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Mamadou Diouf « La culture doit guider le politique »

L’historien sénégalais est le commissaire de l’exposition « Senghor et les arts : Réinventer l’universel » au musée du quai Branly. Elle rend hommage au « poète-président », qui a joué un rôle central dans la promotion des arts du continent. propos recueillis par Astrid Krivian

Professeur d’études africaines et d’histoire à l’université Columbia, à New York, auteur de plusieurs ouvrages sur son pays, l’historien sénégalais est l’un des commissaires de l’exposition « Senghor et les arts : Réinventer l’universel » au Quai Branly, jusqu’au 19 novembre. Celle-ci met en lumière la politique culturelle menée par Léopold Sédar Senghor pendant sa présidence du Sénégal, de l’indépendance du pays, en 1960, à 1980. Cofondateur et penseur du mouvement de la négritude, promoteur de la francophonie, le « poète-président » plaçait la culture « au début et à la fin du développement ». Celle-ci devait contribuer à bâtir une civilisation universelle à travers les échanges, le métissage, la reconnaissance de la diversité humaine. Parmi ses nombreuses réalisations dans les arts, on peut citer l’organisation du Festival mondial des arts nègres, à Dakar, la création de l’école de danse Mudra-Afrique, les Manufactures sénégalaises des arts décoratifs, à Thiès… Mamadou Diouf livre ici son analyse sur les actions culturelles de Senghor, sa conception des arts, son héritage dans le pays et son apport à des questions contemporaines.

AM : Quel est le sens de cette exposition sur l’action culturelle de Senghor ?

Mamadou Diouf : Présenter son travail permet de mieux comprendre le personnage, beaucoup plus analysé sur le plan politique que sur son apport culturel et littéraire. L’exposition revisite ses interventions et sa contribution à deux discussions très actuelles : celle sur les arts et l’esthétique, et celle sur l’universel. Senghor a toujours défendu l’idée qu’une nation refermée sur la terre et le sang, attachée à des idées antiques et primaires, efface le vecteur principal des civilisations humaines et universelles : le métissage, les transactions, « le rendez-vous du donner et du recevoir », pour citer son ami Aimé Césaire. Aujourd’hui, dans nos sociétés, chacun défend son territoire, les frontières sont fermées, et le multiculturalisme est refusé. Pour Senghor, l’échange entre des civilisations différentes, la reconnaissance de la diversité créent la condition humaine, comme il l’appelle. Une culture universelle est le produit de toutes les cultures, et non plus une universalité kidnappée par l’Occident. L’universalisme défendu par les Lumières est très abstrait et eurocentré, et relève de la raison, autoritaire, qui soumet, détruit, refuse la transaction. Senghor célèbre au contraire un universalisme de la fusion, de l’échange, instable, sans vérité absolue.

« Senghor et les arts : Réinventer l’universel » se tiendra au musée du quai Branly, à Paris, jusqu’au 19 novembre prochain.

Comme elle est supposée amener l’aisance matérielle, la politique a été placée au-dessus de tout. Or, pour ces penseurs, c’est la puissance que la culture injecte dans les civilisations qui fait de l’homme un homme. La culture doit guider le politique, et non l’inverse. C’est ce qui empêchera l’homme et le monde d’être réduits à des choses. La question culturelle est essentielle, pour porter un projet politique, social, mais aussi économique. La dialectique entre enracinement et ouverture, ces processus d’emprunt d’une culture à l’autre, produisent la condition humaine. Ainsi découle l’universel des arts, lesquels doivent absolument circuler. Est-il le premier président du continent à inaugurer une histoire de l’art spécifique à l’Afrique ?

À ses yeux, la culture était au début et à la fin de tout développement, et mue par cette dialectique de l’enracinement et de l’ouverture…

Cette vision de la culture est beaucoup plus large, et partagée par les autres penseurs de la négritude. Héritier du siècle des Lumières, le monde moderne, celui de la raison, de la technique a chosifié, réifié le monde, comme dit Césaire.

Autant que je sache, oui. Ce travail a commencé au début du XX e siècle aux États-Unis avec le New Negro Movement, poursuivi en France dans les années 1950 avec les deux Congrès des écrivains et artistes noirs organisés par la revue Présence africaine, à Paris en 1956, et à Rome en 1959. C’est un sillage d’affirmation de la présence noire dans le temps du monde, et de la contribution des peuples noirs à la civilisation humaine. Senghor va reprendre tout ce travail quand il devient président. Du point de vue politique, on retrouve le même mouvement issu de la diaspora pour ensuite s’implanter en Afrique. Né aux États-Unis au début du XX e siècle, le panafricanisme a été poursuivi sur le continent par Kwame Nkrumah, premier président d’un État indépendant de l’Afrique de l’Ouest, le Ghana.

Parmi ses réalisations culturelles, il a organisé en 1966, à Dakar, le premier Festival mondial des arts nègres. En quoi était-ce un événement marquant ?

C’était un festival panafricain – la diaspora était fortement présente. Affirmer un art nègre et montrer sa contribution aux arts est une intervention extraordinaire à ce moment précis de l’histoire du monde, au cours de la guerre froide, et alors que l’Afrique tente de trouver ses marques dans l’espace des relations internationales.

Pourquoi cette manifestation a-t-elle toutefois suscité des critiques ? Notamment pour sa connivence avec la France ?

Tous ces Africains et ces personnes de la diaspora partageaient la couleur de peau, mais pas forcément les idées ! La diversité est l’une des caractéristiques des mouvements culturels du continent. Les premières critiques les plus virulentes contre la négritude sont signées Frantz Fanon. Les divergences ont toujours existé. Les différentes versions et expressions des panafricanismes se sont retrouvées parfois en conflit, parfois en symbiose – panafricanisme fondé sur la race et la couleur de peau, panafricanisme géographique circonscrit au continent, ou encore panafricanisme politique. Ensuite, il est vrai que la manière dont Senghor pense et vit la France est importante. Mais on fait souvent une erreur en interprétant son positionnement par rapport à elle, et à la langue française en particulier. On peut lire son rapport à ce pays à partir de son poème « Prière de paix » : l’intellectuel y évoque une France idéale, celle de la littérature, des arts, de la musique, de la peinture, mais elle est toujours contredite par la France réelle, historique, sauvage, violente, qui ne tient pas parole. Senghor le dit ! Il ne défend donc pas cet impérialisme, au contraire. On lui reprochait d’être trop conciliant ?

La connivence politique existe : Paris a soutenu le pouvoir politique de Senghor et ses dérives autoritaires. Toute la politique gaulliste a consisté à protéger le pré carré français, et Senghor en a largement bénéficié. Mais ses rapports intellectuels avec l’idée de ce pays étaient complexes. Comme De Gaulle, il en a une certaine idée, mais qui ne correspond pas à la vraie France.

Comment est discuté son héritage au Sénégal aujourd’hui ? Dans son roman, La Plus Secrète mémoire des hommes, Mohamed Mbougar Sarr écrit : « l’encombrant Senghor »…

Les nouvelles générations ne savent peut-être pas qui c’est. Les anciennes, dont la mienne, connaissaient le politicien. Quand il a démissionné de la présidence en 1980, nous avons commencé à découvrir l’intellectuel. Dans une certaine mesure, même si on ne peut pas les dissocier systématiquement, on a commencé à avoir un traitement particulier vis-à-vis de l’intellectuel, à lire son œuvre littéraire, ses essais philosophiques et politiques, et à avoir un autre traitement vis-à-vis de l’homme d’État. On a découvert également qu’il était différent des autres présidents africains, car il attachait une très grande importance au dialogue, à la discussion, et respectait la diversité. Certes, son régime a aussi été marqué par des dérives autoritaires et des répressions, mais en général, Senghor a entretenu le débat au Sénégal. Ainsi, il a participé à l’émergence, au développement et au maintien d’une classe intellectuelle et politique assez astucieuse. Quand les technocrates ont décidé de s’élever contre son héritage, ce dernier a survécu. Mohamed Mbougar Sarr a raison, on ne peut pas éviter Senghor. Il a quitté le pouvoir en 1980, rendu son dernier souffle en 2001, mais son parfum est resté. En quoi les années 1980 et 1990 ont été celles de la « désenghorisation » ?

C’était un processus politique (transformation du parti socialiste, de son leadership…) – les successeurs essaient toujours de renouveler la mise, d’instaurer leur propre agenda. Et l’homme prenait une trop grande place, justement. Cette « désenghorisation » a probablement été facilitée par le fait que Senghor a vraiment quitté la vie politique sénégalaise après sa démission. Je pense qu’il ne l’a plus jamais commentée de 1980 jusqu’à sa mort. Ses successeurs ont critiqué sa politique culturelle d’ouverture ; ils ont privilégié l’enracinement, en mettant l’accent et les ressources sur les cultures traditionnelles locales. En opposition à son jeu intellectuel, où la culture était mise en avant, les technocrates ont d’abord misé sur l’économie. Et ce fut l’avènement de la technocratie – un personnel politique qui pense avoir l’expertise pour régler les problèmes économiques. Selon eux, si Senghor a été un grand intellectuel et un grand politicien, il a aussi été un piètre administrateur et responsable économique. J’estime pour ma part qu’ils ont été de piètres technocrates ! Mais c’est vrai qu’en dépit de sa réussite politique et culturelle, son échec fut retentissant au point de vue économique. Le Sénégal était sous ajustement structurel conduit par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, l’économie était devenue difficile. Je pense qu’il ne pouvait pas continuer à diriger un pays dans ces conditions.

Il appartenait à cette génération qui doit démontrer que les Africains ont des cultures riches, face aux colonisateurs qui les ont déniées…

Ces intellectuels de la négritude sont le produit de la colonisation, ils ont baigné dans cette violence politique, économique, intellectuelle, idéologique. Ils essaient de repenser leur situation par rapport à un environnement d’une hostilité inouïe ; ils sont nécessairement obligés de regarder le colonisateur face à eux. Pour reprendre l’expression de Valentin Yves Mudimbe, ils ont une « bibliothèque coloniale », face à laquelle Senghor va mobiliser ce qu’il appelle la bibliothèque de son « royaume d’enfance » – ses cultures traditionnelles. Senghor ne dit pas seulement aux autres : « Il faut reconnaître que j’existe », il insiste pour que l’Europe se départisse d’un universel couplé à sa civilisation. Il faut reconnaître toutes les autres, et ainsi contribuer à une civilisation universelle. Selon Césaire, le seul qui peut la recréer est celui qui en a été exclu, qui a été réprimé. L’Occident a été discrédité, il ne peut plus porter comme il l’a fait la « mission civilisatrice ». Aujourd’hui, c’est aux autres cultures de civiliser l’Europe, en imaginant un universel découplé de la culture occidentale. Senghor a embrassé ce qu’il nomme ses « mondes complémentaires », cette diversité qui le constituait (sérère, chrétien, malinké, peul…).

C’est le cœur de ce qu’il appelle la symbiose, et qui est à l’origine de son concept de métissage. L’idée fondamentale structurant sa pensée, c’est la célébration de la diversité absolue, qui n’est pas un retranchement dans l’identité propre, mais une diversité permettant d’aller à la rencontre de l’autre. Son origine sérère, et peul du côté de sa mère, son nom malinké, sa culture chrétienne… forment toujours une seule personne, Léopold Sédar Senghor, avec des logiques d’identification différentes. C’est pour cette raison que dans les années 1950, Senghor et les jeunes Africains catholiques peuvent entrer en conversation avec des cardinaux, en particulier avec le futur pape Jean XXIII. Ils défendaient ardemment cette idée auprès d’eux : la seule façon d’assurer le message chrétien dans un espace universel, c’était de le déconnecter de la culture européenne. Comment comprendre cette citation de Senghor, qui peut sembler essentialisante : « L’émotion est nègre comme la raison est hellène » ?

Quand on l’entend la première fois, en effet, on est effaré. Mais il faut la lire dans son contexte. Dans le Paris des années 1930, Aimé et Suzanne Césaire, Léon-Gontran Damas, Jeanne et Paulette Nardal, Senghor commencent à penser la négritude. Ils cherchent une alternative à cette vision occidentale, européenne du monde, qu’ils conçoivent comme un produit du siècle des Lumières, lequel prône la raison. Celle-ci a créé autre chose dont on ne parle pas souvent : l’obscurité des sociétés humaines situées hors de la géographie de l’Europe. Les penseurs de la négritude essaient de sortir de cette obscurité, en faisant face au concept organisateur des Lumières, la raison, la science. Ils vont trouver autre chose pour exister. Ça ne veut pas dire que les Noirs sont dénués de raison. Une raison émotionnelle n’est pas nécessairement axée sur les réalisations matérielles, c’est une raison de symbiose, qui reste dans la nature, et en conversation avec elle. Lors du colloque de 1966 à Dakar sur la fonction de l’art nègre, Césaire pose une problématique : si l’Afrique s’inscrit dans le chemin de la raison matérielle du capitalisme, elle va se perdre. Senghor refuse cette perte de l’identité africaine et oppose ainsi son contraste absolu, en l’exagérant. Ma collègue professeure et chercheuse à Columbia, Gayatri Chakravorty Spivak, appelle cela « l’essentialisme stratégique ». Il vous permet de vous poser et de vous opposer. Il faut donc relire autrement cette phrase, lui donner un sens différent de celui qu’on lui a attribué jusqu’à aujourd’hui.

Dans les années 1970, des collectifs d’artistes, tels Agit’Art et le Village des arts, s’opposent à la vision de Senghor, de cet art d’État, institutionnalisé…

Oui. Mais quand ces artistes rencontrent par la suite des problèmes avec les technocrates, qui décident de les expulser du Village des arts, c’est à lui qu’ils demandent d’intervenir… Pendant la période senghorienne, malgré des phases de répressions terribles, la contestation était possible. Il y répondait parfois, il y avait un dialogue, des batailles idéologiques, esthétiques. Aujourd’hui, la plupart de ses critiques les plus virulents racontent qu’ils ont découvert Senghor après coup.

L’artiste El Hadji Sy a joué un grand rôle dans la contestation de sa vision esthétique et politique. Mais quand il écrit un livre sur l’art contemporain sénégalais, il lui demande de signer la préface ! Senghor est capable de lire, de commenter ceux qui le contestent. Des membres de la génération postAgit’Art ont pris au sérieux ses commentaires esthétiques, certains ont illustré ses poèmes. Son recueil, Hosties noires, sur la guerre, l’exploitation humaine, la violence coloniale, est dédié aux tirailleurs ainsi qu’à, entre autres, Abdoulaye Ly : il fut le premier Sénégalais titulaire d’un doctorat d’histoire, et deviendra son principal opposant, puis son ministre ! Senghor avait une sorte de flexibilité politique hors du commun. C’est ça, l’exception sénégalaise. Des lectures changeantes, multiples, continuent d’être produites sur ses œuvres et ses réalisations. Il demeure un interlocuteur important, encore plus depuis sa disparition. Car l’hypothèque politique a été levée. On peut ne plus parler de l’homme d’État. Pourquoi est-il plus étudié aux États-Unis qu’en France ?

Sa pensée s’inscrit dans les débats autour du postcolonial, du métissage et de la créolité, dans un système où le multiculturalisme est très bien accepté. Tandis qu’en Europe, depuis au moins une quinzaine d’années, celui-ci est systématiquement dénoncé, notamment par divers responsables politiques. Senghor était contre cette idéologie d’une république française une et indivisible, à mon sens à l’origine du racisme, de la xénophobie et de la politique anti-migrants actuelle. Pourtant, l’Europe est forcée aujourd’hui d’entrer dans un dialogue qu’elle n’a certes pas cherché, mais qu’elle ne peut refermer. Elle est même amenée à vivre des cultures autres sur son propre territoire. La restitution d’œuvres d’art de musées européens aux pays africains n’était pas une question importante pour lui, contrairement à aujourd’hui ?

Ce n’était pas un débat central, une bataille de son époque. Il considérait que tout art, même s’il s’inscrit dans un environnement culturel, doit être décontextualisé pour le rendre universel. En tant qu’expression d’une humanité, et parce que cet art appartient à tous, il doit circuler. L’art est propre à l’humanité, non pas à des sociétés spécifiques. Senghor était pour le partage. Il a notamment organisé les premières expositions de peintres européens (Soulages, Picasso…) à Dakar. Pour celle de Picasso, il a demandé à Malraux son soutien. Ce dernier a refusé de coopérer, en lui répondant : « Occupez-vous de l’art africain ! » Épaulé par son ami Picasso, il a tout de même réussi à réaliser cette exposition. Vous appartenez à une génération qui l’a critiqué. Quel est votre lien avec sa pensée, ses œuvres, ses réalisations culturelles aujourd’hui ? Comment dialoguez-vous avec cet héritage ?

Ma génération lui était très hostile pour des raisons purement politiques. Probablement comme beaucoup d’entre nous, je ne l’ai pas lu attentivement. Les gens les plus hostiles vous diront qu’idéologiquement et politiquement, ils sont contre lui, mais que c’est un grand poète et écrivain. En arrivant aux États-Unis, j’ai recommencé à le lire dans un contexte plus large, celui de l’émergence des débats des identités noires depuis la fin du XIX e siècle, dans une perspective incluant l’Afrique et la diaspora, les mondes francophone et anglophone. Ces lectures m’ont permis de reconsidérer ses grands essais et sa poésie. Je l’ai aussi compris à travers Césaire commentant son œuvre. En étudiant bien les deux personnages, ils ne sont pas si différents. Mais leurs attitudes et leurs postures se démarquent, dans leur manière de dénoncer : Césaire, c’est le cri, Senghor, c’est une douceur feinte, qui administre des vérités très dures avec une grande tranquillité. Je n’essaie pas de le réhabiliter, j’essaie juste de comprendre une trajectoire, et un moment de l’histoire intellectuelle de l’Afrique. ■

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