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Carlos Lopes « La réforme du système financier international est inévitable »
Depuis un an, la guerre en Ukraine impacte l’économie mondiale, sans épargner le continent. Après la pandémie, ce second choc externe démontre qu’il faut réformer les institutions, nous explique l’économiste bissau-guinéen, ex-secrétaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies (CEA) et professeur à l’université du Cap. propos recueillis par Cédric Gouverneur
AM : Ce mois-ci, la guerre en Ukraine entre dans sa deuxième année. Quels sont ses impacts sur l’économie africaine ?
Carlos Lopes : Les prévisions du FMI et de la Banque mondiale pour 2023 indiquent que le continent, malgré la crise, pourrait avoir une croissance au-dessus de la moyenne mondiale, aux alentours de 3,6-3,7 %. Ce qui, dans le contexte actuel, n’est pas négligeable. Cela étant, ces chiffres reflètent la compensation d’une période négative (crise sanitaire et conflit en Ukraine) et ne traduisent pas les difficultés vécues par les Africains. L’inflation est élevée, les prix des produits de consommation grimpent d’une façon faramineuse. Le continent importe pour environ 53 milliards de dollars de produits alimentaires par an. Or, la plupart des pays connaissent des problèmes de logistique. La période actuelle rappelle celle rencontrée au début de la pandémie, en 2020, lorsqu’il y a eu une perturbation de la chaîne logistique et de la disponibilité des cargos. De plus, avec la guerre en Ukraine, la plupart des investisseurs s’éloignent de l’Afrique pour préférer des environnements qui leur paraissent plus sûrs : l’accès au capital devient donc plus difficile. Ce qui a des conséquences sur les monnaies africaines, qui subissent une grande volatilité. L’année 2023 sera difficile. Dans ce contexte, le soutien international à l’Afrique s’est-il montré suffisant ?
Lors de la pandémie, le FMI a émis pour 33 milliards de dollars de droits de tirage spéciaux en faveur du continent. C’est considérable, bien au-delà de la moyenne habituelle de l’aide au développement. Mais les autres promesses formulées ne se sont pas concrétisées. La Chine et d’autres donateurs ont beaucoup promis, et peu réalisé. Les mesures annoncées d’annulations de dettes peuvent par exemple voir leurs effets positifs remis en cause par d’autres décisions. La Chine n’a annulé que des dettes difficiles à faire payer et qui ne représentaient pas des sommes importantes (environ 2 milliards de dollars au total). L’Afrique a surtout besoin de liquidités. Le prix des céréales a grimpé à cause du conflit. Comment mettre fin à cette vulnérabilité, et enfin construire la souveraineté alimentaire de l’Afrique ?
Elle ne peut connaître de souveraineté alimentaire sans une transformation structurelle, laquelle mettrait fin à cette économie centrée sur la simple exportation de matières premières – un modèle issu de la colonisation et qui expose à la volatilité des cours. Or, il n’est guère possible d’accroître la productivité sans une industrialisation mettant en place de véritables chaînes de valeurs : l’aide de 10 milliards de dollars reçue annuellement pour l’agriculture ne parvient pas à augmenter la productivité du secteur. Et le poids de l’économie informelle ne donne pas l’espace fiscal suffisant pour opérer les changements nécessaires. Le rôle de la spéculation est également dénoncé dans cette hausse des céréales ukrainiennes : connaît-on la proportion qui lui est imputable ? Comment la prévenir et la limiter ?
On ne connaît pas de façon précise le poids de la spéculation, mais on sait que les stocks de grains étaient significatifs avant le conflit : malgré cela, les prix ont grimpé, preuve du rôle de la spéculation. Pour contrer cette dernière, des mesures pourraient être mises en place. Tout dépend des régulateurs internationaux. Les pays européens se sont mis d’accord pour plafonner le prix du gaz. Il serait possible de faire de même pour les prix alimentaires. Mais remarquez qu’on ne le fait pas. Cela n’intéresse manifestement pas ceux qui ont le pouvoir de décision ! Justement, les facteurs externes pèsent sur les problèmes économiques africains : la hausse de la dette est en partie due à celle des taux directeurs de la Réserve fédérale pour juguler l’inflation américaine. Comment sortir du piège de la dette ?
Le système financier international a été ébranlé par la crise des subprimes en 2007-2008, puis par la pandémie, et désormais par la guerre en Ukraine. Nous avons atteint la limite de ce que les instruments actuels peuvent offrir pour soutenir l’économie d’un pays en difficulté. Par exemple, lors de la crise sanitaire, trois mesures ont été prises : la suspension temporaire du service de la dette du G20, le nouveau cadre commun pour la restructuration de la dette des pays en difficulté du G20 et du Club de Paris (dont les résultats se sont avérés bien en deçà des promesses), et les droits de tirage spéciaux du FMI. Mais ces mécanismes n’ont pas résolu le problème de l’accès des pays africains aux liquidités. La réforme du système financier international est inévitable : la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, l’a évoquée, tout comme l’envoyé spécial du président américain pour le climat, John Kerry, lors de la COP27 à Charm el-Cheikh. Le système actuel est né à Bretton Woods, en 1944, en réponse à une crise majeure. Nous en traversons justement une, et c’est dans de tels moments que naissent les grandes réformes. Je n’ai aucun doute que cette réforme aura lieu. Mais dans quelle direction cela nous mènera-t-il ? Tout dépendra des négociations. Quel premier bilan pour la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) ? Comment peut-elle se renforcer ?
Le nombre d’adhésions aux différents protocoles et de ratifications augmente significativement. Cependant, négocier un accord commercial d’une telle ampleur prend du temps. En Europe, élaborer un système tarifaire commun a demandé plus de dix ans ! La Zlecaf n’en est qu’à sa troisième année. Une grande négociation est en cours sur le commerce, les services, la propriété intellectuelle, le certificat d’origine [preuve qu’un produit exporté provient bien du pays exportateur, ndlr], les subventions à un produit qui pourrait inonder de façon déloyale le marché des voisins, etc. En 2020, on m’avait demandé quand l’on verrait les résultats palpables de la Zlecaf sur le quotidien des Africains, et j’avais répondu : « 2024. » Je fais aujourd’hui la même réponse. Dès l’an prochain, les résultats seront concrets. Elle va permettre de négocier d’un seul bloc. Les États-Unis étaient vent debout contre cette zone, mais désormais, ils se rendent compte que négocier avec un seul interlocuteur commun est plus pratique. ■