L’AFRIQUE EST INCONTOURNABLE Crises, coups d’État, démographie, sécurité et opportunités… D’une manière ou d’une autre, le continent se trouve au centre des enjeux du siècle. CÔTE D’IVOIRE CHANGEMENTS ET RÉINVENTION
Un dialogue entre Venance Konan et Francis Akindès
+NOS INTERVIEWS AVEC ◗ Wilfried N’Sondé ◗ Elyas Felfoul ◗ Aurélie Saada ◗ Kendell Geers
ABIR MOUSSI
«Il y a une troisième voie entre la peste et le choléra»
Entretien avec celle qui est devenue de facto la cheffe de l’opposition tunisienne. N° 425 - FÉVRIER 2022
France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 D – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3 000 FCFA ISSN 0998-9307X0
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édito PAR ZYAD LIMAM
L’ILLUSION KAKI Si les coups d’État et les militaires pouvaient régler les problèmes de l’Afrique, ça se saurait. Une étude menée par des chercheurs américains a dénombré plus de 200 coups d’État sur le continent depuis la fin des années 1950, la moitié d’entre eux étant qualifiés de succès (c’est-à-dire ayant duré au moins sept jours…). 200 coups d’État… Pour quels changements structurels ? Pour quelle révolution transformatrice ? L’Afrique se porte-t-elle mieux, globalement ? Si les militaires avaient les vraies bonnes solutions, les méthodes idéales pour « refonder », « corriger », « rectifier », on verrait des résultats qui dépassent les acronymes ronflants (MPSR et autres…), on verrait des pays forts et puissants, des institutions à toute épreuve. Au contraire. Et pire d’ailleurs, dans de nombreux pays, le coup d’État en appelle souvent un autre, favorisé par l’instabilité créée par le premier et/ou l’appétit d’une autre branche des uniformes. Et ainsi de suite. On peut évidemment souligner la faiblesse de certains régimes civils, ou l’incurie de certains gouvernements « démocratiques », ou la défaillance des classes politiques court-termistes et souvent un peu trop gourmandes. On peut souligner que les régimes républicains de la ligne de front au Sahel n’ont pas su répondre aux défis sécuritaires. Mais cette bataille est-elle réellement possible sans un appui massif des pays riches ? Et les militaires locaux eux-mêmes ont-ils fait beaucoup mieux ? On peut rappeler que certains de ces présidents déchus ont tout de même été élus à la régulière ou presque, comme Roch Marc Christian Kaboré (mais aussi IBK, en tous les cas pour son premier mandat, et même le général en retraite Bah N’Daw avait une certaine légitimité). On pourrait surligner que les régimes militaires s’arrogent la totalité des pouvoirs, que l’arbitraire politique, économique, juridique, social, devient souvent la règle, aux dépens des contre-pouvoirs, des pouvoirs intermédiaires, de la société civile et de la justice. On pourrait aussi remarquer que ce sont les officiers qui deviennent les seuls maîtres du temps, AFRIQUE MAGAZINE
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à déterminer la durée et la nature des transitions (où les civils jouent souvent le rôle de faire-valoir). Sur des opinions usées, épuisées par l a g a b e g i e é c o n o m i q u e, p a r l a vi o l e n c e et l’insécurité, l’homme en galon peut apparaître comme un surhomme, un médicament miracle, une sorte de cocktail détonnant entre l’anxiolytique et l’antidépresseur, le tout dans un treillis bien lustré… Le discours est rodé aussi, nationaliste, populiste, vouant aux gémonies les puissances extérieures, la France, Paris, les impérialistes ou la planète Mars. Mais la réalité rattrape souvent cette fiction. L’Afrique de ce début de XXIe siècle est peutêtre fragile, menacée, instable [voir pages 32-41]. Mais elle change. Les Africains sont ouverts sur le monde, ils sont jeunes, ils pratiquent d’une manière ou d’une autre la démocratie, l’échange des idées. Les sociétés africaines modernes sont trop complexes, trop métissées, trop diverses, trop désireuses au fond d’émancipation pour être dirigées au pas de l’oie. Et enfermées dans des formats décrétés par les militaires. Le monde extérieur tolère moins bien le coup d’État. Les sanctions s’accumulent. L’isolement se met en place, le business et le développement souffrent, les investissements se tarissent. Il faut alors négocier en position de faiblesse extrême. Et les populations sont impatientes. Du haut de la pyramide à la base, la descente peut être rapide… Dans ces moments de semi- chaos, de désordre, on pense souvent à la phrase de Barack Obama : « L’Afrique n’a pas besoin d’hommes forts, mais de fortes institutions. » La gouvernance d’État et la démocratie restent l’objectif principal et l’instrument incontournable pour affronter les crises et la bataille du développement. Cette gouvernance et la démocratie incluent les forces armées, au service de la nation et des pouvoirs légitimes et élus. L’Afrique est au centre du monde, incontournable, et ce ne sont pas des militaires putschistes qui pourront montrer la voie. ■ 3
N °4 2 5 F É V R I E R 2 0 2 2
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ÉDITO L’illusion kaki
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par Zyad Limam C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE, DE LA MODE ET DU DESIGN
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PARCOURS Bonga
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Tongoro, l’élégance écoresponsable
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C’EST COMMENT ? Bisous et business 56
CE QUE J’AI APPRIS Eddy L. Harris par Fouzia Marouf
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« La Côte d’Ivoire se trouve au carrefour de sa propre réinvention » avec Venance Konan et Francis Akindès
par Emmanuelle Pontié
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Abir Moussi : « Entre la peste et le choléra, une troisième voie existe » par Frida Dahmani
par Astrid Krivian
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P.08
par Cédric Gouverneur et Zyad Limam
ON EN PARLE
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TEMPS FORTS L’Afrique est incontournable
VINGT QUESTIONS À… J.P. Bimeni
Elyas Felfoul : « Les nouvelles technologies démocratisent l’accès à l’éducation » par Zyad Limam
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par Astrid Krivian
Wilfried N’Sondé : « Je suis pour l’errance » par Astrid Krivian
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Aurélie Saada : « La Tunisie, c’est mon intime étranger »
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Kendell Geers, alchimiste d’art et d’esprit
par Catherine Faye
par Fouzia Marouf
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04/02/2022 22:38
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P.32
Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps. Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com
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AFRIQUE MAGAZINE
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425 – FÉVRIER 2022
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FONDÉ EN 1983 (38e ANNÉE) 31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93 redaction@afriquemagazine.com Zyad Limam DIRECTEUR DE LA PUBLICATION DIRECTEUR DE LA RÉDACTION zlimam@afriquemagazine.com Assisté de Laurence Limousin
llimousin@afriquemagazine.com RÉDACTION Emmanuelle Pontié DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION epontie@afriquemagazine.com Isabella Meomartini DIRECTRICE ARTISTIQUE imeomartini@afriquemagazine.com Jessica Binois PREMIÈRE SECRÉTAIRE DE RÉDACTION sr@afriquemagazine.com Amanda Rougier PHOTO arougier@afriquemagazine.com ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO
Jean-Marie Chazeau, Frida Dahmani, Catherine Faye, Virginie Gazon, Cédric Gouverneur, François Guibert, Dominique Jouenne, Venance Konan, Astrid Krivian, Fouzia Marouf, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont.
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425 – FÉVRIER 2022
31, rue Poussin - 75016 Paris. SAS au capital de 768 200 euros. PRÉSIDENT : Zyad Limam. Compogravure : Open Graphic Média, Bagnolet. Imprimeur : Léonce Deprez, ZI, Secteur du Moulin, 62620 Ruitz. Commission paritaire : 0224 D 85602. Dépôt légal : février 2022. La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos reçus. Les indications de marque et les adresses figurant dans les pages rédactionnelles sont données à titre d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction, même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction. © Afrique Magazine 2022.
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ON EN PARLE C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage
Conçues avec de la soie, du coton ou encore du polyester, les garde-robes résonnent les unes avec les autres.
MODE
TONGORO
L’élégance écoresponsable EN MOINS DE SIX ANS, Tongoro est devenue l’une des marques de mode sénégalaises les plus connues à l’international. Des icônes du style, comme Beyoncé ou Naomi Campbell, adorent les élégantes créations de la jeune maison, dont le nom veut dire « étoile » en sango. Même si la plupart des tissus utilisés, comme la soie, le coton ou le polyester sont importés, la créatrice derrière la marque, Sarah Diouf, s’engage à travailler exclusivement avec des artisans locaux et à acheter au détail en Afrique de l’Ouest pour redonner du souffle au marché local. Fidèle aux principes de la mode écoresponsable et slow, elle n’attache pas d’importance aux collections classiques. Pour s’écarter du calendrier saisonnier qui scande les rythmes du prêt-à-porter, elle préfère depuis toujours présenter des garde-robes composées de pièces qui résonnent les unes avec les autres. À côté de ces capsules, conçues autour d’histoires soigneusement mises en scène par des campagnes évocatrices, certaines silhouettes signatures de la marque sont proposées 8
dans différents imprimés tout au long de l’année. Comme la combinaison pantalon à taille très haute Malu, avec ses manches ballon et son profond col en V, fermé par un nœud qui découvre une partie du ventre. La designeuse joue souvent avec les styles et les longueurs de ses créations et se lance d’autres défis. Par exemple, en introduisant des pièces pour hommes ou en créant la ligne d’objets Tongoro Home. Et en cherchant de nouvelles idées autour d’elle, à Dakar, au Sénégal mais aussi dans les cultures des plus de 2 000 tribus africaines que Sarah Diouf ne cesse d’étudier. Née en France de parents sénégalo-centrafricain et sénégalo-congolais, scolarisée en Côte d’Ivoire jusqu’à l’âge de 12 ans, celle qui a, par la suite, fréquenté une école de commerce en France et lancé un magazine dédié à la diversité et l’inventivité du monde arabe et africain, tout en travaillant pour Audi ou Reebok, a fait de son ouverture sur le monde l’un de ses principaux atouts créatifs. ■ Luisa Nannipieri tongoro.com AFRIQUE MAGAZINE
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La JEUNE MARQUE SÉNÉGALAISE a conquis le monde avec ses créations made in Africa.
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La designeuse Sarah Diouf aime jouer avec les styles et les longueurs.
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ON EN PARLE SOUNDS
À écouter maintenant !
❶ Lady Wray
Piece of Me, Big Crown Records/Secretly Canadian Distribution
On l’a découvert sous le nom d de Nicole l Wray, à la fin des années 1990 grâce à son R’n’B culotté. Depuis, la protégée de Missy Elliott est devenue Lady Wray, a travaillé avec les plus grands, de Mos Def aux Black Keys. Et revient en force avec « Piece of Me », produit par Leon Michels (Norah Jones, Lana Del Rey, Lee Fields…), qui ressuscite avec glamour la vitalité de la soul Motown, sans oublier l’air du temps.
❷ DJ Neptune
ROMANE, À SUIVRE Cette jeune chanteuse franco-gabonaise débarque en force avec SON PREMIER EP.
ÉLEVÉE À LYON au son de Bob Marley, Tracy Chapman et Michael Jackson, Romane commence à composer sur la guitare de sa sœur dès ses 7 ans. La musique devient son refuge. Malgré un impeccable parcours scolaire, elle renonce à faire du droit pour se consacrer à la musique. Son premier EP, I Know, prouve qu’elle ne s’est pas trompée. Réalisé par le producteur et multi-instrumentiste anglais Dan Black, qui a entre autres travaillé avec Kid Cudi, l’opus est bien plus mature que les 23 ans de son interprète. Un incontestable timbre soul, des textes sensibles et anglophones : Romane vise l’universalité, droit dans les yeux de son auditoire, malgré des blessures qu’elle conjure en chantant. Les accrocheurs « Fantasy » et « Stop » côtoient la ballade « Talking To A Wall » et une pop song qui rappelle l’une de ses idoles, Tracy Chapman, « I Know ». Affaire à suivre. ■ Sophie Rosemont ROMANE, I Know, Un plan simple. 10
C’est une légende de la radio nigériane. En vingt ans, DJ Neptune a été aux premières loges de la nouvelle vague afrobeat, qu’il a largement encouragée. En témoigne sa participation à l’énorme tube « Nobody » (feat. Mr Eazi et Joeboy) et, tout logiquement, le casting 5 étoiles de son second album, Greatness 2.0. Outre ses deux complices, on entend Patoranking, Yemi Alade, Stonebwoy, Harmonize, Rema, Simi, Oxlade, Omah Lay… Du très lourd.
❸ Maputo
Electronico
Maputo Electronico, pSChiit/Inouïe Distribution Ici, le chanteur mozambicain Chico i Chi António est un cœur narratif. Exploré par l’oud du Franco-Tunisien Smadj et la voix de Rhodalia Silvestre, originaire de l’Eswatini. Après un travail fructueux en résidence, ces trois-là se retrouvent sur scène lors d’un festival de musique électronique de Maputo. Le projet revit en studio et, entre portugais, anglais et shangana, raconte l’amour, le manque et l’attachement au continent africain. ■ S.R.
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DR (5)
POP- SOUL
Greatness 2.0, emPawa
DR (2)
H O M M AG E
Abdallah al-Khatib filme le quotidien en suspens des habitants assiégés par le régime de Bachar al-Assad.
DANS L’ENFER DE YARMOUK Sobre et rude, ce documentaire témoigne des privations quotidiennes dans cet important CAMP DE RÉFUGIÉS PALESTINIENS en Syrie. POUR SON PREMIER FILM, Abdallah al-Khatib n’a pas choisi la simplicité. Il a posé sa caméra digitale à Yarmouk, dans la banlieue sud de Damas, en Syrie. Créé en 1957 à la suite à la guerre de 1948, ce camp de réfugiés abritait la plus importante diaspora palestinienne du monde, avec près de 100 000 personnes en 2002. Mais en 2013, la réalité frappe par sa dureté : le régime de Bachar al-Assad assiège Yarmouk. Terrifiée, la population est privée de nourriture, d’eau, d’électricité et de soins. Le talent du cinéaste tient à cette tragédie. Issu de ce camp, il filme cet état de siège dans l’urgence, au rythme d’un quotidien totalement en suspens, pour documenter les crimes commis par le régime syrien contre les Palestiniens. Entre chaos et absence de repères, les écoles sont désertées, les maisons détruites par les bombardements, mais les femmes, hommes, vieillards et enfants résistent grâce à un incroyable instinct de survie. Dénué de discours vain, parsemé d’images âpres, le récit tire sa force de la ligne claire qu’il dénoue par de rares éclats d’espoir, comme la séquence inattendue consacrée à Tasnim, une fillette qui ramasse des herbes en guise de repas. Au plus fort du siège, Abdellah al-Khatib confie au sujet des AFRIQUE MAGAZINE
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relations humaines : « Un homme qui vendait clandestinement une boîte de lait en poudre à 100 dollars pouvait être l’homme qui se précipitait pour sauver une enfant abandonnée par ses parents lorsqu’ils fuyaient leur maison dévastée. » Refusant la résignation, les femmes tiennent une place de taille dans le film, telle Oum Mahmoud, la mère du cinéaste. « Durant la révolution palestinienne, ma mère était une combattante de la liberté. Le mariage l’a transformée en femme au foyer. Puis la révolution syrienne et le siège de Yarmouk lui ont permis de retrouver sa place dans la sphère publique, comme des dizaines de Palestiniennes qui ont pu retrouver leur rôle “public”. Une conséquence inattendue et positive d’un moment monstrueux », conclut-il. Une singulière leçon d’humanité. ■ Fouzia Marouf LITTLE PALESTINE : JOURNAL D’UN SIÈGE (Liban, France, Qatar), d’Abdallah al-Khatib. En salles. 11
ON EN PARLE R É VO L U T I O N
Délivrances Un récit intime et poétique, où se dessine la soif d’émancipation.
à rebondissements de LEÏLA SLIMANI, Le Pays des autres, paraît enfin.
ON L’ATTENDAIT depuis presque deux ans. La saga se poursuit, à la croisée de l’histoire franco-marocaine. Après le départ, dans les années 1950, de Mathilde, jeune Alsacienne éprise d’Amine Belhaj, un Marocain combattant dans l’armée française, qu’elle suit dans son pays natal et épouse, voici une suite tout aussi galvanisante, ancrée dans un Maroc indépendant, tiraillé entre hédonisme et répression. Un Maroc qui peine à fonder son identité moderne et où la nouvelle génération va devoir faire des choix. Dans cette période trouble, le couple appartient désormais à une bourgeoisie qui prospère. Chacun se cherche, intimement et collectivement. Et les désirs parfois s’entre-heurtent. À l’aune du bouillonnement de Mathilde : « Elle voulait cette piscine, elle la voulait en compensation de ses sacrifices, de sa solitude, de sa jeunesse perdue. » Un roman choral qui puise dans l’intime. ■ Catherine Faye LEÏLA SLIMANI, Regardez-nous danser : Le Pays des autres, tome 2, Gallimard, 368 pages, 21 €. 12
FAWZIA ZOUARI, Par le fil je t’ai cousue, Plon, 368 pages, 19 €. l’émancipation, libérée du joug coutumier. Un parcours semé d’embûches et un récit nourri de l’itinéraire de son auteure. Récompensée par le Prix des cinq continents de la francophonie en 2016, pour Le Corps de ma mère, la romancière et journaliste franco-tunisienne n’a pas fini de bâtir une œuvre plurielle où prône une révolution des mentalités. ■ C.F.
HISTOIRE
Volte-face
Le destin chaotique d’une « auxiliaire de vie », des entrailles d’une Guinée enfiévrée à Paris. DANS UNE LANGUE crue et imagée, l’auteur du Roi de Kahel, prix Renaudot 2008, exhume tout un pan du passé tyrannique de la Guinée, du temps de la dictature d’Ahmed Sékou Touré, premier président de la République, de l’indépendance, en 1958, jusqu’à sa mort, en 1984. C’est dans ce climat de terreur, où la jeunesse et l’intelligentsia du pays sont torturées et décimées au camp d’internement militaire Boiro, l’« Auschwitz des Guinéens », selon les termes de l’écrivain militant Tierno Monénembo,
TIERNO MONÉNEMBO, Saharienne Indigo, Seuil, 336 pages, 20 €. que l’héroïne de son dernier roman voit le jour, commet l’irréparable, mène une vie d’errance, s’exile. Des années plus tard, elle rencontre à Paris une curieuse diseuse de bonne aventure, retisse son histoire, au fil de souvenirs enfouis, de révélations. « Au tout début, je ne m’appelais pas comme ça : Véronique Bangoura. J’avais un tout autre nom, une tout autre gueule, un tout autre présage. » Un récit haletant. ■ C.F.
AFRIQUE MAGAZINE
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DR (3)
DE JOUR EN JOUR Le deuxième volet de la trilogie
ROMAN
« JE SAURAIS des années plus tard combien je me trompais sur le paradis, plus que sur l’enfer. Le paradis est un vrai lupanar pour les hommes. Et pour nous, les filles, un harem sans plaisir. » Dans la campagne tunisienne des années 1960, une petite fille née dans une famille traditionnelle est destinée à vivre analphabète, voilée, coupée de tout plaisir charnel. Mais avec l’élection de Bourguiba, le départ des colons français, l’école obligatoire pour les filles, la voilà sur le chemin de
ALEWYA PORTRAIT
UNE VOIX ENVOÛTANTE Elle cumule les casquettes, mais n’en perd pas pour autant de la profondeur. ENTRE ARTS PLASTIQUES ET MUSIQUE, elle a trouvé son langage.
SA MÈRE EST ÉTHIOPIENNE, son père égyptien – mais élevé au Soudan. Elle, Alewya, est née en Arabie saoudite, avant de suivre sa famille à Londres. Elle grandit dans un melting-pot de musiques tant profanes que religieuses, se passionne très tôt pour Eldridge Cleaver, Haruki Murakami, Audre Lorde, Queen Afua, Mulatu Astatke… Ses propres moyens d’expression ? La guitare, la peinture et la sculpture. Pour gagner de l’argent, elle devient mannequin, soutenue par Cara Delevingne. À 27 ans, son heure (de gloire) est venue. Le premier single d’Alewya, « Sweating », sorti en plein confinement de 2020, a été streamé plus de 4 millions de fois. Elle a ensuite enfoncé le clou avec « Jagna » (« combattant » en amharique) et « Spirit X ». À l’image de la scène londonienne qui l’a vue grandir, elle mêle sans scrupule les sonorités africaines et occidentales, triture son chant avec des machines, invoque ses ancêtres comme le pouvoir du dancefloor. Une guerrière est née ! ■ S.R.
DR (2)
ALEWYA, Panther In Mode, Because. AFRIQUE MAGAZINE
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ON EN PARLE
Rabah Naït Oufella joue le rôle de Karim D., dont la promotion du premier roman est court-circuitée par l’exhumation de vieux messages postés en ligne.
CINÉMA
LA DISGRÂCE
IL Y A TOUT JUSTE CINQ ANS, éclatait en France l’affaire Mehdi Meklat. Ce jeune homme de la région parisienne (mère algérienne, père originaire de l’ouest de la France) était porté aux nues par de nombreux journaux comme le contre-exemple de ce qu’on attendait du « jeune de banlieue » en France. Écrivain et journaliste, chroniqueur radio et télé en vue (avec son alter ego Badrou), il avait fait la couverture de plusieurs magazines, jusqu’à poser avec Christiane Taubira au début de 2017, quelques jours avant que ne ressurgissent des tweets racistes, homophobes, antisémites, sexistes, etc., balancés sous pseudonyme quelques années auparavant, s’étant inventé un personnage écrivant les énormités les plus abjectes… Un second degré lâché sans précaution (et pris au pied de la lettre). Le cinéaste Laurent Cantet (Palme d’or à Cannes en 2008 pour Entre les murs et très engagé pour la diversité et les sans-papiers) a choisi de s’inspirer de cette histoire en changeant les noms (mariant Stallone et Rimbaud pour le pseudo). Il va jusqu’à réinventer des messages haineux 14
incrustés à l’image, pour mieux souligner le malaise. En quarante-huit heures, c’est la chute de Karim D. (incarné par Rabah Naït Oufella, d’une grande justesse) qui, en pleine promotion de son premier roman, très bien accueilli, voit ressurgir ce personnage d’Arthur Rambo. Le film raconte la réaction du petit monde intellectuel et médiatique parisien, mais aussi de ses amis qui, dans tous les milieux, se sentent trahis. Jusqu’à sa mère, qui élève seule ses enfants comme elle peut, loin du bled, mais avec des principes moraux bien ancrés (un thème développé avec plus de réalisme dans Bonne mère, de Hafsia Herzi, il y a quelques mois). Le récit de la chute est rondement mené et pose bien des questions, mais sans trancher : cette fable édifiante aurait mérité une morale plus évidente, à défaut de pouvoir résoudre le mystère du comportement de son héros. ■ Jean-Marie Chazeau ARTHUR RAMBO (France), de Laurent Cantet. Avec Rabah Naït Oufella, Sofian Khammes, Bilel Chegrani. En salles. AFRIQUE MAGAZINE
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CÉLINE NIESZAWER - DR
Un jeune écrivain porté aux nues à Paris est rattrapé par d’anciens tweets haineux écrits sous pseudo. INSPIRÉ DE LA CHUTE RÉELLE d’un ex-chouchou des médias français.
EXPOSITION
Nouveaux horizons
Panorama lumineux sur les ARTS TRADITIONNELS DU BANDUNDU, ancienne province de la République démocratique du Congo, au musée du quai Branly. « LA PART DE L’OMBRE : SCULPTURES DU SUD-OUEST DU CONGO »,
CLAUDE GERMAIN/MUSÉE DU QUAI BRANLY-JACQUES CHIRAC - DR (3)
musée du quai Branly, Paris (France), jusqu’au 10 avril. quaibranly.fr
UN DOUBLE REGARD, ethnographique et esthétique. L’intention de la nouvelle À gauche un pendentif représentant une figure féminine. exposition du musée du quai Branly, Ci-dessus, un appui-nuque utilisé pour le sommeil. orchestrée par Julien Volper, conservateur à l’AfricaMuseum de une extraordinaire variété de statues, de Tervuren (Belgique), est de lever le voile sur masques et autres objets usuels de la région. la région du sud-ouest du Congo, peu connue dans le domaine artistique. Un vaste territoire Bois, pigments, fibres végétales, peaux tannées, plumes donnent ainsi forme à regroupant les provinces actuelles du une exceptionnelle production artistique Kwango, du Kwilu, du Mai-Ndombe et de traditionnelle. Des rites d’initiation masculine Kinshasa, où plusieurs dizaines de peuples cohabitent, soit une population de 28 millions aux objets de la vie quotidienne, chaque pièce d’habitants. Au travers de plus de 160 œuvres, témoigne d’un usage, d’une histoire, de ses inconnues. Et de zones d’ombre, dont couvrant dans leur grande majorité une on aimerait aussi connaître les arcanes période allant de 1875 à 1950, et pour la du voyage de ces objets jusqu’à nous. ■ C.F. plupart jamais exposées, le parcours explore AFRIQUE MAGAZINE
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Plus de 160 œuvres, réalisées entre 1875 et 1950, sont exposées, pour la plupart, pour la première fois.
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ON EN PARLE
I N AU G U R AT I O N
DE L’OMBRE À LA LUMIÈRE
SALLES VOÛTÉES, arches de pierre et couleurs vives, la geôle tangéroise édifiée au XVIIe siècle et active jusqu’au début des années 1970 refait peau neuve et rend hommage à l’art contemporain marocain. « Un lieu de désespoir devenu un lieu d’espoir », selon les termes du président de la Fondation nationale des musées, Mehdi Qotbi. L’exposition inaugurale « L’École du Nord » donne la parole aux artistes du nord du royaume, tels Mohamed Chabâa, Saad Ben Cheffaj, Meki Megara ou encore Abdelkrim Ouazzani. Issus de la même génération, ces plasticiens sont parmi les premiers à avoir étudié à la prestigieuse école des Beaux-Arts de Tétouan. Leur créativité est à l’origine d’un vivier d’émulation artistique dès la seconde moitié du XXe siècle. À l’aune du brassage culturel de Tanger, ville mythique et chargée d’histoire, aux portes de l’Afrique et de l’Europe. Longtemps capitale culturelle, celle-ci a attiré et inspiré de nombreux artistes étrangers, d’Eugène Delacroix à Henri Matisse, en passant par les écrivains Jean Genet ou Paul Bowles. Une synergie expansive. ■ C.F. « L’ÉCOLE DU NORD », Musée de la Kasbah, espace
Les jardins du musée.
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d’art contemporain, Tanger (Maroc), jusqu’à fin juin. AFRIQUE MAGAZINE
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À Tanger, l’ancienne PRISON DE LA KASBAH se métamorphose en musée d’art contemporain.
C O N S É C R AT I O N
Abdulrazak Gurnah
Les écueils de la nature humaine À 72 ans, le Tanzanien exilé au Royaume-Uni depuis plus d’un demi-siècle a reçu le PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE pour ses récits sur l’immigration et la colonisation.
MATT WRITTLE/EYEVINE/BUREAU233 - DR (2)
SALUÉ PAR LE JURY du plus prestigieux des prix littéraires pour « son attachement à la vérité et son aversion pour la simplification » en décembre dernier, le cinquième écrivain africain consacré par l’Académie suédoise – après Nadine Gordimer et J.M. Coetzee, Naguib Mahfouz et Wole Soyinka – n’a pas attendu pour s’en faire le chantre dans la vie civile. Dès le lendemain de la remise officielle de sa médaille, il a dénoncé le caractère « inhumain » de la réponse des gouvernements britannique et français aux migrants qui traversent la Manche pour se rendre au Royaume-Uni au péril de leur vie. Né en 1948 à Zanzibar, Abdulrazak Gurnah s’est lui-même réfugié en Angleterre à l’âge de 18 ans, après l’indépendance de l’ancien protectorat britannique, à un moment où la communauté arabe était persécutée. C’est dans ce pays, dont il a par la suite acquis la nationalité, qu’il obtient son doctorat, devient un spécialiste des études postcoloniales, publie des articles sur des figures de l’ex-Empire britannique, enseigne la littérature à l’université du Kent jusqu’à sa retraite. Son premier ouvrage, Memory of Departure, paraît en 1987. Inspiré par ses souvenirs, les effets du colonialisme et son expérience du déracinement, de l’exil, il a écrit 10 romans, dont trois ont été traduits en français (Adieu Zanzibar, ainsi que Paradis et Près de la mer, qui sont tous deux réédités pour l’occasion), et plusieurs nouvelles. Son dernier livre, Afterlives, explore les ravages du colonialisme allemand dans le Tanganyika, la future Tanzanie. Il paraîtra en France au printemps. Son œuvre est dense et profonde. Elle sonde avec conviction le destin des réfugiés, écartelés entre cultures et continents. ■ C.F. ABDULRAZAK GURNAH, Paradis, Denoël, 288 pages, 20 € / Près de la mer, Denoël,
384 pages, 22 €. AFRIQUE MAGAZINE
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ON EN PARLE Ci-contre, une entrave de cou, et un exemplaire du Code noir de Colbert.
Ci-dessous, le plan du navire négrier La Marie-Séraphique.
MÉMOIRE
SANS FAUXSEMBLANTS
DIX ANS APRÈS l’inauguration du Mémorial de l’abolition de l’esclavage, au bord de la Loire, le Musée d’histoire de Nantes propose d’interroger ses collections sous un nouvel angle. En levant le voile sur la mémoire invisibilisée des victimes du système colonial, l’exposition sensible et immersive proposée entre les murs du château des ducs de Bretagne questionne la complexité d’une ville au passé négrier et esclavagiste. Nantes aurait en effet drainé plus de 40 % du commerce humain dans l’Hexagone, du XVIIe au XIXe siècle. Soit, au total, près de 600 000 esclaves transportés du principal port négrier de France vers les colonies outreAtlantique. C’est d’ailleurs à la traversée de ce vaste océan, ce « gouffre », évoqué par le poète et philosophe martiniquais Édouard Glissant, que le titre de l’exposition, « L’Abîme », fait référence. Un abîme qui se fait aussi l’écho de l’actualité : migrations contemporaines, réseaux de l’esclavage moderne, nouvelles formes de racisme. Vertigineux. ■ C.F. « L’ABÎME : NANTES DANS LA TRAITE ATLANTIQUE ET L’ESCLAVAGE COLONIAL, 1707-1830 », Musée
d’histoire de Nantes (France), jusqu’au 19 juin.
chateaunantes.fr
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DAVID GALLARD/LVAN - DR - CHÂTEAU DES DUCS DE BRETAGNE - DAVID GALLARD/LVAN
L’histoire de la TRAITE ATLANTIQUE NANTAISE et de l’esclavage colonial dans une exposition vertigineuse.
INTE RVIEW
DÉBORAH LUKUMUENA Divin espoir
Depuis que les Césars ont sacré sa formidable prestation dans Divines, le cinéma se l’arrache. Interview d’une actrice sur laquelle on doit désormais compter.
ELLE A BAIGNÉ dans une double culture, entre musique, plats typiques congolais et littérature classique française. Après des études de lettres, Déborah Lukumuena se lance par hasard dans le cinéma. Et décroche presque aussitôt un César du meilleur espoir pour sa prestation dans Divines, de Houda Benyamina. Elle donnera la réplique à Gérard Depardieu dans Robuste, de Constance Meyer (sortie le 2 mars), et partagera l’affiche d’Entre les vagues, d’Anaïs Volpé (en salles le 16 mars), avec une autre promesse du 7e art français, Souheila Yacoub. Prochaine étape ? Un film anglo-saxon.
susurrent des choses à l’oreille, qu’ils me fassent évoluer. Alma, dans Entre les vagues, m’a le plus éprouvée émotionnellement. C’est une personnalité très puissante.
AM : En quoi vos racines africaines comptent-elles pour vous ? Déborah Lukumuena : Ma mère, qui nous a élevés seule,
Vous qui avez un rapport très fort au verbe, envisagez-vous d’écrire pour le cinéma ?
n’a jamais pu se défaire de sa culture, même si cela fait trente-cinq ans qu’elle vit en France. Pour elle, c’était important de ne pas oublier ses racines. Elle nous parlait en lingala, et cela va de soi que j’en garde tous les principes qui m’ont été inculqués. Ils me permettent d’avancer sereinement vers la jeune femme que je suis, que je pense être et que je veux devenir.
FRÉDÉRIC STUCIN/PASCO - DHARAMSALA
Quel rapport entretenez-vous avec le Congo ?
Que vous a apporté le conservatoire, que vous avez intégré après le succès de Divines ?
Avant, je n’articulais pas assez. Je ne connaissais pas Tchekhov. Je n’avais pas joué Phèdre ni Les Fourberies de Scapin. Et j’avais des préjugés sur Marivaux. J’ai eu la chance d’apprendre ces perles du répertoire français. Ce sont les meilleures conditions pour pratiquer ce métier.
Oui, j’ai écrit un premier court-métrage, que l’on tournera bientôt. C’est quelque chose que j’ai toujours voulu essayer. Ce que m’a confirmé la réalisatrice de Robuste, Constance Meyer, lorsqu’elle m’a prise à part sur le tournage pour me dire que j’étais trop sévère avec moi-même. Et que je devais passer par la mise en scène pour comprendre qu’il fallait être plus tolérante.
En 2019, vous avez joué au théâtre une adaptation d’Anguille sous roche, d’Ali Dans Robuste, de Constance Meyer, Zamir. Là aussi, vous étiez trop avec Gérard Depardieu. exigeante envers vous-même ?
J’y suis allée pendant un mois quand j’avais 6 ans. De ce séjour, je me souviens d’avoir piqué de l’argent à ma mère, d’être entrée dans une petite boulangerie pour acheter des chewing-gums très sucrés. De m’être cachée pour manger un bout de viande de dindon que ma mère m’interdisait de manger. D’être allée au zoo et de m’être fait mordre par un singe… Bref, beaucoup d’aventures. Je n’y suis pas retournée depuis, mais c’est un vrai projet d’y aller à nouveau.
Je faisais des ulcères d’angoisse à chaque fois que je montais sur scène. J’étais seule pour la première fois. Pas l’exercice le plus facile… Le théâtre, c’est le lieu de la formation et de l’humilité ultime : on travaille sur son endurance. Quand je suis sur un plateau, je sens toutes les fondations que le théâtre m’a apportées. Sur les planches, il faut continuer, même si on bafouille, et donc désacraliser l’erreur.
Comment avez-vous abordé le métier de comédienne ?
J’essaie. Je suis prête à vivre de nouvelles histoires et de nouvelles propositions. J’ai fait la liste de ce que je voulais travailler sur moi et de ce que je veux embrasser. Je n’y suis pas encore. Mais quand on a une longue route à faire, c’est toujours rassurant de savoir que le GPS, lui, sait ! ■ Propos recueillis par Sophie Rosemont
Par l’analyse des textes que j’étudiais en fac de lettres, j’avais une approche théorique, poétique. En devenant comédienne, je suis passé de l’autre côté de l’usage de la langue. Je veux être la première spectatrice de mes personnages. J’aime qu’ils me AFRIQUE MAGAZINE
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Vous avez 27 ans. Vous êtes confiante en l’avenir ?
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ÉCLECTIQUE
UÈLE LAMORE OISEAU RARE
ANTOINE DE TAPOL - DR
Ayant partagé sa vie entre France et États-Unis, cette CHEFFE D’ORCHESTRE ET MUSICIENNE d’origine centrafricaine livre un premier album instrumental d’une rare expressivité. C’EST À L’ÂGE DE 6 ANS que Uèle Lamore, née d’une mère styliste centrafricaine et d’un père artiste américain, a commencé à faire de la musique. D’abord de la guitare : « Je voulais vraiment faire de l’électrique, mais pour une raison inconnue, on préconise de faire commencer par la guitare classique… Ce qui est un non-sens, vu que ce ne sont pas du tout les mêmes instruments ! Je me suis ennuyée et j’ai vite décroché pour passer à l’électrique, surtout apprise en jouant dans des groupes. » Devenue lycéenne, elle enchaîne les petits boulots pour s’acheter son premier ordinateur avec logiciel de production. Elle part étudier la musique en Californie puis à Boston – au Berklee College of Music, excusez du peu. « J’étais en burn-out de la guitare et j’ai décidé d’étudier la musique classique pour apprendre des choses nouvelles. C’était très rafraîchissant pour moi, AFRIQUE MAGAZINE
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et j’ai appris plein de techniques de composition classique. En même temps, j’ai fait une deuxième spécialité en direction orchestrale. Ça m’a apporté beaucoup de technique, de rigueur et de savoir-faire. Quand je suis repassée sur mes synthétiseurs, je voyais les choses très différemment. » Avant de sortir son premier album, Loom, aux sonorités hybrides et singulières, Uèle Lamore a composé la bande originale du documentaire d’Aïssa Maïga, Marcher sur l’eau. « Aïssa est une réalisatrice superdouée qui sait ce qu’elle veut, dotée d’une vraie signature artistique, s’enthousiasme Uèle. Elle m’a aussi poussée à explorer et élargir le champ des possibles, à rechercher la juste intention, tout en me laissant beaucoup de libertés. » Avec Loom, Uèle a façonné « un disque accessible à tous, mais qui propose en même temps des choses différentes, sans me poser de questions de limitations de son,
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UÈLE LAMORE, Loom,
XXIM Records/Sony Music Masterworks.
de style ou de genre ». Entre effluves funk, jazz et ambient, l’électronique épouse l’organique : « Du moment que l’on est honnête artistiquement et que l’on ne cherche pas à impressionner ou imiter des tendances, tous les choix et mélanges sont bons et doivent être encouragés. » On approuve. ■ S.R 21
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DESIGN
DES MONTRES AFROCENTRIQUES
TRÈS COLORÉE, la marque kenyane Sued plaira aux jeunes gens modernes.
Susan Mueni, à l’origine du projet.
DR (3) - MOKAH STUDIOS
Ci-contre, une pièce de la collection « Ngozi » et une autre de la ligne « Nomad » (à l’extrême droite).
LANCÉE AU KENYA en 2015, Sued est une marque de montres inspirées par les cultures africaines, fabriquées sur le continent à partir de matériaux locaux. Susan Mueni, créatrice trentenaire, collectionneuse et passionnée de montres depuis l’enfance, est à l’origine de ce projet. L’idée lui est venue lorsqu’un jour, elle a modifié quelques bracelets pour en faire des accessoires adaptés à son style afrocentrique. Le résultat était si réussi que ses amis se sont aussitôt arraché ses créations. Quelques années plus tard, elle figurera même parmi les finalistes d’une émission de télévision consacrée aux nouveaux entrepreneurs. Aujourd’hui, Sued propose six collections de pièces personnalisables et uniques : en peau de serpent sénégalaise pour la ligne « Dakar », en cuir ou en peau de vache achetée à des communautés d’Afrique de l’Est pour les collections baptisées « Ngozi » et « Minimalist », ou bien encore avec des motifs en perles colorées inspirés par la culture masaï pour la ligne « Nomad ». Chaque montre, qu’elle soit accompagnée d’un bracelet ou enchâssée dans une manchette, est proposée à un prix accessible. ■ L.N. suedwatches.com
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D O C U M E N TA I R E
LES PETITS POUCETS DU RÉCHAUFFEMENT
De la Savoie au Burkina Faso, des écoliers réfléchissent à des solutions pour PROTÉGER LA PLANÈTE, caméra au poing. UNE MICRO-EXPÉRIENCE : c’est ainsi que le documentariste français Pierre Beccu présente son film, fruit du travail collaboratif effectué avec des élèves, proches et enseignants d’établissements scolaires en France (jusque sur l’île de la Réunion), en Espagne, à Madagascar et au Burkina Faso. Une ambition à la fois modeste et grande : illustrer par l’exemple les questionnements d’enfants et d’ados sur l’avenir de la planète et les solutions déjà mises en pratique non loin de chez eux (permaculture, maisons en terre, serres photovoltaïques, retraitement des déchets…). Avec, pour guide, la comédienne et autrice franco-burkinabée Roukiata Ouedraogo, la musique
L’avenir de la Terre en question par des enfants dans le film de Pierre Beccu.
GRAINES D’ESPOIR (France), de Pierre Beccu. Avec Roukiata Ouedraogo. En salles.
de Matthieu Chedid, et des rencontres avec feu Pierre Rabhi. Le résultat est joyeux et pertinent, les enfants apprennent en même temps à faire un film. C’est également un aperçu de méthodes d’apprentissage différentes, avec un accent mis sur les pédagogies alternatives où règnent la responsabilisation et la bienveillance, plutôt que la contrainte et la concurrence. Parmi les séquences les plus fortes, celle où une classe de CM2, près de Grenoble, dialogue en visioconférence avec des écoliers à Ouagadougou, se découvrant plus de points communs qu’ils ne l’imaginaient. Même si à Ouaga, comme on le voit à l’image, ils sont 84 dans la même classe. ■ J.-M.C.
F E S T I VA L
Rugissante «tigritude»
Plus de 100 longs-métrages, de 1956 à 2021, provenant de 40 pays, sont à l’honneur dans ce cycle cinématographique.
MELANIE MORAND - DR (2)
« LE TIGRE NE PROCLAME PAS SA TIGRITUDE, il bondit sur sa proie et la dévore », déclarait l’écrivain nigérian Wole Soyinka en réponse à la négritude revendiquée par Senghor, Damas et Césaire. Ce terme conquérant a été choisi comme oriflamme d’un roboratif cycle à Paris de 115 films panafricains tournés de 1956 à 2021, ponctué de rencontres et de débats. Commencé à la mi-janvier avec la version restaurée de Muna Moto (L’Enfant de l’autre), du Camerounais Jean-Pierre Dikongué-Pipa (Étalon d’or du Fespaco en 1976), le programme se poursuit jusqu’à la fin de ce mois avec des productions (tous genres et formats) de 40 pays, diasporas comprises. Certains films seront repris dans quelques semaines au Burkina Faso (au Ciné Guimbi de Bobo Dioulasso, et en itinérance dans la région avec Cinomade). ■ J.-M.C. « TIGRITUDES », Forum des images, Paris (France), jusqu’au 27 février. tigritudes.com AFRIQUE MAGAZINE
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RETOUR VERS LE FUTUR À BEYROUTH Quand le PASSÉ ADOLESCENT D’UNE LIBANAISE ressurgit
Les années 1980 au Liban, avec Maïa (Manal Issa, à gauche).
d’un carton : une évocation de la guerre civile… emballante ! À MONTRÉAL, une mère de famille libanaise reçoit un gros colis envoyé de Beyrouth… À l’intérieur, le choc : des dizaines de cahiers, de photos, de cassettes, témoins de son adolescence dans les années 1980, en pleine guerre civile. Des souvenirs enfouis pendant plus de trente ans, qu’elle ne veut toujours pas raconter à sa fille Alex, qui va les découvrir en cachette. Et nous avec elle, par épisodes, comme dans une série télé, à partir de documents authentiques, ceux de la coréalisatrice, qui a vécu cette époque sous les bombes à Beyrouth et fabriqué de vraies-fausses archives : carnets,
images super 8, cassettes audio, collages, tout un artisanat habilement incorporé au récit. C’est vivant, chaleureux, esthétique, et émouvant : le plus solaire sans doute des films du talentueux couple de cinéastes et plasticiens libanais, qui avait emmené Catherine Deneuve à la frontière libano-israélienne (Je veux voir, en 2008) ou raconté l’aventure spatiale libanaise (The Lebanese Rocket Society, en 2013). ■ J.-M.C. MEMORY BOX (France-Liban-Canada), de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Avec Rim Turki, Manal Issa. En salles.
TRADITIONS
Sowal Diabi, ping-pong culturel Faire sonner les musiques orientales et ouest-africaines : un joli challenge accompli par ce collectif multinational.
SOWAL ? « Question » en persan. Diabi ? « Réponse » en bambara. Sowal Diabi, donc, joli nom paraphrasant un ping-pong culturel et incarnant un collectif de musiciens émérites : la chanteuse malienne Mamani Keïta, hypnotique griotte, la joueuse de luth târ Sogol Mirzaei, le tablaïste afghan Siar Hashimi, le chanteur kurde Rusan Filiztek, la chanteuse iranienne Aïda Nosrat, ainsi que le groupe de jazz hybride Arat Kilo (qui a déjà collaboré avec Mulatu Astatke et Rokia Traoré). Tous ont connu l’exil, la séparation, l’éloignement… mais aussi la promiscuité que cela peut créer entre ceux qui savent ce qu’est d’être loin de chez eux. Né sur scène, nourri d’une osmose tant orchestrale qu’émotionnelle, ce qui s’entend sur les 14 pistes de ce disque nommé en référence à une trajectoire imaginaire et, cependant, quasi palpable : De Kaboul à Bamako. En concert le 18 février au Trianon, à Paris. ■ S.R. 24
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SOWAL DIABI, De Kaboul à Bamako, Accords
croisés/[PIAS].
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DRAME
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RY T H M E S
Lúcia de Carvalho, nomade lumineuse
FRANK LORIOUX - DR
Percussif et mélodique, joyeux et contemplatif, le NOUVEL ALBUM de la chanteuse joue de la richesse de ses origines.
ELLE EN A VU DU PAYS. Née à Luanda, Lúcia de Carvalho suit sa mère et ses sœurs aînées au Portugal lorsque la guerre éclate en Angola. À 12 ans, elle est accueillie par une famille alsacienne, dans le village de Meistratzheim… où passe un jour le groupe Som Brasil. Le portugais, la chaleur des rythmiques, la poésie des mélodies, tout lui (re)vient, comme une évidence. Depuis la fin des années 2000, Lúcia cultive une musique nomade, à la fois tournée vers l’avenir et nostalgique, énergique et tendre. Dans son nouvel album, Pwanga, où elle invite d’autres interprètes, tels Chico César et Anna Tréa, elle chante la joie de vivre dans un monde qui permet encore de traverser les frontières, tant géographiques que musicales. En guise de conclusion, la superbe acoustique minimale, et sous influence gospel, de « Happiness ». ■ S.R. AFRIQUE MAGAZINE
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LÚCIA DE CARVALHO, Pwanga, Zamora/ Association Kuzola.
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Ci-dessus, quelques mets proposés au Layu Café (ci-contre), à Dakar.
Ci-dessous, Okani, à Libreville, propose d’emporter ou de consommer en terrasse des apéros et des repas.
SPOTS
CAFÉ, BOUTIQUE, OU LES DEUX ? LE CONCEPT DU CAFÉ-BOUTIQUE a désormais ses adeptes sur le continent, où chacun le décline à sa façon. Ainsi, à Dakar, se trouve le Layu Café, créé par Madji Sock en 2013 – à l’origine, une boutique proposant des produits d’Afrique de l’Ouest. Cette activité a été mise entre parenthèses en raison de la pandémie de Covid-19. Mais l’on peut toujours siroter sur place des boissons, boire un café, ou encore se laisser tenter par les beignets thiopatis. Le thiakry (à base de couscous de mil et de lait caillé), les samossas ainsi qu’une sauce spéciale de couleur verte, dont la recette maison est gardée secrète, attirent chaque jour les gourmets. Chez Okani, ouvert en 2019 à Libreville, Manoël Soledad Berre, franco-gabonais, propose depuis un an des apéros 26
et repas « prêts à manger », à emporter ou à consommer en terrasse. Ici, on achète du made in Africa, à partir du rayon beauté. À cela s’ajoutent l’épicerie fine, un espace culture et un coin maison. Cerise sur le gâteau, l’équipe d’Okani s’est mise aux fourneaux. Chaque semaine, la carte prévoit un plat africain, comme le thiep ou les gombos avec poisson fumé, et un plat « européen », assaisonné avec des épices locales, comme le pèbè ou l’ésese. Le dimanche, c’est le jour du bouillon fait maison, une tradition au Gabon. Et en fin de repas, rien de mieux qu’une glace à base de fruits : du 100 % local et naturel, à retrouver en boutique. ■ L.N. Comptes Instagram : @ilovelayu/@okani.conceptstore AFRIQUE MAGAZINE
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À Dakar ou à Libreville, les CONCEPT STORES aiment mélanger les genres.
Une maison entre les arbres ARCHI
La NATURE EST AU CENTRE de l’approche expérimentale du jeune collectif sud-africain Frankie Pappas.
FRANKIE PAPPAS
COLLECTIF D’ARCHITECTES créé à Johannesbourg en 2019, Frankie Pappas s’est fait remarquer avec des projets de résidences expérimentales et écoresponsables. Par exemple, avec la Maison de la grande arche, construite entre autres avec des briques rugueuses, au cœur d’une forêt sauvage et protégée, dans la région montagneuse du Waterberg. Une tour de 12 mètres sert de cheminée solaire, assurant la ventilation des trois niveaux hors sol. Le bâtiment ne dépasse pas les 3,30 mètres de largeur car il a été conçu de telle manière qu’il n’y a pas eu besoin de couper le moindre arbre. La villa se fond dans le décor, au milieu des arbres. La toiture, sur laquelle poussent des plantes grasses, a été réalisée avec des matières premières locales et permet de récupérer de l’eau de pluie. À l’intérieur, tout est étudié pour profiter au mieux du microclimat de la forêt et minimiser les besoins énergétiques. Au premier étage se trouvent un salon, une salle à manger ensoleillée, une cuisine, une piscine, ainsi qu’une terrasse ombragée. Au rez-de-chaussée : un bureau et une bibliothèque. ■ L.N. frankiepappas.com
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PARCOURS
Bonga VOIX EMBLÉMATIQUE DU SEMBA ET DÉFENSEUR infatigable de la culture de son pays, le chanteur et musicien angolais signe un nouvel album chatoyant, Kintal da Banda. par Astrid Krivian
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e suis un résistant culturel », annonce Bonga. Sa chanson « Kúdia Kuetu » (« notre gastronomie », en kimbundu) célèbre l’art culinaire de l’Angola. Exilé depuis 1966, le chanteur, âgé de 79 ans, adore cuisiner le poulet muamba, accompagné de manioc, d’huile de palme, de gombos, qu’il trouve sur les marchés du Portugal, où il vit près de Lisbonne. Et sa recette d’un semba réussi, musique angolaise dont il est un ambassadeur depuis cinquante ans ? « Le semba, il faut le vivre. C’est le parent de la samba. C’est la manière de vivre d’un peuple, une harmonie qui accorde les uns avec les autres. » Sa voix rauque, éraillée, ses rythmes dansants, chaloupés ou nostalgiques, ses textes militants : des ingrédients qui font le succès et la longévité de sa carrière, composée d’une trentaine de disques et de quelque 400 chansons. Sur son dernier album, Kintal da Banda, il invoque les précieux enseignements transmis par les aînés au cours de sa jeunesse, à l’époque du joug colonial. « L’école nous apprenait l’histoire et la géographie portugaises, mais pas celles de notre pays, pourtant quatorze fois et demie plus grand que le Portugal ! Heureusement, nos anciens nous ont appris notre culture, notre histoire, notre philosophie, une résistance psychologique. » Né José Adelino Barceló de Carvalho en 1942, à Kipri, il se rebaptise par la suite Bonga Kuenda, « un nom en lien avec l’histoire des miens ». Joueur de dikanza, instrument de percussion, il fonde le groupe Kissueia, puisant dans les rythmes angolais, réprimés par les colons. « Ces musiques ne passaient pas à la radio. Nous étions un groupe de résistance. Nos textes appelaient à la responsabilisation des jeunes. Il fallait prendre conscience que notre pays ne nous appartenait pas, et passer à l’action. » Également athlète, il bat le record du 400 mètres, s’envole en 1966 pour le Portugal où il réitère l’exploit, au sein du club Benfica. Kintal Da Banda, Mais, en 1971, après l’arrestation de certains de ses amis indépendantistes à Luanda, il Lusafrica. est contraint de s’exiler aux Pays-Bas. Il y enregistre son premier album, Angola 72. « Ce disque révolutionnaire revendiquait l’indépendance, dénonçait les tortures, les prisons arbitraires, les massacres, les vols, les viols, commis par les colons. » Devenu célèbre, il est surveillé de très près par la police politique portugaise. « Je me suis réfugié en Belgique, en Allemagne, mais ils ne m’ont jamais attrapé. » L’ascension de sa carrière se poursuivra à Paris. Après l’indépendance en 1975, l’Angola sombre dans une guerre civile jusqu’en 2002. « Pourquoi et comment l’expliquer ? Je ne trouve pas de réponse. Toutes ces ventes d’armes pour que les Africains s’entre-tuent… Il fallait continuer dans la voie du progrès, de l’amitié, de concorde. » Aujourd’hui, révolté par la corruption des élites, les inégalités sociales, la déscolarisation des jeunes, le manque d’accès aux soins, il est « un œil, une voix, une musique critiques » à l’égard de sa terre natale, où chacun de ses concerts fait salle comble. « Il faut arrêter de copier les autres pays. Le peuple se fait avoir. Il n’a pas d’amis, seulement des gens intéressés, avides de profits, d’argent. Nous avons pourtant toutes les richesses possibles. Ayons le courage et la franchise de faire le bilan de nos erreurs. » ■
ALEX TOME
«Nos anciens nous ont appris notre histoire, notre philosophie, une résistance psychologique.»
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PAR EMMANUELLE PONTIÉ
DOM
BISOUS ET BUSINESS Qui connaît les origines de la fête de la Saint Valentin ? Plusieurs versions circulent, comme celle du pape Gélase 1er au Ve siècle, qui instaura une fête de l’amour spirituel la veille des très païennes Lupercales (en référence à Lupercus, dieu lié à la fécondité), ou bien celle du valentinage né dans l’aristocratie anglaise à la fin du Moyen-Âge, où une jeune fille était associée à un jeune homme le temps d’une journée. De nombreuses autres théories existent, mais surtout, aujourd’hui, qui s’en soucie ? Le 14 février, c’est le jour des amoureux. Point. Partout dans le monde. Et il est fêté avec une ferveur particulièrement assidue en Afrique. Les dames trépignent et attendent de plus en plus de leur mari, conjoint, amant, amoureux. Elles se jalousent entre rivales, comparent le prix des cadeaux récoltés. Un véritable casse-tête chinois pour les hommes volages qui collectionnent les conquêtes. Et surtout, une grosse pression financière pour tous. Car, enfin, le 14 février, c’est avant tout une joyeuse dictature mercantile ! Les restaurants, les hôtels, les bijoutiers, les chocolatiers, les fleuristes et les boutiques de tout poil font recette. La fête des bisous est devenue la plus lucrative dans le monde après Noël et le jour de l’an. Du coup, pour être à la hauteur aux yeux de leurs belles (puisque ce sont plutôt les dames qui reçoivent des cadeaux !), les messieurs s’endettent. Ils savent qu’ils seront jugés, la plupart du temps, sur le montant de leur présent. Rares sont celles qui se contentent d’une déclaration sur un banc public. À Abidjan, à Dakar, à Yaoundé ou à Libreville, le romantisme s’assortit aujourd’hui de monnaie sonnante et trébuchante. Les pubs chocs, les vitrines décorées de gros cœurs rouges et les menus gourmands aux mets aphrodisiaques poussent à la roue. Le business des roses, y compris en Afrique, du Kenya à l’Éthiopie, bat son plein en cette période. Même le petit Rwanda est entré dans la danse, en exportant à lui seul 43 000 kilos de roses durant la semaine du 8 février 2021 ! Alors, me direz-vous, en amour, on ne compte pas. Mais tout de même… se laisser bercer à ce point, et chaque année davantage, par les sirènes de la consommation à outrance devient peut-être, à terme, un tue-l’amour. La meilleure preuve de la sincérité des sentiments de votre dulcinée, messieurs, c’est peut-être de voir des étoiles dans ses yeux face à un simple message enflammé de votre part, assorti d’un petit cadeau symbolique ? Faites le test ! Sinon, vu que le 14 février tombe cette année un lundi, il paraît que les agences de voyages se frottent déjà les mains dans l’attente des réservations d’escapades surprises en amoureux pour les deux jours qui précèdent la fête… Une bonne Saint Valentin à tous ! ■ AFRIQUE MAGAZINE
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425 – FÉVRIER 2022
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