INTERVIEW Helina Metaferia Out Of The Palm Of My Hands collaged paper, 2019 210 cm x 56 cm © Helina Metaferia and NOMAD GALLERY BRUSSELS
INTERVIEW PAR / BY MATHILDE LEPERT
Helina Metaferia L’art et son pouvoir de transformer la société
JOURNAL DES RENCONTRES - AKAA PARIS 2019
HELINA METAFERIA EST UNE ARTISTE INTERDISCIPLINAIRE NÉE À WASHINGTON DC. ELLE ALLIE DANS SON TRAVAIL DIFFÉRENTES TECHNIQUES COMME LE COLLAGE, LA PEINTURE, LA SCULPTURE, LA VIDÉO, LA PERFORMANCE, AINSI QUE LA RECHERCHE UNIVERSITAIRE ET L’ORGANISATION DE PLATEFORMES D’ÉCHANGES PARTICIPATIVES. ELLE NOUS PARLE DE SA MISSION D’INITIER UN DIALOGUE AVEC LE PUBLIC À TRAVERS L’ART.
Votre art est politique, vous abordez des sujets liés à la « race », à l’identité, au genre, à la migration. Pensez-vous que l’art soit une arme puissante pour générer des changements politiques et sociaux ? Je crois au pouvoir transformatif de l’art, sinon je ne m’y investirais pas autant. Le rôle de l’artiste producteur de culture est d’être une capsule du temps présent, tout en imaginant les possibilités futures. Lorsque nous mettons en perspective nos expériences personnelles avec l’état du monde actuel et de la société, notre discours individuel entre automatiquement dans le domaine du public et fait allusion au politique. Ce processus est puissant, car il offre aux individus de multiples opportunités d’entrer en conversation, plus encore que les livres, les articles ou autres méthodes d’analyse. Tout art a ce potentiel, les objets d’art (peinture, collage, sculpture) comme les expériences artistiques (performance, pratique sociale, art du temps). Votre père était professeur en sciences politiques et votre mère Présidente du Center for the Rights of Ethiopian Women (CREW). Pouvezvous nous parler de votre enfance dans cet environnement très actif sur le plan politique ? On peut dire que j’ai grandi dans un foyer « woke1», terme utilisé de nos jours pour décrire ce type d’environnement. Mes deux parents étaient des expatriés éthiopiens politiquement actifs, et nous vivions dans la région métropolitaine très politisée de Washington DC. Mon père professeur a écrit plusieurs livres sur la politique éthiopienne et intervenait régulièrement à la télévision, la radio et dans les journaux éthiopiens. Ma mère a participé, avec d’autres femmes de la diaspora éthiopienne, à la 1
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création d’une association pour la défense des droits des femmes et des enfants. Cette association lutte pour mettre fin au mariage des enfants, à la traite des éthiopiens au MoyenOrient ou pour libérer les prisonniers politiques. Quand j’étais jeune fille, je me souviens avoir assisté à plusieurs manifestations au Capitole avec l’association de ma mère, où je prenais soin des bougies et des pancartes. Faire partie de ce genre de famille était enrichissant mais aussi écrasant. Je ne me voyais pas devenir de sitôt un « petit soldat » activiste, quelle que soit la révolution. J’ai tout d’abord cherché dans les arts un échappatoire aux fardeaux de ce monde. Malgré tout, dès mon plus jeune âge, mes œuvres étaient empreintes de références politiques, historiques et culturelles, qui apparaissent aujourd’hui comme le prolongement de la recherche et de l’engagement de mes parents contre les injustices sociales. Je n’ai pas échappé à l’influence de mon environnement. Ma mère est décédée il y a trois ans. Depuis sa disparition, je remarque que mon travail devient de plus en plus politique. Je pense que c’est une façon de me rapprocher d’elle en son absence. Son dévouement m’a toujours inspiré et, en fin de compte, m’aide à faire face au chagrin. Quelles personnalités vous inspirent le plus ? Je suis inspirée par le fait de voir des personnes surmonter l’adversité avec grâce et avec la sagesse qui en découle. Je pense que c’est la raison pour laquelle une partie de ma pratique est engagée socialement. J’aime créer des espaces de partage communautaire et enseigner, car le dialogue a le pouvoir de conduire à l’empathie. Je m’inspire également des gens qui trouvent du sens aux
contradictions de la condition humaine et qui sont capables de déconstruire les préjugés qui entourent les idées sur la race, le sexe et la sexualité, à travers un langage écrit et visuel. J’aime la façon dont James Baldwin, Toni Morrison et Audre Lorde utilisent les mots pour changer notre regard sur des questions chargées émotionnellement. Je suis émue lorsque je vois l’art de Betye Saar et Howardena Pindell, ou interpellée par le concept des œuvres d’Adrian Piper et David Hammons. Les films douloureux de Haile Gerima et Julie Dash me motivent. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’importance du corps dans votre travail artistique ? J’ai commencé ma pratique artistique dans la peinture figurative. Ce n’est qu’après mes études supérieures que j’ai commencé à utiliser mon propre corps dans ma pratique artistique, comme un médium en soi, par le biais de la performance et de ses dérivés. C’était la façon la plus directe de traiter les questions d’identité parce que mon identité se construit à l’intérieur de mon corps. Aucun corps n’est neutre (chaque corps a une certaine hauteur, taille, couleur, forme, sexe, etc). Puisque l’identité fait partie du corps et que le spectateur projette sa perception de l’identité sur le corps, le dialogue sur la race, le sexe et l’ethnicité a lieu sans que j’aie à le suggérer. Pourquoi reliez vous les deux villes Washington DC et Addis-Abeba dans plusieurs de vos œuvres, comme « Weaving Capitals » en 2015 ? En tant qu’artiste de la diaspora, je me retrouve souvent dans une forme d’identité hybride. Je suis née à Washington DC, qui est la ville avec la plus grande communauté d’Éthiopiens en dehors de l’Éthiopie. Mes parents ont émigré d’Addis
En langage informelle aux Etats-Unis, « conscient, en particulier des problèmes sociaux comme le racisme ou les inégalités. » (Cambridge dictionary)
Abeba pour y vivre. Ils partageaient souvent leurs souvenirs nostalgiques et romancés de l’Éthiopie avant la révolution de 1974, car mon père ne pouvait y retourner en toute sécurité, jusqu’à récemment. J’ai en quelque sorte hérité de cette nostalgie de la diaspora envers une patrie où je n’ai jamais vécu. Comme beaucoup d’enfants de la diaspora, je me suis construit une identité basée sur la notion d’entre-deux. En Amérique, je me sens de culture éthiopienne, ayant grandi avec cette culture. En Éthiopie, je me sens très américaine, car je n’ai pas de liens physiques avec l’Éthiopie. En 2015 je suis allée dans les deux capitales pour rassembler des histoires orales et développer ma recherche sur les performances en direct, les installations et l’art vidéo. Je me suis entretenue avec plus de quarante personnes qui ont fait des aller-retours entre Addis-Abeba et Washington DC dans le cadre du projet. Ils ont alors exprimé divers points de vue sur leur sentiment d’appartenance à l’une ou l’autre nation. Les opinions divergeaient grandement. Certaines personnes ne souhaitaient plus quitter l’Éthiopie parce qu’elles se sentaient stressées aux États-Unis et n’y trouvaient pas les valeurs qu’elles recherchaient. À l’inverse certaines personnes ne voulaient plus revenir en Éthiopie à cause du manque d’opportunités, de l’homophobie, etc. Après avoir interviewé les participants, j’ai transformé leurs histoires en une enquête artistique sur les notions de foyer dans notre société de plus en plus mondialisée. Les récits étaient ceux des Éthiopiens-Américains, pourtant, la réussite du projet a tenu à sa capacité à transcender cette spécificité pour s’intéresser de manière plus générale aux inquiétudes liées au sentiment d’appartenance à un lieu.