ESSAI Jonho Mellish The Day That David Goldblatt Died, Dias Beach, Mossel Bay, 2018 Chromogenic print on semi gloss paper, printed in 2019 60 x 80 cm or 100 x 125 cm. © THK Gallery et Johno Mellish
JOURNAL DES RENCONTRES - AKAA PARIS 2019
PAR / BY ASHRAF JAMAL
Johno Mellish Le Roi Cyclope
ALLIANT HISTOIRE, MÉMOIRE ET IMAGINATION, JOHNO MELLISH CRÉE DES IMAGES À L’AIDE DE PHOTOGRAPHIES CONSTRUITES. SES PHOTOGRAPHIES SONT UNE RÉPONSE À DES HISTOIRES ET DES IMAGINAIRES PERSONNELS, UNE MÉDITATION SUR DES LIEUX ET DES ÉPOQUES PROPRES À L’AFRIQUE DU SUD.
Dans son article « Pourquoi les gens sont-ils si gentils ? », paru en 2016 dans le magazine e-flux, Martha Rosler souligne que le désir d’être toujours heureux et souriant est le résultat d’une pression exercée par l’économie postindustrielle fondée sur les méta-données, où chaque action est rapidement examinée, commentée et évaluée sur la toile. Nous sommes à l’ère du soi « quantifié » et « transactionnel ». Sous surveillance, nos vies sont définies dans et à travers le domaine public par des outils psychographiques, qui canalisent et racontent nos besoins et nos peurs. Nous devenons les prolongements et les inventions d’un monde répété et chorégraphié. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que Johno Mellish conçoive la photographie comme un nouveau prolongement de ce monde chorégraphié. Il décrit son travail sous les termes de «photographie construite», une définition qui s’applique non seulement aux mises en scènes crées pour la caméra mais aussi aux images manipulées numériquement. Mellish ne « prend » pas des photographies (ce qui suppose un contact direct entre une interface et un monde perçu cognitivement), il les re-prend, modifie leur cadre d’origine et superpose des lignes discrètes et aléatoires pour les transformer en compositions « nouvelles et inattendues ». Tel un bricoleur ou un sampler qui bouscule, Mellish est un DJ du visuel, un maître du remix. Si ses images semblent « nouvelles et inattendues », c’est aussi parce que, dans son monde, tout est bon à prendre et peut se voir attribuer un sens nouveau. Il ne s’agit pas seulement d’un changement de perspective. Ce processus est aussi le résultat de la déterritorialisation (Deleuze et Guattari) et de la défamiliarisation (Brecht) des images. Dans les photographies de Mellish rien ne possède sa propre essence. Tout, le contenu des images et leur raison d’être, est en réalité anti et post essentiel. Mellish puise son inspiration dans une forteresse, celle de « l’histoire, de la mémoire, de l’imagination ». Ses « sources » sont les livres, les « photographies vernaculaires » et les images de presse. L’association du vernaculaire et de la photographie est révélateur du fonctionnement de Mellish. Communément entendu comme un dialecte naturalisé et personnel, comme une « langue maternelle » non scolaire, le vernaculaire est un terme trompeur, car s’il nous donne l’illusion du naturel, il est en fait une insidieuse catégorie et stratégie normative, qui nous trompe en nous faisant penser que nous sommes le résultat de sa philosophie et de son essence, plutôt que son substitut. Parce que dans cet âge anti original, rien ne prospère hormis la seconde main ou ce qui tourne en
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boucle. Nos vies sont encadrées par des guillemets. Qu’en est-il de « l’histoire » et de la « mémoire » que nous imaginons être pleinement et exclusivement nôtres ? Celles-ci, nous le réalisons maintenant, sont aussi les morceaux d’un gâteau complexe et viral. Ce n’est donc pas l’histoire personnelle de Mellish qui est révélée dans ses photographies surdimensionnées, mais le résidu boursouflé de vies enchevêtrées, passées et présentes, rétro et postindustrielles, qui rappellent la boucle dans laquelle nous nous trouvons tous. Friedrich Nietzsche définit cette boucle comme l’éternel retour. « Tout va, tout revient, la roue de l’existence tourne éternellement », déclarait-il. L’issue est impossible, nous ne pouvons déroger à notre destin. Un destin qui, nous le rappelle Rosler, fait de nous la somme d’une agrégation sociale où nous ne pouvons faire autrement que nous quantifier, et effectuer des transactions. Les photographies construites de Mellish sont les indices de ces impulsions transactionnelles. Ce qui distingue son travail et la façon dont il traite le monde dans lequel il est impliqué, c’est sa qualité nette et holographique. Comme si nous étions dans une bulle, dans un pli fantastique, pur, lumineux et fragile. Ses images ne génèrent aucune densité, leurs surfaces miroitent des traces réfractées. The Day That David Goldblatt died, Dias Beach, Mossel n’est pas une note commémorative du décès du célèbre photographe sud-africain, mais un rappel de l’épuisement du « Réel », du « Principe de la Réalité », qui pour Goldblatt était la fonction de la photographie. Si Goldblatt nous rappelle la facticité du médium, et sa capacité infaillible à donner une vision de la vérité, alors la réponse de Mellish est toute autre. Nous observons un parc d’attraction balnéaire aux couleurs pastels infantilisantes (une innocence codée), avec trois jeunes skateboarders, dont l’un à plat sur le dos. Nous sommes sur les lieux d’un accident. Nous faisons aussi face à une « scène de crime », pour Atget et Walter Benjamin. Car ce n’est pas seulement la mort du photographe qui est constatée ici, mais la mort de la photographie comme véhicule de sens et de profondeur. Ce que Mellish nous donne à voir, c’est le vide qui a remplacé le naturalisme en photographie, le réalisme ou la croyance en la valeur substantielle des choses. Dans ses images, la photographie, qui n’est désormais plus une fenêtre sur le Réel, revient à son rôle premier, c’est-à-dire de décodeur de la mort, du néant, du vide qui ne peut être comblé. Est-ce le cynisme qui motive Mellish ? Ou le pathos ? Ou ni l’une ni l’autre de ces génuflexions ou réactions ? Ou plutôt, ce jeune photographe a-t-il réalisé que tout est simulacre ? Qu’une photo ne pourra jamais, en fait, nous donner un accès au réel ? Toutes les photographies ne sont-elles pas en réalité construites ? Même celles qu’on imagine être des enregistrements authentiques ? Une autre œuvre, intitulée Good Lift, dépeint une scène (toutes les photographies de Mellish sont des scènes, ou des images fixes) dans laquelle nous voyons une femme élégante, tournesols à la main, reluquée par un ouvrier dodu chargé d’une montagne d’écrans de télévision. L’image se lit comme un retour en arrière, une époque révolue, remplie de la lueur nocturne d’une peinture de Hopper. Mais quelle est sa signification ? Et est-ce bien la question la plus appropriée ? C’est sans aucun doute le croisement