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MOUNIA MEDDOUR « J’AIME LE CINÉMA UTILE »

La réalisatrice continue d’explorer les blessures de son pays ainsi que la résistance des Algériennes. Son nouveau film, Houria, raconte la résilience d’une jeune danseuse dans une société hantée par les traumatismes de la décennie noire. propos recueillis par Astrid Krivian

Son premier long-métrage de fiction, Papicha, sorti en 2019, suivait les rêves d’une étudiante et styliste en herbe pendant la guerre civile à Alger dans les années 1990. Couronné par deux César (meilleur premier film et meilleur espoir féminin pour Lyna Khoudri) en 2020, il a représenté l’Algérie dans la course aux Oscars pour le meilleur film étranger. Avec Houria, Mounia Meddour retrouve son actrice fétiche pour raconter le parcours d’une jeune danseuse à Alger. Femme de ménage le jour, elle participe à des paris lors de combats clandestins de béliers la nuit. Un soir où elle remporte beaucoup d’argent, elle est violemment agressée par un homme et se retrouve à l’hôpital. À la suite de ce traumatisme, elle perd l’usage de la parole, doit reconstruire son corps blessé et envisager la danse autrement. Au sein d’un groupe de femmes, dont certaines sont endeuillées par les massacres perpétrés par les terroristes islamistes lors de la décennie noire, Houria va redonner un sens à sa vie et poursuivre son chemin d’émancipation.

À la fois solaire et poignant, ce film, porté par la grâce de ses interprètes et par une mise en scène délicate au plus près des personnages, célèbre la résistance des femmes dans l’Algérie actuelle, la puissance de l’art collectif et de la sororité. Dépeignant un contexte de vie difficile, où des jeunes tentent de quitter leur pays au péril de leur vie, Houria montre également comment le passé douloureux de la guerre civile pèse encore sur cette société, des familles continuant de demander justice et réparation.

Après des études de journalisme à Alger et une maîtrise en information et communication à Paris, la cinéaste a suivi des études de réalisation à La Fémis et de production au Centre européen de formation à la production de films. Avant de se lancer dans la fiction, elle a d’abord signé des films documentaires, tel que Cinéma algérien, un nouveau souffle, en 2011, dans lequel elle partait à la rencontre de jeunes réalisateurs de son pays. Entretien avec une voix qui compte.

AM : Quel a été le point de départ de Houria ?

Mounia Meddour : À la fin du tournage de Papicha, nous nous sommes sentis investis d’une mission avec mon équipe : continuer à raconter cette Algérie actuelle, la force de ces femmes, de leur courage, et la puissance du collectif. Contrairement à l’Europe, le tissu associatif est très faible, pauvre ici. J’avais envie de raconter cette histoire qui montre la solidité, la persévérance d’une communauté, la résilience, et surtout, la pulsion de vie. J’avais donc à peine terminé que j’ai commencé à écrire ce nouveau projet. Houria est la petite sœur de Papicha. C’est un diptyque nécessaire, qui transpire de la même nécessité de raconter ces territoires encore vierges d’images à mon sens. Jeune danseuse talentueuse grièvement blessée lors d’une agression, Houria ne peut plus danser comme avant et doit se reconstruire pas à pas, à force d’endurance, de persévérance. En quoi votre héroïne est-elle à l’image de l’Algérie à vos yeux, blessée mais toujours debout ?

Au-delà de la trajectoire de mes personnages, l’histoire se déroule dans un contexte difficile mais réaliste : il y a le problème des personnes qui veulent à tout prix quitter leur pays pour l’Europe sur des embarcations de fortune, les traumas de la guerre civile qui n’ont pas été réglés, et l’indifférence de la police envers ce sujet… Tout cela fragilise les générations actuelles, mais aussi futures. C’est une société blessée, à l’image de mon personnage, qui va renaître de ses cendres, en se libérant de sa chorégraphe – laquelle est aussi sa mère –, de l’académisme de la danse classique rigidifié, des justaucorps, des pointes qui emprisonnent le corps… Et de ce handicap en créant une chorégraphie et en s’épanouissant au sein d’un groupe de femmes. Je voulais vraiment mettre en avant ici l’apport du collectif. Je viens du documentaire, donc j’affectionne le réalisme, l’approche authentique. Je raconte des personnages que je connais, et pour l’instant, je me sens vraiment plus proche des combats des femmes que de ceux des hommes. Quand j’écris des histoires, c’est souvent des points de vue de femmes fortes ; j’aime vivre avec elles une aventure douloureuse et lumineuse. Houria va se perdre dans les carcans des problèmes de la société, mais va finalement trouver une solution, une voie de libération à travers l’art. Que représente la danse ? Est-elle une pratique subversive ?

Complètement, dans la mesure où le corps des femmes est malheureusement encore tabou dans les sociétés patriarcales. En l’occurrence, une femme qui danse, c’est une femme qui s’exprime, qui fait part de son plaisir, de sa liberté. On l’observe bien dans une scène clé du film : au poste de police, quand Houria et sa mère disent leur métier, les agents se moquent d’elles… J’ai donc choisi de suivre une danseuse pour toute cette problématique autour du corps féminin, mais aussi, et surtout, pour ce que signifie la blessure. Parce qu’une danseuse blessée doit trouver d’autres solutions pour renaître et transcender cette situation. De même, la perte de sa voix, son mutisme, symbolise toutes les femmes que l’on silencie, à qui on ne laisse ni la place ni la parole, et qui ne parviennent pas à trouver un équilibre dans leur vie. Comment exister malgré tout lorsqu’on est empêchée ? À la fin, Houria préfère rester avec cette façon de s’exprimer, le langage des signes, car elle se sent beaucoup plus utile et plus entendue que si elle retrouvait l’usage de la parole. Comment avez-vous envisagé la mise en scène lors des séquences de danse ?

C’était compliqué, car je ne voulais pas effectuer juste une captation, avoir des images que l’on voit dans des clips, car elles n’auraient pas véhiculé l’intensité voulue. J’ai très vite fait le choix de filmer de manière découpée, en privilégiant des parties du corps, des visages, des mains, des pieds qui heurtent ce sol bétonné… Des images comme des fragments, à l’image de cette Algérie morcelée, mais qui résiste. Tel un puzzle, et sans transitions, ma mise en scène n’est jamais posée, pour traduire cette urgence de vivre qu’éprouve la jeune génération. Souhaitiez-vous opposer l’univers féminin, solaire et lumineux de la danse à celui masculin, nocturne et empreint de virilisme des combats de béliers ?

Effectivement. Je voulais avoir l’univers lumineux, vertical, diurne de ces jeunes femmes, face au côté obscur, un peu viril, de ces combats de béliers qui s’affrontent pour un territoire – et existent réellement en Algérie. Ma mise en scène est venue donner de la puissance à ces femmes. Et ces séquences de combats préparent également à l’univers de la danse, qui mue à la fin du film – on sort du classicisme pour quelque chose de plus naturel, d’urbain, avec un côté animal, libérateur aussi, des percussions, une africanité.

Le film montre à quel point les traumatismes de la décennie noire sont encore vivaces, les blessures non refermées. Cette période douloureuse continue de hanter la société. Et les lois d’amnistie ont libéré d’anciens membres de groupes armés, des terroristes islamistes repentis…

La fin de la guerre civile en Algérie remonte à quelques décennies maintenant [2002, ndlr], mais il n’y a pas eu de réelle prise en charge, de travail de réparation, de films pour exprimer, raconter ce que les gens ont vécu. C’est un fardeau que les générations se transmettent. Lors d’une tournée en région en France pour présenter Houria, de jeunes filles sont venues me remercier car elles n’avaient pas eu connaissance de cette guerre civile en Algérie, laquelle a pourtant causé la mort de 150 000 personnes. Leurs parents ne leur en avaient pas parlé, alors qu’ils ont fui le pays à cette période. C’est donc toujours important de parler de la vie de ces gens, de montrer les séquelles non réglées de cette époque. Celles-ci sont exacerbées par les lois de l’amnistie, qui ont libéré plus de 5 000 détenus, d’anciens terroristes. Des associations de familles de victimes ont essayé de contrer ces lois, sans succès. Il y a une sorte d’indifférence vis-à-vis de ces personnes endeuillées, qui ressentent une grande injustice. On dit souvent que DR les gens ont oublié, mais ils n’ont pas pardonné. Le peuple algérien est encore fragilisé par ce passé.

Le cinéma peut-il faire avancer une société sur ces questions, mettre les sujets difficiles sur la table ?

Un film est plus impactant qu’un discours politique ou un article de journal. L’expérience de cinéma nous plonge dans une société, de façon authentique, et fait appel à des sensations, des émotions. C’est très fort. J’aime le cinéma utile, qui vous transforme, qui vous pousse à réfléchir, à approfondir des thématiques, à bousculer les a priori.

Dans Papicha, votre héroïne passionnée de mode était styliste couturière, et souhaitait organiser un défilé pour présenter ses créations. Cette fois-ci, Houria est danseuse. L’art est-il émancipateur, et, s’il est pratiqué collectivement, vecteur de partage ?

Tout à fait. L’art, d’autant plus lorsqu’il est collectif, est un moyen pour s’entraider, s’exprimer, se faire entendre, se libérer, ne pas rester dans une frustration. Au début du film, Houria danse seule sur sa terrasse, et à la fin, elle donne un spectacle accompagnée d’un groupe de femmes. C’est un cri de libération. Le film a été tourné à Alger, mais aussi à Marseille, en France. Pourquoi ?

Après avoir signé des documentaires, la réalisatrice s’est tournée vers la fiction : Papicha, César du meilleur premier film 2019, et Houria, qui sort dans les salles françaises le 15 mars.

À cause de la pandémie du Covid-19, nous n’avons hélas pas pu filmer comme nous le souhaitions. C’était très dur, laborieux, le tournage a été avorté à plusieurs reprises. Mais il fallait s’accrocher et foncer coûte que coûte, car mon équipe de comédiennes était déjà engagée et s’était préparée physiquement à la danse… Mon actrice principale, Lyna Khoudri, avait effectué une grande préparation physique : elle avait pris des cours de danse classique et moderne pendant un an, appris la langue des signes et perdu plus de 10 kilos. Il y a eu un premier confinement, et on a voulu aller tourner au Maroc, nous avions repéré tous les lieux de tournage… Mais à quelques jours du départ, le pays a fermé ses frontières aux Français. On s’est retrouvés coincés, et il a vite fallu trouver des solutions. On ne pouvait pas attendre. Portés par l’urgence, on a saisi l’opportunité de filmer dans la cité phocéenne. Dans ma mise en scène, je suis toujours très proche de mes personnages, donc je n’ai pas vraiment été impactée par le territoire, le décor… C’était surtout important pour moi que mes comédiennes soient algériennes et qu’elles maîtrisent l’« algérois » – du français arabisé, ou de l’arabe francisé, une gymnastique permanente entre les deux langues –, présent dans le film.

Lyna Khoudri tenait déjà le rôle principal dans votre premier film. Pourquoi aviez-vous à cœur de la retrouver dans ce nouveau projet ?

Nous avions vécu une belle aventure commune avec Papicha. Et la même envie de raconter des histoires de femmes vivant sur cette rive de la Méditerranée. C’est une comédienne absolument solaire, très forte, très impliquée. Elle a une vraie rigueur dans le travail et préparé ce rôle de manière intense, elle a rencontré des médecins, des neurologues, des psychologues, afin de comprendre le mutisme, la perte de la parole, le traumatisme… C’était indispensable pour traiter avec justesse de ce sujet sensible. Moi qui viens du documentaire, je retrouve en Lyna ce travail de la précision, avec un parcours proche du mien.

À travers Sonia, la meilleure amie de Houria, le film raconte le désespoir des jeunes Algériens qui tentent la traversée de la Méditerranée vers l’Europe, au péril de leur vie – selon l’ONG espagnole Caminando Fronteras, 460 « harraga » (les « brûleurs » de frontières) sont morts en tentant de rejoindre clandestinement les côtes espagnoles en 2022.

Cette jeune femme est pleine de désillusions face au manque de perspectives d’avenir de son pays, aux conditions de vie qu’il n’offre pas : « On a trop rêvé », constate-t-elle avec amertume…

Le personnage de Sonia (Hilda Amira Douaouda) raconte une réalité, celle d’une génération qui avait nourri beaucoup d’espoir, milité pendant la révolution [le soulèvement populaire et pacifique du Hirak, survenu en 2019 pour s’opposer au cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika, ndlr] Malheureusement, la situation n’a pas évolué favorablement. Comme Sonia le dit : « On nous coupe Internet, on nous coupe la culture, on n’a plus de semoule, on nous enlève même l’oxygène ! » – en référence au Covid-19… C’est une génération qui étouffe et cherche par tous les moyens à quitter son pays, dans des embarcations de fortune, voire à la nage.

L’Algérie connaît ce fléau depuis quelques années. De nombreuses femmes, notamment, partent pour des raisons très diverses : trouver du travail, être libre, se faire avorter… C’est difficile de donner des conseils, mais il faudrait vraiment améliorer les conditions de vie de nos citoyens, pour les dissuader de partir.

Alors qu’il possède un visa d’exploitation et a été en partie financé par une institution dépendant du ministère de la Culture, votre précédent film n’est pas sorti dans les salles algériennes. A-t-il tout de même été vu par le public, de manière officieuse ?

Papicha n’a hélas pas été projeté sur les écrans en Algérie, mais les jeunes ont très vite trouvé une façon détournée de le voir en s’appropriant un lien de visionnage. C’est délicat pour la production et les distributeurs, mais c’est important que les Algériens se réapproprient des images qui leur appartiennent. C’était frustrant pour eux de voir le film faire le tour du monde, et qu’il ne soit pas diffusé dans leur propre pays. Beaucoup l’ont trouvé très dur mais authentique, il leur a rappelé la période difficile qu’ils avaient vécue. Ces spectateurs-là l’ont aimé et ont été touchés. Mais d’autres n’ont pas eu la force de le regarder ou l’ont détesté, ils ont fait un rejet. Ils ne voulaient pas accepter cette période, que l’on a pourtant connue. Des amis me confient qu’ils ne peuvent pas le visionner. Je comprends complètement.

Houria va-t-il être distribué en Algérie ?

Je ne sais pas. Le film sort en France ce mois-ci, et dans la foulée, un distributeur algérien doit le sortir. Mais je ne me fais pas d’illusion…

En quoi raconter cette histoire vous a-t-il changée ?

Je pense avoir clôturé le volet autobiographique. Et je suis très heureuse de l’avoir fait avec Lyna Khoudri. J’avais besoin d’explorer ce passé pour ensuite parler d’aujourd’hui. Maintenant, je vais pouvoir m’atteler à développer d’autres thématiques.

Parmi vos futurs projets, vous avez le désir de raconter la rencontre de votre mère, d’origine russe, et de votre père, Azzedine Meddour, réalisateur algérien et l’un des pionniers du cinéma en tamazight, formé dans le célèbre Institut national de la cinématographie S. A. Guerassimov (VGIK), à Moscou, dans l’ex-URSS… Oui, mais ce ne sera pas dans l’immédiat, je n’ai encore rien écrit. En effet, j’aimerais raconter l’histoire incroyable de mes parents, et aussi le parcours de combattant de mon père pour réaliser ses films, lesquels font désormais partie du patrimoine algérien. ■

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