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« La fiction permet tout » Kaouther Adimi
Le nouveau roman de l’écrivaine algérienne interroge le pouvoir de la littérature, parfois nuisible, sur les êtres dont elle s’inspire. À travers les destins de ses héros, l’autrice dresse une fresque de son pays au xxe siècle, de la colonisation jusqu’à la décennie noire. propos recueillis par Astrid Krivian
Née en 1986 à Alger, l’écrivaine Kaouther Adimi a publié son premier roman Des ballerines de Papicha en 2010, puis Des pierres dans ma poche en 2016. Succès critique et public, Nos richesses, son troisième ouvrage – sur les traces de l’éditeur Edmond Charlot, créateur de la librairie Les Vraies Richesses à Alger, dans les années 1930 – a reçu le prix Renaudot des lycéens en 2017. Après Les Petits de Décembre (prix du Roman métis des lycéens 2019), l’autrice signe aujourd’hui Au vent mauvais, son cinquième roman. Il raconte les destins croisés de trois personnages, au fil d’une vaste fresque évoquant soixante-dix ans de l’histoire de l’Algérie au XXe siècle, de la colonisation à la lutte pour l’indépendance, jusqu’au basculement du pays dans la guerre civile en 1992. Leïla, Tarek et Saïd grandissent dans un petit village de l’Est algérien, El Zahra, au début des années 1920. Frères de lait, les deux jeunes hommes sont secrètement amoureux de Leïla. Séparés par les bouleversements historiques, Saïd devient écrivain, quand Tarek, berger, est enrôlé dans l’armée française pour combattre aux côtés des Alliés au cours de la Seconde Guerre mondiale. Quant à Leïla, mariée de force à 13 ans, elle finit par divorcer, faisant face à la réprobation générale. Figure féminine émancipée, apprenant à lire et à écrire, elle suit son désir et épouse Tarek à son retour de la guerre. Engagé dans la lutte pour l’indépendance de son pays, celui-ci participe ensuite en tant que régisseur au tournage du film emblématique La Bataille d’Alger en 1965 [voir encadré pages suivantes], puis travaille comme ouvrier dans une usine en France, avant de devenir gardien d’une villa en Italie. À son retour en Algérie, dans les années 1970, Leïla lui apprend la publication du livre de Saïd, premier roman de langue arabe paru en Algérie, ce qui fera date. La vie des époux est alors tourmentée par ce livre dont ils sont les héros malgré eux et qui les met à nu – leur nom, leur village, leur parcours n’ont pas été transfigurés, travestis par la fiction. Leïla se sent trahie par la littérature, ce « vent mauvais », cette voleuse de vie, qui les dépossède de leur identité, opère un effacement des personnes réelles au profit des êtres de papier. Dans cet ouvrage trépidant, qui mêle les destinées intimes avec la grande histoire, Kaouther Adimi interroge le pouvoir des mots, la responsabilité de l’artiste sur la liberté de création, son utilisation de la réalité comme matériau, l’impact de l’écriture sur l’existence des êtres dont elle se nourrit.
AM : En quoi l’histoire de Tarek et Leïla est-elle inspirée de celle de vos grands-parents ?
Kaouther Adimi : Lorsque j’étais étudiante, j’ai découvert que ma grand-mère avait été, malgré elle, un personnage de roman. L’écrivain était un proche de mon grand-père. Cette histoire m’a ensuite accompagnée tout au long de ces années, elle est restée dans un coin de ma tête et attendait d’être racontée.
Pourquoi était-ce important pour vous de bâtir toutefois une fiction, de prendre vos libertés par rapport au fait réel ?
Je tiens beaucoup à ma liberté d’écrivaine. J’avais le souhait de ne pas tout raconter, de ne pas faire un tri entre la réalité des événements et le cheminement que je voulais pour mes personnages. La fiction permet tout. Et peut être une parfaite alliée à la réalité.
La dimension salvatrice de la littérature était au cœur de votre précédent roman, Nos richesses. Dans Au vent mauvais, vous prenez le contrepoint : la littérature peut être violence, vampiriser, confisquer la vie de personnes réelles au profit de personnages de papier. Cette réflexion sur le pouvoir parfois malveillant de la littérature, et sur l’éthique, la responsabilité de l’écrivain, vous habite-t-elle ?
Écrire, c’est créer, au sens divin du terme. C’est inventer et être en quelque sorte propriétaire de personnages, de mondes, de souffrances. C’est un immense pouvoir, même s’il est cantonné à un ouvrage fait de papier et d’encre. J’ai une triple responsabilité : la première, la plus importante, est pour l’histoire que j’écris, je ne dois pas la dénaturer, « écrire faux ». La deuxième est envers moi-même, je me dois de suivre ma trajectoire : elle est assez claire, je peux faire des pauses, prendre des chemins un peu laborieux, mais il faut que je reste dessus. Et la dernière responsabilité, elle est envers les lecteurs : cela ne signifie pas qu’il faut leur donner ce qu’ils attendent, mais j’estime important de me rappeler que je n’écris pas que pour moi. Dès lors que j’envoie un texte à un éditeur, j’ai le souhait d’être lue.
Ce roman est une grande fresque de l’Algérie du XXe siècle. Comment avez-vous articulé l’histoire avec un grand H avec les destins individuels de vos personnages ?
Avec beaucoup de travail ! Et une règle : que l’histoire avec un grand H soit toujours à hauteur de personnages. Ce ne sont pas les grands événements historiques qui donnent le tempo, mais bien les protagonistes.
Vos personnages traversent des guerres successives (le second conflit mondial, la guerre d’indépendance en Algérie, la guerre civile des années 1990)…
Ce roman est-il aussi une histoire de la violence ?
C’est surtout le début d’une histoire de violence, les prémices d’une autre histoire qu’il me reste à raconter.
« Les guerres vous forcent à cheminer avec des démons […], vous condamnent à vivre en marge des autres », écrivez-vous. L’écriture est-elle une voie pour mettre un peu à distance cette noirceur ? De l’interroger ?
Je crois qu’il y a un cri qui tente de se faire entendre dans chacun de mes romans. Peut-être qu’au fond, ce serait cela l’écriture pour moi, depuis le début. Un cri parfois confus, parfois très net, que je tente d’encadrer, d’articuler avec autre chose, de taire ou d’expliquer, mais qui ne cesse de m’échapper. Votre personnage Leïla est une figure d’émancipation. Que dit-elle de la condition féminine en Algérie dans les années 1920 ? Est-elle une pionnière ?
Leïla l’est assurément. Elle est féministe avant l’heure, parce qu’elle est en accord avec elle-même, malgré la société, malgré les hommes. Elle est féministe parce qu’elle force sa chance et son destin, qui est un vague mot, un mot bien creux que je n’aime pas beaucoup et qui n’a de sens que si l’on décide qu’il est une multitude de possibilités et qu’il suffit d’oser. Leïla ose. Elle ose partir, choisir son mari. Elle ose élever ses filles comme elle aurait aimé être élevée. Saïd se proclame féministe, mais pense mieux savoir que Leïla ce qui est bon et émancipateur pour elle. En quoi est-il, contrairement à ce qu’il dit, paternaliste ?
Au vent mauvais, Seuil, 272 pages, 19 €.
Ce personnage est volontairement ambigu. Saïd veut sauver Leïla malgré elle, mais la sauver de quoi ? De la vie qu’elle a choisie et qu’il ne trouve pas à sa hauteur. Il pense savoir mieux qu’elle ce qui est bon, souhaitable pour elle, et préfère la blesser plutôt que d’accepter les décisions qu’elle a prises. Plus lettré que Tarek et Leïla, il fait également preuve de classisme, non ? Cette dernière s’indigne : « Prendre la vie des petites personnes comme nous, pour les mettre dans des livres. »
Bien sûr. Le monde de la littérature a longtemps été un milieu d’hommes, particulièrement d’hommes puissants et excluants. Avoir la capacité d’écrire, c’est détenir le pouvoir. Être celui qu’on lit, et donc qu’on écoute, c’est avoir le pouvoir. Que peuvent Tarek et Leïla face à cet écrivain de la ville ? Rien. Ils ne peuvent rien si ce n’est fuir, si ce n’est rester ensemble. Leur histoire d’amour est leur seule réponse à cet homme lettré.