de l’industrie et du commerce de détail du prix, ce qui lui permet d’expérimenter avec des laines d’exception. Comme celle utilisée pour une magnifique veste de sa dernière et neuvième collection: les motifs, des fleurs colorées sur fond sombre, s’inspirent des décors vus à Versailles lors d’un précédent voyage. Environ 65% des silhouettes conçues spécialement pour la Fashion Week ont été réalisées en laine, qu’il a associée entre autres à de la dentelle et à des motifs yoruba modernisés, imprimés à la main. Avec son équipe de sept couturiers et des artisans dénichés aux quatre coins du Nigeria, il a aussi retravaillé des coupes d’habits traditionnels pour en faire des jupes et des pantalons contemporains, et repris des tissus locaux en coton pour leur donner une nouvelle expressivité. Le plus souvent sur des tonalités de bleu, comme son adoré marine, obtenues grâce à la teinture naturelle à l’indigo. lagosspaceprogramme.com ■ L.N. AFRIQUE MAGAZINE
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La collection est un harmonieux mélange des héritages britannique et nigérian.
Les teintes bleutées, obtenues grâce à l’indigo, sont à l’honneur.
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ON EN PARLE Dans le très chic hôtel particulier de la rue d’Anjou, Mory Sacko livre une cuisine éclectique.
HÔTEL PARTICULIER OU FAIT MAISON ? De la nouvelle brasserie chic de Mory Sacko, à deux pas de l’Élysée, à la cantine-épicerie au bord du canal, l’AFRIQUE DE L’OUEST PASSE À TABLE. CETTE ANNÉE, Mory Sacko nous convie chez le marquis. Inaugurant le Lafayette’s, le chef ouvre les portes de l’hôtel particulier où le général de La Fayette a passé les dernières années de sa vie, entouré du Tout-Paris. Entièrement rénové pour accueillir 100 couverts, ce lieu historique a gardé son côté convivial. La déco fait dialoguer les anciennes tapisseries, les boiseries et le parquet d’origine avec des tapis chinés, des lampes twistées et des chaises contemporaines, tandis que la carte, qui témoigne de l’esprit universel du marquis, associe la gastronomie française aux cuisines africaines, avec un clin d’œil au continent américain. Du bar braisé cuit en feuille de bananier avec attiéké, plantain et sauce verte au curry de patate douce, citron vert, basilic et riz parfumé, en passant par un pâté en croûte avec pickles, qui évoque les saveurs du poulet yassa, le tout est servi dans de la vaisselle 24
en porcelaine chinée aux quatre coins de la France. On quitte la rue d’Anjou pour le canal Saint-Martin, où Sophie Coulibaly, un passé dans l’informatique, a ouvert fin 2022 deux locaux: une épicerie et une afro-cantine moderne de 22 couverts, dédiée aux plats faits maison d’Afrique de l’Ouest. Soré – «faire la cuisine» en langue soninké – assure la qualité d’un resto, mais emprunte l’esprit traiteur, avec la cuisine en continu et le service décontracté au comptoir, avec en fond une fresque signée par le street-artiste international Voxx Romana. Le thieb poulet, le saka-saka sauce gombo ou avec poisson, servi avec piment maison, ou le mafé (poulet, viande et végé) sont préparés en fonction des arrivages et des produits de l’épicerie. Une explosion de saveurs dans l’assiette pour un câlin gourmand à petit prix. lafayettes-restaurant.com epicerie-sore.com/fr ■ L.N.
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SPOTS
Soré, l’épiceriecantine du canal.
ARCHI
U:BIKWITI,
entre héritage et modernité
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Au Sénégal, la VILLA EXPÉRIMENTALE en pisé d’ID+EA réinterprète la tradition sérère et invite au dialogue sur les enjeux environnementaux.
LE CABINET SÉNÉGALAIS ID+EA a récemment livré un projet de villa expérimentale en terre battue et à très faible impact environnemental, dans la commune de Nguerigne, sur la Petite Côte, au sud de Dakar. Dessinée par l’architecte qui a fondé l’agence en 2015, Fatiya Diene Mazza, U:BIKWITI est une maison à l’esthétique contemporaine qui s’inspire des bâtiments traditionnels sérères, reprenant leurs formes simples, la fluidité des espaces intérieurs et la technique ancestrale AFRIQUE MAGAZINE
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de la construction en terre. Les volumes carrés de la villa évoluent sur un seul étage et les pièces sont interconnectées, de façon à composer un espace de vie que les habitants peuvent adapter à leurs besoins. Ce choix d’ouverture favorise la vie en communauté et fait écho à la tradition, où la maison est au cœur des liens sociaux. Les murs rugueux et texturés en pisé, comprenant seulement 4% de ciment, contrastent avec le toit plat de la maison, et sont ponctués par
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de grandes fenêtres qui favorisent un éclairage naturel et laissent les regards parcourir le paysage. Elles font aussi partie intégrante du système de ventilation naturelle, qui garantit le confort thermique de l’ensemble, conjointement à la masse des murs en terre construits par des artisans locaux. D’autres matériaux de la région, comme la paille et le bois, ont été utilisés pour les finitions et la déco, poursuivant le dialogue entre traditionnel et moderne, qui sous-tend tout le projet. ■ L.N. 25
PARCOURS
Ousmane Goïta
Avec sa série Faire, présentée au festival Planches Contact de Deauville, le photographe malien VALORISE LA FORCE DE TRAVAIL. À la rencontre d’immigrés en Normandie, il fait le portrait saisissant de leurs mains à l’ouvrage.
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propos recueillis par Astrid Krivian
a place de l’homme est là où il trouve du travail à faire. » Ce dicton malien est venu à l’esprit du photographe, alors qu’il arpentait la coquette station balnéaire de Deauville, en Normandie. Car derrière ses rues proprettes, ses villas élégantes, ses boutiques chics, ses palaces, sa plage longée par la célèbre promenade des Planches immortalisée par le cinéma, c’est une armée de travailleurs qui s’activent. Sa série Faire, réalisée dans le cadre du festival photographique Planches Contact, met en lumière ces gens de l’ombre, souvent venus d’ailleurs, à travers le cliché de leurs mains saisies dans l’action de leur métier. Mécanicien, poissonnier, marin, coiffeuse, agent de nettoyage… Ces images racontent avec force et éloquence une vie de labeur, des mains musclées par le geste quotidien, parfois burinées, parcheminées, creusées par les sillons du temps et de l’effort. «La main est une question d’identité: celle d’un maçon diffère de celle d’un employé de bureau», observe l’artiste, qui a aussi réalisé quelques portraits. «Certains sont passionnés par leur profession. C’est aussi ma manière de valoriser l’immigration, sans laquelle un pays ne peut se développer. Pour subvenir à ses besoins, il faut aller chercher son gagne-pain, même au-delà des frontières.» Né en 1993 à Bamako, il s’initie à la photo dès l’adolescence grâce à son père, reporter photo occasionnel pour des mariages et baptêmes. Ses études au Conservatoire des Arts et Métiers multimédia de Balla Fasséké Kouyaté lui ouvrent une plus grande perspective sur le 8e art, avec la découverte d’artistes comme Sarah Moon, Irving Penn, Helmut Newton, Omar Victor Diop, ou son professeur JeanMichel Fickinger. La manière dont il compose ses images et sa palette de techniques s’enrichissent. Membre de la Fédération africaine sur l’art photographique (FAAP), il expose ses œuvres au Sénégal en 2019, avec la coopération espagnole de Dakar, puis en Espagne, à Bilbao et Navarre, Faire, Tremplin Jeunes Talents en 2020 et 2021. Dans le studio collectif qu’il a créé à Bamako, l’artiste Planches Contact, Deauville (France). effectue des travaux de commande pour la mode, des ONG, des sociétés maliennes ou étrangères, des particuliers. Il forme également de jeunes photographes: «Je veux leur donner la chance d’apprendre. La photo peut nourrir son homme, mais il faut avoir une bonne formation.» Sur des tournages (télévision, publicité, cinéma), il est également photographe de plateau, directeur de la photographie ou cadreur. Son œil s’inspire, se nourrit de son pays qu’il sillonne, l’appareil en bandoulière, de la capitale à Mopti, de Ségou à Sikasso, passionné par sa cohésion sociale, ses habitants, son architecture. Son objectif capture la transmission de l’art divinatoire ou les portraits de travailleuses des champs, en hommage à leurs histoires de vie faite de résilience, de sacrifice, mais aussi de fierté d’avoir besogné pour élever leurs enfants. Il s’intéresse aussi aux différents acteurs de la chaîne de recyclage des déchets, depuis la collecte jusqu’au dépôt, en passant par le tri, la revente. «Ces gens dépassent leurs difficultés pour gagner leur croûte. Le travail libère l’homme, qui refuse de dépendre des autres.» @gusno_photography ■
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OUSMANE GOÏTA/TREMPLIN JEUNES TALENTS/PLANCHES CONTACT 2023
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«Certains sont VORTEXGROUPS
passionnés
par leur profession. C’est aussi ma manière de valoriser l’immigration.»
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C’ESTCOMMENT ?
PAR EMMANUELLE PONTIÉ
CAN, TROP BIEN! Franchement, les mecs, reconnaissons que les Coupes d’Afrique des nations, c’est bien plus passionnant que les tournois occidentaux! Car elles sont toujours pleines de rebondissements et d’inattendu. Ailleurs, les équipes tournent comme des horloges. Pros, certes, et sûrement sympas pour les spécialistes du ballon rond – dont je ne suis pas – mais bon, les surprises sont rares. Alors que cette CAN 2023, qui se déroule au moment où j’écris ces lignes, c’est un festival hors normes d’émotions! Déjà, les idées toutes faites sur les bonnes et les mauvaises équipes volent en éclat dès le début. Le Cameroun, poids lourd d’hier, ne brille plus que par la légende. Le Maroc, demi-finaliste de la dernière Coupe du monde, est éjecté dès les huitièmes de finale par l’Afrique du Sud! Des formations inattendues, comme le Cap-Vert ou la Guinée, se mettent tout à coup à briller. Faisant dire sur place: «Même Guinée était préparée à la CAN, oooooh!» Et, bien sûr, il y a les Éléphants du pays organisateur, éliminés comme des bien piteux en première partie, puis repêchés in extremis grâce à l’alchimie chanceuse des points des autres équipes, et confrontés à l’équipe archi-favorite des Lions de la Teranga en huitièmes de finale… Stupeur: ils gagnent aux tirs au but et sont qualifiés pour les quarts. Et encore pour les demi-finales! Quand vous lirez ces lignes, on saura s’ils sont allés en finale et ont gagné ou non. On leur souhaite la Coupe (déjà raflée deux fois, quand même, il y a longtemps), mais ce n’est même pas le propos. Le délire dans les rues d’Abidjan le soir du 3 février était déjà, en soi, le signe d’un méga-événement. Et, là encore, totalement contraire aux pronostics les plus fous. L’une des raisons de ces CAN à rebondissements, c’est bien entendu la gestion des équipes nationales, tantôt bonne, tantôt pas. Avec les hauts et les bas qui en découlent. Mais c’est aussi, paraît-il, la fraîcheur du jeu (moins pro, rodé, académique, railleront certains), qui ouvre un monde de tous les possibles. Justement. Et c’est ça qui est génial. Par ailleurs, j’ai commencé ce texte en disant «franchement, les mecs». Par réflexe d’hier, peut-être. Parce qu’aujourd’hui, on aurait pu dire «franchement, les filles». Les supportrices féminines, en transe le soir des victoires, DOM
sont de plus en plus légion sur le continent. Et ça aussi, c’est nouveau. Ça bouge, ça change, ça pulse. Vive la CAN 2023! Que le meilleur gagne. Mais, d’ores et déjà, merci pour l’émotion géante qu’elle nous a procurée. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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Le président Macky Sall, le 25 octobre 2023, à Bruxelles.
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L’ÉNIGME MACKY SALL In extremis, le chef de l’État a acté le report de l’élection présidentielle prévue fin février. Une première à haut risque dans l’histoire du pays. Si tout va bien, les Sénégalais iront finalement aux urnes en décembre prochain…
SIMON WOHLFAHRT/AFP
par Zyad Limam
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usqu’à la toute fin, malgré les tensions, les choses semblaient gravées dans le marbre. Sauf spectaculaire évolution, que l’on pourrait qualifier de particulièrement dommageable, le premier tour de l’élection présidentielle sénégalaise devait bien avoir lieu le 25 février prochain. Quel que soit l’état d’épuisement, d’énervement et d’anticipation de la classe politique, quels que soient les révélations de dernière minute, les commissions d’enquête parlementaire in extremis (et à la légalité discutable), les messages vidéo jetés dans l’arène surchauffée, les Sénégalais devaient aller voter. Un observateur très informé nous le confirmait, le vendredi 2 février: «Il n’y aura pas de report, nous ne sommes pas dans un cas de force majeure.» Un autre insistait : « On peut comprendre la colère de Karim Wade, AFRIQUE MAGAZINE
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recalé par le Conseil constitutionnel, mais ça ne peut pas changer le processus électoral.» Un troisième estimait: «Le président ne mettra pas son héritage en jeu.» Dans la nuit du vendredi 2 au samedi 3 février, les informations et rumeurs se font pourtant plus précises. La crise politique et institutionnelle serait grave, finalement. Un conflit entre l’Assemblée et la Cour constitutionnelle, des irrégularités, un blocage potentiel… Le président va annoncer le report du scrutin. On a encore du mal à y croire. Samedi 3 février, 15 heures, à Dakar, Macky Sall apparaît sur les écrans de télévision. Le visage est sombre. L’allocution est courte, sans pathos, très «technique». Il annonce, sans plus de précisions sur les délais, le report de l’élection, en abrogeant le décret de convocation du corps électoral. Et ce tout en confirmant que lui-même ne sera pas candidat, qu’il ne changera pas de position. La stupeur est générale (sauf, évidemment, du côté de ceux qui auront ardemment milité pour cette mesure). Le moment est historique. Jamais, depuis l’indépendance, une élection présidentielle n’avait été reportée. Le Sénégal entre en territoire inconnu. Macky Sall lui-même se retrouve en première ligne. Il met en jeu son héritage, et son avenir aussi. Flash-back et retour quelques mois plus tôt. Le 3 juillet dernier, face caméra, Macky Sall annonçait, après un long suspense et à la stupéfaction de son audience (y compris quelques collègues chefs d’État), sa décision (connue d’une toute petite poignée de fidèles). Il ne briguerait pas de troisième mandat: «J’ai un code d’honneur et un sens de la responsabilité qui me 31
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commandent de préserver ma dignité et ma parole.» Senghor avait transmis le pouvoir à son Premier ministre, Abdou Diouf avait été détrôné par Abdoulaye Wade, celui-ci avait été battu par Macky Sall. Et Macky Sall ne sera battu par personne. Il devait partir en chef, au-dessus des contingences. Il a probablement envisagé d’autres scénarios. Une réélection a dû être évoquée. En tout cas, c’est une option qui fut soutenue par certains proches. Le président était aussi soucieux de rester dans le mystère, de ne pas se retrouver dans un nouveau mandat oblitéré par la lutte pour sa succession. De ne pas être, comme le disent les Américains, un «lame duck president» (un canard boiteux). Macky Sall entre alors dans sa douzième année de pouvoir, à la tête d’un pays en constante ébullition politique. Il se sent certainement comme étant au «sommet de son art», de son expérience, de son habileté. Il a enclenché le processus historique de sa succession. Tout en cherchant naturellement à maîtriser les paramètres de la compétition électorale, tout en préservant son pouvoir jusqu’à la fin du mandat, en avril prochain. Il a choisi son candidat, le Premier ministre Amadou Ba, l’imposant à certains de ses proches, et aussi à la base de son parti, l’APR (Alliance pour la République). Mais les choses semblent sous contrôle. Le président est confiant. Et puis, il pense aussi à son avenir. Il n’a que 62 ans, presque la jeunesse pour un homme d’État. Il en parle, il dit que la page se tourne. Évidemment, il veut avoir son mot à dire, influencer le futur. Sur celui de son parti et sur le Sénégal de Le Premier ministre Amadou Ba, en lice pour la présidence.
demain. Mais il sait aussi qu’en dehors du palais, le pouvoir se dilue. Que le Sénégal est particulier, et qu’il lui faudra penser à de nouveaux horizons. On évoque çà et là une carrière internationale, ses amis se mobilisent. C’est vrai, depuis 2011, Macky Sall se sera révélé un infatigable et compulsif voyageur. Cherchant à porter les voix du Sud, au moment justement où ce Sud global émerge sur la scène stratégique mondiale. Il va prendre des risques. En soufflant, par exemple, le chaud et le froid avec Paris, cherchant à affirmer son indépendance. Le voyage à Sotchi pour rencontrer Vladimir Poutine, au début de la guerre en Ukraine, en juin 2022, a été plus ou moins bien perçu par les alliés traditionnels du pays, tout comme les votes aux Nations unies sur le conflit. Mais c’est aussi Macky, le Sénégal, et sa solide tradition diplomatique, qui seront à la manœuvre pour faire entrer l’Union africaine au G20. Bref, il a des amis et des liens aux quatre coins du monde. D’ailleurs, il revient de la Barbade, où il a rencontré la très influente Première ministre Mia Mottley. Macky Sall a aussi un bilan. C’est important, il y tient. Au cours de cette «décennie Macky», le Sénégal a beaucoup évolué. À partir de 2012, on change de paradigme, avec une étape de rattrapage tonique, des taux de croissance élevés comme rarement dans son histoire – près de 6% par an sur la période, et ce malgré la crise du Covid-19. Une ambition portée par le PSE, le Plan Sénégal émergent, véritable pierre angulaire des deux mandats. Il faut investir, prendre des risques, s’endetter s’il le faut, pour accélérer. Les projets d’infrastructures et de transports dominent l’agenda. Le Sénégal va quasiment doubler son PIB, passant de 17 milliards de dollars à près de 30 milliards. Évidemment, ce n’est pas encore suffisant, la démographie est tout aussi puissante. La population est passée de 13 millions d’habitants à 17 millions. La pauvreté recule trop lentement, comme le soulignent tragiquement et quotidiennement toutes les tentatives d’exil par la mer. L’une des priorités du président sera alors de multiplier les projets sociaux, les filets de sécurité à destination des plus fragiles, la mise en place d’une couverture maladie universelle, mais aussi de maintenir un certain nombre de subventions pour soutenir la majorité des Sénégalais.
Tout n’aura pas été idéal, évidemment. La corruption, les «affaires» n’auront pas disparu. Surtout, le débat politique s’est radicalisé. La violence, en mars 2021 et 2023 tout particulièrement, a traumatisé la nation. Le Sénégal a toujours connu l’imparfait démocratique. Senghor utilisait la prison, Diouf également, Wade aussi. Il y a déjà eu des morts et des assassinats. Mais l’irruption d’Ousmane Sonko et du sonkoisme a profondément bouleversé la donne. L’ancien inspecteur des impôts incarne une force rebelle, en rupture avec le système, qui s’appuie sur tout un éventail de radicalités 32
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PROTÉGER L’HÉRITAGE, CONSERVER LE MODÈLE…
SADAK SOUICI
L’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, la plus grande du pays, en 2020.
– une jeunesse en perte de repères, submergée d’informations contradictoires, en précarité économique, en rupture générationnelle, en lutte contre ses aînés et contre les élites –, auquel s’ajoute le conservatisme religieux et sociétal, avec sa part évidente d’hypocrisie et de machisme. Et une attaque assez frontale contre une République jugée corrompue, en mobilisant «la rue contre le système». Le populisme, le souverainisme, le dégagisme s’inscrivent, comme partout dans le monde, comme une force politique structurante. Dans le sonkoisme, l’État, les institutions, la démocratie représentative sont un décor, une illusion qui profite aux élites traditionnelles et dirigeantes, qui récolteraient seules des fruits d’une croissance foncièrement inégalitaire. Le discours porte. Pour Macky Sall, la menace et le combat deviennent alors existentiels. Il se battra en «politique», dur, sans concession, soucieux de préserver son pouvoir. Mais aussi intimement persuadé que Sonko est un danger pour le Sénégal. Qu’il faut le pousser hors du système, avec son parti, le PASTEF, l’empêcher de gravir les marches du palais. Quitte à lui-même quitter la scène pour créer de l’air, une alternance. Lors de son discours du 3 juillet, le président porte un acte d’accusation sans appel, en condamnant les «menaces insurrectionnelles de ceux qui veulent détruire notre modèle de société». Il faut à la fois protéger l’héritage, conserver le modèle, accentuer l’émergence. Ce mouvement, Macky Sall y tient. AFRIQUE MAGAZINE
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Le président a un bilan, il y tient. En une décennie, le pays a beaucoup changé, poussé par la croissance, et malgré une démographie tonique. C’est son œuvre, celle qu’il veut léguer, qui distinguerait son histoire de celle des autres. Il construit. C’est un ingénieur, un «chief executive» omniprésent, hyperactif, centralisateur (on le lui reprochera souvent), soucieux des détails, de l’avancement, capable de bouger ministres et directeurs d’administration. C’est certainement cet héritage, et une certaine confiance 33
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dans sa capacité technique, dans le savoir-faire, qui l’ont amené à choisir Amadou Ba, son Premier ministre, comme candidat de la coalition présidentielle BBY (Benno Bokk Yakaar, «unis par l’espoir» en wolof) au scrutin du 25 février. L’homme n’est pas forcément un proche. Ce n’est pas un fidèle de la première heure, un militant pur sucre du parti présidentiel, l’APR. Il a été choisi, au terme d’un long processus, un peu envers et contre tous, et contre une bonne partie de la baronnie du pouvoir. Il doit faire de l’équilibrisme, avaler des couleuvres. Mais il a l’air solide. À 62 ans (le même âge que Macky, à quelques mois près), le candidat n’a peut-être pas aujourd’hui tous les codes, mais il a du tempérament, une biographie, un parcours personnel. Originaire du quartier populaire des Parcelles assainies, c’est un enfant de la capitale, un «boy Dakar», et surtout un pur produit de la méritocratie sénégalaise. Avec un diplôme de l’École nationale d’administration et de magistrature (ENAM). Il a milité au sein du Parti socialiste. Directeur général des impôts, ministre de l’Économie et des Finances, ministre des Affaires étrangères, on lui a souvent reproché d’avoir trop d’ambition, ce qui provoquera des temps d’arrêt dans sa carrière. Il rejoint l’APR au début des années 2010. On dit aussi de lui qu’il a gardé des relations avec Ousmane Sonko, dont il a été le patron aux impôts, des liens supposés que ses «ennemis intérieurs» ne cessent de faire valoir… Amadou Ba assume les contraintes et les contradictions de sa candidature, il fait une campagne à la fois systématique, mais presque trop discrète, à l’ombre du «PR», tout en cherchant progressivement à cultiver sa différence, avec des petites touches progressives, un peu comme celles du fameux «lui, c’est lui, moi, c’est moi» (à l’image de Laurent Fabius évoquant François Mitterrand). Il rassure les cadres et les élites. Et il cultive une stratégie d’ouverture, qui fait sa force. Amadou Ba cherche à parler à tous, partis politiques, milieux des affaires, société civile, pouvoir ou opposition. … À TOUT PRIX?
En ce début d’année 2024, tout semble sur les rails. Au cours des derniers mois, la démocratie a ployé, mais n’a pas rompu. Les institutions ont tenu. Le «modèle» aussi. Malgré les régressions, les multiples théories du complot, le Sénégal reste alors encore un système d’essence pluraliste, même inachevé. Tout est prêt, donc. Même si, de toute évidence, la bataille pour le palais sera serrée. Le PASTEF a été dissous par décision de justice. Outre Ousmane Sonko, de nombreux candidats vont être recalés par le Conseil constitutionnel, dont Karim Wade, candidat du PDS, héritier de son père Abdoulaye, qui fut emprisonné de 2013 à 2016 (au terme d’un procès controversé pour enrichissement illicite), exilé au Qatar. Les juges estiment que sa double nationalité française était toujours effective lors du dépôt de candidature. On peut le regretter, mais comme le soulignait l’un de nos interlocuteurs: «Dura lex, sed lex» («la loi est dure, mais c’est la loi»). Et les 34
Sous son apparence de relative normalité, le système se révèle fragile, avec tous les éléments d’une tempête parfaite, d’une «perfect storm». 7 millions d’électeurs auront tout de même un véritable choix à faire. Entre une alternance franche ou un changement dans la continuité. Une vingtaine de candidats sont en lice, avec plusieurs personnalités fortes et crédibles, venus du pouvoir, de la dissidence du pouvoir, de l’opposition et de l’ultra-opposition, incarnée par des personnalités du PASTEF dissous. Pourquoi, alors, ce revirement de dernière minute, littéralement, dans la nuit ou presque, ce changement de cap aux conséquences hautement imprévisibles? On peut évidemment supputer – et, lorsque vous lirez ces lignes, les choses se seront certainement éclaircies, décantées, d’une manière ou d’une autre. Mais finalement, sous son apparence de relative normalité, le système se révèle éminemment fragile, avec tous les éléments d’une tempête parfaite, d’une «perfect storm», révélateurs des profondes failles d’une gouvernance et d’une démocratie sénégalaise paralysées par les calculs, les divisions et les rivalités béantes face à l’enjeu d’une succession majeure. Et donc, pour résumer dans les grandes lignes… Acte un: Ousmane Sonko ne pourra pas participer à l’élection présidentielle, c’est quasiment une donnée. Acte deux : à l’issue du dialogue national organisé en juillet 2023, Karim Wade, le fils de l’ex-président Abdoulaye Wade, tout comme l’ancien maire de Dakar, Khalifa Sall, sont réhabilités. En théorie, les portes de l’élection présidentielle sont ouvertes. Acte trois: coup de théâtre – c’est le cas de le dire! Karim Wade est mis hors-jeu par le Conseil constitutionnel. Wade et sa coalition accusent un proche du Premier ministre Amadou Ba d’être à la manœuvre. Acte quatre : le PDS et Karim Wade (qui aurait pu être nettement plus précautionneux dans le respect des règles sur la nationalité) provoquent un vote à l’Assemblée pour la mise en place d’une commission d’enquête chargée de faire toute la lumière sur les agissements du Conseil constitutionnel. La séparation des pouvoirs vole en éclat. AFRIQUE MAGAZINE
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Acte cinq : la coalition présidentielle Pourtant, Macky Sall n’est pas un (BBY) soutient la démarche de Karim Wade inconscient et, contrairement à ce que disent et de son parti. Incompréhension. ses contempteurs, ce n’est pas un apprenti Acte six: depuis des semaines, Macky Sall dictateur non plus. Il a dû peser le pour et et Karim Wade travaillent à un rapprochele contre. Il est bien conscient qu’il prend un ment, afin, probablement, de s’assurer d’un risque immense, que cette décision va l’impacaccord politique pour les élections. Soutien et ter, lui et son image, ses plans pour l’après, appui de la toute-puissante confrérie des Mouson héritage, sa « legacy », comme le disent rides, très proche de la famille Wade. C’est les Anglo-Saxons. Que l’on va lui reprocher le Karim Wade tente logique, de la bonne politique, sauf qu’évidérapage du système. Que les risques de viode suivre les traces demment, la décision du Conseil constitutionlences sont réels, que les semaines et les mois de son père, nel fait voler en éclat le scénario. à venir vont être difficiles, pour lui, pour le l’ancien président Abdoulaye Wade. Acte sept: Amadou Ba, candidat à l’élecgouvernement et le Sénégal. Et que, pour certion présidentielle, est sous le feu… tains, y compris dans son entourage, de son propre camp. En particula meilleure des solutions aurait été de Khalifa Sall, lier dans la base APR et certains l’ancien maire maintenir le processus, quel que soit le cercles proches de Macky Sall. On de la capitale. risque politique. lui reproche de ne pas être vraiment Dans son allocution du 3 février, un «membre de la famille», de faire le président a aussi cherché à garder une campagne trop discrète, de ne l’initiative, en proposant un nouveau pas déclencher l’enthousiasme, de ne dialogue national, et probablement pas «décoller». D’autres se méfient une réforme de l’infrastructure institude sa proximité supposée avec tionnelle de l’élection, qui permettrait l’ex-PASTEF. On scie activement à ceux qui comptent de se présenter. la branche sur laquelle il est assis, Ce serait la solution de sortie par le sans vraiment prévoir d’option B, si haut, si elle fonctionne. Remettre les seulement celle-ci d’ailleurs existait. compteurs à zéro. Se rassembler, trouActe huit : c’est un peu le déclencheur ver le chemin qui évite le conflit et la diviou la bombe atomique. Dans sa décision, sion. Renouveler son pacte démocratique. le Conseil constitutionnel a éliminé Karim Pour le président qui succédera, in Wade et Ousmane Sonko, mais il a maintenu fine, aux années Macky, la tâche sera Bassirou Diomaye Faye, secrétaire général et rude. Il faudra retisser les liens, panser cofondateur du PASTEF. Discret, mais tout les blessures des derniers mois, les ameraussi «radical» dans son approche, l’homme tumes, participer à la recomposition de la est aussi en prison depuis avril 2023. Incomscène politique, et si l’objectif est de lutter Bassirou Diomaye Faye, préhensible. La menace est désormais contre les idéologies extrêmes ou la tentasecrétaire réelle. Dans plusieurs sondages (supposés tion migratoire, il faudra bien s’adresser à général interdits), Diomaye Faye ferait désormais la cette jeunesse urbaine, proposer des chedu PASTEF. course en tête, et son arrivée au palais n’est mins d’avenir. Malgré les progrès au cours plus à exclure. C’est le scénario catastrophe. des années Macky, le Sénégal reste encore Le président est-il intervenu pour éviter un pays en urgence de développement écoau pays une crise électorale majeure? Ses nomique et social. Trouver, aussi, le moyen relations avec Amadou Ba se sont-elles dégradées au-delà du de l’adaptation au changement climatique, le grand chantier possible? Et surtout, a-t-il voulu éviter à tout prix le scénario du siècle, dont on ne parle jamais assez… PASTEF, dont il estime qu’il serait particulièrement néfaste Paradoxalement, en cette période de crise aiguë, l’expour le pays? Est-ce cela contre quoi il se bat depuis des mois ploitation, dans les prochains mois, des gisements d’hydroet des années? Rien n’est exclu. carbures de Sangomar et de Grand-Tortue Ahmeyim (GTA) Au terme d’une séance hautement chaotique, l’Assemchangera probablement la donne. Il y aura plus de marge de blée nationale entérine le report des élections jusqu’au manœuvre. Mais même avec tout l’or du monde, il faudra de 15 décembre 2025 et l’extension concomitante du mandat l’expérience, de l’habileté, du consensus pour retrouver une présidentiel. Le temps sera bien long, et on navigue tout de dynamique et une stabilité à la hauteur des ambitions et des même dans le grand flou juridique… promesses du Sénégal. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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COUP DE CHAUD La volonté du géant éthiopien de s’ouvrir coûte que coûte un passage vers la mer, en négociant s’il le faut un accord avec le Somaliland, accentue les tensions dans une région déjà fragile. Calculs politiques et commerciaux, remises en cause des frontières, redéfinition des équilibres… Les acteurs jouent un jeu serré. par Cédric Gouverneur et Zyad Limam
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kraine-Russie,Gaza-Israël,Soudan,Arménie-Azerbaïdjan, Venezuela-Guyana, RDC-Rwanda, Chine-Taïwan… Dans un monde déjà en ébullition et n’ayant décidément nul besoin de nouveaux foyers de tensions, l’année 2024 a démarré sous de bien sombres auspices dans la Corne de l’Afrique. Le protocole d’accord signé le 1er janvier entre l’Éthiopie et le Somaliland rebat les cartes dans la région: Djibouti se sent floué, la Somalie s’estime agressée, tandis que l’Érythrée, l’Égypte et même les Émirats cherchent à profiter de cette nouvelle donne. La soif d’accès à la mer de l’Éthiopie, enclavée depuis la sécession érythréenne, va-t-elle engendrer de nouveaux conflits? Nos explications, point par point. 36
L’Éthiopie veut sortir de ses frontières C’est une réalité: contrairement aux pays jouissant d’un littoral, les pays enclavés sont pénalisés (-0,7% de point de PIB par an, selon l’économiste américain Jeffrey Sachs). Or, dans l’Histoire contemporaine, seuls deux pays ont perdu leur accès à la mer. Et ni l’un ni l’autre ne l’acceptent. Le premier est la Bolivie, dont le Chili s’est emparé de la façade pacifique au terme d’une guerre (1879-1884). Près d’un siècle et demi plus tard, la Bolivie s’estime toujours injustement amputée: elle commémore chaque 23 mars la «journée de la mer», entretient une force navale (qui navigue sur AFRIQUE MAGAZINE
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SUR LA CORNE
le lac Titicaca), n’a pas de relations diplomatiques avec le Chili et porte régulièrement sa « revendication maritime » devant les juridictions internationales. Et malgré les facilités accordées aux importations et exportations boliviennes dans les ports chiliens d’Arica, Iquique et Antofagasta, ces compensations ne seront jamais considérées comme suffisantes aux yeux de La Paz. Tout simplement parce que le problème n’est pas uniquement économique; il relève de la souveraineté. La nation andine s’estime bafouée dans sa dignité par son riche voisin chilien. Le second pays à avoir perdu son accès à la mer est l’Éthiopie. En 1993, AFRIQUE MAGAZINE
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Le port de Berbera, au Somaliland, dont AddisAbeba possède 19 % des parts.
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Un protocole d’accord encore flou Les discrètes négociations entre l’Éthiopie et le Somaliland ont donc abouti le 1er janvier. Le mémorandum prévoit que la première obtienne de son voisin la mise à disposition, pour un demi-siècle, d’une portion de littoral et d’un corridor routier afin d’y accéder. Ces vingt kilomètres de rivage somalilandais comprendraient les petites villes de Zeila et Lughaya. L’historien franco-canadien Gérard Prunier, fin connaisseur du Somaliland, confirme à Afrique Magazine que Zeila, placée non loin du débouché méridional du golfe de Tadjoura, est effectivement « un port depuis l’Antiquité ». Mais Lughaya, située plus au sud, est « juste une plage »… Une source djiboutienne affiche le même scepticisme: «Obnubilés par leur reconnaissance par l’Éthiopie, les Somalilandais ne perçoivent pas l’inconvénient de ce protocole d’accord, à savoir que le développement d’un port éthiopien indépendant signifiera le déclin de leur port de Berbera.» Le conseiller à la sécurité nationale d’Abiy Ahmed, Redwan Hussein, évoque aussi sur X (ex-Twitter) la location d’une base navale, ce qui permettrait la résurrection de la marine de guerre éthiopienne, démantelée faute de mer dans les années 1990, et que le Premier ministre a en 2019 promis de faire renaître avec l’appui de la France. En contrepartie, le Somaliland va acquérir des parts dans deux fleurons nationaux éthiopiens à capitaux publics, la compagnie aérienne Ethiopian Airlines et l’opérateur mobile Ethio Telecom – les détails devraient être dévoilés prochainement. Sachant que des actions valent ce qu’elles valent à un moment donné… Mais surtout, le Somaliland pourrait obtenir de l’Éthiopie une reconnaissance officielle, et c’est véritablement ce qui compte. Celle-ci l’emporterait sur toute autre considération. 38
Le président du Somaliland Muse Bihi Abdi, le 8 septembre 2020.
Un enclavement décrit comme «une prison géographique» et une «question existentielle». La soif de reconnaissance du Somaliland Peuplé de 4,5 millions d’habitants, le Somaliland dispose d’un président, d’institutions, d’une monnaie, et délivre même des passeports reconnus dans une dizaine de pays. Le territoire connaît une relative prospérité et une certaine paix civile – comparé à la Somalie, dont il a fait sécession en 1991, profitant du chaos ayant suivi la chute du président Siad Barre. «Il y a même un certain degré de vie démocratique», observe l’historien Gérard Prunier dans son ouvrage The Country that Does Not Exist: a History of Somaliland (éditions Hurst, 2021, non traduit). Pourtant, il n’est reconnu par aucun État: la communauté internationale le considère comme un morceau de la Somalie ayant illégalement, et unilatéralement, fait AFRIQUE MAGAZINE
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l’indépendance de l’Érythrée lui a coupé l’accès à Massaoua – un port qui, sous le règne du négus Haïlé Sélassié, figurait sur certains billets de banque. Depuis lors, importations et exportations éthiopiennes transitent, à plus de 90%, par Djibouti, à qui Addis-Abeba paie environ 1,5 milliard de dollars chaque année de droits portuaires. Un droit de passage qui ne saurait satisfaire l’Éthiopie, en raison du sentiment de dépendance ressenti. Et de la volonté sous jacente d’exercer un rôle stratégique et militaire en mer rouge. Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, dans un discours à la nation datant du 13 octobre dernier, avait décrit l’enclavement comme « une prison géographique », dont la libération constituait une «question existentielle». Aussi, a-t-il menacé d’utiliser «la force» au cas où les négociations échoueraient… Une source diplomatique confirme: «Quels que soient les efforts des uns et des autres, et les risques encourus, cela ne changera rien à l’obsession éthiopienne d’un accès à la mer.»
Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed dans ses bureaux d’Addis-Abeba, le 11 novembre 2019.
ANTONIO MASIELLO/GETTY IMAGES - FINBARR O’REILLY/THE NYTIMES/REDUX-RÉA
Le chef d’État somalien, Hassan Cheikh Mohamoud, le 8 février 2023, à Rome.
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ÉTATS
Djibouti en colère, mais confiant Fin décembre, le président djiboutien Ismaïl Omar Guelleh organisait une rencontre historique entre son homologue somalien, Hassan Cheikh Mohamoud, et les leaders somalilandais. Mais sitôt cette réunion terminée, le président du Somaliland Muse Bihi Abdi s’est rendu à Addis-Abeba, sans repasser par sa capitale, afin de traiter et signer avec Abiy Ahmed… Un camouflet pour « IOG », qui estimait avoir noué une relation de confiance avec Bihi et qui 40
Le terminal à conteneurs de Doraleh.
s’est fortement investi dans le dialogue inter-somali, lui-même étant d’origine issa. Djibouti, en 2020, avait même ouvert sa frontière terrestre avec le Somaliland. Et les échanges des deux côtés ne sont pas négligeables. Mais avec cette crise inédite, les autorités djiboutiennes auraient, selon plusieurs sources, menacé de « rétorsion » les gouvernants somalilandais. Le ministre de la Défense somalilandais, proche du président Guelleh, a lui-même démissionné pour marquer son désaccord. Président en exercice de l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD), IOG a réussi à faire tenir un sommet extraordinaire de l’organisation à Kampala, le 18 janvier malgré les «réticences» du Premier ministre éthiopien, qui ne sera pas présent. À Kampala, les pays membres ont insisté sur l’intangibilité des frontières somaliennes, offrant à IOG une belle victoire diplomatique. Et réaffirmant le rôle de pivot régional incontournable de son pays. Avec ses installations portuaires, qui permettent le désenclavement effectif de l’Éthiopie, et les bases militaires de pays «frères et amis» (la Chine, les États-Unis, la France, etc.), Djibouti est au centre du dossier. L’objectif est de maintenir la stabilité et de ne pas tendre inutilement les relations avec Addis-Abeba, ce voisin géant pour l’éternité. Il s’agit de défendre l’équilibre de la région et de ne pas compromettre les ambitions commerciales du pays: «Le modèle portuaire djiboutien est solide du fait de son emplacement incontournable», estime une source locale. Les ports de Djibouti alimentent l’Éthiopie, mais servent aussi de base de transbordement entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe. Même si un ou des ports éthiopiens se développent au Somaliland, Djibouti risque fort de demeurer la principale porte d’entrée et de sortie du géant de la corne. Et notre source de citer l’exemple édifiant de la première économie européenne, peu avantagée sur le plan maritime: «L’Allemagne a, certes, des grands ports – Hambourg, Brême, etc. –, mais le principal port allemand est… à Rotterdam», aux Pays-Bas. AFRIQUE MAGAZINE
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PATRICK ROBERT
sécession. La province rebelle entretient des relations informelles avec Taïwan – avec qui elle partage d’évidents points communs – et avec les Émirats arabes unis. La société portuaire émiratie DP World est d’ailleurs présente dans le port de Berbera, dont les Éthiopiens détiennent par ailleurs 19% des parts. À l’origine de l’irrédentisme du Somaliland, se trouve une trajectoire historique ayant divergé du reste de la Somalie. Gérard Prunier explique que dans cet ancien protectorat britannique, Londres laissait les clans s’autogouverner comme ils l’entendaient, du moment que le bétail était exporté sans encombre vers Aden. La Somalie fut, quant à elle, soumise à la férule brutale des fascistes italiens. «Le Somaliland et la Somalie ont donc eu deux histoires différentes», résume-t-il à Afrique Magazine. Fort de ses trois décennies d’indépendance de facto, le Somaliland aspire désormais à une reconnaissance internationale de jure. En échange d’un accès à la mer, l’Éthiopie pourrait reconnaître son indépendance. Mais l’emploi du conditionnel s’impose: les autorités éthiopiennes restent délibérément vagues, parlant d’«évaluation approfondie, en vue de prendre position concernant les efforts du Somaliland pour obtenir sa reconnaissance». Abiy Ahmed nous avait habitués à davantage de détermination! Pour la Somalie, cette reconnaissance entérinerait la partition de son territoire: elle est vent debout contre ce protocole d’accord, perçu comme une agression. Et Mogadiscio a reçu le soutien de quasiment l’ensemble de la communauté internationale. L’Union africaine – qui siège, rappelons-le, à Addis-Abeba – insiste sur l’intangibilité des frontières. Ont également vitupéré l’Égypte, en froid avec l’Éthiopie depuis la mise en service du grand barrage sur le Nil bleu, la Ligue arabe, dont Mogadiscio est membre, et la Turquie, très présente en Somalie. L’Union européenne et les États-Unis demandent le respect de l’intégrité territoriale de la Somalie: les Occidentaux sont déjà suffisamment occupés à repousser les Houthis yéménites qui, depuis la mi-novembre, s’en prennent en Mer rouge à leurs cargos, en représailles à l’offensive israélienne sur Gaza… Isolé sur la scène internationale, Abiy Ahmed assume la rupture, déclarant sur X: «Parfois, une vision hors des clous est nécessaire pour atteindre ses objectifs» («Sometimes "out of the box" thinking is needed to achieve goals»).
Le chef d’État djiboutien, Ismaïl Omar Guelleh, à l’investiture du président somalien Hassan Cheikh Mohamoud, le 9 juin 2022, à Mogadiscio.
MOHAMMED DHAYSANE/ANADOLU AGENCY/AFP
La diversion d’une Éthiopie en crise Ce coup de poker d’Abiy Ahmed a aussi tout d’une diversion face aux tourments que traverse son pays. Car, après avoir bénéficié pendant une décennie d’un des taux de croissance du PIB les plus élevés au monde, l’Éthiopie se trouve en plein marasme. Fin décembre, elle n’a pu honorer une créance de 33 millions de dollars d’intérêts, devenant le troisième pays africain depuis 2020, après la Zambie et le Ghana, à faire défaut de paiement… Aliment de base de la plupart des Éthiopiens, le teff a vu son cours tripler en deux ans dans les grandes villes. Plus profonde encore paraît la crise politique qui secoue l’État éthiopien, sans solution quant au devenir de son modèle fédéral et à l’articulation de ses relations avec les dix États-régions. La volonté d’apaisement exprimée en 2018 avec la désignation comme Premier ministre d’Abiy Ahmed – oromo musulman par son père et amhara orthodoxe par sa mère – a tourné court. De l’Ogaden au Benishangul-Gumuz, le pays semble en passe d’imploser. Abiy n’a jamais réussi à AFRIQUE MAGAZINE
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À Djibouti, il s’agit de faire prévaloir les équilibres, et aussi de défendre ses intérêts commerciaux. étouffer les revendications des Oromos, qui représentent au moins un tiers des Éthiopiens et dont la région borde AddisAbeba, capitale en pleine expansion. Au Tigré, l’accord de paix du 2 novembre 2022 est parvenu à mettre un terme aux deux années d’un conflit extrêmement meurtrier (600000 morts, selon l’Union africaine), mais la famine frappe la région. Et telle une braise couvant sous la cendre, la guerre civile ressurgit dans la région de l’Amhara: depuis avril, l’armée fédérale y affronte des milices nationalistes. Les Fannos, après avoir combattu les Tigréens, refusent de déposer les armes comme de quitter le Wolkaït – partie du Tigré revendiquée par ces nationalistes amharas. Symbole de la tension qui règne dans le pays: le 19 janvier dernier, à Gondar, ex-capitale impériale au cœur du pays Amhara, nos confrères de l’Agence France Presse (AFP) ont constaté que le festival du Timkat, l’Épiphanie orthodoxe éthiopienne, n’a réuni qu’un maigre millier de participants, contre un quart de million les années précédentes… Dans un contexte de «survie», Abiy Ahmed compte sur cette théorie de l’accès à la mer pour redynamiser à la fois le sentiment national et la stabilité de son pouvoir. 41
L’Érythrée en embuscade Un ancien allié du Premier ministre éthiopien espère tirer parti de la nouvelle dynamique régionale créée par ce protocole d’accord: l’Érythrée. Un pays dont l’indépendance a coûté à l’Éthiopie sa façade maritime, et contre qui elle fut en guerre entre 1998 et 2000. Un pays parfois surnommé la « Corée du Nord africaine», et dont l’autocrate, Issayas Afewerki, a longtemps fait figure de paria régional. En octobre 2019, sa réconciliation avec ce dernier avait valu à Abiy Ahmed de se voir attribuer – un peu trop vite, peut-être – le prix Nobel de la paix. Un an plus tard, au déclenchement de la guerre contre le Tigré en novembre 2020, Abiy avait sollicité Afewerki pour 42
prendre à revers le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), autorisant ainsi l’ancienne armée ennemie à venir combattre sur le sol éthiopien! De façon prévisible, cette alliance incongrue se révèle empoisonnée: en violation du traité de paix de novembre 2022 qui prévoit leur départ, des soldats érythréens sont toujours présents au Tigré. En mai 2023, ils ont obligé une mission d’inspection des Nations unies à rebrousser chemin. Et selon un rapport d’Amnesty International, publié début septembre 2023, ils continueraient d’y commettre des exactions. L’Érythrée soutiendrait même en sous-main les nationalistes amharas, afin que ceux-ci gardent le contrôle du Wolkaït, AFRIQUE MAGAZINE
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Les troupes éthiopiennes sur le sol somalien. Elles effectuent ici une patrouille de routine à travers Baidoa, en 2014.
Éviter un précédent qui pourrait servir de détonateur ailleurs sur le continent. et affaiblissent ainsi le TPLF, leur ennemi commun. Après l’assassinat fin avril d’un haut responsable de son Parti de la prospérité (PP) par des nationalistes amharas, Abiy Ahmed a implicitement accusé Afewerki d’agir dans l’ombre. L’Éthiopie masse des troupes à sa frontière nord. Un ancien responsable érythréen désormais réfugié en Norvège, Mohamed Kheir Omer, redoutait dès novembre un nouveau conflit. Et Afewerki, dont le pays a réintégré l’IGAD en juin 2023, après seize ans d’exclusion, entend bien profiter de la nouvelle donne pour peser sur l’échiquier de la Corne: dès début janvier 2024, l’autocrate s’est empressé de recevoir à Asmara son homologue somalien, Hassan Cheikh Mohamoud… AFRIQUE MAGAZINE
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Faut-il redouter un conflit? La Somalie est amputée du Somaliland depuis trois décennies. Jamais Mogadiscio, aux prises avec sa propre instabilité, n’a été en position de reconquérir politiquement ou militairement le territoire séparatiste. Difficile, dans ces conditions, d’imaginer la Somalie s’attaquer à l’Éthiopie, quand bien même cette dernière ouvrait une ambassade à Hargeisa… D’autant qu’un contingent de soldats éthiopiens est présent sur le sol somalien, à l’appel des autorités et de l’Union africaine, afin d’aider le pays à combattre les djihadistes d’al-Shabaab, affiliés à al-Qaida. Les forces armées éthiopiennes ont fait savoir, dans un communiqué publié sur Facebook, que leur chef d’état-major avait reçu début janvier la visite de son homologue somalilandais, afin de discuter de « coopération ». Plus inquiétantes sont, cependant, les déclarations martiales du président égyptien: «L’Égypte ne permettra aucune menace contre la Somalie», a déclaré le 21 janvier Abdel Fattah al-Sissi alors qu’il recevait au Caire son homologue somalien. «Ne venez pas provoquer l’Égypte!» («Do not try Egypt!»), a insisté le maréchal-président sur un ton fort peu diplomatique, qui plus est dans un contexte extrêmement tendu avec l’Éthiopie, et ce depuis la construction du GERD (Great Ethiopian Renaissance Dam), le méga-barrage, sur le Nil bleu. Le Premier ministre éthiopien peut aussi compter sur l’écoute des Émirats arabes unis, qui ont pu jouer un rôle dans le rapprochement entre l’Éthiopie et le Somaliland, avec la prise en main par DP World du port de Berbera. Le géant portuaire dubaïote est particulièrement soucieux de ses intérêts dans la région. En février 2018, la République de Djibouti avait résilié la concession du port de conteneurs de Doraleh à DP World, estimant que ses conditions d’exclusivité corsetaient la croissance djiboutienne, au profit du port de Dubaï, Jebel Ali. Un conflit généralisé est-il envisageable? Sonia Le Gouriellec [voir notre interview pages suivantes, ndlr] pointe plutôt le risque de «guerres par procuration», dans une région où les États rivaux ont pris l’habitude d’alimenter des insurrections chez leur voisin… En relative paix depuis trente ans, le Somaliland fait justement face, depuis un an, à une rébellion armée dans le sud-est de son territoire, des clans de la région de Las Anod exigeant leur rattachement à la Somalie. Quant aux djihadistes d’al-Shabaab, ils ont aussitôt fait connaître leur opposition à l’accord et promis à l’Éthiopie, leur vieille ennemie, que «le sang sera[it] versé». Quoi que l’on pense des revendications des Somalilandais sur le fond, force est de constater que, sur un continent où la plupart des frontières furent tracées au cordeau lors du partage colonial, la reconnaissance de la souveraineté du Somaliland par un grand État constituerait un dangereux précédent en forme de détonateur – du Cameroun anglophone à l’enclave du Cabinda… ■ 43
ÉTATS
SONIA LE GOURIELLEC
«FACE AU FAIT ACCOMPLI, UN BESOIN ACCRU DE COOPÉRATION» Décryptage réaliste des enjeux par la docteure en science politique et spécialiste de cette région du continent*. propos recueillis par Cédric Gouverneur
landaise était l’une des moins mauvaises. Du fait de sa population estimée à hauteur de 120 millions d’habitants, l’Éthiopie est le plus grand État enclavé au monde. Difficile d’imaginer que le pays puisse avoir une économie dynamique sans être efficacement relié aux marchés mondiaux. La meilleure option est donc de développer ses liens avec Djibouti (en ayant accès à un deuxième port, à Tadjoura, par exemple), et peut-être également avec le Somaliland. Entre 95 et 98% du fret éthiopien passent par Djibouti, notamment via la route et le chemin de fer, mais les tarifs portuaires et les coûts du transport sont élevés, selon les Éthiopiens. Des rapprochements avaient déjà eu lieu avec le Somaliland – notamment autour du port de Berbera, dont l’Éthiopie possède des parts. Le Premier ministre éthiopien fait part de ses velléités depuis plusieurs mois. En effet, en juillet 2023, il rappelait: «Nous voulons obtenir un port par des moyens pacifiques, mais si cela échoue, nous utiliserons la force.» Ces propos avaient inquiété la Somalie, bien sûr, mais aussi l’Érythrée, avec qui les relations sont de nouveau tendues depuis un an, et Djibouti. La stratégie éthiopienne du fait accompli, déjà utilisée pour le GERD (le méga-barrage sur le Nil bleu), envenime les relations avec ses voisins, et ne permet ni la confiance ni une coopération efficace entre les acteurs de la région. La Somalie parle d’«agression» et appelle sa jeunesse à «défendre le pays». Mais que peut-elle faire concrètement, sachant que des soldats éthiopiens sont déployés sur son sol pour l’aider à lutter contre les djihadistes d’al-Shabaab?
Le président somalien prévient qu’il «utilisera toutes les mesures nécessaires» pour mettre un terme à ce projet. Le ministre de la Défense du Somaliland a démissionné pour protester contre l’accord, la Somalie a rappelé son ambassadeur d’Addis-Abeba. Pour le moment, nous sommes principalement dans des gesticulations diplomatiques: je pense également à la 44
visite du président somalien en Érythrée et à la publicisation de ses discussions avec le dirigeant égyptien, qui visent à impressionner ou à inquiéter l’Éthiopie. Néanmoins, dans les faits, les relations diplomatiques ne sont pas rompues entre l’Éthiopie et la Somalie, et la première a toujours des troupes sur le sol de la seconde. L’enjeu est aussi interne à la Somalie, puisque le groupe al-Shabaab, contre qui l’État est en lutte depuis des années, a aussitôt dénoncé l’accord. Le Somaliland évoque une «reconnaissance par l’Éthiopie», mais celle-ci paraît moins catégorique…
Les détails de l’accord restent flous, mais les grandes lignes prévoient que le Somaliland acquière une participation dans la compagnie aérienne Ethiopian Airlines et que l’Éthiopie obtienne l’accès au port de Berbera, ainsi que 20 kilomètres de littoral pour établir une base navale dans le golfe d’Aden. Après l’annonce du protocole d’accord, les déclarations du Somaliland et de l’Éthiopie ont différé sur certains points: cette dernière est plus prudente. Elle n’évoque pas de reconnaissance directe du Somaliland, mais le développement de relations diplomatiques et politiques, ainsi qu’une intégration régionale; le Somaliland annonce, en revanche, que cet accord va de pair avec une reconnaissance de la République du Somaliland. Ce débat n’en est pas vraiment un, puisque le protocole d’accord n’a pas d’obligation juridique, mais constitue une simple déclaration d’intention. Et si un contrat est signé – pour la location d’une base, par exemple –, il constituera une forme de reconnaissance de facto. Addis-Abeba est le siège de l’Union africaine, qui reconnaît depuis 1963 l’intangibilité des frontières. Abiy Ahmed peut-il reconnaître le Somaliland sans se mettre tout le continent à dos?
L’intangibilité des frontières figurant dans la charte de l’OUA n’a pas été respectée à d’autres occasions. Je pense évidemment à l’indépendance de l’Érythrée, de facto en 1991 et de jure en 1993, après trente ans de guerre de libération. Pour rappel, cette région, qui était au nord de l’Éthiopie, avait été colonisée par les Italiens, puis absorbée par l’Éthiopie après la AFRIQUE MAGAZINE
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AM: Avez-vous été surprise par l’annonce de cet accord? Sonia Le Gouriellec: Pas vraiment, puisque l’option somali-
Seconde Guerre mondiale. Je pense aussi à l’indépendance du Soudan du Sud en 2011. Le Somaliland a des arguments forts à faire valoir afin d’obtenir son indépendance: ancien protectorat britannique, il a gagné son indépendance le 26 juin 1960, avant de rejoindre le 1er juillet la Somalie (ancienne colonie italienne). L’idée était de former la République de Somalie. Il a donc été indépendant pendant cinq jours en 1960, avant de proclamer à nouveau son indépendance au début des années 1990, dans le contexte du vide politique à Mogadiscio. Cet accord peut-il souder les Éthiopiens et renforcer un sentiment national malmené (tentative de sécession du Tigré, nationalistes amharas, etc.)?
Le contexte politique est catastrophique en Éthiopie: le conflit au Tigré aurait dû se terminer il y a un an, mais la situation humanitaire dans la région reste dramatique; le gouvernement fédéral continue de s’opposer à une partie des Amharas, qui ne souhaitent pas désarmer leur milice; les conflits dans d’autres parties du pays, et notamment en région Oromia, se poursuivent. Les Oromos ont d’ailleurs dénoncé le protocole d’accord. Ce dernier est aussi, très certainement, une diversion face aux difficultés économiques et politiques.
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Abiy Ahmed parle de reconstruire une force navale. Ces grandes ambitions pourraient-elles effrayer ses voisins?
pourrait imaginer que son président se sente trahi de ne pas avoir été tenu informé de ce protocole d’accord, alors même que quelques jours plus tôt, il recevait les présidents somalien et somalilandais. Au moment où l’Éthiopie était en plein développement économique, le Somaliland ne représentait pas nécessairement un concurrent pour Djibouti, mais permettait au contraire de faire face à l’augmentation du trafic. Maintenant que la situation politique et économique de l’Éthiopie est plus compliquée, l’annonce de ce protocole d’accord peut inquiéter. Mais je crois que Djibouti est surtout soucieux du rôle joué par les EAU, qui semblent vouloir l’affaiblir depuis qu’ils ont été boutés hors du pays. Ceux-ci, dont DP World gère déjà le port de Berbera, sont susceptibles de renforcer leurs liens bilatéraux par une reconnaissance officielle du Somaliland. L’IGAD peut-il faire sanctionner l’Éthiopie au niveau régional?
Historiquement, l’IGAD a toujours été dominé par l’Éthiopie : il semble difficile de sanctionner la grande puissance régionale. À ce stade, les capacités coercitives et diplomatiques sont en faveur de l’Éthiopie. Addis-Abeba dispose de milliers de soldats en Somalie pour lutter contre al-Shabaab. Un retrait précipité de ses troupes entraînerait une détérioration de la situation sécuritaire à un moment critique. L’armée somalienne reste faible et dépendante du soutien extérieur.
Cette question-là n’est pas nouvelle. Nous sommes dans un contexte de fortes tensions: l’Égypte est mécontente de la construction du Quelles seraient les conséquences barrage sur le Nil bleu, et l’Éthiopie l’est de ne de cet accord entre l’Éthiopie pas avoir été conviée au forum de la mer Rouge et le Somaliland pour l’Érythrée [créé en janvier 2020 à l’initiative de l’Arabie saouet son président, Issayas Afewerki? dite, ndlr]. L’Éthiopie veut aussi porter la comDepuis quelques années, il est le grand pétition dans le secteur maritime, et s’extraire gagnant. Il n’avait pas été associé au prix *Son livre, Géopolitique de ce complexe obsidional à l’égard de l’Égypte. Nobel de la paix remis à Abiy Ahmed dans le de l’Afrique, aux éditions Que sais-je ?, est réédité Cette crainte pourrait être une prophétie autorécadre du rapprochement entre les deux pays, à partir de mars 2024. alisatrice, puisque juste après la déclaration du mais il s’est vite positionné comme un trublion protocole d’accord, l’Égypte et la Somalie ont fait part de leur lors de la guerre au Tigré. Après avoir été l’allié du Premier rapprochement. La Somalie pourrait vouloir tirer profit des ministre éthiopien, Issayas Afewerki est aujourd’hui son rivaux de l’Éthiopie (et des Émirats arabes unis), en particurival : il n’a toujours pas retiré ses troupes du Tigré, il se lier l’Égypte, la Turquie et l’Arabie saoudite. L’accord constitue rapproche de la Russie, du président somalien, etc. Un axe une nouvelle victoire majeure pour les Émirats, qui exercent Égypte-Érythrée-Somalie prend le relais de celui de 2018 également une certaine influence à Mogadiscio. Rappelons entre la Somalie, l’Érythrée et l’Éthiopie. Ce qui est à craindre, que le Somaliland a connu des conflits internes en 2023. Des avec la déstabilisation actuelle de la Corne, c’est un retour des élections devraient être organisées en novembre prochain, guerres par procuration et du célèbre adage qui avait été au après un report de deux ans dû à des contraintes financières cœur des conflits au début des années 2000: «Les ennemis de et logistiques. Le président Muse Bihi Abdi fait preuve de beaumes ennemis sont mes amis.» L’Éthiopie a une longue histoire coup d’audace en concluant un tel accord dans ce contexte. de guerres par procuration, via des conflits internes internationalisés. Qui viendra soutenir les Amharas et les Oromos Comment Djibouti va réagir? dans leur lutte contre le gouvernement fédéral éthiopien ? Dans cette période troublée que traverse la Corne de Et, alors que le Somaliland a été stable depuis sa déclaration l’Afrique, et alors que le président djiboutien est à la tête de d’indépendance en 1991, il a été confronté en 2023 à une l’IGAD, il y a fort à parier que le pays se positionne comme rébellion qui pourrait être alimentée par Mogadiscio. ■ faiseur de paix et médiateur. Dans le même temps, on AFRIQUE MAGAZINE
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Stéphanie Soubrier LES «RACES GUERRIÈRES», ENQUÊTE SUR UNE IMPOSTURE COLONIALE
À travers une étude appronfondie des archives de l’armée française des xixe et xxe siècles, l’historienne retrace les origines racistes du mythe des «guerriers nés» ouest-africains. propos recueillis par Cédric Gouverneur
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raumatisée par sa défaite face à la Prusse en 1870, la France a cherché à recruter au sein de son empire colonial des soldats ouest-africains, notamment Bambara, perçus comme des « guerriers nés », selon des préjugés racistes nourris par les théories pseudoscientifiques en vogue à l’époque. L’historienne Stéphanie Soubrier a épluché les archives militaires françaises. Dans une passionnante enquête, elle explique comment ces classements arbitraires ont participé à la domination coloniale. AM: Vous expliquez que ces stéréotypes racistes se construisent lors de la conquête coloniale, où sont attribuées les valeurs supposées combatives de tel ou tel peuple, selon la façon dont il a résisté, ou non, aux Français…
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Stéphanie Soubrier : L’attitude des populations face à l’agression coloniale française a joué un rôle important dans l’élaboration de la catégorie de «race guerrière»: les populations qui ont résisté par les armes aux Français étaient perçues comme guerrières. Mais paradoxalement, lorsqu’elles opposaient une résistance trop longue, elles n’étaient plus considérées comme étant aptes à être recrutées. Ce fut le cas, par exemple, en Côte d’Ivoire. En substance, l’armée française percevait positivement le fait d’avoir résisté à la conquête coloniale, car cela prouvait la valeur combative, mais une résistance trop acharnée était perçue comme un obstacle à la discipline indispensable au bataillon. Les officiers coloniaux avaient par ailleurs tout intérêt à souligner la valeur militaire de leurs adversaires, afin de rehausser leur propre mérite… Autre élément qui était pris en considération: le mode de résistance. À Madagascar, les
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Races guerrières : enquête sur une catégorie impériale, 1850-1918. Stéphanie Soubrier Éditions du CNRS, 444 pages, 26 €. « Les tirailleurs du commandant Marchand », carte postale du Fonds Michat, ci-contre.
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populations du plateau central (appelées « Hovas » par les Français) pratiquaient la guérilla pour des raisons tactiques, et privilégiaient les petits engagements armés, privant ainsi les Français des grandes batailles qui auraient donné aux officiers l’opportunité de se distinguer. La rancœur des militaires français explique sans doute en partie pourquoi les Hovas ont été qualifiés de «races non guerrières». En Côte d’Ivoire, à Madagascar, en Indochine, partout où les Français ont été mis en échec par une guérilla opiniâtre faite d’escarmouches et d’embuscades, les populations n’ont donc pas été catégorisées comme des «races guerrières». Au Vietnam, l’Histoire a démenti ces stéréotypes: l’armée vietnamienne a battu tour à tour les Français (1946-1954), les Américains (1965-1975), puis les Chinois (1979)… Ces stéréotypes racistes n’étaient pas remis en cause?
À ma connaissance, non, même si la plupart des officiers semblent conscients que la catégorie de «race guerrière» est un peu simplificatrice. Il faut se rappeler que les officiers coloniaux formaient un petit groupe assez fermé. Les mêmes hommes voyageaient dans tout l’empire au gré de leurs affectations et possédaient une culture militaire commune, Couvertures du Petit Journal illustré du 30 avril 1894, du 3 septembre 1894, du 18 novembre 1906 et du 6 mars 1910.
«Les officiers coloniaux avaient intérêt à souligner la valeur militaire de leurs adversaires, afin de rehausser leur propre mérite.» forgée par les récits et les expériences de leurs prédécesseurs. On observe ainsi une sédimentation de la pensée militaire coloniale française et un fossé croissant, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, entre la métropole et les colonies. En France, l’armée républicaine, nationale, est fondée sur un service militaire obligatoire qui subsumait les identités régionales (Breton, Corse, Auvergnat, etc.). Certes, des stéréotypes régionaux existent, comme celui de la piètre valeur des soldats originaires du Midi. Mais ils sont très marginaux et font l’objet de démentis véhéments de la part d’officiers et d’hommes politiques, qui soulignent qu’il s’agit là de clichés sans fondement. En revanche, dans les colonies, les populations sont classées selon leur aptitude au combat.
La motivation financière pour s’enrôler était d’autant plus forte que la conquête coloniale avait ravagé les économies d’Afrique occidentale. Elle était bien connue des officiers, mais ces derniers se gardaient bien de la souligner, d’autant plus que le mercenariat a une très mauvaise image en France depuis au moins la Révolution (le terme est notamment associé aux Gardes suisses de Louis XVI). Les facteurs économiques sont minimisés au profit d’un discours qui fait des Africains des «guerriers nés». Aussi, beaucoup de tirailleurs étaient d’anciens esclaves, qui avaient ainsi trouvé un moyen de s’affranchir – malgré l’abolition officielle de l’esclavage en 1848, le phénomène perdure tout au long du XIXe siècle dans certaines zones de l’empire colonial français, ce qui va évidemment à l’encontre du discours sur la «mission civilisatrice» de la France… Autre élément qui mettait mal à l’aise les officiers français: l’autorisation accordée aux tirailleurs de faire du butin, laquelle pouvait motiver l’enrôlement dans le corps des tirailleurs. Ce butin pouvait même inclure des esclaves et des femmes des ennemis tués. Les officiers évitaient évidemment d’ébruiter cette réalité auprès du public, mais la lecture des sources militaires montre qu’ils étaient conscients des motivations économiques des tirailleurs. 48
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Les motivations des tirailleurs étaient pourtant davantage économiques que fondées sur une prétendue prédisposition pour la guerre…
Extrait Des années 1850 à la Première Guerre mondiale: les enjeux épistémologiques de la chronologie des races guerrières La période retenue ici, des années 1850 à 1918, recouvre plusieurs régimes politiques et s’interrompt plusieurs décennies avant la fin de la IIIe République. Ce choix en apparence contre-intuitif a été dicté par l’objet d’étude lui-même. La fin de la Première Guerre mondiale s’est rapidement imposée comme borne finale. En effet, si les troupes coloniales sont maintenues quelques années supplémentaires sur le sol européen et si les conséquences économiques et politiques liées au retour des vétérans colonisés perdurent durant tout le premier quart du XXe siècle, la fin de la guerre marque un tournant majeur pour la catégorie des races guerrières, rarement mobilisée après 1918. De fait, l’expérience de la guerre invalide en partie les théories de Mangin et, surtout, entraîne une modification radicale des représentations des soldats coloniaux. Revêtus du même uniforme et combattant au sein des mêmes unités, Bambara, Wolof et Toucouleurs ont vu leurs spécificités respectives peu à peu gommées aux yeux du haut commandement, l’identité ethnique s’effaçant au profit de l’identité institutionnelle et militaire de «tirailleur sénégalais». L’histoire des races guerrières ne se réduit cependant pas à un chapitre de la Grande Guerre. Elle ne débute pas sur les champs de bataille européens en 1914, ni même sous la plume de Mangin quatre ans plus tôt, mais plonge ses racines dans le temps long de la domination coloniale. Les races guerrières sont le produit de discours et de pratiques dont l’origine remonte aux débuts de la colonisation européenne. Plus qu’un point de départ, La Force noire de Mangin doit être pensée comme le résultat d’une longue sédimentation de discours et de pratiques qui apparaissent dès les années 1850. Si la défaite française de 1870 face à la Prusse constitue une date significative pour tous les différents facteurs (scientifiques, militaires et politiques) à l’œuvre dans la constitution de la catégorie de race guerrière, les dynamiques observables sous la IIIe République ne sont que le prolongement de phénomènes qui émergent durant les décennies précédentes. Ainsi l’essor de l’anthropologie et de ses disciplines auxiliaires, matérialisé par la création de l’École d’anthropologie en 1876 et celle du musée d’Ethnographie du Trocadéro deux ans plus tard, est l’aboutissement d’un
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mouvement entamé en 1859, avec la création par Paul Broca de la prestigieuse Société d’anthropologie de Paris. […] Les opérations militaires de la conquête coloniale reposent très tôt sur le recrutement d’auxiliaires indigènes et cette pratique reçoit une sanction officielle en 1857, date à laquelle le général Faidherbe crée le premier bataillon de tirailleurs sénégalais1. Les années 1850 correspondent ainsi à une série de coïncidences chronologiques qui relèvent à la fois de l’histoire de l’armée, de celle de la colonisation, et de celle des savoirs scientifiques. Ce sont ces coïncidences qui ont donné naissance à la catégorie de race guerrière.
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Une catégorie impériale Impériale, la catégorie de race guerrière l’est à la fois par son origine, et par son échelle de diffusion et d’application. L’Afrique occidentale sous domination française apparaît comme le premier espace concerné, puisque c’est là que le discours des races guerrières s’est exercé avec le plus de force et de constance entre les années 1850 et 1918, mais la catégorie repose sur une hiérarchisation des populations de l’empire tout entier2. Ce cadre impérial de raisonnement qui compare, par exemple, les Hova de Madagascar avec les Bambara du Soudan et les habitants des plaines du Tonkin1 est celui des officiers coloniaux français, qui voyagent dans tout l’empire au fil de leur carrière, à l’image de Théophile Pennequin et Joseph Gallieni, qui eurent l’occasion de recruter et de commander des soldats colonisés en Indochine, à Madagascar et au Soudan. Ainsi, les races qualifiées comme «guerrières» le sont par comparaison avec des races «non guerrières». L’expression – moins courante – désignait les populations de l’Afrique équatoriale française, de l’Indochine et de Madagascar, censées fournir de mauvais soldats. Forgés dès la période de la conquête coloniale, ces stéréotypes sont tenaces. Ils expliquent notamment les réticences de l’état-major à employer les Vietnamiens comme combattants durant la Première Guerre mondiale et leur utilisation massive comme employés d’usines, aux côtés des femmes françaises2. 1. Cette date, coïncidence troublante, est également celle de la révolte des Cipayes en Inde, événement qui a joué un rôle majeur dans la définition des martial races britanniques. 2. Le terme «empire» est ici entendu au sens que lui donnent Jane BURBANK et Frederick COOPER, comme «vastes unités politiques, expansionnistes ou conservant le souvenir d’un pouvoir étendu dans l’espace, qui maintiennent la distinction et la hiérarchie à mesure qu’elles incorporent de nouvelles populations», dans Empires. De la Chine ancienne à nos jours, Paris, Payot & Rivages, 2011, p. 23.
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«Beaucoup de tirailleurs étaient d’anciens esclaves, qui avaient ainsi trouvé un moyen de s’affranchir.» Vous expliquez que le recrutement de la «force noire» est vu comme une réponse à la défaite de 1870 face à la Prusse.
La défaite de 1870 a entraîné en France tout un débat sur la «masculinité française», qui serait menacée par les effets supposés « amollissants » de la civilisation. La catégorie de « races guerrières » a été créée en réponse à cette angoisse des Français. Le recrutement local de soldats colonisés était également une solution à la morbidité et à la mortalité effroyable des soldats français envoyées aux colonies. Vous expliquez également que les «Bambara» étaient perçus par l’état-major français comme des guerriers nés, alors que cette notion de «bambara» est sujette à caution, voire artificielle.
La définition de l’ethnie bambara est en elle-même problématique. Elle repose en grande partie sur un facteur linguistique, alors même que la langue bambara est, au XIXe siècle, une langue véhiculaire en Afrique de l’Ouest. Comme l’a écrit l’anthropologue Jean Bazin (1941-2001), le nom lui-même désigne une réalité mouvante, les Français qualifiant de «Bambara» des gens qui ne se considéraient sans doute pas eux-mêmes comme tels. Les Français ont par ailleurs hérité, sans en être bien conscients, d’un certain nombre de préjugés arabes sur les Bambara, qui étaient perçues comme des populations infidèles et belliqueuses. Par contre, les célèbres «Amazones» du Dahomey seront peu valorisées…
Dans certaines sources, les officiers français louent leur courage, leur ardeur au combat. En même temps, elles sont souvent décrites dans les sources comme des sortes de mégères apprivoisées, ou des figures, presque comiques, de maîtresses femmes. Jamais l’Armée française n’a envisagé de les recruter. Ce classement des populations venait appuyer, comme vous l’expliquez, le projet colonial inégalitaire.
Catégoriser les populations locales en fonction de leurs aptitudes militaires supposées conférait au recrutement colonial une apparence de rationalité. Ces catégories fantaisistes et arbitraires n’en ont pas moins eu des conséquences tragiques 50
sur des dizaines de milliers de vies humaines, puisqu’elles ont déterminé, pendant la Première Guerre mondiale, l’affectation des combattants (les «Bambara» dans les tranchées, les Indochinois et les Malgaches à l’arrière). La vision différentialiste des populations colonisées permettait de justifier les politiques d’exception qui leur étaient appliquées. Avec cet étonnant paradoxe: l’armée française se présentait comme un outil d’assimilation dans les colonies, mais les tirailleurs, même revêtus de l’uniforme français, étaient censés conserver une part de leur prétendue sauvagerie originelle, qui faisait d’eux des soldats redoutables. Les conséquences de cette réputation fabriquée seront dramatiques: en juin 1940, l’armée allemande a massacré des centaines de tirailleurs après leur reddition, tant la haine et la terreur qu’ils avaient inspirées lors de la Première Guerre mondiale étaient tenaces… On lit aussi avec effarement que le courage n’était pas vraiment considéré comme une qualité individuelle, mais comme un défaut collectif attribué à un «système nerveux peu développé»! Nul médecin ne s’élevait contre de tels stéréotypes racistes?
À l’époque, cette idée était très répandue… Nombreux sont les médecins coloniaux qui racontaient, par exemple, comment ils avaient opéré des tirailleurs sans anesthésie, et ce sans que le patient ne bronche. Les populations occidentales attribuaient aux populations colonisées – africaines, mais aussi asiatiques – une faculté physiologique à supporter la douleur… Et ce, bien sûr, sans questionner les interdits socioculturels qui empêchaient en fait l’expression de cette douleur! Cependant, au-delà de ces stéréotypes, certains officiers pouvaient reconnaître les qualités individuelles de leurs soldats. En effet, on trouve dans les sources des commentaires élogieux et des expressions d’admiration sincère, quand bien même la pensée militaire de l’époque estimait qu’une troupe valait ce que valait son officier. Pour un officier, vanter les mérites de ses soldats était donc valorisant. Vous racontez comment, lors du séjour des tirailleurs en France, tout fut mis en œuvre pour éviter des idylles avec des femmes françaises.
Lors de la Première Guerre mondiale, l’état-major s’efforçait d’empêcher tout contact entre tirailleurs et Françaises, y compris en remplaçant les infirmières des hôpitaux militaires où les tirailleurs blessés étaient soignés par des infirmiers. Les autorités redoutaient que des relations se nouent, mais aussi que des tirailleurs se vantent de leurs exploits sexuels une fois de retour chez eux, ce qui aurait pu menacer l’ordre colonial. À la lecture des sources, le malaise des autorités de l’époque sur cette question est évident et profond. Comme le souligne l’historien britannique Ronald Hyam, «sex is at the very heart of racism» («la sexualité est au cœur du racisme»), que l’on pense aux lynchages de l’Amérique ségrégationniste, souvent provoqués par des rumeurs de viols de femmes blanches, ou à l’angoisse profonde du métissage dans la France coloniale. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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compétition
UNE SACRÉE CAN!
De l’ambiance, du jeu, du suspense jusqu’au bout de la nuit, et quelques (petites) polémiques aussi… Retour sur un mois de folie foot en Côte d’Ivoire. Et pour la meilleure des Coupes d’Afrique. par Zyad Limam
Le 3 février 2024, au stade de Bouaké, la Côte d’Ivoire l’emporte face au Mali en quarts de finale. Un exploit.
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a fonctionné et les pelouses ont mieux que tenu, offrant des possibilités de jeux et aussi des images de qualité, de niveau international, pour les retransmissions. Ça compte! L’organisation a globalement été bonne, malgré les inévitables bugs, et surtout, les Ivoiriens ont réussi à bien ambiancer toute l’affaire, y compris en musique, avec le succès planétaire du «Coup du marteau» et de son clip. Les stades étaient loin d’être clairsemés, y compris pour des «petits matchs», et après quelques ajustements nécessaires et la mise au pas relative des petits margoulins du marché noir, la billetterie a fonctionné quasi normalement. Les femmes sont allées au stade, apportant leur touche d’humour et d’humanité. Et les Ivoiriens ont appris au fil des matchs de leur équipe à être de vrais supporters (d’autant plus que, les aléas du tableau faisant, l’équipe a voyagé dans les quatre villes du tournoi). Le président Alassane Ouattara peut remettre la coupe avec fierté, la Côte d’Ivoire a relevé le pari – et ce n’était pas gagné d’avance, loin de là.
WEAM MOSTAFA/BACKPAGEPIX
u moment où ces lignes sont écrites, la 34e Coupe d’Afrique des nations n’aura pas tout à fait écrit son épilogue, le dernier moment, celui de la consécration. Nous sommes à la veille de demi-finales très inattendues, à l’image d’une compétition qui s’est révélée hors normes, souvent stupéfiante par son intensité, dans les stades et en dehors. Pour la première fois de son histoire, la Côte d’Ivoire accueillait un événement continental, voire quasi planétaire. Une coupe avec 24 équipes – presque la moitié de l’Afrique –, dont de nombreux «voisins» (Mali, Burkina, Ghana…). Un investissement de près d’un milliard de dollars pour l’organisation, les infrastructures, le développement des routes et des communications, la mise à niveau (Ebimpé et le Félicia à Abidjan, Bouaké) et la construction des stades (Korhogo, San-Pédro, Yamoussoukro). Objet de tous les stress, la «machine»
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Bravo à toute l’équipe, du Premier ministre Robert Beugré Mambé jusqu’aux policiers et aux stadiers. Et, évidemment, à François Albert Amichia et ses troupes mobilisées du COCAN. Bravo aussi aux Éléphants, qui auront – et ce quoi qu’il arrive, dorénavant – écrit une page héroïque de leur histoire. Sortis étrillés et humiliés des poules, repêchés in extremis (grâce aux Lions de l’Atlas, qui eux-mêmes – ironie du sort – ne sont pas allés très loin), ils ont su relever la tête, revenir par leur courage et leur persévérance de l’au-delà footballistique, sortir au passage le champion en titre, le Sénégal, et rassembler toute une nation. En regardant ce maillot orange, on se rappellerait presque – toutes proportions gardées, évidemment –, les autres orange, fameux, ceux des Pays-Bas de Johan Cruyff et de ses amis. Sportivement, la compétition aura été révolutionnaire: des buts, du spectacle, du suspense, des retournements imprévisibles, de la dernière minute, des penaltys jusqu’au bout de la nuit et un arbitrage de meilleure qualité, soutenu par une VAR qui ne tombe pas en panne opportunément… Toutes les grandes équipes sont tombées, ou presque, offrant justement ce dernier carré surprenant, avec le Nigeria, certes, la Côte d’Ivoire, miraculée, les Sud-Africains, qui avaient disparu depuis au moins vingt ans, et une équipe de la RD Congo semblant presque surmotivée par les souffrances, là-bas, au pays. En Europe, en France, en Grande-Bretagne, les championnats nationaux passeraient presque au second plan. Toute l’attention est absorbée par cette CAN africaine, qui se montre à la hauteur de ses ambitions. Nous sommes au XXIe siècle, donc tout au long de ce mois, une CAN off s’est aussi jouée sur Internet et sur les réseaux sociaux. Et comme toujours avec les réseaux sociaux, il y a eu de l’ombre et de la lumière. Coté lumière, les influenceurs ivoiriens, marocains et d’autres encore auront projeté de la positivité, de l’action, un kaléidoscope d’images et d’instants de cette CAN et de son environnement aux quatre coins du monde, faisant découvrir et redécouvrir cette Côte d’Ivoire finalement méconnue. Les réseaux auront aussi participé activement à des campagnes de sensibilisation pour dénoncer le harcèlement dans les stades, pour protéger les femmes supporters. On a beaucoup, aussi, évoqué l’amitié et la fraternité entre les peuples pour éviter les troubles potentiels. Même si, coté ombre, le nationalisme étriqué de certains a pu s’exprimer dans toute sa laideur. Pourtant, là aussi, et malgré quelques rares incidents, la bonne humeur et la fraternité ont souvent prévalu. Une autre belle image du continent. Demain, évidemment, il faudra faire un bilan plus précis. Et pour la Côte d’Ivoire, il faudra affronter le défi de l’après, de la rentabilisation des infrastructures, de l’intégration de l’investissement pour la population, de l’usage des stades aussi. Mais pour le moment, que la fête continue et que le meilleur gagne – au moment où vous lirez ces lignes, et du côté d’Afrique Magazine, on ne cache pas notre préférence: allez, les Éléphants! ■ 54
UN TOURNOI EN MODE DIGITAL Ivoiriens (on pense en particulier à notre amie Edith Brou), visiteurs venus d’ailleurs (on pense à l’incroyable cohorte marocaine, avec Saber Chawni, Adil Taouil, et les autres), les influenceurs ont arpenté les villes du tournoi, investi les stades, commenté les matchs, interviewé « les gens », renvoyant au monde une image kaléidoscopique et chaleureuse du pays.
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UN MOMENT POUR LE CHEF Jour de cérémonie d’ouverture. Le président Alassane Ouattara s’offre un tour de stade. Pour ADO, c’est un instant symbolique, et aussi certainement de satisfaction intime. Le long parcours de la préparation, des travaux. Des efforts qui, enfin, aboutissent. Le pays est prêt, ou presque. Le spectacle peut commencer, sous le regard du continent et du monde entier…
WEAM SPORT - SIA KAMBOU/AFP AFP - COMMOSTAFA/ICON PR ID
UNE COMPÉTITION À PART L’image restera. Walid Regragui, entraîneur emblématique des Lions de l’Atlas, tente de réconforter le non moins emblématique Achraf Hakimi, qui vient de manquer un penalty crucial. Comme d’autres « grands », le Maroc quitte prématurément la compétition. Commentaire d’un spécialiste : « La CAN, c’est différent, plus dur, plus "traître" que d’autres compétitions majeures. »
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AU NOM DU PAYS On ne les attendait pas aussi loin, dans le dernier carré, emmenés par le capitaine Chancel Mbemba et l’attaquant Cédric Bakambu. Mais à chaque étape, l’ambition des Léopards de la RD Congo s’aiguise. Motivés pour honorer le drapeau, et au nom d’un pays en souffrance, en guerre. Ils affrontent le pays hôte en demi-finale sans état d’âme.
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LE STADE, CÔTÉ VIP La CAN, c’est aussi un showcase, une « mise en avant » qui attire toujours du beau monde, des personnalités de tous milieux – politique, business, sport. L’occasion aussi de mener une diplomatie de la « tribune VIP ». Ce jour-là, c’est jour de match (le célèbre Côte d’Ivoire-Guinée équatoriale). Avec, de gauche à droite, le patron de la CAF, Patrice Motsepe, le vice-président ivoirien, Tiémoko Meyliet Koné, le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, le Premier ministre Roger Beugré Mambé et son prédécesseur Patrick Achi.
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LE MASQUE DU NUMÉRO 9 Les grandes équipes auront eu beaucoup de mal. Les stars, les grands joueurs aussi. Sadio Mané, Mohamed Salah, André Onana, Achraf Hakimi auront connu des fortunes adverses… Dans les altitudes, reste Victor Osimhen, la flèche démultipliée des Green Eagles, la sélection nigériane (et l’attaquant du Napoli en Italie). Il s’est battu sur tous les fronts. Avec sa longue foulée, son énergie et son désormais célèbre masque de protection.
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BILLETS : PROBLÈME (PRESQUE) RÉSOLU On craignait des stades relativement désertés. Cette fois-ci, les fans ont été présents. Le début de la compétition aura été stressant, avec des dysfonctions au niveau de la billetterie, et parce que des petits malins ont cherché à profiter du marché noir. En quelques jours, tout est rentré dans l’ordre. Ou presque. Les billets électroniques ont parfois posé « problème » et il fallait être sacrément patient dans la queue pour les billets physiques.
LE CARTON DU « COUP DU MARTEAU » « Akwaba », l’excellent hymne de la CAN, signé Magic System, featuring Yemi Alade et Mohamed Ramadan, aura séduit par sa sophistication, son appel très world music. Pourtant, ce qui va emballer la CAN, ce qui va créer le super-buzz, c’est le dorénavant célébrissime « Coup du marteau » [sic], signé Tam Sir, sorti un tout petit peu plus tôt sur les plates-formes. Le clip, dans une veine coupé-décalé endiablé, très en vogue à Abidjan et en Afrique, a séduit à vitesse grand V dans les tribunes, sur le terrain (pour célébrer la victoire) et sur les réseaux (avec plus de 20 millions de vues sur YouTube). Et se propage désormais autour du monde. Célébrez avec l’un ou l’autre, c’est la hype made in Côte d’Ivoire !
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LES ENTRAÎNEURS, BALLE AU CENTRE On aura beaucoup parlé d’eux. De ces entraîneurs spécialistes de la compétition et de l’Afrique, comme le Français Sébastien Desabre (RD Congo), le Belge Hugo Broos (Afrique du Sud) ou le Portugais José Peseiro (Nigeria). On aura aussi beaucoup évoqué les binationaux, entre deux rives sur le plan technique et celui de l’expérience. Et tout particulièrement Émerse Faé, l’Ivoirien né à Nantes, qui aura su réinsuffler de la vie et de la gagne dans une équipe ivoirienne alors à la dérive.
PA IMAGES/ICON SPORT - NABIL ZORKOT POUR AM
LES GARDIENS VOLANTS On ne parle pas suffisamment d’eux, de ce dernier rempart, de ceux qui peuvent sauver l’équipe, en particulier lors de l’épreuve particulièrement stressante de la séance de tirs au but, pour départager « l’impartageable »… Le Sud-Africain Ronwen Williams aura fait très, très fort lors des quarts de finale contre le Cap-Vert. Il arrête quatre tirs sur cinq, et devient un héros national. « Il devrait devenir ministre des Finances pour pouvoir sauver le pays », a conclu l’un de ses coéquipiers !
ABIDJAN, LES LUMIÈRES DE LA VILLE La capitale économique, surnommée « Babi » – sans oublier ses quelque 5 millions d’habitants –, s’est imposée comme l’épicentre de ce mois de folie foot. C’est ici que tous et toutes se retrouvent, que tout a commencé et que tout finira, au stade Alassane Ouattara d’Ebimpé. Le fameux cinquième pont entre le quartier du Plateau et celui de Cocody devrait alors s’illuminer, comme c’est devenu la tradition, aux couleurs du vainqueur.
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ABDERRAHMANE SISSAKO
«BLACK TEA ANTICIPE UN MONDE DE PLUS EN PLUS MELANGE» Le cinéaste mauritanien est enfin de retour sur les écrans, près de dix ans après le triomphe de Timbuktu (2014)… Son nouveau film, tourné en Côte d’Ivoire, au Cap-Vert et à Taïwan, est en compétition au Festival international de Berlin. Rencontre avec un homme épris de liberté. propos recueillis par Jean-Marie Chazeau AFRIQUE MAGAZINE
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AM: Est-ce le succès de Timbuktu (2014) qui a été difficile à gérer, pour que vous attendiez aussi longtemps avant de tourner un nouveau film? Abderrahmane Sissako : Franchement,
Le Vol du Boli était annoncé en tournée en Afrique, en 2024. Il n’en est plus question?
Impossible, car cela demande beaucoup de moyens et la mobilisation de beaucoup de gens – 70 personnes au total, techniciens compris, et une quarantaine pour le voyage luimême. J’avais imaginé un Boli plus léger en matière de scénographie, parce que peu de salles en Afrique peuvent accueillir un opéra. J’avais même prévu de le faire jouer à Kinshasa en plein air. Mais, comme pour la distribution des films de cinéma, c’est un autre métier. Il faut des moyens, mais aussi un vrai désir que les gens s’approprient l’œuvre. Et les politiques n’ont pas suivi, en France comme en Afrique. Le Bénin, et le président Talon, était très intéressé, mais ça ne s’est pas fait. Je pense que le temps politique n’est pas le même que celui de la création. Mais selon moi, il faut amener Le Vol du Boli en Afrique, et c’est toujours ouvert. Dans Black Tea, vous arrivez encore à nous surprendre: une histoire d’Africains qui parlent chinois en Chine, c’est la première fois que l’on voit ça au cinéma…
C’est la première fois, mais ce n’est pas étonnant: nos histoires sont peu racontées au cinéma. Même si elles le sont de plus en plus avec les séries africaines, et si l’expression cinématographique est plus ouverte, ce genre d’aventure humaine n’est pas tellement narré. Or, il y a eu une immigration africaine en Chine. J’ai fait des rencontres extraordinaires avec des Africains qui parlent mandarin, et avec des Chinois en Afrique qui parlent wolof, bambara ou kiswahili. Des «petites gens», comme on peut les appeler, des peuples qui se ressemblent aussi. Et ce film anticipe un monde de plus en plus mélangé. On l’a globalisé pour des intérêts économiques, lesquels ne peuvent pas se passer de la vie et des gens. Si on n’a pas vu des Africains parler chinois au cinéma, Black Tea (France-Mauritanie-Taïwan), cela existe bel et bien. d’Abderrahmane Sissako. Avec Nina
je n’ai pas ressenti de pression. C’est sans Mélo, Han Chang, Isabelle Kabano. Vous avez choisi de placer doute une question de personnalité. Pour un personnage féminin au centre moi, le cinéma est fondamentalement et profondément lié au du film, une Ivoirienne qui tombe amoureuse d’un propos. C’est vrai que dix ans ont passé, mais entre mes films, Chinois, et réciproquement. Or, statistiquement, c’est il y a souvent eu cette attente. Et puis, j’ai réalisé un opéra généralement un Africain qui épouse une Chinoise… [Le Vol du Boli, avec Damon Albarn, créé à Paris, au Théâtre du Pas seulement en Chine, d’ailleurs. Le plus souvent, Châtelet, en 2020, ndlr], qui m’a quand même demandé deux dans les flux migratoires, ce sont les hommes qui partent. ans et demi de travail, et qui a été aussi une grande aventure En France, dans les années 1960 et 1970, c’était toujours un humaine, totalement différente de ce que j’avais fait, avec de homme qui épousait une Française, et l’inverse restait rare. nombreux allers-retours Nouakchott-Paris et NouakchottSouvent, dans le regard des gens, la femme qui part et se Londres… Le travail sur Black Tea avait commencé avant marie à l’étranger devient une « salope ». Je voulais monLe Vol du Boli, mais la Chine mettait beaucoup de temps à trer que non seulement, c’est une liberté, mais aussi une donner son accord au projet de film. J’ai donc voulu faire force, quand une femme est capable de se dresser contre l’opéra d’abord. sa société, de dire «non». C’était important pour moi que la 62
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bderrahmane Sissako tourne peu: quatre longs-métrages depuis La Vie sur Terre (1997). C’est dire si son nouveau film fait sensation, surtout après le succès retentissant de Timbuktu, sorti en 2014: 7 Césars, dont celui du Meilleur réalisateur (une première pour un Africain), 1,2 million d’entrées en France, une nomination aux Oscars… Habitué du Festival de Cannes, c’est à la Berlinale, l’autre grand rendez-vous du cinéma mondial (avec la Mostra de Venise), que son Black Tea est en lice pour l’Ours d’or en février 2024. L’histoire d’une Ivoirienne qui dit «non» le jour de son mariage et part se construire une nouvelle vie en Chine. Un film en apparence très sentimental, plus complexe qu’il en a l’air. Pas de diatribes contre l’économie mondiale comme dans Bamako (2006), ou de scènes violentes comme la lapidation dans Timbuktu… On y retrouve, cependant, les thèmes favoris du cinéaste: la rencontre, la transmission, la liberté individuelle, le métissage… Ces dernières années, il s’est engagé sur d’autres voies culturelles, comme la création d’un opéra (Le Vol du Boli) avec le chanteur et musicien britannique Damon Albarn (Blur), ou la réhabilitation de la ville de Oualata en Mauritanie, cité du XIIe siècle, jumelle de la malienne Tombouctou, qui avait servi de décor à son précédent film. Nommé conseiller présidentiel en 2011, puis ambassadeur culturel de son pays, il se défend de tout engagement politique, ce qui ne l’empêche pas de s’inquiéter de la situation actuelle au Sahel.
L’actrice principale et Han Chang interprètent un couple sino-africain dans le long-métrage, en compétition pour l’Ours d’or.
protagoniste soit dans ce refus, qu’elle soit courageuse, brave, à la recherche d’une vie différente. Pas forcément à la recherche de l’amour, mais de la liberté – et c’est là que les rencontres sont souvent magnifiques, parce que c’est un choix personnel, et pas celui de la société.
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Le film montre des gens attentionnés, délicats, dans un environnement esthétique, et sans véritable affrontement. Vous avez privilégié les bons sentiments, loin des joutes verbales de Bamako ou des injonctions djihadistes de Timbuktu!
Je crois que c’est un choix, mais inconscient… Bamako était un cri, un propos frontal né d’une évidence. En 2005, je disais ce qui se raconte aujourd’hui au Forum de Paris [le dernier, en juin 2023, réunissait 36 pays «à faibles revenus et surendettés», ndlr], où les chefs d’État accusent le FMI et la Banque mondiale d’exploiter leur pays. Cela montre bien que le cinéma et l’art anticipent les choses. Si, à l’époque, les personnalités politiques n’ont pas pris en compte les propos de Bamako, c’est parce qu’il y avait une fragilité face aux plus forts. Cette faiblesse diminue, les élites changent et prennent aujourd’hui la parole pour dire «non» à la dette, à cette exploitation, aux ajustements structurels. Elles veulent parler d’égal à égal. C’est parce que ça ne se disait pas que l’on avait envie de crier, de donner la parole aux vrais témoins et aux vraies victimes. Je voulais ce face-à-face dans Bamako. S’y glisse aussi une histoire d’amour, avec l’exil d’une Sénégalaise qui se trouve au Mali et dit au téléphone en wolof: «Je reviendrai bientôt.» Car l’exil et l’immigration sont d’abord intracontinentaux: l’Afrique est aussi une terre d’accueil. En pourcentage, très peu de gens partent: les gens viennent et restent. Aujourd’hui, il y a des dizaines de milliers de Chinois en Algérie, à Dakar, où il y a des rues, des boutiques chinoises… AFRIQUE MAGAZINE
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La vie rêvée d’Aya
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près avoir dit «non» le jour de son mariage à Abidjan, une trentenaire s’exile en Chine. Employée dans une échoppe d’export de thé dans le quartier africain de Guangzhou, elle est initiée à la préparation et à la dégustation de cette boisson par Cai, son patron chinois. Une idylle va naître, délicate et secrète, tant ce couple sino-africain risque de heurter l’ex-femme de Cai et ses parents. Mais pas son fils de 20 ans, seul à aborder frontalement la question du racisme à «Chocolate City»… L’essentiel du film se concentre sur les sentiments amoureux des personnages, dans une atmosphère de grande tolérance, où tout le monde maîtrise le mandarin et se croise dans le salon de coiffure afro de la galerie marchande ou Chez Ambroise, où l’on mange des alokos avec des baguettes. Les femmes sont souvent habillées comme dans un film de Wong Kar-wai, et les pères de famille font la cuisine et le ménage pour leur épouse enceinte. Quelques moments de comédie, des escapades dans une superbe plantation de thé ou un très beau flash-back au Cap-Vert, sur fond de morna languissante, ponctuent cette chronique bienveillante, qui pourrait presque sembler lénifiante. Mais la scène finale démontre le contraire… Dans En attendant le bonheur (2002), Abderrahmane Sissako montrait un marchand chinois ambulant vendant ses gadgets dans un village mauritanien. Plus de vingt ans après, l’héroïne de Black Tea réussit, d’une certaine façon, le voyage en sens inverse, et nous embarque avec elle. ■ J.-M.C.
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Mais dans Black Tea, il y a aussi de la frontalité, comme dans la scène du dîner, où le petit-fils chinois, 20 ans, dénonce le racisme de son grand-père et lui dit: «Non, papy, c’est pas comme ça, tu ne connais aucun Africain et tu te mets à les juger… Ce n’est pas normal.» C’est la nouvelle génération. Il ne faut pas se limiter à la «violence» de la Chine en Afrique, un pays qui prendrait tout. Ce sont d’ailleurs souvent ceux qui ont tout pris à l’Afrique qui le disent… L’Europe a fragilisé le continent africain, et il est tombé dans les bras d’un dragon, si on peut dire. Vous avez vous-même constaté ce racisme, en faisant des repérages pour le film, à Guangzhou?
À Guangzhou en particulier, parce qu’il y a beaucoup d’Africains, ce qui crée une sorte d’antagonisme: les taxis ne s’arrêtent pas, des violences terribles et des rejets ont lieu, le cliché du vendeur de drogue circule… Je suis optimiste, et j’ai tendance à penser que des rencontres sont possibles, et que dans une autre partie de la Chine, il y a même une curiosité vis-à-vis de l’Africain. Dans Octobre (1992), mon premier moyen-métrage, un jeune Africain vit avec une Russe, et les voisins se plaignent de ce couple… J’ai toujours évité de dépeindre toute une société comme raciste, parce que le mot est fort et qu’il ne faut pas généraliser. Je l’ai évité pour la France, je l’évite pour la Chine. Dans la scène du dîner de famille, une photo est montrée, le cliché d’une exposition [comparant les Africains à des animaux, ndlr] qui a vraiment eu lieu. Il faut dénoncer le racisme, mais d’autres synergies existent.
«On peut refuser le choix de quelqu’un, mais on ne peut pas emprisonner son esprit. C’est ce qui est beau, fort et constructif.» gens magnifiques. C’est une Afrique qui a réussi : tout le monde va à l’école, c’est structuré, les villes sont propres, les gens sont simples, et les personnalités politiques ne se promènent pas en voiture noire avec les vitres teintées! On peut croiser le président au restaurant sans garde du corps, avec sa femme et sa fille, ou même le Premier ministre au marché… J’ai été séduit au-delà du paysage. À travers le Cap-Vert, il était important de montrer une Afrique différente, qu’on ne voit pas d’habitude, alors que j’aurais pu facilement choisir le Ghana ou le Nigeria. Je voulais aussi honorer cette Afrique métissée. Au Mali, quand je tournais Bamako, en 2005, nous mangions dans un restaurant qui s’appelait La Colline parfumée, tenu par une Chinoise et un Malien. Donc l’histoire de Black Tea, avec un personnage qui ouvre un restaurant au Cap-Vert, c’est de l’ordre du possible.
Vous n’avez pas tourné en Chine «continentale», mais vous avez recréé Guangzhou et le quartier «Chocolate City» à Taïwan. Ce n’était pas possible sur place?
Black Tea est le surnom d’Aya, incarnée par la formidable Nina Mélo. Comment avez-vous choisi l’actrice principale?
J’ai tourné à Taïwan parce que le projet a été refusé par la censure chinoise. C’est dommage: je pensais réaliser un film positif sur une Chine nouvelle, ouverte, mais ça n’a pas été leur lecture. Là aussi, cette condescendance, ce rejet de l’autre, est encore dans les mentalités. Il a été estimé qu’un Chinois ne peut pas rejeter une Chinoise pour aimer une Africaine, comme le raconte le film. Le scénario a donc été écarté – ce qui a redoublé mon ardeur à vouloir faire le film coûte que coûte! J’ai été obligé d’aller ailleurs, à Taïwan. J’ai dû modifier des choses. Par exemple, Guanghzou et «Chocolate City» sont devenus moins importants, car il aurait fallu faire venir 2000 Africains sur place! Mais je dis toujours que l’art cinématographique est un acte de contrainte et de liberté à la fois, et ce choix de Taïwan a finalement été formidable.
J’ai fait passer des auditions en Chine, et à Paris, une directrice de casting a fait venir une vingtaine de jeunes filles. La condition n’était pas de parler chinois, même si certaines en étaient capables. On en a retenu cinq, puis deux: une actrice franco-togolaise, qui vit à Los Angeles, et Nina Mélo, d’origine ivoirienne, née à Aubervilliers. La rencontre s’est faite par Zoom, pour cause de Covid, et j’ai donné aux deux des phrases du film en chinois, qu’elles devaient apprendre pour le rendez-vous suivant. Nina parlait très bien, selon les Chinois qui travaillaient avec nous, et j’ai vite compris qu’elle avait une certaine habileté. Pendant six mois, elle a appris, grâce à un coach, tous les dialogues du film en chinois. C’est une travailleuse, et elle s’est avérée une actrice vraiment formidable.
La scène d’ouverture se passe en Côte d’Ivoire, mais toute une séquence se déroule au Cap-Vert. Pourquoi ce pays africain?
Le choix du Cap-Vert m’a été soufflé à l’oreille, parce que j’avais abandonné l’idée de l’Éthiopie à cause de la guerre, pour des raisons de sécurité et d’assurances. Cela m’a fait découvrir un pays extraordinaire, tellement beau, avec des 64
Votre film est comme une parenthèse enchantée, avec une conclusion qui a l’air de remettre en cause tout ce que le spectateur a vu… Aimeriez-vous que l’on retienne cet aspect pessimiste, ou bien le côté optimiste?
Je dirais le côté enchanté, qui est de l’ordre du possible. On peut refuser le choix de quelqu’un, mais on ne peut pas emprisonner son esprit. C’est ce qui est beau, fort et AFRIQUE MAGAZINE
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constructif. Mais cette fin est une façon de montrer le combat difficile d’une femme contre la société. Et j’imagine qu’après avoir dit «non» à son mariage, elle a été rattrapée dans la rue, et qu’on l’a ramenée en lui disant: «Ça ne se fait pas. Tu pourras divorcer après, mais là, non. Il ne faut pas nous humilier.» Depuis dix ans, le cinéma africain a changé. Vous avez participé à plusieurs jurys, présidé celui du Fespaco en 2021, et on voit de nouveaux cinéastes arriver, notamment des réalisatrices, comme cette année à Cannes. Que pensez-vous de cette nouvelle génération?
C’est formidable! Et c’est sur le continent que naît cette parité. Bien que nous ne voyions pas venir cette Afrique nouvelle, elle existe bel et bien. Il y a de plus en plus d’Africaines qui font des films brillants, notamment dans le documentaire, au Niger, au Burkina, au Sénégal, au Rwanda… Des œuvres très fortes, et une puissance que le cinéma de notre génération n’avait pas autant. C’était un art plus facile dans son exotisme, on l’aimait avant de le voir. Aujourd’hui, l’enjeu est difficile. Les jeunes sentent qu’ils sont dans une forme de compétition, qu’il faut y aller. Il y a 20 ou 25 ans, quatre films africains pouvaient aller à Cannes en même temps, qu’ils soient bons ou pas. Tout ça est fini. Je ne veux pas être négatif sur cette époque. Des films formidables ont été présentés à Cannes, que ce soit le cinéma d’Idrissa [Ouedraogo], Gaston [Kaboré] ou de Souleymane [Cissé]… Il y avait aussi les films de Pierre Yameogo, dont la narration est beaucoup plus proche de ce qui se fait aujourd’hui. C’était de la série B façon néoréalisme italien: on y racontait la vie. C’est un cinéma très beau. Et puis, il y a les séries africaines: elles commencent à remplacer les séries turques ou mexicaines, qui ont occupé nos écrans pendant longtemps. Les gens veulent raconter leurs propres histoires. C’est fait et produit sur place, le cameraman, dans neuf cas sur dix, est un local, le preneur de son aussi: c’est une petite industrie qu’on ne voit pas beaucoup, qu’on raconte trop peu. Aussi, cette génération n’attend plus les subventions internationales. Ce n’est pas évident, il faut créer des subventions localement, comme le font certains pays. Vous avez aussi un rôle d’ambassadeur culturel itinérant de la République de Mauritanie.
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C’est une forme de considération pour la création. D’autres artistes, sans avoir le titre, en Mauritanie ou ailleurs, sont aussi des ambassadeurs: Malouma dans son travail de musicienne, Oumar Ball en tant que peintre. Cette fonction m’a aussi permis cette année de mener un travail de réhabilitation à Oualata, cette ville du XIIe siècle [jumelle de Tombouctou, et classée par l’Unesco, ndlr] où a été tourné Timbuktu. Depuis Timbuktu, il s’est passé beaucoup de choses au Mali. Quel regard portez-vous sur l’évolution de la situation au Sahel et l’avancée djihadiste?
Un triste constat: dix ans de présence de quasiment toutes les armées du monde n’ont pas apporté la sécurité, la paix ou AFRIQUE MAGAZINE
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Ke-xi Wu et Nina Mélo.
le développement. Et ce sont des populations qui souffrent – il est important d’attirer l’attention là-dessus –, surtout certaines, comme les Peuls. Cela m’attriste profondément. Sur un plan politique, je partage ce désir des trois pays [Mali, Niger, Burkina Faso, ndlr] pour une plus grande souveraineté. La manière dont elle s’impose, c’est autre chose. Mais en tant qu’Africain, je pense qu’il est temps que ces pays défendent d’abord leur intérêt, comme je l’ai crié dans Bamako il y a vingt ans. L’obscurantisme religieux est toujours pesant, même en Mauritanie, où un projet de loi «contre les violences à l’égard des femmes et des filles» est très critiqué par les imams et les oulémas. Êtes-vous pessimiste ou optimiste sur l’adoption de cette loi?
Je pense que c’est une avancée possible. Déjà, le combat est porté par les femmes. Et il n’est pas facile, parce qu’il y a des forces obscurantistes – je ne dirais pas religieuses –, dans tous les sens du terme, qui cherchent à empêcher ces droits-là. Moi, je suis pour qu’il y ait non seulement un débat ouvert, mais aussi et surtout une victoire de cette loi, qui empêchera les mariages précoces. Dans Afrique Magazine, en 2006, vous disiez vouloir vous investir davantage dans la vie politique. Depuis, vous avez été conseiller, ambassadeur culturel, mais avez-vous envie d’aller au-delà?
Oh que non! Je ne m’impliquerai pas davantage. Pour faire de la politique, il faut parfois tricher, tricher, tricher, dire le contraire de ce qu’on pense, etc. Je préfère rester artiste. Dans ce cas-là, j’appartiens à tout le monde. C’est pour ça que je ne suis lié à aucun parti politique, dans mon pays. Je suis dans le parti de tout le monde, parce que je suis un artiste. Vous n’allez pas vous impliquer dans la présidentielle du mois de juin, en Mauritanie?
Pas du tout. En tant que citoyen qui vote, oui, mais jamais je ne me suis positionné pour tel ou tel candidat, même quand j’étais à la présidence : je n’étais présent dans absolument aucun meeting du pouvoir. C’était une condition pour pouvoir être là où on m’avait mis. Je n’appartiens pas à un système précis. Je suis un artiste, et un artiste appartient à son peuple. Il ne peut prendre position que pour le peuple. ■ 65
interview
Christelle Bakima Poundza
«PORTER LA BEAUTÉ AU MÊME TITRE QUE LES AUTRES» Dans Corps noirs, l’autrice analyse la place des femmes afro-descendantes dans le mannequinat et l’industrie fashion. Des podiums et des magazines encore très stéréotypés… propos recueillis par Astrid Krivian
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SANDRA GOMES
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a passion pour la mode ne l’empêche pas de poser un regard critique sur le sujet. Au contraire. C’est sans doute son affection pour cet univers de beauté et d’élégance qui l’a poussée à prendre la plume et à plaider pour plus d’inclusivité et d’égalité. Diplômée de l’Institut français de la mode, actuellement responsable de la communication dans ce secteur, Christelle Bakima Poundza, 27 ans, signe Corps noirs: Réflexions sur le mannequinat, la mode et les femmes noires. Des défilés aux couvertures des magazines, elle analyse la place des modèles noires dans l’industrie française, reflet de leur condition au sein de la société. Mobilisant des éléments historiques, ainsi que les questions de race, de classe et de genre, son essai s’appuie aussi sur les précieux témoignages de mannequins – Rebecca Ayoko, Anaïs Mali, entre autres – et sur la success story de l’emblématique Naomi Campbell. Dénonçant un manque criant de visibilité des femmes noires dans le milieu et les représentations empreintes d’exotisme qui leur sont souvent associées, elle défend une vision ouverte de la mode, célébrant toutes les beautés, donnant leur place aux profils divers. L’autrice a par ailleurs créé le très suivi podcast Bak’s to Congo en 2018, qui donne la parole à différents acteurs de la société civile au Congo-Brazzaville et au sein de la diaspora en France.
AM: En quoi l’étude de la place des femmes noires dans la mode est-elle un miroir grossissant de leur condition en France? Christelle Bakima Poundza : Ce secteur se pense encore
comme une industrie à part dans la société, alors qu’elle en fait complètement partie. Sur les 380 magazines de mode européens que j’ai accumulés entre 2008 et 2021, seuls onze d’entre eux présentaient une femme noire en couverture. Cela représente donc 3%. Ce chiffre très faible fait écho au dernier rapport annuel de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), paru en juillet 2023: à la télévision française, en 2022, les personnes perçues comme non-blanches ne représentent que 15 % de celles qui sont présentes à l’écran. Le continuum est évident. Pourtant, les essais et critiques universitaires qui décryptent la mode sont trop rares dans l’Hexagone. Là où dans le monde anglo-saxon, les fashion studies sont une tradition plus importante. La France peine aussi à aborder son héritage colonial, postcolonial et les questions raciales. Affirmer que la mode française n’est pas raciste, sous prétexte qu’Yves Saint Laurent a été pionnier en faisant défiler des mannequins noires, ce n’est pas un argument suffisant à vos yeux?
En effet. On ne peut pas faire reposer le devenir d’une industrie sur un seul designer. Brandir cette carte permet aux gens de neutraliser le sujet, alors qu’il y a tant à dire. Même 68
«On retrouve cette idée du sauveur blanc et, au-delà des questions raciales, l’éternelle histoire de la mode comme vecteur d’émancipation pour les femmes.» si des mannequins noires défilent lors des collections Yves Saint Laurent, qu’en est-il des autres marques du calendrier de la haute couture et du prêt-à-porter, hier et aujourd’hui? Il s’agit aussi de questionner le type de représentations que la maison Yves Saint Laurent a pu proposer dans le passé. Né en Algérie, encore sous le joug colonial, ce créateur avait certes une ouverture sur différentes cultures: à ses yeux, les femmes noires pouvaient incarner et porter la beauté au même titre que les autres. Mais par exemple, sa collection African Queen, en 1967, est marquée par un imaginaire colonial, donnant une vision très fétichisante et exotisante de ces femmes. De quelle manière un regard hérité de la colonisation persiste-t-il dans les représentations encore aujourd’hui?
Une règle demeure pour toutes les marques confondues, et encore actuellement: à chaque défilé des collections printemps-été, les mannequins noires sont beaucoup plus nombreuses sur les podiums que lors des saisons automne-hiver. Un imaginaire de l’été dans les pays chauds colle à la peau des femmes noires. Or, elles existent aussi en automne et en hiver! Puis, au cours des défilés, des séances photo ou des campagnes, beaucoup de mannequins noires ou à la peau hâlée, originaires de l’Inde ou d’Amérique du Sud, sont habillées de vêtements aux imprimés panthère, léopard… J’ai en tête cette image de Naomi Campbell, répétée maintes fois, en train de courir dans la savane vêtue d’imprimés panthère. On ne fait porter ces archétypes qu’aux femmes noires. Ces représentations nées au temps de l’esclavage et de la colonisation passent aussi par le langage, les mots. Comme reporté dans le livre, on rétorque par exemple à ces mannequins: «On cherche un profil plus exotique.» Ou encore, une photographe demande AFRIQUE MAGAZINE
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à des modèles de faire «un sourire africain». Hélas, comme on n’apprend pas à analyser, à déconstruire ces visions issues de l’histoire, dans un pays où l’esprit critique est pourtant une tradition, les images et les mots se répètent, se perpétuent. Que représente la couverture du Vogue France avec la chanteuse Aya Nakamura, en 2021?
C’est, bien sûr, une avancée. Le magazine Vogue France est une institution. Pour une mannequin, une personnalité publique, une actrice, une chanteuse, faire cette couverture représente une sorte de validation, une consécration. Les femmes les plus belles, les plus charismatiques, qui marquent leur époque, en font la une. Des jeunes filles et des femmes fans d’Aya Nakamura ont ainsi acheté ce magazine pour la première fois. Rappelons que, depuis le lancement de la revue en 1920, la première femme noire à faire la une était Naomi Campbell en 1988. Ensuite, on les compte sur les doigts de la main: à peine dix autres femmes en 23 ans. Émettant des réserves sur cette une, vous interpellez: quand allez-vous considérer le corps des femmes noires quand tout va bien?
Je suis assez critique et mitigée, car cette couverture coïncide avec le moment où Vogue France avait besoin de se réinventer. Des études ont montré que, souvent, les femmes, et en particulier les femmes noires, sont appelées à la rescousse d’entreprises en difficultés financières. Quand tout se passe bien, on n’a pas besoin de vous. Mais si ça va mal, on ne peut compter que sur vous pour atteindre les objectifs. C’est ce qu’il s’est passé ici: ce numéro avec Aya Nakamura a été le plus vendu cette année-là. La couverture a été couronnée du prix RELAY-SEPM. Ensuite, je ne remets pas en question la beauté de la photo. Mais je remarque tout de même que les clichés de l’artiste sur ses tournées ne relèvent pas du tout de la même esthétique. En couverture de Vogue, elle se fond dans les codes du magazine, lequel met à l’honneur habituellement des femmes blanches, jeunes et minces. Le type de maquillage donne l’impression qu’elle a des traits plus fins, les vêtements choisis lui confèrent une certaine «élégance blanche».
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En quoi la soirée mondaine et caritative nommée «La Bataille de Versailles», sorte de match entre créateurs français et américains, a-t-elle marqué les esprits dans la mode en 1973?
Cet événement, qui s’est produit il y a seulement cinquante ans, demeure l’un des épisodes les plus oubliés de la mode. Il a pourtant contribué à relancer le château de Versailles à une période où il était en grandes difficultés financières. Afin de lever des fonds pour la restauration et l’entretien, un dîner de gala caritatif, le «grand divertissement à Versailles», a été organisé dans l’Opéra royal, réunissant la jet-set internationale et des notables américains, comme Grace Kelly, Andy Warhol, Joséphine Baker. Cinq jeunes créateurs américains (Oscar de la Renta, Stephen Burrows, etc.) et cinq grands couturiers français (Givenchy, Yves Saint Laurent, AFRIQUE MAGAZINE
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Corps noirs : Réflexions sur le mannequinat, la mode et les femmes noires, Les Insolentes, 200 pages, 22 €.
etc.) étaient invités à présenter leur collection. Face à la présentation très convenue, conventionnelle, traditionnelle des stylistes français de l’époque, les Américains ont proposé un souffle nouveau et énergique, avec notamment la présence significative de mannequins noires (dix sur les 36 présentes). Pour le public français, voir des femmes noires incarner la beauté, la sophistication, le sublime, c’était une première. Créant un autre narratif, le show américain a ainsi été le plus applaudi, plébiscité. Il y a vraiment eu un avant et un après cette «Bataille de Versailles». Cela a créé un choc esthétique, mais aussi un sursaut d’orgueil chez les couturiers français: « Nous aussi, on peut le faire! » Yves Saint Laurent et Paco Rabanne ont donc fait appel à des mannequins noires africaines, comme Katoucha Niane, ce qui n’était pas le cas avant. Faut-il faire carrière aux États-Unis, comme on le conseille souvent à des mannequins noires françaises?
Il n’est jamais bon d’être le Noir de son pays. On est, hélas, toujours plus reconnu à sa juste valeur dans un pays étranger. Beaucoup moins dans celui d’origine. Des modèles noires américaines viennent aussi en France pour avoir des opportunités qu’elles n’ont pas outre-Atlantique. Et en tant que Française, on incarne, malgré soi, une certaine image du chic. Les ÉtatsUnis se sont construits comme une colonie de peuplement, autour de laquelle des industries et une économie noires se sont créées. Il est possible de devenir l’égérie de marques de cosmétiques dédiées aux personnes noires. Ce marché n’existe pas en France. Donc on entend des inepties, comme: « Les Noires ne marchent pas en France.» Même si les personnes 69
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blanches y sont plus nombreuses numériquement, ce n’est pas une raison valable. La France est un pays cosmopolite, multiculturel. Le métissage fait partie de son histoire. Elle pourrait mettre en avant des mannequins aux profils divers. Et ces deux pays n’ont pas les mêmes logiques culturelles. Les États-Unis ont le souci du divertissement, et fabriquent en ce sens des carrières de top-modèles comme des carrières d’acteurs, de musiciens, avec un certain formatage. Tandis qu’en France, ce sont le vêtement et le designer qui priment sur la mannequin. À de rares exceptions (Carla Bruni, par exemple), les supermodèles des années 1990 étaient majoritairement issues du monde anglo-saxon. Vous consacrez tout un chapitre à Naomi Campbell. Que représente-t-elle dans l’histoire de la mode?
Des mannequins noires exerçaient déjà avant elle. Mais la grande différence, c’est que Naomi Campbell n’est pas seulement une mannequin, elle est surtout une icône culturelle connue partout dans le monde. Son visage est reconnaissable entre mille, et surtout, il s’est inscrit dans la longévité. Naomi Campbell a aujourd’hui 50 ans, donc bientôt 35 ans de carrière, malgré des périodes plus difficiles que d’autres. Elle n’est pas juste la mannequin noire la plus connue, mais la mannequin la plus connue, toutes couleurs de peau confondues. Elle a réussi à exploser ce plafond de verre. Son succès a créé des opportunités de carrière pour d’autres mannequins noires. Quand une marque voulait la booker pour des défilés et qu’elle n’était pas disponible, elle demandait aux agents de trouver un modèle qui lui ressemblait. Un marché s’est ainsi créé. Elle s’est aussi impliquée dans des organisations comme The Black Girls Coalition, dédiée à tisser des liens entre les tops noires de différentes générations, et à œuvrer pour améliorer les conditions de travail: être payées de manière égalitaire par rapport à leurs homologues blanches, disposer d’un maquilleur et d’un coiffeur qui savent s’occuper de leur peau et de leurs cheveux – ce n’est pas un détail! Au milieu des années 2000, quand on notait une baisse des modèles noires sur les podiums, Naomi avait adressé une lettre publique, avec d’autres, à la Fédération française de la haute couture pour dénoncer cette absence. Vous rappelez aussi ses zones d’ombre…
Elle a eu des comportements très discutables, été accusée du harcèlement d’employés, d’être impliquée dans des histoires troubles avec les diamants de Charles Taylor… Elle n’est pas du tout parfaite. Mais je m’interroge. Quand une mannequin comme Kate Moss a eu des problèmes d’addiction, les marques l’ont lâchée, mais ne l’ont jamais détractée. Alors que Naomi Campbell, au premier faux pas, son image a été écornée, elle est devenue la cible de misogynoire – la misogynie spécifique aux femmes noires. On a dit d’elle qu’elle était colérique, insupportable, aigrie: les clichés typiques accolés aux femmes noires dès lors qu’elles dénoncent une injustice, l’ordre établi. On n’accepte pas qu’elle se révolte. On attend plutôt qu’elle remercie d’avoir la chance d’être là, qu’elle 70
s’estime heureuse. Naomi Campbell n’a jamais eu cette posture, elle a toujours eu conscience de sa valeur. En France, on ne dispose pas de statistiques, mais dans le monde anglosaxon, on sait que les femmes noires sont moins bien payées que les femmes blanches. L’omerta règne-t-elle dans le mannequinat, avec cette injonction «sois belle et tais-toi»?
Oui. Il faut atteindre un certain niveau pour parler, car cela a un coût. Contrairement à d’autres métiers, le silence est une règle dans le mannequinat. C’est une profession où l’on observe beaucoup, où l’on prend conscience très vite des rapports de force. On sait qu’en s’exprimant, en dénonçant, on risque sa carrière. Une personne comme Lous and the Yakuza peut se permettre de parler aujourd’hui, car elle a un certain poids dans l’industrie de la mode, de même pour Anaïs Mali. Quant à Cindy Bruna, j’ai visionné ses multiples interviews en France, et elle n’y évoque jamais la question raciale. Alors que dans la majorité des entretiens qu’elle donne aux ÉtatsUnis, elle ne parle que de ça. En France, une femme noire est avant tout considérée à travers le prisme de son genre. Ces discours sur le racisme ne sont pas acceptés, car ils viennent heurter la vision universaliste que le pays a de lui-même. Sur le papier, naître libres et égaux en droits, c’est très bien, mais cela se passe encore différemment dans les faits. Il est donc nécessaire d’en parler. À l’inverse, aux États-Unis, Cindy Bruna est d’abord perçue à travers sa couleur de peau, qui prime sur son genre. Cela interroge aussi. Quelles difficultés rencontrent les mannequins métisses ?
Elles sont tiraillées. Lors de castings, on peut leur dire: «On cherchait une fille plus noire, plus africaine, plus exotique. » Ou à l’inverse : « C’est génial, t’es noire, mais pas comme les autres.» C’est déroutant et difficile pour la santé mentale. Elles ont des opportunités que des femmes à la peau plus foncée n’ont pas. Et en même temps, elles ne peuvent pas en obtenir d’autres, sous prétexte qu’elles ne sont pas suffisamment noires. Elles ont accès à deux mondes, c’est propre au métissage. Elles peuvent être un pont pour faire avancer tel sujet, même si c’est une lourde responsabilité d’être à la fois celle qui bénéficie et celle qui pâtit. Vous évoquez aussi la vague de mannequins issues du Soudan du Sud ces dernières années, Adut Akech ou Alek Wek parmi les plus célèbres. Qu’est-ce qui se cache derrière cet engouement?
Les questions géopolitiques se répercutent dans la mode. À la fin des années 1990, après la chute de l’URSS, une vague de mannequins issues de l’Europe de l’Est avait déferlé. Le milieu des années 2010 coïncide avec les questions de diversité et d’inclusion. On demande à la mode d’être plus inclusive. Sur les défilés, il y a eu une mode de mannequins noires qui présentaient un profil semblable: grande, ultra-fine, peau très foncée, visage poupin… Ces femmes viennent en majorité du AFRIQUE MAGAZINE
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Soudan du Sud, soit directement de ce pays, soit réfugiées en Australie, aux États-Unis, en Europe. Un discours s’est développé autour de ces mannequins. On leur faisait raconter le récit d’une réfugiée échappant à sa condition grâce au mannequinat. Je ne m’élève pas contre cette réalité, mais j’observe qu’on ne demande pas aux modèles qui ont une vie plus stable de narrer leur histoire. On retrouve cette idée du sauveur blanc et, au-delà des questions raciales, l’éternelle histoire de la mode comme vecteur d’émancipation pour les femmes. Avec ces mannequins issues de pays en guerre et/ou en situation de famine, ce narratif s’accentue.
IZUDIN YUSUF
En quoi ce récit est-il dangereux?
La récente enquête du journal The Times le démontre [d’après le média anglais, des agences de mannequins recrutent des jeunes femmes sud-soudanaises à Kakuma, un camp de réfugiés situé au Kenya. Certaines recrues envoyées en Europe reviennent souvent sans contrat, parfois endettées auprès de leur agence, ndlr]. Cela s’apparente à du trafic d’êtres humains. Aller chercher des mannequins dans ces camps de réfugiés, normalement protégés par l’ONU ou l’Unicef, cela veut dire qu’il y aurait des accords entre ces camps et ces instances? Les agents y accèdent, et trouvent le moyen d’obtenir des visas pour faire venir ces filles en Europe, alors qu’il est si difficile d’obtenir le statut de réfugié aujourd’hui. AffirChristelle Bakima mer que la mode les sauve, c’est omettre la Poundza est une critique, réalité de leur condition, car une carrière autrice, podcasteuse et réalisatrice de 27 ans. peut ne durer que trois saisons. À 15 ans, elles se retrouvent avec une pression énorme sur les épaules: celle de subvenir aux besoins de leur famille restée au pays. Et elles ne peuvent pas parler de la réalité de leur métier. sûr, elles ont voyagé, vécu des moments exceptionnels. Mais Souvent, elles arrivent dans un pays où leur premier lien, c’est contrairement à d’autres secteurs, il n’y a pas de médecine leur agent, qui peut être une personne de confiance, mais peut du travail, par exemple. C’est un métier très indépendant, aussi les opprimer. dans une filière où la question de la santé mentale est à peine abordée. Or, les mannequins ont généralement entre 15 et Au fil de vos entretiens avec différentes modèles, 22 ans. Et plus la mode s’industrialise autour de groupes, plus qu’avez-vous perçu à travers leur parole? les filles recrutées sont jeunes. Dans les années 1970, KatouBeaucoup de silence. Je sentais que c’était lourd pour elles cha Niane a commencé vers 20, 25 ans, d’autres parfois à de s’exprimer, ou que ça leur enlevait un poids de narrer les 30 ans, un âge où on est plus consciente de ce que l’on fait, de épreuves traversées. Même si elles sont issues de générations ce que l’on mérite. Ce turn-over de filles jeunes fait en sorte différentes, elles font toutes un peu le même constat: la difque les mannequins, par exemple, ne s’organisent pas autour ficulté d’exercer un métier dont tout le monde pense qu’il de structures syndicales. ■ est strass et paillettes, parfait. Ce n’est pas la réalité. Bien AFRIQUE MAGAZINE
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FRANCESCA MANTOVANI/GALLIMARD/OPALE.PHOTO
entretien
CARYL FÉREY
«LES ANIMAUX SONT UN SYMBOLE ET UN MODÈLE À SUIVRE»
Après Zulu, l’écrivain français revient sur le continent, dans le delta de l’Okavango, avec un polar acharné pour dénoncer le trafic de la faune sauvage. Son combat pour la défense de la nature est désormais en marche. propos recueillis par Catherine Faye
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e me sers d’animaux pour instruire les hommes. » Difficile de ne pas penser à ces mots d’une des Fables de La Fontaine, tant la faune dans le dernier roman noir de Caryl Férey dénonce la société des hommes et le chaos. À travers une affaire de trafic animalier, quatrième commerce illégal au monde, l’auteur de Haka, Utu, Mapuche ou encore Paz vient une nouvelle fois mêler petite et grande histoire, économie locale, capitalisme prédateur, interactions humaines et une forme de rédemption. On se souvient du terrifiant Zulu, ancré dans la réalité sud-africaine (2008). Ses ethno-polars se déroulent toujours dans des pays marqués par un passé récent douloureux, la colonisation, la dictature ou l’apartheid venant servir de toile de fond à ses histoires. De retour en Afrique, l’écrivain-voyageur, scénariste et rocker dans l’âme, entraîne cette fois-ci le lecteur à la croisée de l’Angola, de la Namibie, du Botswana, du Zimbabwe et de la Zambie. Dans la lignée de l’académicien baroudeur Joseph Kessel, il encourage une réflexion sur la place de l’humain face à la nature, et brandit son étendard contre la cupidité et la destruction de la vie. Dans cette nouvelle intrigue policière, tragique, embrasée, et à travers l’exploration de profils psychologiques complexes, l’aventurier de la révolte et de la douceur loue la beauté du monde sauvage et la bienveillance universelle.
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n’y a pas de friction entre les animaux et les humains, et l’habitabilité de la planète reste préservée. Le sort des bêtes, comme celui de tout l’environnement, des forêts aux océans, est intimement lié à ce que nous leur faisons subir. Ce sont surtout les Occidentaux, ou encore les Asiatiques, qui ont tout bouleversé. De Buffalo Bill, exterminateur de bisons aux États-Unis, aux chalutiers étrangers qui viennent pêcher en toute illégalité le long des côtes somaliennes, la liste est longue. Le comble étant que l’on traite ensuite les marins locaux de pirates, alors que nous ne faisons que les déposséder de leur moyen de subsistance. Les pilleurs, ce ne sont pas eux. C’est pourtant ce que l’on veut nous faire croire. Puis, il y a la déforestation, les massacres, le braconnage… Les trafiquants, les marchands d’armes, les flibustiers internationaux n’ont aucune limite et ne cessent de s’affronter dans une folie dévastatrice et capitaliste – au détriment, bien sûr, d’une nature continuellement mutilée. Dans Okavango, j’évoque les grands parcs nationaux africains gérés avec l’argent occidental. Encore une fois, on marche sur la tête. Après avoir exploité et décimé la faune du continent, on a fini par créer des réserves pour essayer de préserver ce qu’il en reste, en imposant aux autochtones de quitter leur propre
la piste des massacres et du trafic international des animaux sauvages, cela m’a ramené du côté de l’Afrique australe. Pour des raisons factuelles, d’abord car j’y avais déjà passé du temps – notamment pour l’écriture de Zulu, en Afrique du Sud –, et parce qu’à l’origine de ce livre et du combat écologique que je veux mener, il y a aussi le fantasme Après Zulu (2008), Caryl Férey publie Okavango chez Gallimard, de l’enfance. Tout petit, les animaux sauvages Série Noire, 544 pages, 21 €. me faisaient rêver. Entre autres, la série télévisée territoire, et tout en continuant à laisser perdurer les trafics Daktari m’a beaucoup marqué. Bien sûr, il y avait Judy, la juteux. Celui de l’ivoire, par exemple, responsable de plusieurs guenon effrontée, et Clarence, le lion bigle, mais c’était surcentaines de milliers de massacres d’éléphants. Bien d’autres tout le centre vétérinaire kényan où on défendait les animaux animaux sont sacrifiés, comme les rhinocéros ou même les contre les braconniers et les autorités locales qui me fascinait. ânes… Le plus souvent, pour transformer les cornes, l’émail, les Le premier boulot que j’ai donc voulu exercer était «tueur de ongles ou les poils en produits aux prétendues vertus destinés braconniers». à la médecine chinoise ou en recettes miraculeuses qui décuLa nature prend une place de plus en plus importante pleraient les performances sexuelles. Rien que pour cette quête dans vos livres. effrénée du plaisir masculin, certaines espèces sont menacées J’ai une vision assez chaotique du monde, dans laquelle les d’extinction, avec une volonté assumée de domination des humains créent le désordre. Sur les territoires autochtones, il 74
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AM: Après l’Amérique du Sud et la Sibérie, vous voici de retour sur le continent africain. Caryl Férey : Quand j’ai décidé de me lancer sur
femmes – cette prétendue jouissance stimulée étant destinée aux hommes. J’y vois, d’ailleurs, comme un rapport de force équivalent à celui que l’on assène aux animaux et à la nature. Que représentent les figures féminines, qui jouent un rôle transversal et essentiel dans vos romans, pour vous?
Dans un monde violent, la vraie puissance, c’est la tendresse, la poésie, la beauté, la féminité. J’ai grandi entouré par ma mère et mes grands-mères, très aimantes. L’univers des femmes est différent du nôtre. Ce sont elles qui incarnent la force de la douceur. En réalité, le mythe de la virilité, dont la philosophe Olivia Gazalé retrace l’histoire [dans son ouvrage éponyme, Le Mythe de la virilité, Robert Laffont, 2017, ndlr], victimise les petits garçons, et de fait les petites filles, dès l’enfance. Dans le premier cas, il faut être le plus fort. Dans l’autre, il faut ruser pour ne pas se faire agresser. Cela découle d’un discours fondateur, qui n’a pas seulement postulé l’infériorité de la femme, mais aussi celle de l’étranger, du «sous-homme», de l’homosexuel… Ce modèle de la toute-puissance guerrière, politique et sexuelle commence à se déconstruire, mais il n’en reste pas moins qu’il légitime toujours la minoration des femmes et l’oppression des hommes. D’une manière ou d’une autre, le goût du pouvoir, l’appétit de conquête et l’instinct guerrier persistent. C’est ce que j’évoque également dans Okavango. Solanah Betwase, mon personnage féminin principal, est déterminante. Cette femme ranger, chargée de veiller sur une réserve tenue par un propriétaire afrikaner au passé plutôt trouble, mène l’enquête dès lors que tout bascule. Solanah est une «femme éléphante»: forte, résiliente, courageuse.
homme ou une femme dans un contexte sociologique ou scientifique. Pour écrire Okavango, je me suis intéressé à l’éthologie – l’étude du comportement animal, dans une combinaison de sciences de laboratoire et de terrain, en lien étroit avec la zoologie, l’écologie comportementale et la sociobiologie. D’un côté, Konrad Lorenz est à l’origine de nombreuses théories fondatrices et a étudié le comportement instinctif des animaux, le principe d’attachement… De l’autre, ce que la primatologue Jane Goodall a démontré, à travers ses travaux et son mode d’observation inédit, c’est que les chimpanzés ont une vie sociale complexe, avec une personnalité et des émotions. Tout cela est venu transformer profondément la compréhension des rapports entre les êtres humains et les animaux.
«Le sort des bêtes, comme celui de tout l’environnement, des forêts aux océans, est intimement lié à ce que nous leur faisons subir.»
Vous définissez-vous comme féministe?
Je revendique l’égalité des droits entre les hommes et les femmes, et remets en cause le système patriarcal. Mes voyages, mes lectures et mes rencontres, dans de nombreuses régions du monde, m’ont par ailleurs confirmé que le matriarcat est un système social probant. Le rôle des femmes, au sein de la famille entre autres, permet d’équilibrer les rapports et de transmettre des modèles harmonieux. Pour en revenir au monde animal, chez les orques, les éléphants ou les hyènes, ce système joue un rôle fondamental. Je trouve également intéressant la différence de regard que peuvent poser un AFRIQUE MAGAZINE
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Pourquoi avoir choisi la Namibie pour situer votre intrigue?
Au dépa r t, j’ai pensé au Botswana, qui abrite la plus grande population africaine d’éléphants en liberté. La richesse de sa faune en a fait un sanctuaire protégé, grâce à un arsenal anti-braconnage exceptionnel, qui joue un rôle dans le développement de son économie. De plus, un aspect inhabituel de cette réserve est qu’elle est habitée par plusieurs milliers de personnes. Les résidents du parc et le voisinage sont impliqués dans sa gestion. Seulement, après avoir longuement préparé mon séjour, j’ai été confronté à deux problèmes. Le premier étant que ce pays rejette toute forme de tourisme de masse et se concentre sur des activités et une hôtellerie de grand luxe, avec des tarifs prohibitifs, comme des nuitées à 1000 euros par nuit et par personne… Et puis, un ami documentariste animalier m’a fait part d’un obstacle majeur : les rangers faisant partie de l’armée, ils ne peuvent parler ni aux journalistes ni aux écrivains, au risque de perdre leur travail. Sans contact et sans échange, pour moi, pas de livre. Ce qui m’intéresse, c’est l’altérité. Le voyage, c’est l’autre. J’ai donc décidé de retourner en Namibie, que je connaissais pour en avoir parlé dans Zulu. Ils ont là-bas une autre façon de voir les choses pour lutter contre le braconnage: les rangers sont des pisteurs. Le fleuve Okavango est en quelque sorte la colonne vertébrale de votre récit. Que pouvez-vous nous en dire?
Le delta de l’Okavango est inscrit au patrimoine mondial de 75
ENTRETIEN
l’Unesco. C’est le second plus grand delta intérieur, après celui du Niger. Surtout, la particularité du fleuve est qu’il termine sa course dans le désert du Kalahari et qu’il n’a pas d’embouchure maritime. Il forme un système unique au monde, endoréique, avec des eaux très pures en raison du peu d’agriculture et d’industrie sur ses rives. Vue du ciel, l’eau se concentre dans une sorte de matrice originelle, qui génère et préserve la vie, le biotope, mais également les espèces animales, la flore et les humains qui y convergent à la saison sèche. On dirait une sorte de cône alluvial. Comme un symbole de l’existence. En exergue, vous citez Nelson Mandela: «Un être humain, c’est une lumière libre qui se fait braise quand elle tombe, et incendie quand elle se relève.»
Comment choisissez-vous les sujets que vous traitez dans vos livres?
Je ne suis pas un intellectuel, je ne réfléchis pas à pourquoi je fais les choses. Elles arrivent comme ça dans ma vie. À travers des discussions, des lectures, l’actualité, des réflexions, des évidences. Je gratte là où ça fait du grabuge. En 2010, le lendemain de mon arrivée à Buenos Aires, en Argentine, j’ai vu les grands-mères de la Plaza de Mayo. Témoin d’une telle ardeur, de leur rage, leur combat – trente-cinq ans qu’elles tournaient autour de la place pour leurs petits-enfants disparus sous la dictature –, je me suis dit que j’allais écrire un livre. Et qu’il allait falloir que je sois à la hauteur. Comme à Norilsk, en Sibérie, une ville minière de dingues. Il suffit de regarder autour de soi, et ça saute aux yeux. Ou pour mon prochain livre, dans lequel je parlerai du désastre des océans, du massacre des dauphins aux îles Féroé. C’est ce qui me guide, depuis le début, pour raconter une humanité de blessures, de violences. Au fil du temps, je m’intéresse de plus en plus à la nature. Même si je situais l’intrigue et l’action, tout du moins au début, dans une ville, de manière à parler plus facilement de sociologie et de géopolitique, elle était déjà présente dans mes précédents livres. Et puis, j’aime bien que les méchants soient pourchassés hors de l’urbanité. Dans la jungle, par exemple. Là, milliardaire ou tourneur fraiseur, tout le monde est au même niveau. Et comme je suis toujours du côté des opprimés, c’est ici que les choses s’égalisent.
«Je ne suis pas un intellectuel, je ne réfléchis pas à pourquoi je fais les choses. Elles arrivent comme ça dans ma vie. Je gratte là où ça fait du grabuge.»
J’aime l’incandescence, l’idée de se mettre debout – à l’image de l’Afrique et de l’humanité en général, qui doivent se lever envers et contre tous. Tout est fait pour qu’on chute d’une manière ou d’une autre. Certains redressent la tête, d’autres non. Mais, selon moi, il y a là une question de volonté. Aidés ou pas, des individus sont revenus tout seuls de très loin et d’horreurs insensées. Ce n’est pas qu’une question de résilience. Avant, il faut passer par le cap du « je me relève », et ça, en revanche, c’est un tempérament. Ou tu es rock’n’roll, ou tu ne l’es pas. Dans l’énergie de ce genre musical, comme dans l’afrobeat, il n’est pas question de se coucher. Tu ne peux pas écouter ce son et te dire que ça ne va pas fort. Et justement, pour moi, le rock est animal. Agir pour survivre. Le message, c’est : « Relève-toi et bouge-toi. » C’est ce que signifient les mots de Mandela que j’ai voulu mettre en avant. Cette grande figure de la lutte contre le racisme et pour la paix a été ma première rencontre avec l’Afrique. C’était en 1999, dans les années post-apartheid, je venais d’arriver à Cape Town. Le jour où il a fait ses adieux au Parlement, j’étais au milieu de la foule, à une centaine de mètres de lui. Ça ne s’oublie pas, un moment pareil. Son sourire, la puissance de son engagement. L’histoire d’une résistance. Comme en écho à Jean Moulin, autre symbole de la contestation et de la résistance. La première valeur, c’est la liberté. Les animaux en sont un symbole; ils sont un modèle à suivre, pas à détruire. 76
Pourquoi est-ce si important pour vous de parler de l’injustice, de cette frontière entre le bien et le mal?
Il faut que j’arrive à comprendre le trou noir. Le bien, le mal. Le vide humain qui me désole. Le coup de massue pour moi, ça a été Auschwitz. Jusqu’à mes vingt ans, je ne m’expliquais pas comment on avait pu en arriver là. Je me disais que ce n’était pas juste un épiphénomène. Pour moi, l’Holocauste a longtemps été un trou noir. C’est surtout en lisant que je me suis rendu compte qu’il s’agissait de la banalité du mal, qu’il n’y avait pas que du blanc ou du noir, que pour passer de l’un à l’autre, des dizaines de nuances existaient, du gris clair au gris foncé, en passant par l’anthracite, et qu’on pouvait finir à Auschwitz en étant SS. J’ai des difficultés à entendre le discours de Hannah Arendt, pour qui un AFRIQUE MAGAZINE
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Au Kenya, dans la réserve Borana Conservancy, les rangers surveillent des rhinocéros et luttent contre le trafic animalier, quatrième commerce illégal au monde.
fonctionnaire sans imagination se serait laissé gangréner par tout un système, sans pour autant être un monstre. Il n’y a pas d’excuse. Eichmann n’a pas dit «non». Moi, je me suis construit sur des «non». Pour que les choses s’arrêtent, il faut stopper le processus. Seulement, les ramifications sont vivaces et multiples. L’humain est suffisamment faible pour aller au plus facile, quitte à assassiner des femmes et des enfants. Partout, l’histoire se répète et bégaie. Il y a une vraie logique humaine qui conduit vers le mal. Alors, le roman sert à explorer cela. C’est un temps long, où on a le temps d’expliquer, de raconter et de montrer comme c’est insidieux.
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Sur quoi vous appuyez-vous pour résister et y croire?
D’abord, le fait d’avoir été élevé dans l’amour est fondateur. Je mesure ma chance et je la vois bien au quotidien, dans mes rapports à l’autre. Je lis beaucoup et je suis un adepte de Nietzsche. Selon lui, renverser les valeurs préalablement inversées, c’est très précisément remplacer les valeurs de mort AFRIQUE MAGAZINE
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par des valeurs de vie. Se dessaisir de ce qui nous entrave, nous affaiblit et nous détruit, supprimer la vénération des idéaux, devenir soi-même un créateur de valeurs. Et puis, il y a la poésie de René Char. Ce surréaliste résistant écrivait des poèmes avant d’aller abattre la milice. Ses textes sont plus que des poèmes, c’est de la philosophie. Il a réussi à concentrer très peu de choses en très peu de place, qui plus est dans une langue magnifique: ça, c’est la puissance. C’est cela qui vous a donné envie d’écrire?
Après avoir fait le tour du monde à vingt ans, je suis passé d’un extrême à l’autre, et ça m’a libéré de tout. Quand on voyage, on s’intéresse à l’altérité: pas question de se regarder. Pour l’écriture, c’est Brel qui m’a montré le chemin. Il vient du terroir, comme moi. Grâce à ses associations de mots simples, qui envoient tout de suite une image, je me suis autorisé à y aller. Il fallait que je raconte l’inacceptable et que j’essaie de rendre justice. ■ 77
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Kehinde Wiley
Affronter le silence qui entoure l’injustice
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présenté par Catherine Faye
a beauté peut-elle émerger de l’offense? Célèbre pour avoir réalisé le portrait officiel de Barack Obama, il a été mis à l’honneur au musée du Quai Branly jusqu’au 14 janvier 2024 pour sa série de portraits de chefs d’État africains, explorant la mise en scène du pouvoir. À Houston, maintenant, l’artiste présente de jeunes corps noirs, à terre, les yeux clos. Qu’ils figurent au centre de tableaux foisonnant de végétation ou incarnent des sculptures à grande échelle, ces anonymes rappellent les figures religieuses de l’art ancien d’Europe occidentale – les gisants, les martyrs ou les saints dans leurs reliquaires. On ne sait s’ils sont au repos, en extase ou morts, mais ils s’inscrivent dans la dénonciation brandie par l’artiste: «C’est l’archéologie que je déterre: le spectre de la violence policière et du contrôle de l’État sur les corps des jeunes noirs et bruns partout dans le monde.» ■
« Kehinde Wiley : Dédale du pouvoir », musée du Quai Branly, Paris, France, du 26 septembre 2023 au 14 janvier 2024. quaibranly.fr « Kehinde Wiley : Une archéologie du silence », The Museum of Fine Arts, Houston, États-Unis, jusqu’au 27 mai 2024. mfah.org
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Kehinde Wiley, La Jeune Tarentine II (Ndeye Fatou Mbaye), 2022.
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Kehinde Wiley, Femme piquée par un serpent (Mamadou Gueye), 2022.
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Kehinde Wiley, Morpheus (Ndeye Fatou Mbaye), 2022.
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Kehinde Wiley, La Gaule mourante (d’après une sculpture romaine du Ier siècle), 2021.
Kehinde Wiley, Femme piquée par un serpent (d’après Auguste Clésinger), 2021.
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CE QUE J’AI APPRIS
Olivia Elkaim
APRÈS SON ROMAN Le Tailleur de Relizane, sur ses ancêtres d’Algérie, l’autrice enquête sur sa grand-mère tunisienne dans le passionnant Fille de Tunis: le portrait d’une femme libre, ardente, au destin bouleversé par l’exil. propos recueillis par Astrid Krivian J’ai grandi en banlieue parisienne, en Seine-et-Marne. La banlieue, c’est le «lieu au ban», la périphérie qu’on ne veut pas regarder. Des décennies de très faibles politiques de la ville ont créé des ghettos, desquels il est difficile de sortir. Pour ma famille, d’origine tunisienne et algérienne, le désir d’intégration passait par ma réussite scolaire, par ma maîtrise de la langue française. J’en ai fait mon métier.
Je suis devenue journaliste par nécessité de questionner et de comprendre le monde. Ce monde que mes grands-parents – gens modestes, très éduqués, mais peu instruits – n’ont pas anticipé ni compris. Leur histoire d’exil m’a légué la certitude que rien n’est jamais figé. Tout peut basculer. Du jour au lendemain, je peux être obligée de partir, de tout reconstruire ailleurs.
Je suis française, mais j’assume et revendique mes origines africaines et orientales. Le Tailleur de Relizane explorait l’histoire de mes ancêtres paternels, Juifs d’Algérie, quand Fille de Tunis s’attache au côté maternel en Tunisie. Tous deux témoignent d’un même besoin: savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va.
Le titre Fille de Tunis place le roman dans une généalogie féminine, méditerranéenne, tragique. On est fille de Tunis comme Phèdre est fille de Minos et de Pasiphaé. Ma grand-mère Arlette naît en 1933, dans un monde qui va basculer dans la Seconde Guerre mondiale et, plus tard, dans les guerres de décolonisation en Afrique du Nord. Dans le patriarcat, aussi, à l’aube d’une révolution féminine et féministe. Elle est pétrie de contradictions.
Dans ma famille, l’ampleur du refoulé au sujet de ma grandmère est équivalente à celle du déni de la France à propos de son histoire coloniale. Avec ce livre, j’exhume le destin singulier de mon aïeule, percuté par «l’Histoire avec sa grande hache», pour citer Perec. Je raconte aussi celui de la France avec l’Afrique. Les choix politiques effectués à la fin du XIXe siècle ont encore des répercussions aujourd’hui. Quand des responsables politiques conspuent l’immigration, ils oublient la question corrélée: la colonisation.
Femme libre, ma grand-mère Arlette a aussi développé des addictions à son arrivée à Marseille. De nombreux psychiatres le disent:
Cette filiation me rend très perméable aux histoires d’exilés. Impossible, pour moi, de rester indifférente aux tragédies. Je suis désormais incapable de me baigner en Méditerranée, mer qui est devenue un cimetière. Je pense aux gens qu’elle a engloutis. Et notre incapacité à accueillir ces réfugiés m’est douloureuse. Je sais à quel point mes grands-parents ont été mal accueillis, percutés par des lois, des décisions politiques qui les ont dépassés et écrasés, et dont ils ne se sont jamais vraiment remis. ■ 84
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certains exilés sombrent dans la dépendance, en particulier au jeu. C’est un moyen de se refaire une vie, de la réenchanter. Une fuite, mais aussi une façon de gérer le manque de la terre natale, du passé, d’une sociabilité, de repères. Je rends hommage Fille de Tunis, Olivia Elkaim, Éditions Stock. à une femme d’un milieu modeste – flamboyante, mais aussi percluse de failles.
«Je rends
ASTRID DI CROLLALANZA
hommage à une femme
d’un milieu modeste – flamboyante, mais aussi percluse de failles.»
BUSINESS Interview Thomas Morand
OCP Africa
inaugure une usine d’engrais au Rwanda
Au Maroc,
l’isolant en mode palmier-dattier
La Namibie
accroît le recyclage des eaux usées
Au Kenya,
de l’énergie à partir de vieux plastiques
La Chine, un associé en berne
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’empire du Milieu est en crise. Sa croissance, prévue à 4,5% en 2024, est en berne. En décembre, l’agence Moody’s a même baissé la perspective de notation. Malgré la levée des restrictions sanitaires, fin 2022, la deuxième économie mondiale ne se remet pas de la crise du Covid. L’immobilier, trop cher, grève le budget des ménages. Le taux de chômage des jeunes explose (20%). La population vieillit et décroît – en 2022, le nombre de décès (10,41 millions) a surpassé celui des naissances (9,56 millions). Certains observateurs estiment que ce recul démographique a commencé en 2018, mais que Pékin aurait dissimulé les chiffres pour ne pas effrayer les investisseurs. C’est sans doute trop tard: le Wall Street Journal soulignait l’été dernier les effrayantes 86
similitudes entre ce contexte chinois morose (bulle immobilière, déflation, vieillissement) et la sinistre «décennie perdue» endurée par le Japon. Au pays du Soleil-Levant, l’économie était restée atone pendant dix longues années… Et, en effet, le FMI prévoit une croissance moyenne chinoise de 4% par an jusqu’à la fin de la décennie, contre 7 % en moyenne entre 2010 et 2020. C’est évidemment une mauvaise nouvelle pour l’Afrique, dont la Chine est devenue en 2009 le premier partenaire commercial, avec des échanges multipliés par trente en l’espace de vingt ans ! La Chine achète « un cinquième des exportations africaines (métaux, minerais, combustibles) et fournit la plupart des équipements et produits manufacturés importés », rappelle le FMI. Conséquence directe
du ralentissement économique chinois : le continent n’est plus une priorité pour Pékin. Désormais, quatre cinquièmes des prêts chinois concernent l’Asie. Leur montant s’est, de toute façon, drastiquement réduit, avec 5,4 milliards de dollars d’engagements en 2022, selon la Banque mondiale. Des signaux faibles étaient apparus fin 2021 à Dakar, lors du FOCAC (Forum sur la coopération sino-africaine) : Pékin avait déjà nettement réduit ses ambitions continentales, malgré les dénégations lénifiantes des officiels chinois. Et en juin, lors de la 3e édition de l’Exposition économique et commerciale ChineAfrique de Changsa (Hunan), le volume des contrats s’est avéré «moitié moins important qu’en 2019», note l’analyse sectorielle du Crédit agricole concernant la Chine et l’Afrique.
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Premier partenaire commercial du continent, le géant asiatique fait face à de multiples défis structurels. Et Pékin, après deux décennies de «générosité», limite drastiquement ses financements et ses investissements externes, en particulier vers l’Afrique. Miser sur la ZLECAf, diversifier les économies et les partenaires commerciaux deviennent des stratégies vitales. par Cédric Gouverneur
Malgré la levée des restrictions sanitaires, fin 2022, la deuxième économie mondiale sort très difficilement de l’épreuve du Covid.
Le siège de la Banque centrale de Chine, situé à Pékin.
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LA FIN DE L’ÂGE D’OR DE LA CHINAFRIQUE
Ces deux dernières années, le volume des engagements de prêts chinois au continent a donc chuté drastiquement: 1,22 milliard de dollars en 2021, et moins d’un milliard en 2022 (994,48 millions), selon les calculs de l’Université de Boston (Chinese Loans to Africa Database, Global Development Policy Center). Et seulement 145 millions de dollars pour l’Afrique subsaharienne, selon la Banque mondiale. Des montants quasiment insignifiants comparés aux deux dernières décennies, qui marqueront sans doute dans les livres d’histoire l’âge d’or de la Chinafrique: selon l’Université de Boston, 39 prêteurs chinois ont, pendant vingt ans, octroyé à 49 gouvernements africains et sept institutions régionales un total de 1243 prêts, pour un
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Banque chinoise de développement montant de 170 milliards de dollars. (CDB), la CATIC (China National L’apogée de cette cascade de crédits a Aero-Technology Import & Export eu lieu en 2016, dans l’enthousiasme Corporation) et la CSTC (China de l’initiative «Ceinture et route» Shipbuilding Trading Company). «Les (Belt and Road Initiative), lancée prêts chinois ont joué un rôle pivot en par Xi Jinping en 2013. Ce montant Afrique, en finançant les astronomique Si la Chine est projets d’infrastructures représente les deux et en stimulant la tiers des prêts en retrait sur croissance économique accordés par la le continent, sur le continent», écrit Banque mondiale l’Inde est avide l’Institut d’études de sur la même période de prendre sa sécurité en Afrique: (264,15 milliards de dollars) et cinq place: les échanges routes, voies ferrées, ports, aéroports, fois ceux de la bilatéraux ponts, stades, centrales Banque africaine ont atteint près électriques… Comme de développement de 100 milliards le résumait l’ex(36,85 milliards de dollars). Les principaux de dollars en 2023. président sénégalais Abdoulaye Wade prêteurs chinois sur en 2007 à Lisbonne, lors d’un sommet le continent sont la China Exim UE-Afrique, construire une route Bank (Banque de Chine d’importdemande «cinq ans avec la Banque export), la Banque de Chine, la mondiale», mais «quelques jours avec la Chine»! Revers de la médaille: une concurrence effrénée – les entreprises chinoises présentes sur le continent, plus de 10000, selon McKinsey, débarquent avec leurs ouvriers et leurs produits – et l’explosion de la dette publique, évaluée à 1800 milliards de dollars, en hausse de 183% depuis 2010… La Chine détient 43% de la dette du Zimbabwe, 24% de celle de la Zambie, 20% de celle de l’Éthiopie et 18% de celle du Kenya. Au regard de l’importance des prêts et des investissements chinois sur le continent, le FMI estime que 1% de croissance perdue en Chine pourrait Le président entraîner une contraction de 0,25% chinois Xi Jinping du PIB de l’Afrique subsaharienne. aux côtés du chef de l’État sudEt le contexte n’est guère favorable à africain Cyril l’Afrique: épuisé par la crise sanitaire Ramaphosa, de 2020-2021, le continent subit aussi lors du sommet des BRICS, les conséquences de la guerre en en août 2023. Ukraine (inflation, remontée des taux de la Banque fédérale américaine). AFRIQUE MAGAZINE
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PANG XINGLEI/XINHUA/ABC/ANDIA
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LES ALTERNATIVES: LA ZLECAF ET LA CARTE INDIENNE
Les pare-feu sont bien connus: développer, via la ZLECAf, des échanges commerciaux interrégionaux, diversifier l’économie et accroître les recettes intérieures pourraient, rappelle le Crédit agricole, constituer «des leviers de développement importants à moyen terme», afin de «diversifier les destinations d’exportations et d’importations» et de «réduire la dépendance au secteur extérieur». «La forte demande de minerais pour soutenir le développement des énergies renouvelables pourrait permettre de nouer de nouvelles relations commerciales et de renforcer leurs capacités de transformations locales», suggère le FMI. Mais si la Chine est en retrait sur le continent, l’Inde, sa grande rivale, se montre avide de prendre sa place: les échanges bilatéraux indo-africains ont atteint près de 100 milliards de dollars en 2023, et l’Inde aspire à doubler ce volume d’ici 2030. Ces dernières années, New Delhi a ouvert pas moins de 18 ambassades et consulats sur le continent. Flotte de bus au Sénégal, parc industriel au Togo, métro à Maurice… Les investissements indiens en Afrique dépassent les 75 milliards. La banque publique India Exim Bank a accordé 12,8 milliards de crédits sur le continent en dix ans, et y soutient l’implantation de centaines d’entreprises indiennes. Sa directrice Harsha Bangari confirmait il y a quelques mois à l’agence Reuters ses ambitions africaines: «L’Afrique est en train de devenir un gros consommateur et les entreprises indiennes disposent d’un énorme potentiel pour y trouver un marché.» ■ AFRIQUE MAGAZINE
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LES CHIFFRES 500 milliards
de FCFA (760 millions d’euros) investis par la Côte d’Ivoire pour organiser la CAN.
+60% à +100%: Un champ de panneaux photovoltaïques, ou ferme solaire.
les tarifs du fret entre la Chine et le Maroc, du fait des attaques des Houthis sur le trafic maritime en mer Rouge.
60 % DES CAPACITÉS SOLAIRES MONDIALES SE TROUVENT SUR LE CONTINENT.
80 %
des entrepreneurs africains estiment que la ZLECAf sera bénéfique à leurs activités.
GRÂCE À LA SUPPRESSION DES VISAS, LE KENYA TABLE SUR 4,5 MILLIONS DE TOURISTES D’ICI À 2027.
Le FMI prévoit une croissance économique de 4% en Afrique subsaharienne en 2024.
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Thomas Morand «L’Afrique doit se tourner vers elle-même» Les impacts du ralentissement économique chinois se font déjà sentir. Les années fastes de la «Chinafrique» sont probablement derrière nous. Les ambitions des «Nouvelles routes de la soie» sont revues à la baisse. Le continent doit donc se tourner vers de nouvelles sources de croissance et de financement plus autonomes. Analyse de Thomas Morand, expert aux études économiques du Crédit agricole et spécialiste de l’Afrique subsaharienne. propos recueillis par Cédric Gouverneur AM: Comment expliquez-vous le ralentissement économique en Chine? Thomas Morand: Le tassement du secteur immobilier,
l’évolution démographique (vieillissement de la population, hausse du chômage des jeunes) et la fragmentation géopolitique contribuent chacun à la situation actuelle. Ce nouveau contexte implique une certaine prudence: en toute logique, l’appétence du pays a diminué pour les investissements et les prêts considérés comme étant à risque. Cela explique la baisse drastique des prêts vers l’Afrique subsaharienne, une zone qui présente d’autant plus d’inconvénients que plusieurs nations sont en proie à une crise de l’endettement. 90
Cette dépression chinoise va-t-elle perdurer? Le Wall Street Journal pronostique déjà une «décennie perdue»…
Ce ralentissement est d’une ampleur significative, et risque de perdurer. Par ailleurs, l’expression «décennie perdue» évoquée par le Wall Street Journal pourrait tout aussi bien concerner l’Afrique subsaharienne: force est de constater qu’en l’espace de dix années, la croissance par habitant n’y a pas progressé. Quels sont les impacts en Afrique de ce ralentissement économique chinois?
Il risque de freiner les activités de financement de la Chine en Afrique subsaharienne. Et nous en sommes déjà témoins: moins d’un milliard de dollars de prêts en 2022, des volumes de projets divisés par deux entre les éditions 2019 et 2023 de l’Exposition économique et commerciale Chine-Afrique… Les ambitions de la célèbre Belt and Road Initiative (initiative «Ceinture et route», ou «Nouvelles routes de la soie»), dix ans après son lancement en 2013, sont revues à la baisse. Les réserves budgétaires s’amenuisent, et Pékin veut éviter d’accorder de nouvelles créances à des partenaires insolvables. Mais le principal canal par lequel ce ralentissement chinois va impacter l’économie africaine réside dans les échanges. La Chine étant devenue le principal partenaire commercial de l’Afrique, la réduction des importations chinoises de presque 10% au dernier semestre de 2023 ne sera pas sans effets. Ce fléchissement économique risque d’avoir de lourdes conséquences sur la croissance du continent. En effet, une diminution d’un point de la croissance chinoise pourrait se traduire par une baisse de 0,25 point de la croissance moyenne de l’Afrique subsaharienne, et par près de 0,5 point de la croissance moyenne des pays africains exportateurs de pétrole, tels que l’Angola ou le Nigeria! AFRIQUE MAGAZINE
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Face à des États africains emprunteurs lourdement endettés et des perspectives en berne, les créanciers chinois mettent-ils désormais la pression afin de se faire rembourser?
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Le surendettement de ces États est un enjeu pour la Chine, premier créancier public bilatéral des pays en Afrique subsaharienne. La part de la Chine dans le total de la dette souveraine de l’Afrique subsaharienne reste relativement faible – estimée à 6% –, mais le pays représente une grande partie de la dette externe totale de plusieurs États (43% de celle du Zimbabwe, 24% de la Zambie, 20% de l’Éthiopie, 18% du Kenya, etc.), qui ont récemment fait défaut ou sont en voie de surendettement. Du fait de la grande variété d’instruments de dette et de la diversité croissante des créanciers, les processus de restructuration de dettes traînent. En Zambie, au Ghana – tous deux en défaut de paiement – les négociations ont pu s’avérer longues avec la Chine.
Les ambitions indiennes ne sont pas comparables à celles de la Chine. Toutefois, l’Inde est le deuxième partenaire commercial du continent. C’est déjà un géant, en Afrique. Et même s’il demeure largement invisible, son rôle est important et ne peut qu’aller croissant. Pour l’Inde, le continent est perçu comme un marché de consommateurs important et un réservoir de matières premières stratégique. Menacée par une pénurie de terres, elle recherche donc en Afrique des terrains pour exploiter le riz, l’arachide ou les palmiers à huile. Et dans les matières premières, elle va se fournir en ressources qu’elle ne produit pas, ou plus, elle-même, à savoir les minerais critiques, le pétrole, l’or et les diamants. C’en est donc sans doute terminé des années fastes de la «Chinafrique». Quel prêteur pourrait se substituer à la Chine sur le continent?
L’Afrique doit s’adapter. Plutôt qu’emprunter, la mise en place de réformes budgétaires et fiscales, en faisant reculer l’économie La Chine absorbe environ 20% informelle dans les pays d’Afrique des exportations africaines. subsaharienne, pourrait s’avérer Cela signifie aussi que 80% décisive. Et pour compenser le de ces exportations disposent déclin de la présence chinoise dans d’autres débouchés! Quelles la région, le continent pourrait destinations alternatives œuvrer à un approfondissement pourraient compenser la de la ZLECAf, ainsi qu’à une diminution des achats chinois? diversification de ses économies. Elle absorbe, en effet, un Cela implique une volonté politique cinquième des exportations forte: les pays producteurs de africaines – principalement des pétrole doivent abandonner métaux, minerais et combustibles. progressivement leur forte L’Afrique subsaharienne doit dépendance à l’égard de la demande se tourner vers elle-même, «La diversification est chinoise. De plus, à mesure que le par l’approfondissement de la un enjeu clé de la promotion monde s’engage dans la transition ZLECAf. L’essor des marchés vers une économie verte, la région africains pourrait se substituer de nouvelles sources à la contraction de la demande de croissance forte et durable pourrait saisir les occasions que présente la forte demande chinoise. De nombreuses études pour les pays africains.» d’exportation de minéraux critiques, ont souligné que l’intensification nécessaires au développement des énergies renouvelables. de l’intégration commerciale régionale pourrait faire Les pays exportateurs de minerais pourraient tirer profit de croître de 50% le volume total du commerce des la transition énergétique pour les transformer sur place, et marchandises entre les pays africains, et de 15% avec le ainsi diminuer leur dépendance vis-à-vis des Occidentaux et reste du globe. Cela pourrait se traduire à terme par une de l’Asie (comme c’est le cas avec le projet de parc industriel hausse de plus de 10% du PIB réel par habitant médian. à la frontière entre la Zambie et la RDC, afin de fabriquer Grande rivale de la Chine, l’Inde peut-elle des batteries de voitures électriques). La diversification prendre le relais en Afrique? est un enjeu clé de la promotion de nouvelles sources Tout d’abord, les deux pays n’occupent pas les mêmes de croissance forte et durable pour les pays africains. ■ places sur les scènes géopolitiques ou économiques. AFRIQUE MAGAZINE
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OCP Africa inaugure une usine d’engrais au Rwanda
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e 20 décembre dernier, au Rwanda, le ministre du Commerce Jean Chrysostome Ngabitsinze et le ministre de l’Agriculture Ildephonse Musafiri ont inauguré dans l’est du pays la première usine de mélange d’engrais de la Rwanda Fertilizer Company (RFC), en présence de Mohamed Anouar Jamali, CEO d’OCP Africa. Présente dans 35 pays, la filiale panafricaine de l’Office chérifien des phosphates (groupe OCP), premier exportateur mondial d’engrais phosphatés, a en effet cofondé la RFC en partenariat avec l’Agaciro Fund (le fonds souverain du Rwanda), ainsi que la holding rwandaise APTC (Agro Processing 92
Trust Corporation). Fruit d’un investissement de près de 20 millions de dollars, l’usine flambant neuve, installée sur un site de 8 hectares dans la zone économique spéciale de Bugesera, affiche un rythme de production de 120 tonnes d’engrais par heure. Elle dispose d’un entrepôt d’une capacité de stockage de 25000 tonnes, d’un laboratoire d’analyses de la composition des engrais comme des terres agricoles, ainsi que d’une ferme pilote de 4 hectares vouée à l’excellence agricole et à la formation des agriculteurs rwandais. En octobre 2022, le groupe marocain avait inauguré à Kaduna, dans le nord du Nigeria, une première usine de mélange d’engrais présentant
les mêmes caractéristiques que celle de Bugesera: une capacité de production de 120 tonnes par heure, un entrepôt pouvant accueillir 25000 tonnes, mais aussi un laboratoire et un centre de formation. L’usine de Bugesera entend, à terme, permettre d’accroître de 40% la productivité des récoltes, en optimisant la qualité des sols et de leurs nutriments. Un défi d’importance pour le «pays aux mille collines», où l’agriculture emploie encore 70% de la population active et représente un tiers du PIB, et où la densité dépasse les 400 habitants par km2 (soit près de vingt fois la densité moyenne de l’Afrique subsaharienne). « Cette usine dernier
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Avec une production prévue de 100000 tonnes par an, le projet vise à renforcer la sécurité alimentaire dans toute l’Afrique de l’Est.
Au Maroc, l’isolant en mode palmier-dattier Des chercheurs ont mis au point des panneaux faits de carton et de biomasse issue de cet arbre prolifique.
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Inauguration de la nouvelle usine de Bugesera, le 20 décembre 2023.
cri n’a pas seulement pour but la production d’engrais, mais elle aura également un impact profond sur la chaîne de valeur agricole au Rwanda et dans toute la région, a expliqué lors de l’inauguration Mohamed Anouar Jamali. OCP Africa s’engage à contribuer à la transformation de l’alimentation dans la région estafricaine, et le Rwanda représente pour le groupe un hub stratégique.» La production annuelle de l’usine devrait dépasser amplement la demande rwandaise en engrais – évaluée à 85000 tonnes, qui étaient jusque-là majoritairement importées. Un objectif dans la lignée du fonds souverain rwandais Agaciro – un mot en langue kinyarwanda signifiant «dignité» –, qui a pour but de rendre le pays de plus en plus indépendant des aides étrangères, en développant une économie à la fois efficace et diversifiée. Selon les médias rwandais, la composition du capital de la RFC se divise à 57,4% pour OCP Africa, 32,6% pour Agaciro Fund et 10% pour la holding APTC. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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es initiatives pour optimiser l’isolation des bâtiments se multiplient. Il s’agit, en effet, de l’une des clés de la transition énergétique: réduire le recours au chauffage et à la climatisation, qui sont deux producteurs de gaz à effet de serre. Des chercheurs de l’Université MoulayIsmaïl de Meknès et de l’Université Mohammed V de Rabat viennent de mettre au point un isolant thermique et acoustique très performant, composé à 60% de déchets de carton et à 40% de biomasse résiduelle de palmier-dattier. Ils utilisent de l’eau comme liant, sans aucun additif chimique. Abderrahim Benallel, Amine Tilioua et Mohammed Garoum ont fait passer des batteries de tests thermiques et acoustiques à leurs prototypes de panneaux, avant de
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publier leurs résultats le 1er janvier sur l’agence scientifique en ligne Elsevier, dans le Journal of Cleaner Production. Ces panneaux isolants destinés au secteur du bâtiment pourraient permettre de donner une seconde vie aux cartons (dont seulement 25 à 30% sont recyclés dans le royaume, contre environ 70 % en Europe). En 2030, la quantité de déchets au Maroc devrait atteindre 39 millions de tonnes, soit une hausse de 45 % par rapport à 2015. Il en est de même pour les reliquats des palmiers-dattiers (troncs, feuilles et pétioles), qui pourraient ainsi être revalorisés : dans la province d’Errachidia, 15 000 hectares de palmiers-dattiers, soit environ 1,5 million d’arbres, voient leurs grandes quantités de déchets sousutilisés, soulignent les chercheurs. ■
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BUSINESS
La Namibie accroît le recyclage des eaux usées
L’usine de traitement des eaux de Gammans, à proximité de Windhoek.
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a KfW, l’agence de développement fédérale allemande, a accordé en décembre un prêt de 56 millions de dollars à la Namibie, afin de rénover les usines de traitement des eaux Gammans et Otjomuise, près de Windhoek. Depuis les années 1960, ce pays à 80% désertique mise sur le recyclage des eaux usées pour sa fourniture en eau potable, via un processus de filtration et de nettoyage. Entrée en fonction 94
en 1968, l’usine de traitement de Goreangab est la première et la plus ancienne au monde. Aujourd’hui, un tiers de l’eau consommée par les Namibiens est recyclée dans les heures qui suivent, puis réinjectée dans le circuit d’eau potable. Nettoyer les eaux usées s’avère moins onéreux que de dessaler l’eau de mer, une solution souvent privilégiée dans les pays arides et côtiers. Le traitement des eaux occasionne une dépense énergétique de 1 à 1,5 kWh par m3, contre 3 à
4 kWh par m3 pour la dessalinisation. Cette dernière engendre, de plus, d’importants déchets de saumure, un polluant difficile à recycler. Pionnières, les usines namibiennes reçoivent donc régulièrement la visite d’officiels venus de toute l’Afrique, mais aussi d’Allemagne, d’Australie ou des Émirats arabes unis, en quête de solutions face au stress hydrique. «Réutiliser les eaux usées semble être le rempart le plus efficace contre la pénurie», vante la compagnie
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Face à l’aggravation du stress hydrique, Windhoek va moderniser deux unités de traitement des eaux. Le pays est pionnier en ce domaine.
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française Veolia, présente en Namibie depuis 2002. Dans un monde qui consomme ses ressources plus vite qu’elles se reconstituent, «les eaux usées à recycler représentent même la seule ressource en eau à s’accroître au diapason de la croissance économique». En Afrique du Sud, la ville de Beaufort West, dans la région aride du Karoo, a pris exemple sur la Namibie et recycle ses eaux depuis 2011. L’Union européenne cherche à encourager la réutilisation des eaux parmi les pays membres, cette technologie étant largement sous-employée sur le Vieux Continent. Des barrières psychologiques persistent: beaucoup de consommateurs demeurent réticents à l’idée de boire cette eau, du fait de sa provenance, malgré le sérieux des processus technologiques et la rigueur des contrôles sanitaires. Cependant, face à l’urgence climatique et aux sécheresses récurrentes qu’elle engendre, nécessité fait loi et les mentalités évoluent: aux États-Unis, la ville de Los Angeles pourrait recycler jusqu’à 70% de son eau en 2035. Il y a vingt ans, dans cette même agglomération, un complexe flambant neuf de recyclage des eaux avait dû fermer ses portes peu après son inauguration, car les Californiens refusaient de «boire l’eau des toilettes». Désormais, plusieurs municipalités des États du Texas et du Nouveau-Mexique, confrontées avec le changement climatique à des sécheresses récurrentes, recourent au recyclage. Le secteur innove et mise également sur la valorisation économique des déchets organiques issus du nettoyage des eaux: production d’engrais à partir du phosphore et des nitrates, méthanisation pour produire de l’énergie. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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Au Kenya, de l’énergie à partir de vieux plastiques
Une solution qui permettrait aussi de mieux faire face à la masse des déchets qui envahissent le pays.
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Muranga County, au nord de Nairobi, la start-up Progreen Innovations transforme les déchets plastiques en carburant, grâce à la technique de la pyrolyse. Ingénieur informatique, James Muritu a expliqué à nos confrères de RFI comment ceux-ci sont broyés, lavés, puis chauffés à plus de 500°C sur un foyer de déchets végétaux. Le substrat qui en résulte est raffiné, et peut ensuite être utilisé comme carburant pour des pompes, des générateurs, des tondeuses et même des véhicules. L’entreprise, qui estime pouvoir produire 1000 litres tous les deux jours, attend l’autorisation du Bureau des normes kényan, afin de commercialiser son invention au public et aux entreprises. Cette solution originale n’est cependant pas sans risque: la
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combustion de certains plastiques, comme le vinyle, peut en effet dégager du chlorure d’hydrogène, très nocif. Mais une reconversion des déchets plastiques en carburant demeurerait préférable à leur simple abandon dans la nature, les cours d’eau ou l’océan Indien. Le poids lourd économique de l’Afrique de l’Est croule sous ce type de déchets, estimés à 500 tonnes journalières rien qu’à Nairobi. Lors du Sommet africain sur le climat, qui s’est tenu en novembre 2023 dans la capitale, le président William Ruto a qualifié le plastique de «menace existentielle pour la vie, l’humanité et tout ce qui se trouve entre les deux». Après l’interdiction des sacs à usage unique en 2017, une nouvelle loi sur le recyclage, plus restrictive, devrait entrer en vigueur en juillet prochain. ■ 95
Pages dirigées par Danielle Ben Yahmed
VIVRE MIEUX
Le piège des tranquillisants Insomnies, anxiété… Certaines petites pilules peuvent faire des miracles. Mais sur le long terme, les effets secondaires sont redoutables : troubles de la mémoire, fatigue, maux de tête, vertiges, etc. Heureusement, il y a des solutions pour arrêter. D’ABORD, IL CONVIENT DE TROUVER LES CAUSES DE CES TROUBLES. L’insomnie est un symptôme, ce n’est pas une maladie. Les tranquillisants qui nous soulagent sont à base de benzodiazépines et figurent dans la liste des médicaments les plus consommés. Ils regroupent une vingtaine de molécules, dont le nom se termine en général par «am» (diazépam, alprazolam, lorazépam, prazépam, etc.). Ce sont des psychotropes: ils agissent sur le système nerveux central, en modifiant certains processus biochimiques et physiologiques du cerveau. Ayant une action immédiate, ils sont prescrits dans deux cas de figure: pour leur effet anxiolytique, c’est-à-dire pour atténuer les symptômes d’une anxiété, et comme somnifères. Il ne faut pas les diaboliser. Dans certaines situations, leur prescription se justifie et leur action est efficace. Ainsi, pour les personnes venant d’avoir un choc qui leur provoque des insomnies ou traversant une période de grande anxiété à cause d’un licenciement, par exemple, ces médicaments peuvent contribuer à réduire les symptômes de tension musculaire, d’anxiété, d’angoisse, aider à dormir… Ils agissent comme un anesthésique et permettent de se sentir mieux. À noter, cependant: au lieu d’induire un repos naturel, ils tendent plutôt à rendre inconscient. Un sommeil léger remplace alors les temps d’insomnies, avec pour conséquence des nuits peu réparatrices. Effets secondaires, danger! Selon les recommandations officielles, les benzodiazépines ne doivent pas être prescrites plus de quatre semaines en cas d’insomnie, et pas plus de douze semaines en cas d’anxiété (période de sevrage incluse, dans les deux cas). Il est toujours recommandé que la durée du traitement soit la plus courte possible. Or, dans les faits, ces recommandations ne sont guère suivies. Souvent, ces médicaments sont pris pendant des mois, voire des années, entraînant des effets néfastes, dont une sensation de fatigue quasi permanente. En effet, ils provoquent une relaxation musculaire; si celle-ci est bénéfique ponctuellement, au long cours, le moindre effort devient épuisant. Des difficultés à se concentrer, une somnolence dans la journée sont courantes. De plus, ces produits diminuent la vigilance, et augmentent ainsi le risque d’accident au volant ou au travail. D’autres effets secondaires sont recensés: perte de coordination et d’équilibre, vertiges, maux de tête, nausées, constipation, irrégularité du rythme cardiaque… Des troubles de la mémoire, notamment l’oubli d’événements récents, sont fréquents. De nombreuses études ont aujourd’hui montré que recourir aux benzodiazépines pendant plus de trois mois augmente le risque de maladie d’Alzheimer jusqu’à plus de 50%. Enfin, une étude britannique menée pendant sept ans sur plus de 100000 personnes a mené à un autre constat: celles ayant pris des tranquillisants ont un risque de décès près de deux fois plus élevé que celles n’ayant pas reçu ce traitement.
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De nombreux seniors prennent ces médicaments pour mieux dormir, alors qu’ils pourraient, la plupart du temps, s’en passer. Avec l’âge, le temps de sommeil diminue, sans que cela nécessite forcément une prise en charge thérapeutique. Cette consommation est d’autant plus dommageable que l’organisme des personnes âgées est sensible aux effets indésirables des psychotropes. On constate chez elles une augmentation du risque de chutes, de fractures de la hanche et de troubles du comportement, conduisant alors à une perte d’autonomie. Le sevrage pour retrouver son énergie Au-delà de quelques semaines de prise, les benzodiazépines exposent à d’autres dangers: l’accoutumance et la dépendance s’installent, tandis que l’on augmente les doses en pensant améliorer notre état. Il est difficile de s’arrêter, un syndrome de manque peut surgir (sensation de mal-être, insomnie de rebond, etc.). Stopper le traitement sans précaution est dangereux et conduit souvent à un échec. Se passer de ces médicaments n’est pourtant pas une mission impossible – loin de là! Il est normal d’appréhender cette étape. Le sevrage doit être fait sous supervision médicale et adapté au cas par cas, de sorte que l’organisme n’en pâtisse pas. La réduction des doses se fait très progressivement: par exemple, par paliers, tous les cinq à sept jours. La dose quotidienne est d’abord légèrement diminuée. Et lorsque le comprimé ne peut plus être coupé, la fréquence des prises est espacée: un jour sur deux, puis trois fois par semaine, jusqu’à un arrêt total. En suivant des règles précises, le taux de médicament dans le sang baisse doucement, sans générer de trouble. Si un sentiment d’anxiété refait surface, il faut le signaler aussitôt au médecin: c’est souvent passager, et une diminution plus lente des doses résout le problème. Pour les sujets éprouvant des difficultés récurrentes à l’arrêt, il est possible de remplacer peu à peu une benzodiazépine rapidement éliminée par le corps par une molécule persistant plus longtemps dans le sang, afin d’éviter les épisodes de manque. Ce dernier médicament sera ensuite arrêté progressivement, lui aussi. Cette stratégie peut être adoptée avec une solution buvable, permettant de fractionner les doses encore plus finement. L’accompagnement psychologique du médecin est important: son écoute et sa capacité à rassurer apportent un soutien. Les thérapies cognitives et comportementales ont également montré leur contribution à la réussite du sevrage: on apprend à mieux gérer le stress, à développer des stratégies pour favoriser le sommeil, à regagner confiance en soi, et surtout à découvrir les causes de nos problèmes pour mieux y remédier… Des activités comme la relaxation, le yoga, ainsi que le sport sont aussi des appuis efficaces. La phase de sevrage peut encore être facilitée par la phytothérapie, grâce Les femmes prenant à des plantes d’une innocuité totale, comme la valériane, la passiflore des benzodiazépines en début ou bien l’eschscholtzia, recommandées scientifiquement pour de grossesse sont exposées à un risque faciliter le sommeil et diminuer la nervosité. De plus, la valériane accru de fausse couche. En revanche, aucune est connue pour avoir un effet relaxant sur le corps – un véritable malformation ni aucun trouble du développement bonus pour soulager les tensions musculaires. La rhodiole est une in utero n’ont pu à ce jour être attribués à la prise autre plante intéressante: elle accroît la résistance de l’organisme de ces médicaments. Mais ils risquent d’entraîner au stress qui l’atteint. Par ailleurs, la mélatonine, qualifiée un syndrome de sevrage chez le bébé, d’«hormone du sommeil», à libération immédiate pour les problèmes avec des symptômes comme l’agitation, d’endormissement, ou à libération prolongée en cas de difficultés à les tremblements, la diarrhée maintenir le sommeil sur la nuit, est une option à ne pas négliger. et les vomissements, qui peuvent Après des prises sur le long terme, l’arrêt des tranquillisants conduit à survenir dans les jours un réel regain de vie. Une majorité de personnes disent se sentir bien mieux, après la naissance. plus énergiques physiquement et intellectuellement. ■ Annick Beaucousin
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Et pendant la grossesse?
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Mohamed Champion Le chanteur virtuose et GUITARISTE GUINÉEN défend l’éducation ou s’élève contre le mariage forcé, entre cordes mandingues, blues touareg, coupé-décalé et funk. propos recueillis par Astrid Krivian 1 Votre objet fétiche? Une clochette sur ma guitare, en souvenir du chien que j’avais adolescent.
2 Votre voyage favori? Au Mali, quand j’ai rencontré Salif Keïta pour la première fois. Il fait partie des anciens qui m’ont poussé à me focaliser sur les musiques africaines.
3 Le dernier voyage que vous avez fait? À Nantes, à l’occasion du Festival Culture Bar-Bars.
4 Ce que vous emportez toujours
avec vous?
De nuit, idéal pour travailler! Je garde la journée pour les relations humaines et les rendez-vous.
11 Twitter, Facebook, e-mail,
coup de fil ou lettre?
Plutôt l’écrit: e-mail, SMS ou lettre. Je manque de temps pour parler au téléphone! Et les réseaux sociaux me semblent étranges.
12 Votre truc pour penser
à autre chose, tout oublier? La musique: elle traverse chaque moment de ma vie.
13 Votre extravagance favorite? Construire une grande et jolie maison – quand j’aurai les moyens!
14 Ce que vous rêviez d’être
quand vous étiez enfant?
Un grand joueur de balafon, comme mon père. Puis, je voulais être le bassiste Richard Bona!
15 La dernière rencontre qui vous
a marqué?
Le regretté Mory Kanté, que j’ai accompagné sur scène. Il m’a appris l’importance des musiques africaines et à rester moi-même. Il a changé ma vision de la musique.
16 Ce à quoi vous êtes incapable
Ma guitare! Et la photo de mes parents.
de résister?
5 Un morceau de musique? «Fantan Dén», du chanteur malien Mangala Camara. Il incite les jeunes à travailler et à gagner leur vie. Motivant!
Une discussion avec des enfants ou des personnes âgées. Si on écoutait plus nos aînés, on ferait moins d’erreurs.
17 Votre plus beau souvenir?
6 Un livre sur une île déserte?
L’apprentissage transmis par mon grand frère guitariste.
La Bible et le Coran, qui me permettent d’accepter les autres tels qu’ils sont. J’y cherche des réponses.
18 L’endroit où vous aimeriez
vivre?
7 Un film inoubliable? Sia, le rêve du python, de Dani Kouyaté, avec Fatoumata Diawara.
8 Votre mot favori? «Merci». Quand on apprend très tôt à se débrouiller seul, on sait que rien n’est gratuit.
Yelena, avec le ComplèteMandingue, Tchekchouka/ L’Autre Distribution.
9 Prodigue ou économe? Économe, sauf pour l’achat de matériels et d’instruments de musique. J’aime les guitares vintage, que je personnalise chez un luthier. 98
J’aime ma vie de nomade. Plus tard, j’aimerais retourner en Guinée et devenir cultivateur.
19 Votre plus belle déclaration
d’amour?
La veille du décès de ma mère, je lui ai confié tout ce que j’avais sur le cœur.
20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne
de vous au siècle prochain?
Que j’étais fiable, que je me suis battu pour récolter les fruits de mon travail, avec la musique pour guide. ■ AFRIQUE MAGAZINE
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LES 20 QUESTIONS
10 De jour ou de nuit?
Melun 92.3 | Mantes-La-Jolie 87.6 | Abidjan 91.1
LES 20 QUESTIONS
Au cœur des transformations du Football Africain
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