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omme nombre de mouvements artistiques, le slam nous vient d’Amérique : il a été « inventé » à Chicago, en 1984, par Marc Kelly Smith, toujours en vie. À l’époque, Smith cherche à promouvoir la poésie pour la rendre plus populaire. Une idée fait « tilt » et fonctionne immédiatement : il organise les premières compétitions entre poètes, avec des slogans comme « Rendre la poésie au peuple » ou « La poésie doit être aussi populaire que le foot ». Qui dit compétitions, dit règles : les candidats passent à tour de rôle devant un jury de cinq personnes, choisies au hasard dans le public, et doivent dire leur propre texte durant 3 minutes et 10 secondes, pas une de plus ! Le jury, lui, est chargé d’évaluer l’écriture et la performance du poète. Une future légende du slam émerge rapidement, Saul Williams, qui remporte de nombreuses compétitions. Contacté par l’industrie cinématographique, il coécrit Slam, qui est récompensé de la Caméra d’or, au Festival de Cannes 1998. La discipline artistique s’impose aux yeux du grand public… Et déborde, dès lors, des frontières des États-Unis.

Ce sont d’abord les Allemands qui embrayent, puis les francophones. En Côte d’Ivoire, c’est le comédien et metteur en scène camerounais, Binda N’Gazolo, qui va l’importer au tout début des années 2000. Impressionné par la pratique du nouchi (l’argot ivoirien), parlé à l’époque par les « gros bras » dans les quartiers populaires d’Abidjan, il entre en immersion à Abobo (l’une des communes les plus grandes et les plus pauvres de la ville) et constitue le premier collectif de slameurs, Vogo Soutra, qui signifie en nouchi « les vagabonds sauvés ». Et participera aux Jeux de la francophonie canadienne.

Mais c’est le collectif Au nom du slam, constitué en 2013 par Bee Joe, son premier président, qui fait décoller le style en Côte d’Ivoire. Si chacun de ses membres est laissé libre de poursuivre sa carrière solo à travers des concerts, disques, festivals sur le continent ou prestations privées, la règle veut qu’ils acceptent de se retrouver pour des spec- tacles ou activités communes afin de promouvoir leur talent. Leur grand événement est le Festival international de slam d’Abidjan (Babi Slam). Chaque année, le vainqueur de cette compétition, considéré comme le champion national, est invité à représenter le pays dans des rencontres internationales, notamment à la Coupe du monde. En 2022, Cheick Ahmed est d’ailleurs monté sur le podium en obtenant une belle troisième place. Cette année, c’est une femme, Bérénice Saraka, qui représentera pour la première fois la Côte d’Ivoire au championnat du monde, ainsi qu’à la Coupe d’Afrique et à la Coupe ouest-africaine de slam. Car les femmes performent aussi, qu’on se le dise ! Elles challengent avec efficacité les hommes qui sont à l’origine de la pratique dans le pays.

Aujourd’hui, cette discipline s’est structurée. Bee Joe a laissé sa casquette de président de collectif pour prendre la tête de la Fédération ivoirienne de slam. Cinq clubs (Au nom du slam, École des poètes, Poètes et slameurs de Port-Bouët, École des poètes de Bouaké, Club de San Pédro) et deux associations de l’université Félix Houphouët-Boigny rassemblent quelque 2 500 professionnels qui disent vivre convenablement de leur art, même si, souvent, des activités annexes sont nécessaires pour mettre du beurre dans les épinards.

Existe-t-il un slam ivoirien ? « Pas vraiment », répond Bee Joe. « Les Burkinabés, par exemple, peut-être à cause de la révolution sankariste, sont par tradition plus politiques que nous. » Mais pour le président de la fédération, « il y a autant de slams que de slameurs […]. Il n’y a pas de canevas immuable, chacun a son style et sa manière de scander ses textes ». Et de citer pêle-mêle quelques figures émergentes qui portent haut le slam en Côte d’Ivoire : Amee Slam, Lyne Des Mots, L’Étudiant, Kapegik, ou encore Hélène Beket.

Certains s’expriment en « français courant », d’autre essentiellement en nouchi. Mais ce qui les rassemble tous, c’est l’amour des mots et des émotions qu’ils sont capables de transmettre au public. L’art du slam est né en Côte d’Ivoire à la même époque que le mouvement zouglou, et comme lui, il aborde souvent les questions sociales, les galères et les peines de la vie dans les quartiers. Sa valeur ajoutée réside dans le soin méticuleux que chaque slameur met à choisir ses mots, à écrire ses textes, et à déclencher ainsi, pour lui-même d’abord, et pour ceux qui l’écoutent ensuite, des émotions fortes. Tous se souviennent d’où vient leur art. S’ils ne se prétendent pas poètes, ils gardent de la poésie la recherche du mot juste, du rythme et de l’émotion. « On ne cherche pas seulement le beau, on cherche le cœur », confie Bee Joe. ■

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