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ÉDITO

DÉCOUVERTE NIGER

par Zyad Limam

Dossier spécial de 16 pages

Changer le politique

LES ANNÉES ISSOUFOU

Urgence

Djaïli Amadou Amal et son livre choc sur les violences

faites aux femmes

COVID-19 IMAGINONS

L’AFRIQUE D’APRES ! Comment absorber le choc de la pandémie, relancer et transformer nos économies

TUNISIE

ABIR MOUSSI

seule contre tous

exclusif

MAROC

HASSAN HAJJAJ PREND LA POSE ET SE CONFIE SUR SON ART

+INTERVIEW

Faïza Guène, romancière de l’identité et de la complexité

France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3000 FCFA ISSN 0998-9307X0

N° 410 - NOVEMBRE 2020

L 13888 - 410 - F: 4,90 € - RD



édito PAR ZYAD LIMAM

CHANGER LE POLITIQUE Si l’Afrique apparaît souvent comme une terre d’émergence économique, elle semble comme à l’arrêt sur le plan politique, paralysée par les enjeux de pouvoir, les rigidités internes, la faiblesse du débat démocratique. Chaque élection, chaque passation se présente comme un obstacle quasi insurmontable, un stupéfiant affrontement interne. Évidemment, le pouvoir reste une lutte. On ne gagne pas les sommets sans batailler, sans convaincre, sans alliances, sans manœuvres… Mais le pouvoir pour le pouvoir ne mène nulle part, sauf à la dictature, à la « démocrature ». Et à l’échec. Il nous faut sortir de ces paradigmes anciens, vermoulus, qui nous freinent, limitent notre progrès. Il nous faut changer le politique pour aller plus vite, plus loin, répondre aux attentes de centaines de millions d’Africains. Si nous voulons avancer, il nous faut sortir de ces logiques identitaires, régionales et, disons le mot, ethniques. Sortir des antagonismes Sud-Nord, Est-Ouest, arrêter d’attiser le feu des origines pour générer du « bétail électoral ». Les frontières de nos États ne changeront pas. Qu’on le veuille ou non, il nous faut apprendre à vivre ensemble. Sortir des particularismes (« mon » village, « ma » ville, « ma » région…) pour valoriser l’idée de la nation. Des mécanismes institutionnels novateurs doivent être mis en place pour répartir les centres de pouvoir, associer toutes les composantes nationales. Réinventons le modèle démocratique occidental pour l’adapter aux particularismes de notre continent, africanisons positivement la gouvernance en quelque sorte. Cette ouverture, ce métissage politique et sociétal en Afrique est une urgence, pour s’éloigner des risques de fragmentation et de déstabilisation. Tout cela est particulièrement complexe, et j’espère ne pas être naïf. Mais l’Afrique est pauvre, elle a besoin de stabilité, de continuité dans l’effort. Et nous, nous avons un besoin existentiel d’être rassemblés face à l’immensité des défis qui s’imposent à nous : développement économique, investissement social, éducation, santé, eau, changement climatique, AFRIQUE MAGAZINE

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pandémies… Sans parler de la démographie. Nous serons plus ou moins 2 milliards en 2050… Femmes et hommes politiques, élites économiques, société civile, organisations militantes, tous ont une immense responsabilité. À elles et eux de sortir de l’affrontement moyenâgeux de personne à personne. Et de venir placer les débats sur le fond. Changer la politique, c’est enfin parler projets, programmes, idées, prendre l’opinion et la société à témoin : quelle politique économique faut-il mettre en œuvre ? Quelle fiscalité ? Quelle politique d’éducation, de santé ? Quelles réformes sociétales importantes (le mariage, le divorce, les libertés sexuelles, l’héritage, l’égalité femmes-hommes…) ? Quel mode de scrutin, quelle construction institutionnelle ? Une discussion, un échange politique justement, et adulte, pour sortir des affrontements stériles et régressifs. Et pour que les citoyens puissent jouer leur rôle, choisir de la manière la plus éclairée possible un chemin de gouvernance. Justement, au moment où j’écris ces lignes, début novembre, la Côte d’Ivoire sort difficilement de l’élection présidentielle. Les tensions sont maximales. Et pourtant, voilà un pays stratégique qui pourrait vite s’inscrire dans cette dynamique de rénovation du politique. Les rigidités identitaires sont là, puissantes, mais il y a aussi une ambition nationale, un développement économique rapide, un projet pour les dix ans qui viennent, une société civile qui s’organise. L’architecture constitutionnelle permettrait une répartition des centres de pouvoir. Le président Alassane Ouattara et son parti, le RHDP, cherchent à sortir des clivages traditionnels. On parle rajeunissement, nouvelles élites. Du côté de l’opposition, de nouveaux visages, plus jeunes aussi, cherchent à émerger, sur des thématiques de gouvernance, loin des vieux comptes du passé. Un consensus est possible. Le chemin à Abidjan, comme ailleurs, est très étroit, le processus fragile. Mais nous n’avons pas le choix. Pour changer l’Afrique, il faut transformer le politique. ■ 3


N °410 N OV E M B R E 2 0 2 0 3

ÉDITO Changer le politique

28

par Zyad Limam

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ON EN PARLE C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE, DE LA MODE ET DU DESIGN

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Rock the Mali HOMMAGE Sindika Dokolo, l’enfant de l’art

par Cédric Gouverneur

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Abir Moussi, seule contre tous

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Djaïli Amadou Amal : « L’écriture m’a sauvé la vie »

par Frida Dahmani

par Zyad Limam

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par Astrid Krivian

PARCOURS Ann O’aro

66

par Astrid Krivian

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72

CE QUE J’AI APPRIS Jupiter Bokondji

Faïza Guène : « Je milite pour la complexité » par Astrid Krivian

78

par Astrid Krivian

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Hassan Hajjaj prend la pose par Fouzia Marouf

C’EST COMMENT ? Vers un nouveau monde par Emmanuelle Pontié

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TEMPS FORTS Covid-19 : Les chantiers de l’Afrique d’après

VINGT QUESTIONS À… Charlotte Ntamack par Astrid Krivian

Aliam Karim Rizzi : « Libérez les sens pour retrouver la plénitude de soi » par Astrid Krivian

P.24

P.28 Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps. Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com

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FLORENCE LE GUYON - KISS DIOUARA/MILLENIUM COMMUNICATION - SHUTTERSTOCK

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DÉCOUVERTE Niger : La décennie Issoufou

FONDÉ EN 1983 (36e ANNÉE) 31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93 redaction@afriquemagazine.com

P.49

Zyad Limam DIRECTEUR DE LA PUBLICATION DIRECTEUR DE LA RÉDACTION zlimam@afriquemagazine.com

par Cherif Ouazani

Assisté de Laurence Limousin

Les grands chantiers du président 54 Processus électoral : Des rendez-vous cruciaux 56 Niger 2011-2021 : La preuve par 15 59 Mohamed Bazoum, le camarade dauphin 60 Un carrefour africain 63 Faire face à la menace 64 Demain le pétrole 50

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FREDERIC STUCIN/PASCO - HASSAN HAJJAJ

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RÉDACTION Emmanuelle Pontié DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION epontie@afriquemagazine.com Isabella Meomartini DIRECTRICE ARTISTIQUE imeomartini@afriquemagazine.com Jessica Binois PREMIÈRE SECRÉTAIRE DE RÉDACTION sr@afriquemagazine.com Amanda Rougier PHOTO arougier@afriquemagazine.com ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO

BUSINESS

L’économie informelle gagne en crédit La start-up qui décode l’ADN des Africains Le futur port de Ndayane séduit Cédric Filet : « Nous allons créer un observatoire des compétences » La filière cacao en pleins remous Le géant NNPC bientôt privatisé? par Jean-Michel Meyer et Cédric Gouverneur

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llimousin@afriquemagazine.com

Jean-Marie Chazeau, Frida Dahmani, Catherine Faye, Virginie Gazon, Glez, Cédric Gouverneur, Dominique Jouenne, Astrid Krivian, Fouzia Marouf, Jean-Michel Meyer, Luisa Nannipieri, Cherif Ouazani, Sophie Rosemont.

VIVRE MIEUX Danielle Ben Yahmed RÉDACTRICE EN CHEF

avec Annick Beaucousin, Julie Gilles.

VENTES EXPORT Laurent Boin TÉL. : (33) 6 87 31 88 65 FRANCE Destination Media 66, rue des Cévennes - 75015 Paris TÉL. : (33) 1 56 82 12 00

ABONNEMENTS

Com&Com/Afrique Magazine 18-20, av. Édouard-Herriot 92350 Le Plessis-Robinson Tél. : (33) 1 40 94 22 22 Fax : (33) 1 40 94 22 32 afriquemagazine@cometcom.fr

P.66

VIVRE MIEUX Sommeil, poids et santé : Tout est lié ! Les féculents font-ils grossir? Cœur : Trois S pour le protéger Surveiller sa tension soi-même par Annick Beaucousin et Julie Gilles

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ÉDITO Changer le politique par Zyad Limam

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PHOTOS DE COUVERTURE : FRÉDÉRIC STUCIN/PASCO - PATRICE NORMAND CHOKRI MAHJOUB/ZUMA WIRE - JENNY FREMONT ULF ANDERSEN/AURIMAGES

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AFRIQUE MAGAZINE EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR 31, rue Poussin - 75016 Paris. SAS au capital de 768 200 euros. PRÉSIDENT : Zyad Limam. Compogravure : Open Graphic Média, Bagnolet. Imprimeur : Léonce Deprez, ZI, Secteur du Moulin, 62620 Ruitz. Commission paritaire : 0224 D 85602. Dépôt légal : novembre 2020.

romancière de l’identité et de la complexité

France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3000 FCFA ISSN 0998-9307X0

AFRIQUE MAGAZINE

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04/11/2020 22:09

La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos reçus. Les indications de marque et les adresses figurant dans les pages rédactionnelles sont données à titre d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction, même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction. © Afrique Magazine 2020.

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ON EN PARLE C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage

Le quatuor réussit à produire une musique à la fois africaine et universelle.

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Les restrictions liées à l’épidémie de Covid-19 peuvent modifier à tout moment les calendriers évoqués dans cette rubrique (en particulier pour les films et les expositions). Mais en parler reste important !

ROCK THE MALI

MUSIQUE

KISS DIOUARA/MILLENIUM COMMUNICATION - DR

SONGHOY BLUES, Optimisme, Transgressive/Pias.

Depuis une décennie, le groupe SONGHOY BLUES milite pour un monde délivré des idéologies. En témoigne son nouvel album fougueux, appelé Optimisme.

INTENSE SUR SCÈNE, Songhoy Blues réussit, entre les quatre murs d’un studio, à conjurer le sort avec un rock’n’roll à la fois africain et universel. Expulsé de son Nord natal par les djihadistes, le guitariste Garba Touré a formé ce groupe au début des années 2010 à Bamako, avec Aliou Touré, Nathanael Dembélé et Oumar Touré. Pourquoi le rock’n’roll ? « Pour bien faire passer nos messages », explique-t-il… Après Music in Exile et Résistance, qui les ont fait jouer jusqu’au Royal Albert Hall, à Londres, ils reviennent avec un troisième album produit par Matt Sweeney, lequel a travaillé avec Johnny Cash et Cat Power. « Il nous a laissés jouer à notre façon, tout en apportant une dynamique dans le groove », commente le bassiste Oumar Touré. Avec une ouverture aussi percutante que « Badala », l’album ne cache pas son besoin d’engagement. « Il faut dégager l’énergie pour exprimer ton point de vue, surtout lorsque l’on vient d’un pays où la politique se fait par la loi du plus fort, explique Garba Touré. Il faut être hyper têtu pour pouvoir être

écouté. » « Dénoncer la situation malienne est la base de la création du groupe, poursuit Oumar. C’est pour ça que notre musique et même les noms de nos disques évoluent avec la conjoncture sociopolitique. » Ainsi, le petit dernier s’appelle Optimisme. Ici, on se laisse secouer par 11 chansons et une rage de vivre parfois électrique. « Nous voulons partager avec le monde entier une énergie positive en cette période de crise au Mali et de pandémie mondiale, commente Oumar. Nous voulons inviter les gens à croire à la paix, à la santé et à ne pas perdre le désir de vivre leurs passions. » Mission accomplie avec des morceaux tels que « Pour toi », «Gabi », «Dournia », «Worry », ou encore la formidable conclusion électro-folk « Kouma ». Optimisme montre la lumière au bout d’un tunnel sans fin de mauvaises nouvelles et de « système corrompu et antidémocratique », comme le déplore Garba : « Il y a des rébellions, du terrorisme, une mauvaise gestion gouvernementale… Alors, soyons optimistes, car rien n’est éternel, et un jour, nous vivrons une vie meilleure. » ■ Sophie Rosemont 7


ON EN PARLE

Installations, enregistrements inédits et récits sonores composent ce voyage musical.

EXPO

HÉRITAGES D’ORIENT

Des maisons de disques d’hier aux vidéos d’aujourd’hui, redécouverte d’un PATRIMOINE LÉGENDAIRE. DE L’ÉGYPTE À L’IRAK, en passant par le Maghreb et le Golfe, l’exposition marseillaise, véritable salon d’écoute, explore les musiques arabes du début du XXe siècle à nos jours. Outre les voix et les airs mythiques, on y découvre Yusuf al-Manyalawi, surnommé le «Caruso de l’Orient», Salima Pasha Murad, et tant d’autres. Ce voyage musical entre installations vidéos, enregistrements inédits et récits sonores n’aurait pas été possible sans la richesse exceptionnelle des collections de la fondation caritative libanaise Amar (Arab Music Archiving and Research), référence en matière de préservation et de diffusion de la musique arabe traditionnelle. Le parcours est peuplé de sons, de chants, de rythmes, qu’ils soient L’ORIENT SONORE : MUSIQUES profanes ou sacrés, d’origines populaire ou savante, sans cesse réinterprétés et renouvelés. OUBLIÉES, MUSIQUES Un patrimoine culturel, menacé d’extinction et héritier de traditions millénaires, que seules VIVANTES, Mucem, les nouvelles technologies et la transmission pourront sauvegarder. À lire en complément Marseille (France), jusqu’au de l’exposition, l’ouvrage du même nom publié chez Actes Sud. Éclairant. ■ Catherine Faye 4 janvier 2021. mucem.org

Nouveau coup d’envoi

Reporté en raison de la crise sanitaire, l’événement se déroulera finalement de décembre 2020 à juillet 2021, et ceci partout en France (métropole et territoires ultramarins). Portée par l’Institut français et coordonnée par la commissaire générale N’Goné Fall, figure sénégalaise du monde de l’art, cette Saison, dédiée aux 54 États du continent et conçue autour des grands défis du XXIe siècle, est une invitation à regarder et à comprendre le monde d’un point de vue africain. Annoncée par le président Emmanuel Macron à Ouagadougou en 2017, elle comptera plus de 200 événements et donnera la voix en particulier à la jeunesse et aux femmes. Autour d’un thème central : l’innovation dans les arts, SAISON AFRICA2020, les sciences, les technologies, l’entrepreneuriat et l’économie. Et à l’aune de ces mots territoire français, du président : « Je considère que l’Afrique est tout simplement le continent central, de décembre 2020 global, incontournable, car c’est ici que se télescopent tous les défis contemporains. à juillet 2021. saisonafrica2020.com C’est en Afrique que se jouera une partie du basculement du monde. » ■ C.F. 8

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AGNES MELLON - DR (2)

ÉVÉNEMENT


COURTESY OF THE ARTIST AND STEVENSON, CAPE TOWN/JOHANNESBURG AND YANCEY RICHARDSON, NEW YORK © ZANELE MUHOLI

Yaya Mavundla, Parktown, Johannesburg, 2014.

PHOTOS

D’HUMAIN À HUMAIN

Première grande rétrospective consacrée au travail de l’artiste et activiste sud-africaine ZANELE MUHOLI, cette exposition londonienne est un acte politique.

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ELLE A ÉTÉ MILITANTE avant d’être photographe. Et se définit comme « activiste visuelle ». Son œuvre est une arme brandie aux yeux du monde pour la défense des communautés noires lesbiennes, gays, transgenres, queer et intersexuées d’Afrique du Sud. Un pays où les mentalités vis-à-vis des questions de genre et de sexualité évoluent peu. Car même si la constitution stipule que nul ne saurait être persécuté pour ses orientations sexuelles et que le mariage gay y est légal depuis 2006, les discriminations et les violences envers les personnes LGBTQ y sont toujours légion. L’exposition londonienne rassemble près de 260 photographies présentant toute l’étendue de la carrière de l’artiste. Chacune des œuvres présentées, où peaux, textures et tons sombres saturés rappellent les Outrenoirs de Soulages, fait écho à la célèbre citation d’Albert Camus : « Être différent n’est ni une bonne ni une mauvaise chose. Cela signifie simplement que vous êtes suffisamment courageux pour être vous-même. » Ce courage est au cœur du travail de Zanela Muholi. Chaque portrait est une ode à la beauté de chacun. Un poing levé pour la reconnaissance de l’altérité. ■ C.F. « ZANELE MUHOLI », Tate Modern,

Londres (Royaume-Uni), jusqu’au 7 mars 2021. tate.org.uk

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ON EN PARLE SOUNDS

À écouter maintenant !

❶ Siam, au fil de l’eau

Flammarion jeunesse

BANDE DE S S INÉ E

DEUX GÉANTS, DEUX MONDES

Une biographie illustrée du psychiatre Frantz Fanon qui s’inspire de sa rencontre avec Jean-Paul Sartre. POUR QUI NE SE SERAIT PAS PLONGÉ dans l’œuvre littéraire du psychiatre et penseur révolutionnaire martiniquais, indissociable de la guerre d’indépendance algérienne et des luttes anticoloniales du XXe siècle, la lecture de ce roman graphique est impérieuse. Scénarisé par Frédéric Ciriez et mis en dessin par Romain Lamy, ce travail colossal de clarification d’une œuvre complexe prend le prétexte de la rencontre entre Sartre et Fanon à Rome, en août 1961. Dès ses premiers écrits, le psychiatre n’a eu de cesse de se référer au philosophe, à qui il a demandé de préfacer son livre testament, Les Damnés de la terre. Pendant trois jours, face à l’existentialiste engagé, accompagné de Simone de Beauvoir et de Claude Lanzmann, Fanon raconte sa vie et ses combats. Trois jours d’une intensité dramatique. ■ C.F. FRÉDÉRIC CIRIEZ ET ROMAIN LAMY, Frantz Fanon, La Découverte, 240 pages, 28 €.

Dans ce livre-disque en soutien à l’association Le Rire Médecin, le violoniste et altiste Arnaud Thorette, le pianiste Johan Farjot (à la tête de l’Ensemble Contraste) et l’illustrateur Olivier Latyk réunissent leur talent autour de la quête existentielle de Siam, une jeune Vietnamienne, qui la conduit jusqu’à San Francisco. Pour la raconter, Ariane Ascaride, Gérard Jugnot ou encore Sara Giraudeau… Chic et caritatif.

❷ Bachar

Mar-Khalifé

On/Off, Balcoon/Idol Deux ans après son bel hommage à Hamza El Din, le musicien libanais (et fils du joueur d’oud Marcel Khalifé) revient avec l’un de ses plus beaux disques à ce jour, où s’allient son amour de l’électro, de la chanson française et des mélodies orientales… Né d’une résidence près de l’envoûtante forêt de cèdres de Jaj, On/Off sait, comme son nom l’indique, varier les tempos et s’offre même le luxe de reprendre « Ya Hawa Beirut » de Fairuz.

❸ Aloe Blacc

All Love Everything, BMG

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DR

Le scénariste Frédéric Ciriez (g.) et le dessinateur Romain Lamy (dr.).

Doté d’une voix en or, Aloe Blacc qualifie sa musique d’« A.I.M. » – pour affirmation, inspiration et motivation. C’est tout ce qu’on l’entend dans le nouvel album de l’interprète de l’inoubliable tube « I Need A Dollar », lequel, sans renier ses amours soul et ses débuts rap, y revisite la bossa nova, la pop urbaine et le folk. Et c’est très réussi ! ■ S.R.

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Zita Hanrot et Sami Bouajila.

Les couleurs du ressentiment THRILLER

LES FILMS VELVET/LES FILMS DU FLEUVE - DR

Faut-il sauver la planète ou les emplois d’une usine polluante ? Entre colère verte et boues rouges, le conflit prend un tour générationnel dans une famille d’ouvriers immigrés algériens en France. Une SUBTILE CONFRONTATION père-fille.

DANS GOOD LUCK ALGERIA (2016), le réalisateur Farid Bentoumi s’était inspiré de l’histoire de son frère, qui avait représenté l’Algérie aux Jeux olympiques d’hiver à Turin dix ans plus tôt… Pour son second long-métrage, il a de nouveau puisé dans son histoire familiale, en grande partie ouvrière (avec des parents syndicalistes), pour tisser la trame d’une tragédie bien d’aujourd’hui : la santé des ouvriers et celle de notre planète d’un côté, et l’opposition entre un père et sa fille comme moteur du malheur, de l’autre. Nour est une jeune infirmière, embauchée dans l’usine chimique où travaille Slimane, son père, délégué syndical respecté. Elle découvre peu à peu que les dossiers médicaux des ouvriers y sont trafiqués. L’entreprise est en plein contrôle sanitaire, et une journaliste écolo va l’approcher pour l’inciter à dénoncer les maladies cachées, mais aussi la pollution qui se poursuit. Car l’usine est connue pour avoir, quelques années plus tôt, déversée des boues rouges toxiques dans une forêt, l’une des images fortes du film. Le scénario nous entraîne habilement dans un récit qui mêle famille, politique, social, écologie et médias, AFRIQUE MAGAZINE

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pour toucher aux contradictions d’aujourd’hui : quand Slimane dit « Je préfère sauver les emplois que les marmottes », on comprend le fossé qui le sépare soudain de sa fille, devenue lanceuse d’alerte, quitte à trahir la confiance de son père. Pourtant, derrière ces avis tranchés, le long-métrage parvient à être nuancé. Ainsi, on ne parvient pas à trouver totalement antipathique le patron de l’entreprise, incarné par le très juste Olivier Gourmet. Il faut dire que tous les interprètes sont au diapason, Sami Bouajila (le skieur de fond de Good Luck Algeria) et Zita Hanrot (César du meilleur espoir féminin en 2016 pour Fatima, de Philippe Faucon) en tête. ■ Jean-Marie Chazeau ROUGE (France-Belgique), de Farid Bentoumi. Avec Zita Hanrot, Sami Bouajila, Céline Sallette. 11


ON EN PARLE

MÉMOIRES

BARACK OBAMA

UN RÊVE AMÉRICAIN Traduit en 25 langues, dont l’arabe, le chinois, l’hébreu et le polonais, Une terre promise paraît le 17 novembre. Plus qu’un témoignage, UN MESSAGE D’ESPOIR. 12

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SHUTTERSTOCK - DR (3)

LE MYSTÈRE RESTE ENTIER. Impossible de soutirer une information croustillante chez ses éditeurs. À part la date de sa sortie, deux semaines après l’élection présidentielle, opposant Donald Trump à l’ancien viceprésident de Barack Obama, Joe Biden. Et le visuel de la couverture au titre prophétique. Le premier des deux tomes des mémoires du 44e président des États-Unis affiche un portrait en noir et blanc de l’homme, cheveux grisonnants, large sourire, col entrouvert. Sobre et apaisant. En réalité, un secret de polichinelle et un coup médiatique. Car on sait qu’à travers ce récit éminemment personnel, Barack Obama raconte les coulisses de ses toutes premières aspirations politiques, jusqu’à la soirée décisive du 4 novembre 2008. Qu’il y fait entrer le lecteur dans le Bureau ovale et dans la salle de crise de la Maison-Blanche. L’emmène partout dans le monde. Dans l’intimité de sa vie de famille aussi. Une terre promise est un bestseller avant l’heure : 3 millions d’exemplaires pour son premier tirage outre-Atlantique. Rien d’étonnant. Devenir (Fayard, 2018), l’autobiographie de son épouse, s’était, elle, écoulée à plus de 8,1 millions d’exemplaires en Amérique du Nord, selon les chiffres du New York Times. Barack et Michelle n’en sont pas à un succès près. Séparément ou ensemble, tout semble leur réussir. Peu après avoir quitté Washington, ils ont conclu un contrat d’édition pour écrire leurs mémoires avec Crown (succursale du géant Penguin Random House), pour un montant de 65 millions de dollars. Depuis, chacun s’est attelé à la tâche. Avec panache. Le mémorable « Yes we can » devenant leur propre credo. Le 17 septembre dernier, le premier Afro-Américain à avoir accédé à cette fonction suprême twittait : « C’est un sentiment très particulier de terminer l’écriture d’un livre, et je suis fier de celui-ci. » Mais c’est sur le compte Instagram de cet adepte des réseaux sociaux que l’on peut lire le sens profond de son témoignage : « J’espère surtout que ce livre inspirera les jeunes de tout le pays – et du monde entier – à prendre le relais, à élever la voix. » L’histoire est en marche. ■ C.F. BARACK OBAMA, Une terre promise, Fayard, 890 pages, 32 €. AFRIQUE MAGAZINE

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L I T T É R AT U R E

ÉTOILE FILANTE Un destin hors du commun. Celui d’une jeune guerrière pacifique dans le Sénégal des années 1930. ON L’APPELAIT Dame de Kabrousse. Aline Sitoé Diatta, née en 1920 à Kabrousse, dans le sud du Sénégal, et morte à 24 ans dans une prison de Tombouctou, au Mali, est une icône de la résistance casamançaise à la colonisation. Karine Silla lui redonne une voix toute particulière dans ce quatrième roman sans faux-semblants, dans lequel elle renoue avec l’histoire de ses origines et fait entendre la musique de tout un pays. « Les paroles d’Aline, sur les routes de la Casamance, dispersées au-dessus du fleuve et de la grande forêt, on les entend encore. Rien ne meurt, c’est ça le secret de la mort », écrit l’autrice du remarqué Monsieur est mort (Plon, 2014). Portée par les mots de Cheikh Hamidou Kane dans L’Aventure ambiguë, auquel elle rend hommage à la fin du livre, elle interroge, à travers le destin singulier de la jeune prophétesse, l’Afrique d’après les indépendances. Un chant pour la liberté, la non-violence et l’équité, où sourd en filigrane un questionnement intime sur la nature de l’être humain. Comme une ritournelle. ■ C.F. KARINE SILLA, Aline et les hommes de guerre, L’Observatoire, 304 pages, 20 €.

L’APPEL DU VIDE C’est l’histoire d’un Algérois de 40 ans qui veut en finir. Un récit qui en croise bien d’autres. PRÈS DE DEUX SIÈCLES et demi plus tôt, Goethe mettait en scène le suicide du jeune Werther, devenu le symbole d’une jeunesse entière. Moins romantique, mais tout aussi questionnant, le dernier roman de l’auteur arabophone de L’Amour au tournant (Seuil, 2017) fait défiler à rebours la vie de Halim, journaliste algérois au chômage en pleine déception amoureuse, qui s’apprête à se jeter dans le vide. « Pour être sûr d’entrer dans la légende, il avait écrit une lettre où il expliquait les raisons de son geste, et cette lettre, il se l’était envoyée, à sa propre adresse. » Mourir pour marquer à tout jamais. Mourir pour exister. Mais rien ne se passe comme prévu entre le quinzième étage de l’immeuble d’où il se jette et le trottoir. Un texte sans ambages, qui dit les ratés de la vie, les hasards et les dérives d’une société en perte de repères. ■ C.F. SAMIR KACIMI, Un jour idéal pour mourir, Actes Sud, 117 pages, 15 €. 13


ON EN PARLE INTE RVIEW

Stéfi Celma fait entendre sa voix

Révélée au grand public grâce à son rôle de Sofia dans la série Dix pour cent, l’actrice démontre aujourd’hui ses talents de musicienne avec son superbe premier single, « Maison de terre ».

mes tantes et cousins pratiquent la basse, le chant gospel… Très tôt, mon oncle m’a initiée au piano. Mes parents m’ont inscrite au conservatoire, où, jusqu’à 14 ans, j’ai reçu une formation classique. J’ai aussi pris quelques cours de chant… Plus tard, j’ai appris la guitare seule dans ma minuscule chambre de bonne parisienne près de l’Étoile – où je ne pouvais pas caser un piano ! C’est en écoutant Gilberto Gil que j’ai plaqué mes premiers accords. J’ai posté quelques chansons sur Myspace, et un directeur de casting m’a repérée. Il m’a demandé de passer des essais pour la comédie musicale Sol en Cirque. Puis il m’a rappelée pour Je m’voyais déjà et, de fil en aiguille, je suis devenue comédienne. À la suite d’un duo avec Julien Doré, tourné pour la série Dix pour cent, nombre de labels vous ont contactée… Mais vous avez préféré partir à Kinshasa. Pourquoi ?

de créer des passerelles entre Bruxelles, Kinshasa et Paris, pour permettre à de jeunes artistes africains d’acquérir une visibilité sans leur brandir un contrat sous le nez. Nous accompagnons aux niveaux artistique, logistique et juridique un nouveau groupe de Kinshasa, MPR – pour « Musique populaire de la révolution » ! Il s’inspire de l’ambiance du Zaïre d’antan avec humour et enthousiasme. Nous soutenons également la jeune autrice-compositrice Camille Yembé, qui a écrit les paroles de « Maison de terre », mon premier single. Quelles sont les inspirations de ce premier single ?

Cesária Évora, Maurane dans l’esprit des voix velours, Ibeyi pour la production. Sachant que j’ai grandi avec Céline Dion et Lauryn Hill… des femmes de tête ! Je suis en outre influencée par les chansons de Jacques Brel, dont les performances restent inégalables, et la pop urbaine de Stromae. « Maison de terre » a été faite à la maison, pendant le confinement. J’ai joué de tous les instruments, sauf la basse, assurée par Daniel Romeo. Ce que j’aime dans le texte de Camille, c’est la tendresse, la mélancolie, mais aussi l’attitude décomplexée d’une femme libre. Les contrastes m’intéressent, et je souhaite que cela s’entende dans les morceaux que je propose.

Quand j’ai rencontré le producteur belgo-congolais Imani Assumani, j’ai su que le son et la sensibilité artistique qu’il défendait étaient ceux Son premier titre, « Maison de terre », que je voulais. Alors, je suis partie Cet automne, outre la diffusion sortira le 13 novembre. les retrouver à Kinshaha. Je suis de la dernière saison très attendue d’origine martiniquaise, mais cette de Dix pour cent, vous faites également ville m’a bouleversée, tant du point de vue culturel partie de la distribution de Miss, réalisé par Ruben qu’humain. J’ai compris pas mal de choses sur mon identité Alves… La comédie reste donc d’actualité ? afro. On y écoute aussi bien Céline Dion que Kesha ou Oui, car je n’ai pas envie de choisir. D’autant que du zouk ! J’y ai rencontré d’immenses guitaristes, de personne ne me le demande ! En matière de lâcher-prise, véritables virtuoses… C’est en République démocratique la musique m’a beaucoup apporté dans mon métier de du Congo que la musique d’aujourd’hui se joue. comédienne. Et à force d’incarner différents personnages, j’ai compris que j’avais une envie de sincérité en musique. Quel est l’objectif du label que vous avez fondé Pas seulement la mienne, car j’aimerais me consacrer avec Imani Assumani, Moyo Productions ? davantage encore aux futurs projets de Moyo Productions… Moyo signifie « le cœur » en swahili. Nous souhaitions Ce qui me porte, c’est le collectif, que ce soit en tournage un nom qui résume bien notre recherche d’authenticité ou en studio ! ■ Propos recueillis par Sophie Rosemont et facile à prononcer en plusieurs langues. Notre but est 14

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AM : Avant de devenir comédienne, vous étiez chanteuse. Quelle a été votre éducation musicale ? Stéfi Celma : Je suis née dans une famille de musiciens,


L’auteur et slameur témoigne une nouvelle fois de sa BELLE PLUME.

RAP

CHARLOTTE LAPALUS - DR

Gaël Faye Comme un lundi

À BUJUMBURA, la capitale du Burundi, on sort danser le lundi, parce qu’il n’y a pas de raison valable d’attendre le week-end pour s’amuser ! Ce concept de « lundi méchant » a inspiré Gaël Faye pour ce nouvel album entre rap et chanson à tendance électronique. Né d’une mère rwandaise et d’un père français, élevé au Burundi puis en France, l’artiste a réussi à dompter son métissage avec l’écriture – littéraire ou musicale. Après le succès fou de son roman Petit pays, traduit dans une quarantaine de langues et récemment adapté au cinéma, le chanteur nous montre de nouveau son talent d’écriture. Et pas que le sien d’ailleurs, puisque Christiane Taubira lui a offert un poème pour qu’il soit mis en musique… On entend aussi Mélissa Laveaux, Jacob Banks, Samuel Kamanzi, et même l’icône Harry Belafonte ! Entre couleurs pop et mélancolie sous-jacente, Lundi méchant rappelle que si la liberté n’a pas de prix, s’émanciper et s’assumer n’est pas acquis. ■ S.R.

GAËL FAYE, Lundi méchant, Believe/All Points. AFRIQUE MAGAZINE

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ON EN PARLE SPOTS

CES JEUNES POUSSES QUI FLEURISSENT MALGRÉ TOUT Comment la NOUVELLE GASTRONOMIE africaine fait-elle face à la crise sanitaire ? À PARTIR DE NOVEMBRE, Kuti va miser sur la livraison et aménager un triporteur pour la période à venir. Fondé par Antoine Joss Lecocq en 2019, ce restaurant pop-up est né d’un voyage culinaire de six mois en Afrique et de l’alliance créative avec la cheffe Clarence Kopogo. La carte est entre la cuisine traditionnelle et le street food : du poulet frit maison à la sauce BBQ baobab, du nbambé vegan ou encore de délicieux sandwichs masa (galettes de riz fermentés du Nigeria). Servant déjà lors d’événements variés parisiens, Kuti a ses locaux à Montreuil, mais il faudra encore patienter un peu pour pouvoir s’y attabler. Chez Baba Bahri également, on a hâte d’accueillir les gourmands, mais on cherche toujours un local adapté. Le nom de cette épicerie tunisienne tenue par Habib Bahri peut se traduire par « Papa la mer ». Un clin d’œil à son histoire et à l’oliveraie familiale convertie en bio d’où viennent la plupart des produits. Lancée l’année dernière, la marque propose, via des partenaires à Paris, Lyon et Marseille, des olives, des herbes et des produits artisanaux représentatifs de la richesse culturelle et culinaire tunisienne. Le thym sauvage, par exemple, est une variété du terroir, plus épicé et poivré. Et la harissa surprend par sa texture, parfaite pour une salade ou à l’apéritif. Un patrimoine gastronomique

Ci-contre et ci-dessus, les herbes tunisiennes de Baba Bahri. Ci-dessous, les plats traditionnels de Kuti.

à partager lors d’ateliers dégustation (organisés pour l’instant chez un restaurateur partenaire en jauge réduite, réservations en ligne), où la convivialité crée un savoureux pont entre les deux rives de la Méditerranée. ■ Luisa Nannipieri kutigroup.com / bababahri.com

PAU S E

TEAWAYS, LA MAGIE DU ATAYA… EN CAPSULES ! LES DEUX FONDATEURS de la marque Teaways, Ibrahima Camara et Laurent Leiser, ont fait un pari osé : perpétuer l’art de préparer ce thé traditionnel sénégalais et conserver son goût et sa texture au plus près de la tradition, mais avec une technologie innovante. Celle-ci permet de savourer une tasse d’Ataya en 30 secondes, au lieu de 45 minutes lors d’une préparation à la main. Leur toute première machine à capsules est sortie le 5 novembre dernier, après cinq années de travail : à vos gobelets ! ■ L.N. tea-ways.com

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MAYA ZARDI (2) - DR (2)

Préparer de l’Ataya est un rituel, mais également un moment de partage et de détente entre amis, collègues ou en famille.


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TOSIN OSHINOWO Avec ses villas, cette designeuse nigériane redessine le BORD DE MER DE LAGOS.

DR - ELEANOR GOODEY PHOTOGRAPHY

ELLES SONT DÉJÀ HUIT, et la neuvième est en construction. La côte huppée de Lagos a changé de visage depuis que Tosin Oshinowo y enchaîne ses projets de villas. Comme toute belle aventure, cela a commencé par hasard : la jeune architecte, diplômée à Londres et passée par Rotterdam, venait de se mettre à son compte et des amis d’amis cherchaient quelqu’un pour bâtir leur maison sur la plage. En quelques mois, elle délivre une magnifique villa avec piscine, où se mélangent formes traditionnelles et style contemporain. Le jeu de contraste entre le bois et le blanc dessine harmonieusement les structures et donne une radiance à l’ensemble, sans pour autant paraître AFRIQUE MAGAZINE

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prétentieux. Le projet a tellement plu dans le cercle restreint et aisé des propriétaires du littoral que les commandes ont fusé. « J’ai eu de la chance, se confie l’architecte, j’ai pu faire ce que je voulais. J’ai développé mon propre langage, et mon style a évolué. J’ai aussi appris sur le tas ce qui marche et ce qui ne marche pas : je vois comment mes créations sont vécues, habitées… » Elle travaille donc de plus en plus sur les lignes et le blanc. Et laisse les structures et les matériaux créer les contrastes et définir les espaces. Minimaliste mais déterminée à innover et s’améliorer, elle se penche vers la couleur pour ses prochains projets, s’inspirant du Mexique ou de la maison d’Yves Saint Laurent à Marrakech. Le tout, bien sûr, adapté à l’esprit du Nigeria. ■ L.N. 17


ON EN PARLE

À côté de robes habillées pour les soirées chaudes…

FA S H I O N

KROSKEL Fondée par Ornella Djoukui, cette jeune maison de prêt-à-porter, née entre Paris et Yaoundé, est dirigée par trois femmes âgées de 25 à 60 ans. De la mode POUR TOUTES LES SAISONS et tous les corps. 18

ON ASSOCIE SOUVENT l’Afrique uniquement au soleil et à la chaleur. Pourtant, le continent connaît aussi des pluies diluviennes et des hivers arides. Et la mode devrait pouvoir s’adapter à tous les climats. C’est à partir de cette idée que la Camerounaise Ornella Djoukui a conçu ses dernières créations, signées Kroskel : des vestes doublées, ou des pièces dont les tissus les plus connus se mixent avec d’autres matières, plus lourdes, adaptées à l’automne et aux premiers mois d’hiver. Le parfait exemple est le blouson Rangers, avec des épaulettes qui jouent le rôle de sur-mancherons et ajoutent une touche élégante à un modèle plutôt sportif. On peut aussi trouver d’indémodables bombers doublés, avec bordures et motifs AFRIQUE MAGAZINE

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À L’ÉPREUVE DES CLIMATS


… les créatrices proposent également des vestes ou des manteaux avec capuche pour les jours pluvieux.

DESIGN

MATHYDY

LES MONTRES SÉNÉGALAISES

Ou quand un jeune couple imagine un ACCESSOIRE fièrement africain.

DR (2) - ABDOULAYE NDAO

MATHY LO, alors expatriée au Canada, et Idrissa Niane, ingénieur dans les télécoms à Paris, se sont rencontrés au cours d’un voyage au Sénégal. Après s’être mariés, ils se sont lancés ensemble dans la création d’accessoires de mode pour hommes et femmes. C’était en 2014. Trois ans plus tard, ils ont sorti leur première collection de montres entièrement gravées, assemblées et dessinées au Sénégal, où ils se sont désormais installés. « L’idée était de proposer des montres classiques, mais pas comme les autres. Des objets qui transmettent un sentiment d’appartenance, de qualité, mais à un prix accessible. » S’inspirant des motifs du bogolan (originaire d’Afrique de l’Ouest) et rendant hommage aux fondateurs de l’empire du Mali ou aux reines guerrières du Nigeria, elles sont réalisées à partir de matières premières importées, même si le couple achète le plus possible localement. Il trouve par exemple le cuir sur le continent, mais le mouvement à quartz provient du Japon. Après avoir ouvert quatre boutiques à Dakar et une boutique en ligne, Mathydy envisage de s’aventurer dans la sous-région avant la fin de l’année prochaine, pour continuer à offrir ce que l’Afrique a de meilleur. ■ L.N. mathydy.com teintés artisanalement. Ou encore un manteau rouge mi-long avec poches et capuche. Pour une pluvieuse journée de travail, la styliste conseille des ensembles élégants mais colorés ou des robes à porter avec une bonne paire de collants. Et pourquoi pas un sweat à manches bouffantes pour être à l’aise et stylée ? Kroskel est une jeune maison de couture née entre Paris et Yaoundé en 2018. Elle est dirigée aujourd’hui par trois femmes âgées de 25 à 60 ans, Ornella, Dona et Diane, qui dessinent robes et tailleurs en utilisant la technique de la peinture à la cire sur tampon de bois, à partir de tissus camerounais. Plutôt que des collections, elles préfèrent sortir de nouveaux modèles suivant leurs envies et leur flair : une couleur, une forme, une occasion particulière… Leurs parcours et leurs âges, si différents, les motivent à créer des habits afropéens pour n’importe quelles morphologies et tailles. Avec la pandémie de Covid-19, leur projet de faire connaître la marque via des défilés et des rencontres, en Afrique comme en France, a subi un petit ralentissement. Elles ont donc décidé de se concentrer sur leur site Web, qui devrait voir le jour avant la fin de l’année. Pour l’instant, on peut acheter leurs créations à Yaoundé, ou sur des plates-formes qui valorisent les créateurs africains, comme kountac.fr. ■ L.N. AFRIQUE MAGAZINE

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ON EN PARLE

DJIBOUTI TERRE NATURELLE TOURISME

ENCERCLÉE par l’Érythrée, l’Éthiopie et la Somalie, la République de Djibouti s’étire sur 23 000 km2 dans la Corne d’Afrique. Un territoire petit, mais avec quelle variété de paysages ! L’ancienne colonie française, indépendante depuis 1977, est un véritable laboratoire naturel qui occupe la partie la plus aride du triangle de l’Afar – l’une des régions les plus chaudes de la planète, où les températures peuvent atteindre les 50 °C, et où le sol s’affaisse un peu plus chaque année. Comme en Islande, il est possible ici de voir le mécanisme de la tectonique des plaques et de sentir le pouls de la terre : avec ses cheminées de soufre, le lac Abbe, pointillé de flamants roses, offre un paysage lunaire taillé dans le roc noir et en constante transformation. 20

Le lac Assal et ses eaux salées émeraude, au cœur du pays mais à deux heures de route de la capitale, attendent les voyageurs à 155 m sous le niveau de la mer. Le poumon blanc de l’industrie de Djibouti est le point le plus bas du continent et une destination touristique à ne pas rater. À plusieurs heures de piste rocailleuse, mais à une trentaine de kilomètres au nord-est à vol d’oiseau, on grimpe vers les fraîches hauteurs de la région de Bankoualé (entre 1 200 et 1 700 m). Une région enclavée et minérale, ponctuée d’acacias, de quelques palmeraies et de rares villages. La destination idéale pour une randonnée, une échappée dans les gorges de l’Oued Aïboli ou une promenade dans la forêt primaire du Day. AFRIQUE MAGAZINE

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Le cœur sauvage de la CORNE D’AFRIQUE, entouré par la mer cristalline.


Le lac Assal et ses eaux salées sont le point le plus bas du continent.

LES HÔTELIERS À L’ASSAUT DU PAYS ALORS QUE DJIBOUTI vient de lancer les travaux pour sa cité d’affaires, un projet pharaonique et ultramoderne de 840 000 m2 qui sera érigé sur le site de l’ancien port, la capitale cherche aussi à améliorer sa capacité réceptive. Bonne nouvelle : malgré la crise sanitaire, la petite république de la Corne d’Afrique attire les investissements. Le groupe hôtelier Accor vient ainsi de signer un contrat de management avec l’homme d’affaires Houssein Mahamoud Robleh, à la tête de Kamaj, ce qui permettra à trois enseignes du groupe (Novotel, Sofitel et Pullman) de s’installer dans la capitale, augmentant ainsi le nombre de chambres de standing à disposition des voyageurs. Un investissement dont le pays a besoin.

LES BONNES ADRESSES Sheraton Djibouti : Établissement mythique de la capitale, il propose 175 chambres et suites confortables qui donnent sur les jardins ou la mer.

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Djibouti Palace Kempinski : Situé sur la presqu’île du Héron, le quartier international de la capitale, cet hôtel luxueux ouvre ses belles terrasses sur l’océan Indien. On y trouve aussi trois restaurants internationaux, ▲ un café-salon de thé et deux bars.

En contraste avec un intérieur sauvage, où les étendues de lave noire et les silhouettes des volcans endormis peignent un tableau apocalyptique, la côte de Djibouti invite à se relaxer. Le Ghoubbet al-Kharab (« gouffre des démons ») est, contrairement à ce que l’on pourrait croire avec son nom, une anse magnifique habitée pendant l’hiver par les imposants et inoffensifs requins-baleines, avec lesquels on peut même nager. Pour les adeptes de la plongée, rien de plus simple d’ailleurs que d’organiser une excursion vers les îles corallines de Moucha et Maskali, à la sortie du golfe de Tadjourah. Avant de retourner se poser sur les plages de sable fin aux alentours de Djibouti-ville. À noter pour les voyageurs qu’un test rapide Covid-19 est obligatoire à l’arrivée. ■ L.N. AFRIQUE MAGAZINE

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Campement de Bankoualé : Fondé en 1997 par Houmed Ali, un enfant du pays, ce campement eco-friendly compte aujourd’hui une vingtaine de paillotes équipées de lits traditionnels. La vue est exceptionnelle, et la cuisine très appréciée. Les Sables Blancs : À quelques kilomètres de Tadjourah, ce village vacances est situé, comme son nom l’indique, sur une longue plage de sable blanc. Pour une ambiance détendue et ensoleillée. Melting-pot : Ce restaurant de la capitale, à l’atmosphère soignée, propose une carte japonaise et éthiopienne.

Restaurant National – Chez Hamdani : Réputé pour le poisson et les barbecues, c’est une référence de la cuisine yéménite en ville.

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HOMMAGE

SINDIKA DOKOLO L’ENFANT DE L’ART il cherchait à éviter le « côté politique et émotionnel ». Il était CERTAINS VOUDRAIENT le réduire à sa caricature, à l’image aussi mécène, plus qu’il ne le laissait paraître, soutenant du golden-boy globalisé, privilégié, « démasqué » par l’affaire de nombreux artistes, connus ou peu connus, leur achetant des Luanda Leaks, à son statut d’amateur d’art « par intérêt ». des œuvres, leur permettant d’exister et de démarrer, créant Sindika Dokolo était autrement plus dense, plus complexe, à lui tout seul un « marché » particulièrement utile. À partir plus « riche », plus ambitieux que cela. Une personnalité de 2015, la fondation Sindika Dokolo s’investit dans un projet à la fois chaleureuse, habile, détachée et impliquée, aux hors norme : la récupération de pièces inestimables volées multiples identités. Porteur d’une triple histoire, congolaise, au Musée de Dundo en Angola, pendant la guerre civile. danoise et angolaise. Le fils d’un grand banquier congolais Et leur restitution à l’État angolais. spolié par Mobutu, Augustin Dokolo Sanu, qui avait épousé En août 2017, au pouvoir depuis près de trente-huit ans, en 1968 Hanne Kruse. Sindika, c’était aussi le mari d’Isabelle le président José Eduardo dos Santos choisit de se retirer dos Santos, dont on a dit qu’elle était l’une des femmes et de ne pas se présenter aux élections générales. Longtemps les plus riches du monde. Une histoire d’amour qui se noue ministre de la Défense, vice-président du Mouvement à Luanda, avec cinq enfants dont le dernier est né en 2017. populaire de libération de l’Angola (MPLA), João Lourenço est C’était un homme d’affaires, la moitié active de l’un des adoubé par « JES » pour lui succéder. En quelques semaines, plus formidables « power couple » d’Afrique et du monde. ce dernier monte à l’assaut de la famille dos Santos. Enjeu Sindika Dokolo voyait grand pour lui, mais aussi pour politique ? Économique ? Règlement de comptes ? l’Afrique. Cet homme d’argent était Volonté de transparence ? Probablement un peu aussi un intellectuel porté par les idées, de tout cela à la fois. Plombé par la chute des son métissage le rendant encore plus prix de l’or noir, une mal gouvernance toujours sensible à l’urgence d’une émancipation aussi dévastatrice, puis la crise du Covid-19, africaine, à la libération du noir, du « nègre ». le deuxième producteur de pétrole d’Afrique La République démocratique du Congo subsaharienne est englué dans une crise grave, était son point d’ancrage, sa référence et il faut des « coupables ». Quitte à détruire terrestre. Il était fier de ses origines, la ville ou dépecer l’empire industriel et commercial de Mbanza-Ngungu, dans la province du des dos Santos-Dokolo. Kongo central, là où se trouve le mausolée On se rencontre à cette époque. J’avais d’Augustin Dokolo Sanu. Sindika était réalisé une grande interview pour le numéro engagé au pays, en particulier contre d’août-septembre 2017 d’Afrique Magazine. le régime de Joseph Kabila, à ses risques La couverture de notre numéro On parlait souvent art, politique, Congo, argent. et périls. En 2017, il fonde le mouvement d’août-septembre 2017. De son combat pour faire valoir ses droits Les Congolais debout, militant pour une face au nouveau pouvoir angolais. Surtout, restauration des droits civiques et contre j’ai participé au projet IncarNations (juin-octobre 2019), la possibilité d’un nouveau mandat de Kabila. Évidemment, ambitieuse exposition bruxelloise de sa collection d’art. Ce il se voyait un destin politique, il y croyait, mais même si ce fut, au fond, sa dernière grande aventure, un ultime moment chemin-là se révélera étroit, son mouvement aura largement de grâce, en collaboration avec son complice Kendell Geers. contribué à conscientiser la scène civile et politique congolaise. Une exposition unique de 150 pièces tirées d’une collection Très jeune, à l’image de son père, il s’intéresse à l’art, de plus de 3 000 œuvres qui fusionnait, dans un même et va se constituer, au fil du temps, l’une des collections espace, art contemporain et art classique africain. Et qui les plus importantes dédiées à l’art africain et des diasporas. devait ensuite faire le tour du monde, en s’arrêtant aussi Une collection unique par sa diversité. Engagé dans le sur le continent. On évoquait les sites d’accueil possibles… rapatriement des œuvres historiques vers le continent, 22

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par Zyad Limam


NUNO COIMBRA

Sur le site de l’exposition IncarNations, au Bozar, à Bruxelles.

Le 19 janvier 2020, une trentaine de médias membres du Consortium international des journalistes d’investigation, parmi lesquels la BBC, Le Monde et le New York Times, publient une enquête brutale, à charge, concluant que la fille de l’ex-président angolais et son mari auraient construit une très grande partie de leur fortune de manière frauduleuse, en « siphonnant » l’économie du pays. C’est l’affaire des Luanda Leaks qui commence, fondée sur près de 700 000 documents (mails internes, lettres, échanges, contrats…), certains directement hackés sur les serveurs des entreprises du groupe. L’attaque est frontale, mais « IDS » et Sindika se défendent. Pour eux, leurs opérations sont légales, au regard du droit angolais en particulier. Ou de celui qui réglemente les entreprises offshore. AFRIQUE MAGAZINE

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Le couple s’engage dans une défense acharnée point par point, coûteuse, alors que leurs avoirs et leurs biens sont gelés par les différentes juridictions impliquées. À ce jour, des dizaines de procédures sont en cours, et personne ne sait à quel point les uns et les autres sont coupables ou innocents dans une affaire gigantesque où tout se mêle, business, règlements de comptes, intérêts d’États. Mais pour Sindika, il y avait une part de violence intime, brutale. C’était un combat existentiel, pour sa famille, son nom, ses enfants. Le 29 octobre, quelque chose a lâché à Dubaï, lors de cette plongée en mer tragique. Sindika Dokolo est mort à 48 ans. Et maintenant, l’histoire fera la part des choses, celle des parts d’ombre et de lumière de cet enfant de l’art, du Congo, de l’Afrique et de son époque. ■ 23


PARCOURS

Ann O’aro

SA MUSIQUE VISCÉRALE RACONTE L’INTIME.

À travers un langage imagé, la poétesse réunionnaise mêle le maloya de son île avec d’autres sonorités. propos recueillis par Astrid Krivian

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’est un long cri, l’urgence profonde de s’exprimer qui est à l’origine de son art. « J’enfante de ma douleur les cataplasmes des mots qui dorment », chante-t-elle dans son morceau « Zantray » (« les entrailles »). Sur le chemin de la résilience, Anne-Gaëlle Hoarau à la ville a créé son double artistique, Ann O’aro, porte-parole de son histoire, de ses messages. Si son premier album homonyme, sorti en 2018, faisait le récit d’une enfance volée par un père incestueux, Longoz répond aujourd’hui à cet outrage avec une mise à distance. « Être victime n’est pas un statut définitif d’identité, mais un état passager. L’accepter permet de s’en abstraire et de rendre son propos universel. Recourir au second degré, s’amuser avec ses souffrances, dédramatiser, c’est une grande liberté. On n’obtient pas de réponses, mais questionner est un jeu infini. » Enfant, la musique est à la fois le mal et le remède pour cette artiste intense et singulière jusque dans son interprétation, née en 1990 à La Réunion. Gardien de prison mélomane, son père l’astreint au piano, lui infligeant des coups de ceinture à la moindre hésitation, sans lui laisser le temps de lire la partition. « Je devais ruser, j’écoutais le soir le morceau au casque et je l’interprétais à l’oreille. Je chantais et jouais pour moi en cachette les notes dont j’avais besoin pour pleurer, évacuer les émotions. » Elle étudie la flûte au conservatoire et pratique l’orgue à l’église, avec le soutien d’un frère religieux bienveillant qui l’encourage. Elle a 15 ans quand son père se suicide. Loin d’être une délivrance, sa mort était plutôt la « seule issue viable » : « Quinze ans après, son emprise mentale est encore réelle. » Après son bac, elle s’envole au Québec pour ses études, les abandonne, devient tatoueuse. Et souffre de la seule identité qu’on lui renvoie, celle d’une « survivante » : « Je ne rentrais pas dans la case de la “vraie” victime. On attendait de moi que je porte plainte, que je déteste mes parents… On annihilait ma réalité, c’était très violent. » De retour à la Réunion à 21 ans, elle donne naissance à son premier enfant, ainsi qu’à une pièce chorégraphique – une véritable plongée dans la psyché obscure du père – mêlant aïkido, danse et maloya (musique héritée des esclaves d’origine africaine et malgache). La résilience part du corps : « Apprendre à crier, à marcher, à respirer, c’est guérir, redonner son intégrité au corps, le remettre en mouvement. C’est donner une matière aux choses pour ne pas les cristalliser, mais les alléger, les faire bouger. » Elle qui peut noircir 75 pages pour une chanson jongle avec les mots, entrechoque Longoz, Cobalt. les images, inverse mélodies et syllabes, entre jeu de hasard et mise en scène. « Si la honte ou la culpabilité m’envahit, je les explore, pour les dépasser. » La musicalité du créole, langue longtemps interdite sur l’île – « Comme moi, elle n’avait pas le droit d’exister » –, est parfaite pour décrire « ce qui a marqué le corps ». Le français l’amène à un regard plus global sur des questions sociétales, systémiques de son île. Son phrasé malaxe la sonorité des mots, en révèle les reliefs, une matière qu’elle « aime mâcher, goûter, recracher, étudier ». Avec son combo (Teddy Doris au trombone, Bino Waro aux percussions), elle mêle le maloya au séga mauricien, aux musiques des Balkans, au jazz ou encore au zouk. Une forme épurée pour un bouquet d’émotions puissantes, cultivant les ruptures de tons, de tempo, juxtaposant douceur et brutalité, parole frontale ou imagée, tantôt écorchée, tantôt piquante. ■


FLORENCE LE GUYON

«Si la honte ou la culpabilité m’envahit, je les explore, pour les dépasser.»


AM vous a offert les premières pages de notre parution de Novembre.

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